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JULES JANIN
OEUVRES DIVERSES PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
- ? * ij'K M. A. DE LA FIZELIÈRE
CRITIQUE
DRAMATIQUE
TOME SECOND
LA TRAGÉDIE
PARIS LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LIHll
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OEUVRES DIVERSES DE JULES JANIN
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
DE M. ALBERT DE LA FIZELIÈRE
VII
CRITIQUE DRAMATIQUE
II - LA TRAGEDIE
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11 a été fait un tirage d'amateurs, ainsi composé :
3oo exemplaires sur papier de Hollande (N»> 51 à 35o). 25 - sur papier de Chine (Nos i à 25).
2 5 - sur papier Whatman (N 08 26 à 5o).
35o exemplaires, numérotés au tome Ier de la collection.
Tous les exemplaires de ce tirage sont ornés d'une GRAVURE A L'EAU-FORTE DE M. ED. HÉDOUIH.
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JULES JANIN
CM,ITIQ U E
ff//plAMATIQUE
TOME DEUXIEME
LA TRAGEDIE
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXVII
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AVANT-PROPOS
jfl^Slt il ORSQUE Mme Jules Janin conçut l'idée de & gfjo^y l<* collection que nous publions, elle se proS nw^s" surtout de faire repasser sous les fi u u Jrlyeux des admirateurs du brillant écrivain celles de ses productions éparses qui ont le plus contribué à sa gloire de conteur, d'humoriste et de critique. Elle voulut que chacun des genres illustrés par sa plume féconde fût représenté dans ces douje volumes d'oeuvres diverses. La critique dramatique devait naturellement tenir une large place dans cette collection, et quatre volumes furent attribués à cette partie essentielle de l'oeuvre du brillant écrivain.
Mais que sont quatre volumes de 3oo pages, quand on se trouve en présence de cette formidable liste de 2,5oo feuilletons dont se compose l'oeuvre de critique hebdomadaire de Jules Janin au JOURNAL DES DÉBATS? Il fallait, de toute nécessité, faire un choix. Au premier coup d'oeil, ce choix semblait facile. Les
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II AVANT-PROPOS.
amateurs de beau langage, de saillies piquantes, de paradoxes flamboyants, se seraient volontiers.contentés de la reproduction d'une centaine de morceaux qui, dans le temps de leur apparition, ont produit une sensation profonde dans le monde des lettrés.
On ne saurait disconvenir que ce procédé aurait peut-être suffi pour la satisfaction intime de quelques dilettanti, heureux déposséder et de relire en bloc des pages emportées depuis longtemps par le flot des ans écoulés, et qui les avaient charmés jadis.
Mais aussi à combien de récriminations n'aurionsnous pas été en butte ! « Pourquoi tel feuilleton plutôt que tel autre? Pourquoi telle page omise qui, de l'avis des connaisseurs, était incomparable ? » Puis enfin cette façon de composer un livre de critique sur le patron d'un recueil de Contes ou de Variétés littéraires, d'accumuler des articles sans suite et sans lien, n'était rien moins que favorable à la réputation de critique de J. Janin. Nous nous sommes donc trouvé dans l'obligation d'adopter une méthode qui nous permit à la fois de réduire à quelques 1,200 pages les 20 à 25,ooo colonnes de feuilletons publiées dans le JOURNAL DES DÉBATS, et de conserver à nos extraits le caractère spécial et Vensemble des idées critiques du maître. Pour arriver à ce résultat, nous nous sommes efforcé de donner aux matières que nous avons recueillies, la forme d'un essai sur l'histoire de l'art dramatique.
Prenant pour point de départ les remarquables études inspirées à l'auteur par l'apparition au théâtre de plusieurs traductions importantes des comiques et
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AVANT-PROPOS. III
des tragiques de l'antiquité, nous avons continué nos recherches en glanant çà et là les pages intéressantes qu'il a laissées sur les origines de la comédie en France. Puis, après avoir réuni les feuilletons principaux, écrits au hasard des reprises du répertoire, sur les illustres auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles, nous avons atteint enfin celles des productions modernes qui se rattachent à l'art classique par l'observation des règles traditionnelles et l'élévation du style.
La période de quarante-trois années, pendant laquelle Jules Janin a eu à passer en revue tant de productions dramatiques de tout ordre, a vu éclore et se développer, parallèlement à l'art classique [comédie et tragédie), les oeuvres de l'école romantique, celles qui ont résulté des tentatives de réaction de 1844, et dont l'ensemble, très-restreint du reste, a fait quelque bruit sous le nom d'École du Bon Sens, et enfin l'introduction du réalisme dans l'art, sous la triple pression d'Alexandre Dumas fils, d'Emile Avgier et de Sardou. Ces diverses tendances de l'art nous ont fourni une division toute naturelle : nous avons consacré notre premier volume à la comédie, le second à la tragédie, le- troisième au drame moderne et le dernier au théâtre de genre.
En tête de chaque volume, nous avons placé le portrait d'une des quatre grandes actrices contemporaines qui personnifieront, dans l'histoire du théâtre moderne, les quatre genres dont les critiques de Jules Janin nous font connaître la marche et le développement : M 1" Mars, Mu'Rachel, Mme Dorval et MmeRose Chéri.
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IV AVANT-PROPOS.
Grâce à cette méthode, les deux premiers volumes des feuilletons de théâtreformeront un aperçu général de l'histoire de l'art dramatique en France, et les deux derniers offriront un tableau des écoles qui se sont succédé depuis i83o et des transformations accomplies dans le théâtre contemporain.
ALBERT DE LA FIZELIÈRE
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LA TRAGÉDIE
THEATRE DES GRECS
ESCHYLE, SOPHOCLE, EURIPIDE
I
& uy&v, ES grandes oeuvres dont se compose Y PpwSD *'art dramatique, dans son ensemble et Il==É=l£Jdans son détail, ne sont qu'une suite de révolutions accomplies par des révolutionnaires de génie dont le monde entier dit les noms avec reconnaissance, avec respect. Ces révolutionnaires s'appellent tout simplement Eschyle, Sophocle, Euripide, Plaute et Térerice,
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2 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Molière et Shakespeare, Corneille et Racine, Marivaux et Beaumarchais.
Le premier drame grec, Prométhée, est plutôt un poème déclamé du haut d'une tribune ou sur les marches d'un autel qu'un drame représenté sur les planches d'un théâtre. Dans ce cantique suprême commence cette longue histoire de l'humanité qui est le fond du théâtre même des Grecs.
Prométhée, Oreste, OEdipe, vous représentent l'homme obéissant à la nécessité, l'homme en proie à la fatalité, qui est la source de toute terreur, le principe de toute pitié. Dans l'oeuvre d'Eschyle, la fatalité est toute-puissante ; elle perd quelque peu de sa force et de son autorité avec Euripide et Sophocle, qui se rapprochent davantage des passions humaines. Prométhée est moins un homme qu'un géant. C'est une remarque de M. Schlegel que toutes les littératures débutent par des oeuvres cyclopéennes. A ces commencements d'un art informe, ce qui est grand est beau ; les proportions élégantes et justes viennent plus tard : Sophocle après Eschyle , Racine après Corneille. L'art primitif cherche tout de suite à étonner, et ne cherche que cela : Tétonnement !
Le sentiment vrai arrive plus tard, quand le
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LA TRAGÉDIE. 3
poète avance dans le coeur humain. Si je vois descendre de l'Olympe en fureur les .demi-dieux d'Eschyle, il me semble que j'assiste à quelque cérémonie auguste; je suis dans un temple, et non pas dans un théâtre. Inclinons-nous, mes frères, et prions !
Il est vrai, nous dit la mythologie antique, que les Titans ont été vaincus par Jupiter ; il est vrai que la foudre les a précipités dans le Tartare : en voici un cependant qui a résisté à la colère; du dieu et qui a dérobé le-feu.-du ciel. Alors le supplice commence, et Jupiter, pour châtier le géant qui a méprisé sa foudre, le condamne à vivre enchaîné sur le Caucase ; il vivra jusqu'au jour où Prométhée aura dénoncé à Jupiter le dieu qui doit venir et gouverner après lui. Voilà donc Prométhée et Jupiter, c'est-à-dire la liberté de la créature et la volonté du créateur, en présence l'un de l'autre et se développant dans une lutté suprême où toute la honte reste au dieu méprisé, pendant que les filles de l'Océan, touchées d'une douce et sympathique pitié à l'aspect de Prométhée enchaîné, montent du sein des eaux pour lui porter la consolation due à son courage, :
Ici, vraiment, nous entrons dans l'ode antique, c'est-à-dire dans une suite de préceptes, de con-
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4 CRITIQUE DRAMATIQUE.
seils et d'exemples tels que les comportaient la théologie et la morale des poètes du paganisme. Le paganisme a sa légende et ses légendaires : Homère le premier, Hésiode ensuite, Eschyle et Pindare enfin. L'ode est son cantique ; l'ode raconte, elle conseille, elle loue, elle blâme, elle n'explique rien ; elle croit aux héros de la terre autant pour le moins qu'aux dieux de l'Olympe. « Les dieux et les hommes ont une même origine : une seule mère donna la vie à ces deux races. Ce qui distingue de nous les immortels, c'est qu'ils sont tout-puissants : l'humanité passe et meurt, tandis que le ciel d'airain dure éternel et immuable. Nous avons encore quelque ressemblance avec eux par la forme de notre corps et par notre haute raison, mais nous ignorons vers quel but l'inflexible destin nous entraîne nuit et jour. »
Si ces beaux vers n'étaient pas du poète Pindare, ils seraient du poète Eschyle. Ainsi les dieux sont faits à notre image, ils ont la même origine, ils nous ressemblent par l'intelligence ; ils nous relèvent, ils nous abaissent, ils nous consolent, ils nous frappent à leur gré ! Et sou\iens-toi, dit le poète à l'homme, de ne jamais être trop courbé devant ton rival. « Les esprits faibles, dit Pindare, ne savent pas supporter ces
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LA TRAGÉDIE. 5
maux avec dignité; mais le sage les cache et ne les fait voir au monde que du beau côté. »
En un mot, l'homme doit être orgueilleux et superbe avec Jupiter, et, s'il se peut, traiter avec lui d'égal à égal. Or c'est justement dans cette lutte suprême des deux volontés, dans cette dignité de l'homme et dans cette résistance de sa force et de sa vertu aux lois d'en haut, quand les lois d'en haut sont injustes, que consiste le drame de Prométhée. « Voilà, dit Eschyle, à quel point Jupiter est jaloux de l'homme de génie. » <t O dieu suprême, puissant roi de l'Olympe, dit Pindare dans sa treizième Olympique, ô père des dieux, ne sois jamais jaloux de mes vers !»
Quand les Océanides ont chanté leur chant plaintif, Prométhée raconte à ces aimables filles de l'Océan tous les bienfaits dont il a comblé les hommes. Il a donné à l'homme la pensée, et par la pensée il l'a amené à la liberté. « Tant de bienfaits, dit le choeur, est-ce possible, ô Prométhée?»
A ces mots, un amer sourire effleura les lèvres du Titan, et il laisse entrevoir le sort que l'avenir réserve au dieu ennemi. Le choeur alors se trouble et l'interroge; mais le Titan est retombé dans son silence, et les Océanides, retrouvant le
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6 CRITIQUE DRAMATIQUE.-
pieux langage de la résignation, vantent le bonheur d'une vie pure et soumise à la volonté des dieux. Revenant ensuite à Prométhée, elles lui font remarquer que les hommes ne sont pas moins ingrats que Jupiter et qu'ils oublient ses bienfaits.
Mais, silence! une autre voix s'élève, celle d'une jeune fille qui gravit, échevelée, les cimes du Caucase. Prométhée l'a reconnue : c'est Io, que poursuit Junon. Io peint avec tout le désordre de la douleur les peines qu'elle endure, et s'étonne de rencontrer un tourment égal au sien. Il y a dans le rapprochement de ces deux victimes un intérêt pathétique ; dans ce contraste de la patience muette et de la douleur éplorée, Prométhée apparaît encore plus grand. On pourrait croire que le poète a voulu simplement introduire dans l'action une nouvelle source d'intérêt ; mais ce ne serait qu'une émotion surprise si cet épisode ne se rattachait au fond même du sujet.
Véritablement un descendant d'Inachus doit briser les fers de Prométhée, et cette circonstance fait de l'intervention d'Io dans le drame une beauté nouvelle. Elle en fait pressentir le dénoûment lointain ; elle agrandit le caractère du héros en donnant la prévoyance pour raison à
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LA TRAGÉDIE. 7
son invincible constance. A la vue de ce supplice si fièrement supporté, Io comprend qu'elle est en présence d'un être supérieur, et elle lui demande s'il sait où doit s'arrêter son errant pèlerinage.
Toujours compatissant envers les hommes ingrats, Prométhée craint d'abord d'augmenter la douleur de la jeune fille; mais enfin, puisqu'elle le veut, il parlera. Ici le choeur, qui dans les premières tragédies des Grecs se mêlait plus souvent et plus directement à l'action qu'il ne l'a fait depuis, veut que d'abord Io raconte elle-même l'origine de ses malheurs. Celle-ci les expose avec un éclat d'images qui ajoute au pathétique, et parfois avec une grâce qui étonne toujours en un si rude génie, quoique Dante et Milton aient accoutumé la critique à admirer dans le même poète les qualités les plus diverses. Le récit d'Io achevé, c'est le tour de Prométhée, et le morceau plein de mouvement où il prédit les nouvelles courses de la fille d'Inachus est un vaste et fidèle tableau du monde connu à l'époque où vivait Eschyle. Io, épouvantée du sort qui la menace, reprend sa course vers l'Orient. Toutefois ses peines auront leur terme comme celles de Prométhée, et la chute de Jupiter mettra fin à leur commune misère.
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Cette parole a frappé le choeur d'étonnement, et la pensée qui s'y révèle communique à l'accent du poète quelque chose d'une poésie supérieure : c'est comme un éclair qui déchire tout à coup la nuit profonde des vieilles traditions, et jette sur l'avenir le sombre reflet d'un monde qui a cessé d'être. Il semble alors que l'antique religion des Pelages, vaincue et endormie dans l'ombre des sanctuaires, se réveille tout à coup, et fasse entendre par la bouche de Prométhée de menaçantes espérances.
Cette parole de Prométhée dépasse de beaucoup le dénoûment prévu que nous donne la mythologie. Celle-ci nous montre Hercule brisant la chaîne du Titan et trempant ses flèches dans le sang de l'aigle ; mais il y a ici bien autre chose : on s'étonne peu, en lisant, que le nouveau roi si nettement annoncé dans ce passage ait vivement préoccupé l'imagination des pères de l'Église, et que ces étranges oracles aient répandu sur Prométhée un faux air de prophète chrétien. Ainsi se renouvellent en vieillissant les oeuvres du génie. Eschyle, il est vrai, fut accusé d'avoir profané les mystères en les divulguant ; il fut accusé, il fut absous.
Laissons cependant les commentateurs mettre Eschyle d'accord avec la mythologie de -son
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LA TRAGÉDIE. 9
temps. Un seul témoignage nous eût appris ce qu'il faut croire à cet égard, celui d'Eschyle luimême dans son Prométhée délivré ; mais cette tragédie a été perdue, et le problème est resté tout entier à résoudre.
Ces paroles où les Athéniens semblent n'avoir vu, pour ainsi dire, qu'une menace du hasard jetée par une victime au tyran qui l'écrase, Jupiter, qui les entend, s'en émeut dans l'Olympe, et il envoie Mercure demander quel sera ce dieu qui doit un jour gouverner le monde. La scène entre Mercure et Prométhée est une des plus magnifiques scènes d'Eschyle ; elle a cette beauté de dialogue que deux poètes depuis ont seuls égalée : Corneille et Shakespeare. Le messager de Jupiter parle avec l'insolence d'un favori de la veille, et dans la réponse du Titan on sent la railleuse ironie d'un vaincu qui lit clairement sa victoire dans l'avenir. Mercure alors veut l'épouvanter :
Regarde, à mes conseils si tu veux résister ', L'orage de malheurs sur toi près d'éclater. Tu ne pourras le fuir; de son brûlant tonnerre Le grand Jupiter frappe et brise cette pierre, Et, du haut de ces monts ton corps disparaissant, Roule avec ce rocher, et tombe en l'embrassant. Enfin longtemps après tu revois la lumière; . Mais Un des chiens ailés, ministres de mon père,
1. Traduction du Prométhée en vers, par J. J. P
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IO CRITIQUE DRAMATIQUE.
Un aigle dévorant, de ton corps déchiré Arrache des lambeaux, et, convive abhorré, Volant, sans qu'on l'invite, à sa hideuse proie, Se repaît tout le jour du sang noir de ton foie.
Mais le Titan se refuse obstinément à parler. Mercure se retire, et la menace s'accomplit.
Le dénoûment est tout entier dans ce beau vers de Crébillon :
Et le songe finit par un coup de tonnerre.
Il semble, en effet, que nous venions d'assister au songe le plus tragique. Tout y est en dehors de la nature humaine, le sujet, les personnages, le théâtre. Mais, si haut dans les nues que soit la scène, si étranges que soient le drame et les acteurs, je ne sache pas de tragédie où les caractères aient plus de réalité. Les allégories elles-mêmes y sont animées d'un souffle plus puissant que la vie de l'homme. C'est l'effet d'une conception vigoureuse ; mais le style, par ses franches allures, est aussi pour beaucoup dans cette saisissante impression. A ces hauteurs, où le poète serait excusable de n'être pas toujours simple, le langage a presque partout un mouvement naturel et juste.
De ce que nous venons de dire on sera tenté de voir dans le Prométhée plutôt un tableau pas-
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LA TRAGÉDIE. II
sionné que le développement d'une action, et ceci véritablement se pourrait affirmer de la plupart des tragédies grecques. Cette savante progression du théâtre moderne, les grands poètes de l'antiquité semblent l'avoir ignorée, ou du moins ils l'ont peu recherchée, précisément parce qu'ils ont peu de goût à ces subtiles analyses du coeur humain dont chaque mouvement, pour ainsi dire, prépare et motive dans le drame une péripétie nouvelle. Les Grecs, médiocrement épris de cette minutieuse étude de la passion, frappaient un grand coup et laissaient longtemps le spectateur sous l'impression qu'ils avaient faite. La division par actes, qui dans nos tragédies ajoute à l'intérêt de l'action en y introduisant un élément de plus, le temps, eût ôté à la tragédie grecque quelque chose de sa majestueuse unité. C'est un tableau, avons-nous dit, et les entr'actes feraient dans ce tableau un effet assez analogue à celui que produisent, sur les vitraux coloriés de nos cathédrales, ces filets de plomb qui divisent en plusieurs compartiments une même figure. Prométhée, en particulier, ne pouvait que perdre à être ainsi partagé. Le Titan enchaîné occupe la scène depuis le premier vers jusqu'au dernier, et la grandeur du spectacle est surtout dans cette continuelle présence de la vie-
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time, qui est comme une image de l'éternité du supplice.
Avec la vie et l'oeuvre de l'auteur de Prométhée, un poète demi-grec, un poète de Marseille ', a composé une tragédie intitulée la Fille d'Eschyle, et nous avons applaudi à cette louange du père vénérable de la tragédie. Eschyle enfant, un jour qu'il dormait sous les pampres verts, Bacchus lui apparut dans sa forme juvénile, et d'un souffle puissant le dieu inspirateur enseigna à cet enfant le don de la grâce, le don des larmes mêlées de pitié et de terreur. Devenu un jeune homme à la plus belle époque de la vie athénienne, quand la Grèce des héros et des dieux vivait encore dans ce mélange idéal de religion, d'inspiration, de philosophie, de vertus guerrières ; quand rien ne séparait encore l'imagination de l'histoire, le soldat du demi-dieu; à l'heure solennelle où toute cette nature s'animait d'une divinité visible et palpable, dans les bois sacrés, dans les fontaines limpides, dans les antres divins habités par l'oracle, sur la mer et dans le ciel ; quand toute cette mythologie, naissante encore, prêtait sa voix etson âmeaux poètes, fils des dieux, et que le fleuve homérique débordait de toutes parts, Eschyle le poète fut d'ai.
d'ai. Autran.
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LA TRAGÉDIE. l3
bord un soldat, comme c'était son droit et son devoir.
Et la belle heure encore pour montrer sa vaillance et son coeur ! Eschyle le soldat se trouva placé entre Marathon et Salamine, tout comme Eschyle le poète fut placé entre Homère et Sophocle. Marathon et Salamine, ces deux reines de la Grèce, saluèrent avec orgueil Eschyle et ses deux frères, Cynégire et Amynias, cet Amynias à qui fut décernée la palme du courage entre tous les Athéniens, le même jour où la ville d'Égine fut reconnue la ville héroïque entre toutes les cités de la Grèce confédérée. Voilà les titres du vaillant capitaine qui, dans ses drames, s'inspirait encore du bruit, de l'éclat et du génie des
armées victorieuses. Quant aux titres du poète
Eschyle pouvaitVappeler, comme il appelle un de ses héros, le père aux cinquante fils ; quelques-uns disent même qu'il avait composé quatrevingt-dix tragédies et cinq drames satiriques. Mais qu'importe le nombre de chefs-d'oeuvre ' tout vivants d'énergie, de verve, d'inspiration, de patriotisme et de courage sortis de cette noble tête guerrière si souvent couronnée du laurier poétique ? Ce qui nous reste d'Eschyle suffit, et au delà, à la gloire de ce maître auguste de la poésie, qui, semblable aux rois de l'Iliade, corn-
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mande à la guerre, préside aux sacrifices et aux lois de son peuple !
Nous avons dit que Prométhée était un cantique ; les Sept Chefs devant Thèbes sont un vrai drame, invoqué par tous les poètes comme le chef-d'oeuvre de la terreur. Hélas! quelles lamentations profondes dans la seule histoire de Polynice et d'Etéocle! quelle inépuisable majesté et quelle pompe auguste dans l'élégie intitulée les Perses, tableau vivant de la gloire et des malheurs de la Grèce ! Quant à ces trois drames réunis sous un titre commun, YOrestie, c'est-àdire Agamemnon, les Coéphores, les Euménides, vous y trouverez Eschyle tout entier et toute l'histoire de la conquête des Grecs et de leur retour des ruines de Troie. Eschyle avait alors soixante-cinq ans, et le monde en était à peine à l'an 460 avant Jésus-Christ.
Quoi d'étonnant, après tant de succès à la guerre, tant de succès au théâtre, dans cette patrie athénienne si disposée à se créer des génies fabuleux, à faire de l'histoire une légende, de la légende un poème, de l'homme un dieu, que le poète Eschyle ait été traité à son tour comme un être de l'âge héroïque? Cet honneur ne lui a pas été refusé, et, après l'avoir accablé de misères, de désespoir, d'abandon (on l'avait fait pour Homère),
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LA TRAGÉDIE. l5
ses compatriotes imaginèrent en l'honneur de leur poëte une mort étrange et tombée du ciel. La Fontaine croyait à cette mort du poëte; Là Fontaine était digne d'y croire et de la raconter:
Même précaution nuisit au poëte Eschyle : Quelque devin le menaça, dit-on,
De la chute d'une maison ;
Aussitôt il quitta la ville, Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux. Un aigle qui portait en l'air une tortue Passa par là, vit l'homme, et sur sa tête nue Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Etant de cheveux dépourvue, Laissa tomber sa proie afin de la casser. Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.
A côté de la légende d'Eschyle se place sa biographie, une biographie qui n'a guère plus d'authenticité qu'un poème, et telle que les Grecs les aimaient avant qu'Hérodote leur enseignât l'histoire. L'auteur du nouveau drame, M. Autran, a laissé de côté les pieux mensonges de Valère Maxime pour s'en tenir au rapport de Plutarque et de Suidas. Eschyle, devenu vieux et pleurant sa gloire comme un enfant pleure son jouet, ne veut pas renoncer aux palmes de la poésie. En vain quelque chose lui dît qu'il n'est plus le maître de l'inspiration et l'athlète infatigable, une occasion de lutter encore se présente, trop belle
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pour que le vieux Antée de la poésie n'entre pas en lice une dernière fois.
Cimon, le général favori des Athéniens, venait de retrouver dans l'île de Scyros les ossements de Thésée, Vautre Hercule, l'Hercule de l'Attique. Il s'agit de célébrer dignement cet événement immense, ce cercueil revenu de Sainte-Hélène, et pour les Grecs il n'y a que la poésie qui soit à la hauteur de ces retours miraculeux des héros populaires. Ni la toile, ni le marbre, ni les inscriptions passagères, ni même les temples, ne peuvent suffire à célébrer ces miracles : au sens des Grecs, les poètes seuls sont au niveau d'une fête qui doit être éternelle. A cet appel de la patrie, les poètes répondent. Eschyle a répondu le premier, et après lui un jeune homme à peine connu, Sophocle. La Grèce entière prêtait une oreille attentive à ce combat illustre, et, ce qui ajoutait encore à la majesté de l'assemblée, à la joie du triomphe, Cimon, d'une voix unanime, avait été nommé le juge souverain de ce tournoi poétique.
D'ailleurs le sujet du poème était immense : Thésée, c'est-à-dire toute l'Attique ! le Minotaure vaincu ; Ariane, là fille de Minos, conduisant le jeune héros au labyrinthe ; Neptune, père de Thésée, le héros national ! O misère ! le vieil Eschyle fut vaincu dans cette lutte par le jeune Sophocle !
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LA TRAGÉDIE. X")
C'est du moins l'opinion de Plutarque. Vaincu par son rival, le noble poète dit adieu à son ingrate patrie, et il s'en va dans cette terré de Sicile où il rencontre Pindare à la cour du roi Hiéron, espèce de Périclès anticipé, qui savait très-bien que la rosée ne suffit pas à nourrir les cigales, que les cygnes, lorsqu'ils ont bu, chantent d'une voix plus mélodieuse, que le poète reconnaît les plus légères faveurs par des hymnes divins !
Eschyle, fils d'Euphorioh, mourut sur cette terre hospitalière à l'âge de soixante-neuf ans. Sa tombe fut entourée des honneurs mérités; on écrivit sur le marbre funèbre :.-« Ce tombeau renferme Eschyle... héros des batailles. Les bois célèbres de Marathon rendent témoignage à sa valeur. » Ainsi, même dans sa tombe, le noble vieillard fit passer le soldat avant le poète. :
Tout en refaisant cette biographie poétique, je' vous raconte le drame de M. Autran. Son drame, on pourrait le résumer dans ce proverbe grec, qui est de toutes les époques : Le potier porté envie au potier, et le poëte au poète. Ici le vieillard est*en-, vieux du jeune homme, et, dramatiquement parlant, c'est une grande faute : vous aurez beau prodiguer votre talent et vôtre esprit, je ne saurais m'intéressera ce poète chargé d'ans et de gloire qui ne veut pas que la jeunesse'se place au devant
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de son soleil pâlissant; et quand le parterre applaudit à outrance ce vers où Sophocle, à genoux, demande pardon de sa gloire, le parterre ne voit pas que ce pardon tourne net en épigramme sanglante contre Eschyle, le poète impuissant.
D'autres critiques se présentent. Sophocle amoureux de la iille d'Eschyle, je le veux bien ; mais ce poète amoureux blessant de gaieté de coeur cet irascible vieillard dont il veut faire son beau-père, voilà ce que je comprends un peu moins. Tu veux la fille d'Eschyle, à la bonne heure ; au moins ne va pas briser le dernier espoir du noble vieillard! Cela est si vrai qu'Eschyle, déshonoré par sa défaite, montré au doigt dans cette ville ingrate, emmène avec lui sa fille, son Antigone, dans le désert où il va Cacher sa honte; et sa douleur. Catastrophe prévue et châtiment mérité! Sophocle reste seul sur ce rivage désolé, malheureux du triomphe qu'il a tant désiré.
O vanité de la poésie! les voilà perdus l'un et l'autre, Sophocle parce qu'ilest vainqueur, Eschyle parce qu'il est vaincu. Placée entre ces deuxdéfaites, la jeune fille accompagne son père, non pas sans un dernier adieu de douleur et de regret à cet amant qu^elle nedoit plus revoir, puisque aussi bien le flambeau de Proserpine a trompé ses espérances. Il y a dans cette création comme un sou-
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venir de la Phéacienne Nausicaa, ce type charmant de simplicité virginale, de tendresse filiale et d'hospitalière bonté.
Dans ce drame, que l'Académie a couronné, M. Autran avait prodigué toutes les fleurs de sa corbeille! Il était cent fois plus Grecque les Grecs eux-mêmes dans ses vers trop voisins des poètes de Marseille ! Au lieu de ressembler à la diligente abeille qui ne ramasse que le suc des fleurs du Parnasse, il en avait rempli une hotte odorante de toutes les odeurs fortes et suaves. Dans son ardeur à tout recueillir, il avait oublié que la modération est un des grands caractères de la poésie antique. Cette noble poésie aime l'ornement net, décidé, creusé dans une vive arête; elle rejette l'amplification, comme une dame élégante refuse d'ajouter un faux diamant à son collier de perles.
Quel est le dernier vers de Y Iliade? « C'est ainsi que les Troyens terminent les funérailles d'Hector ' ! »
Relisez toutes les idylles de Théocrite lui-même : au fort de la décadence, vous y trouverez moins
t. Ce qui nous étonne et ce qui nous plaît surtout dans les héros d'Homère, c'est une espèce de sans-gêne et de liberté d'action que les modernes ont oubliée en mille choses. Ainsi, dans cette bataille où le vieux Nestor, monté dans le char de Diomède, lui conseille de fuir au plus vite la rencontre d'Hector: «Et que va dire Hector ? répond le fils de Tydée. - // dira
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d'aurore, de descriptions et de couleur que dans vingt vers des poètes nouveaux. « Le pin qui ombrage cette source fait entendre un doux frémissement !» Et tout est dit.
« Faut-il chanter, disait un Marseillais de ce temps-là, bien avant que les Grecs eussent fondé Marseille, le fleuve Ismenus, ou la nymphe Mélie, ou bien le divin Cadmus, Hercule le dieu des hommes, Bacchus le père des vendanges? » Et le poëte, enivré de lui-même, s'abandonnait ainsi à tous les délires du programme, invoquant toutes sortes de dieux et de déesses inutiles à son oeuvre, promettant beaucoup plus, à coup sûr, qu'il ne pouvait tenir, entassant sans ordre et sans choix mille paroles sonores dont il couvrait la nudité de ses poèmes.
Alors Corinne, qui était à cette lecture: « Maître, dit-elle en souriant, que de peines vous vous donnez! Vous avez pris un sac de grains pour ensemencer une pièce de terre; au lieu de semer avec la main le grain fécondant, vous avez renversé le sac!»
Que vous semble de cet apologue? Or rien ne
ce qu'il voudra, répond le vieillard ; les Troyens ne le croiront pas! Certainement, s'il veut vous faire passer pour un lâche, ii en aura le démenti des dames troyennes et de tant de jeunes veuves dont vous avez tué les maris à la fleur de l'âg.e. »?.'?-'
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saarait mieux s'appliquer au procédé des jeûnes poètes, qui font du grec aujourd'hui, et dont on vous pourra .montrer de curieux exemples : leur sac était rempli d'images, d'harmonies, de métaphores, de descriptions, de rêves poétiques:.; Ils ont renversé le sac !
II
Du poète Eschyle, que dédaignait Racine, au maître de Racine, Euripide ; deProméthée enchaîné à cette doUce élégie, Alcesie, on trouverait aussi qu'une révolution inattendue et très-étrange a bouleversé l'art dramatique. Il y a tantôt deux mille ans que déjà VAlceste passait pour une tragédie romantique, et qu'on accusait Euripide d'avoir un peu trop sacrifié aux grâces nouvelles et au goût de la philosophie moderne, « C'en est fait, disaient les critiques de ce temps-là en se voilant le visage, l'art dramatique est perdu, nous touchons à la décadence; qu'a-t-on fait de la terreur d'Eschyle, de la grandeur héroïque de Sophocle? Alcesie n'est pas une tragédie : c'est tout au plus une élégie. Où donc est,v en tout ceci, le souffle d'Homère? A quels traits souverains re-
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connaissez-vous la tragédie hellénique? Ellemême, Athènes, l'héroïne éternelle de tous nos drames, on n'en dit pas un mot dans cette lente agonie d'une épouse dévouée.
« Dirait-on, ajoutaient les critiques, à entendre pleurer cet Euripide, qu'il est hé sur l'emplacement de la victoire de Salamine? Il se lamente, il se brise à lui-même son propre coeur, il oublie la place publique pour plaire à Vécole, et le peuple afin de plaire à Socrate. Il a brisé une corde à la lyre de Sophocle, la corde des terreurs solennelles, la corde d'airain qui faisait vibrer dans l'immense réunion de la confédération grecque le sentiment de l'honneur et du devoir. Où placez-vous les dieux dans cette tragédie <TAlcesie? Il a chassé de son drame les dieux et les héros. Rien pour eux, rien pour nous : le poète ne songe qu'à mettre en dehors ses émotions personnelles ; il ne s'occupe que de sa propre pitié, de sa propre douleur; et enfin, où sont les grands enseignements de tout ceci? où sont les grandes pensées? où prenez-Vous les leçons utiles? A peine songe-t-Ll que la mère patrie tient d'une main la couronne de chêne, et de l'autre main l'écaillé de:'l'Qstracisme.^ . ;
«Même le choeur (ainsi parlent les critiques d'Athènes), le choeur, ce conquérant, ce conseiller, ce grand agitateur du drame antique, qui parle
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tantôt comme un roi, tantôt comme un pontife; le choeur, qui représente le peuple d'Athènes, la voix qui conseille, et qui loue, et qui blâme, la louange ardente et la malédiction suprême, le choeur est absent de cette tragédie d'Alcêsté.- A peine s'il ose parler, à peine s'il ose se plaindre, à peine si on le retrouve de temps à autre et murmurant je ne sais quelle complainte à voix basse, comme s'il avait peur d'être entendu !
« Euripide, cette fois, a efféminé notre tragédie nationale; il a manqué au grand devoir des poètes, qui doivent se mêler à tout ce qui est la morale, l'histoire, la politique, la religion du peuple d'Athènes! A bas Euripide! Magistrats, brisez sur son front ses quinze couronnes, chassez de la ville de Minerve cet efféminé : il a perdu l'enthousiasme, il a soufflé sur le feu sacré, il a manqué à ce grand peuple, esclave et maître des lois ! .»
Voilà comment ont dû parler les critiques de la place publique le lendemain de la représentation d'Alcêsté; et, sans les approuver tout à fait, il nous semble qu'ils étaient parfaitement dans leur droit. Même en reconnaissant toute la simplicité des maîtres, Alceste n'est pas une tragédie. Quand le drame commence, il est décidé que l'héroïne va mourir. Point de lutte, pas d'hésitation, c'est la
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loi du destin-anankê! En vain Apollon, naguère berger chez Admète, veut s'opposer à ce sacrifice, il n'est plus temps : Alceste s'est dévouée elle-même à la place de son mari. Sur le devant de la scène, le choeur se lamente et nous raconte les lugubres cérémonies des funérailles et le dévouement de cette jeune reine qui a pris congé de son mari, de ses enfants, de la douce lumière du jour.
Il n'y a pas longtemps que fut tentée, à Paris même, une représentation de ce drame romantique (oh ! affreux mot, je ne l'ai pas employé dix fois en toute ma vie), et le premier soin du traducteur français, M. Hippolyte Lucas, avait été de déranger et de renforcer cette plainte et cette misère. Ce même prince que pleurait le choeur d'Euripide, il était plein de vie et de force dans la traduction française, et le parterre, qui n'en sait jamais bien long, même un parterre à peine échappé au joug des maîtres, applaudissait, croyant applaudir un poëte grec. Que ceci soit une règle générale : toutes les fois qu'une scène traduite, vous dit-on, de ces chefs-d'oeuvre, manque de simplicité, d'énergie ou de grandeur, soyez sûrs qu'elle n'a pas été puisée à la source homérique.
Ajoutez à l'inconvenance de prêter des scènes à Euripide cet autre inconvénient, non moins grave, de lui prêter des idées, des sentiments, des
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paroles des ornements, ornements trop petits pour un si grand édifice. Il n'est donc pas étonnant que tout ce premier acte de VAlceste nouvelle, dans lequel Euripide et son génie n'ont rien à voir, ait été frappé d'une insipide langueur. En vain le traducteur dispose son autel, en vain il fait parler les oracles, en vain il invoque PhoebusApollon, ce nouvel Apollon qui ne sait plus s'il s'appelle Apollon ou s'il s'appelle Phoebus, la malheureuse tragédie, privée de génie et dépouillée de cette fleur de poésie qui faisait sa force, retombe mourante et affaissée sur elle-même, comme fait la voile de pourpre, en l'absence du vent, sur le mât impuissant qui la devait porter dans ce ciel d'or et d'azur.
Il faut les plaindre comme on plaint un aveugle qui a perdu son chien et son bâton, les aveugles esprits qui ne comprennent pas toute la grandeur de ce qui est simple et vrai. Les Grecs, nos maîtres en toute chose, au contraire, tenaient à honneur de ne pas s'éloigner du fier langage de la grande poésie; ils tenaient en même temps à l'élégance et à la repartie Spartiate ; ils ne faisaient pas d'oiseuses descriptions pour démontrer qu'ils aimaient la vie et qu'ils savaient la cultiver comme une noble plante dont la racine touche à l'abîme, dont la fleur touche au ciel; ils disaient cela d'un
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mot; souvent d'un mot, d'un cri, ils racontaient les plus immenses tragédies: Patrocle n'est plus! - On combat pour son corps!-Hector a ses armes! Bref, quiconque veut s'attaquer à cette noble poésie, toute brillante d'esprit et toute brûlante de passions, doit savoir avant tout que, pour en triompher, ce n'est pas assez que d'y être entré, il faut encore s'y maintenir : il n'est permis qu'aux dieux de prendre la couronne d'Ariane et de la placer parmi les étoiles. Seul au monde Racine avait le droit peut-être de traduire Euripide; et lui-même, quand, dans sa préface d'Iphigénie, Racine traduit quelques vers d'Alcêsté, il s'excuse de ne pas égaler les grâces de l'original :
Je vois déjà la rame et la barque fatale, J'entends le vieux nocher sur la rive infernale; Impatient, il crie : « On t'attend ici-bas, Tout est prêt, descends : viens, ne me retarde pas!»
Lui-même, Racine, il est vraiment resté audessous du poëte grec, lorsque Alceste, au moment de descendre chez les morts, s'écrie avec une si profonde et si touchante terreur : « Hélas ! hélas ! on m'entraîne dans les lieux sombres! C'est Pluton ! c'est Pluton ! Son regard m'obsède ! sa main m'appelle ! Dieu barbare ! où me pousses-tu ? »
Toute la scène est remplie de cette terreur. -
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Les adieux d'Alcêsté, de l'aveu de Racine, sont remplis d'une douleur ineffable. M. de La Harpe a osé les traduire en vers! Maladroit! tirer un pareil cuivre de tout cet or ! Présomptueux, qui ne voit pas que son culte est une profanation ! que son vers, qui a touché la prose d'Euripide, ressemble au soleil couché dans un nuage! Il n'a jamais éprouvé, quand il entrait sous les portiques de la Melpomène athénienne, cette secrète terreur qu'inspire la présence des dieux.
M. Hippolyte Lucas a ajouté à l'effet de ce second acte l'entrée un peu bruyante d'Hercule, l'hôte d'Admète. Cette fois l'auteur français n'aura pas voulu qu'on lui fasse le reproche que faisaient à Euripide les critiques de son temps :-Eh quoi! rien pour Bacchus dans votre drame? (Nihil ad Bacchum !) Et voilà sans doute pourquoi le poète français a mis à chaque instant, dans son Alceste arrangée, la louange du vin. Cela va si loin que son Hercule aurait un peu trop soif, quand bien même il s'agirait d'un tambour-major de la garde nationale. Hercule chante le vin et l'amour à la façon de M. l'abbé de Lattaignant ou de M. Vadé; il fait pis que cela : pendant que le malheureux Admète et ses enfants murmurent le chant funèbre sur le corps d'Alcêsté expirée, ce brutal Hercule, hôte incivil, fait entendre ses chansons à boire. -
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Voilà encore un de ces moments trop fréquents dans lesquels les Français ont plus d'esprit que les Grecs, c'est-à-dire qu'ils en ont trop. Cette chanson à boire et ce De profundis, qui s'entremêlent, c'est du bel et bon opéra-comique de 1846; ce n'est pas de l'Euripide. En revanche, quelles charmantes strophes le poëte grec place dans la bouche du jeune Eumélus, l'enfant orphelin !
Pour notre part, nous ne pouvons pas tolérer que l'hôte du roi, Hercule, un demi-dieu, la coupe à la main et la tête couronnée du pampre des buveurs, assiste à la levée du corps de la reine, et qu'il ne devine pas, à la douleur de ces attitudes et de ces visages, que c'est la reine ellemême qu'on emporte ! Dans la tragédie grecque, Hercule arrive lorsque Alceste est morte, lorsqu'elle est au tombeau, lorsque cet époux infortuné peut au moins dévorer ses larmes. Pourquoi changer une chose si naturelle ? Pourquoi ne pas faire arriver Hercule à son tour? Pourquoi nous priver de ce dialogue du héros avec le choeur ? Pourquoi diminuer ce héros que le poète grec, dans sa pensée, avait chargé de donner au peuple d'Athènes ces leçons de religion, de morale, de force et de vertu que le peuple d'Athènes venait chercher au théâtre ? Il ne faudrait
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pas oublier, quand on traduit lés drames de l'antiquité, que tout ce qui se passe sur cette scène illustre appartient au peuple d'Athènes, quele théâtre était une part de sa religion et de son histoire. Il s'est réuni dans ce théâtre immense pour compter ses forces et pour se voir face à face ; il veut savoir - et c'est pourquoi il interroge ses poètes - s'il a conservé les bons instincts de sa forte et gracieuse nature, s'il croit encore aux dieux, aux héros, à la patrie, à la vertu, à l'excellence de la Grèce, à la majesté de la république ! L'Hercule de la pièce grecque est un pontife, l'Hercule de la pièce française est un bouffon. Pour sentir ces nuances précieuses, il faut s'être fortifié longtemps par ce culte profond qui touche à l'adoration :
Rectique cullus Pectorat roborant.
En un mot, on n'improvise pas une tragédie d'Euripide ou de Sophocle comme on improviserait, de nos jours, une tragédie de Ducis ou de M. Andrieux ; il faut aimer les maîtres, il faut les savoir, il faut les posséder jusqu'à la moelle... ; il fallait comprendre, par exemple, que ce dialogue à demi-mot entre Àdmète et Hercule son hôte, ces non-sens mystérieux; ces réponses à double u 3.
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entente, cette nécessité de l'hospitalité à laquelle Admète se soumet malgré sa douleur, devaient empêcher qu'on ne nous montrât cet Hercule égrillard et bon vivant.
Si le traducteur français avait étudié longtemps, toute sa vie, le véritable sentiment de la tragédie grecque, s'il s'était bien pénétré de l'épouvante du choeur à la seule idée d'un hôte à recevoir en un pareil moment, s'il avait voulu tirer un parti légitime de ce serviteur du palais qui, ne pouvant plus se taire, finit par apprendre au héros stupéfait qu'Admète, son hôte, pour le mieux recevoir, a fait violence aux plus chers sentiments de la nature, le traducteur eût mis, comme on dit, de l'eau dans le vin de son héros. « Voilà le moment, Hercule, de montrer au monde que tu es le fils d'Alcmène et de Jupiter ! Il faut sauver Alceste et la rendre à son époux ! » Soyons justes pour tout le monde, tout ce parterre d'Athéniens du quartier latin, dont quelques-uns ont su le grec, n'a guère supporté cet Hercule à demi ivre ; quelque chose disait à ces jeunes gens, fils de bonnes mères, que la tragédie d'Euripide n'eût pas admis un héros ainsi tourné.
Il y a encore ce malheur et ce danger lorsqu'on touche à l'oeuvre des Grecs, c'est qu'on ajoute quand il faudrait ne rien ajouter, c'est que sou-
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vent, quand il faudrait retrancher quelque détail gênant dans les moeurs et dans les coutumes des peuples modernes, on s'obstine, et l'on trouve qu'il est juste de ne rien retrancher. Et la preuve : prenez dans Euripide cette scène violente où le vieil Admète, le père du roi, l'ami d'Apollon, vieillard vénérable par son âge et par ses travaux passés, s'en vient, les mains pleines de fleurs et de présents funèbres, pour les offrir aux mânes d'Alcêsté, sa belle-fille. A peine le vieillard a-t-il fait un pas vers le tombeau qu'il veut honorer, que soudain son fils l'accable d'outrages et d'insultes incroyables. « De quel droit viens-tu ici, vieillard ingrat? Tu as laissé mourir Alceste à ta place, toi chargé d'années! » Bref voilà un fils qui fait à son père un reproche sanglant de n'être pas mort et enterré. Pareille scène est incroyable dans la cité de Minerve ; la différence des moeurs ne saurait l'expliquer, et ce sera une chose prudente de supprimer cette étrange scène toutes les fois que l'on voudra ne pas trop déplaire au public français. .
En revanche, le traducteur va plus loin que le poète original quand il nous montre Hercule se battant dans une espèce de duel avec la Mort. On les voit, la Mort en habit de femme, Hercule en habit de combat ; Hercule prend à pleines
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mains cette femme qui gémit et se lamente sous lés dures' étreintes qui ont étouffé le lion de Néméë. Ceci est encore le résultât d'un contresens. Je sais bien que les Grecs n'avaient pas les mêmes idées que nous sur la galanterie des capitaines pour les dames, mais leur bon goût naturel les eût empêchés de mettre Hercule, le lieutenant général de l'Olympe j aux prises avec une déesse. La mort, en grec,, la mort est un homme, c'est-à-dire une force virile avec laquelle on peut lutter sans déshonneur; les Latins appelaient cet homme Orcus'. Le peuple d'Athènes eût sifflé cette scène où le vaincu change de sexe; mais cette scène est de l'invention de la tragédie française. L'auteur a trouvé dans VAlceste d'Euripide un dialogue très-peu naturel entre Apollon et le génie de la mort, et de ce dialogue il aura tiré cet étrange duel.
A la fin du- drame, le poëte grec se contente de nous, montrer Hercule. qui ramène, ; encore vêtue, de son funèbre linceul; l'heureuse Alceste, Alceste muette, heureuse de son mari sûr de son bonheur, aspirant à cette vie nouvelle... Mais il faut attendre trois jours avant- qu'elle soit-tout à; fait revenue à cette vie qui recommence sous ces beaux auspices.
i.Nigroque invïdet.Orço. .
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LA TRAGÉDIE. 33
Quoi de plus touchant que ce silence, et comme il faut être mal inspiré pour faire parler Alceste! Les Grecs savaient donner son langage même au silence ! Cette Alceste muette, qui revient à la façon d'une ombre sortie de la porte d'ivoire, je la reconnais, déesse et femme, à sa démarche!... Je te salue, ô toi la fille d'Euripide et de Zeuxis !
D'où il suit qu'il était presque impossible de faire de cette tragédie d'Alcêsté une tragédie pour notre théâtre ; que la pièce a réussi, mais d'un mauvais succès, d'un succès affligeant : car, il faut bien le dire, les morceaux les plus applaudis, les scènes qui ont paru le plus terribles, n'appartiennent pas à Euripide. En revanche j'ai vu plus d'une fois le moment où Euripide allait être sifflé.
Et rident stolidi
Getce.
Quant à la musique nouvelle, elle est un peu moins grecque, s'il est possible, que la poésie qu'elle accompagne. Il y a de cela dix-huit cents ans, Horace, dans son Art poétique, se plaignait delà flûte romaine, si peu semblable à la flûte grecque. « Nous l'avons doublée de cuivre et d'airain, disait-il, et maintenant cette flûte est une' trompette. » Que diraient les Romains, à leur tour, s'ils entendaient mugir autour de la plain-
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tive Alceste ce tonnerre d'opéra-comique ? Les Grecs aimaient la musique, uniquement pour accompagner le discours; ils aimaient avant tout la poésie en leurs poèmes. La poésie marchait devant, la musique venait ensuite, douce compagne de tous les poètes aimés du ciel : Linus, Amphion, Orphée, Homère. Dans cette association des deux grands arts, la poésie et la musique, les cordes de la lyre étaient comptées, le musicien n'avait pas le droit d'ajouter une corde sans la permission du poëte. Et cela se comprend pour cette langue divine, qui porte en elle-même les plus charmantes harmonies, si douce, si pittoresque, si musicale, d'un rhythme si complet, d'une prosodie infinie, d'un mètre si nombreux; chaque mot avait sa mélodie, et chaque accent, chaque mesure, comptait dans le discours.
La musique eût donc été la très-mal venue de se faire bruyante, -- et c'était seulement à condition qu'elle n'effacerait pas une seule parole, qu'elle n'étoufferait pas un seul accent, qu'on lui permettait d'accompagner, humble et suivante, les chants de l'Iliade, les choeurs d'Euripide, l'ode d'Alcée ou de Pindare, l'élégie de'Callimaque, l'idylle de Théocrite et la chanson amoureuse de Sapho. Ce luxe de chant étouffe la
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parole ; ce bruit de ritournelles et de" refrains déplaît à mon esprit occupé du poème ; enfin, ces humbles vers que brise la musique et qu'elle traite comme autant de valets de ses caprices, ces oreilles charmées aux dépens de l'esprit, tout cela sent d'une lieue son grand prix de Rome, destiné à réussir sur nos théâtres d'opéra; mais ce n'est pas là, tant s'en faut, la flûte d'Ionie : la flûte d'Ionie est allée rejoindre les vers d'Euripide, heureuse que Marsyas ne l'ait pas ramassée en chemin.
A ce propos, on m'a conté une histoire assez jolie. Une bonne femme de la Halle grondait sa petite fille qui était rouge comme une cerise. Comme te voilà faite, dit-elle, chienne d'enfant ! Eh! ne te l'avais-jepas bien dit? Et elle grondait, elle souriait, elle caressait l'enfant, essuyant ce beau visage avec son tablier. Quelqu'un, perçant la foule, dit à cette femme : « Bonne mère, qu'a donc fait cette enfant ? - Ah ! Monsieur, reprit la mère, ne m'en parlez pas ! Ça est bon, ça est actif, mais ça vous a l'ambition de porter la hotte!»
Hélas ! tous tant que nous sommes, nous portons notre hotte... Tâchons de n'y pas mettre un trop lourd fardeau.
Un seul homme ici-bas avait le droit de tra-
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duire l1Alceste d'Euripide, et cet homme s'appelait Gluck'.
« Pleure, ô patrie ! ô Thessalie !» Il y a un Choeur de VAlceste de Gluck qui vaut à lui seul toutes les traductions de ce bas monde. Il était, ce grand musicien Gluck, une intelligence, et le peuple qui l'écoutait, l'entendant se perdre et s'abîmer en ces sanglots, se demandait quels étaient ces présages, et si le musicien favori de la reine de France était dans le secret des dieux.
« Pleure, ô patrie ! ô Thessalie ! » et les courtisans du Versailles renouvelé, les Parisiens du Paris de Voltaire, entendant ces plaintes touchantes , se demandaient si véritablement Versailles et Paris seraient des villes aussi malheureuses que la ville de Minerve, et s'il y avait en réserve, dans les colères de l'avenir, autant de deuil pour les Français que pour les Grecs. Attendez, Sire ; attendez, reine ; attendez, philosophes ; attendez, grands seigneurs ! quelques jours encore, et vous pourrez chanter sur vos propres funérailles : « Pleure, ô patrie! ô Thessalie !»
Hélas ! et nous aussi nous avons eu nos funérailles illustres mêlées au sang des guerres civiles ! Telle journée, en juin 1848, a été signalée
1. Les paroles de VAlceste française étaient de M. Guillard.
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par le meurtre des plus hardis et des plus braves, et par la mort du plus grand génie de nôtre âge. M. de Chateaubriand, ce grand poëte, dont le nom seul est une harmonie, dont la parole fut un évangile, dont la vie fut un exemple. Hélas ! il souriait à la mort, heureux et content de quitter ce vieux monde rempli d'agitations et d'amertumes. Nous avons vu ces nobles dépouilles que des mains pieuses rapportaient au rocher de Saint-Malo, battu des flots éternels.
Ce grand homme, le dernier homme de cette longue suite d'hommes illustres qui ont gouverné, éclairé, enchanté, effrayé le monde : Mirabeau, Napoléon, Cuvier, Byron, a accompli jusqu'à la fin la promesse qu'il s'était faite à luimême : « Je reste, disait-il, pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré. »
C'est ainsi que dans nos désordres civils, dans nos plus affreuses journées, quand la guerre civile remplissait la ville de Molière, de Voltaire et de Diderot, j'invoquais, pour me consoler, Athènes, ses.libertés, sa poésie et ses malheurs !
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III
Voici venir Electre! Electre, ce remords vivant, cette vengeance qui marche, cette furie éloquente acharnée à sa proie, cette fille de la douleur aux prises avec le désespoir.
Electre a quelque chose du Prométhée immobile sur sa base éternelle, et dont le foie déchiré renaît sous la serre infatigable du vautour. Elle vous représente la fatalité qui attend sa proie. Elle n'a rien des humains, sinon les larmes et l'orgueil. Elle aime dans Oreste son frère, qu'elle a sauvé au berceau, la vengeance qui va venir. Elle marche d'un pas dédaigneux à travers tous ces crimes, sans daigner garer sa robe virginale du sang répandu dans la maison des Atrides.
Si donc vous faites silence en présence de ces immenses douleurs, vous entendrez retentir à votre oreille épouvantée ces histoires multiples de meurtres, d'incestes, de poison, de parricide; Electre ne sera contente que lorsqu'elle assistera à l'hécatombe de sa famille, sûre de descendre à son tour dans la tombe où sont précipités tous ces morts. Grande image et fatale image ! une de ces
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créatures qui n'ont pas d'ombre, tant la lumière les environne de toutes parts : à leurs pieds la lueur de l'enfer; sur leur tête la limpide clarté du soleil. Qu'elle est grande et belle, Electre, dans les trois tableaux des trois grands maîtres : Eschyle, Sophocle, Euripide! Soit que le poëte Eschyle, le vieux soldat de Marathon, de Salamine et de Platée, introduise l'héroïque et implacable princesse dans ses drames pleins de batailles et de tumultes, soit que le poëte Sophocle enveloppe l'âme inébranlable d'Electre dans l'ampleur dithyrambique, poëte couronné vingt fois par tous les peuples de la Grèce, ou bien soit que le sceptique Euripide, Euripide le railleur, qui avait donné aux Grecs soixante-quinze tragédies, fasse d'Electre l'héroïne d'une fable touchante, plus voisine du drame comme on l'entend aujourd'hui que delà tragédie expliquée par Aristote... Electre sort victorieuse, animée et toute-puissante de son inflexible et chaste passion !
Entendez-vous cependant, sur le seuil du palais des Atrides, le choeur des femmes étrangères qui ont suspendu leurs harpes plaintives aux saules de l'Eurotas? Comme il ne s'agit pas ici d'une action dramatique, elles pleurent. Seule une voix répond à leurs plaintes, la voix d'Electre. Parvenue au tombeau d'Agamemnon, Electre invoque
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les dieux souterrains ; elle accomplit les sacrifices. Écoutez! La tragédie, en ce moment, est une ode qui se chante en l'honneur des dieux. Toute cette élégie dialoguée d'Eschyle conserve un grand caractère de mysticisme, et le peuple d'Athènes ne réclamera pas cette fois contre l'oubli des dieux. Nihil ad Bacchum. Quoi ! disait-il souvent aux tragédies d'Euripide, dans ces fêtes vous oubliez le dieu qui les institua! Toute la lamentation d'Eschyle se poursuit à travers les imprécations, les menaces, les croyances d'un poëte qui croit à la vengeance humaine encore plus qu'à la prudence d'en haut.
Dans la tragédie d'Eschyle, nous arrivons scène par scène, c'est-à-dire strophe par strophe, à l'accomplissement de la destinée qui domine les hommes et les dieux. C'est quelque chose d'étrangement solennel, cette histoire de meurtres et de violences qui sera suivie bientôt d'un meurtre horrible : un fils qui tùe sa mère ! Les songes, les visions, les tonnerres, les lugubres histoires, Scylla arrachant le cheveu d'or de son père endormi, servent de lugubre repos à cette action qui marche à pas lents^et couverte de crêpes, comme une procession funèbre. De temps à autre, la nourrice d'Or este ajoute, par ses lamentations, à toutes ces douleurs. A la fin, le meurtrier Égisthe tombe
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égorgé comme la victime attendue. Clytemnestre aux pieds de son fils implore en vain la grâce et la pitié d'Oreste... Oreste est inflexible comme les Furies ; il frappe, et voilà qu'il a payé par le sang de sa propre mère le sang de son père égorgé par Égisthe. Athéniens d'Athènes, battez des mains, ceci est du véritable grec, c'est plus grec que Sophocle lui-même, c'est de l'Eschyle.
Au cinquième acte de cette élégie, Electre se repaît de sa vengeance. Les deux cadavres expiatoires sont exposés àla clarté du jour, afin que le fils parricide atteste les dieux et le peuple de la vérité et de la justice de sa vengeance. Alors arrivent les Furies, c'est-à-dire que le remords s'empare aussi de ce coeur parricide. Crains les chiens irrités! s'écriait Clytemnestre. Tout s'arrête alors. Aux prochaines solennités ce même Eschyle vous présentera dans un nouvel hymne, Oreste poursuivi des Furies, un de ces procès de la religion, de la politique et de la morale que le peuple d'Athènes se plaisait, à évoquer tour à tour devant ses comédiens, ses philosophes, ses magistrats et ses rhéteurs.
Si l'Electre d'Eschyle est un chant funèbre,
c'est toute une fable, l'Electre d'Euripide ! On y
retrouve le poëte qui invente des incidents, qui
cherche des péripéties, qui s'éloigne de l'autel des
H 4.
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42 CRITIQUE DRAMATIQUE.
dieux pour se mieux rapprocher du théâtre. Dans le drame d'Euripide, Electre est mariée à un gentilhomme de Mycènes, pauvre et loyal, qui respecte en sa femme la fille de ses rois. La noble Electre, restée chaste et pure sous l'humble toit qu'elle habite, partage les travaux de son mari : elle va aux champs, elle va à la fontaine, elle porte fièrement l'amphore remplie à la source voisine; il y a dans cette Electre des champs quelque chose d'humble et de charmant tout à la fois, d'un effet irrésistible. Autant la première Electre, celle d'Eschyle, est terrible, autant celle de Sophocle est éclatante ! On se prosterne aux pieds de l'Electre de Sophocle ; on pleure, on est surpris au charme de l'Electre d'Euripide. L'hymne plus humaine d'Euripide touche à la bucolique; on dirait que tout le premier acte est une idylle doucement murmurée à l'ombre des buissons, pendant que les oiseaux chantent leurs madrigaux mélodieux, comme dit un des héros de Shakespeare.
Suprêmes enchantements d'une poésie où la terre et le ciel se rencontrent d'une façon divine! Aussi bien nous allons, comme en pèlerinage, à la fontaine d'Euripide. Or la fontaine dans laquelle l'Electre d'Euripide plongea sa cruche élégante murmure autour du tombeau d'Agamemnon comme une plaintive et mélancolique chanson
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qui n'a rien de menaçant ou de funeste. A cette source sacrée se rencontrent Oreste et sa soeur ; mais ici sJarrête enfin ce prélude champêtre. Soudain quels terribles accents ! quel funèbre et sanglant dialogue entre le frère et la soeur !
« Auras-tu la force de m'aider à égorger ma mère ? s'écrie Oreste.- Compte sur moi !» répond Electre. On dirait l'écho des imprécations d'Eschyle. En ce moment vous cherchez en vain l'Electre de tout à l'heure, l'Electre de la chaumière, la jeune Baucis du jeune Philémon : vous retrouvez la Furie obéissant à la fatalité. Tout ce détail minutieux des travaux et des félicités champêtres n'était qu'un leurre du poëte: habile artiste, il avait longtemps réfléchi sur les difficultés de son art. Eschyle en comprenait énergiquement tous les principes; Euripide en savait tous les secrets; Sophocle en a découvert toutes les grâces, toutes les beautés.
Laissez cependant le poëte Euripide célébrer les fraîches campagnes qu'arrose l'Inachus, la sombre nuit, mère des astres d'or, le joyeux matin, comme dit Roméo, la pauvreté bienveillante du toit rustique ; il n'en sera que plus violent à maudire les crimes de la fille de Tyndare. Comme un grand poëte qu'il était, comme un vrai poète bien disposé pour le drame, Euripide savait la
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toute-puissance de deux idées opposées l'une à l'autre; il aimait le détail; l'ornement ne lui déplaisait pas, et cela le charmait de montrer à son peuple les robes phrygiennes que retiennent des agrafes d'or. Il en voulait à l'attention en même temps qu'à l'esprit de son auditoire ; il était suivi et précédé de sentences, de moralités, de paradoxes, parfois même de ces fortes impiétés qui n'ont jamais trop déplu au parterre de Paris non plus qu'à celui d'Athènes.
Dans le récit d'Electre, pendant qu'Eschyle s'arrête pour se rappeler tous lès crimes des Atrides, Euripide, plus bienveillant, célèbre la gloire des rivages troyens, les conquêtes des Argonautes, et les Néréides qui dérobent à l'enclume d'or les armes d'Achile.
De son côté, le choeur chante sur un mode moins plaintif; les personnages épisodiques commencent à se montrer; l'ironie, en plein drame,, se fait jour, et le poëte Euripide n'est content que lorsqu'il s'est moqué de son antagoniste, de son. maître... le vieil Eschyle. En un mot, toutes sortes de grâces hospitalières sont répandues dans le récit déjà compliqué de notre poëte; il vous indique les moindres difficultés, les plus légères nuances, jusqu'à ce qu'enfin, dans ses murmures poétiques, s'élève la grande clameur, se dressent
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le grand crime et la fatale vengeance : Clytemnestre égorgée ! Égisthe égorgé ! Electre heureuse !
« Joignez-vous à nos choeurs, chère princesse ; sautez de joie comme un faon léger qui d'un ra-; pide élan a franchi les rives de l'Alphée, ô lumière ! ô char étincelant du soleil ! » Si bien que l'élégie champêtre devient une fanfare. Et comme les femmes grecques applaudissaient à cette imprécation d'Electre : « Ma mère! de toutesles femmes grecques vous êtes la seule qui ayez jamais formé des voeux contre la patrie. » On raconte que pour ses insolences Euripide a été fustigé par les matrones athe'niennes... mais elles ont dû vivement l'applaudir ce jour-là, tant c'était une passion vraie, l'amour et l'enthousiasme pour une patrie adorant à de si beaux autels les dieux de l'Iliade, et qui donnait de si grandes fêtes à ses enfants.
Le drame d'Electre, dans Euripide, se termine par l'entremise des deux frères Castor et Pollux, ce démenti divin à la fable d'Atrëe et deThyeste; Le merveilleux plaisait à ce grand poëte, il ne plaisait pas moins à ce peuple, enfant du génie. L'Athénien aimait cet esprit, cette imagination, cette abondance, ces magnificences du spectacle, cette fantaisie, si l'on peut se servir d'un mot si nouveau à propos de ce chef-d'oeuvre impérissable de là douleur et de la majesté antiques.
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La véritable Electre, l'héroïne inspirée, éloquente, lugubre, entourée d'intérêt, de pitié, de respect, de cette majesté du malheur qui s'attache à toutes les idées vraiment grandes, battez des mains, c'est l'Electre de Sophocle! Elle domine toutes les héroïnes dé son nom, à peu près comme fait la Vénus de Milo, placée sur la table ambulante des marchands de plâtre, au milieu de toutes sortes de Vénus accroupies. Le souffle inspirateur, la vie éternelle anime encore, après trois mille années, cette grande image. Le ciel d'Athènes, et la terre, et la mer, et toute cette nature exquise, respirent dans la composition de Sophocle. Moins féroce que l'Electre d'Eschyle, et plus simple que celle d'Euripide, l'héroïne de Sophocle se présente à nous entourée-de toutes les grâces et de toutes les grandeurs. C'est quelque chose de si vivant, de si Vrai, un si noble instinct, un si fier courage, un coeur animé de sentiments si tendres et si furieux, une émotion si intime enfin, que rien ne saurait se comparer à cette illustre et excellente tragédie.
L'Electre de Sophocle se vante elle-même d'être une princesse bien née; ainsi elle se fait à ellemême une louange insigne, une louange que l'on dirait réservée aux princesses de Racine. Elle occupe une immense place dans la tragédie; elle
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l'occupe simplement, naturellement, parce qu'il faut, c'est un mot d'Aristote, il faut que Clytemnestre meure.
En puis, quelles merveilles dans le détail de cette oeuvre immense! Un goût exquis, un art parfait; le dialogue est clair, triste et sérieux, saus aucune des recherches d'Euripide, aucune des violences d'Eschyle; les sentiments s'élèvent à mesure que se perfectionne l'art du poëte. Ce jour-là le génie de l'Attique devait atteindre une sphère haute et calme qu'il n'avait pas même espérée.
En effet, dans cette Electre, la lutte de Clytemnestre et de sa fille est pleine d'énergie, et cependant elle ne dépasse pas les justes bornes ; la mère se montre enfin, la fille aussi se montre. On dirait que l'Iphigénie égorgée par Calchas projette sur sa soeur une ombre favorable, quelque chose qui ressemble à la résignation :
« Prenez ces cheveux, c'est tout ce qui me reste, et leur désordre atteste ma douleur. Prenez aussi ma ceinture, la ceinture d'une vierge esclave : mais elle peut servir pour les bandelettes de son tombeau. » Toutes ces indications merveilleuses, notre Voltaire, avec son seul esprit, les a comprises ; il a deviné la tristesse sincère, l'émotion maternelle, la haine vengeresse, la patience de
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l'Electre de Sophocle; il aura pleuré à cette scène de reconnaissance que pourtant il a manquée, car lui aussi il a voulu refaire Electre après ces trois poètes immortels. ,
Ea même temps il entendait chanter, dans les vers du poète grec, les oiseaux du ciel^ il admirait avec toutes les passions de son âme et toute l'intelligence de son coeur cette illustre image de l'urne d'Oreste^ éloquent prétexte à tant d'immenses douleurs. Il avait compris cette amitié triste, sainte et maternelle du frère et de la soeur, deux proscrits, et sans doute il fut touché de la sincérité de ce dévouement, de la vive ardeur de cet enthousiasmé. Il a suivi le poëte dans son voL quand il désigne comme un inspiré l'emplacement de sa tragédie, Argos, le Lycée et les bois d'Apollon, le temple de Junon, Mycènes et lepalais ensanglanté des descendants de Pélops!
Certes, Voltaire a vu tout ce chef-d'oeuvre; il l'a compris, il l'a aimé, il s'est pénétré de ces grandes passions, éternelles comme le coeur humain; cependant toutes ces magnificences qu'il comprenait si bien,; toutes ces douleurs sur lesquelles il a pleuré, il les a gâtées comme à plaisir. De ces trois poètes, Eschyle, Euripide, Sophocle, torturés dans le même sens, il a voulu faire un seul poëte... il a fait Yoltairel II emprunte à
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Eschyle ses Euménides, à Euripide la richesse et le détail scénique, à Sophocle la vivacité, l'inspiration, l'élégance, et de ces trois belles oeuvres d'une simplicité si différente il compose je ne sais quoi de triste, de diffus, d'impossible ! une déclamation! « Applaudissez, disait-il,- c'est du Sophocle !»
Ce n'était pas du Sophocle, ce n'était pas de l'Euripide, encore moins de l'Eschyle : c'était un étrange assemblage de toutes sortes d'admirations confuses; un pêle-mêle de divers styles mal combinés. On dirait, à relire Oreste, l'improvisation d'un homme qui s'est procuré chez un marchand d'antiquités les diverses parties d'un costume du temps de Périclès, et qui se veut promener dans la rue les sandales à ses pieds, le manteau sur les épaules, débraillé, à demi-nu. On a beau dire : « Je me fais Athénien... » On ne se fait pas Athénien! ou bien on s'empoisonne soi-même avec les mets les plus exquis de la cité d'Aspasie et d'Anîtus, comme cela est arrivé à Mm<! Dacier le jour où elle a entrepris ce repas athénien qui pensa les laisser, elle et ses convives, sur le carreau de la salle à manger.
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THEATRE DE ROTROU
SAINT GENEST
Le sublime comédien de Rotrou et le comédi en de Mme G. Sand.
y\j£|SSVîE digne père du grand Corneille, le IvlR^^courageux, généreux et grand poëte ESSESES) Rotrou, a laissé sa trace au théâtre, une trace calme, éloquente, inspirée. Il a marché d'un pas ferme et courageux dans le sillon de Corneille, à l'heure où le Cid emportait dans sa lumière et dans sa gloire les poëtes et les chefsd'oeuvre d'alentour. Il est impossible, absolument, de ne pas aimer et de ne pas honorer ce jeune Rotrou, parce qu'il est beau, parce qu'il est jeune, parce qu'il est bien inspiré, parce qu'il a bonne grâce dans son esprit, dans sa démarche, dans son talent; enfin il est fécond et joyeux, et
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il ne tient pas dans nos respects toute la place qu'il y pourrait tenir.
A côté de la figure un peu sombre de son ami Corneille, la face joyeuse de Rotrou se -détache d'une façon nette et vive ; on lui sait gré même d'être un joueur et d'obéir à la fantaisie, une amie, une compagne des poètes. Il a vécu comme un galant homme, il est mort comme un héros, indiquant à un autre débauche comme lui, à M. de Belsunce, comment on rachète les courtes folies de la jeunesse par une heure éclatante, immortelle, de dévouement et de courage. La peste était à Dreux, sa ville natale ; Rotrou était à Paris, il faisait répéter une comédie nouvelle; aussitôt, sans dire adieu à personne, et pas même à cet enfant naissant de son génie, le généreux poëte revient aux lieux dangereux où le ramenaient le dévouement et le devoir. La ville entière était courbée et gisante sous l'horrible contagion ; tout s'enfuyait, et ce fut une admiration générale lorsque du sein des fêtes, des plaisirs et de toutes les ivresses de la poésie et de l'amour, ces malheureux qui se mouraient virent accourir ce galant homme ! Aussitôt, pour honorer son retour, les rues se tendirent du drap mortuaire ; les mourants chantaient le De profundis, les cloches sonnaient le glas de la mort... Au bout de trois
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jours, lès cloches sonnaient pour ce poëte, ami de son devoir plus qu'il n'était amoureux de la renommée et même de la gloire. Il a hiert fait. Sa poésie est passée à l'état des fables oubliées;., la cloche funèbre qui annonçait aux fidèles la mort de M. de Rotrou retentit encore, après deux cents ans, sur cet honorable cercueil.
Comme on le sait, RotroU, impatient et plein de cette verve heureuse de la jeunesse, avait devancé Corneille ; mais Corneille, d'un pas héroïque et sûr, vieux Romain qui ne se hâtait jamais, après avoir bâti sa voie Appienne, qui le menait sans cahot du Capitole romain au Louvre de nos rois, avait bien Vite regagné le terrain perdu. Rotrou était plus jeune que Corneille ; pourtant celui-ci appelait Rotrou son père, par un charmant et divin pléonasme qui était la gloire de tous les deux. Polyeucte a devancé le martyre de saint Genest ; Polyeucte était une révolution dans le sens inverse du Cid, Le Cid, c'est la tragédie du grand siècle qui se révèle aux hommes enchantés ; Polyeucte est le souvenir des mystères, des tragédies saintes, des actes de foi, dans l'art croyant et naïf du moyen âge.
Le titre même de la tragi-comédie de Rotrou rappelle déjà le ton et la forme des anciens mys-
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tères : Saint Genest, comédien païen, représentant le martyre d'Adrien. Dès les premiers vers, vous retrouverez la forme de Corneille ;. cette fois c'est le fils qui venait en aide et en inspiration à monsieur sùn père. Écoutez donc ce drame et ce martyre en l'honneur des comédiens !
L'empereur Dioclétien marie en ce moment sa fille Valérie, et pour célébrer la joie de cet hymen l'empereur veut donner une fête, à peu près comme le jeune roi Louis XIV en donnera tout à l'heure sur le Tapis-Vert, à Versailles, quand les jardins seront sortis de ces incultes gazons, quand la vieille forêt de Louis XIII obéira, complaisante, au génie de Le Nôtre, quand M"e La Vallière aura éveillé les instincts amoureux du jeune roi, et quand le roi, d'un geste, aura donné le signal à son siècle. Or, pour en revenir à la fête que veut donner l'empereur Dioclétien, quelle plus belle fête et plus digne de ces rois de la république expirée que le projet d'un drame écrit exprès pour célébrer ces hyménées, joué par de grands comédiens ? Voilà pourquoi le célèbre comédien Genest vient offrir ses services et ceux de sa troupe (on ne disait pas encore de sa compagnie) à l'empereur Dioclétien. Cette entrée des comédiens, dans leur costume de voyage, est un petit coin du Roman
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comique, un petit coin galant, spirituel et dameret.
En ce temps-là aussi un comédien s'en allait de ville en ville, poussé par son génie, et offrant à qui voudra s'en réjouir les prémices de sa poésie. Ce comédien, vous l'avez nommé, c'est Molière ! Cependant le poëte-comédien Genest et sa bande sont accueillis à merveille par l'empereur. « Que nous jouerez-vous ? » dit la princesse. Et tout de suite, curieuse et friande de nouveautés, la jeune femme déclare qu'elle ne veut pas entendre parler des vieux poètes comiques ou tragiques. Plaute et Térence, à la bonne heure ! Euripide et Sophocle, c'est très-bien dit ; mais la nouveauté a dés charmes si puissants ! Genest alors d'obéir et d'offrir à Dioclétien, le persécuteur du crucifié, un drame nouvellement sorti des catacombes : le Martyre de saint Adrien.
L'empereur accepte cette histoire de martyre avec autant de joie que Louis XIV, plus tard, lorsque Molière lui propose les trois premiers actes de Tartuffe. Donc tout est convenu ; vous n'avez plus qu'à préparer le théâtre, à disposer les acteurs.
Quand la toile se relève, le théâtre est tout prêt ; Genest, en homme habile, s'occupe des moindres détails de l'oeuvre dramatique : c'est
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tout à fait Molière créant toutes choses, même la décoration, même le costume. Nos plus habiles comédiens, s'ils voulaient les bien mettre en oeuvre, auraient un grand parti à tirer des conseils que donne à ses comédiens Hamlet, prince de Danemark, des conseils que donne à sa troupe le directeur-comédien Genest. Ce comédien errant est un homme habile et versé dans toutes les choses de son art, il est à la fois son metteur en scène et son décorateur, son souffleur et son propre machiniste. Le théâtre, en ses moindres détails, attire l'attention de maître Genest : les marbres, les colonnes, les tympans, la scène, tout l'occupe, et surtout la vérité des ciels :
Et que la toile où vous peignez vos cieux Fasse un jour naturel au jugement des yeux!
Resté seul, le comédien répète son rôle ; mais de temps à autre il est dérangé par ses comédiens : « Comment s'habiller, maître, et de quel côté faut-il entrer ? de quel côté sortir ?» Et tout ce papotage de comédiens malhabiles, qui ne s'en rapportent qu'aux décisions de leur chef. La comédienne elle - même , l'amoureuse coquette et jolie, amoureuse comme une chatte éveillée, ne songe qu'à se regarder au miroir et à compter sur ses doigts le nombre de ses amours.
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M 11" Béjart a dû jouer ce rôle à ravir. A la complaisance qu'il met dans ces détails d'inté. rieur, on comprend que mons Rotrou ne haïssait pas le frôlement de la soie et le craquement d'un soulier neuf; on voit qu'il entend la coulisse et qu'il l'aime autant pour le moins que bientôt l'aimera le jeune Racine, quand la jeune Champmeslé fera ses premiers débuts. Bientôt arrive la cour ; l'empereur Dioclétien, sa fille et son gendre prennent place sur des sièges qui leur sont préparés, et la tragédie commence. Cette tragédie chrétienne, intercalée dans un intermède comique, est remplie de très-beaux vers. Le souffle de Corneille passe, actif et sonore, dans ces motifs heureux d'une grande et éclatante poésie. Genest, ou plutôt Adrien, célèbre à la façon d'un inspiré qui pressent le martyre la religion nouvelle et les pieuses résistances :
J'ai vu tendre aux enfants une gorge assurée, Et tomber sur le coup d'un trépas glorieux Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les cieux !
C'est du beau Polyeucte ! La poésie est pleine d'éclat, l'idée est pleine de majesté, la pensée est pleine de grandeur. On écoute ces belles choses, ces vieilles choses, avec une joie infinie ; on dirait une de ces douces élégies que raconte à son fils
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une mère tendre, et que l'enfant, devenu vieux, retrouve au fond de son âme un instant rajeunie. O la rare et charmante surprise de re^ trouver intact, vivant et vivace, un pareil chefd'oeuvre entre Hernani et Marion Delorme ! L'action marche ainsi, très-dramatiquement, au milieu des interruptions les plus aimables. Tantôt c'est l'empereur charmé qui veut aller lui-même surprendre messieurs et mesdames de la comédie dans leur tripot (cela se fait encore aujourd'hui, chez l'empereur du Nord) ; tantôt c'est un petit comédien, M. Laverdure ou M. Petit-Jean, qui, d'un ton moitié gai, moitié chagrin, vient se plaindre à l'empereur que les muguets de la cour, M. de Bassompierre ou M. de Brancas, ou le vieux M. de Montbazon, viennent muguetter à leur nez, à leur barbe. A quoi l'empereur répond, en homme bien élevé, par des compliments à ces dames :
De vos dames la jeune et courtoise beauté Vous attire toujours cette importunité!
La chose ainsi poursuit sa route cahin-caha, sans se gêner de part et d'autre ; tantôt c'est le comédien qui coupe l'action, tantôt c'est l'empereur. Bref, tout se passe en famille, comme une répétition générale; et cependant, malgré soi, on
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se remémore la scène des comédiens dans Hamlet, et l'on y revient tout d'une haleine, afin de comparer les deux façons des deux poètes.
Pourtant, si dans l'Hamlet... et dans le Saint Genest, l'on retrouve les mêmes comédiens (ils sont tous les mêmes!), on les retrouve mêlés à d'autres passions! Le prince de Danemark, tout familier que vous le voyez avec ces pauvres diables de vagabonds sur lesquels il jette son amère ironie, va les employer cependant à quelque projet fatal et terrible : il va faire, et sans pitié, de ces mendiants lettrés, comme une torche allumée qui jettera une clarté funèbre dans les consciences coupables, pendant que l'empereur Dioclétien, tout entier à l'action dramatique, ne voit rien au delà de ces comédiens qui jouent leur rôle banal. Des comédiens de Shakespeare aux comédiens de Rotrou la différence est énorme : c'est la différence même d'un spectacle de marionnettes avec des comédiens en chair et en os ; ils sont, les uns et les autres, à la distance de la pantomime à la voix !
Shakespeare a beau dire que « tout homme peut venir avec une lanterne et un fagot », il y a dans le coeur humain des épines et des épines; il y a une certaine façon de tenir la lanterne qui fait que l'on rencontre un homme... ou un âne dans
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le même chemin. Hâmlet, lui aussi, tout comme le comédien Genest, cherche une foi qui lui manque; il la Cherche par les mauvais sentiers; il va de paradoxes en paradoxes, de cruautés en mensonges; il est railleur, il est hâbleur, il manque de simplicité et d'énergie ; il possède, ou pour mieux dire il est possédé d'un malheureux esprit traînant le doute en son chemin, et qui le traîne comme le forçat traîne sa chaîne, tout au rebours. Il ne raisonne pas, il obéit aux devoirs de sa conscience; à la première clarté qui lui vient d'en haut, il ouvre les yeux et il espère. Dans Hamlet, c'est Je hasard qui fait entendre ses murmures; dans la tragédie de Rotrou, aussi bien que dans le Polyeucte de Corneille, c'est la Providence qui dicte ses lois, c'est Dieu lui-même, qui indique la maison de son éternité. Mais quelle étrange aventure cependant, que cette oeuvre toutepuissante de Shakespeare échappe à Corneille, échappe à Rotrou, à la France entière, qu'elle ne soit pas encore même soupçonnée au beau milieu du XVIIe siècle, et que tant de génie soit à la fois si loin de nous, si près de nous!
La conversion de Genest s'opère d'une façon toute divine. Lui aussi, tout comme Pauline, cette divine et adorable Pauline, la digne soeur des créations les plus poétiques,'Genest est: touché
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de la grâce; la douce rosée qui enfanta le Sau-] veur tombe goutte à goutte sur cette tête païenne ! D'ineffables harmonies se font entendre: « Chantez, oiseaux du ciel ! » disait saint Jean Chrysostoine aux anges delà-haut! A proprement dire, c'est un enchantement que tout cela. Arrive alors la grande scène de l'aveu, le grand mot des miracles : Je suis chrétien! l'idéal divin, après l'autre idéal, c'est-à-dire l'idéal du rêve. Le pauvre Genest comprend enfin, c'est-à-dire qu'il vient d'obtenir l'intelligence, la suprême récompense de la foi ? fidei proemium, intellectus.
Puis tout ce beau mouvement à la Polyeucte s'alanguit et s'efface. Retombé du haut du ciel et du théâtre, le comédien Genest n'est plus occupé qu'à encourager, à consoler les pauvres camarades dont il était toute la renommée et toute la fortune! En vain la comédienne élégante et jolie, avec les larmes les plus charmantes, se jette aux pieds de ce Molière sacrifié, Genest tient bon, et il va mourir d'un pas plus tranquille que s'il s'agissait d'aller, hors de la coulisse, recevoir le coup de poignard, ou de vider la coupe remplie de ce poison menteur si cher aux poètes, et qui leur coûte si peu d'invention et de remords. Pendant le supplice du martyr, Rotrou revient à ces comédiens, humbles enfants de son génie, et l'on sourit
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des embarras de cette illustre troupe, veuve de son chef. Ces comédiens sont jolis, ils sont naïfs, ils s'étortnent de tout ; à la grande apostrophe de Genest'en. plein théâtre, ils s'écrient que le maître a manqué sa réplique, qu'il ajouté des vers qui ne sont pas dans son rôle; et lorsque enfin ils comprennent que ce jeu-là est un jeu sérieux, qu'il y va, pour leur maître, de la vie et de la mort, ils tremblent pour eux-mêmes ; ils expliquent au préfet du prétoire leur position dans cette troupe décimée; les hommes invoquent Jupiter, la tragédienne se réfugie à l'autel dé Vénus, car elle n'oserait pas, en ce moment, invoquer la déesse Vesta, qui doit être un peu chrétienne; ainsi, jusqu'à la fin, le sourire se mêle aux larmes, et si l'Évangile intervient, ce n'est, on le voit, que par échappées, à peu près comme cela se passe dans les Martyrs de M. de Chateaubriand.
Quel charmant jeune homme, ce Rotrou, faisant en plein théâtre la louange de Pierre Corneille en récitant
Ces poèmes sans prix, où son illustre main D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain I
QueL beau mouvement, ce comédien Genest, "nterrompu dans la vision, et forcé de revenir au rame qui se joue en présence de l'empereur :
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Allons! tu m'as distrait d'un rôle glorieux Que je représentais devant la cour des deux!
Et que nous voilà loin du comédien de Mme Sand, M. Lélio, un Lélio joueur subalterne de tragédie, un comédien d'antichambre, un pauvre hère qui déclamé en chantant les grands vers de Corneille. Il est vrai que ce Lélio est un homme passionné; il comprend, et il dit comme il comprend. Il est vulgaire, il est trivial, il est emporté, il est sublime; et justement, ce fut en lui voyant jouer le Cid que la marquise de R... devint amoureuse de Lélio; mais là ce qui s'appelle amoureuse, et tout de bon, de tout coeur, de toute âme, amoureuse à en perdre la tête; amoureuse pendant cinq ans, et sans en rien dire à personne, pas même à Lélio.
Lélio jouait la tragédie au moins deux fois par semaine, et deux fois par semaine la marquise allait voir jouer la tragédie. O misère! A l'heure du spectacle, et quand sonnait le clocher voisin, chaque coup de cette heure fatale retombait en mille vibrations sur le coeur de/ cette pauvre femme ! Aussitôt elle jetait la ses riches atours, ses robes à la grand'gorre, echarp.es, perles, diamants, jupes bigarrées, paniers, ailerons de dentelles, manteaux de moire aux queues traînantes, et tant de charmants atours qui faisaient de toutes ces
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femmes du siècle de Louis XV, autant de beaux cygnes blancs qui chantaient toujours leur dernière chanson d'amour. Donc, ni rubis, ni bouffante, ni pierreries, ni mules à talons, et pas un seul panache. Aussitôt la marquise . devenait un petit abbé grêle et brun, un prestolet en bonne fortune; et, sous cet habit, «lie allait au théâtre, afin de voir à son bel aise, et de toute son âme, et de tout son coeur, le grand comédien, le fameux Lélio.
Non pas Lélio, mais Xipharès, mais Hippolyte et le Cid :
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans!
La passion espagnole du vieux Corneille réveillait l'âme espagnole de la marquise. A présent, grâce à ce pauvre grand comédien de cinq pieds, la marquise comprenait qu'elle avait une âme et qu'elle venait de trouver la manière de s'en servir.
Elle arrivait donc en crachoir (c'est le nom que portaient certaines loges des baignoires au Théâtre-Fraftçais), et du fond de ce crachoir elle subissait toutes les transes, toutes les joies, toutes les adorations et les fièvres que la tragédie ait jamais imposées à ses adeptes. Spasme affreux et charmant ! Or cela durait tant que la dame voyait,
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tant que la dame entendait le fameux comédien Lélio.
Cependant le parterre, assez peu disposé à tout accepter de prime abord, hésitait, se troublait et battait froid à ce nouveau venu dans les poèmes de Racine ou de Corneille. Le parterre ne savait (il était la loi suprême en ce temps-là) que rér pondre à ces nouveautés qu'il ne comprenait pas toujours; il hésitait, il se troublait, il se fâchait; confuse était son admiration; son blâme était plein de trouble, et souvent plein de remords. Or ces troubles de l'intelligence se traduisaient, dans cette foule impatiente d'elle-même, par toutes sortes d'ivresses, d'applaudissements, de sifflets. Lélio sifflé n'en était que plus grand aux yeux de la marquise, comme cela arrive à tout comédien sifflé. Que disons-nous ? aux yeux de la marquise, rien n'était grand, rien n'était beau comme Lélio sifflé. Un jour Lélio avait été si grand, c'està-dire si vertement sifflé, que la marquise, en petit rabat, le suivit au cabaret, lieu paisible où Lélio, applaudi ou sifflé, venait chaque soir se consoler de toutes ses grandeurs.
Quand il entra dans ce cabaret, chacun lui dit : « Bonjour, Lélio. » Le machiniste du théâtre le salua familièrement et lui donna la main : « Bonjour Lélio. » Or, ce machiniste disait au valet
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de chambre de Baron : « J'ai l'honneur de vous saluer, monsieur Lafleur. » Lélio, bonhomme, disait bonjour à tout le monde. Puis if demanda: « De l'eau-de-vié ! » Et il en but à longs traits. Il avait été si grand ce soir-là ! Le petit abbé,- entendant Lélio demander de l'eau-de-vie, demanda du vin chaud.
Pauvre marquise ! et que devint-elle quand, de la table où fumait son vin chaud, elle jeta les yeux sur Lélio! Était-ce lui, lui, son rêve et son idéal, sa passion cachée, son feu couvé pendant cinq ans sous les cendres de son coeur, Lélio? Hélas! cette insensée avait sous les yeux un homme au teint hâve, aux yeux morts, usé, flétri, perdu; un vieillard de trente-cinq ans ! Cet oeil était éteint, ce visage était flétri, cette passion était absente, cette voix était rauque et rude ; ce geste était étrange; cette démarche était ignoble ; cet habit était usé, ce linge était fripé, oui, fripé. C'en est fait, le héros s'est transformé, le dieu n'est plus qu'un polisson.
Voilà donc une marquise assez penaude, et qui s'enfuit sans boire et sans payer son vin; même il lui sembla que Lélio lui jetait un regard de mépris.
Ne croyez pas cependant que notre marquise exposée à ce spectacle hideux, soit corrigée. Elle
Il 6.
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avait en horreur le Lélio du cabaret... elle adorait toujours le Lélio du théâtre, et, comme elle avait sur le coeur les mépris de Lélio, un beau jour elle prit sa revanche en se montrant à ce fameux comédien sous l'engageant attirail des marquises. Alors, à son tour, elle écrasa le comédien, et le comédien, à genoux, lui demanda grâce et pitié. Désormais il la suivit à pied, dans la foule; elle en voiture, et lui les mains jointes ; lui suppliant, elle dédaigneuse. Et pendant quarte années, elle et lui, ils ont joué cette comédie. A la fin la marquise, à bout d'indifférence, indique au comédien une petite maison propice aux amours des comédiens et des marquises. Dans cette maison de la complaisance et du mystère, l'heureux comédien joua près de la marquise le rôle du petit Jehan de Saintré près de la Dame des belles Cousines. Notez bien que Lélio, pour bien faire, avait gardé la veste, et l'épée, et la toque, et l'habit de don Juan. « II mio tesoro! » chantait Mme la marquise à Lélio.
Et véritablement ces plumets, ce satin, ce velours, ces broderies, prolongèrent l'extase et l'adoration de la marquise. Elle n'aimait, elle n'admirait que le comédien; elle admirait avec un ineffable ravissement sa fraise en point d'Angleterre, ses noeuds d'épaule en rubans rouges, son manteau
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cerise et sa toque ornée de plumes blanches. Malheureusement Lélio finissait par se montrer à travers don Juan; l'homme arrivait ou survenait qui détruisait le comédien et le replongeait dans son néant. Je vous ai dit que la marquise avait les hommes en horreur, grâce à son mari et à son amant.
Quand elle quitta Lélio, la toque de Lélio était tombée, son manteau s'était dérangé, sa dentelle était froissée, ses noeuds de rubans étaient flétris : le comédien s'était roulé dans la poudre, et l'homme restait... tout craché.
Depuis ce temps, la marquise n'a plus revu ni l'homme, ni le comédien.
Ajoutez, nous dit Mme George Sand, et si Mme George Sand ne le disait pas, je n'oserais jamais le redire, que la marquise fut bienheureuse de s'être fait saigner ce jour-là.
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CORNEILLE ET RACINE
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y/*g|gr6UEL plus beau spectacle et plus digne rVvTTApde l'attention des honnêtes gens que gSîSSalde voir Racine et Corneille se partager l'histoire comme Octave, Antoine et Lépide se sont partagé le monde romain ? Jamais on n'a mieux compris la pompe et l'autorité souveraine de la tragédie, qu'en assistant à de pareils spectacles. Ici le vieux Corneille qui s'empare de l'empereur Auguste à l'heure solennelle où le monde n'a plus qu'un maître, et plus loin Racine qui va chercher dans ses derniers retranchements le terrible Mithridate à l'instant où, seul encore, ce lion se débat contre la puissance romaine.
A voir ces deux grands poètes pénétrer si franchement dans les mystères les plus cachés de
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l'histoire ancienne, et révéler ces mystères mieux que ne l'ont fait les historiens-eux-mêmes, on se demande avec une admiration mêlée d'effroi quels étaient donc ces grands génies. Non-seulement ils devinaient toutes choses, mais ils ranimaient ces passions éteintes, ils ramenaient en lumière ces héros évanouis, ils faisaient, en un mot, de l'histoire, cette parole morte, une action vivante. Une grande joie, en effet, d'assister à des luttes pareilles : Cinna d'un côté, Mithridate de l'autre: ici Ja république romaine est tout à fait morte, et plus haut la république va mourir. _
Rendons cette justice à Corneille, il a retrouvé le premier les héros dont s'est servi Racine; il est allé familièrement au-devant d'eux, et il les a conduits par la main sur son théâtre sans avoir besoin de licteurs. Eux cependant, les héros de Corneille, ils ont obéi à leur poète comme obéit Lazare ressuscité. Tout d'abord ils ont si bien reconnu la vieille Rome, la vieille république, le vieux langage, les vieilles moeurs ! Quel chefd'oeuvre, Cinna! Une tragédie sur quoi fondée? sur la clémence d'un homme! Oui, mais cet homme est encore tout couvert du sang des proscriptions, mais il est sorti tout vivant et tout armé des vingt coups de poignard sous lesquels est tombé César. Il a été le compagnon d'Antoine,
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ce fabuleux compagnon d'Hercule, et il a vaincu Antoine, lui, ce faible Octave à peine chevalier, par qui devait commencer le nivellement dû monde romain.
Pour que cette tragédie s'accomplisse, il faut en effet que cet homme soit clément, chose plus qu'impossible, invraisemblable, car cet homme a fait tuer trois cents sénateurs et deux mille chevaliers; il a fait égorger Gicéron, la gioire de l'éloquence ; il a été impitoyable surtout pour ses amis; il a été le plus féroce, à savoir le plus lâche des vainqueurs. Que dis-je? il avait livré le monde aux dilapidations forcenées de ses associés sanglants, il avait dépouillé les temples de l'Italie, il en avait partagé les terres à ses soldats, poussant ainsi les soldats contre le peuple; enfin c'était ce même homme à qui Mécène écrivait en plein tribunal : Sors d'ici, bourreau!
Et vous voulez que cet homme pardonne à Cinna, qui veut l'assassiner ! et vous pensez que vous nous ferez croire à la clémence d'un pareil tyran ! Certes, la tâche est difficile, et c'est justement parce qu'elle nous paraît impossibe à accomplir que déjà nous nous laissons entraîner par le poëte. Nous prêtons une oreille attentive et charmée à ce long débat entre le sanguinaire
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Octave et le magnanime Auguste. Nous voulons savoir ce qui va se passer, non pas dans ce drame, mais dans cette âme. Et d'ailleurs, qu'arriverat-il si cette fois Auguste pardonne? Cinna sera sauvé sans doute? Oh! non, ce n'est pas Cinna qui sera sauvé; il s'agit bien de Cinna!... Celui qui sera sauvé, ce sera l'empereur ; il s'agit pour Auguste de l'empire ; il s'agit ici de sa vie et de sa mort. Voilà, en effet, où est le grand intérêt de cette clémence d'Auguste : il y va de tout l'avenir du monde romain.
Maintenant, remontons avec Racine un peu plus haut dans l'histoire de cette Rome éternelle que nous ne connaissons bien que par nos grands poètes ; passons du règne d'Auguste à l'abdication de Sylla : nous comprendrons que la tâche de Racine n'est pas moindre que celle de Corneille. Sylla mort, le monde se divise en mille partis différents. D'un côté, la république expirante, et de l'autre côté, les compagnons de Sylla qui reprennent les armes ; partout les esclaves qui se révoltent, pendant que Mithridate, le chef de tous ces révoltés, reprend l'Asie. Dans ce conflit de séditieux, de révoltés : Italiens ruinés par la guerre, esclaves fugitifs, gladiateurs qui ont brisé leurs chaînes ; entre Sertorius et Spartacus, il s'agit de démêler Mithridate, cet Annibàl vaga-
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bond, qui était le centre de toutes les haines soulevées par la république.
Une fois Mithridate découvert parmi tant de rebelles, ce n'est pas tout, il faut le suivre encore et le voir marchant à son but : car, pendant que s'agitaient toutes ces divisions sur la terre ferme, les corsaires s'emparaient de la mer, Mithridate envahissait la Cappadoce et la Bithynie ! Et, vaincu, vainqueur, triomphant, fugitif, seul ou le chef d'une armée, il s'en va d'un peuple à l'autre, semant la révolte jusque chez les Scythes. Or de cet homme-là comment venir à bout? comment l'arrêter assez longtemps sur un théâtre pour en faire le héros d'un drame ?
Il échappe au poète comme il a échappé aux soldats de Lucullus, en perçant ses sacs remplis d'or. Aujourd'hui il est dans le royaume d'Arménie, chez Tigrane, son beau-père ; un mois après, il rentre: dans, le Pont, il envahit la Cappadoce, il ouvre de nouveau la route du Caucase aux barbares, il appelle à lui les pirates. Pendant qu'il invoque l'alliance de Sertorius, un des héros de Corneille, il apprend que les gladiateurs se révoltent et que Spartacus, un esclave, gagne des batailles rangées. Ainsi tout profite à Mithrir date, les usuriers qui dévorent l'Asie, les exactions dé Verres, ce lâche dont la honte rejaillit
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sur tous les nobles de Rome : Ciliciens, Syriens, Cypriens, Pamphyliens, hommes du Pont, ils se soulèvent tous à la voix .de ce grand homme de guerre levant l'étendard contre les soldats, les usuriers et les marchands d'esclaves en Italie.
En vain Pompée accourt afin d'apaiser ces colères immenses; Mithridate échappe à Pompée, et par les gorges du Caucase il pénètre au pays des Ibériens. Bientôt le voilà maître du Bosphore, appelant autour de son malheur et de sa gloire les Scythes et les Gaulois qu'il promet de rejeter sur Rome... Allons, patience! Attila viendra plus tard pour accomplir le rêve de Mithridate : l'heure de la révolte universelle n'a pas encore sonné pour les peuples vaincus. Disons tout... Mithridate est un trop grand roi pour son peuple, et le peuple en ce moment refuse de le suivre. O malheur ! le génie et la volonté sont trahis par l'inertie et la faiblesse. Abandonné par tout le monde, et même par son fils Pharnace, il fallut enfin que lé vieux roi courbât la tête. Il se sentit blessé à mort, mais avant de mourir il envoie à toutes les femmes de son sérail cet ordre absolu : « Il faut mourir ! » Les femmes obéissent : elles meurent sans pousser une plainte et sans verser une larme. Il y avait parmi ces infortunées une belle fille d'Ionie, à peine échappée à l'enfance; il 7
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elle s'appelait Monime, elle était née en quelque île charmante de l'Archipel, et les corsaires l'avaient vendue à Mithridate ; elle s'y prit à deux fois avant de mourir étranglée par le bandeau des reines dont son front était décoré.
Resté seul avec ses deux filles, Mithridate appelle en vain le poison à son aide ; il voit mourir sous ses yeux les jeunes princesses, mais le poison ne peut rien sur lui, et il a recours au glaive d'un soldat gaulois. Avec ce grand homme expira la révolte d'Orient. Rome, heureusement pour ses destinées, ne devait pas rencontrer un pareil ennemi avant les jours d'Attila, ou du dieu Attila, c'est un mot de Jornandès.
Admirons cependant, quand nous parlons du Mithridate de Racine ou de l'Auguste de Corneille, par quel art infini Corneille et Racine ont mis en cette éclatante lumière ces deux vieillards, si peu semblables celui-ci à celui-là : l'un toutpuissant et maître absolu de l'univers ; le second un roi vaincu, vaincu sans ressource, et dont la mort seule est toute l'espérance; ici la suprême grandeur avec tous ses ennuis, là le courage invincible et sans récompense. Auguste et Mithridate, ils sont l'un et l'autre entourés de trahisons, de pièges et de conspirateurs ; mais l'un se sauve en pardonnant; l'autre, au contraire, il se perd
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par la vengeance et par toutes les cruautés d'une âme implacable. Auguste est un chat, Mithridate est un tigre; et c'est merveille de les voir, chacun dans sa tragédie, expliquant de la manière la plus solennelle, celui-ci les mystères de sa vie, et celuilà les secrets de sa politique.
Certes, si quelque chose dans le domaine de la poésie est comparable au monologue d'Auguste dans Cinna, c'est le discours de Mithridate à ses deux fils; si quelque chose se peut comparer à cette déclamation politique de Cinna et de Maxime (ici je prends le mot déclamation en bonne part) à propos du meilleur gouvernement, c'est sans contredit la déclamation des deux fils de Mithridate quand il s'agit de ce dernier effort de leur noble père contre la république romaine.
Dans l'une et dans l'autre tragédie nous sont expliquées avec le même génie la grandeur d'Auguste, la chute de Mithridate. Le forban et l'empereur, le maître du monde et le vaincu de Pompée, se présentent dans la même grandeur historique. En effet, maintenant que la poésie les a rendus à l'éclatante lumière, ces deux héros partis des deux extrémités de l'histoire et des deux bouts de l'univers, ils sont également grands l'un et l'autre, celui-ci dans cette dernière victoire qu'il
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remporte sur lui-même, et celui-là dans sa dernière défaite.
Enfin quelle admirable plaidoirie de part et d'autre ! Soit que Corneille déploie à nos yeux épouvantés le sanglant tableau des proscriptions d'Octave, soit que Racine nous épouvante à son tour par le récit des crimes de l'ambition romaine, chez l'un et chez l'autre poëte, c'est la même façon de procéder, par l'éloquence la plus entraînante que jamais la passion et l'histoire aient mise au service d'un grand poëte.
Quant aux personnages subalternes qui s'agitent incessamment autour des deux figures principales, ils sont simplement et nettement tracés. Cinna est un homme vulgaire, rempli d'amour et de remords : républicain manqué, il ne sera jamais que le plus dévoué des courtisans ; un pauvre héros, en un mot, qui mérite fort que l'empereur ait pitié de lui. Maxime, de son côté, est un digne ami de Cinna ; il a plus de bonne foi, mais il a moins d'amour ; il fait à son rival une petite trahison que la fière Emilie traite avec un dédain bien mérité. Mais en revanche, quelle grande âme, Emilie, et quelle Romaine ! quelle volonté de fer! comme elle est dans son droit quand elle veut la mort de l'empereur !
Dans une de ses préfaces, - Racine plaisante
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agréablement ces femmes qui donnent aux hommes des leçons d'héroïsme. Et pourquoi donc de pareilles Romaines ne donneraient-elles pas même aux héros des leçons de constance et de courage? Camille et Cornélie, la mère des Gracques et la mère de Coriolan, et toutes ces dames romaines dont l'histoire est remplie, ne sont-elles pas en droit de donner aux hommes toutes sortes de leçons ? Emilie est le seul ennemi qui soit digne d'Auguste, le seul danger que coure l'empereur : c'est parce qu'Emilie est et sera derrière la victoire d'Auguste que la clémence d'Auguste est grande et complète. Sans Emilie, sans cette belle personne qui se donne au premier venu pour un coup de poignard, le beau mérite à l'empereur de pardonner à Maxime, à Cinna !
Pour en revenir à Mithridate, Corneille luimême a dessiné peu d'images plus terribles que le Mithridate de Racine. Il est seul, il est vaincu, fugitif, sans armée, abandonné de tous.
Ses ans se sont accrus, ses honneurs sont détruits ; mais dans sa défaite et dans sa fuite, entouré de ses traîtres, Mithridate, grâce à son poëte, a bientôt retrouvé son génie et son autorité sur les âmes, témoin ce discours politique, le plus beau discours qui ait jamais retenti dans une chambre ou dans un sénat. Jamais de nos jours,
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où, Dieu merci ! elle a été longuement débattue, la question d'Orient n'a rencontré des explications plus claires et des paroles plus vives. Tout est net et précis dans le discours de Mithridate à ses fils. Il a tout vu, il a tout compris, il sait tout ; il vous dira les moindres détails de ces batailles présentes, de ces conquêtes à venir. Il voit Rome en ce moment comme la voyait Annibal, ce grand homme. Allons! marchons sur Rome! Il en sait tous les chemins; il atout prévu, tout calculé, tout préparé.Trois mois encore, et Rome est à lui; il brûlera ce Capitole où il est attendu. On a dit que Mirabeau avait inventé chez nous l'éloquence politique : ceux qui disent cela oubliaient le discours d'Auguste à Cinna, le discours de Mithridate à ses fils.
Plus nous expliquons Mithridate avec le zèle et le soin de la critique, et plus cette explication même est un commentaire utile et dont les clartés rejaillissent sur le rôle de Monime. En effet, à côté de Mithridate, et presque sur le même rang, se présente à nos coeurs charmés et reposés par cette douce image la jeune Monime, enfant timide et charmante de la Grèce esclave, une des plus chastes créations de Racine. Avant Racine, Plutarque (or celui-là n'a de larmes que pour les héros de notre sexe) avait pourtant jeté plus d'une
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parole de pitié sur ces jeunes et douces vertus arrachées violemment au ciel de la Grèce et livrées en pâture, à un barbare.
Cette touchante apostrophe : Et toi, fatal bandeau! Racine l'a prise à Plutarque. Pauvre femme, en effet, seule, esclave couronnée, sans défense et sans ami (à peine a-t-elle une confidente!), Monime aime Xipharès, mais d'un amour caché et retenu. Il ne faut rien moins que cette nouvelle que Mithridate est mort pour que la reine tremblante laisse entrevoir un peu de cet amour qu'elle a dans l'âme. Enfin quels combats dans cette conscience aimable et timide quand tout à coup reparaît ce terrible Mithridate ! quelle misère quand il faut cacher cet amour! quels adieux à son jeune amant! II y a dans cette héroïne , la jeune esclave résignée et pensive qui cache sa passion, toute prête à ce grand sacrifice d'épouser un héros, il y a la femme horriblement blessée et maltraitée par cet homme impitoyable, qui lui arrache honteusement, par un mensonge, le secret de son amour.
De ce rôle de Monime la jeune Rachel a fait une admirable composition ; elle y est si touchante et si grande à la fois! Elle arrive, et la voilà pâle, triste, calme et résignée, et toute prête enfin à marcher à l'autel. Mais aussitôt, quand vient l'in-
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stant de la révolte, la voilà qui se redresse éclatante et de toute sa hauteur. C en est fait, la captive redevient une reine, la femme humiliée relève la tête ; cette enfant timide va lutter contre ce féroce vieillard; toute la dignité de la jeune fille offensée éclate enfin et se révèle dans 'ce geste, dans ce regard, dans ce noble maintien. Cela durait... tant que durait la violence et tant que Mithridate veut épouser Monime, en un mot tant qu'il y a lutte entre la jeune fille et le vieillard.
Cependant ne craignez pas que cette révolte inattendue aille ainsi jusqu'à la fin du drame; faites que le vieillard se retire, et tout d'un coup la faible et touchante Monime redevient faible et tremblante. Une fois qu'elle n'est plus soutenue par son indignation, vous retrouvez la jeune fille des premiers actes. Elle ne songe plus qu'à mourir; elle se sent trop faible pour cette lutte inégale; elle comprend fort bien qu'il faudra qu'elle soit écrasée enfin par cet homme. O noble, élégante, irrésistible, admirable passion, telle que Racine l'avait comprise!... Eh bien ! la petite Rachel l'a devinée.
Ah! qu'elle est touchante en ce rôle de Monime! qu'elle y apporte de grâce, de douleur, de réserve, de prudence et de sang-froid! qu'elle est peu semblable] à l'Emilie] implacable, à là furieuse
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Hermione! Avec quel art ingénu elle s'empare de ce rôle à demi voilé, si doucement indiqué! En ce moment, il n'y a pas à nier la plainte, la douleur, la pitié, la tendresse et le charme enfin. Étrange et merveilleux duel de la jeune fille et du vieillard, de la volonté et de la douleur, de la passion et du devoir, de tout ce que l'homme a de plus terrible avec ce que la femme a de plus ingénu, de plus tendre et de plus charmant !
II
Polyeucte avait été représenté pour la première fois au mois de mai 1640. A ce compte, il y a justement deux grands siècles qui séparent MUe Champmeslé de M" 6 Rachel. Quand on songe qu'Horace, Cinna et Polyeucte, ces trois chefsd'oeuvre, ont été écrits dans la même année, on se sent saisi d'une admiration qui tient de l'épouvante. Une fois son oeuvre accomplie, le grand poète quittait sa ville natale et turbulente, et il portait à Paris sa tragédie nouvelle, Comme les paysans de la fertile Normandie apportent à la grande ville le produit de leurs campagnes. A le voir pensif et calmé, ces gros souliers à ses pieds,
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ce long bâton à la main, s'acheminer vers Paris, on l'eût pris pour quelque vieux fermier qui s'en va payer tous les six mois, à son noble maître, les revenus de ses herbages. Il avait trente-quatre ans alors, le bel âge des poètes ; il était le maître absolu de ce grand art sorti tout armé de sa tête féconde ; tout ce qui venait de là-bas, des alentours du cardinal de Richelieu ou de Port-Royal naissant, toutes les émotions de ce siècle abondant en grands germes de tout genre, tout cela était du domaine de Corneille.
Voilà dans quelle histoire il faisait sa moisson, voilà quels herbages il cultivait. Le premier et le dernier à la charrue, il supportait toute la chaleur du jour. Dans le sillon qu'il a tracé il a trouvé la tragédie, il a trouvé la langue poétique, comme Pascal devait rencontrer la prose française. Donc, qui que vous soyez, vous qui cheminez sur la grande route qui mène de Rouen à Paris, magistrats, marchands, soldats, laboureurs, médecins, matelots, comédiens de campagne, fussiez-vous le roi lui-même ou Msr le cardinal de Richelieu en personne, faites place à ce Normand qui passe, apportant à la ville tant de larmes, d'héroïsmes, de pitié, de terreurs !
Il faut en vérité que cet homme ait senti frémir au fond de son âme héroïque le pressentiment de
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toutes les grandes choses : il a deviné tout Ce qui s'agitait dans son siècle, et comme s'il avait passé sa vie au milieu des guerres, des passions et des affaires, l'épée ou le sceptre à la main. Corneille a toujours été un peu en avant de toutes les passions contemporaines : il devinait, il pressentait, il comprenait tout, l'ensemble et le détail; il savait ce que voulait son peuple, et volontiers il obéissait à ses justes désirs. Sous le roi timide, indécis, caché, sous le roi Louis XIII, un instant la France était devenue espagnole; elle copiait tant qu'elle pouvait les moeurs, l'héroïsme, l'élégance de l'Espagne et ses grands coups d'épée : aussitôt Corneille écrit le Cid, et malgré les édits il démontre à tous les honnêtes gens le point d'honneur inflexible et la nécessité du duel. Le cardinal de Richelieu fait de la politique un grand art, qui a ses lois, son but, ses péripéties indiquées à l'avance : Corneille s'en va chercher l'empereur Auguste au milieu de sa cour ; il remet en lumière ces vieux Romains, étonnés de se voir si bien reconnus au fond de leur sépulcre. Ainsi le grand poëte gouvernait son siècle en lui obéissant.
Polyeucte est, comme le Cid, comme Horace ou Cinna, un produit direct de cette singulière époque qui n'est plus le XVIe siècle, qui n'est pas
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le XVIIe siècle encore, transition solennelle de l'émeute à l'autorité souveraine, de la langue rude et sauvage à la langue élégante et polie, du cardinal sanglant au Louis XIV amoureux, du prêtre au roi, de Montaigne à Pascal, du doute à la croyance et de l'aurore au grand jour. Dans cette période singulière s'agitent à la fois les regrets du passé, les inquiétudes du présent, les pressentiments de l'avenir.
On dirait, à les voir ainsi les uns et les autres touchés de cette grâce ineffable, qu'ils s'arrangent en toute hâte pour laisser passer le XVIIe siècle et Louis XIV qui vont venir. Toutes les questions de liberté, d'ordre, de pouvoir, de poésie, de politique, s'agitent et se débattent à la fois. Cependant, au fond de tout ce bruit, frivole même dans ce qu'il a de sérieux, se préparent les plus importantes questions religieuses. Dans cette hésitation singulière de toutes les forces morales de la France, quelques graves esprits se rencontrent qui se demandent tout bas : « Que deviendra la croyance chrétienne au milieu de cette transformation générale? »
Question terrible ; elle inquiétait Richelieu dans sa puissance; elle troublait le jeune roi Louis XIV au milieu de sa gloire et de ses amours ! Or ils avaient grandement raison l'un et l'autre
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de s'en occuper avec, crainte : au fond de ces inquiétudes religieuses il y avait une immense question de liberté.
Ceci fut deviné par Corneille à l'instant même où il venait d'achever Cinna. Il eut comme le pressentiment de toutes ces questions qui nous reportaient aux premiers commencements du christianisme : il devina cette nouvelle ferveur qui s'emparait à leur insu des plus nobles esprits de ce temps-là ; il se dit à lui-même que dans ce silence religieux, dans cette austérité chrétienne, il y avait des mystères dont se devait inquiéter un poëte de sa sorte; il comprit aussi vite, aussi bien que le cardinal lui-même, cette nouvelle tendance des âmes catholiques, ce retour et cette aspiration aux temps primitifs. Lui aussi, il entendit murmurer à son oreille le nom de saint Augustin et les disputes sur la grâce, qui commençaient à gronder : c'en fut assez pour qu'il méditât Polyeucte.
Non certes, il ne sera pas dit que notre poëte ait ainsi passé sous silence un seul des battements du coeur de cette nation qu'il interroge avec une ardeur paternelle! La grâce et saint Augustin, les docteurs de l'Église primitive et Port-Royal, une tragédie où l'on voit les capitaines qui brisent . leur épée, les poètes qui pleurent et qui font pén
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nitence, les femmes les plus belles et les plus jeunes qui quittent le monde : où donc trouver un sens à ces changements inattendus, à ces conversions subites? N'avez-vous pas entendu l'autre soir, à l'hôtel de Rambouillet (il était près de minuit), ce jeune abbé, presque enfant, nommé l'abbé Bossuet, qui a prêché un beau sermon tout illuminé des premiers reflets de saint Jean Chrysostome et des Pères de l'Orient ?
Voilà ce qu'il y a sur la terre de France; il y a une réforme qui va venir, non plus de Calvin et de Luther, mais du côté de saint Augustin et de saint Ambroise ; il y a des Luthers et des Calvins catholiques qui déjà s'écrient qu'il faut que la croyance religieuse revienne sur ses pas, sinon elle est perdue ; il y a, en un mot, tout ce que le cardinal de Richelieu voit du haut de son trône, tout ce que devine Corneille du sommet de sa poésie, à la façon de deux grands politiques qu'ils so nt tous les deux.
Et quand je dis qu'ils étaient tout seuls à comprendre cette révolution religieuse qui s'avançait, le cardinal et lui, je ne veux pour preuve de mon dire que cette lecture de Polyeucte à l'hôtel de Rambouillet. Il avait lu,-comme-il lisait toujours, ses admirables vers avec force et sans grâce; il était arrivé dans cette élégante assemblée, aux pieds de
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la belle Arténice, tel que vous l'avez rencontré en son chemin, la tête haute et fière, l'habit négligé et sans gants : beauté et simplicité romaines! D'abord la noble assemblée avait écouté avec respect la nouvelle oeuvre de celui qui avait fait jouer, il y avait à peine un an, Horace et Cinna. Sa lecture achevée, on applaudit le poëte, non pas sans restrictions et sans quelques murmures.
C'étaient pour ainsi dire des aplaudissements bienséants et polis, rien de plus. Un autre homme en eût été démonté: Pierre Corneille rentra paisiblement en son logis, son manuscrit dans sa poche; il se mit au lit et dormit tout d'un somme.
Cependant l'hôtel de Rambouillet s'agitait à faire peine, à faire peur; on dissertait, on analysait, on se demandait pourquoi donc cette trouée chrétienne dans la tragédie. A la" fin, cette assemblée inquiète de bas-bleus, d'épées-bleues, de docteursbleus, députa au grand Corneille un ambassadeur pour le prévenir de sa faute, et pour lui dire avec tous les ménagements imaginables que Polyeucte était une oeuvre impossible.
Or savez-vous quel était l'ambassadeur de l'hôtel de Rambouillet?... Il était digne de ceux qui l'envoyaient : c'est tout dire. L'ambassadeur, c'était Voiture en personne ! Eh ! Voiture ! un singe de Balzac ! Ce triste bel esprit, qui va de
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pair avec Duperron, du Vair et Coiffeteau, et tous les grands prosateurs de cette période que Pascal devait anéantir et couvrir de sa lumière ! Voiture donnant des leçons d'art et de goût à Corneille !... L'ambassadeur de l'hôtel ,de Rambouillet se plaignait surtout, au nom de la docte assemblée qu'il représentait, du sentiment chrétien introduit par le poëte dans sa tragédie ! Oh ! voilez-vous la face !... On ne reprenait presque rien dans Polyeucte, sinon Polyeucte; on disait aussi que Pauline aimait trop peu son amant, et beaucoup trop son mari ; en un mot, on conseillait à Corneille un petit voyage sur le fleuve de Tendre, et, si la proposition lui convenait, on lui proposait M. Voiture pour un de ses rameurs. Voilà, j'espère, une comédie que Corneille aurait bien dû faire, à laquelle Molière eut grand tort de manquer.
Mais lui, le grand Corneille, il était trop bonhomme pour s'inquiéter des décisions de cet. aréopage redoutable. La conscience de son art le soutenait contre toutes ces petites disgrâces, et, de même qu'il avait l'allure d'un Romain, il en avait le coeur et l'orgueil. Il avait tenu tête à M. le cardinal; il aurait défendu le Cid contre l'Académie entière, si le Cid ne s'était pas défendu par luimême. Donc que lui importaient les galants seigneurs et les belles petites dames parisiennes? Les
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bruits de ruelles n'arrivaient pas jusqu'à son oreille : une fois qu'il savait où frapper pour frapper fort ou pour frapper juste, pas une force humaine ne l'eût arrêté.
Aussi bien, malgré sa misère, a-t-il été, ce me semble, un homme heureux. Pas un instant il n'a été en doute sur son génie, et c'est beaucoup ; il n'a demandé à la poésie que la gloire, avec les larmes et les émotions qu'elle peut donner... Ainsi, il en a retiré tout ce qu'il en voulait avoir. Cette vie de fermier normand qu'il a menée, il l'a trouvée pleine d'innocentes délices.
Il partait de chez lui avec un chef-d'oeuvre en sa poche, il revenait dans sa maison avec un chefd'oeuvre dans sa tête et dans son coeur. Quand il arrivait de si loin, c'était une grande fête dans la famille. Thomas son frère, et les deux soeurs qui avaient épousé les deux frères, et les enfants des deux familles, qui ne faisaient qu'une même famille, arrivaient contents au-devant de Pierre, leur ami :
« Bonjour, Pierre! - Eh [.bonjour, Thomas! - Et que rapportez-vous de Paris? s'écrient les enfants affriandés. - Et comment allez-vous?» disent les deux femmes un peu curieuses. Hélas ! l'honnête fermier ne rapportait qu'un chefd'oeuvre. Pourtant il s'était si bien promis, en
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partant, de rapporter et ceci, et cela, ce meuble qui leur manquait, des livres pour son frère et des jouets pour les enfants !
Après le dîner, les deux frères s'allaient promener tantôt dans la campagne et tantôt sur les bords de ce fleuve où devait s'élever à deux cents ans de là la statue du grand Corneille. D'autres fois ils s'asseyaient discrètement à l'ombre bienveillante et charmante de la vieille cathédrale. Alors Pierre disait à Thomas : « Écoute, il se passe là-bas des choses incroyables. On n'y parle plus ni de guerre ni d'amour, sinon les plus jeunes gens et les toutes jeunes femmes. Entre les hommes sérieux s'agitent des questions énormes. J'ai tout vu, tout compris, les angoisses, les espérances, les tentations de ce monde, et j'ai fait Polyeucte, un martyr. Écoute : voilà mon Polyeucte, et voilà ma Pauline! Ils n'en veulent pas à l'hôtel de Rambouillet; ils n'y ont rien compris... Je n'ai pas assez d'esprit pour ces gens-là.»
Ainsi fut composé Polyeucte. Polyeucte est devenu un des échos les plus glorieux de PortRoyal! Même on dirait que la grande école de Pascal a passé dans ce ferme et beau langage, et qu'à fréquenter les solitaires le style de Corneille a gagné bien de la souplesse et de la grâce, en conservant sa force et sa vigueur,
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Notez que toute cette simplicité des personnages et de la langue que le poëte leur fait parler n'arrête en rien l'enthousiasme. Ainsi, à ce quatrième acte qui est toute la tragédie, à ce moment suprême où Polyeucte brise tous les liens terrestres, au point de renoncer à Pauline elle-même, à Pauline! le sentiment lyrique se fait sentir. Alors, dans un pieux transport, Corneille prête à son martyr des stances qui, pour la beauté, pour la forme et pour l'inspiration, n'ont rien à envier aux plus beaux mouvements lyriques d'Athalie ou d'Esther, ces deux filles touchantes ou terribles de Polyeucte et de Pauline.
Ne redoutez pas cependant cette austérité chrétienne ; au contraire, il faut l'honorer de toutes nos forces, et l'admirer de tout notre coeur, lorsqu'elle nous fait entendre les paroles suprêmes du mari de Pauline au moment où Polyeucte marche au martyre :
Possesseur d'un trésor dont je n'étais pas digne, Souffrez, avant ma mort, que je vous le résigne, Et laisse la vertu la plus rare, à mes yeux, Qu'une femme jamais pût recevoir des cieux, Aux mains du plus honnête et du plus vaillant homme Qu'ait adoré la terre et qu'ait vu naître Rome.
A ces paroles dernières de Polyeucte, tant Polyeucte est touchant, tant Pauline est belle, élo-
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quenteet digne à là fois de Polyeucte et de Sévère, on se prend à être charmé, ému, attentif,
Le rôle de Pauline est Un chef-d'oeuvre, et peut-être le chef-d'oeuvre de Corneille] Il se compose des plus rares et des plus délicates nuances de la passion, du sentiment, de la grâce, de l'amour, de l'amour filial.
En même temps toutes choses y sont contenues dans les plus strictes limites du bon sens. L'héroïsme, il est vrai, y prend nécessairement une teinte bourgeoise : cette fois, plus de transports soudains, plus de colères inattendues, plus d'ironie, et même en cette âme sereine, élevée et forte, là fierté est supprimée. Avec quelle énergie et quelle grâce aussi Mlle Rachel nous représente, d'abord en tremblant et bientôt avec la juste assurance du talent le plus rare et le plus exquis, cette noble fille d'une si libre allure, qui dit tout haut toute sa pensée et qui ne cache rien des moindres sentiments de son coeur !
Avec quelle ardeur elle est tour à tour la femme obéissante à son mari, la fille qui résiste à son père, et cette Pauline adorable, à l'aise même avec Sévère qu'elle ."aimé et dont elle est aimée, et qu'elle revoit, après un ah d'absence, comme si elle l'avait vu la veille !
Elle est surtout la Pauline de Corneille en tout
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Ce quatrième acte admirable et rempli des émotions les plus touchantes, et comme enfin elle dit jusqu'aux nues ce grand cri : Je vois! je crois! je suis chrétienne! En ce moment solennel tout brille, tout parle, tout brûle dans cette personne héroïque; elle a dix coudées, elle est immortelle. En ce moment nous retrouvons, contents d'elle et de nous, la jeune fille inspirée dés premiers jours, lorsque; toute seule sur ce théâtre, abandonnée à elle-même, sans manteau et presque sans tunique, la tête chargée d'un diadème dédoré, la main armée d'un poignard de hasard, elle s'abandonnait librement, sans chercher l'effet, sans viser au pittoresque et sans songer aux applaudissements d'un parterre absent, à ce grand art dont elle était l'espoir, à ce grand souffle ingénu que contenait son étroite poitrine, à cette inspiration qui lui était venue comme le chant vient à l'oiseau, et qui l'obsédait à son insu.
III
Phèdre était lé rôle préféré par Racine entré tous lés rôles sortis de sa tête et de son coeur.
Quel rêve, en effet, il avait eu ce jour-là ! Évoquer l'inceste de ces cendres brûlantes, mettre tant
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d'amour dans le coeur de cette femme pour le fils de son mari que cet amour nous paraisse au moins digne de notre pitié, j'ai presque dit de nos respects; entourer d'intérêt, et d'un intérêt puissant, cette femme dédaignée, incestueuse, adultère, cette marâtre, et nous conduire à travers toutes les péripéties infinies de ce coupable amour ; en un mot, le dirai-je? dans un sujet antique, avec les idées et les passions d'autrefois, avec la langue élégante et correcte du XVIIe siècle, égaler, surpasser la Didon de Virgile ! O tâche immense ! Quel courage à l'entreprendre et quelle verve à l'accomplir !
Par quel effort de son génie et de sa volonté le grand poëte s'est tiré de cette histoire, de ces langueurs, de ces délires, de ces détails de la mythologie et des métamorphoses païennes ! Avec quel art il a réuni ces sentiments, ces images, ces amours ! et qu'on a bien raison, après deux siècles, de s'étonner d'un si noble travail, pour parler comme Despréaux !
Heureusement (car, malgré la terrible simplicité de ce drame unique au monde, il est bien difficile de faire l'analyse complète de toutes ces beautés réunies) vous savez par coeur la Phèdre de Racine, ami lecteur. Vous étiez bien jeune encore lorsqu'elle vous est apparue accablée, honteuse, et
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pourtant souriante encore au milieu de ses flammes, de ses hontes, de ses espoirs, de ses remords! A vingt ans que Vous avez eus, vous aussi, et que vous n'avez plus, dans vos beaux jours d'innocence et de vertu, vous avez applaudi à la chaste retenue du bel Hippolyte, vous avez salué de l'âme et du coeur Aricie, la jeune fille dont les honnêtes et doux transports font un si terrible contraste avec l'emportement de sa rivale. Même vous n'étiez qu'un enfant que déjà votre père Vous faisait réciter le récit de Théramène.
Vous avez grandi depuis ce temps, et vous avez entendu répéter par les rhéteurs que ce merveilleux récit de Théramène était un hors-d'ceuvre, qu'il y avait là dix fois trop de beaux vers, et qu'enfin Racine avait commis un très-grand crime en s'abandonnant à l'inspiration qui le pressait... Laissez dire ces hypercritiques, et, si en effet le récit de Théramène est un crime,- rassurez-vous, depuis Racine on n'a pas vu se renouveler ce grand crime. Quant aux fameux critiques qui s'en vont criant sans cesse à l'imitation, et qui vous soutiennent obstinément que sans les anciens le génie français serait resté dans la torpeur, vous auriez grand tort de répondre à de pareilles clameurs. Même, pour vous convaincre de
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l'originalité de notre poëte à propos de la Phèdre de Racine, vous ferez bien de relire l'Hippolyte d'Euripide. A coup sûr le poëte français n'a rien à redouter de la comparaison.
Non pas que le grand poëte Euripide n'ait pas été un charmant poëte, mais lui et les siens, ils ont manqué d'un grand art qui appartient en propre aux modernes, l'art de la composition. La poésie dramatique des poètes grecs se sentait trop de son origine ingénue de poésie improvisée et chantée. Le drame grec marche au hasard, sans trop de prévoyance, et comme un enfant qui va sans peur, parce qu'on le tient en lisière/C'est le choeur qui tient la lisière du drame grec;' le choeur est là pour tout expliquer, pour tout conduire, pour remplir tous les vides. A génie égal, il était plus facile à Sophocle, à Euripide, d'écrire une tragédie, qu'au grand Corneille, au tendre Racine. Il ne faut donc pas crier si fort à la ressemblance, au plagiat, car rien ne ressemble moins à une tragédie française qu'une tragédie grecque, et réciproquement.
Toutefois il y a de charmants détails dans l'Hippolyte d'Euripide. Hippolyte est le héros d'Euripide. Hippolyte a fait voeu strict dé chasteté; il n'aime les femmes ni ne les estime. Son coeur est loin d'avoir parlé, si jamais son coeur doit par-
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1er. Premier point de différence entre cet Hippolyte et celui de Racine.
Le grand Arnauld, à qui plaisait fort cette continence presque chrétienne de l'Hippolyte d'Euripide, reprochait vivement à Racine d'avoir imaginé cet amour pour Aricie. A quoi Racine répondait : Mais qu'auraient dit nos petits-maîtres ? Il me semble que, si M. Arnauld avait voulu répondre à son tour, il aurait pu dire à l'illustre disciple de Port-Royal : «? Mon fils, y pensez-vous? que vous fait le petit-maître? On ne travaille pas pour les petits-maîtres dans aucun temps; il n'y a que les tailleurs, les brodeurs et les passementiers qui songent à cette engeance, et jamais les grands poëtes. Demandez plutôt à votre ami Molière : comment a-t-il traité les petits-maîtres? Et Corneille, votre maître, s'est-il inquiété des petitsmaîtres ? Vous me la donnez belle avec vos petitsmaîtres ! Et, si vous n'avez pas d'autre réplique à me faire, convenez que j'ai raison... »
A quoi Racine aurait pu répondre en toute humilité : a Mais, mon maître, songez donc que la passion est la vie et l'intérêt du drame, et que, si je vaux quelque chose, je vaux surtout par les plus tendres sentiments du coeur. Songez aussi que cette Phèdre au désespoir, qui vous paraît touchante à vous-même rfrajtgre' ses crimes, a be-
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soin, pour être tolérée, du sincère et charmant voisinage de ces honnêtes passions. A tout prendre enfin, Hippolyte est un jeune païen] qui n'a pas de motifs sérieux pour ne pas être amoureux à son tour. » Ainsi il eût parlé. Il me semble, à ces paroles, que je vois l'austère vieillard étendre ses deux mains vénérables sur la tête de ce grand homme de trente-huit ans, qui devait écrire YAthalie et l'Esther beaucoup plus tard.
Dans sa sauvagerie,'Hippolyte, le héros d'Euripide, est vraiment un très-aimable sauvage. Il a juré haine à Vénus, et Vénus veut se venger de ce téméraire prosterné aux autels de Diane. «Accepte, ô ma déesse ! cette couronne de fleurs que j'ai cueillie dans la riante prairie où régnent le printemps, la fraîcheur, la sainte pudeur. » Ainsi parle Hippolyte. Arrive au même instant un officier du prince. Cet officier ressemble quelque peu, pour la morale, à nos jeunes colonels d'opéracomique, lorsqu'ils célèbrent le jeu, le vin et les dames, et sa morale estun peu relâchée. « O prince égal aux dieux! lui dit-il, évitez le faste, et ne cherchez point à vous distinguer des autres mortels. » Le faste! Cela veut dire, en bon français : « Mon prince, il est temps que vous preniez une maîtresse. Adorez Vénus, ajoute l'officier; c'est notre déesse favorite. - Je hais les divinités qui
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ont besoin des ténèbres », répond Hippolyte. Et il s'en va assez mécontent de son aide de camp et de ses conseils.
Alors commence à se lamenter le choeur d'Euripide. Euripide ne va pas chercher bien loin les témoins de son drame; il les prend parmi les lavandières, parmi les soeurs et les compagnes delà princesse Naùsicaa. La lavandière ici est tout un poème, et, pour peu que vous vous soyez assis derrière les saules, sur le midi, quand tout fait silence, et même la grenouille au bord de l'étang, vous avez entendu les lavandières du village, espèce de Chambre des députés en plein vent à l'usage du hameau. Donc les lavandières du choeur, pendant qu'elles laissent au courant du ruisseau les vêtements de pourpre, se racontent entre elles les douleurs de la reine. Hélas ! Phèdre est en proie à un mal inexplicable. Elle est seule; elle se tient enfermée entre les murs du palais; elle languit sans nourriture, et le mal est plus fort que sa faiblesse. Tels sont les discours qui se tiennent au bord du ruisseau, dans la prairie voisine, sur le penchant du rocher où sont étendus au soleil les vêtements empourprés.
J'avoue ici que ces sombres rumeurs préparent à merveille l'arrivée et les langueurs de cette Phèdre attendue avec tant d'angoisses; Enfin donc
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la voilà, c'est elle, elle arrive, et toute semblable à la reine que va nous montrer Racine. « Allons, partons; gravissons les montagnes à la suite des chiens », et le reste. « Insensée, où suis-je, et qu'ai-je dit? » Mais vous chercherez vainement dans la tragédie athénienne le grand cri parti de l'âme et du coeur de notre poëte :
O haine de Vénus! O fatale colère!
Sans compter qu'au premier acte de la tragédie française Thésée, le mari de Phèdre, est mort enfin, à ce qu'on assure ; et c'est une exquise habileté de Racine d'avoir donné ce peu d'espoir à Phèdre elle-même non moins qu'au spectateur.
Au second acte de l'Hippolyte, la reine est dans le palais, à demi couchée sur un lit. Ses femmes l'entourent, se demandant la cause de cette langueur. A la fin, le nomd'Hippolyte est prononcé. Aussitôt la reine est debout... semblable en ce moment à la Phèdre de Racine. O coeur brisé, paroles brisées, arrachées une à une, de façon à composer tout à l'heure ce terrible secret! Mais à peine est-il deviné, ce grand crime, le choeur s'agite et s'indigne.
Il résiste à la reine, il la réprimande... Ici s'établit entre la reine incestueuse etle choeur, sur les conseils les plus prévoyants et les plus sages, un
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très-long dialogue où la reine raconte ses intimes souffrances. En vain la confidente, OEnone, si vous voulez, se met à flatter de son mieux cette terrible passion, le choeur répond à la reine ce que lui répond déjà sa conscience : Les avis de cette femme sont flatteurs, mais vos sentiments sont plus honnêtes que les siens. Jusque-là tout est bien ; cependant la confidente finit par l'emporter, et elle promet de composer un philtre qui doit toucher le coeur d'Hippolyte. Un philtre! cela se passe ainsi dans les odes d'Horace et dans les épigrammes de Martial.
C'est donc ici qu'il faut surtout admirer la grâce et le bon sens du poëte français. Celui-là ne croit pas à d'autres philtres que les passions que l'homme apporte en venant au monde; elles naissent, elles vivent, elles grandissent, elles meurent avec lui.
Jusqu'à présent, l'Hippolyte d'Euripide n'a pas encore rencontré la Phèdre haletante, et le poëte grec s'est bien gardé de nous les montrer face à face. Il ne fallait rien moins que l'habileté et l'art de -Racine pour hasarder la déclaration de Phèdre, inestimable et poétique merveille. Oui, le seul Racine pouvait les faire entendre aux oreilles du sauvage Hippolyte, ces touchants et furibonds accents de la passion ; lui seul il pouvait se tenir à la hauteur de ces pathétiques et abominables
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transports; lui seul il pouvait forcer Hippolyte de supporter jusqu'à la fin cette femme abandonnée à tous les désespoirs... Euripide n'a même pas affronté cette immense difficulté; seulement il suppose qu'entre le second et le troisième acte Hippolyte a tout appris par la confidente de Phèdre. Il sait tout, mais déjà le remords s'empare de cette Phèdre. Elle s'agite, elle se perd. Déjà elle accuse à haute voix ce beau jeune homme, tant elle comprend qu'il ne peut pas l'aimer.
Alors, à son tour, paraît Hippolyte, et cette fois encore il vous faut renoncer à la retenue, à la modération, à l'effroi modeste de l'Hippolyte de Racine. Le sauvage héros d'Euripide arrive hors de lui, indigné. Jamais, non, jamais les femmes ne lui ont paru plus abominables, depuis qu'il a entendu parler d'un pareil amour. « Pauvres maris ! s'écrie-t-il ( ici maître Hippolyte est bien près, malgré toute sa fureur, de parler comme un. héros de comédie ) ; ah ! pauvres maris, allez donc acheter pour vos femmes des robes, des colliers, des manteaux somptueux !»
Ainsi parlant, Hippolyte fait à l'avance la satire IX de Boileau : «Quelle femme épouser, juste ciel ! Si elle est d'une illustre famille, elle est entourée de parents vicieux; si elle est femme d'esprit et de bonne humeur, vous voilà déshonoré
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à tout jamais. A-t-elle une confidente, la confidente est votre ennemie. » On dirait aussi d'un passage de l'Art d'aimer. C'est donc un grand déclamateur, l'Hippolyte d'Euripide. Au rebours l'Hippolyte de Racine : il écoute, et bouche béante, ces aveux épouvantables ; à peine à deux ou trois reprises s'il laisse entrevoir l'étonnement douloureux de son âme. Il est là pour tout entendre et ne rien répondre. Ainsi l'a voulu Racine, ainsi le veut la nature. En ce moment, c'est Phèdre elle seule qui doit être éloquente ; elle seule elle doit s'étourdir de son propre enivrement. Hippolyte n'a qu'à se taire, à frémir, à rougir.
Ici toute comparaison doit s'arrêter entre l'une et l'autre Phèdre. La Phèdre d'Euripide ne sait pas ce que c'est que la lutte ; elle s'avoue à l'instant vaincue; elle est écrasée, elle ne ressent aucune des transes de l'autre Phèdre; pas un seul instant elle n'est possédée de, ces beaux rêves de l'amour qui rendent les peines à venir plus cuisantes. Tout ce qu'elle sait faire en ce moment, la fataliste, c'est de mourir. La mort est sa seule défense et son unique espoir. Cependant le choeur se met à chanter, sur l'air Si j'étais petit oiseau, la complainte dont voici la première strophe : « Que n'ai-je les ailes de l'oiseau! Je traverserais la mer Adriatique, le Pô, le jardin des Hespérides,
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la mer de Crète. » Oh ! que de temps perdu ! Mais la Phèdre acharnée à sa proie, la vraie Phèdre, elle se débat contre la honte. Elle apprend enfin que cet Hippolyte adoré n'est pas insensible à l'amour. En même temps revient Thésée, un mari qu'elle a cru mort. Ainsi accablée par toutes ces misères, elle consent à perdre Hippolyte; encore, pour arracher ce consentement funeste, quelle violence ne lui fait-on pas !
Dans Euripide, lorsqu'àrrive Thésée, la reine est morte- Elle a laissé, en mourant, un billet pour son mari; dans ce billet, elle dénonce Hippolyte. Comme si la chose était possible, et comme si cette femme, qui aime encore, pouvait renoncer à l'espérance d'un pardon, d'une larme sur son propre tombeau !
Vraiment il n'est pas nécessaire d'assister aux enchantements de Racine pour comprendre que ces illustrés poètes grecs ou romains ne connaissaient guère le coeur des femmes. Quelquefois, rarement, ils parlent des femmes comme il en faut parler; mais le plus souvent toutes ces délicates nuances des plus nobles sentiments leur échappent. Les vieillards; troyéns se lèvent à l'aspect d'Hélène, et. par leurs respects muets rendent hommage à sa beauté; Sapho qui se lamente, le quatrième acte de l'Enéide et la reine éclatante au
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sommet du bûcher, quelques élégies de Tibulle, une ou deux odes d'Horace où là coquetterie et la forme féminines sont mises en honneur, ajoutons Properce et ses feux, Ovide et ses amours, représentent tout le langage amoureux de la double antiquité. Les Grecs ont gardé pour leurs drames l'amour filial, l'amour maternel, toutes les saintes amours, excepté ce que nous autres nous appelons amour.
Certes ce n'est pas connaître le coeur de/ Phèdre et, disonsmieux, le coeur de la femme amoureuse, que de placer dans ses mains inanimées cette lettre funeste. Toute la belle scène entre Thésée et son fils se retrouve dans les deux poëtes; seulement le Thésée d'Euripide est plus crédule que celui de Racine. Celui de Racine a devant ses yeux une femme qu'il aime, qui laisse accuser son fils d'inceste et de parricide; et rien qu'à la voir, cette Phèdre expirante, rien qu'à voir sa pâleur, sa maigreur, son oeil hagard, ses mille convulsions, l'immense douleur dont toute sa personne est empreinte, il.faut bien croire qu'elle a été violemment irritée.
Enfin, quel surcroît de douleur, pour cette malheureuse créature, en. apprenant que ce jeune homme innocent est condamné sans rémission; qu'il va partir, qu'il va partir avec Aricie, et
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qu'elle-même, la Phèdre expirante, elle va rester seule et face à face avec le père privé de son fils ! Les imprécations de Phèdre contre la destinée sont des plus belles et des plus touchantes qu'ait inventées la poésie unie au drame... A tout prendre, ce qui est difficile dans le drame, ce n'est pas de tuer les gens lorsqu'ils vous embarrassent, comme fait Euripide; au contraire, c'est de les faire parler comme les fait parler Racine, à l'instant même où le spectateur, inquiet, agité, éperdu, se demande à lui-même, en voyant cette éloquente malheureuse : Que va-t-elle dire à présent ?
Dans la tragédie grecque, les plaintes du choeur, lorsque le bel et innocent Hippolyte part pour l'exil, sont des plaintes bien senties. « On ne vous verra plus sur un char dompter la fougue de vos coursiers obéissants ; votre luth, suspendu dans la maison paternelle, n'aura plus de belliqueux accords; les autels de Diane vont être désormais sans couronnes ; les nymphes d'alentour n'auront plus à se disputer votre coeur, difficile conquête. »
Tout cela est triste, ingénu, plein de deuil, et l'élégie a rarement des plaintes si touchantes. J'avoue en même temps que ce beau jeune homme, ainsi pleuré à l'avance par ce choeur antique qui croit à la fatalité, comme c'est son droit et son devoir, ne perd rien de notre intérêt à être
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absent déjà. C'est qu'il faut dire aussi que dans la tragédie d'Euripide Hippolyte est le héros favori du poëte; Hippolyte attire à lui tout l'intérêt, toute la pitié; sur sa beauté, sa vertu, ses malheurs, sont réunies toutes les sympathies. Racine est le premier qui aitimaginé de faire passer toutes les transes et tout l'intérêt d'une pareille tragédie de l'Hippolyte innocent à la Phèdre incestueuse. Remarquez en passant ces vers,tout remplis de la mythologie païenne :
Des dieux les plus sacrés j'attesterai le nom, Et la chaste Diane et l'auguste Junon,
et tout le reste de ce passage. Ne dirait-on pas des vers d'André Chénier, et de ses plus beaux vers? Cependant il y a encore des critiques qui vous disent qu'André Chénier est le premier poëte français qui ait retrouvé l'accent même et le son de l'antiquité !
J'ai dit plus haut toute l'admiration qu'il faut avoir pour le récit de Théramène, et combien peu nous devons nous inquiéter des injures banales dont ces beaux vers ont été assaillis. Ce récit-là est, dans Euripide, aussi plein de détails, de regrets et de douleurs. En fin de compte, n'est-ce pas le droit imprescriptible du poète d'être entièrement un poëte aussitôt que l'occasion s'en présente ?
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La poésie comme en fait Racine, n'est-ce pas un charmant repos après tant d'émotions violentes, et ne préférez-vous pas, même à l'action, toujours facile à inventer, ces magnifiques détails d'une langue toute-puissante, écrite par un poëte inspiré qui, après avoir parlé pour le compte de toutes sortes d'événements et de passions qu'il invente ou qu'il devine, n'est pas fâché de parler enfin pour son propre compte?
Ainsi fait Euripide, ainsi fait Racine. On voit, dans Euripide, Hippolyte qui revient tout sanglant : il est le héros du drame. Dans Racine, au contraire, c'est Phèdre elle-même qui revient expirante: elle est l'héroïne delà tragédie. Sur l'Hippolyte expirant, Diane, sa déesse bien-aimée, vient répandre ses consolations et ses secours ; elle promet au bel Hippolyte, écrasé sous ta vengeance implacable, ô Vénus ! la mort du bel Adonis.
OEdipe et Phèdre sont, à tout prendre, les deux plus grandes victimes et surtout les plus touchantes de la fatalité antique. La Phèdre d'Euripide fut arrangée et traduite pour les Romains par un poëte bel esprit, poëte de la décadence qui se souvenait des meilleurs temps poétiques, par Sénèque. Celui-là a joué chez les Romains à peu près le même rôle que jouait chez nous naguère Casimir Delavigne, avec tant de bonne grâce et de
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sympathie. Sénèque n'appartenait en propre à aucune école poétique, à aucune croyance. Il admirait l'antiquité, non pas qu'il la trouvât admirable, mais parce qu'il avait été habitué de bonne heure à en copier les formes, les idées, les passions. Amoureux du succès avant toutes choses, peu lui. importait de réunir dans la même page toutes sortes d'éléments dissemblables. Il faisait, lui aussi, de très-beaux vers, mais très-ennuyeux; il se plaisait dans toutes sortes de détails étrangers à l'action principale, mais qui amusaient ce parterre d'un instant. C'est ainsi qu'il se plaît à décrire tous les ajustements de Phèdre avec autant de menus détails que pourrait faire le Journal des Modes. Enfin ce même Sénèque, pour flatter le spectateur blasé, introduit dans le drame ce qu'on appelle de nos jours la mise en scène, la décoration, le costume, ce qui est bien la plus abominable parodie de l'art dramatique. La simplicité du poëte grec lui eût fait peur. Sénèque ne voulait pas de cette aimable simplicité, non plus que le peuple romain.
Vous avez donc à la fin de la Phèdre de Sénèque, et pour remplacer le beau récit qui charmait si délicieusement toute l'Attique, un hideux spectacle de membres palpitants, de cadavres : jambes de ci, bras de là, là tête mêlée avec les pieds,
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chairs pantelantes que le malheureux père remet en ordre, comme font les dieux pour les membres de Pélops, servis en guise de civet à la table de Tantale... un tableau terminé par une magnifique déclamation.
Et, pour que ce grand sujet de Phèdre n'échappât à aucun des accidents qui sont réservés aux plus beaux caractères de l'histoire et de la poésie, il devait arriver qu'après l'inestimable chefd'oeuvre de Racine, à l'instant même où le poëte venait de monter sur les grandes hauteurs poétiques où nul désormais ne saurait l'atteindre, une espèce de barbare se devait rencontrer pour arranger ce drame admirable. Le barbare dont nous parlons s'appelait Pradon. Il était né sans esprit, sans génie et sans style, et voilà pourquoi il fut choisi, à l'unanimité de l'envie et des seigneurs de la cour, pour faire obstacle au génie, au succès de Racine. Cet homme osa donc écrire une Phèdre à l'heure où la première Phèdre était palpitante, et, qui plus est, la Phèdre de Pradon, protégée, on ne sait pourquoi, par Moee.la duchesse de Bouillon et sa compagnie, obtint un succès incontestable et l'emporta sur le chef-d'oeuvre de Racine!
Tant il est vrai qu'il y aura toujours des barbares, que le génie aura toujours ses ennemis impla-
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cables. Mais bientôt les barbares font silence, les ennemis passent ou se fatiguent, le génie reste, Pradon retourne dans son néant, et Racine monte jusqu'aux cieux. Pourtant ce fut le succès de Pradon, ce fut la chute de la Phèdre de Racine, qui condamna ce beau génie au silence à l'âge de trente-huit ans. Trente-huit ans ! la belle époque pour être un grand écrivain !
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THEATRE DE VOLTAIRE
^ i^Ci 0NC ^"e ^acnel ava" deviné juste ; un I eJJvA secret instinct lui disait que celui-là qui fesss^la bien commencé a déjà accompli la moitié de sa tâche. Bien commencé, c'est le secret des artistes vraiment heureux. L'heureux commencement les habitue à réussir; il leur donne en eux-mêmes une légitime confiance; il les indique à l'estime, à l'applaudissement, à l'adoption du public... Pour bien faire, il faut bien commencer... il faut bien finir. Le commencement aplanit les sentiers ; mais pour que la tâche enfin soit dignement accomplie, il faut toucher le but facilement, glorieusement. Honte au vieux coursier de l'art poétique arrivant essoufflé, et tombant sur l'arène, au milieu des rires de la foule ingrate et sans pitié ! Le rôle d'Aménaïde fut choisi par le ThéâtreFrançais pour le troisième rôle de M"e Rachel,
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et Tancrède fut annoncé solennellement le 20 août 1838.
Un intérêt très-vif s'attachait à cette représentation qui devait remettre en grand honneur le nom de Voltaire, le plus dédaigné, en ce temps-là, et le plus oublié de nos poètes tragiques. Tancrède, en effet, n'est pas seulement la dernière tragédie de Voltaire, Tancrède est la dernière tra^ gédie du Théâtre-Français. Quand l'auteur de Zaïre, de Mérope et de Mahomet eut trouvé, pour son héros tragique, un chevalier français du XIe siècle, quelque chose lui dit en lui-même que la tragédie française venait de faire sa dernière découverte, et que maintenant, Corneille étant mort, Racine éteint, Voltaire épuisé, la tragédie française n'avait plus qu'à parcourir le même cercle d'amours traversées, d'ambitions mal satisfaites, de vengeances assouvies. En même temps, il arrive assez souvent que plus un art est épuisé, et plus il se rencontre de pauvres génies pour chercher dans ces cendres refroidies les parcelles d'un feu éteint. C'est justement ce qui est arrivé aux faiseurs de tragédies après Tancrède: ils ont marché dans le vide, et, parce qu'ils marchaient sans obstacle, ils se sont figuré qu'ils avançaient. Lés maladroits j ils tournaient autour de Tancrède !
Mais aussi qu'elle était grande et solennelle,
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cette dernière lueur de la tragédie française au siècle dernier! Voltaire, à soixante-quatre ans, avait trouvé ce chef-d'oeuvre dans un conte léger de l'Arioste. Homme singulier et d'un esprit sans égal, je parle de Voltaire, il était aussi habile à regarder les choses légères sous leur côté sérieux qu'à considérer les choses sérieuses sous leur côté bouffon. Soit qu'il fît d'un vrai héros un objet de risée, ou d'un bouffon un héros, soudain il était à l'oeuvre, et de cette tâche exposée à tous les périls il se tirait avec un bonheur infini. Combien d'histoires lamentables sont devenues, sous sa main légère et charmante, des contes frivoles ! Que de larmes il a su tirer d'un récit burlesque ! C'est ainsi qu'il écrivait Y Orphelin de la Chine en copiant une parade chinoise, et qu'il faisait une chanson à boire des plus terribles passages de l'Écriture.
Eh oui ! c'était toujours le même homme, aux saillies imprévues. Homme heureux autant qu'habile, il a trouvé dans le poëme léger, badin, amoureux et galant de l'Arioste cette tragédie de Tancrède, abondante en grâce, en amour, en héroïsme, en pitié, et vraiment, quand il eut accompli ces enchantements, il avait bien le droit de se féliciter d'avoir le premier retrouvé la chevalerie et de l'avoir jetée sur la scène. O puis-
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sance! ô charme! autorité sans limite! esprit vaillant!, coeur généreux! grâce infinie! Il avait sous sa main, dans son esprit, dans sa tête, et, s'il eût voulu, il avait dans son coeur cette terrible et solennelle tragédie de Jeanne d'Arc; Jeanne d'Arc, ce grand chevalier, entourée des plus illustres chevaliers de la France et de l'Angleterre. Eh bien, le même homme qui faisait d'Ariodant Tancrède, et de Geneviève Aménaïde, faisait un poëme cynique des labeurs, dû martyre et de l'honneur de cette pucelle d'Orléans que la princesse Marie a vengée de son chaste, énergique et poétique ciseau de grand sculpteur.
Et pourtant, comme c'était là une tragédie toute faite pour Voltaire - Jeanne d'Arc (elle a été faite deux ou trois fois et avec succès par deux ou trois esprits médiocres) ! et comme, au contraire, c'était là une tragédie entourée d'obstacles insurmontables - Tancrède ! Cinq actes à composer avec deux amants qui doivent à peine se parler cinq minutes pendant ces cinq actes ! Deux grandes passions qui, loin d'être aux prises, comme c'est le droit et le devoir de là passion, vont sans cesse en s'évitant l'une l'autre avec d'autant plus de soin que, si par malheur elles se rencontrent, adieu l'intérêt, adieu le drame! Une tragédie amoureuse, et dont toute la péripétie et toute la douleur
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dépendent uniquement d'une méprise, et pour nouer toute cette intrigue, qui est pourtant une des intrigues les plus savantes et les plus compliquées du théâtre, un billet dont l'adresse est oubliée... Il n'y a pas d'autre obstacle et pas d'autre souci dans les cinq actes de Tancrède. Aussi bien quelles difficultés immenses pour un homme qui tenait avant tout à rester dans la nature et dans l'unité!
Mais ce qui était, dans ce drame, une grande et heureuse nouveauté, féconde en détails, c'était l'époque, c'étaient les moeurs, c'étaient les héros choisis par Voltaire. Le XIe siècle, guerrier et barbare; la chevalerie, aventurière; Aménaïde, fille d'une république ; Tancrède, enfant d'une monarchie ; ici les chrétiens, plus loin les Arabes ; l'Orient, l'Italie et la France confondus et mêlés ; et pour théâtre un champ clos, où les chevaliers, armés de toutes pièces, vont combattre sous le bouclier, la visière baissée et la lance à la main : voilà les dignes acteurs de ce théâtre! voilà les héros, voilà les combattants, voilà les vainqueurs!
Un jour qu'il faisait répéter Tancrède : « Or çà, Messieurs, disait Lekàin à ses comparses, haut la tête, haut les coeurs ; rappelons-nous à la fois notre voeu de chevalerie, et que nous sommes des héros
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faits pour marcher devant les rois. » Tant il avait la conscience de ce grand rôle que Voltaire avait composé pour lui!
Hier encore, Aménaïde, la fille d'Argire, était une des reines de la cour de Byzance, entourée et fêtée par les plus jeunes, par les plus beaux, par les plus braves. A la cour de l'empereur grec, Aménaïde a vu Solamir et Tancrède; Solamir, le chef arabe; Tancrède, le chevalier français. Aménaïde a préféré Tancrède à tous les chevaliers du tournoi. Sa mère, en mourant, lui a permis d'aimer le héros, le proscrit. Aujourd'hui, Aménaïde, rappelée à Syracuse par la volonté d'un père, se souvient, non sans regret, de cette cour orientale qu'elle a quittée, et surtout de Tancrède qu'elle ne verra plus. Le sénat de Syracuse, cette assemblée de républicains, Va. déclaré : Tout Français est à craindre. Donc, plus d'espoir pour Aménaïde.
De son côté, Tancrède, en vrai chevalier, a suivi sa jeune maîtresse. Que lui fait le sénat de Syracuse? Il veut revoir Aménaïde. Seul et bravant le danger, Tancrède rentre en Sicile. Et maintenant c'est à vous de le protéger, Muses de la Sicile invoquées par Virgile. On l'a vu dans Messine; Aménaïde écrit à Tancrède! Il y a là Un mouvement et un éclat de passion que Racine lui-même eût
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envié dans les temps heureux de M"* de Champmeslé, ses amours.
Mais, hélas ! l'esclave qui portait à Tancrède la lettre d'Aménaïde, l'esclave maître du secret de ma vie, il est arrêté, il se défend, il meurt; on saisit sur cet homme la lettre d'Aménaïde. Ceci se passait aux environs de Syracuse, près du camp de Solamir. Or Solamir a vu la belle Aménaïde aux environs de Byzance; il l'aime... donc cette lettre fatale était envoyée à Solamir. Ainsi toutes les preuves sont contre la fille d'Argire ! O misère ! et qui l'eût dit? Aménaïde écrivait à l'ennemi de Syracuse! Il faut qu'elle meure; ells mourra sans rien dire... Tancrède est à Messine, et elle ne veut pas exposer la vie ou tout au moins la liberté de Tancrède. Ainsi Voltaire a si bien noué et préparé son troisième acte, qu'il est impossible de pousser plus loin la vraisemblance et la terreur.
Ce troisième acte est à lui seul une tragédie. Arrive en ce moment, au moment où il faut qu'il arrive en effet, Tancrède .. et sa présence a trouvé toutes les âmes en suspens.
Aménaïde est perdue, elle mourra. Nul chevalier ne veut entrer pour elle dans la lice; elle a rejeté le secours d'Orbassan; elle ne peut être sauvée que par Tancrède. Avec Tancrède, en effet, vous voyez entrer sur cette scène héroïque la che-
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valerie et l'héroïsme ornés de toutes les grâces : armures, plumets, écharpes flottantes, devise ingénieuse, je ne sais quoi de mystérieux et d'attendri qui devait donner d'étranges regrets à Louis XV et à Mme de Pompadour... Un don Quichotte sérieux, le voilà ! La scène est vraiment solennelle. Ce chevalier qui pénètre dans une ville où il est proscrit, cette ville déserte, cette place publique où personne ne passe encore; ce vieillard, Argiré, qui sort du temple, suivi seulement de deux serviteurs, lui le maître de Syracuse ! enfin le grand silence de ces murs, et tout à coup Pécuyer de Tancrède qui vient de la ville, et qui raconte à son maître épouvanté toutes ces douleurs : Aménaïde mariée à Orbassan, Aménaïde écrivant à Solamir, Aménaïde condamnée et qui va mourir... on dirait du Sophocle; et,pour finir, ce grand éclat d'amour et de désespoir, de courage et de pitié, cette parole hautaine dont l'écho traversera les siècles :
Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter! .-
Certes, voilà de la passion et de la douleur. Et que Voltaire était fier à bon droit d'avoir transporté dans la tragédie ces armures, ces devises et ces armoiries, toutes les pompes
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de ce moyen âge dont il avait brisé les croyances en se jouant l
Malheureusement, la vieillesse du poëte se fait sentir dans ce beau drame, la veille et là hâte. On dirait qu'il est écrit par deux mains bien différences, par un poëte et par un enfant.
La reprise de Tancrède après ce beau vers n'est pas moins belle. Plus il a d'amour dans le coeur, et plus il faut cacher son amour, et, quand passe Aménaïde allant au supplice, Tancrède détourne la tête. Aménaïde s'évanouit; Tancrède s'écrie : A moi, Orbassan! Ici, pour la première fois^ vous avez ce qu'on appelle le spectacle. Les écuyers s'avancent, les chevaliers prennent leur lance et leur casque, la lice est ouverte.
Toute cette pompe, aujourd'hui si futile, était une grande hardiesse au temps de Voltaire, et Voltaire lui-même avait bien peur d'en avoir trop fait. Cependant cette pompe, et ces décorations, ces chevaliers, ces armures, tout cela était du sujet de la tragédie... Avec ce champ clos de Voltaire on a fait la marche de la Juive à l'Opéra.
Et que dirons-nous d'Orbassan défié par Tancrède, et du grand cri d'Aménaïde sauvée, aux pieds de Tancrède son libérateur !
II. aura donc pour moi combattu par pitié!
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Aménaïde est une fille noble et fière, républicaine élevée à la cour et servie par des chevaliers. Aménaïde a résisté à son père, le vieil Argire, quand celui-ci a voulu la marier au terrible Orbassan. Aménaïde, accusée, s'est laissé condamner par ce sénat de républicains, sans daigner dire un mot, un seul mot pour sa défense. Aménaïde, qui va mourir, rejette le secours d'Orbassari, et elle lui déclare qu'elle ne l'aime pas. Elle marche au supplice d'un pas ferme, à la façon d'Iphigénie allant à l'autel, avec cette différence pourtant qu'Iphigénie obéit au devoir; Aménaïde obéit à l'amour. De ce caractère ingénu et passionné le grand poëte a fait un mélange heureux de toutes les passions de l'Orient, de toutes les grandeurs de la France ; et quel miracle enfin, pour un poëte qui avait alors soixante-quatre ans, d'avoir rencontré un digne pendant à Zaïre! L'ongle du lion se montre encore dans lés grands passages de cette épopée, le génie du maître se révèle, éclatant et vigoureux, dans ce vers encore énergique et toujours passionné, et l'on s'étonne, et l'on admire, .en songeant que voilà pourtant le suprême effort d'une ardeur qui s'éteint !
Mlle JAachel, jeune et vaillante, avait étudié d'un grand zèle et d'une immense ardeur le rôle d'Aménaïde ; elle en avait bien compris tout le
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mélange, un mélange ingénieux de dignité, de résolution, de prudence, de courage et d'orgueil mêlé d'amour. A peine Aménaïde obéit à un moment de faiblesse, et aussi vite elle se relève, et tout de suite après la voilà qui s'indigne et qui ne comprend pas que Tancrède ait soupçonné Aménaïde! Absolument il faut que Tancrède expire en implorant son pardon pour que la fière Aménaïde oublie enfin son injure. Ainsi ce beau rôle est encore empreint de l'énergie et de la volonté des anciennes tragédiennes, de ces femmes à la Clairon. De grandes et hardies créatures, naturellement insolentes et dédaigneuses, reines chez elles et reines au théâtre, reines partout, et toujours flattées, au théâtre, hors du théâtre ; entourées, fêtées, honorées, célébrées, adorées; despotes féminins qui ne respectaient rien, pas même le parterre : telles étaient les tragédiennes de Voltaire, accomplies en toutes sortes de vices et de vertus, qui nous paraîtraient également insupportables aujourd'hui.
Voltaire a dédié cette tragédie, abondante en grâce, en charme, en chaste amour, en vertus guerrières, à Mme la marquise de Pompadour ! Voltaire se plaisait à ces tours de force et d'étonnement. C'est ainsi qu'il avait dédié Mahomet au souverain pontife, et qu'il dédie, à Ferney même, une église
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au bon Dieu. Dans cette épître à Mme de Pompadour, l'illustre poëte, qui était inquiété par l'appui extraordinaire que la favorite accordait à Crébillon, l'énergique vieillard appelle à son aide tout ce que la flatterie a de plus ingénieux et de plus charmant. Jamais M1"" de Pompadour, cette grande dame, amie et complaisante des beaux esprits de son temps, et qui fut regrettée de tout le monde, excepté du roi son esclave, n'avait été louée avec plus de courtoisie,
En ce moment, M. de Voltaire, à propos des affreuses cabales qui entouraient les gens de lettres comme les gens en place, trouve moyen d'associer à ses tribulations littéraires M"" 1 de Pompadour elle-même, cet homme politique. Dans cette épître, la maîtresse royale est laissée de côté pour l'homme d'État, et Voltaire loue celui-ci avec une réserve sans égale : .
a Vous avez fait du bien avec discernement, lui dit-il : aussi je n'ai connu aucun homme de lettres, ni aucune personne sans prévention, qui ne rendît justice à votre caractère, non-seulement en public, mais dans les conversations particulières, où l'on blâme beaucoup plus qu'on ne loue. » Ainsi il parle à MT de Pompadour, et convenez que cette dame est en effet un homme en place bien heureux.
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Voltaire a poussé plus loin la flatterie en cette épître dédicatoire. Après avoir traité M"" de Pompadour en homme d'État, il la traite en académicien. Il parle avec elle de l'art des Sophocle et des Euripide. Il s'inquiète avec son confrère de la pompe inusitée introduite dans Tancrède. Il avoue que ce n'est pas un grand mérite de parler aux yeux. (Que dirait-il donc aujourd'hui ?) Mais cependant « il ose être sûr que le sublime et le touchant portent un coup beaucoup plus sensible quand il sont soutenus d'un appareil convenable, et qu'il faut frapper l'âme et les yeux à la fois... Au reste, Madame, ce sera le partage des génies qui viendront après nous! » Et vous pouvez être sûr que de cette dernière phrase, Voltaire n'en pensait pas un mot.
Enfin, pour finir par où il a commencé, par Vkomme d'Etat, Voltaire consacre les dernières lignes de son épître dédicatoire à la louange du gouvernement. On élève en tous lieux des théâtres. Tancrède a réussi en même temps sur le théâtre de Ferney et sur la belle salle française à Paris. Que faut-il de plus au bonheur de la nation? a De bonne foi, tout cela existerait-il si les campagnes ne produisaient que des ronces? » Or cette épître dédicatoire est de 1760! Ce n'était pas tout à fait ainsi que parlaient les philosophes, les
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économistes et les penseurs de ce temps-là. En vérité, ce contentement de Voltaire est étrange, et Candide lui-même ne raisonnerait pas autrement.
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NÉPOMUCÈNE LEMÉRCIER
LA RENAISSANCE DE LA TRAGEDIE
| MBSÏ A critique doit préserver de l'oubli les * *Pvtî Draves et honnêtes gens qui les preissaaJmiers ont tenté de mettre un peu d'ordre dans les misères, et un peu de clarté dans les ténèbres de la littérature de 1799 ; parmi ces sauveurs de la première heure, il faut placer M. Népomucène Lemercier.
M. Lemercier était véritablement un de ces hommes rares à qui il n'a manqué qu'un peu de génie pour faire de grandes choses. Ces gens-là devinent, et n'inventent pas; ils ont des idées, mais, faute d'être dominée, l'idée s'en va sans avoir rien produit.
La peinture avait été la première étude et la première ambition de M. Lemercier, et nul doute qu'en apportant dans ce grand art la même per-
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sévérance qu'il a apportée dans les lettres, il ne fût arrivé à être un émule heureux de M. Paul Delaroche, par exemple, qui, lui aussi, eût été, dé son côté, un aussi grand poëte que M. Lemercier, s'il s'était adonné à la poésie... Il fut poussé par un certain instinct qui lui disait qu'il y avait quelque chose à faire au théâtre... il pressentait ce quelque chose, il ne l'a pas trouvé, un plus puissant que lui l'a trouvé, à la barbe de M. Lemercier.
Depuis ses premiers succès, dont on se souvient confusément, - tant les gloires modernes passent vite,--M. Népomucène Lemercier a toujours été de chute en chute. L'art moderne ne lui réussissait guère plus que la routine. Il allait de l'un à l'autre, un peu au hasard^cherchant)mais en vain, à combiner ces deux éléments contraires; moins heureux en ceci que M. Casimir Delavigne, qui a fait heureusement de Yéclectisme en tragédie (il faut me pardonner ce mot barbare), et qui s'est tiré d'affaire habilement, entre Racine et Victor Hugo.
C'était surtout à l'écouter parler qu'on pouvait savoir l'esprit et la verve de M. Lemercier : il était fin, caustique, plein de saillies, prêt à tout; avec cela, il était bon, simple et sans jalousie, acceptant tous les talents sans se plaindre que l'on se mît devant son soleil. -.??-?
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L'empereur Napoléon Bonaparte, qui ne faisait guère decas de ces honnêtes créatures, avait quelque peu joué avec Lemercier, mais le bonhomme eut compris bien vite la vérité du proverbe : Ne faites pas société avec le lion, et contre le lion il écrivit une violente satire. Malheureusement, pour l'un et pour l'autre, quand parut cette satire, l'empereur n'était plus que l'aigle foudroyé sur la montagne, et la satire du poëte se perdit dans le malheur du héros.
M. Lemercier est du petit nombre des hommes heureux à qui la politique de ce temps-ci n'a pas touché. Tous les partis l'ont respecté, tant ils le savaient honnête, sincère et loyal. Bien plus, il avait été adopté par les diverses écoles littéraires. Les uns disaient : « Il est des nôtres! il est du vieux drapeau poétique, il a fait Agamemnon. » D'autres s'écriaient : « Par Shakespeare et par Schiller, vous en avez menti ! il est des nôtres, il a fait Pinto », Et chaque parti avait raison.
Il a donc vécu au milieu des orages, et cependant il est resté calme; il a eu tous les bénéfices de l'agitation sans en subir les désastres. A l'aide d'une certaine philosophie pratique qui est bien rare dans le métier littéraire, il ne s'est même pas inquiété de sa gloire et de sa renommée... elles lui paraissaient incontestées. Quand il mourut, le
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Théâtre-Français venait de refuser à M. Lemercier une tragédie en cinq actes et en vers, sur laquelle le poëte fondait de grandes espérances, et M. Lemercier rentrait dans sa maison, son manuscrit en poche, aussi peu étonné et chagrin que s'il eût été reçu par acclamation.
Il eut encore cette chance heureuse : avant les heures tristes de la vieillesse, il est mort entouré de louanges unanimes. On voudrait, à si peu de distance, se rendre un compte exact de cette louange funèbre, la chose serait impossible. On voudrait recueillir toutes les oeuvres de cet esprit fertile, abondant, infatigable, on n'arriverait pas à faire un catalogue complet. Il a professé à l'Athénée un cours de littérature dramatique, et ses leçons composent un livre en quatre tomes, livre obscur, diffus, pénible et mal fait, d'un homme de beaucoup d'esprit qui va çà et là, en sens contraire, et ne sachant pas où il veut aller.
Il a fait des odes et des dithyrambes. « Le dithyrambe, disait Diderot, c'est pis qu'une ode! » Il a fait plusieurs poëmes en quinze et vingt chants; il a fait des épures à Talma,k l'Empereur. Il a fait une comédie.-, une satire illisible, laPanhypocrisiade'y un poëme, VAlbigeois; une traduction des Vers dor-és, de Pythagore. Un de ses poëmes
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est intitulé Nécrologues : il ne voulait pas dire Dialogues des morts !
Son théâtre est une réunion, très-difficile à expliquer, de bonnes oeuvres et d'ouvrages médiocres. Agamemnon est resté le vrai titre de Népomucène Lemercier. Agamemnon était'vraiment une espèce de révolution; mais malheur aux révolutions avortées! un plus puissant arrive et les dévore. Agamemnon â pesé sûr la gloire et sur le talent de M. Lemercier comme une faute de jeûne homme; à tout ce qu'il entreprenait la critique et le monde répondaient: Agamemnon! Qui se souvient aujourd'hui de ces compositions étranges : Baudouin, Caïn, Camille ou le Capitole sauvé, Charlemagne, Cristophe Colomb, Clovis, la Démence de Charles VI, Ismaël au désert, Ursule et Orovèse, Louis IX, les Martyrs de Souli, Méléagre, les Serfs polonais? A peine s'il eut la fête, en toutes ces compositions tragiques, de voir réussir Frédégonde et Brunehaut!
Poëte comique, il était moins heureux peutêtre. Il a publié le Corrupteur, il a fait jouer le Faux Bonhomme; il a manqué un beau sujet de comédie, Plaute; il a obtenu un succès bruyant avec Pinto. -.. ^ -
Si l'on me demandait, de nos jours, un exemple de la vanité de la renommée et des déceptions de
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la gloire, je choisirais volontiers M. Népomucène Lemercier. Il fut, de son vivant, accablé sous la louange et sous les fleurs ; il eut toute la popularité que laprose et la poésie ont jamais donnée, en petite monnaie, à un simple mortel. A peine mort, on poussa sa gloire à l'apothéose; un volume entier ne suffirait pas à reproduire cet amas d'oraisons funèbres; à entendre parler, sur cette tombe où s'était abîmé tant de génie, les orateurs, et les plus grands parmi les favoris de l'éloquence; il n'y avait plus qu'à se voiler la face et à désespérer de tous les arts. Il n'est plus, disait-on, ce grand poëte qui osait regarder en face l'empereur Napoléon et sa fortune ! Il n'est plus, l'ami d'André Chénier jeune homme, et de Lebrun-Pindare, de la duchesse d'Aiguillon et de Mme Talien, de Bernardin de Saint-Pierre et de Mm de Staël! Il n'est plus, l'homme hardi qui a fait parler Shakespeare et qui a fait taire Demoustier!
Telles étaient ces plaintes et ces doléances éloquentes. Le monde était rempli du nom deM. Lemercier à cette heure suprême; sa mort fit un bruit presque aussi grand que le retour des cendres de l'Empereur... A cette distance, admirez le peu quijreste de ces bruits et de ces enfantements.
Depuis longtemps déjà l'ombre et le nuage ont
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pesé sur l'oeuvre entière de ce poëte d'un jour; à peine si, de temps à autre, on parle encore de Pinto; Pinto, ce fameux aventurier qui fit peur aux hommes du Directoire. Il avait peur de tout, lé Directoire, il recula devant l'épigraphe que M. Népomucène Lemercier avait choisie, et qu'il avait empruntée au roi de Prusse écrivant à Voltaire :
« On se fait ordinairement, dans le monde, une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires; mais, lorsqu'on est dans les coulisses, l'on voit, pour la plupart du temps, que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs et par de vils faquins qui, s'ils se montraient dans leur état naturel, ne s'attireraient que l'indignation du public. J>
En vain on voulut remettre Pinto à la scène en I83I, au milieu des passions déchaînées; le public trouva que la pièce était vieille, et que le Directoire avait eu grand tort de l'arrêter; il trouva pis que cela, il trouva que la pièce était sans danger, et il s'enfuit au plus vite, pour aller voir M. Canari au Vaudeville. Il avait raison, le public, et même quand M. Lemercier fut mort, il siffla son drame posthume en présence d'une députation de l'Académie qui honorait ce funèbre Spectacle de sa présence. Il ne suffit pas d'être né l'ennemi des
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règles et des entraves, encore faut-il avoir le génie, et le droit de s'en passer.
Tout briser, tout renverser, tout nier, la belle affaire ! au moins faut-il mettre quelque chose à la place de ce qu'on renverse. Et puis le doute desoimême, et puis l'exemple que l'on donne aux démolisseurs ! Ajoutez la joie et la fête de ceux que vous n'aimez guère et que vous n'estimez pas, la tristesse et l'indignation de ceux qui vous honorent et qui vous aiment. La vie active de M. Népomucène Lemercier s'est passée à arranger des contrastes, à les expliquer, à les concilier, à refaire aujourd'hui ce qu'il avait défait la veille. Cet esprit agité allait d1un camp à l'autre, et de cette idée à l'idée opposée; il était avec vous le matin, il vous méconnaissait le soir.
Enfin en voilà un qui ne s'est guère servi de cet admirable précepte du poëte latin, qu'il faut tâcher de « rester fidèle à l'amitié que l'on porte à soimême S.
« Il y a deux hommes en M. Lemercier, deux hommes qui se poursuivent et se font une guerre implacable, deux hommes qui ne peuvent s'accorder un moment, qui passent leur vie à s'épier et à se jouer de méchants tours l'un à l'autre, dont l'un démolit aussitôt ce que l'autre veut édifier; l'un jeune, l'autre vieux; l'un indomptable, l'autre
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soumis à toutes les conditions de la société ; l'un qui sait, l'autre qui ignore ; l'un qui a fait Pinto et Agamemnon, l'autre qui fait tantôt des discours à l'Académie, et tantôt des drames où tout dément ses discours. Mais voilà qu'à force de chercher, je trouve non plus deux hommes, mais trois hommes dans M. Lemercier, et je m'arrête avant de m'apercevoir que j'en vais peut-être découvrir un quatrième. »
Ainsi parlait ce rare et charmant esprit que nul n'a remplacé dans l'art de la critique élégante et savante à la fois, Etienne Béquet.
Maintenant elle est passée, elle ne peut plus renaître, cette lutte des deux écoles qui tenaient le monde attentif; on ne le verra plus, ce heurt poétique de tant d'athlètes qui se battaient jusqu'aux morsures : un seul de tous ceux-là est resté debout après la longue bataille du drame et de la tragédie, il s'appelle Victor Hugo; les autres combattants de cet Austerlitz, ils sont enfouis dans la poussière ou dans la mort. Les révolutions de l'esprit humain ont cela de bon qu'elles mettent bien vite chaque homme à sa place, et qu'elles donnent à chacun ce qui lui revient de toute-puissance : ici M. Cousin, là M. Laromiguière, en morale; ici M. Guizot, et là M. Amédée Thierry, en histoire; ici le grand Voltaire, le Voltaire insulté par les
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cuistres, Voltaire le maître, le héros, le libérateur et l'enchanteur du nouveau monde qui commence à 1789; plus loin, ses deux héritiers, par droit de violence et de conquête, M. de Chateaubriand et M. Victor Hugo.
Et de même que les Martyrs ont terrassé la Pucelle, Notre-Dame de Paris fait pâlir le Génie du Christianisme. Il en est d'autres, parmi les chefs des révolutions littéraires,, qui marchent seuls dans leur voie : Béranger, M. de Lamartine etM. deLaMennais; et puis, dans la mêlée et dans là foule des combattants, parmi les soldats armés à la légère, au premier rang des plus intelligents, des plus dévoués à l'art nouveau, cinq ou six éclaireurs, semblables à des trompettes bien montés, qui vont au galop sonnant la charge, et qui font plus de bruit que de besogne.
On les entend de loin; ils vont plus vite que l'armée, en avant du drapeau, faisant grand bruit et grande poussière; on les laisse aller à l'aventure, et, quand il faut livrer la bataille décisive, il arrive, par je ne sais quel stratagème, que ce vaillant homme qui marchait en avant se trouve à l'arrière-garde, et très-indigne d'être au milieu des traînards, lui qui se croyait le lieutenant général. Voilà, ou peu s'en faut, l'accident qui devait frapper M. Népomucène Lemercier; et
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vous jugez de soii étonnement, voisin dé ^épouvante, lorsqu'il vit marcher à son soleil, entouré de l'enthousiasme et de la curiosité de l'Europe lettrée, le drapeau triomphant des Orientales, des Feuilles d'Automne, de Cromrvell, de Marion Delorme et d'Hernani !
Ainsi, de leur côté, furent frappés, après tant et tant de légitimes espérances, les plus violents poètes et les plus acharnés prosateurs du Cénacle. Ils rêvaient la conquête universelle, ces compagnons d'Alexandre; ils se figuraient qu'ils allaient partager la gloire et les triomphes de leur chef; ils se regardaient comme les ayants droit d'un chevalier féodal, puisqu'ils marchaient sous sa bannière et qu'ils lui servaient d'avant-garde. . C'est à peine si le public, un instant surpris par ces hommes nouveaux, consentit aies suivre un instant; puis, voyant que dans la même poussière ils ne laissaient pas la même trace, le public cessa de les suivre et ne suivit plus que leur illustré chef.
C'était justice! Ils ne valaient pas le bruit qu'ils voulaient faire; ils ne méritaient pas la gloire à laquelle ils aspiraient. C'est une oeuvre, sans doute, une révolution littéraire, ^encore ''faut-il réunir à l'audace qui entreprend le courage qui continue et le talent qui persévère. A l'audace il
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faut ajouter le génie; je crois bien que, même en politique, une révolution est plus facile à accomplir qu'une révolution dans le monde littéraire. Il y aura tantôt dix-huit cents ans, plus un demisiècle, qu'Horace, écrivant à l'empereur Auguste, se plaignait de l'obstacle et du danger que rencontrait nécessairement le poëte nouveau. Horace, en ce temps-là (le même homme qui est devenu la loi même de la poésie et l'arbitre absolu du goût), Horace était un révolutionnaire, un romantique, exposé à la haine des vieux Romains du vieux temps.
« Ils aiment l'autorité ancienne en littérature, et qui les voudrait dissuader des vers de leurs pontifes et de leurs poëmes de l'âge d'or entreprendrait une chose impossible. Si vous leur demandez quelle fut la patrie et le séjour des Muses, ils vous indiquent un Parnasse étrange, dans les domaines de Tarquin l'Ancien. Un de leurs raisonnements favoris, le voici : les plus anciens poètes de la Grèce ne sont-ils pas les meilleurs poëtes que la Grèce nous ait laissés, et pensezvous donc que les écrivains de l'Italie aient en partage plus de génie et plus de talent que les Athéniens d'Homère, de Socrateet de Platon?»
Il ajoute, et il parle en ceci en poëte qui plaide pro domo sua :
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I 38 CRITIQUE DRAMATIQUE.
« L'antiquité, qui la nie? Il faudrait cependant savoir où commence l'antiquité, où elle s'arrête. Un siècle, est-ce assez pour être reconnu un grand poëte? Oui, dites-vous, un siècle! - Et s'il ne s'en fallait que d'une vingtaine d'années, faudraitil attendre vingt ans encore? »
Il fait à peu près le raisonnement que faisait le grand Corneille en son discours des trois unités, le raisonnement que fait M. Hugo en sa préface de Cromivell. Même Horace ajoutait avec son rare et charmant esprit :
« Un an de plus ou de moins, c'est une bagatelle, et pourtant si j'ôte une année, et puis une année, et toujours ainsi, nous allons arriver à ce cheval dont la queue fut dépouillée, à force d'arracher un crin après l'autre ! »
Il se moque de l'antiquité comme il se moque de l'unité. Ils ont raison l'un et l'autre, Horace et Victor Hugo; et de même que M. Victor Hugo s'incline humblement devant Corneille, Racine, Molière, et les vieux maîtres, Ronsard, Baïf, Mathurin Régnier, Horace accepte les vieux poètes, contemporains d'Albe la grande; il accepte Névius le naïf, Pacuvius le savant, Afranius le sublime; il s'incline devant Plaute et devant Térence, et sans oublier Livius Andronicus; seulement, avec ce goût savant qui semblait une témé-
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rite quelques jours après la république de Caton, de Cicéron et du dernier Brutus, il ajoute en souriant : ' .
« Avouez cependant que ces vieux maîtres manquent parfois d'urbanité et d'élégance ! On voit la rouille, on la sent dans leurs livres ; leur style est dur et manque d'élévation. Est-ce juste de nous donner, encore aujourd'hui, comme des modèles inimitables, ces vers de Livius que mon pédagogue avait tant de peine à me faire apprendre par coeur?»
Jamais, depuis que les hommes, touchés des grâces et des splendeurs de l'art dramatique, se sont amusés à écrire des livres dont le théâtre est le sujet inépuisable, on n'a rien écrit qui se puisse comparer à cette admirable épître. Ce discours du poëte à qui nous devons Y Art poétique nous enseigne à nous méfier des admirations de la multitude, à ne rechercher que l'approbation des gens d'un goût difficile, à nous consoler de certains désastres indépendants de la poésie, à ne pas obéir plus qu'il ne faut à ce qui est ancien, à ne pas résister plus qu'il ne convient à la nouveauté, à l'inspiration, à l'esprit qui souffle où il veut. Horace enfin, par son exemple, nous enseigne à rendre toute justice à ce grand art dramatique dont il avait deviné les périls,
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LEBRUN
MARIE STUART
Q §§OT*JK T quand on pense que cette tragédie-là û ISaHîa ^ une révolution pendant vingtEsssaÊsÊsquatre heures! Véritablement, c'est à prendre en pitié toutes les révolutions de ce monde. Où est l'intérêt? où est la pitié? où est la terreur? Surtout où est la nouveauté? et le style, donc! Il s'agit cependant dans ces cinq actes d'une horrible histoire : une reine qui fait égorger une autre reine, une femme qui tue une autre femme; un vil courtisan amoureux de l'une et de l'autre; des hommes d'État qui calculent froidement l'effet d'une goutte de sang de plus ou de moins dans les rouages dé leur politique. Eh bien, grâce à la précipitation de xes sortes de drames, vous n'avez en dernier résultat qu'un frivole et puéril entassement de crimes abominables, de fureurs impuissantes, de
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niaises méchancetés, de lâchetés les plus méprisables. Soyez-en sûr, cette grande oeuvre qu'on appelle la tragédie n'est pas faite pour tomber dans ces excès sans noblesse, dans ces crimes sans pudeur. Même quand elle assassine, même quand elle égorge, la tragédie se rappelle qu'elle porte la couronne sur la tête, le sceptre à la main. Mais, hélas! elle a été étrangement abaissée, la noble dame ; elle a passé à travers des humiliations de tout genre, à ce point que les maîtres de l'art, s'ils revenaient aujourd'hui, Corneille et Shakespeare, la voyant là mutilée, souillée, souffletée, couverte de haillons, cette fille adorée de leur chaste génie, ne la reconnaîtraient pas.
Mais vous à qui je parle, mon cher lecteur, vous rappelez-vous bien ces deux tragédies, celle du poëte allemand et celle du rimeur français? Les avez-vous comparées l'une à l'autre? Savezvous bien que celle-là est aussi vide que celle-ci, et que, sauf les lambeaux de poésie de l'oeuvre allemande, pourpre brillante attachée à de vils morceaux de bure, l'une de ces tragédies vaut l'autre? Je le dis en effet, tous les deux, l'Allemand et le Français, ils sont coupables d'une mauvaise tragédie, avec cette différence cependant que le Français est bien plus coupable que l'Allemand, pour n'avoir rien inventé, mais au contraire pour
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avoir dérangé plus d'une fois l'ordonnance du drame qu'il empruntait sans façon à son voisin d'outre-Rhin.-Voyez plutôt, et jugez par vousmême. Je ne prends pas Schiller en traître. - La première scène de Schiller est toute remplie de ces petits détails familiers qui naissent tout seuls dans la tragédie de Shakespeare et qui passent presque inaperçus,- tant ils sont bien à leur place. Paulët, le geôlier de la reine Marie, entre chez sa prisonnière, précédé par un soldat qui tient en main un levierdefer. Notregeôlier bouleverse touteschoses dans cette prison, il fait main basse sur les lettres,^ les papiers, les bijoux; il enlève même le diadème de la reine, et, juste ciel ! jusqu'à son luth, jusqu'à son miroir. Puéril détail, et qui est bien déplacé dans cette prison d'une reine déjà condamnée à mort. Et la preuve, c'est que la reine ne se sent pas blessée par ces misères ; elle reste calme à cette nouvelle insulte.
SirWalter Scott, en pareille occurrence, est plus habile quand il nous montre la reine d'Ecosse livrée à la garde de cette insolente geôlière, lady Lochleven, et se défendant par l'ironie, par la raillerie, par toutes les malices ingénieuses d'une femme belle et jeune encore, contre les petits coups d'épingle de sa prison.
M. Lebrun a pris dans ce premier acte tout ce
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qu'il a pu prendre. Il nous a fait grâce du soldat et du levier de fer, mais il a conservé précieusement ce qu'il appelle, dans le vieux langage académique, les secrets caractères, tristes dépositaires de longs déplaisirs; ces écrits, fruits d'un triste loisir, ce bandeau ( fatal bandeau, dit Racine, mais il ajoute: Malheureux diadème). A ce premier acte, Mortimer ne paraît pas, la scène est remplie par l'arrivée de Cécil, lord de Burleigh, l'ennemi personnel de la reine d'Ecosse. La conversation est froide, et cependant pleine d'insultes. M. Lebrun ne pourrait-il pas rendre moins impoli et moins cruel ce Burleigh ? Regardez plutôt dans la prison de Forteringay, décrite par Walter Scott : certes, la reine est loin d'être libre, elle est cruellement gardée, au moins est-elle entourée encore de quelques petits restes de sa majesté passée. Savez-vous rien de plus charmant à voir, près de cette reine souffrante, que ces deux beaux jeunes gens qui s'aiment d'un si naïf amour, Roland Grèves et Catherine Seyton? Ce qui n'empêche pas cependant, quand enfin il est nécessaire que la terreur arrive, lord Lindsay, au pourpoint sale, de forcer la porte de la reine, et lord Ruthwen de broyer cette petite main dans son gantelet de fer. Le second acte de Schiller se passe au palais de Westminster. M. Lebrun, tout novateur qu'il
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était, n'a pas été si hardi que son modèle. Il a bien consenti à sacrifier à toutes sortes de puérilités et de détails méprisables toute la majesté de la tragédie; mais sacrifier l'unité, qu'un plus hardi le fasse ! Pourtant, de bonne foi, puisqu'il s'agit d'introduire ici [la reine Elisabeth, c'est bien le moins que nous allions au-devant de Sa Majesté. D'ailleurs, chemin faisant, le poëte Schiller a besoin de nous dire tout ce qu'il a lu sur cette grande reine dans les histoires. C'est surtout à Schiller que nous devons cette fatale façon de nous dire, dans le drame, les moindres détails historiques, d'en bourrer la mémoire des personnages qui s'agitent devant vous, d'arrêter à chaque instant l'action commencée pour vous faire remarquer un petit fait insignifiant qui allait passer inaperçu : par exemple, la forme d'un soulier, la façon d'une robe, la figure d'un bonnet, la taillade d'un pourpoint. Dans ce second acte de Schiller, la reine Elisabeth est bien la plus insupportable bavarde qui soit au monde. Elle vous raconte les plus petits faits de son règne, elle vous dit ses amitiés, ses haines, ses amours, ses projets. Certes, elle ne ressemble guère à la reine que vous avez entrevue dans le Château de Kenilworth, un autre drame de Walter Scott : celle-là ne se donne pas tant de peine pour être jalouse, absolue, violente,
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terrible; toujours est-il cependant que M. Lebrun eût fort bien fait de ne pas laisser de côté la reine Elisabeth, et de nous l'annoncer quelque peu avant de l'introduire dans l'action dramatique. Un homme véritablement habile eût élagué les longueurs de ce second acte; il eût gardé avec soin Elisabeth, Leicester et l'ambassadeur de France, et Mortimer, et surtout une belle scène entre Leicester et Mortimer, entre Mortimer et la reine Elisabeth, qui veut faire assassiner Marie Stuart par ce jeune homme, et enfin entre Mortimer et Paulet, son oncle, qui tremble pour la vertu de son neveu. Dans la pièce allemande, ce Paulet est d'un bel effet. Geôlier sans pitié et cependant honnête homme, tout prêt à introduire le bourreau dans la Tour, mais veillant à la porte du cachot pour empêcher l'assassin de pénétrer. Schiller excelle dans ces fines nuances, et son traducteur en fait vraiment trop peu de cas.
Ce second acte de la pièce française n'est qu'un insipide monologue tout rempli de : trésors que mon coeur a perdus,- oeil épouvanté qui mesure l'abîme, - séductions qui habitent les cours,-* chère à ma mémoire, - beaux jours écoulés dans les larmes, et autres bouts rimes à l'usage des tragédies les plus surannées. Jamais la niaiserie poétique n'avait été poussée plus loin.
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Le troisième acte de Schiller a tout à fait l'éclat, le mouvement et l'imprévu d'un poëme lyrique. Cela est vu tout à fait en poëte; or, à une certaine hauteur, la poésie est tout ce qu'on veut : elle est la comédie, elle est le poëme, elle est le drame, elle est la chanson. Cette prison qui s'ouvre tout d'un coup, ces sombres murs qui font place à la verdoyante forêt, cette nuit funèbre au clair soleil, ce silence lugubre aux murmures du fleuve, au chant de l'oiseau, aux bruits étincelants et charmants qui tombent de la montagne, et au milieu de cet univers verdoyant et bruissant, cette jeune et belle reine enivrée, bondissante, amoureuse, et qui tient l'univers sous son regard!-Voilà le drame ! - Schiller l'a dû écrire avec tout l'éclat de sa poésie, avec tous les transports, toutes les passions, tous les enthousiasmes de son âme! M. Lebrun n'a pas osé obéir tout à fait à l'inspiration du poëte qu'il copie en le soumettant à certaines règles de l'art français qui sembleraient, certes, lourdes et pesantes à l'art allemand. Disons plus : dans sa timidité, M. Lebrun ne s'est pas assez souvenu de Racine lui-même :
Ah! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!
et l'inspiration lui manque au moment où tout l'y pousse : Tout ce troisième acte, dans l'une et l'autre tra-
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gédie, est rempli par ces deux femmes qui se heurtent, Marie Stuart, Elisabeth. - Scène pénible, où chaque héros manque de dignité.--. Injures inégales, car la femme qui insulte va être égorgée tout à l'heure par la femme insultée. - Deux commères qui se disputent, mais qui se disputent pour un trône; et entre ces deux pauvres femmes l'oeil en feu, pas un gentilhomme, pas un homme de coeur, pas un bon esprit qui empêche celle-ci d'être insultée par celle-là, qui empêche celle-ci de faire mourir celle- là. Quel pitoyable rôle enfin, grand Schiller, faites-vous jouer au brave, spirituel, brillant, amoureux et adoré Leicester !
Et n'oublions pas dans ce troisième acte de Schiller une incroyable scène que M. Lebrun a bien fait de ne pas imiter.,- Figurez-vous que le petit Mortimer tombe tout d'un coup, non pas aux genoux de la reine Marie, mais dans ses bras, en s'écriant : « Je t'embrasse dans mes bras, toi que j'aime.avec ardeur,-sur ce sein, sur cette bouche qui respire l'amour. - Celui-là est un insensé qui ne retient pas dans un embrassement infini le bonheur que Dieu a placée sous sa main ! » Je vous fais grâce du reste, tout le reste est dans ce ton-là. Mais aussi pourquoi vous étonner? Vous ôtez la moralité du drame, vous le livrez à toutes les passions déchaînées, vous en faites l'his-
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toire des sens et non pas des sentiments : toutes ces lubies amoureuses sont alors à leur place. Moi, au contraire, ce qui m'étonne, c'est que dans vos drames, hommes et femmes, ils ne soient pas sans cesse à répéter, comme Mortimer à la reine Marie : Je veux D'ABORD (d'abord est joli) me reposer sur ton sein ardent.
Ajoutons que le poëte n'avait guère besoin de ce guet-apens du nouveau converti Mortimer pour rabaisser Marie Stuart. Il est impossible, en effet, de mieux détailler les faiblesses, les vices, les crimes, les hontes d'une femme, qu'on ne le fait dans cette tragédie de Marie Stuart. Maladroite science historique qui va contre la pitié, contre la terreur! Et que penser d'un poëte qui veut, qui doit rendre une femme intéressante à tout prix, et qui, au contraire, durant cinq grands actes, nous rappelle chacun de ses amours adultères ou légitimes, et son époux assassiné par elle, et elle-même se mariant avec l'assassin de son mari, et cette même femme, du fond de sa prison, allant sur les brisées galantes de la reine d'Angleterre, et enfin obligée de répondre au neveu de son geôlier que son sein n'est pas un oreiller. Maladroite, trois et quatre fois maladroite tragédie, où l'on use en pureperte de pareils éléments.
Cependant, au quatrième acte, Schiller, qui à
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été autrefois un comédien, qui a joué la comédie devant les turbulentes universités de l'Allemagne, qu'il devait soulever bientôt avec Moor, son brigand idéal ; Schiller, plus habile que monsieur son traducteur, vient à s'apercevoir que l'action de son drame est languissante, que la mort de Marie ne peut pas suivre immédiatement son altercation avec Elisabeth ; mais au contraire, pour que cette mort soit supportée et supportable, qu'il la faut entourer des raisons les plus plausibles. A ces causes, Schiller, pendant que la reine Elisabeth retourne à Londres, la fait attaquer par un assassin : le coup part, l'assassin est arrêté, la ville de Londres est en émeute; on demande de toutes parts la tête de Marie Stuart la catholique. A la bonne heure : à ces mouvements frénétiques on retrouve le dramaturge qui sait son métier.- M. Lebrun, commenous le disions tout à l'heure, ne met pas tant de façons à son quatrième acte ; il en ôte brusquement toute cette intrigue de conjuration, de conspiration, de guet-apens, d'émeute, de politiques qui s'agitent dans, l'ombre. Il remplace tout cela par un abominable monologue de la reine d'Angleterre : « Opinion publique, maîtresse tyrannique, idole méprisable qu'il faut respecter et flatter; vulgaire à qui je dois complaire ; être au dedans tranquille, puissante, et toujours H"' i3.
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agissante...etc.-=. II est tenips qu'elle périsse et que ma crainte finisse; vivre en cette anxiété, c'est impossible; mais d'autre part, souiller ma gloire et ma mémoire! L'avenir se présente à mes yeux rempli de discours odieux ; elle est femme, elle est reine, ma famille est la sienne; moment suprême! je la frappe moi-même. Je yeux la sauver, vain effort, ina main porte la mort. Je suis le fruit de l'adultère ; j'usurpe le trône d'Angleterre ! Non, je règne sans erime! je suis de Henri VIII la fille légitime ! s
Seulement M. Lebrun a corrigé très-heureusement un dernier excès du poëte Schiller. Schiller, dans son quatrième acte, se met à couvrir d'insultes le lord Leicester. Il nous le montre tremblant devant cette hyène amoureuse qu'on appelle la reine. Ce lâche Leicester ! il est aimé de Marie, il l'aime, il a reçu le portrait de cette infortunée, qui ne peut plus lui donner que cela; et maintenant, quand l'arrêt de mort est signé, le voilà qui accepte la charge de bourreau! C'est odieux, c'est lâche ! C'est bien plus lâche de la part dé cet homme que de tout autre : car enfin, cet homme est un homme qui obéit à une femme, et il est l'amant de cette femme^ qui se sert de lui pour tuer sa rivale. Je ne crois pas, au reste, que la naïveté allemande ait jamais été plus loin.
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Il est bien entendu cependant que M. Lebrun, lui aussi, mais avec plus de ménagements que Schiller, donne cette charge de bourreau au lord Leicester. _
De l'auteur allemand et du traducteur français vous savez le cinquième acte. Des deux côtés du Rhin ce cinquième acte est le même. C'est tout à fait la longue et douloureuse et mignarde agonie de cette malheureuse femme que tant d'hommes vont égorger. Faut-il le dire ? ces noirs vêtements, ce crucifix, ce mouchoir brodé, ce souterrain où l'on entend l'échafaud qui se construit, ce sont là des détails puérils; on appelle cela, en peinture, un trompe-Voeil, et l'on a raison. Mais l'oeil se trompe encore plus vite que l'intelligence. Il y a en nous-même un oeil que l'on ne trompe guère et qu'on ne trompe jamais longtemps, c'est l'oeil de notre esprit, comme dit Hamlet. Avez-vous vu la Jeanne Grey de M. Delaroche? Voici le billot, la paille, la hache, le bourreau immobile, la suivante évanouie, le vieillard confesseur. Eh bien, pourquoi donc n'êtes-vous pas ému, troublé? Pourquoi, au contraire, êtes-vous si attentif? - Ah ! je le vois, vous regardez ces belles épaules, ce sein peu couvert, ces longs cheveux qui tombent de chaque côté; vous regardez surtout ces deux jolis bras potelés et roses et ces adorables petites
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mains égarées qui cherchent leur appui dans le vide. - Vous avez raison peut-être. Cette femme est si jolie et si coquette; elle est charmante à voir ! Allons, rassurez-vous, ne pleurez pas, le peintre vous a trompé ; ce n'est pas une femme qu'on va égorger en effet, c'est une jeune fille qui, les yeux bandés, joue au jeu de colin-maillard.
Et voilà, selon nous, le véritable effet de ce cinquième acte de Marie Stuart. Malgré tant d'appareils, ou peut-être à cause de tout cet appareil, rien ne vous fait peur, rien ne vous touche : vous vous amusez comme un enfanta toutes ces coquetteries de la douleur; vous regardez, vous aussi, comme si vous les deviez toucher, ces bagues, ce crucifix, ce mouchoir brodé (ce tissu, comme il est dit au premier acte), tous ces petits cadeaux que la reine d'Ecosse distribue à ses femmes comme pour les entretenir dans son amitié.
Schiller termine sa pièce en nous montrant la reine Elisabeth aussi fausse, aussi perfide, aussi sanglante que dans toutes les autres scènes de la même tragédie. Ainsi représentée, cette malheureuse reine mérite tout notre opprobre, tout notre mépris, toute notre colère. Elle fait semblant de pleurer sa parente égorgée par ses ordres. Et pour tout châtiment, quand cette femme demande où est son amant Leicester, on lui répond que le
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lord s'est embarqué pour la France. D'abord, puisque vous tenez tant à faire de l'histoire, ceci n'est pas vrai : Leicester est resté à cette cour pour porter, lui aussi, sa tête sur le billot fatal ; et ensuite, si la chose était vraie, que ce serait là une belle peine pour une pareille atrocité! M. Lebrun a mieux fait que le poëte allemand : il a abandonné la reine d'Angleterre à ses remords. Bien plus, il l'a laissée tout à fait de côté après le quatrième acte, malgré la défense formelle d'Aristote. Ainsi, il a été hardi et novateur jusqu'à la fin.
Et puisqu'il était en train de faire des suppressions, il nous semble que le poëte français aurait bien pu supprimer aussi la longue tirade que débite Leicester justement dans l'appartement au-dessous duquel Marie Stuart va avoir la tête tranchée. Je sais bien que c'est là une imitation flagrante du désespoir d'Oreste; mais, juste ciel! lorsque Oreste invoque les Furies, lorsqu'il jette en ses lugubres paroles le désespoir et la misère qui fermentent en lui, Oreste a tout perdu, et même l'espérance ! Il a commis un crime inutile! Il est couvert d'un double meurtre! Il n'a plus à son aide que ces exécrations lamentables ! Pour Oreste, la malédiction commence en attendant que vienne l'expiation plus tard. Mais Leicester ! mais cet homme, l'épée au côté, tout-puissant en Angleterre, cet amoureux,
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ce soldat, qui reste là à se lamenter comme un niais pendant qu'aû-dèssoùs de lui, sous ces voûtes, on égorge une reine de trois royaumes, une femme qu'il aime et qui l'aimait, une femme qui, tout à l'heure encore était à ses pieds, dans son agonie et dans sonpardon; ceLeicester est non-seulement un misérable, mais encore il est un être impossible dans Un drame bien fait. Ce n'est pas iciqu'ildoit être à se lamenter, c'est là-bas, au milieu des femmes qui pleurent, à côté des hommes qui frappent, ou bien encore là-bas, tout seul, à frapper le bourreau, à sauver la victime, à renverser l'échâfaud. L'histoire ne le veut pas, dites-vous. Eh! que m'importe l'histoire, quand c'est le drame qui le veut?-" ?
En résumé, que vous le lisiez en allemand, que vous le lisiez en français, Schiller ou M. Lebrun, l'inventeur ouïe copiste, drame ou tragédie, vers blancs ou vers rimes, cetteMarie Stuart est le plus triste, le plus fade, le plus faux et lepîus ennuyeux des chefs-d'oeuvre étrangers ou nationaux qui soient morts lentement sous l'admiration frénétique des grands connaisseurs de ce temps-ci;
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G A SI MTR D E LAVIGN E
LA FILEE DU CILV
S> â|§è E Cid, l'honneur de l'Espagne, et, qui V T^^wP^us est> *e héros de Corneille, est déni . fflyff'ivprm vipiiY Chimètie est morte, cette belle Chimène, nos premières amours, celle-là qui se montre tout d'abord parmi les chastes et honnêtes passions de la vieille tragédie. Chimène est morte, laissant au Cid une fille belle comme sa mère. Le vieux guerrier en cheveux blancs vous raconte lui-même, à cette heure solennelle de sa vie, toutes ses gloires et toutes ses misères. Que dé fois il a sauvé le royaume ! que de fois il a battu les ennemis ! Pourtant l'ingrat Alphonse a chassé le vieux guerrier de sa Cour. Valence est son exil, exil entouré d'ennemis et d'embûches. Que vous semble de toute cette histoire ? Vous avez déjà vu quelque part ce vieux gentilhomme. En ce temps-
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l56 CRITIQUE DRAMATIQUE;
là il s'appelait don Diègue, en ce temps-là il s'écriait comme aujourd'hui :
Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire.
Le mouvement est le même ; c'est tout à fait le même soldat. Quoi d'-étonnant que le fils de don Diègue, à quatre-vingts ans, ressemble en tous points à son noble père?
Dans un fauteuil le noble capitaine s'est endormi. Sa fille Elvire (vous verrez qu'elle aura eu pour sa marraine cette même Elvire qui était l'amie et la confidente de. Chimène) cause tout bas des héros et des batailles avec son jeune cousin, don Rodrigue de Minaya. Rodrigue, c'était aussi le nom du Cid à vingt ans ! Celui-là n'est rien moins qu'un soldat. Sa mère l'a consacré au culte du Seigneur. Il porte encore la robe blanche des novices. Il ne sait rien des combats et de l'héroïsme: de sa famille. Il a entendu parler, il est vrai, mais confusément, du fameux duel de don Diègue avec don Gomez, comte de Gormas. Le pauvre enfant ! surtout si vous le comparez à la Fille du Cid!
Cependant, autour de cette ville de Valence, le dernier asile du Cid, s'agitent les ennemis de l'Espagne.. Ben-Saïd, le général de l'armée africiainej vient proposer au Cid d'être roi du royaume de Valence; niais le vieux soldat rejette avec me-
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LA TRAGÉDIE. 157
pris cette indigne proposition. Ils sont à peine un contre cent; mais qu'importe? Il ne courbera pas la tête même pour recevoir une couronne.
Et pourtant le vaillant capitaine n'a plus d'espoir que dans ses propres forces. L'ingrat Alphonse l'abandonne et lui refuse tout secours. Ainsi l'annonce une ballade en vers de huit pieds avec un refrain à chaque couplet. Telle est, en effet, l'imitation que M. CasimirDelavigne a faite mot à mot du chef-d'oeuvre de Corneille, qu'il a copié même les petits vers tout espagnols que déclament àplusieurs reprises Rodrigue et Chimène.
Certes, vous conviendrez avec moi que c'est pousser l'imitation un peu loin; d'autantplus que ces souvenirs trop directs des romanceros, cet entassement de ballades qui compose le poëme de l'Espagne, ne sont rien moins que des beautés dans la tragédie de Corneille. Et notez bien que M. Casimir Delavigne a trouvé cette imitation-là si belle qu'il coupe sa ballade en deux parties, comme on ferait un duo de grand opéra: le jeune novice, Rodrigue, récite les premiers couplets ; la fille du Cid récite les seconds.
Ainsi la guerre est déclarée; on va se battre
tout à l'heure. Les Maures reprendront Valence,
à coup sûr; mais avant que d'affronter ce nouveau
péril, le Cid veut mettre ordre à ses affaires. Il a
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perdu tous ses biens; il a été dépouillé de ses terres; il n'a rien à laisser à sa fille, sinon les diamants de sa mère ; et à ce propos le digne vieillard raconte à la jeune Elvire une des espiègleries de son âge viril. Un jour, il y a quinze ans, le Cid entreprenait une nouvelle guerre. Il fallait payer les soldats, et l'argent lui manquait. L'idée lui vint de mettre en gage les diamants de sa femme, il fit appeler un juif. Le juif accourut avec tout son or ; mais quand la petite Elvire, la fille du brave gentilhomme, vit briller les diamants de sa mère, elle les saisit de ses petits doigts nerveux, et nul ne put les lui arracher, pas même son père. Alors le Cid, pour ne pas faire pleurer sa fille, remplit une cassette de sable, il dit au juif de lui prêter sur ce gage, et le juif prêta son argent sans ouvrir la cassette. Maintenant qu'il peut mourir dans la bataille, le Cid ne veut pas qu'il soit dit que lui, chrétien et gentilhomme, il ait volé un juif. Comment faire? Aussitôt la fille du Cid détache de sa tête les diamants de sa mère, et elle renvoie l'usurier satisfait.
Je ne saurais vous dire toute la grâce harmonieuse de ce récit. M* Casimir Delavigne a jeté là dedans toutes les coquetteries câlines de son style. C'est un modèle d'esprit et de narration. Mais quoi ! les ennemis sont à vos portes, le farouche
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Ben-Saïd approche avec ses guerriers, tout à l'heure peut-être il vous faudra périr, et vous vous amusez à réciter des ballades! et vous vous amusez à raconter des gamineries qui seraient bonnes tout au plus pour des propos de table ! Ce n'était pas ainsi, il y a quarante ans, que le Cid marchait à la bataille ; il ne prenait congé ni de sa maîtresse, ni de son père, ni de son roi. A ces minauderies charmantes, la tragédie perd toute sa force, le drame perd toute sa vraisemblance. A chaque instant ceux qui savent ce qu'était le Cid se demandent : Quand donc commence la bataille? Ils ne peuvent rien comprendre à ces retardements ; mais patience ! nous n'y sommes pas encore ; voici venir don Minaya de Fanés, l'ami du Cid, aussi vieux que le Cid, mais d'une nature violente et emportée. Ce Minaya de Fanés doit descendre en droite ligne du feu comte de Gormas. Il en a l'insolence, il en a la témérité, il en a la vanterie plus qu'espagnole. Et que serait-ce donc si le vieux comte n'avait pas perdu son fils aîné en traversant l'armée du farouche Ben-9aïd? Aussi, cette fois, sa douleur l'emporte sur son orgueil. Il déplore hautement la ruine de sa maison. Il ne veut pas se consoler, parce qu'il n'a plus d'enfant! A ce cri paternel, voici enfin que le jeune Rodrigue sent en lui-même son courage qui se réveille. Il s'écrie: «Me voici,
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IÔO CRITIQUE DRAMATIQUE.
mon père ! Moi aussi je suis votre fils ! et moi aussi je serai soldat! » Pour avoir été attendu longtemps, ce mouvement héroïque du jeune lévite a été le très-bien venu. Cela ne vaut pas cependant cette belle entrée en plein océan tragique :
Rodrigue, as-tu du coeur?
Quoi qu'il en soit, don Fanés est bien heureux de retrouver ce fils, auquel il ne pensait plus ; son transport paternel nous a tout à fait rappelé la joie du vieux don Diègue.
Seulement il est bien malheureux pour M. Casimir Delavigne que presque tous les vers du Cid de Corneille se puissent appliquer ainsi à cette tragédie nouvelle. Ce sont là autant de preuves sans réplique de cette imitation maladroite qui est le grand malheur de cette oeuvre nouvelle. Mais le moyen de prendre à Corneille ses héros, ses passions, tout son drame, sans que le souvenir perpétuel du chef-d'oeuvre ne dérange à chaque instant, à chaque émotion, à chaque vers, les combinaisons du drame nouvellement venu? Au reste, ce n'est pas la première suite qui ait été faite au Cid de Corneille; ce n'est pas la première fois qu'un pareil emprunt ait été hasardé. M. Lebrun a fait jouer aussi le Cid d'Andalousie, et, malgré Talma et M 110 Mars, qui avaient prêté leur appui à cette
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audace, le Cid d'Andalousie a été joué au milieu des huées du parterre, qui n'a pas voulu laisser insulter le Cid son orgueil et la Chimène ses amours.
Donc, après cette reconnaissance du fils et du père, le Cid donne enfin le signal du combat. Il était temps, et voilà déjà bien longtemps que nous attendions ce signal. Restée seule, dona Elvire s'abandonne à sa joie. Elle aime d'amour le nouveau don Rodrigue.
Mais silence ! Le combat s'engage.
Acte second. - Ainsi, vous le voyez, le premier acte de la tragédie en question est d'une longueur plus que raisonnable. Il se passe presque tout entier en récits; chacun y raconte tout ce qu'il sait. Le jeune lévite raconte son enfance passée dans le cloître, la fille du Cid raconte la mort de sa mère, le vieux Cid raconte toute sa vie. Ceci narré, le Maure Ben-Saïd raconte sa petite histoire, à son tour. Arrive enfin don Fanés, qui raconte la mort de son fils. Dans tous ces récits accumulés l'un sur l'autre, il faut admirer la fécondité et la variété de l'auteur. Il a remplacé le mouvement qui n'est pas dans son drame par d'incroyables efforts de poésie et de style. Laissez-vous donc aller tranquillement au charme de ces beaux vers, ne demandez pas à cette tragédie une action impossible. Et d'ailleurs, ii i4.
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que vous importe? N'êtes-vous pas las enfin de ce bruit, de ce mouvement, de ces tumultes, de ces violences, de ces affreux changements à vue, de ces délirantes émotions du drame, après lesquelles il n'y a plus rien que des habits usés, des poignards émoussés, des coupes vides, d'affreux barbarismes et toutes sortes de virginités en lambeaux?
Mais ce n'est pas assez d'avoir poussé tout d'un coup le jeune Rodrigue au milieu des champs de bataille, de lui avoir dit : Meurs ou tue! il faut encore que notre jeune homme ne s'épouvante pas dans la bataille. Les plus illustres courages ont avoué qu'à leur première rencontre ils avaient eu peur! J'ai entendu raconter à de vieux capitaines que le premier coup de canon leur causait toujours une secousse désagréable, un certain frisson dont ils n'étaient pas les maîtres. Jean Bart, qui était un rude héros, voyant son fils trembler au milieu de la mitraille, le fit attacher au grand mât, afin que l'enfant prît tout de suite l'habitude de ce grand feu. Il ne faut donc pas en trop vouloir au jeune Rodrigue si, comme on dit, il a eu plus grand coeur que grand ventre. Mais que voulezvous ! le cri des mourants et des morts, les bruits affreux de la mêlée, le râlement du champ de bataille, le cliquetis des glaives, ma foi ! tous ces lamentables détails de la guerre ont fait pâlir le jeune
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novice. À l'instant même où il allait pourfendre un terrible Sarfasirt, il est devenu pâle comme la mort, le fer a échappé à sa main; bref, il a tourné le;dos! Tel est le premier récit du second acte, et vous pensez si don Fanés est malheureux, s'il est indigné ! Aussi n'a-t-il rien de plus pressé que de condamner à mort ce fils indigne de lui! Il faut qu'il meure ! A ce violent transport de colère, le vieux Cid répond par d'assez bonnes raisons. La fortune est journalière ! On n'est pas tout de suite un héros, don Rodrigue est bien jeune !
« Les hommes valeureux se font du premier coup,
répond don Fanés. - Mais toi-même, ajoute le Cid, toi-même, Fanés, je suis sûr que le jour de ta première bataille tu as eu peur ! » A ces mots, don Fanés s'emporte, et tout simplement il demande raison au Cid de cette injure. Mais le Cid, autrefois si prompt à dégainer, n'accepte plus de duel; il répond a don Fanes qu'il faut attendre, que la science des armes est une grande science, qu'on ne l'apprend pas en un jour, que ce serait un meurtre de tuer ce jeune fils parce qu'il a lâché pied une première fois.
Comme M. Casimir Delavigne prenait à Corneille ses héros et une partie de sa fable, il devait nécessairement tomber dans les idées de Corneille,
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et en effet il y est tombé. Et une fois dans ces idéeslà, comment faire pour éviter le souvenir de ces grands vers qui ont fondé la tragédie moderne? Là était l'éçueil. J'imagine cependant que Mv Casimir Delavigne s'est brisé contre cet écueil sans s'en apercevoir ; mais aussi qu'il aura été bien étonné quand, sa tragédie achevée, il aura découvert i° que son vieux Cid n'était autre que le vieux don Diègue; 20 que sa fille du Cid, c'était le: Cid lui-même à dix-huit ans; 3° que son don Fanés, c'était le comte de Gormas; en un mot, que sous ces déguisements transparents perçait à chaque instant la nature des héros de Corneille. Une fois arrivé à cette évidence, quelle excuse pouvait trouver M. Casimir Delavigne à cette malheureuse entreprise et A cet aveu lamentable : « J'ai refait sans le vouloir le Cid dû grand Corneille » ?
Cette magnifique redondance espagnole, dont Corneille était l'interprète, et qui convenait si bien à cette époque de fanfarons de tant d'esprit et de matamores de tant de courage, M. Casimir Delavigne l'a copiée avec un soin minutieux et fatigant. Sa tragédie est une vânterie sans fin^ où chaque personnage se pose comme un héros. M. Delavigne n'a pas vu que cet héroïsme empanaché, qui était dans la nature et dans le génie de- Corneille, ne serait guère accepté dans une tragédie de l'an 1840,
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LA TRAGÉDIE. l65
où le courage, et surtout le courage guerrier, est devenu beaucoup plus modeste. Dans Cette affectation guerrière, plus qu'en toute autre chose, le plagiat se fait sentir. Et pourquoi faire, je vous prie, tout cet héroïsme de la tragédie nouvelle ? Pour se battre aussi peu que possible et le plus tard que faire se peut. Les héros de Corneille, s'ils se vantent un peu trop, vont du moins à là bataille sansTsë faire tant prier.
Une scène de ce second acte qui a fort réussi et qui est touchante, là voici. Le jeune Rodrigue est revenu de la bataille avec la conscience de sa propre lâcheté. Le Cid prend en pitié ce jeûne homme, il le tire à part, et en toute bonhomie il lui raconte que lui, le vieux Cid, le vieux don Rodrigue, il n'est pas content de lui dans cette journée, qu'il a reculé devant l'ennemi, en un mot, qu'il a eu peur. C'est là une véritable scène dé comédie, pour la grâce, pour l'esprit, pour l'urbanité. M. Casimir Delavigne a bien de l'esprit quand il veut enavoir, et certes cela n'était pas facile, dans un drameespagnol dont le Cid est le héros, de nous intéresser à l'action d'un jeune soldat quia peur. C'est pourtant là ce que M. Casimir Delavigne a tenté avec bonheur,
; Il faut dire aussi que ce noble Cid ést.tant soit peu enfantin dans sa vieillesse : il joue trop com^
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plaisamment avec sa barbe grise. Au premier acte, il nous a raconté son innocente escroquerie avec le juif; mais le vieil Albuquerque empruntant un demi-million sur sa moustache est plus grand que le héros de M. Casimir Delavigne empruntant sur une cassette fermée et pleine de sable. Au moins le juif qui emporte la moustache d'Albuquerque sait-il le gage qu'il emporte. Quant à cet enfantillage avec le jeune Rodrigue, il ne serait parfaitement à sa place que si Rodrigue était décidément un lâche. On ne mène au feu de cette façon-là que le cerf Coco ou le cheval savant, en leur donnant tour à tour des coups de cravache et des morceaux de sucre. Ce ne sont pas là, encore une fois, les héros des romanceros.
Sa leçon reçue, le jeune Rodrigue s'en va pour la bien méditer; revient alors le terrible Ben-Saïd. M.CasimirDelavigne ne s'est pas donné la peine de nous dire quel a été le résultat du combat précédent. On a bien crié : Victoire! dans l'armée du Cid; mais il paraît que cette victoire n'est pas bien décisive, puisque voilà Ben-Saïd qui revient plus insolent que jamais. Ce féroce musulman pousse l'insolence à ce point qu'il ose défier le Çid lui-même. C'est le second duel de la journée que refuse le vieux Rodrigue. Voilà pourtant l'ouvrage de la sagesse et des années ! Ce même
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homme qui se battait, il y a quarante ans, avec le père de sa maîtresse et qui rétendait' roidé mort sur la place, ilrefuse de croiser le fer avec le gé<- néral d'une armée ennemie dix fois plus forte que la sienne ! Encore une fois, ce vieillard est un bon père de famille^ il est un bon débiteur, il est bon ami, il est bon tuteur, il est rangé, prudent, habile ; mais, par le ciel et par Chimène et par Corneille, ce n'est pas là le Cid !
Revient à son tour Rodrigue, lâche tout à l'heure^, héros à présent. La conversation s'engage entre lui et Ben-Saïd, tout comme elle s'est engagée entre Rodrigue IOT et le comte de Gormaz.
C'est" tout à fait la même attaque, tout à fait la mêmedéfense.
Toute la scène de Corneille se pourrait continuer ici mot pour mot. Or, à la représentation de cette tragédie, je suppose qu'un homme assiste qui est homme de goût et d'esprit, et qui est sourd ?. On lui explique tout haut dans l'entracte de quoi il s'agit, on lui dit le nom et là position des personnages; alors notre homme fait signe qu'on le laisse eft paiij qu'il est au éoûrant du drame j qu'il sait par ccëur les vers de Corneille; et, eti èffetj notre homme se récite tout bas à lui-même ces beaux vers; puis> sorti de làj il querelle soi! petit-fils qui l'a conduit k utle pareille contre-
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façon : « Méchant enfant, lui dit^il, tu n'as donc pas reconnu le Cid de Corneille? Mais c'était bien la peine de le mettre en trois actes, de nous priver .., de la Chimène et de couvrir là tête de don Rodrigue d'autant de cheveux blancs que celle de ton grand-père! »
Cependant lé combat s'engage, et naturellement c'est le jeune homme qui triomphe, Ben-Saïd est vaincu; mais don Rodrigue n'abuse pas de sa victoire ; il est aussi clément que le Cid de Corneille à son second duel : il pardonne à Ben-Saïd tout comme le Cid pardonne à don Sanche; même il me semble que le don Rodrigue de M. Casimir Delavigne a grand tort d'épargner le farouche musulman. La clémence va bien au .Cid''de-Cor-,;, néille : il est amoureux, il est heureux, il est vengé, il estaimé; don Sanche, après tout, ne lui a fait aucun tort. Mais le jeune poltron de tout à l'heure ne peut pas, ne doit pas épargner Ben-Saïd. lia besoin de pousser à bout sa première victoire,- bien loin de la laisser incertaine. D'ailleurs ce Ben-Saïd a tué son frère, il a insulté le Cid, il a mérité mille fois la mort! Avec toutes ces précautions et tout ce bon coeur, M. CâsimirDela; vigne a fait jane tragédiç digne dé Berquint 11 annonce d'immenses batailles, et personne n'y va ; il prépare de nombreux duels, et personne n'est
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LA TRAGÉDIE. I 69
blessé; il s'abandonne corps et âme à l'héroïsme le plus froid qui soit au monde, l'héroïsme en paroles, et non pas en actions; il n'ose même pas, quand il le tient sous l'épée du jeune Rodrigue, nous délivrer de Ben-Saïd. Corneille est plus brave cent fois, il tue du premier coup d'épée le comte de Gormas, et quand le comte est mort, il ne s'inquiète guère de nous dire comment on l'enterre, et si on l'enterre. De ceci Corneille vous donne une raison fort simple, c'est que le moindre mot qu'il en eût laissé dire eût rompu toute la chaleur de l'attention; raison admirable, et dont M. Casimir Delavigne aurait dû se souvenir. Lui, au contraire, à chaque instant il rompt, nous ne dirons pas la chaleur de l'attention, mais tout simplement l'attention. Et le moyen d'être attentif à tant de récits ? Revenons maintenant à Elvire, la fille du Cid.
Elvire est au palais, de pleurs toute baignée.
Elle a appris la lâcheté de celui qu'elle aime; mais depuis ce temps Elvire n'a plus de nouvelles de son amant. Où est-il? que fait-il? Nul n'en sait rien, pas même Fanés, pas même le Cid. Le Cid cependant revient à la charge pour la troisième fois, pour la troisième fois il parle de guerre
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et de batailles, car c'est là toute la conversation de ces trois longs actes.
Plus loin encore, quand le bon vieillard, toujours un peu bavard et qui s'inquiète de toutes choses, se met à parler de ses funérailles, il y a là encore bien des vers tout remplis de cette tristesse éloquente, si l'on veut, mais maladive, qui ne ressemble en rien à la saine et vivace énergie du vieux Corneille. A force de poursuivre le vieux modèle, et pour faire oublier cette imitation même autant qu'il est en lui, l'auteur moderne se met à défigurer la langue qu'il emploie. Il a si peur que l'on ne reconnaisse son plagiat qu'il le dénature de toutes ses forces. C'est ainsi que M. Casimir Delavigne, pour dérouter son auditoire, a limé, a poli, a badigeonné de son mieux la langue du Cid. Comme il prenait toutes choses à Corneille, il s'est bien donné de garde de lui vouloir prendre son style; au contraire, il s'est abandonné à toutes les métaphores, à toutes les inversions, à toutes les fraudes imaginables; d'où il est résulté un perpétuel contre-sens entre la forme et le fond de son drame. C'est la pensée, c'est le drame de Corneille ; c'est la poésie vagabonde, flottante et apprêtée des plus faciles poètes de ce temps-ci.
Quand il a pleuré sur lui-même et sur sa fille,
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LA TRAGEDIE. IJI
le Cid s'en va à la guerre; c'est la seconde fois que nous voyons le bon seigneur sortir pour se battre. Le jeune Rodrigue reste toujours dans l'ombre, au grand désespoir de son père et de la fille du Cid. Enfin, et il est bien temps que ce drame finisse, car, au train dont vont les choses, il n'y avait pas de raison pour que cela finît. On vous annonce que le Cid est vainqueur une dernière fois; mais, au milieu de sa victoire, le grand homme a été saisi d'une défaillance. Ce n'est pas le glaive ennemi qui l'a touché, c'est la vieillesse! Bien plus, son épée est échappée à sa main défaillante. Mais l'épée du Cid ne tombera pas entre les mains de l'ennemi, voici le jeune Rodrigue qui la rapporte. A présent tout s'explique, le courage de Rodrigue, son duel avec le Maure, sa présence à la bataille, cette noble épée qu'il a reconquise; aussi son père s'écrie à son tour, le même père qui le voulait tuer de ses mains tout à l'heure :
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer, Ma valeur n'a point lieu dé te désavouer...
De son côté, Elvire est bien heureuse : elle a donc trouvé enfin son héros ! Avant de rendre le dernier soupir, le Cid bénit ses enfants et il lègue à Rodrigue sa fille et son épée. Puis, ses enfants mariés, le vieillard expire.
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Ici devrait s'arrêter la tragédie de M. Casimir Delavigne ; les derniers vers que déclame Elvire sont tout à fait inutiles, nul n'a plus rien à dire maintenant que le Cid est mort.
Voilà donc toute cette tragédie, toute cette froide, élégante et perpétuelle imitation d'un chef-oeuvre. Pourtant telle est la puissance, telle est la vie éternelle de l'oeuvre du grand Corneille, qu'il est resté quelque chose même dans ce stérile plagiat. Ainsi, pour avoir soufflé sur un mort, Notre Seigneur Jésus-Christ le ressuscite; ainsi, parce que là dedans il est question du Cid et de Chimène, nous nous sommes trouvés émus et charmés à ce lointain souvenir. On a beau se dire que le portrait est d'une main malhabile, qu'il est enluminé d'une fausse couleur, que ce cadre moderne entoure mal cette tête vénérable, qu'importe? Ne faut-il pas toujours pleurer sur cette image adorée? Nous aussi nous avons fait comme le Cid, nous ayons protégé ce drame hasardé pour Chimène, nous avons accepté comme ils nous venaient tous ces grands souvenirs, et nous avons pleuré à la vieillesse et à la mort du Cid, parce que nous avions pleuré sur ses amours. Vous rappelez-vous ce mot-là : Ma Chimène1! - ?
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ALEXANDRE SOUMET
LE GLADIATEUR
1 Erf*aPiN' deux' trois' quatre> ciuq» six, sept, S fc/KjMhuit, huit actes, deux pièces nouvelles, y^r-^slune tragédie en vers, une comédie en vers, du même auteur, joués parles mêmes acteurs, devant les mêmes spectateurs, le même soir, pas plus tard qu'hier samedi, jusqu'à minuit ! Certes l'entreprise était hardie, difficile, inusitée, et jusqu'à ce jour on ne pouvait guère citer que feu Dorât à qui cette double aventure fût arrivée le même soir.
Cependant nous étions à notre poste, et de bonne heure; nous savions à l'avance que le héros de cette double tentative s'appelait M. Alexandre Soumet, et nous étions bien aise de lui rendre tous les hommages qui sont dus à un poëte de bonne foi, à un écrivain sérieux et loyal, à un »" ?'" i5.
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enthousiaste convaincu. Autant le métier dramatique nous fait peine à voir, autant ces nobles efforts d'un esprit courageux nous intéressent et nous touchent. Nous avons en horreur tout ce qui est la marchandise rimée ; en revanche, ce qui ressemble quelque peu à l'art, à l'inspiration des poëtes, nous trouvera toujours plein de respect et de dévouement. Mais quoi ! déjà le drame commence. Faites comme nous avons fait hier, prêteznous toute votre attention.
La scène se passe à Rome, sous quel empereur, on ne le dit pas au juste, sous Domitien peutêtre. L'impératrice mère s'appelle Fausta; elle est jeune, elle est violente, elle est amoureuse à la façon de Messaline, elle est volontaire et toutèpuissante comme était la mère de Néron. Déjà dans l'empire romain se font entendre les premières rumeurs du christianisme naissant, non pas ces rumeurs sans portée dont parle Tacite avec le plus profond dédain, mais ces grands bruits avant-coureurs de la régénération du monde, comme Corneille et M. de Chateaubriand les ont entendus dans les profondeurs des catacombes. Justement, dès le premier acte du Gladiateur, nous voilà plongés dans ces ténèbres sacrées de l'Église primitive. Là se réunissent les chrétiens pour apprendre la loi nouvelle enseignée par
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LA TRAGÉDIE. 1^5
Origène. De quel Origène s'agit-il ? Le poëte ne prend pas là peine de nous le dire. Nous ne connaissons guère, nous autres profanes, que l'Origèné d'Alexandrie, grand homme dés le berceau, comme dit saint Jérôme; mais celui-là n7était que fils de martyr, pendant que l'Origène de M. Soumet est bel et bien un martyr pour son propre compte. L'Origène dont parle saint Jérôme était déjà un des plus savants Pères de l'Église au IIe siècle, et non-seulement il était versé dans la science chrétienne, mais encore savait-il la dialectique, la géométrie, l'arithmétique, la musique, la rhétorique, toutes les sectes de phik> sophie. Adiré vrai, nous aurions autant aimé, même dans une tragédie, TOrigène de saint Jérôme que l'Origène de M. Soumet. Le drame se croit toujours obligé de nous montrer les premiers chrétiens comme autant de fanatiques illettrés, d'enthousiastes violents. Un apôtre éloquent, bien élevé, plus savant que les plus savants philosophes de Rome et d'Athènes, eût été enfin le bienvenu après tant de violences poétiques; mais M, Soumet n'y a pas songé, et nous devons reconnaître qu'il était parfaitement dans son droit.
Donc, l'évêque Origène est entouré de néophytes. De ces néophytes, la plus jolie sans contre-
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dit, c'est Néodémie, l'esclave et bientôt l'affranchie et la fiancée de Flavien, personnage consulaire, le second dans Rome après l'empereur, Néodémie, disons-le tout de suite, est venue au monde sous des auspices funestes. Figurez-vous (et c'est M. Soumet qui le raconte) que l'impératrice Faûstine, un jour qu'elle voulait donner au monde un empereur, fit égorger une femme enceinte pour composer avec les débris de l'enfant un philtre abominable. Et, en effet, la femme fût égorgée^ mais trop tard: l'enfant vint aumonde par cette espèce d'opération césarienne. Cette enfant, c'est Néodémie, la jeune chrétienne. Depuis le premier jour dé sa naissance (ainsi le dit la sorcière), la vie de l'empereur est attachée à la vie de cette jeune fille : si elle meurt, César est mort. Toutefois, depuis tantôt seize arts, cette enfant si précieuse a disparu; personne ne sait ce qu'elle est devenue. D'abord, son père l'avait enlevée à l'impératrice; il l'avait cachée au fin fond de l'Egypte, dans un antre sauvage ; mais elle iui a été enlevée un jour qu'il était à la chasse, il y a bientôt quinze; ans.. Depuis ce temps-là l'impératrice Faùstinè cherche Néodémie pour assurer la vie de César ; le gladiateur cherche Nëodémiç tout s^plerrieht pour retrouver sa fille!îfs 7 ne "seP doutentguère, ni le gladiateur ni Faûstine, que
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LA TRAGÉDIE. *77
cette enfant tant cherchée, elle est là dans les catacombes d'Origène. -
Mais cependant que vient faire l'impératrice dans les catacombes^ chrétiennes? Elle y vient épier un ingrat,'un infidèle, Flavien, autrefois son amant, maintenant amoureux d'une petite fille, puella, comme eût dit Horace. Ainsi se trouvent en présence celle-ci et celui-là, l'impératrice et le gladiateur. A l'aspect dé Faûstine, qui a fait égorger sa femme, qui a voulu piler sa fille dans un mortier pour en composer un breuvage, le gladiateur s'abandonne à une grande fureur. Même nous avons vu l'instant où le père égaré d'un enfant perdu allait égorger l'impératrice; et vraiment, qui l'empêche? il est seul avec elle, sous de sombres voûtes; il est armé, il a été traité par cette horrible femme Comme le dernier des êtres créés : rien ne serait plus logique et plus facile que ce meurtre.
Mais quoi! tous ces terribles pourfendeurs de tragédie ne se vengent jamais; ils crient bien haut, et c'est là tout; après quoi, s'ils ont en fin dé compte un petit coup de poignard à donner, ils finissent par se le donner au beau milieu du corps.
Nôtre gladiateur fait pis que cela : toujours sous le prétexte de se venger, il entre au service
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.de l'impératrice' Faûstine, et il s'en va avec elle, sans demander ce qu'on veut de lui.
Acte deuxième..-- Des catacombes nous passons dans une des belles maisons de plaisance dont les poètes romains nous ont fait tant de descriptions savantes; Nous étions tout à l'heure dans la prédication un peu trop fleurie d'Origène : c'est en effet le défaut que lui reproche saint Jérôme; nous voici maintenant dans les molles élégies de Tibulle, dans les ardentes amours de Catulle. Le jeune Flavien a réuni à sa table Octavius et Lucius, sesamis. D'abord, nos jeunes gens passent en revue toutes les jeunes dames romaines, en véritables disciples du galant Ovide. « Quelle est la femme aiméede Flavien?-Vous allez le savoir, répond Flavien; c'est une mienne esclave, Néodémie, et je vais l'affranchir pour l'épouser ensuite. Soyez témoins de l'affranchissement aujourd'hui ; demain vous le serez du mariage. » Et, l'ëpée à la main, il affranchit la jeune fille, comme on devait faire les chevaliers dix siècles plus tard.
À cette nouvelle de leur ami Flavien, Octavius et Lucius n'ont rien à répondre; ils s'en vont; Flavien s'en vaj suivi de quatre esclaves mâles et de deux esclaves femelles. Restée seule, Néodémie se met à rêver à son double amour : à l'Evangile, à Flavien. Elle en est là, lorsque paraît l'impératrice
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LA TRAGEDIE. ; 179
suivie du gladiateur. Ici l'amoureuse Faûstine s'abandonne plus que jamais à ses jaloux instincts ; elle accable la jeune fiancée de reproches et d'ironie ; elle va même jusqu'à lui montrer de vieux billets doux à sort adresse, des-lettres sans date, serments éternels déjà vieux de six mois. Qui est bien triste et bien malheureuse, c'est Néodémie ! Cependant elle se défend par sa jeunesse, par sa beauté, par son innocence : si bien que Faûstine se sent écrasée. Alors elle se retourne vers le gladiateur, qu'elle a conduit avec elle, en lui disant au préalable : « Quand je sortirai, tu égorgeras cette jeune fille, » Je sors, je sors, je sors, ditelle trois fois; mais ces trois je sors qu'elle jette sont loin d'être aussi terribles que le Sor* te%! deBaja\et, si quelqu'un savait dire ce motlà aujourd'hui !
Car, resté seul avec Néodémie, notre gladiateur, qui est bien le meilleur des humains, n'a rien de plus pressé que de rassurer cette pauvre enfant, a Rassurez-vous, Néodémie, et surtout mariezvous tout de suite. Cette impératrice est une méchante femme qui a beaucoup aimé votre mari ; elle m'a ordonné de vous égorger, mais je n'en ferai rien. »
A l'acte troisième, nous ne sommes plus dans les jardins enchantés de Flavien; nous, sommes
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dans le temple de Jupiter. Eh! pourquoi faire, bon Dieu ! le temple de Jupiter ? Mais pour marier selon les formes le sénateur Flavien avec son affranchie Néodémie. Tout est prêt, l'autel, le prêtre, les témoins. Malgré toute notre bonne volonté pour M. Soumet, il nous semble que ces cérémonies du mariage dans un temple païen sont assez étranges. Certes la loi romaine, quand il s'agit de mariage, n'y met pas tant de façons; jugez-en par cette définition un peu leste: Nuptioe sive matrimonium est viri et mulieris conjunctio, d'où il suit que le grand prêtre de Jupiter n'avait rien à voir en tout ceci.
Mais voici qu'au milieu de la cérémonie, à l'instant même où Néodémie va devenir la femme de Flavien, un grand bruit se fait entendre à la porte du temple de Jupiter. C'est un chrétien qui insulte les dieux ; Origène, ce même Origène qui se cachait dans les catacombes tout à l'heure, a blasphémé en passant contre la divinité de Jupiter Olympien ; et voici qu'on l'entraîne à l'autel chargé de fers. « Adore ou meurs ! » s'écrie le prêtre païen. Ici commence ou plutôt recommence la plus touchante tragédie de Corneille peut-être, le dévouement inspiré de Polyeucte... Origène. a le même courage, le même dévouement, la même inspiration céleste; oui, mais Pauline n'est pas là
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LA TRAGÉDIE. l8l
à ses côtés pour s'inspirer elle-même de l'inspiration divine. A la place de Pauline, vous avez la jeune Néodémie, qui prête au martyr une oreille attentive, et qui finit par s'écrier : « Je suis chrétienne! » en renversant le feu profane. Mais, la pauvre petite esclave, qu'elle est loin de Pauline! La conversion de Pauline est un acte solennel, une illumination venue d'en haut, une révélation : Je vois, je sais, je crois ! L'action de Néodémie ressemble plus à un caprice chrétien qu'à la foi chrétienne. La conversion de Pauline, c'est la récompense du martyre de Polyeucte ; mais l'affranchie de Flavien, déjà chrétienne au premier acte, arrivant dans un temple païen pour se faire marier, idolâtre et chrétienne à la fois,- c'est dans Polyeucte,- puis laissant là tout d'un coup le plus honnête et le plus amoureux des maris pour se précipiter dans les bras du plus chaste des Apôtres, ne me paraît guère conséquente avec ellemême. C'est tout simplement une jeune fille étourdie, qui ne sait pas ce qu'elle veut.
Le quatrième acte va nous montrer non plus les catacombes, non plus le temple païen, mais le cirque, à Rome, dans toute sa vaste étendue. Ici nous passons du Polyeucte de Corneille aux Martyrs de M. de Chateaubriand. Vous vous rappelez les magnifiques et dernières pages de ce
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grand poëme, quand, au soleil levant, aux timides clartés qui s'avancent des coteaux d'Albe aux bois de Lucrétile, des coteaux de Tibur aux monts lointains de la Sabine, toute la Rome païenne s'assemble à l'amphithéâtre de Vespasien. Cent mille spectateurs sont répandus sur les gradins immenses ; la foule, vomie par les portiques, descend et monte le long des escaliers extérieurs ; des grilles d'or défendent le banc des sénateurs ; une rosée d'eau safranée tombe doucement sur l'arène rafraîchie; trois mille statues de bronze, une multitude infinie de tableaux, des colonnes de jaspe et de porphyre, des balustres de cristal, des lustres d'un travail précieux, décorent cette scène imposante. Dans un canal creusé autour de l'arène nagent un hippopotame et des crocodiles ; cinq cents lions, quarante éléphants, des tigres, des panthères, des taureaux, des ours accoutumés à déchirer des hommes, rugissant dans les caveaux de l'amphithéâtre; des gladiateurs, non moins féroces, essayant çà et là leurs bras ensanglantés; des courtisanes nues et des femmes romaines du premier rang, augmentent l'horreur du spectacle. La description est toute ainsi faite par un homme qui a vu de très-haut les choses humaines, et même Saint-Pierre de Rome; et voilà justement pourquoi fallait-il laisser cette grande page dans les
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Martyrs. Les vouloir arracher du poëme pour les placer sur le Théâtre-Français, c'était tenter l'impossible : car, à la place de cet amphithéâtre où s'agitent toutes les passions du vieux monde et du monde nouveau, le Théâtre-Français ne pourra vous donner qu'une toile de vingt pieds, barbouillée en amphithéâtre, et dans cette arène vide, muette, silencieuse, éclairée par quatre quinquets fumants, peuplée d'une douzaine de jambes cagneuses, comment retrouver quelque chose de la scène des Martyrs ? Aussi bien, rien n'en est resté. Sur l'arène déserte paraît le gladiateur ; on lui ordonne d'égorger Néodémie. D'abord il hésite, puis enfin il prend son courage et son glaive à deux mains : la victime va tomber sous ses coups....
O surprise! Néodémie est sa fille! C'est bien elle ! il la reconnaît à l'empreinte qu'a laissée le fer sur l'épaule de l'enfant! Alors, que fait le gla-. diateur ? Il élève la voix dans cette immensité, et il s'adresse à l'impératrice, à l'empereur! Il invoque le souvenir d'Androclès et du lion. Rien n'y fait. Il faut qu'il égorge sa propre fille ! Avouez que la scène est terrible !
Heureusement l'impératrice Faûstine se rappelle que la vie de l'empereur est attachée à la vie de Néodémie; elle demande un répit au peuple ro-
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main, un répit d'un jour, et le peuple se sépare en disant : « A demain ! »
Acte cinquième. - Nous sommes dans une prison ténébreuse, profonde. Le peuple romain a veillé toute la nuit en pensant à la fête du lendemain. Néodémie et son confesseur Origène s'entretiennent une dernière fois du Dieu de l'Évangile. Quant au gladiateur, il attend. Il ne prend parti ni pour le Christ ni pour Jupiter. Il est dans la position d'un père qui a trouvé sa fille perdue depuis si longtemps, et qui va la perdre pour une affaire de religion à laquelle il ne veut et ne peut rien comprendre. Remarquez bien que dans ces sortes de débats, un homme sans intelligence de l'action principale gâte tout l'ensemble d'un drame ou d'une histoire. Vous pouvez bien me montrer des accusateurs, des bourreaux, des empereurs obstinés, des prêtres de Jupiter et de Saturne fanatiques jusqu'au meurtre; mais un homme comme est votre gladiateur, occupé de tout, excepté de vos débats religieux, a le grand danger, par le temps qui court, de nous paraître le seul homme raisonnable et sage de votre drame chrétien, et alors que deviendront les autres personnages? Les autres personnages ne sont plus que des fanatiques : celui-ci, fanatique pour Jupi-
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ter; celui-là, fanatique pour saint Pierre ou pour saint Paul. Le gladiateur est donc, à vrai dire, le philosophe et non pas le héros de cette tragédie. Véritablement il n'y avait pas là l'étoffe d'un héros dramatique. Bien plus, c'est à peine s'il y avait matière à une déclamation. Le gladiateur romain, à le bien prendre, n'est autre chose qu'un tragédien dans la plus sanglante acception de ce motlà. Il se donnait en spectacle tout comme faisaient les acteurs tragiques ; seulement sa mort était plus vraie et plus sanglante. Il méprisait ses confrères les Roscius d'avant-scène, qui faisaient semblant de se frapper d'un coup.de poignard : il se frappait, lui, pour tout de bon. Même au plus fort de ce drame terrible du cirque romain, où la vie de chaque lutteur était en jeu, chacun d'eux prêtait une oreille attentive aux applaudissements et aux murmures de la foule. Si le peuple battait des mains, à la bonne heure, notre comédien était content ; il ne reculait pas d'une semelle, il montrait fièrement sa poitrine toute blessée ; et quand il se sentait frappé à mort, il s'arrangeait pour .bien mourir.
Ouvrez non-seulement les histoires, les poëmes, mais encore les traités de morale de l'antiquité, et nulle part vous ne trouverez un seul mot de pitié pour les gladiateurs, pour les esclaves, pour tous
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ces prétextes à belles phrases que les philosophes modernes ont découverts et dont ils ont si cruellement abusé. Dans l'antiquité, l'esclavage est du droit commun, tout comme la liberté. Nul ne s'en inquiète, nul ne s'en étonne, pas même l'esclave. On avait toutes sortes d'esclaves, voire même des esclaves lettrés, à plus forte raison avait-on des gladiateurs. Ils exerçaient une profession en quelque sorte libérale, puisqu'ils tenaient attentif des heures entières le peuple souverain et ennuyé de l'univers. Si les grands comédiens du Cirque nous entendaient nous apitoyer sur leur sort, ils se mettraient à rire de pitié. Ils étaient élevés pour cela, in hoc saginati, dit Tacite, cet historien qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Les gladiateurs se divisaient en plusieurs catégories, tout comme les comédiens modernes : Bestiaires, Équestres, Gaulois, Rétiaires, Samnites, Thraces, Vélites. Les Romains appelaient ces sortes de combats des présents de gladiateurs. Laissez là toute amplification philanthropique, et figurezvous ce jour-là l'arène comme un véritable théâtre. Les gladiateurs arrivent traînés dans des chars splendides, et ils font le tour de l'amphithéâtre au milieu des applaudissements universels. Ils mettent pied à terre, et aussitôt ils essayent leurs forces à la lutte, au javelot; ils se battent d'abord avec
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des glaives émoussés : c'est la petite pièce avant la grande; mais bientôt on en vient aux mains sérieusement. L'affaire commence par des combats singuliers ?: c'est, par exemple, un Thràcë qui se bat contre un Gaulois; l'un est armé d'un trident et d'un filet,l'autre tient à la main une faulx recourbée et un grand bouclier rond. Le duel est long, difficile; on s'approche, on s'évite, on.se presse; tout est permis, même la fuite. A la fin, c'est le Gaulois qui tombe, et le Thrace, lui mettant le pied sur la poitrine, demande au peuple romain quels sont ses ordres? C'étaitau peuple à décider.
Arrivaient ensuite, après les chefs d'emploi, les comparses, les gladiateurs sans orgueil, les comédiens sans vanité. Ceux-là, bonnes gens, convenaient entre eux tacitement de se faire le moins dé mal que faire se pourrait: aussi y allaient-ils le plus nonchalamment du monde. Ils se portaient de furieux coups d'épée, mais auparavant ils avaient soin de se dire tout bas : Gare à toi! Le plus souvent il fallait les exciter à grands coups de fouet pour les faire marcher plus bravement, et alors c'était, parmi les spectateurs, des insultes, des trépignements et de l'indignation, comme, cela arrive chez nous quand une malheureuse comédienne manque de mémoire, ou qu'un pauvre
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chanteur s'avise d'être enroué. Dans ce temps-là, comme aujourd'hui, il n'y avait donc d'intérêt et de faveur dans le public que pour une demidouzaine de gladiateurs favoris. Ceux-là étaient les maîtres dé l'enthousiasme général. Il était rare que le peuple les fît égorger, ou bien ce n'était qu'à la dernière extrémité, quand legladiateur émérite n'en pouvait plus, quand il avait bien accompli sa tâche durant des années entières. Alors le jour de sa retraite était un beau jour pour notre héros. Il se faisait plus beau que jamais, il se rappelait ses coups les plus furieux, et enfin, quaijd la dernière heure était venue, il jetait son bouclier et ses armes, il se mettait à genoux devantson peuple, il tendait gaiement sa tête au couteau, et il mourait comme il avait vécu, au milieu des applaudissements et des cris de joie. Nous sommes aussi cruels que cela, nous autres, plus cruels mille fois: car l'homme fêté à outrance, traité comme un héros, chargé d'or et de fleurs, le héros de la veille, dont nous ne voulons plus le lendemain, nous nel'égorgeons pas, nous le chassons, et puis nous l'abandonnons à son néant. Aux beaux temps dé l'empereur Tibère, il serait mort en trois minutes sous le glaivej de nos jours, il lui faut vingt ans pour mourir sous l'ennui ! Et enfin celui qui était resté le vainqueur avait
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pour lui toute la foule, toute-: l'ivresse, toute la gloire, et avec tout cela la liberté. Martial raconte que deux gladiateurs célèbres, Rutuba et Placidianus, le Talma et le Lafont du cirque, étant tombés dans l'arène blessés tous deux, Tibère leur envoya à tous deux la palme du vainqueur et la baguette de liberté.
En un mot, c'étaient là des comédiens dignes de ce peuple et de cette époque. Ils étaient fiers de leur art, ils étaient heureux; ils avaient des disciples, des fanatiques, des envieux; ils avaient, eux aussi, un feuilleton pour constater le lendemain leur défaite ou leur victoire; ils appartenaient tout à fait aux délassements de ce peuple qui avait autant besoin de spectacles que de blé, et qui passait des jours entiers dans le cirque, en compagnie de l'empereur et de sa famille. Et telle était la passion universelle pour ce genre de spectacles que les plus hautes dignités de l'empire ont été ainsi gagnées, que l'empereur Auguste fut obligé de décréter qu'on n'exposerait pas plus de cent vingt gladiateurs en un jour. Enfin c'était là aussi la suite et la fin de ces guerres romaines qui toutes se terminaient par la mort. « Bats-toi dans le cirque, sinon tu mourras dans ton cachot, comme est mort Jugurtha lui-même. » Et le captif aimait mieux encore se battre à l'air libre et
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pur. C'est ainsi que l'empereur Auguste fit battre les uns contre les autres des Daces et des Dalmates qu'il avait faits prisonniers dans les guerres contre Antoine. Les débuts, il est vrai, étaient cruels, mais encore moins cruels que de nos jours un début sur le théâtre de l'Opéra. On commençait par se battre forcément, on finissait par y trouver une grande joie. Sénèque nous rapporte les plaintes d'un gladiateur homme d'esprit qui se plaignait de la rareté des combats : Que de beau temps perdu! disait-il. Bien plus, on a vu des sénateurs et des chevaliers romains descendre volontiers dans l'arène, comme cela se fit sous Jules César. Et les tournois du moyen âge, et les toréadors, voire même les coureurs de steeplechase, comment les nommez-vous? D'où il suit que ce n'est pas la peine de s'apitoyer pour une profession de comédiens approuvée par les spectateurs et choisie par les acteurs. Je voudrais bien voir Cicëron, par exemple, ou Sénèque, assistant aux bondissements de Frederick Lemaître ou bien aux lamentations échevelées de Mme Dorval. Quelle belle déclamation latine nous aurions à ce sujet! Comme le philosophe s'apitoierait sur la destinée que nous avons faite aux femmes! comme il plaindrait le sort de nos comédiens, comparé au sort des gladiateurs ! Pauvres gens ! dirait-il en
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parlant de nos gladiateurs, il faut qu'ils meurent tous les soirs au milieu des plusabominables convulsions. Pauvres gens ! on les enferme dans une salle étouffée, mal éclairée, et on leur fait répéter tous les soirs, sans un jour de repos, en présence de quelques rares spectateurs, le plus insipide bavardage qui ait jamais été écrit par des mortels privés d'art et de bon sens. Combien j'aime mieux la profession de nos gladiateurs! Ils se battent pour tout de bon, ils font eux-mêmes le drame qu'ils jouent, et cela en présence de la nation tout entière, senatus populusque romanus! Et je pense bien que, parlant ainsi, Cicéron ou Sénèque n'auraient pas tort.
J'en reviens au gladiateur de M. Soumet. Celuilà aussi, il est enfermé dans la même prison que sa fille Néodémie et le prédicateur Origène; les uns et les autres ils sont prêts à mourir. Déjà, en effet, le peuple est ameuté ; il demande sa victime de la veille, il la veut, il a forcé la garde prétorienne, il a enfoncé les portes, tout est perdu. *En vain l'impératrice Faûstine vieht-ëllè pour sauver Néodémie, l'impératrice elle-même est enfermée dans le cachot. Le désordre est général; il faut en finir à tout prix. En ce moment funeste, le gladiateur tue Sa propre fille avec le fourreau de son poignard, au grand désespoir de Faûstine, qui
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tremble maintenant pour son fils l'empereur. Ici s'arrête cette tragédie dont voici le dernier mot: Plus d'esclaves! ce qui ne veut rien dire, car dans le christianisme naissant l'esclavage n'était pas mis en question, et il a même encore des esclaves au'bout de dix-huit cents ans de la loi nouvelle. J'aime bien mieux le dernier cri-des Martyrs de M. de Chateaubriand : Les dieux s^en vont! Au moins on sait à quoi s'en tenir, au moins sait-on qu'il s'agit cette fois du paganisme qui croule pour faire place à l'Évangile; mais dans la pièce de M. Soumet il ne s'agit que d'une question humanitaire, comme on dit aujourd'hui, pour nous servir du plus prétentieux, du plus niais et du plus absurde néologisme dont notre pauvre langue française ait été infestée depuis longtemps. Toujours est-il que cette tragédie, le Gladiateur, qui est due au chaste et poétique accouplement du père et de la fille, est tout à fait une oeuvre grande et sérieuse dont on ne saurait parler avec trop de ménagements. La tentative est hardie, elle s'appuie sur deux chefs-d'oeuvre, Polyeucte et les Martyrs; elle est écrite avec cette inspiration quelque peu étudiée dont parle VArt poétique, ore rotundo. De_très-Jbeâux vers partis de l'âme et qui retournent d'où ils sont partis, un premier acte vif et rapide, un second acte tout plein de charmes,
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un quatrième acte vaste et solennel, ce sont là autant d'éléments de succès auxquels on ne résiste guère.
Mais silence! n'entendez-vous rien dans les airs? quoi donc! déjà? à cette heure? déjà Liszt qui commence? déjà la symphonie de Beethoven. J'y vais donc et je reviens, attendez-moi!
Je viens du concert. C'était admirable/Tous les sincères enthousiastes de ce grand art avaient répondu au nouvel appel de Listz. Il s'agissait du monument de Beethoven dont la statue attend en-' core un piédestal. Listz s'est chargé à lui seul de compléter l'hommage à peine commencé de l'Europe poétique, et sans nul doute il suffira lui seul à cette tâche illustre.
Nous disions donc que la tragédie de M. Soumet, le Gladiateur, avait été suivie immédiatement d'une comédie en vers de M. Soumet, le Chêne du Roi. Dieu merci ! je suis dispensé de l'analyser : vous la trouverez tout entière dans un beau roman de sir Walter Scott, Woodstock. Vous vous rappelez cette longue histoire si remplie. Vous avez encore sous les yeux la belle et fière Alice, le débraillé Wildrake et le farouche et jaloux Maskham Everard, et le fidèle vieillard sir Henry Lee de Ditchley, et jusqu'au chien Davis, u 17
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Comme aussi vous n'avez pas oublié les étourderies élégantes de ce Charles II, roi de théâtre, qui a conquis et perdu si gaiement trois beaux royaumes. Telle est la comédie de M. Soumet. Ce sont les mêmes personnages, moins le chien Davis; c'est la même action à peu près; mais quelle différence! Les fins détails du roman, ses vives saillies, ses lentes descriptions, sa terreur cachée, cet intérêt qui s'en va croissant toujours, cette façon de plaider loyalement les deux causes, celle du roi proscrit et celle de Cromwell, ce dia-, logue bon enfant dont la malice se montre tout à coup comme fait le voleur au coin du bois, il faut bien que tout cela disparaisse et s'efface dans une comédie en trois actes. M. Soumet a prouvé qu'il savait faire aussi bien le vers ironique et léger que le vers tragique et solennel. Il a trouvé moyen plus d'une fois d'arracher à Walter Scott sa comédie, quoique Walter Scott tienne bien.fort ses comédies, une fois qu'il les tient. Bref, c'est encore là un succès,un peu plus contesté peut-être que le premier. Mais pensez donc à ces huit actes tout nouveaux, à minuit qui sonnait, à la fatigue de toute une salle qui prête l'oreille cinq heures de suite à des choses inconnues. D'ailleurs deux succès, sans conteste, en même temps :
Monseigneur, en un jour ce serait trop de joie.
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Eh bien! ce n'est pas deux succès, c'est trois succès qu'il faut dire. M. Soumet, dans sa retraite, n'a pas écrit seulement le Gladiateur et le Chêne du Roi, il a encore écrit un poëme, poëme épique! Arrivé avec son poëme à Paris (il revenait d'Italie, tout s'explique), M. Soumet, l'illustre auteur de Satil et de Clytemnestre, dans cette ville si remplie de libraires intelligents, ne trouve pas un éditeur qui consente à hasarder trois cents francs pour l'impression de sa divine épopée. L'auteur l'imprime à ses frais. Très-bien. Trois semaines après, jour pour jour, M. Soumet s'en va chez le libraire, non pas libraire-éditeur, mais libraire dépositaire, pour savoir des nouvelles de son livre. « Monsieur, dit le libraire, tout est vendu. - Tout? s'écrie le poëte. - Tout. Et, en preuve, voici vingt-trois mille francs que je vous dois. » C'est là, je vous l'avoue, le plus grand événement poétique dont il me soit arrivé d'être le témoin.
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ALFRED DE VIGNY
LA MARÉCHALE D'ANCRE
Ojg|w A ville hurle, on brise, on renverse, on Ï«JB brûle, on pille, on égorge : soyez tran__jsnlquilles, ce n'est rien, le peuple est en gaieté. On traîne Séjan sur la claie ; le bourreau égorge ses deux jeunes filles, qu'il a violées légalement dans leur prison. Ou bien, c'est le maréchal d'Ancre dont on mange le cadavre. Histoire monotone des favoris sous le pouvoir absolu ! Tout cela c'est la même histoire, la même réaction de la populace, fatiguée et craintive encore, qui se venge lâchement sur le valet, n'osant pas s'attaquer au maître. Soyez bien sûrs que, s'il n'y avait eu que cela dans le drame de M. Alfred de Vigny, personne ne se dérangerait pour l'aller voir.
Toutes les époques de transition, quand l'ordre va renaître, ont été exposées à cette espèce de co-
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médie sanglante jouée dans les rues avec le cadavre d'un favori. C'est ainsi qu'aux derniers jours du mardi gras les masques portent au bûcher le simulacre du joyeux carnaval. D'ordinaire la fête dure si peu qu'il est impossible de la raconter. Voici comment cela se passe presque toujours. Le ministre est à table dans son palais ; il boit, il rit, il chante, il est au comble de la gloire et de la joie. Tout à coup on frappe rudement à sa porte. - Qui va là? dit-il insolemment. Une grosse voix lui répond : C'est moi, le peuple! Et la porte du favori s'ouvre toujours, et toujours il est assuré d'être pris, traîné sanglant dans la rue et coupé en quatre morceaux. Il aura beau se cacher dans une armoire de fer, son étrange visiteur, le peuple, qui vient chez lui pour la première fois, trouvera aussi facilement sa retraite la mieux cachée que la statue de Pierre sait trouver la salle des festins de Don Juan. Mieux vaut donc, en pareil cas, faire bonne contenance, ne pas laisser enfoncer ses portes, les ouvrir soi-même, s'il se peut, et venir affronter la tempête en personne, sauf à s'en tirer comme le roi Marie-Thérèse, en levant ses jupons devant le peuple, qui veut égorger ses enfants : Voici de quoi faire des enfants!
Heureusement que je savais à l'avance quel était l'auteur de la Maréchale d'Ancre; que c'était un 11 17.
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grand artiste, une imagination savante et froide, un esprit correct, un homme fort peu enclin à l'enthousiasme et toujours arrêté par la peur d'en mettre trop dans ce qu'il fait. J'étais donc assuré dès l'abord que, puisque cet homme choisissait ce sujet de la maréchale d'Ancre, si étriqué en apparence, si peu important, si spontané et qui tient si peu de place dans notre histoire, il fallait à toute force qu'il eût un sujet à nous présenter derrière ce sujet, un héros à faire agir derrière ce héros, un drame à accomplir derrière ce drame. Selon moi, à un poëte dramatique la maréchale d'Ancre pouvait tout au plus servir de prétexte : en effet, il était impossible, avec ce seul fait d'une colère populaire qui dure le temps d'égorger un homme et de brûler une femme, de créer un drame quelque peu intéressant.
Il est vrai que nous autres modernes gens de génie, pour suppléer au vide de ces accidents historiques qui durent une heure, et à la langueur, de ces drames où tout est prévu, où tout est su à l'avance, le commencement, le milieu, surtout la fin, nous avons inventé quelque chose de merveilleusement commode : nous avons inventé le drame politique. Ce drame politique consiste à remplacer l'action par la dissertation. Des acteurs sont en scène, rois, princes, reines, secrétaires d'État, tout
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ce que vous imaginerez en fait de personnages. Ces gens-là sont nommés, habillés; ils ont des plumes à leurs chapeaux et des paillettes à leurs souliers; ils sont tous prêts, il ne leurmanquequé quelque chose à faire. Alors le poëte leur fait faire de là politique. Par exemple, la maréchale d'Ancre, en attendant qu'elle aille au bûcher, parlera beaucoup, elle parlera des affaires d'Espagne et de France ; Concini fera de belles prédictions sur les Pays-Bas; on introduira le jeune évêquede Luçon, qui déjà parlera comme le cardinal de Richelieu. On amènera ainsi le quatrième acte, qui sera rempli par la plaidoirie des avocats de la maréchale, et l'arrêt du Parlement. Cela fait, le cinquième acte se termine naturellement par un bûcher, où montera la pauvre Galigaï en protestant contre le crime de magie. Et ainsi probablement, si c'eût été un autre que M. de Vigny, nous aurions une tragédie politique de plus, horrible invention qui n'est ni drame, ni histoire, ni conte, ni poésie, ni roman, dont les produits inondent notre théâtre depuis vingt ans, et pour laquelle je ne saurais exprimer tout mon dégoût !
« Mais, disent-ils, Racine n'a-t-il pas fait une tragédie politique? Voyez Mithridate et la scène Approche^, mes enfants! » Comme si, dans Mithridate, Racine n'avait pas tracé ce délicieux
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caractère de Monime ; comme si Racine, pour se faire pardonner ces belles pages d'histoire romaine si contraires à la géographie du Pont-Euxin, eût oublié de jeter dans ce sujet toutes les ressources de ses larmes, de ses vers, de son amour et de sa passion ! Mais ne parlons pas de Racine à propos de nos tragédies politiques : ce serait trop de profanation.
M. de Vigny avait donc trop de talent, d'art et de sens commun pour vouloir faire une comédie politique. D'après le titre de sa pièce, ou plutôt malgré ce titre, le drame politique n'était pas possible. C'était donc pour nous un grand sujet de curiosité et d'intérêt ; nous avons été rassurés dès l'abord.
Le premier acte se passe dans les salons de la reine; la cour est assemblée, frivole cour, livrée aux jeux, aux galanteries espagnoles, mêlée d'aventuriers italiens et de grands noms français: On joue, on parle; la maréchale d'Ancre arrive, on se lève pour la recevoir, puis les jeux recommencent. Voilà donc la maréchale, l'Italienne parvenue, l'amie de la reine, la souveraine maîtresse de ce royaume encore saignant qui fut à Henri IV. O mon Dieu ! de quoi va-t-il être question? Cela sera peut-être bien ennuyeux ! J'aimais beaucoup mieux entendre les jeunes seigneurs se livrer aux
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propos de leur âge, se défier sans sujet, jouer leur fortune et leurnom : cette femme va êtreimposante et politique à faire peur !
Rassurez-vous, notre auteur sait trop son métier. Éléonore Galigaï entre, il est vrai, parée et suivie comme une reine; mais Éléonore est Italienne, elle salue ses amis en souriant, puis, à son premier coup d'oeil dans la foule, elle reconnaît (vous allez vous étonner, car la maréchale est sans reproche, et on ne lui sait pas un seul amant à la cour), elle reconnaît, dis-je, le Corse Borgia, un homme qui l'aime et qu'elle aime; Borgia, l'ennemi corse de son époux Concini. Ainsi commence la pièce. Puis, lorsque vient Concini, l'auteur le livre à sa femme, qui l'accable de ses mépris, qui lui compte ses principautés, ses titres, ses richesses; qui lui jette, pour en finir, un nouveau marquisatpar la figure. On entre, on sort; on joue toujours. Borgia va se battre en duel malgré la pluie, le prince de Condé va chez la reine; et c'est à peine si dans tout ce conflit M. de Thémines a le temps d'arrêter le prince de Condé. Grand merci! Éléonore, grand merci, Madame la maréchale, qui faites votre coup d'État sans assembler votre conseil, sans entendre de discours pour ou contre, comme dans toutes les tragédies! Eh! mon Dieu! pour faire arrêter Monseigneur, il
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suffisait en effet de laisser tomber votre gant, Madame; le gant tombe, et Monseigneur est arrêté.
Autrefois le poëte dramatique aurait écrit trois cent quarante vers de conseils, de plaintes, de prières ou de menaces à ce sujet.
Voilà pour la maréchale. Cette grande figure, dont nous avions si peur, M. de Vigny, et je lui en sais bon gré, et je lui en témoigne ici toute ma reconnaissance, en fait une femme belle et parée, qui entre, qui voit son premier amant, qui consulte son jeu de cartes et qui laisse tomber son gant. Voilà toute la politique que nous aurons de ce côté-là, grand merci !
Après Éléonore reste le maréchal, reste Concini. Oh ! pour celui-là, l'auteur en agira encore avec moins de cérémonie. Celui-là est un Italien imprévoyant, brutal, enflé de sa fortune, libertin qui se cache; celui-là ne sera pas politique non plus. A défaut de mauvais lieu, l'auteur l'envoie dans la maison d'un juif, prêteur à usure, le véritable juif du temps, l'homme avili, battu, écrasé, mais riche; l'homme qui flatte, qui rampe, qui fait le métier d'entremetteur et d'espion, qui conspire pour. et contre, mais riche. A Isaac, Borgia le Corse confie sa femme; à Isaac, Concini le Florentin achète la femme de Borgia; Isaac loge la femme et vend la femme; Isaac vend Borgia à
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Concini, et Concini à M. de Lùynes. Voilà l'histoire d'Isaac Pons. Quant à Concini, pendant que Borgia est chez la maréchale, le maréchal estchez Borgia : les adultères se croisent, comme les colères, comme les vengeances, comme tout se croise dans la pièce. Il y a des chansons sur la guitare et des cris de peuple furieux, des baisers d'amour et des incendies : tout ce monde-là se perd gaiement, je vous assuré; cela est très-amusant, et très-politique, et très-peu raisonné, et par conséquent trèsvrai. Laissons donc Concini chez le juif; n'a-t-il pas tout ce qu'il veut, une fille à séduire et une guitare à pincer ?
Cependant Éléonore est rentrée chez elle, elle attend Borgia. Entre Borgia. « Sauve-toi, Éléonore, sauve-toi, le peuple vient... » et alors la pauvre femme apprend pour la première fois, quand tout le monde le sait dans son palais, quel danger elle court en effet : il n'y a pas plus de politique que cela. La maréchale, trahie, abandonnée, perdue, ignore tout ce qui se passe autour d'elle : on l'a traitée comme Une reine; et alors son amant» sans lui expliquer ce que c'est que le peuple, et qu'il y a aussi là une souveraineté, vérité qu'on n'a comprise en effet qu'en 89, Voyant qu'il est trop tard pour sauver sa maîtresse, la protège jusqu'à la Bastille, Où elle est enfermée dans la chambre
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même de M. le prince de Condé. Tout cela est aussi simple et aussi simplejnent présenté que les Ricochets de feu Picard.
Alors, comme pour n'être pas politique on n'en est pas moins auteur dramatique, voilà notre poëte qui fait donner sa réserve. Voyez! l'Italienne de Borgia se fait l'accusatrice de l'Italienne de Concini. Voyez aux prises ces deux jalousies, l'une qui crie et qui éclate, l'autre qui se cache et qui pleure en dedans. Non certes, il n'y a pas de maréchal de France là dedans, mais il y a une femme, il y a une Italienne. Éléonore supplie, Éléonore veut dompter la colère de sa rivale, Éléonore s'abaisse à ses pieds; puis elle se relève, elle essuie ses larmes, et, lorsque rentre le nouveau favori pour lui lire son arrêt de mort, tant pis pour de Luynes s'il arrive si mal à propos, la maréchale le veille à son tour; elle, lui jette ses cartes : Voici mes cartes. Monsieur de Luynes, vous êtes meilleur joueur que moi, mais preneç garde, vous avec triché.
Or les cartes de la maréchale d'Ancre passèrent bientôt des mains du petit de Luynes aux mains sévères de l'évêqûe de Luçon, qui les lui prit comme on les prendrait à urt Valet; puisMâzarin les tint longtemps, petit joueur, mais prudent joueur. Quand elles échappèrent à ses mains, l'impatient Louis XIV joua cartes sur table et
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hardiment. Tous ces joueurs trichèrent plus ou moins; le plus grand tricheur fut Louis XV. Mais aussi, après lui, le peuple eut envie de tenir le jeu; le jeu passa à ses mains, il mit des gants : je ne sais pas s'il n'a pas triché à son tour.
Le drame continue. Scènes d'amour, scènes de débauche, duels, jeu effréné, quelques cris dans le lointain et un arrêt de mort à peine prononcé, voilà tout ce que nous avons jusqu'au quatrième acte. Vous verrez, le poëte ne tient pas à être terrible; ses héros vont et viennent; ils arrangent leurs affaires, ils font de l'esprit, ils ne s'en inquiètent pas le moins du monde. M. de Vigny est un auteur dramatique très-habile. Si le cinquième acte est affreux, ce n'est pas sa faute, c'est qu'il a fallu en finir, car pour lui il a caché aux yeux le bûcher, le bourreau, le confesseur, les fers, le cachot, l'eau bénite; il a caché tout ce qu'on montre avec tant de complaisance; vous ne sentirez nullement le roussi, je vous jure. Mais il a mis en présence Borgia et Concini : il faut qu'ils finissent. Il a mis en présence la maréchale et de Luynes : il faut que la maréchale l'emporte. Il nous a dit une histoire : il faut que cette histoire ait une conclusion. Dégainez donc! il est temps! Voilà dans l'ombre les deux ennemis qui se sont reconnus et qui se battent à mort. L'effet de ce » . 18
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duel est terrible : ils se joignent, ils se cherchent, ils s'éloignent, ils se blessent, ils se tuent, ils s'égorgent, ils tombent sans s'avouer blessés, ils . meurent sans s'avouer vaincus. Vous voulez du drame, en voilà du terrible et du sanglant.
Ils meurent. Passe la maréchale pour aller à la Grève. Concini mort, Borgia mort, époux et amant perdus, vous pensez que la maréchale n'aura qu'à passer. Oh que non pas ! Elle a encore des paroles à dire. Entre les deux cadavres étendus, le poëte rend à la pauvre mère ses deux enfants; à cette femme qui va mourir il faut des larmes, il faut des sanglots, il faut ce dernier moment de déchirant bonheur, ce souvenir d'avant la mort qui les résume tous. La maréchale embrasse son fils et sa fille; elle ne dit pas un mot ni du roi ni de la reine, ni de son innocence ; au contraire, elle se reconnaît coupable à haute voix. Ce n'est plus la maréchale d'Ancre, ce n'a pas été la maréchale, jamais la maréchale ; c'est un drame qu'on a joué, et non pas une histoire, parce qu'il n'y avait pas d'histoire, ou du moins parce qu'il n'y avait qu'une histoire vulgaire et fort insuffisante. Sous ce point de vue, ce drame est un grand drame et fort important. C'est quelquechose d'important et de grave, à propos d'un fait léger, d'une anecdote fugitive. D'autant plus que sous ce canevas
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amusant, sous cet intérêt puissant, sous ces larmes, Circule une grande idée d'une haute moralité et d'un intérêt immense, qui ôte à cette composition tout ce qu'elle pouvait avoir de frivole et de mesquin, et de trop semblable à tous ces drames fabriqués avec des conspirations, des haines, des Italiens, des guitares et des poignards.
Avez-vous remarqué les premiers mots de la maréchale d'Ancre au premier acte : un vendredi? Puis au troisième acte, quand Borgia parle du 14 mai 1610? Puis au cinquième acte, quand, devenu tout à fait clair, le poëte jette le nom de Ravaillâc et vient étendre le cadavre de Concini sur la borrte fatale de la rue de la Ferronnerie? Vous n'avez peut-être pas remarqué cela. Eh bien ! cela, c'est tout le drame. Dans la pensée de l'auteur, le drame commence à ce mot : vendredi, il se noue à cette date: 14mai 1610, et il se termine à cette borne, rue de la Feronnerie. Son drame, à lui, ce n'est pas la Mort de la maréchale d'Ancre .. que lui importe la maréchale d'Ancre, c'est l'expiation de cet épouvantable forfait de Ravaillâc. II n'a songé dans les cinq actes qu'à Henri le Grand, qui meurt à cette borne sous le poignard poussé par Concini. C'est là tout ce qu'il a voulu. Quant à la maréchale d'Ancre et à ses amours, et à. ses enfants, et à ses larmes, et à son héroïsme, et à
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son supplice, et à toutes ces belles transitions, et à ces grands mouvements de l'âme qu'il a mis dans sa pièce, c'est à peine s'il y a songé : voilà ce qui me plaît en lui. On vient, on s'assied, la toile se lève, la cour de Louis XIII passe en grand costume, puis le peuple brise des vitres et brûle des palais, puis une pauvre femme passe à travers toutes les tortures morales de l'amitié, de l'amour, de l'amour maternel, puis on la brûle. Il y a des juifs qui volent, des Italiens qui assassinent, des Français qui égorgent, des juges qui se parjurent, une petite fille qui fait l'amour ; ce drame a un nom, un but, un plan; au plus fort de votre intérêt, quand tout est dit, vous trouvez que tout cela a grandi de six coudées, parce qu'un seul nom a été prononcé, parce qu'un grand crime a été flétri, parce que le poëte a dérangé le chemin de la Grève : la maréchale d'Ancre, en effet, ne devient digne du drame que parce qu'elle passe par la rue de la Ferronnerie pour aller au bûcher. Là, dit un chroniqueur, dans un style effrayant : Un vent d'acier lui sépara l'âme du corps.
De ce jour, nous avons un poëte dramatique de plus; nous en avions grand besoin.
Peu de_ pièces ont étémoins applaudies que celle de M. de Vigny, j'en connais peu de nos jours qui aient obtenu autant de succès. La pièce est jouée
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avec un rare ensemble : Ligier et Frederick, dans le long duel nocturne du cinquième acte, sont terribles. Duparay, chargé du rôle du juif, et Ferville, dans le rôle d'un bourgeois de Paris habilement jeté dans la pièce, ont été pleins de naturel et de bonhomie. MUo Noblët, charmante sous son costume d'Italienne, a joué, avec une effrayante énergie, la scène d'accusation. Quant à M1Ie Georges, elle a compris parfaitement tout son rôle, rires et larmes, joie ou douleurs, ironie et colère, amour maternel et passions combattues; et comme ce rôle tout simple, écrit en prose, sans aucun ornement oratoire, sortait des habitudes ordinaires de son talent, il y avait autant d'étonnement que d'admiration dans le succès qu'elle a obtenu.
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ALEXANDRE DUMAS
CALIGULA
X gMRJiAiRE de Caligula le héros et le sujet H Sk Sft d'une tragédie, c'était méconnaître une eaoe&aldes premières lois de l'action dramatique, la vraisemblance. Vous avez beau me dire que cet homme était un fou, que cet homme était un monstre, à la bonne heure : on enfermera ce fou aux Petites-Maisons; il n'y a rien de mieux à en faire. Les honneurs de la poésie dramatique ne sont pas faits pour ces férocités insensées, dont l'histoire épouvantée nous raconte de temps à autre les forfaits sans se les expliquer à ellemême, et tout comme elle raconte les pestes, les tremblements de terre, les naufrages.
Vous dirai-je ce que Suétone raconte de cet homme? La chose est horrible à dire. Cependant il faut que je vous rappelle quelques-uns des crimes de ce fou couronné; après quoi vous juge-
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rez s'il méritait l'honneur de monter sur un théâtre, ce furieux, indigne même de monter sur le trône de Tibère et de Néron.
Le premier soin de ce misérable, quand il fut le maître de l'empire, ce fut d'élever à sa propre divinité un temple tout en marbre, et dans ce temple il fit placer sa statue en or; cette statue était vêtue chaque jour comme il était vêtu luimême. On immolait chaque jour à cette divinité sanglante les oiseaux les plus rares. La nuit venue, cet effronté César invitait la Lune à partager les honneurs de sa couche. Il devint jaloux de Jupiter, qui était au Capitole, et il se mit à le défier comme se défient entre eux les héros d'Homère. Il se vantait que sa mère, la femme de Germanicus, était le fruit d'un inceste de l'empereur Auguste avec sa propre fille Julie. Il fut l'amant reconnu, avoué, de ses trois soeurs, et quand mourut sa soeur Drusille, il lui décerna les honneurs divins. Il voulait que sa femme Céronia se montrât toute nue à ses soldats et à ses amis. A table, il se faisait servir par les hommes les plus éminentsde la république. Il ordonna, par mesure d'économie, de nourrir les bêtes féroces destinées aux jeux du cirque en leur donnant les condamnés à dévorer. Il forçait les parents à assister à la mort de leurs enfants, et un jour, comme un pauvre
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sénateur s'excusait sur sa maladie de se rendre à l'exécution de son fils, l'empereur envoya sa propre litière à ce malheureuy père, afin qu'il n'eût plus d'excuse. Il fit brûler en plein amphithéâtre un poëte comique pour un vers qui lui parut une satire. Dans le cirque, où il était exposé aux bêtes, un chevalier romain criait au peuple : Je suis innocent! Caïus fit emporter ce malheureux, et on le rejeta aux bêtes l'instant d'après, mais cette fois il avait la langue coupée.
Son grand chagrin, c'était que son règne ne fût pas signalé par quelque grande calamité. Auguste avait perdu les légions de Varus; sous Tibère s'était écroulé l'amphithéâtre de Fidènes: il était jaloux d'Auguste et de Tibère! Modeste Caïus, il ne se comptait pas pour un fléau! 11 disait aussi à sa maîtresse : Cette tête si belle, je puis la faire couper tout à l'heure. Il voulait faire mettre sa femme à la torture pour savoir pourquoi il l'aimait tant.
Cet homme était jaloux d'Homère et de Virgile ; il voulait faire brûler les histoires de TiteLive. Il enleva aux grandes familles patriciennes les insignes qu'elles avaient gagnés depuis des siècles : aux Torqûati le collier, aux Cincinnati la chevelure. Il fit tuer un beau jeune homme, nommé Proculus, par la seule raison que Pro-
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çùlus était jeune, qu'il était beau et que les femmes l'avaient surnommé l'Amour géant*
Sa débauche égalait sa cruauté : l'inceste, le viol, les plaisirs infâmes, les prostitutions de tout genre., les adultères sous le regard même des maris, rien ne coûtait à ce misérable. Il était souillé de sang et de vice; il se livrait aux prodigalités les plus incroyables ; il avalait des perles, il inventait des bains et des sauces ; la poupe de ses vaisseaux était chargée de pierreries; il abaissait des montagnes, il comblait des vallées, il bâtissait dans la mer. Il dépensa ainsi, en moins d'un an, l'immense trésor qu'avait laissé Tibère, deux milliards sept cents millions de sesterces.
Que dites-vous qu'un pareil monstre ait régné quatre ans, et qu'il n'ait pas été écrasé au bout de vingt-quatre heures comme un reptile venimeux? Et comment expliquez-vous tant d'abaissement, de bassesse, de lâcheté, de terreur, parmi les Romains, ces maîtres du monde?
Le premier acte de cette tragédie de Caligula, ou, si vous aimez mieux, le prologue, est une espècéde comédie préparatoire dans laquelle l'auteur vous représente, avec de grands efforts pour ne rien oublier, tous les petits détails de la vie vulgaire à Rome : les barbiers, les vendeurs, les baigneurs, les dames dans leur litière, les clients
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accompagnant le patron, les journaux lus à haute voix à la porte des barbiers; toutes sortes de petits détails, mais frivoles, mais amoncelés les uns sur les autres et sans trop de choix, et comme si l'auteur voulait nous montrer tout d'un coup ce qu'il aura appris aussi tout d'un coup, en peu de jours. C'est là, en effet, une intelligence pétulante qui ne sait guère attendre l'à-propos, et qui souvent manque son but pour y marcher trop vite. La science véritable, la connaissance profonde de l'antiquité, n'a pas cette allure inquiète et précipitée ; elle marche plus lentement, plus sagement; on n'improvise pas ainsi toute une série d'idées, de petits faits, de coutumes domestiques, d'habitudes privées et publiques. Il a fallu toute sa vie à l'abbé Barthélémy pour écrire le Voyage d'Anacharsis; il a fallu quinze ans de travail à M. Désobry pour préparer les matériaux- de son beau livre : Rome au siècle d'Auguste ; M. Alexis MonteiL travaille depuis vingt ans à l'Histoire des Français. Mais aussi, dans ces livres excellents, que de modération, que de simplicité, et comme chacun de ces petits détails arrive bien à son heure, et seulement à l'instant où le sage écrivain en a besoin !
Dans ce prologue de Caligula, si rempli de détails, d'accidents et d'aventures, trois jeunes gens
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se promènent sur la places publique, trois jeunes Romains calqués sur les jeqnes gens de Pétrone, bavards, éloquents, intrépides, oisifs. L'un d'eux surtout, nouveau débarqué de la -ville d'Athènes, véritable Athénien pour l'atticisme, déclame sans pitié pour lui-même contre l'empereur. Il y a beaucoup d'esprit, de verve, et beaucoup d'invraisemblance dans le récit de ce jeune homme, qui doit se souvenir cependant des délateurs de Tibère. Aussi, à peine a-t-il achevé sa harangue, que notre malheureux Athénien se rend aux bains pour y mourir doucement de la mort de Sénèque. En Vérité, rhême pour un jeune homme qui vit sous Caligula, ce jeune homme se hâte un peu trop. Personne ne s'inquiète encore : toute la ville . est occupée, à cette heure, du triomphe grotesque de l'empereur. Le parterre a été généralement fâché de voir sitôt disparaître ce jeune homme insolent et goguenard.
En même temps, à droite de l'acteur, arrivé un magnifique cortège précédé de hérauts et de trompettes. Ce cortège, c'est celui du triomphateur Caïus. Les Heures précèdent son char en chantant des odes, Io triumphe! comme dit Horace; mais ces odes mal déclamées ne valent pas celles d'Horace. Du côté opposé passe Messaline portée dans sa litière. Ce que Messaline est venue faire dans
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cette maison isolée, la nuit, sous le nom de Lysisca, une malheureuse courtisane que déshonore Messaline, vous le devinez sans peine. A la litière de Messaline se tient Chéréa le tribun; enfin, sur le devant du théâtre, passe, porté aux gémonies, le cadavre d'un malheureux qui vient d'être exécuté. Vous avez ainsi en même temps le char de Caligula traîné par les Heures, la litière de Messaline portée par des licteurs, la litière du cadavre poussée par des bourreaux. Ceci est une chose que le drame moderne appelle une trilogie : la courtisane, l'empereur, la victime. Et tout autour de ces trois voitures, ce sont des bruits, des cris de fêtes, des menaces ; et comme en même temps la décoration est surchargée des plus grands édifices de Rome, le Capitole par exemple, et comme dans toutes ces décorations, parmi ces turbulents acteurs, au milieu de tout ce bruit, le poëte, de son côté, redouble de bruit, d'esprit, d'imagination, de science et de mouvement, il arrive qu'on s'estime fort heureux de sortir de ce prologue et de ce tumulte, de voir enfin l'action s'engager dans une atmosphère plus calme, avec moins de détails et des personnages moins nombreux.
Enfin donc le premier acte arrive, le drame commence ; nous sommes dans une belle maison d'été, près de Tibur, le doux pays si souvent
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chanté, chez la vieille Junia, la nourrice de l'empereur. Junia est la mère d'une belle personne, Stella, la soeur de lait de Caligula. Mais Junia, femme prudente, tant qu'a vécu Tibère, a tremblé pour sa fille : elle a donc caché Stella dans les forêts de la Gaule; et maintenant que Caligula a remplacé Tibère, Junia rappelle sa fille. Au lever du rideau, Junia, à genoux, implore les dieux lares pour son enfant. La prière de Junia est interrompue par l'arrivée de Stella, sa fille. C'est elle! Ces deux femmes s'embrassent, et puis elles se racontent leurs aventures. Il y a si longtemps qu'elles ne se sont vues! Aussitôt Stella raconte à sa mère une longue histoire empruntée aux légendes du christianisme naissant. En effet,. Stella est chrétienne, et vous voyez qu'elle s'y est prise de bonne heure pour se convertir. L'histoire de cette conversion est bien longue; on croirait entendre le plus long des évangiles selon saint Jean. J'oubliais de vous dire que derrière notre jeune chrétienne romaine se tient un jeune païen gaulois, nommé Aquila. Aquila est le compagnon, le fiancé de Stella ; il la ramène lui-même, à travers toutes sortes de périls, du fond des Gaules. Aquila n'a pas encore eu le temps de se faire chrétien ; au moins ne tient-il guère à ses faux dieux.
Aussitôt on annonce l'empereur. Caligula entre ; H 19
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en effet chez sa nourrice. On lui a dit que Stella était belle, il veut la voir. Il faut donc que Stella paraisse. Stella paraît; elle verse du vin à l'empereur, qui la trouve belle, et qui dit à un de ses hommes : Je veux cette femme! Le jeune Gaulois Aquila attire aussi l'attention de Caligula, qui lui fait tuer un vautour dans les airs, comme s'il avait à son arc une flèche enchantée. Ceci fait, l'empereur se retire, et après lui Aquila et Stella, qui vont faire inscrire leurs noms chez le préteur.
Mais à peine sortis de chez Junia, les deux jeunes gens sont assaillis par les satellites du tyran. On enlève Stella des mains d'Aquila; Aquila revient blessé dans cette maison désolée. A peine a-t-il raconté à Junia le rapt de sa fille que trois hommes arrivent, précédés du préteur. L'un de ces hommes déclare qu'Aquila est son esclave; voici les témoins. Il réclame le fugitif. Les témoins prêtent le serment légal ; le préteur rend Aquila à l'homme qui le réclame. Cette scène n'est pas sans effet, à cause même de sa brutalité.
Junia, de son côté, voyant sa fille perdue, son gendre vendu comme esclave, brise ses dieux pénates.
Au second acte, nous sommes chez Jupiter, je veux dire chez Caligula. Le maître a peur, car la foudre gronde, l'éclair brille. Enfin la tempête
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s'apaise, Caligula se rassure. Maintenant il défie Jupiter! maintenant il pense à immoler des hommes, à déshonorer des femmes ! Que voulezvous? le ciel est pur. On fait donc venir Stella pour occuper le tyran.
Ici, vous vous rappelez l'entrevue admirable de Néron et de Junie, et avec quel art prodigieux Racine a rendu Junie respectable même à Néron? La lutte de ce tout-puissant empereur et de cette fille innocente et faible, plus elle est pleine de dignité et de réserve, plus elle est touchante et terrible.
Ce qui rend le Néron de Racine un héros excellent pour le drame, c'est que Néron est jeune et beau ; il est fier, intelligent et bien élevé par Sénèque. Racine a pris Néron au moment où ce jeune empereur lutte encore contre ses mauvais penchants, c'est-à-dire au seul moment où il soit dramatique. Au contraire, placez sous la main d'un homme comme Caligula une fille belle, innocente et pure comme Junie, autant vaudrait la livrer à deminue aux bêtes dévorantes du cirque. Toute espèce de lutte disparaît entre ce tigre et cette enfant; le ; spectateur, qui connaît Caligula, n'a rien à espérer : c'est donc à un viol ou à une boucherie que nous allons assister! Évidemment la situation manquera son effet à force d'être violente. Et voilà
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comment, même dans le drame, le mieux est toujours l'ennemi du bien.
Dans la tragédie de Racine, le poëte n'est pas forcé d'arracher à Néron cette belle et touchante Junie, que Néron respecte. Au contraire, c'est Néron qui se cache, et alors commence entre les deux amants cette scène déchirante. Soyez-en sûr, l'intérêt sera toujours le fonds inépuisable de toute poésie; sans amour, l'intérêt passe vite, même l'amour fondé sur la vie et sur la mort. Néron est amoureux de Junie, Britannicus aussi; Junie aime Britannicus : voilà ce qui repose le poëte, voilà ce qui lui donne tout le loisir nécessaire pour nous montrer un à un les progrès de Néron dans le crime. Caligula, au contraire, il est tout d'une pièce. Il n'a plus de progrès à faire; il est né Caligula, il mourra comme il est né. Cet homme n'aime pas Stella, tout au plus s'il la désire. Vous verrez tout à Pheure qu'il la tue sans pitié ni miséricorde, comme fait le tigre quand il na plus faim, par précaution. Donc, pour arracher Stella aux brutalités de Caïus, on fait accourir dans ce palais inaccessible la nourrice de l'empereur, la mère de Stella; d'autre part entre chez César Messaline. En même temps aussi, dans, la rue, le peuple se soulève, comme fait la mer, demandant du blé à grands cris. Caligula cepen-
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dant, couché sur son lit, semble ne pas entendre cette émeute; il est occupé à signer des arrêts de mort. Plus l'émeute gronde, plus l'émeute approche, et plus cet homme, qui tremblait tout à l'heure au bruit du tonnerre, est calme et tranquille. Arrive à la fin le consul Afranius, ce même consul qui s'est dévoué aux dieux infernaux pour sauver César. A la vue d'Afranius, Caligula se réveille. Il saisit le consul, il lui reproche d'avoir trompé les dieux! Quoi donc! Afranius a offert à Jupiter sa vie pour sauver celle de son maître ! Son maître a été sauvé, et lui, Afranius, il vit encore ! Disant ces mots, Caligula jette le consul par la fenêtre. Le peuple bat des mains, et il s'écrie :
Empereur sans égal, Qui nous donneras-lu pour consul?
A quoi répond Caligula :
Mon cheval.
Singulière façon d'apaiser une émeute. Le peuple demandait du pain à l'empereur, l'empereur lui jette un consul !
Au troisième acte, nous sommes chez le tribun
Chéréa. Chéréa est le Burrhus de cette pièce, un
Burrhus indécis, inhabile, maladroit. Quel beau
caractère, ce Burrhus assez hardi pour affronter
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les vices naissants de Néron ! Qu'il est grand, ce vieillard, aux pieds de cet indomptable jeune homme! et comme il jette autour de lui je ne sais quel parfum de vertu qui rend supportable même la présence d'Agrippine! Le Chéréa de Caligula est un vulgaire conspirateur, qui conspire savezvous avec qui? Avec Messaline! avec Messaline pour la liberté! Chéréa, pour mieux tuer Caligula, s'est fait l'amant de Messaline! Il a passé avec elle la nuit du prologue; il l'attend cette nuit encore. Et cependant ce vieux soldat, ce stoïcien qui plus d'une fois a rêvé la mort de Caton à Utique et la mort de Brutus aux plaines de Philippes, on nous le montre, lui aussi, implorant, comme la bonne femme du premier acte, ses dieux lares! Que dirait-on si, dans dix-huit cents ans d'ici, on montrait sur le théâtre Mirabeau à genoux devant l'image de Marie Alacoque? Il est impossible que Chéréa prie ainsi ses dieux lares; on ne les priait plus dans le siècle d'Auguste : les esprits de la trempe de Chéréa étaient des stoïciens sans reproche et sans peur.
11 faut vous dire que ce pieux Chéréa a fait l'emplette d'Aquila, le Gaulois, et qu'il propose à son esclave de tuer l'empereur; mais le Gaulois répond par un refus formel. Il n'aime pas Caligula, mais il a bu dans sa coupe, et il ne veut
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LA TRAGEDIE.
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pas tuer César. La position est critique pour Chéréa, qui serait à la merci de son esclave, et déjà il tire son poignard quand il est interrompu par Messaline. A peine à-t-il le temps de faire entrer Aquila dans un cabirtet voisin. Messaline arrive, et, sans autre préambule, elle parle à son complice Chéréa de la mort prochaine de l'empereur; elle raconte aussi l'enlèvement de Stella. A ces mots, l'esclave Aquila, qui a tout entendu, se précipite hors de sa cachette; et maintenant il veut tuer le tyran !
Il y a dans ce troisième acte, qui n'est pas le meilleur des cinq, une très-jolie scène, jolie est le mot, malheureusement. On a arrêté dans la rue deux jeunes gens goguenards, et on les amène au tribun, qui les interroge. Les réponses de ces deux jeunes gens sont pleines d'esprit et de sel attique. Oh n'en regrette que davantage ce jeune homme du prologue qui s'est tué dans un bain. Celui-là avait aussi beaucoup d'esprit, et M. Alexandre Dumas aurait bien pu le faire mourir un peu plus tard.
L'acte quatrième commence tout à fait comme le premier acte d'Angelo, tyran de Padoue. Stella est enfermée dans une chambre du palais de l'empereur, Tout à coup une main invisible pousse dans la chambre deStella Aquila, son amant,
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son fiancé; puis la porte se referme pour ne plus se rouvrir. Mais qui donc a amené là le jeune Aquila? Messaline! Et puisque Messaline conspire contre Caligula, pourquoi enferme-t-elle dans ce palais et pourquoi livre-t-elle ainsi au tyran ce jeune Gaulois si bien disposé à tuer le tyran? C'est une question à laquelle je ne puis répondre. Ainsi enfermé avec celle qu'il aime, Aquila veut mettre à profit ses derniers moments pour aimer sa maîtresse d'un amour d'épouse. Mais alors se montre la chrétienne. Stella parle de son Dieu à son amant ; "elle veut le convertir avant la mort. La scène est étrange, d'autant plus étrange qu'elle ne tient pas au drame principal.
En effet, la jeune chrétienne, qui connaît ses formules religieuses, fait subir à son fiancé un interrogatoire dans les règles : « Crois-tu ceci? Crois-tu cela? » En un mot tout le catéchisme, et l'amant, qui est un païen, un amoureux, un soldat, et qui ne croit ni à Dieu ni à diable, et qui donnerait le ciel et l'enfer pour un baiser de sa maîtresse, a l'air de répondre : Si cela te fait bien plaisir, je crois. La jeune prêcheuse a achevé son catéchisme; elle baptise son fiancé. Ainsi est baptisée Clorinde dans la Jérusalem délivrée; ainsi, dans la dernière scène des Martyrs, Cymodocée reconnaît le Dieu de son mari
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Eudore; ainsi, dans un chef-d'oeuvre de Corneille, Pauline, la femme de Polyeucte, s'écrie : Je crois! je vois! Mais Clorinde reçoit sans interrogatoire préalable l'eau Sainte des martyrs; mais Cymodocée, mais Pauline, ont appris depuis longtemps à aimer, à respecter le Dieu de leur époux. En fait de convertis gaulois et de fiers Sicambres qui courbent la tête, c'est tout au plus si nous croyons au baptême de Clovis.
Il y a là une scène entre Caligula et ses deux victimes, Stella, Aquila. Le tyran, ayant surpris les deux amants réunis dans la même chambre, ordonne que sur-le-champ Stella soit tuée à coups de hache; oui, tuée sans pitié, tuée sans miséricorde, et que le fiancé de sa soeur de lait soit témoin du supplice de cette enfant. On attache donc Aquila à une colonne, et de là le malheureux peut voir sa maîtresse égorgée. Vous pensez si cette fois le nouveau chrétien se souvient de son baptême de tout à l'heure ! Il entre alors dans une si grande fureur, que Junia, sa belle-mère, la mère de Stella, peut entendre ses cris de l'appartement écarté où on doit. la tenir enfermée. En effet, Junia accourt aux cris d'Aquila, et que voit-elle? Stella égorgée par l'ordre de Caligula! Dans le temps où la critique était
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Caligula égorgea Stella, fille de Junia, femme d'Aquila.
Il faut dire cependant qu'il y a de la terreur au fond de cet acte, et par conséquent de l'intérêt, et que c'est un grand point.
Le cinquième acte est consacré enfin à la mort du tyran. Ici le Théâtre-Français a déployé une pompe inouïe pour nous représenter le festin de Trimalcion, cette page intraduisible du sceptique, du charmant, du galant Pétrone. Mais, hélas! nous sommes bien loin de Pétrone : la fête est triste, languissante et sombre. Caligula, couché sur son lit, mange et boit; sur un autre lit est étendu son oncle Claude, tremblant comme un matamore de la comédie espagnole. Messaline verse à boire comme la courtisane Negroni dans le festin de Lucrèce Borgia. Sur le devant de la scène, des improvisateurs du pays de Naples chantent le vin, l'amour et les roses de Pestum, malheureux Anacréons de carrefour. Entre deux vins, Caligula demande qu'on lui égorge deux victimes, et les deux victimes sont apportées : ce sont les deux mêmes jeunes gens que nous avons vus tantôt chez Chéréa. J'aime ces deux jeunes gens : ce sont bien certainement, sans qu'il le sache peut-être, les deux créations les plus originales de la pièce de M. Alexandre Dumas; et cela prouve beaucoup
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plus que je ne saurais dire combien l'instinct et l'esprit, à un certain degré bien rare, valent presque autant que l'étude, la science et la méditation. Ces trois jeunes gens, le jeune homme du prologue et les deux autres, valent toute la pièce. Ils appartiennent à M. Dumas; ils ne sont ni à Racine, ni à Corneille; ils ne ressemblent ni à Britannicus ni à Polyeucte : ils sont nouveaux, ils sont touchants;
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FRANÇOIS PONSARD
LUCRECE
ï$y\W$ LA fin donc nous l'avons entendue et $3i§Y?b applaudie, cette Lucrèce venue de si SsâtsËlIoin et dont on disait tant de fables à l'avance. A ce mot seul de Lucrèce, les habiles, les savants, les grands faiseurs, s'étaient mis à rire aux éclats. « Lucrèce de qui? Lucrèce de quoi? » Et quand on leur disait qu'il s'agissait tout simplement de la Lucrèce de Junius Brunis et de Sextus Tarquin, de la chaste matrone, l'honneur etla sauvegarde de la Rome antique, aussitôt nos jolis petits poètes de s'écrier que c'était impossible. « La Lucrèce romaine, par Jupiter et par Vestaî la Lucrèce violée en l'an de Rome 244 ! Mais n'est-ce pas là une histoire passée de mode? Et d'ailleurs, que vqulez-yous que nous fassions d'une femme qui se cache dans sa maison^ et dont toute la joie, dont toute la gloire consiste à filer
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LA TRAGEDIE. 22g
de la laine avec ses servantes? Non! non! pas de Lucrèce ainsi faite : car, si vous nous donnez Lucrèce, vous nous donnerez aussi Sextus Tarquin, un brutal qui n'a rien de tendre et qui fait sa première déclaration d'amour l'épée à la main, la menace à la bouche; sans compter que Sextus Tarquin amène Brutus à sa suite, et qu'ainsi nous voilà en pleine histoire romaine. Et alors, où s'arrêter? Mais vous n'y pensez pas, mon cher! J> Ceci dit, on riait de plus belle, on improvisait mille choses plaisantes ; plus d'un grand esprit bondissait de joie rien qu'à penser aux épigrammes qu'il pourrait lancer du fond de son petit néant.
Hélas ! l'esprit a été si loin que, huit jours avant la représentation de Lucrèce, un homme qui n'est pas malveillant d'ordinaire s'est amusé à écrire tout un acte d'une comédie de Lucrèce. Mon Dieu ! vous allez voir que rien n'est plus facile : le temps de déjeuner et de boire un verre de vin, et ma Lucrèce est faite. En effet, la Lucrèce de ce brave monsieur a été achevée avant son déjeuner ; et comme notre homme réussit toujours à tout ce qu'il veut entreprendre, il a réussi à écrire les plus mauvais vers qu'il ait improvisés dans sa vie : des vers de pacotille, des rimes d'écolier, des périodes de poëmes presque épiques. « Vous voyez, disait cet homme, que rien n'est plus facile
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que d'écrire une tragédie de Lucrèce ! » Et alors les beaux esprits de battre des mains, et de trouver qu'en effet une tragédie de Lucrèce pouvait s'écrire en trois ou en cinq déjeuners, et que ce n'était vraiment pas la peine d'y mettre moins de sans gêne et de sans façon. Apportez des cure-dents à ces messieurs, et vous verrez s'ils ne vont pas écrire sur la carte même du restaurateur la Phèdre... de Pradon!
Va donc pour Lucrèce! L'auteur, mieux que personne, pourrait dire tous les éclats de rire soulevés tout d'abord par son humble tragédie. Par exemple, quand la province s'en mêle, la province a plus d'esprit que Paris même, et alors c'est à n'y plus tenir. Aussi, tant qu'il eut l'espoir d'être compté parmi les célèbres avocats de sa ville natale, l'auteur de la tragédie nouvelle s'est-il bien gardé de dire à personne qu'il écrivait une tragédie, une tragédie en vers, en cinq actes, intitulée Lucrèce. Il comprenait tout le ridicule qui allait tomber sur sa tête et quels ricanements l'annonce seule de son oeuvre allait exciter au Palais de justice. Comme il eût été montré au doigt! comme le greffier du tribunal l'eût méprisé ! comme MM. les avoués se seraient enfuis à son aspect ! Et les mères de famille auraient défendu à leurs filles de jeter un coupd'oeil, même distrait,
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sur le poëte ! Le poste ! Quand nos Salomons de petites villes vous ont affublé de ce sobriquet funeste, c'en est fait, vous êtes perdu! rien ne.peut plus vous réussir : ni votre zèle, ni votre travail, ni votre talent, ni votre probité, ne vous sont plus comptés pour rien par les impitoyables. Vous portez attaché à votre front l'écriteau fatal : Poëte! On vous parle à peine et par pitié; on croirait perdre de sa gravité et de son importance à vous donner la main en public. Vous êtes sous la protection et sous la pitié de chacun et de tous. Poëte! Mais cependant que de soins, que d'efforts, que de persévérance, pour tenir renfermés en soi-même les dons les plus précieux de sa tête et de son coeur !
A la fin cependant, et après cinq ou six ans de ces luttes cachées, notre jeune homme s'avoua vaincu. Il eut beau faire pour étouffer la poésie qui était en lui, la poésie fut la plus forte. Son beau rêve prit une forme, sa tragédie grandit peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin elle ne demanda plus qu'un théâtre. Un théâtre, des comédiens, un parterre tout rempli d'une foule inquiète, des femmes, des femmes parisiennes qui écoutent vos vers, tel était le fabuleux château qu'il se dressait dans les espaces imaginaires, frêle édifice qu'il fallait abandonner à moitié construit pour aller
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plaider les causes de chaque jour : mur mitoyen, séparation de corps... La pauvre Lucrèce était bien loin !
Un jour qu'il se promenait tout rêveur sur les bords du Rhône, notre fleuve bien-aimé, le malheureux poëte fit la rencontre d'un autre poëte comme lui, mais plus heureux, un jeune homme qui jette aux vents libres du mois de mai ses plus belles inspirations, sans même savoir où le vent les emporte. A ce jeune homme l'auteur de Lucrèce se hasarda à faire la confidence de son oeuvre. Ils étaient seuls, le fleuve était calme, l'arbre du rivage était encore tout dépouillé de son feuillage, on pouvait voir venir de loin M. le procureur du roi ou M. le maire : à tout hasard, le poëte déclama sa tragédie, et jugez de sa joie quand, au cinquième acte, il entendit son bon compagnon qui s'écriait : A Paris! à Paris! comme disait Régulus : A Carthage! à Carthage! « A Paris! à Paris! Viens avec moi, je t'y mène; viens, emportons avec nous ta Lucrèce à la robe sanglante; jette la tienne aux flots du Rhône. Partons! » Ils partirent. Chemin faisant, ils parlaient de Lucrèce; mais à ce nom seul leurs compagnons de voyage se mettaient à rire. Quoi d'étonnant? Pour peu qu'il fût lettré et qu'il eût traduit en son patois l'admirable récit que fait
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Tite-Live dans le premier livre de ses Histoires, chacun des cahotés de cette diligence avait fait sa Lucrèce. ...« En cinq actes, Monsieur! avec un Brutus et un Collatin! C'était beau et fier! Mais ma tante ne plaisantait pas; mais mon oncle voulait que son nom fût intact; mais ma cousine,qui est une dévote, menaçait de me déshériter... J'ai jeté au feu ma Lucrèce, et je ne m'en suis pas plus mal porté. Faites-en autant et je vous prends pour un des commis voyageurs de ma maison. »
Tristes présages! Arrivés à Lyon, nos deux amis trouvèrent sur le quai du Rhône, entre une Virginie écrite à Mâcon et une Agrippine composée à Chalon-sur-Saône, une Lucrèce imprimée à Lyon même en 1842, et signée par M. P.,avocat. « Ce que c'est que de nous ! » disait M. Ponsard. En même temps il eût voulu se jeter à l'eau pour repêcher sa robe noire. « Ah bien oui ! disait son ami, la robe toute neuve, elle est en pleine mer à cette heure, et même peut-être a-t-elle fait comme son maître et s'est-elle accro-, çhée à quelque laurier-rose de l'Eurotas. »
Ainsi, toujours causant, celui-ci encourageant celui-là, ils arrivèrent tous les trois à Paris, en comptant Lucrèce pour un personnage, et ils furent se loger dans le beau quartier des belleslettres, au carrefour de l'Odéon. Dans ce carrefour
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bienheureux vous trouvez la tragédie, la comédie, le roman, le poëme, la critique, mais en germe. Point de fruits, mais beaucoup de fleurs; rien de certain, mais de vastes espérances. C'est comme qui dirait un immense portefeuille tout rempli des plus beaux échantillons inédits de l'esprit contemporain.
A vrai dire, nos trois nouveaux venus avaient jusque-là payé d'audace. Ils avaient avoué, tant bien que mal, le poëte sa profession, la tragédie son nom propre, l'ami et le Mécène son patronage. Mais une fois à Paris revinrent les doutes amers, revinrent l'inquiétude et le malaise des hommes et des choses qui se sentent impossibles. Comment avouer, en effet, là, en plein Paris, dans cette foule compacte de toutes sortes de génies affamés qui vivent de la prose et du vers, -fade pâture,- que l'on arrive tout exprès pour avoir sa part à cette curée malsaine? Comment avouer dans ce pandémonium littéraire, où c'est à qui mangera un lambeau du cadavre et de l'honneur de son voisin, que l'on vient tout exprès pour protéger, pour défendre, non pas un. ami, mais son oeuvre? Le dévouement, l'abnégation, la fidélité à l'oeuvre d'un ami, c'est si ridicule! Et quant au dernier de nos trois voyageurs, Lucrèce, elle se faisait humble, petite, cachée! Elle ne sortait
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que la nuit, pour qu'on ne vît pas qu'elle portait la robe traînante et le péplum ; elle se fût enfuie à perdre haleine si on lui eût demandé son nom.
Ils se promenaient donc tous les trois, sans songer à mal, et déjà ils prenaient leur parti gaiement, en braves gens bien posés, qui ne sont embarrassés ni de leur esprit ni de leur personne, lorsqu'aux alentours du Théâtre-Français ils rencontrèrent l'homme dont je vous parlais l'autre jour; vous savez bien, ce prodigue de son temps et de son esprit, cet être d'une nature dévouée, fidèle et vagabonde à la fois? Je le nommerais bien ; mais pour ceux qui le connaissent, qu'est-il besoin de le nommer? Ce charmant et vif artiste est à coup sûr le plus Parisien des Parisiens. Du premier coup d'ceil il reconnut l'un de nos deux nouveaux débarqués pour avoir causé souvent avec lui d'art et de poésie, et même il découvrit, cachée sous le manteau, la grelottante et timide Lucrèce, qu'il reconnut aux bandelettes sacrées de sa coiffure. - Oh-! oh! dit-il, est-ce vous que je rencontre ainsi comme des gens qui n'osent pas louer une stalle en plein jour? Où donc portez-» vous cette Romaine des temps héroïques ? On dirait, à vous voir timides et craintifs, de quelque jeune fille que vous avez égorgée, et dont le cadavre vous embarrasse. Çà, parlons franchement, et s'il
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s'agit d'une tragédie, avouez-le. Lucrèce, plus tremblante que jamais, s'était recoquillée sous le manteau de son auteur.
A ces mots prononcés en brave homme, le plus hardi des voyageurs, et pour cause, il n'avait pas fait la tragédie : « Mon ami, sois le bienvenu, j'étais sûr de te rencontrer quelque part. Le poëte, dit-il, que voilà n'est autre que Spurius Lucrétius Ponsard, le père de Lucrèce, et moi que voici, je suis son ami, son témoin dans cette grande catastrophe : Publius Valérius, fils de Valérius. Nous sommes venus non pas pour égorger Lucrèce, la chose est toute faite, mais pour lui faire ouvrir quelques-uns de ces théâtres, l'honneur du monde parisien, incessamment ouverts, comme dit le journal de la préfecture, à toutes les oeuvres naissantes, à toutes les gloires qui ont besoin d'appui et de protection. Eh bien ! mon brave, il me semble que ces théâtres toujours ouverts sont cruellement fermés : le ThéâtreFrançais, par exemple. Certes, nous sommes fiers, et nul ne peut dire qu'il nous ait refusé un appui que nous ne demandons à personne : voilà pourquoi nous n'avons pas frappé à cette porte de fer ; mais là, de bonne foi, rien qu'à voir ce seuil froid, médiocre, inhospitalier, peut-on avoir le courage de vouloir passer outre? Et si nous avons
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la lâcheté de frapper à cette porte, comment seronsnous reçus? Par quels dédains! par quels mépris! par quels mauvais comédiens! Aussi le courage nous a manqué, et nous aimons mieux revenir au rivage natal, dans ma belle maison des champs, que de nous exposer au refus et même à la protection de ces messieurs.
Et voilà comment, grâce aux répulsions intimes de nos deux braves jeunes gens, grâce aux conseils éclairés de leur ami l'artiste, cette tragédie de Lucrèce, après avoir évité les lenteurs, les abîmes et les déplaisirs du Théâtre-Français, a trouvé au théâtre de l'Odéon bon visage d'hôte et hospitalité empressée. On ne l'a pas fait attendre une heure. Aussitôt lue, aussitôt apprise. Maintenant, par quel accident cette tragédie d'un jeune homme sans nom, même avant le jour de la première représentation, a-t-elle soulevé tant de haines et tant d'enthousiasmes; comment il se fait qu'elle ait été célèbre tout dé suite, avec tous les dangers de la célébrité; comment elle a été applaudie à outrance par une fouie immense, et sifflée dès les premiers vers par une minorité inquiète et malheureuse, voilà ce que je ne puis pas vous dire, parce que je n'en sais rien.
Vous avez lu dans les Histoires de Tite-Live l'admirable récit de la violence de Sextus Tarquin
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et de la mort de Lucrèce. Ce récit va servir de base à la tragédie de M. Ponsard. Dans l'endroit le plus secret delà maison, dans Vatrium, comme dit Niebuhr, l'épouse de Collatin, entourée deses femmes, travaille comme elles à la laine, quoique la nuit soit déjà avancée.
Au milieu de ces travaux modestes, entrent chez Lucrèce Collatin, Sextus, Brutus, Arons; ils sont venus du camp tout exprès pour juger par eux-mêmes du mérite de leurs femmes, car chacun, comme c'était l'usage dans les temps primitifs, s'était mis à louer la sienne outre mesure : Suam quisque laudari miris modis. A l'aspect de cette noble dame toute occupée des travaux domestiques dans une heure si avancée de la nuit, nos jeunes gens s'écrient que Collatin a vaincu. Alors le mari triomphant, victor maritus, les retient tous à souper. Pendant qu'ils sont dans la salle du festin, Lucrèce et Brutus restent seuls; la scène est belle et grande. Lucrèce n'a pas été la dupe de la stupidité apparente de Junius :
Non, non! vous n'êtes pas ce que l'on croit à Rome; Junius est sous Brute, et le fou cache l'homme...
A ces nobles et consolantes paroles de Lucrèce, Junius laisse échapper toute sa douleur. Honte sur lui! les Tarquins le traitent comme le plus vil
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des hommes; sa femme à lui, Junius, est la maîtresse de Sextus.
Ainsi se plaint Brutus, et, parties de cette âme austère, ces plaintes nous paraissent aussi touchantes qu'elles sont inattendues. Mais, silence ! on arrive : Faites votre visage, dit Lucrèce à Brutus. Le reste de la scène est purement et simplement de l'histoire romaine bien racontée. Mais Tite-Live raconte si bien !
Le deuxième acte est tout à fait une dissertation politique écrite avec beaucoup d'intelligence, dé vivacité et d'énergie. Le défaut général de cette tragédie, c'est que l'auteur procède par de longues tirades, à la façon même des plus hardis novateurs. Le dialogue est rare ; les divers personnages parlent beaucoup et parlent souvent ; leur parole est carrée, comme on dit que Rome ellemême était carrée : Roma quadrata. Rien qu'à les entendre parler, on comprend que l'auteur s'écoute lui-même, et qu'il ne veut rien oublier de ce qu'il a appris dans Tite-Live, dans Montesquieu, voire même dans les livres de M. Michelet. Ainsi Brutus, expliquant à Valère l'organisation du pouvoir à venir, l'institution de deux consuls qui seront renouvelés tous les ans, Brutus, évidemment, cherche une bonne occasion d'écrire une dissertation politique en très-beaux vers.
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Bref, ce Brutus est un grand causeur. On dit que lorsqu'il est seul, il est sombre et taciturne; mais il se dédommage avec le premier ami qui lui tombe sous la main. De son côté, Tullie, la femme de Brutus, fort éprise de Sextus Tarquin, le fait inviter dans sa propre maison. Sextus obéit à la dame, et cette fois vous quitterez, s'il vous plaît, la robe austère du vieux Caton pour les blanches tuniques, pour les cheveux ornés de fleurs. De cette tragédie l'aspect est double. D'un côté, les vieilles moeurs du temps de Romulus; d'autre part, toute l'élégance efféminée des beaux jours de Properce et de Tibulle. Par la même raison qu'il ne craint pas de nous montrer les Romains du IIIe sièce de leur ère un peu plus vieux qu'ils ne l'étaient en eifet, M. Ponsard ne craint pas de les faire un peu plus avancés qu'ils ne l'étaient alors dans tous les arts, enfants de la Grèce, qui ont été enseignés à l'Italie par Horace et par Mécène, par Ovide et par l'empereur Auguste. L'anachronisme est habile en ce sens qu'il est double et que celui-ci fait excuser celui-là. Tonjours est-il que ce même Sextus, qui tout à l'heure va entrer dans le lit de Collatin comme ferait un -portefaix pris de vin, se perd en -toutes sortes d'élégantes ironies contre cette Tullie, la cousine germaine de Lesbie, de Cynthia, de Nééra, de Gl'y-
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cère, de toutes les lionnes de la ville de Rome sous le règne des empereurs.
Vous-même, à vos discours ajoutant votre exemple, La ceinture plus lâche et la robe plus ample, Les cheveux oints, le front de myrte couronné, Vous vous faisiez honneur du nom d'efféminé,
répond Tullie. C'est à peu près le donec gratus eram, moins la réconciliation, et le libens intraduisible. Sous le rapport de cet entassement de faits et d'idées, cette tragédie de Lucrèce est tout à fait une tragédie dans le goût moderne. Certes ce n'est pas ainsi que procède Corneille, le maître à tous. S'il eût pu entendre la tragédie d'hier, Corneille se fût écrié sans doute ce que disait ce Romain de la ceinture relâchée de César.
Entre Tullie et Brutus nous devons signaler une belle scène et de très-beaux vers, dont la forme pleine d'éclat et d'ampleur rappelle à merveille la manière d'André Chénier; et en un mot, toutes sortes de charmants et poétiques détails. Mais avec tous ces détails on écrit une élégie touchante, une gracieuse idylle, une épître à la façon des meilleurs maîtres: on ne fait pas une tragédie.
Le second acte a le très-petit tort de finir comme le premier acte : Madame est servie) comme il est dit dans la Critique de l'École des Femmes. n 21
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L'histoire romaine reparaît à l'acte suivant. Nous assistons aux rubriques de ce roi Tarquin l'ancien, qui peut prendre sa place parmi les rois les plus habiles dont les hommes aient gardé le souvenir. A ce propos, M. Ponsard nous raconte tout ce qu'il sait du roi Tarquin, sa façon d'employer la métaphore, sa métaphore des pavots dont il coupe les têtes ; ceci dit, notre poëte passe à la discipline du sénat romain, qu'il maltraite fort :
11 comprend, aujourd'hui qu'il est devenu sage, Que la tranquillité convient à ce grand âge...
Mais il faut reconnaître que l'auteur a trop de mérite et de talent pour avoir recours à l'allusion. C'est un moyen qu'il méprise de toute son âme, tout comme aussi il ne voudrait pas de ce succès banal qui consiste à flatter les passions des multitudes; je n'en veux qu'une preuve, le beau mouvement de Brutus au seconde acte, quand il s'écrie en repoussant des affaires le concours de la multitude :
Non, non, ce nous serait une autre servitude ! Le peuple turbulent, qui suit sa passion, Est une proie acquise à chaque faction.
Le mouvement est beau; il est vrai ; quelques-
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uns l'ont sifflé, beaucoup l'ont applaudi. Certes l'auteur eût été plus sûr du succès de son oeuvre, s'il eût voulu faire plus de bruit qu'il n'en fait ; il avait pour cela des mots qui n'ont jamais manqué leur effet: la liberté! la république! mort aux tyrans! à bas les rois! toutes choses applaudies à l'avance; mais rien n'a pu le faire sortir de sa gravité et de son calme habituel. Cet homme est poëte, mais aussi c'est un homme de bon sens, un esprit sérieux, et qui ne voudrait pas ramasser une honteuse popularité d'une heure dans le bruit et dans l'émeute. De là vient le ton un peu uniforme, l'austérité tant soit peu fatigante de cette tragédie. Car notre poète ne s'est laissé séduire ni par l'emphase de la Lucrèce de Shakespeare, ni par la mignardise du poëte Ovide, qui lui aussi a paré de mille fleurs cette tragique histoire. C'est à peine si on en trouve çà et là quelques traces faciles à effacer. Notre poëte ne va pas chercher si loin ses modèles ; il les veut graves, austères, convaincus; il aurait honte de jouer avec le suicide de Lucrèce, et même il pousse si loin la loyauté que tout d'un coup, pour obéir à l'histoire, il amène dans son drame une figure inattendue, un personnage tout au moins inutile, qui n'a rien à faire avec Sextus, la sibylle de Cumes, pour tout dire. D'où vient-elle ? là n'est pas la ques-
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tion; mais que vient-elle faire en ce moment funeste où Sextus a déjà arrêté en lui-même qu'il lui faut Lucrèce à tout prix? M. Ponsard sait aussi bien que nous qu'il ne faut pas tirer inutilement le dieu de la machine épique. Or ici le dieu ne fait que retarder l'action tragique. Nous savons trèsbien qu'au commencement du règne des Tarquins l'Italie devint comme un monde de prodiges, d'oracles, de revenants, de songes, somnia, nocturnos lémures, miracula, etc. (c'est Horace qui le dit) ; nous savons ce qu'on raconte de l'augure Accius Naevius, de l'oracle de Delphes, des livres sibyllins; mais pourquoi interrompre votre récit commencé par cette apparition dont Sextus se rit le premier? Ne nous parlez pas des apparitions dont on se moque : elles perdent tout leur effet. Certes Macbeth ne rit pas au nez des sorcières qui lui disent : Tu seras roi! Hamlet reste prosterné devant l'ombre de son père; Sémiramis prête une oreille attentive aux bruits qui viennent^ du tombeau de Ninus; don Juan lui-même, le sceptique dont vous vous êtes servi pour composer votre rôle de Sextus, il regarde d'un air effaré la statue éloquente du Commandeur !
Au quatrième acte, nous retrouvons Lucrèce avec ses femmes et ses fuseaux. C'est un peu trop de fuseaux pour une seule tragédie. Ovide se
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moque quelque part de Pénélope : « Ma foi ! dit-il, ils étaient bien bons de tant soupirer pour une tricoteuse ! » Et la saillie n'est pas sans vérité. Heureusement arrive le songe (il y a un songe], et, bien que ce ne soit pas là le meilleur morceau de la pièce, on l'écoute avec un vif intérêt.
Ce songe arrive un peu là comme est arrivée la pythonisse; mais cependant il a le grand mérite de nous préparer au retour de Sextus. Toute la première moitié de la scène entre Sextus et Lucrèce est très-bien posée; le fils de Tarquin n'est pas trop écrasé par le dédain de cette femme qui ne sait pas encore ce qu'on lui veut et qui s'écrie : Dieux tout-puissants! Mais lorsque enfin Lucrèce a compris qu'il s'agit d'une déclaration d'amour, et lorsque son indignation va pour éclater, Sextus a recours à une ruse qui n'était pas inventée en l'an Ier de la République romaine : il avoue à Lucrèce qu'il a voulu tenter sa vertu, mais qu'aux dieux ne plaise qu'il aille plus loin. Il l'appelle épouse sainte ! Voilà une invention qui ne fût pas venue au grand Corneille. S'il eût entrepris de nous raconter cette histoire, il n'eût pas attendu si longtemps pour arriver à la conclusion ; il eût fait comme dit Tite-Live' : « Sextus attend que tout soit tranquille; il tire son épée, il se
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rend au lit de Lucrèce endormie, et, portant sa main à cette chaste poitrine : » Silence! dit-il; « je suis Sextus Tarquin; je tiens mon épée, tu es « morte si tu pousses un cri! » M. Ponsard a eu tort de quitter l'histoire à ce moment du drame : En effet, le drame était là.
Le cinquième acte est prévu ; il est simple et touchant, ou du moins il le sera tout à fait quand l'auteur aura consenti à des retranchements nécessaires. A vrai dire, cette tragédie de Lucrèce est de celles qui n'ont pas de cinquième acte. JeanJacques Rousseau, au livre VIII de ses Confessions, raconte qu'il avait entrepris une tragédie de Lucrèce, et « j'avais l'espoir, dit-il, de ne pas attirer les rieurs, quoique j'osasse laisser paraître cette infortunée quand elle ne le peut plus sur aucun théâtre français ». Il faut dire, à la justification du parterre français, que cette fois il n'a rien vu de risible dans l'apparition de cette malheureuse femme déshonorée par le plus lâche et le plus vil des attentats.
Elle meurt. Brutus, Collatin, Lucrétius le vieillard, tombent à genoux, et ils invoquent trois fois les mânes de Lucrèce. Là doit se terminer la tragédie; là s'arrêtent l'émotion et les larmes; tout ce que l'auteur ajoute est inutile : tout ce peuple qu'il amène là s'agite pour ne rien faire, il crie
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pour ne rien dire. Faites rentrer ce peuple romain dans la coulisse ; arrêtez, quand il en est temps encore, les déclamations de Brutus.
Telle est cette oeuvre, belle, simple, sérieuse, qui donne déjà plus que de grandes espérances, et qui nous promet à l'avenir un poëte de plus. Vous avez pu juger par les vers que nous avons cités du style de ce jeune homme, beau style, limpide, clair, brillant et tout rempli d'honnêtes sentiments, d'honnêtes pensées. Ce sont là de ces oeuvres sérieuses et trop rares où la conscience a sa part aussi bien que l'art, le talent et le goût. Aussi, ces jours-là, la critique est bien heureuse : elle assiste au développement solennel d'un jeune et vigoureux esprit; elle le protège contre l'envie naissante, contre les contrefaçons misérables, contre les rivalités envieuses; elle le défend contre les enthousiasmes dangereux ; elle l'aime non pas pour ses succès présents, mais pour ses succès à avenir ;, elle l'aime parce qu'il est à la fois fier et modeste, parce qu'il est simple et savant, parce qu'il est naïf et passionné, et enfin parce qu'il est entré, le malheureux et imprudent jeune homme, dans une carrière remplie de périls, de dangers et d'écueils.
Le plus grand succès, le plus légitime, le plus mérité, a accueilli cette tragédie. On a trouvé que
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les deux premiers actes étaient complets. On eût VQuTu que le troisième et le quatrième acte fussent plus rapides, plus remplis, plus vifs, plus hardis. Au cinquième acte* oh a retranché tout d'une voix la dernière scène du tumulte populaire. Quelques insulteurs s'étaient mêlés dans cette foule bienveillante : les insulteurs ont servi à faire applaudir un peu plus qu'on ne l'eût fait sans leur concours.
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LA MORT DE MLLE RÀGHEL
£DK *W L y a tr°is mois et deux semaines, le ma (ÈÛ Jour m^me ou M 118 Rachel quittait PaJËagclisLlris pour n'y plus revenir que dans les ténèbres du cercueil, elle voulut se lever de trèsbonne heure, et comme on lui représentait qu'il n'était pas temps de partir et qu'elle pouvait reposer encore, elle répondit qu'elle avait fait un voeu, qu'elle avait un pèlerinage à entreprendre, et que sa famille et ses amis lui apporteraient leurs adieux au chemin de fer qui la devait emporter dans le Midi. Elle dit cela d'un ton net et sans réplique; il fallut obéir/ et l'on remarqua seulement que depuis bien longtemps elle n'avait pas montré tant d'impatience à quitter sa maison. Quand elle fut vêtue et prête à partir, elle monta dans sa voiture, et de cette place Royale où ses instincts Pavaient poussée, à la façon d'une prin-
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"? 2.5o '..-'?'. CRITIQUE DRAMATIQUE,
cesse du .'"XVIIe siècle qui veut mourir dans Une maison décente, elle se fit porter, en passant par le Gymnase; où sa gloire naissante avait jeté sa première lueur, aux abords de son domaine, de son royaume et de son théâtre, aux abords du Théâtre-Français. La matinée (il n'était pas six heures) était froide et voilée: on n'entendait pas un bruit dans la ville encore endormie, et le vaste édifice était plongé dans un profond silence et dans la solitude immense. A peine si, à travers la vapeur matinale, l'on distinguait les portes fermées, le balcon désert, la muraille inerte et la porte obscure où l'enfant Rachel avait frappé si souvent, mais en vain, de sa petite main amaigrie et rôidie par la faim, par le froid. O porte insensible à tant de voeux, à tant d'espérances ! Il avait fallu si longtemps attendre et languir sur ce seuil de fer! Cette porte étrange a des habitudes cruelles : elle s'ouvre aux nouveaux venus, à l'heure où l'on ne va plus au théâtre, au milieu de la belle saison, en plein été, quand la nuit tiède invite au loin les âmes paresseuses aux rêves des belles nuits oisives. - C'est: par là que j'ai passé, se disait la pauvre femme, enfouie au fond de sa voiture; oui, c'est par là que j'entrai pauvre et jeûné,: et.seule, et tremblante, pour représenter la Camille d'Horace. Ah ! visions décevantes ! La
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salle était vide, et pourtant il me semblait que le grand écho de ces voûtes qui se souvenaient de Talma, de MIle George, de M"e Duchesnois, de Joanny et de Mlle Mars, répétait déjà mes paroles ! La salle était vide, et pourtant je comprenais que mon royaume était là, mon royaume et ma domination ! A peine une âme ou deux m'écoutaient, sympathiques à mes douleurs, à mes colères, à mes passions; mais bientôt ces deux âmes, jointes à la mienne, allaient se répandre au dehors, et la solitude et le silence d'aujourd'hui feront demain déjà, d'un bout de l'Europe à l'autre, un grand murmure. Ajnsi elle se rappelait cette illustre et poétique soirée du 12 juin i833, le soir de ses débuts sans nom, et l'étonnement des comédiens eux-mêmes lorsque, arrivée à l'imprécation, Camille, au lieu de crier aux quatre vents du ciel sa vengeance et sa colère, imaginait de les dire à voix basse et de gronder à la façon du tigre à qui l'on veut arracher sa proie. Elle avait deviné cela toute seule, et toute seule elle s'était dit qu'elle allait ranimer la tragédie au cercueil!... Telle fut sa première vision dans cette ombre matinale. Hélas ! mes dix-huit ans, disaitelle ; hélas ! ma jeunesse, et mes premiers transports, et les premières louanges, et le premier triomphe, où donc êtes-vous? où donc êtes-vous?
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Dans les ombres du froid mâtin elle vit aussi se glisser les anciennes tragédiennes et les anciens tragédiens qui semblaient lui faire obstacle; elle entendit les rumeurs, les réclamations, les grandes paroles de l'ancien art dramatique; elle vit s'avancer contre elle un grand abîme appelé la tradition. La tradition ne voulait pas de ces luttes, de ces hardiesses, de ces transports, de ces colères, de ces mépris, de toutes ces yéhëmences inconnues; la tradition s'opposait à cette façon d'agir et de parler... Mais quoi! la petite Rachel était forte, hardie et légère, et d'un pas leste elle franchissait l'obstacle et brisait la tradition. Fortissima Tyxi\ daridarum ! Elle était grecque en effet, elle avait retrouvé les traces effacées; elle appartenait à la royale et sanglante famille, elle était née au milieu de votre pourpre, Agamemnori, le roi des rois; elle était la fille aînée d'Homère et de Sophocle, Athénienne autant qu'on peut l'être... Et pendant que la tradition et les vieillards se lamentaient de ces caprices [ ils appelaient cela des caprices!), elle étudiait ces échos divins que plus tard elle devait lasser. Ah ! quelle ardeur çt quel spectacle, un pareil esprit libre enfin de se manifester au monde; attentif! Quelle fête et quelle émeute, cette irrésistible inspiration -surgissant tout d'un coup du silence et de l'abandon des
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vieux oracles, et les arrachant à ce sommeil que l'on disait éternel ! O mort! éloigne-toi ! O mort! laisse en paix ton aiguillon, que nous puissions voir encore, entendre encore cette pythonisse éloquente et répandant çà et là l'enthousiasme sacré, le pneuma enthousiastikon dont il est parlé dans Pindare!... Il n'y eut jamais d'enchantement pareil à cet enchantement. Et notez bien qu'il était double : il allait de la comédienne éclatante au spectateur stupéfait; des deux côtés l'étonnement était le même, et l'empressement unanime à s'admirer, à s'applaudir. « Nous conspirons ensemble! » Ainsi disait à Fiesque un employé subalterne de sa propre conspiration ; le public disait aussi à Mlle Rachel : « Nous conspirons ensemble, et puisque ça t'amuse et ça te charme aussi d'habiter ta vraie patrie et de marcher à travers tes palais athéniens, semblables à des temples dont tu es la déesse, eh bien, sois contente, on va t'aider ! » Ainsi elle allait à son but, au vrai but de la tragédie, à la pitié, à la terreur, au charme ; elle portait la pourpre, elle portait la couronne, elle touchait au sceptre, elle parlait sa langue natale, à savoir la langue même des grandes passions et des grands poètes que le maître orateur Quintilien recommande à ses disciples choisis : a Ayez soin, leur disait-il,"
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d'élever votre esprit à la majesté du vers héroïque 1. »
Aussi bien le vers héroïque et la tragédie ingénument ranimée avaient agrandi en si peu de temps l'âme et l'esprit de cette enfant. Fille de la pauvreté, à peine elle eut touché son vrai domaine et parlé son vrai langage, on la vit soudain qui devenait tout naturellement et. tout simplement une reine. Elle en eut tout de suite, en un clin d'oeil, la suprême élégance et l'exquise attitude ! A peine elle eut dépouillé ses haillons qui la gênaient depuis l'enfance et qui n'étaient pas faits pour elle, elle apparut à tous les regards charmés, à toutes les admirations, à tous lés respects, comme une grande dame intelligente, active, élégante, avec toutes les grâces décentes, avec le pas, le geste et l'accent de la meilleure compagnie! Elle avait été un instant dans les abîmes, dans les déserts, dans les cités populeuses, à travers les broussailles et les ronces du chemin, la pauvre abandonnée et malheureuse Rachel; elle devint en un jour la Muse éloquente, élégante et souveraine! Et non-seulement elle apprit à parler, mais elle apprit à écrire; elle apprit tout à la fois, la parole et la musique, et l'accent du meilleur monde ; il
li Sublimitate heroici carntinis animus assurgati
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se rencontra des duchesses et des poëtes pour l'instruire; elle apprenait ou plutôt tout de suite elle savait par son génie et par son instinct tout ce qu'elle devait savoir, tout ce qu'elle voulait savoir, et, de même qu'elle savait toutes choses, elle ne s'étonnait plus de rien. Elle disait comme Périclès : « Moi et les Athéniens! » Elle disait comme Auguste : « Rome et moi ! » Elle disait juste, elle disait vrai, si vite elle avait conquis tous les suffrages, si vite elle avait pris sa place, et la première place, au milieu des grands arts et des grands artistes que Paris adopte avec un empressement plein de fièvre. Hélas! jamais on ne verra chez nous, dans notre langue et dans le français de Racine ou de Corneille, un succès plus vif, plus rapide et plus complet; jamais aussi révolution plus entière et plus excellente ne fut accomplie en si peu d'instants par une plus jeune e.t plus naïve artiste. A dix-sept ans, songez donc à cela, dixsept ans ! cette enfant, elle avait ressuscité la tragédie; elle avait ranimé ces poussières, évoqué ces passions, aboli tous ces oublis et relevé toutes ces ruines ":.
Le Ciel même peut-il réparer les ruines De cet arbre séché jusque dans ses racines?
Un arbre, en effet, merveilleux, tout rempli des
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plus touchantes poésies. Eschyle, Euripide et Sophocle l'avaient planté dans le sol du vieil Homère, et le vieil arbre avait recouvert de ses branches sublimes Corneille,-Racine et Voltaire, et ces deux grands siècles qui commencent au Cid et à la Chimène, qui s'arrêtent à Tancrède. Au moment où Mlle Rachel ranima de son souffle ingénu tous ces morts, la tragédie était morte il y avait déjà cinquante ans, et si elle avait vécu d'un semblant de vie et de force, il fallait s'en prendre à ses excellents interprètes, à Talma surtout, qui définitivement l'avait emportée au fond de son tombeau, emportée à ce point que depuis Talma personne ici-bas n'avait osé parler de la tragédie. Elle était morte ; elle avait fait place au drame, à l'art nouveau, au poëte conquérant qui jetait au monde étonné et charmé tant de héros inespérés, inattendus : Hernani, Marion Delorme et RuyBlasl Dans l'intervalle aussi, une femme était apparue, éloquente au degré suprême : elle avait nom Mm" Dorval; un homme inspiré de toutes les passions modernes s'était montré: il s'appelait Frederick- Lemaître; et ce Frédérick-Lemaître et cette Dorval, poussés par la même ardeur et la même inspiration, ils avaient rempli toutes les âmes de eurs tumultes, de leurs douleurs, de leurs passions. Ce fut le dernier coup porté à la tragédie,
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à son langage, à ses habitudes, à ses accents ! Pensez donc si cette enfant, Rachel, entreprenait une tâche impossible, une oeuvre téméraire, une incroyable, une ineffable résurrection! Ainsi, vous autres, les hommes de i83o, surpris dans votre effort poétique et traqués dans vos admirations éperdues, croyez-moi, ne résistez pas davantage; il le faut, la tragédie a parlé, il faut la suivre; et vous aussi, levez-vous à cette voix charmante, soyez obéissants à ce geste inspiré, héros, héroïnes d'autrefois, vous les terreurs, vous les amours du temps passé, Ulysse, Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Achille, et Camille, et Phèdre, et vous, Hermione, et vous aussi, la touchante Pauline et la terrible Athalie ! O race auguste et sacrée ! ô terrible et lamentable famille d'Agamemnon! quand M1Ie Rachel vous vint en aide et protection, dans quelle abjection étiez-vous tombée ! dans quel mépris! « Qui nous délivrera des Grecs? » s'écriaient les beaux esprits. « Qui nous délivrera des Romains? » s'écriaient les novateurs. Grecs et Romains, on les traînait dans les gémonies ! On avait rayé d'un trait de plume et par un trait de bel esprit l'antiquité tout entière, et dans tout ce théâtre ouvert aux barbares ce n'étaient plus que Francs, Gaulois, Allemands, Suèves, Espagnols, toutes sortes de barbares et de barbaries, des gens qui ne
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savaient que tuer et maudire, des soldats sans aveu, des rois sans couronne, des poètes sans pardon, des soldats qui brisaient les vases sacrés à coups de hache, et parmi ces affreux tyrans incessamment retranchés derrière les créneaux de leurs châteaux forts, quelques pauvres femmes sans force et sans soutien. Des agneaux qui tendent le col au boucher ! Rien de ferme et rien de vivant ! Rien de sincère et de vrai, dans tout ce moyen âge affreux de meurtre et de trahison, de sang et de fer, dont les hurlements nous épouvantaient sans nous intéresser. Voilà pourtant à quels sauvages furent immolés les Grecs de Racine et les Romains de Corneille!... Et voilà aussi les premiers barbares que MIle Rachel a mis en fuite ! Ainsi elle écrasa de son premier pas la fausse tragédie et la vaine imitation de la tragédie ancienne! Ainsi elle épouvanta d'un vif, limpide et glorieux regard les Pépin, les Charlemagne, les Charles Martel, les Louis XI, les Agnès de Méranie, les Frédégonde et les Brunehaut. Tel fut son premier bienfait ! Elle nous délivra de la tragédie abominable des petits bâtards de Corneille! En même temps elle nous rendit, avec quelle grâce et quel à-propos charmant, vous le savez, _ Messieurs, le poëme héroïque, amoureux, guerrier, touchant, écrit avec des larmes, avec des pitiés, avec des douleurs.
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O visions de son intelligence et de son labeur! Le jour dont je parle elles sont apparues à M"e Rachel pour la dernière fois ! A son premier geste, à son premier ordre, aussitôt la Clytemnestre a reparu entre son amour maternel et ces grands crimes qui l'ont faite si touchante et si terrible ! Aussitôt l'Agamemnon s'est montré tel que nous avons appris à le connaître au milieu des capitaines et des rois de VIliade; Iphigénie, obéissante et résignée, a salué la tragédienne qui l'avait rendue à nos admirations et à nos larmes :
Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père.
Ce rôle d'Iphigénie était une élégie, et quand M"e Rachel la récitait, on eût dit, vous en souvenez-vous ? que cette élégie, après trois mille années, était une émotion nouvelle, tant elle était dite avec un charme incroyable et tout nouveau !
Ainsi l'un après l'autre, au milieu de ces vapeurs-matinales et de ces brouillards qui l'entouraient, M!!e Rachel a revu tous ses rôles. Elle s'est enivrée à plaisir des rages d'Emilie et des imprécations de Camille; elle a entendu retentir à son oreille impatiente les fureurs d'Hermione et les plaintes d'Aménaïde; elle était Iphigénie, elle était Monime, Esther, Phèdre, Athalie, et Chi-
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mène, et Junie. Ah ! les beaux jours, quand dans cette rue, en ce moment déserte, accourait la ville entière, et quand cette salle ardente, avide et curieuse la contemplait de tous ses regards, l'applaudissait de toutes ses mains, de tout son coeur et de toute son âme ! Etait-ce assez de gloire, assez de bonheur, assez de fortune! et quel enchantement pour cette enfant de tant de "niracles de remuer tous les esprits, de remplir tous les cerveaux ! Triomphes éclatants, incomparables ! Ni Mm° Pasta la grande, et Mme Malibran, une idole, et M"e Taglioni, quand elle dansait la Sylphide, et M 11" Mars elle-même, oui, M,le Mars à son apogée, à la fois Célimène et Sylvia, entre Molière et Marivaux; même la Dorval quand elle s'en va haletante à travers les drames échevelés, et rien de ce qui touche enfin à l'exercice éclatant de ces grands arts qui sont le charme et la passion de tout un peuple, ne saurait se comparer à l'extase, à l'apothéose, à l'enivrement de cette enfant Rachel, devenue en un jour l'idolâtrie et l'amour de ce grand Paris, unique ouvrier des grandes renommées. Que Paris, aux débuts de sa Rachel, était heureux et fier de se retrouver si jeune encore, et de retrouver en même temps tout ce respect pour les chefs-d'oeuvre, avec tant d'ardeur à les entendre et d'orgueil à les applaudir !
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Il faut dire aussi que pendant les dix premières années de son triomphe et de sa beauté, quand elle s'enivrait la première à ses propres extases, M" 0 Rachel était une artiste incomparable avec toute autre artiste. Elle était la vie et la grâce en personne ; inspirée autant qu'on peut l'être, et cependant son inspiration même indiquait une réserve extrême, une heureuse et sage prudence. Elle se trompait souvent, mais c'était l'erreur d'une intelligence, et quand elle était dans la bonne voie, aussitôt elle s'élevait, sans peine et sans effort, par un don de sa nature et par les seules qualités de son esprit, au plus haut point où la haine et l'amour, la pitié et la terreur, aient jamais porté une simple mortelle. Et non-seulement elle dédaignait les-sentiers frayés, mais encore elle ne les connaissait pas. Elle allait, obéissante au génie invisible; elle allait, fière et calme, et d'un pas sûr, au but lointain qu'elle seule elle entrevoyait dans la chambre obscure de son cerveau. Alors tant pis pour le spectateur qui résistait à sa puissance, et tant pis pour le comédien qui n'oubliait pas la tradition lorsqu'il jouait à côté de cette émancipée ! En effet, tantôt elle échappait d'un bond à ce comédien malhabile, et tantôt, à l'heure où la tradition voulait que la comédienne arrivât haletante et furieuse... il la trouvait, à ses côtés, froide, im-
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mobile et calme! Au moment où commençait sa tâche ardente, elle allait au gré du poëme, elle allait au gré de son âme ! Elle arrivait pâle et mourante, et sans jeunesse; on eût dit un fantôme, et que cette enfant allait mourir! Soudain... le dieu! voici le dieu! soudain cet anéantissement fait place à la vie, à la force, à l'éclat suprême ; au même instant le feu montait de l'âme au regard, le coeur battait, énergique et vibrant, dans cette poitrine violemment dilatée, et toute sa personne, embellie outre mesure, arrachait par sa seule présence un cri d'enthousiasme et de passion. Qu'elle était belle alors ! et qu'elle fut, au choc de son rôle et de son intime émotion, souriante, accorte, amoureuse, implacable et vengeresse!... Était-elle assez grande, était-elle assez belle et voisine de'ces grands marbres l'honneur des musées ! Sa pose était d'une reine et sa taille d'une déesse! Elle, avait les bras de Melpomène; et tant qu'on lui parle, et tant qu'elle écoute en frémissant, tant que son âme est excitée et tant qu'elle agit dans le drame, elle appartient tout entière au chef-d'oeuvre, elle est à lui de l'âme et du coeur, de l'esprit, du regard, de tous les sens. C'était une transformation merveilleuse et que l'on ne reverra jamais, non jamais, dans ce siècle et sur ce théâtre ; et quand enfin sa force était à bout, et quand elle
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sentait qu'elle allait faiblir, que rien n'était plus possible, et que ce mal irrésistible qui la consumait la précipitait je ne sais dans quels abîmes où elle tombait et restait pâmée, aussitôt la voilà qui redoublait de douleur immense, d'ironie implacable et de désespoir. Arrivait enfin la limite extrême, arrivaient l'abîme et le néant. En ce moment, fatiguée et lassée de douleurs, mais non pas assouvie, elle achevait au hasard ce rôle appris avec tant de zèle et joué avec tant d'ardeur ; elle était mourante; elle était morte; elle avait tout donné, il fallait alors qu'elle succombât... elle succombait. Que de fois, après les batailles les mieux gagnées et quand la salle entière haletait sous les transports de cette guerrière, nous l'avons
vue inanimée et plus semblable à une morte
qu'à la grande comédienne qui vient d'accomplir son chef-d'oeuvre au milieu de l'enthousiasme et du délire universel ! En ce moment son peuple entier la demandait; il voulait la revoir pour l'applaudir. Ces applaudissements n'allaient pas jusqu'à son oreille, ces louanges même n'allaient pas à son coeur !
Elle a bien lutté, et longtemps, et cruellement, contre le spasme intérieur. Elle était déjà morte en venant au monde, la pauvreté avait tari les sources de sa vie, et l'inspiration qui l'animait
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était une force écrasante. Elle eut aussi le grand tort, au milieu de ce bruit universel et des fêtes turbulentes de sa jeunesse, de ne pas comprendre qu'elle payerait un jour, et qu'elle la payerait cruellement, la brusque transition qui l'avait portée en si peu d'instants du fond des abîmes aux sommets de la gloire, et de la misère extrême à la fortune extrême. Elle en avait cependant le pressentiment, mais confus, et pénible, et sur lequel rarement elle s'est arrêtée. Un jour qu'elle ne pouvait pas manger : «Hélas! disait-elle, si quelque bonne âme m'eût fait l'avance de ce pain blanc ! » Sa faute aussi, ce fut cette vie errante et ce vagabondage à travers les nations qui lui plaisaient, qui l'amusaient et qui l'ont tuée. Elle n'a pas aimé Paris comme il faut l'aimer, de cet amour violent, exalté, exclusif et qui ne connaît pas d'autre amour. En vain la critique, et ses amis, et son père, homme de bon conseil, à tant de reprises, son père àdoptif Paris, son maître et son roi, on voulu mettre un frein à ce vagabondage, un terme à cette vie errante; on n'a jamais pu retenir MUe Rachel, aussitôt qu'elle voulait partir et tenter les fortunes lointaines; C'est ainsi que du Nord au Midi, des splendeurs de Londres^aux acclamations de Saint-Pétersbourg, de Londres à NewYork, ce mortel et dédaigneux New-York, des
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bords du Rhin aux bords du Tibre où vivaient ses frères les Romains, dans les grandes cités, dans les petits hameaux, dans les cours souveraines, aux pieds des trônes, sur le plancher des tréteaux, la nuit et le jour, 'par le froid de l'hiver, par les ardeurs de l'été, M" 8 Rachel obéissait volontiers à toutes les voix qui l'appelaient. Elle allait ainsi, misérablement obéissante, à tous les vents, à tous les prétextes, à tous les caprices. Quand elle avait dit : Je veux! il n'y avait rien à dire; aussitôt tout cédait à sa volonté.
Que vous dirai-je? Elle a revu, ce même jour qui fut son dernier jour, dans cette éloquente et silencieuse contemplation, au seuil du ThéâtreFrançais, les batailles qu'elle a livrées en l'honneur de l'art moderne, et qui, par le malheur des temps et pour le malheur des poètes, furent des batailles stériles et difficiles à gagner. Ainsi elle était Cléopâtre et lady Tartufe, elle était Diane, et Rosemonde, et la Czarine, son dernier rôle. Et pendant qu'elle détournait la tête de ces mégères, elle accordait un doux sourire à Lydie et surtout à sa chère Lesbie; et puis enfin la voilà qui pleure à l'aspect de sa création la plus vivante et la plus populaire, à tout prendre. « Est-ce toi, mon amie? est-ce toi, Adrienne ? ô mon héroïne ! ô mon adoption! ô ma renommée! » Elle pleurait sa.douce
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Adrienne... Hélas ! elle avait, le jour de sa mort, l'âge même d'Adrienne Lecouvreur !
A la fin, l'heure du départ était proche, il fallait partir; un ami vint qui arracha M"' Rachel à sa muette et dernière contemplation. La voiture, au pas, quitta cette place funèbre, et l'on dit que la malheureuse Rachel se penchait encore pour jeter un coup d'oeil sur les sombres murailles de ce grand théâtre où tout frémissait, où tout pleurait à sa parole, où elle avait réveillé tant de choses, et même la Marseillaise, obéissante à regret à la voix d'Hermione, de Camille et de Junie! Adieux tout remplis de tristesse ! Elle avait l'intime assurance qu'elle ne reverrait plus jamais ces voûtes solennelles, ce seuil assiégé, cette porte où la foule attendait sa sortie afin de la revoir un instant, cette galerie où sous l'habit de Melpomène elle avait obtenu les honneurs d'une statue en marbre héroïque. Elle savait que sa vie était passée, et que désormais sa voix serait impuissante à répéter un seul des vers de son père Corneille. Ainsi songeant, elle arriva au chemin de fer, où ses amis et ses parents l'attendaient pour lui dire un adieu qui n'était rien moins que l'adieu suprême. En vain elle voulut marcher, il fallut la porter dans un fauteuil. Elle sourit encore une fois, puis, calme et pensive, elle ferma les yeux comme si elle
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eût voulu emporter avec elle toutes ses visions.
C'en était fait cependant, le sacrifice était accompli, et pour jamais Monime avait lacéré sa couronne, Phèdre avait déchiré ses voiles, Iphigénie en pleurant avait déposé son dernier baiser sur les bandelettes sacrées ', Athalie avait brisé ce sceptre « où ne pousse plus ni feuilles ni rameaux », Lesbie avait étouffé son moineau, Cléopâtre avait jeté au sphynx sa coupe épuisée. En ce. moment commençait l'agonie; elle a duré trois mois, et maintenant cette incomparable artiste, ramenée au milieu du deuil universel, va rejoindre en son humble tombeau sa chère et poétique petite Rebecca, morte avant l'heure, et morte elle aussi dans la douleur, dans la fièvre, dans l'épuisement, dans l'insomnie... Et maintenant elles reposent sous le même gazon, celle-ci prêtant sa gloire à celle-là!
Un mot peut servir pour expliquer M"e Rachel tout entière, et c'est te mot d'un héros mourant. Quand il mourut épuisé de gloire et vaincu par les passions, entouré de tant de victoires et lassé de tant de plaisirs : « Monsieur de Sénac, disait le maréchal de Saxe à son médecin qui pleurait, ne pleurez pas... j'ai fait un beau rêve. »... Un rêve au delà de l'infini !
1. Ultima virgineis tum flens dédit oscula vittis.
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LE SPECTATEUR INCONNU
S, j^&v, 'AFFICHE annonçait Baja^et et la foule V W^M eta't 8ran^e autour du théâtre. On a S=^=SÏJ beau dire, toutes les foules se ressemblent; plus ou moins parée, la confusion est la même. Que le tumulte porte des gants jaunes ou qu'il n'ait pas de gants, c'est toujours le tumulte. Nous laissions la foule se faire jour des pieds et des mains; nous avions une petite place réservée à l'orchestre, non loin des.loges de baignoires; nous étions bien sûr d'entendre tout à l'aise les vers de Racine,
Donc nous attendions patiemment sous la vaste galerie, quand nous vîmes passer, mais d'un pas si timide et d'un air si contraint, si malheureux, un pauvre petit homme en habit noir, en bas bleus et en gros souliers! Mais qu'importe l'apparence? Pour peu que vous soyez habitué à saluer
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de près les grandeurs de la terre, vous savez que ce n'est pas à ces dehors qu'il faut s'arrêter. Regardez votre homme en face, et, si vous l'osez, regardez-le au front, dans les yeux, si vous pouvez, soudain disparaîtra cette misère extérieure. Cette enveloppe vulgaire deviendra magnifique. C'est toujours l'histoire du lis de Salomon; seulement le lis de Salomon, dont la magnificence est toute en dehors, sera vaincu toujours par la beauté de l'âme, la vertu et le génie.
Soudain mon ami, qui était à contempler une femme jeune et belle, se sentit frappé par le vertige que jettent autour d'eux ces hommes si rares dont l'ombre seule commande le respect, et, me serrant vivement le bras : « Tiens, dit-il, regardele, c'est lui! » Et c'était lui. Je le reconnus pour l'avoir vu un jour causant doucement avec le plus grand philosophe voltairien de ce temps-ci. Il allait donc, il venait, il hésitait, il revenait sur ses pas, la main droite dans la poche de son habit. Évidemment, une lutte étrange se passait dans l'âme de cet homme, et c'était peut-être la première fois de sa vie qu'il se rencontrait à cette heure dans le bruit, dans la lumière et dans les vices du Palais-Royal.
« Pauvre homme ! dis-je à Théodose, où s'est-il donc fourvoyé? Ne vois-tu pas qu'il.cherche son
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chemin, et que ce serait charité de lui offrir le bras, de le mettre sur sa route et de le ramener dans sa maison? » Du même pas j'allais pour le rejoindre, quand Théodose me dit tout bas : « Ne crois-tu pas, insensé, que tu vas apprendre quelque chose à celui-là? Il connaît la ville mieux que toi. S'il est ici ce soir, à cette heure, c'est qu'il y veut être. Cet homme sait tout et il peut tout. Il est de ces gens qui se lèvent dans la tempête aux cris de leurs disciples, qui disent en se réveillant : Gens de peu de foi! et qui soufflent sur la mer pour la calmer. Non, par Dieu, je n'irai pas l'aborder à cette heure, il faut qu'il soit poussé à ces alentours par un grand motif. »
Comme nous parlions ainsi, Théodose et moi, notre homme errait, comme une âme en peine, autour du Théâtre-Français.
A la fin le théâtre se remplit, la foule cessa de murmurer autour des murailles, le long couloir fut rendu à la circulation, notre homme avait disparu dans l'ombre. « J'avoue, s'écria Théodose un peu découragé, que j'avais une bonne pensée et qu'il m'en coûte d'y renoncer. Mais aussi tu verras qu'avec notre espionnage maladroit nous lui aurons fait peur. » ... - .- -
Et, comme je le regardais d'un air étonné : « Ah! s'écria-t-il, te voilà bien! Tu vas té récrier
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que c'est impossible, qu'il ne peut pas venir en ce lieu de perdition, lui l'ardent apôtre de tant de vérités fausses et vraies. En vérité, vous autres, gens du monde, vous êtes de plaisantes gens ! Quand l'envie vous prend de lire Bourdaloue ou Massillon, vous les lisez avec toutes sortes de ravissements ineffables; sur votre table de travail, bu plutôt de loisir, vous placez Bossuet à côté d'Horace et de Molière, sans demander au grand Père de l'Église gallicane si ce voisinage lui convient. Apprenez-vous, par hasard, qu'un grand orateur parle dans la chaire chrétienne, vous allez l'entendre, et aux premières places encore. Si par hasard les premiers souvenirs de votre enfance religieuse vous reviennent en mémoire à certains grands jours, et que vous sentiez le besoin de prier Dieu à l'autel commun, vous allez à la messe à l'heure de midi, et là vous respirez l'encens tout à l'aise; vous entendez, aux accents tonnants de l'orgue, psalmodier les beaux psaumes; quand vous passez, le suisse frappe de sa hallebarde les dalles sonores, et c'est vous que le vieux prêtre bénit le premier de ses mains vénérables; tout cela est très-bien fait, et nul n'a rien à y voir..; Qu'un des prêtres de cette église hospitalière vienne à frôler un de vos théâtres, aussitôt vous voliàpâles d'effroi ; aussitôt Vous reculez d'hor*
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reur; aussitôt vous vous écriez : C'est impossible! Plaisantes gens que vous êtes! Comme si le bon Dieu n'avait pas fait pour tous tous les chefsd'oeuvre ! Comme si les vers de Racine ne devaient pas remplir toutes les oreilles et toutes les âmes ! Au contraire, quand par hasard un des saints de cette planète vous demandera sa part de ces fêtes poétiques, faites-lui place et le laissez venir. Tenez-vous debout, quand il arrive, comme les jeunes gens de Sparte devant les vieillards. En vérité, ajoutait-il avec un profond soupir de regret, c'est grand dommage que nous ne l'ayons pas arrêté en son chemin : il était poussé là par la tragédie de Racine, sois-en sûr. Certes, nous eussions dû l'attendre et lui offrir une de nos places : je serais allé avec lui à l'orchestre, et toi tu aurais fait sentinelle à la porte, afin que nul ne fît semblant de le voir ! Aussi bien je n'entrerai pas au théâtre, et c'est toi qui me liras les vers de Racine pour me punir. »
Et déjà nous partions et nous allions pénétrer dans ce corridor sombre qui conduit aux jardins de Mmt Prévost, lorsqu'au milieu même de la sombre allée. Théodose, dont l'oeil est perçàntj découvrit notre homme égaré, qui cette fois marchait d'un air résolu. Dans le nouveau trajet qu'il avait fait il avait pris son courage à deux
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mains, et s'était dit à lui-même : J'irai!... Il y allait poussé par cette voix qui dit : Marche ! et marche! dans un sermon de Bossuet. O singulière destinée de l'homme ! O vicissitudes étranges de la volonté ! Voilà cependant une frêle créature qui, lorsque l'inspiration la pousse, ébranlerait l'édifice social. Pour cet écrivain surnaturel, quand il est monté au terrible diapason des révolutions, rien de si élevé qu'il ne brise, et rien de si .grand qu'il n'attaque en face, rien de si puissant qu'il n'écrase! A sa voix se réveillent dans les âmes mille passions inconnues; à sa voix la révolte fermente dans le peuple comme fait le levain dans la pâte qu'il soulève.
Il a dans son âme des lamentations dignes de Jérémie, mais ces lamentations sont en sens inverse; et quand Ninive dort paisiblement sous l'égide de son roi, il la réveille en lui disant : Révolte-toi!... Cet homme, si frêle qu'un souffle va le renverser, une fois qu'une pensée sera sortie des profondeurs de son cerveau, si vous voulez qu'il la rappelle ou qu'il la démente, cette idée funeste, rien n'y fera, ni le pape, ni le roi, ni l'empereur, ni personne; il répondra, lui aussi : « Ce qui est écrit est écrit ! » Son orgueil est plus vivace que celui de Satan; il a, plus que Satan, le génie et l'éloquence.
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Homme singulier, il a montré tous les courages, à ce point qu'il a eu le courage de l'humiliation en plein Vatican. Prosterné aux pieds du pontife, il pouvait se relever cardinal et prince de l'Église, il a mieux aimé se relever toujours révolté et plébéien. C'est pourtant le même homme qui hésite et qui tremble et qui recule devant une demi-douzaine de comédiens du théâtre-Français !
A la fin, il entre, il est entré: nous le suivons, il ne voit plus personne. Le contrôleur a pourtant la cruauté de le tenir debout pendant une grande minute, tant il est étonné de ce nouveau venu, qu'il n'a vu nulle part, même dans ses rêves. Pourtant, à tout hasard, le contrôleur porte la main à son chapeau et le salue plus bas encore que s'il s'agissait de M. Alexandre Dumas la veille d'un succès. Une fois sous le vestibule, notre homme est aussi à l'aise que s'il était à l'église. Il n'est jamais entré dans un théâtre de sa vie, et d'un coup d'oeil il en devine l'agencement. Son habit touche en passant là statue de Voltaire, et le malin vieillard, réveillé en sursaut, regarde avec un sourire plein de respect cet étrange spectateur dont l'aspect lui impose : « J'ai vu cet homme-là quelque part, se dit Voltaire; il ressemble-à s'y méprendre à J. J. Rousseau décla-
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mant contre l'inégalité des conditions; il me paraît aussi éloquent et encore plus convaincu. » Et vous avez raison, Monseigneur, car, s'il y eut jamais en ce; monde une image vivante de J. J. Rousseau, la voilà ! C'est le même souffle et c'est la même respiration ! C'est la même colère et ce sont les mêmes instincts plébéiens! C'est la même parole habilement mélangée d'atticismê et de bourgeoisie! O le plus grand disciple de Rousseau, et qui s'est redoutablement escrimé dans un beau livre contre la Profession de foi du Vicaire savoyard!
Cependant, à mesure que l'inconnu montait le premier étage du théâtre, l'escalier résonnait sous ses pas. Ce pas était puissant et solennel comme les pas de la statue du Commandeur. Sur le pas» sage de notre homme, toute conversation flommencée était interrompue. Les femmes se pressaient contre la muraille, les jeunes filles étaient sur le point de faire, le signe de la croix. A coup sûr il se passait quelque chose d'étrange dans cette salle, mais nul n'aurait pu dire ce qui s'y passait, excepté nous. Par je ne sais quel enchantement incroyable, une loge s'ouvrit devant notre homme, sombre, profonde, mystérieuse; il entra seul. A peine y fut-il .entré que la porte se referma d'ellemême, tout comme elle s'était ouverte; Bien phis,
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l'ouvreuse dé loges, interrogée plus tard sûr cet étrange phénomène, nous a avoué en tremblant que, poussée par une curiosité indicible, elle avait voulu entr'ouvrir doucement cette porté, mais la porte avait résisté comme eût fait une porte de chêne et de fer scellée dans le mur, la clef s'était brisée dans la serrure, en même temps le vasistas qui était ouvert s'était voilé tout d'un coup d'un grand voile rouge, et la pauvre femme avait eu les yeux brûlés.
Nous cependant, Théodosé et moi, nous nous étions assis à l'orchestre, non loin dé la loge fatale; sur le devant de cette loge qui était tout ouverte, on ne voyait rien, et cependant personne ne demanda à y entrer; on comprenait qu'il y /avait quelqu'un et quelque chose là dedans. C'était, comme qui dirait le vide, mais le vide rempli! A voir ce grand trou obscur on avait froid. Cette loge souterraine était à notre gauche : à l'heure qu'il est, nous avons encore le côté gauche paralysé, Théodose et moi.
Quand l'homme fut assis, il fit un signe imper-' cepttblë,quënùlne vit, et qui soudain cloua tout spectateur à sa place. Au même instant la toile se: leva,rion.pas lentement etsolennellement, comme fait la toile du Théâtre-Français, mais tout d'un coup, comme fait une chose ailée qui s'enfuit et
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LA TRAGEDIE. 277
qui a peur. Aussitôt la tragédie commença. Je vous ai dit peut-être qu'on jouait Baja\et, et, sans nul doute, pour le spectateur inconnu on ne pouvait rien choisir de plus extraordinaire. En effet, cet homme est si complètement un savant que dernièrement il a vendu tous ses livres, comme désormais un bagage inutile. Dans toutes les oeuvres de Racine une seule le pouvait étonner, et cette oeuvre était Baja^et. Qui dit le contraire ?
Il eût reconnu la Phèdre de Racine pour l'avoir rencontrée dans la tragédie antique... il sait par coeur les trois poètes grecs, lui qui sait tout. Il eût reconnu ce Néron qui commence à dévorer le monde, lui qui a étudié avec un soin acharné et presque complaisant la décadence des empires; Mithridate ne l'eût pas étonné, il a l'instinct de toutes les révoltes, même des révoltes généreuses.
Vous pensez qu'il eût été facilement charmé par Esther, par Athalie, par ces chastes échos de l'amour, des désirs, des espérances et des lamentations des prophètes; mais Baja\et, Bajaqet joué devant cet homme, avouez que le hasard est singulier! Ce sont des moeurs que nul n'a vues, excepté Racine; c'est une langue que personne n'a parlée, excepté Racine; .ce sont des amours à épouvanter les amoureux de Racine lui-même, ces tendres coeurs qui ne comprennent que les fai11 24
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blesses élégantes. Sans compter que Mahomet règne sans partage dans ce drame. On sent le Coran dans Bajaçet autant que l'on retrouve la Bible dans Athalie!
Voyez donc ce qui est arrivé ce soir! Notre homme n'avait cru entrer que dans un théâtre, il était entré dans une mosquée. Que dis-je? il était entré dans un harem.
Je n'ai jamais mieux senti que ce jour-là la nouveauté étrange, infinie, du Bajaqet de Racine. J'en ai tiré cette conclusion, à laquelle je n'avais guère pensé jusqu'à présent, que le spectateur qui est à vos côtés entre pour beaucoup dans l'émotion dramatique. Ainsi donc, l'empereur Napoléon prêtant l'oreille à la tragédie de Corneille, sa tragédie d'adoption; Louis XIV assistant à la déification de M"e de La Vallière dans les tragédies de Racine ; le peuple de 1789 battant des mains aux maximes libérales de Voltaire; les derniers courtisans de LouisXV assistantaux licences erotiques du Mariage de Figaro : voilà Ce que j'appelle des représentations complètes, où tout se tient, l'audi* toire et le poëte.
Vérité facile à trouver, et que je ne comprends qu'à dater du jour où, par un heureux hasard, j'ai assisté à la représentation de Bajaqet à côté de ce prêtfe catholique, de cet illustre chrétien,
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dé cet ennemi formidable du souverain pontife. Oui, c'est cela : à entendre ces chefs-d'oeuvre dans la foule vulgaire, loin des hommes et des générations qui les ont inspirés, loin des grands hommes qui les ont adoptés par droit de conquête, comme avait fait l'empereur Napoléon pour Cinna, ces chefs-d'oeuvre perdent la moitié de leur valeur et de leur lustre. Le bourgeois déteint sur ces grands drames, dont il ne cherche pas le sens caché, dont il ne comprend que la péripétie finale, où il n'arrive que parce que c'est la mode et la fureur de l'heure présente, où il ne viendra plus demain, quand cette mode sera passée. Ainsi séparée de son entourage légitime, de son grand homme ou de son grand peuple, la tragédie la plus belle n'est plus qu'un tableau magnifique privé de son cadre.
Donc, à l'entendre seulement avec ce rare spectateur dé plus caché dans la salle, Bajaçet a changé de figure; l'Orient s'est révélé tout à fait. Nous avons vu apparaître le sérail tout entier, les haines, les jalousies, les rivalités, les muets qui servent de bourreau, la sultane qui aime, et se fait aimer le poignard sur la gorge, le vieux vizir qui ne comprend pas que l'on fasse d'une femme autre chose que le jouet d'un instant, jouet qu'on brise quand il déplaît, ou que l'on revend le len-
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28o CRITIQUE DRAMATIQUE.
demain au même marché d'esclaves, en perdant quelque chose sur l'achat primitif.
Et plus ces moeurs, ces événements, cette croyance, devaient étonner notre spectateur, plus aussi nous avions le sentiment de cette si grande nouveauté. A la vérité on ne voyait pas cet homme dans sa loge, soit qu'il se fût rendu invisible, soit que nul regard humain ne fût assez hardi pour plonger dans ces ténèbres : mais vous n'aviez pas besoin de le voir pour savoir qu'il était là dans la même atmosphère que vous, qu'il écoutait les mêmes vers, qu'il assistait au même drame, et qu'il suivait du regard les mêmes comédiens. D'ailleurs, ai-je besoin de vous expliquer ce sentiment bizarre et si nouveau? Quel commentaire ajouter à cette rencontre inattendue, et pourquoi me donner tant de peine à chercher des commentaires, quand il me suffit pour expliquer toute cette émotion, pour légitimer ces surprises, de vous dire enfin le nom de ce spectateur inconnu?
Rien n'était plus digne d'intérêt que l'attention de cet homme à contempler M,le Rachel. On eût dit qu'il retrouvait non pas une enfant, mais une fille appartenant à quelqu'une de ses parentés lointaines. Il écoutait, visiblement frappé de cette hardiesse éloquente, et comme il avait une intelligence incomparable, il se demandait si jamais,
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même aux temps de la jeunesse et des rêves pleins de soleil, il avait fait un rêve égal et comparable à celui-là.
Cependant MUe Rachel, excitée et frémissante, à son insu, de ce voisin inspirateur, obéissait à des tumultes nouveaux ; elle entendait au fond de son âme troublée des voix inconnues; elle pressentait, par la divination du sixième sens (elle l'avait au degré suprême) qu'un homme était là, quelque part, un génie, une intelligence, une volonté, qui la regardait, qui l'écoutait, qui l'inspirait, et que pour la première et la dernière fois de sa vie, attiré partant d'éblouissements, cet homme, eh! que disons-nous? ce poëte, oubliait ses rudes travaux de chaque jour, sa pieuse austérité, sa cruelle surveillance sur lui-même et ses luttes terribles contre tous les pouvoirs établis. Pour la première fois aussi, il s'est abandonné doucement à l'heureuse poésie ; il a prêté l'oreille aux tendres paroles de l'amour profane; il a étudié le jeu de l'ambition quand elle est mêlée aux adorables passions du coeur; que vous dirai-je? il est devenu tout à fait un jeune homme. Ainsi, grâce à la jeunesse, à la beauté, à la voix sympathique, aux nobles accents de la Melpomène enfant, l'apôtre politique et catholique a fait place un instant à un être plus humain. O miracle! et que H 24.
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la juive Rachel a opéré ce soir-là une grande conversion!
Puis, quand la tragédienne eut accompli sa tâche, et quand il fut remis de ces émotions qu'il ne songeait pas à cacher, il se leva et sortit d'un pas calme. Autant il avait été embarrassé et malheureux pour entrer dans ce lieu profane, autant il en sortit la tête haute et le visage assuré. La poésie de Racine l'avait tout à fait réconcilié avec lui-même, et il ne doutait plus, depuis qu'il avait entendu réciter ces beaux vers par cette personne éloquente. Aussi bien il traversa lentement cette foule ameutée à son passage et qui, cette fois, n'avait plus peur. Il était venu chercher la foule, il avait sa part de ces fêtes de la poésie. Il disait, lui aussi : J'ai voulu voir, j'ai vu. La beauté du spectacle et l'inspiration de la tragédienne avaient rassuré complètement sa propre conscience. Il avait compris qu'une pareille fête appartient surtout à des esprits de sa trempe, et non-seulement il ne se cachait pas en sortant de ces voûtes, où l'écho était l'écho mêmede Racine et de Corneille, mais encore on lui eût demandé son nom, il eût répondu sans honte et sans peine : Je suis l'abbé dé La Mehnàîs; je voulais voir jouer une tragédie et saluer M"e Rachel !
Le surlendemain de cette illustre aventure, un
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LA TRAGÉDIE. 283
bruit se répandit dans la ville entière (et ce bruit s'est répété vingt fois en vingt ans) que M" 6 Rachel abjurait entre les mains de M. deLaMennais, et que M. de La Mehnais lui-même prononcerait le terrible Ephphetha! « Beaux yeux fermés, ouvrez-vous enfin à la.lumière », et qu'ainsi serait justifiée cette parole du saint livre : Une nouvelle étoile sortira de Jacob! Ceux qui faisaient courir ces bruits étranges ne se doutaient guère que s'il y avait une conversion, c'était la conversion de M. de La Mennais par M"e Rachel.
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LACENAIRE
POËTE TRAGIQUE
5 $/0M ARMI les postes de la fange et les beaux ¥i UtéHfesprits de l'échafaud, cet homme, ce «JsHgl^gj bandit, Lacenaire, un des noms les plus souillés que le bourreau ait inscrits sur sa liste, restera comme une épouvante. Il avait été, chose horrible à dire, un de mes condisciples au collège de Lyon, ce beau et doux collège, où l'ombre errante de tant de savants jésuites semblait présider encore à nos études, et certes le jeune Lacenaire se trouvait en belle et bonne compagnie. Il avait en effet pour condisciples tant de bonnes et sincères jeunesses animées des plus nobles passions! Edgar Quinet, un poëte! Il était déjà un rêveur; il passait sa vie à lire Virgile et à jouer du violon! - Armand Trousseau, la gaîté même, infatigable à l'étude et déjà pro-
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LA TRAGÉDIE. 285
mettant l'éloquent professeur de notre École de médecine; - Hector Paradis, aimable esprit voué à toutes les peines ingrates de l'enseignement; - Jayr, l'énergie et l'ambition en personne. Il se sentait poussé vers les grandes destinées. A quinze ans, qu'il pouvait avoir, il nous disait déjà qu'il serait préfet du Rhône.-En mea régna videns!- Il était préfet de Lyon dans les heures difficiles, quand la ville était en pleine révolte, et qu'il s'agissait de la dompter, sans la briser.
Il y avait aussi, sous le même toit et sur les mêmes bancs que ce Lacenaire, parmi tant de savants praticiens et tant de fermes magistrats que le collège de Lyon nourrissait des plus saines doctrines, l'avocat général Belloc; - même il y eut ceci de remarquable dans l'arrestation de Lacenaire, qu'il fut pris sur l'indication que Belloc, avocat général, transmettait au préfet Jayr, l'un et l'autre guidés par leurs souvenirs de collège, et par la mauvaise opinion qu'ils avaient conservée de ce bandit, leur ancien camarade. Ils le connaissaient de longue date, ils le savaient, de si bonne heure, capable de toutes les lâchetés, et partant de tous les crimes. Ils n'avaient jamais oublié le nom criard et la tête blafarde de ce misérable; aussi, quand vint de Paris l'ordre du procureur général de mettre la main sur un
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286 CRITIQUE DRAMATIQUE.
homme assez vaguement désigné, et qui portait un faux "nom, ni l'un ni l'autre magistrat n'hésita à reconnaître le voleur sous son nom d'emprunt.
Jayr était alors préfet de l'Ain, il envoya Lacenaire à Belloc, et Belloc le fit passer à M. le procureur général de Paris. Singulière histoire, que l'on pourrait intituler : les Trois Camarades de collège. On doit placer ce Lacenaire au nombre des arguments les plus décisifs contre les études mal faites. Chose sainte et charmante, l'amour des chefs-d'oeuvre, la passion .des grands poëmes, l'éloquence et ses foudres, la poésie et ses éclairs, la double antiquité sur la double montagne, les Grâces et les Muses, Aglaé, la plus jeune des Grâces, Thalie, Euterpe, Mnémosyme, Homère et Virgile, Anacréon, Pindare, Cicéron,les maîtres du monde intelligent! Au jeune homme inspiré qui se tient à cette ombre sacrée, on peut prédire à coup sûr l'avenir réservé aux honnêtes gens. Le beau, compagnon du bon, qui en doute? Ainsi le poëte Stace ouvrait le poëme de Virgile avec autant de respect que le chrétien son livre d'Heures à quelque messe solennelle. Et monumentum ejus adiré ut templum solebat! Voilà comment les fortes études et les saines paroles portent à coup sûr dès fruits utiles.
Elles sont l'espérance au départ, elles sont le
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courage au marcher, elles sont la consolation au retour! Parfois même elles deviennent une excuse, - un pardon. Tel se perdait qui s'est relevé par le souvenir de quelque chef-d'oeuvre aimé quand il était enfant. Si, en effet, le goût est un discernement exquis, eh bien ! ce discernement exquis doit nécessairement servir à maintenir un esprit juste et droit dans la bonne route, ou tout au moins à la lui faire retrouver s'il l'a quittée un instant- Au contraire, essayez de prendre à cette glu savante un malheureux qui apporte en germe aux autels d'Apollon les plus lâches et les plus tristes penchants, essayez de parler des grandes choses à ces âmes basses et viles, éprises de la fange et de l'ordure, il arrivera nécessairement que cette nourriture, trop forte pour cet esprit débile, sera vomie, et que la noble liqueur s'aigrira dans ces vases impurs!
Les études mal faites portent en elles«mêmes je ne sais quoi de décousu, de malaisé, de vil, de disgracieux, de honteux ; regardez, dans les classes bien ténues par des maîtres intelligents, le résidu de ces enfants sans intelligence et sans orgueil, race abjecte, ignorante et paresseuse! Ils ont des yeux pour ne pas lire, ils ont des oreilles pour né pas entendre une leçon ; ils végètent, inutiles; sûr les bancs inférieurs; pendant qu'au premier rang,
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les esprits actifs s'avancent de lumière en lumière, impatients d'apprendre et de savoir!
De là lîne grande inégalité non-seulement entre ces esprits si divers, mais aussi entre ces âmes qui pouvaient être également honnêtes, et qui se pervertissent justement parce qu'un esprit engourdi trouve l'âme humiliée et mécontente. On est jaloux d'abord, envieux ensuite, et, de l'envie à tous les crimes qu'elle enfante, il n'y â guère que la longueur d'une épée ou d'un couteau. L'enfant grandit cependant entre ces deux flétrissures : la paresse et la haine ; il grandit, ramassant çà et là, de temps à autre, et bon gré, mal gré, des bribes de grec et des morceaux de latin mêlés à des apparences de français ; il s'habitue, ô misère ! à donner une certaine forme supportable à ses vulgaires et médiocres pensées ; il copie, et pendant que ses condisciples, plus heureux, combattent les difficultés, gravissent les montagnes et côtoient les abîmes des longues et patientes études, monsieur l'oisif s'amuse, comme on dit, aux bagatelles de la porte. Il rime des vers français quand ses voisins alignent en méditant les spondées et les dactyles dans la langue harmonieuse de Virgile; il écrit des bouquets à Chloris, à l'heure où ses condisciples loyaux interrogeant les hommes illustres d'autrefois s'essayent à bégayer, au nom
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LA TRAGÉDIE. 289
de ces illustres morts, la langue hardie, éclatante des vastes pensées. Ainsi, le collège est une double arène : ici le sable, le soleil et la route ardue, et plus bas, dans les bourbes, le sentier à travers les mousses et les fanges.
Ici le jeune homme, arrêté en ses contemplations, cherche à trouver l'entrée éclatante des poëmes d'Homère, et là-bas monsieur l'oisif, qui lit à la dérobée un livre volé à quelque infâme cabinet de lecture, un de ces tomes à vil prix qui contiennent les plus misérables ramassis delà littérature d'estaminet! En ce moment déjà commence la justice divine; elle fait à chacun sa part dans cette enfance bénie et dans cette enfance souillée. A ceux-ci l'idylle et sa grâce attique, à ceux-là les plaisirs de la fange ; aux uns la forme ingénue et savante des maîtres du grand siècle, aux autres le papotage idiot des rimailleurs obscènes ; ici Bossuet domine, et là-bas quelque ignoble conteur de ruelle ou quelque joueur des gobelets littéraires. ' '?..?"?
Le collège est semblable à ce tableau de Jean Steen, de la galerie du prince Demïdoff à Florence : au sommet delà table d'honneur, le Christ change en vin cette eau fraîche et limpide comme le cristal; à l'accomplissement du miracle, il arrive que les conviés à cette noce acceptent, il est
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2ÇO CRITIQUE DRAMATIQUE.
vrai, cette douce liqueur, mais pas un ne se hâte et ne dément, par son geste, l'attitude d'un homme qui se respecte et qui est très-habitué à boire suffisamment d'un vin généreux. Cependant, aux pieds de cette table, à peine agitée et surprise, il arrive que la foule, à l'aspect de ce vin qui coule à pleins bords, se rue et se précipite, ivre à l'avance d'une ivresse trop facile! Alors commence entre ces ivrognes une bataille à coups de poing; on apporte en foule des brocs, des verres, des bouteilles, et l'ivresse est lancée à pleine volée. Ainsi, au collège déjà, l'ivresse et la stupeur inerte de l'esprit commence à la griserie du roman plein d'écume et du drame frelaté. . Misère et vanité de ces pères insensés qui s'imaginent qu'une fois sur les bancs de l'école, ils n'ont plus qu'à tresser des couronnes à monsieur leur fils ! Les malheureux ! ils ont perdu leur enfant par cette science inerte et tronquée. Ils ont enseigné à cette âme stupide des passions qu'elle ne pouvait pas comprendre ; ils ont donné à cet esprit naturellement pervers des appétits incendiaires; ils ont arraché cet homme inhabile et lâche aux travaux médiocres pour lesquels il était fait; ils se sont privés, par une dépense inutile, d'une somme d'argent qui devait faciliter à ce malvenu ses premiers pas dans la vie active et
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LA TRAGÉDIE. 29I
sérieuse; ils ont fait pis que cela, juste ciel! pen^ dant qu'ils fermaient à ce marquis de la famille toutes les carrières utiles, ils lui ouvraient impi^ toyablemeht la plus dangereuse et la plus malheti< reusedes carrières que le XVIII 8 siècle ait ouvertes aux esprits médiocres, aux âmes endurcies, aux éducations mal faites, aux jeunes gens sans mérite et sans vertu... je veux parler Ici de cette profession, nouvelle en ce monde (en tant que profession), la profession d'homme de lettres.
Aujourd'hui, dès qu'un homme est à charge aux autres et. à soi-même, aussitôt qu'il n'est plus bon à rien, sflit qu'il ait abandonné de son plein gré l'étude du notaire, ou forcément le comptoir de l'agent de change, soit qu'il ait été ruiné dans quelque spéculation impossible, ou remercié par le gouvernement de l'emploi qui le faisait vivre, on le voit arborer fièrement le plumet littéraire et, sous ce titre Inconnu jadis dhomme de lettres, affronter tous les hasards d'une vie oisive, inutile et sans but.
Quoi donc! pour exercer le plus facile des arts mécaniques il faut un apprentissage, et pour cette rude et difficile profession des lettres on se contente du hasard ! - Quoi ! pour mettre une queue à un bouton il est nécessaire d'être un an chez un maître, et le grand art de parler aux esprits
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2g2 CRITIQUE DRAMATIQUE.
s'apprendrait en moins d'un jour! - Il y a dès règlements et des lois pour les balayeurs de la rue, il n'y.en a pas pour les faiseurs de livres, et pendant que sous le soleil chaque état obéit à des nécessités dont nul ne se peut dispenser, il arrive qu'au milieu du corps social, pareils à des insectes grouillant au soleil, les insectes de la plume attaquent le timide, insultent le poltron, dénoncent la vertu, outragent la beauté, piquent et désespèrent quiconque est à la portée de leur venin lamentable! Au fond de soi-même on sent une répugnance indicible à voir ces usurpations dèPabîme. *
On se demande s'il est juste enfin d'appeler du même mot, homme de lettres, l'honnête homme et le scélérat, le grand écrivain et le reptile, l'infamie et la gloire?- Les Romains et les Grecs, nos maîtres, avaient des noms excellents pour exprimer les diverses professions de l'esprit; ils reconnaissaient des poètes, des orateurs, des. philosophes, des sophistes, desgrammairiens, des mathématiciens ; ils ne savaient pas ce que cela voulait dire, homme de lettres, bon à tout, prêt a tout ! Homme de lettres, comme on était autrefois chez nous homme de robe, homme d'épée, homme d'église! Ou bien si, parmalheur, quelques gens se rencontraient qui ne fussent, en
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écrivant beaucoup, ni poëtes, ni philosophes, ni grammairiens, les Romains avaient un terme de mépris, pour expliquer cette profession compromettante; ils appelaient le demi-savant, non défini, litterator! Juvènal les appelle de petits Grecs! Ainsi, d'un mot, ces esprits non classés étaient séparés comme par un mur d'airain de cette divine famille des arts de l'esprit, qui appartiennent à une parenté commune et nécessaire, à savoir l'utilité et le secours que nos semblables peuvent retirer de nos études et de nos ouvrages : Etenim omnes artes quoe ad humanitatem pertinent habent quoddam commune vinculum, et quasi cognatione quadam inter se continentur! C'est le plus parfait de tous les hommes de lettres romains, Cicéron lui-même, qui parle ainsi !
Pour en revenir au point de départ de cette mercuriale, à cet affreux Lacenaire, il s'était mis, au sortir du collège, à écrire des tragédies et des chansons. Monsieur tournait le couplet à faire tourner toutes les têtes de ces dames ; il rêvait les honneurs du théâtre et la popularité-de la chose. écrite!... Eh bien! il a laissé deux volumes intitulés : OEuvres de Lacenaire! Il a laissé une tragédie grecque, et Mme Lafarge, à l'exemple de son confrère, a écrit ses Mémoires! On a publié, de
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294 CRITIQUE DRAMATIQUE.
nos jours, les Mémoires de Lacenaire, encore tout chaud de la place de Grève, et cette tête coupée a servi As prospectus ! C'était aller plus loin que nos pères; ils faisaient représenter un drame de Cartouche, le jour même de l'exécution de Cartouche, ils n'imprimaient pas en un volume in-8° les billets doux de Cartouche ! Un fait assez Curieux à propos de Lacenaire, c'est qu'un autre homme de sa trempe, un littérateur de sa force, un espion ( il vendait ses camarades à la police et mangeait leur pain!), avait volé, oui, volé à Lacenaire une de ses chansons, et Lacenaire, allant au supplice, réclamait encore sa chanson! Le public hésitait à savoir qui des deux était le plagiaire. On a fini par convenir que la réclamation de Lacenaire était juste, et que Vautre, le mouchard, devait avoir volé la chanson.
Des chansons de Lacenaire, en voici une; elle fut composée en l'honneur des forçats qui partaient pour le bagne de Toulon. Ces messieurs avaient demandé leur Chant du Départ à Vorateur Lacenaire, et il leur avait composé cette Marseillaise à leur usage :
Allons, enfants, levons la tête Et portons nos fers sans trembler. Pour nous voir la foule s'apprête; Parmi nous que vient-elle chercher? (bis)
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LA TRAGÉDIE. 2g5
Est-ce des pjéurs? Ah ! quel outrage ! Nous sommes enfants de Paris. Entendez-vous nos derniers cris? Ils attestent notre courage!
'?-??.-.-" ?- Refrain. :
Chantons, forçats, en choeur le chant que nous aimons, Charïtons, chantons; Libres et gaillards, un jour nous reviendrons.
Que nous veut ce peuple imbécile?
Vient-il insulter au malheur?
Il nous voit d'un regard tranquille, Nos bourreaux ne lui font pas horreur (bis).
QuoiI parmi vous pas une larme?
Que faut-il pour vous attendrir? ?'-.
Voyez si nous savons souffirir, La gâîté nous conduit et nous charme.
Chantons, forçats, etc.
Adieu, berceau de notre enfance ; Adieu, femmes que nous aimons; Adieu, loin de votre présence, A vous parfois nous penserons (bis). Si dans vos coeurs est gravée notre image, Gardez-nous un tendre souvenir, Donnez-nous parfois un soupir; Nous vous promettons d'être sages. . .
Quant à la tragédie, elle était intitulée (dans les OEuvres de ce monsieur) : T Aigle de la Selleïde, en trois actes et en vers.
Ainsi, disais-je^à peine guillotiné, et quand il est encore tout palpitant suf le seul théâtre à
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296 -, CRITIQUÉ DRAMATIQUE.
sa taille, on livre au monde le Théâtre de Lacenaire! Ainsi, ils ont joué avec cet homme jusqu'à la fin; ils ont battu des mains quand il s'est montré en public; ils se sont approchés de lui quand il a été condamné à mort, et ils lui ont fait compliment de son éloquence! Ils ont recueilli avec un empressement puéril ses moindres paroles ; ils ont imprimé ses vers, ils lui ont prêté leurs vers, ils lui ont volé ses vers! Les libraires sont allés à cet homme, et ils lui ont commandé ses Mémoires! Des femmes se sont fait présenter à Lacenaire dans;sa prison. Des femmes, au sortir du bal, et encore toutes parées, ont été le voir monter sur son échafaud! Les phrénologistes ont touché sa tête coupée, où ils ont trouvé la bosse de Yimagination et de.'la bienveillance; lès dessinateurs l'ont dessiné et les statuaires ont demandé à faire son buste! On l'a étudié, on l'a regardé, on l'a flairé, on l'a contemplé jusqu'à la fin. On lui à donné, à cethomme, toute l'importance de la vertu- On a ôté à ce dernier supplice tout ce qu'il avait de Sérieux. On en a fait une spéculation de librairie, et voici, en un volume in-8°, son théâtre tout chaud et tout sanglant, imprimé dans le vif ! Cette tragédie est précédée d'une espèce dÉssai littéraire et dramatique sur Lacenaire,'. comme on dit; L'auteur de cet Essai, qui ne se nomme
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pas, a été voir Lacenaire dans sa prison, il l'a vu et il lui a parlé tous les jours. Cependant, malgré la solennité de ces conversations quotidiennes, recueillies avec tant de scrupule, elles sont peu. remarquables dans le fond et par la forme. C'est toujours le même scélérat qui se fait sceptique et goguenard, et qui devait par la lâcheté de sa mort donner un si horrible démenti aux forfanteries de sa vie.-« La vertu, dit-il, c'estla fortune; le crime, -c'est la misère; l'autre monde, c'est le néant; pourquoi ne mangerait-on pas un homme comme un boeuf; la femme a.le tempérament lymphatique; j'aimerais mieux manger un homme; je préfère une femme laide à une jolie femme. » - Deux pages plus bas, l'auteur ajoute : « Lacenaire a un grand faible pour l'excellent vin de Bordeaux; il est fou du Champagne. » La postérité s'en souviendra.
.« Il est mécontent quand on l'appelle M. Lacenaire. ». Il dit un jour : «Tuer sans remords est le premier des bonheurs! » Il dit de lui ; « Je suis né assassin, comme on naît poëte! » Echafaud lui répugne ; il sourit au mot de guillotine. Il attendait l'effet de' son pourvoi, et il disait : « Cette attente commence à m embêter. » Un jour, il va chez M. Scribe, il demande l'aumône. M. Scribe, généreux comme on ne l'est
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298 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pas, lui donne de l'argent,: « Dites à M. Scribe qu'il a bien fait! » Il eût tué M. Scribe comme il a tué la veuve Chardon, avec aussi peu de vergogne et de remords !
L'abbé Lacordaire va le voir, et c'est à peine s'il prête l'oreille à la vive et ardente parole de ce jeune apôtre ; il finit par lui dire : «? Vous m'embête^; je ne veux pas être convaincu ! »
Et voilà les mots les plus saillants de cet homme qui est mort encouragé par son complice Avril! L1orateur Lacenaire! disait Avril.
Vous parlerai-je de sa tragédie? Ce sont les méchants vers d'un mauvais écolier. Ils valent, pour le nombre et la mesure, sa chanson des forçats. On croirait, au premier abord, qu'un pareil misérable devrait porter dans son style quelque chose de la virulente énergie de son caractère. Au moins, quand un homme écrit avec un poignard, devrait-on reconnaître la pointe du poignard ! Mais rien; tout cela est flasque et mort commetoutes les tragédies vulgaires dé ce monde. Zavellas, Belezer, Botsarïs, tous les Grecs de la tragédie.de Lacenaire parlent entre eux comme parlent tous les Grecs du théâtre moderne. Il n'y a là ni les passions, ni le sang-froid, ni l'athéisme du poëte. La pièce finit par un innocent coup d'épée, qui est loin d'annoncer le carrelet qui a tué la veuve
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LA TRAGÉDIE. 299
Chardon. Voici les deux derniers vers de la pièce :
TOUS LES GRECS.
Mort à tous les tyrans!
CHRYSÉIS.
Ombre de mon époux, Du séjour éternel viens diriger leurs coups.
Après la tragédie viennent plusieurs poésies fugitives d'une autre trempe. Cette fois Lacenaire écrit pour le peuple qui le regarde. Il se figure que l'univers a les yeux sur lui, et il se pose en héros. Ainsi, le jour de Noël, le voilà qui adresse une chanson à boire : A mon ami Avril.... (ad Mcecenatem).
" A nous, saucisse et poularde!
A nous, liqueurs et vins vieux! Faisons la nique à la Camarde,
Qui nous montre les gros yeux.
Et plus bas-,
Nous n'aurons à notre table Point de femme, et tfest fort--bien':- Il serait désagréable D'engendrer un orphelin.
Ne sentez-vous pas sur votre tête se dresser.'vos cheveux?
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300 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Après cette chanson bachique, vient une romance :
M'aimeras-tu, si je te dis, ma chère, Quel est le mal qui cause tes soupirs?
Écoutez encore son galant quatrain à Mrae îa comtesse D*** qui lui adresse une épître :
Toi qui comprends si bien les devoirs d'une mère, Et qu'on me peint comme un être charmant, Que ne fus-je, hélas! ton enfant; Que ne suis-je plutôt celui gui t'en fait faire!
Puis enfin son dernier chant qui commence ainsi :
En expirant le cygne chante encor ! Je ne regrette de la vie Que quelques jours de mon printemps, Et quelques baisers d'une amie. Qui m'ont charmé jusqu'à vingt ans!
Assez! assez! il ne faut pas souiller sa plume. De tout ceci la conclusion est simple et nette : toutes les fois que de pareils crimes sans honte et sans remords surgissent à la face d'une société, le devoir de cette même société, c'est de condamner au plus profond silence ces crimes et ces hontes. Le devoir d'une société qui se défend elle-même, c'est d'empêcher l'assassin de prêcher l'athéisme ; c'est de laisser dans l'ombre la plus épaisse le
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LA TRAGÉDIE. 3oi
criminel qui va mourir, et d'entourer son échafaud des crêpes les plus noirs. La conclusion de tout ceci, Lacenaire lui-même va vous la dire : « On laisse Avril se morfondre tout seul, dit-il, et moi, on m'entoure, et je ne manque de rien, parce que je fais des vers. »
Voilà tout le secret de l'affaire. - Pourquoi vat-on écouter Y orateur Lacenaire? il fait des vers ! Pourquoi d'honnêtes gens ont-ils osé toucher la main hideuse de Lacenaire ? il fait des vers ! Pourquoi toute épouvante cesse-t-elle en présence de cet homme? il fait des vers! Et pourquoi toutes ces belles dames qui vont l'assister aux assises, qui vont l'entendre blasphémer en prison, qui vont le voir mourir à sept heures du matin, au risque de s'enrhumer, ces douces femmes? Tout cela, parce que Lacenaire a fait des vers ! Horrible privilège ! Abominable distinction ! Eh ! ne diraiton pas, à cet empressement général, à cet éblouissement universel, à ces applaudissements déshonorants, que ce soit là une denrée bien rare de nos jours, des vers !
Ainsi tous les crimes se tiennent; ainsi toutes les mauvaises littératures sont liées l'une à l'autre, comme la reconnaissance au bienfait ! Que de malheureux jeunes gens se sont donné la mort pour faire imprimer leurs vers ou faire jouer leur h 26
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CRITIQUE DRAMATIQUE.
tragédie! Et maintenant voici un homme qui vole, qvà tué, et qui marche à l'échafaud, en blasphémant et en faisant des vers !
Et Voilà comme, en fin de compte, à qui veut ne rien perdre, chaque jour apporte sa peine et son travail. Sufficit cuiqtie diei malitia sua!
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MME ADÉLAÏDE RISTORI
S giffiy A compagnie dramatique de S. M. le o ffi^K ro* ^e Sardaigne a fait ses premiers " » » OH débuts le mardi de cette semaine au Théâtre-Italien.
La nouvelle troupe italienne en prose et en vers se compose rigoureusement des comédiens indispensables dans une tragédie aussi bien que dans une comédie à quatre ou cinq personnages : l'amoureux, l'amoureuse, le père noble, la duègne, la grande coquette... et la compagnie est au complet. Je ne crois même pas qu'il y ait un traître, à peine un confident; l'art moderne italien a supprimé les confidentes, et peut-être a-t-il eu tort ; la confidente absente est une grande cause de monologue, et nous ne voyons pas ce que gagneraient nos princesses : Andromaque, Hermione, Agrippine, Bérénice, Roxanne, Atàlide, Monime,
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304 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Iphigénie, Phèdre, Aricie, à se voir subitement privées de leurs utiles interlocutrices : Cléone, Céphise, Phénice, Fatime, Phediirie, Ismène; au contraire, ces dignes suivantes, quand elles sont bien à leur réplique, ont ce grand avantage qu'elles donnent à la princesse, c'est-à-dire à la passion, mille occasions de se montrer et de parler tout autant qu'il faut pour montrer son éloquence et sa beauté.
Cependant cette sobriété même d'une troupe de comédiens étrangers dans un pays où le plus petit drame occupe au moins une vingtaine de personnes, à l'heure même où le Cirque annonce que dans son nouveau drame il n'aura pas moins de mille comparses ou comédiens, devait être évidemment un assez grand obstacle à l'intérêt, à la curiosité d'un public si complètement blasé sur les bruits, sur les costumes, sur les décorations, sur les armées, les ballets, les processions et, pour tout dire en un mot, sur les moindres prétextes, si chers au théâtre contemporain, de montrer autant de monde sur ses planches qu'il en peut réunir dans son parterre. Eh quoi ! une tragédie en cinq actes à peine jouée, ô misère! par trois hommes qui tournent incessamment autour d'une seule femme! est-ce possible? est-ce vrai? Et ne faut-il pas que ces gens-là soient cruellement
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LA TRAGÉDIE. 3o5
aveuglés sur leurs propres mérites, puisqu'ils s'imaginent nous intéresser avec si peu que cela ?
Ace premier obstacle, ajoutez que ces infortunés comédiens ordinaires du roi de Sardaigne avaient choisi justement une dès salles les plus vastes et les plus difficiles à remplir que possède le Paris des puissants et des superbes, la salle même du Théâtre-Italien! Eh quoi! cet écho à peine suffisant à contenir: le bruit de ces voix, de ces choeurs, de cet orchestre excellent entre tous, cette formidable enceinte où se sont fait entendre, au milieu d'un peuple enivré, la Malibran, la Pisaroni, la Pasta, la Sontag, la Viardot, pendant que Lablache, Rubini, Tamburini et tant d'autres redoublent de zèle et d'efforts, une demi-douzaine de comédiens nouvellement débarqués de l'Italie oseront les affronter sans pâlir !
Cependant, contre toutes les prévisions, et d'assez bonne heure, la vaste salle du ThéâtreItalien s'était remplie ! Il y en a tant de ces braves gens à Paris pour qui c'est déjà une fête d'entendre l'accent maternel de la patrie absente et qui sont enchantés du seul bruit de ces grandes paroles! Que cela chante ou que cela pleure, il leur, importe assez peu, pourvu que cela donne le si, et que l'accent romain se mêle au parler toscan ! A ces enfants de la grande et divine Italie il faut H 26.
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3o6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
ajouter les Parisiens de Paris, et quelques Pari siens de la province qui sont restés fidèles à la langue du Tasse et de l'Arioste! Râppelez-vous la passion du siècle de Louis XIV pour les écrivains de l'Italie ! On les retrouve partout, ces Italiens, dans les lettres de Balzac, dans les mièvreries de Voiture, dans les lettres de MT de Sevigné, dans le pêle-mêle de Ménage.
L'Italie et sa langue furent très à la mode au siècle suivant. Les jeunes gens, les jeunes femmes, en faisaient le langage même de leurs élégances ; on parlait chez nous, et d'une ingénieuse façon, ce murmure adorable qui nous vient des bords du Tibre et des rives de l'Arno. Boccace, l'ami de La Fontaine, était resté l'ami de Voltaire; le sonnet de Pétrarque enchantait JeanJacques et sa cour de passions, de rêveries, de fantaisies. De la vive parole italienne, la Nouvelle Héloïse en est remplie. A chaque instant la divine Julie en récite des passages qui prennent une grâce inconnue dans sa bouche éloquente : « Oh ! si les tourments seçretsqui rongent les coeurs se lisaient sur les visages, combien de gens qui font envie feraient pitié! » . .- -..-?...rv.-. -\\ Quanti -mai çheinvïdia faraio .-.>-..:--, .--', - ;. ; Ci farebbero pieta !
Ainsi l'italien parlé ne devrait pas être une nou-
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LA TRAGÉDIE. 30J
veauté pour nous, si nous savions nous souvenir. Mais quoi ! rien que dans l'art dramatique nous avons subi, nous avons entrepris tant de révolutions, nous avons vu naître et mourir tant de chefsd'oeuvre, qu'il ne faut pas s'étonner de notre étonnement ! Puisque notre langue elle-même a passé par tant d'orages, puisqu'elle a supporté tant de dégradations lamentables, quoi d'étrange, en fin de compte, que nous ayons peine à comprendre aujourd'hui même l'italien d'Alfieri, de Silvio Pellico ou du comte Giraud ?
Telle était donc la réunion du premier jour au Théâtre-Italien : jugez cependant si l'anxiété publique a redoublé lorqu'à l'orchestre, vide et veuf de ses tonnerres mélodieux, nous avons vu venir une flûte essoufflée, un violon jurant sous l'archet, et même, ô ciel ! une clarinette aveugle ou borgne, et ce joli quatuor clapotant une ouverture en ut mineur ! On se regardait l'un l'autre avec un étonnement mêlé de pitié. « Ça n'ira jamais, se disaiton; ça n'est pas possible! ils sont perdus! Une clarinette! un violon! une tragédie en cinq actes, en vers, une comédienne et trois comédiens! à vingt pas de l'Opéra-Comique et de l'Étoile du Nord!... » Et l'on verra que tout le bonheur de ces braves gens se réduit à paraître heureux ;...,...?-...
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3o8 CRITIQUÉ DRAMATIQUE.
Nel' parereia noifelici Ognilor félicita !
Ils jouaient donc une tragédie, et disons-le tout de suite, une lamentable et médiocre tragédie où l'on retrouve en ses plus heureux et audacieux caractères la même tragédie ingénieuse et prudente qùel'onfait nécessairement au collège, pour peu que l'on aitécrit sa vingtième épître àla maîtresse qùef'àuraij Certes, Silvio Pellicb a laissé dans le monde un livre éternel, et qui sera lu tant qu'il y aura des bourreaux ici-bas, tant qu'il y aura des victimes ; mais de ce chef-d'oeuvre delà résignation, du renoncement de la volonté anéantie et du joug accepté, à quelque oeuvre dramatique où le jeu Changeant des jeunes passions, où les violences de l'amour, les crimes de la vengeance, les remords du crime et le châtiment de la conscience arrivent par des sentiers creusés dans l'âme humaine à un but certain de leçons de curiosité, de pitié, de ter- : reur, en un mot, entré les Prisons de Silvio Pelliço et VEnfer du Damejl y a un si profondabîme à combler que ce serait être injuste d'entant demanv dèr à ce charmant esprit qui était né pour l'exercice assidndes plusjdouces et des-plus 1 calmes emo?- tions. >'-"'...-/.':. '??.??:' ?'..??'".,
C'est Dante lui-même, le premier et le seul parmi
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LA TRAGÉDIE. 309
les poètes, qui l'a écrit en quelques vers, ce drame enchanté et terrible de Fràncesca di Rimini, et quiconque après le Dante a touché à cette histoire a commis tout simplement un grand crime. Un seul artiste a touché heureusement à cette immortelle tragédie, il s'appelle Ary Scheffer.
Mais telle est la toute-puissance et la force de la passion, quand elle est vraie.... au troisième acte, au moment où nous n'espérions plus qu'un succès d'estime, aussitôt voilà la salle réveillée en sur.saut qui se récrie au miracle. On écoute, on regarde, on pleure, on admire. J'ai vu rarement se manifester d'une façon plus inattendue et plus soudaine l'enthousiasme public.
On ne s'entendait pas jusque-là le moins du monde; évidemment il y avait une muraille entre cette femme et le public; et voici que tout d'un coup tout est compris, le silence, la parole, le geste, le regard. On était une étrangère que le public bien élevé écoutait par politesse; aussitôt, sur une scène, une scène d'amour entre Paolo et Fràncesca, aussitôt on devient une artiste acceptée, une grande artiste.
Cette admirable Ristori est donc une vraie et sincère comédienne. Elle est grande, belle, élancée; elle a toutes les apparences d'une Romaine; sa tête est intelligente, hardie et calme ; le feu même de
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3lO CRITIQUE DRAMATIQUE.
son regard est contenu dans les justes bornes ; sa voix est la voix la plus brillante et du plus beau timbre, un timbre plein, sonore, éclatant et velouté tout ensemble ; il n'y a pas au théâtre en ce moment une voix plus belle et qui convienne davantage à exprimer les tendres passions, les douleurs tranquilles, les trépas résignés. La Ristori ! on ne la compare ici à personne. A quoi bon, en effet, une comparaison impossible? Nous possédions naguère une tragédienne incomparable, l'Italie en possède une, et c'est pourquoi il ne faut pas comparer celle-ci à celle-là. Celle-ci est une Française de la maison de Corneille; celle-là est une Italienne de la famille d'Alfieri : l'une appartient à la tragédie, à l'histoire, au commandement, au règne; l'autre appartient à l'élégie, à l'intime douleur, aux gémissements, aux tendres soupirs. Celle-ci est faite pour monter au trône, pour toucher au sceptre et pour frapper du poignard; cellelà monte à l'échafaud ou vide la coupe empoisonnée; elle ne commande pas, elle obéit; elle ne se venge pas, elle a peur; elle n'est pas le bourreau qui tue, elle est la victime égorgée ! Ici la colère et là la pitié ; de notre côté, la vengeance et la fièvre ; au delà des Alpes, la tristesse et la langueur; chez la nôtre, tant de rages et tant d'expiations, une éclatante fureur ; chez la belle Italienne, une si
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LA TRAGÉDIE. 3.11.
douce complainte, une douleur si résignée; et l'une et l'autre actives, éloquentes dans leur jeu, dans leurs discours, et triomphantes enfin quand elles sentent que leur public est vaincu, la Ristori par sa tendresse, la Rachel par ses fureurs !
Ah! dans ces deux derniers actes de Fràncesca di Rimini, comme on admire et comme on écoute! On ferait bien de supprimer les trois premiers.
Même la façon dont est morte cette admirable Ristori a semblé logique, naturelle et nouvelle ! Elle ne meurt pas à la façon de M"" Rose Chéri, dans Clarisse Harlowe, lorsque l'habile comédienne expire en se débattant contre cette mort impie; elle n'est pas morte à la façon de la Dame aux Camélias, lorsque Mme Doche s'enveloppe, encore souriante et coquette, dans le linceul brodé de la courtisane amoureuse,
Derniers traits de son/«xe à son dernier moment ;
elle n'est pas morte à la façon d'Adrienne Lecouvreur se débattant contre le poison invisible, horrible et pathétique agonie, et toute semblable à un problème inexplicable... Elle est «morte à la façon d'une infortunée à bout de souffrance, à bout de douleur, et qui n'est pas fâchée enfin d'échapper à tant; de misères par ce trépas libérateur. Elle
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3l2 CRITIQUE DRAMATIQUE.
meurt, elle tombe, elle expire, et de sa belle main romaine elle ramène son blanc vêtement sur sa blessure, afin d'éviter l'aspect de son sang à ce père au désespoir! Elle expire, et le calme et la paix reparaissent sur ce beau visage; on dirait un long et virginal sommeil !
Une étrange distinction de cette femme-là (nos grandes coquettes de profession vont-elles assez crier au scandale, à l'impossible!), c'est qu'elle joue avec son beau visage un peu brun, mais net et paré de sa vie et de son charme, tel que l'a fait le Créateur. C'est elle, et la voilà, et pour cette fois seulement vous pourrez vous vanter d'avoir vu sur le théâtre une créature véritable ! Elle n'a pas un brin de poudre (est-ce croyable?) et pas un brin de blanc ou de carmin ! Rien aux cheveux, rien aux sourcils ; ses deux yeux même sont tout à fait deux diamants noirs qui brillent en brûlant, ou qui brûlent en brillant, sans le secours du charbon. Quoi! sur son visage pas de fard et pas de céruse, à cette heure où même les honnêtes femmes exercent sur leur personne honorée un art singulier qui consiste à prolonger ces deux yeux tout autour de la tête, à plonger son bras dans les lis et son visage dans les roses du parfumeur! Baisez, si vous l'osez, la main d'une femme à la mode ! cette main va laisser à vos lèvres sa trace blanchâtre; touchez cette joue, elle
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LA TRAGÉDIE. 3l3
empourpre votre sourire; ces cheveux, ils noircissent vos mains ! Les mensonges et les médicaments du visage, ainsi les appelle Ovide en ses Amours; or les impostures et les médicaments des femmes brûlées au feu de la rampe, au feu des passions, la grande Ristori ne les connaît pas. Elle va, ingénue, à travers son poëme, et si on la trouve un peu noire : « Eh bien ! je suis noire et je suis belle ! » C'est écrit dans le Cantique !
Elle a donc réussi complètement. On l'a applaudie avec des larmes, on l'a voulu revoir, on Ta rappelée, elle est revenue, et si contente elle était d'avoir échappé aux périls du parterre français! L'instant d'après, comme on ne l'attendait guère, elle a reparu, mais ma foi si leste et si vive, en petite robe du matin, et pas d'autre ornement que ses dents blanches qui sont bien à elle, tout autant que ses cheveux aile de corbeau ! Elle jouait une comédie, un proverbe du comte Giraud, l'inventeur des proverbes.
Ces Italiens jouent la comédie et le drame à la façon des comédiens anglais. Pour les uns comme pour les autres, le spectateur n'existe pas, ils cherchent la vie avant de chercher l'apparence, ils en veulent à la réalité, sans songer au comme il faut. On ne dirait pas, à les entendre, à les voir, qu'ils se souviennent jamais qu'on les écoute et qu'on
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CRITIQUE DRAMATIQUE.
les regarde; enfin, pour parler l'argot du théâtre, ils y vont bon jeu bon argent.
Le jeune homme qui jouait Paolo s'appelle Ernesto Rossi. En voilà encore un qui est un étrange amoureux de comédie! Il s'habille à la façon d'un danseurde corde, il n'a pas le moindre souci de paraître plus jeune ou mieux fait que la nature ne l'a voulu, il aurait honte d'être serré dans un étau, de ne pas savoir le nombre de ses gilets, et de porter la tête courbée sur ses épaules à la façon d'Ésope amoureux ! C'est vraiment un jeune homme, et très-vif, plein d'âme et trèsentreprenant. Il a réussi beaucoup^)L^^v
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TABLE
bu
TOME DEUXIEME DE LA CRITIQUE DRAMATIQUE
Pages
Théâtre des Grecs.-Eschyle, Sophocle, Euripide. i
Théâtre de Rotrou. - Saint Genest 5i
Corneille et Racine 68
Théâtre de Voltaire. . . 112
Népomucène Lemercier. - La Renaissance de la
tragédie. 126
Lebrun. - Marie Stuart. 140
Casimir Delavigne. - La Fille du Cid. i55
Alexandre Soumet. - Le Gladiateur. ...... 173
Alfred de Vigny. - La Maréchale d'Ancre. ... 196
Alexandre Dumas. - Caligula. 210
François Ponsard. - Lucrèce. ........... 228
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3x6
TABLE.
Pages . Là Mort de M1* 8 Rachel. , . . . . ... . . . . . .'.. 249
Le Spectateur inconnu. . . . . . . . . . . . . . . . .268
Lacenaire, poëte tragique. . . . .... . . . . . . 284
Mme Adélaïde Ristori. . . . . , ,- ..... 3o3
Paris, imprimerie Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.
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^CEUVRËS 'D'iYE^S-'^JUtESwJAWH'?'.]?-"!
1 Nous ne. publions ni. les. oeuvres .complètes de; Jules ; Janin, ni des oeuvres choisies, dans le sens qu'on attribùegénéralement à ce mot, qui indique le plus, souvent/un ; choix fait sans le concours de l'auteur, mais celles de ses\ oeuvres pour lesquelles il avait le plus marqué sa pré-_: dilectiôn. Notre cclleclion est l'accomplissement d'un' projet formé du vivant de Jules Janin , et l'exécution ! d'une de ses dernières volontés. , , ;.
'.'.??'.L'es OEuvres diverses de Jules Janin. se composent de 12 volumes, savoir :. jj' -". .
L'ANE MORT, précédé de l'Autobiographie dé ..>:?;
l'auteur . . ... . . ... . :.. i vol. :
MÉLANGES ÎT VARIÉTÉS.LITTÉRAIRES-. . . ;.? 2 vol! CONTES ET NOUVELLES . '.'?.. ..-, . . . . .2 vol.'
CRITIQUE DRAMATIQUE , . . . . . . . . . . i voL
CORRESPONDANCE . . -.'... . . .?.?......... . i.VoL _ ..
LA FIN D'UN MONDE ET DU. NEVEU DE RAMEAU.,
suivi de -Nouvelles... . . .',. ?.[]?'', .>/.;. 2..V0I
,..-.? ? , '? 12 T 0' ?;.??.
Outre le tirage ordinaire, il est fait un . TIRAGE - D'AMATEURS, ainsi composé :
3oo exemplaires sur papier de Hollande à.. . . 7 5o25 - sur papier Wfoa'tman à . . . ID « .: .:
23 - sur papier de Chine à. ...'., i5 ..»'.,' ;;,:
35o exemplaires, numérotes.
^Chaque volume est orné d'une. GRAVURE A L'EAU-FORTE PAR ? . ÈD.HHÉDOUIN, réservée spécialement pour ce tirage. ^ .:?:..
/-.Avril;-!877. ? ., i . r . -.. .