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.- Qtnentédition
ERNEST LEGOUVÉ
MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PARISIENNES
COHÉRENCES POPULAIRES
Salle Barthélémy.
CONFÉRENCES DRAMATIQUES
Théâtre de la Gaité.
CONFJ':RENCES PENDANT LE SIÈGE
Théâtre français.
DISCOURS LITTÉRAIRES
Académie française.
PORTRAITS D'AMIS
Paroles indien.
BIBLIOTHÈQUE
iXÉD UCA TION ET DE RÉ CRÉA TI ojv
J. HETZEL" ET- Cie" 18, RUE JACOB. ;.
PARIS - v
Torts droits de traduction et de reproduction réservés,
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CONFÉRENCES
1 1 PARISIENNES ...
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
LES PÈRES ET LES ENFANTS AU XIXE SIÈCLE (En-
FANCE et ADOLESCENCE), 10E <^DIT., 1 vol. in-i8- 3 t
LES PÈRES ET LES ENFANTS AU XIXE SIÈCLE (Jeunesse), 9* édit., 1 vol. in-i8 3 » CONFÉRENCES PARISIENNES. 5E édit., 1 vol. IN-18. 3 » L'ALIMENTATION MORALE PENDANT LE SIÈGE,
IN-18 1 25 LES DEUX MISÈRES, IN-18 » 25 LES ÉPAVES DU NAUFRAGE, in-i8 * * » 5° SAMSON ET SES ÉLÈVES, IN-8°.. 2 » LAMARTINE, IN-8°.. ' t .. 1 50
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ERNEST LEGOUVÉ
. Membre de l'Académie françaiso
PARISIENNES
CINQUIÈME ÉDITION (
BIBLIOTHÈQUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, s8, RUE JACOB
PARIS
Droits de traduction et de reproduction réservés
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PRÉFACE
VOYAGES D'UNE CHAISE DE CUIR
Voilà une préface dont le titre et le sujet ne conviennent guère, ce semble, à l'ouvrage qu'elle précède.
Un mot d'explication sera, j'espère, mon excuse. Les amateurs d'antiquités se rappellent la boutique de Mlle Delaunay sur le quai Voltaire. Mlle Delaunay en 18AO avait environ quarante-cinq ans, et les paraissait bien. Mais elle avait été si jolie, qu'elle l'était encore. Il en est des femmes très-belles, comme des gens très-millionnaires ; elles ne sont jamais complétement ruinées.
Mlle Delaunay était une marchande artiste, sans doute pour faire compensation à tant d'artistes marchands. Elle aimait réellement les beaux meubles, et elle s'y connaissait. Il est vrai aussi qu'elle les vendait, mais il faut dire comment. Jamais Mlle Delaunay n'a ni surfait ni diminué un seul prix. Elle aurait cru manquer de respect à ses beaux objets d'art en les vendant trop bon marché ; elle eût cru se man- quer de respect à elle-même en les vendant trop cher.
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Je m'adressai à elle en 4840, pour meubler mon cabinet de travail. Parmi les objets qu'elle me livra se trouvait une chaise du temps de Henri II. Cette chaise n'est pas bien magnifique , elle me coûta quarante francs; ni bien éclatante, un cuir noir la recouvre, et une rangée de grands clous de cuivre fait toute sa parure; mais outre son air historique, elle a une qualité assez rare pour une chaise, c'est une voyageuse. Ses quatre jolis pieds cannelés l'ont portée, depuis que je la possède, à tous les points cardinaux de cette chère capitale qu'on veut décapiter.
Voici comment :
En 1860, le Comité franco-polonais organisa une série de conférences populaires à la salle Barthélemy au profit des réfugiés polonais. Mon illustre ami, M. Saint-Marc Girardin et moi, nous fûmes chargés de la séance d'inauguration. Notre tâche était lourde, et mon appréhension fort grande. La salle ne contenait pas moins de trois mille personnes ; mon discours ne devait pas durer moins d'une heure et demie, nous allions nous trouver en face d'un public ardent, nouveau pour nous, formé en partie d'ouvriers qu'il fallait à la fois entraîner et contenir;,, cette première séance allait presque ressembler à une première représentation. Or mon métier d'auteur dramatique m'a appris que, la veille d'une première représentation, il faut tout craindre et tâcher de tout prévoir ; car le meilleur moyen de n'avoir pas peur pendant la bataille, c'est d'avoir
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très-peur avant. Je me dirigeai donc la veille de la séance, vers la salle Barthélemy, pour examiner la local, me rendre compte de sa contenance, en étudier l'acoustique, voir la place d'où nous devions parler, et enfin essayer le siége sur lequel je devais m'asseoir. Ne riez pas. Le succès d'un orateur dépend quelquefois de la façon dont il est assis. On m'apporte une chaise. « Elle est trop haute! m'écriai- je, j'aurais l'air d'un chef d'orchestre ! » On m'apporte un fauteuil. « Il est trop bas! Le coussin est trop mou, je m'y enfoncerais jusqu'au menton, et ma voix s'y enfoncerait avec moi! Comment voulez-vous qu'on parle quand le buste pèse sur le diaphragme? Plus de sons de poitrine ! Plus de médium, et Molé l'a dit : Sans le médium pas de salut. »
Je retournai donc chez moi assez perplexe. En rentrant, je trouve au coin du feu... Qui ? ma chaise de cuir, qui se chauffait les pieds. En la voyant, une idée me traverse l'esprit, je cours à elle, je m'assieds... Juste ce que je voulais! Large de siège! basse de dossier! haute sur pieds! rembourrée et pas molle! ferme et pas dure!... Un quart d'heure après, elle partait pour la salle Barthélemy. Mais le piquant, le voici : c'est qu'une fois établie là, elle y resta six semaines. Tous les orateurs qui me succédèrent, la trouvèrent si bonne qu'ils n'en voulurent pas d'autre. Elle devint un des membres du Comité franco-polonais.
Deux ans après, on organise de nouvelles confé-
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rences populaires au théâtre du Prince-Impérial ; on me prie d'y prendre part; j'accepte, mais j'y envoie ma chaise.
Trois ans plus tard, le théâtre de la Gaîté me demande des conférences dramatiques, j'y envoie ma chaise.
Quelque temps après, je parle au Collége de
France, j'y envoie ma chaise. 1
L'année dernière, pendant le siége, le Théâtre- Français m'ouvre sa salle pour des conférences morales, j'y envoie ma chaise. J'avais pris pour elle une sorte d'attachement superstitieux; il me semblait que son absence m'auraitporté malheur; elle était devenue pour moi comme un ami, comme un second; je l'appelais, en riant, mon cheval de bataille! Et voilà comment, par un reste de superstition peut-être, m'est venue l'idée de l'associer à la nouvelle fortune que tentent ces conférences. N'est-elle pas le lien naturel qui unit toutes les parties assez diverses de ce volume? Elle m'a suivi et assisté auprès de tous mes genres d'auditeurs ; il est juste que je ne veuille pas me présenter sans elle devant mes lecteurs, et je mets son nom en tête de ce livre, comme on dédie le récit de ses campagnes, à son plus fidèle compagnon d'armes.
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SALLE BARTHÉLEMY
CONFÉRENCES POPULAIRES
LA FEMME EN FRANCE
AU XIXe SIÈCLE
MESSIEURS,
Ce n'est pas sans une émotion mêlée de crainte que j'aborde ce sujet devant vous. Il n'en est pas de plus complexe, de plus délicat, de plus plein de périls. D'abord, par une suite de notre caractère lui-même, toutes les fois que devant un auditoire français on vient parler des femmes sérieusement, l'auditoire est tenté de sourire! C'est un vieux reste de notre esprit gaulois. Heureusement cet esprit-là n'empêche pas d'avoir du cœur. Ce même peuple, si prompt à la raillerie et à la gaieté, est aussi le premier à s'émouvoir des douleurs réelles et à s'indigner devant les iniquités flagrantes : les nobles mots de justice et d'égalité, en passant dans nos mœurs,
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ont ouvert nos esprits à toutes les idées sérieuses et fortes, et si, Dieu merci, nous savons encore rire comme nos pères, nous savons aussi penser comme les peuples nos voisins. C'est là-dessus que je compte, messieurs. Vous êtes tous ici ou fils, ou pères, ou frères, ou maris; et quand je parlerai des douleurs des filles, des épouses, des mères, vous m'écouterez, j'espère, et vous Eoutiendrez, dans cette rude tâche, celui dont les forces sont bien insuffisantes, mais qui vous apporte du moins sincérité, études sérieuses et tout son cœur.
Quelle est la condition des femmes en France au xixe siècle? Quelle place la loi et les mœurs leur accordent-elles dans la famille et dans la société? Y a-t-il "-lieu de demander davantage pour elles? Tels sont les objets de notre entretien. Pour pouvoir répondre à ces •graves questions, il en est une, non moins importante, non moins difficile, que nous devons d'abord nous adresser et qui vous étonnera peut-être un peu ; cette question, la voici :
Qu'est-ce que c'est qu'une femme?
Demande très-sérieuse, messieurs, car de cette définition dépend la solution des problèmes que nous nous sommes posés.
Voyons donc si le passé nous aidera à répondre à cette demande : Qu'est-ce que c'est qu'une femme?
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Dans la Bible, la naissance d'Ève et ces belles parûtes : • « Elle est la chair de ma choir » semblent unir si étroitement l'homme et la femme, qu'elles en font comme 'les deux parties d'un même tout. Mais pourtant, tirée de lui, créée pour lui, elle est évidemment inférieure à lui. Ève, après tout, n'est que le développement d'une partie de la personne d'Adam, un développement très- perfectionné, j'en conviens, mais un développement.
Tous les voyageurs nous montrent, chez les peuplades sauvages, les femmes-portant les fardeaux, les armes du guerrier, le gibier du chasseur : c'est moins qu'un être inférieur, c'est une bête de somme.
Si nous entrons dans le monde civilisé, nous voyons, au moyen âge, un concile, des théologiens comme saint Thomas se poser sérieusement cette question : La femme a-t-elle une âme?
Ouvrons les philosophes, les poëtes ; les uns disent ; La femme est un ange! les autres : La femme est un diable! Ils ont peut-être raison tous deux, mais cela n'aide pas à la définition.
Rapprochons-nous des temps modernes, consultons le XVIIIc siècle. Montesquieu dit, dans l'Esprit des lois : « La nature^ qui a distingué les hommes par la force et par la raison, n'a mis à leur pouvoir d'autres termes que cette force et cette raison. Elle a donné aux femmes -des
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agréments, et a voulu que leur ascendant finît avec ces agréments. »
Voilà une rarole bien grave sortant d'une telle bouche. Car les trois quarts de la vie des femmes se passant à n'avoir pas encore ces agréments ou à ne les avoir plus, leur rôle se résume en deux mots : attendre et regretter. Rousseau, en dépit de son spiritualisme, va plus loin encore : « La femme, dit-il, est faite spécialement pour plaire à l'homme. Si l'homme doit lui plaire, c'est d'une nécessité moins directe ; il plaît par cela seul qu'il est fort. »
Cette apothéose de l'Hercule Farnèse condamne bien des hommes du xixe siècle à ne plaire jamais.
Avançons encore : la révolution arrive. Deux esprits éminents, Siéyès et Condorcet, réclament pour les femmes une place plus digne d'elles dans la famille ; un orateur redoutable se lève pour les combattre. Qui est-il? Robespierre! Ce grand apôtre de l'égalité n'a oublié dans son plan d'émancipation que la moitié du genre humain.
Avançons toujours... Nous voici sous le Consulat. Que dit le premier consul au conseil d'État dans les discussions du Code civil? « Il y a une chose qui n'est pas' française, c'est qu'une femme puisse faire ce qu'il lui plaît. »
Faisons un dernier pas. Que dit, sous la Restaura-
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tion, le philosophe de l'ancien régime, M. de Bonald? « L'homme et la femme ne sont pas égaux et ne peuvent jamais le devenir. »
11 me semble que notre définition est faite, du moins pour le passé.
Il y a dans le ciel des astres secondaires, des satellites qui n'ont pas d'autre destination que de tourner autour d'astres supérieurs afin de leur faire cortège; tel est le rôle de la lune autour de la terre. Eh bien, dans l'opinion du monde, lar femme est le satellite de l'homme. On voit même tel astre, comme Jupiter, qui a quatre lunes pour lui tout seul... c'est l'image de la polygamie.
Résumons-nous. Tous les siècles qui nous précèdent ont défini la femme un être inférieur et relatif.
Cette définition doit-elle être celle du xix" siècle? Toutes les lois qui ont réglé la condition féminine sont parties de cette définition pour traiter la femme en subalterne. Ces lois doivent-elles être celles du XIXe siècle?
N'exagérons rien, cependant. En dépit de ces principes, les lois ont toujours été s'adoucissant et s'amélio- rant; de plus, les mœurs ont toujours devancé et complété l'œuvre d'affranchissement des lois; mais, pour juger équitablement le présent, il faut le regarder tout ensemble à la lueur du passé et à la lumière de l'avenir. Ce qui
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est, vaut beaucoup mieux que ce qui était, soit; mais est-il cependant tout ce qu'il doit être? Ne sont-ce pas les principes mêmes du passé qu'il faut attaquer et que l'on doit détruire? C'est ce que nous allons examiner en considérant la femme sous ses quatre aspects différents : comme jeune fille, comme épouse, comme mère et comme femme.
LA JEUNE FILLE
Un lit de douleur est là, lit nu et grossier pour les riches comme pour les pauvres, pour les peuples du Nord comme pour- les peuples du Midi : une femme va être mère. A ses côtés, sa mère tremblante, son mit ri inquiet, le médecin silencieux ; tous les regards sont tournés vers celui-ci. Soudain un faible cri se fait entendre, le premier cri de la vie, l'enfant est né. Qu'est-ce? Qu'est-ce? demande-t-on. « C'est une fille. » Chez combien de nations, pendant combien de siècles, ce mot : c'est une fille, a-t-il été une parole de désolation et même de honte. Encore aujourd'hui, interrogez tel paysan de nos campagnes, et il vous répondra ce que m'a répondu à moi un fermier breton à qui je demandais combien il avait d'enfants : « Oh! monsieur, je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles. »
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Tout n'est pas préjugé et dédain dans ce sentiment. > Le fils, dans la famille féodale et dans la famille nobî-»' liaire, continuait seul l'éclat de la race et du nom. Padr" nous-mêmes, hommes de toutes classes, la naissance d'un fils satisfait presque seule à tous les besoins de notre amour paternel. Industriels, nous rêvons dans notre fils le continuateur de nos travaux; commerçants,' nous voyons d'avance la maison fondée par nous s'él&.) vant à un degré nouveau de splendeur sous la direction commune de MM. Père et Fils. Ouvriers, nous lui appfê¡.! nons notre état ; tous, nous lui laissons notre nôm 1 Cat) il ne faut pas croire que le nom n'ait de valeur que pour la noblesse. Il existe un arbre généalogique pour? les plus obscurs ; c'est l'arbre généalogique de la pr(}oo' bité. On disait autrefois : Noblesse oblige!... on dit atf-3 jourd'hui : Honneur oblige! Cette devise vaut bien l'autre ; car c'est aussi celle d'une aristocratie, l'aristocratie des braves gens ! Avec une fille, aucune de ces joies; mais, en revanche, que d'alarmes! Tout pére, vraiment sensé, quand il reçoit une fille naissanté dans ses bras, doit se demander avec anxiété : « Que devien- Jra-t-elle ? La vie est si rude et si incertaine pour une fille! Pauvre, que de chances de misère! Riche, que de chances de douleurs morales! Si elle ne doit avoir que son travail pour soutien, comment lui donner un état
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qui la nourrisse, dans une société où les femmes gagnent à peine de quoi ne pas mourir? Si elle n'a pas de dot, comment la marier, dans ce monde où la femme, ne représentant jamais qu'un passif, est forcée d'acheter son mari ? Si elle ne se marie pas, comment la préserver au milieu de tant d'occasions de chute ; et si elle. tombe, comment la relever, au sein de cet ordre de choses où chaque faute lui est comptée si durement!
: J'ai dit : si elles ne se marie pas... Avez-vous bien réfléchi, messieurs, à cette espèce de souffrance particulière, attachée au célibat de la fille ?
Le mot de vieille fille fait frémir les pères. Ce n'est pas assez, en effet, que ce mot signifie isolement, privation des joies les plus douces, misère parfois, il faut encore qu'il dise ridicule.
Une vieille fille est, pour ainsi parler, honteuse dans la vie ; elle se sent sous le coup des regards et des suppositions moqueuses. On cherche presque toujours à son célibat quelque autre cause que la pauvreté. Vous lui reprochez d'être aigre, c'est qu'elle est aigrie ; d'être prude, c'est qu'on se fait un jeu de sa pudeur, et combien de fois rachète-t-elle ces défauts qui sont ceux de sa position, par mille preuves de dévouement et d'affection ! Si elle a une famille, elle y prend un rôle qui tient de l'aïeule et de la gouvernante, et que les Alle-
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mands ont exprimé par un mot charmant, le rôle de : Tante berceuse. Si elle est seule, elle s'attache, dans son * indigence d'objets d'affection, aux fleurs, aux petits pauvres du village qu'elle instruit, aux orphelines qu'elle habille; elle se fait la mère de tous ceux qui n'en ont pas.
Les lois ne peuvent rien pour améliorer la position de ces pauvres proscrites. Les mœurs peuvent beaucoup. L'Angleterre et l'Amérique nous donnent à ce sujet d'utiles leçons. En Amérique et en Ang'eterre, une femme n'est pas obligée de prendre un nom qui n'est pas le sien, pour être considérée et respectée. Empruntons cette sage coutume à nos voisins d'outre-mer. Ce sera un excellent article additionnel au traité du libre échange. Rappelons-nous ces belles familles de pasteurs où abondent des jeunes filles non mariées, qui sont un auxiliaire pour leurs pères, qui enseignent avec lui, prêchent avec lui, écrivent pour lui. Que de services ont déjà rendus les vieilles filles ! Mademoiselle de Sainte- Beuve, la fondatrice des Ursulines à Paris? vieille fille! Miss Edgeworth, l'institutrice de l'Irlande? vieille fille! Miss Lowel, la protectrice des ouvriers en Amérique? vieil le fille! Un des plus ardents défenseurs de l'émancipation des noirs, miss Ma! tineau? ? vieille fille ! Miss Nightingal, l'héroïne de Crimce? vieille fille ! Dans notre monde, où
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chacun est si absorbé par ses intérêts qu'il n'a que le temps de penser à lui, ces nobles vieilles filles, qui n'ont rien à faire, ont pris pour état de penser aux autres. Voilà une vocation qu'il serait bien utile d'encourager !
La question de l'héritage n'en est plus une : là, l'égalité qui est l'équité règne entre tous les enfants. Filles et fils partagent également la succession paternelle. Mais la cause de l'éducation est encore loin d'être gagnée.
Permettez-moi, messieurs, de vous rapporter quelques mots d'une conversation que j'ai entendue entre un père de notre temps et un partisan exclusif du temps passé. Le père parlait des divers objets d'étude de sa fille et rappelait avec une certaine satisfaction (ces pères ne sont qu'orgueil) que sa fille commençait à comprendre, dans le texte latin, l'office qu'elle entendait le dimanche à l'église.
« Ah! bon Dieu... reprit son interlocuteur, elle apprend le latin !
— Toutes les jeunes filles n'apprennent-elles pas l'italien, l'anglais?
— C'est très-différent ; ce sont des langues vivantes. — Eh bien ?
— Eh bien, c'est très-différent : je ne sais pas pourquoi, mais cela se sent. D'ailleurs l'anglais se parle, l'italien se chante ; mais une langue morte, la langue
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des pédants de collège ! Comment 1 cette charmante jeune fille conjuguera, déclinera et répétera ces affreux verbes en ire et en are qui ont fait tant d'imbéciles ! comment! il sortira des supins de cette jolie bouche! Adieu son naturel, son caractère de femme. Pourquoi une femme est-elle charmante? Parce qu'elle ne raisonne pas...
— Achevez ! parce qu'elle déraisonne.
— Parce que c'est un oiseau qui chante, un enfant qui joue, un cœur qui aime surtout. Est-ce qu'une femme qui sait le latin peut aimer ?
— C'est impossible ! Témoin Héloïse, qui n'écrivait à
Abeilard qu'en latin.
— Ne me dites pas cela, vous me la gâtez!... D'ailleurs, si Héloïse avait le vice du latin, du moins elle n'avait que celui-là ; mais l'astronomie! la géologie!... que sais-je? la philosophie, aussi peut-être!... Est-ce qu'une femme peut être spirituelle avec tout ce fatras ?
— C'est impossible ! Témoin madame de Sévigné, qui passait sa vie à lire Nicole et Arnauld.
— Tant pis pour elle ! D'ailleurs, qu'est-ce que madame de Sévigné avec tout son génie? une mère auteur; Elle a mis son amour maternel en lettres et son cœur en post-scriptum. Voilà où vous allez avec votre manie d'éducation avancée. Ce n'était pas assez que les
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femmes fussent savantes, il faudra qu'elles soient écrivains.
— Eh ! quand quelques-unes écriraient, Oll serait le mal ? Ne leur avez-vous pas dû, depuis quelques années, assez de pages éloquentes pour hésiter à briser la plume entre leurs mains ?
— Mais enfin, reprit l'homme du passé... qu'embrasse votre programme d'éducation pour les filles ?
j — Ce qu'embrassait celui de Fénelon même : ou, si vous l'aimiez mieux, ce vers de Molière dans les Femmes savantes :
Je consens qu'une femme ait des clartés de tout.
Des clartés de tout! on ne peut ni mieux dire, ni plus dire. La femme étant autre que l'homme, il faut l'élever autrement que l'homme, mais aussi bien : il faut lui apprendre sérieusement l'histoire, les lettres, et même quelques parties des sciences, mais d'une autre façon qu'à l'homme. Du reste, fiez-vous à la nature pour maintenir la dissemblance, même dans une éducation semblable. On a observé que des plantes différentes tirent d'une même terre des sucs différents ; ainsi la femme et l'homme ne profiteront pas de la même manière d'une leçon dont ils profiteront tous deux : ce qui chez l'un se convertira en raison et en force, nour-
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rira chez l'autre le sentiment et la finesse, et ainsi la diversité de leur nature, se développera par l'identité même de leurs objets d'étude.
— Admirable programme ! reprit d'une voix railleuse l'homme du passé ; seulement il offre un léger inconvénient, il tue la famille ! Qui gardera les enfants, pendant que la mère regardera les astres ? Vos filles seront des savantes, soit, mais des épouses et des mères!... non ! »
Et là-dessus il partit triomphant.
La famille ! Nous voilà en face de la grande objection, de l'objection invincible en apparence !
Définissons donc une fois pour toutes ces titres vénérés, dont on a fait tant d'instruments de douleur pour les femmes, ces titres d'épouse et de mère. Être épouse et mère, est-ce donc seulement commander un dîner, gouverner des domestiques, veiller au bien-être matériel et à la santé de tous, que dis-je ! est-ce seulement aimer, prier, consoler ? Non ! C'est tout cela, mais c'est plus encore : c'est guider et élever, par conséquent c'est savoir. Sans savoir, pas de mère complètement mère; sans savoir, pas d'épouse vraiment épouse. Il ne s'agit pas, en découvrant à l'intelligence féminine les lois de la nature, de faire de toutes nos filles des astronomes et des physiciennes. Il s'agit de tremper vigoureusement
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leur pensée par une instruction forte, pour les préparer à entrer en partage de toutes les idées de leur mari, de toutes les études de leurs enfants. On énumère tous les inconvénients de l'instruction, et l'on met en oubli tous les périls mortels de l'ignorance. L'instruction est un lien entre les époux, l'ignorance est une barrière. L'instruction est une consolation, l'ignorance est un supplice; l'ignorance amène mille défauts, mille égarements pour l'épouse Pourquoi telle femme est-elle dévorée d'ennui? Parce qu'elle ne sait rien. Pourquoi telle autre est-elle 5 capricieuse, vaine, coquette ? Parce qu'elle ne sait rien. Pourquoi dépense-t-elle, afin d'acheter un bijou, le prix d'un mois de travail de son mari? Pourquoi le ruine-t-elle par les dettes qu'elle lui cache ? Pourquoi, le soir, l'en- traine-t-elle, fatigué ou malade, dans des fêtes qui lui pèsent? Parce qu'elle ne sait rien, parce qu'on ne lui a donné aucune idée sérieuse qui. pût la nourrir, parce que le monde de l'intelligence lui est fermé... A elle donc le monde de la vanité et du désordre ! Tel mari qui se moque de la science eût été sauvé par elle du déshonneur.
Je vais plus loin. Dût le savoir ne servir en rien aux femmes comme épouses et comme mères, je dirais encore : On le leur doit.
Un fait m'a toujours frappé et blessé : toutes les vertus que l'on cultive chez les jeunes filles, toutes les
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occasions de s'instruire qu'on leur donne, ont toujours pour objet le mariage, c'est-à-dire le mari. On ne voit çt l'on n'élève dans la jeune fille que l'épouse future. A quoi lui servira tel talent ou telle qualité quand elle sera mariée? dit-on sans cesse. Son développement personnel est un moyen, jamais un but. La femme n'existe- t-elle donc point par elle-même? N'est-elle fille de Dieu que si elle est compagne de l'homme? N'a-t-elle pas une âme distincte de la nôtre, immortelle comme la nôtre, tenant comme la nôtre à l'infini par la perfectibilité ? La responsabilité de ses fautes et le mérite de ses vertus ne lui appartiennent-ils pas? Au-dessus de ces fonctions d'épouses et de mères, fonctions transitoires, accidentelles, que la mort brise, que l'absence suspend, qui appartiennent aux unes et n'appartiennent pas aux autres, il est pour la femme un titre éternel et inaliénable qui domine et précède tout, c'est celui de créature humaine. Eh bien, comme telle, elle a droit au développement le plus complet de son esprit et de son cœur. Loin donc de nous ces vaines objections tirées de nos lois d'un jour ! C'est au nom de l'éternité que vous lui devez la lumière !
Ces idées sont, je crois, fort justes, mais comment les réaliser? Comment? en continuant ce qui est com<mencé, car la loi du progrès a cela d'admirable, qu'en
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fait d'amélioration il ne faut le plus souvent que se souvenir pour inventer. i
Il existe des écoles primaires pour les femmes. Qu'on achève, qu'on crée une instruction secondaire et des écoles professionnelles. L'État paye une Université pour les hommes, une École polytechnique pour les hommes, des écoles des arts et métiers pour les hommes, des écoles d'agriculture pour les hommes, des écoles normales pour les hommes! Et pour les femmes, que fonde-t-il ?.. Des écoles primaires! Pourquoi s'arrêter là ? Ah ! bon Dieu ! va-t-on me dire, mais que demandez-vous donc ?
Vous voulez donc des lycées pour les femmes ! Messieurs, nous avons un grand malheur en France, c'est que nous sommes toujours dupes des mots. Les meilleures choses périssent parfois chez nous, à cause de leur nom. Sous quel titre et sous quelle forme se produira cet enseignement? Ces institutions s'appelleront-elles lycées, athénées, conservatoires ?... Je ne le sais pas, et je n'ai pas besoin de le savoir; mais ce que je sais, c'est qu'il est impossible que la France abandonne l'éducation des filles françaises à l'esprit étroit et mercantile des institutions particulières!... car, en définitive, il n'y a rien à innover, il ne s'agit que de faire bien ce qui se fait mal. Paris et la province sont pleins
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de couvents, de pensions de tous degrés, de cours publics de toutes valeurs, où l'on élève les jeunes filles. Mais comment? Je m'en rapporte à tous les pères. A Dieu ne plaise que je demande la destruction de l'enseignement privé ! C'est pour le régénérer, c'est pour le contraindre à s'élever que je dis : L'État doit créer pour les femmes un enseignement supérieur qui les initie à tous les grands objets de la pensée moderne. L'État doit créer pour les femmes des écoles professionnelles qui les préparent à l'exercice sérieux et intelligent des professions auxquelles elles sont propres. Il faut enfin que la France fasse de nos filles des Françaises ! Ne craignez pas l'affaiblissement de leur foi : un peu de science i éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène... Les femmes ne perdront pas leurs croyances dans l'étude, elles n'y perdront que leurs crédulités !... Vienne donc au pouvoir un homme d'État qui fonde cette institution, il fera plus pour son pays que s'il l'avait doté de bien des kilomètres de chemins de fer. Briser la barrière d'ignorance qui empêche l'union de tant de cœurs dans la famille, ce sera aussi percer son isthme de Suez !
Messieurs, permettez-moi une dernière considération qui en résume beaucoup d'autres : savez-vous pourquoi il faut bien élever les femmes ? Parce que c'est le meilleur moyen de bien élever les hommes 1
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Achevons ce qui regarde la fille, en parlant de la séduction.
Si l'on nous disait qu'il existe un pays où la chasteté est mise à si haut prix pour les femmes qu'on l'appelle leur honneur; si l'on nous disait que la perte de cette vertu flétrit non-seulement la coupable, mais sa famille, et qu'on a vu des filles tuées par leurs pères rien que pour cette faute; si l'on nous disait de plus que, dans cette contrée, les femmes sont jugées si légères d'esprit et si faibles de caractère, qu'elles restent mineures pendant tout le temps de leur mariage ; si l'on nous apprenait que, chez ce peuple, la jeunesse des hommes n'a presque qu'un but : ravir cette vertu aux femmes ; que tous, pauvres et riches, beaux et laids, nobles et roturiers, poussés, ceux-ci par la passion, ceux-là par l'ennui, d'autres par la vanité, se précipitent à la poursuite de cette vertu, comme des limiers sur une bête de chasse ; qu'enfin, par un contraste bizarre, le même monde qui accable d'anathèmes les femmes, lorsqu'elles succombent, élève sur une sorte de pavois ceux qui les font succomber, et honore les succès des hommes du nom réservé aux actions les plus glorieuses, le nom de conquête ; — certes, si un tel tableau nous était offert et qu'on nous demandât de préjuger le caractère de la loi dans ce pays, nous dirions : Le législateur n'aura eu
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qu'une pensée, défendre la femme contre l'homme et contre elle-même; voyant d'un côté tant de périls, tant de faiblesse, tant de souffrances expiatrices, de l'autre tant de puissance, il se jettera entre le corrupteur et la victime ; armé pour ceux qui sont désarmés, il rétablira énergiquement les droits de là justice et de la pudeur; tout séducteur sera puni deux fois, car il fait le mal et le fait faire.
Voilà le langage que tout honnête homme prêterait au législateur ; voici ce que décide notre Code :
La fille, dès l'âge de quinze ans, répond seule de son honneur, c'est-à-dire que la séduction masculine est impunie. Quinze ans!... Mais c'est l'âge qui a le plus besoin de défense ! L'âge où l'innocence même est une cause de chute ! N'importe, la femme à quinze ans est toujours censée séduire ; son rôle d'Ève a commencé. La loi, cependant, ne reconnaît à la jeune fille le droit de disposer de son bien qu'à l'âge de vingt et un ans. Mais il y a deux majorités : la majorité du cœur et la majorité ' de la bourse. La femme, se Ion le Code, peut défendre son cœur six ans plus tôt que son argent.
Ce n'est pas tout. Un des plus habituels et des plus sûrs moyens de séduction est la promesse de mariage. Combien de jeunes filles n'ont cédé qu'à cet espoir! Combien d'hommes n'ollt triomphé qu'avec cette armer.
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Eh bien, que dit la loi? Toute promesse de mariage est nulle, non-seulement comme promesse de mariage, mais comme base d'une action judiciaire. L'homme a le droit de venir dire à la justice : Voici ma signature, cela est vrai. Mais qu'importe? une dette de cœur est nulle comme une dette de jeu !
Ce n'est pas tout. La séduction a peut-être eu des conséquences plus graves encore que la faute cachée de la jeune fille; son déshonneur est peut-être public et même, hélas! prouvé. N'importe! quelque évidente, quelque irréfutable que soit la désignation du père, quelles que soient les circonstances qui disent à tous et tout haut : « Le voilà ! » l'homme est toujours irresponsable. Dans tous les cas, à tous les degrés, la démonstration et même la recherche de la pàternité est interdite.
Ce n'est pas tout encore : à côté des séducteurs, il y a les corrupteurs ou les corruptrices, c'est-à-dire la race infâme qui séduit au profit d'autrui et pour de l'argent. 'La statistique nous apprend qu'on trouve des bandes de viles intermédiaires qui, postées à l'entrée des manufactures, guettent le temps du chômage et de la faim, les jours de désespoir, les jours de maladie, pour faire pacte avec la misère des jeunes filles. Dans l'intérieur des usines, même dépravation : d'infâmes vieilles femmes, assises auprès de plus jeunes, s'étudient, tout
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en travaillant avec elles, à les éclairer sur le prix de leur beauté, et leur en apprennent, leur en facilitent l'exploitation. Enûn, dans les hôpitaux mêmes, au chevet des jeunes ouvrières pauvres, se glissent de hideuses habituées des prisons et des hospices, qui escomptent à la convalescente sa santé qui revient, sa beauté qui renaît et l'achètent d'avance pour un prix modique, afin de la revendre ensuite à prix d'or 1
Certes, messieurs, s'il y a une hideuse plaie sociale, c'est cet infâme trafic, car non-seulement il déprave les individus, mais il énerve la race! L'ordre public n'en est pas moins troublé que la morale !...
Eh bien, de quelle peine la loi punit-elle ce commerce? De la même peine qu'un vol ordinaire : d'un emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de 50 à 100 francs! Et encore faut-il qu'il s'agisse d'un commerce habituel! Le texte est précis : « Tous ceux qui corrompront habituellement... » Il faut qu'il y ait métier!... En vérité, c'est à peine un droit de patente.
Mais sur quoi donc, grand Dieu! s'est donc fondée tant d'indulgence pour tant de vices? Sur quoi? sur deux préceptes de morale :
« Tout contrat qui a pour objet une chose honteuse est nul de droit. »
« Accorder à une fille coupable une action judiciaire
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contre son séducteur, c'est offrir une prime d'encouragement à la débauche. »
Une prime à la débauche! Mais quelle prime plus honteuse, plus énorme pouvez-vous lui accorder que cette impunité même laissée à l'homme? Quoi! vous ne voyez pas qu'en désarmant la jeune fille, vous armez le séducteur! Vous ne voyez pas qu'en ajoutant à toutes ses ressources de richesse, d'adresse, d'expérience, d'ardeur sensuelle, d'ardeur vaniteuse, la sanction de votre acquittement, vous vous faites vous-même son intermédiaire ou son complice! Qu'on châtie la jeune fille coupable, soit; mais châtiez aussi l'homme. Elle est déjà punie, elle, punie par l'abandon, punie par le déshonneur, punie par les remords, punie par neuf mois de souffrances, punie par la charge d'un enfant à élever; qu'il soit donc frappé à son tour, sinon ce n'est pas la pudeur publique que vous défendez, ainsi que vous le dites, c'est la suzeraineté masculine dans ce qu'elle a de plus vil, c'est le droit du seigneur.
On nous oppose toujours les fâcheuses conséquences de la loi anglaise qui permet la poursuite du séducteur. Elt ! si la loi anglaise est mal faite, refaites-la! Refaites-la jusqu'à ce qu'elle soit bonne, et quand elle ne devrait jamais l'être complètement, établissez-la; car au-dessus des inconvénients de telle ou telle disposition, au-
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dessus des obstacles qui surviennent dans la pratique, au-dessus des sociétés mêmes, s'élèvent des principes qui veulent être respectés à tout prix, et le plus sacré de ces principes, c'est la pureté de l'âme humaine 1 j
L'ÉPOUSE
L'épouse, c'est le mariage. Nous ne pouvons embrasser ce vaste sujet dans toute son étendue ; mais nous en toucherons deux ou trois points principaux, pour marquer comme toujours où est, selon nous, la voie du progrès.
Messieurs, je rencontre un grand obstacle dès le premier pas. Quand on parle d'améliorer le sort des filles, on a pour soi tous les pères; mais quand on parle d'améliorer le sort des femmes, on a pour adversaires tous les maris..., presque tous les maris. Presque tous appartiennent à l'école du premier consul, du moins quant à ce qui regarde le célèbre article 213 : La femme doit obéissance à son mari. Dans la discussion au conseil d'État, il insista vivement pour que le maire, en prononçant cet article fondamental devant les époux, iïit revêtu d'un costume imposant, que son accent fût solennel, que la décoration austère de la salle prêtât à l'énon-
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dation de cette maxime un caractère terrible... Il craignait toujours qu'on ne pût pas la graver assez profondément dans le cœur de la femme!
Moins ami de la discipline que le premier consul, Saint-Just avait trouvé le moyen de concentrer tout le chapitre du mariage en une seule ligne, que dis-je, en une ligne! en six mots. La publication des bans, le consentement des parents, la célébration religieuse, tout cela tenait dans ces six mots, et ces six mots les voici : Ceux qui s'aiment sont époux.
Quelle formule simple, concise et riche! Ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'elle va même au delà du mariage; car le corollaire logique de cette formule : « Ceux qui s'aiment sont époux », c'est évidemment : « Ceux qui ne s'aiment plus ne sont plus époux ». Et voilà tout le chapitre de la séparation et du divorce concentré aussi en ces six mots. Il me semble que les philosophes qui ont inventé la théorie de la femme libre sont, sans le savoir, des imitateurs de Saint-Just. On m'a fait quelques reproches, messieurs, d'avoir parlé devant vous de la femme libre avec trop d'irrévérence, de n'en avoir pas vu le côté moral. Je le vois parfaitement, au contraire, car je l'ai entendu un jour chaleureusement défendre par un des adeptes de cette religion.
« Votre mariage, me dit-il, repose sur un principe
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impie : c'est qu'une femme ne doit aimer qu'une fois. L'amour est le seul éducateur du monde. Or consacrer le mariage, c'est immobiliser l'amour; l'immobiliser, c'est l'éteindre.
« Il en est des affections comme de l'air : l'air le plus pur, le plus nutritif, n'agit heureusement sur notre organisation que pendant les premiers jours. L'habitude de le respirer amortit peu à peu son action bienfaisante ; il faut en changer pour que l'action se renouvelle. Ainsi de la passion. Les premiers temps d'une affection sont féconds pour les âmes en échange de sentiments généreux; mais dès qu'elles sont acclimatées l'une à l'autre, plus d'action... Désunissez donc vos forçats du mariage, qu'ils s'élancent vers de nouveaux êtres pour s'y enrichir de qualités nouvelles; et ainsi, volant d'affection en affection, d'âme en âme, la femme et l'homme se complétant sans cesse par des mariages successifs, marcheront puissamment vers leur amélioration ; car la loi du changement est la loi du progrès, comme elle est celle du plaisir. Voilà notre religion !
— C'est charmant, répondis-je; que de gens sont religieux sans le savoir 1 Mais, monsieur, permettez-moi une question.
— Parlez.
— Dans ces mariages successifs, comme vous les
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appelez, quelle sera la limite? Leur fmposcra-t-on une durée?
— Sans doute, une durée raisonnable.
— Qu'entendez-vous par une durée raisonnable?
— Mais... deux ans.
— Pourquoi deux ans?
— Un an, si vous l'aimez mieux.
— Pourquoi un an? Pourquoi six mois? Pourquoi quinze jours? Il y a des gens qui ont plus souvent que d'autres besoin de changer d'air. Vous êtes d'un tempérament endormi et qui s'assimile lentement les substances nutritives de l'atmosphère; moi je m'acclimate très-vite. Il faudra, pour mon perfectionnement, que je me marie très-souvent, que j'épouse une femme nou- ve'te tous les jours.
— Monsieur, c'est une raillerie.
— Du tout, c'est une application du dogme. »
J'ai insisté sur cette étrange doctrine, parce qu'elle a encore des défenseurs, et qu'elle a sa part dans un fait considérable qui nous occupera tout à l'heure, le relâchement du lien conjugal. Arrivons aux deux points principaux qui dominent la question : le pouvoir du mari sur les biens communs et son pouvoir 'sur la personne de sa femme. Évidemment il faut dans les familles ---un pouvoir directeur. Tiraillée entre deux volontés con-
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traires, la famille périrait; il y faut un roi, et j'admets que ce soit le mari ; mais doit-il être un roi constituConnel ou un roi... qui ne l'est pas? Voilà la question.
Messieurs, l'autorité repose aujourd'hui dans le monde sur un autre principe que dans le passé. La révolution de 89 ne l'a pas détruite comme on le prétend quelquefois; elle l'a régénérée en la replaçant sur un autre fondement.
L'autorité, autrefois, s'appuyait sur un droit primitif appelé droit divin et avait pour objet principal l'intérêt de celui qui l'exerçait. Aujourd'hui le pouvoir est établi non au profit de celui qui le possède, mais de celui qui le subit. Le pouvoir tire sa légitimité et sa raison d'être, non de lui-même, mais de ses bienfaits.
Le pouvoir n'est plus un droit, c'est un devoir, ou plutôt ce n'est un droit qu'en tant qu'instrument d'un devoir.
Ces principes sont incontestables pour la société. Le sont-ils également pour la famille? Nous n'en doutons pas.
L'autorité d'un mari n'a qu'un seul fondement légitime et ne peut avoir qu'un seul objet : l'intérêt de la famille. Le mari ne peut plus dire : La famille, c'est moi; il doit dire : La famille, c'est nous. Son pouvoir n'est sacré qu'à titre de pouvoir salutaire. Or, messieurs,
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à quelle condition un pouvoir humain peut-il être salutaire? A une seule : d'être conseillé et contrôlé. J'aime beaucoup, je l'avoue, les pouvoirs conseillés et contrôlés; d'abord dans l'intérêt de ceux qui les subissent, puis dans l'intérêt de ceux qui les exercent : tout pouvoir gagne en moralité ce que ses subordonnés gagnent en liberté.
Eh bien, examinons à ce point de vue, qui est celui du xixe siècle, le pouvoir d'un mari sur les biens dans le régime de la communauté; ce régime, vous le savez, est la règle, et les autres ne sont que l'exception.
Le mari, sous le régime de la communauté, administre seul les biens particuliers de la femme. Il peut vendre les immeubles de la communauté sans l'autorisation de sa femme. Il peut vendre et même donner à titre gratuit les meubles, les objets mobiliers.
Voilà certes une autorité bien complète, bien absolue. Où est le conseil? où est le contrôle?... Si le mari est incapable... il y a des maris incapables; s'il est prodigue, s'il compromet la fortune commune, la femme, son associée, a-t-elle un droit efficace de remontrance? Peut-elle prévenir le mal, l'arrêter? Non, messieurs, ni bornes ni contrôle au pouvoir administrateur du mari. D'où vient cet oubli? Pourquoi le législateur n'a-t-il pas cherché un moyen de défendre, pour la femme et par la femme, les
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( biens communs du mari et de la femme? Pourquoi? f Parce qu'au fond de la pensée du législateur restait if encore, nous l'avons vu, cette antique définition qui 1 déclare la femme un être inférieur! Parce qu'aujourd'hui encore vous entendrez des gens graves vous dire grave- ï ment : La femme la plus raisonnable n'arrive jamais à c la raison d'un enfant de quatorze ans.
Regardons la vie, cependant.
A qui est due la prospérité de la plupart des maisons de commerce? Aux femmes. Par qui se soutiennent et prospèrent les maisons d'éducation, les fermes et cer- i taines manufactures? Par les femmes. Qui, dans les ; familles, répare souvent, à force d'ordre, d'économie et l de surveillance, les désordres du mari? Les femmes. 1 Pourquoi la loi ne donne-t-elle pas place dans l'admira nistration des biens à ces qualités? Pourquoi, si le mari s court à la ruine commune, la femme ne peut-elle pas se q plaindre à un conseil de famille et l'arrêter? A cela, il tous les adversaires du progrès s'écrient : Et l'unité?... j L'unité! mais il y a bien des sortes d'unités : il y a l'unité des gouvernements despotiques, qui consiste dans ' l'absorption stérile de toutes les volontés dans une seule, ' et il y a l'unité des gouvernements libres, qui consiste, ; elle, dans le déploiement multiple, fécond, vivace de ) toutes les intelligences, gravitant vers un but commun
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sous la direction responsable on éclairée d'un pouvoir gouvernant. Voilà l'unité que je demande pour les ménages, car c'est celle qui part de Dieu même. En définitive, quand il créa l'homme et la femme, il n'a pas dit : un; il a dit : deux.
Il semble, au premier abord, que cette question du pouvoir du mari sur les biens communs n'intéresse que les classes riches. Il touche peut-être plus encore les classes ouvrières ou pauvres. Le droit qu'a le mari de vendre ou de donner les meubles y a une tout autre importance -que-dans les classes riches. Un meuble, dans un pauvre ménage, est souvent le résultat de plusieurs mois d'économie, le but de longs désirs, un objet de nécessité absolue. Eh bien, qu'un mari ivrogne ou débauché vende le lit où dort sa femme, le berceau où couche son enfant, la table où se mange le repas, la huche où se serre le pain, tout enfin, tout, pour aller en dépenser le prix avec quelque vile créature, ou, ce qui est encore pis, le prenne pour le porter chez sa concubine, que la malheureuse mère qui voit ses enfants en guenilles et affamés accoure éperdue chez l'homme de justice et lui demande avec désespoir de forcer au moins son mari à leur laisser un grabat, l'homme de la loi lui répond : « Le mari peut vendre.ou donner tous les meubles de la communauté. » Le croirait-on, si un ma-
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gistrat lui-même ne l'avait éGrit et imprimé? Des femmes ont vu vendre ainsi jusqu'à trois fois le pauvre mobilier acquis par elles à la sueur de leur front. Dès que la maison était vide, le mari partait; dès que l'industrie de la femme l'avait remeublée, il revenait et vendait tout de nouveau. Moi-même j'ai entendu ici, à côté, rue Saint-Martin, n° 30, une pauvre ouvrière en filets, une protégée de Béranger, me raconter que son mari avait ainsi dévalisé cinq fois sa pauvre chambre pour aller meubler celle de la femme avec laquelle il vivait! Et, un jour enfin, elle reçut de cette femme la lettre suivante : « Madame, il m'est arrivé hier un grand chagrin ; j'ai eu le malheur de perdre votre mari. »
Eh bien, messieurs, dans le grand monde et dans le monde pauvre, il y a beaucoup de femmes qui ont ainsi le malheur de perdre les maris des autres; et ceci nous amène à un des plus sombres et des plus intéressants côtés de notre sujet, le court parallèle de l'adultère du mari et de l'adultère de la femme.
Certes, loin de nous la pensée d'assimiler la faute de l'un à la faute de l'autre. L'adultère de la femme est plus coupable que celui du mari, nul n'en doute. Non- seulement, en effet, sa faute à elle peut introduire des étrangers dans la famille, ravir à ses propres enfants une part de l'héritage paternel, déchirer le cœur d'un
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honnête homme, qui en vient à ignorer s'il ne doit pas haïr les êtres qu'il adorait la veille; mais, outre ces conséquences fatales, la femme est plus coupable, parce qu'elle sait et croit l'être. Les préceptes maternels, les préceptes de la religion, tous les enseignements de son éducation ont représenté à la femme l'adultère comme la plus flétrissante des souillures : sa faute s'aggrave donc de tout ce qui la séparait de cette faute. L'impudicité dégrade la femme autant que l'improbité dégrade l'homme.
Mais, ces rigoureuses considérations établies, examinons à son tour l'adultère de l'époux, et voyons s'il est aussi innocent que le proclament la loi et le monde.
Dans les familles riches, l'adultère du mari est au fond de presque toutes les faillites, de presque toutes les spéculations honteuses. Dans les ménages du peuple, c'est la ruine même. Un ouvrier marié a-t-il une maîtresse, il a presque toujours deux ménages, quand il gagne à peine de quoi en soutenir un. Il faut donc que l'un des deux jeûne. Sera-ce l'illégitime? Jamais.
L'adultère du mari est certainement une des grandes plaies de notre société; car l'adultère du mari c'est presque toujours le concubinage, et le concubinage c'est la famille détruite, le nombre des indigents accru, la proportion des enfants naturels doublée; c'est tous les
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vices en un seul ! Que dit la loi en face de ce mal? La (t'mme convaincue d'adultère pourra être punie d'un emprisonnement de trois mois au moins, et de deux ans au plus.
Cette peine est plutôt trop douce que trop rigoureuse! Mais le mari adultère... quel est le châtiment? Aucun. Il n'est puni que s'il entretient la concubine dans la maison commune... et puni... comment?... d'une simple amende. Cette loi est-elle juste?
Un fait, qui remonte à 1847, nous servira de réponse. Le 26 juin 1847 (Gazette des Tribunaux) comparaissaient devant la police correctionnelle ia femme Mesnager, âgée de trente et un ans, son mari et le sieur Sombret.
M. LE PRÉSIDENT. — Mesnllger, persistez-vous dans la plainte que vous avez formée contre votre femme?
MESNAGER. — Si j'y persisteI... je crois bien, et comme un enragé.
M. LE PRÉSIDENT. — Femme Mesnager, levez-vous.
La prévenue se lève; ses deux enfants saisissent chacun un côté de sa robe et se pressent contre leur mère.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous convenez du délit qui vous est imputé, n'est-il pas vrai? Qui a pu vous faire ainsi manquer à tous vos devoirs?
LA FEMME MESSAGER. — Oh ! monsieur, si vous saviez comme j'étais malheureuse 1
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M. LE PRÉSIDENT. — Ce n'est pas une excuse...- Vous êtes mère, il fallait penseï à vos enfants.
LA FEMME MESNAGER. — C'est justement ma tendresse pour mes enfants qui m'a rendue coupable ; si j'avais été seule à souffrir, je me serais résignée.
M. LE PRÉSIDENT. — Expliquez-vous. Est-ce que votre mari usait de mauvais traitements envers vos enfants?
LA FEMME MESNAGER. — Oh! oui, monsieur. Mon mari, qui gagne plus de dix francs par jour, ne voulait pas me donner, un sou, ni pour moi, ni pour mes pauvres petits. Il s'en allait dès le matin déjeuner au café, rentrait dans le milieu de la journée pour dormir, ressortait pour aller dîner, et ne rentrait plus qu'au milieu de la nuit. Souvent mes enfants et moi n'avions rien mangé. Je travaillais le plus que je pouvais pour les nourrir; mais je gagnais bien peu de chose, et je n'étais pas toujours payée régulièrement. Quand je demandais à mon mari de quoi acheter du pain à ses enfants, il me répondait brutalement : « C'est toi qui les a faits, c'est à toi à les nourrir. » Un matin, ces petits malheureux pleuraient et criaient; ils n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures. Leurs cris ont réveillé mon mari, qui s'est mis dans une colère affreuse et qui m'a dit que si je ne les faisais pas taire, il allait les corriger. « Comment voulez- vous que je les fasse taire? lui ai-je répondu; ils souf- b
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frent, ils meurent de faim. » Alors il a pris dans sa poche quelques sous, et les leur a jetés à la figure en leur disant : « Tenez, goulus, et ne hurlez plus comme cela, ou je vous donne le fouet d'importance. » C'étaient sept sous que mon mari leur avait jetés; avec cela j'ai acheté du lait, un peu de pain, et mes pauvres petits ont mangé un peu.
M. LE PRÉSIDENT. — C'est dans ces circonstances qui», vous avez fait la connaissance de Sombret ?
LA FEMME MESNAGER. — Oui, monsieur. M. Sombret demeurait dans notre maison ; il me voyait souvent triste et les yeux rouges, il entendait mes enfants pleurer, il connaissait la conduite de mon mari, et il est venu quelquefois à notre secours... J'étais bien reconnaissante envers lui. ,
• M. LE PRÉSIDENT. — Votre reconnaissance se comprend, mais elle ne devait pas aller jusqu'à l'oubli de vos - devoirs.
* LA FEMME MESNAGER. — Cela ne fût jamais arrivé si 'mon mari ne m'eût pas mise à la porte... Un jour . qu'il était rentré à moitié ivre, il m'a dit que ça l'ennuyait d'entendre toujours une femme se plaindre et ;des enfants pleurer, et il m'a renvoyée en me donnant ! vingt-cinq francs, et me disant qu'il ne voulait plus clltendrE, parler de moi ni de mes enfants... Ces vingt-
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cinq francs ne m'ont pas duré bien longtemps, comme vous pensez ; c'est alors que M. Sombret me proposa d'aller chez lui pour tenir son ménage, en me disant qu'il aimerait mes enfants comme les siens... J'y ai consenti avec joie, et puis, je ne sais pas comment ça s'est fait...
La pauvre femme n'achève pas ; ses sanglots se chargent de terminer sa phrase.
LE PRÉSIDENT (au mari). — Sieur Mesnager, votre conduite envers votre femme a été de la dernière indignité.
MESNAGER. - Pardieu 1 Si vous croyez comme ça tout ce qu'elle vient vous dire 1
M. LE PRÉSIDENT. — Taisez-vous !
Le tribunal entre en délibération. L'adultère du mari et l'adultère de la femme étaient là en présence, car .Mesnager avait au dehors maîtresse et enfants ; quel arrêt fut porté ?
Attendu les circonstances très-atténuantes de la cause, huit jours de prison seulement punirent la femme Mesnager et Sombret.
Cette sentence est humaine autant qu'équitable. Mais le mari? Aucune peine pour ce misérable, aucune ! Rien pour ce mari qui abandonne sa femme ! Rien pour ce père qui abandonne ses enfants ! Rien pour cet adultère
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qui précipite lui-même sa femme dans l'adultère! La loi ne donne pas au juge le droit de frapper ces affreux crimes, et un tribunal entend de semblables paroles, constate de semblables faits, sans qu'il puisse se lever pour les châtier. Ah ! loin de nous un modèle si vil du mariage! Au nom de la justice, nous y avons gravé le mot de liberté ; au nom de l'honneur, inscrivons-y un mot plus sacré encore : respect au serment !
Le pouvoir du mari sur la personne de la femme n'a plus aujourd'hui, il faut le dire, grâce au perfectionnement des mœurs, d'inconvénients bien réels dans les classes élevées. On pourrait souhaiter à quelques maris un sentiment moins excessif de leur omnipotence, un sentiment plus juste de la dignité des femmes, mais en en général les mœurs corrigent 'beaucoup ce terrible article 213 sur F obéissaiim, la finesse, l'esprit des femmes le corrigent encore davantage, et il y a dans les ménages beaucoup de tyrans domptés et de maîtres qui obéissent... sans le savoir !
Mais le vrai principe de la subalternité caché dans cet article 213 produit encore dans les classes populaires do fâcheuses conséquences. Il y avait une loi du moyen âge, rapportée par Beaumanoir, et qui disait : Cn mari a le droit de battre sa femme, pourvu que ce soit modérément. Eh bien, je crains qu'un trop grand nombre de
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mauvais ouvriers appliquent la maxime de Beaumanoir, en oubliant seulement l'adverbe.
Un charretier, montrant un jour son fouet, disait : «( Voici la paix de mon ménage 1 — Vous frappez votre femme? lui dit-on. — Sans doute. — Vous n'en avez pas le droit. — Pourquoi ? Quand mon cheval ne va pas, je le bats bien. — Votre femme ne peut se comparer à votre cheva!.— Non, ma foi, car elle est plus entêtée que l,ui.- Qu'importe son entêtement? C'est une lâcheté de se mettre en colère contre une femme. — Ah ! monsieur, je la bats, mais je ne me mets pas en colère ! »
Je sais bien que trop souvent la femme ne se fait pas faute de rendre coup pour coup, mais cette revanche n'atténue pas le mal, elle le double. Quel spectacle ! quelle leçon pour les enfants! Je n'insiste pas. Il suffit de rappeler un tel vice à une nation comme la nôtre, et qui a un si vif sentiment de la dignité virile, pour l'en faire rougir 1 En définitive, l'homme qui bat une femme s'outrage lui-même, car il outrage la nature humaine sous sa forme la plus touchante, sous celle de la faiblesse. Je ne sais pas si, comme dit Rousseau, l'homme plaît parce qu'il est fort ; mais je sais bien que parce qu 'il est fort, son rôle est non pas d'opprimer, mais de défendre 1
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LA MÈRE
t. Lorsque, par la pensée, on évoque devant soi le per- i sonnage maternel, lorsqu'on prononce ce seul mot de mère, soudain tous les souvenirs de bienfaits et de , dévouement qui entourent ce nom Gomme un cortège, vous pénètrent d'un tel respect, que l'on doute d'abord qu'il puisse rester aucun droit légitime à réclamer pour les mères. Parler de leur émancipation, c'est calomnier, ce semble, la conscience publique. Regardons, en effet, t, autour de nous ; descendons dans les cœurs les plus in- crédules, nous y trouvons une sorte de culte pour ce i titre sacré. Dites à ce jeune homme sceptique, dont Li toute la verve se dépense en satires contre la vertu des j femmes, et qui rit de cette vertu même, comme d'un . préjugé, dites-lui que sa mère a été faible un jour! le voilà qui bondit d'indignation ; il vous démentira, il »> vous provoquera ; tous les sentiments purs se réveillent en lui, dès qu'il s'agit d'elle. Quel homme, si grossier qu'on se le représente, ne s'écarte avec déférence pour faire place à une femme qui va être mère ! Chose frappante ! de toutes tes grandes affections humaines, l'amour des mères est la seule qui ait un nom spécial
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dans toutes les langues. L'amour filial, l'amour conjugal, l'amour fraternel, l'amitié, l'amour s'applique également au fils et à la fille, à la sœur et au frère, au mari et à la femme, au jeune homme et à la jeune fille; mais chez tous les peuples on a senti que l'affection des mères devait avoir une désignation particulière, et dans toutes les langues, à côté de l'amour paternel on dit l'amour maternel.
Chez les animaux, la maternité seule ressemble à un sentiment; leur amour paternel n'est qu'une exception, leur amour qu'un instinct, mais la maternité leur donne la prévoyance, la tendresse, le dévouement, l'héroïsme même. La lionne à qui l'on enlève ses petits devient terrible comme un lion; le lion s'éloigne. Approchez-vous au printemps d'une nichée de fauvettes cachée dans un buisson ; si c'est le mâle qui couve les petits, à votre approche il s'envolera vers les branches supérieures, criant, s'agitant, mais il s'envolera. Si c'est une femelle, elle restera. Vous verrez son petit cœur battre sous ses plumes, son œil noir s'arrondir et briller de terreur; n'importe, elle restera ! Il y a certainement là un sentiment ! Il y a vaillance, puisqu'il y a peur 1 Il y a dévouement, puisqu'il y a sacrifice. Par l'amour maternel, l'animal touche à la nature humaine, et la nature humaine s'élève presque jusqu'à la nature divine.
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Que dirons-nous, en effet, de l'influence des mères sur l'éducation de leurs enfants? On a souvent remarqué avec raison qu'un grand nombre des hommes les plus illustres avaient été formés par leurs mères. Qui a converti saint Augustin? sa mère. Qui a élevé saint Chrysos- tome? sa mère. Qui a sauvé saint Basile? sa mère. Qui a sanctifié saint Louis? sa mère. Ce sont les mères qui ont formé cette race sublime et tendre des martyrs, mélange de l'agneau et du lion. Ce sont les mères qui ont créé cette génération des croisés, poitrines bardées de fer, cœurs revêtus de charité, apôtres soldats qui, comme Bayard,faisaient un crucifix avec le pommeau de leurépée. Dans le monde moderne les noms de Schiller, d'André Chénier, nous parlent de leurs mères, en nous parlant de leur génie. C'est une mère à qui nous devons cette pure gloire qui s'est levée sur notre poésie comme un beau soleil de mai... Lamartine! C'est une mère qui a inspiré à Victor Hugo les plus touchantes beautés de son œuvre, ces peintures vraiment divines des enfants : jamais un homme n'aurait découvert, à lui seul, ces ineffables mystères. C'est bien Victor Hugo qui a écrit, mais c'est sa mère qui a dicté ! Eh bien, le croirait-on, malgré tant de respects et de bienfaits, la mère, comme la fille, comme l'épouse, comme la sœur, n'est arrivée que lentement, à force de temps et de conquêtes, à la
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place qu'elle occupe aujourd'hui dans la famille. Car, ne l'oublions pas, les femmes ont été forcées de gagner un à un leurs grades dans la famille, comme nous, les nôtres dans la cité. Les deux progrès sont solidaires ; et l'on doit dire pour elles comme pour nous : c'est au nom de ce qu'elles ont déjà obtenu qu'elles ont droit, d'obtenir plus encore.
Or examinons quelle position est faite aux mères. L'enfant, dit le Code, reste jusqu'à sa majorité ou son. émancipation sous l'autorité de son père et de sa mère. Rien de plus juste; mais le législateur ajoute : Le père exerce seul cette autorité. Voilà une rédaction au moins étrange! Qu'est-ce qu'une autorité qu'on n'exerce pas? La loi ajoute : L'enfant ne saurait quitter la maison paternelle sans la permission de son père. Rien de plus juste; mais la mère? pas un mot sur elle. La loi dit : Un père à qui son fils donne des sujets de mécontentement très-graves peut le faire détenir pendant un mois. Rien de plus équitable encore, mais la mère? rien, pour la ^ mère. La loi dit : Les enfants ne peuvent se marier sans le consentement de leurs parents ; puis elle ajoute : En cas de dissentiment, le consentement du père suffit. Ainsi, l'avis de la mère ne vaut ni pour, ni contre; si elle consent et que son mari refuse, son consentement, ne compte pas. Si elle refuse et que son mari consente,
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son refus ne compte pas davantage. Elle ne peut ni marier sa fille, ni l'empêcher de se marier, ni la préserver d'un choix fatal, ni la soutenir dans un choix heu reux.
Cette annihilation du pouvoir maternel est funeste : dans la question du mariage surtout, le coup d'œil de la mère porte ailleurs et plus loin que celui du père. Le père s'inquiète de la fortune, de la carrière, de la position de son gendre ; la mère prend plus de souci des rapports sympathiques qui l'uniront à sa fille. Le père le juge mieux comme homme, la mère le juge mieux comme gendre. Tous deux voient la vérité, mais de profil ; leurs deux points de vue réunis font seuls l'ensemble. Tous deux doivent donc être appelés; c'est toujours l'application de ce principe fondamental s doubler l'unité.
Certes, loin de moi la pensée de vouloir instituer dans la famille deux puissances égales, ayant toutes deux le droit de dire : Je ne veux pas! sans qu'aucune puisse dire : Je veux ! Ce serait écraser l'enfant entre deux velo. Donc une autorité, mais une autorité contrôlée.
Un article de notre Code contient en germe une institution féconde : Quand une veuve tutrice veut faire déte- nir son fils coupable, il ne lui suffit pas d'en adresser la
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demande à la justice, force lui est d'exposer aux deux plus proches parents paternels dtt mineur ses motifs de plainte, et leur consentement seul l'autorise à exercer son droit maternel de châtiment. Voilà le conseil de famille installé, voilà le gouvernement de la famille soumis à une surveillance. Pourquoi donc ne pas étendre l'application de ce principe? Pourquoi ne pas l'établir en faveur des femmes aussi bien que contre elles ? Pourquoi les lois qui bornent le pouvoir répressif de la mère 'veuve n'assureraient-elles pas -le pouvoir protecteur de la mère mariée ? Pourquoi, dans les circonstances importantes de la vie des enfants, lorsque leur éducation, leur avenir sont compromis par l'aveuglement du père, la mère n'aurait-elle pas le droit de provoquer la réunion de ce conseil de famille, et d'y venir plaider la cause de son bonheur et de son coeur ? Allons, du courage, osons proclamer que l'homme peut avoir tort, que la femme peut avoir quelquefois raison, et introduisons dans la famille le principe fécond et générateur de tous les progrès légitimes, l'association des intelligences.
Nos regrets et nos réclamations n'ont eu jusqu'ici pour objet que les mères riches; mais que dirons-nous donc des mères pauvres 1 Pour l'épouse riche, en effet, la maternité, sauf son nécessaire accompagnement de souffrances physiques, ne semble qu'un sujet inépui-
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sable d'actions de grâces envers la Providence. Chaque enfant qui naît ou qui va naître prend place d'avance dans sa maison comme une joie ou comme une espérance. Pour la femme pauvre, au contraire, tout est terreur. Dès que son fruit s'agite dans son sein, elle frémit. Comment l'élèvera-t-elle? Sa grossesse, qui diminue ses forces, l'oblige à augmenter son labeur, car il augmente sa pauvreté! Il faut qu'elle traîne son corps déjà si lourd à l'atelier; il faut qu'elle reste debout des journées entières ; courbée sous le faix maternel, elle doit porter des fardeaux. Elle accouche encore. Où et comment? Combien de femmes n'ont pas de linge pour couvrir le nouveau-né, pas de lait pour le nourrir! la misère et la fatigue tarissent si souvent la seule richesse que possède la mère pauvre, sa mamelle! Le temps marche: nouvelles douleurs. C'est l'enfant de deux ans qu'il faut laisser seul, avec mille craintes qu'il ne tombe dans le feu, s'il reste à la maison ; que les voitures ne l'écrasent, s'il joue dans la rue ; c'est, hélas! la famille entière dont souvent il faut seule porter tout le poids. La douleur produit alors chez ces malheureuses des effets qui semblent inexplicables ; on en voit quelques-unes frapper leurs enfants qui leur demandent du pain. Croit-on que ce soit colère ou insensibilité? Non, c'est désespoir de les voir souffrir et de ne les pouvoir soulager. Elles
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les frappent pour ne plus entendre ce cri de douleur qui les déchire ; c'est parce qu'elles sont trop mères qu'elles
1 deviennent marâtres. D'autres disent à leur fille aînée, aînée qui a quelquefois dix ans : « Emmène tes petites sœurs, tes petits frères, et tâche de les distraire de leur faim en les promenant. » Et voilà ces pauvres créatures errant dans les rues de Paris, à la pluie et dans la boue; voilà cette enfant, je me trompe,-cette mère de dix ans* • les traînant par la main dans les jardins publics, pleurant avec eux, car elle a faim aussi, et n'osant pas rentrer cependant, car sa mère lui a dit : « Il n'y aura de pain que ce soir. » Le soir est arrivé, ils rentrent; mais, hélas ! le père n'a pas été payé de sa journée, ou bien il n'est pas revenu, et un maigre plat de légumes grossiers, qui ne nourrirait pas une personne, forme le repas de toute la famille. Que fait la mère? Elle ne mange pas : quelquefois même il arrive que la sœur aînée, mesurant de l'œil la faible portion des plus jeunes, dit à sa mère : « Je n'ai pas faim. » Là mère la comprend, l'embrasse, et les deux pauvres affamées vont s'étendre ensemble sur cette couche dure que Dieu bénit sans doute, mais qui, je le crains, nous accuse bien haut devant lui.
Il est pourtant un sort plus affreux encore : c'est celui des filles-mères.
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Certes, loin de moi la pensée d'amnistier les fai blesses des jeunes filles; mais, la faute une fois admise comme faute, comptons les terribles douleurs qui la suivent, et demandons-nous si la loi et les mœurs, qui ne font rien pour empêcher la chute, ont le droit de la punir aussi impitoyablement. Pas de pitié, pas de recours. Riche ou pauvre, elle est perdue. Espérer, même si elle est riche, que son séducteur réparera ses torts, chimère ! Le monde a des susceptibilités de délicatesses si exquises, qu'un homme croirait manquer à l'honneur en épousant une femme déshonorée par lui. Il faut le dire à la louange des classes populaires, on trouve quelquefois ces légitimes réparations parmi elles. Assez souvent même, à la ville et à la campagne, une fille qui a débuté dans la vie par une faiblesse, mais qui l'a réparée par sa conduite, épouse, au bout' de quelques années, un ouvrier de cœur qui ne la croit pas moins i digne de lui, purifiée que pure. Mais ce sont là des exceptions qui ne sauraient atténuer les désespoirs de la fille qui va être mère, et alors arrivent, au moment suprême, ces sombres délibérations qui se terminent trop souvent par ce mot terrible : infanticide ! Je ne dirai que quelques paroles de ce crime effroyable; mais ces paroles, je dois les dire, car nous retrouvons là, vivante, irréfutable, sortant des faits eux-mêmes, notre
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accusation contre l'impunité accordée à l'homme dans la séduction. Quand on consulte les procès d'infanticide, on y trouve ce fait vraiment terrible : « Sur huit accusations prouvées d'infanticide, il y a quatre acquittements. » Quatre homicides absous sur huit, quatre homicides prouvés, avoués!
Que signifie un tel mystère? Voici la déposition textuelle d'une femme qui parlera plus haut que toute réflexion.
Une jeune fille, Jeanne Vernadaud, parut devant le tribunal de Limoges le 16 mars 1847, sous l'accusation de ce crime. Elle s'exprima ainsi ; je n'ajouterai ni ne retrancherai un seul mot à ses paroles :
« J'étais servante depuis deux ans; je suis devenue enceinte. Comme j'approchais du terme de ma délivrance, mon maître me donna mon congé avec mes gages, qui allaient à 35 francs. Je me rendis à Limoges, chez une sage-femme.
« Le 22 décembre, j'accouchai chez cette sage-femme d'une fille. Elle la fit baptiser. Comme je n'avais pas de lait du tout, et que j'étais toujours malade, la sage- femme m'a présentée ainsi que mon enfant à l'hospice de Limoges : on nous a repoussées. Comme je n'avais plus d'argent, la sage-femme m'a déclaré le 28 décembre
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dernier qu'elle ne pouvait pas me garder plus longtemps. J'ai donc été obigée de sortir de chez elle, et j'en suis partie le jour même entre midi et une heure, empor-,tant mon enfant avec moi. Jusque-là il avait été nourri avec de l'eau sucrée; mais depuis ce moment jusqu'au lendemain soir, que la petite est morte, elle n'a plus rien pris, ni moi non plus. Je n'avais rien à lui donner. Le 28 décembre, la nuit, je m'arrêtai à un village, et je demandai à une maison où j'entrai, à y être reçue pendant la nuit par charité. Il faisait bien froid. Comme on n'avait pas de lit, on me permit de passer la nuit dans la bergerie avec mon enfant. C'étaient de pauvres gens, et je n'ai rien osé demander pour mon enfant.
« Le lendemain matin, je continuai ma route. Je passai encore la journée sans rien manger, n'osant pas demander la charité; je marchais très-difficilement, et je n'arrivai que vers neuf heures du soir, portant tou- jours mon enfant dans mes bras. Nous étions tous deux transis de froid; alors la tête n'y était plus. J'ai étranglé mon enfant, et je l'ai jeté dans un puits qui se trouvait près de la route. Je voulais me tuer aussi ; mais le courage m'a manqué! »
Quelle sentence rendit le jury? Après cinq minutes de délibération, Jeanne Voruadaud fut acquittée à l'unani-
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mité. D'où vient donc que cet acquittement scandaléux ne nous indigne pas? D'où vient que dans toute la foule qui assiégeait le tribunal, il ne se trouvait pas vingt personnes peut-être qui eussent prononcé condamnation? Que dis-je! d'où vient. que parmi ceux qui viennent d'entendre le récit de ce meurtre, plus d'un se sera senti ému comme nous en l'écrivant, et aura dit bas : « Pauvre femme! » Cela vient de ce que, si coupable qu'elle soit, nous avons vu à côté d'elle des êtres aussi coupables de son crime qu'elle-même, et que la loi absout et innocente ! cela vient de ce que nous avons condamné au lieu d'elle, ou du moins avant elle, ce maître qui l'a inhumainement chassée, ces chefs d'hospice qui l'ont repoussée, cette incomplète organisation de la charité qui laisse deux créatures de Dieu mourir de faim sur la route publique, et surtout le lâche dont le nom n'est pas prononcé une seule fois dans le procès, mais dont la présence meurtrière se sent partout, le père absent 1 Au moins, dans son crime à elle, nous avons trouvé un sentiment expiateur, l'affection. Pourquoi a-t-elle tué son enfant, cette malheureuse? Ce n'est point par égoïsme, par calcul, par fureur; non, elle l'a tué pour l'arracher à la faim ; elle l'a tué parce qu'elle l'aimait! Son crime n'a été que le désespoir de la tendresse! Mais lui, l'inconnu maudit, lui qui a abandonné
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sa fille et la mère de sa fille, lui qui n'a pas même assuré à la pauvre petite créature la première goutte d'eau qui devait la nourrir, il n'a commis son atroce action que par avarice et par ingratitude; et la loi l'absout, et la loi ne le recherche même pas! Voilà l'iniquité qui arrache de nos cœurs, comme de celui des juges, cette absolution dont la justice frémit! Purifions donc, purifions nos lois de cette immorale impunité qui pousse la femme à commettre l'homicide, et le juge à l'absoudre. Et surtout, vous, mères riches, mères heureuses, car c'est pour vous que j'ai parlé, corrigez ces lois iniques à force de charité et de compassion! Soutenez celles pour qui la maternité est un calvaire sanglant qu'elles gravissent à genoux et le dos courbé sous une croix! Plaignez, consolez celles qui maudissent presque le titre de mère envoyant de pauvres petits êtres, sortis d'elles, sans pain et sans habits! Jetez-vous entre la misère et le désespoir, multipliez les crèches, les asiles, les sociétés de protection; formez enfin, contre les douleurs de la maternité, la sainte-alliance des mèresl
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LA FEMME
L'homme n'est pas seulement fils, mari ou père, il est encore travailleur et citoyen! Il a un état et une patrie.
La femme n'a réellement qu'une famille. Carrières politiques, carrières privées, tout est à peu près interdit aux femmes. Elles sont soumises aux lois et ne les font pas; elles payent les impôts et ne les votent pas; elles subissent la justice et ne la rendent pas.
Rassurez-vous, je ne veux pas faire d'elles des députés, ni même des sénateurs. Mais je constate le fait. Une femme ne peut pas être témoin dans un acte public ou dans un testament; une femme ne peut être ni tutrice ni membre d'un conseil de famille, si ce n'est comme mère ou aïeule, et la loi, faisant une injure des termes mêmes qui expriment cette interdiction, la loi dit :
« Sont exclus de ces fonctions ;
« Les interdits, les mineurs, les condamnés à une peine afflictive ou infamante, les hommes d'une inconduite notoire, les gérants incapables ou infidèles, les femmes. »
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i\ On les assimile aux fous, aux enfants et aux fripons. Dans les carrières professionnelles ou libérales, elles sont ou repoussées ou opprimées.
Les mœurs, au lieu de corriger les lois, les fortirien t. Une femme médecin répugne; une femme notaire fait rire; une femme avocat enraye! et ainsi entourées de barrières, elles n'ont ni lien avec la patrie, ni libre exercice de leur activité.
Une exclusion aussi absolue est-elle légitime? N'est-ce pas, non-seulement dépouiller la femme, mais déshériter la société et l'État? C'est ce que nous allons examiner brièvement dans ces deux derniers points de notre étude. — Les femmes dans les professions privées, et les femmes dans les professions publiques.
Tout n'est pas dédain, messieurs, dans le système 1 d'exclusion qui interdit ou veut interdire aux femmes les carrières professionnelles. Ce système part souvent d'une sollicitude affectueuse ou d'une crainte pleine de respect.
Les poètes dont l'imagination idéalise la femme, ou les penseurs qui vénèrent son saint caractère d'épouse et de mère, tendent également à la transporter hors du contact de la vie matérielle.
En Amérique, dans plusieurs États de l'Union, les maris ne permettent pas à leurs femmes d'aller au mar'
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ché pour l'achat des provisions ménagères, ce sont eux qui les suppléent dans cet oflice.
Or, qu'est-ce que demander pour les femmes les carrières professionnelles, sinon aventurer la jeune fille dans les rues de la ville, imposer à la femme les fatigues de la vie, enlever l'épouse à sa véritable place, au foyer domestique.
Ces objections, très-sérieuses et très-solides, tombent devant un seul mot : la femme vit sur la terre. L'opulence peut parfois lui permettre cette oisiveté poétique, et la jeunesse ou la beauté en faire une grâce pour elle ; mais l'opulence, la beauté, la jeunesse n'appartiennent qu'à quelques rares élues ou à quelques courtes années, et les trois quarts de la vie de la femme réclament comme un bienfait ou subissent comme une nécessité la loi souveraine du travail. C'est leur rôle même de mère de famille qui leur impose souvent un métier ; il faut travailler pour nourrir les enfants ou pour soutenir le mari. C'est le désir d'arriver à ce titre d'épouse qui leur fait choisir une carrière ; il faut gagner une"dot afin de devenir femme et mère.
Les femmes ont donc droit d'accès dans les professions libérales et industrielles, par cela seul qu'elles en ont besoin. J'ajoute, par cela seul qu'elles en sont dignes ! Il y a dans les industries, dans les administrations, une
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foule d'emplois auxquels les femmes sont appelées par leur nature même, qui conviennent à toutes leurs qualités d'ordre, de propreté, d'adresse, et d'où elles sont iniquement repoussées, ou par la défiance, ou par l'exiguïté du salaire qu'on leur offre. Si l'on consulte les rapports des inspecteurs, on voit que les bureaux de poste tenus par les femmes sont en général mieux administrés que ceux des hommes. Eh bien ! une ordonnance déclare que les femmes ne peuvent pas tenir un bureau de poste au-dessus de la troisième catégorie. Les hommes seuls sont jugés dignes de gagner plus de deux mille francs.
Le commerce est le domaine légitime des femmes. Pourtant, là encore elles se voient disputer le peu de métiers qui leur sont permis. On parle souvent de la concurrence que les femmes font aux hommes; mais que dira-t-on donc de celle que les hommes font aux femmes? Je le demande à tous les gens de cœur, que font dans les magasins de soieries et de nouveautés ces grands jeunes gens qui exercent à auner des étoffes et à débiter des rubans, des bras qui peuvent manier l'outil et porter le sabre? Croirait-on qu'il y a des hommes couturières, des hommes lingères, des hommes marchandes démodes? Arrière, messieurs, arrière! Non-seulement vous n'êtes pas à votre place, mais vous usurpa celle d'autrui.
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Un autre obstacle interdit le commerce aux femmes des classes élevées. Il y a quelques années, une jeune veuve, issue d'une famille de magistrats, tomba à Paris dans la pauvreté. Elle avait deux enfants, il fallait pourvoir à leur éducation. Elle se rappelle alors que, jeune fille, elle avait un talent agréable pour la confection des fleurs artificielles ; elle fait de ce talent un état, s'établit fleuriste, prend un magasin et inscrit bravement sur sa porte son nom de femme. Qu'arriva-t-il ? Qu'elle releva sa fortune et éleva dignement ses enfants. Mais qu'ar- riva-t-il encore? Que sa famille la renia, que beaucoup de ses amis l'abandonnèrent, et que le monde lui tourna le dos. Eh bien ! ce mépris du monde pèse sur toute une classe de femmes.
La division des fortunes et le développement du luxe peuplent nos familles bourgeoises, surtout en province, de pauvres filles qui, exclues des travaux manuels par leurs habitudes, sans dot et sans moyen d'en gagner une, inutiles aux autres et à elles-mêmes, se consument dans l'ennui, le célibat, la gêne et le désespoir, plutôt que de demander la fortune et l'indépendance à la carrière féconde du commerce. Pourquoi? Parce qu'elles reculent devant l'anathème de leurs familles, devant le blâme de leurs amis et même, hélas ! devant leur propre orgueil. Nous avons beau nous vanter de démocratie
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et d'égalité, il reste dans notre société un affranchi qui n'est pas entièrement réhabilité : c'est le travail. Travailler pour vivre n'est pas un honneur pour une femme, c'est une déchéance. Il nous manque encore le respect d'une des plus saintes choses de ce monde : le respect du pain gagné.
Citons pourtant une carrière ouverte aux femmes et où elles marchent à grands pas, l'enseignement. Sans parler du corps déjà nombreux des institutrices primaires, Paris seul compte plus de trois mille maîtresses do musique, d'italien, d'anglais, de littérature. Honorons, messieurs, ces humbles institutrices au cachet qui poursuivent à travers tant de fatigues et de dédains un salaire si incertain et si précaire. Honorons-les et défendons-les, car pour elles, comme pour toutes les femmes qui sont forcées d'affronter seules la vie au dehors, il existe un péril nouveau et redoutable, nos mœurs! En Amérique, une fille belle et jeune sort le jour, le soir, à pied, en voiture, monte sur un bateau à vapeur, dans un chemin de fer, et traverse toute seule les États de l'Union, dans un espace de trois cents lieues, sans qu'on lui adresse un mot qui la fasse rougir, un regard qui l'embarrasse; on la respecte trop pour faire attention à elle. Mais nous, Français, nous n'entendons pas le respect de cette façon : il nous reste toujours un vieux fonds de chevalier
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français. Nous sommes un peuple galant... Voyez un homme causer avec une femme, toujours autour de l'entretien voltige un petit bout de déclaration. Il n'y a qu'en France qu'on puisse faire une comédie intitulée: Un Monsieur qui suit les femmes, et où cela se trouve une comédie nationale. On ne saurait dire à quel âge les enfants, à Paris, commencent à avoir des yeux qui voient... et qui parlent.
Une femme célèbre par sa beauté a dit un mot charmant. Elle venait d'avoir trente ans; un jeune homme lui disait qu'elle n'avait jamais été aussi belle!... « Non! non ! dit-elle... vous ne pouvez pas me tromper... Quand je passe dans la rue, les petits savoyards ne se retournent plus pour me regarder!... » Eh bien, il n'y a pas de petits savoyards en Amérique ! Je ne veux pas être plus sévère qu'il ne faut, ni attacher plus d'importance qu'il ne convient à un défaut dont on ne nous guérira pas... Mais je voudrais du moins le débarrasser de ce qu'il a de grossier et d'insultant. Il faut le dire, à cet égard, les hommes du monde pourraient prendre leçon des hommes du peuple. Une jeune femme courra mille fois moins de risques dans la rencontre d'ouvriers et d'hommes en blouse qu'au milieu d'élégants et de dandys. C'est que l'ouvrier a, lui aussi, une fille qu'il est forcé de laisser s'aventurer seule dans la rue, il respecte
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dans la femme qu'il rencontre sa fille qu'un autre peut rencontrer. Je me rappelle pourtant une anecdote, vous la dirai-je? Oui. On peut se permettre un peu de délas- sement dans les entretiens sérieux. C'était en Angleterre, il y a une trentaine d'années ; une belle lady traversait le Strand, dans un coupé très-bas et très-élégant... Sur- vient un embarras qui arrête la voiture... Lady et belle, elle n'était pas habituée à attendre ; dans son impatience, elle met donc sa jolie figure hors de la portière pour dire à son cocher d'avancer... A ce moment passait, juste à la hauteur de sa figure, un robuste charbonnier, qui se trouve face à face et presque front à front avec elle. Que fait-il dans son admiration? Il saisit à deux mains ce charmant visage, et y applique un baiser de char- bonnier! Indignation de la duchesse 1 Fureur des domes- tiques 1 Un policeman passait. On arrête notre char- bonnier, on le conduit, je me trompe, la duchesse le conduit elle-même chez l'alderman. Elle veut une vengeance éclatante! C'est la violation delà loi la plus sacrée de l'Angleterre, de la loi de l'habws corpus. Rien que la mort n'était capable de punir un tel forfait! — « Eh! que m'importent, s'écrie tout à coup le charbonnier avec enthousiasme, toutes les punitions de la terre, j'ai embrassé la plus jolie femme des trois royaumes?... » A ce mot la colère de la belle lady tombe comme par
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enchantement, elle n'est plus irritée, elle est... embar- rassée, et finit par dire, en balbutiant à l'alderman: « Laissez-le aller, ce pauvre homme ! il est fou!... » t:
Ce mot est charmant pour une duchesse, et les ladies, d'ailleurs, ne courent pas de grands risques dans leurs brillants équipages avec leur cortége de domestiques, mais une jeune fille seule et pauvre!... Je ne soumets qu'une réflexion à tous les honnêtes gens qui m'écoutent.. Que chacun, au moment d'aborder une jeune fille qu'il ne connaît pas, et de l'offenser, ou, ce qui est pire, de la troubler par quelques paroles qu'elle ne doit pas entendre, se dise : « Si cette jeune fille était ma sœur et que je visse un autre homme se conduire ainsi, qu'éprouverais-je ? » Messieurs, je n'en dirai pas davantage, je confie les jeunes gens à la garde des frères.
Arrivons enfin au dernier point de ce travail. Les femmes doivent-elles avoir un rôle social? 'Oui! il ne s'agit pas de déposséder les hommes, et encore moins de leur assimiler les femmes. La femme, quoi qu'en dise M. de Bonald, est égale à l'homme, et elle le deviendra chaque jour davantage. Mais pourquoi? Parce qu'elle est différente de lui! Le développement de son égalité ne doit être que le développement de ses différences. Il faut que les femmes fassent ce que les hommes ne font pas ou font mal, il faut qu'elles remplissent les places vides
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ou mal remplies. Il faut enfin que partout, comme dans la grammaire, il y ait le genre masculin et le genre féminin. L'œuvre est déjà commencée, car, messieurs, le progrès est toujours quelque part, caché dans un coin, comme un petit grain dans la terre, il ne s'agit que de le découvrir et de le faire pousser.
A l'Hôtel de ville, chaque année, un jury composé de dames inspectrices et d'inspecteurs délivre des diplômes de premier ou second degré à deux ou trois cents jeunes filles qui se destinent à l'enseignement; voilà le principe établi. Appliquez-le, par exemple, aux conseils de famille et à la tutelle; à côté des frères, des cousins, des oncles, appelez-y les sœurs, les parentes, les amies; alliez-y la fermeté et l'habileté en affaires qui appartiennent aux hommes avec les qualités de délicatesse, de vigilance soigneuse qui sont le propre des femmes, et cette alliance féconde fera des conseils de famille, une véritable paternité pour les orphelins 1 Ce n'est pas faire de la femme un homme, c'est compléter l'homme par la femme. J'en dirai autant de tous les grands services publics, qui ont pour objet le soin des pauvres et des malades. Comment les femmes n'ont-elles part ni à l'administration des bureaux de bienfaisance, ni à l'organisation des sociétés des secours mutuels, ni à la direction des hôpitaux, ni à l'inspection des prisons de femmes, ni à la tutelle
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légale des enfants trouvés? J'honore les hommes éini- nents dévoués à ces fonctions; mais enfin ce sont des hommes, c'est-à-dire la moitié seulement du genre humain ! D'ailleurs, qui a fondé dans le monde ces asiles admirables, inconnus à l'antiquité, et qui ont mérité de s'appeler des hôtels de Dieu? Qui a fondé le premier hôpital? c'est une femme! C'est la descendante d'une des plus grandes familles romaines, c'est une chrétienne, c'est Marcella! Ce nom, ce siècle, cette ère féconde du christianisme naissant, nous apprennent tout ce que peut faire l'intervention féminine dans les grandes époques de l'histoire, et par conséquent dans la nôtre ! Le rôle des femmes a été immense et sublime dans la fondation de la religion chrétienne. Le polythéisme se défendait à force de luxe, de plaisirs, de séductions ! Vénus régnait sur le monde, et à ses côtés marchaient, cortége irrésistible, mille jeunes Romaines qui entraînaient l'univers enchanté et corrompu par la seule vue de tant de délices. Comment arracher les hommes à ces faciles ou splendides jouissances, et qui vaincra ces séductrices de l'univers? Sont-ce les prédicateurs? Sont-ce les brûlantes pages de Tertullien, les traités de saint Augustin ou de saint Jérôme? Paroles sublimes, mais paroles, fl'ify a que les moeurs qui puissent combattre tes moeurs ; tes femmes seules pouvaient vaincre les femmes 1 Alors
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se leva, comme par merveille, le bataillon des femmes chrétiennes. Leurs noms étaient grands comme leurs. projets, leur fortune éclatante comme leurs noms, car il fallait qu'elles possédassent tout, afin de tout quitter. C'étaient les Métella, les Paula, les Fabia, les Marcella : elles s'avancent, si l'on peut parler ainsi, contre l'armée corruptrice, et la lutte commence. A ces spectacles de déportement elles opposent leurs vertus ; à ces prodigalités, leur dépouillement. Une courtisane se fait-elle porter dans une litière qu'a pu payer à peine toute une succession, Paula traverse toute la Palestine, montée sur un âne. Une patricienne dédie-t-elle à Vénus cinq cents esclaves pour un culte infâme, Mélanie nourrit cinq mille confesseurs de la foi en Palestine. Les descendantes de Poppée se font-elles suivre dans leurs voyages par des troupeaux d'ânesses pour se baigner dans leur lait, la descendante des Fabius, Fabiola, se montre dans Home portant sur ses épaules des pauvres tout couverts de lèpre, languissants de maladie, et les conduit elle-même à l'hôpital qu'elle a fondé. Chargées de régénérer le monde, ces femmes ont plus que l'ardeur de la charité, elles en ont l'emportenfent. C'est Paula, qui vend tout pour tout donner aux pauvres, et qui emprunte même, pour donner encore. « Prenez garde, » lui écrit saint Jérôme, « Jésus-Christ a dit que celui qui a de.ux
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« robes en donne une, et vous, vous en donnez trois ! » — «Qu'importe, s'écrie-t-elle, que je sois réduite, à (c mendier ou que j'emprunte, ma famille payera tou (e jours mon créancier et me fera trouver un morceau M de pain ; mais si le pauvre que je repousse meurt de « faim, qui rendra compte de sa mort, si ce n'est moi?) Voilà par quels prodiges de charité les femmes renversèrent cet Olympe corrompu, et intervinrent dans les destins du monde! Voilà comment ces êtres que l'antiquité déclarait incapables d'être témoins dans un testament, témoignèrent dans le testament de Dieu même, et se firent les exécutrices de volontés célestes!.. Eh bien, messieurs, tel est le modèle des femmes de nos jours!... Leur mission n'est, croyez-le bien, ni moins importante ni moins difficile que celles des femmes romaines. Ce n'est plus Vénus qu'elles ont à combattre, mais c'est une divinité aussi..., une divinité bien autrement implacable, bien autrement terrible..., bien autrement maîtresse des sociétés et du monde... la misère!... Ce n'est pas seulement nos vices contre qui elles doivent lutter, c'est contre nos vertus mêmes!... Une voix éloquente vous l'a dit : Notre siècle est le siècle du droit. Mais qu'est-ce que le droit sans le devoir? Qu'est-ce que le devoir sans l'amour? Et qu'est-ce que l'amour, sinon l'âme même des femmes? Que cette âme soit donc mêlée à la vie tout
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entière de la France! qu'elle vivifie la famille! qu'elle circule dans la société! qu'elle pénètre dans tous vos conseils publics! qu'elle attendrisse, qu'elle humanise, qu'elle réconcilie!... L'apostolat du monde moderne ne manquera ni de saint Pierre, prêt à tirer le glaive, ni de saint Paul, tonnant par la parole; mais il lui faut aussi la voix touchante du disciple bien-aimé de Jésus, de celui qui a dit : Aimez-vous les uns les autres!... Divin saint Jean, tes seules héritières légitimes, ce sont les femmes 1
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HISTOIRE D'UNE GRANDE AME
- MESSIEURS, -
Je ne sais pas de sujet plus digne d'un auditoire comme celui-ci, que l'histoire d'une grande âme. Je voudrais donc faire connaitre à ceux qui ne l'ont pas connu, faire revivre un moment pour ceux qui le regretteront toujours, une des natures les plus puissantes, je dirai presque le plus bct exemplaire de l'homme qu'il m'ait été donné d'admirer. Sans doute ses écrits sont là qui témoignent de lui ; mais un livre ne dit pas tout. Que de traits de cette noble figure qui sont restés dans l'ombre! Il y avait en Reynaud, à côté du penseur émi- nent que tout le monde honore, deux ou trois êtres supérieurs, que ses amis seuls ont connus. Pour ses ouvrages même, comme sa personne, comme sa parole en étaient uu merveilleux commentaire ! Ce regard incomparable, cette éloquence qui allait toujours grandissant
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à mesure qu'il parlait, ce mélange singulier d'austérité quelque peu hautaine et de cordialité pleine de bonhomie, cette bouche où le rire s'épanouissait si franchement, et qui tout à coup, à l'aspect d'un vice ou d'une bassesse, devenait si frémissante, on peut dire si terrible d'indignation et de mépris,... que dirai-je enfin? Lui !... ce lui qui. laisse un tel vide dans tant de cœurs, voilà ce que je voudrais reproduire. Je voudrais vous faire pénétrer à la source même d'où jaillirent de si nobles pensées, et expliquer à tous ce qu'il disait de lui-même avec un légitime Orgueil : Je iîe suis pas un auteur, je suis un homme.
Tâchons d'abord de le définir. Toute une âme tient parfois dans une courte définition. Reynaud en a inspiré deux très-heureuses. Une dame anglaise me dit un jour en, le voyant: Il me fait l'effet d'Adam, avant sa chute ; et au collège... (on sait que les élèves ont, comme le peuple, le talent de frapper en médaille l'effigie des gens par un surnom) au collége, ses camarades le surnommèrent le philosophe, le bandit et femme sensible... Assemblage bizarre ! mélange incohérent en apparence, mais en réalité, plein de profondeur et de vérité ! Traduisez en effet ces mots vulgaires en langage choisi, et vous aurez l'homme de pensée, l' homme d'action et l'homme de cour : Reynaud est là tout entier. C'est cette triplicité que nous allons essayer de mettre en lumière.
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LE BANDIT t
Reynaud naquit à Lyon le 4 février 1806 d'une famille riche et considérée. Vers 1810, des revers de fortune forcèrent sa mère à se retirer avec ses trois jeunes fils à Thionville. Jamais femme ne m'a mieux représenté ce que les anciens désignaient par ce beau mot de matrona. Ses yeux pleins de lumière, comme ceux de son fils, avaient plus de sérénité ; sa bouche, puissamment modelée et cordialement ouverte comme la sienne, était plus habituellement souriante ; d'une noblesse de manières qui était de la noblesse de cœur, on sentait en elle un de ces êtres qui sont nés pour toujours servir de soutien sans avoir jamais besoin d'être soutenus, non par insensibilité ou stoïcisme, mais par une certaine force, naturelle et facile comme la santé même.
Chargée seule, par l'absence de son mari, de ses trois enfants, elle les éleva àlaCornèlie, c'est-à-dire virilement et tendrement. Les circonstances l'y aidèrent. On sait que les pays de frontières ont souvent un caractère •
1. Nous n'avons pas besoin de dire que nous ne prenons ici que dans
çon acception poétique ce mot, dont le sens se dégagera par le récit
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de patriotisme un peu farouche. Toujours les premiers en armes, s'il y a guerre ; les premiers menacés, s'il y a défaite ; posés en sentinelles devant l'étranger en temps de paix, ils demeurent hostiles alors même qu'ils ne sont pas ennemis. Tel était Thionville ; telle était, surtout, en 1813, dans les sombres et dernières années de l'empire, cette patriotique Lorraine si voisine des grands événements de la guerre et si ardente à la défense du sol. Les trois enfants y respiraient de tous côtés la haine de l'étranger et l'amour passionné de la France. Placés tous trois au petit collége de Thionville, ils avaient pour maitres d'étude un vieux soldat de la République qui leur expliquait le De viris illustribus pendant les classes et leur racontait les guerres de 92 pendant les récréations. Double leçon de patriotisme ! car il le leur montrait à la fois dans le monde antique 'et dans le monde moderne, dans les grands hommes et dans le peuple, sous les traits des héros immortels et sous la figure plus touchante encore du pauvre soldat obscur, qui n'a la gloire ni pour objet ni pour récompense, se bat sans qu'on lui en sache gré, meurt sans qu'on s'en aperçoive, et aime, ce semble, d'autant plus sa patrie qu'il lui donne tout et qu'elle ne lui donne rien. Le vieux maître ter- - mina dignement ses leçons : quand vint 1814 et avec 1814 •j l'invasion, il parut un matin dans la cour du collége
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avec un fusil sur l'épaule et un petit paquet sur le dos : « Mes amis, leur dit-il, lorsque le sol de la patrie est envahi, tout citoyen doit devenir soldat, » et il partit comme volontaire.
7 Ce noble type populaire s'imprima fortement dans l'imagination de Reynaud; il s'en souvint toute sa vie, et certainement en 1848, lorsqu'au ministère de l'instruction publique il prenait tant de souci du sort et de l'influence des maîtres d'étude, il pensait à son vieux professeur du collége de Thionville.
Le maître parti, l'ennemi se chargea de continuer l'éducation. Le siége fut mis devant Thionville. C'est un rude cours d'étude qu'un mois de siège. Les trois élèves du vieux soldat n'y Virent qu'un plaisir, je dirais volontiers qu'un jeu. Tout travail scolaire avait cessé; ils ne mettaient plus la main à la plume que pour rédiger à eux trois leur journal du siège. Dès que le canon se fai.sait entendre, ils couraient aux remparts, et leur vaillante mère ne les arrêtait pas. Si la garnison faisait une sortie, ils se glissaient à la suite des soldats et allaient se mêler de loin à la bataille... Quels cris de joie, quand on rentrait vainqueur! quand on avait fait des prisonniers! Que n'écrivait-on pas alors dans le journal! Mais le jour néfaste arriva : Thionville tomba.
Les villes capitales ont beau être prises, elles ignorent
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ce que c'est qu'une invasion. Les horreurs du siège et de l'assaut leur sont presque toujours épargnées. Contenues par la présence des chefs qui sont souvent des souverains, les troupes ennemies restent sous la règle 1 d'une- discipline sévère, et, comme elles éprouvent en partie la peur qu'elles inspirent, leur présence ressemble i à l'oppression plus qu'à la conquête. Mais dans les villes de province, dans les campagnes surtout, plus de mesure! Le? envahisseurs forcent les maisons, brûlent les villages, insultent, égorgent, font fuir devant sa flamme et le fer les populations épouvantées. C'est au milieu de ces terribles spectacles qu'apparaissent vrai- < ment le fond de la vie et le fond de l'âme humaine. C'est * là qu'éclata aux yeux de Reynaud enfant la peur dans tout son égoïsme, le courage dans toute sa grandeur, le . désespoir dans tout son éperdument, la misère dans n toute son horreur; et l'image des grandes calamités i publiques se levant dans son âme à la lueur de ces ilugubres incendies, y laissa une éternelle empreinte d'austère énergie et de farouche vaillance.
Sa mère était femme à accepter ces épreuves pour ses .sfils, et, une fois ces épreuves passées, à les bénir. Mais les y exposer deux fois, c'était au-dessus de ses forces. Quand 1815 amena la seconde invasion, elle quitta ,i Thionville et se retira avec son précieux trésor au fond
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d'une campagne solitaire où l'ennemi ne pût pas pénétrer.
Là, avec cet instinct merveilleux qui la guidait pas à pas dans cette triple et délicate éducation, elle plongea ses trois vigoureux enfants en pleine nature, comme elle les avait plongés à Thionville en pleine patrie. Peu de travail, sauf quelques courtes études. Les champs et les bois pour maîtres, la vue du ciel pour De viris, la vie champêtre pour leçons! Mes trois bandits (un des sens de ce mot profond se dégage) partaient seuls dès le matin, et passaient toute leur journée dans les forêts, dans les fermes, suivant les gardes-chasse, mangeant dans quelque cabane de bûcheron, vivant de la vie du peuple des campagnes et ne revenant que le soir, harassés, hérissés, les habits déchirés, mais avec un luxe de santé sur le visage qui disait à leur mère : Tu fais bien! Rien de plus intéressant que de voir poindre les premiers linéaments du caractère des hommes supérieurs. Là commença donc à se montrer un des traits les plus dis- tinctifs de Reynaud, son double amour de la nature,je veux dire son amour pour le détail comme pour l'ensemble. Les grands horizons, les splendeurs des couchers de soleil, les éloquentes profondeurs des bois, qui lui ont inspiré de si admirables pages, frappaient déjà son imagination d'enfant, et en même temps il étudiait les berbeç,
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les insectes, et revenait toujours les mains chargées de plantes et de nids d'oiseaux. Sa mère observait le petit observateur, et la vue de cet enfant singulier la rendait t songeuse. ' - Aussi, le soir, quand le ciel étincelait d'étoiles et )j qu'elle se promenait dans le jardin : « Viens ici, mon | petit philosophe, lui disait-elle, et regarde 1... » Puis, I élevant.ses yeux vers le ciel, elle lui désignait les pla- f nètes, les constellations, et ajoutait : « Vois-tu tous ces astres? ce sont des mondes! des mondes comme le i nôtre ! » L'enfant silencieux plongeait ses regards ardents , et déjà profonds dans cet infini du ciel qui devait être un jour l'objet de toutes ses pensées. Il le contemplait ! avec un enthousiasme méditatif comme s'il y eût déjà vu G la patrie future de son imagination. Ne dirait-on pas , saint Augustin et sa mère dans l'admirable tableau de < Scheffer? Malgré la différence des doctrines, c'est le n même élan de pensée, c'est le même but. Le doigt de ces 4 deux mères et le regard de ces deux enfants indiquent et cherchent le même point : le chemin qui conduit à Dieu !
L'enfance écoulée et l'adolescence venue, Reynau-d ) continua ses études avec ses frères d'abord au collége de ! Metz, puis à Paris. De 1823 à 1825, la noble mère eut la joie de voir ses trois fils entrer, dans le rang le plus honorable, l'un à l'École de marine, les deux autres à
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l'École polytechnique, d'où Reynaud, en 1827, sortit des premiers pour entrer à l'École des mines.
Le travail, on le sait, s'y divise en deux parts : dix mois par an d'études spéciales à l'École même; deux mois de voyages à pied en France et en Europe, dans les grands centres d'exploitations minières. Reynaud se fit remarquer comme élève et comme voyageur. Comme élève, on me cite de lui un trait caractéristique.
A la fin de sa première année, pendant le temps des épreuves, il achevait un jour dans le laboratoire une analyse très-délicate. Les substances qui formaient le sujet de l'analyse bouillaient sur le fourneau dans une capsule de platine chauffée jusqu'au rouge. La fusion faite, Reynaud prend la capsule avec une pince et commence à la transporter doucement, pour la soumettre à l'analyse, sur une table de marbre située à l'extrémité du laboratoire. A mi-chemin, il sent que la capsule échappe à la pince... tout est perdu ! Son épreuve va manquer, son examen est compromis ! 'Aussitôt il place vivement la main gauche sous la capsule brûlante, l'y reçoit, et sans se hâter, sans que sa main bouge, il traverse le laboratoire et va déposer la précieuse coupe sui la table de marbre. Son analyse réussit, mais il avait la main brûlée presque jusqu'à l'os.
Comme voyageur, ses camarades de route ont gardé
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de lui un vif souvenir. Rien ne peut rendre, dit-on, la fougue de corps et d'esprit, l'infatigable ardeur de marche et de recherches de ce hardi et curieux pionnier. C'était toute la furie française appliquée à la science et à l'aventure. La faim, la soif, la fatigue, le danger, rien ne comptait pour lui. Il faisait dix lieues en dehors de sa route pour étudier quelque accident de terrain intéressant, pour constater quelque progrès scientifique, et surtout pour pénétrer dans les mœurs des populations industrielles. Car le sort des travailleurs faisait déjà un de ses grands soucis, et la secourabililé, qu'on me pardonne ce mot, une de ses grandes vertus.
Son compagnon de voyage dans la chaîne du Harz et dans la Forêt-Noire m'a souvent raconté qu'un jour, après une longue journée de marche, Reynaud, le voyant fatigué et voulant lui abréger la route, se lança à travers des escarpements inaccessibles à la recherche d'un sentier plus court qu'il croyait avoir entrevu au-dessus de leur tête. Après une escalade des plus périlleuses, ruisselant de sueur, les mains ensanglantées, il arrive enfin au pli de terrain qui lui figurait une route. Mais quelle est sa surprise ! pas de route ! Continuer de monter ? Impossible !... Le roc s'élevait devant lui droit comme une muraille. Redescendre? Impossible encore!... Ses forces étaient à bout. Reprendre haleine en restant
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sur l'étroite saillie de rocher où posaient ses pieds? Toujours impossible !... Ses jambes fléchissaient sous lui ; au bout de quelques secondes il serait tombé dans l'abîme. Son ami, devinant tout d'en bas, suffoquait de terreur. Tout à coup il voit Reynaud tourner sur lui- même dans cet étroit espace, appliquer son dos là où était sa poitrine, et, se laissant hardiment glisser, tomber assis sur la saillie du roc. Puis, une fois là les jambes pendantes sur l'abîme, il se met à chanter une tyrolienne. Quelques minutes après, il redescend près de son ami, qui lui fait les plus vifs reproches. — « Que veux-tu? lui répond-il simplement, tu étais si fatigué!...»
Une autre fois, poëte, héroïquement poëte, il bravait la mort... pourquoi? Pour aller, il le dit lui-même, presser sur ses lèvres, au haut d'une cime inaccessible, un petit arbrisseau battu de l'orage. Rien ne peint mieux son tour singulier d'imagination que la note de voyage où il raconte cet étrange désir.
« Hier, dit-il, descendant de FIsentha!, je me suis arrêté pour contempler ce grand rocher qui porte une croix au sommet, et qu'on appelle le rocher du Pater-Noster. Il sort de la forêt de sapins comme une île de la mer. Les faucons au cri aigu s'ébattaient autour de son sommet, et sa cime dentelée so détachait comme une ruina sur l'azur du ciel. Soudain j'aper-
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çus, tout à la pointe du rocher, dans une crevasse, un petit arbrisseau qui pendait échevelé sur la vallée et dent le vent agitait tristement les petits rameaux, pauvres de feuilles et do verdure. Qui l'a transporté dans ce lieu aride, si loin du sol natal? Est-ce le vent qui l'a enlevé et conduit où va l'orage de la montagne? Est-ce l'alouette des rochers qui l'a laissé choir en retournant à son nid?... Je me suis pris de pitié pour lui croissant ainsi tout seul loin des arbrisseaux ses frères; il me faisait l'effet d'un exilé. J'ai senti le besoin d'aller à lui, do presser sur mes lèvres ardentes ses rameaux humides de brouillard! Pourquoi? Le sais-je?... La route était rude. Nulle autre haleine humaine ne l'avait encore touché. Nulle autre ne le touchera plus. Se trouvera-t-il deux fois un voyageur qui, pour l'amour de toi, petit arbrisseau, voulût braver la mort? Quand je redescendis, riche d'un souvenir de bonheur, mes compagnons me dirent : « Reynaud, mon ami, vous n'avez pas de sens, vous voulez vous tuer !» Je ne répondis pas; à quoi bon? Ils ne m'auraient pas compris... »
Enfin, un troisième trait de son caractère qui se marque énergiquement dans ses voyages, c'est celui de
Français. On se rappelle les leçons qu'il avait reçues de sou vieux maître d'étude. Quand il atteignit ses dix- huit ans, la Providence lui envoya un nouveau maître de patriotisme qui était digne d'un tel élève, Merlin de
Thionville. Merlin était parent éloigné des jeunes neynaud; la mort de leur père fit de Merlin leur tuteur.
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Ceux d'entre nous qui ont vu quelqu'un de ces vieux débris de la Convention en ont conservé une impression ineffaçable. Ces hommes semblaient d'une autre race; leur accent, leur démarche, leur langage, gardaient dans les circonstances les plus vulgaires de la vie, je ne sais quoi d'héroïque et comme de vibrant. J'ai entendu le vieux Lakanal parler à quatre-vingt-quatre ans sur la tombe de Geoffroy Saint-Hilaire; je l'entends toujours! Dans son discours écrit (j'étais derrière lui pendant qu'il le prononçait), revenaient naturellement les souvenirs des guerres de la République; eh bien, partout où se trouvait sur le manuscrit le mot Prussiens, l'impétueux vieillard avait ajouté en marge à l'encre rouge quelques * nouveaux termes de colère, quelques mots d'indignation et de défi. Dieu sait pourtant s'il en manquait sur le manuscrit même ! Mais, en le relisant, il avait trouvé ses expressions trop faibles, et il les avait un peu rechargées de poudre! Tels ils étaient tous. Nous ne pouvons nous représenter ce que valait alors ce mot : la France! Ils l'aimaient comme on aime ce qu'on a défendu, ce qu'on a reconquis. Tel était surtout Merlin, l'immortel défenseur de Mayence. Sa voix était un cri de clairon. Reynaud sentit auprès de lui s'exalter encore son patriotisme. Aussi ses voyages comme ingénieur dans les pays étrangers nous le montrent-ils toujours préoccupé de
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cette idée, qu'il représentait la France et qu'il devait la représenter vaillamment.
Un jour, on organise dans la Valteline une chasse au chamois pleine de périls. Il y va ; il étonne, il surpasse les chasseurs les plus aguerris, non par bravade ou par vanité, mais pour que le soir au retour on dise : « C'est le Français qui a été le roi de la chasse ! » Dans le Hartz, il arrive un matin une mine aussi profonde que dangereuse d'accès; l'Allemand qui conduisait les travaux lui déconseille de tenter cette rude descente : « Nos ouvriers mêmes, lui dit-il, nos Allemands, ne peuvent descendre et remonter sans prendre de repos, et n'y mettent pas moins de trois heures. — Vraiment? » lui dit Reynaud, et soudain le voilà descendu dans la mine, d'où il remonte sans s'arrêter, en moins de deux heures. Ces bons Allemands ne purent s'empêcher de dire : Ah! ces Français ! Il avait sa récompense ; on avait dit : ces Français, et non pas ce Français ! Toute son ambition était pour la France, jamais pour lui-même; s'il tenait à ce qu'on fit attention à lui, c'était pour qu'on se souvînt d'elle.
Messieurs, vous devez commencer à comprendre ce surnom de bandit qui lui avait été donné. Bandit, à cette époque de fièvre poétique, au milieu du rayonnement de la gloire des Byron et des Schiller, bandit voulait dire Conrad, Lara, Charles Moor, Manfred, Gœtz de Berli-
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cliingen, c'est-à-dire. je ne sais quoi d'héroïque et de poétique, de chevaleresque et de révolté, qui convenait à merveille à cet aventureux jeune homme. Lui-même il a dit de lui dans une lettre :
« Mes défauts sont une haine violente» l'obstacle toutes les fois que je n'ai aucun moyen d'agir contre lui; c'est un sentiment invincible de révolte toutes les fois quo je sens que j'entre dans un état de dépendance vis-à-vis d'autrui ; c'est tin amour sauvage de ma liberté. Il y aura toujours en moi l'homme qui s'est formé seul, au milieu des âpres montagnes de la Corse, à cheval sur les cimes, entre le ciel et l'océan, vivant de sa chasse, couchant à la belle étoile, ne connaissant d'autre autorité que la sienne, et menant lui-même sa vie, »
Le mot de Corse, jeté dans cette lettre, achève de nous expliquer le mot bandit. La Corse fut en effet sa sévère çt dernière institutrice; nous allons l'y suivre.
■ Messieurs, il y a un fait qui est également vrai dans le monde moral et dans le monde physique, c'est que petits ou grands, nous avons tous dans notre vie des époques de crise, ce que j'appellerais volontiers des ères. Le séjour de Reynaud en Corse fut une ère pour lui ; c'est là que son être intellectuel se dessina nettement, que le fruit se noua. Il avait alors vingt-quatre ans.. Sa jeunesse, passée à Paris, avait déjà eu ses
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orages; mais ce n'étaient pas les passions terrestres, les agitations des sens, qui avaient troublé ce cœur véhément, c'étaient les débats de l'âme avec elle-même, es terribles problèmes de la vie, de l'immortalité, des misères de ce monde. La tempête des idées était presque la seule qui eût grondé en lui, et les contemplations, religieuses excitaient dans cette âme de vingt-trois ans des transports et des attendrissements pareils à ceux que l'amour fatt naître dans les jeunes cœurs.
« 0 ma bonne mère, écrivait-il vers cette époque, uno immense joie inonde mon âme!... Plus de vide! plus de spleen!... Hier, l'idée de Dieu m'est apparue claire, sans nuage! l'idée du Dieu présent, personne!!... Le monde est maintenant rempli pour moi d'un adorable ami!... »
A ces effusions religieuses se mêlaient et se liaient en lui, dès ce moment, des préoccupations sociales et politiques.Vous vous rappelez le beau mouvement d'idées qui éclata en France dans ces années de 1825 à 1830. Politique pure, philosophie, poésie, histoire, économie politique, tous les grands objets de la pensée humaine étaient à l'ordre du jour dans tous les esprits. Un groupe d'élèves de l'École polytechnique avait pris pour devise cette formule : Amélioration physique et intellectuelle de la classe la plus pauvre et la plus laborieuse.
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Reynaud, pendant son séjour à Paris, s'était joint à eux, et c'est dans cette double disposition de cœur et d'esprit, c'est tout plein, si je puis parler ainsi, de l'âme de la France nouvelle, qu'il partit pour la Corse, en 1829, comme ingénieur des mines.
Il rencontra en route, à Marseille, sur le bateau, un de ses camarades de promotion, Lamoricière, qui partait comme sous-lieutenant pour l'Algérie. Ils passèrent tous deux une partie de la nuit sur le pont, couchés à côté l'un de l'autre, regardant les étoiles et se disant gaiement : « Quelle est la nôtre? » Grand eût été leur étonnement si on leur eût dit qu'à vingt ans de là, ils se retrouveraient tous deux dans une assemblée représentative républicaine, l'un comme ministre de la guerre, l'autre comme secrétaire d'État au ministère de l'instruction publique.
Les premiers jours de son temps en Corse ne furent cependant pour Reynaud que la continuation de sa vie de voyageur et de chasseur. On l'envoyait dans ce pays comme ingénieur des mines; mais il n'y manquait que des mines. Il l'écrivit au ministre ; puis, trop fier pour manger le pain de l'État sans le gagner, il entreprit de dresser sur place une carte géologique de l'île. Le voilà donc parti sur un petit cheval corse nommé Bayard, son fusil sur le dos, et se lan-
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ï çant à travers la montagne. Cette vie d'aventure le char- [ mait.
Un jour qu'il gravissait un col assez étroit, il aperçoit dans un pli de sentier six robustes gaillards, de physio- nomie non douteuse, armés de longs fusils et couchés sur la bruyère, où ils déjeunaient. Rétrograder, c'était appeler les balles, et puis d'ailleurs... un FraMpaM/ Il donne donc un coup d'éperon à Bayard, et marche droit à ces honnêtes gens, le visage ouvert, souriant, comme charmé de les rencontrer. Arrivé près d'eux, il descend de cheval, les appelle mes amis, feint de les prendre pour des chasseurs, leur demande la permission de cuire à leur feu les merles qu'il avait tués, et les charme si bien par son assurance, par sa gaieté, et sans doute aussi par sa belle et cordiale figure, qu'ils lui offrent à déjeuner. « Seulement, ajoutait-il en riant, quand vint le moment toujours cruel de la séparation, quand je remontai à cheval leur montrant forcément, non plus le visage qui impose toujours, mais le dos qui tente, je m'en allai au pas, très-lentement, pour ne pas paraître avoir peur, mais je serrais involontairement les épaules, m'attendant toujours à sentir s'y loger quelque balle corse. »
Il fallait l'entendre raconter cette aventure, car je n'ai pas connu de conteur, je dirai presque de mime
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plus amusant que ce philosophe austère. On voyait tout ce qu'il décrivait, il le revoyait lui-même. Les gestes, .les accents, les physionomies, il reproduisait tout. Dans les scènes populaires surtout, dans ce qui était franche comédie, peinture profonde des ridicules et des mœurs, il atteignait une puissance de comique qui me rappelait Hogarth. Ce voyage de Corse était un texte inépuisable de récits où sa verve n'avait d'égale que sa véracité. Cher et tendre ami! que de soirées passées à l'écouter et à rire ou à frémir en l'écoutant ! Je le vois encore nous dépeignant l'incendie d'un maquis, une forêt de chênes-liéges s'enflammant et l'entourant d'un cercle de feu, son brave petit cheval corse soufflant, haletant, bondissant sur les monceaux de charbon ardent. On croyait lire une page de Cooper.
Un jour, il arrive dans un village perdu au milieu des montagnes. Tout en soupant : « Ne faut-il pas, dit-il à son hôte, passer le col Sublicio pour aller jusqu'à Cer- vione? —■ Si, signor; mais vous êtes donc déjà venu ici? — Non. — Comment savez-vous que le col Sublicio est là? — Je l'ai vu sur la carte. — Qu'est-ce que c'est qu'une carte? — Vous ne savez pas ce que c'est qu'une carte, une carte géographique? — Non. — C'est le portrait d'un pays. — Le portrait d'un pays ? reprit le paysan sans trop comprendre.— Tenez, ajouta Reynaud,
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je vais vous en faire un, je vais vous dessiner sur la muraille la carte géographique de la Corse. » Et il saisit un morceau de charbon. « Attendez, monsieur, lui dit le paysan, je vais aller chercher mes voisins... » Et au bout de quelques instants, voilà la chambre pleine d'une vingtaine de paysans corses, entourant et regardant Reynaud comme on regarde un magicien. Il tire sa boussole pour s'orienter. « Qu'est-ce que ce petit instrument?... » Il leur explique, avec ce talent de vulgarisateur qu'il avait à un si haut degré, l'invention et l'usage de la boussole; puis, debout, à la lueur du foyer, armé de son morceau de charbon, il fait apparaître à leurs yeux stupéfaits l'image de leur propre pays, leur dessine à grands traits les golfes, les promontoires, les monla- gnes, mêle à son dessin mille détails curieux sur l'his- ( toire ou le caractère géologique de chaque contrée, et les tient ainsi jusqu'à minuit suspendus à ses lèvres, à sa main, et ne sachant ce qu'ils devaient admirer le plus, ou cet art merveilleux de représenter un pays inconnu, ou cette parole magique qui peignait ce que dessinaient ses doigts. — Plusieurs années après, un voyageur français passant dans ce village, on le conduisit aussitôt dans la maison devenue célèbre. Il trouva la carte encore empreinte sur la muraille, mais bien plus empreint encore dans les âmes le souvenir de celui
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qui avait pris dans leur imagination quelque chose de légendaire, et qu'ils avaient vu, avec surprise, le lendemain de cette scène, s'élever seul sur les âpres cimes du Sublicio.
Les cimes ont joué un grand rôle dans la vie de Reynaud ; on peut dire que les Alpes ont été ses meilleures consolatrices et ses plus chères conseillères. Dès qu'un trouble d'idées le saisissait, dès qu'un grand chagrin venait le frapper, il s'envolait vers les hauts sommets comme un aigle blessé vers son aire. Errant pendant des journées entières avec sa boussole pour seul guide, parmi les solitudes des neiges éternelles, son cœur s'apaisait, son intelligence s'éclairait, et, quand il redescendait dans les villes, il rapportait, ce semble, sur son front et dans son âme, quelque chose de la paix et de la lumière de ces sublimes spectacles.
Eh bien! en Corse, il passa de longues heures, assis, ou plutôt, comme il le dit lui-même énergiquement, à cheval sur la pointe d'un roc qui s'avançait dans la mer comme un promontoire; et là, seul, en plein ciel, voyant ou sentant tout autour de lui à l'horizon la France, l'Italie et la Grèce, loin de la terre et cependant relié à la terre par la vue et la pensée, il agita en lui- même toutes les grandes questions de la vie. Là se formèrent, au sein de l'immensité et comme à portée de
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la voix de Dieu, toutes ses idées sur le Créateur, sur la "S création, sur l'homme, sur la société, sur nos devoirs, iur nos droits. Mais là aussi lui apparurent sa place à jui, et son rôle dans ce monde! Il était monté sur ces , montagnes ingénieur, il en redescendit philosophe, et le philosophe força l'ingénieur à donner sa démission.
Je dis força, le mot n'est que juste. Ce moment fut ' pour Reynaud un moment de grande lutte. Une fois < engagé dans le monde des idées, une fois gagné à leur cause, il sentit le besoin de se vouer tout entier à leur service. Depuis son. séjour en Corse, il était resté en active r correspondance avec le jeune groupe de polytechniciens, : et tout ce qui s'agitait à Paris l'agitait. La révolution de 1 Juillet, qui éclata sur ces entrefaites, acheva de mettre le feu à son âme. Alors les affaires pratiques, les détails administratifs, le métier d'ingénieur lui devinrent odieux. tv La perspective d'être condamné à une telle vie, dût- elle le mener un jour aux plus hautes fonctions, le J fit frémir. « J'ai besoin d'agir, écrivait-il, je sens quel- que chose qui me pousse!... » La Corse commence à lui peser comme une entrave insupportable. « Adieu, ômon j île! s'écriait-il; métier de Robinson n'est pas métier de s ce temps! Il s'agit de la vie et de la mort des nations! Honte à celui qui se sent du courage à l'âme et qui con- ; sent à s'isoler !... Pour moi, je crois que j'en mourrais ! »
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11 n'y tint pas, et un jour, sans demander de congé, il partit pour Paris. Ses premières démarches eurent pour but un simple changement de résidence. Puis il comprit qu'il y a des fonctions incompatible, qu'on ne peut pas être ingénieur jusqu'à six heures du soir et philosophe le reste du temps, qne la pensée, et surtout la pensée active, militante, est une maîtresse jalouse qui n'accepte pas de partage, que la condition première de la mission qu'il se proposait était de ne relever que de lui- même, qu'il fallait enfin choisir entre son rôle et son état. Il choisit. Il demanda un congé illimité, c'est-à- dire qu'il donna sa démission.
Le parti était rude, non pour lui; l'incertitude même de son avenir nouveau lui était un stimulant de plus; il éprouvait une sorte de joie âpre à la pensée des sacrifices qu'il faisait à sa cause, des privations qu'il allait subir pour elle. Mais sa mère ! quelle fut sa surprime, son regret, sa crainte ! Avoir tout sacrifié pour assurer une profession à ses fils, et, au moment où ils entrent à pleines voiles dans la carrière, voir celui des trois sur lequel reposaient peut-être ses plus chères espérances tourner le dos à un noble but déjà atteint, se jeter dans l'inconnu, dans la misère peut-être; mais tel était l'ascendant naturel de Reynaud, même dans sa jeunesse, tel était le respect qu'il inspirait à tous, même à sa mère,
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que, tout en le blâmant, elle ne s'opposa pas direc- tement à son dessein; quelque chose lui disait tout bas, en dépit de ses répugnances, qu'une telle âme avait le droit de chercher sa route en dehors des voies ordinaires. Qui sait même si, dans les mystérieuses profondeurs de l'amour maternel, elle n'éprouva pas une sorte de joie orgueilleuse à voir son fils si imprudemment généreux ?
LE PHILOSOPHE.
Reynaud débuta dans sa nouvelle carrière par le saint- simonisme, son passage y fut rapide et éclatant. L'école saint-simonienne eut deux périodes très-ditTérentes. Rien ne ressemble moins à ses débuts que sa fin. Les folies de Ménilmontant, les costumes bizarres, les dénominations ridicules, les théories immorales aboutissant à une sorte de papauté d'Épicure n'ont rien à faire avec les idées graves, humaines, qui servirent de drapeau à l'école naissante. Sa doctrine se résumait en un mot : Perfectibililè; son buten une phrase: Amélioration morale, intellectuelle et physique des classes pauvres et laborieuses. — Reynaud fut le défenseur ardent de ce premier programme, et l'ennemi terrible du second.
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Quand les doctrines généreuses se transformèrent en théories subversives, Reynaud les dénonça à l'indignation publique, dans une séance à la salle Taitbout qui est restée célèbre.
Tout, dans la salle et sur l'estrade, était tumulte et clameurs. Le public, partagé entre les deux camps, applaudissait-et huait tour à tour les deux adversaires; les saint-simoniens, éperdus, allaient de Reynaud à Enfantin et d'Enfantin à Reynaud; Enfantin, troublé pour la première fois, se défendait mal. « Vous démoralisez les ouvriers, s'écriait Reynaud, dont la véhémence allait toujours croissant, en ne leur parlant jamais que d'ar-j gent !... Vous démoralisez les femmes en affranchissant leurs passions au lieu de leur âme!... Mais rappelezvous ce mot terrible que la Bible applique à Satan : La femme se relèvera contre toi et t'écrasera la tête ! » La confusion et les cris devinrent tels, qu'il fallut lever la séance. M. Enfantin quitta la salle, entraînant avec lui tous ses partisans; les amis de Reynaud l'entourèrent en le suppliant de ne pas sortir; ils craignaient l'exaspération de quelques fanatiques. C'était en effet un coup mortel porté à M. ^Enfantin. Sur dix-huit saint-simoniens qui composaient cette famille philosophique, un très-petit nombre suivirent le Père à Ménilmontant; le saint-simonisme matérialiste était terrassé, mais le vain-
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queur n'était pas moins blessé que le vaincu, car le saint-simonisme lui-même était mort du coup, et Rey- naud se sentit écrasé sous les débris du temple qu'il avait renversé.
Avec le saint-simonisme, en effet, disparaissait tout ce qu'il avait cru, tout ce qu'il avait espéré depuis trois ans; un vide affreux se fit dans son âme. Les cœurs vulgaires ne connaissent guère d'autre spleen, à vingt ans, que celui qui naît de l'amour déçu ou de l'ambition trompée. Il fut saisi, lui, de celte mélancolie particulière qu'éprouvent seules les âmes supérieures, Tanière tristesse qui suit les nobles espérances détruites, les rêves de bonheur public évanouis, la cruelle conscience de notre impuissance à faire le bien. Ceux qui ont connu Reynaud à ce moment ont gardé un vif souvenir de son humeur farouche. Les larmes de joie de sa mère, toute radieuse de le voir échappé au saint-simonisme, ne pouvaient le consoler. Retiré d'abord chez son frère, puis près de Paris, il se complaisait dans une pauvreté stoïque. On eut dit que c'était encore une protestation contre les théories matérialistes qui l'avaient révolté. Je méprise l'or! disait-il alors avec un orgueil sauvage. On m'a conté de lui, à ce moment, un trait qui caractérise bien l'état de son âme. Il lui arrivait parfois de n'avoir chez lui qu'un morceau de pain. Dans un de ces jours
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de jeune forcé, il entra chez un ami à l'heure du repas; on lui offrit d'y prendre part; il refusa. « Pourquoi votre refus? lui dit une personne qui en avait été témoin. Est- ce que vous avez déjà dîné? — Non. — Pourquoi donc avoir refusé?— Parce que je n'ai pas de quoi dîner chez moi. — Raison de plus. — Raison de moins ! D'abord, je ne veux pas changer la maison d'un ami en hôtellerie, et l'amitié en parasitisme ; puis, si aujourd'hui je m'assieds ayant faim à la table d'un ami, je viendrai peut-être demain m'y asseoir parce que j'aurai faim ! Et alors voilà mon corps qui est mon maître, et je ne veux pas de maître, lui surtout!... »
Et comme son ami le regardait avec surprise. « Oh! je l'ai habitué à obéir, reprit-il gaiement. Dans mes longs voyages de jeune homme, je lui disais le matin en partant : Tu n'auras à déjeuner que quand tu auras fait six lieues! » Les six lieues faites, il réclamait. Encore deux lieues! lui répondais-je; et comme il grondait parfois : Allons, lui disais-je, marche et tais-toi ! Et il se taisait. Eh bien, il se taira encore aujourd'hui. » Et là-dessus il rentra chez lui, et dîna de son morceau de pain.
Ce moment de crise fut court. 1834 nous le montre dans le plein développement de sa puissance philosophique. Rédacteur en chef de l' Encyclopédie nouvelle, il.
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y répandit, pendant douze ans, une multitude immense de travaux historiques, métaphysiques, scientifiques, littéraires, critiques, et y jeta le premier germe de ses deux ouvrages fondamentaux : Terre et Ciel, et l'Esprit de la Gaule. Nous nous y arrêterons un moment, car Rey- naud est là tout entier.
Quand on parcourt par la pensée quelques-unes des religions qui se sont partagé le monde, on est frappé de rencontrer au fond de presque toutes un sentiment commun, quoique manifesté sous des formes diverses; ce sentiment, c'est la lassitude de la vie. Soit en effet que, comme dans le judaïsme, le dogme se taise sur l'immortalité de l'âme et semble assigner à l'existence de l'homme le même terme qu'à sa vie corporelle; soit que cette immortalité se réduise, comme chez les poëtes anciens à un vain royaume des ombres, ou, comme chez les philosophes, à un vain bruit de renommée qui se prolonge quelque temps dans la mémoire des hommes pour s'éteindre bientôt comme un son qui meurt en se répétant; soit que, comme dans quelques sectes religieuses de l'Inde, le sage aspire ardemment, pour seule récompense de ses vertus, à s'évanouir dans le nirvana; soit enfin que, comme dans le catholicisme lui-même, l'homme, se survivant, aille, selon ses mérites, prendre place pour toujours parmi les élus dans une béati-
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tude immuable, parmi les damnés dans une douleui sans changement, ou parmi les habitants du purgatoire dans une peine qui peut finir mais qu'ils ne peuvent pas faire unir ; toutes ces explications de la mort peuvent se résumer en ceci : abdication de la vie ; repos dans la joie, dans la peine ou dans le néant, mais plus de luttes, plus de traverses, plus d'affections nouées et brisées, plus de progrès et de décadence, c'est-à-dire plus de vie telle que la terre nous la fait. Il semble que ce fardeau de la vie ait si lourdement pesé sur les épaules humaines, que l'homme n'ait qu'une ambition, s'en décharger, et que, dans ses rêves sur sa destinée, il ait pu tout accepter pour lui-même, sauf redevenir homme.
Une race pourtant s'est senti au cœur, dans notre Occident, assez de vitalité pour vouloir prolonger la vie humaine dans la mort, ou plutôt pour abolir la mort : c'est la race gauloise. Loin d'être écrasés du poids de leurs années terrestres, les Gaulois, dans leur dogme, osaient ressaisir les années antérieures à la naissance par la préexistence, s'emparaient du temps qui suit la mort par l'immortalité, posaient enfin cette doctrine : la vie terrestre n'est qu'une étape de la vie éternelle. Eh bien ! telle est, avec toutes les différences que la civilisation, le christianisme et la science ont amenées dans
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noire manière de considérer la vie, telle est, disons- nous, la doctrine de Jean Reynaud dans Terre et Ciel. La perpétuité de la vie, voilà son dogme ; le progrès continu, voilà sa foi.
Seulement, il ne commence point par se placer au centre de la métaphysique pour parler en métaphysicien ; il ne s'appuie pas d'abord sur la théologie spéculative pour raisonner en théologien ; c'est la science qui est son point de départ et sa base d'argumentation. Astronome, géologue, physicien, chimiste, il se sert de l'astronomie, de la physique, de la géologie, de la chimie, pour en faire, non pas, comme les savants orllinaires, des ouvrages spéciaux de théorie ou de pratique, mais des instruments de croyance. Il les applique lui aussi,.ces sciences, selon le goût de notre temps, mais ce n'est ni à l'industrie ni à l'agriculture, c'est à la connaissance de la création et du Créateur. Du haut de cette double et toute nouvelle position de savant et de théologien, il appelle à lui comme autant d'auxiliaires, et, si je puis parler ainsi, comme autant de Pères de l'Église, Galilée à côté de saint Paul, Newton auprès de saint Augustin, Keppler, Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire, Élie de Beaumont avec saint Thomas d'Aquin ou Origène, et déduit l'organisation du monde moral de l'étude raison- née de l'univers physique. Or, que lui dit-elle, cette
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étude? Que notre terre n'est pas, comme le croyait le moyen âge, le centre et le but de l'univers, une sorte d'arche sainte flottant solitaire ou du moins unique dans une immensité peuplée seulement de flambeaux destinés à l'éclairer, mais un monde semblable à tous les milliers de mondes qui nous entourent, soumis aux mêmes lois, et nageant de conserve dans l'espace avec tous ses frères célestes. De là à croire que les mondes pareils à lui sont peuplés comme lui, il n'y a qu'un pas: l'auteur le franchit ; il conclut, de la multiplicité infinie des mondes, la multiplicité infinie des créatures, et nous montre, dans les divers astres, les diverses demeures des êtres humains qui passent éternellement de l'un à l'autre en luttant toujours, c'est-à-dire en se per. ; fectionnant sans cesse sans arriver jamais à être par- faits.
Telle est la pensée générale de ce livre. Nous ne nous dissimulons pas les objections qu'il soulève, et nous en aurions nous-même plus d'une à lui opposer; mais, sans entrer dans les discussions métaphysiques qui ne sont pas de notre compétence, et à ne juger que sa valeur morale, on peut affirmer qu'il y a là une doctrine virile, saine et profondément religieuse.
Ce mot, religieuse, blessera peut-être quelques esprits élevés, mais intolérants, qui frappent du nom de sacrit
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lége toute œuvre tendant à attaquer tel ou tel dogme de la religion catholique.
J'admire dans la religion catholique la plus grande institution que le monde ait connue. Quels qu'aient été les excès souvent affreux dont ses bienfaits furent mêlés, quelque appui qu'elle ait prêté parfois au despotisme, quelque résistance qu'elle apporte aujourd'hui au développement de plusieurs des idées modernes, on ne peut oublier qu'elle a été la grande institutrice du genre humain pendant de longs siècles; et si, par la pensée on la supprimait pour un moment de l'histoire, il se ferait un tel vide dans le monde que l'âme en resterait épouvantée! Mais résulte-t-il de ces bienfaits passés que l'Église catholique doive demeurer à l'abri de tout contrôle, de tout examen? Nous ne le croyons pas. La règle des sociétés a changé: ce qui se conservait par le silence ne peut plus aujourd'hui se conserver que par la parole. Qu'on y adhère ou non, c'est la loi! Famille, religion, législation, tout ce qui vit, doit combattre et ne peut vivre que par le combat. La liberté de pensée ne serai qu'un vain mot sans la liberté de discussion, et le bon sens ne saurait comprendre que, dans un pays où l'État ouvre des temples protestants et des synagogues juives, il ne soit pas permis, sans impiété, de discuter tel ou tel dogme catho'ique.
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Je vais plus loin. Il y a dans l'histoire des sociétés tel moment où-tout dissentiment de culte doit cesser entre tous ceux qui ont un culte pour courir à la défense de ce qui est au-dessus de tous les cultes, la croyance à Dieu et à l'immortalité. Le monde tend à se partager, bien inégalement encore, grâce an ciel, mais cependant tend à se partager en deux classes : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Tandis que le commerce, l'industrie, les sciences pratiques, l'ordre matériel, l'ordre social, tout ce qui s'occupe du corps on relève de l'esprit seul, se développe miraculeusement, il semble que tout ce qui est du domaine de l'âme se stérilise et se refroidisse. Voilà où est Ir. péril ! voilà le point véritable du combat ! La lutte n'est plus, hélas ! aujourd'hui, entre catholiques et protestants, entre unitairiens et trinitairiens : elle est bien plus haut, elle est bien plus loin. Les hommes sérieux qui sont en commerce habituel avec la jeunesse restent épouvantés de voir s'étendre peu à peu, comme les flammes sinueuses d'un lent incendie, cette fatale doctrine de l'athéisme, qui est la négation de l'homme autant que la négation de Dieu. Eh bien 1 toute œuvre, toute parole qui combattra ce fléau est parole sainte, et, à ce titre, Reynaud, comme Channing, est un soldat de la foi.
Quelle foi plus vaillante en effet que cette croyance â
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un combat éternel ! Quel sursum corda que ce tableau de l'homme restant éternellement l'ouvrier de sa vie ! Quelle énergique affirmation des trois grands principes de toute religion : la personnalité divine, la personnalitt humaine et le libre arbitre ! Chose étrange, mais logique. on puise à la fois dans ce livre plus de respect pour la vit et plus de mépris pour la mort. Comment, en effet, ne pas mépriser la mort, si, au lieu de tout trancher, elle continue tout et nous sert seulement de transition, je dirai presque de barque de passage d'un monde à l'autre? Et comment ne pas respecter la vie, si elle est l'image temporaire de notre condition éternelle dans l'univers?
Du reste, le meilleur commentaire de Terre et Ciel, c'est son auteur. Son livre, c'était lui. Profondément convaincu que cette terre est une partie du ciel, il vivait en réalité en plein ciel, en plein infini : il était citoyen de l'univers ! Les agitations du monde, dans ce qu'elles ont de misérable, nos passions mesquines, nos ambitions terrestres lui apparaissaient comme de petites bulles d'air sur la surface d'un vaste océan, et, en même temps, rien de ce qu'il y a de grand d.ms ces passions mêmes ne lui était étranger, car, contrairement au catholicisme, il voyait dans tous les sentiments fondamentaux de notre âme une part d'éternité.
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Sa piété était profonde. Dieu, si présent dans son livre, était plus présent encore dans son cœur. Ces perpétuels élans vers le Créateur qni remplissent chaCll ne de ses pages sanctifiaient chacune de ses actions. Dieu n'était pas pour lui une vaine force, mens agitat molem, mais un être réel qu'il interrogeait, qu'il consÜJtait, qu'il suppliait à chaque instant ; sa vie, si je puis me servir de ce mot, sa vie priait sans cesse 1 !
De là, dans le style même de ce livre, un caractère si nouveau. Aux magnificences de descriptions, aux trésors d'harmonie que le po'ète rapporte, ce semble, de son commerce perpétuel avec les sphères célestes, le croyant ajoute cette forme sévère qui naît d'une conviction sérieuse, et qui rappelle les grands écrivains du xvme siècle.
1. Je ne puis m'expliquer l'aveuglement de quelques hommes sérieux qui ont accusé Reynaud de panthéisme. Je trouve dans ses papiers une note qui dit tout à ce sujet : « Quand je m'imagine cette sublime puissance s'inclinant pour me donner l'être, à moi chétif et misérable, me faisant petit, afin qu'un jour, ayant contribué moi-même à ma grandeur, je me sente plus grand, faisant plus pout moi que n'ont jamais pu faire parents ou bienfaiteurs, je me sens touché au fond de l'âme, et le mouvement d'amour se déclare. Des lors le problème est résolu; je n'ai plus que faire de logique et do métaphysique; j'aime, je suis convaincu. Du jour où j'ai aimé de
toutes les forces de mon âme, il m'a été impossible de douter que l'idée éveillée dans mon entendement correspondît à un être réel. *
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Heynaud, en effet, reproduit souvent leur grandeur, non par une imitation extérieure de leurs mots ou do leurs tours de phrase, mais par parenté naturelle de son intelligence avec la leur. Il leur ressemble parce qu'il est de leur famille. La grande différence de Bossuet et de Pascal avec Rousseau, avec Montesquieu, même avec Labruyère, c'est que ces derniers étaient, si je puis parler ainsi, des stylistes, des artistes en style, artistes de génie, artistes inspirés, mais artistes enfin, c'est-à- dire mettant la forme presque au même rang que le fond, et se préoccupant de l'effet littéraire dans les questions les plus considérables pour le genre humain. Bossuet et Pascal, au contraire, tout entiers à la pensée qui les domine, entraînés les premiers par la conviction qu'ils veulent faire passer en vous, ne se soucient ni de vous plaire ni de vous faire crier bravo, mais de vous convaincre, de vous toucher. Ils écrivent avec la naïveté d'un homme transporté par une passion véritable : toujours hommes, jamais hommes de lettres. Tel est le caractère du style de Reynaud. S'il vous inspira souvent de l'admiration, c'est qu'il ne s'occupe pas d'être admiré, et qu'en parlant de Dieu et des hommes, il pense toujours aux hommes et à Dieu, jamais à lui.
L'Esprit de la Gattle est le complément de Terre et Ciel. C'est Terre et Ciel en action. L'Esprit de la Gaule à
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été l'objet de vives critiques de la part d'historiens sérieux et compétents.
L'auteur, disent-ils, fonde sa théorie sur des faits exacts et habilement mis en lumière, mais il en tire des conséquences infiniment trop étendues et trop précises; il part du vrai pour arriver au chimérique. Quelques textes glanés à grand'peine dans les historiens anciens, quelques débris de chants populaires, quelques restes d'inscriptions heureusement déchiffrées, quelques monuments en ruine ingénieusement interprétés ne suffisent pas pour décrire les mœurs, la religion, la vie politique d'un peuple avec la précision du peintre qui fait un portrait sur le modèle. M. Cuvier a pu, à l'aide d'un fragment de mâchoire, reconstruire toute une espèce disparue, parce que les lois de la nature physique ont une fixité qui permet à la déduction, fondée sur l'analyse, de devenir une véritable divination; mais appliquer ce procédé à l'histoire d'un peuple, surtout à l'histoire des mœurs, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus mobile, de plus contradictoire, c'est introduire dans le récit la conjecture au lieu de l'observation, l'imagination au lieu de la réalité. Les Gaulois et les druides de M. Reynaud sont sortis armés de toutes pièces de son cerveau; aussi sont-ils faits à son image. C'est son portrait, ce n'est pas le leur.
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pus avons laissé à ses critiques toute leur valeur, et p ajoutons qu'à priori, et à ne considérer que la pure d'esprit de Reynaud, nous les croyons vraies ptrtie. Il y avait, en effet, en lui à la fois un poëte et Mathématicien : double danger pour un historien! p, sa conscience l'empêchait de partir jamais d'un qui ne fût incontestable ; mais, une fois ce point ^i, ses facultés créatrices l'entraînaient parfois dans fc série d'hypothèses que sa dialectique transformait conséquences rigoureuses. Il démontrait géomélri- Ment ce qu'il avait poétiquement imaginé, et la é,n*té scientifique de son procédé prêtant à sesconjeces la force d'un raisonnement, le mathématicien ipait le poëte, qui, à son tour, pouvait égarer l'his- iea. On va bien loin en histoire avec l'imagination et bgique.
|t est le défaut de Reynaud dans le domaine des i£:'-
des historiques. Mais ajoutons, pour être juste, qu'à Îlirant ¡",,, correspondait une rare qualité. Souvent sa lié inventive devint une sorte d'intuition; souvent ,rigueur de raisonnement lui révéla ce que l'obser- Éd seule eût été impuissante à découvrir. Il agrandit jtâiiip même des faits en portant dans les points Ikb la lumière des idées. Le célèbre Eugène Bur- w~-
STse plaisait à raconter que, dans un travail considé-
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rable sur Zoroastre, Reynaud ayant osé supprimer comme faux, au nom de la logique, un fait reconnu exact jusque-là pour tout le monde; des découvertes plus précises, donnèrent raison à celui qui avait deviné contre ceux qui savaient. Les lecteurs qui ouvriront sa belle biographie de Merlin de Thionville pourront observer comment, armé d'un petit nombre de faits précis et comparés les uns les autres, il arrive de raisonnement en raisonnement à réduire à néant toutes les imputations calomnieuses qui obscurcissaient la mémoire de l'héroïque défenseur de Mayence1. Même sagacité inventive dans l'Esprit de la Gaule; j'ajoute, même sentiment du devoir. C'était la reconnaissance, c'était une affection filiale qui lui avait inspiré cette apologie de Merlin; c'est son amour pour la France qui lui dicta son Esprit de la Gaule.
Son patriotisme s'indignait qu'on vît toujours en nous dos héritiers des Romains. Il avait besoin d'enter notre nationalité sur une souche vraiment nationale; il avait besoin de retrouver dans l'âme de nos pères les senti-
1. Un témoignage considérable m'a confirmé dans la valeur historique de ce travail sur Merlin de Thionville. Un jour, je le trouvai aux mains de M. le duc Pasquier, si bon juge des événements auxquels il avait assisté. Je lui demandai son avis : « Mon avis, me répondit-il, est que l'auteur de ce livre a raison.» - - ..
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ments qu'il sentait si vivants dans la sienne, et qui font la gloire comme la force de notre société moderne. Grande fut donc sa joie, grand son enthousiasme, quand les idées de l'immortalité, de l'unité de Dieu, de la liberté lui apparurent comme les fruits naturels de notre sol. Il lui sembla qu'il affranchissait l'âme de son pays du joug de la conquête, et cette conception patriotique donna vie et force à son œuvre.
Le livre porta coup. Qu'importe qu'il ait tort sur tel ou tel point de détail? Qu'importe même que, selon l'habitude des intelligences synthétiques, il ait trop voulu unir en un ensemble philosophique et systématiquement lié les points de doctrine encore épars du druidisme? La direction générale des idées n'en est pas moins juste. Il n'en a pas moins fait faire un pas à notre histoire. La science historique, pour avancer, a également besoin des Mignet et des Michelet. A côté des esprits supérieurs, patients sans être timides, qui ne marchent que pas à pas, mais dont chaque pas est une conquête définitive, il lui faut des intelligences aventureuses, hardies, inventives, qui se jettent aux points les plus obscurs des origines comme des pionniers au plus épais des forêts vierges, hache en main, abattant, défrichant, faisant trouée. Ne leur demandez pas la régularité et la sûreté de marche des premiers. Leur
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rôle n'est pas de bâtir des villes et de tracer des rues, mais de porter violemment la lumière dans les inaccessibles solitudes. Ce sont des soldats d'avant-garde. Tel fut Reynaud. Son livre réveilla l'esprit gaulois en France ; à sa suite surgirent de nombreux travaux sur les origines celtiques, et ces travaux aboutirent en grande partie à lui donner raison, du moins sur le fond. Aujourd'hui nul écrivain sérieux ne pourrait tenter d'écrire nos annales sans tenir grand compte de ses idées. Il ne nous en faut pas plus pour pouvoir dire qu'il a fait dans J'Esprit de la Gaule œuvre de patriote, de poële et d'historien.
L'HOMME D'ACTION.
1848 le surprit au milieu de ces travaux, et montra en lui l'homme d'action. Dans la nuit du 24 février, il était à l'Hôtel de ville, et Lamartine, qui ne le connaissait pas alors, m'a souvent raconté qu'au milieu des agitations de ces heures décisives il n'avait pu s'empêcher d'admirer cette figure pleine d'un tranquille courage. M. Carnot, nommé ministre, l'appela avec lui à l'instruction publique. Il y entra, sinon avec le nom, du moins avec les fonctions de secrétaire d'État, et y mar-
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qua son passage par trois faits Importants : la fondation d'une école d'administration, une loi sur l'instruction primaire, une circulaire aux instituteurs. Sa loi et son école étaient excellentes; sa circulaire, très-juste en elle- même, renfermait un mot malheureux.
* Reynaud aimait à rédiger ses idées en formules. Comme philosophe, il avait peut-être raison ; comme politique, il avait tort. Rien ne ressemble moins à la vie pratique que l'algèbre. Les idées politiques, les idées de fait, enfermées dans le cadre rigide des définitions philosophiques, y sont mal à l'aise et s'y faussent. C'est ce qui arriva dans cette circulaire. La phrase sur l'éducation et la fortune ne saurait être défendue, et elle reste encore aujourd'hui attachée comme un reproche au souvenir du ministère Carnot. Ceci me confirme dans l'opinion que j'ai entendu émettre à M. le duc Pasquicr. Nous parlions d'un mot malheureux échappé en pleine assemblée à un orateur considérable : « Il aurait mieux valu pour lui, me dit M. Pasquier, qu'il eût fait une faute. Les actions se discutent, se contestent, s'altèrent avec le temps ; mais les mots restent. En politique, il vaut mieux faire deux maladresses que d'en dire une. » On peut adresser un autre reproche à Reynaud. Lorsque, après les journées de Juin et sous le coup de la réaction antirépublicaine qui les suivit, sa loi et ses
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deux institutions furent soumises à la Chambre et repoussées ou détruites par elle, il les défendit mal. Pourquoi ? Pourquoi cette parole si entraînante à Lyon devant trois mille ouvriers, si forte et si grave dans la commission des hautes études devant une assemblée d'esprits supérieurs, si puissante dans les réunions particulières, ne se produisit-elle à la tribune qu'un peu froide et un peu roide ? Que lui manqua-t-il ? Le temps. On ne devient pas orateur politique en deux mois ; les plus éloquents même ne peuvent se passer de l'apprentissage de la tribune ; le premier discours de M. Thiers , ne révélait pas, dit-on, un orateur. Puis, il y avait dans -, Reynaud une singulière disposition qui n'était pas sans , un certain mélange de hauteur autant que de gran- deur. Il ne pouvait parler, je veux dire être tout lui- . même en parlant, que sous le coup d'une vive sympa- , thie ou d'une antipathie violente, et surtout en vue d'un but élevé à atteindre. Que quelque noble cause excitât . son enthousiasme, que quelque basse doctrine excitât sa colère, et sa parole s'élevait jusqu'à la plus haute éloquence; mais parler à titre d'orateur, parler pour être admiré, pour faire, non pas réussir, mais valoir ses idées dans un intérêt de succès personnel, il en était incapable. De là sa conduite à l'Assemblée.
Il jugea du premier coup d'œil que ses trois œuvres
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étaient condamnées d'avance, que les hommes et les choses de la république avaient fait leur temps; une sorte de dégoût hautain glaça la parole sur ses lèvres, et il se renferma dans quelques explications brèves et froides. Son rôle politique était fini. Je ne puis en prendre mon parti. Je ne puis me consoler que tant de patriotisme, tant de sympathie pour les classes pauvres, tant d'idées ingénieuses et grandes pour le bien public soient restées stériles, et que la France n'ait pas su qu'il aurait pu y avoir dans ce philosophe un éminent homme d'État 1. 11 avait en effet le don naturel de l'autorité. Il était né gouvernant. Il agissait à la fois sur les hommes par l'ascendant et par l'enthousiasme, également propre à les faire obéir ou à les électriser. Sans doute le maniement des affaires publiques et des assemblées politiques amène ou exige souvent certaines conduites qui lui eussent été insupportables. On gouverne plus les hommes par leurs défauts que par leurs qualités ; qui dit homme politique dit plutôt tentateur qu'ange gardien, et Reynaud n'eût pu se résigner à ce rôle. Mais, en dehors du train habituel des choses où je ne regrette pas sa présence dans un moment de crise décisive et
i. Ce que je dis là, je l'ai entendu dire à deux hommes bîèrt éminents et bien différents, Lamartine et lord Brougham.
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d'action organisatrice, ayant le pouvoir en main et le temps pour lui, il était de taille à compter parmi les guides d'un grand peuple. Dieu ne l'a pas voulu; résignons-nous, comme il s'est résigné lui-même. Croyons avec lui que la Providence avait plus besoin de ses services comme penseur que comme homme public. ~
Mais ne quittons pas cette trop courte période de sa vie sans citer un trait où éclate tout ce qu'il avait de courage, d'humanité et, si je puis parler ainsi, d'invention dans le dévouement. Il était représentant et sous-secrétaire d'État dans les fatales journées de Juin. Ce qu'il y a de plus affreux dans les guerres civiles, ce n'est ni le' sang qui coule, ni les morts qui couvrent le pavé, ni les murs effondrés par les boulets, ce sont les sentiments qui fermentent dans les âmes. Rien d'aussi terrible que la haine de ceux qui devraient s'aimer. La sombre légende qui ouvre l'histoire du monde, la légende de Caïn et d'Abel, semble planer sur ces mêlées fratricides et les marquer de je ne sais-quel sceau de rage infernale. Dans les guerres ordinaires on se hait en ennemis, dans les guerres civiles on se hait en frères. C'est ce que, nous avons tous vu dans les journées de Juin, et j'en garde dans mon cœur un exemple à la fois bien navrant et bien sublime. Nous étions campés sur la place de la Concorde,
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avec les gardes nationaux de notre village, c'était le lundi, le troisième jour ; la bataille venait de finir : vers les quatre heures, passe sur la place, à quelques pas de I nous, un homme en blouse, un ouvrier, seul, sans armes, marchant paisiblement. A!a vue de cette blouse, nos paysans s'écrient: Un insurgé! un insurgé! et se précipitent sur lui la baïonnette au poing. Nous voulons les retenir. Vains efforts ! Le malheureux, épouvanté, s'enfuit. Des cuirassiers qui stationnaient dans les Champs-Élysées, le voyant fuir, le croient coupable, et deux d'entre eux se lancent sur lui au galop; on l'atteint, on l'entoure; baïonnettes et sabres sont levés sur sa tête, son sang coule déjà, il va être massacré ! Tout à coup un homme, au risque d'être tué dix fois, se précipite au milieu de ce tumulte et de ces armes; il ne dit pas un mot, il ne fait pas une prière, mais par un mouvement plus rapide que la pensée, il arrache de sa poitrine son écharpe de représentant et la jette sur l'ouvrier ! A la vue de ce signe, les armes tombent, les menaces cessent; cette écharpe devient pour ce malheureux comme un des lieux d'asile de l'antiquité ou du moyen âge. C'est qu'en effet, c'était un lieu d'asile et le plus grand de tous! car c'était l'image de la Nation elle- même! C'était derrière le peuple tout entier que cette main inconnue et généreuse avait abrité cet homme du
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peuple, qu'il l'avait sauvé... Eh bien, cet inconnu, ce sauveur, c'était Jean Reynaud.
Je ne pourrais trouver une meilleure transition pour arriver à la dernière partie de cette étude, à la peinture de Reynaud comme homme de cœur.
- Messieurs, il n'est pas rare de voir des philosophes dont toutes les théories ont pour objet le bonheur de l'espèce humaine et qui ont assez peu de souci des individus dont se compose cette espèce; pleins de sympathie pour l'homme, ils sont pleins d'indifférence pour les hommes. On dirait que, tout ce qu'ils ont de généreux étant absorbé par les sentiments généraux, il ne leur en reste plus pour les sentiments particuliers. Tel n'était pas Reynaud. Jamais âme enfermée dans le cercle des affections individuelles n'en a eu davantage toutes les délicatesses, je dirai presque toutes les nuances. Enfant, sa mère l'appelait ma perle, comme pour peindre tout ce qu'elle trouvait d'exquis et de rare dans son cœur. Jeune homme, une sensibilité presque féminine s'alliait si. étrangement en lui à la véhémence pathétique, qu'un de ses amis disait : t( Le cœur de Reynaud n'a pas d'épi-1 derme; il suffit d'un pli de feuille de rose pour le faire crier. » Homme fait et devenu austère d'aspect, — il l'avait toujours été d'habitudes, — la même tendresse de cœur perçait à tout instant sous le grave visage du philo-;
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sophe stoïcien. Le récit du moindre trait de générosité fai-,sait trembler cette lèvre puissante, et des larmes remplissaient soudain ses yeux. Un mot froid dans la bouche d'un ami, un moment d'oubli involontaire suffisait pour l'affliger comme un de ces êtres affectueux et un peu faibles qui ne vivent que de sentiment. Cet homme, capable des résolutions les .plus énergiques et même, à l'occasion, les plus violentes, ne pouvait -supporter l'aspect de la douleur; la compassion devenait pour lui une véritable souffrance. Je lui avais envoyé un jour un exemplaire en. plâtre de l'admirable tête de Michel-Ange, l' Esclave mourant. Le lendemain, il me pria de le reprendre; la vue continuelle de l'agonie sur ce beau visage lui était un supplice. Doué à un degré rare du sentiment musi.. cal, il fut forcé de renoncer aux concerts du Conservatoire; cette musique sublill.e le jetait dans une émotion qui aurait pu se changer en un état de crise morbide. Enfin, douloureux et cher souvenir que je ne veux pas écarter! dans la terrible maladie qui nous l'a enlevé, une fois qu'il se sentit en face d'un danger mortel, l'idée de la séparation lui rendit presque impossible à supporter la présence de ce qui lui était le plus cher. Je me rappellerai toujours que la dernière fois que je le vis, et où je vis, hélas 1 si clairement la mort sur son visage, après un court serrement de main et quelques
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mots échangés, il m'écarta en me disant : « Assez! assez ! cela me fait mal ! » Et toute cette noble figure trembla, pleine de larmes!
Ce que fut un pareil ami, on le conçoit. Sa jeunesse ayant été pure de toute passion inférieure et matérielle, il avait, à l'abri de son austérité, gardé tout son cœur pour les affections permises ou saintes. L'amitié était pour lui un culte. Qu'on relise ses divers ouvrages, les. plus graves comme les plus familiers, à tout instant au milieu d'un récit de voyage, d'une démonstration philosophique, apparait ce mot mes amis, avec une sorte d'émotion qui prouve qu'ils étaient toujours présents pour lui. Personne n'a mieux parlé le langage qui console, qui dirige, ou qui relève. Je l'ai vu au chevet d'amis mourants, je l'ai vu penché sur le front d'amis désespérés; sa parole avait tous les accents : celui de la grandeur, celui de la pitié; cet homme était une source de vie toujours jaillissante. Pas d'obstacles de temps ni de. lieu pour son ardente charité; je dis charité, car son affection méritait ce beau nom. Son imagination, toujours en éveil au sujet de ses amis, lui inspirait mille idées heureuses pour la direction de leur vie, de leurs travaux. Il voyait plus clair que vous-même dans vos intérêts ou dans vos dispositions. C'est à lui que j'ai dû celui de mes ouvrages qui m'a valu le plus de vraies joies ; YHislçirei
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morale des femmes. Non-seulement il m'a ouvert le Collége de France pour y exposer les idées sur lesquelles repose ce livre, mais c'est lui qui m'a forcé de le faire. Tout entier à des travaux de théâtre, de poésie, jamais je n'avais songé à écrire une œuvre de moraliste. Il me demanda pour l' Encyclopédie nouvelle un travail sur la condition des femmes ; je refusai, comme incapable ; mais lui, insistant: « Ce livre est au dedans de vous, me dit-il, sans que vous le sachiez. Frappez, il sortira !.,. » Tous ses amis pourraient citer quelque trait pareil de sa sollicitude pour eux. Des inconnus même, attirés vers lui par l'ascendant indéfinissable des natures puissantes, venaient chercher abri dans ce port. Il avait toute uno clientèle d'âmes dont il était la conscience. ^ .. ;
L'affection d'un pareil homme, n'allait pas, on lé devine, sans un fond de gravité. Airssi, malgré sa bonhomie de manières et de cœur, malgré sa gaieté :même, les meilleurs n'étaient pas exempts près de lui de ce léger trouble, de cet embarras ému qu'on éprouve auprès des êtres supérieurs. Si tendrement qu'on raiùiât, il était impossible d'oublier, qu'on Le considérait. De là ce besoin d'être considéré par lui, approuvé par lui, besoin si impérieux, que j'ai vu des hommes se parler à ses yeux pendant des années entières de sentiments qui n'étaient pas les leurs, non par hypocrisie ni pour le tromper,, non)
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mais se trompant eux-mêmes, se croyant auprès de lui autres qu'ils ne l'étaient, l'étant peut-être pour un moment, tant on subissait en sa présence la contagion du bien! Mais une fois le voile tombé, le naturel revenu, j'ai vu aussi ces faux honnêtes gens démasqués, pâlir devant ce clair regard comme, devant celui de l'honneur même. Leur défection avait porté ses fruits cependant : ils avaient reçu.le prix de l'abandon de leurs principes, en puissance, en. honneurs, en richesses, et lui, il n'était rien. Mais le rencontrer tout à coup dans une réunion, dans une loge de théâtre, aller à lui la main tendue, et le voir retirer froidement la sienne en les regardant en silence ; cela suffisait pour faire tomber ces transfuges du haut de leur grandeur vilainement acquise, et incliner leurs fronts jusqu'à terre. Cet homme était si juste, qu'il était naturellement justicier.
Son influence s'étendait jusque sur des vieillards, sur des hommes de génie; il m'en revient en pensée une preuve touchante. Il avait été l'élève et était devenu l'ami de l'illustre Geoffroy Saint-Hilaire le père ; j'ajoute le père, car le mot illustre ne suffirait pas à le faire distinguer de son fils.
M. Geoffroy, arrivé à la vieillesse, mais plein encore de son ardeur créatrice, voulut porter ses recherches sur une branche des sciences nouvelle pour lui, sur les
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sciences physiques. L'âge lui conseillait la modération dans le travail, sa santé affaiblie la lui ordonnait, il n'en tint compte; et sa digne compagne voyait avec douleur s'allumer chaque nuit au chevet du vieillard la lampe de travail qui éclairait jusqu'au matin ce front pâle et penché. L'inquiétude devint grande dans sa famille; on redoutait à la fois pour lui et l'excès et l'impuissance du travail. On n'apprend pas une science nouvelle à soixante ans; il était donc à craindre que cette œuvre de sa vieillesse ne fût œuvre de vieillard, et ne répondît ni à ses espérances ni à ses premières créations. Mais comment lui communiquer ces soupçons? Comment lui ravir cette-dernière joie, et compromettre peut-être, en la lui ravissant, cette santé même que l'on voulait défendre? Après de longues irrésolutions, la famille consulta Reynaud, et lui demanda son intervention. Sa compétence dans les sciences physiques donnait pleine autorité à son jugement ; l'affection paternelle du vieillard pour lui donnait toute valeur à ses conseils. Il hésita pourtant. A son âge (il n'avait pas trente ans), il lui semblait voir une sorte d'impiété dans cette hardiesse. L'intérêt de son maître le décida.
Un matin donc, il entra dans le cabinet de M. Geoffroy. Quelques questions adroitement jetées amenèrent facilement la confidence du travail commencé. Reynaud
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écoute sans interrompre, puis, reprenant un à un tous: les points de la question, il commença avec ménagement d'abord à faire sentir à l'auteur les cotés faibles de son système, lui montra l'insuffisance de ses études commencées trop tard, l'inanité de ses découvertes qui. ne paraîtraient que des souvenirs, et, augmentant d'éner..., gie à mesure qu'il voyait la surprise, le doute, la con. viction se succéder sur le visage de son maître, il né, s'arrêta que quand il eut renversé pièce à pièce tout: l'édifice aux yeux du vieillard désespéré. Reynaud, dans. ces sortes de services cruels que nous sommes appelés, tous à nous rendre les uns aux autres, apportait ordinairement une sorte de vigueur un peu âpre; cette âpreté tenait tout ensemble à son vif sentiment de ce qu'il croyait la vérité, à son désir d'éclairer, et aussi à sa crainte d'affliger; l'effort qu'il était obligé de faire portait son courage jusqu'à la véhémence. Qui l'eut vu près de M. Geoffroy eût été surpris du mélange de regrets et d'enthousiasme qui se lisait sur sa' figure. C'est qu'il avait trouvé le moyen de guérir la blessure au moment même où il la faisait! En effet, à peine le dernier mot de la démonstration prononcé, il change subitement de terrain, il quitte les sciences physiques et se reporte vers les sciences naturelles où M. Geoffroy a jeté un si grand éclat. Récapitulant toute cette noble vie, il la développé
: J
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,au vieillard lui-même dans sa grandeur et son héroïque énergie, lui rappelle ses luttes mémorables avec Cuvier, Goethe intervenant dans le débat et se prononçant pour lui, montre la jeune école scientifique se rangeant sous son drapeau, le présent lui donnant raison, l'avenir lui donnant la gloire, et de degré en degré le conduit pour ainsi dire par la main jusqu'à la place que lui réserve la postérité, entre Buffon et Linné! N'est-ce pas vraiment le génie de l'amitié, et j'ajouterai, l'amitié du génie? Lé vieillard ranimé, consolé, se jeta en pleurant dans ses bras, puis ouvrant la porte de la chambre où sa famille attendait anxieuse : « Notre ami m'a convaincu, dit-il, j'éteins ma lampe de travail. »
J'arrive à un moment de la vie de Reynaud où j'hésite à hasarder ma plume, tant mon cœur et le sien y sont fortement engagés; mais je lis dans un, philosophe ancien qu'il rendait sans cesse grâce aux dieux de deux. choses : d'être né Grec, et né au temps de Socrate.. Pourquoi ne remercierais-je pas tout haut la Providence d'avoir permis un jour à mon amitié d'être un bien véri- table, pour Reynaud? D'ailleurs parler de moi, ce sera surtout parler de lui.
. Notre première rencontre remonte à 184-0. Un projet:
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de voyage en Suisse m'ayant fait désirer quelques renseignements précis sur le meilleur itinéraire à suivre, un ami me réunit un matin à Reynaud. Après un quart d'heure d'entretien, où il me traça un excellent plan de campagne, grande fut ma surprise, lorsque je me levai pour partir, de .le voir venir à moi et me tendre la main avec une cordialité tout affectueuse. Le serrement de main n'était pas alors aussi en usage qu'aujourd'hui; d'ailleurs, quoique je ne connusse Reynaud que depuis un quart d'heure, il ne me semblait pas homme à prodiguer, les marques de sympathie. Depuis, quand je lui exprimai ma surprise à ce sujet, il me répondit que toute sa vie, à sa première rencontre avec les gens, il les rangeait instinctivement et comme malgré lui en trois classes : ceux qu'il n'aimerait jamais, ceux qu'il aimerait peut-être, ceux qu'il aimait tout de suite, et que j'avais pris place tout d'abord dans la troisième catégorie. « D'ailleurs, ajoutait-il gaiement, vous savez mon système, Je crois aux existences antérieures comme aux existences subséquentes, et je suis bien certain de vous avoir rencontré déjà, peut-être plus d'une fois, dans quelque autre, planète ; nous étions donc deux vieilles Connaissances, nous nous retrouvions. » .
Notre amitié devint vite de l'intimité; un événement imprévu en fit -*uii lien quasi-fraternel. Reynaud - était
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souvent saisi de ces besoins de solitude habituels aux esprits qui vivent dans la pensée de l'infini. Vers 1842, il se retira donc à Vineuil, village voisin de Chantilly, pour se dévouer tout entier à ses grands travaux de philosophie religieuse. Il vivait là seul, dans une maison isolée, travaillant tout le jour, se promenant et méditant dans un petit jardin fort inculte où régnaient en maîtres quelques animaux privés. Il a toujours eu un goût excessif pour la société des animaux. Leur vue le touchait, le charmait et le troublait. Le mystère de leurs souffrances, inexplicables par l'idée d'épreuves et par conséquent inconciliables, ce semble, avec la bonté de Dieu, le ramenait sans cesse à la contemplation de ces muettes créatures, dont la beauté était encore un attrait pour lui. Artiste en effet autant que philosophe, il se complaisait dans la vue des animaux élégants et surtout des beaux plumages d'oiseaux ; s'il eût été riche, ç'aurait été sa manière d'avoir des bijoux.
Sans être riche, il avait reçu du Jardin des Plantes, en échange d'une curieuse collection de nids conquis par lui, deux superbes paons. Je les vois encore apparaître sur le bord de la fenêtre, dans la salle à manger basse où nous dînions à Vineuil. Ils venaient prendre leurs repas avec nous, puis s'en allaient gravir majestueusement le sommet -d'un grand hangar voisin, et regarder.
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de là coucher le soleil. « Ne semble-t-il pas, me disait- il,. qu'ils vont saluer le dieu de leur patrie, et qu'ils prennent plaisir à faire étinceler leur splendide plumage dans le rayonnement de ses derniers feux? »
Cependant je ne revenais jamais de Vineuil sans avoir le cœur serré. Cette vie de dévouement à la science me remplissait de respect, d'admiration, mais aussi de regrets. Je connaissais trop toute la tendresse de cette âme pour ne pas deviner la souffrance dont il ne se plaignait pas, pour ne pas souffrir du sacrifice qu'il acceptait héroïquement. Il avait trente-sept ans à peine, et je ne pouvais me redire sans tristesse cette phrase de lui : a Je me sens ici sous la main de Dieu que depuis si. longtemps je vois, seul au-dessus de ma tête, par delà les étoiles., dans mes promenades de nuit. »
Une pensée singulière vint bientôt se mêler à mes préoccupations. Au fond d'une province, au fond d'une campagne, à cinquante, lieues de Paris, dans une solitude aussi, douloureuse et presque pareille à celle de Vineuil, vivait une de nos amies les plus chères, une jeune femme qui, par un hasard étrange, n'avait trouvé, refuge qu'au sein des plus sévères études. Nos grands- penseurs lus et relus l'avaient. nourrie, des mêmes idées qui occupaient Reynaud, et l'on peut dire qu'à cinquante. lieues de distance, inconnus i'un à.l'autre, leurs âmes;
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* vivaient dans les mêmes régions. Souvent nous les réu-, •i nissions dans nos pensées, et les voyant ainsi en nous et. i, devant nous, embrassant d'un regard leurs qualités il a fois si diverses et si semblables, nous nous disions :
: Il Évidemment ces deux êtres-là ne sont que les deux •.parties d'un même tout. » .
j » Nous nous résolûmes donc de les rapprocher, nous fiant. à la Providence pour achever l'ouvrage, si cet ouvrage était conforme à ses desseins. Seulement, je connaissais l'humeur sauvage de mon solitaire ; il s'agis- .i.îàit de ne pas l'effaroucher, et une première lettre, j ,:ollte simple, lui demanda d'abord de nous accorder quelques jours dans notre petite demeure de campagne. . 3a réponse n'était pas de nature à m'encourager.
ï
» La peine que je prends, me répondit-il, pour me discipliner de nouveau (il revenait d'un court voyage) a ma vie solidaire, se trouverait toute perdue à mon retour. Voici que jo commence à rentrer dans mon stoïcisme comme un guerrier fans son armure, et vous mo conviez déjà à en sortir.
Croyez-vous que ce soit un vêtement si commode qu'on puisse. e vêtir et le quitter comme sa robe do chambre ? Il m'est itile; mais il' n'est pas doux; ne m'attendez donc pas, cher triii. »
" Cette lettre me détermina. Je lui écrivis notre dessein.
)etix réponses,, envoyées coup sur coup, m'appoi,t-èrent
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le trouble de son âme. J'en citerai quelques courts fragments avec la réserve qu'impose un tel sujet.
La première n'est qu'une suite de phrases entrecoupées et comme de cris : « Votre lettre me frappe, me trouble, je n'ose dire m'épouvante. La main me tremble d'une façon extraordinaire. Je m'effraye de me voir trembler ainsi ! La chose me touche donc bien à fond ! »
La seconde est plus calme, comme il convient à un philosophe qui a passé la nuit à réfléchir :
cr Ce projet n'a aucune chance de réussite. Vous ne me jugez que sur mes trente-sept ans; mais comment voulez-vous qu'avec mon front dépouillé, mes cheveux blanchis, mes habitudes sévères, les allures méthodiques de mon cœur et de mon esprit, mon manteau de philosophe, en un mot, je puisse prétendre à autre chose qu'à l'amitié? Moi-même, suis-je capable d'un autre sentiment? Si mon âme est affamée de tendresse, ce n'est que d'amitié. »
Après les raisons de modestie, les raisons de conscience :
« Ce dur tourment de la solitude, oublié par Dante dan6. son Enfer, a peut-être pour objet de m'exercer à la lutte, de. m'enchaîner au service des idées... Un changement d'état me troublerait peut-être dans ce devoir.
c Je me contente sans- peine du peu. que me rapporte mon.
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travail désintéressé. Je préférerais môme la gène à l'humiliation de m'app iquer à quoi que ce soit en vue d'un bénéfice quelconque. Mais cette gène, serais-je le maître de la braver si elle devait faire souffrir une et peut-être plusieurs existences précieuses!... »
Enfin son cœur éclate malgré lui. L'image de sa mère avait gravé trop profondément dans son âme le respect des femmes, il leur croyait une trop haute mission dans ce monde, pour ne pas regarder le vrai mariage comme l'expression la plus complète de la vie humaine. Mais il s'écriait dans sa candeur :
« Certes, je serais plus heureux marié que seul ; mon travail même y gagnerait. Chaque soir, je le sens plus profondément, ma pensée ne prendra son essor que dans le calme, et je n'ai pas le calme, quoique je le cherche partout et que je ne cesse de le demander. Mais Dieu veut-il que je goûte ce bonheur, veut-il que ce cœur, si souvent fatigué du désert qui l'entoure, trouve un autre cœur qui batte avec lui et lui forme un autre écho que celui de ces froides murailles où je me suis condamné à vivre?... Je désire le bonheur, mais je n'ai pas le fol orgueil de croire que j'en sois digne!..... »
Dans un dernier cri sa sensibilité se révèle tout entière :
« Hier, au milieu de mon trouble, une idée étrange s'est
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présentée à moi, celle de ma dernière heure! Je me représentais le bonheur dont vous me parliez, et tout à coup je me suis dit : oui, mais il faudra mourir!... Et alors, comment avoir le cœur de mourir?... Ainsi, cher ami, faisons notre devoir, et, pour le reste, à la volonté divine! Je crois que vous n'aurez rien à me répondre... »
Je répondis, il vint, et sa venue inaugura pour lui vingt ans du bonheur le plus pur, le plus complet, tel qu'il était capable de le sentir et le donner, et où il ne connut qu'un seul jour de douleur, celui, hélas! qu'il avait prévu, le jour de la séparation. Sa mère, qui vivait encore, ses deux frères, parvenus tous deux au premier rang dans leur profession1, ajoutèrent à sa joie en la partageant. La fortune même se mit à lui sourire. Son gqût d'artiste lui servit d'habileté en affaires; cherchant une retraite riante pour son bonheur et son travail, il employa un petit héritage et la 'ot de sa femme à se bâtir,' à une extrémité de Paris, une maison sur des terrains isolés d'où l'on embrassait un bel horizon. Sun instinct de paysagiste l'avait bien guidé; il fut exproprié pour cause d'embellissements publics, et le spéculatif,
1. L'un est M, Léonce Reynaud, directeur général des phares de
France, et auteur d'un traité d'architecture déjà classique; l'autro' est M. le contre-amiral Reynaud, qui revient en ce moment d'Amé-
rique. " -~ *> --" . -
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devenu spéculateur malgré lui, se trouva riche, parce qu'il aimait le beau.
- Il en profita pour aller planter sa tente d'hiver sur les côtes de Provence. C'est là qu'il mit la dernière main à son livre de Terre et Ciel; c'est là qu'il prépara son- second travail sur l'Esprit de la Gaule ; c'est là qu'il fut
heureux. Ceux qui l'avaient connu dans sa fougueuse jeunesse s'étonnaient de le voir dans son jardin de Cannes, serein et tranquille comme un homme de, campagne, plantant, bêchant, portant dans son nouveau métier de jardinier cette ardeur inventive et cette imagination poétique qu'il mettait à toute chose. Il rayonnait de joie à l'arrivée d'un beau végétal; il nous rappelait à tous cette noble vie de Schiller qui, lui aussi, commença par être le Schiller des Brigands, c'est-à-dire l'homme des orages, pour finir par être le poëtc de Guillaume Tell, c'est-à-dire le poëte de la lumière. C'est que Reynaud, comme Schiller, avait rencontré, nel mezzo càmmin della vita, au milieu du chemin de la vie, comme dit Dante, le guide qui devait l'aider dans le dernier perfectionnement de son âme. On a souvent remarqué que dans les unions vraiment dignes de ce nom, l'échange habituel des paroles, des pensées, des sentiments, amène peu à peu comme un échange de qualités, Reynaud en fit la favorable expérience. Ce qu'il y
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avait en lui d'un peu indompté s'apaisa au contact de celle que je nommais son Fénelon., Cette âme de dou- ceur s'insinuant en lui comme une huile pure et précieuse qui parfume et lénifie, il se rasséréna sans se refroidir, il s'adoucit sans s'amollir.
Les élections de 1863 le prouvèrent. On se rappelle avec quelle vivacité s'agita entre les républicains, avant \ la lutte électorale, la question du serment. Consulté à ce sujet par plusieurs de, ses amis, Rey.naud leur conseilla de le prêter. L'intérêt de la France, disait-il, leur en faisait un devoir. Mais quand les électeurs de la Moselle, dont les suffrages l'avaient envoyé à la chambre représentative de 1848, vinrent le rechercher à Cannes, en 1863, pour lui offrir la candidature, il la refusa. Son refus n'impliquait pas et ne pouvait pas impliquer le I blâme de ceux qui crurent devoir plutôt suivre ses conseils qu'imiter sa conduite ; mais je dois citer cette réponse aux électeurs de la Moselle, car rien ne peint mieux cette nature inflexible, et qui portait dans les actions de la vie la même rigueur que dans les principes philosophiques :
Cannes, mars 1863.
« Je me sens très-ému, très-rempli de reconnaissance et de douleur, messieurs. J'ai le regret de ne pouvoir me rendre à l'honneur que vous voulez bien me proposer. Je ne puis me
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résoudre à prêter serment à une constitution qui n'a pas la liberté pour base... Je suis fait de telle sorte que je ne saurais fléchir sans m'anéantir par l'outrage fait soit à ma conscience si je prêtais un serment faux, soit à mon patriotisme si j'en prêtais un vrai. En définitive, je vous tromperais, car, au lieu d'appeler vos suffrages sur un homme droit et ferme, je ne leur offrirais qu'un homme humilié devant lui-même et abattu, »
Je souligne en passant ce mot, humilié devant lui- même ; jamais homme n'a eu un plus impérieux besoin de s'estimer soi-même. Et je lis dans une lettre de lui ce mot qui complète la pensée : « J'aimerais mieux tomber du haut du Righi que de déchoir d'une ligne dans l'estime de mes amis !... »
c Ne croyez pas cependant, reprend-il, que je veuille imposer par là ma manière de voir, qui est essentiellement personnelle. Je me réjouis de voir autour de moi, et jusque parmi mes amis les plus chers, de sincères patriotes qui s'en écartent. Leur présence à la chambre peut être d'une utilité que je suis loin de méconnaître, et de ce qu'ils n'éprouvent aucun scrupule à prêter serment, je conclus simplement que ce serment ne les affecte pas comme il m'affecterait moi-même ; et je m'en félicite pour les intérêts qu'ils auront à servir.
« Mais en même temps qu'il est utile au pays de posséder une opposition légale, permettez-moi de penser qu'il ne lui est pas inutile non plus d'en posséder une moins ouverte, pas-
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sive môme, mais inflexible dans ses principes. C'est dan? celle-ci que mes sentiments, mon jugement politique et mon caractère me portent à me ranger, c'est d'elle que j'ai à cœur de demeurer le représentant. »
Ce fut là son dernier acte d'homme public. La mort l'avait touché de son aile : depuis deux ans il se sentait atteint. Je trouve dans une lettre de lui à son digne ami,
M. Henri Martin, en date de mai 1861, ces paroles attristées : *"#
» Je ne suis pas content de moi, je suis tombé dans une sorte d'inertie. A mon âge, on se trouve si près de l'autre vie* qu'on se sent plus disposé à y aspirer qu'à s'intéresser à eelle-ci !... On se dit : Ma tâche est faite,, et, en la voyant si. minime, on se résigne en pensant que l'on fera mieux une autre fois.
« Le monde appartient maintenant à la jeunesse. La seule chose qui nous reste, c'est nous-mêmes, et que d'améliorations nous avons à réaliser dans ce monde-là! »
Malgré ces découragements, aucun de nous ne s'in.,quiétait sérieusement pour lui. Toute sa vie, il avait été sujet à ces mélancolies sévères qui sont le propre des imaginations à grande volée. « Je n'ai plus d'ailes! » disait-il souvent, ne se rendant pas compte que c'est la maladie de ceux qui planent. Puis, par un contraste,
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étrange, cet homme, si dédaigneux des grandes douleurs comme des grands dangers, ne pouvait supporter sans impatience les légers malaises qui entravent. « Mon cher ami, lui répétais-je souvent en riant, vous êtes fait pour combattre les lions, mais pas les moucherons. » Je le gourmandais donc au lieu de le plaindre. Enfin son aspect'même achevait de nous tromper. Il n'avait rien perdu de sa beauté imposante, et l'idée de mort était si incompatible avec cette apparence olympienne, sa personne physique elle-même représentait toujours si vive- . ment la protection, qu'on ne pouvait croire que le grand chêne pût tomber avant les plantes plus faibles qui s'abritaient à son ombre.
Il fallut bien le comprendre. Une pierre dure comme du fer, qui lui déchirait les entrailles depuis plus de deux ans, le força enfin, comme le héros du poëme de Tristan, à dire : Je suis vaincu! Les douleurs atroces qui le torturaient lui arrachaient parfois malgré lui des cris aigus, jamais une plainte. Un des ornements de sa chambre était un bas-relief représentant un Gaulois combattant ; dès qu'il se sentit au pouvoir de la mort, il fit voiler cette figure, comme pour exprimer que son combat à lui étaitfini. Quoique ses idées sur la personne du Christ ne fussent pas celles de l'Église catholique, il avait toujours au pied de son lit un grand crucifix. Au
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milieu de ses plus terribles crises, on le vit étendre se! bras en croix sur son lit de torture, comme pour prendre exemple sur le divin martyr. Une nuit on l'entendit murmurer tout bas i « Mon Dieu ! ayez pitié de votre pauvre serviteur! »
Un jour pourtant, il se ranima. Il venait d'apprendre les élections de Paris ; le réveil de l'esprit de liberté en France l'avait, comme ressuscité. Quelques jours plus tard, il n'était plus.
J'ai achevé ma tâche auprès de vous, messieurs. Ai-je dit ce que je voulais, ce que je devais dire? Évidemment non. Plein de gratitude pour la Providence qui m'a donné le plus précieux des biens dans la connaissance intime de cette grande âme, j'ai voulu partager ce bien avec vous, j'ai voulu continuer, prolonger le bienfait de sa présence; mais comment parler d'un tel homme, d'un tel ami, quand la tombe qui recouvre ses restes est .à peine fermée, quand j'ai encore dans les yeux et dans le cœur la dernière et déchirante cérémonie ! Une vie aussi religieuse ne pouvait se terminer sans une consécration religieuse. Ses restes furent présentés par sa famille à l'église, qui, je dois le dire, s'ouvrit pour lui comme s'il n'eût pas persisté dans sa dissidence. Ah! si ceux qui m'écoutent étaient entrés, comme nous ce jour-là, dans cette petite paroisse de Neuilly où se
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trouvaient seulement, selon sa volonté, ses parents et amis; s'ils avaient vu le désespoir et les larmes sur tous les visages jeunes ou vieux, d'hommes ou de femmes; s'ils avaient vu des têtes toutes blanches convulsivement secouées par les sanglots comme des fronts de vingt ans, ils comprendraient ce que j'ai vainement essayé de rendre, c'est que la mort venait de frapper un de ces hommes rares dont la rencontre est un bienfait d'en haut, la disparition une perte irréparable, un de ces êtres qui, même disparus, règnent toujours si puissamment sur nous, que leur seul souvenir est encore notre plus ferme soutien contre les misères de ce monde et même, hélas ! contre la douleur de leur propre perte 1
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THÉÂTRE DE LA GAITÉ
CONFÉRENCES DRAMATIQUES
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
MESSIEURS,
Ce n'est jamais sans une appréhension légitime qu'on se présente devant un auditoire comme celui-ci. — Cependant, vous l'avouerai-je? le seul sentiment que j'éprouve en ce moment est celui de la joie; oui, de la joie! car aujourd'hui s'offre à moi l'occasion de payer quelque peu ma dette de reconnaissance envers l'homme à qui je dois le plus. L'auteur de l'Abbé de l'Épée n'a pas été seulement pour moi un ami, il a été un bienfaiteur. Jugez donc de ce que je dois éprouver lorsque trente ans après sa mort, quand ses œuvres ont disparu du répertoire et que--son souvenir commence à s'effacer, il m'est permis de le faire revivre devant vous dans son meilleur ouvrage, et de vous apprendre à.
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apprécier, à admirer celui que j'ai tant aimé. Certes, ma tâche doit me sembler d'autant plus lourde qu'elle m'est plus chère. Mais je compte pour la remplir sur un puissant auxiliaire, votre sympathie pour lui, et même pour moi, car vous devez avoir envie que je réussisse: et cela m'aidera, j'espère, à réussir.
Il y a un an, j'ai entendu dans cette même salle un de vos orateurs les plus justement applaudis, terminer une brillante et profonde analyse du Menteur en vous disant : « Vous me demanderez peut-être, messieurs, pourquoi étant si habile à démonter les pièces, je n'en fais pas?... A quoi je réponds : C'est justement parce que je sais très-bien les démonter que je ne sais pas les faire. » Qui parlait ainsi? un des écrivains de la presse périodique qui a mis le plus de bon sens dans l'esprit et le plus d'esprit au service du bon sens, M. Francisque Sarcey. Sa phrase fut fort applaudie, ce qui me fit penser que son avis était le vôtre. Que direz- vous donc de ma présomption, si je vous avoue que je ne désespère pas de vous faire approuver l'opinion exactement contraire, et de réfuter mon spirituel confrère par l'examen même de la pièce qui va être représentée devant vous. Quelle seraifeen effet la conséquence^, logique de sa phrase? celle-ci : que les auteurs dramatiques produisent des pièces à peu près comme les pru-
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niers portent des prunes, en obéissant à une force purement instinctive qui agit en eux sinon malgré eux du moins à leur insu, d'où il suit qu'on pourrait leur appliquer le mot de l'Évangile : « Mon Dieu! pardonnez-leur, « car ils ne savent pas ce qu'ils font!... » Je comprends bien les avantages de cette théorie, qui pousserait pour nous le public à une indulgence dont nous avons souvent besoin; j'accorde même qu'elle a quelque chose de vrai et que le talent dramatique est avant tout un talent d'instinct, de nature, je dirai volontiers de tempérament; mais quant aux pièces de théâtre, si elles sont œuvres d'inspiration, elles le sont aussi de réflexion, de combinaison, de raisonnement ; les dons naturels n'y suffisent pas; il y faut la science, voire même le métier. Que les poëtes lyriques, les musiciens, les romanciers puissent parfois être des artistes inconscients, je le veux.; mais les auteurs dramatiques... des naïfs! jamais! Leur art est un art de calcul; je n'en veux pour preuve que les admirables examens mis par Corneille en tête de tous ses ouvrages, que le mot profond de Racine : « Le génie dramatique est une raison sublime; » et enfin que la belle préface du Supplice dune femme, où M. Alexandre Dumas fils a prouvé éloquem- ment qu'une bonne œuvre dramatique ressemble à un théorème de géométrie dont toutes les propositions
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naissent. l'une, de l'autre, s'enchaînent l'une à l'autre dans ,,Yn ordre rigoureusement logique; ce qui fait que je proposé ; un amendement à la phrase que je vous fiL citée. et je dis : Il est possible qu'on sache très- bien- démonter une pièce et qu'on ne soit pas capable de. la faire ; mais quand on sait la faire on sait la démonter.
Je voudrais vous en apporter à mon tour une preuve, une preuve en action... Au lieu donc de décomposer le drame de l'Abbé de l'Épée, essayons, si vous le voulez, de le recomposer ensemble. Au lieu de vous expliquer comment une pièce est faite, je tâcherai de vous montrer comment elle se fait; nous nous placerons, non plus au centre de l'œuvre, mais dans le cerveau de l'ouvrier, et nous y verrons naître, grandir, se développer son idée, à peu près de la même manière que l'enfant passe par tous les degrés de l'être et. acquiert un à un tous ses organes, dans le sein maternel; j'ai dit maternel et je ne m'en dédis pas; l'auteur dramatique n'est pas seulement le père de ses ouvrages, il est aussi leur mère; il les porte en lui-même, souvent pendant plus de neuf mois, il les nourrit du plus pur de son sang, it.tressai-ilé d'ivresse la première fois qu'il les sent fré. v lui, et enfin, quand il s'agit de les mettre au monde; ce n'est certes pi sans douleur ni saps peine».à
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en juger par ce que Jupiter a été obligé de faire pour se- délivrer de Minerve.
Tel est donc l'objet, le but de cet entretien, mais pour y arriver, un détour m'est nécessaire. Messieurs, on peut ranger les comédies ou drames en trois classes : les pièces fondées sur une idée philosophique ou morale, les pièces fondées sur un caractère, les pièces fondées sur un fait. De ces trois formes dramatiques, la première nous semble de beaucoup la plus difficile, parce qu'elle oblige l'auteur à tirer son œuvre tout entière de son cerveau.
Prenons pour exemple un ouvrage moderne que je ne crains pas d'appeler une grande comédie : Le Voyage de M. Pcrrichon. Sur quoi repose-t-il? Sur cette idée, que le souvenir sans cesse renouvelé d'un bienfait reçu, ou la vue constante d'un bienfaiteur, peuvent, dans de certaines circonstances, devenir pour l'obligé une cause d'impatience, d'irritation; tandis qu'au contraire le bienfaiteur ne se lasse jamais de voir celui auquel il a rendu service, car ce souvenir et cette présence lui répètent sans cesse qu'il a été ou bon, ou courageux, ou dévoué, les seules redites dont on ne se fatigue pas. Voilà certes une pensée philosophique, très-profonde et très-ingénieuse ; mais qu'il y a encore loin de là lt une pièce de théâtie. L'idée est heureuse, mais ce n'est
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qu'une idée abstraite, nue; .il faut, pour la convertir en comédie, faire vivre cette abstraction, l'incarner dans des personnages vrais, dans des situations piquantes. Il faut que ces personnages et ces situations, sortis de l'idée même, concourent tous à sa démonstration. Il faut enfin tirer de cette idée si triste une pièce très. gaie; car qu'est-ce que la vraie comédie, sinon quelque chose qui nous fait rire avec ce qui devrait nous faire pleurer! Que de difficultés!... Que de conditions malaisées à remplir! Et combien j'ai raison de dire que le jour où l'on résout un tel problème, et les auteurs de M. Perrichon l'ont résolu, on mérite d'être appelé ce jour-là un des petits-fils de Molière !
Les comédies fondées sur le développement d'un caractère, si grande que soit l'estime où on les tient, me paraissent pourtant, au point de vue théorique, d'un ordre moins élevé, parce qu'elles sont d'un accès moins difficile. Quand un poëte dramatique entreprend de peindre le Joueur, l'Avare, le Glorieux, la nature lui fournit son personnage principal; la société le lui représente parlant ou agissant; la vie de tous les jours lui met sous les yeux mille faits piquants, mille détails intéressants, qui, se groupant autour de ce caractère, aident l'auteur à le peindre èt à en faire un personnage de théâtre ; une partie de la pièce existe déjà quand il la commence.
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Grande pourtant est la distance entre une comédie de caractère et une comédie ou un drame fondé sur un simple fait. L'auteur, fût-il seul, a toujours un collaborateur, le fait lui-même.
pour expliquer ma pensée, je prendrai encore pour exemple un ouvrage moderne qui a obtenu un réel succès, mais dont pourtant je vous demande la permission de ne vous dire ni bien ni mal. Et la grande raison, c'est que j'en suis l'auteur ou un des auteurs : je veux parler d'Adrienne Lecouvreur.
J'étais fort lié avec Scribe, que j'admirais beaucoup quand tout le monde l'admirait, et que j'admire un peu plus depuis qu'on l'admire un peu moins. Un matin, j'arrive chez lui. « Vous venez à propos, me dit-il, vous allez me donner un conseil. — Un conseil dramatique ? — Oui. — Ce sera Gros-Jean qui en remontre à son curé. De quoi s'agit-il ? — On me propose une pièce que je n'ose pas faire. — Elle est donc bien difficile ? — Le Théâtre-Français me demande d'écrire une comédie pour Mlle Rachel.— Eh bien ? — Eh bien, je n'ose pas.— Pourquoi?— Parce que je me croirais presque impie de mettre de la prose, et de ma prose, dans cette bouche habituée à ne dire que des vers de Corneille et de Racine. — Est-ce que Talma n'a pas joué Misanthropis et Repentir ? — Talma avait débuté par la comédie. —
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Eh bien, Mlle Rachel touche à la comédie par la grâce, par l'ironie, par la justesse de la diction. — Ah çà ! me dit-il, est-ce qu'une telle tentative ne vous effrayerait pas, vous? — Pas le moins du monde. J'y vois toutes les chances de succès. Elle a l'air d'être très-hardie, et elle n'en a que l'air. Il suffit de mettre dans un autre cadre, dans un autre temps, toutes les qualités ordina-Ïres de Mlle Rachel. Le public croira à une métamorphose v ce ne sera qu'un changement de costume. — Eh bien, voulez-vous chercher un sujet et le traiter avec moi ? — De très-grand cœur. »
; Je cherchai et le hasard trouva pour moi, en m'offrant dans les -mémoires du XVIIIe siècle ce trait d'Adrienne LecÓuvreuT, qui, un jour, dans une représentation de Phèdre, s'approcha de la loge d'avant-scène où se trouvait la duchesse de Bouillon sa rivale, et lui jeta en plein visage ces terribles vers de Phèdre -
.. , Je ne suis point de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un froilt qui ne rougit jamais!
.A peine ce fait trouvé, je cours chez Scribe et je le lui raconte.
i-Savez-vous sa réponse? Il me saute au cou en me disant i « Cent représentations à six mille francs,!... »
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Vous vous scandalisez peut-être de cet enthousiasme chiffré. Vous avez tort; ce n'est pas un mot de spécu- lateur, c'est un cri d'artiste; ce que l'artiste aime dans les fortes recettes, ce n'est pas seulement le gain qu'elles apportent, c'est surtout le succès qu'elles représentent. 1 Il estime dans l'argent le seul thermomètre qui dise ^ la vérité. Nos amis nous flattent, nos parents nous cxal- i tent, les critiques même nous surfont... quelquefois..., i pour faire un peu enrager nos confrères ; mais l'argent, lui, vous exprime brutalement ce que le public pense de vous. L'auteur de l'Abbé de l'Épée avait à ce sujet un mot charmant. Il venait de donner une pièce nouvelle, et je le trouvai ayant d'un côté trois journaux qui le maltraitaient fort, et de l'autre un carnet où était inscrit le chiffre des six premières recettes. « Vois-tu, me dit-il, quand ceux qui m'attaquent auront gagné avec leur plume ce que j'ai gagné là en six jours, je les croirai ; jusque-là, je reste convaincu que j'ai plus d'esprit qu'eux ; ce n'est pas de l'amour-propre, c'est de l'arithmétique!... » Pardonnez donc à Scribe sa joie de faire de l'argent ! Eh ! mon Dieu ! pour faire de l'argent, on donnerait souvent tous ses droits d'auteur
Je. reviens à mon sujet. Cinq minutes après mon arrivée chez Scribe, nous étions à .l'ouvrage.; cinq jours plus tard, le plan de notre pièce était achevé. Pourquoi ?
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Parce que nous travaillions sur un fait ; parce que ce fait en supposait nécessairement plusieurs autres qui l'avaient précédé et suivi ; parce que nous avions déjà en main les éléments fondamentaux de notre drame, une situation neuve, et trois personnages fortement accentués ; parce qu'enfin..., mais je m'arrête, — car je finirais peut-être par vous convaincre qu'il n'y a eu aucun mérite à faire cette pièce, et ce n'est nullement mon intention. s L'Abbé de l'Épée est aussi un drame fondé sur un fait.
Voici le fait :
L'abbé de l'Épée était un brave prêtre qui naquit à Versailles en 1712, trois ans avant la mort de Louis XIV, et mourut en août 1789, trois mois avant l'ouverture des États généraux. Le hasard lui ayant fait connaître deux jeunes filles sourdes et muettes qui vivaient dans la misère et l'abandon près de leur mère, il lui prit une telle compassion de leur malheur que sa pitié devint du génie. Il se mit en tête de les élever, de les instruire, et, à cet effet, il imagina, ce sont ses propres expressions, de leur faire entrer dans l'esprit, par les yeux, ce qui pénètre dans les intelligences ordinaires par les Oreilles. Un alphabet manuel et le dessin furent ses moyens d'enseignement; sa tentative eut plein succès, et te succès lui inspira Un plus grand projet. On a souvent
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dit qu'une première faute en entraîne presque nécessairement une seconde. Eh bien, il en est de même pour les vertus, pour les bienfaits, pour les bonnes actions : faites-en une première, elle en amènera presque nécessairement une seconde ; les grandes âmes ont leur logique comme les cœurs pervers ; Dieu merci, à côté de la fatalité du mal il y a aussi dans ce monde la fatalité du bien. L'abbé de l'Hpée le prouva et l'éprouva.
Il avait cru ne secourir que deux pauvres (illes ; Dieu, pour le récompenser, fit de lui un des bienfaiteurs do l'humanité. Ce n'est plus une infortune particulière qu'il veut soulager; c'est un mal général qu'il pré:cnd guérir. Il avait douze mille livres de rente, il les employa à fonder une école de sourds-muets pauvres, s'interdisant toute dépense personnelle, se retranchant même le nécessaire. On raconte que ses élèves furent obligés, dans un hiver rigoureux, de lui acheter du bois malgré lui ; ce qui lui fit dire ce mot charmant : « 0 mes enfants ! je suis bien sûr que je vais vous avoir fut tort de plus de cinquante écus. » Comme son école était gratuite, les élèves y abondaient. Un jour, on lui amène un enfant de six ou sept ans, en haillons, ramassé dans la rue, et sourd-muet. Il le recueille, l'adopte, l'instruit; mais quelle est sa surprise lorsqu'en l'interrogeant il croit découvrir que ce petit pauvre est un orphelin de grande
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naissance, qu'il vient d'une ville du Midi, qu'il a été amené et perdu dans Paris à dessein, perdu par quelque parent, quelque tuteur, qui avait sans doute compté sur l'infirmité de ce malheureux pour le dépouiller impunément! L'abbé de l'Épée conçut alors un projet héroïque : il ne savait ni le nom du spoliateur, ni le nom de la ville où était né l'enfant ; n'importe, avec les vagues souvenirs de son élève, il se lança à la recherche de ce spoliateur inconnu et éloigné, et après plusieurs mois d'efforts, il obtint un arrêt du Parlement de Paris, qui rétablissait le pauvre sourd-muet, sous le titre de comte de Solar, dans le nom, dans la fortune, dans la maison de ses pères. Tel est le sujet de l'Abbé de l'Épée. /
Eh bien, transportons-nous chez l'auteur, au moment où lui vient l'idée de sa pièce, le jour où il la commence, Ict asseyons-nous avec lui à sa table de travail. Certes, les éléments placés devant lui sont admirables ! un fait pathétique! deux personnages nouveaux, originaux! une cause générale liée à une infortune particulière ! Mais ce ne sont encore que des éléments. Il n'y a rien là de ce qui constitue, à proprement parler, un drame. Qu'est-ce donc qui le constitue? En quoi consiste ce point fondamental, essentiel? Comment l'auteur le trou- vera-t-il ? Par où commencera-t-il ? Est-ce par le com-
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mencement, c'est-à-dire par le premier acte? Non, car un premier acte n'est qu'une conséquence ; s'il précède les autres actes dans le développement scénique, il ne vient qu'après eux dans l'ordre de la conception. Les autres ont l'air de découler de lui, c'est lui qui dérive d'eux, puisqu'il est fait en vue d'eux et pour eux.
Les romanciers commencent, dit-on, quelquefois par le commencement ; mais le véritable auteur dramatique, jamais! Par où commence-t-il donc? et à quel moment un sujet de pièce devient-il une pièce? Pour vous faire comprendre ce phénomène singulier de la conception théâtrale, il faut que je'vous raconte l'hypothèse d'un savant astronome sur la formation des planètes.
Dans l'étendue, me disait-il, flotte à l'état de nuage une matière cosmique que j'appellerai de la poussière de mondes, et qui tourbillonne éparse dans l'espace, jusqu'à ce qu'un jour, sous le coup du mouvement qui les agite, quelques centaines ou quelques milliers de ces molécules s'agglomèrent tuut à coup ensemble, et forment un noyau de lumière autour duquel viennent se grouper successivement et incessamment d'autres molécules qui finissent par constituer un corps solide, une planète.
Eh bien, en vous demandant pardon de cette comparaison un peu ambitieuse, et sans vouloir, certes, assi-
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niiler les pièces de théâtre à des étoiles ou les ailleurs dramatiques à des astres, je dirai que c'est par un phénomène analogue que les éléments du drame, qui flottent sans lien dans l'imagination du poëte, se COlldensent tout à coup sous le souffle de l'inspiration en un premier noyau, en un nœud, et forment une situation centrale, une scène pivotale, autour de laquelle toutes les autres parties du drame viendront tour à tour se grouper et faire corps. Tant que cette scène n'est pas trouvée, la pièce n'existe pas ; dès qu'elle l'est, tout doit lui être subordonné.
Donc c'est par elle que l'aut-eur doit commencer. Eh bien, quelle est dans l'Abbé de l'Épée cette situation constitutive que l'auteur a dû trouver la première ? Il n'y en a qu'une possible. Évidemment c'est la mise en présence de ces trois personnages fondamentaux du drame, le spoliateur, le spolié et le sauveur, c'est-à-dire l'abbé de l'Épée, son élève, et l'oncle qui l'a dépouillé. Le rapprochement et le combat de ces trois personnages, voilà la situation pivotale, et elle est superbe. D'un côté, la stupéfaction de l'oncle, sa fureur, sa révolte contre l'évidence de ce e résurrection qui l'accable ; de l'autre, l'éloquence de l'abbé de l'Épée, ses prières, ses menaces, son argumentation pressante, et enfin, en troisième lieu, la muette présence de cette pauvre petite victime, ^
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physionomie qui parle plus haut que toutes les paroles; sa terreur, sa douleur en face de son bourreau, tout dans une telle scène est émotion et intérêt, intérêt pré- s nt et intérêt futur; il y a là lutte, péripétie, situation dramatique ; nous tenons notre pièce ! Ainsi, marchons ! olt placerons-nous cette scène ? Chez le spoliateur : il faut surprendre le loup dans sa tanière. A quel acte?... Notre pièce a cinq actes... Au quatrième! une telle scène ne peut pas faire le dénollment, d'abord parce que les coquins ne se rendent pas du premier coup ; puis, parce qu'il ne faut pas que l'abbé de l'Épée triomphe à la première attaque. L'abbé de l'Épée se présentera-t-il seul avec son élève ? Non. Vous vous rappelez que c'est un arrêt du Parlement qui a rétabli le comte de Solar dans ses droits. Le spoliateur ne s'est donc pos rendu de plein gré; il a fallu l'intervention de la justice. L'abbé île l'Épée doit donc arriver avec un représentant de ia loi, un magistrat ou un avocat, plutôt un avocat; les magistrats ne se déplacent pas; et nous voilà déjà ainsi en possession de quatre personnages de notre pièce : pour les rendre tous vivants, baptisons-les ; appelons l'oncle, d'Arlemont; le jeune sourd-muet, Théodore, et l'avocat, Franval. Oui, dans ce temps-là, on appelait les avocats Franval, parce que ce nom exprime la franchise. Les avocats de nos jours auraient certes
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bien le droit de s'appeler encore ainsi, mais ils n'en usent pas.
Mous plaçons donc ce quatrième acte chez d'Arlemont, mais ce d'Arlemont ne vit pas seul. Il a une famille. Qui allons-nous mettre autour de lui ? Jusqu'à présent nous n'avons que des hommes; il nous faut des femmes, de jeunes femmes, il nous faut de l'amour. Si nous donnions une fille à d'Arlemont, une fille qui fût, bien entendu, jeune, belle, bonne, pleine de toutes les qualités qui manquent à son père, surtout compatissante, et qui, touchée du malheur de son cousin, car Théodore est son cousin, s'éprendrait de lui et préparerait ainsi un dénoûment qui... non! ce n'est pas bon. D'abord, Théodore doit être tout jeune pour être intéressant, seize ans au plus. Puis, il y a des infortunes qui doivent se présenter seules, sans mélange d'aucun autre intérêt ; tout élément étranger altère, ce semble, leur pureté. Puis, le sourd-muet, amoureux,... aimé... Non ! Pas de jeune fille éprise de Théodore ! D'ailleurs, que ferions- nous de la fille de ce d'Arlemont ? Elle serait forcément un personnage passif. Elle pourrait pleurer, souffrir, mais dans les grandes questions d'honneur et de probité elle n'agirait pas comme peut le faire... un jeune homme par exemple! Un jeune homme? Eh bien, donnons un fils à ce d' Arlemont! Un fils qui aurait connu Théo-
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dore, qui l'aurait aimé, et qui servirait ainsi de témoin, même contre son père. Oui, il y a quelque chose là !... Mais c'est encore un homme. Nous voilà cinq hommes sur les bras! Et toujours pas de femme !... Partant, pas d'amour!... Il nous en faut, pourtant!... Voyons! Sortons de chez ce d'Arlemont, cherchons ailleurs ; c'est-à- dire, messieurs, pénétrons plus avant dans le sujet, car au théâtre, ce n'est pas en s'écartant de l'idée principale, c'est en la creusant qu'on la féconde.
Il y a, ce me semble, une scène capitale qui nous manque, c'est un récit de l'abbé de l'Épée, un récit oll il nous exposerait la manière dont il a recueilli cet enfant, dont il l'a élevé, dont il a tout appris de lui, et surtout ses recherches, ses fatigues pour en arriver au point olt il en est. A qui fera-t-il ce récit? Évidemment à l'avocat, puisque c'est lui qu'il s'agit d'éclairer. Chez qui ? Évidemment encore chez l'avocat, puisque c'est son appui qu'on réclame. A quel moment de la pièce? A quel acte? Un tel récit formerait une très-belle exposition, et, dès le début, saisirait fortement l'esprit du spectateur, trop fortement peut-être ! Je sais que c'est volontiers la méthode, actuellement, de chercher à frapper un grand coup dès lç commencement. Mais autrefois on n'allait pas si vite, on ne demandait au premier acte qu'une exposition claire, facile, agréable, qui pro-
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mît plus qu'elle ne donnait, qui renfermât un intérêt futur plus qu'un intérêt présent, et qui surtout ne fit pas de tort aux actes suivants en accaparant trop d'effet pour lui tout seul.
Il y avait beaucoup de bon sens dans cette méthode. C'est souvent un grand art que de ne pas faire un premier acte trop bon... C'est un art qui ne suffit pas, et les auteurs qui s'en contentent (j'en connais) ne vont pas bien loin, mais enfin, en ne s'y bornant pas, il a son prix. Donc, si vous le voulez bien, nous mettrons le grand récit au second acte et, bien entendu, chez l'avocat. Ah çà, mais j'y pense, cet avocat, il ne vit pas seul, lui non plus. Il a une famille. De quoi se composct-elle? Ne pourrions-nous pas lui donner à lui une fille, une fille dont le jeune Saint-Aline...? Ah! j'avais oublié de vous dire que le fils de d'Arlemont s'appelait Saint- Aime; il ne pouvait guère s'appeler autrement;... dont le jeune Saint-Alme serait épris... Oui ! ce n'est pas mal ! Le voilà enfin trouvé, ce terrible amour, et, avec lui, le lien qui va unir entre eux tous nos personnages ; pour peu que nous supposions, soit chez l'avocat, suit chez d'Arlemont, un obstacle à ce mariage, il pourra sortir de ces difficultés, des luttes, des péripéties qui opposeront nos personnages l'un à l'autre en les rapprochant l'un de l'autre. Décidément, je fiance Saint-AIme
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à Clémence. Elle s'appelle Clémence. Seulement, au lieu d'en faire la fille de l'avocat, nous en ferons, si vous voulez, sa sœur. J'y vois plus de nouveauté, plus de charme; l'avocat, étant plus jeune que d'Arlemont, pourrait former avec lui un contraste plus vif. Deux vieux pères en présence, c'est trop symétrique, cela rappelle trop les Capulets et les Montaigus. Enfin, cette jeune sœur dans la maison nécessitera la présence d'une autre femme, une mère plus âgée, nouveau contraste ! Une vieille mère représentant les mœurs de la magistrature d'autrefois en province, car n'oubliez pas que nous sommes en province. Le jeune sourd-muet a été amené et perdu à Paris, et son retour dans sa ville natale, le mo:nent où il reconnaît la porte, les remparts, la maison de son père... Ah çà, un instant!... n'allons pas trop vile! ou je me trompe fort, ou j'entrevois, dans cette scène de retour, une situation intéressai! te, assez nouvelle et bien appropriée au personnage ! Oui ! c'est quand il arrive à Toulouse, quand il entre dans Toulouse, que le jeune sourd-muet doit parat re pour la première fois devant le pubiic!... Évidemment aussi, cette scène doit se placer au premier acte, terminer le premier acte !... Ce succès obtenu, ce but de voyage atteint 1 La joie de l'abbé de l'Apec ! L'émotion et la reconnaissance du jeune homme ! Tors
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doux se jetant dans les bras l'un de l'autre en remerciant Dieu, voilà un finale excellent. Et comme il n'a pu se passer qu'à l'entrée de la ville, voilà aussi du même coup notre lieu de scène tout trouvé ; le décor habituel de Modère, la rue ! La rue? Quelle rue ? La rue où se trouve l'hôtel qu'il reconnaît, l'hôtel de sa famille. Eh bien , si, au lieu d'une rue, nous imaginions une place, une petite place, située à l'entrée de Toulouse ; si sur cette p'ace nous mettions en face l'une de l'autre les deux demeures qui représentent les deux adversaires, à droite l'hôtel du spoliateur, d'Arlemont, à gauche la maison de Franval, l'avocat?... J'y verrais plus d'un avantage, nous pourrions ainsi pénétrer à la fois dans les deux intérieurs. Les domestiques des deux maisons, en sortant et en rentrant, en jasant sur le seuil de leurs portes, nous feraient connaître ce qui se passe chez leurs maîtres. Les autres personnages du drame seraient amenés naturellement sur la scène, ils pourraient se rencontrer, se parler; nous peindrions l'amour des deux jeunes gens, nous préparerions l'arrivée du jeune sourd- muet. 11 me semble que voilà notre pièce qui se dessine. Au premier acte, exposition facile, terminée par un coup de théâtre touchant. Au second, le récit. Au quatrième, assaut de la tour Malakoff. Restent encore le cinquième et le troisième, pour lesquels nous n'avons rien. Je ne
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m'inquiète pas beaucoup du cinquième. Où se passera- t-il ? Je ne sais. Que s'y passera-t-il ? Je l'ignore et je ne m'en tourmente qu'à demi. J'ai fait sur les cinquièmes actes une observation que je vous demande la permission de vous confier. Quand votre quatrième acte est faible, et Dieu vous en garde ! il faut que le cinquième soit très-fort, sinon la pièce est perdue. Parfois même, un excellent cinquième acte a payé pour un mauvais quatrième, et le public a sifflé ce qui était bon par rancune contre ce qui était mauvais ; mais quand votre quatrième acte est plein, vigoureux, il suffit que votre cinquième acte dénoue heureusement la pièce; on ne vous demande pas plus. Le public, qui vous sait gré de l'avoir amusé, a envie que vous réussissiez, et ses mains, qui ont pris l'habitude d'applaudir, continuent encore même quand vous le méritez moins. Le dernier venu profite du mérite de son aîné. Je me rappelle à ce sujet une jolie anecdote de Scribe. Il avait la faculté d'oublier complétement ses pièces dès qu'il les avait faites, faculté un peu dangereuse, car elle l'exposait à les refaire sans s'en douter. Un jour, je vais assister avec lui à la reprise d'une de ses comédies, au Théâtre-Français. Pendant tout le premier acte, il me disait, comme s'il se fût agi d'un autre : — « Bien ! bonne exposition ! Cela promet !... » Arrive le second acte... — « Très-bien 1 très-
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joli! très-amusant 1... » Au troisième acte, changement de ton... « Oh! que je n'aime pas cela du tout! Oh! que c'est sombre! mais l'auteur n'y est plus!... Il abandonne son idée ! » Le quatrième le ranime. « A la bonne heure, voilà une scène bien faite! voilà une situation intéressante et une bonne fin de quatrième acte! Mais avec quoi diable va-t-il faire le cinquième? Il n'y a plus rien ! » Il n'y avait plus rien en effet, ou presque plus rien... Et cependant ce cinquième acte fut aussi applaudi que l'autre, ce qui charma sans doute Scribe, mais ce qui l'impatienta un peu : « Ils n'y entendent rien, me dit-il, ils font le même accueil à ces deux actes. — Non! mon ami, lui répondis-je, c'est encore le quatrième acte qu'ils applaudissent dans le cinquième, ils ne sont pas inintelligents, ils sont reconnaissants. »
Eh bien, je compte sur le même effet pour l'Abbé de l'E,pée : notre quatrième acte est très-bon, très-fort. Outre la grande scène de la lutte, j'entrevois de beaux effets à tirer du rôle de d'Arlemont et surtout de l'intervention de Saint-Alme faisant entendre la voix de la jeunesse, c'est-à-dire la voix de la probité, de l'honneur!... Mais reste toujours ce terrible troisième acte. Comment le remplir ? Nous avons, je le sais, la peinture de l'amour de Clémence et de Saint-AIme, mais
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cela ne suffit pas. Molière a bien pu faire dans Tartuffe un second acte ravissant avec un épisode d'amour; mais c'était Molière ; mais c'était au second acte ; mais c'était dans une comédie ; mais c'était dans une comédie en vers!... On ne peut pas se permettre une telle suspension d'action au troisième acte d'un drame, et d'un drame fondé sur un fait aussi particulier. L'amour ne peut y jouer qu'un rôle secondaire. Voilà un troisième acte qui va nous donner bien du mal! Voyons pourtant! Nous avons un personnage dont nous n'avons pas tiré peut-être tout le parti possible, c'est le jeune sourd- muet. Il est nouveau ce personnage; il a un avantage réel, c'est l'intérêt qu'il inspire, mais il a un grand inconvénient, c'est qu'il ne parle pas. Je sais bien que cela dispense l'auteur de lui trouver des mots spirituels, ce qui est bien commode, mais ce mérite négatif ne suffit pas pour remplir un acte.
De plus, n'oublions pas qu'il faut se servir de ce personnage avec économie; son langage télégraphique n'est pas sans quelque danger de ridicule !... Oui, mais, en fin de compte, cet enfant était alors une merveille. Il ne s'agit pas là d'un de ces personnages de ballet pantomime qui disent : Je vous aime, en mettant la main sur leur cœur ; je vous épouse, en faisant semblant de passer un anneau à un doigt ; et je pars, en figurant un petit
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bateau qui va sur l'eau ; non ! son langage est une véritable langue ; elle n'exprime pas seulement des émotions comme le geste et la physionomie, elle est un véritable dictionnaire, elle emploie des mots précis qui traduisent des idées tout aussi bien que des sentiments. Il me semble donc que l'introduction de cet enfant dans la famille Franval, sa présentation à la jeune fille et à la vieille mère, leur intérêt mêlé de curiosité, pourraient donner lieu à une scène touchante et piquante, où l'on verrait parler un muet. Ajoutez que cette scène, épi- sodique en apparence, se rattacherait étroitement à l'action, car elle doublerait l'intérêt pour les deux principaux personnages, en donnant à la fois la mesure de l'instruction de l'élève et du génie du maître. Nous allons donc retirer Théodore du second acte afin de ne pas le prodiguer, faire faire sans lui le récit où il est question de lui, et quand il arrivera ainsi préparé et attendu, il apportera un élément heureux à ce troisième acte. Je trouve qu'il se dessine bien, ce troisième acte ! Ce qui nous manque encore, c'est la scène finale. Il nous. faudrait pour le terminer, un coup de théâtre qui servît de lien avec le quatrième. Que diriez-vous de ceci? Théodore avait six ans quand on l'a emmené de Toulouse. Il doit encore rester dans la ville des personnes qui l'ont connu, qui pourraient le reconnaître...
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quelque domestique, par exemple. Je vous vois d'ici sourire. J'entends dans votre silence ces mots : « une reconnaissance! Et une reconnaissance par un domestique! Ah! diable! c'est bien vieux!... » Eh! sans doute, c'est vieux ! c'est pour cela peut-être que c'est bon ! Un auteur connu apporte un jour une pièce à un directeur qui la lit et lui dit : « Mais, mon cher, ce sujet-là a été traité soixante fois ! — Tant mieux, répond l'autre, s'il a réussi soixante fois, il réussira bien une soixante et unième! » Eh bien, j'en dirai autant des reconnaissances au théâtre. Les reconnaissances ! mais elles remontent à Eschyle et elles ont continué jusqu'à Victor Hugo. L'Otestie, trois reconnaissances; Œdipe, quatre reconnaissances; Hèraclius, deux reconnaissances; Mèrope, une reconnaissance ; Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy- Blas, Christine à Fontainebleau, la Tour de Nesle, sans parler de tous les drames de l'Ambigu, de la Gaîté, de la Porte-Saint-Martin : reconnaissances! reconnaissances! reconnaissances !... Permettons-nous donc ce que tout le monde se permet, et terminons ainsi du même coup, et ce troisième acte qui nous a donné tant de peine, et cet enfantement qui vous a peut-être paru un peu laborieux !...
Ah bon Dieu! et le cinquième acte?... Ma foi, trouvez- le tout seuls. J'ai bien fait ma part de collaborateur, faites la vôtre.
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Messieurs, vous l'avez bien compris : mon but, en vous faisant assister à la création d'une pièce, n'a pas été seulement de vous amuser un moment en vous introduisant dans les coulisses de la pensée; j'ai voulu surtout vous faire toucher du doigt le mérite principal et émi- nent de ce beau drame, son mérite de composition. Comme tout s'y déduit bien ! comme tout s'y enchaîne logiquement! comme chaque personnage, chaque situation naissent du fait principal et concourent heureusement à sa mise en lumière! On sent dans l'auteur un élève de Sédaine, qui, comme vous le savez, aimait à s'appeler lui-même un bon charpentier dramatique. C'est là, je le sais, un mérite assez mince aux yeux de certains raffinés qui traitent avec grand mépris ce talent de construction; ils ont même changé le nom de charpentiers en carcassicrs... Mon Dieu, oui! moi qui vous parle, j'ai eu l'honneur d'être rangé dans l'ordre des carcassiers!... à quoi je réponds, comme Molière : « Carcasse si l'on veut, ma carcasse m'est chère ! » Car la carcasse, c'est à la fois la base et le corps de bâtiment, autrement dit c'est ce qui fait que les maisons tiennent, et que les pièces durent.
Le succès de l'Abbé de l'Épée fut immense, et les artistes partagèrent le triomphe de l'auteur. Le rôle de sourd-muet, que mademoiselle Rachel a joué à quinze
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ans avec de grands applaudissements sur le théâtre Molière, fut créé dans l'origine par madame Talma. On cite d'elle un trait bien caractéristique. Au cinquième acte, Théodore est assis dans le cabinet de l'avocat Fran- val, au milieu des autres personnages, mais sans être mêlé à l'action; il lit. A une des premières représentations, une partie du décor se détacha et tomba avec grand bruit; la salle entière s'écria, tous les acteurs se retournèrent, tous, sauf Théodore qui continua à lire ; c'est tout simple, il n'avait pas entendu, il était sourd.
Monvel dans le rôle de l'abbé de l'Épée fut admirable d'onction, de pathétique et de simplicité noble. L'auteur du reste l'avait jugé le jour même de la lecture au comité du théâtre. Après le second acte, Molé, qui regardait déjà le rôle comme sien, dit assez haut: « Le récit est très-touchant, mais un peu long. — Il y a moyen, répliqua Monvel, de l'abréger sans en ôter un seul mot. » Sur quoi l'auteur, à son tour, se dit tout bas: « Tu auras mon rôle, toi! »
Après Monvel, Saint-Phal représenta l'abbé de l'Épéa avec beaucoup de talent; après Saint-Phal, vint un artiste que je ne nommerai pas, mais dont je vous citerai un fait assez singulier. C'était un artiste chercheur, et toujours en quête du nouveau.
Donc, à ces derniers mots prononcés par l'abbé de
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l'Épée: «Mon Dieu, je vous rends grâce, et quand je laisserai ici-bas ma dépouille mortelle, je pourrai me dire: J'ai bien rempli ma carrière;» cet acteur, que je ne nommerai pas, imagina, pour donner plus de force aux paroles, d'y joindre une pantomime expressive, et en disant: «Quand je laisserai ici-bas cette dépouille mortelle,» il porta la main aux revers de son habit, et les secoua avec un geste de dédain. Je ne recommande pas cette tradition à M. Talien.
Le rôle de Saint-Alme fut créé par Damas. Damas était un acteur à poigne... Pardon! Voilà que je parle politique. Violent, quelquefois un peu brutal, mais plein de verve et de puissance, il entraînait le public. Grand- ménil, qui jouait d'Arlemont, avait, Jui, un grand talent de composition. On le disait admirable dans l' Avare, qu'il avait pu, du reste, étudier sur nature, car il était d'une avarice sordide. Pourtant, dans le rôle d'Arlemont, il parut magnifiquement vêtu : riche habit de velours, justaucorps broché d'or... Il est vrai que c'est le théâtre qui lui payait son costume. Mais ce que le théâtre ne lui payait pas, c'était les superbes dentelles de ses manchettes et de son. jabot; elles lui appartenaient bien. Aussi, quand il vit Damas, avec sa fougue ordinaire, se précipiter à ses genoux en le suppliant de restituer les biens de Théodore, s'attacher à son habit,
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saisir, pélrir ses bras, ses manches, ses mains, l'épouvante le prit, et pendant que Damas lui criait: H Vous vous déshonorez, mon père ! Vous vous déshonorez !... » Grandménil lui disait tout bas : « Prends garde à mes manchettes! Prends garde à mes manchettes! 1) Ce qui ne l'empêcha pas d'être admirable, ce qui même l'y aida peut-être, car il repoussait en conscience ce suppliant forcené !
Messieurs, on me reprochera peut-être d'avoir rappelé ces souvenirs de l'ancienne Comédie française; on dira que ces grands noms de Monvel, de Grandménil, de madame Talma, effrayeront nos jeunes artistes et vous rendront vous-mêmes plus sévères pour eux; je n'ai pas cette crainte, messieurs. Vous savez trop bien que l'objet de ces matinées n'est pas seulement de ressusciter d'anciens chefs-d'œuvre, mais de susciter de nouveaux interprètes, et de mettre ainsi sous la protection des grands génies, qui ne peuvent mourir, les jeunes talents qui demandent à naître. Aussi, j'en suis bien sur, quoique dimanche dernier vous ayez vu jouer le Legs par mademoiselle Mars1, vous n'en accueillerez pas moins ave sympathie les modestes et consciencieux artistes qui voua rendront le beau drame de l'Abbé de l'Épée. Il a obtenu
1. Mme Arnoult-Plessis.
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deux suffrages bien éclatants. Goethe, dans ses mémoires, écrit qu'il ne connaît pas une seule pièce française aussi bien faiteque l'Abbé de l'Épée; et les registres de la Comédie constatent qu'elle fut, après le Mariage de Figaro, le plus grand succès dramatique de l'époque. Peut-être pourtant y trouverez-vous çà et là quelque détail vieilli, le langage vous semblera parfois trop empreint de cette sensibilité romanesque et de cette exaltation quelque peu déclamatoire qu'avait mises à la mode le P'ere de famille de Diderot. Chaque siècle a son jargon, et tout le monde à la fin du xviii" siècle avait une âme brûlante, une sensibililé dévorante, une chaleur communicative, ce qui, après tout, n'est peut-être pas plus ridicule que d'avoir du chic, et du zinc, du chien. N'accordez donc pas trop d'attention à des défauts légers qui tiennent autant à l'époque qu'à l'auteur, laissez-vous aller au mouvement du drame et vous verrez comme y court aussi à plein flot le grand esprit du temps! Vous verrez comme cette pièce est animée, vivifiée par la plus noble passion du xvme siècle, l'amour de l'humanité! On sent dans l'auteur un des hommes de cette forte génération de 89, qui, illuminés par les premiers rayons de la Révolution française, traversèrent tout le reste de leur vie avec cette lumière au front ou plutôt au cœur; ne se décourageant jamais du progrès, ne doutant jamais de la liberté, ne
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désespérant jamais de l'humanité; restant les hommes de 89 même en 93, même en 1804, même en 1816, même en 1848, même en 1851, même hier, même aujourd'hui, même demain, c'est-à-dire conservant indé- fectiblement dans leur âme ces deux vertus de la jeunesse qui font seules les grands hommes et les grands peuples: l'enthousiasme et l'espérance. L'auteur de l'Abbé de l'Épée fut un de ceux-là.
Il servit cette noble cause, non-seulement de sa parole et de sa plume, mais de sa personne. Sous la 'l'erreur, en un jour d'émeute, il s'élança résolûment devant la porte d'une prison, et barra le passage à une bande d'égorgeurs. Atteint au visage d'un coup de pique, il essuya froidement son sang et se contenta de dire au forcené qui l'avait frappé: « Qu'est-ce que cela prouve? Vous n'entrerez pas plus pour cela! » Messieurs, quand un homme est capable de faire de telles actions et de dire de tels mots, il en reste toujours quelque chose au bout de sa plume quand il écrit. Vous vous en apercevrez bien en écoutant ce drame où vous applaudirez à la fois une belle œuvre et une belle âme. Du reste, il a reçu une récompense près de laquelle tous les bravos du monde comptent bien peu. Quand la pièce fut jouée, l'abbé de l'Épée était mort depuis plusieurs années, et son successeur, l'abbé Sicard, arrêté après fructidor, était
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en prison depuis plusieurs mois. Bonaparte, alors premier consul, voulut assister à la seconde représentation. Arrive le cinquième acte, où l'abbé de l'Épée dit à l'avocat Franval, en prenant congé de lui : « Il faut que je vous quitte et que je retourne à Paris. Il y a trop longtemps que je suis séparé de mes élèves, qui souffrent sans doute de mon absence. » A ce moment, Colin d'Harleville, placé au balcon, juste en face de la loge de Bonaparte, se lève et'dit : «L'abbé Sicard aussi est séparé de ses élèves; nous demandons sa liberté! » Il y a des mots électriques, qui éclatent dans les assemblées comme des bombes et font tout éclater autour d'eux. La salle entière se lève, toutes les bouches jettent ce cri : La liberté de Sicard!... la liberté de Sicard!... Bonaparte étonné, troublé, ému peut-être... qui sait? promet justice, et, cinq jours après, l'abbé Sicard était rendu à ses élèves!... Messieurs, voilà des droits d'auteur qui valent encore mieux que six mille francs de recette pendant cent représentations, et je ne me pardonnerais pas d'ajouter un seul mot à un pareil fait.
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LA TRAGÉDIE DE l\IEDEE, ,
MESSIEURS,
J'entreprends une tâche bien difficile. Pascal a dit:
«Le moi est haïssable. » Or, de toutes les espèces de moi, et il y en a beaucoup, le plus haïssable est peut-être le moi littéraire. L'auteur qui parle de lui n'a, ce semble, que le choix entre deux ridicules : ou la naïve emphase d'Horace, que je nommerai le moi des odes, Exegi monnrnentum. — J'ai élevé un monument plus durable que l'airaiii ! — ou bien un autre moi, que l'on a inventé de notre temps, le moi modeste... le moi des préfaces : «Je ne suis qu'un obscur ouvrier dans le champ de la pensée. » Le plus orgueilleux des deux, c'est le modeste.
Comment donc ai-je osé m'aventurer à cette conférence? Je vous répondrai en toute franchise. Cette tragédie, qui a reçu partout bon accueil sous son costume italien, se présente pour la première fois dans sa forme
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française devant un public français ; je n'ai pas eu le courage de laisser le soin de sa présentation à un autre. Je n'ai pu résister au désir de venir à vous comme on vient à un ami sévère, qu'on craint un peu, mais dont on ambitionne le suffrage, et de vous dire sim; !e- ment, sans affectation de fausse modestie et sans orgueil ridicule : Voilà ce que j'ai voulu faire.
Un autre motif m'a encore décidé. Cet ouvrage m'a mis en relation de travail commun avec les deux plus illustres artistes dramatiques de notre temps, mademoiselle Rachel et madame Ristori. Je les ai vues toutes deux à l'œuvre; je pourrai donc vous parler de toutes deux en connaissance de cause et, par conséquent, de façon, j'espère, à vous intéresser.
Ne craignez pas qu'un léger ressentiment me rende injuste pour l'une, et qu'une sincère gratitude me rende partial pour l'autre; j'ai appris, en les étudiant, à les admirer également parce que je les admire différemment. Ce sont pour moi les deux côtés opposés de h même médaille. On a voulu faire d'elles deux rivales, j'en ferai deux sœurs dans le domaine de l'art.
Enfin, j'ai trouvé ici l'occasion naturelle et longtemps désirée de défendre tout haut une des plus belles formes de poëmes dramatiques, une de nos gloires nationales que depuis quarante ans on se plaît à rabaisser en Fi ance,
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la tragédie. Nulle part je ne serai mieux venu à plaider sa cause que dans cette enceinte où l'on a si bien travaillé à relever son culte.
Tels seront les trois points de notre entretien.
Mademoiselle Rachel, après le succès d'Adrienne Le- couvreur et la reprise de Louise de Lignerolles, qu'elle avait jouées d'une façon fort remarquable, me pria de lui composer un nouveau rôle. Un jour, en lisant la Mèdèe d'Euripide, je fus vivement frappé du récit de la mort de Créuse, consumée, comme vous le savez, par une robe empoisonnée que lui avait envoyée sa rivale. La description est terrible dans sa grâce même. Le poëte nous peint la jeune fille se parant de cette robe fatale devant un brillant miroir, souriant à sa propre image, se retournant pour admirer sa taille avec complaisance ; puis, tout à coup, pâlissant, tremblant de tous ses membres et tombant dévorée par le poison.
Tout enlisant, je me disais: Comme cette scène serait bien plus belle en action qu'en récit! Je voyais mademoiselle Rachel apportant elle-même cette robe à sa rivale, se faisant humble pour la lui faire accepter, la suppliant de s'en parer, l'en parant elle-même! Puis, tout à coup, au moment où Créuse, saisie par les premières atteintes du poison, dit: «Qu'ai-je donc?...» je l'enten-
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dais répondre avec un cri terrible: « Ce que tu as? c'est que tu vas mourir ! »
La scène était vraiment saisissante. Le contraste entre la câlinerie féline du début et le cri de la fin était vraiment tragique.
Mon imagination se monta, je résolus de faire une Médée, et je la fis. Seulement, vous allez voir la pièce et vous n'y trouverez pas la scène ; elle n'y est pas! Il en arrive souvent ainsi : on fait un drame pour une situation et l'on ne met pas la situation dans le drame, ou l'on en met une toute contraire, à peu près comme ces jeunes gens qui se présentent dans une famille en demandant la main d'une jeune fille, et qui épousent sa sœur.
Qu'est-ce donc qui m'attira vers ce sujet antique ? Le croiriez-vous? c'est son côté profondément moderne.
Notre siècle est avant tout un siècle de psychologie. En histoire, en philosophie, en poésie, rien ne nous intéresse autant que ce qui se passe non-seulement dans l'âme, mais dans le fond de l'âme. Le mystérieux, l'inex pliqué, l'inexplicable, voilà ce que nous voulons qu'on nous explique. D'où vient la supériorité de Balzac, de Mérimée, de George Sand, d'Alfred de Musset ? De ce qu'ils ont jeté la sonde à quelques brasses plus bas dans ce sombre abîme du cœur humain, et qu'ils en ont rap-
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porté ou une perle, ou une roche, ou une fleur, ou un monstre, qu'importe! mais quelque chose d'incunnu 1 Ils ont arraché un mot de plus au sphinx!
Eh bien, voilà ce qui m'a irrésistiblement attiré vers Médée. Elle porte écrit sur son front le mot Mystère. Dépouillez-la, en effet, de son attirail antique de sorcière, débarrassez-la de sa baguette magique, de son char aérien et de tout son fantasmagorique cortège de puissances infernales; et vous vous trouverez face à face avec un fait éternellement humain, avec le plus horrible, le plus inexplicable des crimes de cette terre : l'infanticide. Médée apparaît dans l'histoire comme l'image épique des mères qui détruisent le fruit de leurs en!railles. Médée est à l'amour maternel ce que le Maure de Venise est à l'amour; c'est l'Othello de la maternité ! Seulement, rien de plus facile que d'expliquer pourquoi Othello a tué Desdemona; mais Médée! pourquoi a-t-elle tué ses enfants?
Euripide, dans une scène admirable de poésie et de pathétique, lui fait dire: uOh! mes fils!... je vous frappe pour me venger de votre père et lui déchirer le cœur... JI Est-ce que cette explication vous satisfait? Supposez que vous lisiez, dans la Gazette des Tribunaux, qu'une femme, trompée par son mari, ait imaginé, pour se venger, de tuer ses enfants: est-ce que cette action ne vous
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paraîtrait pas incompréhensible? Est-ce que vous ne vous diriez pas qu'il y a évidemment à ce meurtre un autre motif que l'on ne sait pas ; ou que, sinon, vous êtes en face d'un de ces actes et d'un de ces êtres à la fois si bizarres et si atroces qu'ils vous laissent froids à force d'être hors de la nature ? Eh bien , malgré toute mon admiration pour Euripide, c'est là ce que j'ai tout jours ressenti et ce que je ressens toujours en arrivant à ce passage de sa jUdée... Je ne comprends pas! Et comme je ne comprends pas, je ne suis pas ému. En vain Médée exprime t-eile en vers sublimes, en vers tout trempés de larmes, son amour immense pour ses fils et son regret de les frapper; mes yeux restent secs! Pourquoi? Parce que je ne crois ni à son amour ni à ses regiets immenses; et pourquoi n'y crois-je pas? Parce que son amour est moins fort que sa haine ; parce qu'elle a plus de plaisir à déchirer le cœur de son mari que de désespoir à frapper ses enfants; parce qu'enfin elle les frappe comme épouse, non comme mère. Voilà le défaut du rô:e. Ce qui m'empêche de comprendre ce crime maternel, c'est qu'il ne part pas de la passion maternelle. L':)muur peut tuer comme la haine, et l'amour qui tue p.'iit nous émouvoir; Othello le prouve ; mais à une condition, c'est que le meurtre commis par l'amour naisse de l'excès de cet amour ; qu'il ne soit que cet amour
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même poussé jusqu'au délire! Eh bien, la Médée d'Euripide n'aime pas assez ses enfants pour avoir le droit de les tuer. Pour être excusable de tuer quelqu'un qu'on aime, il faut l'adorer et le tuer parce qu'on l'adore.
L'adoration de Médée pour ses enfants, telle fut donc, selon moi, la clef de voûte que je devais donner à mon drame; et de là, pour moi, la nécessité d'une nouvelle composition du rôle.
Je le divisai en deux parties.
Dans la première, je peignis en Médée la mère avec tontes ses tendresses, tous ses dévouements, toutes ses effusions. Je voulus qu'elle apparût pour la première fois aux yeux du public avec ses deux enfants, errante comme ses enfants, mendiant pour ses enfants, désespérée des souffrances de ses enfants; figurant enfin la maternité tendre dans tout son charme, avant de figurer la lllèltrrnité meurtrière dans toute son horreur.
Puis, arrivé à la seconde partie, je choisis le moment même oit elle apprend l'abandon infâme de Jason pour la faire voir désaimée par ses fils comme par lui ; abandonnée par eux comme par lui, et pour la même femme! De façon que, la jalousie maternelle et la jalousie cOlljugale l'envahissant à la fuis, cette malheureuse cl'éaltii C, frappée dans tout ce qu'elle ahnc, torturée dans tout ce qui devrait l'aimer, en arrivât par degré à un tel excès
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de désespoir, qu'elle nous y entraînât avec elle; qu'elle nous transportât, pour ainsi dire, de son même transport, et qu'au moment où elle frappe nous pussions dire ; «C'est effroyable, mais je comprends! » Enfin, tourmenté du besoin d'expliquer encore plus ce monstrueux forfait, convaincu que le cœur n'est ému que de ce que la raison accepte, je fis de Médée, en m'appuyant sur l'histoire, non pas une Grecque, mais une barbare. Je l'éle- vai dans la religion sanguinaire des races de la mer Noire. Je mêlai au drame l'image terrible et grandiose de la plus effroyable des divinités de la Tauride, de co Saturne à qui les mères devaient immoler leur premier- né, et, rattachant ainsi le crime de Médée au cuiie où elle a été nourrie, je lui donnai ses dieux mêmes pour complices.
Le rôle de Médée une fois dessiné, je pensai à Jason, et Jason me conduisit naturellement à un autre personnage, son pendant nécessaire, et sorti, comme lui, du fond même du suiet.
Quand on étudie les âges demi-historiques et demi- fabuleux qu'on appelle les âges héroïques, un fait vous frappe: le monde physique et le monde moral sont le théâtre des mêmes phénomènes extraordinaires ; ce qui se produit sur le sol de la terre se produit aussi dans les âmes des hommes, et tandis que la nature matérielle
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éclate en créations monstrueuses, en animaux énormes, en fléaux dévastateurs, la nature morale fait explosion, à son tour, en passions exubérantes et en violences insensées. De là dans les sociétés naissantes deux personnages toujours joints l'un à l'autre, car ils sont indispensables tous deux au développement de la civilisation nouvelle : ces deux personnages sont le poëte et le héros. Regardez, et vous verrez qu'ils marchent toujours par couple: Hercule et Linus, Thésée et Amphion, Jason e,., Orphée : les uns civilisateurs par la force, les autres civilisateurs par la pensée ; les uns combattant les bêtes farouches, desséchant les marais, exterminant les brigands, en étant un peu brigands eux-mêmes; les autres 1 oliçnnt les mœurs, dictant des lois, établissant la famille, fondant la religion. Certes ce sont là deux pouvoirs également utiles, deux pouvoirs frères, mais ce sont des frères ennemis. Le héros, c'est-à-dire le corps, finit toujours par rencontrer, comme adversaire, l'âme, c'est- \-dire le poëte, et Hercule brisant la tête de Linus avec a lyre représente au vif ce duel éternel qui fait le fond même de l'humanité! Cet antagonisme entre la force et la pensée existe encore aujourd'hui : connaissez-vous rien d'égal au mépris que le sabre a pour la plume, sinon le mépris que la plume a pour le sabre?... Écoutez des gens de guerre, surtout dans un jour de crise,
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causant entre eux des gens de lettres, c'est-à-dire de t JUS les hommes qui écrivent ou qui parlent. Quel dédain mêlé d'irritation!... Comme on entend sous toutes leurs paroles, le mot de : Tas de bavards!... A quoi, il est vrai, les bavards ripostent par: Traîneurs de sabre!... Ou même : Vieilles culottes de peau!... » Ces absurdes et injurieux dédains cesseront, je l'espère, par la pratique de la démocratie. Les représentants de la force finiront par reconnaître que la vraie force de ce monde, c'est la pensée ! que c'est à elle qu'on doit tous les progrès, même ceux dont ils profitent! que c'est elle qui a établi l'égrllité sur le champ de bataille comme dans le temple de la justice! que c'est elle qui a mis le bâton de maréchal de France dans la giberne de tout soldat, et qui a fait inscrire au grand-livre la dette du sang verse!
D'un autre côté, les hommes de plume, de parole et de pensée se rendront compte aussi que leurs travaux auraient été stériles s'ils n'avaient eu pour les protéger ces épées qu'ilsaccusent; ils honoreront dansles homllIcs de guerre tout un passé de dévouement, d'héroïsme, de services rendus au pays, et le monde comprendra enfin, je le crois, qu'il ne doit pas y avoir antagonisme, mais fraternité entre ceux qui éclairent une nation et ceux qui la défendent... Mais nous n'en sommes pas encore là!... On n'en était pas là, surtout, du temps de Jason,
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et vous trouverez, j'espère, que j'ai peint fidèlement l'antiquité dans mon ouvrage, en posant en face l'un de l'autre, comme les deux colonnes de ses sociétés nouvelles et comme deux adversaires, le héros et le poëte, J:tsun et Orphée.
Une autre idée à la fois antique et moderne s'est dégagée pour moi de l'étude attentive de cette légende de Médée, et c'est encore ce personnage d'Orphée qui m'a permis de le mettre en lumière.
Depuis quarante ans, en France, il est une question sociale et légale qui préoccupe les esprits sérieux: c'est la question de la séduction. En voyant tous les jours de pauvres filles abandonnées par l'homme qui les avait séduites et en arrivant, par suite de cet abandon, au désespoir, à la misère, parfois au crime, la conscience publique, ce que j'appelle la conscience du XIX6 siècle, car chaque siècle a la sienne, et c'est l'honneur de notre époque que d'être noblement tourmentée des idées de justice; la conscience publique s'est retournée contre le séducteur et lui a demandé compte des douleurs et des égarements de ses victimes. Des voix éloquentes ont attaqué la loi qui absout toujours le corrupteur dans tous les faits qui naissent de la corruption, ces faits fussentils des crimes! On a vu des jurés déclarer innocentes des filles convaincues par leur propre aveu, d'infan-
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ticide. Pourquoi ? Pour protester contre l'absence et l'impunité du premier auteur du crime : le séducteur.
Or, qu'est-ce que Jason, ce civilisé, ce Grec, s'en allant à la poursuite d'un trésor chez les peuplades sauvages, séduisant une fille de ces rudes contrées, se servant d'elle pour l'accomplissement de ses desseins, l'arrachant, déjà mère, à son pays comme à sa famille, et l'abandonnant ensuite, dès qu'il a mis le pied sur la terre natale?... Qu'est-ce? sinon le symbole lointain et poéLique de ces corrupteurs de tous les temps, qui, entraînant à Paris ou ailleurs les tristes victimes de leurs promesses, déshonorent notre société par leur ingrati-
tude et leur cynisme impunis.
Grand était donc mon désir, à moi, qui me sens avant tout, j'en conviens, un homme de notre siècle, et qui suis profondément touché de toutes les idées sociales qui nous travaillent, grand était donc mon désir de flétrir Jason par une autre bouche que celle de sa victime, de le flétrir au nom de la morale éternelle ; et il me semblait que mon ouvrage ne serait complet que si j'y trouvais une place pour ces idées supérieures de justice dont nous poursuivons le triomphe.
Mais comment y réussir? Dans l'antiquité, ni la loi ni la conscience ne faisaient écho à ces légitimes indignations qui, ep réalité, partent d'un respect pour les femmes
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que les Grecs n'ont pas connu; comment donc faire tomber sur Jason une part du crime de Médée sans altérer les mœurs antiques?
Heureusement Orphée était là: Orphée, par son céleste amour pour Eurydice, devenait naturellement le défenseur de Médée et l'accusateur de Jason; Orphée, par le caractère des chants si purs qui nous restent de lui, s'offrait de lui-même comme l'interprète pratique de la pensée morale que je voulus mettre en lumière; Orphée enfin, représentant à la fois, comme tous les grands poëtes, son temps et l'avenir, avait le droit dans mon ouvrage d'aller au delà des idées grecques tout en restant Grec, de ressembler à un penseur moderne sans cesser d'être un personnage antique. J'en ai profité. C'est grâce à lui que j'ai pu terminer ce drame par le cri qui le résume : quand Jason, arrivant tout éperdu au bruit du meurtre et heurtant du pied ses deux enfants morts, s'écrie : Qui les a tués? Médée a pu lui répondre : Toi 1
Voilà ce que j'ai voulu faire ! Ai-je réussi ? Je n'ose le croire, mais j'espère que l'on comprendra que je l'aie tenté.
Ma tragédie achevée, je songeai à la produire sur la scène, c'est-à-dire que je quittai les joies vraiment divines du travail pour les amers soucis de la représen-
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tation. Quand nous écrivons au bas de notre manuscrit le mot fin, nous poussons un cri d'allégresse, oubliant que, quand notre labeur finit, notre supplice commence.
J'ai essayé, dans l'Abbé de l'Épée, de vous montrer le mécanisme d'une pièce de théâtre, c'est-à-dire comment elle se construit ; tout à l'heure, je viens de tâcher de vous faire voir ses éléments psychologiques, c'est-à- dire de quoi elle se compose. Eh bien, maintenant je vais vous raconter comment elle se joue, et vous verrez qu'il est quelquefois plus difficile de la faire jouer
de la faire.
Ah ! messieurs, il y a dans ce monde trois états dont la première vertu est la patience : c'est l'état de marin, de jardinier et d'auteur dramatique. Pourvu que vous n'ajoutiez pas... et d'auditeur aux conférences de ^ Gaîté !
La première personne à qui je lus ma tragédie fut naturellement mademoiselle Rachel. C'était un être bien singulier, bien complexe et bien intéressant que cette tragédienne de génie ! On ne pouvait comprendre où elle était arrivée en songeant d'où elle était partie. Où avait-elle pris cette élégance suprême, elle qui avait vécu et grandi dans la pauvreté? Je lui ai souvent entendu raconter que le jour où elle eut quatorze ans, sa mère ayant pris un cabriolet pour la conduire chez 1
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Choron, elle se sentit si fière de se trouver en voiture, qu'elle se penchait le plus qu'elle pouvait hors de la capote du cabriolet, dans l'espoir que quelqu'un de sa connaissance passerait et la verrait passer. Plus tard, quand elle fut devenue célèbre, un de ses admirateurs, comte ou duc, lui ayant dit avec un peu d'emphase : « Mademoiselle, vous avez relevé la langue française », elle répondit gaiement : « C'est de la chance pour quelqu'un qui ne sait pas l'orthographe. » Et c'était vrai ! Elle ne la savait pas et elle ne l'a jamais sue. Ses connaissances acquises étaient nulles; en fait de vers, elle ne lisait guère que ceux qu'elle apprenait; tout en elle était instinct, don naturel, impression. Or son impression en écoutant ma pièce fut très-peu favorable. A l'énoncé seul du titre, son front se rembrunit : elle comptait sur un ouvrage moderne. La lecture la laissa froide, et, la pièce finie, il s'éleva entre nous ce silence éloquent qui dit à un auteur : Ta pièce est détestable.
Je ne m'en alarmai qu'à demi : d'abord, avec une personne aussi mobile, ce n'était pas un malheur que d'avoir contre soi l'impression première, on avait la chance d'avoir pour soi la seconde; puis je la connaissais bien, je l'avais étudiée dans Adrienne Lecouvreur et dans Louise de Lignerolles, et j'avais remarqué en elle une méthode de travail qui me rassurait.
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Quand vous lui lisiez un rôle pour la première fois, elle le saisissait rarement dans sa physionomie générale, et n'était guère frappée que de quelques effets isolés.
Quand elle se mettait à l'étudier, au lieu de le dessiner d'abord largement devant elle, à la façon d'un peintre qui esquisse une figure, elle commençait par chercher à rendre tel ou tel passage caractéristique ; c'est par ce point particulier, par cette petite porte, pour ainsi dire, qu'elle entrait dans la compréhension du personnage ; puis, peu à peu, à force de travail, car je n'ai pas connu d'artiste plus laborieuse, à force d'esprit, car je n'ai pas connu d'artiste plus spirituelle; elle remontait du détail à l'ensemble, de l'analyse à la synthèse, et recomposait son rôle à peu près de la même façon que M. Cuvier, pardennez-moi de citer ce grand nom, reconstruisait tout un être disparu avec un petit bout d'ossement retrouvé. Au lieu donc de me désespérer, je cherchai dans ma pièce le petit ossement caractéristique qui l'aiderait à recomposer l'atiiinal ; après un instant de silence, j'allai à elle et je lui dis nettement: « Avouez que vous n'avez rien compris du tout à ma « pièce?...— C'est vrai! — Eh bien, dans cinq minutes « vous la comprendrez. — Dans cinq minutes ? — Oui 1 « Talma disait qu'il y avait dans tout rôle bien fait un
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« passage, un vers, un mot où le personnage entier se « trouvait résumé: or je vois au premier acte, dans la « scène de Médée et de Créuse, quatre vers qui sont le « portrait même de Médée. — Quels vers? — Les voici :
Je ne suis pas
Une fille des Grecs, je suis une barbare.
Ma tendresse elle-même est fougueuse, et s'égare
En transports dont l'ardeur étonne un cœur d'enfant;
Souvent je leur fais peur même en les embrassant. »
A peine ce dernier vers prononcé, le visage de mademoiselle Rachel s'illumina ; elle saisit le manuscrit et, avec cette merveilleuse puissance d'exécution que je n'ai connue qu'à elle, elle me redit soudain ces vers mille fois mieux que je ne les avais lus moi-même ; elle me les rendit pour ainsi dire transfigurés, métamorphosés : c'était un de ses dons 1 A peine lui fournissiez- vous une indication juste, une intonation vraie, qu'elle s'en emparait, la faisait sienne, et l'agrandissait si bien que vous ne la reconnaissiez plus : vous lui aviez donné un sou, elle vous rendait un billet de banque.
Cinq .miilutes après, nous étions à l'ouvrage, et pendant toute une. semaine nous vécûmes plusieurs heures par jour de cette belle vie de travail commun. Quelle ardeur était la sienne I quelle absence complète de
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vanité ! quel sentiment exquis des nuances! quelle poursuite obstinée du vrai et du beau ! Elle avait au suprême degré ce que j'appellerai l'obsession de son art, c'est-à- dire cette faculté étrange de mêler le théâtre, les préoccupations du théâtre, à tous les actes de la vie. Vous avez souvent entendu dire qu'on ne peut pas faire deux choses à la fois; rien n'est moins vrai pour les grands acteurs : ils font toujours deux choses à la fois. En causant, en marchant, en mangeant, en pleurant, en souffrant, ils sont toujours acteurs.
Talma rencontre un de ses amis qui avait un habit brun : « Jolie couleur pour un manteau d'esclave, » lui dit-il. Un jour, à la veille de jouer la Mort de Tibère, de M. Lucien Arnault, il tomba très-gravement malade : l'auteur allait prendre de ses nouvelles tous les jours : les auteurs ont la sollicitude la plus touchante pour la santé des acteurs qui jouent dans leur pièce. Au bout de deux semaines on le reçoit, il entre : Talma était méconnaissable, son visage annonçait la mort prochaine.
Que dit-il à l'auteur? Parla-t-il de sa maladie, de ses craintes? Non ! il saisit dans ses deux mains ses joues creuses et pendantes et, secouant pour ainsi dire ces chairs affaissées : « Ce sera un peu beau, cela, pour jouer le vieux Tibère ! » Talma, car c'est toujours lui qu'il faut citer quand on parle de théâtre, Talma perd
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un enfant qu'il adorait ; le voilà tombé dans le désespoir et les larmes!... Un jour, au milieu de ses sanglots, il en pousse un si déchirant qu'il tressaille lui- même en l'entendant : il s'arrête, il le recommence et le place dans une scène tragique. Ne criez pas à l'insensibilité ! Ne dites pas que l'acteur en lui avait tué le père. Non 1 sa douleur avait été sincère et, ce sanglot à peine appris, il s'était remis à souffrir. Mais son art le poursuivait partout et se mêlait pour lui à tout. C'est la fatalité du génie ! et le génie n'existe qu'avec cette fatalité. Eh bien, mademoiselle Rachel aussi était possédée de cette fièvre sublime, elle m'en a raconté une preuve bien frappante. Vous vous rappelez son admirable jeu muet au quatrième acte des Horaces, pendant le récit de la mort de Curiace ! Elle n'a qu'un mot à dire pendant toute cette scène : Hélas ! Et pourtant, on ne voyait qu'elle, on n'applaudissait qu'elle, la beauté même des vers de Corneille disparaissait dans cette pantomime... Or cette pantomime, elle ne l'avait pas faite à ses débuts, c'est plus tard, par hasard, qu'elle la trouva, et voici comment :
Un jour qu'elle devait jouer Horace, elle achevait de s'habiller dans son modeste salon du passage Véro-Dodat. On sonne ; elle se sauve dans sa chambre à coucher, que séparait du salon une porte vitrée i un de leurs amis
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entre et raconte à sa mère qu'ayant été attaqué dans la rue la veille au soir par un voleur, il avait saisi avec la main le couteau levé pour le frapper, et que le voleur, en retirant la lame, lui avait fait une entaille profonde dans la paume de la main. Émue de ce récit, mademoiselle Rachel va à la porte et arrive devant la vitre au moment même où leur ami montrait sa main blessée. Cette vue lui fit mal, elle sentit ses jambes défaillir, elle n'eut que le temps de s'accrocher à un petit secrétaire pour gagner un fauteuil où elle tomba évanouie. Au bout de quelques minutes, elle se réveilla. « Par quel hasard, me disait-elle, la scène du quatrième acte des Horaces me revint-elle en mémoire?... Je ne le sais, mais je me dis : Ah ça! si la vue d'une main blessée, qui n'est après tout que celle d'un homme assez indiffèrent pour moi, me produit une telle émotion, que dois-je donc éprouver au meurtre de mon amant ?... Est-ce qu'il est naturel qu'après mon petit hélas, je tombe sur un siége bien préparé à côté de moi et que je me contente de me cacher le front dans les mains en poussant quelques sanglots plus ou moins bien figurés? Y eut-il jamais plus belle occasion de se trouver mal ? Si je plaçais là mon évanouissement de tout à l'heure?... » Et aussitôt, recomposant par la pensée tous les détails de son émotion, elle se rappela un à un ses gestes, son attitude, sa
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manière de s'accrocher aux meubles, la dernière sensation de sa défaillance, voire même la première de son réveil ; et le soir, elle reproduisit le tout, avec de si grands applaudissements que... que je crois bien qu'elle pardonna au voleur qui avait endommagé la main de son ami.
Nos répétitions commencèrent donc au théâtre, et mademoiselle Rachel y apporta, outre ce merveilleux don d'observation, une qualité plus rare et qui semble inhérente aussi aux artistes de premier ordre : elle donnait d'excellents conseils. Elle n'avait pourtant ni études premières, ni, en général, une grande solidité dans le raisonnement. Mais d'instinct, d'intuition, elle allait droit au côté faible. Je lui ai dû dans ma pièce les plus heureuses modifications. C'est elle qui m'a fait effacer la scène de la robe, me disant avec une grande finesse que cette scène d'hypocrisie monstrueuse, d'hypocrisie suivie de meurtre, ferait disparaître tout l'intérêt du rôle de Médée. Son sentiment ne s'exprimait pas toujours aussi clairement. Il ne fallait pas toujours lui demander le pourquoi de son opinion, souvent elle ne le savait pas elle-même. Si on la poussait, elle vous donnait de détestables raisons; cependant elle avait raison. Elle me rappelait sur ce point mademoiselle Mars, sur laquelle je vous demande la permission de vous citer un fait digne d'être noté.
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Béranger disait : « Les faits sont les pères des idées », et nulle définition ne vaudrait le trait suivant pour vous peindre au juste l'étendue et la limite de ce don naturel de bon conseil, que possèdent les artistes supérieurs, et que j'appelle une clairvoyance obscure.
Mademoiselle Mars répétait mon premier ouvrage, Louise de Ligncrolles ; au troisième acte, Louise surprend son mari avec sa maîtresse. Il s'ensuit une scène de reproches qui finit naturellement par une scène de réconciliation où la tendresse du moment présent s'accroît de toute la douleur du moment passé. Louise exprimait sa confiance dans le repentir et les promesses de son mari en lui disant : « Je ne crains plus rien, je ne sais plus rien ; il me semble que nous nous sommes mariés hier ». Mademoiselle Mars s'arrête à ce mot, et de' sa voix un peu brusque, un peu sèche... sa voix de jour, car le soir elle avait une voix enchanteresse, elle me dit : «Je ne dirai pas cette phrase-là. — Pourquoi donc, madame?— Parce qu'elle est mauvaise. — Mauvaise! mauvaise!... je la trouve très-bonne. — Ah! vous trouvez cela bon, vous : «Nous nous sommes mariés hier!» — Ce mot exprime très-bien le sentiment de confiance qui reporte Louise aux premiers jours de son bonheur. — Tout ce que vous voudrez, mais je ne dirai pas : Nous nous sommes mariés hier... il faut mettre autre chose 1
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— Quoi? que voulez-vous que je mette? — C'est bien simple!... mettez : Tra la, la, la, la; la, la, la, la; la, la, la, la, la 1 — Ah! mon Dieu! pensai-je, elle est devenue folle! » et je m'en allai. Tout en m'en allant, et ma première colère passée, je me mis à réfléchir: « Que diable a t-elle voulu me dire? Est-ce que, par cette musique élémentaire à quatre membres égaux, elle aurait voulu me marquer le rhythme, l'harmonie qu'elle a besoin de sentir sous les paroles, pour rendre la joie et la tendresse dont son âme est pleine? Voyons donc! » Je cherchai, et le lendemain j'arrivai à la répétition avec cette phrase à | quatre membres: J'oublie, je ne sais rien! La vie com- r mence c'est la première fois que tu me dis: «Je t'aime!» — A la bonne heure! s'écrie Mademoiselle ! Mars, voilà ce que je vous ai demandé!» Eh bien, mademoiselle Rachel vous demandait unaIloule de choses F de cette façon-là et qui, pour ne pas être très-claircs, n'en étaient pas moins fort justes. Nous répétâmes huit fois sur le théâtre avec un double succès pour elle, succès de talent et succès d'exactitude. Ce n'est pas que la ponctualité fût sa vertu favorite; mais je lui avais appris à être exacte par un moyen assez singulier. Le premier jour où elle vint en retard, j'allai à elle ma montre à la main et, la conduisant à l'écart, je lui dis: «Comment une femme d'esprit comme vous peut-elle être inexacte?
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c'est un si mauvais calcul... — Un mauvais calcul? — Sans doute! Savez-vous à quoi on emploie le temps quand on attend quelqu'un? A dire du mal de lui!... Or nous vous attendons depuis trois quarts d'heure,., jugez!... Puis regardez-vous dans la glace : vous avez le visage rouge, marbré, comme quelqu'un qui est venu vite; vous n'êtes pas jolie du tout!... seconde faute grave. Ensuite, pour excuser votre retard, vous allez être obligée, comme tous les inexacts, d'entasser une foule de petits mensonges que personne ne croira et qui coûteront beaucoup à une personne aussi sincère que vous ! (Elle ne l'était pas tant que cela, mais je le lui disais pour l'encourager.) Enfin, quatrième faute : le sentiment que vous êtes dans votre tort va vous agacer un peu les nerfs, vous répéterez mal, vous le sentirez, vous sentirez que les autres le sentent et qu'ils n'en sont pas fâchés, ce qui vous agacera encore un peu plus, et vous serez tout à fait mauvaise. Croyez-moi, il faut être exacte par respect même pour votre talent ! »
Le lendemain elle arriva la première, et je me dis tout bas qu'il était quelquefois utile, pour faire jouer une tragédie, d'être un peu auteur comique.
J'étais donc plein d'espoir et je me croyais au bout de mes peines, mais on n'est jamais au bout, car je ne parle pas de moi seul. J'arrivai à la neuvième répétition, le
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coeur allègre et ne redoutant plus rien; un quart d'heure se passe, une demi-heure, trois quarts d'heure... toujours personne. Je me rendis chez elle. En entrant je vis qu'il y avait quelque chose de grave; heureusement, je le devinai promptement. J'avais remarqué en elle une particularité bizarre. Cette femme, qui n'avait connu que des -triomphes, n'avait pas foi en elle, et par conséquent pas foi dans les autres. La critique du premier venu la troublait dans son jugement sur un ouvrage ou sur son propre jeu. Le soir d'une première représenta-
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tion, la plus légère marque d'hostilité la déconcertait. Elle avait besoin du succès pour être sûre qu'elle eût raison. Je lui disais quelquefois en riant qu'elle ressemblait à Napoléon, qu'elle ne savait pas être vaincue. Aussi, même au milieu des répétitions commencées, était-elle sujette aux terreurs paniques. Lors donc que j'arrivai chez elle, je vis que j'avais affaire à un sentiment de cette nature... Je le lui dis nettement. « Eh bien, oui, me répondit-elle, c'est vrai... j'ai peur!... — Peur de quoi? — Vous savez, me dit-elle avec cette précision de langage et ce bon sens qui étaient un de ses charmes, vous savez que la flatterie ne me tourne pas la tête et que je ne me fais pas illusion. —Je sais que personne n'est plus modeste que vous. — Modeste?... non, mais je connais ce que je peux et ce que je ne peux pas
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Or je viens de relire vos deux derniers actes, j'ai vu que mon rôle est plein de mouvements rapides et violents; il faut que je coure à mes enfants, que je les porte, que je les emporte, que je les dispute au peuple. Cette vivacité d'action extérieure n'est pas mon fait. Tout ce qui s'exprime par la physionomie, par l'attitude, par un geste sobre et mesuré, je peux le rendre ; mais là où commence la grande et énergique pantomime, mon talent d'exécution s'arrête...» Cette remarque était trop fine et même trop vrai, du moins en partie, pour que je n'en fusse pas frappé. Pour toute réponse cependant je me contentai de sourire, et je lui dis : « Pour partager vos craintes, il faudrait que j'oubliasse une chose que te n'oublierai jamais. — Quoi donc? — Ce que vous m'avez raconié vous-même sur le quatrième acte des Horaces! L'artiste qui a trouvé et exécuté ce jeu pantomime peut tout faire 1...» Ce n'était pas tout à fait vrai, car il y avait loin de cette pantomime sur place aux mouvements violents qu'exige le rôle de Médée, mais de toutes les maadies humaines, les maladies de modestie sont les plus faciles à guérir; ce souvenir, rappelé à propos, coupa donc court à toutes les craintes de mademoiselle Rachel, et le lendemain nos répétitions recommencèrent... pour s'interrompre le surlendemain et ne plus recommencer.
Qu'était-il donc arrivé l Il était arrivé qu'on lui offrait
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un engagement fabuleux à Saint-Pétersbourg, qu'elle ne rêvait plus que la conquête de l'empire russe, qu'elle ne pouvait plus souffrir ma pièce, en qui elle voyait le seul obstacle à son départ, et que le ministre était résolu à lui permettre de manquer à tous ses engagements avec moi. Je courus chez elle : « Madame est sortie. » Je m'y attendais. Je retournai le soir : (t Madame est souffrante. » Je m'y attendais encore. Mais le lendemain elle jouait Polyeucte, et, la pièce finie, en rentrant dans sa loge elle m'y trouva installé et l'attendant. Elle tressaillit légèrement en me voyant. J'étais très-calme. «Vous renoncez au rôle deMédée? — Oui. — Pourquoi? — Il est trop violent! — Pas plus que celui de Camille. — Il y a au second acte des passages subits de la fureur aux sanglots et des sanglots à la fureur, je ne sais pas faire cela. — Moi, je sais le faire, je vous l'apprendrai. — Ce rôle repose tout entier sur un sentiment que je n'ai jamais exprimé au théâtre. — Tant mieux! Il ne faut pas prendre mesure aux grands artistes...— Qui me dit que je saurai rendre l'amour maternel? - Votre amour maternel lui-même!... Comment! à force de talent, vous êtes arrivée à entrer dans des passions qui vous sont inconnues : la haine, la tengeance, la cruauté, et vous ne pourrie? pas traduire ce qui est écrit dans votre cœur? Mais vous oubliez donc que je vous ai vue avec vos enfants 1 ...»
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Elle s'émut un peu!...
« Voyons, repris-je avec force, laissons là les vains prétextes et parlons nettement. Vous voulez partir ! L'idée des trésors qu'on fait luire à vos yeux et des triomphes nouveaux qu'on vous promet vous fait oublier tout le reste... C'est tout simple : vous êtes femme, vous êtes artiste, je ne vous en veux pas. Vous ne seriez peut-être pas la comédienne extraordinaire que vous admirons si vous n'aviez pas ces fièvres d'imagination, et, de mon côté, si vous étiez seule, je n'aurais pas le courage de lutter contre vous. Mais il y a derrière vous un grand personnage qui devrait mettre son veto à vos caprices et qui les favorise, qui manque à tous ses devoirs en vous aidant à manquer aux vôtres. Voilà mon adversaire 1 Je ne me laisserai pas écraser par lui. »
Un léger sourire de dédain fut sa réponse «Ah ! oui, repris-je avec quelque irritation , je comprends. Un pauvre auteur de tragédie , auprès d'un personnage comme lui et d'une artiste comme vous, qu'est-ce que c'est? Bien peu de chose, sans doute, mais ce peu de chose représente pourtant ce qui est plus fort que vous: la dignité des lettres! le droit! Et puisque le hasard me charge de défendre mes confrères contre celles qui ne sont, après tout, que nos interprètes et contre ceux qui devraient être nos protecteurs, je n'y
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faillirai pas. Voulez-vous, oui 011 non, reprendre nos travaux? — Non ! — Soit donc, la guerre! »
Le lendemain, j'envoyai une sommation au Théâtre- Français, qui était bien innocent de tout cela, mais je ne pouvais m'adresser qu'à lui; deux jours plus tard, le procès était engagé ; quelque temps après, je gagnais ma cause; mais, le lendemain, le ministre, intervenant entre mes juges et moi, m'opposait un arrêté qui n'avait jamais été mis en pratique, me reprochait un oubli que je n'avais pas commis, et malgré les efforts courageux et le talent de M. Mathieu, aujourd'hui député, il m'arrachait à mes juges légitimes pour me transporter devant le conseil d'État et brisait dans ma main un arrêt de justice ! Oui, messieurs, voilà ce qu'on pouvait faire contre les lettres en l'an de grâce... non, de disgrâce 1853. Mais, Dieu merci, voilà ce qu'on ne pourrait plus faire aujourd'hui! Voilà ce qu'on ne pourra jamais plus faire en France ! Je dis jamais ! car si nous sommes sortis de ce rég'mc d'arbitraire, si aujourd'hui l'administration ne peut pas plus déporter un écrivain de son droit qu'un citoyen de son domicile, nous ne le devons pas seulement à la volonté, à l'initiative d'un seul1; sans cela il
1. Ceci a été écrit en avril 1870, après les promesses de liberté du 2 janvier.
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faudrait en être humilié au lieu d'en être fier! Non ! Nous le devons aussi, nous le devons surtout à ce qu'on appelle la force des choses, et à ce que j'appelle, moi, la force des âmes, c'est-à-dire à l'action irrésistible des idées justes et généreuses, qui, une fois nées dans les cœurs, grandissent, grandissent toujours et finissent par gagner ceux mêmes contre lesquels elles s'élèvent.
Messieurs, cette excursion dans le domaine de la liberté n'est pas une digression, car elle m'amène ca u- rellement à l'illustre tragédienne qui m'a relevé de ce rude coup, vengé de cette iniquité, et je suis d'auta;.t plus heureux d'essayer de dessiner devant vous cetto physionomie originale et puissante, qu'aujourd'hui, en France, la mode est un peu passée de l'admirer. C'est le cours ordinaire des choses; quand madame Histori est arrivée, on s'est servi d'elle pour rabaisser mademoiselle Rachel ; mademoiselle Rachet disparaît, on se sert de son souvenir pour attaquer madame Ristori. Il y a des gens qui ne peuvent élever une statue qu'à la condition d'en renverser une autre. Ils ne savent bâtir qu'avec des débris.
Si je devais définir madame Ristori d'un mot, je dirais : c'est une vaillante. Il est vrai qu'elle a commencé ses campagnes théâtrales de bonne heure. Savez-vous à quel âge elle a paru pour la première fois sur la scène ?
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V huit jours!... On jouait à Florence le Précepteur ians Yembarras; au lieu de charger le pauvre professeur i'un nouveau-né de carton, on imagina de lui mettre sur les bras la petite Adélaïde Ristori, qui venait de naître dans les combles du théâtre; son père était le premiet sujet de la troupe. Voilà comment elle débuta vingt- quatre heures avant de voir clair: vous conviendrez que c'est bien fait pour donner l'habitude des planches!
Madame Ristori est avec madame Malibran le plus bel exemplaire de ce que j'appelle les artistes de combat, .c'est-à-dire de celles que l'obstacle aiguillonne, que la lutte grandit et auxquelles il ne déplaît pas d'avoir un auditoire qui leur résiste, afin de lui implanter de force la foi qui est en elles.
Nos artistes français ont presque tous, vous le savez, un goût très-vif pour ce petit groupe de spectateurs assidus, de chevaliers fidèles..., les plus fidèles de tous les chevaliers, tes chevaliers du lustre. Quel plaisir trouvent-ils dans ces applaudissements payés, qu'il savent payés,... i18 le savent d'autant mieux que souvent ce sont eux qui les payent. Je n'ai jamais pu me l'expliquer. Mais mademoiselle Rachel elle-même m'a dit souvent qu'elle n'était tranquille, heureuse, que quand elle voyait en face d'elle, au parterre, la figure... la figure de... du roi des Romains. Madame Ristori, le jour de
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ses débuts à l'Odéon, exigea devant moi, du directeur, que les claqueurs ne l'applaudissent pas. « Ce n'est pas seulement, lui dit-elle, que leur affreux petit bruit mécanique m'agace les nerfs, mais ils me cachent le public, je ne sais plus où il est. Or c'est lui que je veux voir, c'est à lui que je veux avoir affaire ! S'il se défend, tant mieux, nous nous battrons ! S'il me. siffle, tant pis, c'est que je l'aurai sans doute mérité. Mais au moins, s'il m'applaudit, je pourrai me dire : Voilà un bravo qui est bien à moi ! »
J'ai souvent entendu répéter que mademoiselle Rachel seule était vraiment antique, et que madame Ristori ne l'était pas. La vérité est qu'elles le sont toutes deux également, c'est-à-dire différemment. Nous avons à l'égard de l'antiquité des ignorances singulières. îSous avons vécu plusieurs siècles dans la conviction que les temples grecs étaient tous blancs, que les statues grecques étaient toutes blanches ; cette pâle et fade couleur du plâtre semblait le symbole même de la pureté de l'art grec; il a fallu les recherches de l'archéologie moderne pour rendre au Parthénon et aux images des déesses de l'Attique, la belle parure du coloris, de l'or et des bijoux. De même pour la poésie : qui dit art grec, dit, ce semble, un art élégant, pur, sobre et contenu; mais on oublie qu'à côté de cet art-là, la
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Grèce en connut un autre, effervescent, exubérant, débordant de séve. La poésie grecque a son Beethoven comme son Mozart, son Michel-Ange comme son Raphaël ; auprès de YAnligone et de YAlceste, il y a le,* Euménides et les Sept chefs devant Thébes; à CÔ',:) úe Sophocle et d'Euripide, il y a Eschyle et Homère. Mademoiselle Rachel était la Grecque de Sophocle et d'Euripide, madame Ristori est la Grecque d'Eschyle et d'Homère.
En voici la preuve dans un fait matériel. Vous savez avec quelle grâce souveraine mademoiselle Rachel portait le costume antique; mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'une partie de ses draperies était ajustée, que tous les plis du haut de son manteau étaient fixés, arrêtés, de façon qu'elle pût l'agiter sans le déranger. Son charme faisait le reste, et le jeu de ces draperies se liait si harmonieusement à tous les mouvements de son corps, que cette robe antique semblait sa parure naturelle. On eût dit une jeune fille de l'Attique se promenant sur les bords de l'llissus.
Madame Ristori, dans Mcdèe, prenait un large pan d'étoffe, le jetait sur ses épaules, et le gouvernait ensuite selon les mouvements de sa passion et du drame ; tantôt le laissant traîner derrière elle comme un manteau de reine, tantôt s'en enveloppant tout entière comme d'un voile, tantôt l'enroulant autour de sa tête et s'en
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abritant ainsi que ses enfants ; et elle restait toujours noble dans ce libre déploiement de ses draperies flottantes, comme mademoiselle Rachel restait toujours souple dans son costume ajusté.
Voulez-vous une autre image, une image morale du contraste de ces deux grands talents? C'est Jlédée qui nous l'offre.
Rien de plus touchant que l'entrée de mademoiselle Rachel. Elle arrivait lentement sur cette petite place de Corinthe, tenant par la main ses deux enfants épuises de fatigue et de faim, et son accent en prononçant ces vers :
Courage,
Mes chers petits enfants! Courage, encore un pas!
et la manière dont elle se laissait tomber avec eux sur le banc de pierre, et ses larmes en écoulant leurs plaintes, tout cela était si tendre, si douloureux, si maternel, qu'au premier vers la cause de Médée était gagnée... On l'aimait. — t( Je n'entends pas ainsi cette entrée, me dit madame Histori... Médée n'est pas seulement une mère, une femme, une proscrite; c'est un être épique, légendaire. Il faut que sa première appari- tion ait quelque chose de grandiose qui saisisse l'imagina- tion en touchant le cœur. — Que voulez-vous donc faire,
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lui dis-je. — Vous le verrez demain. » Le lendemain, j'arrive à la répétition ; le décor était changé. Il représentait bien toujours une place ombragée aux portes de Corinthe, mais au fond s'élevait une masse de rochers abrupts. Voilà, me dit-elle, par où j'arriverai ! » Et lorsqu'en effet, le soir de la première représentation, le public, qui l'attendait sur le devant de la scène, la vit émerger lentement du haut de ces sommets arides avec un de ses enfants dans ses bras et l'autre pendu à sa robe : quand elle parut, non, quand elle apparut en plein ciel et dominant tous les spectateurs comme du haut de son infortune, des bravos enthousiastes partirent de tous les coins de la salle ; on avait vu une évocation de la maternité des temps héroïques!...
Eh bien, tel est le trait distinctif du talent de madame Ristori. En une seconde, elle fait surgir devant vos yeux un personnage tout entier... Vous la rappelez-vous dans Judith, au moment où elle entre dans la tente d'Holopherne endormi, et saisit pour le frapper un cimeterre pendu à la muraille ? L'arme est trop lourde et son bras fléchit sous le poids... Elle tombe à genoux et commence sa prière, la main appuyée sur cette arme de géant!... Mais, à mesure qu'elle prie, sa tête affaissée se redresse ; l'enthousiasme qui éclate dans ses yeux se répand, ce semble, dans tout son corps, communique
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une force nouvelle à ses membres, et, quand elle se relève, elle brandit l'épée redoutable au-dessus de sa tête, comme si elle enlevait un jouet d'enfant. Dans Marie Sluart, elle introduit dans le drame un nouveau personnage,... un crucifix. Ce crucifix qui ne la quitte pas est son confident, son soutien ; quand il lui faut s'agenouiller devant Élisabeth , c'est à son crucifix qu'elle en demande le courage. Quand elle pardonne à Leicester, quand elle dit adieu à ses serviteurs, quand elle marche à la mort, c'est sur son crucifix qu'elle s'ap.t puie!... Et, ajoutant ainsi un trait de plus à cette grande figure de reine et de martyre, elle fait vraiment de Marie Stuart une femme du xvie siècle en en faisant une à chrétienne., , .
Je pourrais multiplier les exemples, je pourrais vous la montrer aux répétitions de Mèdèe, se répandant pour ainsi diredans tout l'ouvrage, jouant tous les rôles, apprenant à Jason à être dur, à Creuse à être douce, aux enfants à être tendres, au peuple à être intelligent ! ou bien encore, caractérisant en un seul mot expressif le talent de ses partners, comme le jour où elle me dit... Je ne sais pas trop si j'oserai vous répéter ce mot-!à, non pas qu'il ait rien de choquant, il est d'elle! mais il est un peu vert dans sa vivacité pittoresque. Me permettez-vous de vous le dire ? Oui ? Eh bien, vous avez
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raison, car il est très-joli. Nous répétions dans Bùalrix, à l'Odéon, la scène de Roméo et Juliette, intercalée dans le quatrième acte, la scène du poison. Mme Ristori n'était qu'à demi satisfaite de son Roméo, qu'elle ne trouvait ni assez poétique, ni assez pathétique. « Voyez-vous, mon cher ami, me dit-elle, nous ne ferons rien de cet homme-là. Il n'est pas empoisonné, il n'a que la colique. » Est-il possible de mieux marquer d'un mot la distance qui sépare le matérialisme grossier de la réalité , poétique ? Est-il possible de dire avec plus d'énergie et de profondeur, que dans le grand art, même au milieu des mouvements corporels les plus infimes, l'âme doit toujours garder sa place et la poésie ses droits? Je finis ce portrait que'vous n'aurez pas trouvé trop long, j'espère, par un trait typique.
Médée, au second acte, après la scène avec Jason, tombe sur un siége, éperdue de rage et de douteur ; ses deux enfants apparaissent sur le seuil de la porte, appe- lant leur mère de loin, et non sans quelque effroi. A la seconde représentation, je suivais tout d'une loge de coté, quand j'aperçois au bord de la coulisse, au moment même où les enfants entraient en scène, l'aîné marcher maladroitement sur le talon du plus petit et abattre le quartier de sa sandale. La terreur me prend ! Que va dire le public en voyant ce pauvre petit entrer clopin-
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dopant, le pied emprisonné dans les cothurnes de s sandale défaite et boitant à peu près de la même faço: que l'acteur comique Alexandre dans le Courrier cl Lyon? J'entendais déjà des éclats de rire... mai Mme Histori a tout vu, et soudain elle change la panto mime réglée. Elle devait attendre ses enfants, elle cour à eux, saisit le plus petit, l'enlève dans ses bras, lu jette son manteau sur les pieds, le rapporte sur le siège où elle s'assied avec lui, fct, sans ralentir un seul mouvement de la scène, sans oublier un seul vers, sans se trahir par aucun geste, elle saisit sous son fianteau le pied captif, brise d'un coup vigoureux les cothurnes ci jette la sandale sous son fauteuil sans que personne h vît... que moi, et en continuant de sangloter, de pleurer, de transporter la salle tout entière d'épouvante ei de pitié ! Voilà, messieurs, ce que je nomme une artiste de combat. Voilà qui me rappelle la belle définition de l'homme de guerre faite par le maréchal Lannes. Le véritable homme de guerre, disait-il, est celui qui entend mieux au bruit du canon, et à qui la fumée de la poudre fait voir plus clair.
Mme Histori a pu, grâce à cette vaillance, occuper, dans l'histoire de l'art au xixe siècle, une place égale à Mllc Rachel, en y remplissant une mission différente, M. Guizot les a définies d'un mot : « L'une, dit-il, est
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le modèle de la tragédienne aristocratique, l'autre de la tragédienne démocratique. » La tragédienne démocratique est la marquise. En effet, NIlle Rachel a été l'interprète incomparable de notre art français, qui est un art patricien ; Mme Ristori représente l'art cosmopolite : l'une a relevé la tragédie dans notre pays; l'autre, l'emportant dans un pan de son manteau à travers toute l'Europe, l'a popularisée dans les deux mondes ; l'une enfin a servi la muse tragique en prêtresse et l'autre en missionnaire.
On s'est beaucoup moqué de la tragédie en France depuis quarante ans, et les auteurs de drames l'ont bien souvent déclarée morte ; je ne suis pas bien sûr qu'ils ne soient pas eux aussi un peu en train de mourir, et je leur souhaite de ressusciter comme elle au bout de deux siècles. On a beaucoup abaissé Corneille et Racine devant Shakespeare. Je fais plus qu'admirer Shakespeare, je l'adore ! Je vois en lui le plus grand génie dramatique que le monde ait connu. Il a tout abordé, tout représenté, tout fait vivre sur la scène : l'histoire antique dans Coriolan et Jules César, l'histoire moderne dan:*.. Richard III et Henri IV, la passion fougueuse dans Othello, la passion ingénue dans Roméo et Juliette, la poésie pure dans le Songe d'une nuit tfétè, la fantaisie dans Comme il vous plaira, la comédie dans Falstaff, la
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philosophie dans Hanilet ; il touche de l'aile aux deux bouts du domaine de l'art ; c'est la plus grande envergure de poëte qui existe. Mais ses œuvres sont-elles les plus belles qui soient sorties de la main des hommes? Je ne le crois pas ; car ni Œdipe roi, ni Tartuffe ne sont signés de son nom, et s'il a fait Macbeth, il n'a pas fait Polyeucte. Rien de plus profond que l'idée de Macbeth. Shakespeare a mis là en scène le vrai fatum du monde moderne, la fatalité du mal. Macbeth croit n'avoir que Duncan à frapper pour s'emparer du trône, il le tue ; mais après Duncan, il faut tuer ses fils ; après ses fils, il faut tuer Banco; après Banco, il faut tuer Macduff. C'est la terrible histoire de l'hydre de la fable: du sang de chaque tête coupée il en naît une autre qu'il faut couper encore. Et ce qu'il y a de plus admirable dans ce drame, c'est qu'il ne s'applique pas seulement aux assassins et aux rois, il est vrai pour tous les crimes et pour tous les vices, pour toutes les faiblesses et pour toutes les classes. Il est vrai pour les joueurs comme pour les meurtriers, pour les fripons comme pour les joueurs, pour les ivrognes, pour les libertins, pour les ambitieux comme pour les fripons. C'est à l'humanité tout entière que Shakespeare dit : Le mal engendre le mal. Jamais enseignement si terrible n'a été donné à la conscience humaine.
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Polyeucte vous emporte dans une tout autre sphère... Qu'a voulu peindre Corneille? La grandeur et la beauté de la foi religieuse. Qu'a-t-il fait? Sans doute, en vertu de la loi féconde des contrastes, il l'aura entourée de tous lee vices qu'elle combdt et de toutes les faiblesses dont elle triomphe? Non. Il peint dans Sévère le modèle du héros honnête homme, dans Pauline le modèle de l'amour sans tache et de l'amour conjugal sans bornes, dans Stratonice le modèle du dévouement servile, dans Néarque le modèle de l'amitié; puis, à côté d'eux, il place Polyeucte, c'est-à-dire la foi,... et voilà que toutes ces vertus humaines semblent devenir presque des faiblesses! Voilà que ces clartés deviennent des ombres. La vertu de Polyeucte resplendit au milieu d'elles comme le soleil levant au milieu des pâles étoiles du matin ! Ce n'est pas tout : Corneille, à l'exemple de Raphaël, qui jeta un possédé au bas de son tableau de la Transfiguration pour mieux marquer la distance du ciel à la terre, Corneille jette au bas de son drame, Félix, c'est-à-dire l'assemblage de toutes les couardises, de toutes les vanités, de toutes les petitesses mondaines, et l'infimité de ce dernier degré de l'échelle nous fait voir la hauteur du premier échelon. Ce n'est pas tout encore ! Corneille veut peindre la force d'ascension inhérente à cette vertu qui soulève les montagnes. Eh bien, il ne se contente
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pas de donner à Polyeucte un grand empire sur Pauline SMT Néarque, et même sur Sévère. Non! il lui fait enle ver de terre, arracher de la terre jusqu'à ce misérable Félix, et ainsi le héros'céleste nous apparaît entraînant derrière lui, comme un triomphateur derrière son char, toute cette admirable grappe d'âmes humaines, qui se pendaient après lui pour le retenir sur la terre et qu'il emporte avec lui, dans le ciel! Jamais depuis Raphaël, plus belle œuvre d'art n'a été offerte aux hommes. Mac belh est plus profond que Polyeucte, mais Polyeucte est plus élevé queMacbeth. Shakespeare nous montre jusqu'où la nature humaine peut descendre, Corneille jusqu'où l'âme humaine peut monter!
Qui oserait dire que le plus grand des deux est Shakespeare?
Eh bien, messieurs, voilà pourquoi la tragédie du XVIIe siècle n'a rien à envier aux œuvres d'aucun pays ni d'aucun siècle! C'est qu'Athalie, Brilannicus, Phèdre, Cinna, les Horaces portent l'empreinte de cette même grandeur morale, de cette même beauté idéale de composition que vous avez admirées dans Polyeucte et qu'aucune autre poésie n'a connues! Aussi je vous l'avouerai, en dépit d'un refrain célèbre et malgré notre gloriole militaire, je suis très-peu fier d'être Français quand je regarde la Colonne, car elle est pétrie de larmes et de
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sang encore plus que de bronze et de gloire! Mais quand je lis Cinna, Brilannicus ou Polyeucte, oh! alors je relève la tête et je me dis avec orgueil que je suis né s ir cette terre de France. On nous a repris presque toutes les conquêtes qui figurent sur l'airain de la Colonne, mais ce qu'on ne nous reprendra jamais, car personne ne l'a occupée avant nous, c'est la place que Racine et Corneille ont faite à la France dans le domaine de l'art. Laissons donc dire les ignorants et les ingrats ; la tragédie ne mourra pas, et ses interprètes ne passeront pas. Talma semblait l'avoir emportée dans la tombe, mademoiselle Hachel succède à Talma. Mademoiselle Rachel disparaît? Apparaît madame Ristori! Madame Histori s'en va à son tour, car elle aussi, elle nous quitte! Eh bien, n'importe, dans un coin de Paris, sur une place quelconque des Arts-et-Métiers, surgit à une voix intelligente, un groupe de jeunes artistes, obscurs, ardents, convaincus, qui ressaisissent le flambeau tombé, le relèvent et le rallument! La tragédie telle que l'a faite le xviie siècle est le plus noble aliment dont se soient jamais rassasiées les imaginations humaines : elle ne mourra pas plus en France que ne s'éteindront le patriotisme, le dévouement, le culte du devoir et l'amour de la liberté.
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THÉA TRE FRANÇAIS
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CONFÉRENCES PENDANT LE SIEGE'
L'ALIMENTATION MORALE
MESDAMES ET MESSIEURS,
Dans les circonstances terribles où nous nous trouvons, rien de plus utile sans doute que de songer à nourrir le corps ; mais il n'importe pas moins de nour-
1. Ces deux conférences se rapportent à des jours bien proches de nous, et qui semblent pourtant bien éloignés. L'une a été faite au mois d'octobre 1870, pendant les premiers temps du siége; l'autre en juillet 1871, après la défaite de la Commune. Toutes deux sont un cri de sursum corda jeté au milieu d'une grande angvisse et le lendemain d'une immense catastrophe. Quoique les événements aient démenti quelques-unes de ces paroles d'espérance, Je n'en retire aucune, car toutes étaient vraies au moment où elles ont été dites, et plus d'une le redeviendra, j'espère, avec le temps.
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rir l'âme. D'abord, jusqu'ici, notre corps, à dire vrai, n'a pas souffert; tout au plus est-il à la ration; mais notre âme est à jeun ! à jeun de tout ce qui la console, ou la soutient. Les terreurs l'affolent, l'abattement l'accable, les séparations la déchirent... C'est une blessée, elle aussi ! une blessée qui tombe meurtrie dans tous les coins de la ville. Pas une maison qui ne soit une ambulance toute remplie de ces blessées-là.
C'est donc pour elle que je voudrais avec vous et devant vous chercher les motifs de courage, les causes de confiance, les sujets de réconfort qui nous restent; je voudrais glaner tous les grains, tous les brins d'espérance, et en faire une gerbe pour nourrir la' pauvre malade.
La chose me semble d'autant plus utile que, vous le savez, nourrir l'âme, c'est nourrir le corps. L'énergie morale est un cordial. Un maigre repas, mangé d'un cœur viril, vaut un festin. Quand vous n'aurez qu'un morceau de pain sec, mettez un peu de courage dessus, et vous verrez comme il vous soutiendra 1 Vous vous rappelez la multiplication des pains du Nouveau Testament : eh bien, ce miracle n'est pas seulement miracle d'Évangile ; il ne s'opère pas seulement par les mains d'un Dieu ; il est l'œuvre de tout homme qui a au dedans de lui un grand sentiment d'honneur, de patriotisme,
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de foi ! Cet homme, lui aussi, fait mille pains avec trois pains, et cinq mille poissons avec cinq poissons! Lui aussi, s'il s'appelle Lamartine, Lincoln, Jules Favre, il nourrit la foule qui l'entoure avec quelques paroles parties de son âme ; il la donne, cette âme, en aliment à tout un peuple, et ce peuple, comme dit l'Évangile, s'en retourne rassasié.
Puisons donc largement à ces deux grandes sources nourricières, la confiance et l'espérance ; et puisque nous n'avons pas encore, Dieu merci, besoin de partager nos provisions de bouche, partageons, si vous le voulez, nos provisions de cœur.
Je ne puis mieux commencer qu'en combattant dans l'esprit de quelques-uns d'entre vous un regret, peut- être une injustice.
J'ai entendu plusieurs fois, depuis le commencement du siège, des personnes, même de courage, regretter de n'avoir pas quitté Paris.
Eh bien, qu'elles le sachent! il est mille fois moins dur d'être dedans que dehors.
Permettez-moi d'alléguer pour preuve un fait particulier dont j'ai été témoin, et où plus d'un de vous se reconnaîtra.
Quelques jours avant le siége, un de mes amis, un de mes contemporains, se trouva cruellement partagé
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entre deux devoirs : il est grand-père, et il a plusieurs petits-enfants. Le père de ces enfants, rappelé à Paris par son service, ne pouvait pas les suivre dans l'asile qu'il leur avait choisi : leur mère s'en trouvait seule chargée. Que devait faire le grand-père ? Il y a longtemps qu'il n'a plus le droit de porter une bande rouge à son pantalon ; il n'exerce aucune fonction active qui exige sa présence à Paris. N'était-ce pas pour lui une obligation stricte de rester avec ses petits-enfants, de leur prêter appui?
Il le crut. Le père revint donc ici pour défendre le pays ; le grand-père resta là-bas pour défendre sa famille.
Dès le second jour, le malaise le prit. S'il apercevait de loin, sur la plage, une figure de connaissance, il faisait un détour pour n'être pas aperçu. Au dedans de lui il entendait bien bas le mot de fuyard. Habitué qu'il était à regarder la conscience comme un juge infaillible, il se dit que ce dont il avait honte ne pouvait pas être bien. Le lendemain matin, il entra donc dans la chambre de celle qu'il s'était chargé de défendre et lui dit :
« Je ne peux plus y tenir ! il faut que je m'en aille. Quelque chose me dit que ma place est là-bas. Qu'y ferai-je ? Je n'en sais ri^n* mais la seule présence d'un
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homme de bonne volonté n'est jamais complétement inutile. On trouve toujours un conseil à donner, un secours à offrir, une souffrance à soulager, une douleur à consoler. Enfin, que te dirai-je? Quand je devrais ne rjen faire, il faut que j'y aille. J'aime passionnément notre cher Paris ! J'y suis né, j'y ai été élevé, je lui ai dû cinquante ans de nobles plaisirs; je ne l'abandonnerai pas aujourd'hui. Quand un être qu'on aime est malade, on court à son chevet; eh bien, Paris souffre 1 je veux aller souffrir avec lui 1 »
Celle qui l'écoutait répondit ce que beaucoup d'entre vous, Mesdames, auraient répondu :
« Mes devoirs maternels qui me retiennent ici m'empêchent de rien faire pour notre cher pays : je ne puis lui offrir qu'un sacrifice, ton absence : pars. »
Il partit et revint ici : eh bien, depuis son retour, je ne l'ai pas revu une seule fois sans lui entendre dire : s « Que je suis heureux d'ètre revenu 1
Ce n'est pas que cette séparation ne lui soit une amère souffrance; ce n'est pas qu'il ne suive sans cesse de la pensée ces êtres si chers, sur la plage où il les a laissés. Quand il rentre le soir, le bruit de ses pas, dans son appartement vide, lui retentit dans le cœur. La vue de ce salon, où il ne les voit plus, le remplit de tristesse ! il lui paraît énorme, ce salon ! un appartement
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sans femme est si grand ! Nous autres hommes, nous ne meublons pas. Il y a même telle chambre 011 il n'ose pas rentrer, de peur d'y retrouver ce métier à tapisserie où elle travaillait, cette chaise où elle s'asseyait... Et pourtant, même au milieu de son chagrin, il finit toujours par répéter :
« N'importe, j'aime mieux être ici que là-bas ; il vaut mieux être dedans que dehors. »
Il a raison. Les malheureux, ce sont eux ! ce sont les absents! Sans doute, nous souffrons, nous, mais nous agissons, nous luttons; tandis qu'eux! quel supplice! isolés ! oisifs ! passant leur journée à prêter l'oreille du côté de Paris, pour entendre s'il ne leur arrive pas quelque bruit de délivrance ! ils sont sur la terre de France, et il leur semble être sur la terre d'exil. Les lettres qu'ils reçoivent de nous, s'ils en reçoivent, ne les rassurent qu'à demi. Nous étions sains et saufs quand nous leur avons écrit, le sommes-nous encore quand ils nous lisent ? Leur imagination se figure que nous les avons trompés pour les rassurer. Leur mémoire luur retrace les horreurs de tous les sièges connus, et nous représente à eux comme enfermés dans un cercle de fer et de feu... Ah! Messieurs, plaignons-les, ne les envions pas ! et surtout ne les accusons pas ! Je m'indigne lorsque j'entends traiter tous ceux qui ne sont
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pas ici, de déserteurs. Qu'il y ait eu quelques êtres faibles qui aient fui devant le danger, c'est possible ; et ils ont bien fait de fuir; car, que nous auraient-ils apporté, sinon la contagion de leur faiblesse! Mais qu'il faille écrire à la fenêtre de tous les appartements vides : absents pour cause de lâcheté, voilà ce à quoi je ne consentirai jamais. J'ai horreur de cette liste des absents, elle ressemble à la loi des suspects. Elle me rappelle la plus cruelle ennemie, disons mieux, la plus mortelle maladie de la démocratie et de la République : le soupçon ! Savez-vous ce qu'il fait, le soupçon ? nonseulement des accusateurs iniques et des victimes innocentes, mais il crée la plus infâme race de ce monde, la race des délateurs! Ah! si nos regards pouvaient percer les lignes prussiennes, quel serait notre remords en voyant la plupart de ceux dont nous incriminions l'absence, tendant vers nous leurs bras... et peut-être leurs bras armés, pour accourir à notre aide ! Vienne le jour du retour, de la réunion, et vous verrez si je dis vrai! Ce jour-là,... oh! ce jour-là sera un bien beau jour! Peut-être, en nous revoyant, ces chers êtres se diront tout bas que nous avons la face un peu blême et les joues un peu creuses ; faisons tout du moins pour qu'ils nous retrouvent le cœur bien portant et l'âme plus vigoureuse et plus tendre.
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La Fontaine a dit :
L'absence est le plus grand des maux.
Elle est quelquefois aussi le plus grand des biens. On apprend, dans l'absence, à estimer bien des choses dont on avait méconnu le prix. L'absence est comme la mort, elle nous rend plus justes pour ceux qui ne sont plus là, et plus sévères pour nous-mêmes; elle nous donne le remords de n'avoir pas toujours assez aimé, et surtout pas assez excusé nos compagnons de vie... Vous le dirai-je? je compte sur l'absence, c'est-à-dire sur le siège, pour réconcilier plus d'un ménage à moitié désuni.
Après ce conseil d'indulgence, qui, je crois, n'est pas inutile, permettez-moi de vous faire part de deux moyens de réconfort moral qui m'ont réussi.
Quand je revins à Paris, c'était le premier jour de l'investissement, je trouvai partout le découragement, le désespoir et le désordre 1 Je me traçai aussitôt mon plan de vie. Voici ce plan :
Un officier qui avait fait toules les campagnes d'Allemagne et de Pologne me disait un jour que le plus terrible supplice de ces rudes guerres, c'était la boue, c'était la marche, pendant de longs jours, à travers les routes
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défoncées que la pluie transformait en une merde fange liquide.
(c Comment faisiez-vous pour vous en tirer? » lui dis-je.
«Oh ! mon Dieu ! c'est bien simple : je me mettais en plein au milieu. Au lieu de faire comme mes camarades, de chercher les petits endroits les plus secs, je me lançais résolûment sur la chaussée, là où la boue était le plus épaisse, où j'en avais jusqu'à mi-jambe, et un quart d'heure après je n'y pensais plus. »
Eh bien, messieurs, voilà ce qu'il faut faire dans des événements pareils : se jeter en plein dans le courant, agir et réagir de toutes façons... et surtout ne pas se résigner. J'admire beaucoup la résignation, c'est une des plus belles vertus chrétiennes... mais à sa place. Se résigner quand on est cloué sur son lit par la maladie, très-bien 1 se résigner quand on est enfermé dans un cachot et qu'il n'y a pas de moyen humain de se sauver, à merveille 1 se résigner quand la pauvreté vous condamne à un travail dur et utile aux autres, c'est admirable. Mais se résigner dans les moments de lutte, non 1 La ré..signation, dans des sièges comme celui-ci, est du pain de seconde qualité et qui ne nourrit qu'à demi; car se résigner, c'est accepter, c'est subir, c'est courber la tête, et ce qu'il faut aujourd'hui, c'est la relever.
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Permettez-moi un second conseil, que je résume en deux mots : ne découragez jamais personne, et rassurez toujours tout le monde. D'abord, en rassurant les autres, on se rassure soi-même. Puis rappelez-vous, par votre propre expérience, le mal que peut faire une fatale nouvelle, vraie ou fausse. Vous êtes tranquille, vous espérez 1 arrive quelqu'un dont la figure est sombre, et qui vous dit: «Cela va mal. » Voilà votre pauvre petit rayon de joie qui s'éteint! Voilà les crêpes de deuil qui retombent sur votre cœur. En vérité, celui qui verse en moi le découragement est aussi coupable que celui qui jette une substance malfaisante dans mes aliments, car lui aussi, il m'empoisonne ! Mais, par contre, qui ne sait que, dans les moments de désespoir les plus profonds, il suffit parfois d'un mot de confiance, d'un regard serein, que dis-je! d'un hasard, pour vous relever le cœur? Il y a quelques jours, un de mes amis va aux remparts voir son fils, enrégimenté dans les mobiles; il le trouve accablé de fatigue et souffrant. Voilà le pauvre père désespéré. En revenant il descendait la grande rue de Saint-Denis, la tête basse et le cœur noyé dans la mélancolie, lorsque machinalement il relève les yeux et
voit sur une enseigne de boutique: «Espèrandieu, épicier.))
Espérandieu était le nom de cet homme. Eh bien, le
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croiriez-vous? ce seul nom chassa tout à coup la tristesse de son âme et la remplit de confiance. Oh! oui, messieurs, n'eussions-nous plus la foi et l'espérance dans le cœur, ayons-les toujours sur les lèvres, car il y a des jours où la foi et l'espérance, c'est la charité.
C'est quelquefois aussi la, vérité; en voici une preuve frappante:
Vous vous rappelez l'affreux jour du premier combat de Châtillon : un bataillon entier s'enfuyant sans avoir tiré un coup de feu! Des malheureux affolés de terreur, accourant dans Paris au pas de course et se répandant dans tous les quartiers de la ville en s'écriant : « Nous sommes perdus ! nous sommes perdus! »
Oh ! certes, ce jour-là on avait bien le droit de désespérer! notre malheur paraissait bien réel; eh bien, savez-vous ce qu'était ce jour-là ? c'était la veille de notre retour à la vie!
Je ne dis que ce que j'ai vu.
Ce jour-là, j'avais couru comme tout le monde au Trocadéro. J'assistais de loin, le cœur navré, à tous les épisodes de notre défaite. Un des membres du gouvernement de la défense nationale, M. Jules Simon, passe en voiture avec M. E. Picard. Ils m'appellent tous deux de la main; je les suis, et j'entre avec eux dans la petite cour de l'établissement des phares. Au milieu de la cour
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se trouvait un général à cheval avec son état-major. C'était le général Trochu. M. Picard court à lui. Ils échangent tristement les fatales nouvelles du combat, puis le général, se penchant sur sa selle, dit tout bas à son collègue :
«Eh bien, est-il revenu?
— Vous savez bien qu'on ne dit pas qu'il soit parti. — Oui, je sais... répondit en souriant le général, mais est-il revenu?
— Pas encore.
— Comment se tirera-t-il de cette bagarre? Il est exposé à recevoir des coups de fusil !... »
Je n'en entendis pas davantage, et je n'en compris pas plus que je n'en entendis.
Eh bien, savez-vous ce qu'était cet Il?
C'était M. Jules Favre; M. Jules Favre, parti la veille pour le quartier du roi de Prusse; parti, vous le voyez, au péril de sa vie; M. Jules Favre, qui, le lendemain, lançait sur Paris et sur l'Europe son admirable récit.
En un clin d'œil tout change.
Sous le coup des insultes de M. de Bismark, Paris a bondi tout entier d'indignation et de rage comme un homme qui reçoit un soufflet. Puis, par un effet contraire, mais parti de la même cause, les.âmes se calmèrent en s'élevant. Notre atmosphère n'était plus la
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même. La veille nous étions les agresseurs, ce jour-là nous étions les victimes. La veille nous représentions l'iniquité, ce jour-là nous représentions la justice. La veille nous avions tort, ce jour-là nous avions raison ! Et, sous les auspices de ce simple et beau mot, la raison, nous entrâmes dans la puro et tranquille sphère du droit et nous relevâmes la tête. Ah ! si jamais il y a un calendrier républicain, je demande que ce jour-là, le 26 septembre, soit un jour de fête, et qu'il s'appelle la fête de la résurrection !
Quelques semaines se sont écoulées depuis ce moment, et en ces quelques semaines la résurrection est devenue une régénération!
Messieurs, je n'ai jamais eu de goût pour les phrases déclamatoires, et aujourd'hui, dans la situation grave où nous sommes, il ne faut pas se payer de mots. Les faits seuls doivent parler. C'est donc par les faits seuls que je voudrais vous démontrer cette œuvre de notre régénération ; c'est aux faits seuls que je demanderai ce réconfort, cet aliment moral que je voudrais vous donner.
M. de Bismark a dit un jour dans son cynique lan- gage :
« Nous laisserons un peu cuire les Parisiens dans leur jii3. >»
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Soit! monsieur le chancelier fédéral, mais en parlant ainsi, vous ne vous doutiez guère quel bouillon allait sortir de cette marmite-là! Ce qui y cuit... non... non... laissons-là ce grossier vocabulaire tudesque, qui a je ne sais quelle odeur de choucroute, et parlons notre belle langue française. Plus que jamais, il importe de protester de toutes les façons contre l'invasion teutonne... Chassons-la de nos lèvres comme de nos murs et empruntons nos comparaisons à notre véritable mère, à notre maîtresse en élégance comme en liberté, à la Grèce.
A Corinthe, lors du siége, l'incendie. fut si terrible que plusieurs métaux différents se fondirent en un seul, et de leurs éléments ainsi violemment amalgamés sortit ce précieux métal appelé l'airain de Corinthe.
Eh bien, pareil phénomène se produit à Paris depuis trois semaines.
Quatre classes étrangères l'une à l'autre, souvent hostiles l'une à l'autre, le peuple, la petite bourgeoisie, l'aristocratie de fortune ou de naissance, et enfin la province, se trouvent violemment mêlées ensemble par la communauté de périls, de fatigue et d'existence matérielle. La vie de rempart et de caserne rapproche forcément, pendant de longues heures, des hommes que séparait pour toujours leur position. Qu'en est-il résulté? Qu'en se rapprochant, ils se sont fondus ensemble. Les
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hommes, la plupart du temps, ne se craignent ou se dédaignent que parce qu'ils ne se connaissent pas. Bourgeois et ouvriers, mobiles de province et Parisiens apprennent sur le bastion et sur le rempart à s'estimer, à s'aimer et même à s'aider!
J'en sais un exemple charmant.
Le fils d'un de nos avocats distingués est mobile dans une de nos banlieues. Son tour venu, il voulait nettoyer la baraque. Un de ses camarades, un paysan, lui arracha le balai.
« Laissez-moi faire, lui dit-il, cela ne vous connaît pas. » Le jeune homme veut résister. « Laissez donc! je balayerai pour vous, vous écrirez pour moi à ma pnyse. » Ainsi s'établit la véritable égalité, l'égalité fondée sur le maintien et le développement des différences. Ah ! merci, monsieur de Bismark, merci ! Grâce à vous, nous sommes tous tombés pèle-mêle dans la fournaise; nous y deviendrons métal de Corinthe! nous y sommes entrés castes, nous en sortirons nation!
Rien ne me le prouve mieux que le nombre des choses mauvaises qui ont été détruites, et des choses bonnes qui ont été faites depuis deux mois.
Le césarisme est mort.
Le prétorianisme est mort.
L'ultramontanisme est mort.
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Les petits crevés sont morts.
La guerre même... oui! la guerre est morte, car cette horrible guerre tuera la guerre !
D'un autre côté, l'instruction gratuite et obligatoire est décrétée1.
Les écoles normales primaires sont fondées.
La séparation de l'Église et de l'État est comme accomplie.
Une loi de révision sur le régime des hospices, sur les aliénés, se prépare, et partout l'initiative individuelle substitue la pratique à la routine, la vie à l'immobilité.
Il aurait fallu quarante ans, même sous un régime honnête, pour réaliser ces progrès ; quarante jours et dix hommes de cœur y ont suffi.
J'ai dit : Le prétorianisme est mort. J'aurais du dire... Veuillez attendre mon explication pour juger mon mot. J'aurais dû dire : Le militarisme est mort. Soyons sincères, il y avait une ligne de démarcation regrettable entre les militaires et le reste de la population. L'armée était une nation dans la nation. Elle- se considérait et avait le droit de se considérer comme seule chargée de
1. La municipalité de Paris, qui a fait de très-bonnes choses, en a fait une excellente, c'est de doubler dans son budget la somme affectée à l'instruction primaire, et de réaliser ainsi en fait, dans
Paris, l'instruction gratuite et obligatoire.
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nous protéger. Le drapeau de la France reposait eptre ses seules mains; nos soldats semblaient presque seuls les représentants du courage, de l'esprit de sacrifice. Quelquefois même, je ne vous rappelle que ce que vous savez, leur fidélité à un homme a tourné leurs armes contre le pays. Aujourd'hui, ce fatal antagonisme est tombé à jamais. Qui l'a détruit? Osons le dire : nos défaites! Si nos défaites ont enlevé une partié du prestige
- attaché à ce mot... le soldat français, elles ont emporté aussi du même coup la barrière qui nous séparait du soldat! car ce jour-là, le peuple tout entier a relevé notre drapeau, et l'armée a disparu pour faire place à la nation armée. S'y est-elle abaissée? Non. Elle y a grandi! A mesure que tous les citoyens devenaient soldats, tous les soldats devenaient citoyens, et ils prenaient place, à leur tour, dans notre œuvre de transformation. Hier il y avait un homme qui nous gouvernait, aujourd'hui nous nous gouvernons nous-mêmes ; hier il y avait des privilégiés qui faisaient nos affaires, aujourd'hui nous-faisons nos affaires nous-mêmes. Hier il y avait une classe qui nous défendait, aujourd'hui nous nous défendons nous- mêmes. Voilà une victoire qui compense bien des revers et qui doit nous donner du cœur contre bien des souffrances!
Il est un autre fait plus considérable encore, c'est la façon même dont s'est établie la République.
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Il y a trois mois, combien étions-nous de républicains en France, et même à Paris? à peine un sur cent. En vain répétions-nous toujours, nous républicains convain-. eus, que la République était le seul gouvernement raisonnable. Soit! nous répondait-on; mais par combien de folies nous faudra-t-il passer pour arriver. à cette chose raisonnable? par combien d'années de révoltes, de discordes intestines nous faudra-t-il acheter son avénement?
Eh bien, elle est venue cette terrible République! Comment ? En un jour, en une heure, sans une violence, sans un3 secousse. Après avoir été acclamée comme d'inspiration, elle est si bien entrée dans les faits, qu'elle est déjà entrée dans tous les esprits. Presque tous, soit enthousiasme, soit raison, soit même résignation, tous l'acceptent sincèrement, ne lui demandant qu'une chose... de durer: c'est-à-dire d'être juste, honnête, et... je ne dis pas modérée, mais modérément révolutionnaire; de sorte que dans ce pays, qui ne comptait pour ainsi dire il y a trois mois que des partisans de toutes les dynasties, il n'y a plus en réalité ni légitimistes, ni orléanistes, ni impérialistes, il n'y a plus que des républicains! Comment en serait-il autrement? Savez-vous ce qui crie le plus haut : Vive la République? C'est Napoléon III et Guillaume, car ce sont leurs forfaits qui le
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crient! Quoi! voilà, d'un côté, une nation comme la France ruinée en trois mois! voilà nos villes détruites ! voilà nos campagnes ravagées! voilà Paris assiégé! voilà notre crédit, notre agriculture, notre commerce, notre industrie comme anéantis! D'autre part, voici une guerre infernale poursuivie à outrance! voici quatre-vingt-dix millions d'hommes, faits pour s'unir et s'aimer, précipités l'un sur l'autre comme des bêtes de proie! Et qui cause tout cela? Ce qui s'est passé et ce qui se passe dans quelques centimètres de matière cérébrale, logée sous le képi d'un empereur ou le casque pointu d'un rui! Ali ! après de telles monstruosités, il ne peut plus y avoir qu'un seul sentiment dans tous les cœurs, qu'une seule pensée dans toutes les têtes, qu'un seul cri dans tou: es les bouches : Anathème et exécration sur tout pouvoir personnel!... Et vive la République!
Mais quelle république ?
Messieurs, nous touchons là à un fait assez singulier, où le progrès n'est qu'à demi accompli, et dont le siège achèvera, j'espère, la réalisation. Tâchons de le hâter.
Il y a encore beaucoup de républicains honnêtes et sérieux, qui vivent, ce semble, plutôt en 1792 qu'en 1870. Ils nous appellent réactionnaires, mais les vrais réactionnaires ce sont eux, car ils veulent toujours retourner en arrière, et de quatre-vingts ans. Leur !an-
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gage est plein d'anachronismes. En est-il un plus étrange, par exemple, que l'abus d'un mot que j'honore, mais qu'on déprécie en le prodiguant : le beau mot de citoyens? Pourquoi, dans la vie privée, le substituer au mot messieurs? Par respect pour l'égalité? Mais si vous voulez établir la véritable égalité, celle qui élève ceux qui sont en bas, au lieu d'abaisser ceux qui sont en haut, ne donnez pas au paysan ou au travailleur la petite joie mesquine d'appeler son propriétaire ou son patron citoyen, mais habituez. le patron et le propriétaire à dire au travailleur monsieur.
En 1791 et en 1792, rien de plus légitime que la perpétuelle mise en avant du mot de citoyens. Ce nom était le symbole de la conquête récente, la conquête des droits civiques et civils, la devise du drapeau ; mais aujourd'hui que nous avons la chose, nous n'avons plus besoin du mot. Prendre aujourd'hui le mot de citoyen pour mot de ralliement, c'est comme si on criait ; Vive la Réforme! ou : Vive la Charte ! Ajoutez qu'il ne faut jamais appauvrir la langue en supprimant une appellation utile, car c'est appauvrir la pensée humaine! Or, citoyen et monsieur sont deux mots qui s'appliquent à deux choses très-différentes : l'un correspond à la qualité générale d'homme; l'autre ne s'applique qu'au rôle de membre de la cité. Je suis monsieur par toute la
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terre, je ne suis citoyen que dans mon pays. Enfin ce mot a, en France, quand il est mis à tout propos, le plus grand des inconvénients : il prête quelque peu à la raillerie. Que dirai-je donc du mot de citoyenne? Nous voyez-vous, nous, auteurs dramatiques, faisant dire à un amoureux qui s'adresse à la femme qu'il aime :
« Délicieuse citoyenne! »
j Non! non! conservons le mot de citoyen pour les actes publics, auxquels il prête un si bel air de gravité républicaine ; mais écartons-le des rapports de la vie , privée, où il a le double tort de faire un peu sourire et un peu trembler.
l'en dirai autant de cette ardeur trop excessive à changer tous les noms de nos rues, de nos places et de nos lycées.
Qu'on efface certains noms odieux, comme le Dix- Décembre, rien de plus juste. Qu'on appelle collége Condorcet le collége de... Je ne peux pas le nommer! Soit! Mais pourquoi n'avoir pas rétabli le vieux et glorieux nom de collège Henri IV? Pourquoi surtout avoir changé en place des Vosges la place Royale ? La place Royale, un des monuments les plus parisiens de notre Taris ! La place Royale, le témoin des mœurs, des habi-
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tudes d'un des règnes les plus glorieux de notre histoire ! La place Royale, dont le nom se retrouve à toute page, dans Mrae de Sévigné, dans Retz, dans Saint- Simon ! La place Royale enfin qui est le titre d'une pièce de Corneille ! Rompons donc une fois pour toutes avec ces réminiscences de la Convention, que la Convention elle-même désavouerait.
Messieurs, j'admire beaucoup certains actes et cer- tains hommes de la Convention. Pas tous! oh ! non' Il est même tel d'entre eux, et parmi les plus illustres .. dont ma pensée se détourne avec une répulsion profonde. Soyons justes pourtant! Quels qu'aient été leurs fautes et leurs excès, ils ont tous eu une qualité toute- puissante, souveraine : le sentiment des besoins de leur temps, ce que j'appellerai l'instinct de la situation. Eh bien, je suis convaincu que, s'ils revivaient, ils diraient à leurs imitateurs : « Laissez donc là tout no:re vocabulaire, toutes nos formules! Et si vous voulez vraiment nous continuer, faites ce que nous ferions, et non pas ce que nous avons fait! Le but est changé, la route doit l'être. Notre œuvre, à nous, était une œuvre de combat, la vôtre est une œuvre de conciliation. Nous avions à détruire, vous avez à fonder. Il nous fallait bien répudier le passé, puisque c'était contre lui que nous nous battions. Mais vous ! le passé est votre héri-
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tage, il fait partie de vos richesses nationales, de votre patrimoine. Au lieu de le répudier, embrassez tous les siècles de la France dans votre étreinte fraternelle. Tout homme qui a rendu un service à notre pays, que ce soit il y a trois siècles ou il y a trois lustres, cet homme a été votre aïeul. Henri IV est pour vous le frère de Vercingétorix ; car si l'un est le héros de la Gaule, l'autre est le régénérateur de la France! Confisquez donc, accaparez, réunissez toutes nos gloires pour eu former un vaste faisceau de lumière : il faut faire entrer le plus d'étoiles possible dans le ciel de la République! »
Je m'en fie pour cela à l'esprit de Paris. Paris, et c'est là un de mes grands sujets de réconfort, Paris n'a jamais eu tant de bon sens et d'esprit. Cette verve qu'il dépensait il y a quelques mois en pièces de théâtre, en livres, en œuvres d'art, il la répand aujourd'hui à grands flots en inventions industrielles, militaires, alimentaires, voire même maraîchères! C'est tous les jours quelque chose de nouveau! Nous devenons tous mécaniciens, stratégistes 1 Qui est-ce qui n'a pas inventé des canons? Le cerveau parisien bout! Mais nos plus jolis instruments de défense sont certainement les ballons et les pigeons. Nous aussi, comme les Romains, nous sommes sauvés par des oiseaux, mais par des oiseaux plus poé-
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tiques ! Et que dites-vous des ballons qui servent main- tenant de voitures aux hommes d'État? Ils ont, du reste, gagné quelque chose à cet emploi nouveau. Remarquez, en effet, que le Journal officiel, en annonçant le départ de M. le ministre de l'intérieur, n'a pas dit : Il est parti en ballon! Le mot eût quelque peu prêté au ridicule, mais « par le ballon ». Or ce simple article, ajouté au mot, a non-seulement relevé la phrase, mais donné à l'aérostat un état civil; le voilà quelqu'un. Il monte au rang des rouages de la machine sociale, car il a un article comme les postes, comme le télégraphe, comme la vapeur ; c'est sa particule nobiliaire, ce le, c'est son de. Ainsi de tous côtés aux renversements succèdent les avènements.
J'ai hâte d'arriver au dernier point de notre entretien, c'est-à-dire au dernier motif de réconfort que je voudrais vous offrir.
Dans la vie ordinaire, dans le mouvement des occupations et des plaisirs habituels, le connais-toi toi-même, de Socrate, tient peu de place. On n'accorde à sa conscience que de rares audiences; nous ne sommes pour nous-mêmes qu'une connaissance que nous voyons de temps en temps; on ne cause pas à fond avec soi. Mais les loisirs forcés du siège, les longues veillées sur les remparts, les réflexions sérieuses, nées de la gravité des
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événements, nous amènent forcément à faire notre inventaire moral. Or, avouons-le, ce que nous y avons trouvé au début n'était pas toujours beau. Combien d'égoïsmes que nous nous cachions à Mous-mêmes ! Combien de faiblesses que nous ne voulions pas voir! Que de défaillances profondes et secrètes ont éclaté alors à nos yeijx! Mais à mesure que nous avons pratiqué cette rude vie de siége, nous avons senti notre âme se retremper et se fortifier. Je ne voudrais pas, dans les graves circonstances où nous sommes, jouer le rôle de flatteur; mais je crois qu'il n'y a pas un de nous qui ne sente qu'il vaut mieux aujourd'hui qu'il y a un mois. La rente a baissé, mais le cœur a monté.
En voulez-vous la preuve? Il y a quatre mois, la France était riche; le commerce prospérait, les ouvriers travaillaient, les fermiers récoltaient, les locataires payaient. Aujourd'hui, la ruine est partout! Plus d'industrie! plus de revenus! Un avenir aussi sombre que le présent! Eh bien, supposez que, par un miracle, ces quatre mois pussent être comme anéantis, et qu'il nous fut possible, à nous, de revenir tout à coup et définitivement à ce luxueux régime déchu : accepterions-nous?... Non! je suis sûr qu'il n'y a pas dans cette salle dix personnes qui diraient oui! Pourquoi? Parce que l'effondrement de l'Empire nous a mis soudainement devant les yeux un
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tel amas de corruptions, que nous avons bondi en arrière de dégoût, et que devant un tel retour nous nous écrierions : « Tout! tout! plutôt que de rentrer dans ces écu ries d'Augias! » Eh bien, voilà le cri du réveil! voilà lt, thermomètre de votre nouvelle valeur morale. Je ne vous dirai pas, comme on le répète trop, que vous êtes sublimes, que vous emportez l'admiration du monde; non! Je vous dirai simplement, ce qui est bien plus fort, selon moi, que vous êtes redevenus honnêtes! Avec l'honnêteté a reparu un mot que je n'ai pas entendu vingt fois en vingt ans, sur les boulevards, et que je trouve maintenant sur toutes les bouches : c'est le mot devoir! Vous rencontrez un ami qui revient du rempart, fatigué, blémi, vous le plaignez : « Que voulez-vous, mon cher? vous répond-il, il faut faire son devoir. » Le vieillard que son âge exempte du service vous dit en prenant son vieux fusil : « Si les Prussiens viennent, je ferai mon devoir. » Et dans cette simple et mâle parole se trouvent tous les sacrifices que vous impose le siége, jusqu'à celui de la vie.
Eh bien, plus j'ai réfléchi à ce dur régime, plus j'ai acquis la conviction que si la Providence nous y soumet, ce n'est pas seulement pour nous faire expier notre passé, mais c'est aussi, c'est surtout pour nous préparer à notre avenir, pour nous exercer d'avance aux devoirs
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qui nous attendent. 11 faut bien nous le dire, le siège fini, tout ne sera pas fini. Nous sortirons de l'enfer, mais pour entrer dans le purgatoire : après les périls viendront les épreuves; après les batailles, des difficultés aussi terribles que des batailles ! Les graves problèmes du salaire, du travail, de la misère, viendront frapper à la porte de l'Assemblée et demander satisfaction. On ne pourra plus ajourner indéfiniment les solutions, comme on le fait si souvent quand il s'agit de souffrances des autres, car il n'y aura plus de souffrances des autres! Tous, nous devrons supporter notre part du malheur de tous! Tous apporter notre pierre à l'édification du sort de tous! Une communauté féconde et incessante de sacrifices et de services deviendra notre première loi ; la République, aux trois mots de sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité, en devra ajouter un quatrième : Solidarité. Eh bien, examinez attentivement ce qui se passe depuis un mois, et voyez s'il ne semble pas que Dieu — pardon, ce nom sonne mal à certaines oreilles. Raison de olus pour moi de le prononcer! car je crois à Dieu de toutes les forces de mon àme ! et je ne puis m'expliquer tomment des hommes qui ont le culte de la justice et de la bonté peuvent nier celui qui n'est autre chose que l'assemblage de la bonté et de la justice. Je reviens et je dis : Ne semble-t-il pas que Dieu nous conduise par la
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main devant les écueils qui nous attendent, popr nous apprendre à les éviter? En définitive, que faisons-nous pendant ce siège? Notre éducation. Nous sommes en apprentissage. Ces fondations de sociétés de toutes sortes, ces organisations de secours, d'aliments, de vêtements, de travail, ne sont que des essais de nos institutions futures. Essais bien informes! réglementations bien irré- gulières! soit! mais il y a quelque chose qui s'y exerce merveilleusement, c'est le grand instrument au moyen duquel s'opéreront toutes ces transformations, c'est notre cœur! On a dit que Paris assiégé est un vaisseau... Oui, un vaisseau-école 1 Nous apprenons la manœuvre, et quand le vaisseau s'élancera libre dans la pleine mer, il voguera glorieusement jusqu'au bout du monde, car son équipage sera prêt, et il aura en poupe pour gonfler ses voiles les deux souffles tout-puissants devant lesquels disparaissent tous les obstacles et qui dévorent tous les espaces : l'esprit de justice et l'esprit de charité.
Messieurs, j'entends d'ici votre objection I Je la lis sur vos lèvres!... —Oui! répondez-vous; mais ce navire, quand sortira-t-il? Qui nous tirera de cet abîme ? Com- v ment tout cela finira-t-il? Quand? Comment? Qui oserait répondre à une telle question? Mais d'abord, une chose me rassure!... c'est que, soyez-en certains, nos ennemis se demandent aussi ; Comment tout cela finira-
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t-il? Leur position aussi est critique: la campagne qu'ils continuent est sans objet réel, sans issue, sans rapport ni avec les sacrifices qu'elle leur impose, ni avec les avantages qu'elle peut leur rapporter. Nous subissons une guerre terrible, mais eux ils font une guerre bête. Nous avions déjà pour nous le bon droit, nous avons maintenant le bon sens; or, croyez-moi, avec ces deux alliés-là, on ne périt pas.
Il y en a un gage certain à mes .yeux : c'est notre transformation morale elle-même.
Je ne suis pas de ceux qui attribuent à la Providence une action continue et quotidienne sur la direction des affaires humaines, ce serait meUre à sa charge trop d'injustices et de monstruosités ; mais il y a dans la marche des États et dans leur destinée un certain rapport entre les effets et les causes, qui est ce que j'appellerai la fatalité de la logique. Eh bien, ouvrez toutes les histoires, interrogez tous les siècles, et je vous défie d'en trouver un seul où se rencontre ce monstrueux fait, d'un peuple qui en même temps, à la même heure, se régénère et s'anéantisse. L'abaissement de la France ne peut pas être le résultat, le dénoûment de sa régénération. Dieu ne conduit pas les peuples à leur perte par un tel chemin.
Courage donc, mes chers concitoyens; je ne dis pas messieurs cette foisl courage et espérance 1 D'où nous
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viendra le salut? Est-ce de l'action de l'Europe? Est-ce du concours de la France ? Est-ce des éléments? Est-ce de notre propre et seul effort? Je ne le sais! Mais ce dont je suis bien bien sûr, c'est que, comme l'a dit l'homme de cœur qui gouverne Paris, cet effort, il faut le faire! Il faut tenir!
A quoi bon? disent les prétendus sages; pourquoi tenir s'il faut finir par céder? Pourquoi? parce que l'imprévu n'est qu'à celui qui tient; parce que l'ennemi ne cède quelque chose qu'à celui qui tient; parce que l'honneur ne reste qu'à celui qui tient. Or, sauver l'honneur, c'est sauver l'avenir. Que les défaillants se le disent; la faiblesse, qui est quelquefois le salut d'aujourd'hui, est toujours la perte de demain. Les défaites se vengent; les dommages se réparent; une nation peut être vaincue, brisée, foulée aux pieds, et revivre un jour forte et glorieuse; mais une nation avilie est une nation morte; c'est comme un homme qui a reçu un soufflet; toute sa vie, il reste sous le coup de ce solifflet.
Eh bien, si Paris, après avoir fortifié sept lieues de remparts, armé dix forts, levé trois cent mille soldats, fabriqué deux cent mille fusils, fondu deux cents canons, constitué trois armées complètes; si Paris, dis-je, se précipitait aveuglément vers la paix, et se livrait ainsi comme à discrétion, Paris ne serait pas seuleml
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abaissé, il serait ridicule, et ne s'en relèverait jamais à ses propres yeux!
Ne l'oublions pas ! une de nos seules gloires dans ces trois mois de désastre, c'est la défense de Paris. Qui nous a retrempés? la défense de Pàris. Qui nous a relevés aux yeux de nos ennemis? la défense de Paris. Qui a vaincu l'indifférence ou l'hostilité de l'Europe? la défense de Paris. Il y avait de notre temps deux épées illustres et irréconciliables, Charette et Gar ibaldi ; qui a poussé ces deux hommes, qui se combattaient hier, à s'unir aujourd'hui pour nous défendre? qui a fondu pour nous ces deux haines en un seul amour? la défense de Paris. Enfin, qui pourra seul nous procurer une paix honorable? la défense de Paris! Brave et cher Paris! Je m'étonne toujours d'entendre dire qu'il est triste d'aspect 1
Paris triste! Je ne l'ai jamais trouvé si beau! Oui, ce Paris cerné, bloqué, baslionné, sans chemins de fer, sans spectacles, sans gaz, et se découronnant par ses propres mains des forêts qui l'environnent, comme une veuve qui coupe sa chevelure en signe de deuil, ce Paris me semble mille fois plus brillant que dans ses plus beaux jours de fête!... que dis-je? plus brillant même que dans ces incomparables mois de l'Exposition universelle, où il donnait une hospitalité si lovale et si cor-
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diale à ceux qui l'égorgent aujourd'hui! Car Paris alors n'exposait que son génie: aujourd'hui il expose aux yeux du monde quelque chose qui vaut mille fois plus que toutes les merveilles de l'industrie, de la science et de l'art ; son âme t-
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LES ÉPAVES DU NAUFRAGE
MESSIEURS,
Ce n'est pas sans émotion que je me retrouve à cette place. Il y a huit mois, quand j'ai eu l'honneur d'y monter, Paris était assiégé depuis trente-quatre jours : le pré- sent était plein de périls et l'avenir plein de menaces : cet avenir est devenu le présent; ces menaces sont devenues des réalités, et ces réalités ont laissé bien loin derrière elles ce qu'avaient rêvé de plus affreux les imaginations les plus épouvantées. Tout s'est tourné contre nous : le ciel comme la terre, les éléments comme les hommes, nos compatriotes comme nos ennemis ; en dix mois de guerre, nous n'avons pas eu un jour, pas une heure de chance heureuse ; vingt fois nous nous sommes crus tombés au dernier degré des douleurs humaines, et toujours ce fond de l'abîme s'est ouvert pour nous précipiter dans un cercle d'enfer plus effroyable encore, de
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façon que ce pays, qui il y a trois ans était l'objet de l'admiration et de l'envie générales, est devenu pour l'Europe entière un sujet de mépris ou de pitié dédaigneuse.
Eh bien, messieurs, savez-vous ce que m'ont appris ces événements? C'est que nous ne sentons réellement combien un être nous est cher que le jour où nous le voyons frappé de quelque grande infortune. Alors il se fait en nous, pour lui, comme une immense explosion de tendresse et de compassion ; nous éprouvons un inexprimable besoin de courir à lui, de le soulager, de le relever, de le conso'er; voilà ce que j'éprouve pour la France. Je l'aimais bien passionnément quand elle était prospère et triomphante, je l'aime mille fois davantage depuis qu'elle est écrasée et vaincue : je n'ai jamais tant tenu à mon nom de Français! Sans doute, depuis huit mois, ma fierté patriotique a eu plus d'un jour de défaillance; pendant le triomphe passager de la Commune, j'ai ressenti... ce qu'ont dît ressentir les catholiques honnêtes le lendemain de la Saint-Barthélemy; il me semble qu'ils ne devaient plus oser se dire catholiques. Fh bien, je n'osais plus me dire Parisien, à peine me dire Français. Mais quand j'ai entendu jeter l'anathème sur notre patrie tout entière pour le crime de quelques scélérats, quand j'ai vu les pessimistes (je déteste les pessimistes) s'écrier comme les Prussiens, et avec une sorte de joie
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amère, que nous étions un peuple fini!... que Paris était mort!... que la France était perdue!... que notre pays avait fait son temps dans le monde et dans l'histoire; alors j'ai bondi d'indignation, et ma raison s'est révoltée contre cette iniquité et contre ce blasphème. Non! nous ne périrons pas, parce que nous n'avons pas mérité de périr! Que nous ayons commis des fautes, de grandes fautes, soit! Mais il y a une telle disproportion entre nos erreurs et notre châtiment, qu'au nom de la justice même de Dieu, je dis que ce châtiment n'est pas une condamnation, mais une épreuve. Seulement, pour que cette épreuve soit salutaire, il faut avant tout que nous croyions à notre salut. Je vous ai dit que je détestais les pessimistes. Savez- vous pourquoi? D'abord parce qu'ils ont sans cesse à la bouche le plus irritant de tous les mots : Je vous l'avais bien dit! Leur apprenez-vous qu'il vous est arrivé quelque mécompte: a Je vous l'avais bien dit, » s'écrient-ils; et les voilà tout consolés de votre malheur par le plaisir de l'avoir prévu. Puis, ils ont vraiment trop bonne opinion d'eux-mêmes et trop de dédain pour les autres, surtout pour ceux qu'ils appellent les esprits chimériques , les hommes à illusions. Illusions! illusions! comme s' -l n'y avait pas les illusions en mal tout comme les illusions en bien! Comme s'il n'y avait pas les dupes de la
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méfiance comme les dupes de la confiance ! Ajoutez que ces dupes-là sont les plus misérables victimes des misères de cette vie, car ils en souffrent trois fois, avant qu'elles n'arrivent, quand elles sont arrivées, et même quand elles n'arrivent pas !
Mais ce qui m'anime le plus contre le pessimisme, c est que, dans la terrible position où la fortune nous jette, nous ne pouvons nous sauver que par un effort désespéré, et le pessimisme fait tomber les armes des mains. Sans doute, il est des pessimistes qui, même dans des crises terribles, font bravement leur devoir ; mais ils ne font que leur devoir. L'impossible n'est pas de leur domaine. Franchir les montagnes, soit; les transporter, jamais ! La croyance seule produit ces miracles. Le christianisme le savait bien, lui qui a presque fait de l'optimisme une vertu théologale, lui qui, renversant de leur piédestal le groupe charmant mais frivole des trois Grâces païennes, a donné au monde en échange le divin trio des sœurs immortelles : la Charité, la Foi et l'Espérance !
Comment réaliser notre espoir ?
Messieurs, lorsque dans un port de mer les gardiens du port signalent un navire en détresse, que fait-on ? on court à la rive, on organise le sauvetage, on ramasse les épaves, on recueille les débris, on retire le corps du
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bâtiment du linceul de sable où il est enseveli, et le lendemain commence le travail de reconstruction. Eh bien, la France aussi a été jetée à. la côte comme un vaisseau désemparé. La tempête a déchiré ses voiles et mis sa mâture en pièces; ce n'est pas le feu du ciel, c'est le feu de l'enfer qui a consumé ses œuvres vives, et la voilà étendue sur la grève, comme une ruine fumante et noircie. Courons donc à elle ; penchons-nous pieusement sur ce qui reste du navire; mettons-nous tous à l'œuvre, du cœur et des mains, pour le reconstruire avec ses propres débris. Il ne se redressera, je le sais, hélas! qu'amoindri et mutilé; mais sa carène, pour être plus petite, n'en sera ni moins solide ni moins brillante, si nous en retranchons hardiment tous les matériaux pourris qu'y avait introduits un pouvoir corrompu, et si nous n'employons, pour le reconstruire, que du fer et du cœur de chêne, c'est-à-dire la justice, la probité et la liberté !
Faisons donc notre inventaire. Voyons ce qui nous reste ; et d'abord, divisons en deux parties les débris que le flot nous apporte ; mettons d'un côté les bonnes épaves, de l'autre les mauvaises, et commençons par celles qu'il faut écarter.
Au premier rang je place trois fétichismes funestes : le fétichisme de l'Empire, le fétichisme de la Convention et le fétichisme de la République de droit divin.
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Il faut avoir vécu sous la Restauration pour comprendre le mélange bizarre d'impérialisme et de libéralisme qui formait la religion politique de la jeunesse. Nous étions tous bonapartistes et libéraux. Rien de plus inexplicable, ce semble, qu'une telle alliance, et, au fond, rien de plus simple. Tout ce qu'il y avait eu d'odieux dans le gouvernement impérial avait disparu avec lui ; nous ne souffrions plus de son despotisme ; les traces matérielles de nos derniers désastres étaient effacées, et leur souvenir se perdait dans l'éclat de quatorze ans de triomphe : pour nous, l'Empire ne représentait plus qu'un principe, la révolution de 89. Les Bourbons, au contraire, nous rappelaient à tort, je le crois, mais nous appelaient l'étranger et l'ancien régime; et voilà par quelle singulière association d'idées notre amour pour l'empereur se confondait avec notre amour pour la liberté. Ajoutez à cela le prestige d'une incomparable infortune, cette agonie au sein de l'Océan, cette héroïque victime clouée sur un rocher lointain comme Proméiliée, ces cris de douleur qui nous arrivaient à travers les mers, et qui nous arrivaient arrangés avec art et combinés 1 our l'effet par le martyr lui-même devenu acteur dans son propre drame : tout cela donnait à la fin de cette destinée prodigieuse un aspect de cinquième acte dans une tragédie antique, qui charmait tout ce que nous avons de théâtral,
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et enflammait à la fois les imaginations, les têtes et les cœurs. Il le savait bien, lui, ce génie du mal à qui il eût été si facile d'être le génie du bien ! Il le savait, alors qu'il disait : Si dans cinquante ans paraît sur une côte française un petit chapeau au bout d'un bâton, il sera le maître de la France. Hélas! le petit chapeau a paru, et le maître aussi. Le premier César avait inscrit sur son drapeau : Grandeur nationale; son successeur inscrivit sur le sien : Ordre et fortune publique; le peuple les crut tous les deux; et là n'a pas fallu moins que nos dix mois de catastrophes pour nous ouvrir les yeux sur les désastreuses victoires du premier Empire et sur la mensongère prospérité du second.
L'un nous avait légué un territoire amoindri, l'autre nous laisse une France mutilée et ruinée. L'imprudence de l'un nous jette dans une guerre insensée; le souvenir de l'autre en fait une guerre de représailles et de vengeance. Qui a créé cette centralisation despotique qui nous écrase? c'est le premier. Qui l'a changée en un instrument de désorganisation? c'est le second. Qui a fait naître l'antagonisme des civils et des militaires? c'est l'oncle. Qui a fomenté l'hostilité des bourgeois et des ouvriers? c'est le neveu. Qui a poussé jusqu'à l'état de vices nos défauts naturels de vantardise guerrière,
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de vanité dédaigneuse, de confiance outrecuidante? c'est l'oncle. Qui a développé jusqu'à la folie nos goûts de luxe, notre amour du bien-être, notre penchant pour la matérialité élégante? c'est le neveu. Mais la Providence, qui a si longtemps tourné ces deux hommes contre nous, les tourne aujourd'hui contre eux-mêmes. C'est l'oncle qui a couronné le neveu ; c'est le neveu qui découronne l'oncle ! Qu'ils disparaissent donc ensemble ! Qu'ils entrent tous deux dans les froides régions du passé et dans le sévère domaine de l'histoire ; je ne leur veux pas d'autre châtiment.
La seconde épave que nous apporte le flot, et qu'il est utile, je crois, d'y rejeter, c'est le fétichisme de la Convention. Expliquons-nous.
La Convention a eu trois grands rôles qui se résument par trois grands actes ; la défense du sol, la Terreur et la réformation sociale. J'ai toujours admiré profondément le premier de ces rôles, et ce n'est certes pas aujourd'hui que je l'admirerai moins. Je né puis penser sans un inexprimable mélange d'enthousiasme, de respect et, l'avouerai-je? de patriotique jalousie, à ces hommes qui ont eu l'immense joie de chasser l'étranger hors de notre sol, et ce théâtre où je me trouve, cette place Oll je parle, me rappellent les acclamations passionnées et, ce semble, hélas! prophétiques, qui saluèrent,
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dans le Lion amoureux, ce cri du conventionnel Hum- bert :
Je jure que tel jour j'ai sauvé la patrie!
Mais je le dirai nettement : autant j'admire dans 92 et 93 le premier des rôles de la Convention, la défense du sol, autant j'exècre le second, la Terreur, autant je me révolte contre le troisième, la réformation sociale. Eh bien, une aberration étrange s'était emparée, pendant ces dernières années, d'une partie de la jeunesse, d'une partie de la presse et d'une partie des ouvriers ; c'est ce que j'appellerai l'adoration en bloc de tous les actes de la Convention. Les conventionnels ne se désignaient plus que sous le nom de Titans, ou, ce qui n'était pas moins grave, sous le nom de nos pères. Les attaquer, c'était blasphémer. Il y avait saint Robespierre, comme il y avait eu saint Napoléon. Il s'était créé, au profit de cette race républicaine, une sorte de religion dynastique qui avait sa loi du sacrilège, sa loi de lèse-majesté, et les déclarait inviolables môme devant l'histoire.
La Commune est venue et nous a révélé le côté horrible et le côté faux de cette idolâtrie. Les hommes de 93 ont reparu dans les hommes de 1871, mais reparu sans rien de ce qu'ils avaient de grand et avec tout ce qu'ils avaient d'odieux et d'insensé. Leurs successeurs
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nous ont montré à nu, au vrai, au vif, l'infamie de leurs actes en les outre-passant, et l'ineptie de leurs lois en les parodiant. Car qu'est-ce qu'une parodie, sinon la mise en relief des défauts réels d'une figure? Qu'est-ce qu'une caricature, sinon la révélation du vice caché et fondamental d'une œuvre, d'un système, d'un caractère? La caricature n'est ni un mensonge ni un travestissement, ce n'est qu'un grossissement d'une partie de la vérité; et voilà comment la Commune n'a fait que mettre en pleine lumière ce que nous déguisait la grandeur patriotique de la Convention, c'est-à-dire le vice de l'esprit jacobin, du système jacobin. Il a régné pendant deux mois sans contrôle, qu'a-t-il produit? Pas une idée juste, pas une réforme applicable. Il s'est montré là tout entier, avec son mélange d'idéalisme chimérique et de réalisme grossier; son amalgame des saints mots de justice ou d'égalité et des actes les plus contraires à ces mots; sa manie de réglementation, son mépris de toute liberté et enfin sa haine sourde et envieuse contre tout ce qui s'élève, tout ce qui se distingue, tout ce qui brille ! Il nous en coûte bien cher pour apprendre à le connaître; mais la leçon profitera : nous voilà, j'espère, désillusionnés de 93 comme de 1804 ; et, croyez-moi, c'est pour notre navire une bonne condition de solidité que de n'avoir plus à son bord et de ne plus porter dans ses flancs ces
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deux fléaux destructeurs : le termite jacobin et le termite impérial.
Enfin, la troisième épave dont il faut nous débarrasser, c'est la république de droit divin. Je l'attaque à titre de républicain.
En effet, placer la république au-dessus du suffrage universel, c'est non-seulement mettre l'effet avant la cause, la conséquence avant le principe, le fait avant le droit, les fondations de la maison au-dessus de la maison, c'est encore compromettre l'établissement même de la république, en lui donnant pour fondement une théorie chimérique, au lieu de sa véritable base, la raison. Ces doctrinaires répondent : « La république et la souveraineté nationale ne font qu'un. Le peuple qui choisit un roi abdique. » Entendons-nous donc sur ces mots : souveraineté nationale et abdication.
Comment le peuple est-il souverain, sous une république? Est-ce directement? est-ce par l'exercice quotidien de sa souveraineté ? Tous les citoyens sont-ils appelés à rendre des lois, à les faire exécuter, à voter les impôts, à déclarer la guerre, à signer les traités de paix, à gouverner ent1n? Nullement. Ils choisissent, à intervalles périodiques, des hommes auxquels ils délèguent leurs pouvoirs et auxquels eux-mêmes sont forcés d'obéir 1 Or qu'est-ce que cela, sinon abdiquer? Quand
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le peuple, sous une république, élit un président, il abdique ; des représentants, il abdique ; des conseillers généraux, il abdique; des conseillers municipaux, il abdique.
Sa souveraineté ne consiste qu'en une série d'abdica- tions successives, ou, pour mieux dire, elle s'exerce de la seule façon dont puisse s'exercer la souveraineté populaire, par délégation.
Or il en est exactement de même sons la monarchie parfemen taire.
Là aussi le peuple gouverne par procuration ; là aussi il choisit à tous les degrés tous les représentants de son pouvoir, et s'il nomme le chef une fois pour toutes, c'est sans doute une nuance de souveraineté de moins, tnais nullement une abdication, car ce chef, pour être inamovible, n'est pas f.mwuable ; si on ne peut pas le changer, lui, on peut changer sa ligne de conduite. Le principe électif, auquel il n'est plus soumis personnellement, règne pourtant sur lui par le choix sans cesse renouvelé de tous les autres délégués de la souveraineté nationale, il ne peut gouverner qu'avec eux et, par conséquent, qu'avec le peuple d'où ils émanent comme lui ; le peuple est donc aussi souverain à Londres qu'à Washington, à Florence qu'à Genève, et la France pourrait aujourd'hui élire un roi constitutionnel sans abdiquer.
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Le second argument des républicains de droit divin ne résiste pas davantage à l'examen.
Vous ne pouvez pas élire un roi, disent-ils, parce que vous n'avez pas le droit d'engager les générations futures. Comment donc alors les générations futures ont- elles le droit de m'engager, moi ? Quoi 1 sous prétexta que je suis souverain, on me défendta de faire ma volonté et on m'ordonnera de faire celle des autres ! Quoi ! je vis, je travaille, je pense, je suis un grand peuple, un peuple libre, et lorsque je veux organiser ma vie nationale de la façon qui me parait le mieux s'accorder avec mes besoins actuels et avec mon rôle dans le monde, vous y opposez votre veto, et pourquoi ? parce que je n'ai pas le droit de gêner des générations qui ne sont pas encore nées! C'est absurde!
D'ailleurs, qui me dit que ce n'est pas vous qui attentez à leurs droits? Qui me dit que ces générations futures ne seront pas monarchistes aussi, qu'en - proclamant la république malgré la majorité d'aujourd'hui, vous ne la proclamerez pas malgré la majorité de demain, et qu'ainsi vous violentez, vous tyrannisez à la tois le préseht et l'avenir ! Non ! non ! sortons de ces vains sophismes t Cher-* chons à la république une base plus républicaine, -u» fondement plus solide et plus moral, et commençons
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d'abord par nous établir sur le terrain de la vérité.
Il y a deux faits incontestables : premièrement que la France est parfaitement libre dans son choix ; secondement que si la république a pour elle le bon sens et la possession, elle a contre elle la majorité de la nation. Dans ces circonstances, que doit faire le parti républicain? Précisément le contraire de ce qu'il fait.
Nous avons un grand défaut, nous autres républicains, nous sommes maladroits. Certes, il est une adresse que je réprouve comme tous les honnêtes gens, c'est cette adresse cauteleuse, tortueuse, menteuse, qui se met volontiers au service des mauvaises causes, et qui gâte même les bonnes. Mais il est une maladresse qui m'irrite singulièrement, c'est ce que j'appellerai l'art de faire manquer les choses qu'on a envie de faire réussir. Or nous sommes passés maîtres dans cet art-là. Ainsi, aujourd'hui, quelle doit être la tactique rationnelle du parti républicain? Rassurer le pays et le convaincre; plaider la cause de la république et la gagner. Le parti républicain est, vis-à-vis de la France, dans la position... — qu'on pardonne cette comparaison à un auteur dramatique, — dans la position d'un jeune homme vis-à-vis d'une jeune fille qu'il a grande envie d'épouser, mais qui a peur de lui. Que doit faire le jeune homme? Prouver à sa fiancée qu'elle a tort de le
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craindre, c'est-à-dire l'apaiser, l'apprivoiser, tâcher de lui plaire enfin, et de l'obtenir d'elle-même. Au lieu de cela, que faisons-nous? Nous ne parlons à la France > que de notre droit sur elle; nous lui déclarons qu'elle 1 nous appartient, qu'il faut qu'elle nous accepte... ou s que sinon !... Il y a mille choses dans ce sinon, même un bruit lointain de coups de fusil !... Épouse-moi, ou je te tue ! Comme c'est encourageant ! Et étonnez-vous donc qu'un tel langage épouvante les esprits faibles, choque les esprits sensés, et indigne les esprits fiers!
Au nom du succès et de la bonté même de notre > cause, changeons donc de conduite. Ne violentons pas la France, persuadons-la ; ne soyons ni raides, ni rogues, ni pédants; soyons,... je vais dire un mot qui fera frémir d'indignation nos puritains,... soyons aimables!... si nous pouvons.
Arrivons à nos bonnes épaves.
Messieurs, un peuple peut être vaincu, mutilé, ruiné, et ne pas être condamné à mourir. Les ruines se relèvent, les défaites se vengent, les blessures se cicatrisent, les indemnités se payent, les mutilations même se réparent, car il y a cette différence entre les individus et les nations, qu'un individu, s'il perd u.n bras, le perd pour toujours; mais une nation peut se voir arracher quelqu'une des parties de son territoire et la retrouver;
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les membres coupés d'un peuple repoussent. Avant donc de condamner un peuple, ce qu'il faut, c'est lui mettre la main sur le cœur, et savoir s'il bat encore. Eh bien ,c herchons à travers nos ruines, sous nos villes incendiées, cherchons l'âme de la France 1 voyons ce que ces onze mois de désastres ont fait d'elle, ce qu'elle a gardé ou gagné de forces morales, de vertus solides, do qualités saines, car ce sont là les seuls éléments de la reconstitution d'un grand peuple.
Deux faits importants nous offrent un sûr moyen d'appréciation : ce sont les deux sièges de Paris.
Je choisis dans le premier quatre dates qui correspondent à quatre états caractéristiques de l'esprit français : c'est le 22 octobre, le 1er décembre, le 1er janvier et le 28 janvier.
Messieurs, il est des paroles historiques qu'on ne peut juger équitablement qu'en se reportant à l'époque où elles ont été prononcées et qu'en se rappelant l'effet qu'elles ont produit. Tel mot qui semble ridicule aujourd'hui a été sublime quand on l'a dit. La phrase célèbre : <( Pas un pouce de notre territoire et pas une pierre de nos forteresses ! » a été l'objet des critiques les plus amères. Eh bien, cette phrase est peut-être devenue une faute, mais elle ne l'était pas au mois de septembre, car elle nous a servi de soutien et de cordial. Il faut avoir
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vécu à Paris pendant le siège pour savoir en quel état de prostration étaient les âmes dans les premiers jours de l'investissement. Partout un découragement profond, un désespoir inerte, une démoralisation sans vergogne. Qui releva tout à coup les courages? Le manifeste, et dans le manifeste, cette phrase. C'était un mot imprudent, excessif, allant au delà du vrai, soit! Mais croyez- vous donc que ce soit avec des paroles bien pondérées et des phrases bien mesurées qu'on entraîne les masses et qu'on réveille les peuples? Nous étions engourdis, stupéfiés par les vingt ans d'empoisonnement de l'Empire. Il fallait un coup de tonnerre pour nous arracher à notre léthargie. Ce mot fut l'étincelle électrique ! Parti du cœur d'un honnête homme, il alla droit à tous les cœurs. C'était la réponse à l'arrogant ultimatum de notre ennemi ! C'était un défi opposé à un défit Chaque crise a besoin d'un mot où elle se résume : cette phrase devint pour nous une devise, un drapeau, une sorte de strophe de plus ajoutée à la Marseillaise, pour nous aider à nous défendre. C'est sous le coup de ce manifeste et de ce mot que s'inaugura et s'organisa ce que j'appellerai la période héroïque du siége, la période de la résistance. L'œuvre était écrasante, et ce semble impossible. De tous côtés arrivaient en foule ces terribles engins d'artillerie prussienne qui devaient démolir nos
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remparts en quelques jours, ruiner un de nos forts en quelques heures, livrer passage enfin pour une attaque de vive force à ces troupes si puissamment organisées et rendues comme invincibles par leurs victoires mêmes. Déjà, vous vous le rappelez, les étapes de la marche royale étaient marquées. Le roi de Prusse devait coucher tel jour à Fontainebleau, tel jour à Versailles, tel jour à Saint-Cloud, tel jour aux Tuileries !... Et nous, que pouvions-nous opposer à cette invasion ? Aucun moyen sérieux de défense. Nous avions des remparts, mais ils n'étaient pas achevés. Nous avions des forts, mais ils n'étaient pas armés. Nous avions des soldats, mais ils n'avaient pas d'officiers. Nous avions des bras, mais nous n'avions pas de fusils. Eh bien, en cinq semaines, forteresses, bastions, remparts, soldats, tout fut créé, armé, organisé pour la résistance. Comme les âmes étaient disposées à la lutte !... Comme on attendait, comme on appelait l'ennemi ! Comme on se préparait virilement, gaiement, à lui disputer pied à pied chaque place, chaque rue, chaque pouce de terrain !
Il courait vraiment alors sur Paris comme un souffle de l'héroïque époque de 89 ! Et vers la fin d'octobre, quand le général passa en revue sur les boulevards, de la Bastille à la Madeleine, les cent mille hommes équipés et armés par lui, il eut le droit et la joie de s'écrier
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en montrant le camp des Prussiens : « Ils n'entreront p:)s! »
Ils n'entrèrent pas en effet, car ils n'entrèrent que par la famine, et ils entrèrent sans nous avoir vaincus ! Hecueillons pieusement ce souvenir ! c'est une belle première épave de notre naufrage !
Le 1er décembre représente l'attaque, comme le 22 octobre la défense. C'est le jour de la bataille de Champigny et de Villiers.
Vous vous rappelez ce jour, messieurs, car jamais, dans cette guerre fatale, les chances désastreuses ne s'accumulèrent sur notre tête avec plus d'acharnement. Il semble que la fortune prenait plaisir à nous accabler. On devait sortir de Paris le 29 novembre; un accident retarde le départ d'un jour. Le 30 on part pour franchir la Marne, la Marne monte de trois pieds pendant la nuit. On passe le lendemain ; on se bat pendant dix heures; le jour suivant on recommence pendant dix antres heures; on couche sur les positions conquises en se disant : A demain la victoire! Et quand le lendemain les généraux courent au camp, que trouvent-ils? Une armée paralysée par le froid. La Marne avait monté la veille de trois pieds; le thermomètre, cette nuit-là, descend de huit degrés au-dessous de glace. Nos malheureux jeunes soldats ne peuvent pas se relever en se
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réveillant. Leurs mains ne soutenaient plus leurs fusils. Leurs jambes ne les portaient plus. Il fallut revenir ! Nous étions condamnés! Mais avions-nous mérité de l'être? non! car on avait lutté deux jours contre un ennemi tout-puissant, avec des soldats improvisés et des canons rapiécés. On avait forcé ses premières lignes, on lui avait tué plus de dix mille hommes! Enfin on n'avait été vaincu que par les éléments! Est-ce là le fait d'un peuple en décadence? non! C'est l'œuvre d'un peuple qui se régénère ! Encore un débris glorieux de notre naufrage! Encore une épave'
Le 1er janvier 1871 représente la troisième période du siége, et la plus douloureuse; c'est l'époque de toutes les privations physiques et morales. La viande était rationnée depuis longtemps. Les légumes disparaissaient l'un après l'autre. On commença à altérer le pain : il y avait de tout dans ce pain, même du blé. L'hiver vint joindre ses rigueurs aux souffrances du besoin. La mortalité s'accrut dans une proportion effrayante. Un jour je vis à la porte des halles une pauvre vieille femme assise devant une petite table, et coupant une rave en quatre parties, qu'elle divisait chacune en cinq petites lanières, et de ces cinq lanières elle constituait un lot qu'elle vendait un sou. J'entrai dans les halles : toutes les boutiques vides! Tous les éventaires dégarnis, sauf un seul,
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largement fourni comme aux plus beaux jours ; c'était une boutique de fleurs d'immortelles pour Jes tombes. Enfin, dernier coup! Le froid, en interrompant le vol des pigeons, avait rompu toute communication avec le reste de la France; nous ne recevions plus un mot de nouvelles ni de notre pays ni de nos familles. Le cœur était à jeun comme le corps. Eh bien, quelle fut pendant cette détresse l'attitude de Paris? Je ne crains pas de le dire, elle fut admirable ! Cette population , si ardente, si fiévreuse, devint tout à coup patiente, douce, rési^ gnée. Paris avait jusque -là montré des qualités charmantes ; pendant le siège il montra des vertus. Les rues étaient bien désertes et bien sombres le soir; pour toute lumière, de distance en distance, une pâle lanterne qui étoilait à peine l'obscurité; les rares passants qui s'attardaient dans la ville nprès dix heures n'auraient trouvé- personne pour les défendre, et la faim est une bien mauvaise conseillère. Eh bien, pendant ces mois de misère, pas une attaque nocturne, pas un acte de violence; la cour d'assises n'a pas ouvert ses portes, et la police correctionnelle aurait pu fermer les siennes.
Pénétrons dans les familles. Que de vertus touchantes nées de cette rude vie du siège ! Combien de liens de femme et de mari, de frères et de sœurs, d'enfants et de parents, resserrés par cette communauté de privations
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et de périls ! Nous avons vu des pères en cheveux gris s'engager comme volontaires dans les compagnies de marche, afin de marcher à côté de leurs fils. Nous avons vu monde,
des femmes du monde, frivoles et coquettes, tout à coup transformées en compagnes viriles et en mères vigilantes. Tout le monde était devenu économe, rangé, soigneux, sobre,... sobre? on n'y avait peut-être pas grand mérite ; n'importe ! cela compte toujours. Dieu nous sait gré même des vertus que nous avons quand nous ne pouvons pas faire autrement.
On dit souvent que les absents ont tort; ils n'avaient pas tort pendant le siège ; car ils étaient toujours présents. Quand est arrivé, ce beau jour de Noël, si cher aux enfants, bien vif était notre regret de ne pouvoir aller le soir cacher au pied de leur lit ces belles surprises auxquelles ils s'attendent toujours, et qui ne les charment pas moins, quoique attendues: eh bien, comment se consolait-on de cette privation ? bien simplement : ce qu'on ne pouvait pas mettre dans ces chers petits souliers, on le donnait à ceux qui n'avaient pas de souliers. Le premier jour de l'an, je vois entrer chez moi un de mes amis dont la femme était absente, et qui m'apportait cent francs pour une quête. « Je vais vous donner un reçu, lui dis-je... — Un reçu? — Sans doute ; et j'écris : Reçu cinquante francs de M. un tel, et cinquante francs
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de sa femme. — Mais ma femme est absente. — Je le sais bien. — Comment donc avez-vous deviné que je l'avais associée par la pensée à ce don ? — Je n'ai pas deviné, je me suis souvenu. » Nous en étions tous là. Ce siége, qui a peut-être détruit quelques affections factices, a fortifié toutes les tendresses profondes et pures.
Mais sa vraie grandeur est dans le développement de la pitié. Messieurs, voulez-vous juger un grand mouvement social, voyez quel rôle y ont joué les femmes : si elles y grandissent, la cause est bonne; si elles s'y dépravent, la cause est mauvaise. Qu'est-ce que la COlllmune a fait des femmes? des furies! Qu'en a fait le premier siége? des sœurs de charité! Il y a eu pendant cinq mois, à Paris, une lutte incessante entre la misère et la compassion, où la compassion a toujours eu le dessus.
Les théâtres étaient devenus des hôtels-Dieu. La Comédie-Française se changea en ambulance. Dans le foyer, décoré des bustes de tous nos grands poëtes, que voyait-on au-dessous de ces bustes? des lits de blessés. Qui soignait ces blessés? qui les veillait? qui les pansait? Henriette, Elmire, et même Célimène ; le buste de Corneille a vu Pauline mettre en pratique les nobles leçons de grandeur d'âme qu'il lui a données, et Rotrou a pu applaudir, dans les jeunes interprètes de son génie,
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des émules de son héroïque dévouement. Ne croyez pas que les femmes artistes et les femmes riches fussent seules enrôlées dans cette sainte armée : celles qui n'avaient pas d'argent à elles donnaient... l'argent des autres, c'est- à-dire quêtaient, travaillaient, soignaient. J'en puis citer un exemple admirable. Pendant le bombardement, j'allai un jour visiter dans le quartier du Panthéon une cave qui servait de lieu de refuge à de pauvres bombardés. Voici le spectacle qui s'offrit à moi : par terre, le long de la paroi de gauche, vingt blessés étendus sur des matelas ; au milieu, une table ronde, et autour de cette table, devinez quoi î une pension de demoiselles! à côté de ces demoiselles, trois soldats convalescents, jouant aux dominos sur un banc. Enfin, sur toute la paroi de droite, un amas de bois de lits, de tables, de chaises; et sur ces meubles, assis ou couchés, tous les locataires de la maison. Or savez-vous qui avait rassemblé là tous ces malheureux ? une pauvre institutrice, sans leçons et sans argent: depuis trois jours, elle les avait tous nourris, soignés et habillés. Le matin, elle allait à l'hôpital de la Pitié chercher pour eux de la viande et du pain. Le soir venu, elle s'installait au milieu d'eux, leur lisait la Bible ou le Nouveau Testament, et de temps en temps, pour s:t récompense, embrassait un pauvre petit blessé de dcu'\ ans, qu'elle berçait sur ses genoux. Qu'était cet enfant9
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un orphelin qu'elle avait retiré des ruines d'une maison détruite par une bombe, et qu'elle avait adopté. Un de ses amis lui dit: « Avec quoi l'élèverez-vous? Vous n'avez rien!
— Bah! répondit-elle gaiement, Dieu est si bon! quand » il n'y en a pas pour un, il y en a quelquefois pour deux. » Je pourrais vous citer vingt traits semblables. En vérité, on peut le dire, il y eut des jours, pendant le siége, où . Paris ressemblait à un chapitre de l'Évangile. Eh bien, Messieurs, croyez-vous que ces traits touchants soient perdus parce qu'ils sont passés? Non ! Il n'y a pas de passé dans le bien. Les faits disparaissent, mais le sentiment d'où ils sont partis subsiste; mais le cœur qui les a produits en demeure imprégné, fortifié, et la belle conduite de Paris reste acquise non-seulement à la France, mais à l'âme de la France. Encore une épave de notre naufrage!
J'arrive à la date fatale, au moment qui rassembla pour nous en une seule minute plus de douleurs que n'en avaient contenu les cinq mois du siége : j'arrive à la capitulation. Elle tomba sur le peuple de Paris comme un coup de foudre! En vain les privations croissantes nous annonçaient-elles l'inévitable dénoûment; nous étions vis-à-vis de notre cher Paris comme des fils au chevet de leur père mourant; nous ne voulions pas voir sa chute, nous ne voulions pas y croire ! Aussi, quand le mot fu-
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neste éclata, ce fut dans toutes les âmes un inexprimable mélange de douleur, de regrets et, pourquoi le ciclio rai-je? de reproches et d'irritation. Reproches imméri tés, je le crois. Irritation injuste! mais injustice natu relie, honnête, et que ceux mêmes qui en étaient l'objc ont été les premiers à excuser. « Non ! s'écriait cette po pulalion désolée, non! vous n'avez pas tiré de nous ton ce que vous pouviez en tirer! Nous avions là des trésor: de bonne volonté, de patriotisme; vous ne les avez j a: employés! Pourquoi vous êtes-vous défiés de notre cou rage? Nous sommes mécontents de vous, parce que lHHI: ne sommes pas contents de nous-mêmes! Peut-être pin: de combats n'auraient-ils abouti qu'à faire tuer un p'.*i plus de monde. N'importe! nous aurions mieux payé notre dette, nous aurions mieux rempli notre tâche; ci aujourd'hui, dans notre défaite, nous aurions du m »i:!S la consolation de nous dire que nous avons fait tout cc que nous pouvions faire. »
Voilà les paroles, que j'ai recueillies vingt fols dans les . rangs de cette partie de la garde nationale qu'il est do mode d'incriminer aujourd'hui.
Messieurs, il m'est impossible de ne pas m'arrêter ici un moment, car il y a là plus qu'une injustice à réparer, il y a une erreur fatale à combattre.
On accuse la garde nationale de l'ordre de pusillani-
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mité et de défaillance. On fait peser sur elle la responsabilité du 18 mars. L'injustice publique la traîne comme une coupable sur les derniers champs de bataille de Paris, et on lui dit, en face des cadavres d'insurgés : Voilà ceux que vous n'avez pas su vaincre; et en face des soldats : Voilà ceux que vous n'avez pas su imiter! Une telle accusation est-elle méritée? non! Que par la force des choses, que par un concours funeste de circonstances imprévues, que par une suite de cette fatalité qui nous a toujours poursuivis depuis dix mois, il n'ait pas été possible d'employer utilement le dévouement de la garde nationale de l'ordre, je le crois, j'en suis convaincu! Mais que les bataillons qui avaient été courageux le 31 octobre et le 22 janvier soient devenus lâches le 18 mars; qu'après avoir triomphé de l'émeute, ils aient fui devant l'émeute; que ceux qui ont laissé à Montretout et à Buzenval des témoins immortels de leur énergie, comme Henri Regnault et Roquebrune, aient ensuite déshonoré leur passé de vaillance par la plus honteuse pusillanimité, voilà ce que je nie! et je le nie non pas seulement pour eux, mais pour notre pays même. Car qu'est-ce que cette classe accusée, sinon la classe moyenne tout entière, c'est-à-dire cette classe d'où sont sortis depuis cinq cents ans tous nos progrès légitimes, et de laquelle seule peuvent sortir tous les progrès
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de l'avenir? Une nation où la classe moyenne serait avilie serait une nation perdue. Relevons-nous donc! justifions-nous ! et surtout serrons-nous les uns contre les autres; habituons-nous à ne pas toujours attendre un mot d'ordre d'en haut pour nous réunir dans les moments de péril. On a prétendu qu'en France il n'y avait que les coquins qui savaient s'entendre ; prouvons à tous qu'on peut être associé sans être complice, et opposons à la ligue fatale des ennemis publics la sainte alliance des honnêtes gens.
Nous voici à la dernière partie de notre entretien, au • second siége de Paris.
Messieurs, j'ai une manière bien simple et pourtant infaillible, selon moi, de juger les événements actuels. Tout ce qui réjouit les Prussiens, je m'en afflige; tout ce qui les afflige, je m'en réjouis. Eh bien, le dénofIment du second siége de Paris les a profondément blessés. M. de Bismarck avait déclaré à un Français, de qui je le tiens, que nous ne viendrions jamais à bout de la Commune, qu'il nous mettait au défi de vaincre à Paris sans lui, d'y entrer sans lui. Son orgueil, après nous avoir infligé tant de défaites, rêvait, comme dernier triomphe, de nous infliger un bienfait. Trompe dans son espoir, il en a conçu un dépit amer, si j'en juge par le redoublement de sarcasmes qu'il nous pro-
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digue dans ses discours publics. Ses officiers supérieurs, j qui partageaient sa confiance, ont partagé son désappointement. Plusieurs sont venus assister aux batailles de Paris, du haut de Charenton et de Vincennes : ils en i sont revenus silencieux, songeurs. Un d'eux m'a dit :
« Je n'ai jamais vu se battre avec une telle furie des ^ -deux côtés. » Je m'imagine donc que leur grand stra- tégiste, M. de Moltke, a dû se dire : « Ah çà ! qu'est-ce donc que ces gens-là? Comment! voilà huit mois que je les écrase, que je les ruine, que je les extermine ! je leur fais quatre cent mille prisonniers ! je leur enlève des milliers de canons et des milliers de fusils! je brise tous .. leurs cadres d'officiers! et en six semaines ils reconstituent une armée, ils refont une artillerie, et ils versent à flots pendant huit jours ce sang que je croyais avoir tari dans leurs veines!... Quel diable de peuple est-ce là? » Quel peuple est-ce là, monsieur de Moltke? C'est le peuple qui ressuscite toujours! C'est le peuple artiste, qui n'est ni grand, ni gros, ni gras comme vos soldats, mais qui porte dans son petit et maigre corps cette puissance merveilleuse qui produit la foudre, l'électricité! C'est le peuple-femme, qui a des défaillances, des faiblesses, des affaissements nerveux, mais qui a aussi d'incomparables réveils d'énergie, d'héroïques folies de dévouement. C'est le peuple gaulois, enfin, ce peuple dont le courago a cmer-
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veillé Alexandre, et dont l'audace a fait trembler même Home! C'est cette race, toujours fidèle à elle-même, qui deux fois, sous le roi Jean et sous Charles VI, s'est élancée d'un bond héroïque hors de l'abîme, et qui trouvera bien le moyen d'en sortir cette fois-ci encore, soyez-en sûr! Nous avons déjà commencé! Oui, le second siège de Paris nous a relevés de la défaite du premier. Nous sommes plus ruinés qu'il y a trois mois, nous sommes moins écrasés. Il y a trois mois nous n'étions que des vaincus, aujourd'hui nous sommes redevenus des vainqueurs. Des vainqueurs dans un combat que nos ennemis n'ont pas osé tenter ! Des vainqueurs dans une victoire qui est celle de l'Europe tout entière! La France a renoué par là sa belle tradition du passé. De toutes les nations du monde, elle est la seule qui ait jamais fait quelque chose pour les autres. L'Amérique lui doit sa liberté, l'Italie son indépendance. Elle a combattu pour la Pologne et pour la Grèce; il lui appartenait, en triomphant de cette insurrection formidable, de combattre pour 14 civilisation, et il lui va bien de rendre cet immense service aux nations européennes, au moment même où elle est écrasée par l'une et abandonnée par toutes les autres. A l'œuvre donc, et bon espoir! La Prusse en 1806 était plus abaissée que nous; six ans après elle était debout et victorieuse! Quels moyens
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i avait-elle employés? L'instruction obligatoire et le ser- i vice obligatoire. Empruntons-lui ses armes! pénétrons- nous de sa puissante organisation, de sa forte discipline, | de son respect pour l'autorité, mais ne la copions pas, f ne l'imitons pas, ne devenons pas Prussiens! Tout en i nous inspirant des Prussiens, restons Français!
Un fait vous expliquera ma pensée. Une jeune fille fran- çaise épousa il y a quelques années un officier supérieur ; prussien. Ce jeune homme avait pour père un vieux î général berlinois, chez qui la roideur soldatesque s'était i greffée sur la morgue aristocratique, et, comme la greffe f avait très-bien pris, le résultat était complet. Un jour, à Berlin, le jeune couple arrive, au déjeuner, en retard d'un quart d'heure. Le vieux général adresse à son fils les plus violents reproches; le fils essaye de se justifier; ; son père lui répond par un soumet en plein visage. Le jeune homme baisse la tête et se tait. Mais la jeune femme, bondissant d'indignation, court au vieillard, et j d'une voix frémissante : « Je vous défends de frapper l'homme dont je porte le nom! » Voilà le cri français! f M. de Bismarck a demandé un jour, d'un ton ironique, ce que c'était que l'honneur français et en quoi il différait de l'honneur des autres peuples. Eh bien, voilà en quoi il en diffère ! Votre honneur vous perinet d'infliger et de subir des affronts : le nôtre s'indigne d'un affront
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reçu comme d'une honte, et d'un affront infligé sans* péril comme d'une !àchetë! Vous battez vos soldats polit les forcer à se battre ; vous battez vos fils pour les' forcer à obéir. Chez nous, un soldat qui recevrait un: soufflet de son capitaine et qui le tuerait serait absous. Le père qui frappe son fils enfant est une brute, et celui qui frappe son fils homme est un malheureux! Chez vous l'autorité s'appelle la schlague; l'obéissance, l'abrutissement; le courage lui-même s'appelle la peur! Eh bien, nous aussi nous voulons l'obéissance, l'autorité, le respect; mais nous leur voulons une source plus pure, un fondement plus moral, et Dieu merci, pour les trouver, nous n'avons qu'à nous imiter nous-mêmes.
Messieurs, parcourez les codes maritimes de toutes les nations, vous y voyez au premier rang des peines les coups de fouet et les coups de canne. La France seule, depuis 1848, a aboli les châtiments corporels sur tous les bâtiments de l'État. La discipline en a-t-elle souffert? Elle s'y est affermie : je tiens le fait d'un de nos plus éminents amiraux. Pourquoi? Parce que les matelots respectent en leurs chefs non-seulement le grade, mais le mérite; ou plutôt, parce que c'est le mérite qu'ils respectent dans le grade; parce qu'ils reconnaissent dans leurs officiers des hommes plus instruits qu'eux, plus éclairés qu'eux, arrivés à leur
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position par le travail, non par la faveur; et ils obéissent de la seule façon dont l'obéissance soit une vertu virile, ils obéissent par conviction. Eh bien, voilà notre modèle et notre espoir. Voulez-vous relever l'autorité dans la famille comme dans l'armée, dans l'atelier comme dans l'État? Fondez-la, non sur l'abaissement de celui qui obéit, mais sur l'élévation morale ,, de celui qui commande! Faites de la soumission, non pas l'anéantissement de la volonté, mais le triomphe de la volonté même ! Créez enfin une obéissance française, comme il y a un honneur français; et surtout, si la France reparaît sur les champs de bataille, inaugurez une guerre française! Oui! jurez-vous, si vous êtes vain- queurs, de ne pas dévaliser, de ne pas emballer, de ne pas brûler, de ne pas piller! Soyez humains par humanité et par vengeance. Et pour qu'il y ait dès aujourd'hui un abîme infranchissable entre nous et nos ennemis, commencez par ne plus jeter l'anathème contre Paris !
Une pétition demande, dit-on, que les services publics soient transférés à Versailles. Tous les pétitionnaires du monde auront beau faire, je les mets bien au défi d'inventer une machine de Marly assez forte pour soulever des rives de la Seine, et transporter sur les plateaux déserts de Satory, ce flot de lumière, d'intelligence, de vie et de patriotisme qu'on appelle Paris. Décapitaliser
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Paris, soit. Mais capitaliser Versailles, jamais! On peut couper une tête : on ne la refait pas !
Telles sont, messieurs, quelques-unes des épaves de notre naufrage, quelques-uns de nos motifs d'espérance. Je pourrais vous en signaler plus d'un autre; en premier lieu, l'emprunt, ce merveilleux emprunt, que je bénis trois fois : d'abord parce qu'il a prouvé au monde que nous n'étions pas tout à fait morts; puis parce qu'il nous libérera bientôt, j'espère, d'une présence odieuse; enfin parce qu'il s'est réalisé en deux jours, et que cette réalisation si rapide a surpris très-désagréablement nos ennemis. Faire enrager ses créanciers en les payant trop vite, voilà une vengeance vraiment française! Il me semble que c'est l'intérêt de notre argent.
Permettez-moi aussi de mettre au rang de nos bonheurs les malheurs auxquels nous avons échappé. Certes notre situation est terrible, mais, quand je songe à ce qu'elle aurait pu être, je suis presque tenté de remercier le ciel au lieu de l'accuser. Voyons! supposez que la Commune eût été victorieuse; supposez qu'elle ait été vaincue trois jours plus tard; supposez qu'il nous ait fallu appeler l'intervention de nos ennemis, que nous soyons aujourd'hui les obligés de la Prusse! Hien qu'à cette pensée, j'oublie tout ce que nous avons perdu, et je ne compte plus que ce que nous avons gardé.
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Les Tuileries sont en ruine, mais le Louvre est debout! l'Hôtel de ville est en cendres, mais la Bibliothèque est intacte! le Palais-Royal est détruit, mais la Comédie- Française, mais Notre-Dame, mais la Sainte-Chapelle, mais le Panthéon, mais enfin Paris presque tout entier est sain et sauf! Nous ressemblons à des parents qui auraient vu leur fils à deux doigts de la mort, et qui le verraient renaître par miracle! Est-ce qu'ils songeraient à se plaindre de le trouver un peu affaibli, un peu pâli,. un peu amaigri ? non ! Ils ne verraient qu'une chose, c'est qu'il est sauvé, c'est qu'il est vivant; et si leurs yeux versaient encore des larmes, ce seraient des larmes de reconnaissance et de joie! Eh bien, imitons-les donc!... car notre chère France aussi est vivante!... plus que vivante, déjà réembellie et reprenant son rôle dans le monde. En voulez-vous une preuve? preuve légère, car il ne s'agit que de deux faits de détail, mais les petits faits ont quelquefois une grande signification. L'exposition universelle de Londres a été inaugurée par un grand festival. On y a exécuté quatre cantates inédites, composées par un Allemand, un Italien, un Anglais et un Français. Laquelle l'a emporté? La cantate française, et le psaume de Gounod, redemandé avec enthousiasme par la salle entière, a fait descendre sur le front humilié de notre chère patrie un premier rayon de lumière et
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de gloire ! Ce n'est pas tout. Nos artistes de la Comédie- Française viennent, vous le savez, d'entreprendre à Londres une campagne dramatique. Ils y sont restés trois mois; ils ont joué tous les soirs; chaque soir leur il valu une recette de trois à quatre mille francs. Le jour de leur départ, l'aristocratie anglaisé leur a donné un banquet d'adieu, et deux nobles lords, aussi spirituels que courtois, ont bien voulu servir d'interlocuteurs au duc Job! Eh bien, que ces messieurs de Berlin essayent donc d'envoyer une troupe allemande à Londres, et ils verront si le jour de leur départ le premier ministre leur adresse des discours d'adieu ! Ils verront si Goëthe et' Schiller sont de taille à lutter avec Molière, Corneille et Racine; ils verront s'ils lèvent sur le peuple anglais cette contribution que tous les canons Krupp du monde sont impuissants à obtenir, car c'est le génie qui la gagne, et c'est l'admiration qui la paye! Sursum corda, messieurs ! la France recommence à régner par les arts, elle
est toujours la France 1
Un dernier mot. '~
La force vitale d'un pays ne se mesure pas seulement à la valeur géhérale de la nation même, mais à la supé< riorité de ses hommes d'élite ; et, depuis cinquante ans, tons les peuples puissants de l'Europe ont eu à leur tête des chefs de premier ordre. Il me suffit de nommer silij
1
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Robert Peel, M. de Cavour, M. de Bismarck, M. de Moltke. Seulement, une remarque : M. de Cavour était un grand homme d'État, mais il eût été bien embarrassé d'organiser une armée. M. de Bismarck est un grand politique, mais il n'est pas un grand financier. M. de Moltke est un profond stratégiste, mais il n'est pas un grand diplomate. Sir Robert Peel a été un grand ministre, mais il n'a pas été un grand historien. Un seul peuple a produit un homme qui a réuni toutes ces qualités diverses et contradictoires, qui, après cinquante ans des travaux les plus opposés, a eu le bonheur de mettre au service de son pays toutes ses études, Int1me celles dont on l'avait un peu raillé; qui a égalé et surpassé peut-être ses quatre rivaux de gloire sans avoir recours ni à la systématique violence de l'un, ni à l'implacable dureté de l'autre, ni à la ruse diplomatique du troisième, mais qui a sauvé son pays par le seul ascendant de l'honnêteté, du patriotisme et du bon sens. Si cet homme éminent était là, il m'arrêterait sans doute, et me prierait de me taire, mais je ne l'écouterais pas, et il me pardonnerait, car j'ajoute que ce n'est pas à lui que je reporte l'honneur de ses rares talents, c'est à sa mère, à cette chère France qui pouvait seule le faire ce qu'il est. Oui, M. Thiers, car enfin il faut bien que je le nomme, M. Thiers est un produit essentiellement français. Et voilà pourquoi sa gloire
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m'est un si puissant motif de confiance. La terre qui a fait naître de tels hommes n'est pas morte! Quand Dieu suscite à une nation de tels sauveurs, c'est qu'il .a encore de grandes vues sur elle! Le monde du passé a disparu, soit! Voici que reparaît la société nouvelle! El puisque la nation arrive au rang de souveraine, appliquons-lui la belle parole réservée jadis aux souverains, et écrions-nous : La France est morte, vive la France!
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ACADÉMIE FRANÇAISE
«*
DISCOURS LITTÉRAIRES
DISCOURS DE RÉCEPTION
(28 FÉVRIER 1 856)
MESSIEURS,
Un de nos écrivains les plus distingués se félicitait, avec un juste orgueil, le jour de son entrée dans cette enceinte, de n'avoir jamais eu auprès de vous d'autres solliciteurs que ses ouvrages.
Je suis encore plus heureux que lui, messieurs; car si mes divers travaux ont pu attirer votre attention, j'ai eu, pour les faire valoir à vos yeux, un avocat dont je suis bien plus fier que de ces travaux mêmes, un patronage qui me touche autant que l'honneur de votre choix, je veux dire le souvenir de mon père. Oui, je l'avouerai ; ce qui m'a peut-être été le plus sensible dans mon élccticn,
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c'est de penser. que je ne la devais pas à moi seul, c'est d'en partager le succès avec ce protecteur toujours invisible et toujours présent, et de pouvoir enfin lui payer, grâce à vous, quelque peu de ce que je lui dois. Tous, en effet, nous avons pour devoir impérieux de soutenir, autant que nous le pouvons, le nom que nous a laissé notre père; et un grand moraliste appelle ce devoir ln dette du fils. Eh bien, cette dette, il me semblait, quant à moi, que je ne l'aurais jamais payée tout entière I tant que je ne serais pas monté à ce fauteuil. Jugez donc, messieurs, si c'est du fond de l'âme que je vous remercie, puisque l'honneur que vous m'avez fait n'est pas seulement pour moi la plus glorieuse des récompenses littéraires, mais encore une véritable joie de conscience et de cœur.
La vie des poëtes est généralement plus féconde en émotions qu'en événements, et en vous parlant aujourd'hui, messieurs, de l'écrivain que vous regrettez, de l'auteur de Louis IX, je n'aurai à vous retracer aucune de ces grandes catastrophes politiques qui élèvent la biographie à la hauteur de l'histoire. La poésie, l'art dramatique, le style, voilà le seul sujet de ce discours ; mais permettez-moi pourtant d'espérer que, dans ce sanctuaire des lettres, le récit d'une existence toute littéraire aura son intérêt et peut-être même son enseignement.
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Les débuts de M. Ancelot furent faciles et heureux. Il arrive à Paris, jeune, gai, spirituel, assez pauvre pour être forcé de gagner par son travail tous les plaisirs de la richesse, assez riche pour échapper à toutes les angoisses de la pauvreté, ayant enfin du pain et du temps, le rêve idéal du poëte; je veux dire du poëte à vingt ans : plus tard, hélas ! on demande un peu plus. M. Ancelot avait fait, au sortir du collège, une pièce de théâtre comme on les fait au collège; il eut le bonheur de la perdra dans un naufrage, ce qui l'obligea à en faire une seconde, un peu meilleure, mais pas bien bonne, ce qui le détermina à en écrire une troisième. Cette troisième hérita de ces deux aînées ; car les travaux non publiés ne sont pas perdus : ils enrichissent et fortifient les œuvres qui suivent, à peu près comme ces sœurs dévouées qui augmentaient la fortune de leur frère en se faisant religieuses. Louis 1X en fut la preuve; et si ce premier ouvrage de M. Ancelot parut avec tant d'éclat, c'est qu'il n'était pas le premier.
Il n'est personne de nous qui n'ait pensé quelquefois à la révolution qui s'opère dans la vie d'un jeune homme, le jour où il obtient un grand succès au théâtre. M. Ancelot connut toute la joie de cette sorte de métamorphose. Le 5 novembre 1819, il était, en se levant, un obscur employé au ministère de la marine, riche de douze cents
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francs d'appointements; et le soir, à minuit, il s'appelait l'auteur de Louis IX, c'est-à-dire qu'il avait des admirateurs, des amis, même des ennemis, bonheur qui d'ordinaire n'arrive que plus tard, mais qu'il posséda, lui, tout de suite. Ces utiles ennemis le grandirent en l'attaquant. Leur animosité maladroite présenta le simple auteur d'une pièce de théâtre comme le poëte d'un grand parti ; on lui apprit qu'en écrivant sa tragédie il avait voulu embrasser la défense de l'autel et du trône. Le roi, qui le crut, offrit au jeune auteur une pension, qu'il accepta, et des lettres de noblesse, qu'il refusa. Il y avait quelque mérite dans ce refus, car on recherchait encore les titres... dans ce temps-là; il y avait encore de la vanité, voire même des préjugés... dans ce temps- là; tandis qu'aujourd'hui... oh ! mon Dieu, aujourd'hui ou ne tient guère à ce qu'un souverain vous donne des lettres de noblesse : on se les donne soi-même.
M. Ancelot ne s'arrêta pas à cet heureux début; inter- rojjcr.nL tour à tour l'histoire d'Angleterre et l'histoire de France, les chroniques italiennes et les annales de la Russie, il ajouta chaque année, pendant dix ans, un succès nouveau, c'est-à-dire une tragédie nouvelle, à sa première tragédie.
La tragédie, je le sais, n'est pas en grand honneur auprès de certains esprits; elle a pourtant un mérite
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assez rare : c'est qu'elle a déjà été condamnée à mort deux ou trois fois et qu'elle vit toujours.
Je me rappelle avoir assisté, vers 1830, à quelques premières représentations des ouvrages de l'école nouvelle. Quels transports, même avant le lever du rideau ! On déifiait Shakespeare, on attaquait Racine ; on demandait par-ci par-là quelques têtes d'académiciens, et surtout on criait : Mort à la tragédie ! Qu'a-t-il fallu pour la faire renaître? Un interprète digne d'elle. C'est qu'en effet la tragédie, tout aussi bien que la comédie et le drame, a sa raison d'être dans no:re propre nature. Si la comédie et le drame représentent dans leurs tableaux le vrai et le réel, la tragédie se propose un autre objet qui ne nous est pas moins nécessaire, l'idéal. L'homme avec ses travers ou ses sentiments égoïstes ne lui suflit pas ; il lui faut l'homme et le héros comme dans le Cid ; ou l'homme et le citoyen comme dans Horace; ou l'homme et le martyr comme dans Polycucte; ou l'homme et le prophète comme dans Joad. La terre est le domaine de la comédie et du drame; mais la tragédie, elle, a toujours besoin d'un coin de ciel. Quand elle représente nos passions, nos passions, s'idéalisant sous ses pinceaux, doivent y prendre je ne sais quoi de divin, tout en restant humaines. Il faut qu'aux accents delà muse tragique nous nous sentions tout ensemble élevés au-
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dessus de l'homme, et cependant plus hommes que jamais; et je ne saurais mieux comparer l'impression produite en moi par les grandes œuvres de Sophocle ou de Corneille qu'à celle d'un homme qui, enlevé par un aérostat dans les plaines lumineuses de l'éther, contemple notre globe avec d'autant plus d'émotion qu'il plane et vogue au-dessus de lui, et qu'il emporte, au milieu des splendeurs sereines de l'infini, le souvenir de cette petite terre où l'on souffre et où l'on aime.
Une des plus grandes difficultés de l'art tragique tient à ce que les personnages qu'il reproduit se rattachent généralement à des époques historiques fort anciennes, ou se perdent même dans les lointains fabuleux de la mythologie; d'où il suit que, séparé d'eux par une longue suite de siècles, le poëte ne trouve plus autour de lui aucune trace de leurs mœurs, de leur civilisation, de leurs usages, de leurs passions. Comment donc les peindra-t-il ?
Si un poëte moderne est tenté de représenter Oreste \ permettez-moi d'ajouter, ou Médée, interrogera-t-il son propre cœur, ou imitera-t-il seulement les poëtes anciens? Fera-t-il abstraction de toutes les idées, de tous les sentiments dont les progrès de la civilisation ont enrich
1. Il y a une Orestie fort belle d'Alexandre Dumas.
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l'humanité, et qui l'animent, lui aussi? ou bien, rattachant son œuvre à son siècle, cherchera-t-il à y intéresser ses contemporains en faisant entrer quelque chose du cœur humain de son temps dans les personnages des temps passés ?
Trois hommes de génie semblent s'être chargés de répondre à cette question : ce sont Eschyle, Sophocle et Euripide. Tous trois ont traité un sujet antique, même pour eux : le meurtre de Clytemnestre par son fils. Voyons si ce qu'ils ont fait ne nous dira pas ce que nous avons à faire.
Eschyle commence, et dans son œuvre, un peu rude comme son époque, ce meurtre nous apparaît comme l'exécution d'une sentence, et d'une sentence divine. Pas d'hésitation de la part du fils, pas de pitié! Sa mère a tué son père; elle doit mourir, et lui seul doit la frapper. Ce n'est pas un assassin, ce n'est pas même un vengeur; c'est quelque chose de plus inflexible encore et déplus froid : c'est un juge.
Sophocle vient ensuite, et, quoique peu d'années le séparent de son maître, le temps a marché pendant ces années, et avec le temps l'art, et avec l'art l'âme humaine; qui a déjà des instincts de délicatesse, et, si je puis m'exprimer ainsi, des nuances nouvelles de moralité. Le sentiment public fait hésiter Sophocle
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devant cette terrible vengeance ; il se sent comme forcé de la racheter en prêtant au meurtrier des doutes, des anxiétés; bien plus, il cherche à atténuer le crime en le répartissant entre deux personnages, et à côté d'Oreste, qui frappe, il crée Électre, qui conseille et qui dirige. Il n'a pas osé faire peser la responsabilité d'une telle action sur le fils tout seul.
Vient enûn Euripide, et voilà qu'avec lui, c'est-à- dire avec son époque, la résolution parricide se complique encore plus d'angoisses, d'incertitudes, de terreurs, de remords; et déjà commence à nous apparaître l'image du fils vengeur tel que le conçoit le monde moderne, le fantôme de ce pâle Hamlet, qui succombe sous le poids de la punition dont il est l'instrument.
Eh bien, ne vous semble-t-il pas, messieurs, que ces illustres maîtres nous ont tracé la route? Ne nous disent- ils point par leur propre exemple : Voulez-vous être vraiment poëte en traitant un sujet antique? inspirez-vous des idées de votre époque! Si en effet l'artiste met quelque vie dans ses ouvrages, d'où la tire-t-il, sinon de son propre cœur? Et ce cœur, de quoi est-il formé, de quoi s'émeut-il, de quoi s'indigne-t-il, sinon de ce qui forme, de ce qui émeut, de ce qui indigne les hommes de son temps? Certes il ne s'agit pas ici de prêter à Antigone ou à Oreste, à Hécube ou à Ariane, les susceptibilités de
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sentiment et les délicatesses fugitives de passion que la mode crée et détruit chaque jour et dans chaque pays. bon, ce ne serait pas les agrandir, ce serait les défigurer! Mais, nés de l'imagination, ces êtres poétiques appartiennent à l'imagination; représentations idéales de certains sentiments généraux, l'amour, l'amour maternel, la jalousie, la vengeance, ils doivent, pour en rester les modèles vivants, profiter de tous les grands développements que la marche des âges a ajoutés à ces sentiments mêmes; c'est-à-dire que, flottant dans les vastes et communes régions de la poésie, au-dessus de toutes les petites circonscriptions de lieux et de temps, ils doivent vivre de la vie des siècles et non de la vie des jours, demeurer antiques en devenant modernes !
C'est ce que Racine a si merveilleusement réalisé dans le personnage de Phèdre; Phèdre est toujours grecque par le tour, par l'image, même quand elle est chrétienne par le cœur; et s'il est vrai qu'Hippolyte ressemble un peu trop à un jeune seigneur de la cour de Louis XIV, c'est encore là une leçon que le poëte nous donne, en montrant dans le même ouvrage ce qu'il faut faire et, que sa grande ombre me pardonne, ce qu'il faut éviter.
M. Ancelot, qui, lui, me pardonnerait, j'en suis sûr, de l'avoir oublié un moment pour la tragédie, puisa ses
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inspirations dramatiques à une autre source que les récits mythologiques ou légendaires ; entraîné, sans doute, par le mouvement général qui portait alors les esprits vers l'étude de l'histoire, il tira, comme nous l'avons dit, tous ses sujets des annales du moyen âge ou -de la renaissance ; seulement, par un contraste assez singulier, quoiqu'il fut très-classique, à ce qu'il croyait, il suivit non pas le grand art du xvne siècle, mais la brillante école d'un poëte étranger, qui a apporté dans la tragédie historique plus d'imagination que de profondeur ou de vérité.
En effet, il y a diverses manières de traduire l'histoire sur la scène, et Schiller représente, à cet égard, tout autre chose que Corneille ou Racine, et même que Shakspeare. Shakspeare n'a qu'un but, la peinture des caractères; ce qu'il cherche dans les événements, ce Sont les hommes, et il lui suffit d'une page de Plutarque pour faire revivre Jules Césàr, Coriolan et Brutus, comme il n'a besoin que de quelques lignes de légende pour créer Othello, Hamlet et Roméo.
Tout autre est le système de nos grands tragiques : l'objet de leurs drames historiques est la mise en lumière d'une idée morale. Fénelon reprochait à Corneille de n'avoir pas représenté Auguste assez simple de langage et de moeurs : c'est que Corneille visait plus haut qu'à mettre Suétone en vers ; il voulait peindre l'âme du vieil
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empereur aux prises avec sa première tentation de clémence; et si Britannicus .et Ciitna sont peut-être les chefs-d'œuvre de notre scène, c'est qu'ils nous tnontrent, l'un, comment un despote sort du crime, et l'autre, comment il y entre !
Schiller, lui, n'atteint hi à la vérité historique de Shakspeare:; ni à la profondeur morale de Corneille; èe n'est pas qu'il n'en sache beaucoup plus en histoire que le premier, et en philosophie que le second ; mais son génie l'entraîne malgré lui vers les situations théâtrales et les rencontres pathétiques. Pour obtenir un effet de théâtre, il ne craindra pas de réunir, dans des Scènes fort belles sans doute, mais impossibles moralement, impossibles historiquement, Marie Stuart et Élisabeth, Guillaume Tell et Jean le Parricide, Philippe 1I et le marquis de Posa. Bien plus, par une nouvelle infidélité qui tient encore à son imagination, il fait presque toujours de ses divers personnages des êtres semblables à lui ; ils sont poétiques comme Schiller, éloquents comme Schiller, passionnés comme Schiller; seulement cette poésie, cette éloquence, cette passion sont si sincères dans le grand artiste allemand; qu'elles communiquent à ses personnages une vie qui n'est pas la Ifeuf, mais qui est de la vie cependant ; c'est comme un flot de > son sang qu'il leur infuse, et qui, tout étranger qu'il
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leur soit, n'en anime pas moins leur visage et n'en fait pas moins battre leur cœur.
Tel est le système qu'à son insu peut-être, et avec les différences qui séparent le talent du génie, M. Ancelot a suivi dans la composition de ses tragédies historiques. Ébroïn, Fiesque, Olga, Élisabeth, et, plus tard, Maria Padilla, se recommandèrent vivement à l'attention publique par une piquante variété de sujets, par une recherche heureuse de situations dramatiques, par une habile combinaison d'effets de théâtre ; et, sur la foi de tant de succès, M. Ancelot, en 1829, marchait d'un pas égal à la fortune, à la gloire et à l'Académie, quant tout à coup éclatent deux révolutions : l'une politique, l'autre littéraire. La première emporte tout l'édifice de fortune du pauvre poëte, supprime sa pension, lui ravit son emploi, disperse ses admirateurs ; la seconde fait tomber la forme même de l'art qu'il cultivait; et à trente-cinq ans, dans toute la force du talent et dans toutes les joies de l'espérance, il voit renverser à la fois les deux objets de son culte : le trône et la tragédie ! Le coup était cruel : M. Ancelot le soutint avec une énergie véritable. On lui brisait sa plume de poëte tragique dans la main : il se fit poëte satirique ; on l'exilait du Théâtre-Français : il se réfugia au Vaudeville ; et tandis que tant d'écrivains s'épuisent en efforts impuissants
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pour se créer une existence littéraire, il prouva, lui, qu'à force de talent et de volonté on peut s'en créer deux. J'avouerai même que, soit sympathie pour le courage qui a diclé son volume de poésies, soit que le poëte, exalté par son malheur, exaspéré par l'injustice de ses ennemis, ait trouvé dans sa souffrance des accents que sa muse heureuse ne connaissait pas ; j'avouerai, dis-je, que ses satires me semblent supérieures à ses tragédies, même pour le style. Certes, l'auteur de Louis IX est véritabiement habile dans l'art d'écrire ; mais son talent ne révèle-t-il pas plutôt un poëte qu'un écrivain dramatique? La langue du poëme, de l'ode, de l'épître, est une langue écrite ; la langue du théâtre doit être à la fois une langue écrite et une langue parlée ; l'élégance, l'harmonie, la propriété des termes, la richesse du coloris y sont des qualités indispensables, mais insuffisantes ; il y faut, avec tout cela, et peut- être avant tout cela, le son de la voix humaine. -Lisez le Misanthrope, Athalie, Brilannicus; ne croyez-vous pas entendre la parole même de l'homme ? Comme ce langage est vivant, tout en étant poétique 1 Comme il s'imprègne profondément du caractère de chaque personnage, tout en gardant la marque du génie du poëte ! Comme l'on sent... par quel art merveilleux? je ne puis le dire, comme l'on sent que c'est toujours Joas ou
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Athalie, Alceste ou Célimène qui parle, et que pourtant c'est toujours Racine ou Molière qui les fait parler ! L'écrivain de génie, au milieu des personnages qu'il anime, est tout à la fois lui et e,ijx. M. Ancelot n'a dérobé, ce me semble, à nos maîtres que la moitié de leur secret ; mais cette moitié lui a sufli pour ses épîtres et leur assure un rang très-distingué parmi les productions de ce genre. Il s'y montre vraiment poëte, parce qu'il y est vraiment homme. C'est son âme elle-même qui p.ar}e; il est ému, blesse, indigné. Ses vers à M. Paul Duport sur le vaudeville, ses vers à sa sœur sur leurs, souvenirs d'enfance, et surtout son épître à l'ingénieux auteur de Picciola, sont remarquables par une vigueur d'accent, une sincérité chaleureuse, et souvent une familiarité énergique, qui font vibrer les mots de sarcasme comme des mots partis du cœur. Quand on est jeune, l'injustice humaine vous arrache des larmes ; quand on devient vieux, elle vous fait sourire, pémocrite, qui rit toujours, n'est peut-être autre chose qu'Héraclite... à cinquante ans. M. Ancelot arriva assez vite à cette phase de gaieté triste et de scepti- cisme railleur qui lui a inspiré plusieurs de ses morceaux les plus piquants, et aussi quelques-unes de ses plus amusanteq boutades. Il avait pour habitude d'écrire chaque matin douze vers, ni jVcs ni moins. Un de ses
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amis lui dit un jour : « Douze vers !... douze vers !'f- Mais enfin s'il vous en vient un treizième qui soit bon ? — Eh bien, répondit-il, tant pis pour lui!... » Ce mot nous peint à merveille un côté de l'esprit de M. Ancelot, esprit plein de saillies, d'imprévu, et qui, on le comprend, trouva très-bien sa place dans celte carrière de vaudevilliste où j'ai hâte de le suivre, car il y fut entraîné par une influence aussi touchante que légitime.
La révolution de Juillet avait renversé sa fortune; ses. satires et ses épîtres, toutes poétiques qu'elles fussent, n'étaient guère propres à la relever, et la gêne, gêne,que dis..je! la pauvreté le menaçait. Heureusement la Providence avait placé près de lui un de ces soutiens dont notre prétendue force virile a tant besoin, et elle lui dit, car on devine de qui je veux parler; elle lui dit avdb ce mélange d'émotion et de bon sens pratique qu'on ne trouve guère que chez les femmes : « Nous ,voilà pauvres, et notre fille grandit. Pourquoi n'emploieriez-vous pas votre esprit à lui faire une dot? — Je n'ai pas d'esprit 1... --- Par exemple ! — Non, vous dis-je, je n'ai pas d'esprit, je n'ai que du talent, ou tout au plus un peu de génie. — Qui peut le plus peut le moins. — Mais que voulez- vous que je fasse? — Des nouvelles, des contes. — Des contes! En prose !...» Cet... en prose disait tout. Il refusa, non par une crainte chimérique de son incapacité, mais
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par orgueil de poëte. Il lui semblait que c'était déroger que d'écrire des nouvelles, et que ses filles aînées, ses œuvres tragiques, ne lui pardonneraient jamais de leur donner de telles sœurs d'un- second lit. Mais il avait affaire à ce qu'il y a de plus heur&usement obstiné au monde, une mère qui veut assurer l'avenir de son enfant; cette mère imagina donc d'écrire elle-même une nouvelle, et la signa du nom de l'auteur de Louis IX. La nouvelle eut grand succès; on en fit au signataire des compliments qui, pour être en prose, ne lui en plurent pas moins. Elle s'en aperçut, et un soir elle lui raconta un sujet de vaudeville. Le sujet était ingénieux; la tête de l'auteur dramatique se monta, et séance tenante ils se mirent à disposer ensemble la marche et l'ordre des scènes, si bien que, quand la soirée fut finie, le plan était achevé. Mais ce plan, ce n'était pas tout de le faire, il fallait l'exécuter. Elle lui proposa alors d'écrire, elle, les rôles de femmes, pendant qu'il écrirait, lui, les rôles d'hommes. L'offre lui sourit, et de cette association résulta dans leur œuvre un mérite tout particulier, une v sorte d'accord du genre masculin et du genre féminin, 1 qui charma le public et ouvrit à M. Ancelot toute une carrière nouvelle de succès. En effet, c'est alors qu'il eut le.". mérite de créer ce que l'on a nommé depuis la comédie en poudre, c'est-à-dire la peinture dramatique des mœurs \
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de la Régence et du règne qui l'a suivie. Voilà pourtant où les révolutions conduisent les poëtes; on commence par chanter Louis IX et on finit par chanter Louis XV ; enfin, c'était toujours de la littérature monarchique...; c'était surtout de la littérature fort agréable, car Madame Du Barry, le Régent, Madame d'Egmont, Madame du Châtelet, sont autant d'ouvrages charmants à voir, charmants à lire, où le soin d'une exécution toute littéraire s'allie heureusement à la vivacité du mouvement théâtral, et qui font grand honneur à M. Ancelot, quoiqu'il les ait composés en partie avec des collaborateurs.
Cette sorte de création en commun, qu'on appelle la collaboration, occupe aujourd'hui une grande place dans l'art dramatique français; quelques esprits sérieux s'en étonnent ou s'en effrayent; pour moi, j'ai dû une amitié trop précieuse à ce genre de travail pour ne pas voir avant tout son heureuse influence sur les écrivains et sur le théâtre modernes. Il faut le dire, le théâtre n'est plus ce qu'il était ; le public est devenu tout ensemble mille fois plus facile et mille fois plus exigeant. Écrivez rotre pièce en prose ou en vers, en un acte ou en cinq; qu'elle se passe en dix ans ou en un jour, dans l'histoire ou dans la Fable, dans la fantaisie ou dans la réalité, peu importe au spectateur; il vous permet tout, même d'être régulier, même d'être vertueux ; mais, en revan-
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clie, il vous demande impérieusement (\e le faire, rire, pleurer ou penser. Là-dessus, pas de quartier; vous aurez; beau vous écrier que votre pièce est construite selon toutes les règles de l'art, que votre style est d'une pureté académique ; il vous renverra à l'Académie, qui ne vous reçevra pas toujours, et pour lui il s'en tient à la définition de Molière dans la Critique de l'École des femme§ : la seule règle dramatique, c'est de plaire. Mais cette règle, combien devient-elle plus difficile à observer par cela même qu'elle est la seule, et que l'on a pour juge ce public parisien à la fois si avide d'émotions et si délicat. Il faut pour le satisfaire réellement une réunion de qualités très-diverses, et il y a peu d'esprits, même parmi les plus distingués, en qui cette réunion se rencontre. Les uns ont l'imagination qui invente, et manquent de l'art qui dispose et développe; les autres rencontrent des mots heureux, et ne peuvent pas conduire une scène; ceux-ci font parler à merveille leurs personnages, et ne savent pas les faire agir; ceux-là ont de la sensibilité et n'ont pas de goût, cette qualité précieuse qui ne donne pas les succès, mais qui empêche les chutes. Eh bien ! que toutes ces intelligences distinguées, majs incomplètes, restent isolées, et après quelques essais malheureux, elles tomberont dans le découragement ou dans la stérilité agitée; ; elles iropt grossir le
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nombre de ces esprits inquiets qui, sentant ce qu'ils valent et ne comprenant pas ce qui leur manque, épuisent toute leur vie en efforts impuissants, et finissent par se consumer dans le chagrin, la misère et quelquefois la haine. Mais qu'ils s'unissent au contraire, et, par cette loi admirable qqi fait qu'en association un et un font trois, leurs qualités se fortifieront, leurs défauts s'atténueront, et leur vie deviendra à la fois utile pour les autres et charmante pour eux. Je dirai plus, ils satisferont ainsi à un de leurs goûts des plus vifs, comme Français. Qu'y a-t-il en effet de plus français que notre besoin d'entrer en perpétuelle communication d'idées et de sentiments avec les autres, de comprendre leurs opinions à peine exprimées, de mûrir les nôtres en les exprimant, et çle nous élever souvent au-dessus de nous-mêmes par ce vivifiant échange de pensées qui se complètent en s'asso- ciant ou en se contredisant? N'est-ce pas là ce qui fait de nous le peuple le plus causeur et le plus sociable? Or qu'est-ce que la collaboration? une causerie sur un sujet donné. Qu'est-ce qu'une comédie faite à deux ? c'est de la sociabilité... en cinq actes. Nous sommes donc intéressés, ne fût-ce que par patriotisme, à défendre cette forme de travail, qui, sans étouffer aucun esprit vigoureux, a vivifié tant de talents secondaires, renouvelé plus d'un talent supérieur et qui, pour dernier
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bienfait, répand dans l'Europe entière l'esprit, les mœurs et les sentiments de la France. Si en effet l'art dramatique français règne partout, si l'on ne représente à Saint- Pétersbourg-, à Madrid, à Naples, à Londres, à Vienne et même en Amérique, que des ouvrages français, à qui le devons-nous? à la collaboration, qui, décuplant le nombre des productions ingénieuses et même originales, permet seule à l'imagination de la France de devenir, pour ainsi parler, l'imagination du monde.
Ces réflexions, toutes nationales qu'elles sont, n'empêcheront pas que le public n'accorde toujours, et avec grande raison, la première place aux œuvres signées d'un seul nom, et que vous-mêmes, messieurs, vous ne leur réserviez très-justement vos suffrages ; et pourtant il me revient à ce sujet un souvenir que je vous de.nande la permission de vous citer.
Un écrivain, que vous devinerez sans que je vous le nomme, sachant à quel prix s'obtenait le titre si enviable de votre confrère, entreprit seul un ouvrage en vers,... une tragédie antique. Soins, recherches, temps, il n'y épargna rien; et lorsque, après deux ans de travail, il eut achevé son ouvrage, il le soumit au jugement de plusieurs arbitres fort compétents, dont quelques-uns ne vous sont pas inconnus, messieurs. Ces auditeurs lui donnèrent mieux que des éloges; il lui donnèrent des
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conseils. L'un lui indiqua un heureux mouvement pour le héros: ce héros s'appelait Jason; l'autre lui signala une faute de composition ; un troisième le mit sur la trace d'un développement nouveau ; tous enfin lui apportèrent une critique ou une idée, et il se servit si bien de tout, que le résultat final,... je ne vous l'aurais pas dit il y a un an,... le résultat fut que je n'ai jamais eu autant de collaborateurs que dans cette pièce de Mcdèe, que j'ai faite tout seul. C'est qu'en effet, messieurs, tout est collaboration dans la vie. Quel est l'inventeur qui n'ait pas eu un prédécesseur? Quelle est la pensée nouvelle qui ne soit pas fille d'une pensée antérieure? Tu te vantes, pauvre artiste, de tes romans, de tes comédies; mais ce personnage que tu appelles une création, tu l'as emprunté à tes souvenirs d'enfance; ce mot touchant, tu l'as trouvé sur les lèvres d'un ami ; ce trait, qu'on applaudit comme un trait de génie, n'est qu'un trait de dévouement, et c'est ta mère qui te l'a fourni !... Laisse-donc là ton orgueil, ou plutôt transforme-le en reconnaissance, et dis-toi avec Marc-Aurèle : Rien n'est tout à fait à nous, ni dans nos mérites ni dans nos travaux, et ceux que nous aimons sont pour moitié dans tout ce que nous faisons.
J'arrive, messieurs, à un des moments les plus heureux de la vie de M. Ancelot, je veux dire celui où il
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fut admis parmi vous. D'abord, s'il est vrai, comme on l'assure, que l'attente d'un bonheur ajoute beaucoup à sa vivacité, M. Ancelot dut être bien heureux de son titre d'académicien, car, grâce à une suite de circonstances fortuites, il s'écoula onze ans entre sa première candidature et son élection. Ajoutons bien vite que, si l'Académie tarda aussi longtemps à l'élire, elle regretta beaucoup d'avoir autant tardé, une fois qu'il fut élu ; car personne, dit-on, n'apporta dans vos réunions plus d'esprit, de verve et de malice permise. C'est qu'en effet M. Ancelot était avant tout un esprit gai, railleur et un peu épigrammatique. Tant qu'il fut candidat, il fit une foule d'épigrammes contre les académiciens; quand il fut académicien, il en fit contre les candidats, surtout contre les candidats critiques, qui avaient mal parlé de ses ouvrages ; contre ceux-là, sa verve était inépuisable. Mais, par une réserve bien rare, quoique ces épigrammes ne montent pas à moins de trois cents et qu'elles fussent presque toutes spirituelles, il ne voulut jamais en publier une seule; imprimer une épigramme, c'eût été, à ses yeux, changer une malice en une méchanceté.
M. Ancelot vous a dû, messieurs, un bonheur encore plus réel que le plaisir, si vif pourtant et si bien senti par lui, de votre commerce; vous lui avez donné la dernière, la plus pure dp ses joies littéraires ; ou plutôt,
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je me trompe, vous avez fait plus : vous avez effacé pour lui toute une longue suite de regrets amers et d'espérances brisées, par l'éclat imprévu d'un dernier succès. Grâces à vous, il a fini sa carrière comme il l'avait commencée, par un triomphe.
Ce fait mérite de nous arrêter quelques moments, tant il peint au vif les douleurs amères et profondes attachées souvent à ce brillant titre de poëte, tant surtout le dénoûment honore M. Ancelot, comme homme de talent et comme homme de cœur.
Chaque profession a sa maladie particulière : les ou- c vriers peintres sont menacés de l'empoisonnement; les fondeurs en verre, de la cécité ; les tisserands, des maIndics de poitrine : il y a pour l'homme une cause de mort dans tout travail qui le fait vivre. Or la profes- sion des lettres a aussi son fléau, fléau d'autant plus redoutable qu'il ne s'attaque pas seulement à notre corps ou à notre santé physique, mais parfois même à notre caractère. Permettez-moi de laisser ici de côté les » phrases de convention et les déguisements habituels de la pensée. Oui ! la profession des lettres a vainement pour objet l'étude de ce qu'il y a de plus grand dans le monde, après le bien, le beau ; il faut le dire, elle est souvent un état malsain pour l'âme. La vanité qu'elle surexcite, l'ardeur d'imagination qu'elle suppose, les
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qualités mêmes qu'elle exige, amènent presque forcément à leur suite un besoin de succès et une émulation fiévreuse qui dégénèrent bien vite en amertume, pour peu qu'on se voie déçu dans ses espérances de gloire. Qu'est-ce donc quand, cette gloire , on la perd après l'avoir possédée? Qu'est-ce surtout quand on voit un artiste comme soi, un émule, régner sans partage là où l'on régnait à côté de lui, et s'enrichir, ce semble, de tout ce qui vous échappe? L'âme alors se révolte, perd la direction d'elle-même, et passe malgré elle du découragement à l'irritation, presque à l'animosité! Lh bien, le hasard, par une sorte de cruauté, semblait prendre plaisir à pousser, à contraindre le cœur de M. Ancelot à ces douloureux sentiments. Cet émule, avec lequel il avait débuté dans la vie et dont il avait partagé tous les succès, cet émule continuait ses triomphes, et lui, Ancelot, il voyait tout à coup s'anvier les siens; cet émule était applaudi par toute la jeunesse, et lui, Ancelot, il n'entendait plus autour de son nom que des paroles de malveillance; cet émule siégeait à côté de vous, et lui, Ancelot, il était toujours sur le seuil; cet émule se voyait adoré par sa ville natale, et lui, Ancelot, fils de cette même ville, honneur de cette même ville, il n'y rerroti- trait qu'indifférence froid accueil et parfois hostilité.
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Enfin, en août 1830, M. Ancelot donne à l'Odéon une tragédie pleine de talent, de beaux vers, de situations dramatiques, le meilleur de ses ouvrages, petit- i être, le Roi fainéant, et les jeunes gens, arrêtant ln 1 pièce au second acte, font tomber le rideau... devinez ) à quel bruit! au bruit des sifflets ? non , cherchez quel- 1) que chose de plus cruel encore, au bruit des vers de cet éternel rival, au chant de la Parisienne ! Avouons-le, il y avait là un coup bien poignant, une souffrance : bien cruelle, d'autant plus cruelle que celui qui la - causait en était innocent, que c'était le meilleur de tous f les hommes, que M. Ancelot le savait, lui rendait jus- tice, et que par conséquent il s'en voulait de lui en « vouloir, qu'il se le reprochait jusqu'à en rougir, jusqu'à en pleurer... Oui, en pleurer! Un jour, un de ses amis va le voir. L'auteur du Paria venait de donner un ouvrage dont on opposait maUgnement le triomphe à la chute du Roi fainéant. Le cœur tout blessé de ce continuel et douloureux parallèle, M. Ancelot amène malgré lui l'entretien sur ce nouveau succès de son heureux rival ; l'ami en parle avec enthousiasme : le poëte pâlit! Que faire! Revenir sur ces louanges? C'était impossible! Interrompre brusquement l'entretien ? C'était dire au poëte : J'ai vu ta pâleur. Il continue donc, mais en termes plus froids. DIUS enveloppés.
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Peine inutile ! le malheureux ne l'entendait plus, ou plutôt il entendait sous ces éloges si réservés toutes les cruelles paroles de comparaison qu'il avait recueillies depuis huit jours, et avec un accent de colère concentrée il s'écria : « Dis donc tout de suite que c'est un homme de génie, et que moi je ne suis qu'un manœuvre. — Mais mon ami! — Donne raison à tous ceux qui m'attaquent et qui l'exaltent! — Mais, écoute-moi, il a son talent, et tu as le tien. — Non ! non ! je n'ai pas de ta- lent, moi, je ne sais rien, je ne suis rien... pas même pour toi ! Oh ! je m'en suis bien aperçu ! Je vois bien que chaque jour je déchois dans ton esprit, que je perds ta sympathie, ton affection...— Mon ami! mon ami! — Que c'est lui que tu aimes!... Et si tu es venu, c'est pour observer mon chagrin et aller ensuite t'en réjouir et t'en moquer avec lui! » Jusque-là son ami avait cherché à le calmer ; mais; à cette parole cruelle, il se leva et se dirigea vers la porte, décidé à ne jamais revoir titi homme qui l'avait ainsi méconnu. Mais, arrivé sur le seuil, il se sent arrêté par le bras; il se retourne et il voit le poëtp pâle, fondant en larmes, et lui disant d'une voix entrecoupée : « Pardonne-moi ! pardonne-moi ! Jo suis un ingrat! je suis un insensé!... Mais je suis s' malheureux!... » Oh l que de plus inflexibles lui jettem la première pierre; mais pour moi je ne puis que le
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plaindre! le plaindre de toute mon âme, et souffrir avec lui:... Ou plutôt, non, je me trompe, il ne s'agit ni de souffrir ni de Je plaindre; ce qu'il faut, messieurs, c'est l'admirer et vous remercier ; car ce désespoir, vous l'avez changé en allégresse ; ces larmes de colère, vous les avez converties en larmes de joie; et lui, il a racheté cette animosité secrète et involontaire par le plus touchant et le plus fraternel des hommages... Ah! je n'aurais jamais eu la force de commencer un tel récit si je n'avais eu ce dénoûment pour le finir!
Casimir Delavigne, je ne crains plus de le nommer maintenant, Casimir Delavigne venait de mourir; le Havre lui avait voté une statue, ainsi qu'à Bernardin de Saiiii-Pierre ; vous voulûtes, messieurs, vous associer à ces deux inaugurations solennelles, et vous nommâtes à l'unanimité, pour vous représenter, M. Ancelot. Aussitôt tout change en lui et pour lui; plus d'esprit de rivalité, plus d'amer regret; il n'a désormais qu'une pensée, prendre sa revanche contre lui-même en célébrant dignement celui que vous regrettiez, et dès le lendemain, lui, Ancelot, il est à l'œuvre; dès le lendemain, il commence un dithyrambe en l'honneur de Casimir Delavigne, et, comme si le doux et fraternel sentiment qui le remplissait dès lors tout entier eût élevé son talent à une hauteur inaccoutumée, jamais, même aux jours de
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sa glorieuse jeunesse, il n'avait trouvé d'accents plus purs, plus inspirés; il devient l'égal de celui qu'il célèbre. Le 7 août il arrive au Havre avec la députation : un nouveau bonheur l'y attend. Ces compatriotes dont la froideur lui avait toujours été si douloureuse, touchés alors de le voir venir comme le panégyriste de leur chel poëte, l'accueillent en amis. Il parcourt ces rues, ce port, ces belles côtes d' Ingouville, Oll son enfance avait été si heureuse, mais que, depuis, l'indifférence de sa ville natale lui avait comme gâtés, et à chaque pas ce sont des visages bienveillants qui lui sourient, des paroles d'admiration qui l'entourent. Il paraît au lieu de la cérémonie, il lit ses vers, et soudain éclatent de toutes parts les applaudissements les plus passionnés; la. voix publique unit son nom au nom de Casimir Delavigne : il a retrouvé son pays! il a retrouvé sa gloire! Et comment?... en chantant cette gloire ennemie qui avait si longtemps obscurci la sienne! C'est lui qui donne à son rival sa dernière couronne, et c'est son rival qui lui donne, à lui, son dernier succès; la Providence les réconcilie dans l'éclat d'un triomphe qu'ils se doivent l'un à l'autre, et le pauvre poëte tombe éperdu dans les bras d'un ami en s'écriant : « Ah! j'emporte du bonheur pour tout le reste de ma vie ! »
Hélas! cp ne fut pas pour longtemps! Atteint depuis plu-
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sieurs mois par un mal qui ne pardonne pas, M. AnccloL entra, presqu'à partir de ce jour, dans une de ces longues maladies chroniques qui tarissent notre sang goutte à goutte, nous enlèvent aujourd'hui une force, demain une faculté, le surlendemain un goût, ne nous permettent d'aller voir encore les arbres et le ciel que pour nous convaincre que rien de tout cela ne peut plus nous ranimer ni souvent, hélas 1 nous charmer; car ce mal désenchante même de ce qu'il laisse..., et, lorsqu'il se décide à nous prendre, il n'emporte plus en nous qu'une sorte de spectre où il ne reste rien de la vie que la crainte de la mort. On aurait eu peine à reconnaitre l'auteur brillant et jeune encore de Fiesque dans ce vieillard prématuré, qui allait chaque jour s'asseoir tristement sous les beaux ombrages des Tuileries, ou qui, le soir, se traînait jusqu'au foyer du Théâtre-Français, comme pour y chercher l'écho affaibli des bravos, et un souffle lointain de cette atmosphère brûlante qui consume et qui fait vivre ! Retourné au Havre peu de temps avant sa fin, il entendit un de ses compatriotes, qui montait avec lui dans la voiture publique, dire à mi-voix et avec bonne grâce : « Voilà M. Ancelot qui vient prendre mesure pour sa statue 1 » Le poëte mourant ne vit dans cet hommage qu'un présage de mort. 11 se pencha vers son ami en lui disant : « Tu entends 1 » et rentra chez lui frappé au cœur. Qui
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eût pu prévoir qu'un jour un le désespérerait en lui parlant de sa statue?
De retour auprès de sa femme et de sa fille, il dut àj leurs tendres soins, et aussi aux marques de votre ami-J tié, messieurs, quelques dernières consolations, et s'étei^ gnit le 7 septembre 1854, après trente-cinq ans de tra-. vail, de succès et de luttes, ayant écrit plus de quarante < mille vers, qui, presque tous, ont été lus, ayant composé plus dd quatre-vingts pièces de théâtre, qui, presque toutes, ont été applaudies, et n'ayant pourtant pas laissé peut-êtf'e tout ce qu'on pouvait attendre de lui. C'est qu'avec tant de dons précieux, âvec de l'esprit, de l'imagination, de l'invention dramatique, M. Ancelot n'avait pas ce dont les hommes de génie même ne peuvent sel passer, un sentiment profond et Un amour réel de son] temps. Sans doute ses épîtres et ses satires peignent souvent en traits vifs et précis les mœurs du XIXe siècle; mais l'observation s'y arrête aUx surfaces et ne devient j jamais cette sympathie émue et pénétrante qui s'associe j à toutes les idées sérieuses d'une époque, et s'intéresse avec elle et comme elle aux grandes questions qui l'agitent, l'éducation, la famille, le sort de tous. Cette. J lacune se fait surtout sentir dàns son élégante épîtrè intitulée les Femtnes. Nulle part son talent ne s'est montré plus facile, plus harmonieux, plus élégant ; mais | m
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nulle part non plus, ce me semble, cette élégance ne r s'est plus trompée de date. A voir comme, dans un sujet Si présent, le poëte se rejette toujours vers le passé, on i dirait qu'il est contemporain de tous les temps, excepté du sien. Sans doute il est très-permis de chanter l'empire des femmes sous la chevalerie, et de peindre les nobles dames du moyen âge distribuant devises et rubans aux vainqueurs des tournois, mais n'y-a-t-il pas quelque chose de plus réellement poétique et de plus vivant à nous parler des femmes de nos jours, à nous dire ce qu'elles sont aujourd'hui, ce qu'elles pensent aujourd'hui, ce qu'elles souffrent aujourd'hui ? et là encore, au lieu de les comparer éternellement à des anges ou à la colombe qui apporte le rameau d'olivier, l'artiste ne doit-il pas chercher des inspirations plus profondes et plus sérieuses dans la peinture de leurs devoirs, de leurs luttes, des difficultés sans nombre qu'elles rencontrent dans la vie, de la place qu'elles peuvent prendre ou qu'elles ont prise dans la société actuelle ? C'est ce que l'on désire plus qu'on ne le trouve dans l'œuvre de M. Ancelot. Il décrit en vers pleins de grâce et de couleur les succès des femmes dans les arts, et il ne dit pas leur part immense dans le plus grand fait de notre civilisation, l'amélioration du sort des classes pauvres; il loue nos femmes poëtes, nos femmes auteurs, et certes il était bien
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là dans son droit, mais il ne dit pas qu'à l'imitation de cette grande dame chrétienne qui fonda le premier hôpital connu dans le monde, les femmes de nos jours ont établi, à force d'activé compassion, une sorte de ministère de la charité, et que, pendant que nos inventeurs font chaque jour presque autant de découvertes que nous avons de désirs, elles ont créé, elles, presque autant de sociétés de secours que nous avons de misères. Enfin, et c'est là le point qui m'étonne le plus, M. Ancelot adresse cette charmante épître à sa fille, et ce nom seul ne lui donne pas la pensée de considérer les femmes sons leur noble et touchant aspect de filles, d'épouses, de sœurs, de mères; il n'aborde, en un mot, aucun des côtés sérieux de cette question si sérieuse, la famille moderne. Ici, messieurs, je touche, je le sais, à un sujet fort délicat ; le seul mot de famille moderne peut surprendre et effaroucher certains esprits graves, qui regardent la famille patriarcale comme un modèle presque divin ; pour eux, ce que nous appelons progrès est une véri. table décadence ; si vous leur parlez, par exemple, de l'amélioration du sort des femmes, ils vous répondent que cette amélioration n'est qu'une immoralité, et la preuve, disent-ils, c'est que les femmes sont aujourd'hui beaucoup moins soumises à leurs maris qu'au bon vieux temps. J'avoue q -ie sur ce dernier point ils n'ont pas
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complètement tort. Vous vous rappelez les vers d'Ar- nolphe à Agnès : ...
Du côté de la barbe est la toute-puissance!
Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche pas encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect, où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.
Il faut bien le confesser, les femmes de nos jours ne sont plus tout à fait aussi obéissantes que cela. Je crois même qu'elles goûteraient peu cette loi du xn* siècle, rapportée par Beaumanoir, et qui permettait à un mari de battre sa femme, pourvu que ce fût modèrèmenti Je conviendrai encore, si l'on veut, que sous le prétexte fort légitime qu'elles sont les égales de leur mari, et que, par conséquent, elles doivent avoir la moitié des droits, la moitié du pouvoir, quelques-unes d'entre elles confondent la partie avec le tout, et deviennent, je ne sais comment, les maîtresses absolues de leurs maîtres ; mais ce sont là des exceptions très-rares, et qui n'empêchent pas que l'institution du mariage et de la famille ne soit, ce me semble, par la seule marche des idées.
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. plus pure et plus sainte quelle ne l'a jamais été. Certes quand, à travers les ombres du passé; hous nous représentons, comme dans un tableau, le père des temps anciens, avec sa figure grave et sa physionomie moitié de juge et moitié de roi, l'épouse dans son attitude respectueuse et un peu craintive d'inférieure dévouée, les enfants silencieusement inclinés èt groupés selon la hiérarchie de l'âge et du sexe autour du chef suprême, il en résulte pour notre imagination un spectacle qui n'est pas sans grandeur ; mais il y manque trop souvent ce qui pour nous, hommes modernes, est la première condition de toute beauté, la tendresse et la liberté 1 Dans la famillè comme dans l'État, l'autorité est un grand principe*' le respect est un admirable sentiment, mais tous deux, sentiment et principe, deviennent stériles, s'ilà ne soient, pour se féconder, à la liberté et à l'affec- 'tion! Eh bien, voilà pourquoi, malgré beaucoup de cri- • tiquas Souvent légitimes, la famille moderne me paraît supérieure à la famille antique ; c'est qu'elle tend à concilier lès deux principes, c'est que tous les esprits élevés conçoivent désormais l'idéal du mariage, non plus comme l'à réunion d'un administrateur et d'une administrée, d'un maître et d'une inférieure, mais comme l'alliance vfàirheht divine de deux créatures égales et libres, s'u- tiissant par l'amour pour se perfectionner par lui ! Dira-
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t-on que, si c'est là l'idéal aujourd'hui, ce n'est pas du moins la réalité? Qu'importe ! La grandeur d'un siècle ne se mesure pas moins à ses aspirations qu'à ses pro- grès; car, désirer le mieux, c'est déjà être meilleur, et l'idéal d'aujourd'hui sera le réel de demain. Il l'est déjà! Combien de femmes, qu'une éducation plus forte a préparées au véritable rôle d'épouse, s'associent aujourd'hui aux pensées, aux études, aux travaux même de leurs maris, et dans les rudes sentiers de la vie, amènent, si je puis parler ainsi, une âme de renfort à son âme ! Et les enfants! Comme ils tiennent une bien plus grande place dans notre existence! Il faut le dire, les enfants- autrefois étaient à peine mêlés à la famille. Chaque jour, à l'heure du repas, chaque soir, à l'heure du repos, on les conduisait auprès de leurs parents, et, après quelques rapides caresses, on les remettait, petits enfants, à leur nourrice, adolescents, à leur gouverneur, et la sépara- tion était complète. Aujourd'hui, c'est une communication éternelle, incessante et aussi féconde pour les parents que pour les enfants eux-mêmes. On voit des pères revenir à leurs livres de collège pour pouvoir surveiller les études de ces chers collégiens ; j'ai vu des mères apprendre le grec en cachette pour servir de répétiteurs à leur fils ; et ainsi, pères, et mères, penchés sur cette petite créature que Dieu leur a envoyée, la réchauffant
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de leur cœur, la nourrissant de leur esprit, ils apportent tout ce qu'ils savent, tout ce qu'ils valent, à cette jeune âme qui le leur rend bien, car elle répand, elle, autour d'eux ce divin parfum de l'enfance qui embaume et assainit tout ce qu'il touche, l'innocence et la pureté ! En vain quelques censeurs craignent-ils que cet excès de tendresse pour messieurs les enfants n'énerve la puissance paternelle... Non 1 non ! les parents ne seront pas moins respectés parce qu'ils seront plus respectables ; et je n'en veux pour preuve que notre théâtre ! Certes, on n'accusera pas la comédie moderne de pruderie, et nous voyons tous les jours le public accepter et applaudir les personnages les plus hasardés, pourvu qu'il y ait du talent dans le peintre et de la vérité dans le portrait. Kh bien, que le plus hardi des écrivains dramatiques essaye ce que Molière a fait dix fois; qu'il nous montre, comme dans les Fourberies de Scapin ou dans l'Avare, un fils se moquant de son père après l'avoir volé, ou s'accordant avec un valet pour le faire battre, et il verra toute la salle, se soulevant d'indignation, flétrir de ses sifflets et de ses mépris le sacrilège qui ose attenter à la majesté paternelle. Ne désespérons donc pas d'une époque oit les sentiments naturels vibrent si haut dans le cœur de tous, et nous, artistes, faisons comme notre temps, retrempons-nous à ces sources vives, élevons sans cesse
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dans nos cœurs l'idéal de la famille, améliorons-nous sans cesse, comme frères, comme pères, comme fils, tomme maris; car la vraie gloire elle-même est à ce prix, et on ne survit à son siècle que quand on le reflète dans ce qu'il a de pur, et qu'on le représente dans ce qu'il a d'immortel !
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ROTROU'
MESSIEURS,
L'Académie française, en répondant aujourd'hui à votre appel, a obéi à un double sentiment, et a voulu remplir un double devoir. C'est tout à la fois un hommage d'admiration et un hommage de regret qu'elle rend à votre illustre compatriote, et elle vient honorer en lui un des poëtes qui ont le plus contribué à la gloire de la France et qui ont le plus manqué à la sienne.
Rotrou n'appartint pas à l'Académie.
La faute n'en est pas à elle, mais au temps où vivait Rotrou. Dreux était trop loin de Paris dans ce temps-là. Le règlement qui imposait la résidence à tous les membres de l'Académie, afin qu'ils pussent prendre part à
1. Ce discours a été prononcé le 30 juin 1867, à Dreux, où j'avais l'honneur, avec M. de Falloux, de représenter l'Académie pour l'inauguration de la statue de Rotrou.
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ses travaux, empêcha §eut l'auteur de Venceslas de s'asseoir à côté de l'auteur de Cinna. Aujourd'hui où, grâce au progrès de la science, la distance n'est plus l'éloi- gnement et où l'éloignement n'est plus l'absence, l'Académie a le droit d'étendre ses choix aussi loin que, s'étendent ses admirations, et, si Rotrou vivait encore, il pourrait aller se mêler à nos réunions, comme nous venons assister à l'inauguration de sa statue.
On se plaît beaucoup aujourd'hui à élever des statues, presque autant qu'à renverser des renommées. Il n'y a guère de ville qui ne cherche et ne trouve dans les archives de son passé quelque grand homme plus ou moins oublié... même par elle, et l'on immortalise par un monument d'airain
Des héros dont le nom est souvent bien fragile;
Leur statue est de bronze, et leur gloire est d'argile.
Uii tel vers pe pourrait certes pas, s'appliquer à Rotrou. Peu de réputations ont mieux résisté au temps, mieux triomphé des vicissitudes du gpîjj;, mieux surmonté les épreuves par où doit passer toute gloire durable. De ces. épreuves, la plus redoutable, pour lui, fut la première, je veux dire le voisinage de Corneille. Corneille, en paraissant, fit pâlir toutes les illustrations qui l'entouraient ; les étoiles ne s'effacent p~~, plqs .vite devant le
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jour que les œuvres contemporaines ne s effacerent devant l'éclat du Cid ; seul, le nom de Rotrou garda son prestige auprès du nom de Corneille, et l'on sait le mot fier et significatif de l'auteur de Cinna: « M. Rotrou et moi, nous suffirions à faire vivre même des saltimbanques. » Le siècle de Louis XIII devint le siècle de Louis XIV. On opposa Britannicus à Cinna, Andromaque au Cid, et Corneille fut forcé de partager sa gloire : Rotrou ne perdit rien de la sienne.
Vint le XVIIIe siècle; Racine grandit encore, et sembla presque, sous la plume de Voltaire et de Vauve- nargues,s'élever seul à la première place; Rotrou conserva son rang de second César, et Voltaire, en comparant Saint-Genest à Polyeucte, ne craignit pas de mettre souvent la copie au-dessus de l'original. Enfin, dans notre siècle, oll la tragédie est si peu en honneur, et où les maîtres de ce grand art ont été l'objet d'un dédain si irréfléchi, le nom de Rotrou n'a jamais été prononcé qu'avec respect; on lit encore Saint-Genest; les artistes de la Comédiefrançaise que vous entendrez ce soir, n'ont eu qu'à repasser leurs rôles pour venir représenter Venceslas devant vous :
Et l'on peut dire enfin que le temps, dont l'empire
Consacre ou raffermit ce qu'il n'a pu détruire,
Donnant place à Rotrou dans la postérité,
A transformé sa gloire en immortalité.
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D'où vient une si heureuse et si rare fortune? de ce qu'il y a dans Rotrou deux hommes éminents qui, réunis, font de lui un vrai grand homme ! Sa renommée li ttéraire, associée et comme attachée à sa mort héroïque, reçu de cette mort je ne sais quel reflet d'immortelle grandeur ; au lieu de lui élever une statue, vous auriez pu lui en élever deux, la première au poëte et la seconde au citoyen ; car, pour tout résumer en un seul mot, Rotrou fut un vaillant ! Vaillant de cœur, vaillant d'esprit, vaillant de caractère! Étudiez sa vie, partout vous y retrouverez écrit tout ce qu'exprime de générosité d'âme et de loyauté chevaleresque, ce beau mot de vaillant.
. Au début.de sa carrière, il est choisi par le cardinal de Richelieu pour travailler aux plans dramatiques de Son Éminence, avec quatre autres poëtes : Colletet, l'Étoile, Bois-Robert et un dernier, obscur, gauche, timide, que ses collaborateurs accablaient de dédains ; Rotrou seul le défend, l'encourage, lui tend une main amie, et l'inconnu, par reconnaissance, lui demande la permission de l'appeler son père : cet inconnu, c'était Corneille.
Quelques années plus tard, le Cid paraît. Les dédaigneux de Corneille obscur deviennent les détracteurs de Corneille illustre : sa gloire excite autant de haine que
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son obscurité avait excité de mépris; le grand ministre ameute contre ce génie naissant sa troupe de beaux esprits ; Scudéry brandit contre lui sa plume à la façon d'une lame d'épée. Seul, un poëte, méprisant la colère du terrible ministre, ose prendre la défense du persécuté.,.. C'est encore Rotrou. Il vante le rival qui l'éclip- sait, il appelle tout haut son maître celui qui la veille l'appelait son père ! Ainsi éclate, sous sa double forme, cette générosité native, aussi étrangère à l'envie qu'à l'amour-propre, et qui sait se pencher vers la faiblesse pour la soutenir, s'incliner devant le génie pour l'adorer.
Vous n'attendez pas de moi, messieurs, une analyse méthodique et détaillée des ouvrages de Rotrou. Je ne veux que marquer ici en quelques mots le point par où Rotrou a mérité de vivre à côté de Corneille, c'est-à- dire le point par où il se distingue de lui, car l'originalité seule fait les talents immortels.
Si je pouvais mettre sous vos yeux les deux admirables bustes de Corneille et de Rotrou qui figurent au foyer de la Comédie-Française, ces deux images vous diraient, mieux que toutes paroles, la différence de ces deux esprits. Corneille, avec sa figure méditative, sa tête un peu penchée, sa physionomie calme et forte, son rabat tout uni, ses cheveux rares et recouverts d'une calotte de bénédictin, VOUS représente le génie sévère, puissant,
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contenu et pauvre. Rotrou, avec sa chevelure à grandes ondes, sa moustache relevée, ses narines gonflées, sa mine fièrë et ouverte, son œil plein d'éclairs, sa tête haute sans orgueil et la broderie élégante de son col, Rotrou, dis-je, vous exprime ce que j'oserai appeler le génie gentilhomme ; c'est-à-dire quelque chose de libre, d'hèureux, de spontané, d'abondant, d'audacieux. Tel portrait, telles œuvres. Rotrou a imité Corneille, il est vrai, mais, et c'est encore là un des traits caractéristiques de cette loyale nature, personne ne l'a proclamé plus haut que lui. Il ne manque pas, dans les lettres, de plagiaires qui démarquènt le linge qu'ils volent pour faire accroire qu'il est à eux ; Rotrou, loin de déguiser ses emprunts, les signale le premier ; loin de renier son maître, il le loue dans la pièce même où il l'imite, et je ne sais rien de plus honorable dans l'histoire des lettres que ces quelques vers de Saint- Genest où le poëte, par un touchant anachronisme, fait le portrait de l'auteur de Cinna et de Pompée sous les traits d'un célèbre auteur romain. Mais, dans cette pièce même, évidemment inspirée par Polyeucte, comme l'imitateur devient soudainement original! comme il s'élance vite, je ne dis pas au-dessus de son maître, mais loin de lui !
Polyeucte, en effet, malgré ses admirables familia-
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rités de langage et ses audaces d'analyse psychologique, demeure dans le cercle sévère et volontairement restreint du poëme tragique. L'œuvre de Rotrou, au contraire, entre en plein dans le champ illimité du drame. Il embrasse tous les contrastes de la vie et des conditions humaines. On sent comme un souffle de Shakespeare dans cette pièce étrange où les comédiens se mêlent aux empereurs, les martyrs aux coquettes de théâtre, et le tableau des coulisses de la scène à la peinture des coulisses de palais. Il faut traverser tout le XVIIe siècle, tout le XVIIIe, et arriver aux innovations de notre temps, pour trouver un pendant à cette œuvre singulière: Marion Delorme, avec son assemblage de grands seigneurs, de rois et de comédiens ambulants, semble parfois la rappeler, et il est tel passage de Saint-Genest qui par l'originalité du coloris et l'audace de l'image, dépasse, ou, pour mieux dire, passe pardessus la langue même de Corneille et vient se rattacher aux plus heureuses hardiesses de notre époque. Ces quatre vers :
J'ai vu des enfants tendre une gorge assurée
A la sanglante mori qu'ils voyaient préparée
Et tomber sous le coup d'un trépas glorieux
Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les deux ;
ces vers admirables ne semblent-ils pas éclos eux aussi
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sur les lèvres de la muse moderne ? Si Rotrou vit encore, c'est que cet imitateur fut un précurseur, c'est que son génie est à la fois contemporain de Corneille et de l'auteur d'Hernani.
Un autre trait caractéristique du talent de Rotrou, c'est l'accent qu'il a donné à la passion. La passion dans Corneille n'apparaît jamais, même dans le Cid, qu'en lutte avec le devoir : de là son caractère élevé, mais de là aussi sa contrainte, sa réserve un peu froide, quelquefois même sa subtilité mêlée çà et là de déclama. tion. Chez Rotrou, elle éclate dans toute sa fougue, dans tout son emportement, dans toute son égoïste et illsa-
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tiable ardeur. Moins élégante et moins délicate que chez Racine, moins sobre, moins précise dans son expression, elle est plus abondante, plus impétueuse, plus oublieuse de tout, excepté d'elle-même. Il faut remonter dans l'antiquité aux incomparables élégies de Properce et de Catulle, il faut, dans le monde moderne, se redire les âpres accents de Régnier ou les désespoirs les plus fou- ,
P gueux de nos drames pour retrouver les déchirants transports d'amour de Ladislas! Les jalouses douleurs d'Orantée pleurant sur le seuil de la porte de Lauro sans pouvoir se défendre ni de l'adorer ni de la maudire, semblent souvent un écho anticipé des admirables plaintes du chantre des Nuits! Mais quand on pense que
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l'homme de qui sont partis ces cris de passion toute terrestre et tout humaine, est le même qui, se transformant plus tard en stoïque, vint mourir esclave du devoir à son poste d'honneur et de danger, on ne peut s'empêcher de saluer en lui non-seulement l'élève du génie de Corneille, mais l'élève de ses héros 1 Les accents de Cinna et d'Horace ont fait écho ailleurs fit plus loin que dans l'esprit de Rotrou, ils ont passé dans son âme ! Par ce côté du moins, il s'élève au-dessus de son maître lui- même, car si Corneille est Romain, ce n'est que quand il écrit ; Rotrou fait plus, c'est en Romain qu'il iiieurt'.
Aussi, je ne crains pas de le dire, l'Académie française ne vient pas seulement ici pour représenter les lettres françaises : elle revendique un plus beau rôle. Nous sommes chaque année chargés de juger et de récompenser les actions vertueuses, eh bien, c'est ce mandat qui nous ordonne de déposer aux pieds de cette statue une autre couronne encore que la couronne poétique, car nos suffrages appartiennent deux fois à Rotrou ; ils sont à lui par droit de génie et par droit de vertu.
* On sait que la peste s'étant déclarée dans la ville de Dreux,
Rotrou, qui en était maire, y revint aussitôt, et mourut victime do son, dévouement.
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A PROPOS
D'UN
ALBUM PHOTOGRAPHIQUE
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 25 octobre 1871.
MESSIEURS,
La mode, vous le savez, est aux collections photogra- ; pfoiqugs, Je ne connais guère de salon qui n'ait la sienne, et chacune d'elles est à la fois le portrait de ceux qui y figurent et de celui qui l'a composée. Un de ces albums, qui m'est tombé récemment sous les yeux, m'a frappé : par son caractère particulier ; il m'a donné l'idée de vous entretenir un moment de celte découverte merveilleuse qui touche à l'art et à la écience, à l'histoire et à la famine ; qui est faite pour les êtres les plus obscurs pomme pour les personnalités les plus éclatantes, et qui répond ) tout ensemble à un des goûts les plus vifs de notre esprit
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et à un des besoins les plus profonds de notre cœur.
Mœe de Staël mourut en causant; en vain, depuis plu sieurs jours, ses parents, voyant arriver le fatal déno \ ment, voulaient-ils écarter les visiteurs de son lit d'agonie : « Laissez, laissez entrer, disait-elle d'une voix fiévreuse, j'ai soif du visage humain ! » Ce mot profond et presque terrible exprime une des plus ardentes passions de notre temps, nous avons tous soif du visage humain. Arrêtez-vous chez les marchands d'estampes, voyez quelle foule se presse devant les vitrines d'expositions photographiques, et observez son attention investigatrice : Que l'image exposée soit celle d'un criminel ou d'un homme de génie, d'une actrice ou d'un général, d'un souverain ou d'un poëte, même empressement à interroger son front, ses yeux, sa physionomie. Est-ce pure curiosité? simple amour de distraction? frivole désœuvrement ? Non ! Il y a autre chose que le désir de regarder dans cette insatiable ardeur de regards ; il y a un besoin intime et caractéristique de l'intelligence moderne : nous n'avons soif du visage humain que parce que nous avons soif de l'âme humaine.
Notre époque, en effet, n'est pas une époque d'imagination et de poésie; la réalité seule l'intéresse profondément. Dans la science, le temps des systèmes est passé, le règne de l'expérimentation directe est venu. En hi?
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toire, nous demandons la vérité absolue, nous voulons que l'historien en sache et en dise sur les grands hommes autant que leur valet de chambre ; au théâtre, le plus sûr moyen de succès est de raconter le soir au public ce qu'il a vu et entendu le matin; peu importe que ce qu'il a vu soit laid et que ce qu'il a entendu soit douloureux; cela lui plaît si cela est; l'amer plaisir de constater l'existence d'un vice ou d'un travers le console de le voir et même de l'avoir. De là l'immense succès de Balzac. Personne n'a dévoilé tant de laideurs humaines; personne n'a plongé si profondément dans l'âme pour n'en rapporter souvent que des monstres, et personne n'a inspiré tant de sympathies et d'admirations. Chose étrange ! plus il nous désespère, plus il nous attire! Pourquoi? parce que nous le croyons d'autant plus vrai qu'ils est plus désespérant, et qu'il satisfait ainsi le goût dominant de notre esprit et notre plus chère prétention : connaître le fond des choses et ne pas être dupes.
Cette double disposition explique notre passion pour es photographies des personnages célèbres ; il ne nous suffit pas de savoir ce qu'ils ont fait ; nous voulons connaître ce qu'ils sont.
Or, qui nous renseignera ?
Est-ce leur réputation ? La Renommée n'a cent bou-
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chas que pour mentir de cent manières différentes. Est-ce leurs ouvrages de poëtes ou de peintres? Le? artistes ne mettent dans leurs œuvres que ce qu'ils on'. de meilleur; parfois même ils y mettent le contraire de ce qu'ils sont. J'ai connu un peintre, célèbre par la furie de ses batailles, qui était la prudence en personne : il dépensait tant de courage dans ses tableaux, qu'il ne lui en restait plus pour la vie privée. Enfin, jugerons- nous les hommes d'action sur leurs actions? Rien de moins sûr. Nous valons presque toujours beaucoup plus ou beaucoup moins que ce que nous faisons. Il y a un grand nombre de coupables qui sont moins criminels que leurs crimes; et il y a bien peu de héros qui soient aussi héroïques que leurs actes. Si nous pénétrions au fond du cœur d'où est parti tel fait blâmable ou admirable, nous serions épouvantés de la différence qui existe entre l'acte et l'acteur, entre l'arbre et ses fruits. - Les circonstances environnantes, le moment, les mobiles secrets, l'herbe tendre ou l'herbe dure ont une si grande part dans nos actions que nous n'y sommes guères, nous, que pour moitié; nous avons tous les événement pour collaborateurs anonymes. Eh bien, quelle est Il part précise qui appartient aux hommes célèbres dans leurs actes, quel rapport, quelle proportion existe entre ce qu'ils ont fait et ce qu'ils sont, voilà ce que nous vou-
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Ions démêler a tout prix, et voilà ce que nous demandons à leur image ; nous citons devant nous le visage humain comme un dernier témoin; témoin qui ne dit pas tout, mais qui dit ce que nul ne peut dire ; témoin à charge et à décharge, qui aggrave, atténue, complète, rectifie les autres témoignages ; témoin enfin, fourni par Dieu même, et qui, si on le consul te avec circonspection, ment peu et trompe rarement : en général, on n'a que la figure qu'on mérite.
Cette idée, que je ne pose pas en vérité absolue, trop de gens pourraient réclamer! cette idée a servi de point de départ à une nouvelle école historique. Un des esprits les plus ingénieux et les plus féconds de ce temps-ci, M. Ampère, dans son beau livre, l'Histoire romaine à Rome, et après lui, M. Beulé, dans ses vives et originales études sur l'antiquité, ont fait des statuts et- des bustes romains un appendice aux Annales de, Tacite : ils ont demandé le secret des Césars aux portraits des Césars, et le marbre leur a révélé ce que le génie lui- même ne leur avait appris qu'à demi. Que serai t-ce donc si, au lieu de ces visages plus ou moins altérés par la flatterie ou l'inhabileté des artistes, ils avaient eu devant eux la personne même telle que la nature l'a créée ? Quelle clarté soudaine jetée sur l'histoire, si chaque sR'de reparaissait devant nous avec le cortége vivant
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des êtres sublimes ou pervers, terribles ou charmants, qui l'ont ensanglanté, enchanté, immortalise ! Quelle source féconde d'instruction et de plaisir, si nous pouvions tous, dans l'étude du passé, avoir sur notre table, dans nos mains, sous nos yeux, à côté de chaque grand acte historique, le visage de celui qui l'a fait !
Eh bien, voilà ce que nous donnera désormais la photographie ; et voilà ce qu'a essayé et réalisé en partie, pour l'époque présente, l'album dont je vous ai parlé.
Celui qui l'a composé n'est cependant ni un savant, ni un historien, ni un moraliste, et sa collection ne ressemble en rien à une galerie méthodique et complète des grandes illustrations contemporaines ; homme du monde, homme d'esprit, amateur raffiné de ce qui est piquant dans ce qui est actuel, il a tâché d'exprimer par ce recueil de portraits la figure du moment fugitif où nous vivons.
Il a donc cueilli dans la Flore parisienne, car c'est surtout un album parisien, une centaine de... de quoi? de gloires? Oh ! non ! le mot est trop gros pour la chose. Tels ou tels des personnages qui figurent là à titre d'illustrations ne seront peut-être bientôt que des réputations, dans quelques mois que des notabilités, un peu plus tard que des notoriétés, et finiront, je le crains, par être des anonymes. N'importe ! l'album n'en est que
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plus curieux, et le contraste plus piquant. Un homme d'État fait vis-à-vis à une cantatrice. Un souverain sert de pendant à un ténor. Un ministre sourit à celui qui doit lui succéder. En face d'un beau front de poëte immortel brille l'éphémère beauté d'une femme du monde, et ce qu'il y a de fugitif dans sa royauté d'un jour ajoute à la grâce du recueil ; les étoiles filantes ne sont pas, comme vous le savez, celles qui font le ml ins bon effet dans le ciel.
Tout en parcourant ces portraits, il me vint une réflexion , je me dis : Ces gens-là sont bien plus ressemblants qu'ils ne se l'imaginent, car, sans s'en douter, i's ont travaillé eux-mêmes à leur propre ressemblance, ils ont été à la fois modèles et peintres. Plus d'un, j'en suis sûr, en s'asseyant sur la chaise photographique, a pris sa pose préférée, sa physionomie de prédilection, celle qui exprime non pas ce qu'il est, mais ce qu'il croit être. En voici un, par exemple, qui sourit d'un air fin ; évidemment il se trouve très-spirituel. Cet autre, avec ses yeux levés au ciel et sa chevelure orageuse, appartient à la dusse des poëtes inspirés! Je serais bien surpris si ce peisonnago qui vous regarde en face avec des yeux profonds comme s'il voulait vous percer à jour, ne se disait pas tout bas : « Quel coup d'œil d'aigle est le mien! Rien ne m'échappe t » Enfin, quant à ce jeune
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législateur qui porte d'une mine si haute sa sept cent cinquantième part de souveraineté, il est évident qu'une fois monté à la tribune, il ne doit pas y avoir moyen de l'en faire descendre ; je suis certain que du haut de ses vingt-cinq ans il gourmande les hommes d'État ; qu'il ne prononce jamais le mot politique sans mettre trois P devant le mot, et qu'il inaugure au lieu et place de la race éteinte, j'espère, des petits crevés, la dynastie naissante des petits gonflés !
Ces observations se résument en un mot : La photographie est à la fois le portrait de notre figure et celui de notre prétention. Il en résulte que je regarde comme Ires-sain de se faire photographier de temps en temps. Une bonne photographie vaut un examen de conscience. Elle vous met sous les yeux plus d'un travers secret que vous n'osiez pas vous avouer à vous-même ; elle vous jette brutalement votre âge au nez. Quel homme de cinquante ans, de soixante, si vous voulez, pour peu qu'il soit sincère, ne s'est pas dit tout bas, en face de sa photographie : « Bonté du ciel! que je suis vieux! Comment ! tous ces rides-là, c'est à moi! Comment! cette figure triste, fatiguée, vallonnée, capitonnée, c'est le Monsieur à qui je fais la barbe tous les jours ! c'est incroyable. » On reste stupéfait. Stupéfaction qui augmente parfois d'une façon très-désagréable, lorsque, portant cette
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photographie à quelques amis... vous les entendez s'écrier : a Oh ! parfait ! Comme c'est bien vous ! Voilà enfin un portrait qui vous ressemble! » Merci! Ah! l'on a beau se croire sensé et philosophe, on a beau arracher sincèrement de son cœur toutes ses illusions d'amour-propre comme un bon jardinier ôte les mauvaises herbes de son jardin, toujours on a en dedans de soi un portrait de soi- même bien plus beau que la réalité. En dedans il n'y a pas de registres de l'état civil, il n'y a pas d'extrait de naissance ; on est toujours jeune en dedans ! Un beau livre vous tombe sous la main et vous enthousiasme comme à vingt-cinq ans... Voiu vous croyez vingt-cinq ans ! Un récit touchant vous arrache des larmes ; un beau visage qui passe vous charme comme à vingt-cinq ans... Vous vous croyez vingt-cinq ans ! Je suis sûr qu'au moment où les vieillards de Troie se levèrent devant Hélène en s'écriant : « Qu'elle est belle! » ils ne se souvenaient plus de leur Age : ils se croyaient jeunes ; ils l'étaient!... en dedans. En dedans, oui, mais en dehors ? Oh ! croyez-moi, vous tous, mes contemporains, mes aînés, et même mes cadets de quelques années, faites-vous photographier ! Si vous sentez poindre en vous quelque réveil de vanité, que lque velléité'de prétention, prétention de force, pré-
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tention de succès, prétention de grâce, prétention de santé, faites-vous photographier! faites-vous photographier! Il y a de grands prédicateurs dans le monde, aucun ne vous répétera aussi haut le Solve senescentern d'Horace, aucun ne vous dira aussi crûment : « Eh 1 mon bonhomme, dételle, coupe ton vin, renonce à faire le brillant, et contente-toi d'être bon, utile et humain. C'est de tous les âges, cela ! La vieillesse a un beau rôle : ce n'est pas de contrefaire la jeunesse, c'est de l'aimer et de s'en faire estimer. La vieillesse peut avoir sa grâce, mais une grâce sérieuse et surtout désintéressée. Tous les jeunes gens sont plus ou moins usuriers ; leur amabilité, leur élégance, leur gaieté même, ressemblent toujours quelque peu a des placements; ils veulent que leurs sourires leur rapportent ! Que le vieillard fasse précisément le contraire : il ne lui est pas défendu de tâcher de plaire aux autres, mais à la condition de ne jamais penser à lui ! Qu'il prenne pour modèle le charmant Ariste de l'École des maris de Molière, qui est aimable, gracieux, souriant, galant même, et qui n'est pas ridicule. Pourquoi ? parce qu'il donne tout, et ne demande rien.
Voilà ce que m'a dit cet album photographique, et ce sont, certes, là de fort bons conseils; mais, lui aussi, il aurait besoin de quelques avis : quand on dit aus~i sin
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cèrement la vérité aux autres, il faut permettre qu'en vous la dise. La photographie a un grand défaut ; comme tou3 les portraitistes, elle défigure souvent les visages qu'elle reproduit ; je sais plus d'une photographie qui est une calomnie. D'abord, il y a des figures antiphoto- graphiques, des modèles dont le soleil n'attrape jamais la ressemblance. Pourquoi? On pourrait peut-être en donner plus d'une raison scientifique, mais la principale, c'est que la photographie ne nous reproduit qu'immobiles, condamnés à l'immobilité, et par conséquent plus ou moins défigurés par la contraction. Peu importe que la reproduction matérielle des traits soit exacte, notre visage n'est pas tout entier dans la charpente osseuse, il est aussi dans notre physionomie, dans le jeu des mouvements de notre cœur et de notre esprit, dans ce dedans enfin dont je parlais tout à l'heure et qui est bien pour quelque chose dans le dehors, quand il fait briller nos yeux, quand il fait palpiter nos lèvres, quand il enfle nos narines, quand il relève nos chairs, quand il répand enfin sur nos traits le feu de la colère, l'éclat de la joie, la lumière de l'intelligence ou de l'âme. Tout cela, c'est nous aussi ; or que devient tout cela dans la photographie? Que devient, par exemple, un homme d'imagination, quand le- photographe lui lance son affreux : « Ne bougez plus! » Ne bougez plus ! A ce seul
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mot, les traits se tirent, les regards se troublent, les yeux pleurent; le sang vous bat au cœur et vous bout au cerveau avec violence, vous n'êtes plus vous-même : il ne faut donc accepter la ressemblance photographique que sous bénéfice d'inventaire; elle nous abuse quelquefois par son exactitude même. Ainsi j'apercevais dans cet album le portrait d'un illustre octogénaire de notre temps; ce portrait est un chef-d'œuvre, mais un chef-d'œuvre trompeur. Ce front labouré de rides, ces joues creusées, ces lèvres affaissées, ces yeux recouverts par la paupière, forment sans doute une image admirable de vérité, mais d'une vérité toute matérielle, tout extérieure, et qui par conséquent n'est que la moitié de la vérité. Reproduire la vieillesse du visage humain comme celle d'un monument, c'est l'altérer. Ceux qui ont vu et entendu causer cet illustre vieillard savent qu'il y a un autre lui que ce portrait, un lui plein de feu, de lie, de grâce même, et du visage duquel s'envolent, tomme par enchantement, quinze ou vingt années aussitôt qu'il parle. Je n'ai donc là sous les yeux que la moitié de sa médaille, et la moins exacte, le revers.
L'art photographique abonde en erreurs de ce genre. Comment corriger ces impressions fausses? Comment compléter, au moins en partie," ces ténioignages insuffisank? J'en sais, je crois, un moyen. Il faudrait, dans
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un tel album, ajouter à l'image du modèle quelques lignes de son écriture. On se moque volontiers des gens qui prétendent juger du caractère sur l'écriture, on a tort. L'écriture aussi est un portrait, comme la démarche, comme les gestes, comme la voix, comme tout ce qui émane de nous. Je suis bien désintéressé en parlant ainsi, car j'ai une écriture abominable. Ah! c'est que, si je voulais, j'expliquerais bien en quoi et comment cet affreux grimoire me ressemble ; mais j'aime mieux ne pas le dire. Ce qui est certain, c'est qu'on aurait grand intérêt à compléter la photographie par l'autographie. L'ne seule phrase de cet illustre vieillard, écrite au bas de son portrait, suffirait pour nous faire comprendre que culte image ment! La main protesterait contre la ligure, et, grâce à cette écriture si ferme, si droite, d'un dessin si arrêté, soudain, derrière la façade altérée du temple, luirait à nos yeux la lampe du sanctuaire, c'est-à-dire l'éternelle jeunesse de l'intelligence, du caractère et de
l'tlmc !
Je livre mon idée aux collectionneurs d'albums. Ils y trouveront un moyen de plus de satisfaire à la passion de notre temps, la plus universelle, la plus commune à toutes les classes, à tous les âges, et aux deux sexes, la curiosité. Car, en parlant des personnes curieuses, on dit toujours : les filles :d' Ère. Et ses fils donc!
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Je ne veux pas finir cette causerie sur l'art photographique par un desideratum, car il a un autre mérite qui dépasse de bien loin tous ceux que j'ai vantés.
Autrefois les inventions scientifiques étaient trop souvent des curiosités de laboratoire, des trésors de sanctuaire. Aujourd'hui, la condition première des conquêtes du génie, c'est de ressembler au soleil, de luire pour tout le monde. La photographie a ce glorieux privilège. Loin de haïr et d'écarter le profane vulgaire, c'est pour lui qu'elle est créée. Elle a mis à la portée dis plus humbles cette joie immense, réservée jadis aux classes privilégiées, la joie de posséder l'image de ceux qu'on aime. Grâce à elle, le pauvre paysan, qui part pour l'armée, emportera dans sa giberne, non pas un bâlon do maréchal de France, mais ce qui est plus facile et iioi moins doux, le portrait de sa mère à qui il laissera le sien. Grâce à elle, pas un humble logis qui ne puisse désormais posséder, comme les châteaux aristocratiques, ca galerie de portraits de famille, sa collection d'ancêtres... car enfin, nous avons tous des ancêtres! et ces généalogies de bourgeois, de commerçants, d'artisans, d'ouvriers, ne seront ni moins glorieuses, ni moins utiles pour leurs fils, que ne l'était pour les descendants de la noblesse toute une longue suite d'ambassadeurs, de généraux et de ministres. Si les uns représentaient la race, les autres
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représenteront la famille; si cette succession d'uniformes brillants, de décorations éclatantes, entretenait dans 'esprit des enfants nobles, de justes sentiments d'orgueil, les métamorphoses graduées du sarreau en veste, de la veste en habit, de l'habit en toge d'avocat ou de juge, parleront, aux fils des classes obscures, de courage et d'espérance. Les uns apprenaient de leurs pères comment on ne déchoit pas, les autres apprendront des leurs comment on s'élève.
Ai-je tout dit? Non; et la photographie a un dernier titre à notre reconnaissance.
Quels parents n'ont fait souvent cette triste réflexion, qu'en réalité nous perdons nos enfants tous les ans. Même quand Dieu nous les laisse, le temps nous les dispute. Chaque jour qui s'écoule nous enlève quelque chose d'eux, alors même qu'il les embellit. L'enfant d'aujourd'hui n'est pas semblable à l'enfant d'hier, et différera à son tour de l'enfant de demain. Les âges eu se succédant se dévorent les uns les autres, l'adolescence absorbe l'enfance pour disparaître bientôt elle-même dans la jeunesse, de façon que, quand notre fille arrive à sa pleine floraison, nous avons perdu tout ce qui a précédé et amené son épanouissement, nous avons perdu ses quinze premières années! notre mémoire, si fidèle qu'elle soit, ne les possède qu'en bloc ; le charmant jour à jour
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nous a échappé. Eh bien, cette perte cruelle, la photographie la répare. Ce que le temps nous arrachait, elle nous le rend. Demandons-lui chaque année une image de nos enfants, et soudain nous reconquérons cette suite de métamorphoses par où ils ont passé, nous retrouvons avec toutes leurs transitions de visage toutes leurs transformations d'intelligence ou de caractère, nous sentons du même coup renaître en notre cœur toutes les joies, toutes les craintes, toutes les espérances que nous a données chacune de ces crises : ce ne sont pas eux seuls qui revivent devant nous, c'est nous qui revivons à nos propres yeux, en face de leur image, et qui revivons, pour qui...? encore pour eux! Chacun de ces portraits n'est pas seulement une joie, c'est une leçon. Chacune de cos images nous rappelle un écueil que nous leur avons évité, un défaut que nous avons combattu en eux; ce coup d'œil, qui embrasse toute la carrière qu'ils ont parcourue, nous apprend à les guider dans la carrière a parcourir; et, enfin, si Dieu nous frappe du plus horrible malheur que connaisse cette triste terre, si nous voyons mourir avant nous ceux qui devaient nous aider à mourir..., eh bien, au moins nous restera-t-il la consolation de conserver d'eux tout ce que la Providence nous en avait donné. Leur avenir nous est ravi, mais leur passé nous appartient tout entier t
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Je ne puis songer à tant de bienfaits sans m'indigner de notre injustice envers celui à qui nous les devons. 'L'hoiiime qui a eu la première idée de cette grande invention, l'homme qui l'a réalisée sous sa première forme, était un Français, et nous avons effacé son nom de sa découverte ; nous en avons fait une invention anonyme. L'anonymat,... que ces murs me pardonnent ce barbarisme ! l'anonymat est une de nos ingratitudes. La vaccine, la vapeur, le chloroforme, la télégraphie électrique, qui devraient nous rappeler à chaque moment les grands hommes qui en ont doté le monde, n'éveillent en nous qu'une idée de puissance physique ou de force matérielle. Nous avons exproprié le génie de ses œuvres, et nos bienfaiteurs de leur bienfait! Tous 1rs jours, à toute heure, des milliers d'entre nous sont guéris par eux, éclairés par eux, charmés par eux, enrichis par eux, soulagés par eux, et nous ne savons pas leurs noms ! Je ne connais que deux exceptions à celte règle d'oubli : l'une pour Améric Vespnce, qui a nommé l'Amérique sans l'avoir découverte, l'autre pour le malheureux docteur Guillotin, qui est mort de chagrin, dit-on, de voir son nom attaché à la guillotine.
Il est trop tard, hélas 1 rour réparer notre injustice envers notre compatriote, M. Daguerre. Il y a ainsi dans ce monde mille choses qu'on peut détruire, mais qu'on
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ne refait pas. Du moins, si nous n'avons pas respecté l'inventeur, respectons l'invention. Que cet art qui a l)onr mission d'éclairer, de charmer, de consoler, ..e ;oit pas employé à corrompre ! Le premier siège de Paris, auquel l'histoire rendra un jour justice, a eu un grand honneur : par la seule influence des sentiments virils et purs qu'il entretenait dans les âmes et qui étaient comme l'atmosphère de la cité, il avait fait disparaître de nos murailles ces honteuses photographies qui insultaient à la pudeur publique. Si elles osaient se reproduire encore, que tous les honnêtes gens Fe lèvent pour les faire chasser! Songeons que, pour une population ardente et fiévreuse comme la nôtre, de telles images sont plus qu'une honte, c'est un péril! Songeons que, quand la foule se presse autour d'elles, c'est du poison qu'elle boit par les yeux, et ne déshonorons pas un noble et bel art, en le condamnant à nous montrer ce qu'il y a de plus immonde ici-bas, le vice, reproduit par ce que Dieu a créé de plus pur, la lumière!
Un dernier mot.
Vous me reprocherez peut-être, messieurs, d'avoir parlé avec trop d'enthousiasme d'un art d'imitation, dans cette enceinte où siègent autour de moi tant d'illustres représentants des arts créateurs, la peinture, la sculpture, l'architecture et la gravure. Voici mon
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excuse, et mes confrères l'agréeront, j'en suis certain. Je suppose que, pendant le premier siège de Paris, un homme eût trouvé le moyen d'introduire dans la ville investie, de quoi nourrir trente mille personnes, et cela en un si mince volume, sous une forme si condensée, que le plus petit messager, le plus léger véhicule, le char des contes de fées eussent suffi pour transporter . à travers les lignes ennemies et amener jusqu'au sein de la ville cet immense ravitaillement ; que n'aurait-on pas dit d'un tel homme et d'un tel bienfait? Eh bien, voilà le service que nous a rendu la photographie. Grâce à ses réductions microscopiques, elle a fait tenir sous l'aile d'un pigeon, dans le tuyau d'une de ses plumes, des milliers de lettres; elle a ravitaillé des milliers d'âmes ! Que ceux qui n'ont pas assisté au siège, ou qui l'oublient, jettent la première pierre à cet art merveilleux et le traitent d'invention mercantile, libre à eux; mais nous, nous dont les cœurs ont eu faim et soif pendant tant de jours ; nous qui, après des semaines entières passées sans une seule nouvelle de ceux que nous aimons, avons vu tout à coup entrer un jour dans notre logis, ainsi qu'un divin messager, ce petit papier bleu, bleu comme le ciel, bleu comme l'espérance, avec ces mots : « Je vais bien; les enfants vont bien; courage!» Nous qui avons pleuré sur cette petite feuille, qui l'a-
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vons baisée avec délices, qui l'avons relue dix fois tout bas avant d'avoir la force de la lire tout haut, qui l'avons lixée sur la muraille, devant notre table de travail, pour J'avoir là comme un sujet toujours présent de réconfort pendant l'absence; nous tous enfin... les désolés de ces cruels jours, il nous est impossible, en parlant de notre consolateur, de faire autre chose qu'admirer, aimer, remercier et bénir.
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ALLOCUTION
SUR
1 LES PRIX DE VERTU
Lue dans la séance publique annuelle de l'Académie française du 23 novembre 1871.
MESSIEURS,
J'ai souvent entendu des hommes graves blâmer nos discours sur les prix de vertu ; leur raison est que la vertu n'a besoin ni de prix ni de discours. Ces rigoristes seront satisfaits cette année du moins à demi, car, s'il y des lauréats, au moins n'y aura-t-il pas de rapporteur, attendu qu'il nous manque les pièces du rapport. Les grandes catastrophes frappent parfois jusqu'aux plus humbles objets. Notre modeste dossier est une des victimes de la guerre. Emporté à la hâte sous le coup de l'invasion, fuyant devant l'ennemi comme tant d'autres proscrits, il a enfin été déposé et laissé dans un château qu'on croyait à l'abri du danger. Mais, vous le savez, les
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papiers laissés dans le château n'ont pas eu de bonheur cette année ; l'armée prussienne a pris les nôtres comme elle en a pris tant d'autres, mais je doute qu'elle les publie, ils nous font trop d'honneur ! et je me console de leur perte en pensant au déplaisir que nos ennemis auront eu à les lire. Ils y auront vu qu'il reste encore des vertus simples, des dévouements naïfs dans cette France qu'ils calomnient après l'avoir écrasée, sans s'apercevoir qu'en essayant de nous déshonorer, c'est leur victoire qu'ils déshonorent.
Plus agitée encore et plus triste a été la destinée des rapporteurs choisis pour ces rapports. Le premier fut notre cher et regretté confrère, M. Prévost-Paradol, qui nous a donné, dans sa courte vie, tant d'éloquentes leçons de dignité morale, d'amour de la liberté, et dont la sombre fin nous offre encore un plus utile enseignement. Que la jeunesse, qui l'a tant aimé, apprenne de lui qu'il ne faut jamais ni désespérer de sa cause quand elle est juste, ni désespérer de la vie quand on y a un grand devoir à remplir. Que ne serait pas aujourd'hui M. Prévost-Paradol s'il avait su attendre et vivre !
Notre second rapporteur fut un orateur chrétien, plein de savoir et de courage, qui a poursuivi toute sa vie l'acord de la foi et de la raison, du catholicisme et de la 1 iberté, qui a soutenu hardiment les droits de la science
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et de la conscience contre la doctrine despotique de l'Infaillibilité, et de qui enfin on a pu dire comme du grand Arnauld :
I
Défenseur de t'Égiiae, a dans l'Église même
Souffert plus d'un affront et plus d'un anathème.
Certes, personne n'était plus propre à parler de la vertu que le révérend père Gratry; mais il y a quelques semaines, une maladie cruelle l'arracha à son travail commencé, l'éloigna de l'Académie, de Paris, et nous força à chercher un troisième rapporteur.
Ce troisième rapporteur fut M. de Champagny. Déjà il se mettait à l'œuvre, quand une douleur de famille le contraignit, lui aussi, à quitter Paris précipitamment ; et voilà comment j'ai été saisi à l'improviste, il y a quelques jours, par l'honneur de présider cette séance, comment je me présente devant vous sans une note, sans un fait, sans un commencement de récit et réduit b vous lire pour tout rapport... quoi ! Une addition!
Jean-Baptiste LAURENT, 3,000 fr.
Marie-Barbe LEFun, 2,000 fr.
3 et 2 font 5.
Six médailles de 1,000 chacune. *
6 et 5 font 11.
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Douze médailles de 500 fr.
6 et 11 font 17. Total : 17,000 fr.
On dit que rien n'est si éloquent que les chiffres. Je doute pourtant que cette page d'arithmétique vous paraisse répondre suffisamment à l'objet de notre séance.
Heureusement, si les dossiers de 1870 sont perdus, il nous en reste d'autres plus riches, plus émouvants, et indestructibles, car ce n'est pas sur une feuille de papier qu'ils sont écrits, c'est dans tous nos cœurs. Qui de nous n'a pas songé, avec une émotion profonde, à tout ce qui s'est dépensé en France, depuis quatorze mois, de dévouement, de charité, de générosité, de courage ! Combien les armées de Bourbaki, de Chanzy, de Faidherbe, dans leurs sanglantes marches à travers les neiges, ont-elles semé sur leur passage d'actions héroïques et de morts sublimes ! De combien de vertus ignorées .ont été témoins nos villes envahies et nos campagnes dévastées ! Chaque jour, quelque récit particulier vient nous en apporter un nouveau et touchant témoignage; de façon que notre chère France, si humiliée depuis un an aux yeux des hommes, n'a peut-être jamais été plus grande aux yeux de Dieu, et que nous, ses humbles panégyristes, nous n'avons jamais eu de plus nobles exemples à vous pro-
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poser, de noms plus éclatants à proclamer devant vous, car nos lauréats s'appellent Châteaudun, Saint-Quentin, Toul, Bitche, Belfort, Strasbourg, Coulmiers et Paris!
J'ai nommé Paris; son premier siége restera dans notre histoire comme une date d'honneur. Cette population si ardente; si fiévreuse, devint tout à coup douce, patiente, résignée. Pendant cinq mois de privations et de dangers, pas une plainte! Pendant cinq mois de demi-impunité, pas une attaque nocturne, pas un vol à main armée ! La cour d'assises n'a pas ouvert ses portes, et la police correctionnelle aurait presque pu fermer les siennes.
Enfin, et c'est là le vrai titre de gloire du siège, pendant ces cinq mois, il y eut une lutte incessante entre la misère et la pitié où la pitié a toujours eu le dessus ! Jusque-là, Paris avait montré souvent bien des qualités charmantes ; pendant le siège, il montra des vertus. Tous, hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, artistes et artisans, furent comme saisis par la sublime fièvre de la charité ! Les théâtres étaient des Hôtels- Dieu. Le foyer de la Comédie-Française se changea en ambulance. Les femmes riches ouvraient leurs hôtels aux malades, et s'y faisaient infirmières. Celles qui n'avaient pas d'argent à elles, donnaient... l'argent des autres, c'est-à-dire quêtaient, soignaient, travaillaient.
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Sur les champs de bataille, même fusion de tous les cœurs. Les patrons et les ouvriers, les riches et les pa uvres, les bourgeois et les nobles, les gentilshommes et leurs fermiers couchaient sous la même tente, mangeaient sur le même banc, tombaient à la même place, et communiaient ainsi sous les deux espèces, le pain et le sang. Un brancard de blessé passe. Qui le porte? à un bout, un frère de la Doctrine chrétienne, à l'autre, un libre penseur; et voilà ces deux adversaires unis par la plus douce des fraternités, la fraternité de la compassion. En vérité, il y eut dl. S jours où Paris a ressemblé à un chapitre de l'Évangile.
Kh bien, messieurs, c'est au nom de tant de vertus que j'ose, dirai-je à titre de rapporteur des prix Montyon, que j'ose réclamer pour Paris une récompense. Laquelle? je n'en sais qu'une qui soit digne de lui. Sa réintégration dans son titre et ses droits de capitale. Le retour de l'Assemblée nationale dans ses murs.
Je sais quelles graves objections font à ce retour des hommes que j'honore. On reproche à Paris ses révolutions; on lui oppose cinq dates : 1830, 18^8, 1851, 1870, et enfin le 18 mars 1871. Eh bien, soit ! Prenons ces cinq dates et voyons quelle part de responsabilité en retombe justement sur Paris.
A Dieu ne plaise que j'incrimine en ce moment la
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royauté de la restauration et le loyal parti qui la servait. J'ai trop présents à la mémoire les héroïques services rendus par ce parti pendant nos derniers désastres ; les légitimistes ont relevé sur nos champs de bataille l'éclat quelque peu effacé de ce beau nom : La noblesse française; et leur roi, dans l'adieu plein de grandeur qu'il a fait à la France, a ennobli encore le drapeau de Henri IV en s'y enveloppant si royalement pour mourir. Je me contenterai donc de dire ce que dira l'histoire : c'est que si la révolution de Juillet fut une faute, Paris n'en fut pas seul coupable, car il n'en est pas le premier auteur. Avant d'accuser le peuple qui l'a faite, il faut accuser le souverain qui l'a fait faire. Si ceux qui se sont levés contre les ordonnances sont dignes de blâme, bien plus blâmable est la main qui les a signées, car c'est d'dh qu'est parti le défi, la provocation, la violation de la loi et du pacte juré.
Quant à la révolution de Février, les vingt-quatre ans qui l'ont suivie nous ont surabondamment démontré qu'elle fut un immense malheur. Nous avons été insensés de renverser un gouvernement honnête et libéral, pour une cause aussi futile que l'adjonction de quelques milliers d'électeurs. Mais la royauté, à son tour, n'a- t-olle pas été bien imprudente d'engager une telle lune pour une telle cause, de s'y obstiner après s'y
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être engagée, de ne pas la soutenir après s'y être obstinée? Les gouvernements sont tenus à plus de sagesse et à plus de prévoyance que les gouvernés, puisqu'ils sont les chefs ; et le premier devoir d'un pouvoir sage est de ne pas pousser les nations sur le chemin des abîmes, quand il n'est pas sûr de les arrêter sur la pente, et surtout quand il doit s'y précipiter avec elles.
Pour le 2 décembre 1851, je n'imagine pas qu'on en accuse le peuple de Paris. Est-ce le peuple de Paris qui a renversé l'Assemblée? Est-ce lui qui a violé les lois, exilé les députés, emprisonné les généraux, soutenu la plus illégale des révolutions à coups de canon, qui... Je m'arrête, car ici ma tâche d'apologiste est vraiment trop facile.
le n'en dirai pas beaucoup plus sur le 4 septembre.
D'abord, je n'ai pas de goût pour les récriminations, et je trouve qu'on doit le respect du silence aux vaincus et aux moi ts, même quand les morts aspirent au rôle de revenants. D'ailleurs, dans le cas présent, un mot suffit à la justification de Paris.
Personne n'a fait la révolution du 4 septembre, elle s'est faite. Il est des pouvoirs qui se tiennent debout par leur seule force, stant mole sua; mais il en est d'autres qui se précipitent par leur propre poids. On ne
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les renverse pas, ils tombent ; ils ne s'écroulent pas, ils s'écoulent..., et il serait vraiment trop étrange d'entendre appeler le peuple de Paris le révolté du 4 septembre, quand l'Assemblée nationale presque entière a ratifié l'arrêt de déchéance rendu par ce révolté.
Reste enfin la date fatale, la révolution du \ 8 mars. Soyons justes. Les plus grands adversaires du peuple de Paris n'appellent pas de ce nom dix ou quinze mille bandits et vingt ou trente mille malheureux égarés par la faim ou par la folie. On n'accuse pas Paris d'avoir fait la révolution du 18 mars, on l'accuse de l'avoir laissé faire. Mais, est-ce que tout le monde ne l'a pas laissé faire? Est-ce que le gouvernement, l'Assemblée, les généraux, les ministres, l'armée, n'ont pas, six heures après le commencement de la lutte, jugé cette itiite tellement impossible, qu'ils ont laissé le champ libre à la révolte ? Je n'accuse pas cette retraite, je la regarde comme la plus sage et la plus patriotique des conduites; mais de quel droit, alors, accusez-vous le peuple de Paris qui n'a fait que vous imiter? Comment voulez- vous que cette population, surprise par un coup de main auquel on ne l'avait pas associée, épuisée par cinq mois de siége, découragée de la résistance contre l'émeute par l'inutilité de sa victoire du 31 octobre, irritée par la capitulation, abandonnée à elle-même,
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sans direction, sans commandement, sans chef, comment voulez-vous qu'elle fît l'œuvre que vous n'avez pas osé entreprendre ? qu'elle s'organisât seule, qu'elle s'armât seule... qu'elle reconquît, sans canons, les canons que vous aviez laissé prendre?... Est-ce juste, est-ce équitable? Et quand cette malheureuse ville, après avoir vécu deux mois dans ce cercle d'enfer où on l'avait laissée, après avoir souffert à elle seule plus de maux que toutes les villes de France à elles toutes, après avoir vu ses maisons détruites à la fois par les deux armées, après avoir passé les jours et les nuits au milieu des obus et des bombes, après avoir vu son commerce détruit, son industrie ruinée, ses fortunes écroulé8s, et avoir enfin, pour couronnement de tant d'épreuves, assisté au spectacle d'un embrasement qui n'a de pareil dans l'histoire que l'incendie de Rome par Néron ; quand, dis-je, cette malheureuse ville sort enfin éperdue de ce gouffre de feu et court à vous comme à ses libérateurs, vous la repousseriez ! vous lui reprocheriez ses douleurs comme un crime! vous ajouteriez à de telles tortures un verdict d'indignité I vous la dépouilleriez de sou titre et de ses prérogatives de capitale ! Non ! c'est impossible ! Ce titre et ces prérogatives, je les ai redemandés pour elle au nom de ses vertus pendant le premier siège, je les redemande au nom de ses souf-
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1 frallces pendant le second, ou plutôt c'est cette enceinte ) elle même qui les redemande! Il y a treize mois, > quand les canons prussiens menaçaient nos monuments, i nos musées, un cri d'indignation partit de cette coupole ! L'Institut de France protesta contre le bombardement de Paris! eh bien, qu'il proteste aujourd'hui contre sa décapitation ! Il parlait au nom de la civilisation et des arts, qu'il parle au nom de la justice et de la Patrie ! Il s'adressait à toutes les villes de l'Europe, qu'il s'adresse à toutes les villes de France, à nos sœurs! qu'il leur dise qu'amoindrir Paris c'est réjouir la Prusse et continuer son œuvre de jalousie et de haine ! Qu'il rappelle à nos provinces ce temps d'union, ce temps de siége, où leurs fils ont mêlé si généreusement leur sang au sang des enfants de Paris, et oll Paris a offert une hospitalité si fraternelle à leurs fils! Qu'il leur dise que les ressentiments des frères et sœurs s'éteignent quand la mère de famille est mourante, qu'il les adjure de tout oublier, griefs, rivalités, colères, pour ne penser qu'à une seule chose, le relèvement de la Patrie, car c'est d'elle qu'il s'agit, et la France ne redeviendra la France que quand Paris redeviendra Paris 1
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SUR LA PLACE SAINT-MARC
A VENISE
La translation des restes de Manin à Venise, après délivrance de l'Italie en 1869, fut, on se le rappell( l'objet d'une cérémonie admirable. Le cercueil de Fin mortel Vénitien, avant d'aller prendre place sous li voûtes de la cathédrale, fut exposé tout un jour, à place Saint-Marc, sur une immense estrade, où moi tèrent et parlèrent successivement diverses dépll tatioI italiennes et étrangères; c'est là que, comme un di envoyés de la France, j'eus l'honneur de prononcer 1< paroles suivantes :
« Messieurs,
« Venise a toujours été célèbre par l'éclat de ses an bassades. Au xvie siècle, en France, les Mordsini, 1(
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Pisani, les Contarini, ont. laissé, comme ambassadeurs, des traces impérissables de leur patriotisme et de leur habileté politique : aujourd'hui encore, ces illustres personnages, avec leurs titres, leurs richesses, la gravité de leurs visages, la magnificence même de leurs vêtements, demeurent pour ainsi dire, dans notre imagination, comme les doges de la diplomatie.
» En 1849, Venise, vaincue par la peste et par la famine plus que par les canons autrichiens, Venise, brutalement rayée du nombre des nations, n'en persista pas moins dans sa tradition glorieuse; elle voulut avoir et elle eut sa légation à Paris. Seulement cette légation ne se composait presque que d'un homme; cet homme était un proscrit, ce proscrit était Manin 1
« Plus de palais pour ce nouveau représentant de Venise! plus de pouvoir! Il n'avait rien. Il n'était rien. Il donnait des leçons pour vivre. Il demeurait dans un pauvre petit faubourg. Il était malade et garde malade. Eh bien, du fond de ce misérable réduit, il représenta son pays plus brillamment et plus efficacement que ses célèbres prédécesseurs de la Renaissance; et on peut dire que tout l'éclat des ambassadeurs de la grande seigneurie vénitienne s'efface devant les services de cet ambassadeur de l'exil.
« Qui, en effet, a posé la première pierre d'alliance
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entre la France et l'Italie? C'est Manin! Qui a créé un parti italien à Paris? C'est Manin ! Qui a conquis nos âmes une à une pour les grouper en faisceau autour de l'Italie? C'est Manin! Certes, l'Italie inspirait déjà aux. cœurs généreux plus d'un noble sentiment : la sympathie, la pitié, l'admiration ! Manin y en ajouta un autre qui les consacre tous : le respect!
« Sa simplicité et son bon sens pratique nous apprirent à aimer l'Italie sous une nouvelle forme, en nous montrant qu'elle pouvait produire même des Washington.
« Il meurt! Son influence meurt-elle avec lui? Non! En 1859, quand l'armée française partit pour l'affrancbissement de l'Italie comme on part pour une croisade, quel souvenir exaltait toutes les âmes, quel nom vibrait sur toutes les lèvres? le souvenir de Manin et de Venise, le nom de Venise et de Manin!
« Quand le traité de Villafranca nous arrêta court dans l'œuvre de délivrance, qui fit jaillir de tous les cœurs ce cri de douleur et de colère? toujours ce nom! toujours ce souvenir! On ne pouvait, sans indignation et sans honte, voir laisser hors de la liberté la ville qui avait le plus mérité d'être libre.
« Enfin, en octobre 1866, quand les canons autrichiens disparurent de cette place et disparurent pour jamais, qui vous affranchit? Est-ce la seule influence
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d'un allié puissant? non! Est-ce la seule lassitude d'un maître réduit aux abois? non! ce fut encore, ce fut surtout le souvenir de votre héroïque défense et de votre héroïque défenseur ! Oui ! ce souvenir, pesant comme un remords sur la conscience de l'Europe, vous arracha des mains de vos oppresseurs, ainsi que l'indignation du monde a fini par briser l'esclavage en Amérique. Il ' est, en effet, messieurs, des malheurs si grands et si iniques, que leur grandeur et leur iniquité même en marquent fatalement le terme ! On peut donc dire, sans sortir des bornes de la vérité dont celui qui est là ne s'écarta jamais, on peut dire queManin, même mort,
a travaillé pour vous, a triomphé pour vous, et quoique, en apparence, il ne rentre dans Venise délivrée que comme cadavre, il y rentre, en réalité, comme libérateur! »
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PAROLES D'ADIEU
PORTRAITS D'AMIS
PROSPER GOUBAU.X
MESSIEURS,
Il ne faut pas toujours mesurer la valeur des hommes il la grandeur de leur nom ; et les vies les plus illustres ne font pas toujours les biographies les plus intéressantes et les plus utiles.
Il y a des écrivains, c'est un fait singulier et pourtant incontestable, qui valent moins que ce qu'ils produisent. Comment, dira-t-on, les fruits d'un arbre peuvent-ils être meilleurs que l'arbre même ? Je ne sais, mais cela est, sinon pour les arbres, du moins pour les écrivains. Des circonstances favorables, le choix, quelquefois dû au hasard, d'un heureux sujet, une bonne position dans le monde, une certaine force de caractère qui concentre
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toutes les facultés sur un point, ou même une certaine jtroitesse d'intelligence qui les enferme dans un ordre d'idées restreint, tout cela fait que quelques hommes placent, qu'on me pardonne cette expression familière, placent leur esprit à cent pour cent. Ils mettent dans leurs livres tout ce qu'ils ont de bon, ils n'y mettent • pas ce qu'ils ont d'inférieur, l'heureuse chance fait le reste ; et l'on est tout surpris parfois de rencontrer des gens presque célèbres, qui sont des gens presque médiocres.
Tout autre est une classe d'esprits qui, semblables à certains soleils dont le disque se lève sans couronne de rayons, ont, eux aussi, plus de foyer que de rayonnement.
Si connu que soit leur nom, ils valent mille fois plus que leurs œuvres les plus brillantes, plus même peut-être que leurs rivaux les plus illustres : seulement on ne les connaît pas tout entiers quand on ne les connaît que par leurs ouvrages : car le vrai livre où il faut les lire, c'est leur esprit même, c'est leur cœur, c'est leur entretien, c'est leur vie. Que leur a-t-il donc manqué pour donner au monde tout ce qu'ils pouvaient donner? Quel défaut ont-ils eu? Quel défaut? une ou deux qualités de trop, peut-être. Dieu les avait doués trop libéralement! Ils aimaient trop de choses, ils étaient propres à trop
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de choses! Leurs aptitudes presque universelles les entraînaient sans cesse en des travaux différents où le public perdait haleine à les suivre ; parfois aussi a pesé sur eux la sombre devise de Bernard de Palissy : Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir. De là vient qu'ils n'ont pas su , ou qu'ils n'ont pas pu se résumer en une œuvre unique qui fût leur image tout entière. Le monde n'a d'eux que des traits épars, il n'a pas leur portrait.
Tel fut l'homme vraiment éminent dont le nom est inscrit en tête de ces pages. Quoique son pseudonyme (Dinaux) ait été mêlé à de bien éclatants succès de théâtre, son talent d'écrivain dramatique n'est à peine que la moitié de son mérite : Goubaux fut aussi professeur, chef d'institution, créateur d'un enseignement nouveau en France; c'est sous ces aspects divers que nous voulons le représenter, c'est son portrait tout entier que nous essayons de donner au public : ce sera en même temps lui offrir un modèle, car, par un contraste singulier, peu d'hommes ont été à la fois plus doués par la nature et plus maltraités par le sort que Goubaux. L'une lui prodigua tout , l'autre lui disputa tout. Il eut l'esprit, le savoir, la bonté de cœur, la volonté, le charme de caractère, la force de caractère, enfin tout ce qui fait les vies heureuses et brillantes,
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mais il se heurta aussi à tous les obstacles -qui brisent le courage et paralysent les plus vigoureuses intelligences, la pauvreté, les charges de famille , les dettes inévitables, la routine, la jalousie, la calomnie: De là une lutte incessante, une lutte de quarante-quatre ans, entre sa fortune et sa nature, et de là aussi l'intérêt et la moralité de cette vie : car sa nature finit par dompter sa fortune, l'homme. finit par avoir raison du sort.
Prosper Goubaux naquit à la fin du siècle dernier d'une famille de petits commerçants. Sa mère tenait une boutique de mercerie dans la rue du Rempart, détruite aujourd'hui, et voisine alors du Théâtre Français. Un tel voisinage allait bien au futur auteur de tant de pièces applaudies. Son enfance fut plus qu'éprouvée, elle fut malheureuse; un beau-père dur et même cruel fit de l'autorité paternelle une tyrannie, presque une torture. L'enfant en souffrit, mais, chose rare ! son âme ne s'y altéra point. Né avec un cœur tendre et affectueux, un esprit plein d'espérance, un caractère tout porté à la gaieté et même un peu à la chimère, il ne perdit rien de toutes ces qualités ou de toutes ces grâces sous ce joug écrasant; il fut maltraité pendant six ans sans devenir méchant ; il fléchit pendant six sans devenir faible; il trembla pendant six ans sans devenir craintif, et,
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cette terrible, épreuve passée, il se retrouva ce que Dieu l'avait fait, bienveillant envers les hommes et envers les choses, comme si hommes et choses lui eussent toujours été propices. Jeune homme, il ne fit que changer de malheur; son beau-père mort, la fortune se chargea auprès de lui du rôle de marâtre; elle lui fut aussi dure que son premier maître, mais elle le trouva aussi opi- niâtrément bon, confiant et courageux : ni déceptions ni revers ne purent jamais le faire douter ni des autres ni de lui-même ; il portait dans son propre cœur un tel modèle de bonté et de droiture, qu'il lui était impossible de croire que ses semblables ne lui ressemblassent pas, et si grande était sa foi dans l'avenir qu'un jour de revers ne lui apparaissait jamais que comme la veille d'un succès! C'est ce qui le sauva; il aima, il espéra, et, à force de sourire à la fortune, il la contraignit de lui sourire à son tour.
,, Sa première conquête intellectuelle fut un tour de force. Il avait déjà neuf ans, je crois, et il savait à peine ses lettres; il ne voulait pas apprendre à lire. Sa mère employa un moyen fort ingénieux pour l'y forcer. Elle prit un volume de contes et commença à lui en lire un; le début enchanta l'ardente imagination de l'enfant; mais tout à coup, au milieu de l'histoire, quand la mère tint bien devant elle, attentif et les yeux fixes, son petit
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auditeur qui l'écoutait en futur auteur dramatique , elle ferma le livre et lui dit : « Lorsque tu voudras savoir le reste, tu le liras toi-même.)) Onze jours après, il le lisait.
Entré au collége gratuitement, il fit des études si brillantes que dans sa classe de rhétorique il obtint un honneur, partagé à peu près vers le même temps par deux hommes devenus illustres, M. Cousin et M. Villemain ; en l'absence du professeur, il occupa quelquefois sa chaire et devint le maître de ses condisciples. Dès ce moment se remarqua en lui une double qualité très- rare : il était également propre à apprendre et à enseigner; cette universelle faculté de compréhension, cette merveilleuse lucidité d'intelligence qui le rendait propre à l'étude des langues comme à celle des sciences exactes, à la connaissance de l'histoire comme à celle de la musique, il les portait dans renseignement. Né maître, pour ainsi dire, il l'était si naturellement, avec si peu d'effort, avec une parole coulant si bien de source, que sa facilité gagnait ses élèves; il n'y avait pas moyen de comprendre avec peine ce qu'il avait si peu de peine à expliquer. La clarté de l'esprit avait chez lui le caractère qui semble réservé à la bonté seule : elle. était contagieuse. Puis il aimait tant tout ce qui s'apprend ! il aimait tant tous ceux auxquels il apprenait quelque
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chose ! Qui aurait pu lui résister? On devient forcément un bon élève quand on trouve le cœur d'un ami sur les lèvres d'un maître.
Bien lui prit, du reste, d'avoir bon nombre de leçons, car à dix-neuf ans il était marié, et à vingt ans il était père : aussi m'a-t-il souvent conté que pour augmenter son petit budget il allait plusieurs fois par mois mettre en ordre les comptes d'un bureau de loterie, et qu'il en revenait à deux heures du matin, chantant et frappant de sa canne sur les bornes avec des airs de conquérant; on lui avait donné quarante sous et le souper!
Quelques années après, cependant, cette intelligence, qu'on ne surfait pas en l'appelant merveilleuse, et cette physionomie sympathique qui lui faisait un ami d2 chaque personne qui le voyait, lui valurent une proposition presque égale à une fortune. Un homme habile vint le trouver et lui dit : « Monsieur, vous avez beaucoup d'esprit, et moi je n'en ai pas du tout; mais vous n'avez pas du tout d'argent, et moi j'en ai. Si nous faisions du Fiorian en prose? si nous réalisions la fable de l'Arcugle et dLb Paralytique? Associons-nous pour fonder un pensionnat. Chacun apportera son capital : vous, votre intelligence, moi, mes écus, et nous partagerons les bénéfices. » Jugez s'il accepta. La pension Saint-Vic-
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lor fut fondée, et voilà le jeune professeur chef d'un grand établissement. Cependant l'achat du matériel et du pensionnat avait coûté fort cher; il fallut appeler un autre associé, et l'on souscrivit pour dernier payement un billet de quarante-cinq mille francs payable à un mois d'échéance. Deux noms furent inscrits sur le billet, quoique une seule personne dût le payer, bien entendu, et M. Goubaux rit beaucoup en donnant sa signature ; il lui semblait plaisant que son nom fût censé valoir quarante-cinq mille francs; cela lui donnait un air de raison sociale qui flattait beaucoup son amour-propre. Pardonnez-lui cette juvénilité... il l'a payée bien cher! Au bout de six mois, la veille de l'échéance, un des signataires disparaît, et le pauvre jeune homme reste sous le coup de cette dette énorme sans un sou pour l'acquitter. Quel fut son désespoir? on le devine. Et cependant lui' même ne comprit pas d'abord toute l'étendue de son malheur, car ces quarante-cinq mille francs furent le fléau de toute sa vie! Qu'est-ce donc, après tout, dira- t-on, qu'une dette de quarante-cinq mille francs? Ce que c'est! c'est un fardeau de deux cent, de trois cent, de quatre cent mille francs peut-être, car c'est le pacte avec l'usure ! Ce sont des journées et des prodiges d'intelligence employés à renouveler un biliet;' c'est un esprit supérieur et destiné aux belles choses s'épuisant à
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conjurer un papier timbré, à éviter une menace brutale, à substituer un créancier à un autre ; c'est la terreur éternelle et croissante de chaque fin de mois; c'est la nécessité de manquer vingt fois à sa promesse; ce sont les reproches essuyés, les insomnies, les moyens désespérés; c'est enfin le pire, le plus affreux des esclavages, l'esclavage de la dette ! Certes Goubaux aurait pu, comme tant d'autres, et plus honnêtement que beaucoup d'autres (car il était puni sans avoir été coupable), déposer son bilan... mais il avait vingt-cinq ans, il avait tout le chevaleresque de l'honneur, il se sentait plein. de force et d'intelligence, et puis enfin il avait signé! Il jura donc de payer... et il paya; mais il employa quarante- quatre ans à payer ces quarante-cinq mille francs, et quand il mourut, il était à peine libéré de la veille!
Comment y arriva-t-il? par quelles vicissitudes passa- t-il pour y arriver? C'est ce qui vaut la peine d'être raconté, et quelques traits y suffiront.
Goubaux luttait depuis huit ans : un jour, sous le coup de la révolution de 1830, il se crut perdu; il avait à payer pour le lendemain une somme de douze mille francs, et il n'en avait pas le premier louis. Ce mot terrible, et qui lui déchirait les lèvres et le cœur, il fallait le prononcer, il fallait faire faillite! Retiré avec quelques parents dans une chambre au cinquième étage, il ne
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voyait autour de lui que larmes et désespoir... Lui seul ne désespérait pas,- il cherchait toujours! A ce moment, une voiture passe dans la rue et ébranle les vitres de la pauvre chambre. « Oh! ces hommes à équipages! ces riches égoïstes! s'écrie un des assistants! Penser que pour celui qui passe là en ce moment dans cette splendide voiture, ces douze mille francs ne seraient rien, et que si on les lui demandait à lui ou à ses pareils, pas un d'eux ne nous prêterait cinq cents francs!... » Goubaux, à cette parole, relève la tête. On accusait les hommes, cela lui semble une iniquité, presque une injure personnelle. Il répond : « Pourquoi vous en prendre à ce riche qui passe et que vous ne connaissez pas ? Qui vous dit que, s'il savait mon malheur, il ne me viendrait pas pas en aide? — Voilà bien ton insupportable optimisme ! — Cet optimisme n'est que de l'équité. — De l'équité! tu as demandé appui à vingt personnes ; toutes, elles t'ont refusé. — Elles ne pouvaient rien. — Celui qui passait dans cette voiture pourrait quelque chose, lui; va donc frapper à sa porte! — Eh bien! s'écrie Goubaux, j'irai, sinon à lui, du moins à quelqu'un qui est riche comme lui, que je ne connais pas plus que lui, et qui ne me refusera pas. —Tu es fou! — C'est ce que nous allons voir. », Il sort, court chez lui, prend une plume et écrit. A qui? à M. Laffitte qu'il n'avait jamais vu ; il lui raconte,
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en quelques lignes très-simples... Mais laissons-le parler lui-môme :
« Monsieur,
« J'ai vingt-cinq ans, trois enfants, de l'honneur, peut-être quelque talent, on me l'a dit. On a spéculé sur un nom sans tache pour élever un établissement. Douze mille francs de dettes pèsent sur moi; dans trois jours le déshonneur m'attend.
« Quand les hommes vous repoussent, on s'adresse à la Providence. J'ai recours à vous. M. Delanneau, qui me traite en fils adoptif, vous dira qu'un bienfait sollicité avec tant de franchise peut être accordé avec confiance. C'est l'honneur pauvre qui s'adresse à l'honneur riche.
« Mon sort est entre vos mains : j'attends votre réponse dans votre antichambre. Ma famille attend filus loin. Ai-je trop présumé?
« J'ai l'honneur d'ètre, etc.
« P. Goubaux. »
M. limite le fait entrer, l'examine un moment. La lettre l'avait touché; ce regard d'honnête homme le touche plus encore, et cinq minutes après, le pauvre chef d'institution était sauvé.
Je dis qu'il était sauvé, je veux dire qu'il ne mourut pas, car tous les efforts de sa vie ne furent employés qu'à l'empêcher de mourir. Le lendemain, il fallut recommencer la lutte, ne fût-ce que pour payer à M. Laf'
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fi te les douze mille francs. Heureusement un nouveau coup de confiance et d'audace lui avait amené un nouvel allié.
Goubaux, nous l'avons dit, aimait tout, comprenait tout et s'intéressait à tout : il s'intéressait donc aux ouvrages dramatiques comme au reste, je pourrais même dire plus qu'au reste; on n'a pas une imagination aussi inventive sans un goût très-vif pour les œuvres d'invention. Un jour donc qu'il dînait avec quelques amis, l'entretien tomba sur le théâtre. On discutait alors beaucoup à propos des unités de temps et de lieu. Un des convives, classique intraitable, prétendait qu'un pur caprice de législateur littéraire n'avait pas circonscrit l'action théâtrale dans un espace de vingt-quatre heures, mais que cette contrainte salutaire était une des conditions principales de la force même de l'action. « Une pièce qui embrasserait une année, disait-il, ne pourrait pas avoir d'intérêt. — Pas d'intérêt! reprit Goubaux avec cette verve et cet entrain qui faisaient de lui un causeur incomparable; pas d'intérêt parce qu'elle embrasserait une année! mais elle en embrasserait trente qu'elle n'en serait que plus intéressante. — Ha! ha! trente ans! s'écrie l'interlocuteur en riant :
Enfant au premier acte, et barbon au dernier.
comme dit Boileau.
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— Précisément ! Enfant au premier acte et barbon au dernier ! C'est là que résiderait l'intérêt, dans le changement apporté par la marche du temps à toutes les choses humaines, à la fortune, au caractère, à la figure, à l'âme même, dans le développement graduel et quasi- fatal des bonnes ou des mauvaises passions.
— Belle théorie ! mais en pratique...
— En pratique?... repartit le futur auteur, excité par la contradiction même, je gage que je fais une pièce qui comprendra trente années, et qui vous fera frémir et ptcurcr.
— Toi ! une pièce ! Mais tu n'en as jamais fait.
— Eh bien ! raison de plus pour commencer.
Et, quelques mois après, il leur lisait la première ébauche du drame le plus populaire de l'époque : Treille ans ou la vie d'un joueur. Il avait fait celte pièce comme il faisait tout, ou comme il ellt tout fait, à l'occasion, parce qu'il le fallait : dès qu'il avait besoin d'un talent, il l'avait.
Ce talent se produisit en un grand nombre d'œuvres brillantes dont je voudrais marquer ici le trait caractéristique. Quoique Goubaux n'ait pas été, à proprement parler, un auteur ; quoique la pratique de l'art n'ait pas élé pour lui une profession, mais un intermède, une ressource passagère, un amusement; quoiqu'il n'ait presque
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jamais travaillé seul ; quoiqu'il n'ait enfin donné au public que la moitié de son nom (Dinaux), comme il no donnait au théâtre qu'une partie de sa vie, il occupe pourtant une place à lui dans la littérature dramatique de notre temps. A quoi doit-il cette place? Est-ce à une grande puissance d'exécution? A un don particulier d'esprit, de grâce, de sensibilité, qui se reconnaissait jusque dans le travail commun de la collaboration? non. Goubaux possédait sans doute plusieurs de ces qualités, mais d'autres écrivains les ont possédées â un plus haut degré que lui. Ce qui le distingue, ce qui a caractérisé sa physionomie dans l'esprit, du public, c'est qu'il fondait presque toujours ses ouvrages de théâtre sur une idée ou sur un caractère. Les autres dramatisent des faits ; lui, il dramatisait ou une grande passion, ou une pensée morale; il peignait le Joueur dans la célèbre pièce de ce nom; l'Ambitieux, dans Richard d'Arlington, et le public, malgré l'éclat du nom de ses deux collaborateurs, lui fit largement sa part dans ces deux pièces, tant on y sentait un autre esprit que celui d'un simple dramatiste, même éminent, l'esprit d'un penseur.
Une autre partie de l'auteur dramatique où il n'était pas moins remarquable, c'est dans le rôle de conseiller, Hien de si commun que les donneurs de conseils, rien de si rare qu'un véritable conseiller : il y en a de perfi-
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des qui taisent la vérité, il y en a de faibles qui n'osent pas la dire, il y en a d'aveugles qui ne la voient pas : celui-ci manque de goût et ne remarque pas les passages dangereux, celui-là manque d'audace et blàme les plus heureuses hardiesses. L'appréciation d'un ouvrage de théâtre, avant la représentation, est chose toute particulière. Il ne s'agit pas là, en effet, de juger une œuvre telle qu'elle est, mais telle qu'elle sera ; il faut la voir d'avance à la lueur de la rampe, deviner ce que lui ôtera ou lui ajoutera l'optique de la scène; autrement, on peut être un critique littéraire très-distingué, mais 1111 critique dramatique, non.
Goubaux réunissait les qualités les plus diverses de ce rô!e si difficile : la sincérité absolue, la naïveté d'impression du public qui ne regarde qu'à ce qui le prend par les entrailles, comme dit Molière, le bon sens qui voit juste sans raisonner, le sens critique qui discute et qui juge, et même l'imagination qui refait ou complète. Il y-a de par le monde des esprits inventifs, actifs, mais qui nepeuvent entendre lalecture d'un ouvrage de théâtre sans e.n bâtir immédiatement un autre à côté. Ils n'écoutent qu'eux pendant que vous lisez, et, la lecture finie, ils vous proposent, non pas des corrections à votre pièce, mais leur pièce. Rien de plus irritant et de plus inutile que ces sortes de juges. Eh bien, quoique personne
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n'eût une critique plus inventive, plus féconde en idées heureuses que Goubaux, il ne s-e substituait jamais à l'auteur. A peine la lecture commencée, il entrait en vous, pour ainsi dire, il s'installait au cœur de votre propre conception, et c'est de là qu'il vous poussait en avant dans votre voie, qu'il vous suggérait des aperçus nés de votre propre pensée, qu'il vous ouvrait enfin dans votre ciel des horizons nouveaux. Que d'ouvrages il a ainsi fertilisés, ou complétés, ou sauvés ! Il était le collaborateur anonyme et inconnu de tous les succès de ses amis; je dis inconnu, je devrais ajouter, surtout à lui-même, car rien n'égalait sa surprise quand on lui rappelait, quelques années après qu'on lui avait dlI telle scène heureuse, tel mot applaudi; et j'entends encore, dans ces circonstances, son charmant et naïf : Ah balb ! Heureuse et aimable nature qui, dans cette terrible profession des lettres, si féconde en envie, en haine, en passions amères et égoïstes, n'a jamais trouvé que des occasions de sympathie, de bienveillance, de dévouement et d'oubli de soi-même !
J'ai hâte d'arriver à la plus belle partie de la vie (le
Goubaux, et de vous montrer en lui l'instituteur.
Goubaux, instituteur, avait beaucoup réfléchi sur l'éducation publique, et particulièrement dans ses rapports avec l'esprit de la société moderne et les besoins des i
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familles. A ce double point de vue, un double fait le frappait depuis longtemps. D'un côté, il voyait le monde tondre de plus en plus vers l'industrie, le commerce, l'agriculture, les sciences appliquées : de l'autre, il entendait beaucoup de pères de famille désirer pour leurs enfants une profession industrielle et réclamer à cet effet des études spéciales. Or l'éducation universitaire ne répon- ^ dait en rien à ce besoin ; la littérature en était le seul
objet; il n'y avait pas d'enseignement professionnel.
Cette anomalie choquait l'esprit essentiellement moderne de GOllbaux, cette lacune le tourmentait; il sentait là depuis longtemps une création à faire; mais comment y ; parvenir? Tout lui était obstacle ; d'abord son institu-
j tion même, institution tout universitaire et dont les élèves - suivaient les cours du collège. Comment introduire l'éducation nouvelle dans cet établissement sans le détruire,
et comment résister il sa destruction? Puis, que de . difficultés préliminaires et insurmontables! L'Université ne s'élèverait-elle pas contre cette innovation? Le minis-
t tère de l'instruction publique la permettrait-il? De toutes parts, déjà, n'entendait-on pas les protestations d'une ) foule d'esprits éminents et sérieux qui disaient qu'ôter aux études cette base solide et morale de l'éducation classique, c'était décapiter les intelligences, matcrialisr! notre siècle et faire de l'argent à gagner le seul but de
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la vie? Goubaux leur répondait, avec l'autorité de sa longue expérience : « Pourquoi cette éducation serait-elle moins propre que l'autre à élever les cœurs et les esprits? Tout ce qu'il y a d'exemples héroïques, de leçons de patriotisme, de modèles de force d'âme, est-il donc renfermé dans les histoires grecque et latine? Tout ce que la poésie répand d'idéal dans la vie et dans i'àme se trouve-t-il donc contenu et comme emprisonné dans les poëmes de Virgile et d'Homère? Le monde de la science que nous voulons ouvrir aux jeunes esprits, ce monde qui n'est rien moins que le ciel et la terre tout entière, ne vaut-il pas bien, comme moyen d'éducation, l'étude de quelques discours de Tite-Live ou même de Tacite? Et enfin la contemplation intelligente de toutes les grandeurs de la création et de toutes les conquêtes de la créature apprendra-t-elle moins bien aux jeunes gens à connaître Dieu et à devenir hommes, que l'interprétatiun souvent incertaine des restes d'une langue morte et d'un peuple évanoui? »
Dès lors, son dessein fut arrêté ; pour le mettre à exécution, il prit un parti héroïque: l'héroïsme est parfois de la sagesse. Sa pension comptait à peu près cent élèves : Il en remercia soixante, tous ceux qui suivaient les cours du collège, et resta avec les quelques adeptes de la nouvelle méthode. C'était, ce semble, se suicider :
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comment vivre en n'ayant que quarante élevés, quand on vit à peine avec cent? Il vécut pourtant, et c'est même de ce jour que date sa pleine résurrection.
Ce fait étrange mérite quelques détails, car aucun ne montre mieux les ressources intellectuelles et la bonté de cet être d'élite.
Les produits de ses travaux littéraires, s'ajoutant aux bénéfices de la pension, avaient aidé le courageux débiteur à se libérer en partie, mais, hélas ! en partie seulement. Or, on le sait, le joug le plus dur de ce monde, le plus lourd, le plus écrasant, c'est le joug de la dette. L'Orne s'aigrit ou même s'abaisse facilement, quand on tremble devant chaque fin de mois, et il y avait pour Goubaux plusieurs fins de moisdanschaquemois.Eh bien, ce fléau de l'échéance ne lui ôta rien ni de sa dignité, ni de son équité, ni même de sa générosité. Les maîtres de pension sont confidents de bien des douleurs, victimes de bien des indigences : c'est un père qui les supplie d'élever son fils à moitié prix, car l'élever, c'est sauver toute sa famille ; c'est un artisan ou un artiste qui ne peut point donner la somme convenue ; c'est une veuve qui est forcée d'ajourner un payement; c'est un cl fan t dont les parents éloignés ne reparaissent pas ou Décrivent plus. Goubaux, dans ces circonstances, ne repoussa jaci^js personne, ni, harcela jamais personne,
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ne congédia jamais personne. Ses terribles embarras particuliers, au lieu de concentrer toute sa pensée sur ses seuls malheurs, lui rendaient plus sensibles les malheurs des autres, lui faisaient un besoin impérieux de les secourir; on eût dit un homme à demi noyé, pensant encore à sauver les autres.
Je pourrais citer en témoignage plus d'un nom connu, s'il ne fallait mettre à cacher les bonnes actions de Goubaux le soin qu'il y mettait lui-même. Je laisse donc à ceux de ses anciens élèves qui sont devenus hommes par sa libéralité la joie de s'en souvenir et le plaisir de le raconter. Mais il est un fait que je ne puis passer sous silence, car, plus que tout autre, il caractérise cet homme de bien. Fils du peuple, Goubaux aimait à chercher des élèves parmi les rangs du peuple. Son plus dévoué et plus ancien serviteur était le portier de la pension ; ce portier avait un fils ; ce fils était intelligent; Goubaux le remarqua et l'arracha à la loge paternelle. Non, je me trompe, il ne l'en arracha pas, il le fit monter dans les classes, coucher dans les dortoirs, prendre place dans la chapelle; mais chaque jour, aux heures de récréation, la petite loge du vieux et honnête ' serviteur voyait l'écolier s'asseoir à côté de son père et ouvrir la porte avec son père. C'était son mouvement naturel (j'ai été plus d'une fois témoin de ce touchant
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spectacle) ; et c'était le désir de (Joubaux, qui apprenait ainsi à l'enfant à ne pas rougir de ses parents tout en s'élevant au-dessus d'eux, qui apprenait à ses élèves à honorer la probité, même dans une loge, et l'autorité paternelle partout. Or sait-on ce que devint cet enfant 1 Il devint le second de son maître, par le choix de son maître ! Il est aujourd'hui son successeur ! Il dirige, avec un mérite qui est un nouveau titre d'éloge pour. celui qui l'a deviné, ce çollége municipal Chaptal où son père a tiré le cordon 1
Vous remarquez que j'ai dit le collège municipal Chaptal ! Comment donc cette modeste pension Saint-Victor était-elle montée au rang de collège? Comment ce collège était-il devenu un établissement de la ville de Paris? Voilà le miracle de cette intelligence merveilleuse et de cet indomptable courage! Oui, tel était l'empire de cet honnête, homme, chez qui l'honnêteté était non-seulement une vertu, mais un charme, qu'il séduisait, enchantait jusqu'à des âmes de prêteurs : ses créanciers l'aimaient. Il est vrai, chose bien plus extraordinaire, qu'il les aimait aussi! Vingt fois, des gens qui étaient, venus pour exiger de lui un payement sont partis èn lui offrant line avance nouvelle. Que leur avait-il donc dit? Les avait-il abusés sur sa situation? les àvait-il accusés de dureté? Du tout, il leur avait montré ses regrets, son
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impuissance, ses efforts... il leur avait montré son âme enfin, et soudain le miracle s'était fait, l'exacteur était ('evenu prêteur. C'est ce qui arriva 'dans la circonstance critique et décisive dont nous parlons, dans cette création d'une éducation nouvelle. La nouveauté même et l'à-propos de son entreprise, son courage, sa conviction, improvisèrent autour de lui une recrue de créanciers volontaires. Des hommes qui, en général, auraient, je crois, accusé la fourmi d'être prodigue, Lui demandèrent, à lui, comme un service, la permission de l'obliger. Des amis soutinrent ses espérances, l'établissement nouveau fut fondé, et bientôt enfin une pensée encore éclose dans cette tête féconde en assura le développement matériel et le triomphe définitif. Voici comment.
Il suffit de n'avoir plus vingt ans pour savoir ce qu'il faut dépenser de temps, de peines, de démarches, de ressources, de patience, d'éloquence, pour faire adopter une idée, une idée neuve, et une idée qui doit coûter de l'argent, à un préfet, à une administration, à un conseil général ! Eh bien, c'est ce que fit Goubaux! Il se mit en tête de décider la ville de Paris à prendre elle-même la direction de cette forme nouvelle d'éducation; et après bien des vicissitudes, la pension florissante prenait le titre d'École Chaptal sous le patronage de l'édilité parisienne! Deux ou trois ans plus tard, l'école devenait un collége;
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plus tard encore, la maison qui avait servi de berceau à l'institution était achevée définitivement par la ville, et le courageux fondateur, devenu proviseur, pouvait, de la petite fenêtre de ce cabinet de travail où il avait tant souffert et tant pensé, pouvait voir affilier, dans ses cours élargies, plus de huit cents élèves ; voir les murs de la pauvre petite maison mère se reculer, envahir les terrains environnants, s'étendre dans tout le quartier, déposséder les riches hôtels contigus, et former enfin une des grandes fondations de la grande cité, un des plus riches foyers de lumière des générations nouvelles I Puis, quand Gouhaux n'eut plus rien à faire qu'à être heureux, it mourut.
Tels furent cet homme et cette vie vraiment rares. Encore n'ai-je pas tout dit, car je n'ai parlé ni de son talent de traducteur, il a fait une excellente traduction d'Horace; ni de son talent d'orateur, ses discours de distribution de prix étaient de véritables modèles ; ni de ses succès d'avocat et d'homme d'affaires, il a plaidé sa caut'e pendant six ans auprès du conseil municipal avec des ressources toujours nouvelles ; ni de son habileté comme magistrat : son passage à la mairie du 2e arrondissement a été fécond en développements utiles pour les écoles primaires et les salles d'asile. Faut-il donc regretter quelque chose dans une carrière si rem:"
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plie? Faut-il se plaindre et le plaindre, comme je l'ai fait moi-même au début, que ces belles faeultés ne se soient pas concentrées sur un seul point? Il aurait pu, dit-on, laisser des œuvres plus durables ou plus nombreuses en littérature ; soit, peut-être ! Mais, enfermé dans une spécialité, il n'eût pas été lui-même, il n'eût plus été cet homme multiple se prêtant à tout, suffisant à tout, répandant la lumière partout; son passage eft t été plus brillant, mais sa trace eût été moins féconde. Il n'aurait pas rendu tant de services, il n'aurait pas laissé dans tant de cœurs l'image de sa charmante nature... Il n'aurait pas, surtout, doté son pays d'un enseignement nouveau. Gloire réelle, quoique voilée ; gloire sérieuse, quoique anonyme !
Qui peut calculer, en présence des développements inespérés de cette fondation, qui peut calculer quelle influence exercera sur les générations actuelles cette alliance féconde d'une forte et nouvelle éducation littéraire avec une solide éducation pratique? Qui sait si un jour, demain peut-être, la reconnaissance de l'édilité parisienne, voyant les succursales essaimer au.tour de la maison mère, ne regardera pas comme un devoir de baptiser, d'honorer par le nom du fondateur une des maisons nouvelles, et de graver à tout jamais sur les murs de la ville la mémoire du bienfait avec le
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nom du bienfaiteur ? Oui, je le crois, et je le crois parceque c'est juste : on dira un jour Goubaux comme on dit Rollin. Quelle immortalité littéraire vaut un pareil souvenir ?
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ÉDOUARD LEMOINE 1
MESSIEURS,
J'obéis à plus d'un sentiment en venant dire quelques mots sur cette tombe. Je regrette à la fois dans Édouard Lemoine un confrère et un camarade. Nous avons été jeunes sur les mêmes bancs, et à travers les quarante ans et plus qui me séparent de ce moment, je le revois encore tel qu'il était, ou plutôt tel que vous l'avez connu; car à quinze ans, il était déjà lui-même : plein de verve et de gaieté, vif, railleur, le feu dans les yeux, le SOllrire aux lèvres, habile à saisir et à peindre le ridicule, et mettant autant de soin il cacher son cœur sous son esprit, que d'autres à faire passer leur esprit pour du cœur.
Un autre lien m'attachait à Edouard Lemoine. Il avait eu pour maître un des hommes les plus rares que j'aie
1. Frère de M. Montig'ny, le directeur du Gymnase.
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connus, un des amis les plus chers que j'aie perdus, l'auteur de Richard Darlington et du Joueur, le fondateur de l'éducation professionnelle en France, Prosper Goubaux. Eh bien! quand nous nous rencontrions, Édouard et moi, l'entretien tombait bientôt sur cet homme d'élite ; alors plus de mots d'esprit et de raillerie ; tout était dans la bouche d'Edouard, comme dans la mienne, gratitude, respect, sympathie commune ; et si j'ose transporter dans la peinture des sentiments humains un mot qui ne s'applique d'ordinaire qu'aux affections plus qu'humaines, je dirai que nous nous aimions en Goubaux.
Je ne vous rappellerai pas ce que fut la vie littéraire d'Edouard Lemoine; elle vous est présente et reste écrite dans cette multitude d'articles charmants et piquants, qui tenaient de la comédie par l'art de la mise en scène, du roman de mœurs par l'observation, et qui étaient toujours signés, quoique anonymes, car, à défaut de [on nom, c'était son esprit qui les signait..
Mais là n'est pas son plus vrai titre à notre sympathie et à nos regrets. Ce qui attachait à lui, c'était cette k-ndresse fraternelle dont il a été un des plus touchants exemples. On vaut non-seulement par les sentiments qu'on éprouve, mais par ceux qu'on inspire. Être aimé profondément par un cœur droit et ferme, c'est un titre
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d'honneur. Eh bien, nul frère n'a été plus aimé qu'Edouard Lemoine, et nul n'a mieux senti le bonheur de l'être. Quelle union entre ces deux hommes ! Ils réalisaient le vers charmant de Lafontaine :
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre.
Et quand je dis possédait, je parle des joies et des peines, tout autant que des biens. Quand une perte irréparable brisa le cœur de l'aîné, on ne put pas dire lequel des deux frères fut le plus malheureux, et quand un honneur mérité vint récompenser toute une vie de travail et de succès, je Crois que. le plus décoré des deux fut celui qui ne l'était pas. Enfin, grâce à cette union fraternelle, Edouard Lemoine eut sa part dans la fondation et dans la prospérité de cette honnête maison, à laquelle l'amour de l'art et la probité servent de fondement, où une parole vaut une signature, Oll l'autorité est de la paternité, où les plus inconnus ont trouvé un encouragement, les plus pauvres un appui, les plus habiles un conseil, et qui enfin peut, elle aussi, s'appeler la maison de Molière, car elle a pris pour devise la belle définition que Molière a faite de fa comédie, l'Art d'amuser les honnêtes gens.
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AUGUSTE JOUAULT
Il y a quelques années s'éteignit, à Paris, un homme complètement obscur dont les obsèques avaient attiré un nombre considérable d'artistes éminents. Les quatre cordons du char très-modeste qui renfermait ses restes, étaient tenus par un de nos premiers peintres, par deux des plus illustres représentants de l'art théâtral, et p ir un membre de l'Institut. Tous quatre accompagnèrent le cercueil à pied jusqu'au cimetière Montparnasse, Ol1 se retrouvèrent tous les assistants de la cérémonie religieuse ; oui, tous, même les femmes. Quel était donc cet homme inconnu qui inspirait un intérêt et une sympathie réservés d'ordinaire aux personnages marquants? C'est ce que j'essayai d'exprimer dans ces quelques paroles prononcées sur sa tombe ;
« MESSIEURS,
« Permettez-moi, avant de nous séparer, de vous
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parler un moment de celui que nous regrettons. Jouault, vous le savez, ne possédait aucun des avantages qui distinguent un homme des autres hommes; il n'avait ni une grande fortune, ni une grande naissance, ni une position élevée dans le monde, ni une réputation éclatante, ni un talent distingué quelconque, ni même un esprit remarquable; d'où vient donc ce cortége d'artistes d'élite autour de son cercueil? de ce que Jonault fut un des êtres les plus rares de notre temps. Il a connu toutes les émotions, toutes les agitations qui nous travaillent, nous tous, artistes de tout genre ; seulement il les a connus, non pour son compte, mais pour le nôtre. Les premières représentations deses amis étaient les siennes; une œuvre nouvelle, de G. Doré, un cours de Samson, une reprise de Moïse ou de Sémiramide, la rentrée d'un des grands artistes de la Comédie-Française, et pourquoi ne le dirais-je pas, un ouvrage de moi devenaient pour lui autant d'événements personnels. Le lendemain d'un succès, qui voyions-nous entrer chez nous, le premier, avant le jour? Jouault. Il arrivait tout chargé d'une moisson d'éloges, qu'il avait récoltés sous le péristyle, dans les corridors, voire même dans la rue en suivant les groupes. L'ouvrage avait-il quelque peu chancelé? Jouault arrivait encore plus tôt, non pour nous consoler de notre défaite, il n'en convenait jamais ! il n'y croyait jamais !
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mais pour nous prédire un lendemain éclatant. Cher et bon être ! Lui aussi, il a eu la passion de la gloire, mais de la gloire des autres; et, enlevant ainsi à ce grand sentiment la seule tache qui le dépare, l'égoïsme, il a trouvé le moyen de faire avec une passion, une vertu.
« C'est ce que je pensais hier encore en lui serrant la main pour la dernière fois, dans cette petite chambre si modeste, si haute d'étage, de la rue de Cléry. Dans cet appartement, pas un objet de luxe, pas un meuble élégant, rien qui annonçât même le confortable, mais, pour seul ornement, les murailles étaient couvertes de portraits d'artistes célèbres, avec un mot de dédicace à Jouault; c'était sa galerie, son orgueil, sa joie; et sur la paroi principale figurait, à la place d'honneur, l'image de Rossini avec ces mots : « Rossini à son ami Jouault.» « Jouault n'aurait pas échangé cette photographie-là pour un dessin de Raphaël. Et il avait bien raison ! car ce mot n'était pas une vaine formule de politesse mondaine. Rossini a vraiment aimé Jouault. Au milieu de la foule d'admirateurs, souvent illustres eux-mêmes, qui se pressait autour de lui, Rossini avait choisi cet homme obscur et sans nom pour en faire son ami intime, son ami de tous les jours, le compagnon de toutes ses promenades, le confident de toutes ses préoccupations.
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Pourquoi? parce que avec le goût naturel du génie pour les choses exquises, il ne se sentait nulle part plus à l'aise, plus en confiance qu'auprès de ce brave cœur qui ne battait jamais pour lui-même. Du reste, la façon dont Jouault se servit de l'amitié de Rossini suffit à le peindre. Au lieu d'en faire de l'orgueil, il en a fait du bonheur et de la charité. Le rayonnement de ces grands noms est tel, qu'il jette comme un éclat de reflet sur ceux qui les approchent. On devient quelqu'un rien qu'à être à côté d'eux. Jouault le savait bien, car il y avait beaucoup de finesse mêlée à sa simplicité, et il souriait tout bas de quelques attentions un peu intéressées dont il était l'objet et dont on le croyait dupe; mais lui n'y trouvait qu'un motif pour aimer davantage celui qui les lui valait. Combien de services n'a-t-il' pas rendus à l'aide de ce titre d'ami de Rossini dont il était si fier, sans jamais en être vain ! Nous l'avons tous vu à l'œuvre dès qu'il s'agissait d'un artiste à protéger, d'un concert à patronner. Quelle activité ! quelle persistance ! Il avait le plus difficile des courages... il plaçait des billets! et il avait un autre mérite assez rare chez ceux qui en placent, il en prenait. Ce n'est pas qu'il fût riche; sa petite fortune eût paru à beaucoup d'autres de la pauvreté; mais, grâce à sa simplicité de goûts et à sa générosité naturelle, il ne recueillait jamais de pièces d'or sans y mêler sa
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pièce d'argent; une bonne œuvre lui eût semblé incomplète s'il se fût contenté de la faire faire. a
« Madame de Sévigné a caractérisé d'un mot charmant l'obligeance infatigable, l'ubiquité officieuse d'un de ses amis, M. d'Hacqueville : elle l'appelait les d'Hac- queville. Jouault a mérité d'être nommé, lui aussi, les Jouault. Dans ce monde, où toutes les carrières sont, dit-on, envahies, il en avait trouvé une où il marchait sans rencontrer d'encombrement, il s'était fait un état de l'enthousiasme et de l'amitié ; et si, comme je le crois, la mort ne rompt pas tous les liens, soyez sûrs ou'il est ici en ce moment avec nous, ému de nos regrets, nous écoutant, nous remerciant, à moins qu'il ne soit déjà occupé, là où il est, à faire les affaires des autres, peut-être les nôtres; car, pour les siennes, il n'a pas à s'en mêler ; il les avait faites dès ce monde-ci, et croyez bien qu'en arrivant il a trouvé sa place marquée d'avance, et parmi les meilleures. »
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SUR UN ENFANT
Il allait avoir un an, Sî était né l'automne dernier à Paris, après les premiers jours de l'investissement. Nous l'appelions la petite lumière du siège; voici pourquoi:
Comme nous étions revenus seuls à Paris, notre maison, si pleine d'ordinaire, et alors si vide, nous était très-douloureuse. Qu'est-ce que le home sans femme et sans enfants? Pour tromper notre isolement, nous allions - chaque jour dîner chez les parents de cet enfant, qui sont nos plus chers amis. Nous arrivions le soir, transis de froid, et le cœur tout assombri par les malheurs publics. Eh bien, lorsqu'en arrivant nous trouvions au coin du feu et éclairé par la douce clarté de la lampe de famille, cet enfant sur les genoux de sa mère, nos tris- . tesses se dissipaient. Il y a toujours dans l'aspect de ce qui est innocent et pur un certain charme apaisant ; mais, dans les circonstances où nous nous trouvions, cet
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apaisement était presque une joie. Cette douce maison nous refaisait un foyer domestique. La chère et charmante jeune mère nous en rendait une autre plus chèri encore, et, quant à cet enfant, il nous représentait, non pas nos enfants, ils sont déjà trop grands, mais l'enfance. c'est-à-dire l'espérance.
Je n'ai rien vu de si aimable que ce visage.
Dès que nous entrions, il nous souriait; on eût dit qu'il voulait nous consoler. Avec ses regards tendres, ses lèvres entr'ouvertes et sa petite tête qui s'avançait affectueusement vers nous, il ressemblait à une figure du Corrége. Il avait les yeux bruns de son père, mais tout baignés de la limpide clarté des yeux bleus de sa mère. Si douce était l'expression de sa figure, si douce était sa petite âme, qu'au lieu de lui donner son nom de Marcel je l'appelais toujours Abel. Vous vous apercevez que je dis... je l'appelais, il souriait, il était. Hélas! c'est qu'en effet tout cela n'est plus! Cette pauvre petite fleur brisée est-elle une victime de plus à ajouter à tout ce que nous a ravi cette horrible guerre? Les rigueurs du siège l'ont-elles atteint jusque dans le sein et dans les bras de sa mère? Je ne sais ; mais, il y a quelques jours, un coup terrible l'a emporté presque subitement!...
Il est bien rare que les enfants aussi jeunes aient une
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physionomie particulière; cet enfant d'un an en avait une, il était déjà quelqu'un ; son regard me reste devant les yeux, comme le sillon lumineux que trace derrière elle une étoile filante en traversant le ciel.
Le lendemain de sa mort, une autre enfant, une petite fille de quatre ans, sa cousine, était assise, un peu songeuse, près de sa mère. Tout à coup, relevant la tête : « Dis donc, maman ! il pousse maintenant des ailes à Marcel, n'est-ce pas? »
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LE DENIER DE LA FRANCE
L'appel fait par le Moniteur universel à toutes les femmes françaises pour ouvrir une souscription nationale mérite toute sympathie. Seulement, pour qu'une telle idée soit bonne, il faut qu'elle soit excellente; pour qu'elle ne tourne pas à notre honte, il faut qu'elle ait un succès immense, et, pour emporter ce succès, il faut qu'elle devienne pratique. Or, pour la rendre pratique, que faire ? Avant tout, ne pas attendre les offrandes derrière la grille du bureau d'un journal, mais aller les chercher, les arracher au sein de toutes les familles, entrer dans toutes les maisons, monter à tous les étages, frapper à toutes les bourses! Elles ne sont pas aussi vides qu'on le prétend. En voulez-vous la preuve ? Voulez-vous vous convaincre que la France est assez riche pour payer, bien plus que sa gloire, sa délivrance, interrogez les marchands, les directeurs de spectacles et les
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agents de change ; les premiers vous diront que jamais ils n'ont tant vendu, les derniers que jamais ils n'ont {)lus acheté, et les directeurs, que jamais ils n'ont tant gagné.
Les ressources ne manquent donc pas; mais l'argent, chez nous, a un grand défaut ; sauf pour les affaires de plaisir ou d'intérêt, il n'aime pas à se déranger. Quand on l'attend, on l'attend parfois toujours. Eh bien, voilà, je crois, un moyen de le faire sortir de chez lui.
Il y a, à Paris seulement, plus de soixante-dix journaux qui ont plus de trois cent cinquante mille abonnés : c'est-à-dire, que tous les matins, trois cent cinquante mille fascicules de papier se glissent sous les portes cochères, entrent dans les appartements, tombent en des centaines de milliers de mains! Je voudrais donc que chaque journal de Paris et de la France enfermât dans chacun de ses numéros, pendant trente jours de suite, un papier de souscription, ainsi conçu : Pour le Denier de la France. Je voudrais que ce billet fût formulé de telle sorte qu'il n'y eût plus qu'à ajouter la somme, la signature, l'adresse et l'engagement de payer aux mairies, dans tel délai. - Mais cette signature, qui la fera donner ? Cette somme, qui la fera inscrire? Cet engagement, qui le fera prendre ? Qui ? les femmes ! c'est là que doit commen-
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cer leur intervention. Les femmes seules ont cette force d'initiative, cet emportement de charité, qui forcent les portefeuilles, comme l'Évangile veut qu'on emporte le ciel, violemment ! Voilà leur rôle dans cette œuvre de libération. Faire appel à leur bourse est une faible ressource ; en général, elles ne peuvent donner que peu, mais elles peuvent faire donner immensément. Qu'elles joignent donc à leur rôle restreint de donatrices leur rôle fécond de quêteuses !... Quêteuses, non pas au dehors et auprès des étrangers, mais à domicile, près de leurs maris, près de leurs pères, près de leurs enfants; près de leurs petits-enfants 1 Elles savent les secrets des coffres-forts, elles connaissent les ressources cachées, les gains dissimulés, les bénéfices extraordinaires ; qu'elles usent de cette connaissance, et qu'elles en abusent ! Qu'elles se rappellent la belle scène de Shakespeare où Desdemona demande à Othello la grâce de Cassio 1 Elle ne lui laisse ni paix ni trêve, elle l'importune, elle le poursuit. Voilà le modèle de nos femmes françaises. Qu'elles soient insupportables ! Si ce saint rôle de persécutrices leur coûte trop, qu'elles songent, pour reprendre courage, qu'il ne s'agit pas seulement de notre rançon monétaire, mais de notre rançon morale. Oui, je le dis comme je le pcn?*», du plus profond de mon cœur, si l'initiative de nos femmes hâtait notre libération,
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nous serions relevés aux yeux du monde ! Eh bien, pour accomplir un tel miracle, elles n'ont qu'une chose à faire, se souvenir, se souvenir d'elles-mêmes ! Nous les avons vues à l'œuvre pendant le premier siége de notre cher Paris, mille fois plus cher depuis qu'on l'accuse si iniquement, si cruellement! Quels miracles de dévouement n'ont pas accomplis les femmes ! Quelle ardeur infatigable de charité! Quelle invention perpétuelle de dons, de souscriptions, de contributions! Elles ne laissaient pas une seule pièce de vingt francs tranquille au fond de notre bourse! Eh bien, ce que je leur demande, c'est un pendant à leur conduite du siège.
Certes, bien grand alors était le but à atteindre ! Mais il y a quelque chose d'aussi beau que d'empêcher son pays de tomber, c'est de le relever de sa chute ! Un tel rachat vaudrait une victoire, car il prouverait au monde que si la guerre nous a mutilés dans nos membres et nous en a arraché deux, il y a une partie de nous-mêmes que ni la Prusse ni toutes les coali-
tions allemandes n'ont^^^ipreqer, c'est le cœur!
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fT/âBèûK
Pages. Préface.. , i
SALLE BARTHELEMY. *
CONFÉRENCES POPULAIRES.
La Femme en France au XIX8 siècle 1 Histoire d'une grande âme 66
THÉATRE DE LA GAITÉ.
CONFÉRENCES DRAMATIQUES.
L'Abbé de l'Épée 135 La Tragédie de Médée 167
THÉATRE FRANÇAIS.
CONFÉRENCES PENDANT LE SIÈGE.
L'Alimentation morale 211 Les Épaves du naufrage .................. 243
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ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS LITTÉRAIRES.
Pages. Discours de réception 281 Rotrou 318 A propos d'un Album photographique 327 Allocution sur les Prix de vertu 347 Sur la place Saint-Marc, à Venise 358
PAROLES D'ADIEU.
PORTRAITS D'AMIS.
Prosper Goubaux 363 Édouard Lemoinc 388 Auguste Jouault 391 Sur un Enfant 3DG Le Denier de la Fiance. e ... , .. 399