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TABLEAU
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
1800-1815
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LE TABLEAU
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
o
1800-1815
COMPREND TROIS PARTIES
Première partie : MOUVEMENT RELIGIEUX, PHILOSOPHIQUE ET
POÉTIQUE. 1 vol. in-8, broché. (Prix Bordin à VAcadémie). Deuxième partie : LE ROMAN ET L'HISTOIRE. 1 vol. in-8, broché. Troisième partie : LA CRITIQUE ET L'ÉLOQUENCE. i vol. in-8, broché.
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TABLEAU
DE LA
X-. mirnm IUMM
•»
1800-1815
PAR
GUSTAVE MERLET
DEUXIÈME PARTIE
LE ROMAN ET L'HISTOIRE
PARIS
L BRAIRIE
HACHETTE ET Cie Boulevard Saint-Germain , 79
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Cie
Quai des Grands-Augustins, 35
1883
Tous droits réserves.
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PRÉFACE
Il y a six ans, l'Académie française voulut bien favoriser de ses suffrages un livre consacré à une partie de la période littéraire qui s'étend de 1800 à 1 815'. Or, en terminant ce travail dont l'objet principal était la Poésie du premier Empire, nous promettions d'aborder prochainement les grands écrivains qui méritent de compter parmi les vrais représentants de l'esprit français.
Cet engagement, nous le tenons aujourd'hui, dans ces deux volumes nouveaux qui traitent l'un du Roman et de l' Histoiî,e, l'autre de la Critique et de YEloquence, depuis le Directoire jusqu'à la Restauration.
Ici du moins nous croyons n'avoir pas à nous faire pardonner, comme hier, un sujet en apparence ingrat, qui nous condamnait à exhumer des inconnus ou des oubliés. Sans parler de noms encore
1. Tableau de la Littérature Française, 1800-1815. lr6 partie. Mouvement religieux, philosophique et poétique. 1877. Didier. 1 vol. i noS. — L'Académie a décerné le prix Bordin à cet ouvrage.
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célèbres, Xavier de Mai&tre, Nodier, Benjamin Constant, Portalis, Fontanes, Daru, Daunou, Fauriel, Sismondi, de Barante, Geoffroy, Féletz, Joubert, et autres talents agréables ou sérieux, les œuvres de Mme de Staël, de Chateaubriand et de Napoléon Ier ne peuvent-elles pas suffire à l'intérêt d'un tableau dont les traits épars n'ont point encore été rapprochés dans un même cadre?
Nous ne sommes donc plus en présence de la Muse sénile qui chantonnait d'une voix cassée les refrains de la veille, ou s'épuisait vainement à ranimer les cendres de foyers éteints. Au lieu d'épier et de surprendre les lueurs furtives d'une aube indistincte, nous saluons un lever de soleil dans l'apparition des initiateurs auxquels nos pères ont été redevables d'une Renaissance.
C'est dire que la littérature impériale fut tout ensemble une fin et un commencement : car, dans la vie d'un peuple, tout s'enchaîne; et jamais il n'y a solution de continuité entre le passé, le présent et l'avenir. Aussi était-il nécessaire de peindre la physionomie d'une époque sans laquelle on comprendrait mal les temps qui suivirent, puisqu'ils furent soit une conséquence, soit une réaction et une revanche.
En essayant de combler cette lacune, nous sommes heureux de trouver dans cette courte pré-
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face l'occasion d'offrir un hommage de reconnaissance à la mémoire d'un Maître bien regretté qui nous a frayé la voie, de M. Sainte-Beuve, dont notre critique est l'obligée, même quand nous ne partageons pas tous ses sentiments.
Notre gratitude risque aussi d'être insolvable envers les juges bienveillants qui ont honoré de leur attention la première série de nos Études.
Ces encouragements furent précieux à qui s'engageait, non sans hésitation, dans une Histoire littéraire du dix-neuvième siècle. Parmi des loisirs étroits, nous sera-t-il possible de la mener à fin, et d'accomplir ainsi un de ces vœux qui tiennent au cœur, comme un devoir de patriotisme?
Quoi qu'il advienne, nous espérons que notre bonne volonté sera tôt ou tard un signal ; car, en dépit des pessimistes qui ne se résignent pas à être de leur temps, il faut que justice soit enfin rendue, et avec une impartialité libérale, à cette suite de générations vaillantes qui, depuis quatre-vingts ans, n'ont pas cessé de renouveler et d'illustrer toutes les formes de la Poésie et de la Prose.
GUSTAVE MERLET.
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TABLEAU
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE à
1800-1815
LIVRE PREMIER
Le Roman sous l'Empire
CHAPITRE le,,
CHATEAUBRIAND. — Son rôle dj poète et d'initiateur. Ataln, 1801.
Critique des défauts. Contradictions et invraisemblance. Supériorité de Paul et Virginie. Tatouage du style. — L'enchanteur. La poésie de la passion, et le sentiment de la nature. La couleur locale. Le réel et l'idéal. — La prose poétique.
Un nouveau monde a besoin d'un poète, et cette lyre attendue ne fît pas défaut à notre siècle; car, dès le premier jour, il reconnut dans Chateaubriand l'interprète de ses regrets et de ses espérances, de ses joies et de ses tristesses.
Aussi n'est-ce point un paradoxe d'affirmer que, fous l'Empire, sa prose fut toute la poésie de la France. Disons donc un adieu définitif à ces versificateurs dont les plus habiles n'eurent guère que
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des succès de hasard ou d'exception ; et remontons enfin vers la source d'où la vie s'épancha libéralement sur toute notre littérature. Or, pour être équitables envers un maître qui en a suscité plusieurs autres, ne le traitons pas comme le champion d'une croyance ou d'un parti; mais étudions en lui l'artiste dont la destinée fut d'affranchir et de féconder les imaginations. Nous pourrons dès lors critiquer sans amertume, ou admirer sans aveuglement un de ces initiateurs qui sont tout ensemble les élus et les victimes de la Muse.
Ce signe sera visible même dans les confidences posthumes où le scepticisme de sa morose vieillesse expose à nos jugements le caractère de la personne sous le talent de l'écrivain. Mais il est surtout manifeste dans le premier essor de sa jeunesse, dans cette pathétique élégie qui précéda le Génie du christianisme « comme un ballon d'essai lancé par précaution pour interroger les vents, et pressentir les courants de l'atmosphère ' ». Oui, quand le printemps de I80f vit apparaître Atala, ce fut un poète que saluèrent alors les applaudissements dans lesquels se perdit la protestation d'une impuissante ironie. Ce furent les prémices d'une renaissance que fêta l'enthousiasme provoqué par une églogue chrétienne qui rappelait les chants de Virgile faisant soupirer ses pipeaux bucoliques, au lendemain des discordes civiles. Après tant de
1. Sainte-Beuve. On ne peut toucher à Chateaubriand san., puiser à cette source.
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malheurs et de crimes qui avaient rendu l'homme odieux à lui-même, ces perspectives du désert durent exercer d'ailleurs une sorte de fascination sur des âmes que contristaient de sinistres souvenirs. Aussi comprirent-elles par le sentiment de leurs propres angoisses ce rêveur solitaire dont la mélancolie avait eu foi dans les songes de Rousseau, et venait, au retour de lointains voyages, après les épreuves de l'exil, offrir l'idéal d'un âge d'or à une société trop malade pour n'être pisheureuse de consoler un instant ses disgrâces par de doux mensonges. Voilà ce que, nous aussi, nous ne devons point oublier, si nous voulons avoir le sens d'un événement littéraire dont l'émotion peut aujourd'hui nous étonner, parce qu'il n'a plus l'opportunité qu'il eut autrefois.
Mais, avant de - nous livrer sans arrière-pensée au charme que l'on y retrouve encore, avouons les inquiétudes de notre goût, et ne craignons pas qu'elles fassent tort à une grande renommée; car le triomphe semble d'autant plus éclatant qu'on voit mieux dans les défauts mêmes la magie d'un enchanteur capable de communiquer à ses artifices l'attrait de la vérité.
Et d'abord, sans insister sur l'étrange prétention de transformer une aventure d'amour en prologue d'un réveil religieux, il faut s'abandonner bien complaisamment aux prestiges du talent pour n'être point offensé des invraisemblables contrastes qui se heurtent dans le langage comme dans la physio-
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nomie de Chactas. Tantôt il semble trop sauvage pour avoir été jamais l'hôte familier de Fénelon, ou l'auditeur de Bossuet et de Racine; tantôt il est trop civilisé pour qu'on ne soit pas singulièrement surpris de le rencontrer en ces forêts vierges où sa dévotion se prosterne devant des manitous, en attendant les eaux du baptême. Suspendu entre ciel et terre, il n'a donc de patrie ni dans le temps ni dans l'espace ; et, si l'éloquence de la passion ne l'avait touché de sa flamme, il ne paraîtrait qu'un revenant des Incas, ou l'un des héros familiers au vicomte d'Arlincourt. — On n'admet p is non plus sans objection l'ignorante crédulité d'Atilla consacrée à la Vierge dès le sein maternel, acceptant comme inviolable un vœu détesté qui n'engage pas sa conscience, puisqu'elle le subit sans le comprendre, et demandant à une mort que condamne l'Église un asile contre des entraînements que. sa religion peut bénir ou absoudre. — Quant au Père Aubry, «l'homme des anciens jours, l'homme du rocher», si puissante que soit la vertu de sa parole, il n'a pas subi sans dommage tant de plaisanteries faites sur « son nez aquilin et cette longue barbe qui avaient je ne sais quoi de sublime dans leur quiétude, et comme d'aspirant à la tombe par leur direction naturelle vers la terre ».
Où manque le soutien des caractère?, le lien de l'action est nécessairement fragile. Aussi ne soumettrons-nous pas au contrôle de la logique des épisodes combinés par une briilante mais trop libre
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fantaisie. Sans aller jusqu'à dire, avec impertinence, que Chactas et Atala sont la charge de Paul et Virginie, nous ne pouvons cependant contester que Bernardin de Saint-Pierre ait l'avantage .de la simplicité, de la mesure et de la discrétion. Au transport subit d'une passion qui éclate comme un coup de foudre nous préférons donc la peinture d'un amour ingénu qui naît et se développe à l'ombre du foyer, sous l'abri d'une amitié fraternelle. Ses grâces adolescentes et ses pudiques alarmes se prêtent en effet à des délicatesses d'analyse que ne comportent guère les accès d'une crise où l'innocence n'eût pas été victorieuse, si un suicide ne finissait par être son refuge imprévu. En face d'un dénouement si peu conforme à une apologie des vertus chrétiennes, qui ne regretterait l'idéal naufrage où la fiancée de Paul meurt chastement enveloppée dans les plis de sa robe virginale ?
Si les personnages sont incohérents et faux, le style ne saurait non plus avoir la justesse qui sied à la franchise des sentiments et des situations. Aussi n'est-il pas exempt d'alliage ; il serait même facile de signaler les procédés factices ou les contradictions qui firent jadis la partie belle aux épigrammes des malveillants. Mais ne serait-il pas superflu de nous attarder à des faiblesses que voilent des beautés resplendissantes? C'est plutôt le cas de répéter ici cette pensée de Pascal : (l Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas; » car, malgré des bizarreries qu'une cabale chagrine exploita
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- trop cruellement, on se sent dominé par l'ascendant impérieux d'un génie supérieur à son œuvre. ; et les plus rebelles sont alors tentés d'opposer à une importune censure cette réponse d'Alceste justifiant ainsi l'aveugle tendresse qu'il éprouve pour Célimène :
Quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible; elle a l'art de me plaire.
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer ;
En dt'pit qu'on en ait, elle se fait aimer.
Sa grâce est la plus forte...
Laissons donc une critique mesquine tourner en dérision la recherche du gigantesque, ou du singulier, l'excès du relief, les calculs qui donnent à la naïveté un air de coquetterie, et surtout l'affectation de ces périphrases iroquoises qu'un homme d'esprit appelait une sorte de tatouage. « Celui qui sait attendrir sait tout, » dit Lamartine ; et l'on ne discute plus quand on pleure. Voilà pourquoi le bon sens maussade de Chénier, ou la lourde férule de l'abbé Morellet ne prévalurent pas contre des mérites pittoresques et lyriques dont les seuls juges sont et doivent être l'imagination et la sensibilité. Au lieu de parodier l'enflure ou l'étrangeté des expressions, le faste d'une palette trop voyante, et l'emploi des termes qui exigeraient le commentaire d'un traducteur ; au lieu de nous moquer «des jambons d'ours, des liquidambars, des tripes de roche, de la sagamile et des chiohicouis », le plus sûr est donc de ne point écouter des trouble-fête
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qui gâteraient notre plaisir. — Que d'autres sourient de Cliactas voyant tomber une larme de son amante, et s'écriant : « Orage de mon cœur, est-ce une goutte de votre pluie?» Sans leur refuser le droit d'ironie, nous aimons mieux nous livrer à l'émotion de cette scène dramatique où la passion est aux prises avec un devoir dont nous respectons les scrupules, tout en les maudissant comme une chimère. En dépit des impassibles que « le -fils d'Outalissi » ne touche point par les cris d'un cœur blessé, nous pardonnons quelques dissonances au délire de sa fièvre; parfois même nous y goûtons une harmonie qui ne déplaît pas dans un frère de René ; car ce qui protège Chactas contre des irrévérents, c'est que le poète lui a donné son âme; et cette ressemblance suffit à lui assurer, malgré tout, un rayon d'immortalité.
Nous en dirons autant de « la fille de Sinaghan aux bracelets d'or». Bien que sa sauvagerie soit de convention et d'emprunt, bien qu'à la longue on s'impatiente d'un héroïsme superstitieux qui s'égare jusqu'à la folie, lorsqu'il lui fait commettre un crime réel pour échapper à un crime imaginaire, il n'en faut pas moins avoir pour elle les yeux de Chactas ; car elle est la sœur d'Amélie, ou plutôt de Polyxène, puisque la pureté de l'art antique peut seule rivaliser avec ce tableau vraiment parfait, où la pâle figure d'Atala vit à jamais pour le ravissement des âges : « Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte
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qui donnait vers le Nord. L'ermite les avait roulés dans une pièce de lin d'Europe, filé par sa mère : c'était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives de montagne; ses pieds sa tête, et une partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée...., celle-là mème que j'avais déposée sur le lit de la vierge pour la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d'une blancheur éclatante on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d'albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d'ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par l'Ange de la Mélancolie, et par le double somi-t eil de l'innocence et de la tombe. Je n'ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie. » En face de cette page qui inspira Girodet, et où la grâce du Primatice s'allie aux molles délicatesses de Canova, peut-on ne pas regarder en pitié les outrecuidants qui se permirent alors d'admonester insolemment un tel début? Ils ne se doutaient pas. ces infaillibles, que le « jeune homme », auquel ils croyaient faire la leçon, allait être le guide de toute une génération, et que les
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plus illustres pourraient un jour dire de lui, comme Dante à Virgile :
Tu, duca. tu sieiioio, c lu maestro.
Mais ne nous plaignons point de ces méprises, puisqu'elles tournent à la gloire d'un art nouveau qui appelait une critique nouvelle. Or, c'est encore à Chateaubriand, ainsi que nous le verrons, qu'appartiendra l'honneur de susciter des juges dignes de lui. Pour ne pas apercevoir cette soudaine lumière qui surgissait comme un lever de soleil, il fallait pourtant que les prévenions d'école et les haines de secte eussent la vue bien débile ou bien courte. Car, dès le prologue qui sert de cadre à la fable, se révélait la splendeur d'un pinceau qui ne pèche que par une somptuosité trop éblouissante. En effet, quelle grandeur n'y a-t-il pas dans cette description du fleuve qui sera le témoin d'une si poétique aventure ! « Sur un cours de plus de mille lieues, le Meschacébé arrose une délicieuse contrée que les habitants des États-Unis appellent le nouvel Eden, et à qui les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves tributaires l'engraissent de leur limon, et le fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, le Temps assemble sur toutes les sources ces arbres déracinés ; il les unit avec des lianes, et les cimente avec des vases; il y plante de
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jeunes arbrisseaux et lance son ouvrage sur les ondes. Charriés par les vagues écumantes, ces radeaux descendent de toutes parts au Meschacébé. Le vieux fleuve s'en empare, et les pousse à son embouchure, pour former une nouvelle branche. Par intervalles, il élève sa grande voix, en passant sous les monts, et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts, et des pyramides des tombeaux indiens. C'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature; et, tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter le long des rivages des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents Nerts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s'embarquent, passagers sur ces les de fleurs; et la colonie, déployant au vent ses ailes d'or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve. » — Puis se déroule le panorama de ces savanes où ondule, à perte de vue, la verdure des prairies immenses que peuplent des milliers de buffles sauvages. — « Quelquefois un bison chargé d'années, fendant les flots à la nage, vient se coucher parmi les hautes herbes dans une île du Meschacébé : à son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse vous le prendriez pour le Dieu mugissant du fleuve, qui promène un regard satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives. »
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— Telle est la scène que nous offre le bord occidental ; mais, par un admirable contraste, elle change tout à coup sur la rive opposée. — «Suspendus sur le cours des ondes, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble et montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bégonias, les coloquintes s'entrelacent à leurs pieds, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité desbranches, s'élancent de l' érable au tulipier, des tulipiers à l'aliéa, forment mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquelles elles jettent des ponts et des arches de fleurs. Alors les chaînes de feuillage, les pommes d'or, les grappes empourprées, tout pend en festons sur les ondes. Du sein de ces massifs embaumés, le superbe magnolia élève son cône immobile ; surmonté de ses roses blanches, il domine tous ces berceaux, et n'a d'autre rival que le palmier qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure. »
Animant alors ces solitudes, le peintre les peuple comme un paradis terrestre. — « Pour embellir ces retraites, l'inépuisable main du créateur y fit une multitude d'animaux, dont les jeux et les amours répandent la vie de toutes parts. De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours enivrés de raisin qui chancellent sur les branches des ormeaux ; des
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troupes de caribous se baignent da is un lac ; des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages. Des oiseaux moqueurs et des colombes virginiennes descendent sur des gazons rougis par des fraises ; des perroquets verts à têtes jaunes, des piverts empourprés, des cardinaux de feu grimpent en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s'y balançant comme des festons de lianes... Mais, quand une brise vient à animer toutes ces solitudes, à balancer tous ces corps flottants, à confondre toutes ces tuasses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, alors il sort de tels bruits du fond de ces forêts, il se passe de telles choses aux yeux que j'essayerais en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature. »
Dans l'exubérance de ce paysage tropical s'annonçait un continuateur de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre, mais qui allait inaugurer, lui aussi, une tradition originale. Car, loin de se réduire, comme ses devanciers, à l'expression vague de la sensation instinctive, Chateaubriand visera de plus en plus au détail précis, et à ces traits qui accusent une ressemblance particulière. Psychologique et oratoire au dix-septième siècle, analytique et trop abstraite encore au dix-huitième, sous l'influence d'abord de Descartes, puis de Condillac et de Voltaire, notre langue va devenir enfin susceptible de ressources pit-
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toresques dont l'exactitude sera l'impression même de la réalité vivante. Les monts cessent d'être uniquement « sourcilleux », les ruisseaux «limpides », et les vallons « riants ». L'épithète, comme dans Ilomèie, sait distinguer les objets et caractériser leur physionomie, d'après les accidents d'une scène toujours changeante que varient non seulement les lieux et les temps, mais la sensibilité du spectateur, et la clairvoyance plus ou moins subtile des regards qui contemplent. La couleur locale, transmise à l'âme par les yeux, et animée par les sympathies dë l'observateur, voilà le triomphe, ou plutôt la conquête de cet art dont le secret une fois révélé ne périra plus. Chateaubriand est même tellement épris de sa découverte qu'on a pu blâmer comme excessif le zèle du novateur qui forçait à dessein la note pour la rendre retentissante, et l'imposer à l'attention des plus distraits. Si, comme on l'a vu par une longue citation, il pousse la rigueur du détail jusqu'à l'emploi du terme spécial, et presque du mot technique, il y aurait pourtant injustice à l'accuser de se perdre en de vaines minutiez; car ce qui domine dans sa manière habituelle, c'est encore la fougue d'une touche large et fière qui embrasse de v ,istes ensembles, les ordonne avec une soi te de majesté, en équilibre toutes les parties, distribue la lumière et l'ombre en de saisissantes oppositions, et semble improviser ainsi, comme en se jouant, des fresques monumentales.
Loin de s'asservir à son modè'e, selon le procédé
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de ces réalistes indigents qui ne savent que copier sans choix l'infiniment petit, il serait plutôt enclin à transfigurer toutes choses par la vertu merveilleuse du miroir intérieur où les images se réfléchissent pour se grouper, se combiner et s'agrandir suivant les exigences d'une fantaisie curieuse avant tout de l'effet esthétique. Que cette faculté ait son péril, nous l'accorderons volontiers ; car elle a produit parfois des illusions involontaires1. C'est ainsi que, dans le ta'bleau qui précède, on a pu critiquer un arrangement concerté jusqu'à l'invraisemblance. Quelques-uns mêmes se sont amusée aux dépens des ours amis de la treille, ou des serpents acrobates qui font le trapèze sur leurs lianes. Mais, au lieu d'y chercher l'occasion d'une parodie, admirons plutôt cette alliance du réel et de l'idéal réconciliés par une imagination si puissante que ses souvenirs deviennent une création véritable. Le principe de ce don supérieur est l'affinité mystérieuse qui unit l'homme à la nature. Mais cette correspondance intime n'est plus ici, comme il est arrivé pour d'autres, une ivresse panthéiste qui supprime la personne morale, et l'engloutit dans l'abîme de la vie universelle. Car, en ses élans les plus éperdus, le rêveur demeure
1. Dans une lettre à Joubert, il avouait ainsi ses habitudes d'embellissement poétique : « Je me suis trouvé engagé dans des monticules, partie de jour et partie de nuit. Les oiseaux chantaient de tous côtés, et j'ai entendu, à la fois, les trois passagers du printemps, le coucou, la caille et le rossignol. Un petit bout du croissant de la lune était dans le ciel, tout justement pour m'empécher de mentir; car je sens que, si la lune ri aua:! pas été là réellement, je l'aurais toujours mise dans ma lettre. »
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maître de lui-même, et son trouble n'exclut jamais le sang-froid d'une conscience qui se possède. En donnant une âme à tout ce qui remue son cœur, il ne laisse point la sienne s'évaporer dans l'infini. Cette sûreté de bon sens le rapproche de ces maîtres anciens dont il conserve le culte sans idolâtrie, et que ses descriptions égalent souvent par la fraîcheur ou la vivacité du pinceau. Nul, en effet, n'a plus spontanément l'intelligence de l'antique. Ne faudrait-il pas remonter soit à Homère, soit à Virgile, pour rencontrer une peinture où respire, comme dans celle-ci, la simplicité des premiers âges : « La nuit s'avance : les chants et les danses cessent par degré : les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit passer les ombres de quelques sauvages. Tout s'endort; à mesure que le bruit des hommes s'affaiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt. C'était l'heure où une jeune Indienne se réveille en sursaut au milieu de la nuit ; car elle a cru entendre les cris de son premier né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, où le croissant de la lune errait dans les nuages, je réfléchissais sur ma destinée. » Il n'est pas toujours aussi sobre, et il faut bien avouer que les exemples de Chateaubriand ont trop encouragé l'équivoque industrie de la prose poétique. Mais, tout en regrettant qu'il ait formé sans le vouloir de médiocres disciples, nous ne lui imputerons pas leurs maladresses. Sans accepter comme une
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école un genre qui n'aurait pas dû survivre à son inventeur, admettons du moins la légitimité provisoire dont l'investirent des circonstances exceptionnelles. Car, en un temps où le vers n'était plus qu'une forme vide, ce fut un bonheur que la poésie désertât cette langue morte pour passer à la prose qui, plus souple, plus ouverte à tous les sentiments et à toutes les idées, devait lui reconquérir sa popularité perdue, en attendant le jour où s'accomplirait la restauration de cette reine déchue. Considérons donc Chateaubriand comme l'hôte de son exil. Dépouillée de ses honneurs officiels, la Muse sait pourtant ici garder son rang, et faire respecter sa présence par un air de noblesse native qui, cette fois, n'emprunte plus rien à l'artifice d'un vain appareil. Son origine et ses d oits, qui ne les reconnaîtrait à des signes manifestes, ne fût-ce qu'à ce langage dont la mélodie est telle que Racine et Lamartine ne l'ont point surpassée? Non, jamais douceur plus musicale n'enchanta l'oreille, jamais aussi coloris plus caressant n'a flatté les yeux.
Les plus fines perceptions de l'ouïe et de la vue ont été surprises par une plume pour laquelle l'impossible devient un jeu. Les demi-teintes les plus fugitives, l'écrivain les saisit et les fixe ; l'impalpable, il nous le fait toucher par des expressions qui créent la sensation même. Mais ces prodiges de 1 art, on ne les analyse pas. Mieux vaut répéter ce que Joubert disait, le 6 mars 1801, dans une lettre à Mme de Heaumont, qu'alarmait le sort de l'ouvrage : « Je ne
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partage point vos craintes; car ce qui est beau ne peut manquer de plaire, et il y a dans ces pages une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais visible à tous. Ce n'est point un livre comme un autre. Son prix ne dépend pas de sa matière, qui sera cependant regardée par ceux-ci comme son mérite, par ceux-là comme son défaut. Il ne dépend pas même de sa forme, objet plus important, et où les bons juges trouveront peut-être à reprendre, mais ne trouveront rien à désirer. Pourquoi? Parce que, pour être content, le goût n'a pas besoin de la perfection Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier. Il l'aura mis partout, parce qu'il a tout manié; et pourtant, où sera cette empreinte sera aussi un plaisir. Le livre, eût-il cent mille défauts, réussira donc, parce qu'il est de l'enchanteul'. »
Ce mot fut prophétique : car, en dépit des récalcitrants, les contemporains acclamèrent un roman dont Chateaubriand put dire : « C'est de lui que date le bruit que j'ai fait dans le monde. » Un an après sa publication, il était traduit dans toutes les langues de l'Europe, et avait des lectrices jusque dans le sérail du sultan. Sans doute, elle s'est bien éteinte cette ferveur d'un premier amour; mais pourtant, notre siècle vieillissant ne saurait, sans se faire tort à lui-même, être froid et dur pour cette délicieuse erreur de jeunesse. A la fleur qui garde encore le parfum de je ne sais quel souvenir printanier il doit au moins cette pieuse tristesse qu'é-
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veille la vue des reliques léguées par la vingtième année à la saison où l'oubli se croit trop volontiers la sagesse, et n'est que le désenchantement de l'expérience 1.
1. « Encore des romans en A! J'ai vraiment bien le temps de lire toutes vos niaiseries, » s'était écrié le premier Consul, un jour que sa sœur, Mœe Bacciochi, était venue le trouver tenant à la main le petit volume d'Atala. Ce livre inspira des tableaux, des parodies, des raricatures, des éloges, des épigrammes. L'Europe entière cn l'lit cemuée. Ce n'était pourtant qu'un prélude, « un cantique avant la grand'messe », dit M. Monsr-let.
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CHAPITRE II
I. René. Lit poésie parsonnelle. Le mal du siècle, la méla colie. Ancêtres de René. Job, Stagyre, Hamlet. — ROUSSEAU et la Nouvelle Hélolse. La veille d'une révolution. GOETHE et rVerthel'.Le lendemain de la crise. Les déclassés, les désenchantés. M. de SENANCOURT et ses rêveries. Obermmin. — Amélie et René. Le siècle se reconnaît dans ce héros. — Il. L'homme chez le poète. Les ennuis de René, leur secret. — Chateaubriand comparé à ses devanciers. Les fils de René. Un mal guéri par un autre. Nouvelle forme de l'ennui.
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Avec Atala nous avons retrouvé l'éloquence de la passion et le sentiment de la nature. Mais dans ce drame du désert nous n'entendons que les chants de la solitude, et non ces accents personnels qui éveilleront l'écho de mille sympathies mystérieuses. Or, si la marque d'une souveraineté poétique est avant tout le privilège d'exprimer, à une heure décisive, des instincts confus qui s'ignoraient, Chateaubriand eut cette gloire, lorsque, dans le le personnage de René, le plus vivant de ses héro-!, et le plus semblable à son cœur, il idéalisa sous des traits distincts une maladie encore latente, mais qu'avait annoncée plus d'un symptôme précurseur. Avant d'observer en un type choisi les carac., tères aigus de cette épidémie, disons donc un mot des inquiétudes qui précédèrent son apparition.
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La mélancolie (car ce fut le nom de ce poison raffiné) n'est point d'origine moderne. Aussi ancienne que la vie humaine, elle se montrait dans les plaintes de Job, dans l'athéisme de Lucrèce, dans les soupirs de Virgile, et dans le badinage épicurien d'Horace. Mais ce fut surtout sous l'influence du christianisme, et durant l'agonie du monde païen, que se développa cette tristesse des âmes effrayées du vide que l'idée de l'infini' découvrait pour la première fois à l'impuissance de leurs ambitions. Le Slagyre de saint Jean-Chrysostôme n'est il pas un des ancêtres de René, comme le sera plus tard l'IIaiîîtet de Shakespeare, ce désespéré dont la folie recouvre un sublime orgueil ! Si toute anarchie morale est sujette aux langueurs que produit d'ordinaire le désaccord d'une sen-ibilité trop ardente et d'une volonté défaillante, ceux qui connurent le rire sceptique de Candide ne devaient pas ignorer non plus les larmes des espérances trompées. Mais, à la veille de la Révolution, d'autres éléments vinrent compliquer un malaise dont les causes avaient été d'abord toutes psychologiques.
C'est ce que prouve la Nouvelle Héloïse qui, dès l'année 1761, trahit clairement les approches d'une crise sociale. Dans roman où la passion qui jusqu'alors n'était rien prétend devenir tout, nous n'avons plus affaire à une galanterie aristocratique, et composée de politesse, de discrétion, de bienséance, de cérémonie ou d'étiquette. Action, style, décor, tout a chargé subitement. Au lieu
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d'être à Versailles ou dans un boudoir de Brimborion, nous voici à Clarens, en terre démocratique, près des sources du Rhône mugissant. A ces amoureux titrés qui se ressemblaient tous, depuis Mme de Lafayette jusqu'à Marivaux, succède un plébéien qui sent vivre en soi l'univers, mais que sa pauvreté condamne à se morfondre en des emplois subalternes. Attelé à sa besogne ingrate de précepteur, il n'a plus qu'une chance d'avenir, c'est de confier tous ses vœux à un amour sous lequel se cache, sans qu'il se l'avoue, l'ambition d'une revanche. Car, entre Julie et Saint-Preux, il y a la distance de deux classes que séparent des institutions et des préjugés de naissance ou de fortune. Or, dans les luttes douloureuses qui naissent de cette situation sans issue grondent déjà les ffiurmures avant-coureurs d'un orage politique. Aux sombres voluptés du rèveur se mêlent les révoltes d'un misanthrope qui proteste contre l'injuste inégalité des conditions. On pressent donc ici la fin d'un monde que doit remplacer un ordre plus équitable ; mais les vagues perspectives de cet horizon obscur tiendront longtemps encore les esprits dans une anxiété remuante et désœuvrée qu'alimenteront seulement, faute d'objet accessible à leurs prises, les chimères d'imaginations acharnées à se tourmenter elles-mêmes. Une attente fiévreuse et oisive, l'impatience des âmes désorientées qui flottent de l'utopie à la colère, tel est, même à distance de 89, l'état mental d'une génération formée à la.
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double école de Voltaire et de Rousseau, c'est-à-dire tout ensemble incrédule et enthousiaste, ironique et sentimentale, faible et violente, qui s'épuise en élans contradictoires, et finit par être aussi mécontente d'elle-même que des hommes et de Dieu.
La France ne fut pas seule 'à souffrir de cette contagion ; car on sait qu'elle franchit le Rhin, et que, pour s'en guérir, l'auteur de Werther avait eu recours au dérivatif de la fable dans laquelle il laissa déborder au dehors le flot de ses pensées amères. Au lieu de se suicider, il tua son héros. « Ce travail, dit-il, m'avait rendu ma sérénité. J'étais comme un pécheur qui s'est délivré du poids de ses fautes par une confession générale; j'avais réussi il transformer la réalité en fiction, et je me trouvais soulagé. » Mais cette convalescence du poète ne s'opéra qu'aux dépens des lecteurs dont quelques-uns furent ses dupes, et changèrent la fiction en réalité. Or, si ce livre eut un retentissement dangereux, c'est qu'il répondit à l'appel des intelligences surexcitées qui vibrèrent tout à coup à l'unisson de ces plaintes. L'œuvre de Gœthe fut comme une étincelle qui, embrasant la mine, provoqua l'explosion.
Ce mal ne sévissait du reste que dans l'ombre, et les cas étaient isolés. Aussi la Révolution l'étouffa-telle brusquement, mais sans supprimer ses causes; elle devait plutôt les aggraver, comme on s'en aperçut, après l'épreuve qui, substituant des soucis sérieux et de véritables souffrances à des infortunes de pur caprice, coupa court à leurs lamen-
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tations clandestines. En effet, une période d'abattement allait suivre l'exaltation du combat; et, au lendemain de luttes meurtrières même pour les vainqueurs, lorsque chaque parti compta ses pertes, quand le passé se fut évanoui sans retour, en face d'un avenir qui se dérobait aux plus clairvoyants, parmi les incertitudes, les craintes et les déceptions du provisoire, sous les menaces de l'inconnu, bien des égarés cherchèrent en vain leur route. Qu'on se figure en effet le contre-coup de tant de secousses qui avaient ébranlé si profondément même les têtes les plus solides. Entre hier et aujourd'hui, quel abîme! que de malheurs privés ou publics! que de ruines! que d'intérêts frustrés! que de croyances naufragées ! que de mésaventures qui ont humilié les uns, déconcerté les autres, et brisé les ressorts les mieux trempés ! Sans doute, ces douleurs eurent des compensations. On se sentait affranchi, on put se croire émancipé ; mais, si des barrières gênantes avaient été renversées, la force des caractères ne s'était point développée en proportion des droits nouveaux qui engendraient de nouveaux devoirs. Car la responsabilité s'accroît avec la liberté; plus on peut, plus il faut vouloir; et c'est surtout l'indépendance qui a besoin d'une règle imposée par la conscience. Or, il y avait dans les âmes plus de prétentions que de courage, et plus d'illusions que de vertus. S'étant persuadés que l'État seul avait été le grand coupable, et qu'un changement de régime devait remédier à tout,
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beaucoup furent étonnés que la société reconstruite ne leur eût point encore ménagé la place dont ils se jugeaient dignes. De là ce subit affaissement de volontés infirmes qui, n'ayant eu d'énergie que pour le d«5sir-, n'en avaient plus pour l'action. De là ces déclassés qui se demandèrent pourquoi ils étaient nés, et, à peine entrés dans la vie, la maudirent comme une ennemie. Las avant l'effort, dévorés d'inquiétudes stériles comme le regret ou rê\euses comme l'espérance, travaillés à la fois par le besoin et l'impuissance de sentir ou de croire, plusieurs furent alors saisis de cet inexorable ennui qui, selon Bossuet, « est le fond de l'homme, lorsqu'il a perdu le goût de Dieu». Infatuation et mépris de la raison, indifférence voilée sous l'étalage des beaux sentiments, sécheresse et mysticisme, satiélé dti la passion et délire des sens, lâche inertie et mobilité stationnaire, curiosité complaisante il décrire des maux de pure fantaisie qui se tournent en pl.iîsir d'amour-propre : voilà l'air de famille auquel nous distinguerons ces héros de roman qui vont offrir à l'artiste une source d'inspiration et au moraliste un sujet d'étude.
Nous en avons un premier témoignage dans les Rêveries d'un philosophe, lU. de Sénancourt, qui, vers 1798, abordait à ces plages arides où habite le morne panthéisme d'Obermann, et l'obscur désespoir de son désenchantement. Mais à ce Jérémie de la métaphysique manquait cette puissance d'attraction qui captive la foule. Dans l'expression transcen-
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dante de ses révoltes, il y eut trop de monotonie pour qu'elles devinssent jamais populaires, Aussi ne donna-t-il pas son nom à ce monde qu'il venait pourtant de découvrir. Cette fortune fut réservée au poète qui s'écriait en terminant A tala : « Homme, tu n'es qu'un songe rapide et douloureux ; tu n'existes que par le malheur, tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton cœur et l'éternelle mélancolie de ta pensée. » Ce verbe désolé n'est-il pas déjà le langage de René?
Son histoire, nous ne la raconterons pas. Disons seulement que ce frère d'Amélie, désabusé de tout avant d'avoir vécu, et consumé par une passion dont il n'ose pas nommer l'objet, demande en vain au ciel et à la terre une paix impossible. Car, si elle venait à lui, il s'empresserait de fuir loin d'elle. Poursuivi sans relâche par la flèche envenimée dont il ne peut, ou plutôt ne veut pas se délivrer, endolori d'une blessure « qui n'est nulle part et qui est partout », odieux à lui-même, et fatigué d'une existence qui lui pèse, il se décide à chercher dans la mort le repos de son inaction, lorsqu'un malheur exceptionnel le sauve du suicide ; mais à quel prix ! Cette sœur qu'il aime d'une affection trop tendre pour qu'il l'avoue, il s'en voit tout à coup abandonné ; car sa consolatrice s'éloigne subitement pour prendre le voile. Or, le jour où la religieuse s'étend sur un cercueil symbolique et accomplit le dernier sacrifice, un secret lui échappe ; et René apprend qu'Amelie, elle aussi, a cherché aux pieds de la
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croix un refuge contre des surprises que redoutait son cœur. Une éternelle séparation sera donc le châtiment du funeste rêveur dont les remords ou les regrets s'exilent vers les forêts de l'Amérique, tandis que sa chère victime s'ensevelit vivante dans un tombeau.
Voilà le sujet de ce drame qui, s'il faut en croire un auteur habile à se tromper lui-même, devait être un chapitre du Génie du christianisme, et visait à l'édification des âmes. C'est du moins ce qu'affirme une préface qui s'ingénie à pallier ces égarements plus que païens d'un héros près duquel Phèdre paraîtrait presque innocente. René nous donc présenté comme un apôtre qui prêche le rétablissement des cloîtres. Mais ne nous arrêtons pas à cette singulière prétention, où nous voyons seulement un prétexte inventé après coup pour assurer le patronage de l'idée religieuse à un livre qui pouvait offenser même le sens naturel. Écartons bien loin ces faux-semblants qui ne conviennent point à une aventure dont nous ne voudrions pas dire avec Chênedollé : v Ici, le poison se cache dans une hostie. » Otant ce masque au gentilhomme ténébreux qui fait de l'amour un crime et de la mort un néant, demandons-nous seulement si un grand artiste n'a pas songé à lui-même et à son temps, lorsqu'il a tracé le portrait de René.
C'est prévenir le lecteur qu'il n'est point aisé de reproduire au vrai l'expression de sa physionomie. Autant vaudrait fixer au passage le nuage errant
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que métamorphosent d'un instant, à l'autre l'inconstance des vents et les jeux de la lumière. Si « le vague des passions » est aussi la passion du vague, on peut dire qu'il y a de l'insaisissable dans un caractère qui se dissout en quelque sorte sous le regard de l'observateur. Mouvement perpétuel d'une imagination qui, dans l'ardeur de ses élans, déflore d'avance tout plaisir et toute joie, âpreté chagrine d'une vieillesse anticipée s'alliant comme par miracle à la jeunesse du sentiment, lassitude d'un esprit qui se débat dans le vide, inconsistance du doute parmi de brillantes professions de foi qui ne sont que de la poésie, ironie cachée sous un enthousiasme passager, amertume profonde d'une âme inassouvie que nulle ambition ne saurait satisfaire, et qui demande tout à la destinée sans rien exiger de son énergie personnelle; tels sont les traits du patient que l'on plaindrait, si ses souffrances ne lui étaient précieuses comme un pri\ilège qui le tire de pair et flatte son incurable vanité. Égoïsme et orgueil, voilà donc peut-être le secret principe du délire qui, chez le frère d'Amélie, dérobe sous de chevaleresques dehors le mépris de ces devoirs quotidiens dont la pratique s'impose aux plus grands comme aux plus humbles. Ce qu'il lui faut à lui, c'est de l'extraordinaire, et sa de\ise pourrait être ce mot d'Alceste : Je veux qu'on me distingue. Seulement, le misanthrope de Molière ne se met en vue que malgré lui, parce qu'on le force à de généreux éclats de colère, sous
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lesquels nous sentons la vertu d'un caractère; car son principal tort est d'exiger trop des autres comme de lui-même, et d'avoir l'amour militant de la justice ou de la vérité. En est-il ainsi de René? Il le dit, et nous l'estimons sincère, puisqu'il eut toujours le culte de l'honneur; mais nous le croirions plus sûrement encore, s'il faisait moins parade de ses misères, et ne prétendait pas nous offrir comme un signe d'élection des blessures dont la fatalité ne vient que de ses fautes.
Grâce à l'indécision des contours et à la variété flottante de ses nuances, cette peinture eut le charme d'un mirage pour ces esprits qui se plaisent à chercher et reconnaître dans un livre leur propre idéal. Or, ils étaient nombreux à une époque où l'on avait vu s'écrouler tant d'édifices réputés inébranlables, et remettre en question tant de doctrines qui passaient pour définitives. Il se trouvait alors toute une légion de cœurs dépourvus de lest, et d'intelligences désemparées, qui, faute d'équilibre, n'attendaient pour se livrer que la venue d'un séducteur. Chacun, suivant son humeur, allait dune reconnaître en lui comme la voix intérieure de ses propres instincts ; car la gamme de ses notes plaintives était assez souple et assez étendue pour s'approprier aux goûts les plus contradictoires, aux crédules comme aux sceptiques, aux simples comme aux raffinés, aux naïfs comme aux superbes. Il y avait là des pièges pour toutes les défaillances, mais surtout pour les impatients, les dégoûtés et les dédaigneux, gagnés
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d'avance à une apologie qui les réhabilitait en donnant à leurs faiblesses l'apparence d'une force, et à leurs illusions les couleurs de la réalité. Les généreux eux-mêmes seront peut-être plus vulnérables que tous les autres ; car la pitié est sœur de la clémence, et ils ne refuseront point une larme à des douleurs poignantes comme le cri d'un homme qui se noie. Voilà le cortège de l'archange qui semble venir d'un paradis perdu, pour affranchir les insoumis de tout rospect humain par les pathétiques mensonges qui les transfigurent en prédestinés. Tandis que le, uns se laissaient désarmer par l'émotion, et ravir par une éloquence qui impose silence à la raison pratique, d'autres (et ce fut le plus grand nombre) s'empressèrent de se façonner à l'image du Tentateur, et se plurent à porter triomphalement, ainsi qu'une auréole, ces souffrances imaginaires qui simulaient la grandeur, comme l'indéfini simule l'infini.
Toute cette clientèle, nous savons que René la reniera plus tard, et sera même le premier à la tourner cruellement en ridicule. Car nous lirons un jour dans ses mémoires : « Lord Byron a ouvert une déplorable école ; je présume qu'il a été aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvent autour de moi'. »
1. « Si R né n'existait pas, je ne l'écrirais plus. Une famille de Henés poètes et de Renés prosateurs a pullulé. On n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues. Il n'a plus été question que (le vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et
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Mais nous n'aurons garde d'accepter ce désaveu de paternité. Nous y verrons seulement une boutade qui n'est pas exempte d'une certaine impertinence, et confirme ce que nous disions du personnage de René : Il veut encore qu'on le distingue, surtout depuis qu'on s'est mis à singer son attitude. Son rôle de la veille lui déplaît, dès qu'il n'en a plus le monopole. Il ne peut souffrir que ses fils en partagent avec lui le bénéfice, et le compromettent par une parodie. Au fond, il n'a pas tort. Car, en passant du maître aux disciples, toute manière d'être se fausse et s'altère ; la lumière devient ombre, la grâce se change en grimace, et l'harmonie en dissonance. Un artiste si délicat avait donc le droit d'être offensé de ces hommages intempérants qui discréditaient son originalité, comme une caricature déshonorerait un chef-d'œuvre dont elle se dirait la copie. Alors même que ses imitateurs ne l'eussent pas défiguré, il les eût répudiés encore, lui qui voulut toujours que sa vie parût aussi solitaire que sa tombe. Voilà pourquoi il fait mine de protester, mais non sans une secrète satisfaction d'amour-propre. Car, tout en sachant bien que l'isolement sied au génie, il n'était pas fâché, ce me semble, de voir qu'on exagérait sa
à la nuit. Il n'y'a pas de grimaud de collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes, de bambin qui, à seize ans, n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie, qui, dans l'abime de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions, n'ait frappé son front pâle et échevelé, n'ait étonné les hommes stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. » (Memoires d'outre-tombe.)
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responsabilité. N'était-ce pas le témoignage éclatant du prestige exercé par un poème dont Sainte-Beuve, se souvenant de Joseph Delorme et d'Amaury, disait avec une tendresse persistante : « 0 René, nous sommes vos fils ; notre enfance a rêvé par vos rêveries, notre adolescence s'est agitée par vos troubles, et le même aquilon nous a soulevés. Quand Je Génie de la prière et de la- foi est venu vers nous, un rameau à la main, c'est par vous qu'il nous est apparu. Comme vous, nous avons pleuré, nous avons accueilli, puis rejeté la pensée sinistre ; comme vous. nous nous sommes agenouillés encore une fois devant le Dieu de nos pères, et nous avons cru un moment que nous croyions. Puis, quand l'orage et la bise sont revenus, nous avons encore oscillé comme vous, nous avons essayé de tous les cultes généreux, de toutes les pensées que l'imagination voudrait assembler dans un même cœur. Nos inconstances ont été les vôtres. Ne soyez jamais renié par votre race, ô René. Soyez, dans cette tombe tant souhaitée, à jamais honoré par nous. »
II
Sans chanter avec la même ferveur cet hymne de piété filiale, avouons cependant notre faible pour un ouvrage auquel s'applique si bien cette pensée de Chateaubriand : « La meilleure partie du génie se compose de souvenirs. Les plus belles choses qu'un auteur puisse mettre dans un livre sont les senti-
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ments qui lui viennent, par réminiscence, des premiers jours de sa jeunesse. » Cette loi (car c'en est une) ne saurait se justifier par un plus décisif exemple, et la formule qui la résume contient toute une révolution littéraire. Oui, Chateaubriand nous livre ici le secret d'un art nouveau qu'on ne soupçonnait pas avant lui, du moins en dehors des lettres familières et des Mémoires. J'entends par là qu'il a créé parmi nous la poésie personnelle, et le roman intime qui en découle naturellement, c'est-à-dire deux genres qui convenaient, entre tous, à notre goût d'analyse psychologique, et à la curiosité réfléchie d'un siècle plus soucieux d'entendre les accents de toute Ame sincère que de suivre le train des traditions, ou des idée; générales transmises par le respect dps âges. Si l'Empire n'avait plus guère que des versificateurs, et s'ils ne parlaient qu'une langue morte, c'est que tous ces rimeurs voués aux redites ne mêlaient plus aucune chaleur humaine à leurs chants anonymes, qui n'étaient que des airs connus d'avance, et exécutés par les combinaisons d'un mécanisme prosodique analogue au jeu d'un orgue de Barbarie. On eût dit qu'il suftisait de presser un ressort pour obtenir indifféremment une épopée, une ragédie, un poème descriptif ou didactique. Formé par des procédés d'atelier, le premier venu pouvait s'en tirer aussi bien que ses concurrents les plus achalandés, c'est-à-dire avec cette honnête médiocrité qui, dans les œuvres d'imagination, est le pire fléau. Pour réduire tous ces travaux de patience au
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néant d'où ils sortaient, il était donc urgent, d'abord d'oublier les recettes qui apprenaient à écrire sans idées ni sentiments, puis de substituer aux vaines poétiques la source première de toute poésie, à savoir la nature et le cœur humain, interrogés non plus indirectement en des livres dont la lettre était à peine comprise, mais face à face, et sans autre intermédiaire qu'une conscience émue. C'est ce que fit la bonne foi d'un talent libérateur auquel on doit pardonner ses défauts, parce que leur ingénuité même fut encore un bienfait qui nous oblige à la reconnaissance.
Puisque les confidences de René ont parfois la franchise sinon le repentir d'une confession, donnons-nous donc le plaisir de chercher ici, sous un voile à demi transparent, la figure du poète qui, aimant à se contempler dans le miroir de ses rêves, ne réussit jamais plus merveilleusement à mériter notre indulgence pour ses faiblesses, et à fasciner tous les yeux. Ces pages où il nous apparaît sous le rayon valent mieux pour sa gloire que le monument posthume, où, désireux peut-être de se grandir, il a couru le risque de se diminuer, moins cependant que ne le voudraient les récriminations intéressées des partis, et les méchancetés d'une critique trop préoccupée par la crainte de paraître dupe de sa première admiration. Ici du moins, nous n'avons pas le regret de rencontrer, comme dans les Mémoires d'outre-tombe, ces commentaires importuns qui, semblables à la
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lampe indiscrète de Psyché, mettent l'Amour en fuite. Si René fut un coup de maître, si sa flamme n'a pas perdu son éclat, la cause n'en serait-elle pas que l'homme s'y montre à la dérobée, avec une sorte de candeur, celle du moins que comporte le voisinage du public? Car René se sent écouté et regardé. De là vient même une de ses consolations ; voilà pourquoi il a le deuil si coquet, et la tristesse si voluptueuse. Quelques-uns seront tentés parfois de lui envier ses infortunes, plutôt que d'y compatir, tant elles semblent faites à sa taille. On dirait qu'elles lui sont comme une fontaine de Jouvence, où il s'abreuve pour se rajeunir, et sur les bords de laquelle il va cueillir sa couronne d'immortelles, ces roses sombres dont les parfums nous enivrent. Comment ne serait-il pas jaloux d'entretenir des douleurs qui l'inspirent si bien ? Comment ne chérirait-il pas une blessure dont voici la délicieuse plainte : « Sans parents, sans amis, presque seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence ; je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais
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l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de la vie universelle. La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers la fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j'aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah 1 si j'avais pu faire partager à une autre les transports que j'éprouvais! 0 Dieu 1 si comme à notre premier père tu m'eusses amené par la main une Ève tirée de moi-même ! Beauté céleste, je me serais prosterné devant toi ; puis, te prenant dans mes bras, j'aurais prié l'Éternel de te donner le reste de ma vie. »
Dans ces transports dont le mysticisme parait innocent comme l'ignorance, se dénonce déjà l'ardeur d'une imagination sensuelle qui s'accusera plus tard elle-même en cet aveu : « Quand je peignis René, j'aurais dû demander à ses plaisirs le secret de ses ennuis. » Nous pourrions en dire davantage sur cette question de psychologie ou de physiologie ; mais, dans ces analyses qui touchent à la personne, l'abus est tout près de l'usage. Laissons donc à de plus hardis la responsabilité d'une enquête périlleuse pour celui qui la fait comme pour la victime de sa clairvoyance, et n'insistons pas sur des faiblesses qui n'ont rien de très rare. Ce serait affliger René qui ne veut point avoir de vulgaires
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émules, et se pique de ne ressembler à personne par des contradictions dont il est étonné, comme si elles n'avaient pas été de tout temps inhérentes au cœur humain. Cette illusion où il se complaît, ne cherchons point à la dissiper, et gardons-nous de sourire, lorsque Chactas lui dit : (e Si tu souffres plus qu'un autre des choses de la vie, il ne faut pas en être surpris ; c'est qu'une grande âme doit contenir plus de larmes qu'une petite. » Mieux vaut consentir à ce qu'il y a de vrai dans cette pensée, mais en nous réservant le droit respectueux de remarquer aussi, comme un trait caractéristique, la fierté singulière avec laquelle René revendique l'honneur exceptionnel des coups de foudre dont il s'applaudit, tout en gémissant. Ne lisons-nous point ici cette réflexion : « On jouit de ce qui n'est pas commun, même quand cette chose est un malheur. » C'est tellement une de ses idées fixes qu'il y revient plus d'une fois, par exemple quand il ajoute : « Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s'il n'a pas voulu m'avertir dès l'abord que des orages accompagneraient partout mes pas. »
Voilà comme le refrain de cette cantilène éplorée. Il ne cessera pas désormais de retentir à tons les coins du ciel, mais jamais avec une intensité plus perçante que dans cette page des Natchez, qui date aussi de la première jeunesse : « Céluta, s'écrie René en danger de mort et croyant faire son testament, il y a des existences si rudes qu'elles semblent accuser la Providence, et qu'elles corrige-
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raient de la manie d'être... Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d'aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même Ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m'ont -lassé. Je suis vertueux sans plaisir; si j'étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n'ètre pas né, ou être à jamais oublié. » Il y a même parfois je ne sais quelle rage satanique dans ces idées de destruction qui, chez René, s'associent volontiers aux tressaillements les plus doux. N'a-t-on pas surpris cette note aiguë jusque sur les lèvres "dJ Atala, disant à Chactas : «Tantôt j'aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une divinité qui m'arrêtait dans mes terribles transports, j'aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé, d'abîme en abîme, avec les débris de Dieu et du monde ».
Ce goût du néant serait-il donc le dernier mot de René ? Nous n'aurons pas la témérité de l'affirmer; car nous serions démentis par les idées généreuses et vraiment bienfaisantes dont il demeura toujours, parmi ses fluctuations, le chevalier fidèle. La Foi, la Poésie, la Liberté, le Droit se lèveraient contre nous, comme autant de témoins pour accu-
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ser un diffamateur. Bornons-nous donc à dire qu'Alceste, auprès de René, paraîtrait sociable; car il est certain que, si l'amant de Célimène avait été plus heureux dans ses préférences, toutes ses amertumes se seraient adoucies. Supposez qu'Eliante eût fixé son choix, et vous conviendrez que la clémence d'une affection digne de lui n'aurait pas manqué de pacifier ses tempêtes. Comme Montausier, le mari de Julie, il pouvait être encore l'ennemi déclaré des vices; mais nous ne le verrions plus fan- . tasque, aigri, tourmenté par ses nerfs, faisant des algarades à propos de rien, cherchant une issue à ses vagues ressentiments, prenant des pavés pour écraser les mouches, et se soulageant ainsi de tous les griefs qu'il tourne contre le genre humain, pour ne pas s'en prendre directement à lui-même, ou plutôt à celle qu'il aime et que transfigure son amour. Au fond, il ne veut que le bonheur de ses semblables, et son pessimisme recouvre la charité d'un philanthrope. En est-il ainsi de Réné ? Non : nulle Célimène ne l'a trahi; il lui eût suffi de paraître pour convertir les plus rebelles. La gloire lui fut plus facile encore. Porté au pouvoir par sa renommée, il compta parmi les ministres légitimement populaires. Toutes ses ambitions ont donc été comblées; et cependant il n'a pas eu plus de sérénité dans sa vieillesse que dans son adolescence, près de sa tombe que de son berceau. Il est mort tel qu'il a vécu, misanthrope non par devoir, comme Alceste, mais par tempérament et parti
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pris. Ses amis les plus dévoués n'y contrediront pas; Joubert du moins le savait bien, lorsque, dans une lettre intime, il écrivit : « Un fonds d'ennui, dont le réservoir semble être l'espace immense qui est vacant entre lui-même et ses pensées, exige perpétuellement de lui des distractions qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniraient jamais à son gré, et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire. Tel est en lui l'homme natif. » Les années ne le changeront pas. Au contraire, à l'âge où les fruits les plus âpres se mitigent, il possédera des trésors d'amertume que sa jeunesse ne soupçonnait pas. Plusieurs même finiront par se demander, je ne dis pas avec raison, mais non sans excuse, s'il aima quelque chose en dehors de la gloire, de l'honneur et de l'art qui fut encore sa religion la plus chère, et sa foi la plus constante.
Voilà où mène la morale de René, si on la fait passer de la théorie dans la pratique. Il faut donc s'en défier. Mais c'est chose plus facile à dire qu'à faire, pour peu qu'on soit sensible au lyrisme de la passion, aux miracles du langage, et au mouvement flexible d'un style aussi mélodieux par les sons qu'harmonieux par les couleurs. Je doute par exemple que les réquisitoires d'une censure maintenant bien inutile puissent tenir contre l'effet de ce tableau qui déroule devant nous la scène des adieux suprêmes : « L'ordre était donné pour le départ de la flotte; déjà plusieurs vaisseaux avaient appareillé, au baisser du soleil; je m'étais arrangé
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pour passer la dernière nuit à terre, afin d'écrire ma lettre d'adieux à Amélie; vers minuit, tandis que je m'occupe de ce soin, et que je mouille mon papier de larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J'écoute; et, au milieu de la tempête, je distingue les coups du canon d'alarme, mêlés au ,glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout était désert, et où l'on n'entendait que le rugissement des flots. Je m'assieds sur le rocher. D'un côté s'étendent les vagues étincelantes, de l'autre les murs sombres du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie, qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des 01 ages d'épargner ton malheureux frère ? La tempête sur les flots, le calme dans ta retraite, des hommes brisés sur des écueils, au pied de l'asile que rien ne peut troubler; l'infini de l'autre côté du mur d'une cellule; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent, l'incertitude des destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie ; d'une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l'océan; un naufrage plus affreux que celui du marinier : tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible qu'appuyé sur le gaillard de mon
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vaisseau, je vis s'éloigner pour jamais ma terre natale 1 Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s'abaissaient à l'horizon. »
Le trouble que ces beautés nous laissent est-il salutaire, comme Chateaubriand voulut se le persuader? Je ne le crois pas; mais « Phryné gagnera toujours sa cause devant des Athéniens ». Il y eut pourtant des résistances, et même une froideur hostile dans l'accueil fait par les contemporains à ce livre dont le succès fut équivoque comme les égarements de son héros. Malgré la muette indifférence d'un grand nombre, ce chant désespéré n'en eut pas moins une action pénétrante sur des âmes prédisposées à la subir. Si cette influence fut profonde, c'est que René avait sur ses précurseurs l'avantage d'un air noble, de façons aristocratiques, d'une attitude engageante, et surtout de ce christianisme presque voluptueux qui prévenait en sa faveur, dans un temps où, le crédit de Voltaire ayant faibli, une réaction moitié sérieuse, moitié frivole, poussait les esprits au regret du passé. Cette prédilection subsiste encore aujourd'hui; mais elle n'est plus que littéraire.
A ce fils des croisés, qui parfois semble un revenant du moyen âge, le sentiment d'une société de plus en plus démocratique dut en effet préférer tel de ses devanciers, Rousseau, par exemple, qui, sans égaler René par la magie de la lumière, de la couleur, ou de l'harmonie, le surpasse par la sincérité
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de ses griefs contre la destinée. Car on comprend des accès d'humeur noire chez celui qui, né de mince condition, orphelin de bonne heure, élevé à la grâce de Dieu, sans maître, à l'école buissonnière, tour à tour apprenti, séminariste, médecin ambulant, truchement d'un moine quêteur, laquais, copiste, précepteur, secrétaire, commis de caisse, promena de mécompte en mécompte une jeunesse indigente, vagabonde et humiliée : tant d'épreuves justifient quelques-unes de ses plaintes. Ce n'est pas que nous pardonnions tous ses torts à ce malade qui voulut guérir les autres. On regrettera sans doute qu'au lieu de se réformer lui-même, il ait déclaré la guerre à l'ordre social, que sa conscience d'apparat honore trop souvent la vertu par des phrases auxquelles ses exemples infligeaient de fâcheux démentis ; que, trompé par le démon de l'utopie, il couvre de l'intérêt général des sophi'mes ou des paradoxes conseillés peut-être par ses propres ressentiments. Mais, sans absoudre tous les écarts d'une intelligence plus puissante que saine, on ne saurait pourtant se défendre d'une indulgente sympathie pour des souffrances réelles qui nous expliquent de trop sombres visions ou des chimères décevantes. Ses erreurs mêmes prouvent que, sans le savoir, il aima ses semblables, au point de les croire capables d'une perfection impossible. Nous lui saurons gré surtout d'avoir préparé la renaissance du spiritualisme, dans le voisinage des matérialistes et des athées. Disons plus. Il a frayé les voies au Génie du christianisme. Car,
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avant d'ouvrir les temples, il fallait d'un côté sauver l'idée de Dieu qui semblait s'être éclipsée dans les consciences, de l'autre donner à l'incrédulité railleuse l'exemple d'un respect parfois attendri pour des croyances bafouées par la dérision voltairienne. Le défenseur du credo chrétien est donc redevable au vicaire savoyard des germes semés par celui qui disait au baron d'Holbach : « La majesté des Écritures m'étonne, » et qui écrivait un jour : « Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. »
Oui, en achevant ou corrigeant le catéchisme de Rousseau, Chateaubriand continua l'œuvre commencée par le philosophe religieux qui eut le courage de tenir tête à la secte encyclopédique, et prit le premier sous le patronage do, sa raison les éternelles c'oyances du genre humain. Si nous passons à la question purement littéraire, nous pouvons dire aussi que René fut encore ici l'héritier direct de JeanJacques. Soit qu'il enchante nos yeux par de gracieux ou sublimes paysages, soit que sa rêverie se tourne en prière, il relève du Promeneur solitaire qui herborisait avec des transports de joie, et d'un cœur si tendre, dans sa petite île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Brienz. Je serais même tenté de croire que la note fut, je ne dis pas plus juste, mais plus intime chez le citoyen de Genève que dans les éblouissantes peintures de ce patricien sceptique auquel on a pu reprocher, avec trop de rigueur, de n'avoir pris à la vie qu'un intérêt égoïste, parce que,
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malgré ses généreuses saillies de cœur ou d'imagination, il fut impuissant à se lier à Dieu par la foi, et aux hommes par le devoir. Quoi qu'il en soit de cet arrêt, auquel nous ne souscririons qu'avec peine, il est certain du moins que Rousseau est plus voisin de nous par je ne sais quelle cordialité bourgeoise qu'il ne faut point demander au lyrisme de René.
Pour le comparer à d'autres émules, nous ajouterons qu'il retrouve l'avantage d'une supériorité manifeste, si, au lieu de le mettre en parallèle avec Jean-Jacques, dont les malédictions s'expliquent par des rancunes personnelles, on le rapproche de Werther, ce séditieux qui n'a pas l'excuse d'avoir été témoin et victime d'une crise sociale et politique dont les conséquences auraient été funestes aux intérêts de sa classe ou de sa race. Car nul orage n'éclata sur l'obscur berceau de ce Saint-Preux allemand qui tient de son sang germanique la fausse bonhomie des effusions sentimentales, sous lesquelles se cache l'aridité de l'envie. Né dans un milieu paisible et rangé, s'il en veut à Dieu, c'pst impiété pure ; s'il s'irrite contre les hommes, ce n'est qu'ambition et orgueil ; s'il se tue, c'est par haine plus que par amour. Or, cette aigreur vindicative, nous ne la trouvons point chez René. On peut l'appeler un malade, mais non un factieux. Quant au suicide, nous ne le redoutons guère pour lui; car les tristesses d'imagination sont rarement inconsolables, surtout dans un cœur de vingt ans; et d'ailleurs, il e--t plus
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chrétien qu'on ne pense, ce qui le sauve de luimême.
A plus forte raison vaut-il mieux qu'Obermann, cet ergoteur solennel qui, par ses négations froides comme des syllogismes et dédaigneuses comme des axiomes doctrinaires, nous communique l'ennui contagieux dont il est atteint. Il y a pourtant beaucoup de vérité dans ce caractère; car il nous montre, avec la rigueur d'une déduction, les extrêmes conséquences de ce doute dissolvant qui descend de la raison dans le cœur. Mais, outre que chez lui la sérénité du blasphème finit par être d'une odieuse monotonie, la prose de sa logique intraitable nous gâte un beau poème dont il n'est qu'un traducteur inanimé.
Pour ce qui est de Childe-Harold, qui parut deux ans plus tard, habillé à la Shakespeare, et doublé de don Juan, il est encore un frère de Hené. Mais ici nous ne sommes plus en présence d'un songeur dont les désirs se sont usés dans les abstraites voluptés du rêve; car, chez ce libertin de haut vol, la satiété n'est que le châtiment de l'abus qu'il a fait de tous les biens de h vie. C'est dire qu'il ne mérite guère d'être plaint. Quoique sa fatuité cavalière ait été fort à la mode, nous la jugerons donc moins favorablement que les coquetteries souvent innocentes de René. Entre eux il y a bien un air de famille, comme entre Caïn et Abel, mais avec de notables différences. Tandis que la mélancolie de l'un a des grâces féminines, et au fond une légèreté toute
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française, celle de l'autre se compose d'humour, de flegme britannique, et nous irrite les nerfs par des sarcasmes stridents dont la rage transforme un plaisir littéraire en une sorte de sensation douloureuse. Aussi notre goût pour cet étrange et infernal génie ne fut-il qu'un caprice, et non une passion. Après une infidélité passagère, les cœurs revinrent à René. C'était justice : car Byron a beau rapprocher de nous ses légendes, et encadrer dans l'histoire contemporaine la rombre épopée qu'il promène du Rhin au Tage, de Waterloo à Janina, de Rome à Athènes, du lac Léman au Bosphore, elle est trop fantasque et trop excentrique pour s'acclimater sous notre ciel. Si Alfred de Musset doit lutiner par occasion cette muse boiteuse, ce ne sera qu'une aventure de jeunesse chez cet enfant du siècle ; il se gardera bien de lui demander l'inspiration de ses Nuits d'impérissable mémoire. Ce fut plutôt la Muse de René qui écouta, qui consola ses plaintes. C'est elle aussi qui bien souvent prêtera sa lyre à Lamartine en ces heures immortelles où ses Méditations philosophiques et religieuses exprimeront le découragement d'un essor impuissant mais obstiné vers les mondes invisibles, un vague besoin de l'infini, les ravissements de la contemplation, et surtout la langueur de ces soupirs qui vont sans cesse de la vie à la mort, ou de la nature à Dieu, au risque de ne plus distinguer l'une de l'autre.
Si ces tristesses ne valent pas la virilité du courage pratique, elles sont pourtant l'honneur de
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ceux qui les éprouvent. Or, nul ne fut plus digne de les ressentir qu'un écrivain prédestiné par une vocation supérieure à réfléter dans ses œuvres toutes les incertitudes de son temps, et qui put dire à bon droit, en la préface de ses mémoires : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves : j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles » En face de ces situations douteuses que créent ces époques de transition où il y a partage et déchirement dans les consciences comme dans les cœurs, il ne faut donc point être rigoureux pour qui n'a pas connu la paix et la sérénité.
Il serait d'ailleurs bien superflu de reprendre aujourd'hui les armes contre une puissance déchue qui ne peut désormais inquiéter personne ; car elle n'a été que trop vaincue par les rancunes de l'esprit prosaïque et de la fausse utilité. Depuis qu'une activité fébrile a succédé partout à la nonchalance d'une rêverie parfois débilitante, j'en conviens, mais du moins désintéressée, les descendants de René ne sont en effet qu'une exception à peu près introuvable. Nous avons été radicalement guéris du mal qu'il propagea. Seulement, n'en soyons pas trop fiers : il y aurait lieu plutôt d'en vouloir à ceux qui ont si bien opéré cette cure, en nous traitant par répercussion. J'entends par là qu'à la douce folie du rêve ils ont substitué l'ardeur dévorante des appétits
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et des ambitions qui veulent s'assouvir à tout prix et sans retard. Trop pressées pour avoir du temps à perdre, les intelligences se lancent maintenant à toute vapeur, dans toutes les directions, parfois sans mécanicien, dussent-elles dérailler et se briser en route, même avant la première station. Sur ce sol mouvant où se précipite la cohue des convoitises, la course est si haletante que nul ne se donne le loisir de préparer ou de renouveler ses forces. C'est au point que, si René ressuscitait, il se convertirait en spéculateur ou en candidat politique. Au lieu de se dire : « Je serai poète », il s'écrierait : « Je serai préfet, ministre, ou millionnaire1. » S'il lui arrivait de se tuer, ce serait sans phrase, comme ferait un joueur décavé qui se brûle la cervelle. Car sa Charlotte, ou son Amélie, se nommerait la Fortune, ou le Pouvoir.
Est-ce à dire que les affairés, les impassibles et les fanfarons d'insensibilité soient invulnérables à l'ennui? Non : sous cette glace d'indifférence qui d'attitude devient habitude, l'hôte vengeur peut survenir encore. Mais il n'a plus, comme au début du siècle, sa poésie et sa religion. Il a cessé d'être le noble tourment de ceux qui, sollicités par l'inquiétude des choses éternelles, étaient, parmi leurs révoltes, capables de sonder le problème de la vie, d'interroger les sphinx, et parfois même d'espérer ou de croire. Aujourd'hui régnerait plutôt un parti
1. M. Caro. Études morales sur le temps présent. Hachelte.
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pris d'ignorance qui méprise la recherche comme un leurre et la découverte comme une duperie. . Le scepticisme qui jadis doutait de lui-même, ou se tournait en douleur, s'est transformé sans vergogne en négation dédaigneuse qui s'affiche insolemment, brave de sang-froid le scandale, ou même, ne croyant plus scandaliser personne, marche le front haut, avec aplomb, d'un pas assuré, dans le chemin du pessimisme ou du nihilisme. Tout s'est donc décoloré, tout a dégénéré, même le désespoir. « On dirait, écrivit récemment un psychologue1, que l'âme humaine a fini par atteindre la limite de volupté, de pensée, de moralité qu'elle ne peut franchir sans se paralyser ou s'hébéter. Veuve des sentiments qui donnaient un but à son activité, elle se tient accroupie au fond de l'organe que les philosophes lui ont assigné pour séjour, et contemple d'un air hagard les sens qui simulent encore les grimaces de la vie. Elle tire son bonheur de son impuissance, et place dans le néant sa dernière récompense. » Bien que ces couleurs soient trop poussées au noir, et que toute une élite virile proteste vaillamment au nom de l'avenir contre de telles menaces, nous n'en conclurons pas moins que les fils de René font regretter leur père, et par conséquent n'ont pas le droit de l'accuser durement.
1. M. Emile Montégut. Revue des Deux-Mondes.
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CHAPITRE III
I. La décadence de René. BKNJAMIN CONSTANT et Chateaubriand. La morne réalité. Adolphe. Le poids d'une chalne. La femme de Balzac. Apparition du roman psychologique et physiologique. — II. XAVIER DE MAISTRE. Le contre-poison de René. La rêverie bienfaisante. Le Voyage autour de ma chambre. L'humoriste et le moraliste. Le Lépreux de la cité d'Aoste; la résignation religieuse. Les Prisonniers du Caucase, et Mérimée. La Jeune Sibérienne et Mme Cottin. Un ancêtre de Tôpffer. — 111. CHARLES NODIER. L'Ennui sous l'Empire. Le déclassé, le fantaisiste, le dilettante. Un conspirateur pour rire. L'idolâtrie de Werther. Les Proscrits; le style funèbre et les souvenirs de la Terreur. Le Peintre de Saltzbourg; René plébéien. Adèle; apologie d'Obermann. Une épidémie de névrose et de chlorose. Thérèse Aubei,l ; les illuminés, les visionnaires, les fous. Jean Sbogar. L'idéal du brigand chevaleresque. Trilby; le fantastique. Un styliste, un poète. L'éclaireur sympathique du Romantisme.
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Quelques années après la publication de René, la décadence, dont nous venons d'indiquer les causes et les effets, se dénonça par un de ces cas exception, nels et isolés où se trahissent les germes d'une épidémie naissante. Nous voulons parler d'un petit roman que la candeur de Sismondi appréciait ainsi :
« Le livre d'Adolphe m'a en quelque sorte humilié pour Benjamin Constant : car il semble qu'il ignore l'instinct du devoir et de la vertu. Ce n'est pas lui seul qui paraît incapable de cette lumière ; on dirait
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que toute sa génération a perdu, comme lui, le sens moral. » Avant de revenir à l'odyssée poétique dont nous avons parcouru les premières étapes, détournons-nous donc un instant vers une œuvre encore bien vivante dans laquelle un personnage célèbre s'engagea sur les traces de Chateaubriand. Ce n'était point la première fois qu'il le suivait, comme son ombre ; car, au moment où brilla le Génie du christianisme, Benjamin Constant venait, lui aussi, de concevoir le plan d'un ouvrage consacré à la défense philosophique du sentiment religieux. Mais sa p'ume trop temporisatrice manqua l'occasion. L'eûtil d'ailleurs saisie au vol, ce travail inspiré par l'esprit du XVlIle siècle, même quand il avait l'air de le combatte, était trop dépourvu de flamme pour agir sur l'opinion, et s'élever au-dessus des mérites qui peuvent recommander une thèse aux suffrages d'une Académie. Adolphe, qui date de 1815, ne fut guère plus heureux. Terminé durant les Cent jours par un publiciste compromis qui s'était empressé de quitter la France, afin d'éviter le sort de Ney ou de La Bédoyère, ce récit parut en effet trop tard pour avoir chance de succès retentissant. Outre qu'il trouva les esprits distraits par le deuil des malheurs publics, !a place était prise par le souvenir de René définitivement établi dans les imaginations.
Adolphe ne devait donc réussir qu'à faire valoir un rival par des contrastes qui ne tournaient point à l'avantage du nouveau venu ; car, chez son devancier, il y avait du moins le sourire d'un idéal. Mais,
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lui, il ne représentait plus que la morne réalité d'une aventure où rien ne pouvait réjouir les regards.
Oui, dans ce chapitre d'une confession, tout espoir est éteint, tout enthousiasme tari, toute illusion morte; et l'impitoyable anatomiste aurait pu prendre pour épigraphe de son opuscule cette pensée que nous lui empruntons : « Je ne veux rien voir fleurir autour de moi ; je veux que tout ce qui m'environne soit triste, languissant et fané. » Certes, il fut servi à souhait, si l'on en juge par ces pages où s'offre à nous, d'après nature, le type accompli des âmes à jamais désenchantées. D'un côté une fantaisie étrangère à toute idée de sacrifice, de l'autre un entier . abandon que ne contient aucun re-pect de soi-même : voilà les seuls ressorts qui agissent dans cet épisode biographique où l'on admire un talent aux dépens d'un caractère. Le sujet du chef-d'œuvre (car c'en est un) se résume en quelques mots. C'est la peinture d'une situation fausse et douloureuse que crée le désaccord de deux cœurs enchaînés à la légère, s'apercevant bientôt de cette erreur que le monde condamne, mais la prolongeant par un mensonge qui pour l'un et l'autre devient un long supplice. Ellénore, la pl incipale victime de cette méprise, est la première apparition d'une figure qui a de l'avenir; car nous y reconnaissons d'avance la femme de Balzac, l'héroïne de trente-cinq ans, pour laquelle la passion est un de ces orages d'automne qui abattent les dernières feuilles. C'est donc sur un fond de mûre expérience que naît le sentiment tardif dont
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elle s'affole avec une violence d'autant plus inquiète qu'il est pour elle la suprême ressource d'une partie désespérée. Tout lui dit en effet qu'elle n'est plus jeune ; elle ne le sait que trop, quand elle s'interroge devant son miroir; mais elle voudrait se tromper elle-même par une nouvelle épreuve qui ne fera que lui rendre plus cruelle la conscience de l'irréparable.
Si encore la raison présidait au choix où elle s'engage 1 Mais non : car Adolphe a dix ans de moins que l'objet du caprice.auquel l'invite le désœuvrement, ou plutôt une gageure d'amour-propre, et le goût du fruit défendu. Malgré cette flagrante inégalité d'âge, il risque cette partie galante ; il s'anime même au jeu par les préliminaires d'une résistance bienséante dont les manèges peu prolongés le tiennent provisoirement en éveil, et stimulent sa curiosité. Mais, au lendemain d'une victoire prévue, et qui n'a pas coûté de difficiles manœuvres à un tacticien consommé, la vanité une fois satisfaite, il est tout embarrassé d'une conquête gênante pour la liberté de ses inconstances. C'est qu'il se voit en face d'un dévouement qu'il faut payer de retour ; et il ne sait plus que faire de ce bonheur importun qui oblige un indigent à se mettre en frais de générosité. Le voila donc condamné à une reconnaissance qui l'excède. Aussi la langueur, la lassitude et l'impatience surviennentelles au pas de course. Il n'ose d'abord se l'avouer, et cherche des raisons pour se persuader qu'il est heureux, ou qu'il doit le paraître; mais, de j<»ur en
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jour plus tyrannique, l'obsession d'un amour qui joue de son reste ne tarde pas à l'irriter comme une servitude. Pourtant, il commence par sauver les apparences, et soutient encore quelque temps la contrainte que lui impose une politesse mèlée de je ne sais quelle pitié plus outrageante que l'ingratitude. Il espère ainsi dénouer ou user insensiblement un lien qu'il serait brutal de rompre d'un seul coup. Mais c'est compter sans la clairvoyance d'une passion qu'on ne saurait tromper, parce qu'elle est sincère, et qu'étant d'ailleurs peu novice elle connaît à fond toutes les ruses d'une mise en scène, tous les secrets de la comédie. De là des regards qui observent, un silence qui accuse, d'aigres soupçons, une anxiété poignante, des jalousies furieuses, des éclats blessants, puis des reprises précaires, des pardons équivoques, des semblants de confiance et des promesses parjures, suivies d'une foi douteuse qui s'endort sur des épines. Parmi toutes ces misères d'une lutte sans dignité, dont l'unique issue doit ètre une rupture, notons aussi des essais de résignation équivo. que, qui voudrait bien gagner du temps, et mendie l'aumône d'un ajournement. C'est ainsi qu'une tendresse déçue répète le rôle de Mme de Warens, et se réfugie en des compromis qui recouvrent mal des exigences impérieuses ou des supplications humiliantes. Dans les intermittences de la fièvre qui la brûle, Ellénore s'amuse donc à des enfantillages qui s'appellent tour à tour maternité protectrice, sollicitude de sœur aînée, ou tout simplement indul-
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gente amitié. Mais ces badinages ou ces impostures ne peuvent donner le change à des alarmes trop fondées. Ce ne sont plus dès lors que les convulsions d'une écœurante agonie; et l'on assiste avec une ironie qui exclut la compassion au martyre de ces cœurs également flétris qui se débattent dans l'impuissance, l'un de ses regrets, l'autre de son égoïsme.
Qui pourrait en effet se laisser toucher par les infortunes si méritées de ce vieillard précoce dont l'exaltation factice ne venait que de la tête, et dont l'abattement est l'atonie d'une volonté qui n'a pas même le courage de revendiquer enfin son indépendance? Quant à la grande dame qui souffre de sentir déclassée par une imprudence coupable, sa douleur serait plus intéressante, si elle était le remords d'une faute, et non le dépit d'une maladresse. Il y a donc ici pauvreté morale, et par conséquent manque de charme. Mais, si toute sympathie se refuse à la fatuité d'un roué, ou aux déboires d'une coquette obstinée à ne pas vieillir, on ne louera jamais trop la dextérité d'analyse à laquelle nous devons cette enquête psychologique C'e.-t le modèle d'un genre qui s'accommode bien à un âge de civilisation extrême, où les passions se compliquent d'éléments si subtils qu'il faut des instruments de précision pour les saisir avant qu'ils ne se volatilisent. Par la délicatesse de son diagnostic, Benjamin Constant donne à une récréation littéraire l'importance d'une observation scientifique; car il y a du
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définitif dans la sûreté du praticien qui ausculte ses deux malades, et il décrit en maître les moindres bruits où se révèlent une lésion interne et une circulation anormale. C'est le triomphe d'un spécialiste d'autant plus infaillible qu'il n'expérimente pas seulement sur autrui, mais sur lui-même. On soupçonne du moins qu'il lui a suffi de s'écouter ou de se regarder, pour suivre toutes les phases de l'accident dont il démêle si-bien les nuances les plus ténues et les plus contradictoires.
Évidemment, un souvenir intime fut évoqué par cette fiction. Nous en avons pour garantie les témoignages des contemporains qui approchèrent Benjamin Constant. Sous le coup d'une première et vive impression, Sismondi n'écrivit-il pas, en 1816, à la comtesse d'Albany : « Je reconnais l'auteur à chaque page, et jamais confession n'offrit portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts: car il ne les excuse point, et ne semble pas avoir la pensée de les faire aimer. Quand je l'ai connu, il était tel qu'Adolphe, et avec tout aussi peu d'amour, non moins occupé de flatter ensuite, et de tromper de nouveau par un semblant de bonté celle qu'il avait déchirée. » Pourrait-on d'ailleurs en douter, quand sa correspondance avec AJmo de Charrière nous révèle sans aucune réticence les vicissitudes d'une affection mal assortie qui traversa tous les degrés de température, pour se refroidir peu à peu, jusqu'au jour où elle expira dans une indifférence décente, mais à peine dissimulée? Relisez ces docu-
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ments, et vous retrouverez Adolphe dans celui qui se représente avec une franchise souvent impertinente comme un bel esprit dégoûté de tout, « amer, égoïste, doué d'une sorte de sensibilité qui ne sert qu'à le tourmenter, mobile au point de passer pour fol, et sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous ses plaisirs ». Voilà bien le dilettante dont les convictions ne seront guère que des aptitudes d'artiste. Sans doute il servira de nobles causes, avec des accents d'éloquence qui feront honneur au talent de l'avocat, et lui vaudront une légitime renommée. Mais, jusque dans ses plus belles journées de tribune, se reconnaît à certains signes l'amant d'Ellénore, un autre Adolphe qui demande surtout à la politique des émotions et des succès d'amour-propre. Son libéralisme sera moins une foi fervente et dévouée aux principes que l'emploi d'une heureuse intelligence qui vise à la popularité. Sa religiosité flottante et vaporeuse comme un nuage paraîtra le caprice d'un mondain qui suit la mode, et veut plaire aux salons1.
i. Dans une lettre de Ben jamin Constant, je lis ce paradoxe qu'il prête à un ami : « Il prétend que Dieu est mort avant d'avoir fini son ouvrage. Il avait les plus beaux et vastes projets du monde, et les plus grands moyens; il avait mis en œuvre plusieurs de ces moyens, comme on élève des écliafauds pour bâtir ; mais, au milieu de son travail, il est mort. Tout, à présent, se trouve fait dans un but qui n'existe plus : nous, en particulier, nous nous sentons destinés à quelque, chose dont nous ne nous faisons aucune idée: nous sommes comme des montres oit il n'y aurait point de cadran, et dont les refuges, doués d'intelligence, tourneraient jusqu'à ce qu'ils fussent usés, sans savoir pourquoi, et redisant toujours : Puisque je tourne, j'ai donc ua but. »
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Cette sécheresse intérieure s'explique du reste par les influences dont il subit le souffle aride, à l'âge où ces atteintes sont ineffaçables. Son enfance n'avait point connu les joies domestiques et les sourires du foyer. «Dans mon père, nous dit-il, je ne trouvai qu'une observation froide et caustique. Durant mes dix-huit premières années, je ne me souviens pas d'avoir jamais eu un entretien d'une heure avec lui. » Soumise à cette longue diète, sa sensibilité finit par se contracter et s'atrophier. Elle ne se ravivait momentanément que sens l'aiguillon des excitants qui débilitent par une saveur irritante. Ils ne lui manquèrent pas dans le monde élégant, mais frivole, où ce Parisien croisé d'Allemand, élevé dans le voisinage de Voltaire et de Rousseau, ironique comme l'un, dialecticien comme l'autre, mais sans passion ni flamme, pl omena longtemps l'ennui d'une existence co-mopolite qui cherchait vainement à fixer ses ambitions. Malgré des attitudes sentimentales, il eut donc le cœur aussi sceptique que l'esprit. C'est ce qu'attestent les incidents romanesques de son adolescence. Si les lettres qui en ont gardé mémoire sont d'un tour spirituel où bril!e l'agrément d'un causeur étincelant, n'y cherchons pas la poésie; la fleur du sentiment ne s'y rencontre que pâle et malingre ; elle n'a déjà plus aucun parfum. Loin d'être de ceux qui possèdent le don d'illusion, i! craindrait plutôt, et cela dès sa jeunesse, d'être dupe d'un entrainement. Sous les échanges de ses tendresses railleuses, qui ont l'air de se moquer d elles-mêmes,
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et s'aiguisent volontiers en épigrammes, on pressent, dès l'abord, l'infidélité prochaine. Alors qu'il paraît se livrer, il se surveille, se défie, et se tient à distance.
On dirait le plus souvent un observateur qu'intéresse la curiosité. Il assiste à une expérience, et veut savoir à quoi s'en tenir. Voilà pourquoi il attise la passion : elle n'a été pour lui qu'un prétexte à une étude. Il entrait cependant alors dans sa vingtième année; mais nul ne se douterait qu'il y a un Chérubin dans ce dandy blasé qui persifle les soupirs les plus sincères et les plaintes les plus sérieuses. Parmi les nombreuses pérégrinations qui servent de cadre à cette aventure, vous ne surprendrez pas même un de ces traits furtifs où se trahit un rêveur épris de la nature, et accessible à ces enchantements qui reposent ou qui consolent. Il est évident que son regard ne va pas au delà des horizons mondains où s'agite le mouvement d'une vie artificielle dont le principal mobile est la vanité, jusque dans ces liaisons passagères où l'amour n'est qu'un trompe-l'œil.
Entre Adolphe et le Benjamin de Mme de Charrière, il y a donc parenté manifeste. Mais n'abusons pas du parallèle : au lieu de serrer de trop près les ressemblances, remarquons plutôt l'adresse littéraire qui s'ingénie à les déguiser, et dépayse à dessein la témérité des conjectures. Une part de fiction se glisse en effet dans les éléments intimes qui ont fourni la situation et les caractères ; car les circonstances accessoires furent transposées
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ou combinées par une industrie habile à égarer les commentaires. Aussi se tromperait-on si dans la physionomie d'Ellénore on ne voulait voir qu'un portrait individuel. Un écrivain soucieux de l'art autant que de la vérité se serait bien gardé de ces procédés serviles qui accuseront plus tard, dans l'école réaliste, la misère de l'invention. Il a donc changé la patrie, la condition, la figure, l'e?prit même, pour ne garder que le cœur, c'est-à-dire l'essentiel. Encore ne s'est-il pas réduit à l'unique souvenir de la personne distinguée qui s'était fait connaître par des romans agréables, mais très inférieurs aux lettres si passionnées qu'elle ne destinait point au public. Il était d'ailleurs trop riche d'expérience pour ne pas confondre, sans le savoir, bien des noms et bien des dates dans les réminiscences d'une jeunesse qui dura longtemps. Aussi d'autres impressions se sont-elles mêlées au courant général de la fable comme des ruisseaux à un fleuve.
Parmi ces affluents, il en est qui semblent avoir pris leur source aux environs de Coppet; car certains traits d'humeur dominatrice et d'altière impétuosité paraissent dé.-igner dans l'héroïne d'Adolphe la femme illustre à laquelle Benjamin Constant tenait par un sentiment plus tendre que l'admiration. Ne sait-on pas qu'il fut même tenté de l'épouser, mais que Mme de Staël s'y refusa, de peur de déroger à sa gloire, et, comme elle disait, « de désorienter l'Europe» par un changement de nom? De là des tempêtes qui se dérobèrent sous les
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ombrages de Coppet, mais non sans avoir eu pour témoin involontaire un hôte qui eut l'oreille fine, Sismondi, dont la correspondance révélatrice est, elle aussi, tombée dans nos mains. C'est à regret que nous touchons à ces anecdotes qui ont un air d'indiscrétion. Mais la faute en est à des œuvres auxquelles a collaboré la vie privée. Pour les bien comprendre, il ne faut pas séparer l'homme de l'auteur : c'est donc le seul moyen d'analyse approprié à un !ivre qui a la sincérité d'un examen de conscience, comme le prouve cette conclusion qui le termine, et en est l'ingrate moralité : « Les circonstances sont bien peu de chose; le caractère est tout. C'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs. On ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, mais on transporte dans chacune les tourments dont on espérait se délivrer; et, comme on ne se corrige pas en se déplaçant, on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets, et des fautes aux souffrances. »
A ce pessimisme désormais incapable de toute illusion, parce qu'il ne croit plus qu'à la force des choses, et se soumet par découragement à l'inévitable, s'accommode, sous la plume de Benjamin Constant, un style nu et dépouillé, mais souple, délié, pénétrant, perçant et singulièrement alerte. Sa force est dans sa simplicité, comme son élégance dans sa précision. Des éclairs d'imagination y brillent, par échappées rapides, en des saillies imprévues et piquantes comme cette comparaison toute
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amilière : (1 Les mots frappants ont l'inconvénient de tuer la conversation; ce sont des coups de fusil qu'on tire sur les idées des autres, et qui les abattent. » Ou bien, ce sera une de ces formules profondes qui font réfléchir, par exemple lorsqu'il dit : « Quand tous sont isolés par l'égoïsme, il n'y a que de la poussière; et, dès qu'un orage arrive, c'est de la fange. » Ces rencontres sont même assez rares; d'ordinaire, la justesse lui suffit; et, s'il met beaucoup d'esprit dans la raison, il s'interdit comme superflu tout ornement qui ne serait que pour les yeux. Volontiers abstraite, ou parfois un peu trop métaphysique, sa langue, voisine de Genève, aurait plutôt je ne sais quelle teinte grisâtre ou effacée. Tout en est ferme, net et clair, mais sans couleur ni relief. De l'ensemble se dé^r.ge une impression de parfaite convenance entre le fond et la forme; car cette sobriété un peu triste est en harmonie avec l'inclémence de ce tableau cruel qui nous assombrit l'âme. Or, la souffrance intérieure qui en résulte nous avertit de la distance qui sépare Adolphe de René. Entre ces victimes d'un mal analogue, mais modifié par les tempéraments, il y a la différence du printemps à l'hiver, et de la poésie à la pi ose.
Ils sont pourtant frères; mais, outre qu'ils ne furent pas formés à la même école, et qu'ils procédent le premier de Voltaire et des salons philosophiques, le second de Rousseau et de la contemplation solitaire, ils n'ont pas le même âge; car il est
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certain qu'Adolphe n'a jamais eu vingt ans, comme René. Ils représentent donc, l'un l'expérience et ses aigres leçons, l'autre la jeunesse et ses radieuses mais décevantes chimères.
Indiquer ces contrastes, c'est expliquer la fortune très inégale de ces deux écrits. Comme les lecteurs se laissent prendre le plus souvent par le plaisir et l'amour-propre, ils ne pouvaient manquer de fêter le héros qui les charmait en les flattant, et de faire assez fro:de mine à celui dont la franchise et le flegme sarcastique les instruisirent en les attristant. Aussi beaucoup s'empressèrent-ils de se composer une attitude à l'image de René, tandis que personne n'osa dire : « Je suis Adolphe. » Un pareil pé:e n'aura jamais qu'une postérité, nombreuse peut-être, mais clandestine. Or, nous ne devons point nous en plaindre ; car il y a des instincts de justice jusque dans les méprises de l'opinion, et il fut bon que la faveur n'allât pas à un type bien plus vivant que l'autre, mais dont le tort était précisément de se condamner en se démasquant. Dans l'antipathie qu'il suscita chez ceux-mêmes qui se reconnurent en lui, voyons donc un hommage rendu à l'idéal, qu'on ne saurait offenser impunément. Pourtant, si l'on nous demandait quelle est de ces œuvres la plus vraie, et par conséquent la plus saine, nous répondrions sans la moindre hésitation : C'est Adolphe. Car, pour ne point parler du style qui, bien que moins assuré de plaire, est cependant plus naturel et plus français, cette peinture a ceci
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de bon qu'elle ne nous trompe nullement, et n'inspire à personne le goût d'imiter un fâcheux modèle. Bien au contraire, elle nous montre ce que déguisait un magnifique mensonge. Il faudrait donc, dans un intérêt pratique, préférer le philosophe habile à isoler les éléments amers du breuvage qui abusait nos lèvres; car sa psychologie savante nous apprend, sans autre euphémisme que la politesse du bien dire, quels mécomptes attendent ceux qui s'obstineraient à chercher le bonheur où il n'est pas. En résumé, Adolphe ouvrira les yeux aux dupes qu'aveuglait René.
II
Nous pourrions continuer la revue des héros qui firent concurrence à l'amant de Lucile ou d'Fllénore. Mais il vaut mieux opposer aux chimériques misères des heureux qui cherchent le malheur la leçon que leur donnait, à la même époque, une infortune vraiment digne de compassion. Je veux parler de cet humble Lépreux qu'un compatriote ou du moins un voisin de Jean-Jacques et de Benjamin Constant nous montre exilé loin des vivants, et réduit par ses maux à la pensée du suicide, mais puisant la résignation dans l'idée du devoir et le courage d'un cœur religieux.
Puisque l'à-propos nous y invite, esquissons donc la physionomie d'un lettré qui, frère de Joseph de
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Maistre, soutint un rôle périlleux pour les mieux doués, et ajouta sa modeste gloire au retentissement d'un nom déjà célèbre. Ce talent original mérite d'autant plus l'attention qu'il n'emprunta rien au génie de son illustre aîné, mais brilla discrètement près de lui d'une lumière qui ne s'éteignit pas dans le fulgurant éclat d'un astre de premier ordre. Chacun a reconnu d'avance le comte Xavier, qui, né à Chambéry, réussit à prouver une fois de plus combien la province de Savoie était prédestinée par sa culture à faire un jour définitivement partie de la terre française dont elle honorait la langue par des œuvres si distinguées. Officier au régiment de marine, il n'avait que vingt-six ans lorsque, à la suite d'un duel qui lui coûta quelques jours d'arrêt, il s'avisa de prendre la plume pour distraire les langueurs de ses loisirs forcés. Telle fut la fortuite origine du Voyaqe autour de ma chambre, où il s'improvisa moraliste par hasard, et sans le savoir ; car il n'avait pas le moindre souci d'amour-propre. Son manuscrit n'eût même pas vu le jour, si, communiqué au meilleur des juges, à l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, il n'avait été livré à l'impression par surprise, à l'insu de l'homme d'esprit qui, ne se doutant pas de ses ressources, n'aurait jamais eu l'idée d'en tirer parti1.
Elles sont exquises ces pages inspirées par la Muse de la rêverie. Or, la solitude n'est plus ici le vide
i. Le livre parut à Turin, en 1794.
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où étouffe un Obermann, mais une retraite salutaire et peuplée de songes qui justifient cette pensée philosophique : «Malheur à qui ne peut être seul, un jour, sans éprouver le tourment de l'ennui, et qui aime mieux converser avec des sots qu'avec luimême ! » Ce qui charme tout d'abord en ces caprices d'une imagination souriante et attendrie, c'est la sincérité de l'observateur qui se peint au naturel ; car jamais livre ne ressembla davantage à la personne de l'écrivain. Ses confidences y deviennent même une confession, celle d'une conscience qui, tout en se jouant, ne nous dérobe aucune de ses faiblesses. Mais sous ces aveux ne se cache point la complaisance d'un orgueil qui s'absout, et d'un égoïsme qui se déguise. Aussi ne peut-on connaître, sans l'aimer, ce cœur ingénu qui s'interroge avec autant de désintéressement que de bonne foi. Aux fantaisies de l'humoriste et aux badinages d'une ironie sentimentale qui rivalise, sans le vouloir, avec Sterne et Charles Lamb, s'associent des réflexions à demi sérieuses et à demi railleuses qui trahissent l'expérience du monde, et amusent la raison par des vérités piquantes comme des paradoxes. Mais tout éloge serait au-dessous de notre plaisir. Qui n'a lu et relu ces chapitres où tantôt s'égayent des épigrammes inoffensives, tantôt éclatent des accents de vive sensibilité, comme dans cet hymne du regret? « J'avais un ami : la mort me l'a ôté... Ah! je ne m'en consolerai jamais. Cependant, sa mémoire ne vit plus que dans mon coeur ; elle n'existe
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plus parmi ceux qui l'environnaient... De même, la nature indifférente au sort des individus remet sa robe brillante du printemps, et se pare de sa beauté autour du cimetière où il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches ; les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouches bourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort : — et, le soir, tandis que la lune brille au ciel, et que je médite près de ce triste lieu, j'entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sous l'herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. Tous les malheurs de l'humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. La mort d'un homm? qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d'un papillon que l'air froid du matin fait périr dans le calice d'une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. »
Qui ne se rappelle aussi la fameuse théorie de l'âme et de la bête, leurs querelles, leur divorce, leurs raccommodements, les belles résolutions de l'un et la tyrannie de l'autre qui va toujours son train, Dieu sait où? Un jour, par exemple, « au lieu de se rendre à la Cour, comme elle en avait reçu l'ordre, elle dériva tellement sur la gauche, qu'au moment où l'âme la rattrapa, elle était à la porte de Mmc de Hautcastel », oui, de cette Célimène, dont le portrait «sourit à la fois à tous ceux qui le regardent, tout en ayant l'air de ne sourire qu'à un seul ». On n'a pas oublié non plus les mésaventures de la
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rose offerte à une indifférente, quand sa toilette de bal en était à la dernière épingle. Pauvre fleur qu'on ne regarda même pas ! « Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui faire mieux juger de sa parure ; et, sa physionomie se répétant d'un miroir à l'autre, je vis une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi... Dès que la parure commence, l'amant n'est plus qu'un mari, et le bal seul devient l'amant. »
Dans ces nuances d'une mélancolie qui n'a rien d'énervant, que de finesse, que de bonhomie, quelle mesure de goût, quelle fraîcheur de style transparent comme ces ruisselets qui, aux alentours de Chambéry, serpentent sur la mousse, en un lit tout ' bordé de menthe et de fleurettes champêtres 1 Ce babillage d'une plume leste et pimpante avait déjà fait son tour de France lorsque, vers tSiO, à SaintPétersbourg, en un salon où l'entretien amena cette rencontre, Xavier de Maistre, alors général au service de la Russie, eut l'occasion de parler du lépreux qu'il avait visité dans sa tour de la cité d'AosTE. Il y mit tant de chaleur que son frère lui conseilla de fixer ses souvenirs. De là ce dialogue qui va droit à l'âme, parce qu'il en vient. Jamais, en effet, éloquence plus cordiale n'a représenté le supplice de l'isolement. Philoctète, dans sa grotte de Lemnos, était du moins réconforté par l'attente d'un vaisseau libérateur. Robinson, dans l'île transformée par son industrie, songeait moins à regretter ses semblables qu'à se passer de leur secours. Le Paria de la chau-
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mière indienne oublia, parmi les douceurs d'un foyer domestique, la caste cruelle qui l'avait proscrit. Mais pas une lueur d'espoir n'éclaire l'uniforme souffrance à laquelle est vouée pour toujours, du berceau jusqu'à la tombe, la victime innocente d'un mal que ses progrès dévorants doivent rendre de plus en plus affreux. Et pourtant, ce condamné ignore la haine. Si poignante qu'elle soit, sa plainte n'accuse ni les hommes, ni Dieu. Loin de murmurer contre sa destinée, il a même découvert des sources rafraîchissantes. Ne lui arrive-t-il pas de dire avec un sage : « Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix ' ? » C'est que les détresses du désert où l'a relégué l'horreur publique n'ont rien de commun avec les lamentations théâtrales de ces malades imaginaires qui, malgré leur suicide, sont parfois aussi ridicules que l'Argant de Molière. Nous sommes donc ici bien loin d'Adolphe et de son délabrement, de Werther et de ses sécheresses. Un idéal humain et pieux est l'âme de ce drame vivant comme la réalité2.
1. Cellula continuata. dulcescit. (Imitation.)
2. Le personnage eut en effet son état civil. Il s'appelait Bernard (iuasco. Avant d'habiter près de la cité d'Aoste, il vivait à Oneille. Lors de l'invasion française, il prit peur, et s'enfuit. Il arriva aux portes de Turin, où, arrêté par une sentinelle, il fut conduit entre deux fusiliers devant le gouverneur, qui l'envoya à l'hôpital. Ensuite, on l'interna dans une tour isolée : ce fut là que Xavier le connut. Les docteurs Marlegnène et Villot allaient le soigner, le visage couvert (l'uu masque et les mains gantées. —Ajoutons qu'en 1824, Mme Cottu, collaborant avec Lamennais, publia une nouvelle édition du Lépreux, revue, corrigée et augmentée. Ces additions démontrèrent, à ses dépens, combien les faux ornements de la rhétorique sont inférieurs à la vérité.
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Ce sont là des beautés que le lecteur juge par une larme furtive : car elles échappent à l'analyse ; mais elles agissent puissamment par ces pures émotions qui, « toutes voisines de la prière, comme disait Sainte-Beuve, suffisent à bénir une journée ».
Le charme est d'autant plus pénétrant que l'élégie de ce Job savoisien ne devait rien à la fiction. Du reste, n'eût-il jamais existé, il n'en serait pas moins impérissable. Xavier de Maistre excellait à mettre ainsi en œuvre des anecdotes authentiques, et à les consacrer par le choix des détails expressifs, par la dextérité d'un art aussi naïf que la nature. En cela, il est un des précurseurs de Mérimée, avec moins d'invention, mais plus d'émotion. Tels sont deux opuscules composés sur la prière de quelques amis, en faveur d'une proche parente à laquelle en fut réservée la propriété. Une de ces nouvelles, intitulée Les Prisonniers du Caucase, nous offre un tableau de mœurs étudié sur le vif. Il y a là des traits de couleur locale qu'eût enviés l'auteur de Colomba; je signalerai notamment le personnage d'Ivan, ce moscovite de vieille roche, si fidèle à son maître qu'il réussit à sauver, mais si féroce et si prompt à se débarrasser de ses ennemis par un coup de hache qu'il assène en sifflant l'air Hai luli! Hai luli! Ces touches vigoureuses démontrent que le bonheur du récit ne fut point un accident, mais un don, chez ce conteur également habile à prendre tous les tons.
C'est ce que témoigne encore La jeune Sibérienne,
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cette vaillante Prascovie Lopouloff, qui, pour implorer la grâce de son père exilé aux confins du pôle, se rendit à pied d'Ischim à Saint-Pétersbourg, seule, ignorante, indigente, dénuée de tout protecteur, sans autre guide que sa piété filiale et sa foi fervente. L'histoire de cet héroïsme qui s'ignorait paraîtra plus touchante si on la compare aux embel lissements par lesquels Mme Cottin, sous prétexte de rehausser la noble vierge, ne fit que la rabaisser; car, en devenant une demoiselle de haut parage, sur qui veillait la providence des romanciers, son Élisabeth perdit la plupart de ses mérites. L'honneur du triomphe ne revient-il pas dès lors à ce geôlier clément qui devance les vœux de ses prisonniers, à ce missionnaire qui accompagne un aventureux pèlerinage, et surtout à un amant dont la sollicitude aplanit tous les obstacles sur la route de sa fiancée? A ces coups de théâtre combinés à plaisir, qui ne préfère le véridique tableau des périls surmontés par un caractère capable d'accomplir des miracles d'intrépidité, de patience, de bon sens, d'adresse et de vertu? Le spectacle de ces épreuves nous fait seul comprendre et partager l'enthousiasme qui, gagnant de proche en proche, finit par emporter la victoire. Mais Prascovie ne jouira guère de sa récompense ; car, au lieu d'épouser un grand seigneur, comme l'Élisabeth de Mme Cottin, elle entre en un monastère où elle se consacre à Dieu pour obéir à sa promesse ; et bientôt, elle y mourra d'une maladie de langueur contractée parmi les
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fatigues de son douloureux voyage. Dans les péripéties qui nous conduisent à ce dénouement, il est malaisé de dire ce qu'on admire le plus, ou la clairvoyance d'un peintre qui connaît le cœur humain, ou l'éloquence d'un écrivain aussi sobre qu'ingénieux, aussi simple que pathétique. Un maître suscite presque toujours des disciples, et Xavier de Maistre laissa une tradition. Il semble du moins avoir donné la note au Genevois T *'plyer, à cet autre humoriste, naturalisé Français par des essais dont la lecture délicieuse et bienfaisante peut, elle aussi, être proposée comme l'antidote de ces œuvres d'où s'exhalent des parfums capiteux jusqu'à donner le vertige.
III
L'excursion que nous venons de faire nous ramène, comme on le voit, à notre point de départ, à ces passions artificielles qui habitent la tête et non le cœur. Mais, nous n'aurons plus besoin d'un détour et de l'expédient d'un contraste pour surprendre l'action directe de Werther ou de René chez un autre contemporain, Charles Nodier, qui, poète en prose comme Chateaubriand, aima la fantaisie comme Xavier de Maistre. S'il subit l'influence de l'épidémie régnante, il est plus à plaindre qu'à blâmer; car il représente une génération qui eut singulièrement à souffrir du malheur des temps. Après dix années de sanglante anarchie, à peine
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avait-elle atteint l'adolescence qu'elle se vit interceptée par l'Empire, qui refoula ou étouffa ses plus légitimes instincts; faute d'air et d'espace, il lui fallut donc ajourner des ambitions qui ne tardèrent pas à dégénérer en un malaise douloureux comme l'impuissance. Or, ce sacrifice coûta surtout à un esprit dont l'indépendance était le génie inspirateur. Oui, Nodier dut se sentir cruellement dépaysé parmi les bruits de guerre qui succédaient aux dernières convulsions de la liberté. Dans ce cercle de fer qui lui fermait l'horizon, nulle issue ne s'ouvrantàson essor, sa jeunesse déclassée en sera réduite aux sentiers de traverse et aux aventures de l'école buissonnière.
C'est une des causes par lesquelles on peut excuser les inquiétudes et les dissipations d'un talent qui ne cessera pas de vivre au jour le jour, sans itinéraire et sans but.
S'il n'a point laissé de monuments définitifs, s'il parcourut tous les domaines de l'imagination et du sentiment, mais en touriste qui s'arrête une heure ou une nuit, sans se choisir une patrie et un domicile, la faute n'en est-elle pas à la chance fâcheuse qui !e fit naître à une époque où l'indiscipline était un refuge pour ceux qui répugnaient à l'obéissance? L'habitude une fois prise, il ne put la rompre ; car le vice originel devint tempérament. De là ces oscillations, ce manque d'équilibre, ces retours contradictoires, ce pêle-mêle, ce va-et-vient de goûts, d'opinions et de caprices qui n'eurent pas de centre et de quartier général. Voilà pourquoi il finit par n'être
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que le plus spirituel des polygraphes, un dilettante, un philologue, un bibliomane, un curieux passionné pour un Elzévir à la sphère ou une reliure de Derôme comme pour un conte de Perrault ou une page de Bonaventure Despériers ; dissertant avec le même entrain sur l'antenne d'un coléoptère et l'étymologie d'un mot oublié; sceptique et crédule, nonchalant et enthousiaste, chevalier errant des causes désespérées, avocat des républiques perdues et des monarchies mortes, louangeur des traditions évanouies et précurseur universel, romantique dans ses livres et puriste à l'Académie ; mêlant le pastiche à l'invention, la linguistique à la poésie, les modes du jour à celles du moyen âge, docile à tous les entraînements, et original jusqu'à l'excentricité, mais si pétillant de verve en ses paradoxes, si sincère en ses démentis, si aimable en ses écarts d'enfant prodigue, que ce vagabondage d'une incurable jeunesse nous paraît, malgré tout, un des traits sympathiques de sa physionomie.
C'est dire qu'il est difficile de la saisir; car le regard se trouble en face de ce kaléidoscope agité par la turbulence de je ne sais quel lutin fantasque. Aussi, de tous ses romans, 'le plus invraisemblable est-il peut-être celui de sa vie, du moins s'il faut en croire les souvenirs, bien sujets à caution, où i! nous raconte l'odyssée de ses débuts. Né à Besançon, le 29 avril 1781, fils d'un ancien oratorien qui, tour à tour professeur et avocat, devint maire de sa ville et président du tribunal révolutionnaire, élevé à la
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grâce de Dieu comme l'Émile de Jean-Jacques, il rêva de bonne heure un rôle dramatique, des entreprises téméraires et des émotions périlleuses. Les circonstances le servirent à souhait; car, dès l'abord, il eut en spectacle le branle-bas d'une révolution. Or, dans un milieu domestique où fermentaient les passions de 93, il se trouva aux premières loges pour assister à la fête. Aussi la politique faillit-elle prévaloir sur des aptitudes littéraires manifestées par le don des langues chez un fervent lecteur de Montaigne, de Shakespeare et de Gœthe. A douze ans, il maudissait les tyrans, et pérorait dans les clubs sur les droits de l'homme, lorsqu'un caprice de cœur changea bientôt ce Brutus imberbe en un Werther précoce. Épris d'une jeune fille noble qu'allait frapper la loi des suspects, il menaça son père de se tuer s'il la citait devant son tribunal t. Pris de pitié pour les vaincus, il se laissa même compromettre, en 1799, dans une échauffourée royaliste où il s'amusait à jouer au conspirateur. Un de ses amis ayant été arrêté, il se crut perdu, et courut vers les montagnes du Jura où il poursuivit les papillons, tout en s'imaginant échapper aux gendarmes.
Il en fut quitte pour la peur qui ne le corrigea pas ; car, en 1800, nous le retrouvons à Paris, coiffant sa Muse d'un bonnet phrygien orné d'une fleur de
1. Suivant une autre version, il s'agirait d'une mère qui avait envoyé de l'argent à son fils émigré.
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lis ' ; à la veille de l'Empire, il ose lancer contre le premier Consul les iambes de sa Napoléone, diatribe incohérente qui réconciliait la République avec les Bourbon?, et se terminait par ces vers :
Avant que tes égaux deviennent tes esclaves,
Il faut, Napoléon, que l'élite des braves
Monte à l'échafaud de Sidney.
La police se contenta d'emprisonner son éditeur; et, pour le sauver, le poète anonyme se dénonça généreusement à Fouché, qui eut l'esprit de ne pas prendre la chose au tragique. Après quelques semaines passées à Sainte-Pélagie, il fut donc rendu à sa famille ; mais il y eut récidive d'imprudences; et, impliqué dans un nouveau complot, il s'enfuit au plus vite, de cachette en cachette, vers les frontières de la Suisse. Faute de mieux, ses papiers avaient été saisis; or, comme on n'y découvrit que des projets de romans et des notes d'entomologie ou de grammaire, on ferma les yeux sur son retour; il obtint même un permis de résidence à Dôle, et put y ouvrir un cours de littérature. Il venait de s'enchaîner par un mariage d'amour qui l'obligeait au souci du lendemain. Ce fut alors qu'un Anglais,
1. Dans sa Napoléone, nous lisons cette strophe :
« 11 vient, cet étranger perfide,
Insolemment s'asseoir au-dessus de nos lois :
Lâche héritier du parricide,
Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois. »
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sir Herbert Croft, sur la recommandation de M. Boissonade, le choisit pour secrétaire. Ce baronnet fort instruit, mais excentrique jusqu'à la manie, vivait à Amiens, en compagnie d'un bas bleu de haute volée, lady Mary Hamilton, qui l'aidait à publier des éditions de classiques anciens et modernes. Il prétendait éclairer les textes par la ponctuation ; et les minuties de son savoir étaient tellement pointilleuses qu'elles eussent impatienté même un bénédictin Aussi labesogne devint-elle écrasante; et, au bout d'un an, le pauvre Nodier n'en pouvait plus. Par bonheur, une providence ne manqua jamais à ses détresses; et son beau-frère, M. de Tercy, secrétaire général de l'intendance en Illyrie, réussit à lui procurer une place conforme à ses goûts : celle de bibliothécaire à Laybnch et de directeur du Télégraphe Illyrien, journal officiel qui s'imprimait en quatre langues dans cette province. Le gouvernement impérial eût fini par convertir ce récalcitrant, si les désastres publics ne l'avaient ramené à ses anciennes et véritables affections. Nommé à son poste en 1812, il dut le quitter en 1814 ; mais il n'en salua pas moins la Restauration avec une allégresse qui ne faiblit pas durant les Cent jours ; car, aux avances de Fouché qui lui demanda ce qu'il désirait, il répondit bravement : « Cinq cents francs, afin d'aller à Gand. » Faute de les avoir, il se réfugia au château
i. Il a servi de modèle au portrait que trace Nodier, sous le nom de sir Robeit Grove, au début de sa nouvelle d'Amélie.
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de Buis, chez le comte de Caylus, où il attendit la catastrophe inévitable 1.
L'Empire dut paraître long à un oiseau captif qui froissait en vain ses ailes aux barreaux de sa cage. Cependant, il est certain qu'il aggrava les torts du régime par les siens. N'était-il pas trop prompt à se monter la tête par des haines d'imagination, à provoquer le péril par de folles incartades, à se risquer en d'obscurs casse-cou par démangeaison d'équivoque célébrité? Le plus sage fut de sourire quand il posait sa candidature à la prison, à l'exil ou à l'échafaud. C'est aussi ce que nous ferons; car, sous l'exaltation factice d'un énergumène inoffensif, nous ne voyons que le symptôme d'une fièvre qui sévissait alors sur les intelligences les plus délicates, et par conséquent les plus tendres à la contagion. Dans une lettre envoyée à son ami Weiss, vers l'époque où ses escapades l'obligeaient il se dérober, Nodier, énumérant les livres de la bibliothèque ambulante qui réconfortait sa fuite, termine ce catalogue par l'aveu que voici : « Je ne parle pas de Werther, parce que je le po: te toujours avec moi. » Ce cri du cœur caractérise l'homme et l'écrivain. Il nous explique ses faiblesses et ses mé-
1. Il était alors rédacteur des Débats. Il ne les quitta qu'en 1820, pour passer à la Quotidienne, où il entreprit une campagne récompensée par le titre de bibliothécaire en chef de l'Arsenal. Ce fut alors que son salon devint le centre de l'école romantique. Sa réputation ne cessa pas de grandir. 1) publia Thérèse Aubert, 1819; Adèle, Smarra, 1820; Trilby, 1821. En 1832, il remplaça Lava à l'Académie, et mourut le 27 janvier 1844.
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comptes. Si, parti d'un pied leste pour la conquête de la gloire, il s'arrêta brusquement au premier détour de la route, perdit son chemin, et s'engagea, sans le retrouver, dans mainte impasse, n'en faut-il pas accuser le dangereux modèle qui lui servit de patron, et qu'il traduisit d'abord par des actes, puis, par des livres? C'est ce qu'atteste un petit roman intitulé Les Proscrits, où nous entendons le principal personnage s'écrier avec tant d'onction : « J'avais dix-neuf ans lorsque je lus Werther... Vois comme ces pages sont maintenant usées ! Quand ma raison se fut égarée, cet ami me resta. Je le serrais sur mon cœur, je le mouillais de mes larmes ; j'attachais tour à tour sur lui mes yeux et mes lèvres brûlantes; je lisais tout haut, et il peuplait ma solitude. » A cet accent, on reconnaît la marque d'un temps où l'ouvrage de Gœthe tourna la tête aux désespérés qui, après - de si violentes secousses, n'avaient plus l'équilibre de leur bon sens. Cet engouement devint une religion pour bien des naufragés. Ici même, dans cet essai qui parut en 1802, le héros du drame ne s'avise-t-il pas de dresser un autel, et d'y faire ses dévotions à l'amant de Charlotte transfiguré par une apothéose? Mais soyons indulgents pour ce ridicule; car il valait mieux que la gaieté du Directoire et le scandale du vertige qui prit la France, lorsque tous les esclaves de la veille se jetèrent avec une sorte d'ivresse en pleine licence. Au lendemain de la Terreur, tandis que la plupart s'empressaient de jouir pour se sauver des
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remords, ou endormir leurs craintes, la mélancolie eut donc un sérieux à-propos. Son emphase même fut plus naturelle que l'insouciance des douleurs trop vite consolées. Dans le voisinage de la bacchanale qu'on pourrait appeler le Bal des victimes t, parmi les fils et filles de guillotinés qui s'enlaçaient en souriant pour la valse, elles ne nous paraissent plus aussi déclamatoires ces élégies inspirées par les affections détruites ou profanées, par les infidélités, les perfidies, les serments trahis, et tant de catastrophes publiques ou privées. Outre qu'alors chacun forçait sa voix, cette prose gémissante se trouvait en harmonie avec les regrets du passé, les deuils du présent et les menaces de l'avenir. De là ce style éperdu « dont les longues périodes se déroulent comme des vêtements de veuve» ; de là des interjections éplorées qui abondent « comme les larmes sculptées par le mauvais goût du temps sur le marbre des tombeaux » 2. De là toutes ces phrases enrubannées de crêpe. De noirs emblèmes convenaient bien à l'heure lugubre où la France en ruines commençait à compter ses morts. Si Nodier fut l'interprète affolé des plaintes qui s'exhalaient des cœurs navrés, il n'y mêla pas du moins les représailles des furies vengeresses, mais plutôt des conseils de clémence. En effet, dans ses Proscrits, il s'annonce comme un conciliateur. Au lieu de mau-
1. Au faubourg Saint-Germain s'ouvrait une salle qui portait ce nom, et où des orphelins de la veille sautillaient le pas du rigodon.
2. M. Emile Montégut. Revue des Deu,,r,-Mondes : 1er juin 1882.
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dire la Révolution, il désire la pacifier. Les infortunes dont elle fut cause lui paraissent les décrets d'une fatalité sans doute trop implacable, mais qui peut devenir bienfaisante par la vertu de l'oubli et l'amnistie du pardon. Or, ce rêve de concorde s'accommode aux vœux de l'opinion et à la politique du Consulat. Ennemi de Bonaparte, l'humble conteur collabora donc, dans l'ombre et sans le vouloir, comme Chateaubriand par le Génie du christianisme, à l'œuvre sociale qui allait, à son insu, préparer la fortune de l'Empire.
Une autre nouvelle, le Peintre de Saltzbourg, publiée en 1803, nous fait encore assister à l'émulation de démence qu'avait provoquée le culte de Werther. Mais il ne s'agit plus ici d'un cas singulier, comme celui d'Obermann ou de René ; car le milieu est maintenant favorable à l'éclosion des germes disséminés dans l'air ; au lieu de s'attaquer à des privilégiés, ces microbes d'outre-Rhin font ravage dans la foule : le fléau se démocratise. Or, par cette déchéance, il perd son prestige poétique ; car, à mesure qu'il descend et s'abaisse, il se dégrade jusqu'à la folie. C'est ce que prouve ici l'écœurante monotonie d'une fable où figurent jusqu'à trois Vlerther, parmi lesquels le mari. Voilà le comble de ces parodies involontaires qu'entraîne la fureur de toute imitation 1 Quant au premier rôle, il est tenu par un échappé de Charenton.
Ce n'est plus l'âme qui souffre; les nerfs seuls entrent en branle, et leur désarroi aboutit à la dé-
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crépitude de l'intelligence, au délire balbutiant de l'idiot. Le Werther idéal a donc disparu ; ses héritiers ne lui ressemblent que dans l'agonie de l'heure suprême, quand ils tombent, la face souillée du sang qui s'échappe de leur front troué par une balle. Tel est Charles Munster1, ce Proscrit, dont les frères et sœurs étalent aussi leurs blessures dans les Tristes, recueil d'opuscules qui parurent en 1806. On n'y rencontre que des hallucinés, des visionnaires et des héroïnes phtisiques, sensitives aussitôt flétries qu'effleurées par le souffle d'un amour naissant: c'est toujours la complainte du bouton de rose détaché de sa tige, au moment où il allait s'épanouir. Sur ce fond pâle, dont les nuances ne manquent pas de grâce, se jouent des souvenirs personnels entrevus comme à travers les transports d'un délire. Charles Nodier excelle à peindre ces fantômes de la vingtième année; quand il évoque leurs ombres voluptueuses, ses raffinements d'analyse ont une acuité tout ensemble douce et poignante.
Ce charme fébrile, nous le ressentons même en des œuvres plus rassises et contemporaines de la Restauration, Adèle, par exemple, ce récit qui date de 1820, mais que je soupçonne antérieur, si j'en juge par le sujet, où revit ce monde des émigrés dont la rentrée partielle et silencieuse s'opéra vers
1. Charles Munster a vu celle qu'il aime, Eulalie, devenir l'épouse d'un autre, sur la fausse nouvelle de sa mort; ce mari meurt tout exprès pour rendre la liberté à deux cœur?. Mai? Eulalie n'en veut pas profiter; elle se retire dans un couvent. Charles Munster devient fou et se noie.
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les préludes de l'Empire. C'est une apologie piquante de Werther et d'Obermann. Dans cette société bigarrée qui hésite entre une renaissance et une décadence, la place d'honneur est réservée à un gentilhomme, Gaston de Germancé, qui, éclairé par l'expérience du malheur, prend son parti de l'irréparable, se résigne au fait accompli, et, pour en tirer avantage, renonce volontairement à ses préjugés de caste, bien résolu désormais de retourner à la simple nature, c'est-à-dire de penser librement et d'aimer sans contrainte.
Mais l'initiative de ce rajeunissement moral ne rencontre autour de lui qu'ironie, dédain ou anathème. Mère, fiancée, parents, amis, tous se liguent pour le contredire ou le combattre : c'est à qui honnira la honte de sa mésalliance.
Entêtés dans les conventions de leur vanité ou les sécheresses de leur égoïsmp, ces revenants de l'ancien régime ne comprennent pas une franchise de sentiments où ils voient un péril social; et l'aveuglement de cette orgueilleuse intolérance ne laisse plus à leur victime d'autre asile que le suicide. Voilà le cadre d'un tableau dont la vérité historique pouvait devenir une leçon. Il y avait là de quoi justifier les révoltes d'un nouvel Alceste. Mais le courage lui a fait défaut pour la lutte ; et, au lieu de la soutenir virilement, il la déserte par un coup de désespoir. C'est que sa misanthropie- se complique d'un désordre mental qui relève de la physiologie plus que de la psychologie.
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La névrose, ce mal ordinaire au lendemain des révolutions, se déclare en effet chez la plupart des originaux mis en scène par Charles Nodier. Il aime ces organismes fragiles qui deviennent la proie de toute malaria morale et physique. C'est comme un air de famille chez les fils de sa fantaisie : il faut qu'ils languissent au moins d'une chlorose intéressante, qu'ils soient poitrinaires ou menacés d'anévrisme. Mais de toutes les variétés morbides qui lui semblent un signe d'élection, la folie est encore celle qu'il préfère' : non content de la plaindre, il la respecte, il l'admire et l'envie ; à ses yeux, les monomanes sont l'élite du genre humain; et c'est parmi ces heureux disgraciés qu'il va chercher les amants dont la sincérité ne trompe jamais, les poètes qui ne doivent rien aux mensonges de la rhétorique, ou les philosophes qui découvrent par intuition toutes les vérités refusées à la patience des mélhodes laborieuses. C'est ce que démontre la revue de ses héros. L'un, Baptiste Montauban, parmi ses accès d'humeur sombre, a des délicatesses inconnues aux cœurs trop bien portants. L'autre, Jean François, pénètre les mystères des cieux en des extases 01] son regard est plus clairvoyant que celui de la science. Ici, c'est Lydie que les égarements d'uu deuil conjugal ravissent jusqu'aux séraphiques béa-
1. C'est ce que M. Montégut démontre avec une finesse pénétrante (Rev:'c des Dmx-Mondes). Nous ne pouvions suivre un guide plus sûr.
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titudes. Là, c'est Franciscus Columna dont les visions associent l'éloquence de Platon au mysticisme de Pétrarque. Ces illuminés, qui marchent dans la vie comme des somnambules dans les ténèbres, sont guidés par une étoile, par la lueur infaillible de l'idéal. Aussi leurs songes valent-ils mieux que toufe réalité ; car ils changent l'amertume en douceur, ils déjouent les pièges de la destinée, ils abrègent les séparations, ils réunissent par avance les âmes dans l'immortalité.
Ce miracle ne s'opère-t-il pas dans Thérèse Aubert, ce drame d'un amour qui naît à deux pas d'une mort attendue? Il n'en a que plus d'intensité ; car, n'étant plus maître du temps, il prend possession de l'éternelle durée. « La cruauté du sort a beau lui dire jamais, son invincible confiance s'obstine à répondre toiijours. y) Cette foi dans l'union des âmes est le charme d'une idylle funèbre dont la douleur sourian te trahit encore l'idée fixe des angoisses subies par toute une jeunesse condamnée à voir de près les abîmes de la guerre civile. C'est que, malgré la souplesse de ses métamorphoses, le témoin de ces heures néfastes garde leur empreinte ineffaçable; on dirait le tressaillement de ceux qui, une fois frappés de la foudre, ne cesseront plus de trembler. La plupart de ses œuvres tiennent donc par un lien secret à cette période dont les épreuves contribuèrent à déterminer la forme de son talent.
A ce titre, nous devons une mention à Jean Sbogar, ce roman que Mérimée appelait « lerêve
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d'un Scythe raconté par un poète de la Grèce ». Le bibliothécaire de Leybach avait pu suivre les exploits et le procès de cet outlaw illyrien, révolté contre la conquête française. Dans le caractère du personnage se retrouvent peut-être aussi des réminiscences de Charles Moor, le fameux brigand de Schiller. Mais, sous un type que Nodier favorise de ses prédilections, il convient plutôt de chercher le prolongement d'un état psychologique engendré par le contre-coup de? crises auxquelles avait assisté son adolescence. Nous savons déjà combien l'image des proscriptions et des supplices surexcitait la sensibilité d'un rêveur qui salua comme un piédestal l'échafaud de Sidney. Tenté par la gloire clandestine des conspirateurs, il mêla souvent, comme la mouche du coche, son bourdonnement affairé à d'innocents complots qui avortèrent dans l'œuf, et où s'aiguisaient plus de phrases que de poignards. C'est qu'on ne traverse pas impunément l'anarchie ou la violence. La raison la plus droite s'y altère ; la douceur des agneaux et des colombes s'y exaspère, ou s'y envenime. De là vient que Nodier, pourtant si débonnaire et si foncièrement conservateur, fut toujours prêt à légitimer l'audace des réfractaires qui se mettent hors la loi. A son indulgence politique pour les insoumis s'ajoutent d'ailleurs des sympathies littéraires pour les aventuriers qui s'affranchissent de toute contrainte sociale. Il voit en eux des représentants de la poésie, des natures vierges, dont l'énergie lui semble préférable à ces mesquines passions qui s'étiolent
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et meurent d'anémie, parmi les élégances artificielles des salons et des boudoirs.
Ce goût de l'exceptionnel et de l'extraordinaire sera le trait commun des fables improvisées par cette plume volage qui, papillonnant de fleurs en fleurs, ignora la fatigue, et, par suite de sa mobilité même, fut toujours fraîche pour de nouvelles excursions. Un esprit aussi ingénument romanesque ne pouvait manquer de payer tribut à une mode qui, importée d'Angleterre, et accréditée par la vogue d'Anne Radcliffe, se soutint pendant un demi-siècle. Je veux parler du genre fantastique et de ses fictions, qui ne furent pas non plus étrangères à l'influence du milieu contemporain1. En effet, aux abords de la Révolution, le merveilleux de ces légendes s'accommodait à des colères coalisées contre un ordre social qui devait périr. Ce n'étaient qu'histoires de tyrans féodaux, de moines sacrilèges et de nonnes infernales, dont les forfaits avaient pour théâtre des châteaux et des cloîtres : leurs souterrains dérobaient aux clartés du soleil des mystères d'iniquités capables de justifier les haines ou les préjugés vulgaires, par l'effroi dont ils offraient l'émotion à des lecteurs naïfs ou prévenus. Habile à interroger les
1. Robert Walpole en avait donné le premier modèle dans Le Châtel/Il d'OIN¡nle. Les Mystères d'Udolphe d'Anne Radcliffe (1794) et Le Moine de Lewis (1795) assurèrent la fortune d'un genre qu'on appela satanique. Il atteignit son apogée dans Melmoth ou L'Homme errant de MaturirJ. Walter Scott ne le dédaigna point. Le Corsaire, Lam et Manfrecl, de Lord Byron, firent aussi des emprunts aux bandits et châtelains de cette littérature funèbre.
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vents, et à suivre leur direction, Nodier laissa donc sa barque glisser sur ce courant; mais il n'arbora plus le sombre pavillon des fanatiques : car la Restauration allait être la revanche de cet ancien régime qui, longtemps bafoué, reprit un insi.ant faveur, sous les fàcheux auspices de la Sainte-Alliance. S'appelant le bon vieux temps, il devint une sorte de Paradis perdu vers lequel les imaginations se plurent à fai re de poétiques pèlerinages. Dès lors, il n'y eut qu'attendrissement pour de candides superstitions raillées naguère par l'ironie des philosophes, que regrets pour les âges chevaleresques d'où s'exhalait le parfum des lis. Les pessimistes de la veille, comme il arrive souvent parmi nous, se transformèrent en optimistes du lendemain. Or, Nodier se trouva conquis d'avance à cette réaction sentimentale; car le persiflage des irrévérents n'eut jamais prise sur un émule enthousiaste de Werther. Dans les nuages où il habitait, entre ciel et terre, il avait gardé sinon la foi du charbonnier, du moins un idéalisme assez crédule pour le conduire naturellement vers ce pays des rêves1, auquel il doit peut-être ses créations les plus sûres de lui survivre. 11 en eut conscience, lorsqu'il dit : « Depuis que je subis l'ennui de la vie réelle, je n'ai qu'une compensation aux soucis qui la dévorent ; c'est d'entendre des contes et d'en composer moi-même. » Son chbf-d'œuvre n'est-il pas Trilby, ce fil de la Vierge dévidé par le fuseau
1. C'est le titre d'un de ses premiers ouvrages.
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de la reine Mab? La trame en est si ténue que l'on n'ose y toucher.
Disuns pourtant que cette gracieuse féerie recouvre une intention morale. Elle apparaît clairementsous le voile d'une allégorie transparente comme les eaux de ce lac enchanté, où le mari de Jeannie pêchait ses poissons bleus. L'hôte invisible du foyer, ce lutin aimé par un cœur qui veut résister à la douce atteinte, cet exorcisme qui chasse en vain le sylphe séducteur, ces stériles victoires dont mourra la pauvrette, ne serait-ce point le symbole de ces rêves décevants qui, sous un air innocent, s'insinuent dans une âme, la maîtrisent en dépit d'elle-même et finissent par la tuer?
La gentillesse de l'écrivain vaut ici la finesse du psychologue. Oa en jugera par cette page : «Quand Jcainie, de retour du lac, avait vu s'égarer au loin, s'enfoncer dans une anse profonde, se cacher derrière un cap avancé, pâlir dans les brumes de l'eau et du ciel la lumière errante du bateau voyageur qui portait son mari et les espérances d'une pêche heureuse, elle regardait encore du seuil de la maison ; puis, rentrait en soupirant, attirait les charbons à demi blanchis par la cendre, et faisait pirouetter son fuseau de cytise, en fredonnant le cantique de SaintDunstan ou la ballade du revenant d'A.Iverfoïl ; et, dès que ses paupières appesanties par le sommeil commençaient à voiler ses yeux fatigués, Trilby, qu'enhardissait l'assoupissement de sa bien-aimée, sautait légèrement de son trou, bondissait avec une
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joie d'enfant dans les flammes, en faisant sauter autour de lui un nuage de paillettes de feu, se rapprochait plus timide de la fileuse endormie ; et, quelquefois, rassuré par le souffle égal qui s'exhalait de ses lèvres à intervalles mesurés, s'avançait, reculait, revenait encore, s'élançait jusqu'à ses genoux en les effleurant du battement muet de ses ailes invisibles, allait caresser sa joue, se rouler dans les boucles de ses che veux, se suspendre, sans y peser, aux anneaux d'or de ses oreilles, ou se reposer sur son sein, en murmurant d'une voix plus douce que le soupir de l'air à peine ému quand il meurt sur une feuille de tremble: « Jeannie, ma belle Jeannie, écoute un moment « l'amant qui t'aime et qui pleure de t'aimer, parce « que tu ne réponds pas à sa tendresse. Prends pitié « de Trilby, du pauvre Trilby. Je suis le follet de la « chaumière... » A cette diction savante et souple, à la dextérité d'un pinceau qui fixe les contours les plus déliés, et saisit des nuances impalpables comme les couleurs d'un prisme ou la poussière brillante d'une aile de papillon, ne sentez-vous pas la présence du talent, ce don souverain qui peut se perfectionner, mais ne s'acquiert point ? Oui, voilà bien l'artiste voué par entraînement irrésistible au bonheur d'exprimer et de peindre. Aussi, quelle volupté l'anime à son jeu 1 La verve de Nodier est celle d'un rossignol qui s'égosille, et lance éperdument ses roulades sous la feuillée : il n'a pas besoin de se croire écouté; il lui suffit de s'ébattre pour sa propre joie, et sans arrière-pensée d'applaudissement, parce que
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le cœur lui en dit. Ne le confesse-t-il pas en ces vers :
Loué soit Dieu! puisque, dans ma misère,
De tous les biens qu'il voulut m'enlever
Il m'a laissé Je bien que je préfère.
0 mes amis, quel plaisir de rêver,
De se livrer au cours de ses pensées,
Par le hasard l'une à l'autre enlacées,
Non par dessein : le dessein y nuirait!
L'heureux loisir qui délasse ma vie
Perd de son charme, en perdant son secret;
Il est volage, frrégulier, distrait;
Le nonchalant ajoute à son attrait,
Et sa douceur est dans sa fantaisie.
On se néglige, il semble qu'on s'oublie;
Et cependant, on se possède mieux.
On doit alors à la bonté des Dieux
Deux attributs de leur grandeur suprême :
Car, on existe, on est tout par soi-même,
Et l'on embrasse et les temps et les lieux.
En fait de biens, chacun a son système,
Desquels le moindre a du prix à mon gré :
Si l'un pourtant doit être préféré,
Jouir est bon, mais c'est rêver que j'aime.
Les délices de la rêverie et des vagues tristesses, la prédominance de l'imagination, le respect ému de la foi populaire, le sens du moyen âge et de ses contes naïfs, l'étude curieuse de la vieille langue, le souci des sources étrangères, d'Ossian, d'Young, de
Gœthe ou d'Hoffmann, le culte du style et les raffinements de la ciselure : voilà, si je ne me trompe, les symptômes précurseurs du romantisme. Aussi
Nodier fut-il prédestiné plus que tout autre à devenir un des adeptes de la nouvelle école, ou plutôt à comp-
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ter parmi ces éclaireurs qui, dans les brumes de l'au. rore, vont à la découverte, avec l'entrain matinal d'une avant-garde éveillée dès l'aube. On pourrait le comparer à ces navigateurs qui, devançant Christophe Colomb, abordèrent les premiers, mais sans s'établir à demeure, sur le continent auquel un plus heureux donnera son nom. Depuis vingt ans, il avait du moins entrevu l'horizon prochain ; el, quand apparurent les élus, il semblait attendre des amis : il leur fit signe et les encouragea de sa bienvenue. Ravi par les chants de Lamartine, il reconnut, sans hésiter, dans Victor Hugo, un chef de chœur, une lyre dont l'accent devait porter au loin. Tandis que ses spirituelles préfaces taquinaient les retardataires, un petit volume de mélodies ajouta même à la militante ardeur du critique l'autorité de l'exemple ; car ses vers valaient sa prose 1. C'est que la nature
1. Il ne distinguait pas les deux instruments, comme on en jugera par cette profession de foi :
Peu m'importe que la pensée, Qui s'égare en objets divers Dans une phrase cadencée, Soumette sa marche pressée Aux règles faciles du vers ; Ou que la prose journalière, Avec moins d'étude et d'apprêts, L'enlace, vive et familière, Comme les bras d'un jeuae lierre Un orme géant des forêts; La parole est la voix de l'àme : Elle vit par le sentimeot. Elle est comme une pure flamme Que la nuit du néant réclame, Quand elle manque d'aliment.
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le fit styliste et poète, jusque dans ses distractions de savant ou d'érudit : la philologie même fut pour lui plus qu'une science; elle devint une Muse.
Voilà pourquoi, au lieu de se rappeler avec amertume, comme quelques-uns, les mécomptes de ses essais prématurés, il se mêla si fraternellement au cortège des triomphateurs. A l'entendre, il n'était près de leur char qu'un héraut d'armes ; et beaucoup s'empressèrent de le prendre au mot. On a même souvent répété qu'il eut l'adresse d'avoir un pied dans tous les camps, et de s'enrôler à propos sous toutes les bannières caressées par les brises de la popularité. Qu'il ait eu l'oreille fine et l'œil attentif, nous l'accordons sans peine. Cette vigilance n'estelle pas le devoir de tout artiste? Mais il serait injuste d'en conclure que sa voix fut un écho, et son étincelle un reflet. Non : cet épicurien parfois trop oublieux de la renommée eut bien plutôt le faible de suivre ses chimères dans les sentiers écartés où ne parviennent pas les bruits de la foule. Disons donc, avec plus d'équité, qu'ouvert aux idées du siècle, et prompt à les deviner, cet esprit flexible dut à sa délicatesse comme à son indépendance la faculté de se tenir toujours en haleine. De là certains pressentiments sympathiques aux vœux encore indistincts des générations qu'il vit mourir ou naître, sans avoir jamais cessé d'être leur contemporain. Ils sont rares ceux qui jusqu'à la fin conservent ainsi une perpétuelle jeunesse. Or, ce fut le privi-
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lège de ce pur lettré dont l'agrément, original sous le premier Empire, sera toujours goûté par les vrais connaisseurs, c'est-à-dire par les Nodier de l'avenir.
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CHAPITRE IV
1. Rena'ssance de la poésie impersonnelle. CHATEAUBRIAND et Bonaparte. Mutuelles avances. Le secrétaire d'ambassade. Rome. Le meurtre du duc d'Enghien. Démission. L'irréconciliable. Départ pour l'Orient. Les Martyrs : thèse dogmatique et esthétiqne. Objections. Les héros sont bien obscurs pour être les rédempteurs du monde : l'action en souffre. Le christianisme ne se prête pas au merveilleux. Le paganisme de Chateaubriand. Ses Anges, ses Démons, son Dieu; son Paradis, son Enfer, son Purgatoire. Anachronismes religieux et historiques.— Homère, et le quatrième siècle de l'ère chrétienne. -} J. Les caractères. Démodocus parodie Nestor. Cymodocée est-elle convertie? Eudore et René, Velléda et Didon. — Le pathétique. Le peintre de batailles. La couleur locale. L'archéologie poétique. Le décor : sentiment de la nature. — Le style : art composite. Les poèmes en prose.
1
De 1800 à 18io, foisonnait dans notre sol la fleur sombre de l'ancolie, celle qu'aimait tant Nodier, parce qu'elle se plaît dans les solitudes et parmi les tombeaux. Elle pourrait être l'emblème des noms qui se groupent autour de René comme un funèbre cortège; car ils rappellent des âmes plaintives qui, tourmentées par l'idéal, mais comprimées par le despotisme de l'Empire, se consumèrent dans les langueurs de l'inaction. L'ennui et ses stériles inquiétudes caractérisent ces natures dolentes qui, n'ayant pas assez de force pour la résistance, se replièrent douloureusement sur elles-mêmes, et ne
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calmaient leurs tristesses que par le dérivatif de la rêverie. Ce concert fut le prélude monotone d'un lyrisme nouveau qui devait avoir son interprète dans Lamartine et ses Harmonies. Mais l'honneur de faire jaillir ces sources intimes appartient sans conteste au grand initiateur qui domine notre siècle, je veux dire à Chateaubriand. C'est encore à lui qu'il nous faut revenir, si nous voulons rencontrer enfin, avec les Martyrs, le premier signal d'une œuvre impersonnelle, et uniquement inspirée par le culte du Beau.
11 y eut du courage à tenter pareille entreprise; car, depuis longtemps, la France avait perdu l'habitude d'entendre des chants désintéressés. Au dixhuitième siècle, le talent, le génie même ne futqu'une épée de combat. Au milieu des passions ou des haines de secte et de parti, la religion de l'art pur ne compta guère d'autres fidèles qu'André Chénier et Bernardin de Saint-Pierre; car, seuls, ils aimèrent la gloire du bien dire pour elle-même, avec innocence et candeur. Si l'esprit et le goût demeuraient encore une tradition, ils ne servirent que de parure aux armes engagées dans une lutte à outrance. A plus forte raison la Muse fut-elle morne et silencieuse durant la Révolution; car, dans l'orage, nul n'aurait écouté sa voix. Atterrée par l'étonnement ou l'effroi, elle ne sortit de sa stupeur qu'au jour où la nation essaya de se reconnaître parmi les bienfaits, les erreurs ou les fautes dont elle avait à peine le sentiment confus. Si elle était
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restée libre, peut-être cet examen de conscience eût-il suscité des regrets et des espérances, par conséquent des émotions éloquentes. Mais l'Empereur dispensa les héritiers de 89 et de 93 d'un inventaire qu'il se chargea de liquider tout seul, à huis clos, par décrets souverains. Cependant, il ne serait pas équitable de lui refuser l'intelligence très nette de l'action que les lettres exercent dans les sociétés humaines. Un homme d'État tel que lui ne commit donc pas l'imprudence de rester indifférent aux intérêts de l'esprit; mais il fallait une main moins pesante pour toucher à des ressorts si délicats ; et son tort fut d'y mettre un souci trop égoïste, de trop croire aux miracles de son patronage.
C'est ce que prouvent ses relations avec Chateaubriand. En effet, il ne demandait qu'à séduire le jeune émigré qui, rentré en France à la veille de Brumaire, avait reçu le plus courtois accueil dans le salon de Joséphine. De part et d'autre, la première impression fut donc toute cordiale. Le Génie du christianisme n'est-il pas dédié à « un autre Cyrus, à celui que la Providence avait marqué de loin pour l'accomplissement de ses desseins prodigieux n? L'auteur d'un livre si retentissant ne pouvait manquer de fixer un regard attentif à distinguer tous les mérites. Aussi l'encouragement suivit-il de près: l'auxiliaire du Concordat devint aussitôt secrétaire d'ambassade dans la capitale du
catholicisme réconcilié^Eaçti vers le printemps de
1803, il y devança^^Ù<^iiaÎM(esch, qui, une fois
T. H. — 7
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arrivé, voulut, paraît-il, réduire son collaborateur à n'être qu'un simple chancelier. Affectant de ne pas le consulter, on ne lui abandonna que des détails secondaires. De là des froissements d'amour-propre et des récriminations hautaines. Bref, Chateaubriand ne songeait qu'à « se tirer du bourbier», au moment où il apprit que le premier Consul l'envoyait dans un poste diplomatique, expressément créé pour lui, près de la petite république du Valais. Il quitta donc Rome le 21 janvier 1804, et revint à Paris chercher ses instructions, lorsque le dernier des Condés tomba fusillé dans les fossés de
Vincennes, « à deux pas du chêne sous lequel saint Louis rendait la justice». Le soir même, quand toutes les bouches se taisaient, le ministre plénipotentiaire n'hésita pas à protester par sa démission contre un crime dont l'horreur transforma, du jour au lendemain, un favori du Consulat en adversaire irréconciliable de l'Empire. Cela devait être, même sans le meurtre qui en fut l'occasion ; car la force des choses eût émancipé tôt ou tard un caractère indépendant, et trop jaloux de sa dignité pour qu'un maître pût jamais lui donner aucun rôle digne de ses ambitions.
Dépouillé de son privilège du Mercure, et surveillé par une police inquisitoriale, il aurait pu cependant rentrer en faveur; car la politique n'a que des rancunes provisoires. N'est-ce pas un mot de Napoléon qui, plus tard, en 1811, après la mort de Joseph Chénier, valut à cet intransigeant les suffrages de
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l'Académie? Mais Chateaubriand ne vit que des pièges sous de nouvelles avances ; et, en dépit de Fontanes, préférant ses franchises, il s'embarqua, le 13 juillet 1806, pour le pèlerinage auquel nous devons les Martyrs.
Il en avait déjà conçu la pensée dans le voisinage des Catacombes. Plusieurs chapitres étaient même achevés, lorsque, loin d'en hâter la fin, il résolut de visiter les divers théâtres de son poème. Publié seulement en 1809, il ouvre ce qu'on pourrait appeler l'âge classique de Chateaubriand, son heure la mieux réglée, celle où il garda le plus de justesse et de mesure. De tous ses ouvrages, c'est du moins le seul qui fasse corps et soit ordonné avec une économie savante. Arrêtons-nous donc devant une œuvre qui fut un des événements de notre siècle.
La persécution de Dioclétien et le coup d'État qui, sous Constantin, sanctionna la victoire définitive de l'Église: tel est le fond du tableau que Chateaubriand voulut consacrer au duel suprême des deux cultes, pour faire ressortir la supériorité poétique du merveilleux chrétien sur la mythologie païenne. Il prétendait justifier par cet exemple des. principes déjà formulés dans le Génie du christianisme. Telle est du moins la doctrine que professe une préface où s'annonçait cette thèse sujette à plus d'une objection.
Certains scrupules sont éveillés d'abord par le choix mème de l'époque où la fiction va se dérouler. Ce n'est pas que l'on doive contester la richesse des
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éléments qu'elle offre à une imagination érudite ; car d'heureux motifs d'étude abondent en ces âges intermédiaires où les germes de l'avenir fermentent sous les traditions du passé. Mais, ce que Chateaubriand appelle le triomphe de l'Évangile n'est que la métamorphose de la puissance spirituelle en un pouvoir temporel qui mettra la force au service d'une orthodoxie intolérante. Ce sera l'avènement de cette monarchie religieuse qui permit « aux évêques de gouverner les principaux actes de la vie civile, et de s'ériger en législateurs des nations1 ». Or, si cette crise est curieuse pour un historien, elle nous semble moins féconde pour un poète. C'est du reste ce que Chateaubriand dut comprendre ; car il nous expose une tragédie toute privée bien plus qu'une révolution publique. Voilà pourquoi il fait d'une vierge innocente et d'un pénitent les victimes expiatoires dont l'holocauste place la Croix sur le trône des Césars, et renverse les temples des faux dieux. Le dessein principal, qui s'affichait avec l'ostentation d'un système, n'est donc plus que le prétexte d'une fable où nous voyons le dernier rejeton de Philopœmen et la dernière des Homérides se donner rendez-vous dans le cirque, pour sauver l'Église par la grâce de leur sanglant sacrifice.
Il y a certes beaucoup d'adresse dans les combinaisons qui font ici concourir à l'unité du mouvement
1. Ce sont le? expressions dont se sert Chateaubriand dans ses Etudes historiques, où sa pensée se déclare plus franchement que dans les Martyrs.
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toutes les pièces d'un mécanisme industrieux. Mais, si ingénieuses que soient ces ruses, elles ne réussissent point à dissimuler le vice d'un dénouement préparé par des moyens peu proportionnés à l'importance du résultat. L'habile romancier a beau transposer les dates t, et associer les plus grands noms de l'antiquité grecque ou latine aux incidents dont il veut relever le prestige, l'illustre origine d'Eu dore et de Cymodocée ne paraît qu'un expédient étranger à l'intérêt du drame ; car, à la fin du règne de Dioclétien, les descendants plus ou moins authentiques d'Homère ou de Phocion peuvent dire avec Monime :
Quelque rang où jadis soient montés nos aïeux,
Leur gloire, de si loin, n'éblouit point mes yeux.
C'est ce que répète le lecteur ; aussi juge-t-il les héros trop frêles pour supporter le poids d'un sujet où sont en jeu les destinées du monde. Ce contraste est d'autant plus frappant qu'ils sont les ministres aveugles d'une Providence qui ne leur a pas confié ses secrets ; le ciel et la terre se mettent donc en émoi pour des personnages inconnus et presque immobiles, qui ne savent que prier et souffrir. Or, cette obscurité des acteurs entraîne parfois les défaillances de l'action. Engagée par une rencontre im-
1. Il faut laisser au poète quelque liberté. S'il nous montre saint Jérôme et saint Augustin dans la Rome de Dioclétien, c'est pour réveiller de nobles souvenirs. D'ailleurs, ces personnages épisodiques parlent selon leur caractère. Pour ce qui est de Pharamor.d, l'anachronisme est excusé par les beautés qu'il nous vaut.
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prévue, n'est-elle pas tout à coup interrompue par un long récit dont les détails ne s'y rattachent que pa^ un lien fragile? Le combat des Francs, l'esclavage subi chez Pharamond et Mérovée, la découverte du tombeau d'Ovide, les conseils des tribus germaines, les triomphes remportés dans l'île des Bretons et l'aventure de Velléda sont sans doute des épisodes que tous admirent; mais ils n'ont pas leur nécessité logique, puisque Eudore pouvait aimer Cymodocée, braver le proconsul d'Achaïe, et courir à la mort, sans avoir traversé toutes ces épreuves. Cet intermède qui, du reste, nous semble court mal. gré son étendue ne serait donc qu'une charmante digression, si les erreurs du jeune néophyte ne forçaient l'évêque de Rome à l'exclure de l'assemblée des fidèles. C'est en effet cette excommunication qui ramène l'idée mère du poème, et en précipite la péripétie ; car les fautes du coupable provoquent un repentir assez éclatant pour le signaler à l'enthousiasme des chrétiens qui lui commettent la défense de la foi menacée. Or, cette scène imposante explique la persécution, le martyre, et par suite la victoire de la Croix.
En dépit d'une opportune soudure, la raison se demande pourquoi le sang des deux fiancés a plus que tout autre la vertu d'ébranler l'amphithéâtre, d'évoquer la foudre sur le Vatican, et de terrasser à jamais les statues des idoles. En quoi donc le fils de Lasthénès et la fille de Démodocus l'emportent-ils sur tant de victimes ignorées qui se dévouèrent si
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généreusement à leur Dieu? Quel titre leur vaut cette faveur d'être les hosties préférées dont l'immolation, désarmant l'Eternel, acquittera la dette du genre humain? C'est un problème que les docteurs de la Grâce résoudraient peut-être ; mais le public ne voit pas clair dans ces brouillards; et, quand le poète s'écrie en terminant : «les dieux s'en vont, » on cherche le rapport qui existe entre la conversion politique de Constantin et le supplice d'Eudore. On n'y croit donc que par autorité : ce qui, en poésie, ne suffit point.
La thèse esthétique est-elle plus persuasive ? Je ne le pense pas ; et, si l'avocat gagne sa cause lorsqu'il plaide la supériorité morale du christianisme, il la perd, quand il s'agit du merveilleux proprement dit. En face de sa machine épique, il arrive même que, redevenant païen, on se prend à regretter les riantes fictions d'un peuple pour lequel la poésie fut une religion. Mais, si ces artifices ne nous paraissent plus qu'un pastiche la faute en est moins à l'artiste et à son scepticisme secret qu'à l'essence même de la théologie chrétienne. Voisines de l'homme et de ses passions, les divinités d'Homère avaient un caractère distinct et des attributs déterminés ; chacune
1. C'est la souveraine des anges qui enveloppe Cymodocée d'un nuage, pour la rendre invisible, comme fit Vénus pour Enée. Ailleurs, l'ange des mers remplace Neptune apaisant les flots. Il y a ici, comme dans l'Enéide, une Sibylle, un naufrage, des songes, une descente aux Enfers. On retrouve donc, avec un personnel nouveau, l'appareil traditionnel des machines mythologiques. Il en est comme de ces révolutions politiques où l'on change les noms plus que les choses.
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d'elles était souveraine dans son domaine. Si Vénus veut assurer à son fils une heureuse navigation, ce n'est pas assez que Jupiter y consente : il lui faut encore surprendre l'aveu de Neptune, qui gouverne les mers comme son frère l'Olympe. Le choc de ces rivalités produit donc une alternative de crainte ou d'espoir qui anime le récit, et se prête à des coups de théâtre ou aux jeux de l'éloquence.
Mais il n'en saurait être ainsi pour ce Dieu unique dont l'infaillible sagesse a, de toute éternité, réglé d'avance la suite des temps par des arrêts qui ne souffrent pas d'appel. Ce serait donc le faire déchoir que de lui adjoindre un cortège de ministres et d'ambassadeurs empressés à exécuter ou à prévenir ses ordres. Le Roi des rois n'a pas besoin de cette cour. Quand Jupiter fait voler Mercure ou Iris, nous le comprenons; car Pluton et Neptune sont maîtres chez eux. Mais Celui qui d'un mot créa la lumière, sied-il de le voir députer un pilote pour diriger un esquif sur les côtes de la Syrie ? Toutes ces allées et venues de courriers célestes ne répugnent-elles pas à la toute-puissance qui commande au ciel et à la terre ?
Il en résulte aussi que ces officiers d'un divin état-major ont presque tous la même physionomie ; car, fussent-ils aussi nombreux que les étoiles, ils ne peuvent ni concevoir une pensée, ni accomplir un geste dont l'initiative leur appartienne en propre. Nous avons donc ici le droit d'être un peu surpris, lorsqu'ils agissent comme s'ils étaient capables de
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changer les décrets de la Providence. Par exemple, quand ils assistent à la séance du Sénat, et viennent inspirer le discours d'Eudore, ce zèle est bien superflu, puisque le Très-Haut a permis le triomphe d'Iliéroclès, et par conséquent de l'Enfer. S'il est décidé que le diable doit l'emporter, à quoi bon transformer de purs esprits en chefs de cabale, et les compromettre en de vaines intrigues ?
Cependant, ne soyons pas irrévérents pour ce paganisme auquel manque le soutien de la foi populaire; car il se recommande par la grâce des détails, ou même par la nouveauté de l'invention. Dans un siècle où l'on croit peu aux chérubins, et encore moins aux démons, c'est beaucoup d'avoir fait accepter par des lecteurs incrédules de nouveaux séraphins, dignes de prendre rang parmi les légions bienheureuses, entre autres, l'ange Uriel, celui des pures amours «dont la tendresse s'accroît dans les larmes», ou bien encore le bon Génie du Sommeil qui, «franchissant les soleils, s'abaisse sur la terre, conduit par un long cri de douleur. Il fend les airs sans bruit et sans agiter ses ailes. Il paraît : les flots s'assoupissent, les fleurs s'inclinent sur leur tige, la colombe cache sa tête sous son aile, et le lion s'endort dans son antre ».
N'oublions pas non plus le démon de la Tyrannie : Chateaubriand ne nous le pardonnerait point; car le coeur qui l'a conçu n'en voulait pas seulement à Dioclétien ou à Galérius. Sa mythologie est donc souvent originale, mais le sérieux d'une conviction
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lui fait défaut. Combien les archanges du Paradis perdu paraissent plus vivants et plus naïfs 1 On les dirait détachés des fresques de Michel-Ange ou de Raphaël; ce sont vraiment les acteurs d'un drame religieux, et non, comme ceux des Martyrs, les figurants d'une féerie.
C'est qu'il y a toujours péril, et aujourd'hui plus que jamais, à vouloir trop rapprocher le ciel de la terre. On risque alors de l'en éloigner davantage, ou de dégrader les choses divines à force de les humaniser. Klopstock le savait bien ; et voilà pourquoi, dans sa bfessiade, au lieu de prodiguer les discours de Dieu le Père, il en est saintement avare. Lui aussi, Milton ne fait apparaître Jéhovah que derrière un nuage. Il craint de prêter une parole mortelle à l'Être impérissable, et ne lui attribue que les oracles consacrés par la révélation. Aussi quelle grandeur biblique dans ce verbe qui retentit comme sur les cimes du Sinaïl Cette discrétion, cette ingénuité d'une croyance fervente, nous ne la trouvons point ici. Par une étrange témérité, Chateaubriand s'est même avisé de faire « causer ensemble » les trois personnes de la Trinité. JN'eût-il pas été plus sage de reculer le mystère dans le tabernacle lointain où l'enveloppent les augustes ténèbres de la théologie? Il est si malaisé de peindre l'invisible, surtout depuis que les sciences physiques et naturelles ont découragé les poètes par des vérités plus merveilleuses que tous leurs rêves !
De là vient que, dans les Martyrs, la description
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du Paradis ne se lit guère sans une sorte de souffrance religieuse ou littéraire. Pour les croyants, elle ressemble à une profanation; et, pour les autres, elle est comme une parodie. Ces écueils, Chateaubriand ne les ignora point; car, dans une note, il avoue n'avoir jamais « fait travail plus pénible et plus ingrat». Ailleurs, il s'écrie même : « Ombres fugitives et déplorables, savons-nous ce que c'est que le bonheur? » Oui, les larmes nous seront toujours plus familières que le sentiment de la félicité. Aussi l'embarras de la Muse devient-il manifeste, toutes les fois qu'elle s'envole vers le séjour des élus, et prétend nous donner une idée de leur béatitude. Alors, chacun de ses élans risque d'être une chute. On voit trop, comme dit Sainte-Beuve, qu'elle manque de renseignements. Milton luimême n'a fait absoudre son audace que par l'intensité de sa foi. Quant à l'âme douce et tendre de Fénelon, elle n'a pu récompenser les justes que par les voluptés du pur amourt. En rivalisant avec ce modèle, Chateaubriand a rencontré parfois quelques notes heureuses, entre autres celle-ci : « Ils sont incessamment dans l'état délicieux d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse ou héroïque, d'un génie sublime qui enfante une grande pensée, d'un homme qui sent les transports
i. « Les élus sont, disait-il, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes. »
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d'un amour légitime, ou les charmes d'une amitié longtemps éprouvée par le malheur. » Mais, en dehors de ces analogies morales, sa cité de Dieu est * à la fois trop somptueuse et trop métaphysique. Tantôt on dirait une exposition universelle de pierres précieuses. Tantôt un mysticisme transcendant nous déconcerte par des allégories qui ne cessent de confondre le sens propre et le sens figuré. Or, rien n'est plus triste que ces entités platoniciennes évoquées par un alexandrin dont l'apocalypse tourne au logogriphe. Il a beau emprunter à la Bible les vingt-mille chariots de guerre de Sabaoth et d'Elohé, des carquois d'or, des boucliers de diamants, des épées flamboyantes, des coursiers qui portent la Guerre, la Famine et la Mort; il a beau passer en revue les Puissances, les Trônes et les Dominations, les patriarches assis sous des palmiers d'argent, les prophètes au front étincelant de deux rayons, les docteurs avec leurs palmes immortelles, les apôtres portant les évangiles sur le cœur, les martyrs revêtus de robes éblouissantes, les vierges couronnées des fleurs d'Éden, les veuves chastement parées de longs voiles, nous n'avons sous les yeux qu'un décor d'opéra. Malgré ce soleil dont la lumière se compose « des roses du matin, de la flamme du midi et de la pourpre du soir », des ténèbres planent sur cet Élysée glacial. Malgré le concert des psaltérions et des harpes, on risquerait même de s'assoupir, si l'on n'entendait l'harmonie de belles phrases qui trompent l'oreille, sans satisfaire l'esprit.
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Après tant de glorieux devanciers, la description . de l'Enfer était peut-être plus dangereuse encore. . Respectons pourtant l'illusion d'un inventeur qui s'applaudit d'avoir créé deux nouveaux démons, celui de la Fausse Sagesse, le père de l'Athéisme, et celui de l'Éternelle Douleur, qu'il nous peint étendu sur une couche de fer, « le cœur immobile, tenant un sablier inépuisable, ne sachant'et ne prononçant que le mot Jamais ». Notons seulement une « larme involontaire » qui mouille les yeux de Satan, lorsqu'il s'enfonce dans le royaume des réprouvés. Voilà un archange qui n'a pas foi en lui-même. Son ministère de geôlier lui pèse. Ce mouvement de pitié nous avertit que le poète se complaît surtout à la vision du Purgatoire, et appliquera volontiers à la pénalité divine le système des circonstances atténuantes. Elles sont originales les épreuves qu'il inflige à ses pécheurs. Ils n'ont que la peur du mal ; car ils entendent claquer des fouets qui ne les touchent pas, et résonner des chaînes qu'ils ne portent pas. Ils voient un fleuve brûlant, qui ne les brûle pas ; puis, à mesure qu'il se sont épurés, ils entrent en des régions si séduisantes qu'ils n'ont plus envie de les quitter. Dans ce séjour d'attente ouvert aux sages qui pratiquèrent toutes les vertus humaines habitent à demeure Titus, Antonin et Marc-Aurèle. C'est une sorte de paradis laïque pour les philosophes. On voit bien là que Chateaubriand ne parle pas en contemporain de l'Église naissante.
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Si son merveilleux chrétien n'a point la naïveté de la Vie des Saints, que dirons-nous donc de celui qu'il emprunte au paganisme? Afin d'opposer les deux cultes, sans donner à l'un trop de désavantage sur l'autre, il ne voulut pas se priver des grands traits que peut offrir la mythologie primitive. Aussi ne craint-il pas de remonter jusqu'à l'âge homérique, pour s'assurer le droit de puiser aux mêmes sources que Fénelon. Mais combien ces dérivations nous paraissent moins naturelles 1 Ce ne sont plus des souvenirs qui s'épanchent à leur insu dans un cadre où les appelle la nécessité du sujet, mais plutôt des combinaisons studieuses dont la simplicité n'est qu'apparente. Ce qu'il y a de plus grave en ces procédés, c'est qu'ils faussent les mœurs et altèrent la véritable physionomie des temps. En effet, un double anachronisme rajeunit les païens et vieillit les chrétiens de plusieurs milliers d'années. J'entends par là que ces tableaux, où Homère et Bossuet se rapprochent de si loin, revêtent de couleurs mensongères l'histoire du quatrième siècle, et nous trompent sur la situation respective des deux religions; car ils présentent comme simultanés un polythéisme qui a toute la fraîcheur de son adolescence, et un catholicisme aussi définitif que si le Concile de Trente lui avait donné ses formes arrêtées. N'est-ce pas là dépayser ceux qui connaissent par leur caractère précis la décadence de l'idolâtrie et l'aurore de la société nouvelle?
Au lieu de décrire les processions des Canéphores
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et les théories de Délos, n'eût-il pas mieux valu représenter les courses tumultueuses des prêtres Isiaques, le hideux taurobole, les orgies d'Atys, les sacrifices humains, les rites révoltants de ces déités bizarres qui peuplaient de monstres les sanctuaires déshonorés par d'impures superstitions? Dans un temps où Rome, pour posséder des dieux plus vivants que Jupiter Capitolin, avait divinisé les Césars, ces évocations auraient eu plus d'à-propos que des réminiscences de l'Iliade ou de l'Odyssée. Si habiles qu'elles soient, elles ne coulent plus ici avec cette limpidité virgilienne qui distingue le Télémaque; et les discours semblent aussi factices que les actes dans ces imitations où la mémoire est plus en jeu que la nature. Elles oublient trop les moqueries de Lucien, qui depuis longtemps avaient mis l'Olympe en déroute.
Quant aux chrétiens, ils ont sans doute grand air ; pourtant, à cette date, ils devaient avoir plus de bonhomie et de laisser-aller; je soupçonne que l'héroïsme de ces apôtres fut moins théâtral, ne fit point de phrases et s'ignora davantage.
II
Où règne ainsi la convention, les caractères ne sauraient avoir toute leur franchise. Si, du temps de Cicéron, deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, que penserons-nous de Démodocus, qui craint
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que « les Faunes n'aient égaré sa fille au fond des bois » , et en est encore aux dogmes des générations bercées sur les genoux d'Homère ? Qui garderait son sérieux, quand il dit: « Demain, aussitôt que Dicé, Irène et Eunome, aimables Heures, auront ouvert les portes du jour, nous monterons sur un char ? » Qui ne s'étonnerait lorsque, hanté par des rapsodies, il est surpris de ne point retrouver Polyphème et Circé dans les aventures d'Eudore ? En lui, le père n'est pas moins ingénu ; car, au moment où Cymodocée, attendrie par la voix de celui qui se repent d'avoir beaucoup aimé, s'écrie avec la naïveté d'Agnès : « Je pleure, comme si j'étais chrétienne, » il se rassure par le souvenir d'Alcinoûs, à la table duquel pleurait Ulysse entendant « un fils d'Apollon chanter les malheurs de Troie ».
Il semble vraiment qu'après un sommeil de mille ans et plus il se réveille tout à coup, sans se douter qu'il vit dans le monde romain, entre l'agonie des dieux antiques et l'avènement du Christ. Si nous n'allons point jusqu'à dire qu'il est « la charge de Nestor1 », on peut du moins blâmer Chateaubriand de n'avoir pas substitué à ce revenant la physionomie d'un prêtre assailli de doutes, mais refusant par honneur de déserter un symbole que protègent de glorieuses traditions, et s'obstinant à le réconcilier avec la raison par des commentaires subtilement empruntés à la philosophie ou aux sciences. Plotin,
1. Hoffman l'appelle « une sorte de père Anchise, que le lecteur, à l'exemple d'Enée, porte sans cesse sur ses épaules ».
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Porphyre ou Jamblique lui eussent suggéré l'expression de cette figure. Pour en finir avec les personnages secondaires, nous reprocherons encore à Hiéroclès et à Galérius de rappeler les philosophes du dix-huitième siècle plus que les sophistes de la décadence ; car ceux-ci n'étaient point des révolutionnaires,mais des conservateurs qui persécutaient une sorte de société secrète, par raison d'État, et nullement au nom de la tolérance ou de l'athéisme 1.
On ne saurait nier que Cymodocée soit bien fille de son père. Dans sa première rencontre avec Eudore, ne le prend-elle pas pour le chasseur Endymion, ou pour « un dieu caché sous la forme d'un mortel » ? Son imagination est aussi fort complaisante, lorsqu'elle adore dans les plaintes de la brise « un soupir de Diane», et dans un rayon furtif de la lune « la blanche tunique de la déesse qui se retire». On peut s'amuser encore aux dépens de sa dévotion, quand, perdue au milieu d'une forêt, elle (i se met jusqu'à l'aurore sous le patronage des Naïades ». Enfin, on est tenté de sourire, en la voyant demander « des leçons de pudeur » à un jeune soldat qu'elle connaît de la veille2. Mais sa candeur impose silence à l'ironie. Comment ne serait-on pas désarmé par la grâce d'une âme virginale qui dépouille malaisément ses chers préjugés
1. Ils sont trop poussés au noir, et deviennent plus odieux que de raison. — L'évêque Cyrille a la gravité d'un Bossuet.
2. « Je n'ose plus parler, avant qu'il ait achevé de m enseigner la pudeur. »
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d'enfance? On aime donc les méprises des deux croyances qui se confondent sur ses lèvres, ainsi que dans son cœur. Si elle oublie parfois son récent baptême, ces distractions lui vont à ravir. A l'heure où, descendant de la colline, au lever de l'aurore, pour courir à l'amphithéâtre, elle apparaît « comme l'étoile du matin », le poète lui-même ne la comparet-il pas « à l'amante de Zéphyre ou de Céphale » ? Oui, elle nous agrée précisément parce qu'elle hésite entre Racbel et Nausicaa, parce qu'on ne sait trop si elle se marie pour se convertir, ou se convertit pour se marier. En elle, ce qui nous charme, c'est surtout ce mélange d'ombre et de lumière, cette indécision d'une conscience à demi païenne, à demi chrétienne, et dont la foi devient une forme de l'amour. En faire une sœur de Pauline subitement illuminée comme un Polyeucte, et renversant les idoles, bravant les bourreaux, maudissant les dieux de son père, c'eût été mentir à l'art et aux moeurs , à la convenance et àt la vérité. Cette colombe meurt sous la dent d'un tigre: c'en est assez. Dieu lui-même n'en demande pas davantage : son innocence lui sera comptée pour ce qui manque à un christianisme ébauché,
La critique ne sera pas moins clémente pour Eudore. En l'approchant, nous regrettons même d'avoir incriminé le choix dont il fut l'objet. Si Chateaubriand lui avait préféré quelque martyr fameux, la tradition eût gêné sa fable ; et les actes de la primitive Église se seraient élevés comme des témoins contre les libertés de la Muse. A l'exemple de Virgile et
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du Tasse dotant de l'immortalité des noms jusqu'alors peu retentissants, Enée, Didon, Renaud, Tancrède, Clorinde, Herminie, il a donc symbolisé dans les humbles fiancés qu'il glorifie tous ces confesseurs anonymes dont la légion a remporté la victoire décisive. Aussi, ne tournons plus en grief ce rôle de Rédempteur qui écrase l'humaine fragilité, Louons plutôt l'artiste qui réussit à idéaliser un Sauveur, non par sa naissance et par les dignités qui récompensent son courage 1, mais par l'éloquence et la poésie. Ce qui importe, n'est-ce pas de savoir si le caractère est vivant? Or,à ceux qui en douteraient, il suffira de dire qu'Eudore est un frère de René, qu'il a comme lui l'instinct voyageur, l'inquiétude de l'inconnu, le tourment de l'infini, le prestige enchanteur, la flamme de la passion, le don des larmes et la mélancolie aimable. Oui, Chateaubriand l'anime de son souffle. Qui ne le reconnaîtrait dans ces plaintes : « Né aux pieds du Taygète, le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille, en venant à la vie. A combien de rivages n'ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je contemple ici! Qui m'eût dit que j'entendrais gémir sur les côtes d'Italie, sur les grèves des Bataves, des Bretons et des Gaulois, ces vagues que je voyais se dérouler sur les beaux sables de la Messénie? Quel sera le terme de mes pèlerinages? Heureux si la mort m'avait surpris avant d'avoir
1. Il devient maitre de la cavalerie, préfet des Gaults, favori de
Constance, ami de Constantin.
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commencé mes courses sur la terre, et lorsque je n'avais d'aventures à conter à personne ! » Si ce vœu s'était accompli, nous y eussions perdu les plus beaux chants des Martyrs, ceux auxquels peuvent s'appliquer ces mots : « On ne peint bien que son cœur, en l'attribuant à un autre. » Ce qui le prouve, c'est qu'Eudore nous intéresse surtout à partir du jour où il déserte les paisibles vallons d'Arcadie pour les plaisirs de Rome ou de Parthénope. En s'attardant à ces récits, veut-il attirer une âme à Dieu, ou conquérir un cœur? Nous ne déciderons pas cette question. Toujours est-il que Chateaubriand semble avoir « baptisé la Vénus païenne ».
En effet, quoi qu'il en dise, ses plus touchantes -peintures sont encore les plus profanes : amours naissantes, douces erreurs, voluptueux regrets, larmes données à de tendres et coupables souvenirs. Mais ces rêves de jeunesse n'ont pas la vertu réparatrice des confessions où saint Augustin, dans un style barbare, pleure sincèrement des fautes qu'il veut flétrir et racheter. Au lieu d'inspirer la crainte du naufrage, Eudore nous induirait plutôt en tentation de l'affronter. Aussi est-il naturel que la petite fille d'Homère se laisse prendre au piège. Si le vieux Cyrille avait eu toute sa présence d'esprit, il aurait même dû conseiller à son pénitent de passer un peu plus légèrement sur des repentirs dont l'expression devenait embarrassante ou contagieuse pour la pudeur ignorante de Cymodocée. Démodocus est plus clairvoyant, lorsqu'il éconduit la vierge, sous pré-
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texte d'un sacrifice, au momei.toù, les yeux baissés, son hôte commence à prononcer le nom de Velléda.
A lui seul, cet épisode illustrerait le monument. L'intention de rivaliser avec Virgile est marquée par ce trait que je rencontre ailleurs : « A la vue de la colline où fut le palais de Didon, je fondis tout à coup en larmes. » Si la prêtresse druidique fait moins tragique figure que la reine de Carthage, Eudore mérite plus nos sympathies que l'héritier d'Ilion et d'Hector: car, outre qu'il ne porte pas avec lui les destinées d'un empire, c'est la pitié qui l'a vaincu, et il a été plutôt séduit que séducteur. A l'heure où « les Patriarches détournent la tête » , qui n'absoudrait sa défaite? La faute en est à ce regard fascinateur, à ce sourire enivrant et farouche, à cette bouche fière et provocante, à cette alliance d'abandon et de dignité, d'innocence et de coquetterie, mais surtout à cette passion et à ce désespoir qui ont triomphé d'une raison épuisée par la lutte. Comment résister à 'la magicienne capable d'exciter et de conjurer les tempêtes? J\'a-t-elle pas le pouvoir de se rendre partout invisible ou présente ? En son cœur vit une flamme immortelle ; il s'en échappe des cris qui franchiront les âges. Avec sa superbe attitude, sa voix mélodieuse, ses cheveux blonds relevés à la grecque, sa couronne de verveine et sa légère tunique de Diane chasseresse, elle est sculptée comme en un marbre plus impérissable que ceux de Phidias. Ce sera désormais le type idéal de ces vierges gauloises ou germaines, dont Tacite a dit
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« qu'il y avait en elles je ne sais quoi de saint et de prophétique». Elle aura sa place choisie dans le voisinage de Niobé, d'Ariane, de Phèdre, de Médée, de toutes les héroïnes dont le front touché de la foudre est éclairé du rayon qui divinise. Comme Sapho se précipitant du rocher de Leucade, elle aussi, Velléda, inclinant sa tête charmante sous sa faucille d'or, vivra donc toujours dans les songes des poètes.
Mais, hâtons-nous d'ajouter que Chateaubriand n'excelle pas seulement à chatouiller ainsi la faiblesse des cœurs. Sans aborder tant d'autres scènes qui valent presque les pastorales de l'Odyssée ou de la Bible1, quel contraste nous offrent les beautés du dénouement! Qui ne se rappelle Cymodocée apparaissant tout à coup dans l'amphithéâtre aux yeux de son époux, la douleur et la joie d'Eudore, le tressaillement des premièr es caresses ressenti parmi les angoisses du martyre, l'anneau nuptial tout arrosé de sang, ces noces sublimes dont l'extase promet les délices d'une éternelle union; puis, les bonds du tigre prêt à déchirer sa proie, la rivalité de courage entre les deux victimes, et l'involontaire effroi de Cymodocée se précipitant par un élan instinctif vers celui qui voudrait « la cacher en son coeur » ? Mais hélas 1 c'en est fait. La bête féroce vient d'achever son œuvre. Les paupières de la vierge se ferment. « Elle dc-
i. La rencontre d'Eudore et de Cymodocée est aussi gracieuse que celle d'Ulysse et de Nausicaa. La visite de Démodocus chez Lastbénès éveille l'idée de Ruth et de Booz.
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meure suspendue aux bras de son fiancé ainsi qu'un flocon de neige aux pins du Ménale ou du Lycée...
... « Le tigre avait brisé son cou d'ivoire... Elle rend au ciel un souffle divin qui semblait tenir à peine à ce corps formé par les Grâces. Elle tombe comme une fleur que la faux du villageois vient d'abattre sur le gazon. » Dans ce tableau pathétique, admirons l'art du peintre qui sait tempérer l'atrocité des tourments par des émotions voluptueuses ou des délicatesses mystiques. En atténuant l'horreur du spectacle, ses ruses poétiques détournent heureusement nos regards vers les radieuses perspectives du ciel entr'ouvertt.
N'oublions pas non plus cet incomparable chant VI qui se soutient en face des combats de l'Iliade. Même isolé, il suffirait à protéger un nom contre l'ingratitude publique; car c'est la plus éclatante page d'épopée que puisse produire notre langue. Jamais du moins, parmi nous, l'imagination n'avait si intimement compris la poésie de l'histoire, et fait revivre avec plus de puissance les mœurs des âges lointains. Or, ce génie d'intuition est servi par un
1. Telles sont les comparaisons que voici : « Compagnons, disait Cyrille, soyons pleins de joie : bientôt, nous irons à la gloire. Voyez dans cette prison, comme dans une riante campagne, ce champ d'épis mûrs qui seront tous moissonnés. Cymodocée sera peut-être avec nous. C'est une fleur qui s'est trouvée au milieu du froment et qui parfumera les corbeilles. » Ailleurs, le poète dit encore : « Lorsque de légères hirondelles se préparent à quitter nos climats, on les voit se réunir au bord d'un étang solitaire, ou sur la tour d'une église champêtre. Tout retentit des doux chants du départ. Aussitôt que l'aquilon se lève, elles prennent leur vol vers le ciel, et vont chercher un autre printemps, une terre plus heureuse. »
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pinceau qui ressuscite toutes les visions du passé. Mais ce ne fut pas seulement une faculté divinatrice ; car huit années d'études avaient préparé cette érudition souvent si exacte. Des notes nous apprennent en effet que Chateaubriand a consulté Tacite, Strabon, Flavius Vopiscus, les Edda, Grégoire de Tours, Sidoine Apollinaire, Jornandès , César, Diodore, Pline l'ancien, Libanius, les traditions germaniques, scandinaves et celtiques, ainsi que l'atteste lebarditdc Pharamond, imité des cantilènes de Lodbrog 1. On dirait qu'il a été, lui aussi, comme Velléda, initié aux mystères des Druides, tant est minutieuse la précision avec laquelle il décrit leurs rites. Il n'y a pas un mot qui ne puisse être justifié par un témoignage, dans le patriotique emploi de cette archéologie qui fait sortir du sol toute une Gaule disparue, depuis l'humble Lutèce, avec ses huttes de bois et de terre, son temple d'Hésus, son aqueduc d'Arcueil, son cirque du Clos des chênes, et son palais des Thermes, jusqu'aux écoles de Lugdunum, de Narbonne, de Marseille et de Burdigalie, où la langue de Démosthène et de Cicéron résonne à côté d'un idiome aussi rude que le croassement des corbeaux. Si le jeune soldat du camp de Condé mêle ses impressions à celles qu'Eudore éprouve dans sa veillée nocturne aux avant-postes de l'armée romaine, il semble avoir disputé la victoire à Mérovée en tête de la légion chrétienne, lorsqu'il raconte cette bataille
1. Il l'emprunta aux historiens de la Suède, Saxo Grammaticus el
Olaiis Wormius.
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des Franks, où la magnificence des couleurs ne coûte rien au goût et à la vérité. (le chef-d'œuvre n'a-t-il pas mérité la plus enviable des louanges, l'hommage d'Augustin Thierry déclarant que l'enthousiasme de cette lecture lui révéla sa propre vocation?
La splendeur du décor égale la majesté des épisodes qu'il encadre. Dans le monde grec, latin ou barbare, il n'est guère de lieux célèbres qui n'aient été représentés ici, d'après nature, par un témoin pour lequel l'exactitude fut un devoir et un plaisir. Commencées aux ruines de Sparte, ses courses l'avaient conduit jusqu'aux débris de Carthage, en passant par Corinthe, Argos, Athènes, Constantinople et Jérusalem. De là une acuité de sensations toutes personnelles. Que de fraîcheur dans cette esquisse des montagnes de la Sabine « qu'enveloppe une lumière diaphane», nuancée .«par une pourpre violette comme les fruits du prunier » ! Si vous avez vu l'Égypte, vous la reconnaîtrez à « ces palmiers qui semblent les roseaux du Nil, et que l'on croirait plantés dans ses flots : de loin, ils annoncent une terre que l'on ne voit pas encore.... Quelquefois le désert, comme un ennemi, se glisse dans la verte plaine; il pousse ses sables en longs serpents d'or, et dissémine au sein de la fécondité des méandres
Stériles ». Ailleurs, aux environs de Memphis voilà bien ces « nopals épineux dont le vent traverse les forêts armées, sans pouvoir courber leurs inflexibles rameaux ». Près de Joppé, le voyageur a observé
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de ses yeux « ces bois de lentisques et de grenadiers semblables à des rosiers chargés de pommes rouges ». IJ s'est enfoncé dans ces solitudes où « des figuiers sauvages clair-semés étalent au vent brûlant du Midi leurs feuilles noircies» .Mais à la réalité du détail s'associe, chez un maître, la physionomie morale qui anime le spectacle. Jugez-en par le panorama de la plaine qui entoure Jérusalem : on ne se borne pas à nous montrer « un bassin aride formé par des sommets rocailleux », des plages de sel, des sables mouvants, puis, au fond d'une vallée, entre des roseaux et des saules, le Jourdain traînant avec lenteur ses eaux jaunâtres encaissées dans leurs rives profondes. Ce « paysage de pierres, cette terre travaillée par des miracles », nous paraît « muette de terreur, comme si elle n'avait osé rompre le silence depuis qu'elle a entendu la voix de l'Éternel ». Elle est encore « fumante de la colère de Jéhovah ».
Mais nous n'en finirions pas, si nous cédions aux entraînements de la citation; car jamais virtuose ne fut plus attentif aux finesses d'une exécution savante. Ce souci de la forme a même des scrupules dont nul ne s'aviserait aujourd'hui. Lorsque, dans sa prison, Cymodocée soupire le chant harmonieux qui commence par ces paroles : « Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante », une note ne prend-elle pas la peine de nous avertir que « ce morceau est le plus soigné de tout l'ouvrage? Il ne s'y rencontre, dit-elle, qu'un seul hiatus : encore glisse-
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t-il facilement sur l'oreille 1 ». Que serait-ce donc, si nous voulions rendre pleine justice à un style tout serti d'expressions butinées parmi les fleurs de la double antiquité : Anacréon et la Genèse, Théocrite et Ézéchiel, Sapho et les Actes des martyrs, Sophocle et le Tasse, Virgile et Milton, Homère et Sidoine
Apollinaire, sans compter les Pères de l'Église et les apologistes? Bref, c'est une étude qui ressemble à cette villa où, passionné pour le beau, l'empereur
Adrien réunit toutes les merveilles de l'art, dans des proportions moindres, mais encore grandioses ; car on y retrouve aussi, comme l'a dit Sainte-Beuve,
« ces aspects mélancoliques, dont l'impression est analogue à l'effet de tel paysage du Poussin baigné
1. C'est une page à citer. La voici : « Esclave de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents ! Courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus. — Volez, oiseaux de Lybie, dont le cou flexible se courbé avec grâce, volez au sommet de l'Ithone, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie. — Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour si chèr6 aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle! J'étais semblable à la tendre génisse sortie du fond d'une grotte, errante sur les montagnes, et nourrie au son des instruments champêtres. Aujourd'hui, dans une prison solitaire, sur la couche indigente de Cérès!... Mais d'où vient qu'en voulant chanter comme la fauvette, je soupire comme la flûte consacrée aux morts? Je suis pourtant revêtue de la robe nuptiale; mon cœur sentira les joies et les inquiétudes maternelles ; je verrai mon fils s'attacher à ma robe comme l'oiseau timide qui se réfugie sous l'aiftrsje sa mère. Eh ! ne suis-je pas moi-même un jeune oiseau 'r"i !au\sein paternel? Que mon père et mon époux tardent à paraître ! Ah! Vil m'était permis d'implorer encore les Grâces et les MiwesjS/ je pouvais interroger le Ciel dans les entrailles de la victimeTMais, j'offense un Dieu que je connais à peine : reposons-nous sur la Croix ! e
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d'une lumière d'or par les rayons du soleil couchant ».
Et cependant, le succès fut contesté pour cet ouvrage qui (e ne cédait qu'à la Victoire le privilège d'occuper toutes les voix de la Renommée ». Je ne parle point d'une insolente parodie qui ne vaut pas la faveur d'être exhumée, 1 mais de la critique officielle qui s'empressa de déployer son zèle contre un écrivain coupable d'allusions hostiles à l'Empire ou à l'Empereur 2. Les complaisants allèrent même au delà d'un ressentiment qui n'avait pas de profondes racines chez un maître prompt à des retours intéressés. Toute une meute, comme les bêtes féroces du cirque, s'acharna donc à déchirer une seconde fois Eudore et Cymodocée. Aux représailles politiques s'ajouta l'animosité jalouse des cabales, ou l'entêtement pédantesque de la routine. Les uns poursuivaient d'un persiflage voltairien le champion de
1. Elle est intitulée : Saint-Géran, ou la nouvelle langue française, anecdote récente, suivie de l'itinéraire de Lutèce au M ont- V alérien, en suivant le fleuve Séquanien, et revenant par le mont des Martyrs; petite parodie d'un grand voyage. — On y suppose qu'un jeune homme, Adolphe de Saint-Géran, et sa sœur Virginie, ont été laissés à Paris par leur père, qui est parti pour Saint-Domingue. En attendant son retour, ils doivent achever leur éducation littéraire. En effet, ils ne perdent pas leur temps, et se mettent à l'école de Chateaubriand. Leurs lettres ne sont plus que des centons des Martyrs. Elles deviennent tellement inintelligibles que leur père finit par les croire fous.
2. C'est ce que Chateaubriand dit très haut dans sa préface, où il écrit même : « Mon malheureux cousin, Armand de Chateaubriand, fut fusillé à l'apparition des Martyrs. En vain, je sollicitai sa grâce; la colère que j'avais excitée s'en prenait à mon nom. » C'était s'en faire accroire : car cet événement fut antérieur au livre.
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la poésie chrétienne ; les autres crièrent au sacrilège, et feignirent d'être scandalisés par la témérité d'un irrévérent qui osait toucher au tabernacle.En réalité, ces austères gardiens de la doctrine n'étaient que des indifférents qui voulaient rendre Chateaubriand suspect à son parti, alarmer les simples et mettre en doute sa sincérité. En faisant mine d'être offensée par l'épisode de Velléda, une pudeur de commande visait uniquement à décrier par son caractère un prédicateur de vertus évangéliques1 ; ligue hypocrite, dans laquelle on s'afflige de rencontrerjusqu'au nom de Sismondi, écrivant de Coppet : « C'est la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins. »
Ces clameurs furent si violentes qu'elles faillirent ébranler la foi sans laquelle tout génie se décourage 2. Chateaubriand crut s'être trompé, et la Muse à laquelle il venait de faire ses adieux l'aurait peut-être pris au mot, sans l'amitié de Fontanes dont il dit : «Je n'étais pas Racine,mais il pouvait être Boileau.» Cette affection fidèle réussit du moins à réconforter le cœur d'un poète qu'il comparait à Virgile exposé aux traits de Maîvius, et au Tasse fuyant l'ingrate Ausonie.
Contre toi du peuple critique, Que peut l'injuste opinion?
1. Iloffman osait écrire : « La conception de ce poème est une grande folie; le mélange du sacré et du profane y est un grand scandale. »
2. M. Guizot fut presque seul à défendre les Martyrs, dans des articles qui subirent les ciseaux de la censure, avant de paraitre dans le Publiciste.
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Tu retrouvas la Muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solyme et d'Ilion.
Du grand peintre de l'Odyssée Tous les trésors te sont ouverts, Et, dans ta prose cadencée,
Ont la douceur des plus beaux vers.
Aux regrets d'Eudore coupable,
Je trouve un charme différent ;
Et tu joins dans la même fable
Ce qu'Athène a de plus aimable, Ce que Sion a de plus grand.
Ces strophes furent-elles prophétiques, en promettant à ce poème en prose la revanche de l'avenir?
Sauf certaines réserves qui portent sur le genre même, nous aimons à le croire, pour l'honneur des lettres françaises.
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CHAPITRE V
I. CHATEAUBRIAND voyageur. Ses précurseurs en Orient. La Lettre il Fontanes est la préface de Y Itinéraire à Jérusalem. L'artiste. La Grèce est sa seconde patrie. Sparte. Athènes. Enthousiasme et bonne humeur. Gaietés familières, franchise d'impressions. Le philhellène. II. Le pèlerin. Embarras d'un apôtre. Le profane. Le Saint-Sépulcre, et la Jérusalem délivrée. Le Croisé, le fils des Preux. Le peintre de paysages. Le Français. — Le paladin amoureux. Rendez-vous à l'Alhambra. Le Dernier Abencerrage, et les Natchez. Sobriété classique, et intempérance d'imagination. Le coloriste. Le poète. Témérités nécessaires à tout novateur. — Le Napoléon de la prose poétique.
1
Le principal mérite des Martyrs est encore de nous avoir valu l'Itinéraire; car, dans la vie de Chateaubriand, poème curieux entre tous, le chapitre le plus intéressant pourrait bien être celui que raconte ce journal où il oublie la pompe d'un rôle à soutenir et le décorum d'une œuvre attendue. Ici, du moins, le héros ne se produit plus sous un déguisement, comme dans le personnage de René ou d'Eudore; mais il redevient lui-même avec une aisance qui rencontre le sublime sans le chercher, et ne s'interdit point l'abandon d'une causerie familière. Tout en restant chevalier, paladin et preux des anciens jours, il semble ne plus écrire sous les yeux du public ; et, dans un loisir de vacances, il se repose enfin des soucis officiels de la représentation.
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Nul n'éprouva plus que lui la nostalgie des pays lointains, et cette soif de voir qui, en se satisfaisant, s'irrite au lieu de s'éteindre; car le ruisseau de la rue du Bac n'eut jamais de prestige pour celui qui, tout enfant, contemplait durant des heures entières, « avec je ne sais quel plaisir triste, le vol des hirondelles s'apprêtant à l'émigration de l'automne ». Un instinct d'avenir lui disait déjà qu'il serait, comme les oiseaux de passage, toujours ardent à prendre l'essor vers d'autres cieux. Aussi est-il le prince des voyageurs, de ceux qui De se bornent pas à recevoir des sensations extérieures, mais que les grands spectacles sollicitent à manifester une personne morale, un esprit, un cœur, un caractère, ou même des saillies d'humeur, des préjugés et des travers. Dans ses livres, combien de feuilles ont été tracées sous la tente, au milieu du désert, ou sur les flots ! Du Mississipi à la Tamise, du Rhin au Tibre, de l'Eurotas et du Céphise à l'Hermius et au Granique, du Jourdain et du Nil au Tage et à l'Ebre, il a bu l'eau de toutes les rivières, et a pu dire sur leurs bords : Sedimus et flevimus t. Si, dans sa première jeunesse, il s'est complu aux vastes solitudes des savanes et aux forêts silencieuses où l'on jouit d'une pleine liberté, il a voulu, dans l'âge mûr, interroger de préférence les souvenirs et les exemples de l'histoire; mais, partout et toujours, il aimait à retrouver les larmes de l'homme, c'est-à-dire de généreuses émotions et de nobles pensées.
1. Nous nous sommes assis, et nous avons pleuré.
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Lorsque, le 14 juillet 1807, il entreprit son Odyssée, l'Orient n'était point aussi inconnu qu'il le dit en son avant-propos; car, sans parler du voyage de Volney, l'expédition d'Égypte ne datait pas de si loin, et cette épopée militaire frayait la voie aux imaginations. Toutefois, un siècle irréligieux ne songeait guère au berceau du christianisme. Il semblait qu'il n'y eût plus de Palestine et que Jérusalem fût au bout du monde. On s'ingéniait même « à semer d'obstacles et de périls les avenues de la Cité sainte ». N'envions donc pas à Chateaubriand l'heureuse fortune d'avoir été un guide pour les émules qui suivront ses traces, avec l'ambition de les effacer. Nul ne lui refusera du moins la clairvoyance et la sincérité d'un observateur désireux de préparer sa palette en vue des tableaux promis. Aussi, quel respect ne doit-on pas à la conscience de cet écrivain qui commence par lire entre les anciens Pau~anias, Strabon, Pomponius Mêla, l'anonyme de Ravenne, parmi les modernes Wood, Coronelli, Pouqueville, Vernon, l'abbé Fourmont, Leroy, d'Anville ; et qui, muni de la carte de Peutinger, se sépare de ses amis, quitte la France, supporte mainte fatigue, affronte les fièvres, s'expose aux coups de fusil des Bédouins, « dépense cinquante mille francs », pour donner à son pays « une œuvre moins imparfaite que le Génie du christianisme1 » /
Il avait déjà fait n.erveille dans un genre qui se
1. Ce sont les expressions dont se sert Chateaubriand. Je n'aime pas qu'il rappelle ses frais de route.
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prête à la rêverie, au pittoresque, aux jeux du caprice, et participe aux conditions des mémoires par le courant d'un style naturel. La fameuse lettre qu'il adressait de Rome à Fontanes, en 180i, fut en effet comme la préface de l' Itinéraire. La magnificence ou l'éclat de son pinceau y rivalisait avec les paysages du Poussin ou de Claude Lorrain. Non, leur lumière n'est pas plus brillante que cette description d'un coucher de soleil : « Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapislazuli et d'or pâle, tandis que leurs flancs sont noyés dans une vapeur de teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une gr4ce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les derniers pas du dieu du jour. » Jamais la tristesse des ruines n'avait eu plus d'éloquence que dans cette esquisse de la campagne romaine : « Figurezvous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Écriture ; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver : ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentes, et elles ne sont que le lit désert
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d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. A peine découvrez-vous quelques arbres; mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux. Souvent, dans une grande plaine, j'ai cru voir de riches moissons; je m'en approchais : des herbes flétries avaient trompé mes yeux. Point d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de taureaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montre sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières : on dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que les champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine. » C'est le cas de répéter avec un fin connaisseur : « Il y a deux ou trois magiciens qui réveillent dans tous les hommes un monde d'impressions endormies depuis des siècles '. » Or, en face de la nature et des monuments du passé, nul ne sut mieux que Chateaubriand égaler sa parole à la grandeur ou à la beauté des objets.
Mais ce fut surtout la Grèce qui lui pot ta bonheur. D'avance, il aimait en ellela patrie de son imagination. Aussi, dans sa course rapide, quelle sûreté d'instinct prompt à tout comprendre 1 Que de vérité
1. Doudan.
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naïve en ces confidences où se concilient la franchise et l'enthousiasme, la bonne humeur d'un touriste qui ne veut pas être dupe, et l'admiration d'un artiste pour lequel l'antiquité est. la plus haute forme de l'idéal 1 Il n'est pas en effet de ceux qui se défendent contre les surprises du premier mouvement, et rougissent de paraître touchés jusqu'aux larmes. Il lui arrive même de trop voir les choses à travers des souvenirs classiques. C'est ainsi qu'en passant près d'Ithaque, il « salue de loin la chaumière d'Eumée, et le tombeau du chien fidèle ». Une flamme allumée par des pêcheurs sur le rivage de l'île Fano1 lui rappelle « les nymphes embrasant le vaisseau de Télémaque )i. Aux bords de l'Eurotas, en présence de la plaine où fut Lacédémone, une sorte de «stupeur» arrête sa pensée. Puis, dans ce profond silence, pour faire au moins parler les échos d'un désert qui n'entend plus la voix humaine, il crie de toute sa force : « Léonidas! Léonidas! » Mais « aucune ruine ne répète ce grand nom, et Sparte même semble l'avoir oublié ». Ne sourions pas non plus de ses rêves archéologiques, lorsque, sur la foi d'Hérodote, il croit avoir découvert le lion de pierre qui ornait la tombe du héros, et revoit en songe les ombres des trois cents Spartiates. Qui foulerait une si glorieuse poussière d'un pas indifférent? Laissons donc les érudits opposer leurs chicanes à ses illusions, soit qu'il s'applaudisse de retrouver les cendres de
1. L'ile de Calypso.
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Clytemnestre, soit qu'il se persuade que tel piédestal servit à la statue du Rire élevée jadis par Lycurgue, et subsistant seule au milieu de Sparte ensevelie, « beau triomphe pour la philosophie de Démocrite» 1 Si nous ne cherchons ici que notre plaisir, ne suffit-il pas qu'un peintre de génie fixe en passant sur d'immortels cartons de dramatiques esquisses, et nous communique la vive sensation de tout ce qu'il embrasse, à vol d'oiseau, d'un regard d'aigle?
La cité dorienne avait remué une âme sympathique à d'austères souvenirs; mais c'est avec une sorte de piété filiale que Chateaubriand fait son entrée dans Athènes ; car il se sent là comme sur une terre maternelle 1, et se figure qu'il revient à son berceau. Lui qui aurait voulu mourir avec Léonidas, il regrette maintenant de n'avoir pas vécu sous Périclès. Il a parfois des élans de dévotion que connurent à peine les plus fervents adorateurs de Minerve, de Neptune et de Cérès. Avec quel transport ne descend-il pas de cheval pour boire les eaux sacrées du Céphise 1 Arrivé chez son hôte, M. Fauvel, et logé dans une chambre toute pleine des plâtres moulés duParthénon, il tient son visage « collé à la fenêtre, avec l'impatience d'un écolier pour qui n'est pas encore venue l'heure de la récréation » , ou plutôt avec la foi d'un pèlerin religieux jusqu'à la superstition. La
l. N'a-t-ilpas dit: « Quand l'Europe se réveille de la barbarie, son premier cri est pour Athènes. Quand on apprend que ses ruines existent encore, on y court comme si l'on avait retrouvé les cendres d'une mère. •>
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moindre pierre lui semblera bientôt une relique, et partout il s'imaginera voir des vestiges d'antiquité. 11 n'hésite même pas à renier le moyen âge ; car, après avoir été le premier à célébrer les miracles de l'art gothique, il redevient tout à coup aussi païen qu'un contemporain de Phidias. Ébloui parla splendeur des Propylées, du temple de Thésée ou de la Victoire, il juge l'architecture de nos cathédrales trop grêle dans son élégance, et trop pesante dans sa majesté. A leurs porches écrasés, à leurs colonnes fluettes, guindées sur d'énormes bases, il préfère cette justesse où s'associent avec tant de mesure la force et la grâce. Il ose déclarer «grossiers» les monumentsde France, et «barbares » ceuxdeRome. Aussi quel deuil, quand il faut quitter ce sanctuaire des arts 1 Il part pendant la nuit : « Comme Agar, il ne veut point voir ce qu'il va perdre pour toujours », cette autre ville sainte dont voici le lumineux panorama : « J'ai vu du haut de l'Acropole le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette : les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient audessus de nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre, le long des flancs de l'IIymette, et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles; Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient des plus belles teintes de la fleur du pêcher; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un
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rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre, par la mobilité des ombres du relief; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière, et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant, comme un rocher de pourpre et de feu. »
Cette imagination vraiment royale sait aussi s'égayer à l'occasion, comme l'atteste cette aimable fantaisie inspirée par la douleur des adieux : « Je fus, tout le chemin, occupé d'un rêve assez singulier : je me figurais qu'on m'avait donné l'Attique en souveraineté; je faisais publier dans toute l'Europe que quiconque était fatigué des révolutions et voulait trouver la paix, vînt se consoler sur les ruines d'Athènes, où je promettais repos et sûreté; j'ouvrais des chemins, je bâtissais des auberges, je préparais toutes sortes de commodités pour les voyageurs; je jetais un pont sur le golfe de Lépante, afin de rendre la traversée d'Otrante à Athènes plus courte et plus facile. On sent bien que je ne négligeais pas les monuments : les chefs-d'œuvre de la citadelle étaient relevés sur leurs plans, et d'après leurs ruines; la ville, entourée de bons murs, était à l'abri du pillage des Turcs. Je fondais une Université où les enfants de toute l'Europe venaient apprendre le grec littéraire et le grec vulgaire. J'invitais les Hydriotes avenir s'établir au Pirée, et j'avais une marine. Les montagnes se couvraient de pins pour redonner des eaux à mes fleuves ; j'encourageaisl'agriculture; une foule de Suisses et d'Allemands se mêlaient à mes
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Albanais : chaque jour on faisait de nouvelles découvertes, et Athènes sortaitdu tombeau. — En arrivant à Kératia, je sortis de mon songe, et me retrouvai Gros-Jean comme devant. »
Ces notes enjouées sont un des agréments de cette lecture: car, à la longue, le lyrisme continu fatigue. Or, si parfois il advient que Chateaubriand s'exalte de sang-froid et se monte la tête par entraînement littéraire, il a souvent aussi des échappées où le scepticisme reprend ses droits. En Grèce, il faut en effet une foi bien robuste pour résister à tous les désenchantements qui attendent les explorateurs les plus décidés à s'émouvoir quand même. On s'est vite familiarisé avec tant de noms qui mentent à leur réputation; et, plus on s'était mis en frais de sensibilité préventive, plus on se laisse tenter par les représailles de l'ironie. Sans aller jamais, comme tel vif esprit, jusqu'à l'irrévérence, l'auteur de l' Itinéraire ne surfait guère ses sentiments, et nous pouvons le croire quand il écrit : « Je déteste les descriptions qui manquent de vérité. Lorsqu'un ruisseau est à sec, je veux qu'on me le dise. » Il ne dissimule donc aucun de ses mécomptes : cette montagne aride et enveloppée de brouillards, c'est le Parnasse; ce champ de maïs représente l'emplacement des jeux olympiques. Ces masures (C où grouillent des cochons », voilà tout ce qui reste de Thèbes. Il déclare que le miel de l'Hymette « a un goût de drogue », et ne vaut pas celui de Chamouni. Il fait la grimace au vin de l'Attique « tout imprégné de la sa\eur
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amère des pommes de pin ». Il reproche à Hercule de n'avoir «tué l'hydre qu'à demi dans ces maraisde Lerne », où il a failli mourir de la fièvre. S'il souffre du froid, du chaud et de la pluie, s'il mange un pain terreux et dort sur l a dure, ces petites misères devien nent sous sa plume des motifs de croquis expressifs.
Telle est, par exe mple, cette jolie scène qui nous le montre, non loin du cap Sunium, couché sur une natte, dans une cuisine qui sert à la fois de salon et de salle à manger, comme c'est l'usage en ces pays poétiques. Tout en ayant l'air de sommeiller, il suit de l'œil une jeune fille de dix-huit ans restée seule au logis, pendant que sa famille est aux champs. Elle va et vient, elle chante à voix basse, comme les oiseaux vers le coucher du soleil. Détachant une petite marmite accrochée au-dessus de la natte où repose le malade, elle allume le feu, prépare le souper et s'interrompt pour rajuster coquettement sa coiffure. Ce petit coin de vie homérique n'offre-t-il pas au lecteur une de ces garanties qui lui donnent confiance? La réalité, voilà le sauvageon sur lequel doit se greffer l'idéal; car, à lui tout seul, il deviendrait fade, ou nous trouverait incrédules. Les vignettes dont s'illustre l'album ne sont pas toutes aussi souriantes que celle-ci : car, lorsque les femmes sont sordides, les hommes voleurs et les insectes désespérants *, Chateaubriand ne le cache point. Il avoue même qu'à chaque pas, il a « le cœur flétri par des
i. « J'ai été dévoré de punaises dans la vallée de Lacédémone. »
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ruines vivantes », qui lui gâtent « les ruines de marbre et de pierre ». Mais la Grèce pardonnera ces plaintes à celui qui, le premier, plaida la cause de son indépendance par ce cri d'indignation : « Un épais Tartare habite aujourd'hui la citadelle remplie des chefs-d'œuvre d'Ictinus et de Phidias, sans daigner demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu'il s'est bâtie sous les ruines du monument de Périclès. Quelquefois seulement, le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière; assis, les jambes croisées, sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et la mer d'Epidaure. Il y a des époques où il faut dire avec le prophète : « Bienheureux sont les morts1 ! »
II
Dans la seconde partie de l'Itinéraire, le voyageur nous semble moins à l'aise. Outre qu'il abuse de l'érudition, il se croit obligé d'endosser sa robe de pèlerin ; et, visantà la relation édifiante, il force un peu le ton. Ce fut le 30 septembre, à sept heures du matin, qu'éveillé par l'émoi des passagers il distingua de loin le mont Carmel. Tout en se mettant à genoux, il confesse « n'avoir point alors éprouvé le
1. Juillet 1807. Article sur le voyage en Espagne de M. de Laborde.
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trouble qu'il ressentit devant les côtes de la Grèce ». Sous une exaltation plus ou moins factice, ses paraphrases de l'Écriture ont des langueurs ou des sécheresses dont s'étonnent les fidèles qui veulent le suivre le long de la voie douloureuse. L'effort même qu'il fait pour se recueillir ou s'attendrir trahit l'embarras d'un profane gêné par son apostolat. Ce n'est point que le respect humain étouffe ses professions de foi ; mais, trop souvent, elles dégénèrent en tirades qui suppléent par la rhétorique à la candeur des convictions profondes. Cette indigence d'une source qui ne jaillit point avec assez d'effusion n'est-elle pas visible dans ce trait que lui inspire la vue du SaintSépulcre : « Lorsque mon guide s'écria : Ubi est, Mors, victoria tua 1? je prêtai l'oreille, comme si la Mort allait répondre qu'elle était vaincue et enchaînée dans ce monument. » Ailleurs, quand la tradition est décidément trop miraculeuse, la poésie lui vient en aide, et sauve sa responsabilité.
Poésie et religion, n'est-ce pas tout un pour l'auteur du Génie du christianisme? Il le prouve en mainte rencontre, notamment le jour où, près . du Cédron, le visage tourné vers le Temple, il tire de sa poche un exemplaire de Racine, et se met à relire Athalie. Il n'oublie pas non plus Le Tasse; et, devant la grotte de Jérémie, ouvrant la Jérusalem délivrée, il prend plaisir à vérifier des descriptions aussi précises, dit-il, que si elles avaient
1. « Où est, Mort, ta victoire ? » Parole de saint Paul.
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été faites sur les lieux mêmes. Traitant comme événements historiques des épisodes de pure fantaisie, il en détermine tous les accidents topographiques. Il reconnaît au juste, vers l'extrémité septentrionale de la vallée de Josaphat,le chemin qu'Herminie dut parcourir pour rejoindre Tancrède à un rendez-vous d'amour. Quant au château où la magicienne Armide enferma les chevaliers séduits par ses ensorcellements, on ne peut douter qu'il soit tout voisin de la mer Morte. Il contrôle aussi les détails de la sortie faite par Soliman contre les chrétiens, et n'y relève qu'une erreur : Le Tasse a confondu la Tour de David avec celle d'Antonia. Pour ce qui est du premier assaut livré aux murailles de Jérusalem, l'exactitude va jusqu'au scrupule. Il suppose encore, selon toute vraisemblance, que le combat de Tancrède et de Clorinde s'engagea dans la vallée de Siloë, près de la source de Marie, au bas de la montagne -de Sion. En rendant cet hommage à un devancier dont l'épopée, fidèle à la vérité locale, à l'histoire et à la peinture des mœurs, « semble écrite au milieu des camps sur un bouclier », il se proposait un modèle à suivre, et s'animait à ses propres fictions.
Plus sensible aux exploits de Godefroy de Bouillon qu'aux leçons de l'Évangile, il ne fut en effet conduit vers la Palestine que par une ambition de gloire mondaine. Il allait, comme il dit, « chercher là des images ». Jamais moisson n'a été plus féconde ; car, tout ce qu'il a vu, nous le voyons avec lui. On
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le suit des yeux, à partir de ces « falaises jaunes et ondées de noir », près desquelles il met pied à terre, jusqu'à cette plaine de Saron, dont le sol est « une arène fine, blanche et rouge, hérissée de chardons », d'où se dressent çà et là quelques bouquets d'oliviers et de sycomores. Puis, c'est Rama avec ses cahutes de plâtre, surmontées d'un petit dôme, encadrées dans des bois de figuiers, de grenadiers, de grands nopals « dont les palettes épineuses s'entassent en désordre ». A mesure qu'on avance, la terre se dépouille; «les mousses mêmes disparaissent». L'amphithéâtre des montagnes se teint d'une couleur ardente : ce sont des dunes de sable, des croûtes de sel « qui ont l'air de flocons de neige », une sorte de vase cuite d'où s'élèvent quelques arbustes rachitiques. « Parmi des touffes de baume et de tamarin, au fond d'une ravine, j'entre voyais comme une espèce de sable en mouvement. Je m'approchai, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de ses rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec - lenteur une onde épaisse : c'était le Jourdain. »
Ce livre est ainsi comme un musée où se pressent et de rapides ébauches, et de fines miniatures, et de grandes toiles,entre autres,cette pathétique description de Jérusalem : « Vous vous égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal ; et vous marchez dans des flots de poussière, ou parmi des cailloux roulants. Des toiles jetées d'une maison à l'autre augmentent l'obscurité de ce labyrinthe. Des bazars voûtés et infects achè-
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vent d'ôter la lumière à la ville désolée; quelques chétives boutiques n'étalent que la misère, et souvent elles sont fermées, dans la crainte du cadi. Personne dans les rues, personne aux portes de la ville ; quelquefois seulement un paysan se glisse dans l'ombre, cachant sous ses habits les fruits de son labeur, de peur d'être dépouillé par le soldat. Dans un coin, à l'écart, le boucher arabe égo!-ge quelque bête suspendue par les pieds à un mur en ruines. A l'air hagard et féroce de cet homme, à ses bras ensa nglantés, vous croiriez qu'il vient de tuer son semblable plutôt que d'immoler un agneau. Pour tout bruit, dans la cité Déicide, on entend par intervalles le galop de la cavale du désert : c'est le janissaire qui apporte la tête du Bédouin, ou qui va piller le fellah '. »
Dans cette page éclate une faculté commune aux grands écrivains et aux grands capitaines, celle qui, dès l'abord, choisit avec assurance l'endroit où il faut lancer les troupes, et concentrer tout l'effort de l'action. D'autres s'entendent également à manier la couleur et à combiner les nuances ; mais ilsse dispersent, ne s'orientent pas et ne savent point s'enfermer dans un horizon. Ils montrent la lanterne
1. Par un simple coup de crayon ou de pinceau, le maître se révèle; témoin ce trait : « Quand les flamants, à l'encontre du soleil, tendent le col en avant et allongent les pattes en arrière, ils ont l'air de flèches empennées avec des plumes couleur de rose. » Ailleurs, il nous donne ainsi la sensation du désert : « Il semblait prolonger la surface jaune et aplanie des flots : on aurait cru voir une seule mer, dont une moitié était agitée et bruyante, dont l'autre était immobile et silencieuse. »
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magique ; une image efface une image; des détails succédent à des détails ; mais, faute de concevoir le tout de chaque objet, l'ensemble leur échappe. Ici, rien de tel, parce que, dans le tableau, les effets particuliers concourent par une logique émue à renforcer une impression générale. C'est que l'œil du spectateur obéit à une âme et à une conscience. Le sentiment qui caractérise la plupart de ces peintures n'est-il pas le deuil d'un chrétien et d'un patriote? Il ne « peut retenir ses larmes, en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d'huile qui rendaient la vigueur aux bras de ses pères, pour triompher des tyrans ». Cette inertie, cette lâcheté le révolte. Comme Byron, il voudrait courir aux armes, pour venger ces villages détruits par le fer et le feu, ces paysans chassés de leurs cabanes, ces femmes et ces enfants en haillons fuyant à l'approche des barbares. Les flottes qui sillonnent les eaux de Salamine lui rappellent ces vaisseaux où Alaric emportait les dépouilles des villes en cendres, les trésors des temples et les statues brisées des dieux. Il avait eu des explosions de colère, en apprenant qu'Athènes était sous la protection du chef des eunuques noirs,et que les autres cités helléniques enviaient ce honteux honneur. Constantinople eut beau lui offrir le plus magnifique point de vue de l'univers, il ne put se résigner « à ce silence d'une foule muette qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maUre». Le Sérail, « ce Capitole de la servitude », l'offusquait par l'ombre sinistre qu'il projette sur la
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métropole radieuse où vit non pas un peuple, mais « un troupeau qu'un iman conduit, et qu'un janissaire égorge ». De pareils accents sont bien du gentilhomme qui proclamait Don Quichotte le plus aimable et le moins fou des mortels.
Lui aussi, n'est-il pas un chevalier sans peur? Tandis que d'autres baisent la robe des agas, il entre dans leur tribunal, la tête haute, la cravache à la main, en faisant sonner ses éperons. Quand un spahi l'admoneste au nom de l'étiquette, il lui sahgle un coup de fouet à travers le visage ; et, tout poudreux, il va bravement s'asseoir sans façon à côté de l'officier turc, en lui disant : « Si je n'ai pas tué ton janissaire, c'est par égard pour toi. » Dans ces saillies, ne voyons pas seulement l'orgueil du sang. Longeant l'île des Lotophages, où les compagnons d'Ulysse oublièrent leur patrie, Chateaubriand s'écriait : « Je ne connais point de fruit assez doux pour me faire oublier la mienne. » Cette parole, il ne l'a jamais démentie. Au moment où il contemplait les ruines d'une ville jadis florissante, l'image de la France vint tout à coup se mêler à ses tristesses ; et, se demandant si un jour elle ne serait pas, elle aussi, en péril de mort, il ajouta : « J'étais comme l'ami de la fable, alarmé d'un songe : je' serais volontiers retourné vers mon pays, pour lui dire :
Vous m'êtes en dormant un peu triste apparu; J'ai craint que ce fût vrai, je suis vite accouru :
Ce maudit songe en est la cause.))
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Voilà pourquoi « ce Franc en habit court » rabat l'insolence des drogmans, s'étend avec aplomb sur le divan des pachas, sans attendre leur invitation, reçoit d'un air royal ceux qu'il admet à la faveur de son audience, et répand ses largesses avec la libéralité d'un souverain.
Ce diplomate démissionnaire représente encore la France dans ces pays où, à chaque pas, il se plaît à reconnaître les traces de la valeur française. A Rhodes, quelle joie de retrouver les lis de France aussi frais que s'ils sortaient de l'atelier du sculpteur ! Malgré ses rancunes contre l'Empire, il ressemble à ces émigrés « dont plusieurs réclamèrent leur part des victoires qui les menaçaient d'un éternel exil». A Jaffa, n'est-il pas aussi fier qu'un soldat de Bonaparte « de la renommée que l'Empereur et nos armes ont laissée au désert1 » ? Quel tressaillement de patriotisme, lorsque, traversant un village arabe, il entend ces mots distincts : En avant, marche ! Il tourne la tête, aperçoit de petits Bédouins tout nus qui faisaient l'exercice avec des bâtons de palmiers, et s'empresse de distribuer une poignée de médins au gai bataillon, en lui criant : En avant, marche ! non sans ajouter : Dieu le veut ! Dieu le veut ! comme les compagnons de Godefroy et de saint Louis; car il associe les vaincus de la Massoure aux vainqueurs des Pyramides. Sur les bords du Nil, en face de nos
1. « L'Arabe m'a fait voir les tombes de nos soldats sous les sycomores du Caire, et le Siminole sous les peupliers de la Floride. » ,
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trophées, il songe que «les lances de nos chevaliers et les baïonnettes de nos troupiers ont renvoyé deux fois la lumière d'un si brillant soleil1 ». A
Jérusalem, lorsqu'il descend chez les Pères latins, dans un monastère où Abdallah tient garnison, il est heureux de se voir accueilli « comme un envoyé de la Providence » par des religieux qui lui disent : « Quand le pacha saura qu'un Français habite au couvent, il nous croira spécialement protégés par l'Empereur. » Aussi reprend-il l'habit Franc «qui inspire crainte et respect». Pour en témoigner publiquement, il revêt même toutes ses armes ; et, malgré les timides qui le traitent d'imprudent, il fait ainsi le tour de Jérusalem, « bien décidé à ne souffrir aucune insulte ». Sa contenance en impose aux plus fanatiques. Voilà le fils des preux 1 Faute de mieux, il veut du moins, en jouant au croisé, conquérir son titre de chevalier du Saint-Sépulcre, et la faveur de toucher la large épée de fer portée par Godefroy de Bouillon.
Pour achever le portrait, ajoutons que ce pèlerinage commencé « au port de Desdémona et d'Othello » se termina par un roman, s'il faut en croire cet aveu d'outre-tombe : « Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir?
1. Au Caire, près de Méhémed-Ali, il rencontra un chef de mamelucks né à Toulouse, qui lui dit en français : J'étions, j' allions, je faisions,et lui montra son ancien uniforme haché de coups de sabre. Il en fut aussi ému que de sa visite à un riche Turc d'Alexandrie qui l'accueillit par ces mots: « Ah! mon cher Atala, et ma chère Hené. »
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Une seule pensée m'absorbait. Du bord de mon navire, les regards attachés à l'étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J'espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l'apporter d l'Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d'Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ? Que de malheurs ont suivi ce mystère ! Le soleil les éclaire encore. » Ce tendre secret, les aventures du dernier Abencerragp. nous le laissent entrevoir sous une idéale fiction; car Aben-Hamet a des traits de ressemblance avec le poète qui venait, lui aussi, chercher sa Blanca dans les jardins parfumés du Généraliffe. Deux civilisations également chevaleresques sont ici symbolisées par deux cœurs que l'amour pourrait unir, mais que l'honneur condamne à un éternel veuvage. C'est la peinture de la passion qui s'immole au devoir. L'âme de Corneille revit dans ce lointain écho du Cid. En lisant cette élégie ardente et douce comme la lumière d'un ciel tout voisin de l'Afrique, nous mesurons la distance qui séparait alors Chateaubriand de ses débuts, je veux dire des Natchez, ce premier jet d'une sève trop exubérante. Improvisée par un jeune homme, au lendemain de la crise qui le transporta brusquement des jardins de Versailles à la chute du Niagara, cette fiction bizarre se souvenait et des Incas par sa fadeur sentimentale, et des forêts vierges par le luxe d'une imagination follement prodigue. Si Chactas et René
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ne réussirent point à noyer dans l'Ohio et le Mississipi la rhétorique de Marmontel, la Grèce acheva ce que l'Amérique avait commencé; car l' Itinéraire nous montre la pleine maturité d'un génie discipli ué par le goût et l'expérience. On a même pu reprocher au dernier Abencerrage trop de maigreur ou d'exiguïté.
Ce récit n'en mérite pas moins une mention, ne fût-ce que pour avoir été la clôture de ce que nous appellerons la période poétique de Chateaubriand. Or, c'est sans contredit celle qui fait le plus d'honneur à sa mémoire, et dont l'influence reste vraiment décisive; car il fut le chef d'une école où ses disciples devinrent maîtres à leur tour. Par la vertu de ses exemples qui ont accompli une rénovation morale et littéraire, il rendit à des âmes humiliées la fierté, l'indépendance, le courage, le culte de l'art pur, les émotions religieuses, et, sinon la foi, du moins le respect. D'un sol aride il fit donc jaillir des sources vives. En ressuscitant ce qui était digne de renaître, il apprit aux générations prochaines à interroger avec mélancolie les mystères du cœur, et à contempler avec éloquence les beautés de la nature. Depuis sa venue, les plus éblouissants coloristes n'ont pas égalé la magnificence de ses paysages qui furent une surprise même pour les lecteurs de Jean-Jacques et de Bernardin de SaintPierre. Par cette faculté de rajeunir tous les sentiments et d'aviver toutes les sensations, il inaugura pour notre langue une saison printanière; et, sur un
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tronc rugueux, après un si rude hiver, s'épanouit par miracle une floraison inespérée. L'enchantement de sa prose produisit même l'illusion du vers, grâce à une harmonie si mélodieuse que Racine et plus tard Lamartine ne l'ont point surpassée. Ce dupeur d'oreilles n'excella pas moins par la puissance de ces mots révélateurs qui illuminent toutes les idées, les transforment en images visibles, et sont doués d'un charme assez délicieux pour justifier cet éloge de Mme Récamier : « Son style fait éprouver un frémissement d'amour. » Nul, du moins, n'a su créer avec une fécondité plus inépuisable tout un trésor d'expressions neuves et amies de la mémoire.
Si parfois il abuse de ce don supérieur, s'il a trop conscience de ses effets et cherche l'extraordinaire après avoir trouvé l'original, ne soyons pas plus sévères qu'il ne sied pour ces artifices dont SainteBeuve a dit avec rigueur : « Chateaubriand fit comme Constantin. Il déplaça le centre de la prose de Rome à Byzance, et même par delà Byzance, à Antioche et à Laodicée. » —La faute n'en serait-elle pas aux exigences d'un temps auquel ne pouvait plus convenir la retenue des âges classiques? Car toutes les frontières devaient s'élargir pour un peuple qui venait de traverser la Révolution et assistait à l'épopée de l'Empire. Non, la timide réserve d'une société aristocratique ne suffisait plus à une nation de citoyens ou de soldats qui, après les tragédies de la guerre civile, avait touché le sol de l'Italie et de l'É-
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gypte, battu des mains à la vue des Pyramides, campé dans les ruines de Thèbes, parcouru toutes les capitales de l'Europe, et bivouaqué sous les murs du Kremlin, comme sous les créneaux moresques de l'Alhambra. Le canon de Marengo et de laMoskowa tonnait assez haut pour réveiller les plus somnolents. La France d'alors était prête à entendre un autre langage que celui de ces salons où un scepticisme élégant causait à mi-voix, et s'ingéniait à glisser sur toutes les surfaces, sans jamais appuyer. Trop longtemps dédaignée par les idéologues, l'imagination allait donc enfin prendre sa revanche contre ceux quil'avaient sacrifiée à l'esprit d'analyse, et qui,bannissant de l'art toute fantaisie, réduisaient l'invention à des tragédies philosophiques, à des romans déclamatoires, à des odes morales ou à des drames bourgeois.
S'adressant aux instincts les plus vifs de l'heure présente et aux regrets qui ont préparé la Restauration, Chateaubriand ne pouvait manquer de conquérir une popularité rapide, parmi les préliminaires d'une réaction que provoquèrent les mécomptes dela liberté ou delà gloire militaire. La défaveur impériale qu'il encourut par de généreux défis assurait d'autant plus de prestige à un consolateur, qui réconcilia la France avec ses antiques souvenirs et encouragea ses espérances confuses. Or, ce rôle de prophète et de guide n'appartient qu'à ceux qui tiennent en main le flambeau de l'idéal. Aussi est-ce pour avoir été un élu de la Muse que Chateaubriand auradroitde
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cité dans le monde de l'avenir. Si le croyant, l'historien et le politique survivent encore au naufrage d'une dictature littéraire qui régna un demi-siècle, c'est que, malgré des infidélités apparentes, la Poésie se retrouve toujours dans ses convictions comme dans ses écrits, dans ses sentiments comme dans ses actes.
Qu'il y ait eu là un péril pour la fortune de l'homme d'Etat, nous ne le nierons pas. Mais ce n'est point aux lettrés qu'il appartient de censurer impitoyablement les écarts d'une si féconde initiative. Au lieu d'en triompher, excusons plutôt des excès de style qui, dans l'indigence de la littérature impériale, eurent leur à-propos, sinon leur nécessité; car des coups d'éclat pouvaient seuls secouer alors la torpeur de l'indifférence ou de la routine. Ce n'est pas en effet par les tièdes que s'opèrent les révolutions; et aux pusillanimes qu'effarouchent les témérités d'un novateur on pourrait répondre avec Doudan : « Sans cette imagination qu'il vous plaît de juger intempérante ou factice, la nature aurait encore une couleur fade, terne, blafarde et incertaine comme les vers du P. Porée ou du P. Jouvency. Sous vos belles théories de la sobriété se cache un poison froid qui glace et tue les talents. La sobriété, c'est une limite, non un mobile. Vous ne buvez pas, pour le plaisir de dire : Je n'ai pas bu 1 Eh bien! après? Quand vous n'auriez pas bu pendant cent mille ans, qu'est-ce que ce régime fera aux progrès de l'intelligence? L'apôtre a dit qu'il ne fallait pas
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s'enivrer de sa b,'iété1. Vous jouissez si vivement du plaisir de ne pas voir de couleurs, de ne pas entendre un bruit trop fort, de ne pas rencontrer un mouvement trop brusque, que le fond de votre système, c'est :
Je ne vois que la nuit, n'entends que le silence. 1)
Ne soyons donc pas si avares de louanges pour des audaces qui profitèrent à l'esprit français. Disons seulement que cette prose poétique, dont Chateaubriand est le Napoléon, dut sa légitimité passagère à un concours de circonstances exceptionnelles, et que cet interrègne ne pouvait devenir définitif; car le genre était condamné à disparaître ou à perdre son crédit, aussitôt que la poésie serait enfin rentrée dans ses droits. Dès lors, il n'eût été qu'un travers et une équivoque. Voilà pourquoi, malgré tant de services rendus, l'auteur des Martyrs a fait beaucoup d'ingrats. Mais c'est une raison de plus pour que la critique restitue sa couronne au front d'un écrivain qui domine la première moitié de notre siècle.
i. Sapere ad sobrietaiem.
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CHAPITRE VI
Mme DE STAEL et Chateaubriand. Cadre biographique. Enfant prodige. — Culte filial : M. Necker. — Influence de Rousseau. Précocité d'une plume romanesque et virile. Portrait de Germaine Necker. Un mariage devenu affaire d'Etat. Mécomptes. Rôle périlleux d'une femme supérieure. Jalousies mondaines, haines politiques. Lettres sui, Jean-Jacques. Popularité trompeuse d'un ministre. Enthousiasme de 89. Déception de 93. La fuite à Coppet. Réflexions sur la prison de la reine ; 9Thermidor; retour à Paris. Réflexions sui, la paix intérieure et extérieure. Une républicaine par raison: menaces de dictature. — Le livre sur l'Influence des passions. Stoïcisme tendre; plainte secrète d'un cœur qui a vainement cherché le bonheur. — Le salon de la rue de Grenelle. Essai de conciliation. La fortune de Bonaparte. Opposition courageuse. Le livre de La Littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations (1800). Persécution. Vues politiques et financières de M. Necker. Exil.
De Chateaubriand à Mme de Staël, le passage est direct ; car, bien que ces deux talents n'aient pas eu les mêmes origines, ils présidèrent cependant à une même renaissance des lettres françaises, et ont été réconciliés par la communauté d'une gloire posthume. D'ailleurs, malgré leurs dissidences, ils ont également contribué à introniser l'imagination dans le roman et à inaugurer le lyrisme de la passion ou la mélancolie des confidences personnelles.
Cette affinité nous autorise donc à laisser provisoirement dans l'ombre la vie militante d'une femme illustre, pour étudier d'abord dans ses œuvres celles qui, désintéressées de la politique et voisines de
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René, furent inspirées seulement par des visées littéraires. Mais, avant d'interroger des fictions dont les héroïnes pourraient bien avoir emprunté à Mrae de Staël les principaux traits de leur physionomie, il convient d'esquisser un cadre biographique dans lequel se détacheront avec plus de relief les figures de Delphine et de Corinne.
Née à Paris, le 26 avril 1766, d'une puritaine fille d'un pasteur protestant, et d'un homme d'État originaire de Genève, Germaine Necker fut élevée parmi les élégances de l'ancien régime, et les idées libérales de la société nouvelle. Habituée de bonne heure aux entretiens des savants, des philosophes et des politiques, son adolescence respira l'air d'un monde ouvert à toutes les influences du siècle, et où l'art de converser était la principale, l'unique affaire. Elle apprit pour ainsi dire à penser, avant de savoir lire ; et il y eut du sérieux jusque dans ses récréations. Son plus vif plaisir n'était-il pas alors d'improviser des tragédies et de déclamer des rôles joués par des personnages qu'elle avait découpés dans du papier de couleur, pour les faire mouvoir comme des marionnettes? A onze ans, elle écrivait déjà des portraits et des éloges ; à quinze ans, elle commentait l' Esprit des lois, et quelques pages sur la révocation de l'Édit de Nantes parurent à Raynal si fermes de style que l'abbé, du reste coutumier du fait, parla de se les approprier. A cette ferveur studieuse s'ajoutèrent les stimulants de l'amourpropre ; car le salon qui fut comme le berceau de
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Mmo de Staël voyait se réunir chaque semaine, à jour fixe, toute une élite de fidèles, entre autres, Galiani, Morellet, Marmontel, Thomas, Diderot, Grimm, Buffon, l'ami de la maison, et, dans ses excursions à Paris, l'historien anglais Gibbon, l'ancien adorateur de « la plus belle fille du pays de Vaud», Suzanne Curchod, devenue Mme Necker. C'était à qui provoquerait la verve d'une enfant merveilleusement spirituelle; et, ravis de cet entrain, les plus alertes causeurs faisaient déjà cercle autour de son tabouret, qui présagea le fauteuil de Coppet.
Esprit cultivé, mais austère, sa mère aurait voulu contenir des élans parfois indiscrets, et discipliner la fougue d'une humeur par trop expansive, qui alarmait sa raison pratique. Mais la lutte fut impuissante et ne réussit qu'à effaroucher un caractère aussi indépendant qu'ombrageux. En opposant la raideur d'un air solennel et la dignité de sa réserve à des saillies ingénues jusqu'à l'imprudence, ou aux éveils d'une coquetterie trop désireuse de plaire, elle découragea tout abandon, toute confiance, et n'obtint qu'un respect mêlé de crainte.
Refoulée par ces contraintes, la tendresse de la jeune fille se concentra donc sur son père, toujours heureux de sourire à l'essor d'une intelligence prodigieuse par sa précocité. Ce sentiment de piété filiale s'exalta même jusqu'à devenir un culte, une sorte d'idolâtrie, comme celle de Mme de Sévigné pour Mme de Grignan. Grâce à la bonté paternelle qui lui permit de se livrer librement à ses goûts,
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elle essaya dans tous les sens une curiosité qu'enflammait la lecture avide des publicistes, des romanciers et des poètes. Sa raison émue se passionna pour Montesquieu, et son imagination rêveuse se prit d'enthousiasme pour Richardson. « Elle tremblait, rougissait, pleurait et se sentait mourir», avec Clarisse Harlowe, « dont l'enlèvement fut, dit-elle, un des grands événements de sa jeunesse ». Mais Rousseau est encore son guide préféré ; elle applaudit à ses utopies, elle s'enchante de ses chimères; elle médite l' Emile et le Contrat social; la Nouvelle Héloïse surtout enivre un cœur qui, touché par le malheur, la vertu et le génie, se complaît à de vagues tristesses, croit à la bonté native de la nature humaine et rend les institutions ou les lois responsables de tous les maux ou de tous les vices. A ces tendances, on reconnaît une fille de Jean-Jacques, une sœur de Mme Roland.
Cette fièvre de travail faillit ébranler des organes surmenés. Pour prévenir le péril, on fit appel au célèbre Tronchin qui prescrivit le régime du repos et de la campagne. Mais, dans une retraite qui succédait si brusquement à l'animation du monde, la plume remplaça les livres ; et des fictions romanesques écrites loin du regard maternel furent le dérivatif d'une sensibilité oisive qui, sous les ombrages de Saint-Ouen, avait besoin de tromper par des songes les langueurs de l'isolement. C'est ainsi que fut composée Sophie, drame en vers dont la scène se passe dans un jardin anglais, en vue d'une
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urne funéraire voilée de cyprès. On y surprend cet aveu :
Oui, vous saurez un jour ce qu'éprouve le cœur, Quand un vrai sentiment n'en fait pas le bonheur: Lorsque sur cette terre on se sent délaissée, Qu'on n'est d'aucun objet la première pensée ; Lorsque l'on peut souffrir, sûre que ses douleurs D'aucun mortel jamais ne font couler les pleurs. On se désintéresse à la fin de soi-même,
On cesse de s'aimer, si quelqu'un ne nous aime: Et d'insipides jours, l'un sur l'autre entassés,
Se passent lentement et sont vite effacés,
Trois nouvelles, JJfirza, Adélaïde et Théodore, Pauline, prêtent aussi le même accent plaintif à des amants « infortunés » que le deuil d'une infidélité réduit à l'état d'ombres soupirant auprès d'un mausolée entouré de saules pleureurs. Mais dans ces fades élégies se trahit encore un tempérament dont la franchise ne sera pas longtemps dupe de l'imitation ; car des éclairs de malice, et même des vivacités pétulantes, annoncent déjà l'heure prochaine où Mlle Germaine Necker va retrouver la douceur des hommages regrettés et s'épanouir victorieusement dans sa royauté de salon.
Elle atteignait sa vingtième année, lorsque, sous prétexte de traduire un poète grec, M. de Guibert lui dédia le portrait que voici : « Zulmé est la prêtresse favorite d'Apollon, celle dont l'encens lui agrée le plus, dont les hymnes lui sont les plus chers... Ses grands yeux noirs étincelaient de génie, ses cheveux d'ébène retombaient sur ses épaules en boucles ondoyantes ; ses traits étaient plutôt pro-
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noncés que délicats : on y sentait je ne sais quoi de supérieur à la destinée de son sexe. » Ajoutez à cette ébauche le front haut, la lèvre parlante, le teint animé par l'émotion, les bras nus, le ruban qui flotte à la ceinture, le sein palpitant sous une gaze légère, et vous aurez l'image de la personne spirituellement éloquente, dont la célébrité faisait déjà des envieux, du moins si l'on en juge par cette lettre où Mme de Boufflers la dénigre ainsi : « Elle est élevée dans des principes d'honnêteté et de vertu, mais sans aucun usage du monde et des convenances, et si parfaitement gâtée sur l'opinion de son esprit qu'il sera difficile de lui faire apercevoir tout ce qui lui manque. Elle ezt impérieuse, et décidée à l'excès. Elle a une assurance que je n'ai jamais vue à son âge, et dans aucune position. Elle raisonne à tort et à travers; et, quoiqu'elle ait de l'esprit, on compterait vingt-cinq choses déplacées pour une bonne dans tout ce qu'elle dit... Au reste, les partisans de son père la portent aux nues; ses ennemies lui donnent mille ridicules; les personnes neutres, tout en rendant justice à son intelligence, lui reprochent de parler trop, et de montrer plus d'esprit que de bon sens et de tact. Si elle était moins gâtée par l'encens qu'on lui prodigue, j'aurais essayé de lui donner quelques conseils. » Voilà sans doute les méchancetés que devaient murmurer les préjugés d'ancien régime, et la jalousie des grandes dames offusquées par des ovations retentissantes.
Vers cette époque, le 14 janvier 1786, se
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dénouèrent des négociations qui duraient depuis 1779, et avaient eu l'importance d'une affaire d'État traitée par voie diplomatique entre deux couronnes. M. Necker se résolut enfin à donner sa fille au baron de Staël-Holstein que le roi de Suède, Gustave III, après sept années de protocoles, de notes confidentielles et d'ultimatum t, venait de nommer ambassadeur près de la cour de France. Il faut lire dans l'ingénieux ouvrage de M. Geffroy le récit de ce long siège où des intérêts d'ambition furent seuls en jeu ; car la nouvelle baronne n'avait pas été autrement invitée à consulter ses inclinations ; eL le baron, celui que la veille on appelait familièrement le petit Staël, n'avait songé qu'à un beau coup de fortune. Aussi cette union eut-elle un fâcheux lendemain. Mais, avant de se rompre par une séparation décente, elle imposait à la jeune ambassadrice le devoir de soutenir l'éclat d'une grande situation dans un monde aristocratique où la fille d'un ministre disgracié, mais populaire, allait rencontrer à chaque pas de sourdes hostilités. Les protectrices de son mari, celles qui avaient travaillé le plus activement au succès d'une intrigue toute
1. Ultimatum, c'est le mot. Voici les clauses imposées par M. Necker : i 0 l'assurance de l'ambassade de Suède à Paris pour toujours ; 2° une pension de 25,000 francs, en cas que, par des circonstances imprévues, M. de Staël perde son ambassade; 3° le titre de comte, afin que Mlle Necker ne puisse être confondue avec une certaine baronne de Stal, assez mauvais sujet; 4° l'ordre de l'Etoile polaire pour M. de Staël; 5* la certitude que jamais l'ambassadeur n'emmènera sa femme en Suède que passagèrement et de son consentement; 6° la reine Marie-Antoinette devra témoigner qu'elle désire ce mariage.
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politique, ne furent pas les moins âpres à prendre la revanche de l'orgueil et de l'envie contre une riche bourgeoise qui les éclipsait par la supériorité de l'esprit et ne le laissait point ignorer. Il y eut là pour une âme fière bien des froissements qui firent blessure, et dont se souviendra la plume de Delphine.
Mais, en attendant, elle se joue parmi les écueils, comme l'atteste une correspondance adressée au roi de Suède, de 1786 à 1791, pour répondre au désir qu'il avait exprimé de connaître la chronique de la cour et de la ville. Il est fort curieux ce bulletin où l'on entend l'écho de la conscience publique sous des anecdotes qui représentent au vif le scandale des mœurs, le charlatanisme des coteries, la fureur de l'agiotage, les iniquités de la procédure, l'abus des lettres de cachet, l'imprévoyance des uns, l'aveuglement des autres, en un mot les signes précurseurs d'une crise imminente. Parmi les propos enjoués et les épigrammes dont s'égaye ce journal, on rencontre des accents très personnels, celui-ci par exemple : « M. de Guibert a été reçu assez froidement par le roi, en lui remettant son discours. On y a trouvé du pathos : c'est assez la critique des gens de cette cour; c'est le ridicule que les âmes froides donnent aux âmes ardentes. Ils appellent exagéré tout ce qu'ils ne sentent pas, et disent qu'on est monté sur des échasses, alors qu'on est plus grand qu'eux. » Dans cette apologie indirecte n'y a-t-il pas un ressentiment de l'accueil fait aux explosions d'une parole
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généreuse, en des régions où elle semblait une fausse note qui détonne? Quand Mmo de Staël débuta sur la scène de Versailles, la malveillance fut en effet d'autant plus envenimée que M. Necker, alors favori de l'opinion, était suspect au parti extrême pour lequel toute concession paraissait trahison.
Si on fit un crime à la jeune femme de ses toilettes bruyantes ou trop peu dociles aux caprices de la mode f, comment lui eût-on pardonné ces Lettres sur Jean-Jacques qui, d'abord destinées à un cercle intime, coururent bientôt les risques d'une édition publique? Rien n'est plus rare, dans l'histoire des talents, que l'aveu d'une parenté qui oblige à la reconnaissance. Combien d'écrivains de marque ont dissimulé, ou même désavoué, leurs dettes de gratitude 1 Aussi faut-il louer la candeur de cet hommage qui est pour Mme de Staël la préface de toute sa vie littéraire. En célébrant son inspirateur avec une si chaleureuse effusion, elle faisait une fois de plus acte de piété filiale. Cet hymne chanté à la louange d'un génie tendrement aimé préludait aussi, comme l'ouverture d'une partition musicale, à tous les motifs qui devaient suivre ; car on y trouve en germe la plupart des sentiments ou des principes qui seront le foyer de son éloquence. Pourtant, ne
1. Les courtisans s'amusèrent beaucoup de ce qu'elle avait manqué une révérence, et de ce que la garniture de sa robe était un peu détachée. Faisant une visite à la duchesse de Polignac, elle oublia son bonuet dans sa voiture; et Versailles en fit des gorges chaudes.
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cherchons point ici l'originalité d'un penseur émancipé; le disciple est encore en tutelle, et se fait même gloire de son obéissancel. Ce panégyrique, ou plutôt cette apothéose, valut à son auteur le persiflage de Rivarol et le suffrage de tous ceux qui s'associaient à des espérances de réformes désirables.
Comment la fille de M. Necker n'aurait-elle pas tressailli d'enthousiasme au bruit des applaudissements qui, avant l'heure de la proscription et de l'oubli, saluèrent dans son père une sorte de libérateur providentiel, dont la chute prit un instant les proportions d'un malheur public?
Bien des cœurs partagèrent le premier transport de ces illusions où la tendresse filiale se confondait avec le patriotisme. Elle ne se doutait point alors que le jour approchait où ces salons dont elle était l'héroïne seraient décimés par l'échafaud et dispersés par l'orage. Ce furent donc pour elle les délices d'une lune de miel 2, mais passagère, comme elle le comprit bientôt, lorsque, tombé sous une intrigue de cour, M. Necker fut relevé par une émeute. «Dans d'autres circonstances, écrit-elle à Gustave III, j'aurais appris à votre Majesté le maintien de mon père ; mais on lui remet le vaisseau si près du naufrage que toute mon admiration suffit à peine pour m'ins-
1. En 1789, elle publiait aussi un éloge de M. de Guibert ; ses sympathies allaient jusqu'à l'engouement pour un philanthrope qui préconisait les Etats généraux et la milice citoyenne.
2. L'expression est de M. Villemain.
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pirer confiance1. » Plus elle avait ardemment secondé les vœux légitimes du pays, plus elle ressentit cruellement les angoisses, la pitié, l'épouvante, et tous les contre-coups de l'anarchie ou de la violence.
Que de fois, invisible au fond d'une tribune, elle écouta toute frémissante les grandes voix qui retentissaient de l'Assemblée dans la France ! Aux séances où tonnait le bon sens de Mirabeau et déclamait le fanatisme de Robespierre, elle dut contenir à peine son admiration ou ses révoltes. J'imagine qu'excitée par le spectacle de ces luttes, elle aurait voulu s'élancer, elle aussi, dans l'arène, pour y pacifier les colères et faire entendre aux passions le langage de la justice; car elle ne cessa jamais de croire à l'idéal d'une révolution pure de tout excès, capable de régénérer sans détruire, et de fonder la liberté sans la déshonorer par des crimes. Elle avait une foi naïve dans l'équilibre des pouvoirs, et la vertu des formes constitutionnelles qui faisaient la prospérité de l'Angleterre. Mais la fuite de son père, la mort de Mirabeau et les péripéties du 10 août démentirent un optimisme qui ne résista point aux journées de Septembre. Ne fut-elle pas elle-même exposée aux brutalités de la multitude, emprisonnée à l'Hôtel de ville, et réduite à quitter la France, non sans péril, pour se réfugier à Coppet, dans un asile dont le calme ne lui semblera plus qu'une ironie dela nature opposant
1. Le roi de Suède l'avait prévu, quand il disait : a Le véritable plan de M. Necker est de briller, en paraissant le modérateur du royaume, et cela aux dépens du roi et de la France. »
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sa sérénité aux fureurs de l'homme? Elle voudrait oublier; mais le pourrait-elle? Parmi les angoisses qui lui font souhaiter « la mort », on même u la fin d'un monde assez lâche pour tolérer tant de forfaits », elle « se reproche jusqu'à la pensée, comme trop indépendante delà douleur» . Le silence qu'elle garda tout d'abord ne fut donc pas la paralysie de l'effroi, mais la stupeur de l'indignation. On le vit bien quand lui échappèrent, comme un cri de poignante pitié, ses Réflexions sur le procès de la Reine 1 . Ne pouvant fléchir le bourreau, elle voulait du moins le flétrir; et, faute de mieux, elle gagna la cause de Marie-Antoinette devant l'Europe et devant l'avenir. Si elle avait eu chance de la sauver, elle serait venue prononcer elle-même, à la barre du tribunal, ce plaidoyer dont nous aimons jusqu'aux incorrections ; car ces faiblesses d'une plume hâtive sont analogues aux traces d'une larme qui, tombant sur un mot, le rendrait illisible.
Le 9 Thermidor permit enfin à la France de respirer un instant, sous un pouvoir débile et précaire qui faisait encore des coups d'État, mais cessait du moins de verser le sang. Mmu de Staël accourut alors, comme au chevet d'un malade ou d'un convalescent. Avant de rétablir le jeu légal des institutions, il était urgent de conjurer d'abord
1. Dans une lettre écrite à Gustave III, elle avait dit naguère, en parlant de Marie-Antoinette : « Il est difficile de mettre plus de bonté dans la politesse; elle a un genre d'affabilité qui ne permet pas d'oublierqu'elle est reine, et cependant persuade toujours qu'elle l'oublie."
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le péril de la guerre étrangère, puis de désarmer les partis. Tel fut l'objet de ses Réflexions sur la paix extérieure et intérieure, qui s'adressent à M. Pitt et aux Français. L'r,n, elle le supplie d'étouffer des haines aussi funestes au vainqueur qu'aux vaincus. Les autres, elle les invite à la modération, à l'oubli des représailles et à la concorde. L'ensemble n'est point une complainte sentimentale, mais le manifeste d'une politique avisée -dont le seul tort fut de trop croire à la vertu du juste milieu. Entre la monarchie et la république, sa raison, sinon son cœur, n'hésita point. Elle vit bien qu'un trône restauré par une coalition n'aurait pas de lendemain ; au droit divin elle préféra donc le principe de la souveraineté populaire consacrant le fait accompli, et garantissant l'avenir par des lois aussi tutélaires pour l'ordre que pour la liberté.
Elle proposait aux émigrés comme aux jacobins de s'amnistier mutuellement, dans l'intérêt du salut commun. Il y eut je ne sais quoi d'antique en cet élan d'une médiatrice haranguant tout un peuple, le pied sur des ruines encore fumantes. Cette œuvre de fusion pacifique était d"autant plus méritoire que, par sa clairvoyance, l'orateur (c'est le titre qui lui sied) devança les événements. N'y a-t-il pas une prophétie dans ce pronostic : « Les révolutions ont des périodes inévitables. La France peut s'arrêter dans la république; mais, pour arriver à la monarchie mixte, il faut passer par le gouvernement militaire. » C'était l'horizon qui s'illuminait soudain
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à ses yeux ; et pourtant, malgré ces lueurs, Mme de Staël obéit à son devoir, en essayant vainement de rallier les bons citoyens sur le terrain neutre qui s'effondrait sous ses pas. Il y avait certes du courage à prendre cette initiative, lorsque, lasse de ses tribuns et de ses constitutions, épuisée d'hommes et d'argent, créancière d'une banqueroute, ballottée de mains en mains comme un enjeu, aussi effrayée de l'avenir que dégoûtée du passé, la France ressemblait à ces pestiférés d'Athènes qui, sous la menace du fléau, se vouaient à l'orgie par désespoir.
A tant de sceptiques et d'égoïstes elle donna du moins l'exemple d'un stoïcisme qui pouvait être alors l'asile des âmes énergiques et soucieuses de leur dignité. Voilà ce que témoigne encore le livre qu'elle fit paraître en 1796, sous ce titre : L'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Il empruntait à Virgile cette épigraphe : Quœsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ \ Si, dans cet ouvrage, Mme de Staël ne justifie guère la première partie de ce vers, et ne cherche point la lumière aussi haut qu'elle le croit, ses plaintes compatissantes pour toutes les infortunes prou vent_ qu'elle traite un sujet connu par intime expérience. Au timbre vibrant de son émotion nous sentons qu'elle vient d'assister à une tempête, et qu'elle touche à l'heure où la jeunesse va
1. Il chercha la lumière au ciel, et gémit de la trouver.
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s'enfuir. Voilà pourquoi elle dénonce les passions comme des ennemies du bonheur public et privé. D'un côté, elle voudrait les maîtriser dans l'État, pour dégager les idées libérales des attentats qui les ont souillées, et restituer à la France le privilège d'être toujours à l'avant-garde du progrès. — D'autre part, l'impassibilité qu'elle recommande est l'effort d'un cœur qui cherche à se tempérer sans y réussir. Oui, Delphine a dû se contraindre pour étouffer des mouvements qui la troublent encore, alors même qu'elle semble les condamner. Il y a contradiction entre ses maximes et sa conscience.
Dans la bonne foi du réquisitoire se cachent plus de regrets que de repentir, et sa haine apparente n'est qu'une forme de la tendresse. A cette colère qui la trompe elle-même, à cette horreur d'un mal qui lui est doux on répondrait volontiers : «N'en parlez donc pas tant, si vous ne l'aimez plus; » car, ses doléances sont un peu comme celles de cette jolie pécheresse qui disait finement des années envolées : «C'était le bon temps : j'étais bien malheureuse. » Quoi que fasse la raison, Mme de Staël sera toujours prompte aux entraînements que l'on absout.
Parmi les hôtes redoutables qu'elle excelle à peindre, il en est qui ont fait ravage dans les convulsions dont elle veut prévenir le retour. Ceux-là, elle les maudit sincèrement : ce sont l'ambition, l'envie, la vengeance, l'esprit de parti, le fanatisme, toutes les Furies dont la torche projette sur le fond de son tableau comme les ardents reflets d'un incendie. On
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voit qu'elle a traversé cette fournaise, et l'on peut dire avec Gœthe « que le feu l'a purifiée; car il ne lui reste, après cette épreuve, que les éléments les plus spirituels delà nature humaine »), et surtout la bonté. Mais., quand elle aborde le chapitre de l'A. mour, elle nous rappelle ces mots du poète :
Je vous donne.un conseil qu'à peine je reçois.
Ces confidence?, sous le voile desquelles palpite un cœur de trente ans, ne sauraient convertir personne ; car le médecin ne semble pas avoir goûté le bienfait de ses propres remèdes, et ne croit guère à leur efficacité ; ce ne sont que des palliatifs impuissants, comme le confesse cet aveu : « Je n'entends pas diriger ce qui n'existe qu'en dominant. Il y a deux états pour l'homme : ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions ; ou il sent qu'il règne en soi une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires ; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers. » L'amitié, les affections de famille et la religion ne lui paraissent en effet que de faibles ressources contre des atteintes qu'elle est tentée de déclarer incurables.
N'ayant pas trouvé le bonheur dans ses rêvps, et lassée de le poursuivre en vain, Mmo de Staël finit par y renoncer, et se résout (ce qui fut, je crois, une dernière illusion) à « se placer au-dessus de soi,
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pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en rien attendre ». La philosophie de la résignation, telle est donc la plage aride qu'elle montre aux naufragés. Si des révoltés refusent d'y échouer, elle leur laisse la liberté du suicide qu'elle excuse, ou même qu'elle approuve. Quant aux vaillants, elle leur offre la consolation du dévouement et du sacrifice. C'est dire qu'elle se réservait cette part, comme le prouve ce livre où débordent des sympathies maternelles pour tous les affligés. Par la cordialité d'une inspiration qui réchauffa la tiédeur des indifférents, elle répondit aux besoins d'une société qu'il fallait réconforter. Ses appels à la pitié eurent donc un à-propos salutaire pour les victimes d'une crise où tous les partis avaient les uns des fautes, les autres des crimes à se faire pardonner.
Sa parole n'était pas moins active que sa plume ; car, ouvertd'abord timidementet sans bruit, son hôtel delà rue de Grenelle ne tarda pas à devenir un centre d'influence. Il tenait à la Convention par Lanjuinais, Boissy d'Anglas et Garat, au Directoire par Barras, à la noblesse par MM. de Montmorency et de Jaucourt, à la presse par Chénier, Daunou, Ginguené, Amaury Duval et tous les collaborateurs de la Décade. Ce fut bientôt une cour plénière, un parlement et une académie, où l'on vit siéger tous les hommes célèbres d'alors, tous ceux qui aspiraient à le devenir.
Dans l'inévitable mélange d'une époque si bigarrée, ses vœux eurent une constance relative. Ils allèrent à tout ce qui pouvait favoriser l'établisse-
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sement d'une République raisonnable et hospitalière à la bonne volonté des indécis. Sans être exclusive
(car elle ne le fut jamais), et tout en ayant l'adresse d'allier les contraires par le charme d'une tolérance habile à prévenir des conflits, elle déclarait hautement ses prédilections pour la cause des espérances libérales qui semblaient alors aux meilleurs esprits la condition même de la paix publique. C'était le temps où elle écrivait : «Quelques vies de Plutarque, une lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d'Utique, les réflexions qu'inspire à Tacite la haine des tyrans, relèvent l'âme que flétrissent les événements contemporains. » Mais cette exaltation un peu factice ne l'empêchait pourtant pas de se complaire aux amitiés de l'ancien régime, à mesure qu'elles revenaient de l'exil. Elle tendait ainsi la main à droite et à gauche, pour rapprocher des irréconciliables. L'entreprise lui fait honneur; et, si elle ne réussit pas, la faute en fut aux aveugles ou aux incorrigibles. Outre qu'ils sont toujours très nombreux après les brusques secousses, les peuples qui souffrent ne demandent pas leur salut à des doctrines métaphysiques. Or, l'opinion et les mœurs conspiraient sourdement contre la théorie de la souveraineté populaire. En dépit des idéologues qui tentaient de la réhabiliter, et des institutions qui lui demeuraient provisoirement fidèles, l'idée monarchique avait donc pour elle les mécomptes des uns, les remords des autres, les passions, les plaisirs, les intérêts, les appétits de bien-être ou de sécurité, toutes
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les lassitudes, toutes les peurs, et un besoin unanime de repos. Bien des jacobins eux-mêmes ne demandaient qu'à faire pénitence. Parmi les plus compromis, ce fut à qui négocierait une trahison pour racheter son passé. Ces défaillances ou ces lâchetés font plus vivement ressortir le contraste d'un caractère qui ne faiblissait pas, et d'un esprit qui mettait son point d'honneur à soutenir ses convictions.
C'est ce que va confirmer plus sûrement encore l'attitude prise par Mme de Staël en face d'une épée toute-puissante dont elle prévoyait la fortune. Elle fut présentée à Bonaparte vers la fin de 1797, entre le traité de Campo-Formio et l'expédition d'Égypte. Or, dès cette entrevue, éclata une mutuelle antipathie. «Devant lui, dit-elle, j'éprouvai comme une difficulté de respirer : je crus sentir en lui une ironie profonde, froide et tranchante, qui glaçait en blessant. » Plus tard, elle lui reproche amèrement «le mépris des hommes ». Mais il est aussi permis de croire qu'elle ne lui pardonna pas une boutade fort agressive contre les femmes qui osent écrire et penser. Le futur Empereur aimait déjà les aptitudes spéciales; et, à ses yeux, celle de la femme consistant à donner beaucoup de soldats à la patrie, il eut un jour l'impertinence de le dire sans euphémisme à une personne illustre, dont le talent rebelle à ses volontés lui paraissait une infraction à la discipline. A ce grief personnel s'ajoutèrent bientôt les craintes plus désintéressées par lesquelles Mme de Staël accueillit,
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à son retour, le vainqueur de l'Égypte. Le 18 Brumaire ne les justifia que trop; et ces défiances de la veille ne tardèrent pas à dégénérer en aversion déclarée. Ce fut en vain qu'un des frères de César, Joseph Bonaparte, essaya de séduire l'intransigeante par la restitution des deux millions que le trésor devait à M. Necker, depuis 1788. Une fière réponse coupa court à ces avances ; et, dès lors, commençe la lutte inégale où le beau rôle fut pour cette femme qui, dans le silence universel, fit presque seule entendre une voix indépendante. Son salon devint le quartier général des mécontents. Égérie de Benjamin Constant, elle attisait l'opposition sournoisement essayée contre le premier Consul par des tribuns qui prenaient leur titre au sérieux; en même temps, elle aggrava ses périls par un ouvrage où la Littérature était considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations (1800).
En effet, ce plaidoyer chaleureux en faveur du progrès fut une profession de foi peu faite pour pacifier des rancunes implacables comme le Destin. Non seulement Mme de Staël célébra l'éloquence avec une ardeur qui trahissait des regrets et des reproches ; mais ses vœux indiscrets, allant à l'adresse du premier Consul, insinuèrent qu'il importait à sa gloire de laisser aux lettres assez d'espace pour se mouvoir librement dans son voisinage. Or, le maître jugea plus utile à ses ambitions d'en user autrement; et l'imprudente conseillère fut priée de se tenir à distance respectueuse de Paris, loin du centre
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retentissant où sa parole animait au jeu des taquineries parlementaires et des épigrammes mondaines un groupe de publicistes, d'hommes d'État et de beaux esprits gênants par leur franchise et le goût des intrigues. Ce qui n'était d'abord qu'une invitation impérieuse devint une injonction brutale, lorsque de nouvelles témérités eurent défié la foudre. Après la publication des Vues financières et politiques de AI. Necker, que Bonaparte appelait tout haut « un régent de collège bien lourd et bien bourgeois », Mme de Staël laissa trop voir que cette offense la blessait au coeur ; ne pouvant éviter la persécution, elle ne songea donc plus qu'à en mériter 'les bénéfices. Ne disait-elle pas: « Ne donnons point à nos injustes ennemis et à nos amis ingrats le triomphe d'avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections. Eh bien 1 il faut l'atteindre 1. » Quand elle prit cet engagement, sa liberté même était menacée. Avertie à temps par Regnauld de Saint Jeau-d'Angely, elle avait dû se cacher à Saint-Brice, chez une de ses amies, Mme Récamier, puis acheter à dix lieues de Paris un abri provisoire où elle espérait échapper à l'orage. Mais à peine avait-elle aménagé cet asile, qu'on lui signifia l'ordre de s'éloigner, dans les vingt-quatre heures, au
1. Ce trait rappelle un mot de M. Alexandre Dumas fils; je l'emprunte à La Femme de Claude (acte 11, scène 2) : « Tu n'as voulu ètre célèbre que parce que tu n'étais pas heureux. Ta douleur a cherché une consolation. »
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moins à quarante lieues de la capitale. « Faites-lui connaître, dit Bonaparte, que si, dans deux jours, elle n'est point partie, elle sera reconduite à la frontière par la gendarmerie. Cette femme est un oiseau de mauvais augure, dont la présence a toujours été le signal de quelque trouble. » Ajoutons que la douleur de cet exil se compliquait de tristesses intimes, dans un cœur qui voyait pâlir de plus en plus l'horizon de sa jeunesse. Il lui fallait donc rem. placer les illusions perdues ; et, comme les hautes spéculations de la philosophie ou de la politique devenaient de plus en plus précaires, sous le regard d'une censure ombrageuse, elle se réduisit provisoirement au domaine de la fantaisie romanesque, où elle retrouvait du moins, avec sa liberté, le charme du souvenir, sinon de l'espérance.
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CHAPITRE VII
Essai sur les fictions. Poétique de Mme de Staël. Delphine, 1802.
Confidences de jeunesse. Une thèse dans un roman. Les caractères. L'héioïne e^t-elle responsable de ses malheurs? Candeur et imprudences. Léonce; un pauvre homme. Le cœur de Mme de Staël. Une galerie de portraits. Mme de Vernon et M. de Talleyrand. Souvenirs intimes. Mme de Cerlèbe et Mme Necker de Saussure. M. de Lebensei et M. de Jaucourt. L'Ariste du drame. Les anecdotes de salon. La danse du schall et Mme de Krüdner. Le duc de Mendoce, ou le courtisan. Delphine et ses critiques. Signes du temps; succès de larmes.
Dans son Essai sur les fictions, Mme de Staël avait condamné celles où l'imagination seule se met en frais. Proscrivant la mythologie, l'allégorie, le surnaturel et le fantastique, elle préconise les fables qui, côtoyant la réalité, reproduisent des caractères, et analysent des sentiments. Aussi, ses héroïnes préférées sont-elles Clémentine, Clarisse et Julie, qu'elle honore de ses larmes et invoque pieusement comme des consolatrices. On put dès lors présager qu'un jour, à l'occasion, elle leur donnerait une sœur, et que, pour y réussir, il lui suffirait de nous laisser entrevoir ses propres souffrances. Telle est la poétique à laquelle nous devons un récit à moitié confidentiel que l'on ne saurait bien comprendre, sans se rappeler que Mme de Staël n'ignora point les blessures de la vie, le malaise des situations fausses et les hostilités auxquelles tout esprit supé-
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rieur est exposé par l'éclat d'un rôle exceptionnel. Le génie secouant le joug de l'opinion, et la passion se révoltant, au nom de sa souveraineté, contre la tyrannie des conventions sociales; voilà l'idée fixe de cette apologie indirecte qui lui inspira son premier roman. Elle y représente d'un côté une femme assez téméraire pour braver les préjugés du monde, et de l'autre un homme assez pusillanime pour s'asservir à cette puissance, même quand elle est inique. Publiée à la fin de 1800, aux environs du Concordat et de la loi sur le divorce, Delphine personnifierait donc Mmc de Staël, au moment où elle va franchir le seuil de l'âge mûr et jeter ce cri douloureux : « La gloire ne saurait être pour une femme qu'un deuil éclatant du bonheur. »
C'est du moins ce qu'affirme une parente, Mmc Necker de Saussure, dont voici le témoignage : « Corinne est l'idéal de Mmc de Staël ; Delphine en est la réalité, durant sa jeunesse. » Plus loin, elle ajoute : « Je l'avoue, en lisant cet ouvrage, les souvenirs me saisissent avec trop de force. Je me perds dans mille rapprochements, dans l'émotion qu'ils excitent. Les événements, ainsi qu'un vain cadre, disparaissent à mes yeux, et je vois le fond de la pensée... C'est un rêve douloureux où tout ce qu'on a connu se montre, se transforme sous cent apparences fugitives..,., où une angoisse cachée se mêle à une illusion trop douce. » Pour éclairer ces poignantes réminiscences, il nous faudrait donc porter une indiscrète lumière dans les replis d'un cœur qui ne nous a pas légué
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ses secrets. Or, la critique n'a point le droit de confesser les morts. Aussi, respecterons-nous un silence qui d'ailleurs nous met à l'aise ; car, ne songeant plus à juger un chapitre biographique et un portrait peint d'après nature, nous avons toute liberté de discuter une thèse sujette à controverse, et de censurer Delphine sans atteindre Mme de Staël.
Son œuvre a pour épigraphe cette maxime qu'elle empruntait à sa mère : « Un homme doit savoir braver l'opinion, et une femme s'y soumettre. » Si le livre se proposait uniquement de démontrer ce principe, nous ne l'accepterions pas sans restrictions : car, lorsque l'opinion a raison, nul ne doit la braver; et, dans le cas où elle a tort, nul ne doit s'y soumettre. Autrement, ce serait nous vouer soit au scandale, soit à l'hypocrisie. Nous estimons donc qu'il ne faut pas attribuer ce sens précis à la pensée de l'auteur. Son intention serait plutôt de retracer le tableau pathétique des épreuves que réserve à certaines natures trop spontanées un milieu social, où les chances de bonheur sont moindres pour l'ingénuité confiante que pour les calculs de la prudence. Par conséquent, la question se ramène à savoir si les bienséances trop dédaignées par Delphine sont vraiment respectables, et, par suite, si elle est victime d'une injustice, ou porte la peine de ses fautes. Or, sauf exception rare, nous avonsle regret de ne pouvoir excuser les démarches d'une personne toujours aimable, mais fort inconsidérée dans les actes qui la
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compromettent, et qu'elle prétend légitimer comme de généreux élans.
Par exemple, quand elle ménage chez elle à une femme mariée un rendez-vous qui n'a rien de conjugal, et dont elle assume le déshonneur, afin de sauver la réputation d'une amie coupable, avouons que cet héroïsme est assez équivoque. Nous en dirons autant des relations qu'elle engage avec Léonce. Encourager les espérances d'un amant qui ne s'appartient plus, et l'autoriser à venir, chaque nuit, bride abattue, dans sa maison de campagne, chercher les douceurs d'une conversation dont on nous garantit du reste la parfaite innocence, c'est oublier qu'il ne suffit pas à une femme de se respecter ellemême, et qu'il est dangereux d'offrir un prétexte gratuit à la calomnie. Lorsque, s'échappant brusquement d'un bal, seule, à pied, au milieu des ténèbres, elle court vers la Seine pour s'y précipiter, notre pitié ne se refuse pas à ce coup de tête ; mais il nous inquiète, comme un accès de fièvre chaude. Quand elle se fait religieuse sans être catholique, et force bientôt les clôtures de son couvent pour suivre un ingrat qui ne mérite guère ce dévouement poussé jusqu'au suicide, nous la plaignons encore, mais avec une sorte de colère contre des incartades qui touchent presque à la folie ; car elle n'a plus alors le droit d'accuser les médisants qui la déchirent à belles dents. A n'en croire que les apparences, il est même certain que pas un père, ni un mari sensé, ne voudrait l'avoir pour fille ou pour femme.
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Et cependant, elle a un fonds d'honnêteté qui nous désarme ; car, le plus souvent, ses erreurs de conduite procèdent d'une âme naïve qui n'entend rien aux combinaisons de l'intérêt, et affronte les pièges de la vie, sans autre défense qu'une inépuisable bonté. En dépit des plus sérieuses étourderies, on ne peut donc s'empêcher de l'aimer ; et une indulgente compassion voudrait lui pardonner des écarts sous lesquels se cachent des vertus. Sa candeur atténue si bien la gravité de ses faux pas, ou de ses chutes, que le bon sens la condamne, avec le désir de l'absoudre.
Son premier tort fut d'avoir placé maladroitement ses trésors d'affection ; car nous ne saurions comprendre que son cher Léonce puisse exciter de tels transports. Ce n'est pas que l'esprit ou la beauté lui fasse défaut; mais, tous les agréments du mondain ne rachètent pas l'indigence de sa volonté, sa crainte servile du qu'en-dira-t-on, et sa déférence aveugle pour le suffrage des méchants ou des sots. S'il nous impatiente par cette condescendance ou par les caprices de sa vanité, il nous révolte par la lâcheté d'un égoïsme qui se déguise en vain sous la religion de l'honneur ; car il le rend indigne de celle qu'il va perdre, afin de sauvegarder sa réputation. Le pauvre homme 1 Voilà le mot qui vient naturellement aux lèvres, et résume le mieux ce caractère dont les défaillances laissent une impression confuse de haine et de mépris. Sa misère morale nous rebute d'autant plus qu'elle contraste avec les effusions d'un cœur
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trop plein qui déborde. Tandis que Delphine, obligée par son sexe même d'être l'esclave de l'opinion, la foule aux pieds dans toutes les rencontres où sa conscience est tranquille, Léonce, qui pourrait impunément s'affranchir de cette dépendance, obéit à des préventions souvent arbitraires, au point de leur sacrifier jusqu'à ses devoirs. On reprochera donc à l'une trop d'audace, et à l'autre trop de faiblesse. Cette conclusion est-elle la moralité du drame, et faut-il supposer que Mme de Staël nous conseille seulement la circonspection, c'est-à-dire la politique de l'intérêt bien entendu? J'inclinerais plutôt à croire qu'elle a voulu soulager par une plainte ses propres tristesses, sans viser à une leçon pratique.
Nous ne le regrettons point : car, si l'enseignement y perd, la vérité psychologique en profite. Sous le nom d'une héroïne fictive, Mme de Staël ne songe plus, des lors, qu'à faire son examen de conscience. Délivrée par là même de toute responsabilité personnelle, sa franchise s'enhardit à l'expression de ses sentiments, et peut s'abandonner à leur vivacité, sans être gênée par les contraintes du respect humain. Elle savait bien les avantages de cet incognito. Pour dérouter ceux qui seraient tentés d'interroger Delphine avec trop d'indiscrétion, elle s'ingénie donc à déconcerter une ressemblance qui pourrait exciter leur curiosité. Voilà pourquoi, tout en donnant à son héroïne le meilleur d'elle-même, sa fierté de caractère, sa fougue d'enthousiasme et ses saillies d'ardeur passionnée, elle lui refuse son expérience, et
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en fait une enfant qui associe la simplicité d'Agnès à l'ignorance du paradis terrestre. En revanche, ce masque lui permit de plaider sa cause sans en avoir l'air, de se peindre sans scrupule dans un cadre imaginaire, d'évoquer à plaisir les fantômes du passé, de prolonger sa jeunesse par ces retours complaisants du souvenir, d'articuler tout haut ce qu'elle pensait tout bas, en un mot d'épancher à ciel ouvert une verve d'émotion à laquelle manquaient alors un théâtre et un auditoire.
Si elle avait eu l'humeur vindicative, quelle bonne fortune pour ses représailles 1 Mais ses qualités la dominent, et elle ne sait pas plus résister à ses vertus que les méchanis à leurs vices. Magnanime par nature, elle reste donc aussi étrangère à la vengeance que prompte à la clémence ; et sa justice ne veut pas être cruelle. Cet optimisme a d'autant plus de prix qu'il n'est dupe d'aucun travers, d'aucun ridicule, à plus forte raison de la perfidie ou du mensonge. Jamais, en effet, observateur n'eut un coup d'œil plus subtil, une clairvoyance plus infaillible. L'attrait de ce livre est même dans la finesse des croquis où s'amuse un esprit merveilleusement aiguisé par la science du monde. Il y avait là tant de pénétration qu'on ne put se défendre d'y voir des allusions, dont l'à-propos tombait d'aplomb sur telle ou telle figure contemporaine.
Nous ne recueillerons pas toutes ces rumeurs; car il faut se défier des prétendues clefs dont se sert la malignité publique pour passer partout, et nous
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estimons que les imaginations fécondes ne se réduisent point au métier de copistes. S'il entre des éléments de mémoire dans le motif général du portrait suggéré, l'inventeur les combine et les croise de manière à créer toujours un personnage plus ou moins nouveau, que le prestige de l'art élève à la dignité d'un type. C'est donc ainsi que devait procéder Mm0 de Staël, en face des physionomies que la comédie mondaine proposait à ses pinceaux.
Dans cette galerie, distinguons surtout Mms de Vernon, le chef-d'œuvre du genre. L'indifférence et la sécheresse dissimulées par de séduisants dehors, un égoïsme indolent, la froideur jouant l'abandon, la perfidie érigée en système, l'immoralité impassible, une exquise politesse dérobant une fausseté raffinée, le naturel dans l'artifice : voilà le signalement sous lequel plusieurs s'avisèrent de découvrir le plus spirituel et le plus sournois des diplomates, M. de Talleyrand. C'est lui que Mme de Staël avait fait rayer de la liste des émigrés ; c'est lui que son influence active s'empressa de pousser au pouvoir ; et pourtant, malgré ces dettes de gratitude, il fut un des premiers à donner le signal de la désertion, aussitôt que l'amitié de sa protectrice devint périlleuse pour la fortune d'un courtisan prêt à toutes les trahisons. Si Mme de Staël le déguise en effet sous la robe d'une femme, il faut avouer qu'elle mettait de la bienveillance jusque dans ses malices ; car Mma de Vernon vaut mieux que son modèle, et
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la satire est émoussée, comme à dessein, par l'oubli des offenses.
C'est qu'en dépit des plus sensibles griefs, la rancune effleurait à peine une âme dont la beauté morale fut comparable à la beauté physique de Mmo Récamier. C'est par là que Mme de Staël ressemble à Delphine. Si l'on en peut douter dans les situations trop orageuses où ses éclats nous étonnent et nous alarment, nous ne saurions nous y méprendre, toutes les fois qu'il s'agit d'inspirations délicates ou sublimes. Ainsi, lorsque, pour sauver son amant, elle vient d'épuiser les prières les plus éperdues auprès d'un juge inexorable, apprenant que le fils du magistrat est malade, elle s'écrie tout à coup : « Eh bien 1 votre enfant, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, il mourra, il mourra ! » Or, ce mot nous savons que Mille de Staël le prononça dans une circonstance solennelle, le jour où, chez le général Lemoine, elle sollicita victorieusement la grâce d'un jeune homme, M. de Norvins, menacé d'être fusillé, au lendemain du 18 Fructidor. En bien d'autres occasions, elle eut de ces mouvements impétueux, où triompha l'éloquence de la pitié. Aussi avait-elle le droit de dire : « Mes opinions politiques sont des noms propres. » Sans prendre tout à fait à la lettre cette noble parole, nous devons du moins louer la sœur de Delphine d'avoir toujours, comme la Sabine de David, tenu les bras étendus entre les partis et leurs colères. Elle ne se lassa jamais de cette héroïque attitude; et,
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parmi les abus de la force, elle offrit constamment l'exemple de ces divines faiblesses dont la toutepuissance fléchissait les fureurs de la guerre civile.
Un autre épisode pourrait bien aussi n'être pas de pure fantaisie. Nous le citerons tout entier, parce qu'il est touchant comme la charité; le voici : « Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris. Mme de R. arriva : c'est une personne très inconséquente, et d'une inconcevable légèreté. Je l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante M""' d'Artenas. J'ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle; mais j'ai eu l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté : je ne sais comment elle eut l'imprudence de paraître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit bien savoir qu'aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, M1110* de Saint-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous prétexte de vertu, leur arrogance naturelle, quittèrent la place où elles étaient assises, du même côté que Mme de R. A l'instant, toutes les autres femmes te levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la chambre Mme de Vernon, Alme de Marset et moi. Tous les hommes, bientôt après, suivirent cet exemple; car ils veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir. — Mme de R... restait seule l'objet de tous les regards, voyant le
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cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisait pour s'en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment allait arriver où la reine sortirait pour nous recevoir; je prévis que la scène deviendrait alors plus cruelle. Les yeux de Mrae de R. se remplissaient de larmes : elle nous regardait toutes, comme pour implorer le secours d'une de nous; je ne pouvais pas résister à ce malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente, me retenait encore : mais un dernier regard jeté sur Mme de R. m'attendrit tellement que, par un mouvement involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté d'elle. » Léonce blâma cet acte de courage; mais c'est un juge dont nous récusons l'autorité; seulement, il est regrettable que toutes les imprudences de Delphine ne soient pas aussi faciles à justifier.
Nous n'examinerons point d'autres conjectures auxquelles se prête un livre dont plusieurs chapitres ontl'intérétdemémoires intimes. Faut-il reconnaître Mme Necker de Saussure dans la sagesse calme et sérieuse de Mme de Cerlèbe, uniquement vouée à la douce uniformité des devoirs domestiques ? C'est un hommage que méritait bien cette personne distinguée. Benjamin Constant a-t-il un air de famille qui le rapproche de M. de Lebensei, « ce gentilhomme protestant aux manières anglaises » ? Pour l'esprit, c'est possible. Quant au cœur, assurément non ; car ce personnage joue dans le roman le rôle d'un Ariste ; et ses qualités solides feraient plutôt penser
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à un autre ami de Mmu de Staël, à M. de Jaucourt. Quoi qu'il en soit de ces analogies, il y a là des sources précieuses où puiserait avec profit un historien de la société polie ; car, depuis La Rochefoucauld et La Bruyère, nul peintre de mœurs n'avait plus ingénieusement analysé les caractères et les passions.
Même quand on est rebelle aux conclusions d'un plaidoyer quelquefois paradoxal, on se laisse encore prendre à je ne sais quel charme de réalité vive, et à l'entrain d'une causerie spirituelle. Ce n'est pas que le style soit à l'abri de toute critique : il a des parties un peu abstraites, et ne s'interdit point assez une métaphysique sentimentale qui était alors à la mode. Mais, en dehors de ces taches, que de mouvement 1 que d'images neuves et spontanées 1 que d'aperçus profonds où l'esprit est la parure de la raison 1 Combien de mots brillants qui fixent l'idée dans la mémoire, comme par une épingle de diamant 1 Car, si le génie de Mme de Staël paraît viril, sa fermeté n'exclut pas la distinction patricienne et la grâce féminine. Il y a là bien des broderies légères qui courent sur une trame à la fois délicate et résistante. Parmi tant de jolis motifs, on n'aurait que l'embarras du choix. Notons du moins cette fameuse Danse du Schall, dont l'héroïne fut l'auteur mystique de Valérie Mme de Krudner : « C'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mélan-
1. Mme de Krudner avait été l'héroïne de son roman. Après un éclatant scandale, une pénitence obscure en Russie, et une réconciliation très prosaïque avec un mari offensé, elle était venue à Coppet, en
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colie et de gaieté tout à fait asiatique. Parfois, quand l'air devenait plus doux, Delphine marchait quelques pas, la tête penchée, les bras croisés, comme si des souvenirs et des regrets étaient venus se mêler soudain à l'éclat d'une fête; mais bientôt, reprenant sa danse vive et légère, elle s'entourait d'un schall indien, qui, dessinant sa taille, et retombant avec ses longs cheveux, faisait de toute sa personne un tableau ravissant. »
Cette esquisse nous montre à l'œuvre une plume qui savait utiliser tous ses souvenirs. La même dextérité, mais relevée d'ironie caustique, recommande encore le passage suivant, dont l'agrément fera pardonner la longueur : « Je me mis à causer avec un Espagnol dont j'avais remarqué l'esprit frondeur. Je lui demandai s'il connaissait le duc de Mendoce.
— Fort peu, dit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes; et, quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d'Espagne, depuis trente ans. Sa conversation n'est pas moins
1801, pour préparer sa rentrée dans cette société parisienne qui ne devait pas lui teuir rigueur. Elle apportait à Mme de Staël son manuscrit de Valérie qui avait besoin de patronage.
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curieuse que ses démonstrations extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse ; il finit celles que le ministre a commencées. Sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses. On croirait, au ton de sa voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et l'on observe seulement, à la réflexion, que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n'est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire de mal, et ne s'y décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut dire, l'innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir : il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi. Quand, par hasard, on lui demande s'il l'a vu, il répond : vous sentez bien que dans les circonstances actuelles, je n'ai pu.... ; et il s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l'impor-
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tance qu'il attache à la défaveur du maître. Mais, si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme, et vous dit les motifs serviles de sa conduite, avec autant de confiance qu'en aurait un honnête homme en vous déclarant qu'il a cessé de voir un ami qu'il n'estimait plus. »
Ces échappées d'humeur satirique n'étaient pas de nature à plaire aux puissants du jour. La malveillance des partis chercha sa proie dans bien d'autres pages qui, datées de 90 et 92, touchaient à la religion, à la politique, au mariage, à maintes questions encore flagrantes1. Aussi, d'âpres clameurs firent-elles explosion. On entendit retentir les mots d'immoralité ou d'impiété prononcés par des pharisiens de toute provenance. Un article aigre-doux, signé de la lettre A., sous laquelle se cachait M. de Féletz, dénonça les principes dangereux d'un ouvrage où s'affichait « le mépris de la révélation et l'apologie du divorce ). M. Michaud persifla Delphine d'un ton cavalier. Mme de Genlis s'indigna contre une réhabilitation du suicide. Geoffroy lança un brutal réquisitoire qui sentait le collège. Le Mercure osa même écrire que Mme de Staël « parlait de l'amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, delà mort comme un grenadier, de la morale comme un sophiste ». C'était calomnier les lettres éloquentes où Delphine convie Léonce aux croyances
1. La question du divorce inspire la lettre de M. de Lébensei, dans ce roman qui nous montre les opinions du milieu social où vivait M"' de Staël.
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de la foi naturelle, et à des espérances communes d'immortalité 1. Mais ce catéchisme enseigné par le vicaire savoyard faisait concurrence à celui que professait le Génie du christianisme, et il n'en fallut pas davantage pour qu'un déisme convaincu devînt presque suspect d'athéisme. A plus forte raison était-il injuste de voir dans cette fiction un attentat contre le mariage ; car les malheurs de Delphine sont présentés comme une expiation de ses égarements et n'invitent personne à les imiter. Mais ces griefs se discréditent par leur excès même. Sans conseiller à la parfaite innocence l'épreuve d'une lecture un peu troublante, nous ne réfuterons donc pas des censures qui se donnaient tort dans la forme, même lorsqu'elles avaient un semblant de raison.
Si, contre le dessein de l'auteur, ce livre peut
■ éveiller des scrupules, il faut l'attribuer seulement à l'influence de l'heure où il parut. Par la date, comme par le sujet, il appartient à une époque où diverses causes concouraient à exalter tous les sentiments.
1. « Profondément spiritualiste, élevée par un père et une mère protestants convaincus, elle ne pouvait voir sans répugnance l'insouciance et la légèreté qu'on affectait pour les idées religieuses; s'il n'était pas donné à son esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnements positifs, la sensibilité lui apprenait tout ce qu'il importait de savoir. Sa puissance d'aimer lui faisait sentir la source immortelle de vie. Elle n'avait pas moins horreur du néant que du crime, et la même conscience repoussait loin d'elle tous les deux. Est-ce que Delphine n'écrivait pas à Léonce: « Je douterais de votre amour pour moi, si je ne pouvais réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions qui ont intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes. » Madame de Beanmont, par M. Bardoux.
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Des exemples affreux d'égoïsme ou de bassesse suscitèrent, par réaction, le dédain de la réalité vulgaire, et un idéal de beaux sentiments qui se tournait chez les uns en mélancolie oisive, chez les autres en témérités romanesques. Lorsque l'édifice social croulait de toutes parts, des doutes purent aussi infirmer la valeur des conventions ou des convenances qui survivaient comme des épaves de l'ancien régime. Il y avait encore dans l'air des ferments de turbulence révolutionnaire. D'ailleurs, il ne faut pas rendre un écrivain solidaire de ses héros, surtout quand un roman affecte la forme épistolaire ; car elle impose aux principaux acteurs du drame l'obligation d'un rôle à soutenir, et le souci consant de le caractériser par des traits significatifs. Il en résulte que les physionomies accusent énergiquement leur expression, et l'accentuent avec raideur ou violence. Cet inconvénient se trahit par des notes un peu forcées, ou des couleurs trop voyantes; mais ce péril est imputable au genre plus qu'aux intentions et aux opinions de l'auteur. Nous en avons pour garantie la bonne volonté de M*"s de Staël, qui prit soin de satisfaire des juges ombrageux, en supprimant la farouche beauté d'un dénouement qui les scandalisait. Au suicide elle substitua la phtisie; et, grâce à cette concession, Delphine vit couler bien des larmes qui la vengèrent de ses injurieux détracteurs.
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CHAPITRE VIII
La nostalgie cîe la capitale. Retour furtif à Paris. Arrêt de proscription.
— Voyage triomphal en Allemagne. Mort d'un père; contre-coup de ce deuil. Le caractère de M. Necker et de sa vie pî,ivée. — Voyage d'Italie. Influence exercée sur de Staël. Le sentiment de la nature et de l'art. Corinne, 1807. La revanche; un beau rêve. La femme supérieure et les lois sociales. Delphine et Corinne. Les aveux personnels. Mme de Staël peinte par elle-même et par Gérard. — Les caractères. Trop de lyrisme; imprévoyance et bonté. Le génie et l'opinion. — Lord Ne/vil et Oswald; l'Anglais et le héros de roman: le formalisme et l'amour. Lucile Edgermond; la poésie et l'art de préparer le thé. — Le comte d'Erfeuil ; l'égoïsme théorique. M. de Maltigues; l'égoïsme pratique. — Harmonie du cadre et du tableau. Causerie éloquente. L'Italie de Mme de Staël. Le sens esthétique. Paysages artificiels et trop psychologiques. Le penseur, le moraliste, l'écrivain. Une âme de poète.
Les échos d'un succès contesté commençaient à devenir moins bruyants, lorsque Mmc de Staël fut prise « du mal de la Capitale». Reléguée à quarante lieues de Paris, elle essaya de s'en rapprocher, en se fixant tour à tour à Auxerre, à Châlons, à Blois et à Saumur. On eût dit une partie d'échecs dont les ruses stratégiques visaient à déjouer une police vigilante. A chaque étape, c'étaient quelques lieues de gagnées. Mais comment ne pas périr d'ennui, dans ces villes de province, où le mépris du médiocre la saisissait à la gorge et la suffoquait? Aussi ne put-elle résister à la tentation de franchir la zone interdite ; et, un soir, clandestinement, osant rompre son ban, elle rentra dans cette
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autre Athènes, dont elle disait : « A l'idée d'être privée de cette résidence, j'éprouvais une telle douleur que ma raison ne pouvait la maîtriser. » Elle eut beau se dérober, et ne se permettre que des promenades nocturnes, à la clarté des étoiles, le long de la Seine, ou près de son cher ruisseau de la rue du Bac, l'éveil fut donné par des indiscrétions qui trahirent sa présence. Il lui fallut donc fuir au plus vite et gagner précipitamment la route d'un exil définitif, qui du reste eut ses compensations; car elle le convertit en un voyage triomphal à travers l'Allemagne.
Ce fut une des dates mémorables de sa vie littéraire, comme nous le verrons, en abordant le livre qu'il lui inspira. Pour le moment, bornons-nous à rappeler que Schiller et Gœthe accueillirent Mme de Staël avec sympathie, que des souverains lui firent fête, et qu'elle réussit à fixer près de sa personne un critique célèbre, W. Schlegel, dont l'influence devint considérable sur une intelligence hospitalière à toutes les idées nouvelles. Mais un cruel événement de famille, la mort de son père, éclata comme la foudre parmi ces ovations. On jugera de sa douleur par cette confidence empruntée à ses Dix années d'exil : « Je me vis sans appui sur cette terre. Il ne s'est pas écoulé un jour , depuis le mois d'avril f 804-, dans lequel je n'aie rattaché toutes mes pensées à celle là. Tant que mon père vivait, je ne souffrais que par l'imagination ; après sa perte, j'eus affaire directement à la Destinée. »
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Elle n'avait encore éprouvé que ces chagrins dont on accuse les autres ou soi-même, et qui, par suite, laissent dans l'âme un arrière-goût d'amertume. Mais, il n'en fut pas ainsi de ce deuil solennel qui eut je ne sais quelle gravité religieuse. Ses contre-coups allèrent du cœur à la conscience, et provoquèrent mème des accents de piété précise à laquelle ne suffisait plus le vague d'une croyance poétique : car, pour se sauver du désespoir, il fallut à Mme de Staël un gage infaillible d'immortalité. Ce fut alors « qu'elle eut besoin d'être chrétienne, parce que son père était mort en chrétien ». C'est aussi ce qu'atteste un écrit intitulé Du caractère de M. Necker et de sa vie privée. Si bien des illusions se mêlent à cet hommage qui va jusqu'à l'apothéose 1, nous devons du moins honorer des regrets dont l'éloquence a l'intensité d'un cri involontaire.
Sous l'impression de ses tristesses, elle sembla se détacher un instant des intérêts qui avaient été sa plus vive passion, et renoncer provisoirement à la littérature politique. Les circonstances étaient d'ailleursfaites pour décourager toute ardeur belliqueuse ; car, proclamé Empereur, sacré par le Pape, et reconnu par l'Europe, Napoléon ne voyait plus d'obstacles il une fortune dont la grandeur paraissait au-dessus de toutes les atteintes. De légitimes colères se résignèrent donc à la trêve qui engagea dans des voies pacifiques un talent rasséréné par l'idéal d'une
I. Ne dit-elle pas : « Son souvenir laisse une trace éthérée qui part de la terre et se continue dans le ciel. »
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inconsolable douleur. Après l'accomplissement de son devoir filial, M"" de Staël trouva de plus en plus morne son manoir de Coppet, si plein de souvenirs poignants qui sans cesse ravivaient sa blessure. Du reste, le voisinage d'une patrie ingrate n'avait plus à ses yeux le même prix, depuis que M. Necker était mort, «sans que les Français lui eussent rendu justice Sûre de souffrir partout et indifférente au choix de tel ou tel séjour, elle se laissa donc persuader par des amis qui lui conseillaient la diversion d'un voyage; et, en 1804, elle résolut de visiter l'Italie.
Jusqu'alors, elle n'admirait guère que l'esprit, et le cœur humain avait toujours été sa principale étude. Loin de Paris qui pour elle était toute la France, les sites les plus pittoresques lui semblaient ternes et languissants. C'est ce qu'attestent ses premières lettres datées de Suisse, en 1800, aux environs de la seconde campagne d'Italie. La châtelaine, comme son château lui-même, tournait le des à un magnifique panorama, au lac Léman, à ses eaux bleues, aux riants vallons d'Ilermance et aux cimes neigeuses des Alpes. Son regard n'allait pas au delà des clôtures d'un parc où l'on se sent à l'étroit, malgré le voisinage d'une perspective merveilleuse qu'on devine sans en jouir. Rousseau n'eût certes pas reconnu son disciple dans le tour abstrait d'un style où il n'est question que du bruit des
1. C'est l'uxpression dont se serl Mme Necker de Saussure.
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armes et des orages de la politique. «Les solitaires comme nous, écrit-elle à Gérando, vivent de faits : mon père et moi, qui n'avons pas vos goûts champêtres, nous ne sommes avides que d'anecdotes en face du mont Blanc. » Plus tard, elle finit même par manifester une sorte d'humeur contre ces lacs, ces montagnes et ces glaciers qu'on lui comptait comme un dédommagement de l'exil. La nostalgie des salons lui gâte ces beautés qu'elle traite de monotones ; et, n'attachant de valeur qu'au sentiment ou à la pensée, elle ne voit en des paysages charmants ou grandioses que le décor de sa prison. Elle ne cessera jamais de préférer la société à la nature, ainsi qu'elle l'avouait à M. Molé, le jour où elle dit : « Si ce n'était le respect humain, je n'ouvrirais pas ma fenêtre pour voir une première fois la baie de Naples, tandis que je ferais cinq cents lieues pour aller causer avec un homme d'esprit.» Et pourtant, Corinne devait démentir cette boutade par un enthousiasme qui lui révéla tout un ordre d'émotions inconnues. Il est du moins certain qu'elle subit, à son insu, l'influence d'un climat heureux, et que ses yeux se laissèrent enfin captiver par le spectacle des objets sensibles. Les brouillards qui lui masquaient l'horizon s'évanouirent comme au lever d'un soleil inspirateur, et ces impressions furent d'autant plus profondes qu'elles étaient plus tardives. En même temps qu'elle découvrit dans son cœur ces sources ignorées, d'autres muses vinrent lui faire cortège ; et Bonstetten ne pourra plus
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dire sans injustice : « Le sens de l'art lui manque : le beau qui n'est pas éloquence n'existe point pour elle. » En effet, Corinne va s'initier aussi à l'intelligence de la peinture et de la sculpture : elle interprétera même leurs chefs-d'œuvre de manière à étonner son maître, l'ingénieux et savant Schlegel. Les élans d'un poète et les instincts d'un artiste vont donc s'associer à l'expérience du moraliste dans une fiction dramatique dont le retentissement sera tel que la haine et l'envie seront réduites au silence.
Si pour tous les talents il est une heure décisive où s'établit leur empire et une œuvre souveraine qui consacre leur légitimité, l'apparition de Corinne, publiée en 1809, fut un véritable avènement. Tant que vécut M. Necker, l'troc de Staël ne tenait la plume qu'à la dérobée, sur ses genoux, ou appuyée sur l'angle de la cheminée : car son père ne pouvait tolérer chez une femme l'appareil d'un écrivain t. De peur d'encourir le blâme, elle n'osait déclarer une vocation purement littéraire : improvisés comme au hasard, ses ouvrages n'étaient donc qu'une façon d'étendre le cercle de son auditoire et de prolonger sa causerie. Mais ici nous sommes en présence d'un poète qui ne craint plus de prendre publiquement la lyre en main et de gravir la colline sacrée, sous les regards de tout un peuple. Oui, la création de
1. Elle ne se permit qu'après la mort de son père le luxe modeste du petit bureau de bois peint qu'on voit encore à Coppet dans la chamb:e du premier étage. (Lire le livre de M. Caro : La fin dit XVIIIe siècle )
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Corinne symbolise les droits du génie émancipé. Il y a même comme le défi d'une âme fière dans cette couronne que la Ville éternelle décerne à la Muse proscrite par la tyrannie de l'Empire. Bannie de sa patrie, elle va dans la cité des vainqueurs conquérir enfin son rang parmi les noms impérissables. Ce sera l'allégresse trop fugitive qui précéde les années de plus en plus assombries par la persécution, les défaillances de l'amitié, la fuite de la jeunesse, et les mécomptes d'un cœur obstiné à ne pas vieillir.
Nous n'essayerons pas de résumer en quelques mots un roman dont l'action errante ne semble parfois qu'un prétexte à la contemplation ou à la rêverie. Disons pourtant qu'il raconte l'histoire de de deux âmes entraînées l'une vers l'autre par des sympathies mutuelles, puis séparées à jamais par la cruauté des lois sociales qui rendent incompatibles le libre essor des facultés brillantes et les douceurs intimes du foyer. Voilà l'idée mère de cette fable où deux principes, l'un esthétique, l'autre moral, entrent en conflit sous les noms de Corinne et d'Oswald. Ici donc se retrouve encore le problème de la femme supérieure qui ne peut s'assujettir aux servitudes de l'opinion et en est punie par d'implacables représailles.
Dans la première partie de ce drame, l'enthousiasme se mêle à l'observation, et lapoésie àla science. Mais ce qui domine, c'est avant tout la grâce et la beauté qui veulent plaire et se faire aimer. Le senti-
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ment qu'éprouve et qu'inspire Corinne est en effet l'unité de ses éloquentes improvisations, et le lien des épi?odos ou des tableaux qui leur servent d'accompagnement. A l'éclat de ces préludes s'opposent, dans la seconde moitié du poème, des teintes rembrunies et comme les nuages d'un ciel orageux. A l'idylle succède l'élégie, et à l'élégie la tragédie du désespoir. C'est sur ce fond de joie et de tristesse combinées par d'habiles gradations de lumière et d'ombre que resplendit l'héroïne dans laquelle il est permis de voir Mme de Staël transfigurée par l'illusion d'un songe.
C'est dire que Delphine et Corinne sont proches parentes, mais avec des différences. L'une court le risque des situations équivoques ; et, malgré beaucoup d'esprit, son excentricité ne se légitime par aucune aptitude privilégiée. L'autre semble avoir moins de scrupules, lorsqu'elle rompt ouvertement avec l'opinion ; et pourtant, elle n'a plus l'air d'une révoltée ; car, outre que sa célébrité la tire de pair, l'Italie qu'elle habite est un milieu où les convenances mondaines sont moins oppressives qu'ailleurs. Ajoutons que sa passion n'a rien d'humiliant et que ses espérances ne sont point rebelles à ses devoirs. Elle est donc aux prises avec la force des choses et non avec les remords. La fatalité peut la trahir; mais l'honneur n'en souffre nullement, et elle ne meurt pas tout à fait déçue, puisque la gloire console son dernier soupir.
Un autre avantage de Corinne est aussi de ne
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point transformer ses fantaisies en doctrines ; car elle n'a pas de prétention dogmatique, et nous assistons au développement non d'une thèse, mais d'un caractère qui s'expose avec une bonne foi étrangère à toute arrière-pensée paradoxale. Ce genre nouveau qu'on peut appeler le roman personnel, Mme de Staël l'inaugure encore plus franchement que Chateaubriand ; car elle est tout à fait sincère en nous confiant la plainte d'un cœur qui n'a jamais cessé de gémir sur les promesses trompeuses de la renommée. Dans la dernière page d'un de ses livres*, ne s'écriait-elle pas : « Ah i qu'on voudrait au prix de la moitié de la vie qui reste à parcourir ne pas être entrée dans la carrière des lettres 1 Vainement les goûts se modifient, et les inclinations changent... Il faut rester la même, puisqu'on vous croit la même ; il faut avoir quelques succès nouveaux, puisqu'on vous hait encore pour les succès passés. Il faut traîner cette chaîne des souvenirs, des jugements portés sur vous, enfin de l'existence telle qu'on vous la suppose : vie malheureuse qui éloigne peut-être de vous des êtres que vous auriez aimés, qui se seraient attachés à vous, si de vains bruits n'avaient épouvanté les affections qui se nourrissent de calme et de silence ! » Cet aveu nous explique une fiction qui sert de preuve à la réalité. Si vous en doutez, rappelez-vous le fameux portrait de Mm0 de Staël peint par Gérard, et comparez-le à celui de Corinne que voici: « Elle
1. La Littérature.
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était vêtue comme la sibylle du Dominiquin : un châle des Indes tourné autour de sa tête, et des cheveux du plus beau noir entremêlés avec le châle : sa robe était blanche, une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein ; ses bras d'une éclatante beauté, sa taille grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisaient énergiquement la jeunesse et le bonheur : son regard avait quelque chose d'inspiré... Elle donnait à la fois l'idée d'une prêtresse d'Apollon qui s'avançait vers le temple du Soleil, et d'une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie. » Le costume, la démarche, le port, la taille, le regard, la physionomie, toute la personne n'est-elle pas d'une ressemblance frappante qui se précise encore par d'autres analogies, celle-ci surtout : « Je ne puis approcher d'aucun des sujets qui.me touchent, sans éprouver cette sorte d'ébranlement qui est la source de la beauté dans les arts, du désintéressement parmi les hommes, de la générosité dans les héros...Je m'abandonne à l'impression que produit sur moi l'intérêt de ceux qui m'écoutent. Il m'élève au-dessus de mes forces ; il me faut découvrir dans mon propre cœur des vérités audacieuses, des expressions pleines de vie que la réflexion solitaire n'aurait pas fait naître. Je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même. Je suis poète, lorsque j'admire, lorsque je méprise, lorsque je hais, non pour ma propre cause, mais pour la dignité de l'espèce humaine, et la gloire du monde. » Nous sa-
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vons donc maintenant quel nom porte dans la vie privée cette improvisatrice « douée des plus beaux dons de la nature » , aussi mobile par l'imagination que constante par ses affections, vulnérable à toutes les peines, et digne de goûter toutes les joies, incapable de calcul, aventureuse et ingénue, indépendante et fière, avide d'applaudissements, mais plus ambitieuse encore du myrte que du laurier. Oui, elle est bien sinon tout ce que fut Mme de Staël, du moins tout ce qu'elle aurait voulu devenir.
Mais n'abusons point de ces allusions ; car il faut aussi compter avec l'invention pure. Oublions donc un instant Mme de Staël, ne fût-ce que pour ne pas l'impliquer directement dans les critiques dont Corinne seule doit être l'objet. Malgré tout son prestige, il convient en effet de reconnaître qu'elle habite bien près du temple de la Sibylle, et qu'elle aime beaucoup les harpes éoliennes. Elle fréquente trop volontiers le cap Misène, et l'on se fatigue parfois de ce que Lamartine appelait « une ode sans fin » ; car ce lyrisme continu lui donne un faux air d'actrice, dont le rôle transcendant exprime des sentiments trop raffinés pour nous être facilement accessibles. Il entre du moins une apparence d'orgueil dans cette originalité qui s'isole, qui s'arroge la prérogative « d'une destinée propre », et affecte de ne jamais se soumettre à la contrainte des usages. Après tout, si le bonheur lui échappe, c'est qu'elle s'obstine à préférer le Capitole au foyer domestique. Lord Nelvil ne lui tenait-il pas à peu près ce langage : « Pouvez-
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vous, Corinne, renoncer à vos triomphes et vivre comme une Anglaise, sauf à cultiver de temps en temps les beaux-arts parmi les devoirs de la famille? Nos femmes que vous dédaignez ne sont pas tellement ménagères qu'elles ne s'amusent, àl'occasion, de musique, de danse et de littérature. Pourquoi ne seriez-vous pas leur modèle? Un vrai gentleman ne trouvera jamais, pour lui servir le thé, Vénus trop belle, Minerve trop sage, les Muses trop savantes, Junon même trop grande déesse. Voulez-vous être la première lady de l'Angleterre? » Elle ne le voulut point ; car elle aimait mieux appartenir au public qu'à un mari. Par conséquent, si elle a droit à nos respects, notre pitié ne s'émeut pas sans résistance pour des infortunes volontaires. Disons mieux : lorsqu'après avoir épuisé la coupe jusqu'à la lie, l'amante désabusée convoque une dernière fois ses concitoyens près de son lit de mort, pour une lecture publique de ses vers, nous ne comprenons guère cette vanité d'artiste qui, dans le voisinage de l'agonie, survit encore à tant d'illusions détruites.
On pourrait lui reprocher aussi d'être imprévoyants, de vivre au jour le jour, d'obéir à des mouvements irréfléchis comme une enfant, et de provoquer des censures par de graves imprudences. Ne va-t-elle pas causer avec Oswald au clair de lune dans le tombeau de Cécilia Metella? Quand elle apprend qu'il est malade, ne court-elle pas tout droit à sa chambre, pour devenir pendant un mois sa sœur de charité? Elle n'hésite pas non plus à l'accompa-
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gner dans son voyage de Naples ; elle lui permet « de la serrer sur son cœur, et d'embrasser ses genoux avec violence » ; elle se laisse même appeler lady Nelvil. Bien que l'honneur n'en souffre pas (car on doit l'en croire sur parole), n'est-ce point déjà trop que de donner prise aux malins propos? Pourtant, gardons-nous de les écouter; car, si Corinne paraît légère, c'est la faute d'une innocence qui se démontre par ses étourderies mêmes. Elle y met tant de franchise qu'il serait injuste de s'en défier. Cessons donc d'appliquer les règles communes à une femme qui sort des conditions ordinaires par des facultés si rares, dont la plus puissante est encore celle de souffrir.
D'ailleurs, ces libertés ont presque toujours l'excuse d'élans généreux ; car le dévouement de Corinne égale son enthousiasme. Aussi la contagion de ses exemples ne nous semble-t-elle pas fort à craindre, quoi qu'en dise Joubert qui l'accuse de « prendre l'ivresse de l'âme pour une puissance, et ses écarts pour une vertu ». Non, il n'est pas urgent de protéger les cœurs contre la folie du sacrifice. L'égoïsme y pourvoit bien tout seul. Déclarons plutôt qu'une lecture est bonne lorsqu'elle réussit à élever nos pensées, ou à. nous détacher de nous-mêmes. Or, par ses qualités, l'amante d'Oswald nous conseille toujours le désintéressement : quant à ses défauts, ils enseignent cette importante leçon que les dons supérieurs peuvent se tourner en péril pour qui tient le gouvernail d'une main tremblante, que la réserve s'im
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pose aux intentions les plus droites, que la lutte n'est pas sage entre le génie et l'opinion, enfin que les âmes ardentes doivent, sous peine de se vouer au malheur, savoir vivre à l'écart, souffrir et mépriser.
Il convenait d'opposer à Corinne un caractère assez semblable au sien pour en subir le charme et se mêler à ses impressions, mais assez différent par ses penchants, ses habitudes et ses principes pour susciter des difficultés qui ne pouvaient résulter des circonstances ou de la situation. Ce héros ne devait être ni un Français : car, en face d'une femme isolée par son indépendance, il n'eût probablement songé qu'à la séduire; ni un Allemand : car étant d'un pays sentimental, il n'aurait pas reculé devant un mariage d'amour; ni un Italien : car les mœurs n'eussent pas élevé d'obstacle entre Elle et Lui. Pour faire naître un combat, il fallait donc qu'il fût Anglais, c'est-à-dire qu'il appartînt à une société formaliste et puritaine où l'amour illégitime est plus moral que le mariage en Italie. Timide et fier, sensible et indécis, il nous offre deux personnages : l'un, romanesque, s'appelle Oswald : c'est celui qui a le goût des arts et tombe aux pieds de Corinne ; l'autre est pratique, et se nomme lord Nelvil : pour lui les préjugés de l'opinion sont aussi inviolables que la Grande Charte, et il leur obéit aveuglément comme aux lois de son pays.
Cependant, sa jeunesse n'a pas encore pris un pli définitif; et, avant de toucher à l'âge de la prose, il
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a des velléités de poésie. Mais, dès sa première rencontre avec Corinne, on prévoit qu'ils ne pourront être heureux ni ensemble, ni séparés. Tout en se laissant enivrer par une éloquence dont il partage les transports, il est ravi sans être convaincu, et charmé sans être soumis; surtout, il ne se sent pas content de lui-même. Car, en face de ces ruines dont il admire la grandeur et de cette nature qui l'éblouit parce qu'elle a pour interprète une voix aimée, il se rappelle sa patrie, ses devoirs, la vie active et utile qu'il semble trahir par une désertion. Il suit donc d'un pas incertain le char triomphal de la muse qui le subjugue. Au milieu de cette gloire qu'il contemple avec orgueil parce qu'elle lui devient un aveu de tendresse, ses regards se portent, non sans regret, vers des joies plus dignes et plus calmes. L'air qu'il respire a je ne sais quoi de léger qui ne remplit pas sa mâle poitrine. Toutes ces parures de la vie ne lui suffisent point et sont gâtées par une arrièrepensée de remords. Ajoutons qu'ayant traversé des épreuves douloureuses, il n'a plus foi dans les sourires de l'heure présente. Il redoute presque les approches de ce qu'il semblait souhaiter. Il y a du découragement jusque dans ses espérances, et il craint toujours de s'enchaîner par une résolution irrévocable. Est-ce égoïsme? Peut-être. Mais, bien qu'auprès de sa fiancée il songe trop à son régiment, on ne saurait lui faire un crime de chercher le bonheur dans le mariage. Or, il est certain qu'une Corinne peut inquiéter l'imagination d'un soupirant. Ce gé-
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nie qui l'enchante se résignera-t-il à rester caché dans l'ombre? Si distingué qu'il soit, un mari ne jouit pas sans mélange de la supériorité de safemme : c'est une source d'alarmes pour le cœur, ou pour l'amour-propre. Voilà ce que lord Nelvil dit à Oswald. Il se rappelle le mot de Th. Walpole : « Que fait-on de cela à la maison? » Aussi finit-il par conclure qu'une virtuosa « n'est pas faite pour vivre dans le pays de Galles, et qu'il n'y a que les Anglaises pour l'Angleterre ». A plus forte raison la cause de Corinne sera-t-elle perdue quand l'ingrat aura mis le pied sur le sol natal. Comment alors combattre les instincts de race qui se réveillent, l'influence du milieu, le souvenir d'un père, la conjuration d'amis ligués contre l'absente, et surtout la rivalité de Lucilp., qui ne monte pas au Capitole, et qui ne rougit point de savoir faire le thé?
Lucile Edgermond, c'est la fraîcheur et la pureté d'une âme neuve qui ne connaît de la vie que la tendresse filiale. Avec ses cheveux blonds et « légers comme l'air», ses yeux bleus et sa délicatesse de teint sensible à toutes les nuances, quelle jolie figure de Keepsake ! Elle plaît par sa candeur ignorante et sa réserve craintive. On dirait qu'elle pressent les maux de la vie, et que, par avance, elle demande grâce à la destinée. Que de finesse dans le tableau des relations contraintes qui suivent son mariage avec lord Nelvil 1 Entre elle et Corinne, il y a comme un mur de glace.
Elles sont bien vivantes ces esquisses de figures
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secondaires. Tel est, par exemple, le comte d'Erfeuil qui, généreux sans imprudence et raisonnable sans excès de circonspection, ne se compromet ni en servant ni en abandonnant ses amis : il secourt le malheur sans être ému, et le souffre sans en être accablé. Muni d'un petit code de maximes littéraires, politiques et morales qu'il porte dans sa tête, et que ramène à propos sa conversation, il traverse la vie commodément et -agréablement. Cette physionomie dut être observée d'après nature .-M. de Maltigues est aussi de ceux qui prennent le monde comme il est, et, glissant sur toutes choses, ne s'attachent à rien ni à personne. Mais, tandis que le comte d'Erfeuil se borne à la théorie, lui, il vise à la pratique, et, avec une sorte d'impudence, foule aux pieds tous les devoirs pour marcher droit à son intérêt; car il est bien le fils d'un siècle où une école de docteurs ne voyait dans la morale qu'un calcul, et dans les vertus que de l'adresse. Il représente l'égoïsme spéculant sur la frivolité, pour profiter de l'impunité qu'elle lui vaut. On surprend ici l'accent d'une colère personnelle contre ces raffinés qui, voulant donner à leurs vices un air de supériorité, les portent comme une décoration. Mme de Staël ne peut souffrir ces frondeurs de principes et ces charlatans de scepticisme. Elle arrache à ces esprits forts leur masque d'élégance ; et, les livrant à la risée, elle montre que,
1. Il faudrait mettre sous chaque figure des noms propres. Ainsi, Mme d'Arbigny, celte Française qui arrange et calcule tout, serait, parait-il, Mmc de Flahaut.
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chez eux, l'immoralité dénonce les bornes de l'intelligence. Le ton irrité de cette satire trahit donc une indignation qui venge ses propres griefs.
Le cadre est digne du tableau. Loin de blâmer la complication d'un roman et d'un voyage, nous prenons plaisir à l'harmonie qui en résulte; car la peinture des lieux et des mœurs se concilie bien avec l'analyse des passions ou des caractères. Sans doute, ces éléments divers pourraient avoir plus de cohésion intime, et se condenser plus étroitement autour d'un centre d'attraction. Mais les lenteurs qui s'attardent à promener Oswald de merveilles en merveilles ne sont-elles par la ruse d'un amour qui s'ingénie à prolonger le mensonge d'un bonheur précaire ? D'ailleurs, il y a des affinités naturelles entre l'Italie et Corinne. Décrire l'une, c'est donc interpréter les sentiments de l'autre. La mise en scène ne convient pas moins aux différentes phases du récit. C'est ainsi que les hymnes brûlants du cap Misène se produisent avec à-propos en face du Vésuve. Mme de Staël le sait bien, car elle dit : « La campagne de Naples est l'image des passions humaines : sulfureuse et féconde, ses dangers et ses plaisirs semblent naître de ces volcans enflammés qui donnent à l'air tant de charmes et font gronder la foudre sous nos pas. » Si la rêverie mélancolique de René se plaît aux solitudes des forêts vierges, les grands souvenirs de Rome et la magnificence de ses arts ajoutent aussi leur commentaire à une fable qu'anime l'enthousiasme de la poésie et de la beauté.
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Du reste, l'éloquence et l'esprit ne lassent jamais ; or, ce livre est la conversation d'un causeur aussi ingénieux que profond. Combien de pensées justes et neuves sur les mœurs italiennes! Stendhal luimême n'a pas représenté d'un trait plus sûr ce mélange d'indolence et d'audace, de faiblesse et de force, de corruption et de simplicité, ces vertus et ces vices qui viennent les unes de ce qu'on agit beaucoup par vanité, les autres de ce qu'on agit beaucoup par intérêt ; chez les femmes, l'absence de pruderie et de coquetterie, l'air d'innocence porté jusque dans la galanterie 1 ; chez les hommes, le génie de l'intrigue, un brusque passage de la dissimulation à la franchise, de l'agitation au repos, la libéralité non des idées mais des habitudes, l'insouciance de l'opinion, et par suite l'indépendance permise à chacun dans un monde qui, ne s'occupant jamais des autres, ne gêne la liberté de personne et ne craint pas le ridicule.
Chez Mrae de Staël,le sens esthéti que n'est pas moins clairvoyant. Elle a du moins de ces impressions fines qui ont la sûreté d'un instinct, et se traduisent avec la rigueur d'une formule, par exemple, quand elle dit de la langue italienne : « Son charme musical fait trouver du plaisir au son des mots, presque indépendamment des idées : ils peignent ce qu'ils
1. « En arrivant ici, dit Oswald, j'avais une lettre de recommandation pour une princesse : je la donnai à mon domestique de place pour la porter; il me dit : « Monsieur, dans ce moment cette lettre ne «vous servirait à rien; car la princesse ne voit personne : elle est in« namorata. »
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expriment. » Peut-être y a-t-il trop d'idéalisme dans sa critique d'art : je soupçonne Schlegelde lui souffler parfois certaines tirades qui se souviennent des brouillards germaniques. Mais, quand elle s'abandonne à son sens délicat, elle abonde en aperçus toujours inspirés par un goût libéral. Sachant « qu'on n'arrive point au sublime par degrés», Corinne commence par conduire lord Nelvil à SaintPierre, qu'elle caractérise excellemment par ce trait : « C'est la première fois que l'ouvrage des hommes égale par la grandeur les œuvres immédiates de la Création. » Si sa doctrine est classique, lorsqu'elle condamne l'empiètement d'un art sur un autre, elle déclare l'imitation impuissante et proscrit la rhétorique de la peinture comme de la poésie; elle préconise la bonne foi d'une invention personnelle et recommande les sujets empruntés à l'histoire moderne ou à la religion nationale. Mais nous louerons surtout une intelligence compréhensive qui n'exclut aucune des manifestations de l'idéal.
Dans ses préférences pour l'art chrétien, elle se montre toujours plus touchée par l'idée que par la forme. Telle est aussi la raison pour laquelle Corinne s'intéresse moins à la nature qu'à l'homme. Il y a pourtant ici des descriptions dramatiques, mais où prédomine la psychologie ; car, habituée qu'elle est à regarder au dedans d'elle-même, elle n'effleure les objets sensibles que d'une vue distraite, et ne leur demande guère que l'écho de ses troubles inté-
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rieurs. N'a-t-elle pas dit un jour : « Voyager est un des plus tristes plaisirs de la vie ? » Ce mot dénonce une lacune, ou du moins les prédilections d'un écrivain qui concentre sa curiosité sur le monde moral. Pour jouir pleinement des spectacles qui enchantent les yeux, il faut d'ailleurs du calme et du loisir. Or, l'âme de Corinne était agitée par une passion qui la possédait tout entière. Ne pouvant se détacher de ses joies ou de ses douleurs, elle n'avait donc plus l'indépendance et la sérénité nécessaire à la contemplation. Qand elle sort d'elle-même et semble s'oublier, elle se retrouve encore. Aussi ses paysages ont-ils souvent une pompe trop théâtrale et un tour presque déclamatoire : ce qui communique à l'ensemble du roman je ne sais quoi de suranné comme une peinture d'Empire.
Mais ce qui n'a pas vieilli, c'est la science du cœur. A chaque page brillent des lueurs qui sont des aveux. En voici quelques-uns : « L'Amour fait comprendre l'ÉternitC, ; il confond toutes les notions de temps, il efface les idées de commencement et de fin; on croit toujours avoir aimé l'objet qu'on aime, tant il est difficile de concevoir qu'on ait pu vivre sans lui : plus la séparation est affreuse, moins elle paraît vraisemblable. Elle devient, comme la mort, une crainte dont on parle plus qu'on n'y croit, un avenir qui semble impossible alors même qu'on le sent inévitable. » — « Le repentir qui se répète fatigue l'âme; ce sentiment ne régénère qu'une fois. » — « On est si souvent lassé de soi-même
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qu'on ne peut être séduit par ce qui nous ressemble : il faut de l'harmonie dans les sentiments et de l'opposition dans les caractères, pour que l'amour naisse à la fois de la sympathie et de la diversité. » — « Peut-être est-il dans la nature d'un amour profond et vrai de redouter un moment solennel, et de ne changer qu'en tremblant l'espérance contre le bonheur même. » — « Nous ne connaissons l'infini que par la douleur. » — « Pour bien écrire, il faut une émotion sincère, mais non déchirante. Le bonheur est nécessaire à tout ; la poésie la plus mélancolique doit être inspirée par un sorte de verve qui suppose de la force et des jouissances intellectuelles. La véritable douleur n'a point de fécondité naturelle : ce qu'elle produit n'est qu'une agitation sombre qui ramène sans cesse aux mêmes pensées. » — « Laissez-moi tout confondre, amour, religion, génie, et le soleil, et les parfuns, et la musique et la poésie : il n'y a d'athéisme que dans la froideur, l'égoïsme et la bassesse. » Ces citations, nous pourrions les multiplier ; car nul ne se lasse d'entendre une conscience qui s'interroge, ou une raison qui s'anime au j eu de la parole dans une causerie féconde en illuminations subites. Mais il suffit de mettre le lecteur en goût de recourir à la source.
Le moraliste est donc bien supérieur au romancier dont les héros ressemblent à ces statues antiques visitées le soir par Corinne, sous la réverbération des torches. Eux aussi, Oswald et Corinne ont besoin, pour faire illusion, d'une lumière artificielle
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qui simule la vie. Ce trompe-l'œil est un lyrisme qui paraît aujourd'hui d'autant plus démodé que son emphase, alors naturelle, contraste avec un style parfois trop métaphysique. Voilà les parties périssables d'une œuvre qui n'a plus la fraîcheur ou l'agrément du premier jour. Mais, le genre une fois admis, on se laisse encore attendrir par des scènes pathétiques, ou des accents émus qui produisent sur nous l'effet d'une mélodie rêveuse. On sent bien que tout n'est pas mensonge en un récit dont certains chapitres sont comme des mémoires d'outre-tombe ; car on dirait qu'alors Mme de Staël a des larmes dans la voix. Aussi ne serait-il pas juste de lui refuser, sinon la plume, du moins l'âme d'un poète. Croyons-en l'enthousiasme qui, sous les emplois variés de son génie, fut toujours chez elle un signe d'élection. En résumé, n'en déplaise aux irrévérents dont les épigrammes escortent tous les chars de triomphe, l'attitude qui sied le mieux à son personnage est peut-être encore celle de Corinne se détachant, comme une Muse, en pleine lumière, au cap Misène ou sur les degrés du Capitole.
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CHAPITRE IX
Les émules de Corinne. Le romanesque est un dérivatif et une diver. sion. — 1. Mme COTTIN et M"e de Scudéry. Claire d'Albe, Malvina, Amélie Mansfeld, Elisabeth, Mathilde. La fantaisie sentimentale : les travestissements historiques. — Il. Mme DE GENLIS. Habitude des déguisements. Manie pédagogique. Le factice, le faux, goût de l'intrigue. La gouvernante et le gouverneur. Réflexions d'une mère de vingt ans. Théâtre d'éducation. Les veillées du château. Adèle et Théodore. L'institutrice. Rôle équivoque sous la Révolution et l'Empire. La mère de l'Eglise. Mlle de Clermont. Arsinoé. — III. Mme DE CHARRIÈRE. Lettres neuchâteloises, et Mme de La Fayette. Lettres de Lausanne et Corinne. Mistress Henley. Les trois Femmes. La marraine de Benjamin Constant. Adolphe et Ellénore. — IV. Mme DE KRUDNER. La période romanesque. Coppet. Valérie ; apologie indirecte. Don de séduction. La Velléda de 1815. Rêveries mystiques d'une visionnaire. — V. Mme DE SOCZA. Les traditions de l'ancien régime. Adèle de Sénanges, Charles et Marie, Eugène de Rothelin, Eugène et Mathilde. Tableau de genre. Atlicisme. — VI. Mme DE RÉMUSAT. Saint-Cloud. Ses mémoires. Charles et Claire; les lettres espagnoles ou le ministre. L'Education des femmes. — VII. Mme DE DURAS. Salon doctrinaire. Ourika, Edouard. — VIII. PAULINE DE MEULAN. Les contradictions. La chapelle d'Ayton. Collaboration au Publiciste. M*"! Guizot. Conseils de morale. Annales de l'Education. — IX. Mme SOPHIE GAY. Une muse. Laure d'Estell. Léonie de Montbreuse. Anatole. Vogue du roman sous l'Empire. Ses destinées prochaines. La poésie d'un âge prosaïque.
Pour mieux apprécier Delphine et Corinne, il conviendrait de leur opposer d'autres œuvres d'imagination qui datent du Directoire ou de l'Empire.
Mais à quoi bon essayer ce catalogue ? Il n'aurait même pas un intérêt historique; car on y chercherait en vain un miroir des mœurs particulières à une génération disparue. En effet, au lieu de pein-
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dre les contemporains, la plupart de ces récits ne furent que des fictions où le chimérique le disputait à l'invraisemblable : combinaison d'où se dégage le romanesque, c'est-à-dire l'extraordinaire faussant les caractères et les situations. Isolés entre ciel et terre, les personnages vivent en ce milieu vague où flottent les fantômes du rêve. Leur langage n'est pas moins artificiel que leurs sentiments. Excessifs dans la vertu, forcenés dans le crime, ils semblent toujours en proie au délire de la fièvre. Apprises à l'école de Rousseau et aggravées par l'influence d'une crise révolutionnaire, ces exagérations obtinrent pourtant la faveur d'un public nombreux. Fatigué des déclamations philosophiques, il trouva dans ces lectures inoffensives une diversion au souvenir des maux passés ou présents, et se délassa des erreurs de l'esprit par celles du cœur.
On s'explique ainsi certains livres que vous ne sauriez ouvrir, sans être asphyxiés par l'ennui. En les feuilletant, on serait tenté de croire que leur fadeur même fut une des causes de leur succès ; car, au lendemain des secousses orageuses, les nerfs avaient besoin d'être calmés par des narcotiques. La monotonie de ces interminables rapsodies s'appropria donc au régime d'une société valétudinaire qui ne demandait qu'à se réfugier dans l'oubli. Plus la fable était dénuée de vérité, plus elle avait chance de plaire ; car, vers le commencement du siècle, la réalité vivante s'offrait sous des couleurs si sombres ou si odieuses qu'on s'en détournait avec une sorte
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d'effroi ou de dégoût. Aussi faisait-on fête à l'impossible comme à un idéal.
I. — Parmi les conteurs qui profitèrent de cet àpropos et furent alors les bienvenus, Mmo Cottin mérite pourtant une mention. Née à Tonneins, en i773, elle avait épousé, très jeune encore, un mari qu'elle aimait, et qui mourut après trois ans d'union. Fidèle à son deuil, elle s'ensevelit dans la retraite et ne chercha pas le bruit. Elle eût même ignoré son talent, si une bonne action ne le lui avait révélé. Un de ses amis ayant été proscrit, en 1798, elle voulut lui venir en aide, et se mit à improviser en quelques semaines une élégante nouvelle, Claire d'Albe, qui, sous le voile de l'anonyme, réussit au delà de toute espérance. Publiées en 1800 et 1802, Malvina et Amélie Mansfeld confirmèrent si brillamment cet heureux début qu'elle dut se résigner à ne plus dérober le secret d'un nom rendu bientôt célèbre par Elisabeth elftlathilde qui suivirent l'une en 1806, l'autre en 1808. Tels sont les titres littéraires d'une personne qui, par des sympathies légitimes, démentit cet anathème de Rousseau : « Une femme bel esprit est. le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de tout le monde. » Mais, si nous estimons son caractère, il faut bien avouer qu'il en est de l'écrivain, malgré ses facultés dramatiques, comme de M"" de Scudéry, malgré son esprit. Ses romans ne supportent plus la lecture; car tout y est artifice et convention : ils nous apprennent seulement ce qu'il y eut d'exalté dans la sensibilité de nos
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grand'mères. On s'étonne même qu'une veuve si discrète ait produit des pages si enflammées. Il fallait que la mode du jour s'en mêlât; car, nous ne saurions y voir des confidences intimes, comme nous y invite pourtant Lady Morgan, dont le témoignage déclare que Mme Cottin inspira deux passions fatales, l'une à un jeune cousin qui se fit sauter la cervelle, l'autre à un sexagénaire qui s'empoisonna.
Nous avons déjà parlé du travestissement par lequel l'auteur d'Elisabeth métamorphosa la Sibérienne de Xavier de Maistre. Chez l'un, Prascovie est bien la fille d'un pauvre condamné; se livrant dès l'enfance aux plus pénibles travaux, elle aide les blanchisseuses et les moissonneurs du village, elle subit un rude noviciat qui la rendra capable de supporter les fatigues de son pèlerinage, quand elle ira seule, à pied, de Tobolsk à Saint-Pétersbourg, solliciter la grâce de son père. Chez l'autre, la paysanne se transforme en une demoiselle qui passe ses longues soirées d'hiver à lire, à broder et à dessiner sous les yeux de sa mère : l'été venu, elle jouit des douceurs de la campagne ; car la Sibérie de Mme Cottin est si charmante que l'exil y ressemble à une villégiature. La fille du proscrit fait des bouquets et des [ couronnes de fleurs, elle élève des ramiers, pêche l'ablette, navigue sur un joli lac dans une petite nacelle et court les champs, sous un costume coquet, « avec un court jupon rouge relevé sur le côté, la jambe couverte d'un pantalon de peau de renne, les cheveux tombant en tresses sur ses talons. Un corset
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étroit et boutonné sur le côté laisse voir la finesse de sa taille, et ses manches retroussées jusqu'au coude ne cachent point la beauté de ses bras », Aussi comprend-on qu'elle tourne la tête du jeune Smoloff, le fils du gouverneur de Tobolsk ; mais on se demande avec anxiété comment elle pourra bientôt affronter la faim, le froid, la misère, la honte, toutes les épreuves de l'aventure qui la conduit du fond de sa gentille chaumière jusqu'au palais de l'empereur.
Il est vrai qu'Élisabeth ne partira pas comme Prascovie, sans argent, sans guide, sans patronage, exposée sur sa route aux chances de la lassitude, de la maladie, des mauvais gîtes, des honteux soupçons, et dans Saint-Pétersbourg à l'indifférence des grandes villes, à l'isolement, aux affronts, aux mépris, aux refus désespérants. On dirait plutôt qu'elle entreprend un voyage d'agrément, tant les avenues lui sont aplanies par le missionnaire qui lui sert d'ange gardien, et, à Moscou, par la tendresse d'un fiancé puissant qui vole au devant de tous ses désirs. Le pardon une fois obtenu, le cœur de Mme Cottin n'eut pas, comme Xavier de Maistre, la cruauté de faire mourir dans un couvent celle qui s'était promis de vouer à Dieu les restes d'une vie sacrifiée il un père. Elle aima mieux l'enrichir des bienfaits du czar, lui assurer une dot et la marier à un amant digne d'avoir de nombreux héritiers : dénouement vulgaire qui dégrade l'héroïne 1 car, après un tel miracle de vertu, toute affection humaine lui deve-
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nait une déchéance. La piété envers Dieu pouvait seule succéder à la piété filiale.
Voilà comment une fantaisie sentimentale fardait la vérité. A plus forte raison serions-nous écœurés par l'élégie de Mathilde et de Malek-Adel, pastiche larmoyant du Tasse, de Marmontel et de Florian. Le style troubadour s'y associe à tous les défauts du roman historique, qu'on pourrait définir le moins historique de tous les romans. Nous n'évoquerons pas davantage « les mânes » de Malvina, et l'ombre de « l'infortuné Sir Edmond ». Laissons ces soupirants promener leur mélancolie au clair de la lune, sangloter sous des cyprès, s'évanouir près d'une urne funèbre, ou mourir de douleur en apprenant qu'une infidèle a méconnu ses serments. Ne nous égarons pas non plus sous les saules pleureurs que fréquenta la baronne de Montolieu, ou dans les manoirs qu'elle peuplait de preux chevaliers. Parmi les cent volumes d'une bibliothèque où fleurissent toutes les vertus de la plus courtoise galanterie, à peine pourrions-nous distinguer Caroline de Lichtfield dont le naturel a ses grâces, Cécile de Rodeck, tableau de genre réduit aux proportions d'un croquis, et la Sylphide, bluette ingénieuse qui rappelle de loin la Fée de M. Octave Feuillet. Au lieu de nous attarder à l'exploration de ces limbes enveloppés de silence et d'ombre, hâtons-nous plutôt d'aller tout droit à un nom jadis fort bruyant et encore familier à l'oreille des plus oublieux.
IL — Nous ne pouvons en effet nous dispenser
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d'esquisser en passant la physionomie de Mm° de Genlis ; car, durant une existence de quatre-vingtquatre ans, l'intarissable fécondité de sa plume encyclopédique représenta un type de femme auteur qui ne cessa pas de convertir en livres toutes ses idées, tous ses sentiments, tous les spectacles offerts par les incidents de la vie sociale, politique ou mondaine.
Née en 1746, au château de Champcery, près d'Autun, Mlle Félicité du Crest de Saint-Aubin était à six ans chanoinesse du chapitre d'Alix, avec le titre de comtesse de Bourhon-Lancy. Elle déchiffra ses lettres dans Clélie ; et, dès le premier éveil d'une vive intelligence, son irrésistible instinct se tourna vers l'enseignement. A sept ans, ayant avisé de petits paysans qui venaient couper des joncs sous les fenêtres de sa chambre, elle se mit à leur apprendre tout ce qu'elle savait, le catéchisme., la musique et des monologues tragiques. Elle était déjà tourmentée par la manie de régenter et de morigéner. On raconte aussi qu'ayant donné des leçons de harpe à une fillette si frêle qu'au bout de six mois elle en devint bossue, l'adroite maîtresse y remédia par un appareil dont elle fit elle-même le dessin. La curiosité de connaître s'alliait pourtant chez elle à des goûts frivoles et à un tour d'esprit romanesque. Un de ses premiers exercices de mémoire n'avait-il pas été un rôle d'Amour dans un opéra comique composé par sa mère qui rimait tant bien que mal? « Son habit était couleur de rose, recouvert de dentelle de point
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parsemée de petites fleurs artificielles de toutes couleurs ; il ne lui venait qu'aux genoux; elle avait des petites bottines couleur de paille et d'argent, ses longs cheveux abattus, et des ailes bleues. » Or, l'actrice fut alors si ravissante que, pendant tout l'été, on lui laissa porter cet attirail, sans oublier l'arc et le carquois. Seulement, le dimanche, pour assister à l'office, elle détachait ses ailes. Plus tard, ayant eu à représenter un jeune premier dans un drame de La Chaussée, elle quitta son costume de Cupidon pour prendre un habit d'homme qu'elle conserva jusqu'à son départ de Bourgogne. C'est ainsi que de bonne heure elle s'habituait aux masques et aux travestissements. Jusque dans ses aptitudes les plus graves il entra toujours du puéril, du factice et du faux.
Après la mort de son père et des revers de fortune, elle dut, avec sa mère, accepter l'hospitalité d'un ami, M. de la Popelinière, bel esprit fastueux qui se croyait un Mécène, et n'était qu'un Turcaret. Nous voyons alors briller tout l'éclat de sa jeunesse. Accueillie comme une merveille par les salons parisiens, habile à jouer de la musette, du clavecin, de la mandoline, de la guitare, de la viole, et surtout de la harpe, prompte à tirer profit de toute lecture, à utiliser par une activité méthodique les plus minces parcelles de son temps, à enregistrer chaque anecdote, chaque aventure de société, à récolter ainsi des motifs de nouvelles ou de comédies, elle est aussi soucieuse de plaire que de s'instruire. Ses ta-
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lents faillirent même troubler le cœur du fermier général qui protégeait sa famille : plus d'une fois, il s'écria, dit-on, en songeant à ses cheveux blancs : « Quel dommage qu'elle n'ait que treize ans 1 »
Cependant, avec sa dix-huitième année, vint un adorateur, le comte de Bruslart de Genlis, colonel des grenadiers de France. Or, ce mariage ne fit qu'étendre et varier les études et les plaisirs de la nouvelle comtesse. Tout en composant des proverbes comme Salomon, et rivalisant avec le roi David pour la harpe et la danse, elle rédige son journal quotidien , cultive l'astronomie et la botanique, l'anatomie et l'ostéologie, pratique la médecine de village, manie adroitement la lancette, apprend l'équitation avec un officier de fortune, chasse le sanglier, s'initie aux travaux champêtres, à l'industrie du menuisier, du tisserand et du vannier, dessine des paysages, peint des fleurs, joue au billard, au piquet, au reversi, el lance aux quatre coins de l'horizon une infatigable correspondance. Tout lui devenait occasion de manier la plume : par exemple, à dix-neuf ans, elle s'empresse de publier les Réflexions dune mère de vingt ans. Dans ce tourbillon, d'autres ambitions allaient leur train, et, l'intrigue aidant, l'événement les servit à souhait. Grâce au crédit d'une tante, Mme de Montesson, que des manèges fort équivoques firent secrètement duchesse d'Orléans, la comtesse de Genlis ne tarda pas à entrer au Palais-Royal, comme dame d'honneur de la duchesse de Chartres. Elle fut bientôt
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nommée gouvernante de ses filles, puis, en 1777, gouverneur de ses fils, dont l'un devait être le roi Louis-Philippe.
Cette marque de haute confiance combla tous ses voeux ; car elle put se livrer enfin à sa véritable vocation. A cette, époque appartiennent des œuvres moitié romanesques, moitié pédagogiques, le Théâtre d'éducation (1779), les Veillées du Château, Adèle et Théodore (1782-84), où l'on rencontre de fines observations, des portraits enlevés lestement, l'entente des caractères, mais peu de franchise, une élégance précieuse et trop de sensiblerie. Pourtant, rendons justice aux expédients judicieux d'une institutrice que recommandent l'initiative et le souci des connaissances usuelles. Ses élèves parlaient couramment les langues vivantes : ils devaient jardiner en allemand, dîner en anglais, souper en italien. Elle aimait les leçons de choses et les rendait amusantes. Elle traduisit les principaux épisodes de l'histoire en petits drames représentés au milieu du parc dont les ombrages encadraient la mise en scène. Elle inventa même certains exercices gymnastiques inconnus jusqu'alors. Elle habitua le jeune duc de Chartres « à se servir seul, à mépriser toute espèce de mollesse, à coucher sur un lit de bois recouvert d'une simple natte de sparterie, à braver le soleil, la pluie et le froid, à endurer la fatigue, à faire journellement quatre ou cinq lieues avec des semelles de plomb ».
C'était l'armer pour les jours d'épreuves, mais sans le savoir; car, malgré des mérites solides,
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Mme de Genlis fut trop frivole pour se douter des périls qui menaçaient. Quand éclata la Révolution, elle eut raison d'abonder dans le sens des visées constitutionnelles ; mais elle eut tort de laisser alors entrevoir des garanties d'avenir prochain fondées sur la branche cadette. C'était une espérance prématurée; car, en dépit des avances faites aux partis, la famille d'Orléans fut, elle aussi, dispersée par la tourmente. Vers le temps où M. de Genlis périssait sur l'échafaud avec les Girondins, sa veuve, réfugiée en Suisse, et trop heureuse d'avoir la vie sauve, écrivait une brochure destinée à faire l'apologie de sa conduite, et à obtenir que son nom fût rayé de la liste des émigrés t. En même temps elle adressait publiquement au duc d'Orléans une lettre où on lisait : « Vous, prétendre à la royauté, devenir un usurpateur pour abolir une République que vous avez reconnue, que vous avez chérie et pour laquelle vous avez combattu vaillamment! Et, dans quel moment ! Quand la France s'organise, quand le gouvernement s'établit, quand il paraît se fonder sur les bases de la morale et de la justice! Quel degré de confiance la France pourrait-elle accorder à un roi constitutionnel de vingt-trois ans, qu'elle aurait vu deux ans auparavant ardent républicain et le partisan le plus enthousiaste de l'égalité ? » Mm9 de Staël n'eût pas mieux dit ; mais ce làngage était-il sincère?
1. Précis de la conduite de Mme de Genlis pendant la Révolution.
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J'en doute, si j'en juge par l'empressement avec lequel Mme de Genlis, revenue à Paris en 1800, courtisa la fortune du Premier Consul, qui, soit pitié d'une grandeur déchue, soit désir d'enrôler un nom - de l'ancienne cour et de se concilier une plume zélée, la gratifia d'une pension de 6,000 francs et d'un logement à l'Arsenal. En retour, il l'invitait à lui écrire, chaque semaine, sur la politique, les finapces, la littérature, la morale, et « tout ce qui lui passerait par la tête ». Il n'eût pas demandé mieux que. d'introniser en elle une reine de salon officiel, une rivale de Mrac de Staël. Mais, pour y réussir, la bonne volonté ne suffisait ni d'un côté ni de l'autre.
Faute de ce rôle, Mme de Genlis composa des sermons contre la philosophie, et des romans dont la liste complète serait fort longue. Dans le silence de l'Empire, il firent du bruit; or, aujourd'hui, ils ne sont plus qu'un objet d'érudition. Le style en est clair, mais froid. Il y a là plus de raison que d'imagination. L'auteur sait mieux mettre la vertu en préceptes qu'en action, et parler des passions que les développer ou les peindre. Elle éclaire sans toucher, et persuade sans séduire 1. Pourtant, c'est encore son plus beau moment; car, sous la Restauration qu'elle fêta dès le premier jour, avec trop d'ingratitude pour les bienfaits de l'Empereur, sa facilité qui
1. Citons quelques-unes de ces fictions : les Mères ri/JOles, les Petits émigrés, les Vœux téméraires, Alphonse ou le fils naturel, Souvenirs de Félicie, Jlmc de Maintenon3 Mlle de La Vallière, Mlle de La FayettfJ.
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se contenait d:3 moins en moins dégénéra en prolixité fastidieuse. C'est à peine si quelques jolis mots surnagent dans un flux de productions insipides où elle ne songe plus qu'à dire du bien d'elle-même, du mal de ses ennemis ou de ses anciens amis, à damner Voltaire, et à s'ériger en mère de l'Église. Mme de Staël eut à se plaindre de son humeur jalouse, et ne s'en vengea que par ce trait : « Elle m'a attaquée, je l'ai louée : c'est ainsi que nos correspondances se sont croisées. »
Un petit esprit porte toujours malheur au talent. Celui de Mme de Genlis ne fut guère plus riche que son cœur. Cependant, on a longtemps préconisé comme un chef-d'œuvre Mademoiselle de Clermont, courte nouvelle qui parut en 1802. C'est l'histoire d'une petite fille du grand Condé, qui aime un simple gentilhomme, le duc de Melun, et finit par l'épouser clandestinement. On ne saurait nier l'agrément de ce récit. Il débute avec vivacité, les figures ne manquent pas de délicatesse, et l'action d'un intérêt toujours croissant. Mais il serait excessif d'évoquer ici le nom de Mm* de Lafayette ; car plus d'une note faussa nous avertit que nous sommes dans un monde imaginaire dont les personnages n'ont rien d'historique. L'émotion vient des mots plus que des âmes. On dirait parfois du Bouilly ou du BerquiIl, l'usage de grands enfants. Le style a de l'aisance, mais sans relief. Il justifie ce qu'eh disait Pauline de Meulan : « Il est toujours bien, et jamais mieux. »
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En résumé, Mme de Genlis, avec beaucoup d'esprit, trouva le moyen de faire entrer l'ennui dans ses livres. Parmi les causes qui les discréditent, il faut compter le pédantisme, l'hypocrisie de salon, la pruderie, les détours, les subterfuges, ou les calculs d'une femme qui ne sut pas toujours accorder ses actes et ses principes. C'est ce que dénoncent ses Mémoires. Achevés par une plume octogénaire, ils sont peut-être encore le moins sincère de ses romans ; car, outre qu'elle invente les faits en croyant les reproduire, on y sent, à chaque page, un système prémédité de réticences ou de diversions qui éludent les passes périlleuses. Elle récrimine sans cesse contre les noms qui offusquent sa vanité, elle ne confesse que les péchés des autres, et dissimule les siens; elle dépiste l'opinion, déroute l'enquête et mystifie le public. S'il y a du louche dans ce testament, c'est que la conduite fut souvent oblique; car la parole réflète le caractère. C'est une dernière leçon qu'Arsinoé nous donne, mais 4 ses dépens, et sans le savoir.
III. — Décidément, Célimène vaut mieux. A Mme de Genlis on préférera du moins Mraç de Charrière à laquelle nous devons un mot de commémoration.
Née à Utrecht, dans une famille noble', elle avait, dès l'enfance, pratiqué le français comme une langue maternelle. Ses lettres de jeunesse ne rap-
1. Elle s'appelait Mlle van Tuyll van Serooskerken van Zuylen.
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pellent sa première patrie que par une finesse habile à peindre les minuties de la réalité familière ; mais l'entrain, l'enjouement et la netteté sont déjà d'une Parisienne qui sait le monde et a lu Voltaire. On en jugera par ces lignes écrites à quinze ans : « On vante les avantages de l'amitié ; mais parfois je doute s'ils sont plus grands que ses inconvénients. Quand on a des amis, les uns meurent, les autres souffrent; il en est d'imprudents, il en est d'infidèles. Leurs maux, leurs fautes, nous affligent autant que les nôtres. Leur perte nous accable, leur infidélité nous cause un tort réel... Ne serait-il pas plus sage de faire tout par devoir, par raison, par charité, et rien par sentiment ? »
Ces préludes annonçaient une vocation littéraire qui se déclara vers 1766, lorsque, mariée à un gentilhomme vaudois, M'"" de Charrière vint se fixer en Suisse, à Colombier, non loin des Charmettes et de Ferney. Établie à quelques lieues d'une petite ville dont elle étudia les mœurs avec la curiosité d'une étrangère, elle commença par publier, en 1784, ses Lettres neuchàteloises) où une sensibilité discrète se mêle à des croquis dessinés d'après nature. C'est la province prise sur le fait. Aussi chacun crut-il y découvrir son portrait, ou celui du voisin. De là grand émoi : ce fut comme un orage dans le lac du canton ; mais ces fâcheries ne firent que seconder un succès avivé par une pointe de malice. Cette miniature est un chef-d'œuvre d'observation railleuse et d'émotion tempérée. La Princesse
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de Clèves n'aurait qu'à s'incliner un peu pour donner un baiser fraternel à l'héroïne de cette nouvelle, à Mlle de la Prise, ce cœur si naïf, si franc et ~i vaillant, qui sait regarder en face l'éclair d'un premier amour. Malgré certain faux pas, Henry Meyer est digne de sympathie; car sa loyauté nous intéresse à la faute même qui ajourne ses espérances i. Mais n'essayons pas d'analyser une idylle bourgeoise où le fini du détail et la rapidité du tour concilient les procédés de l'art hollandais et français. Bien que chaque scène fasse tableau, la dextérité de la facture ne trahit point un peintre ou un auteur de profession. Tous les incidents appartiennent au cours de la vie quotidienne ; et pourtant il n'y a rien de banal dans ces bagatelles relevées par le sentiment, et traversées par une crise poignante qui met en relief des caractères attachants et vrais. Ils nous offrent une heureuse alliance de faiblesse et d'honnêteté, dans un langage simple et uni qui est l'antidote de l'emphase romanesque.
Quelques années après ce récit dont le dénouement nous laisse tout rêveurs, Mme de Charrière fit paraître le plus connu de ses ouvrages, les Lettres écrites de Lausanne. Elles se recommandent par l'esquisse ingénue d'un motif dont Mme de Staël devait prendre un jour pleine et définitive possession.
1. Avant de connaître Mlle de la Prise, il a cédé à tin caprice; sa. fiancée l'apprend par les larmes de la jeune fille qui va devenir mère. Il y a là une scène très hardie et très délicatement touchée. Elle recule le mariage, mais ne le rend pas impossible.
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Nous y trouvons en effet, sous le nom de Caliste, le premier crayon de Corinne. Il s'agit d'une jeune virtuose anglaise, victime elle aussi d'une passion malheureuse dont elle meurt. Au moment où s'exhale son âme, elle veut qu'on exécute près d'elle le Messiah de Haendel, et le Stabat de Pergolèse. Cette analogie n'est peut-être pas de pur hasard ; car l'accueil fait à cette histoire touchante eut son retentissement à Paris, et ouvrit à Mml! de Charrière le salon de Mme Necker. Or, la jeune baronne de Staël ne' dut point ignorer ce livre qui séduisit alors les imaginations sensibles et attendrit bien des lectrices.
Il fut suivi de nombreux opuscules où la pensée a toute sa fraîcheur, et semble ne faire qu'un saut du cœur sur le papier Nées des moindres circonstances, d'une lecture, d'une conversation, d'une anecdote, composées au jour le jour, selon les occasions, pour des amis plus que pour le public, ces fantaisies n'étaient que le loisir d'une intelligence très fine et très ferme qui, tout en ayant l'air de se jouer, allait droit au fond des choses, sans être dupe d'aucune apparence. Sa plume est aussi hardie que son coup d'œil pénétrant. Peu d'illusions devaient tromper une raison fort aguerrie par l'expérience. C'est ce qu'atteste la mélancolie sceptique des lettres
1. Citons les Lettres de misfress Henley (1786), Aiglonette et Insinuante (1791), L'Emigré, comédie (1793), Louise et Albert (1803), Sir Walter Finch (ISOC), le Toi et le Vous, le Danger d'être trop exigeant, l'Enfant gâté, Honorine d'Uzerche, le Noble, etc.
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où Mistress Henley nous raconte le martyre d'une union mal assortie1. Un pessimisme aussi aigu inspire le petit roman des Trois femmes ; mais ici le désenchantement se tourne moins en plainte amère qu'en conseils de tolérance et de bon sens pratique. Le philosophe rabat l'orgueil des infatués qui se croient infaillibles, et dit leur fait aux puritains impitoyables qui ne pardonnent aucune faiblesse. C'est par leur propre exemple qu'elle les réfute : car elle nous les montre tombant à leur tour dans les pièges dont leur vanité ne se défiait pas. Sous l'ironie qui s'amuse se cache une morale qui, pour être sociable, n'en a pas moins ses parties généreuses. Disons cependant que ces pages sont bien contemporaines du Directoire : on sent que tous les liens se relâchent et qu'il y a de la contagion dans l'air.
Au souvenir de cette femme distinguée se rattache celui de Benjamin Constant; car elle fut... sa marraine, et contribua plus que personne à aiguiser un esprit déjà fort émancipé. On sait qu'à l'époque où il jouait les Werther et les Adolphe, il venait volontiers, après ses équipées de pigeon voyageur, se refaire au Colombier2 dans la douce hospitalité de son indulgente amie. Ces relations, malgré l'âge et les distances, prêtèrent même à des propos médi-
1. Il s'agit d'une femme romanesque et tendre mariée à un Grandisson insupportable qui la fait mourir à petit feu.
2. C'est le nom de la maison de campagne habitée par Mme de Charrière.
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sants que ne dément pas trop une correspondance entretenue durant sept années, de 1787 à 1795. Au moment où elle s'engagea, Benjamin n'avait que vingt ans ; mais on ne s'en douterait guère, en lisant ces lettres où dominent le persiflage d'une irrévérente ironie et le désabusement d'un égoïsme blasé. Moquerie stridente, désinvolture cavalière, mobilité capricieuse, humeur fantasque, mépris des hommes et des doctrines, sécheresse d'âme, ennui dévorant, exaltation factice suivie d'abattement et de langueur irritée, âpreté d'analyse s'acharnant à dissoudre toute croyance et tout sentiment, incohérence d'une nature contradictoire, à la fois éloquente et aride, chaleureuse et glaciale, avide d'émotions sans atteindre à la passion, franche jusqu'au cynisme et mensongère jusqu'au charlatanisme : voilà les traits qui caractérisent ces boutades hostiles à toute poésie. Elles sont d'un esprit qui étincelle, mais d'un cœur où il n'y a plus que cendres. Quel dommage que nous n'ayons pas les réponses faites au déserteur 1 On y verrait sans doute, sous un air d'enjouement, l'accent douloureux d'une plainte secrète. Mais non : car Mme de Charrière eut l'âme forte ; n'ayant pas plus foi dans l'amour que dans la gloire, son stoïcisme connut la résignation ; et sa fierté imposa silence à ses blessures. Quoi qu'il en soit, Ellénore dut lui ressembler indirectement, si j'en crois ce mot échappé à Benjamin Constant, au lendemain de son mariage : « Vous serez toujours le plus cher, le plus étrange de mes souvenirs... Je ne cesserai jamais de
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dire : c'est bien dommage1 ! » Telle est la conclusion d'un roman qui ne fut pas très idéal, et se termina par une courtoise indifférence. Mme de Charrière ne représentait que les traditions d'une société incrédule et sensuelle : aussi ne réussit-elle pas à régénérer un malade. Ce sera la tentative d'un génie cordial et bienfaisant qui l'aurait guéri, s'il n'avait fini par être incurable. Mme de Staël exercera du moins assez d'influence pour lui faire' honte de son inertie, exciter ses ambitions, et le tenter par l'honneur d'un rôle à jouer dans les destinées de la France nouvelle.
IV. —Le salon de Coppet où MPle de Charrière eut son tabouret vit aussi passer une autre figure dont le pastel a sa place marquée dans notre galerie. Je veux parler de la baronne de Krudner qui, avant sa période séraphique, courut des aventures fort étrangères à toute auréole de mysticisme. Petite-fille du maréchal Münich, née à Riga, le même jour que ' Germaine. Necker, elle avait épousé, à dix-huit ans,
1. Adolphe débute ainsi : « J'avais, à l'âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée dont l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme s'était, à l'entrée de sa câçrière, lancée vers le monde qu'elle ne connaissait pas, avec le sentiment d'une grande force et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des convenances factices mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trom. pées, sa jeunesse passer sans plaisir ; et la vieillesse l'avait eufin atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d'une de nos terres, mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d'un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout.»
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mais pour la forme, selon l'usage d'alors, un diplomate russe qui la produisit dans toutes les cours de l'Europe. Elle y fit sensation par sa beauté frêle, sa grâce rêveuse, ses yeux d'un bleu sombre, sa chevelure d'un blond cendré, sa voix douce comme un chant, et les langueurs de ses valses enivrantes. Sa distinction et son esprit la classèrent parmi les plus brillantes étoiles du monde parisien ; c'était aux environs de la crise qui allait mettre en fuite toutes les élégances. La jeune baronne fît aussi sa révolution ; car, un beau jour, elle s'envola vers le midi de la France, en compagnie d'uji officier de hussards. Suivi d'un exil, d'une pénitence et d'une réconciliation, cet éclat semblait à peu près oublié, lors- -, qu'en 1803 la jolie pécheresse vint saluer Mme de Staël, pour ménager sa rentrée dans un monde où elle voulait reparaître non seulement pardonnée, mais triomphante.Devantun auditoire d'élite qu'électrisa son talent d'habile comédienne, elle sut aussi conquérir des suffrages précieux pour 4e roman qu'elle allait publier, en 1804, sans nom d'auteur, sous le titre de Valérie. Les femmes elles-mêmes ne résistèrent pas à ses ensorcellements. Ce fut le gaged'un succès qui eut son lendemain.
N'est-ce pas déjà un titre à l'attention que la préférence donnée à notre langue par une plume qui délaissait l'Allemagne pour la France, en un temps où Mme de Staël se germanisait de plus en plus? Cette désertion qui affligea Gœthe fut un hommage rendu par Mmc de Krudner à un pays qu'elle regardait
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comme sa seconde patrie. A cette sympathie littéraire s'associait une faculté poétique, l'art de cueillir la fleur d'un sentiment vrai, de lui conserver son parfum, de le fixer aux feuilles légères d'un récit dont l'ensemble et les détails ont de la proportion et de l'unité. Ce livre eut en effet, comme la physionomie de son auteur, le charme de l'harmonie : nulle dissonance ne déconcerte l'impression générale; aucune de ces inégalités qui font disparate en des œuvres plus puissantes mais indécises, telles que Delphine, où les intentions portent plus loin, mais se compliquent trop, et finissent par nous dérouter. Rien de plus simple que cette fable : il s'agit d'un amant exemplaire par les scrupules de la réserve ; carla passion de Gustave (c'est le nom du soupirant), si intense qu'elle soit, n'ose se déclarer à l'innocence qui ne se doute de rien. D'un côté, c'est un feu latent, de l'autre, une affectueuse ignorance. L'anneau nuptial de Valérie devient un talisman qui la protégerait au besoin contre elle-même, si, comme il arrive, une étincelle l'atteignait à son tour'. Un accent de réalité sincère communique la vie à ces fines analyses sous lesquelles tressaillent des souvenirs personnels, mais sans doute idéalisés : car l'officier de hussards ne paraît pas avoir été aussi
1. Notons un ingénieux détail. Gustave envoie un jeune enfant souhaiter la fête de Valérie : elle embrasse le petit messager et le renvoie à Gustave qui l'embrasse aussi sur la joue au même endroit et y trouve une larme. — Ailleurs, l'amant pose ses lèvres sur une glace que touche de l'autre côté le bras de Valérie; elle n'a rien senti, rien aperçu. C'est comme un symbole de cette passion malheureuse.
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désintéressé que le platonique Gustave, ni le baron de Krudner aussi heureux que l'époux de Valérie.
C'est surtout dans la seconde partie que l'invention se donna carrière. Bien des ruses d'avocat plaid.ant sa propre cause firent sourire ceux qui savaient à quoi s'en tenir; et la médisance dut s'en donner à cœur joie. Quoi qu'il en soit de la véritable Valérie, l'autre enchanta son pubiic par la coquetterie vertueuse de sa souriante image qui se détache sur le fond d'un tableau discrètement voluptueux. On ne s'intéresse pas moins à son amant. S'il n'eut pas la flamme de Werther et de René, il y a des larmes plus pures dans ses rêves adolescents, et ses égarements sont voisins d'une vérité familière à laquelle on ne refusera pas l'éloquence. Le style coule de source, vif et limpide. On dirait une confidence plutôt qu'un livre, et cette candeur des émotions éprouvées pénètre jusqu'à l'âme.
Un don de séduction semblait le privilège de ce cœur expansif et trop facile à s'exalter. On sait en effet quelle fut plus tard l'étrangeté de son rôle dans les événements de 1814 et de 1815. Saisie par un enthousiasme qui alla jusqu'au vertige, Mme de Krudner devint comme la Cassandre d'Ilion; dans l'orage, elle crut entrevoir des lueurs prophétiques et entendre des voix parties du ciel. Sans prendre au sérieux ces rêveries de visionnaire et cette ambi-" tion d'évangéliser le monde par le miracle de la Sainte-Alliance, soyons indulgents pour un éblouissement qui, sur le retour de l'âge, fut encore une
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forme de l'amour. N'incriminons pas la bonne foi de cette Velléda que l'on vit, dans la plaine de Vertus, assister à la revue des alliés, tête nue, les cheveux flottants, debout près de l'empereur Alexandre, au front des troupes prosternées. Reconnaissons du moins qu'elle porta dans ses illusions une pitié clémente pour les malheurs de la France, et que ses conseils visèrent à désarmer les représailles de la victoire. Son dernier roman fut cet apostolat d'une illuminée que ses admirateurs appelaient la Jeanne d'Arc dela Miséricorde. Si, dans cette heure d'ivresse-, elle eut un moment d'orgueil bientôt expié par une amère disgrâce, ne soyons pas rigoureux pour les erreurs d'une personne aimable dont l'esprit fut toujours dupe du cœur.
V. — Parmi les talents féminins qui, formés à l'école du monde, représentèrent sous l'Empire la politesse de l'ancien régime, et n'eurent qu'à interroger leurs propres souvenirs pour évoquer l'histoire d'un sentiment tendre, on ne saurait oublier sans injustice Mme de Souza et ses agréables écrits. S'il ne faut pas y chercher le développement des grandes passions et l'étude approfondie de nos travers, on est sûr d'y trouver de judicieux aperçus, de fins croquis, de l'élégance, de la sobriété, la souplesse d'une causerie et le goût qui ne dit rien de trop. Ses nouvelles ont pour cadre un boudoir, un salon, un château, un parc, et les accidents que font naître les relations de la société, visites, conversations, fêtes, bals, naissances, morts, mariages, en un mot le
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train du monde observé dans un cercle de choix. Tel est le fond que brode la délicatesse d'une main habile à peindre les instincts secrets qui entraînent deux âmes l'une vers l'autre, le langage muet des sympathies qui se devinent à distance et se comprennent au moindre signe, l'expression naïve des aveux involontaires, l'émoi de ces découvertes, les troubles qu'elles suscitent, espoir, craintes, confiance, soupçons, jalousies, enfin tous les mouvements d'une sensibilité vraie. Conduite avec aisance, passant du sourire aux larmes, sans effort ni secousse, la narration se déroule à loisir en sinuosités variées dont les lenteurs rappellent ces rivières qui se dérobent sous des rideaux de verdure, pour reparaître bientôt dans la plaine entre des peupliers et briller gaiement au soleil. Veuve de son premier mari mort sur l'échafaud en 93, la comtesse de Flahaut habitait l'Angleterre, lorsque, pour élever son fils, demandant à sa plume un surcroît de ressources, elle publia, vers 1794, Adèle de Senanges^mvia. point encore perdu son charme de jeunesse. A demi personnelle, la donnée de ce roman nous offre une jeune fille sortie du couvent où s'est écoulée son enfance, un beau lord sentimental qui lui apparaît comme un sauveur, un vieux mari imposé par une mère égoïste, mais d'une bonté si paternelle qu'il attendrit un cœur loyal et se fait respecter. Un concours de circonstances vraisemblables rapproche ces personnages dans une intimité d'où résulte une inclination croissante, mais contrariée par de généreux scrupules.
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S'il y a menace d'orage, le péril n'est que passager; car, à travers des écueils, les alternatives de cette situation difficile nous mènent par des voies simples et naturelles à un dénouement indulgent sans faiblesse, et honnête sans rigorisme. Ce récit parut à Londres, en pleine Terreur : « On eût dit une Vierge de Verdun échappée au massacre de ses compagnes 1. »
Charles et Marie, qui date de 1801, est un tableau de genre où les piœurs anglaises sont esquissées dans le goût de Miss Burney. Il y a peutêtre là des tons trop vaporeux ; mais les mollesses de ces teintes lactées sont relevées par des traits de satire lancés contre les ridicules des ladies savantes et de leurs Trissotins, des ladies chasseresses et de leurs Endymions. Elle y met en scène ce mot ingénieux : « Les défauts dont on a la prétention ressemblent à la laideur parée ; on les voit dans tout leur jour. » Ces pensées frappantes sont encore plus nombreuses dans Eugène de Rothelin qui passe pour le meilleur ouvrage de Mme de Souza 2. Il est du moins le plus désintéressé; car, il n'emprunte point sa fable à d'intimes réminiscences ; au lieu d'un chapitre de Mémoires, nous avons sous les yeux des portraits suggérés, non sans les embellissements de la poésie, par un groupe aristocratique où s'étaient
1. L'idée est de Sainte-Beuve.
2. Elle épousa le marquis de Souza-Bothello vers l'an X. Elle fut attachée bientôt à la nouvelle cour. Eugène de Rothelin est de 1808.
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maintenues, à l'abri de toute contagion, des habitudes de galanterie décente, et de bel esprit réglé par le respect des convenances 1. C'était faire indirectement la leçon à une noblesse de fraîche date qui avait besoin de ces exemples pour acquérir un vernis de distinction. Eugène et Mathilde (18H) continuèrent cet album historique dont le dessin est net et la couleur franche. Cette étude où revit l'époque de l'émigration nous montre des caractères énergiques ou faibles aux prises avec l'infortune. Un tour d'expression ferme et définie 2, du bon sens, de l'atticisme, de la mesure; voilà les qualités d'un conteur qui ne soutient pas toujours le poids d'une longue composition, mais excelle dans les détails, et transmit à notre siècle l'héritage de Mme de La Fayette.
VI. — Bien que l'ombre convienne à cette littérature dont les fantaisies ont les pâles reflets d'une veilleuse dans une lampe d'albâtre, nous signalerons encore un nom qui, sans briller alors au premier rang, est entré depuis dans la lumière de l'histoire. Nous ne pouvons en effet passer sous silence Mme de Rémusat qui doit un retour de célébrité à la récente publication de ses Mémoires. Petitenièce de M. de Vergennes, ancien ministre de Louis XVI, fille d'un maître des requêtes qui périt
1. La maréchale de Beauveau servit d'original au portrait de la maréchale d'Estouteville.
2. Elle disait avec netteté : « Presque toutes les femmes passent leur vie à se dire trop jeunes pour savoir, jusqu'au jour où elles se croient trop vieilles pour apprendre. »
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victime de la Terreur, mariée à l'âge de seize ans, elle en avait vingt-deux lorsque l'amitié de Mme de Beauharnais lui valut le patronage de Joséphine qui l'approcha de sa personne en qualité de dame d'honneur, et fit nommer M. de Rémusat préfet du Palais. C'était introduire l'élément civil dans un entourage jusque-là tout militaire, et tendre la main aux débris de l'ancien régime, qui, tout en ayant l'air de se tenir à l'écart, finirent par accepter ou même briguer des honneurs et des charges. En leur frayant la voie, Mme de Rémusat arrivait à Saint-Cloud ornée des mérites les plus appropriés aux vœux d'un maître qui voulait restaurer le prestige d'une cour. Sur ce théâtre, elle allait déployer la supériorité d'un esprit cultivé, les agréments de la conversation, le tact, la prudence, l'entente parfaite de toutes les bienséances qu'il était urgent d'inaugurer parmi des grandeurs officielles improvisées par tant de révolutions. Elle put enseigner à bien des parvenus l'art de plaire avec dignité, ce qui fut tout simple pour une intelligence si ouverte et si déliée. Aussi Napoléon prit-il plaisir à ses entretiens ; il se sentit comme intrigué par le problème de cette nature morale restée si pure dans un milieu qui ne l'était guère, et cela sans raideur, mais avec une tolérance qui recouvrait la bonté. A cette estime répondit tout d'abord une admiration qui n'aveuglait pas la clairvoyance, comme le prouvent les sévérités d'un observateur qui fixait au passage les impressions suscitées par un spectacle bien fait pour bâter l'ex-
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périence. On ne refusera pas du moins la sincérité à ce journal d'autant plus fâcheux pour l'Empire qu'il ne songea point à être malveillant. Si la vérité devient souvent terrible *, il faut l'imputer aux personnes et aux choses plus qu'à un rapporteur fidèle, dont la droiture est au-dessus de tout soupçon. Quelques lecteurs se diront seulement qu'à sa place ils auraient donné leur démission, ne fût-ce que pour s'assurer le droit d'entière indépendance.
Mais ce sentiment ne serait peut-être qu'un anachronisme ; car il y a du relatif dans la morale politique, et elle revêt des formes différentes selon les temps. Quoi qu'il en soit, Mme de Rémusat avait pris de bonne heure l'habitude de la plume. Sans parler de ses éphémérides, des odes d'Horace qu'elle avait traduites en vers, des réflexions diverses où se révèle un penseur, et d'une correspondance qui s'épanchait avec verve, elle écrivit plusieurs romans, dont l'un, Charles et Claire, ne manque pas d'originalité 2. Elle y met en scène deux émigrés français, un jeune homme et une jeune fille, qui, voisins l'un de l'autre, s'aiment sans s'être jamais vus, et vont être séparés sans avoir pu se connaître. Entre eux, les seuls échanges de sentiments furent des lettres encouragées par les accords d'une flûte qui, à des heu res convenues, semble donner rendez-vous à ces
l.Mme de Rémusat le savait bien; car, en 1815, pendant les Cent jours, elle brûla son journal. Il est vrai qu'elle en eut bientôt regret, et se hâta de rassembler ses souvenirs après la publication du livre de Mme de Staël sur la Révolution.
2.11 parut en 1814.
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cœurs, malgré l'obstacle qui empêche une fraternelle rencontre. A un certain moment, la poudre menace de prendre feu et la cloison de sauter ; mais, du soir au lendemain, un départ subit coupe court à tout danger. C'est à peine si, durant la minute qui s'écoule entre le seuil du couvent et le marchepied d'une chaise de poste, le trop ardent Werther, dont la tête se montait, aura le bonheur d'entrevoir l'objet de son rêve : encore sa Charlotte est-elle à demi voilée par le mouchoir qu'elle porte à ses yeux, et qu'elle laisse tomber avant de disparaître pour toujours. Ce motif est touchant, mais trop ténu pour suffire à une longue analyse. Cela hésite entre Sterne et Xavier de Maistre.
Il y a plus de portée dans un autre récit commencé en 1805 et achevé en 1820, sous ce titre : Les Lettres espagnoles ou le Ministre. Il nous expose l'embarras d'un prétendant indécis entre deux jeunes filles charmantes qu'il est tenté d'épouser, l'une par amour, l'autre par ambition. Tout en affectant la couleur locale, ce tableau de mœurs transporte de Paris à Madrid des souvenirs qui viennent des Tuileries. Parmi les délicatesses d'une psychologie appliquée à des caractères logiquement suivis, et à des situations habilement nouées ou dénouées, on remarque des physionomies si distinctes qu'on pourrait leur donner un nom historique. C'est ainsi que, sous des adoucissements complaisants, se reconnaît M. de Talleyrand : « Sa figure impassible, trop habile pour trahir même son triomphe, ce ton demi-
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railleur, demi-bienveillant, qui lui est habituel, cette douceur qui devient une ruse de plus », sont autant de traits auxquels on ne saurait se méprendre. Oui, c'est bien lui que désigne la comtesse de Lémos quand elle dit : « Prenez-y garde : l'intrigue, quand elle se complique, n'est plus un moyen, mais une difficulté de plus 1. » Il y aurait plaisir de maligne curiosité à démasquer les allusions qui nous lutinent sous le voile de cette fiction. Mais elle ne fut confiée qu'à un petit nombre d'amis. Nous le regrettons ; car le peu que le public en a soupçonné le mit en goût de ce qu'on lui déroba.
Si, dans sa jeunesse, Mme de Remusat s'était essayée à des jeux d'imagination, son âge mûr se voua d'autant plus volontiers à des études sévères que le sens pratique fut toujours sa faculté maîtresse, comme l'atteste son livre sur Y Éducation des femmes. Pour résoudre avec autorité les questions que ce sujet comporte, elle n'eut qu'à interroger son cœur maternel, et sa raison éclairée par le commerce du monde ; elle sut ainsi concilier la fleur des élégances avec le sérieux des devoirs exigés par des temps nouveaux; car, c'était une de ses vertus de sourire toujours aux espérances d'avenir, de croire
1. M. de Talleyrand était en relations particulières avec la famille de Rémusat. Un jour, au Sénat, pour se distraire, il esquissa le portrait de Mme de Rémusat, sous le nom de Clari. Nous y lisons ce qui suit : « Toujours prête à relever les bonnes actions et à excuser les torts, Clari emploie tout son esprit en bienveillance. Elle est plus ingénieuse, plus piquante dans sa manière favorable de juger que la malignité ne peut l'être dans l'art savant des insinuations et des réticences. »
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au progrès, et d'accueillir cordialement les jeunes générations auxquelles sa vie, comme ses œuvres, offrit toutes les grâces de l'ancien régime.
VII — Le nom de Mme de Rémusat en évoque un autre, celui de Mme de Duras, dont le salon doctrinaire devait être aussi un centre de transactions libérales. Sous l'Empire, elle vécut isolée dans son château d'Ussé, sans jamais répondre aux avances de la cour. Ame généreuse, elle resta fidèle aux persécutés, à Chateaubriand, et à Mme de Staël qui l'appelait « une personne vraie dans un cercle factice ». En attendant la Restauration que ses vœux avaient devancée, elle trompa son impatience par des délassements littéraires où se retrouve une ardente sensibilité qui, désenchantée par la vie, se réfugiait dans la résignation religieuse. Tels sont les deux romans d'Ourika et & Edouard, qui, publiés après 1815, durent être composés sous des influences antérieures à cette date ; car, nous y retrouvons des sœurs de Delphine et des frères de René, amants malheureux que l'inégalité sociale condamne à la mélancolie d'une passion sans espoir. Les incidents de ces drames sont adroitement assortis par la si mplicité d'un art discret. Si ce style a l'aisance de Voltaire, le sentiment procède de Chateaubriand : il y a là comme une transiton entre le Génie du christianisme et les Méditations de Lamartine.
VIII. — Cette revue des talents fémimns serait incomplète si nous omettions un des plus recommandables, puisqu'il représente une existence conr
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sacrée tout entière au devoir, celle de Pauline de Meulan devenue plus tard Mme Guizot. Née en 1773, fille d'un receveur général, elle avait, comme Mme de Staël, passé ses premières années dans un milieu favorable aux idées modernes. La Révolution réserva plus d'un mécompte à ses intérêts et à ses affections ; mais sa raison en accepta les principes et ne leur fit point porter la peine de ses malheurs domestiques. La ruine de sa famille ne prit pas son courage au dépourvu. Réduite à s'ingénier pour subvenir à une gêne étroite qui succédait à l'opulence, elle débutait à vingt-six ans par une nouvelle intitulée les Contradictions. C'est court, net et clair : des portraits de fâcheux, de coquettes et d'irrésolus s'y encadrent dans la vie de province vue à travers un imbroglio d'aventures enjouées. Ce badinage innocemment railleur annonce déjà la franchise d'un esprit qui détestera le vague, le faux, l'artificiel, et sera sensé jusque dans l'émotion. Voilà ce qui ressort d'un autre récit : La chapelle d'Aylon, où le goût de la réalité se manifeste par des scènes d'intérieur prises sur le vif et des caractères nettement esquissés.
Ces qualités trouvèrent bientôt un plus utile emploi, lorsque M. Suard offrit à Pauline de Meulan d'entrer au Publiciste qu'il venait de fonder en 1801, pour opposer aux palinodies du Journal des Débats l'apologie modérée du dix-huitième siècle et de ses doctrines philosophiques. Moins exalté que la Décade, ce recueil, par le ton courtois de sa polémique, se
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prêta bien à la collaboration indépendante qui, durant dix années, allait s'exercer sur tant de sujets divers, avec autant de justesse que d'agrément. La morale, la société, la littérature, le théâtre, les romans, voilà le cercle où se manifeste la verve d'une raison qui ne s'épargne point, soit à l'éloge, soit au blâme, tantôt pour rendre justice aux grands noms décriés par l'esprit de réaction, tantôt pour rabattre la morgue des Aristarques en crédit.
Il y eut presque du Boileau dans cette vigilante justice, aussi prompte à s'irriter du faux qu'à venger le vrai. La maxime lui vient spontanément, et son verbe précis marque toujours avec rectitude le trait décisif. Réunis sous ce titre : Conseils de morale, ces extraits substantiels tranchèrent sur les feuilletons d'alors par le tour personnel des jugements, et la fermeté d'une controverse étrangère au fanatisme irréligieux comme aux déclamations qui traitaient les philosophes de septembriseurs. Cet équilibre que tant d'autres ne rencontrent qu'après avoir oscillé à droite ou à gauche, Pauline de Meulan le trouva dans sa nature même ; et, sous le sang-froid d'une expérience précoce, naissaient maintes pensées fines ou profondes, celles-ci, par exemple : « Un mot spirituel n'a de mérite pour nous que s'il nous présente une idée que nous n'avons pas conçue ; et un mot de sensibilité, s'il nous retrace un sentiment que nous avons éprouvé: c'est la différence d'une nouvelle connaissance à un ancien ami. » — « La gloire est le superflu de l'honneur ; et, comme tout superflu,
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celui-là s'acquiert souvent aux dépens du nécessaire. » — « Les amours de la jeunesse ont besoin d'un peu de surprise, comme celles qui viennent ensuite d'un peu d'habitude. »
Dans le critique judicieux se reconnaît encore une imagination ingénieuse qui sait mettre ses idées en scène, et en varier la forme ou le ton : ici, c'est un dialogue, là une série de lettres qui se répondent ; partout des déguisements animent au jeu l'ironie d'un persiflage qui donne aux pédants des leçons de goût et d'urbanité. Il y eut du courage dans ces coups d'éventail : car les vanités qu'ils taquinaient finirent par deviner le nom que des initiales abritaient mal contre leurs rancunes ; ne pouvant refuser l'estime à la personne, elles affectèrent de plaindre une femme du monde réduite à devenir journaliste : c'était la blesser au coeur ; aussi que d'éloquence dans sa riposte ! Il faudrait citer cette apologie qui fait autant d'honneur au caractère qu'au talent. Mais il vaut mieux rappeler l'hommage de respectueuse sympathie que mérita Pauline de Meulan, lorsqu'en mars 1807, M. Guizot prit au Publiciste la suppléance anonyme d'une plume condamnée par la maladie à un repos forcé. Le dénouement de cet épisode romanesque fut un mariage qui eut lieu en avril 1812.
Par le feu d'une ferveur religieuse qui s'alliait à une sorte d'enthousiasme rationnel, ce grand esprit ne pouvait manquer d'agir puissamment sur une intelligence digne de s'associer à ses convictions. On
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s'en aperçut bientôt à l'accent du moraliste; car il se voua dès lors avec pleine conscience au devoir de concilier la règle et la liberté dans des œuvres de pédagogie domestique, dont la première pensée fut un acte de piété maternelle t. Au sourire un peu sceptique de la veille succéda l'optimisme de l'espérance. Au lieu de croire, comme autrefois, que la nature humaine nepeutguère s'améliorer, Mme Guizot se proposa de préparer l'homme dans l'enfant par un programme d'éducation où tout est simple et précis, probe et viril ; car il nous offre des principes de bon sens pratique éclairé par un déisme chrétien qui demeure étranger à tout mysticisme, s'accorde avec les exigences de la raison, et s'accommode à la variété des conditions ou des caractères.
IX. — Ce titre seul pourrait justifier la courte station qui semblait nous éloigner un instant de notre sujet principal. D'ailleurs, nous allons y revenir avec Mme Sophie Gay dont il sied de dire quelques mots, puisque sa vogue s'est épanouie sous le Consulat et l'Empire2. Le premier usage qu'elle fit de sa plume fut d'écrire en faveur de Mm0 de Staël ; dans une lettre que publia le Journal de Paris, elle courut au secours de Delphine, et brisa vaillamment
1. C'est ce que témoignent les Annales de l'Education (1814), le Livre des enfants (1814), et plus tard les Contes, les Lettres d" famille qui reslent le véritable monument de l'écrivain.'
2. Née en 1776, Sophie Nichaultde Lavallette, fille d'un homme de finances, mariée en 1793 à un agent de change nommé Liothier, divorça en 1799, pour épouser M. Gay devenu, sous l'Empire, receveur général du département de la Roër.
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une lance contre ses détracteurs : c'était défendre sa propre cause, comme le prouva bientôt Laure et Estell, roman qui parut en 1802, et arborait des opinions indépendantes jusqu'au paradoxe. Elle y maltraita fort Mme de Genlis sous Je nom de Mme de
Gercourt, sorte de lady Tartufe sentencieuse et pédante, flatteuse et intrigante, visant au puritanisme, mais suspecte « de mettre les vices en action, et les vertus en préceptes ». Dans cette antipathie trop violente s'accuse le contraste d'un caractère qui affichait volontiers les libertés d'une intelligence émancipée. A ces hardiesses se mêlaient pourtant, comme un signe du temps, des airs de Muse rêveuse jouant de la harpe et roucoulant des romances. Ce tour sentimental domine en son meilleur ouvrage, Léonie de J/ontbreuse, qui est de 1813. Bien que la scène se passe sous l'ancien régime, à une date indécise, l'héroïne appartient à l'époque impériale, ne fût-ce que pour aimer franchement la gloire militaire dans la personne d'un jeune colonel, Alfred de Nelford, dont les épaulettes l'ont éblouie. Il est vrai que cette exaltation ne résiste pas à huit mois de stage exigés du prétendant par la prudence d'un père qui veut éprouver un cœur de dix-huit ans, et dissiper sans contrainte toutes ses illusions. En préludant ainsi à un bonheur prochain, la passion de Léonie va s'éteindre insensiblement; car elle vient de la tête, et chaque jour découd fil par fil une trame qui n'a. vait pas de consistance. Les progrès de cette opération dissolvante sont analysés comme au microscope.
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Il y a là tout un art très adroit à démêler les nuances d'une psychologie déliée. Cette fois du moins, la morale est excellente, puisqu'elle donne raison à la prévoyance paternelle.
La délicatesse ne fit pas non plus défaut à une autre fantaisie qui, en 1813, eut encore un succès de salon. Anatole, le héros dont elle porte le nom, est sourd-muet de naissance ; mais on ne sait pas tout d'abord le pénible secret. Or, il arrive qu'un soir ce beau silencieux arrache à la mort une jeune veuve, M""' de Saverny, chez laquelle la reconnaissance ne tarde pas à devenir un sentiment assez profond pour ne point reculer devant le mariage, lorsqu'elle apprend l'infirmité de son sauveur. Parmi les épisodes qui préparent ce dénouement, il en est un qui sort du commun, celui de la rencontre fortuite qui offre à Valentine l'occasion de se déclarer pour la première fois. Au moment où le regard d'Anatole fait son dernier adieu, elle lui adresse de loin un signe qui veut dire : Restez ! Il n'ose comprendre, et doute de ses yeux, quand un autre signe ajoute : Je vous aime. S'étant mise à parler couramment la langue de l'abbé de l'Epée, elle donnait à un désespéré ce gage d'une tendresse vraiment touchante. C'est un motif original, mais qui tourne trop à l'anecdote. — L'activité remuante d'une femme de lettres, j'allais dire d'un bas bleu, ne se ralentit pas sous la Restauration ; mais elle eut beau suivre les caprices de la mode, elle ne réussit point à se rajeunir. Aussi laisserons-nous reposer en paix ses
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quinze volumes auxquels on pardonnera beaucoup, en mémoire de Mme de Girardin qui demeure le vrai chef-d'œuvre de Mme Sophie Gay
Nous pouvons maintenant prendre enfin congé du groupe auquel commande le turban de Corinne. Si tant de mains féminines eurent alors de l'encre au bout des doigts, c'est que l'épée ne permettait guère aux hommes le loisir de manier la plume. Si le roman compta de nombreux fidèles, c'est qu'il n'éveillait pas les défiances du pouvoir, et convenait à un siècle où l'imagination devait régner en souveraine2. Si, dès le début, il occupe un rang considérable, c'est que le jour approche où il trouvera parmi nous une faveur analogue à la tendresse de ces vieux parents, qui, tout heureux de fêter la naissance d'un fils inespéré, le gâtent comme leur Benjamin. Produit tardif d'une civilisation avancée, il n'aura pas à craindre ces crises du goût qui ruinent telle ou telle province jadis florissante. Loin d'en souffrir, il finira par s'enrichir de toutes les pertes éprouvées dans son voisinage, et il deviendra la forme privilégiée où afflue ce qui nous reste de sève créatrice. Aussi les candidats qui aspirent à la renommée seront-ils presque tous obligés de lui sacrifier comme à
1. On sait que Mile Delphine Gay épousa M. Émile de Girardin.
2. « Les ouvrages romanesques, dit Hoffman, sont devenus si nombreux qu'une vie de patriarche ne suffirait pas à en lire la bibliothèque. » Les romans étaient tellement à la mode que les enfants eux-mêmes eurent .'lors leur romancier. Tel fut Bouilly qui sut instruire et amuser le jeune âge par des récits empruntés à la vie quotidienne.
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une idole. De même qu'autrefois on obtenait malaisément le titre d'écrivain sérieux, si l'on n'avait pas composé une tragédie, il faudra bientôt demander à laMuse du roman un brevet de talent et une garantie de popularité.
Cette situation exceptionnelle, il la doit à bien des causes. Outre que la souplesse de ses inventions se prête merveilleusement à ce qui nous intéresse toujours, je veux dire à la peinture du cœur humain, il emprunte des ressources à beaucoup d'autres genres qui semblent ses tributaires. Il peut avoir la vérité de l'histoire sans s'asservir à la tyrannie de l'exactitude officielle ; il a sa philosophie sans se perdre dans les nuages de l'abstraction ; il touche à la poésie sans s'évaporer en un vague lyrisme. La satire ou la passion, l'observation des mœurs et l'analyse des sentiments, l'étude des caractères et des ridicules, des vertus et des vices, le spectacle de la société on de la nature, en un mot tous les objets du monde physique ou moral entreront sans effort dans ce cadre flexible, et ouvert à la réalité vivante comme aux fictions de la fantaisie individuelle.
Sa fortune sera d'autant plus prospère que la vie moderne se compliquera davantage ; car il deviendra comme l'épopée d'une démocratie dont les éléments dramatiques n'ont pu se fixer en poèmes populaires. Dans le tourbillon d'un mouvement affairé, il est le miroir où chacun de nous se plaît à reconnaître son portrait, et celui des originaux qu'il coudoie. Il sait parler le langage de l'élite et de la
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foule, du salon et de la mansarde. Il offre aux plus humbles comme aux plus ambitieux un idéal à bon marché, et le met à la portée de toutes les prétentions sentimentales qui dissimulent ou consolent le terre-à-terre de notre médiocrité bourgeoise.
Si le roman est la poésie des âges prosaïques, nous ne serons pas surpris du rôle important qu'il joua sous l'Empire. Dans les monuments durables qu'il produisit alors, on pouvait déjà pressentir ses destinées futures, et les périls qui devaient un jour en être la conséquence. René, Adolphe, Delphine ou Corinne ont, en effet, des instincts qui donnent parfois comme un signal d'insurrection contre toutes les lois gênantes. Ces personnages trahissaient, à leur insu, des inquiétudes maladives, le dégoût de la règle, un parti pris paradoxal, des pensées d'orgueil et de révolte, qui eurent des échos lointains et prolongés. Mais, en dépit de certains symptômes, nous ne ferons point à des maîtres l'injure de les regarder comme les précurseurs du temps où la contagion du roman propagera plus d'une épidémie sociale ou morale. Disons plutôt qu'en proposant leurs exemples à l'émulation des écrivains les mieux doués, Chateaubriand et Mme de Staël ont inauguré par des modèles toute une série d'oeuvres charmantes qui seront, aux yeux de l'avenir, un des plus glorieux titres de l'es- * prit français au dix-neuvième siècle.
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LIVRE DEUXIÈME
L'Histoire sous l'Empire.
CHAPITRE PREMIER
L'histoire officielle. Note de l'Empereur. Protectorat dangereux. Les époques les plus dramatiques sont les moins favorables à l'histoire. lutluence des crises récentes de la Révolution, des grandes guerrss. — L'Empire pacifie l'histoire. — Il sauve les archives nationales, menacées de ruine par le fanatisme et l'anarchie. — Il forme une école d'hommes d'Etat, qui contribuent à rendre l'histoire plus pratique.—Les roués et les sceptiques: M. DKTALLEYRAND. FouCHÉ, duc d'Otrante. L'abbé DE PRADT et ses turlupinades. Le comte BEUGNOT. — Les observateurs désabusés : FIÉVÉE, le conseiller intime, l'avocat consultant. Le baron RŒDERER, le tacticien rompu aux expédients. — Les administrateurs, diplomates et soldats. Le comte FROCHOT. Les deux comtes DE SÉGUR: L'histoire (li la Grande Armée. Le comte DARU. Ses goûts littéraires. Traduction d'Horace. Histoire de Venise. Histoire de Bretagne. Une colonne de l'Empire.
Dans le courant de l'année 1808, l'abbé Halma, bibliothécaire de l'Impératrice, fit soumettre à l'Empereur une requête par laquelle il sollicitait la faveur d'être appelé à continuer l'histoire de Velly, et l'abrégé chronologique du précédent Hénault.
La demande ayant été renvoyée à M. Cretet, ministre de l'Intérieur, il fut répondu qu'elle ne pouvait être accueillie, que le gouvernement n'avait
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point à intervenir dans une semblable entreprise, et qu'il convenait de réserver les encouragements du pouvoir pour des objets d'un intérêt plus sérieux. Or, les papiers de Fontanes nous apprennent qu'informé de ce refus, l'Empereur se montra fort mécontent, et s'empressa de dicter la note suivante : « Je n'approuve pas les principes énoncés par le ministre de l'Intérieur. Ils étaient vrais il y a vingt ans, ils le seront dans soixante, mais ils ne le sont pas aujourd'hui. Velly est le seul auteur un peu détaillé qui ait écrit sur l'histoire de France; V Abrégé chronologique du président Hénault est un bon livre classique : il est très utile de les continuer l'un et l'autre. Velly finit à Henri IV, et les autres historiens ne vont pas au delà de Louis XIV. Il est de la plus grande importance de s assurer de l'esprit dans lequel écriront les continuateurs. J'ai chargé le ministre de la police de veiller à la continuation de Millot, et je désire que les deux ministres se concertent pour faire continuer Velly et le président Hénault. Il faut que ce travail soit confié non seulement à des auteurs d'un vrai talent, mais encore à des hommes attachés, qui présentent les faits sous leur véritable point de vue, et préparent une instruction saine, en conduisant l'histoire jusqu'en l'an VIII. — Je suis bien loin de compter la dépense pour quelque chose. Il est même dans mon intention que le ministre fasse comprendre qu'il n'est aucun travail qui puisse mériter davantage ma protection.
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« Il faut faire sentir à chaque ligue l'influence de la cour de Rome, des billets de confession, de la révocation de l'édit de Nantes, du ridicule mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon, etc. Il faut que la faiblesse qui a précipité les Valois du trône, et celle des Bourbons qui ont laissé échapper les rênes de leurs mains, excitent les mêmes sentiments. — On doit être juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, mais sans être adulateur. On doit peindre les massacres de Septembre et les horreurs de la Révolution du même pinceau que l'Inquisition et les massacres des Seize. Il faut avoir soin d'éviter toute réaction en parlant de la Révolution. Aucun homme ne pouvait s'y opposer. Le blâme n'appartient ni à ceux qui ont péri, ni à ceux qui ont survécu. Il n'était pas de force individuelle capable de changer les éléments, et de prévenir les événements qui naissaient de la nature des choses.
« Il faut faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales, les prétentions du parlement, le défaut de règle et de ressorts dans l'administration; cette France bigarrée, sans unité de lois, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu'un seul État; de sorte qu'on respire en arrivant à l'époque où l'on a joui des bitnfaits dus à l'unité des lois, d'administration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante du gouvernement sous Louis XIV même, sous Louis XV et Louis XVI, inspire le besoin de
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soutenir l'ouvrage nouvellement accompli, et la prépondérance acquise.
« Il n'y a pas de travail plus important... Lorsque cet ouvrage bien fait et écrit dans une bonne direction aura paru, personne n'aura la volonté et la patience d'en faire un autre, surtout lorsque, loin d'être encouragé par la police, on sera décourage par elle. »
Cette déclaration impérieuse est le préambule naturel du chapitre que nous allons aborder; elle explique du moins pourquoi il sera une des parties ingrates de notre ouvrage. Où la liberté faisait défaut, * toute initiative devait être paralysée d'avance; car les œuvres dignes de vivre ne se commandent pas; et, pour peu qu'une âme soitfière, elle n'accepte jamais un joug dont la première condition est la médiocrité de ceux qui consentent à le subir. La tentative d'une littérature officielle échouera donc toujours contre l'impossibilité de donner du talent à ceux qui n'en ont pas, ou de discipliner ceux qui en ont. De là vient que l'Histoire ne répondit point aux appels d'un régime qui prétendait l'administrer comme le monopole des poudres et des tabacs.
Il faut remarquer d'ailleurs qu'elle ne s'écrit pas au moment où des crises dramatiques captivent l'attention générale. Aussi les trente années qui suivirent 89 furent-elles médiocrement favorables à des études qui exigent le loisir de la réflexion et le lointain d'une perspective. Parmi les convulsions
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de la Terreur, ou sous les entraves du despotisme, les esprits exaltés ou comprimés n'étaient pas assez maîtres d'eux-mêmes pour voir clair dans les événements contemporains, ni assez désintéressés pour tourner leurs regards vers le passé. Tandis que le nouveau Charlemagne promenait son épopée de l'Escurial au Kremlin, la France ne pouvait songer à des problèmes de curiosité rétrospective. Indifférente à tout autre spectacle, elle se livra donc sans réserve à l'émotion des luttes présentes.
Mais, après avoir vu des catastrophes si tragiques, des États démembrés, des dynasties renversées ou restaurées, des chocs violents de castes et de peuples, toutes les formes de la guerre civile ou étrangère, l'active génération de la République et de l'Empire se trouva bientôt prête à mieux comprendre les révolutions accomplies dans les siècles antérieurs; et, se souvenant des grandes choses qu'elle avait faites à travers l'Europe, elle prit en profond dégoût ces insipides compilations où toutes les nuances de lieu, de temps et de race disparaissaient sous des formules banales et convenues. Il y eut donc là un double besoin qu'il fallut satisfaire. Si la raison moderne exigea plus de sens critique, l'imagination voulut aussi plus de franchise dans la peinture des caractères, des physionomies et des mœurs. Rapprocher l'histoire de la science et de l'art, tel sera donc le progrès attendu. Or, l'Empire ne fut point étranger à ce bienfait; mais il nous le fit payer assez cher pour
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avoir peu de droits à notre gratitude; car il nous a surtout instruits par les malheurs publics dont il porte la responsabilité.
Il serait pourtant injuste de méconnaître le service indirect qu'il rendit à l'histoire, en la pacifiant par le veto qui lui interdisait le terrain de la polémique. Cette impartialité, le dix-huitième siècle ne l'avait point connue ; car, si l'on excepte le nom de Montesquieu, la plupart de ses publicistes transformèrent en champ de bataille les annales des âges écoulés ; s'attaquant aux vivants jusque chez les morts, ils ne virent dans le passé que les préjugés d'une longue enfance, et n'étudièrent leurs aïeux que pour les vouer au mépris. Contempteurs de toute tradition, d'autres fondaient la politique sur la raison pure; et, préférant l'abstraction à l'observation, ils improvisèrent de toutes pièces l'édifice d'une société plutôt désirable que possible. Ces rêves généreux, mais chimériques, furent suivis de cruels mécomptes; et les leçons qu'une école trop ambitieuse de l'idéal ne demandait pas à l'expérience, elle les reçut de ses propres déceptions : or, l'Empire fut le principal ministre de cette douloureuse épreuve; car il força les orgueilleux de la veille à douter de leurs illusions, à descendre des hauteurs de la théorie, et à subir enfin la logique des faits, c'est-à-dire les conséquences des erreurs ou des fautes commises.
On ne refusera pas non plus à Napoléon le mérite d'avoir sauvé de la ruine tout ci qui restait encore
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de nos archives nationales. Si quelque chose doit être inviolable, ce sont les actes de la vie publique et privée, c'est le dépôt des témoignages qui rappellent les lois, les mœurs, les traditions, les coutumes et les croyances léguées à l'avenir par la famille, la cité ou la patrie. Durant une longue suite de siècles, ces reliques des ancêtres avaient été protégées par l'intérêt et la piété de leurs descendants. Ce respect résista même aux premières secousses qui ébranlèrent l'ordre ancien ; car, au mois de janvier 89, tout en devenant lettre morte, les dossiers féodaux furent réunis sous l'autorité d'un conservateur responsable. Mais, au milieu de l'orage, la voix de la justice ou de la modération cessa bientôt d'être entendue ; et une foule ignorante craignit encore dans ces titres abolis des instruments d'usurpation, d'iniquité, de servitude et de tyrannie. On excuserait le vertige d'une émeute, l'explosion de la haine ou de la vengeance faisant main basse sur des symboles détestés ; car il y a des heures de représailles, où une apparence de légitimité voile l'odieux des fureurs populaires. Mais il est incontestable que le signal du vandalisme partit de ceux-là mêmes qui auraient dû le prévenir ou le réprimer. L'exemple fut en effet donné par l'Assemblée nationale, le jour où elle fit incendier sur la place Vendôme l'immense collection des documents relatifs aux principales familles de France. A l'occasion de cette cérémonie, un grand esprit, Condorcet, ne prononça-t-il pas ce discours : « C'est aujourd'hui que, dans la capitale, la Raison
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brûle, au pied de la statue de Louis XIV, les innombrables volumes qui attestaient la vanité d'une caste. D'autres vestiges en subsistent encore dans les bibliothèques publiques, dans les chambres des comptes, dans les chapitres à preuves, dans les maisons des généalogistes ; il faut les envelopper dans une destruction commune. Je propose, en conséquence, de décréter que tous les départements soient autorisés à brûler les titres que contiennent les divers dépôts. »
Dès lors, dans toute la France, on put suivre comme une traînée de poudre les feux de joie allumés par des incendiaires qui jetaient au vent les cendres de leurs pères. Organisées par un mot d'ordre, ces scènes de pillage ressemblaient à une fête civique ; on en dressait même des procès-verbaux, dont voici un échantillon : « Une salve d'artillerie et le son des cloches ont annoncé qu'il était temps de se rendre au Champ de Mars. La gendarmerie, le 26e régiment de cavalerie, les corps administratifs, le général et son état-major se sont réunis. Suivaient l'archiviste du district et son commis, que précédaient deux tombereaux chargés de papiers entachés. Un coup de canon retentit, et le procureur syndic mit le feu au bûcher, autour duquel nos citoyens, nos citoyennes et nos prêtres dansèrent la carmagnole aux cris de : Vive la République. Les musiciens volontaires de la commune se sont fait un vrai plaisir de déployer leurs talents, pour ajouter à la solennité de ce beau jour. »
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On ne se borna pas à spolier les villes. Des députés en mission déléguèrent au premier venu le droit de pénétrer dans les demeures privées pour y faire des perquisitions ; et, comme on avait tout à redouter de ces agents subalternes, les propriétaires de titres furent les premiers à brûler en cachette leurs papiers de famille, pour échapper à la prison ou à l'échafaud : car « tout caractère gothique » était réputé suspect. Un seul fonctionnaire, le citoyen Ropra, archiviste de Lille, eut le courage de résister aux injonctions des commissaires envoyés pour lacérer ses chartes. Il en référa même au ministre de l'intérieur, à Garat, qui l'admonesta vertement, et lui ordonna « de substituer il de ridicules paperasses la déclaration des droits de l'homme ». Au lieu d'obéir, le vaillant archéologue se démit de ses fonctions.
Le scandale prit des proportions telles que la conscience publique en murmura, mais inutilement ; car la Convention n'o'a pas museler la meute qu'elle avait lancée à la curée.
D'ailleurs, une atteinte plus funeste encore était réservée aux manuscrits qu'avait épargnés le hasard ou la lassitude des ravageurs. En face de l'Europe coalisée, les nécessités d'une guerre formidable devinrent si pressantes que les législateurs du pays, réduits par la misère du Trésor à imaginer des expédients pour subvenir aux approvisionnements militaires, durent envoyer aux arsenaux tous les parchemins susceptibles d'envelopper des gargousses de 4 à 4S. Des artilleurs se trouvèrent donc métamorpho-
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sés en archivistes. Le district de Provins, à lui seul, fournit ainsi 38,405 cartouches de gros calibre. Quant aux cartons dits féodaux, ils étaient mis au pilon et servaient à la fabrication du papier blanc ; ce qui permit de ménager le vieux linge destiné à la confection de la charpie. Ici du moins la fin justifia les moyens ; car le patriotisme seul était en cause.
Si l'anéantissement ne fut pas complet, il faut l'attribuer surtout à un intérêt fiscal. Les biens du clergé, des princes et de la noblesse étant la garantie des billets municipaux et des assignats, il fallut, pour assurer la vente de ces terres, retrouver les certificats de possession : il y eut donc relâche dans le saccage. Un décret du 20 février 93 ordonna de le suspendre, et une commission procéda même au triage des pièces réclamées par les bureaux des finances. Mais cette sélection qui exigeait du calme, de l'intelligence et du savoir, pouvait-elle être exécutée par des juges incompétents, ou des énergumènes ardents à faire la chasse aux propriétaires? Il n'y eut là qu'un jury d'huissiers dont les déclamations nous paraissent aujourd'hui bien emphatiques. D'ailleurs, en quatre mois, ces neuf experts n'auraient pas même eu le temps de déchiffrer la table des millions de documents qu'ils faisaient semblant de classer.
Leur simulacre d'enquête n'aboutit donc qu'à dépareiller les volumes, à brouiller les dossiers et à inaugurer l'anarchie de la tour de Babel. N'eurentils pas l'impertinence de déclarer inutiles et de livrer
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au feu les collections les plus précieuses, entre autres les il,624 cartons de la Maison royale? Quant au sauvetage de ce qui réussit à désarmer leur ineptie, il fut si maladroitement opéré qu'il fallut plus tard dix années de travail pour introduire un peu de clarté dans les ténèbres de ce chaos.
Or, cette œuvre réparatrice fut ordonnée par un homme d'État qui, ayant l'œil à tout, vit la gravité du mal, et sut y remédier d'un trait de plume, par son décret du 5 mars 1808. Avec autant de décision que de bon sens, il y traça le plan d'un monument durable ; et, non content de veiller aux nécessités présentes, il pourvut encore à l'avenir, ne fût-ce que par le choix du collaborateur auquel il confia la direction des archives que de nouvelles conquêtes ne cessaient pas d'enrichir. Par sa conscience et son esprit méthodique, Daunou fut en effet le digne gardien des épaves échappées à tant de naufrages. Les plus sévères n'ont pu lui reprocher qu'un excès de zèle, par exemple l'idée fixe de transporter à Paris jusqu'aux archives de toute ville étrangère où l'un de nos régiments avait planté son drapeau. Mais, s'il violait ainsi le droit des gens, il croyait du moins servir les intérêts de son pays et de la science.
Chez Napoléon, l'art de discerner les aptitudes et de les employer habilement était un de ces dons supérieurs qui signalent les génies faits pour présider aux destinées des peuples. Or, en communiquant la vie à tous les ressorts d'un vaste Empire, cette faculté souveraine ne pouvait manquer de pro-
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fiter aussi à la fortune de l'histoire; car elle cessera d'être, comme on le croyait trop jusqu'alors, une dépendance de la rhétorique. Pour aborder ce genre, il ne suffira plus d'être un écrivain estimable, d'accueillir en toute confiance les récits compilés par d'autres narrateurs, d'y mêler des lieux communs de morale, de les rajeunir par l'expression, ou de les animer par des épigrammes. L'essentiel sera de connaître les hommes, d'entendre leurs intérêts, de juger leurs passions, et de peindre leur caractère. Toute une école de praticiens va donc se recruter dans cet état-major que l'administration, la diplomatie, la guerre ou le gouvernement des provinces aura formés à l'intelligence des grandes affaires, et qui laisseront une trace écrite de leur passage.
Dans ce groupe, la physionomie de l'homme serait encore plus curieuse que son œuvre même ; car la plupart n'ont pas dit tout ce qu'ils savaient, et une certaine discrétion s'est imposée à leurs confidences posthumes. Quelques-uns n'ont laissé parler que les griefs et les calculs de leur amour-propre. D'autres furent sincères, mais ne virent qu'un petit coin de la scène grandiose où se croisaient les intrigues les plus compliquées. Il arrive aussi que le sceau du talent manque trop souvent à des impressions qui ne visèrent point à la publicité. Mais chacun de ces personnages fut quelqu'un, et refléta sous des traits originaux les mœurs politiques d'un milieu social dont Royer-Collard a pu dire : « Depuis cinquante ans, s'est ouverte une grande école
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d'immoralité, dont les enseignements retentissent aujourd'hui dans le monde entier. Cette école, ce sont les événements accomplis presque sans relâche sous nos yeux. Repassez-les : le 6 Octobre, le 10 Août, le 21 Janvier, le 31 Mai, le 18 Fructidor, le 18 Brumaire. Je m'arrête là. Que voyons-nous dans cette suite de révolutions? La victoire de la force sur l'ordre établi, quel qu'il fût; et, à l'appui, des doctrines pour la légitimer. Nous avons obéi aux dominateurs imposés par la force; nous avons reçu et célébré tour à tour les doctrines contraires qui les mettaient en honneur. » Le scepticisme politique et son inconstance, tel est en effet le signalement qui caractérise toute cette génération née de la République, et bientôt adoptée par l'Empire.
A sa tête, marche, clopin-clopant, M. de Talleyrand, dont Napoléon a dit : « C'est l'homme qui connaît le mieux le siècle et le monde, les cabinets et les peuples. » Il représente l'indifférence à l'honneur, l'habileté vénale, les roueries clandestines, le génie du courtisan qui s'insinue, s'impose, se rend nécessaire au bien comme au mal, tire profit de tout, pêche en eau trouble, trafique en conspirant, préfère un crime à une sottise ; et, parmi tous ses vices, il n'en reste pas moins incomparable par le sentiment de l'à-propos, la justesse, l'esprit de décision, le bon sens, la netteté du coup d'ceil, le prestige d'un grand air, dont les élégances s'associent à une corruption consommée, mais couverte d'un masque de dédain spirituel et de nonchalance patri-
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cienne. Voilà pourtant l'homme qui a le mieux compris les devoirs d'un ministre des affaires étrangères, lorsqu'en pleine Académie, il les définissait ainsi : « Il faut qu'il soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable, d'être réservé avec les formes de l'abandon ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingtquatre heures, d'être ministre des affaires étrangères. Cependant, toutes ces qualités, quelques rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. »
Dans le voisinage du maître, on pourra distinguer un de ses disciples, Fouché, duc d'Otrante, le plus fourbe des traîtres, caméléon effronté, cynique entre tous, mais, au demeurant, « bon diable », comme disait de lui l'Empereur; car, lorsque le mal ne servait à rien, il ne le faisait pas ; et il aimait à rendre service, « parce qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver ». N'oublions pas non plus un autre comédien, l'abbé de Pradt, qui, malgré la crosse et la mitre, sentit toujours le déclassé et le défroqué; homme d'Église qui ne savait pas le catéchisme, écrivain de hasard et de rencontre, diplomate d'aventure, sans tact et sans tenue, bavard infatué, brochurier intarissable, coulissier de la politique, ardélion affairé
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comme la mouche du coche, outrecuidant jusqu'à la sottise, flatteur jusqu'à la bassesse, et pourtant doué d'une verve plaisante ou même judicieuse sous ses arlequinades d'archevêque Turpin et Turlupin.
Avec une attitude correcte, mais un mépris déclaré des principes, le comte Beugnot nous apprend aussi à connaître par son exemple ces anciens doctrinaires de 1789, qui, guéris de l'enthousiasme libéral par dix années d'anarchie, furent aussi prompts à s'enrôler sous le drapeau du Consulat qu'à déserter celui de l'Empire, à l'heure de sa chute. Il nous offre le type de ces intelligences souples, et de ces caractères pliants que les événements avaient habitués à ne croire qu'aux faits accomplis, à manœuvrer selon les vents, dans un intérêt d'ambition personnelle, et à ne se rendre solidaires d'aucune disgrâce. A défaut de ses titres et de ses emplois, le comte Beugnot sauva du moins sa réputation d'esprit; et l'indépendance du cœur le dédommagera des servitudes officielles qu'il avait subies, sans être jamais dupe de rien, ni de personne. Dans ce dernier rôle d'amateur assis à l'orchestre, et jugeant la pièce, il fit merveille; car il s'entend à draper les hommes aussi finement qu'Hamilton à médire des femmes ; et il a laissé des portraits qui valent presque certaines pages de Saint-Simon.
Mais à ces mémoires dictés par une conscience d'avocat nous préférons encore le portefeuille d'un autre publiciste également désabusé, de Fiévée, qui avait combattu la République en croyant la détester,
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et servi l'Empire en croyant l'aimer. Observateur très fin, mais légèrement impertinent, il fut, sous la Terreur, un de ces factieux qui, pour faire plus de mal à l'adversaire, ne perdent jamais leur sangfroid, et mettent de la réserve jusque dans la passion ; car il considérait les bravades comme une maladresse, et se respectait trop pour n'être pas « poli, même avec les révolutions ». En attendant un coup d'État qu'il prévoyait, il s'était amusé à écrire la Dot de Suzette, un de ces jolis récits qui improvisent une réputation en vingt-quatre heures. Mis en vue par ce succès, et par une brochure incisive qui développait ce mot de Bonald : « Les nations finissent dans les boudoirs et recommencent dans les camps ») il fit entendre, avant Brumaire, qu'il en est de même de celles qui s'obstinent à finir dans les « bureaux et les couloirs ». Aussi n'eut-il pas de peine à fixer les regards d'un général trop ambitieux pour n'être pas avide de s'éclairer sur les besoins du pays et les vœux de l'opinion. Par l'intermédiaire de M. de La Vallette, Bonaparte autorisa donc Fievée à lui soumettre une série de notes sur la situation respective des partis et le régime qu'elle semblait comporter. Recueillie plus tard en volume, cette correspondance fait estimer un de ces conseillers excellents, dont l'avis devrait être écouté par tout gouvernement, après ou avant chaque crise ; car on ne saurait avoir plus de clairvoyance, et mieux saisir en toute rencontre la mesure du possible. Quelle précision de diagnostic dans cette vérité qui n'est
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pas seulement d'hier! « De nos jours, le royalisme n'est ni une passion ni un enthousiasme, encore moins un fanatisme : c'est une opinion, et les hommes ne sacrifient pas la tranquillité de leur vie à des projets dont ils sentent que l'exécution est audessus de leur pouvoir. » Le charlatanisme de tous les temps n'est-il pas condamné par le trait que voici : « La Révolution ayant exagéré toutes les espérances populaires, et n'ayant produit qu'un plus grand malaise, le peuple, toujours dupe de ceux qui l'exaltent, attendait tant de ses flatteurs qu'on ne peut rien faire pour lui qui approche de ce qu'on lui avait promis. »
Comme il connaît bien le personnel révolutionnaire, lorsqu'il le juge aussi : « Pour s'exalter, les hommes n'ont besoin que d'un point de réunion : quand ils l'ont, ils bravent, ils dominent l'opinion publique. Les héros de ces rassemblements finissent trop souvent par être plus amis du genre humain que de leur patrie, et de leurs systèmes que du genre humain. Or, on peut combattre l'enthousiasme d'un homme, mais non celui qui s'empare d'une réunion d'hommes : car il défie jusqu'au ridicule. » Cherchant les causes de la maladie sociale qui travaillait le siècle, il les ramène à une double influence, « celle d'un écrivain éloquent qui a grandi toutes les petites choses, et celle d'un écrivain railleur qui a dégradé tout ce qui est grand ». Quant aux remèdes, il se garde bien de les demander à une doctrine d'État, par conséquent à
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l'intolérance d'une réaction. Il veut au contraire que le poqvoir maintienne sa neutralité entre tous les partis et toutes les sectes, afin de les rallier ou de les réduire à l'impuissance : « Si le Premier Consul engraisse les vieux philosophes et les vieux révolutionnaires, ce sera, dit-il crûment, pour les mettre hors de cause, comme les athlètes étaient forcés de renoncer au combat, quand ils avaient trop d'embonpoint. » Tout le secret de l'avenir est donc à ses yeux dans une politique de prudence et de raison, dont les résultats bienfaisants rendront la France fière d'elle-même, et, par suite, feront aimer et respecter le Souverain.
Nous pourrions encore rapprocher de Fiévée le baron Rœderer, rédacteur du Journal de Paris, conseiller d'État, directeur de la Presse, un de ces habiles qui, formés sous la discipline de Sieyès, eurent toujours le sentiment exact des situations, et surent à propos agir ou parler, attendre ou se taire, tantôt louvoyer et biaiser, tantôt aller droit aux difficultés, et les trancher d'une main ferme. Tacticiens rompus aux expédients, ils admettaient tous les correctifs de l'expérience. Versés dans la science du gouvernement qu'ils semblaient avoir étudiée par amour de l'art, ils prenaient plaisir à se faire les précepteurs ou les guides de l'opinion, à enhardir les uns, à modérer les autres, ou du moins à dire leur avis sur chaque question vive, et à servir ainsi de pilotes dans les passes périlleuses. Spirituel jusqu'au paradoxe, et pourtant ennemi des utopies,
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Rœderer visait surtout à organiser la Révolution; aussi ne se refusa-t-il pas à un régime qui s'en déclarait ouvertement l'exécuteur testamentaire.
S'il se trompa, ce fut de bonne foi; et nous ne confondrons point avec la foule des courtisans cet honnête homme qui, fidèle même pendant les Cent jours, se voua définitivement, sous la Restauration, à des travaux honorables pour son caractère comme pour son talent1.
Combien d'autres, avec du labeur, de la droiture, et l'amour du devoir, firent alors des qualités de premier ordre attestées par leurs actes et leurs écrits! Parmi ces bons citoyens, une mention est due au comte Frochot qui, après avoir partagé toutes les ardeurs généreuses de 89, se trouvait, à la fin du Directoire, vacillant, désorienté, dégoûté de tant d'avortements; tout en présageant avec effroi une dictature prochaine, il s'y résigna pourtant comme à l'inévitable. C'est à lui que le Premier Consul disait, à la veille de Brumaire : « Je sais qui vous êtes, et je devine ce que vous serez. Mais, entre tous les motifs qui me déterminent à vous confier la préfecture de Paris, il en est un supérieur à tous les autres : c'est qu'ayant été maltraité par la République vous n'en êtes pas moins resté constamment attaché à ses principes, et qu'étant devenu administrateur de votre département, après avoir été longtemps persécuté, vous n'avez jamais persécuté
i. Il faut compter, au premier rang de ses titres littéraires, son
Mémoire sur la société polie, 1835.
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personne. » Ce témoignage, la postérité le confirme en lisant ses mémoires; car elle y respecte celui qui, précipité du pouvoir par un coup de foudre, emporta dans sa retraite d'universels regrets1.
La guerre ne fut pas moins féconde que la paix en intelligences qui, se délassant de l'action par des études historiques, y retrouvèrent la société de leurs pairs et l'image de glorieux travaux. Comment ne dirions-nous pas ici quelques mots d'une famille où la valeur et l'esprit furent héréditaires? Nous voulons parler de la maison des Ségur, qui se rattache à l'Empire par deux de ses membres, le comte Louis, et son fils Philippe.
Né en 1753, âgé de vingt ans à l'avènement de Louis XVI, le premier de ces gentilshommes s'était empressé, comme tant d'autres, de courir en Amérique à la suite de La Fayette. Parti colonel, il en revint diplomate, pour aller représenter la France auprès de l'impératrice Catherine de Russie. Sa bonne grâce la séduisit au point qu'il parut bientôt le rival heureux d'Orloff et de Potemkin. Ces succès personnels le désignèrent à une mission plus délicate encore. Pour conjurer la coalition de la Prusse et de l'Autriche, il s'agissait d'en détacher doucement le roi Frédéric-Guillaume.
Il faillit y réussir; mais, en hâtant la chute du trône, la violence des factions ne permit plus que le recours des armes. Alors, M. de Ségur ne déserta
1. Frochot fut destitué après la conspiration Malet; il était cou-
pable d'avoir été dupe, rien que dupe.
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pas le sol embrasé de la France; ruiné par les malheurs publics et réduit à vivre de sa plume, il refusa d'émigrer, fit campagne pour la cause des lois, et vengea leur défaite par des écrits où la finesse du moraliste s'associe au courage du polémiste. Dans son mémoire sur les Cabinets de l'Europe, et dans sa Décade historique, il exposa les préliminaires de la Révolution, suivit ses contrecoups extérieurs, et restaura des traditions diplomatiques dont l'oubli contribuait à l'isolement de la France. Napoléon était trop avisé pour ne pas associer à son cortège un grand nom paré de brillants services. Député, conseiller, sénateur et grand maître des cérémonies, le comte de Ségur fut par surcroît un lettré recommandable, comme l'attestent une Histoire universelle, simple, rapide, instructive, étrangère à tout esprit de système, une Histoire de France, où se distinguent des qualités de jugement et de diction, des Essais divers qu'eût enviés Saint-Évremond, et des Mémoires aussi agréables qu'une causerie sérieuse.
Un jour, il devait siéger à l'Académie française près de son fils, Philippe de Ségur, dont l'œuvre principale, I' Histoire de Napoléon et de la grande armée, ne parut qu'en 1824, mais appartient directement à l'époque impériale, puisque l'écrivain, j'allais dire le poète, y raconte les faits dont il fut l'acteur. Ici donc, nous ne saurions omettre ce pathétique tableau dont le style, tantôt concis sans sécheresse, tantôt abondant sans prolixité,
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s'anime avec le drame et prend parfois des couleurs épiques. L'émotion communicative du peintre nous avertit qu'il fut partout à la peine comme à l'honneur. Dans l'impassibilité de son sang-froid on reconnaît la bravoure du soldat qui, après avoir compté autant de blessures que de campagnes, fut un des derniers combattants de 1814 et 1815. La clarté de l'exposition stratégique rappelle le chef d'état-major dont l'initiative heureuse avait noyé l'aile gauche des Autrichiens à" Austerlitz, et rompu les lignes prussiennes à Iéna. La précision des détails fait aimer un témoin dont la mémoire est sûre, parce qu'il ne connut point les défaillances du cœur. Quant aux teintes sombres qui dominent dans ce récit mélancolique, on ne peut y voir qu'une convenance de plus en un tel sujet.
Pour clore le livre d'or où sont inscrits les noms des hommes qui, surchargés de commandements, restèrent fidèles au culte des lettres, nous ne saurions mieux faire que d'esquisser la figure du comte Daru; car son activité physique et morale justifie ce mot de Napoléon : «C'est un corps et une âme de fer. »
Né à Montpellier, le 12 janvier 1767, élevé à l'École militaire de Tournon par les Oratoriens, lieutenant d'artillerie et bientôt commissaire des guerres à dix-sept ans, il mena de front, dès sa jeunesse, les goûts studieux et les offices de son emploi. D'un côté comme de l'autre, il ne s'en tint pas à l'apparence et aux surfaces ; mais il voulut tout approfon-
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dir avec suite et méthode. Les épreuves de la Révolution hâtèrent sa maturité précoce. Arrêté comme suspect, il en profita pour achever une traduction de YOrator et de Térence. La Terreur passée, il devint rapidement chef de division à la guerre, secrétaire général, ordonnateur en chef des armées, commissaire chargé d'exécuter la convention de Marengo. Aussi intègre que rigide, il rétablit l'ordre et la probité dans une administration confuse comme le pillage et imprévoyante comme le hasard. Malgré son titre de tribun qui dut le faire sourire, il préférait la dictature à l'anarchie; aussi ses services étaientils acquis d'avance au Premier Consul qui appréciait de longue date un esprit ferme, maître de lui, flexible, habile, honnête, propre à l'action comme au conseil, et capable de se multiplier avec les difficultés, de manière à devenir le principal ressort des plus gigantesques entreprises. En effet, chaque nouveau fardeau sembla lui créer une nouvelle force, et ses talents ne cessèrent pas de grandir avec sa responsabilité. Commissaire général de ces armées dont l'effectif s'éleva jusqu'au chiffre de six cent mille hommes, administrateur de toutes les provinces prussiennes, secrétaire d'Etat en 1811, ministre de la guerre en 1813, directeur des domaines de la couronne et intendant de la Maison de l'Empereur, il déploya partout une fécondité de ressources qui le fit toujours admirer, souvent bénir, et quelquefois redouter dans les pays dont il organisait la conquête.
Parmi tant de fonctions dont une seule aurait
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suffi au zèle des mieux doués, comment trouva-t-il du loisir pour des travaux agréables et solides? En dérobant des heures et des minutes non au devoir, mais au repos. C'est ainsi que son Poème sur les Alpes lui fut inspiré par la campagne où Masséna venait de repousser une invasion imminente. Entre le combat du Saint - Gothard et la bataille de
Zurich, il improvise d'indignation un chant de guerre inspiré par l'assassinat des plénipotentiaires de Rastadt. Tout en pourvoyant aux subsistances de l'armée du Danube, il se distrait de ses graves soucis par une comédie sur Ninon de Lenclos. Ses fonctions le ramènent-elles à Paris, il offre aux applaudissements du Lycée les prémices d'un joli conte sur l' Homme heureux qui n'a pas de chemise ; ou bien, dans des vers sympathiques, il provoque avec une cordialité respectueuse le Retour de Delille qui s'obstinait à rester exilé de sa patrie pacifiée. Entre autres projets, n'avait-il pas aussi l'idée d'une tragédie sur Néron, et d'une épopée en douze chants sur Washington? Mais il fut avant tout l'ami d'Horace, dont il rendit les œuvres accessibles à bien des profanes par une traduction qui, malgré l'à-peuprès d'une langue timide, a du moins un mérite d'élégante facilité.
Quant aux fruits de son expérience, ils se produisirent dans un ouvrage qui consola les tristesses de l'homme d'État, mais dont la pensée première remonte au traité de Campo-Formio ; car il conçut l' Histoire de Venise, au milieu du fracas de sa chute.
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Dans le partage de ses dépouilles, il ne se réserva pas d'autre butin que les documents nécessaires à ce récit tout simple et tout uni, qui conserve encore un vif intérêt. Les origines de cette République marchande dont la noblesse commence avec le Bas-
Empire, l'égoïsme raffiné de sa politique, sa liberté tyrannique, son commerce armé, son despotisme électif, les mystères de sa police inquisitoriale, un régime de terreur tempéré par des mœurs corrompues et une sorte de carnaval permanent, ses prouesses de chevalerie et ses scandales de piraterie maritime, les institutions, les intérêts, les passions, les complots et les crimes d'une cité moitié arabe, moitié chrétienne, qui est aussi originale dans les annales de l'Italie que ses monuments gothiques ou byzantins au milieu des lagunes : voilà le tableau que trace l'écrivain, sans jamais viser à l'effet.
Ce sujet a l'avantage d'être complet et défini ; car il se termine par la mort du héros, comme une tragédie par le poignard ou le poison. Parmi les épisodes en vue se distingue la fameuse conjuration de 1618, à laquelle Saint-Réal donna un tel air de vérité queplusieurs la crurent imaginée comme un roman. M. Daru est de ceux-là, et il soutient sa thèse avec autant de vraisemblance qu'en comporte ce problème obscur. Sans nous prononcer sur une question encore débattue, nous affirmons du moins que ses conclusions ne manquent pas d'autorité. De tous les actes du drame, le plus vivant est le dernier, l'abolition de l'Etat en 1797. Dans ses mémoires, Napoléon ra-
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conte avec une concision pathétique cette catastrophe dont il fut l'auteur; mais Daru entre plus avant dans les détails : ces deux récits s'éclairent donc en se confirmant l'un par l'autre. — Peut-être l'ensemble n'est-il pas d'une couleur assez chaude. L'auteur ne relève point de l'école vénitienne, et use plus volontiers du crayon que du pinceau. Mais cette sobriété même a son prix, puisqu'elle aide à l'intelligence des faits, et donne confiance dans un juge qui, ne déclamant jamais, n'a pas une note fausse.
Sans avoir eu le même succès, son Histoire de Bretagne, qu'il acheva en 1826, est contemporaine, par ses origines, du séjour qu'il fit en cette province, durant les premières années de la Révolution. Cette monographie ne devait être que le premier chapitre d'une histoire générale de la France; aussi le narrateur se préoccupe-t-il des rapports qui unirent à la mère patrie une race fière et longtemps jalouse de son indépendance. Ici, comme ailleurs, il est plutôt publiciste que chroniqueur et peintre de mœurs. Le principal tort de ce livre fut de paraître au moment où la vogue de Walter Scott rendait les imaginations exigeantes. A défaut de souffle poétique, on goûte encore dans ces pages la gravité du ton, le mouvement d'un style alerte, et de fortes maximes mêlées intimement à la trame d'un récit où rien ne détonne.
Cette mesure et cet équilibre sont la marque distincte d'une haute raison pour laquelle la politique ne fut jamais que du patriotisme, et du bon sens ap-
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pliqué à l'intérêt public. Dégagée de toute ambition comme de toute illusion, sa profession de foi se réduisit à des vœux de morale pratique, et pourrait se résumer dans cette confidence inédite : « Les peuples veulent être puissants, libres, tranquilles ; ils demandent au philosophe de leur tracer un écrit qui garantisse tous ces droits. Ils se trompent. De si grands biens 'ne s'acquièrent, ni ne se conservent à bon marché. La philosophie n'a point de spécifique qui supplée la constance, le courage, la modération. Pour une nation, il n'y a de garantie efficace qu'une bonne éducation politique, les mœurs et la sagesse. C'est une illusion de chercher une Constitution qui vous en dispense. Si vous voulez être libres, soyez forts ; pour être forts, soyez unis ; pour demeurer unis, ayez l'esprit public, c'est-à-dire préférez le bien général à votre bien privé. Surtout, souvenez-vous qu'il n'y aurait point d'injustice, si tous les citoyens la ressentaient comme celui qui l'éprouve. » La Restauration lui apprit pourtant à mitiger cette raideur par des habitudes parlementaires dont il n'avait pas reçu l'exemple sous la dictature d'un conquérant. Mais, en siégeant à la Chambre des pairs, sur les bancs de l'opposition, il ne se transforma point en libéral : son attitude ne fut que la dignité d'un caractère fidèle à la reconnaissance, au malheur et à la piété des plus glorieux souvenirs. Il ressemblait à une de ces colonnes qui se dressent encore parmi les ruines d'un édifice détruit, et témoignent tristement de sa grandeur.
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CHAPITRE II
Les spécialistes. École du XVIIIe siècle. — I. Les disciples de Rousseau. LACRETELLE le jeune. Un modéré parmi les violents. Précis de la Révolution. Un témoin et un juge. Neutralité sous l'Empire. Le professeur de Sorbonne. en 1809. Dix 'années d'épreuves. L'historien moraliste. L'optimisme libéral. — M. DROZ. Un fils de 89. Le volontaire de 93. Le professeur. Essai sur l'art oratoire. Lina. L'art d'être heureux. Les confidences d'un Mentor. Accessit d'éloquence. L'histoire de Louis XVI. La responsabilité des rois et des peuples. Y a-t-il un art de diriger les révolutions? Conversion d'un déiste en chrétien. — II. Les érudits. PIERRE DAUNOU. Un oratorien malgré lui. Sermon sur la prise de la Bastille. Le Girondin. Captivité. Le républicain de l'an 111. Le rédacteur attitré de Constitutions. Sa retraite politique sous le Consulat. Résignation. L'archiviste. Essai sur la puissance temporelle des Papes. Le continuateur des Bénédictins. Préjugés philosophiques. — CLAUDE FAURIEL. Le devancier des novateurs. L'idéologue devenu historien. L'éclaireur qui va de l'avant, et vulgarise les méthodes allemandes. Le polyglotte. Traduction de la Parthénéide. L'ami de Manzoni. L'histoire des origines. Les Chants populaires de la Grèce moderne. Histoire de la poésie provençale. Un pionnier.
Jusqu'à présent, nous avons fait une rapide revue de ces personnages qui furent historiques encore plus qu'historiens, et sont moins connus par leurs livres que par leurs actes ; car, pour eux, la plume était un accessoire. S'ils lui demandèrent parfois le repos ou l'oubli des affaires, la plupart n'ont pas songé à d'autres lecteurs que leur famille ou un cercle d'amis. Quelques-uns se seraient reproché toute préoccupation littéraire comme incompatible avec le poste où leur vie se passait à commander et à obéir.
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Daru lui-même, qui eut le tempérament d'un Pline l'ancien, Daru, l'émule des Sully et des Louvois, ne se serait point permis ses diversions d'écrivain, s'il ne les avait pas regardées comme un autre devoir imposé par le double titre qui l'attachait à l'Institut. Il lui fallut donc, grâce à un miracle d'ubiquité, trouver le secret de se donner tout entier à chacun de ses offices, sans trop faillir à ses obligations académiques. Encore, n'y suffisait-il qu'à peine ; et plus d'une fois ses confrères reçurent un billet analogue à celui-ci : « Il faut que j'attende la paix pour payer mes dettes. Je laisse les lettres de mes amis s'accumuler pendant la guerre qui ne m'accorde pas un instant de loisir. C'est seulement après la signature des traités que je me mets en règle avec eux. » Et, alors même, il put souvent dire : « J'écris d'une main fatiguée par vingt-sept heures de travail. »
De pareils athlètes ont donc quelque droit à l'indulgence, lorsque la lassitude des journées militantes se trahit dans les libres travaux de leurs veilles. On leur pardonnera du moins s'ils nous ont légué des esquisses plutôt que des monuments, ou si leurs essais ne sont point de ceux qui rajeunissent un art, et l'engagent dans des voies nouvelles. Outre que tous les hauts fonctionnaires portent volontiers l'uniforme, et se ressemblent par la tenue d'un style à demi-officiel, les novateurs ne viennent guère de ces régions où règnent la hiérarchie et la discipline. Cependant, une part d'originalité personnelle signale toujours ces amateurs qu'une cer-
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taine inexpérience affranchit de la routine, et qui, goûtant au savoir comme à un fruit défendu, consultent leurs aptitudes ou leur plaisir dans le choix de telle ou telle fantaisie studieuse. Aussi serais-je tenté de préférer ces irréguliers aux spécialistes qui, sur les confins de l'Empire et de la Restauration, se bornèrent à continuer l'école de Voltaire, sans avoir sa vivacité piquante et sa finesse d'aperçus.
1
Parmi ces lettrés de profession, il en est deux pourtant qui méritent un souvenir d'estime, pour avoir osé les premiers affronter l'histoire des années orageuses qui préludèrent à la Révolution française. Tel fut Charles de Lacretelle qu'on distingua de son frère Louis, en s'obstinant à le surnommer Le Jeune, même quand il était octogénaire. Né à Metz, en 1766, avocat et lauréat d'Académie à dix-huit ans, il rédigeait la partie morale de l'Encyclopédie, vers 1787, à la veille de la crise qu'il appela Dix ans d'épreuves. Chargé bientôt de résumer les séances des États généraux dans une feuille qui fut le berceau des Débats, puis collaborateur d'André Chénier et de Roucher dans le Journal de Paris, il avait espéré d'abord des réformes pacifiques et limitées au nécessaire par des concessions mutuelles : beau songe dont il se réveilla brusquement pour voler de sa personne et de sa plume au secours du Roi et de la mo-
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narchie constitutionnelle. Après le jugement de l'un • et la chute de l'autre, il n'échappa aux menaces de l'échafaud qu'en cherchant un refuge dans l'armée de Sambre et Meuse. Libéré de ce volontariat par la mort de Robespierre, il revint à Paris combattre les Jacobins à la tête de cette jeunesse dorée dont il dira : « Nous devînmes à notre tour le peuple des tribunes, un public dictateur à tous les théâtres, les oracles de tous les cafés, les orateurs de toutes les sections, les étranges magistrats de l'opinion. Nous chassâmes les Montagnards de leur club qui donnait la fièvre à tous les rois, et nous descendîmes le dieu Marat du Panthéon pour le jeter dans l'égout. »
Enmême temps, par son crédit près de Mme Tallien, il réussit à obtenir l'élargissementd'ungrand nombre de détenus; et sa polémique devança le vote par lequel la Convention, abolissant la loi des suspects, rendit la liberté à soixante-treize députés accusés de fédéralisme. Mais alors, du jour au lendemain, les vaincus pouvaient prendre leur revanche par la surprise d'un coup d'Etat; et, après le 18 Fructidor, l'avocat de la clémence subit, à son tour, une captivité de vingtdeux mois, qui, du reste, eut ses dédommagements : car ce fut sous les verrous qu'il découvrit sa vocation d'historien, grâce aux libraires Treuttel et Wurtz qui lui proposèrent de continuer le Précis de la Révolution, publié par Rabaut Saint-Etienne, et déjà conduit jusqu'à la Constituante. Nul n'était mieux préparé à ce travail ; car il avait vu de près les actes
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et les acteurs. Journaliste éloquent, champion de la justice et de l'humanité, étranger à l'esprit de système et de parti, il n'obéit pas à des doctrines préconçues, ou à des préventions personnelles. Tout en flétrissant les excès dont les complices étaient encore puissants, il apprécie les personnes et les faits avec une discrétion d'autant plus louable qu'il avait compté lui-même parmi les victimes. Il est donc vraiment l'interprète de ces bons citoyens qui, sans se mêler à la tragédie, assistèrent à ses péripéties, comme le chœur antique, en s'y intéressant par les émotions de la conscience. Ce n'est point la froide impartialité d'un juge indifférent, mais l'impression viye d'un témoin, et le pur écho de l'opinion contemporaine. Aussi n'eut-il rien à changer soit à l'ensemble du tableau, soit aux portraits des personnages, lorsqu'en 1824, il reprit ce sujet, pour le développer, en le rattachant aux événements qui précédèrent ou suivirent.
Cette neutralité fut encore son asile après Ir, 18 Brumaire. Parmi ses amis, les uns se firent les serviteurs dociles de l'Empire, les autres cachèrent les regrets de leur importance déchue sous les dehors d'une opposition philosophique. Quelques-uns arborèrent le drapeau du royalisme. Mais Lacretelle se tint à l'écart ; et, jaloux de son indépendance, il se voua, sans ambition ni envie, à des travaux désintéressés. Il ne sortit de sa retraite que pour accepter, en 1809, sur les instances de Fontanes, une chaire à la faculté des Lettres de Paris. Académicien
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en 1811, il ne cessa plus, dès lors, durant trenteneuf ans, d'être un de ces maîtres qui apprennent à la jeunesse le chemin de la Sorbonne, et se font aimer par l'attrait d'une parole sympathique. La sienne avait une chaleur communicative, et agissait plus par les sentiments que par les idées ; car l'histoire ne fut guère pour lui qu'un texte de généreux épanchements inspirés par le spectacle des beaux exemples.
Moins soucieux de rechercher les causes et les effets que d'enseigner des leçons morales, il préféra toujours aux considérations du politique les effusions d'un orateur indigné par les crimes des hommes, étonné de leurs égarements, mais surtout ému de leurs vertus et charmé de leurs espérances. Il fut en effet plus voisin de Philinte que d'Alceste; et, h mesure qu'il avançait en âge, sa bienveillance devint aussi indulgente pour l'avenir que pour le passé. Dans cette candeur d'une âme contente d'elle-même et des autres, ignorant le mal ou le pardonnant, se retrouvait, avec une bonté native, la marque de ses origines philosophiques. M. Lacretelle était bien le fils de ce dix-huitième siècle auquel on doit beaucoup pardonner parce qu'il a beaucoup aimé. J'entends par là qu'il eut toujours foi dans les heureux instincts de la nature humaine; or, si cette confiance l'a parfois trompé, ces illusions mêmes ont été la source d'un enthousiasme bienfaisant comme l'idéal. En restant fidèle à cet optimisme qui ne se démentit pas depuis 1789, M. Lacretelle
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le Jeune put dire, en 1838, avec une bonhomie patriarcale :
Soixante-douze hivers sur ma tête ont passé,
Et je ne sens encore en moi rien de glacé;
Le ciel, compatissant à mon insuffisance,
D'aimer et d'admirer m'a donné la puissance.
Ce don maintient en moi quelques restes d'ardeur, Et mes roses d'hiver ont encor de l'odeur.
La même sérénité brille dans la physionomie d'un autre publiciste, M. Droz, qui, à travers tant de secousses, préserva sa dignité de toute atteinte. Né en 1773, à Besançoù, dans une famille de robe, élevé sous Louis XVI, il garda toujours l'empreinte de ces années débonnaires qui lui laissèrent une teinte de philanthropie souriante. Lui aussi, il appartient à la génération de 89 par l'active passion du bien, et une faculté d'espérance libérale qui se confondra plus tard avec l'onction d'un cœur chrétien. Il vint à Paris, à dix-neuf ans, au lendemain du 10 Août, et assista de près aux massacres de Septembre, à ces néfastes journées dont il dira : « L'état de prostration et de stupeur était tel que si l'on avait dit à un condamné : tu iras dans ta maison, et là, tu attendras que la charrette passe demain matin pour y monter, il serait allé, et il y serait monté. »
Cependant, il ne fut pas de ceux qui infligent aux principes la solidarité des crimes commis en leur nom; mais, pour fuir les horreurs de 93, il courut à la frontière, et s'engagea parmi les gre-
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nadiers du Doubs, avec le grade de capitaine, décerné par ses camarades. Sous Scherer et Desaix, il fit les campagnes de 94 et 96, dans ces intrépides bataillons qui, en quelques semaines, enlevèrent aux Autrichiens Landrecies, Condé, Le Quesnoy, Valenciennes, et, après avoir emporté Mayence, chassèrent l'invasion au delà du Rhin devenu notre glorieuse frontière. En août 96, un congé de santé le rendit à sa ville natale, où son mérite et le vœu de ses concitoyens le portèrent à une chaire de belleslettres. Son Essai sur l'art oratoire et quelques études économiques nous le montrent alors déiste fervent, disciple de Rousseau, de Turgot, de Condillac, et aussi conciliant pour les doctrines que pour les personnes. Après la suppression des écoles centrales en 1803, il se fixa définitivement à Paris, où des relations intimes l'engagèrent dans la société d'Auteuil, présidée par MM. de Tracy et Cabanis.
Ce fut sous ces influences qu'il publia d'abord un roman pastoral, Lina, reflet de Werther et de Florian, puis son traité sur l' Art d'être heureux. Il est bien malaisé de soumettre le bonheur à une théorie; car chacun l'entend et le pratique à sa façon. On peut reprocher à ses conseils d'être superflus pour les modérés qui s'en passent, et impuissants pour les passionnés qui s'en affranchissent. Au fond, son livre n'était qu'un aveu : il transformait sa propre expérience en doctrine, et son exemple en argument. Il y eut donc, malgré tout, un charme persuasif sous ces effusions d'un
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sage qui, ayant trouvé le plus précieux des secrets, voulait en partager la douceur. Agréable et sensée, cette causerie rappelait par son accent la bénignité d'un Termosiris et l'inaltérable mansuétude d'un Mentor.
Parmi ses recettes de bonheur se rencontrait celle-ci : « Par épicuréisme, je voudrais un emploi obscur. » Ce vœu fut exaucé : car l'Empire lui offrit un asile dans les bureaux de M. Français (de Nantes), qui cachait une sorte de Mécène sous son titre de directeur général des Droits réunis.
Rencontre-t-il quelques nochers débiles Qu'ont submergés nos tempêtes civiles,
Il les console, il leur ouvre le port,
Sans s'informer par quel vent, quel orage, Ni sur quel bord chacun d'eux fit naufrage ; Et sous ses lois les partis différents
Sont étonnés de confondre leurs rangs.
Admis à un traitement plus qu'à des fonctions, Droz, comme Lebrun et Collin d'Harleville, put enfin se livrer à ses goûts, en toute sécurité. Son foyer devint bientôt le centre d'un cercle composé de quelques amis, Picard, Andrieux, Ducis, Arnault, Campenon, Lacretelle, Roger, Duval et Daru. Montaigne fut avec Horace un de leurs patrons, si j'en crois un éloge consacré par M. Droz à l'auteur des Essais, et honoré d'un accessit, en 1811, dans le concours académique où M. Villemain remporta d'emblée le prix d'éloquence. La raison tolérante d'un philosophe aimable n'en eut pas moins un digne interprète dans le galant homme qui, e
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1814, par délicatesse de reconnaissance, n'hésita pas à résigner sa modeste sinécure.
Après les échecs de la liberté, après les désastres d'une dictature glorieuse, témoin de tant de fautes et de malheurs, M. Droz n'aspirait plus qu'a la pleine jouissance d'un loisir qui, parmi les affections de la famille, lui permît d'utiliser les fruits de son expérience. Appliquer la morale à la politique et fonder le droit sur le devoir, telle fut dès lors l'idée mère de ses travaux, et en particulier du plus remarquable, c'est-à-dire de l'histoire où il étudie le règne de Louis XVI. Depuis vingt-cinq ans, il avait réuni les éléments de ce livre où il pose ce grave problème : « Pouvait-on prévenir la Révolution ; et, ne l'ayant pas prévenue, pouvait-on la diriger?» En soulevant cette question, il annonçait le dessein de revendiquer la responsabilité qui pèse sur les peuples et sur les rois comme sur toute personne morale. C'était donc protester contre la fatalité mensongère qu'on a souvent érigée en explication ou en excuse des plus tristes attentats. Lui, du moins, il voulut prouver qu'ils ne furent pas la faute d'une inéluctable nécessité, mais bien des hommes, chefs ou soldats, à qui manquèrent non les occasions et les moyens, mais les lumières, le bon sens, le courage ou les vertus.
Pour démontrer cette thèse, il fallait être un juge plus qu'un avocat, et tenir la balance égale entre tous les partis. Or, cette équité fut naturelle à un modéré qui chercha toujours l'art si difficile de mé-
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nager les transitions politiques, de pourvoir aux besoins graduels des sociétés, et d'accomplir avec une prudence prévoyante des réformes opportunes. Trop dévoué aux principes de 89 pour exagérer les torts de leurs défenseurs, il ne blâme l'Assemblée constituante qu'avec le regret aflectueux d'un ami qui, s'affligeant des faiblesses et des violences, rend hommage aux intentions et aux bienfaits. Quant à Louis XVI, il reconnaît qu'il désira le bonheur de son peuple, et que, peu soucieux de ses prérogatives, il comprit, sinon les doctrines, du moins les nécessités de son temps. Nul souverain n'était donc moins rebelle au rôle de réformateur. Mais l'obstacle vint de son caractère : trop indécis, trop faible, se défiant de ses amis comme de ses ennemis, accordant pour reprendre, résistant pour céder, il ne fit qu'user les ressorts du pouvoir par des concessions sans suite et des réactions sans durée : si bien que tous les maux finirent par être incurables, et les privilèges des parlements, et les abus de la cour, et l'intolérance du clergé, et les prétentions de la noblesse, et le bon plaisir du Roi. Parmi tant d'aveugles, M. Droz n'accorde le don de clairvoyance qu'au groupe des Monnier, des Malouet, des Lally-Tollendal, de ces parlementaires qui rêvaient l'idéal de deux Chambres et d'une monarchie constitutionnelle. A quel moment précis la volonté humaine fut-elle donc réduite à néant par ses abdications successives ? Voilà ce que nous voudrions savoir. Mais ici, la conclusion se dérobe ; car M. Droz tâtonne sur une date
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qu'il fixe parfois trop tôt, parfois trop tard, lorsqu'il hésite entre la dissolution des États généraux et le repentir de Mirabeau reculant à la vue de la royauté qui se perd, ou de la révolution qui s'égare.
Mais ne lui reprochons pas ces incertitudes. S'il n'a point résolu la question, ce fut peut-être parce qu'elle est insoluble ; car je soupçonne que l'art de diriger les révolutions ressemble à celui d'être heureux. D'un côté comme de l'autre, les plus habiles sont bien vite en défaut. Est-ce une raison pour ne voir que chimères dans l'enquête essayée par le patriotisme d'un penseur judicieux? Non certes; car elle nous apprend qu'un peuple est toujours l'auteur de sa destinée, et que, si les hommes ne sont pas Lenus de réussir, ils ont du moins le devoir d'agir selon la justice, sous peine de condamner leurs œuvres à une ruine prochaine ; car tout ce qui viole le droit est passager, et rien de faux ne saurait durer. En un mot, M. Droz confirme cette vérité que les châtiments sont proportionnés aux fautes, et que les enfants payent tôt ou tard pour leurs pères. Son livre conseille donc le respect des lois, l'amour du bien public, la sagesse et la modération.
Pour achever le portrait, ajoutons que M. Droz finit par passer insensiblement de Rousseau et du Vicaire savoyard à Fénelon et à l'Évangile. Il n'y eut pas là une de ces secousses qui changent une âme de fond en comble ; mais il suivit sa pente : car jamais il n'exista plus parfait accord entre les convictions, les actes et les écrits.
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II
Le spectacle d'une évolution inverse nous est offert par un personnage également honorable, qui, moine en 1777, et prêtre en 1787, devint un ardent apôtre de la raison, et mourut philosophe en 1840. Je veux parler de Pierre Daunou qui, né à Boulognesur-Mer en 1761, fils d'un chirurgien, ne voulant pas suivre la profession paternelle, et ne pouvant pas, comme il le désirait, entrer au barreau, se laissa enrôler dans la docte congrégation de l'Oratoire, à la veille du jour où les ordres religieux étaient réputés contraires à la nature et inutiles à l'État. Il y trouva du reste une discipline libérale et conforme à ses penchants studieux. Professeur de théologie à la maison de Montmorency, il concourut en 85 pour l'éloge de Boileau, et obtint la couronne. Il l'avait loué cordialement comme un de ses patrons naturels ; car le bon sens devait être sa faculté maîtresse. Quelque temps après, l'Académie de Berlin donnait un accessit à son étude sur l'A utorité paternelle: malgré sa déférence filiale, il y protesta contre les vœux irrévocables dont il avait subi l'engagement, avant l'âge de la réflexion.
A ces murmures, on pressent qu'il saluera la Révolution comme une libératrice. Pourtant, il ne fut jamais de ces téméraires qui s'émancipent brusquement par un coup d'éclat. Il ne s'affranchit donc pas de sa robe dès le premier jour; mais l'oratorien
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et le gallican persistèrent jusqu'en 92, de même qu'au lendemain de Brumaire le républicain de l'an III se continuera, sans devenir jamais un intransigeant. Après 1789, il prêche encore, mais sur le patriotisme et la prise de la Bastille, en moraliste étranger aux croyances positives. Dans une brochure anonyme, où il défend la constitution civile du clergé, il considère le christianisme comme une forme provisoire. « Prêtres dociles à la loi, s'écrie-t-il, ne calomniez point la philosophie : c'est de ce nom qu'on appelle le plus bel usage de la raison. Soyez plutôt les modèles de la tolérance ; et longtemps encore vous obligerez les amis de la liberté à reconnaître l'utilité de votre ministère. » C'est ainsi que, tout ensemble ferme et timoré, il se détache du passé, prudemment, et sans rupture bruyante.
Tel nous le voyons encore dans les préludes de sa vie publique, lorsque, élu par le district de sa ville natale, il quitte la paisible maison de Saint-Magloire pour l'enceinte orageuse de la Convention. Siégeant parmi les Girondins, il reste maître de son âme et de sa parole, il a le courage du devoir ; et, impuissant à sauver Louis XVI par un vote d'équitable indulgence, il demande le sursis d'une exécution aussi odieuse qu'impolitique. C'était se désigner.luimême à la colère du fanatisme ; et, dans les premiers jours d'octobre 93, il se vit conduit à la Force avec les soixante-treize députés qui protestèrent contre les événements du 31 mai et du 2 juin. Supportant cette année sombre avec stoïcisme, il lut et relut
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Tacite et Juvénal, étudia les éléments de la géométrie, et composa une grammaire générale qu'il écrivit à la dérobée, sur un jeu de cartes.
Délivré quelques mois après Thermidor, et rendu à son mandat législatif, l'opprimé de la veille se garda bien d'être oppresseur. Résolu à la justice, c'est-à-dire à la clémence, il s'oppose à tout excès de représailles contre les partisans de Robespierre, et se maintient sur le terrain légal, avec autant de constance que de droiture. Ce fut son heure d'ascendant; et l'estime universelle lui fit alors un rôle considérable. Rapporteur d'un plan d'éducation nationale, promoteur de mesures utilement populaires, rédacteur de la Constitution de l'an Ill, il figura dans toutes les occasions solennelles, comme l'interprète irréprochable qu'on présentait officiellement aux adhérents et aux adversaires de l'ordre nouveau. Il avait commencé une histoire de la
Convention; mais sa modestie se contenta d'en publier quelques fragments dans ces gros recueils où il se résignait trop volontiers à ensevelir sa prose amie du silence et de l'ombre. Il eut pourtant, malgré lui, ses jours de grand soleil, notamment lorsqu'il prononça le discours d'ouverture, à la première séance de l'Institut, en avril 96. Il s'y montra le digne élève de Sieyès et de Condorcet, par le souffle d'espérance qui circule dans ce beau testament du siècle finissant.
Deux ans plus tard, le 18 septembre 98, président du Conseil des Cinq cents, et, à ce titre, répondant
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aux délégués des Académies, il fut moins heureux, lorsque son enthousiasme s'exalta jusqu'à cette hyperbole : « Il n'y a de génie que dans une âme républicaine. » Cette fois, par exception, il manqua de mesure, comme au jour où, disciple trop fervent de Condillac, il proclama « qu'en dehors de l'analyse on ne saurait trouver la vérité ». Par ces entêtements d'opinion, cet esprit si juste trahissait quelquefois une certaine étroitesse de vues et la naïveté d'un néophyte. De même, il y eut trop de rhétorique et de candeur classique dans son éloquence de cérémonie; mais elle avait l'autorité d'un caractère. Aussi le Directoire la déployait-il comme un drapeau qui commandait le respect. Daunou finit par devenir le parrain désigné de toutes les constitutions. Après avoir organisé la République Batave, ne donna-t-il pas des lois à la ville des Papes, où il se plut à faire revivre pour un jour des comices consulaires?
Il n'eût pas demandé mieux que de s'associer encore à l'établissement de l'an VIII, ne fût-ce que pour rendre le Premier Consul temporaire, et le confiner dans le Sénat, après dix ans de magistrature. Mais Bonaparte se passa de cette collaboration ; et, une fois éliminé du tribunat où il essaya une lutte inégale, Daunou comprit le néant de ses illusions républicaines. Tel fut alors son découragement qu'il faillit tourner à l'humeur noire; mais l'étude le sauva; car elle assura sa liberté qu'il aimait pardessus tout, après la patrie. D'ailleurs, si le Premier Consul ne souffrait pas la contradiction, il goûtait le
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talent; et, en 1804, il s'empressa de confier à Daunou la garde des Archives.
Il ne fit point un ingrat, comme le prouva, en 1810, dans le duel de l'Empire et du Saint-Siège, l' Essai publié sur la Puissance temporelle des Papes. L'ancien Oratorien fut alors sans pitié pour le doux prisonnier de Savone; aussi n'osa-t-il pas signer ce manifeste qui ressemblait, à un pamphlet. Oublions donc une œuvre de complaisance, et cherchons ailleurs les titres d'un historien austère qui, dans sa chaire ou ses livres, offrit un des premiers à notre siècle l'exemple d'un savoir strict et avide de puiser aux sources directes.
Sans avoir été un chercheur original ou un écrivain de marque, il fait bonne figure au second rang, parmi ces investigateurs scrupuleux que distinguent la variété des recherches, la passion du vrai, et, sinon le sentiment de l'art, du moins la tenue correcte d'un style sain, naturel et simple avec élégance. Bien qu'il eût mis la main à la politique active, il évitait de toucher aux questions brûlantes, et préférait l'étude pacifique de ces âges reculés qui, ayant dit leur dernier mot, intéressent la curiosité plus que les passions du jour. Il excella surtout par la méthode. Problèmes de la chronologie, influences géographiques, valeur relative des traditions, des témoignages et des monuments, liens mystérieux qui existent entre la fortune des peuples et les idées ou les mœurs, tous ces éléments de critique, il a su les éclairer de vives lumières, au
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profit de cette expérience universelle qui est le patrimoine de l'avenir. Bénédictin laïque, mais moins respectueux des croyances que ne le furent les religieux de Saint-Maur, il continua vaillamment la précieuse collection de nos annales littéraires. Sept volumes, composés de 1814 à 1840, furent sa part de collaboration dans ce monument qu'édifièrent tant d'ouvriers zélés ou d'architectes habiles.
Ces monographies consciencieuses eurent principalement pour objet le treizième siècle. Elles s'ouvrent par un discours préliminaire qui embrasse l'ensemble de la route à parcourir, indique les points de vue les plus favorables, coordonne les faits et les groupe adroitement dans un cadre bien circonscrit l, Regrettons seulement que M. Daunou appartienne trop à son temps pour n'avoir pas été troublé quelquefois dans sesjugements par des préventions qui risquent de faire anachronisme. Il lui arrive en effet d'imposer au passé des préoccupations contemporaines, de lui demander des progrès dont il ne fut pas susceptible, de traiter avec rigueur des préjugés inévitables, en un mot de contredire au lieu d'exposer, et de condamner au lieu d'expliquer. Toutefois, malgré ces défauts qui altèrent les couleurs de la réalité, il fut un guide intelligent pour ceux qui voulaient tenter une excursion dans le moyen âge. Aujourd'hui, d'autres sont allés plus avant, mais par les voies qu'il a frayées. On ne lui refusera pas du
1. Il faut lire l'éloquent éloge que M. Mignet consacre à la mémoire de Daunou.
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moins la bonne volonté d'être juste ; car, bien que dévoué à l'esprit du dix-huitième siècle, il se souvint toujours de l'Oratoire où s'était écoulée sa jeunesse. Les deux écoles se combinèrent donc en lui pour se tempérer ; à cette alliance il dut le goût de la règle et de la liberté, c'est-à-dire un équilibre de sagesse que rendit encore plus sûr la pratique de hautes fonctions acceptées comme des devoirs publics.
Quant à l'écrivain, il est homme de discipline et de goût. On pourrait lui appliquer ce mot de La Bruyère : « Un style grave et sérieux va fort loin. » Exact, pressé, bien déduit, net et clair, le sien me semble pourtant trop contenu, trop lent, trop abstrait, et, par suite, assez terne. Mais, s'il ignore ces expressions qui peignent les objets, il vaut par la propriété des termes et les nuances d'une industrieuse synonymie. C'est un instrument de précision approprié à un esprit patient qui sait classer les idées, va droit à l'essentiel, se défie de l'imagination ou de la sensibilité, réduit tout à la raison pure, et s'assujettit aux exigences des procédés scientifiques. Par ces mérites, Daunou fut donc un maître, et contribua, sans le vouloir, à fonder une tradition.
Il était pourtant humaniste encore plus qu'érudit, car il aimait mieux se promener sur des routes unies que battre l'estrade en pays inconnu, et courir les aventures d'un éclaireur.
Trop habitué aux démarches de l'analyse, il craignait aussi les hardiesses de la synthèse, et se défia
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des théories. Or ces rapides élans qui vont au delà des faits particuliers, nous les voyons en jeu chez un autre explorateur, Claude Fauriel, qui, diligent et exact entre tous, ne se contentait pas de serrer le rivage, mais cingla toujours au large, pour aller à la découverte, avec une audace entreprenante. Aussi son nom est-il un de ceux qui représentent le mieux ce travail de transformation par lequel le dix-huitième siècle devient le dix-neuvième, sans soubresaut, en obéissant à une sorte de développement naturel. Nul, en effet, ne fut, avec plus de décision, le devancier des novateurs qui ont régénéré l'histoire et la critique. Nul n'a plus franchement inauguré des méthodes nouvelles, et cela sans viser à l'effet, comme tel ou tel, mais en toute simplicité, par un effort laborieux et désintéressé.
Engagé dans le parti philosophique, il ne s'asservit pourtant pas aux préjugés de secte. Au lieu de s'obstiner à la polémique, il se montra surtout soucieux de ne rien exclure et de tout comprendre. Du reste, les événements l'y aidèrent ; car tant de spectacles contradictoires avaient été une école d'indifférence pour beaucoup de témoins blasés, ou d'impartialité pour une élite qui, tout en restant fidèle à ses convictions de la veille, s'étudiait à les pacifier par la tolérance. Ces leçons de choses secondèrent la vocation du savant. Issu de l'âge précédent, il en modifia donc l'esprit en le continuant, et l'idéologue se fit définitivement historien : car à l'aigreur et à la sécheresse des controverses négatives il substitua
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de plus en plus la circonspection, la bonne foi et le respect de l'adversaire.
Né à Saint-Étienne, le 21 octobre 1772, au sein d'une famille d'artisans, élevé par les Oratoriens de Tournon, Fauriel entrait dans la jeunesse, vers 89. C'est dire qu'il respira l'air de son temps ; mais, plus fait pour la pensée que pour l'action, il préféra toujours les études aux affaires. Sous-lieutenant d'infanterie légère en 93, il servit un an au quatrième bataillon, dans la compagnie dont La Tour d'Auvergne était capitaine. Il put donc causer avec cet héroïque soldat sur la langue bretonne et les antiquités celtiques. De 1795 à 99, on perd à peu près ses traces ; nous savons seulementqu'il occupa les fonctions d'officier municipal à Saint-Étienne. Au sortir du Directoire, on le retrouve sachant le grec et l'italien, apprenant le turc, et rédigeant la Décade philosophique. Après le 18 Brumaire, il devint secrétaire particulier de Fouché, ministre de la police ; mais ses goûts indépendants reprirent bientôt le dessus, et il s'affranchit par une démission, au printemps de 1802, lorsqu'il vit le décennat de Bonaparte se tourner en magistrature viagère. Pendant ces deux années, il avait noué des relations, d'abord avec le cénacle d'Auteuil où Cabanis le traita comme un fils, puis avec le salon de Mme de Staël qui venait d'éditer son livre de la Littérature. Or, de tous les articles suscités par cet ouvrage, les plus solides avaient été les extraits de Fauriel'. Homère, Ossian
1. 10, 20, 30 prairial, an VIII. Décade.
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et Shakespeare y sont présentés enfin sous leur vrai jour. On sent que l'érudition allemande a passé par là: le lecteur de Wolfsait à quoi s'en tenir sur la poésie héroïque ; et tout ce qui intéresse la Grèce est aussi fin que judicieux. La décadence du monde antique et l'invasion des barbares sont appréciées par un juge qui connaît les témoignages authentiques. Il relève des détails inexacts, à propos de l'Italie et de sa langue. Bref, le doigt d'un expert signale partout les points vulnérables, mais avec les ménagements les plus courtois. Aussi ces hommages provoquèrent-ils un retour de gratitude sympathique : toute une correspondance prouve qu'avant les deux Schlegel et Guillaume de Humboldt, Fauriel exerça sur Mme de Staël l'influence d'un conseiller, et ouvrit plus d'un horizon à ce grand esprit.
Ce sera du reste sa destinée de confier au vent des semences qui fructifieront pour d'autres, et 'de lancer des idées qui lui reviendront signées par ses débiteurs. Oublieux de lui-même, il ne s'en plaindra point, et ne songera pas plus à faire valoir ses droits de p: emier occupant qu'à réclamer ses manuscrits prêtés à droite et à gauche avec une libéralité périlleuse. Voilà pourquoi une bonne part de sa réputation lui fut dérobée. Bien que précurseur, il avait l'air de suivre, et plus d'une voix que l'on crut originale n'a été que l'écho de la sienne.
C'est ainsi que Benjamin Constant s'adressait à lui, toutes les fois qu'il voulait se tenir au courant de ce qui avait paru en Allemagne ou en Angleterre.
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Quand il imita la trilogie de Wallenstein, il soumit son projet à la compétence d'un arbitre qui lui donna des indications précieuses, et lui suggéra des retouches nécessaires. Versé dans la connaissance de toutes les langues, même du sanscrit, et possédant la clef des littératures étrangères, Fauriel débuta par la traduction d'un poème allemand, la Parthénéide, sorte de pastorale où les formes du style épique sont appliquées par le Danois Baggesen au tableau des mœurs bourgeoises et de la vie domestique, comme dans Herman et Dorothéet. Une préface sert d'introduction à cette idylle ; et, par la finesse des aperçus psychologiques, ou une originalité d'opinions qui rajeunit l'ancienne classification des genres, ces pages ont un relief qui tranche sur la banale monotonie de la critique courante.
Le génie littéraire de l'Italie ne lui était pas moins familier; et, depuis 1806, Manzoni, encore inconnu, le consultait avec la déférence d'un disciple. Il apprit ainsi à se débarrasser des formules académiques, des élégances convenues, et à se fier aux sentiments ingénus. Invité à composer des drames historiques, en dehors de toute règle factice, il répondit à cet appel par la Carmagnola. Dédiée à son inspirateur, cette pièce fut favorisée d'une traduction que précédait un manifeste romantique. — Lorsque Ginguené publia I' Histoire littéraire de l'Italie, il n'eut
1. Le sujet est le pèlerinage de trois jeunes filles, trois sœurs, à travers l'Oberland, jusqu'à la Jungfrau, sous la conduite d'un jeune étranger, Norfrank, à qui leur père les avait confiées.
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pas de juge plus clairvoyant. — Fauriel comptait encore parmi les hellénistes accrédités, et des liens d'affection l'unirent aux plus renommés des Grecs modernes, en particulier à Coraï.
Mais, parmi toutes ces diversions, il eut son quartier général, et les origines de notre littérature devinrent le centre où aboutirent ses enquêtes. Habitué à reprendre les chosesjusqu'àleurs racines, il étudia de près la formation des langues, afin de sonder les sources mêmes de notre civilisation. On ne saurait croire combien il s'imposa de veilles, pour mieux comprendre le mouvement de renaissance qui produisit chez nous l'esprit chevaleresque du moyen âge. Il cherche partout les germes de cet épanouissement, chez les Arabes, chez les Vascons, chez les Aquitains et les Gallo-Romains, mais surtout dans sa chère Provence où brilla d'un éclat si doux la floraison d'un premier printemps. Or, ce ne fut point en philologue, mais en historien, qu'il entreprit cette longue suite d'informations minutieuses, dont le dessein était de remonter au berceau des sociétés modernes. S'il ne cesse pas de recueillir avec tant d'amour ces légendes, ces romances, ces épopées souvent anonymes, c'est qu'elles se confondent avec les annales du peuple qui les conçut, et Eont un commentaire vivant des sentiments, des croyances ou des mœurs d'autrefois.
Cet archéologue infatigable eut aussi des aptitudes littéraires. Non seulement il demande aux poèmes qu'il exhume des témoignages irrécusables
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sur la condition politique et civile de nos aïeux; mais il préfère le parfum de cette végétation sauvage à celui de la flore classique. M. Villemain en fut même scandalisé, lorsqu'il s'écriait : « Fauriel est un athée en littérature. » Disons seulement qu'au lieu d'être orthodoxe, il croyait à la religion naturelle. J'entends par là qu'il aimait avant tout la simplicité, qu'il eut l'enthousiasme du primitif, et que ce culte alla presque jusqu'à la superstition ; car le rude ou le barbare finit par lui être aussi cher que le naïf et le spontané. Mais, si ce fut un travers, il serait ingrat d'en médire; car la passion seule est créatrice. Résignons-nous donc à ces engouements, et rendons justice 9u soin pieux avec lequel Fauriel rassembla par exemple les Chants populaires de la Grèce moderne. Sous le jet hardi de ces cantilènes et la franche saveur de leur sève, il admire les dons heureux d'une race privilégiée, des accents dignes de l'Iliade, le souffle harmonieux de Théocrite et de sa flûte champêtre. En un mot, ces reliques de rapsodes inconnus sont pour lui « comme les membres dispersés de l'éternel Homère ». En célébrant ainsi le génie hellénique, il encourageait ses vœux d'indépendance, et prêchait, à sa façon, une croisade qui fit honneur à l'Europe civilisée.
Dans ses pèlerinages scientifiques, Fauriel était plus soucieux de trouver que de produire. Aussi se laissa-t-il prévenir près du public par de plus alertes qu'il avait pilotés. Quelques-uns pourtant lui en gar-
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dèrent une profonde reconnaissance. Augustin Thierry se plut à saluer en lui un confident, et parfois un conseiller. Il évoquait sous ses yeux les vaincus et les vainqueurs du onzième siècle, tous ces morts qu'il chérissait comme s'il eût été contemporain de leurs luttes et de leurs souffrances. De son côté, Fauriel l'animait par les récits pathétiques où il ressuscitait ses pauvres Aquitains, toujours écrasés, mais toujours vivaces, et prêts à renaître au moindre rayon de soleil. Par ces entretiens, il préludait à cette Histoire de la poésie provençale, où il mit sa conscience et son cœur. Si d'autres ont peint avec plus de puissance le déluge des invasions, nul ne sut mieux analyser les éléments confus d'un chaos où n'avait point encore pénétré la lumière de la critique. On peut donc affirmer qu'il a retrouvé la littérature du Midi, comme Raynouard découvrit sa langue.
Son tort fut de se laisser entraîner par une ardeur telle que le temps lui manqua pour le fini de l'exécution. De là un style trop cursif, trop effacé, trop impersonnel, et qui nous impatiente par ses superfluités; car Fauriel ne nous fait grâce d'aucun appareil logique, et masque ses constructions par leur échafaudage. Mais ces défauts eurent une compensation, s'il est vrai qu'ils permirent il un chercheur vaillant plus de loisir et plus de liberté d'esprit. Pouvant dès lors se vouer exclusivement à la poursuite de la vérité, il multiplia ses doctes investigations, sans aucune arrière-pensée d'amour-propre.
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Puisqu'il s'est généreusement oublié, il est d'autant plus juste de rappeler que bien des édifices savants lui doivent, sinon leur façade, du moins leurs fondations.
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CHAPITRE III
I. Les historiens proprement dits. — L'école monarchique. M. MICHAun. Un royaliste et un catholique sous la Révolution. La polémique de la Quotidienne. Adieux. Petite dispute entre deux grands hommes. Le printemps d'un proscrit. Adieux à Bonaparte. Un indépendant. L'Histoire des Croisades. Apologie du moyen âge. Le style pâle. Sens du document original. Correspondance d'Orient. — L'école libérale. — SIMONDE DF SISMONDI. L'économiste. Tableau de l'agriculture toscane. L'hôte de Coppet. Le Genevois dégourdi par Mme de Staël. Histoire des républiques italiennes, 1807. Histoire des littératures du Midi, 1811. Voyage à Paris, 1813. Un ami de la France, en 1814. Histoire des Français. Honnêteté scientifique. Il est trop doctrinaire. Anachronismes politiques. L'homme. Lettres à Mme d'Albany. — L'école fataliste. M. DE BARANTE. Le sens de l'à-propos. L'impartialité. La chronique dans l'histoire. L'ami de Mme de Staël. Discours sur la littérature française au XVille siècle. Critique des idées. Le personnage officiel. Histoire des ducs de Bourgogne : bonheur du sujet; juge peu, ne conclut pas. Histoire du Directoire. Style neutre. — II. L'école pittoresque. M. DE CHATEAUBRIAND. L'imagination dans l'histoire. Résurrection des morts. Jugements contradictoires de Sismondi et d'Augustin Thierry. L'initiateur des maitres. Défauts et qualités. Passion et fantaisie. Sentiment de la vie. L'artiste. Essai sur les révolutions, 1797. Sincérité d'un indépendant. Etudes historiques. Cartons d'un grand peintre. Le poète et la politique. Esprit de tolérance. Procès intenté à l'ancien régime. Les Quatre Stuarts. Le congrès de Vérone. La vie de Rancé. Conclusion.
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Dans les chapitres qui précèdent, nous venons d'étudier soit des hommes d'État qui, écrivains par accident, associèrent le sens pratique des affaires à la connaissance des caractères, des intérêts ou des
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passions, soit des polygraphes érudits qui ont creusé des mines, pour exploiter certains filons précieux. Mais, nous n'avons pas encore abordé les historiens proprement dits, ceux qui, voulant allier l'art à la science, érigèrent des monuments consacrés à l'ensemble de nos annales, ou à quelqu'une de leurs mémorables époques. Bien qu'ici les progrès soient peu sensibles et les talents ordinaires, il convient pourtant de ne pas omettre un groupe que nous réduirons aux trois noms de Michaud, Sismondi et Barante. Voyons donc comment ils jouèrent le rôle utile, mais ingrat, de transition, et par quelle pente ils nous conduisent d'un âge à l'autre, de Voltaire à Augustin Thierry.
Né en 1769, au bourg d'Albens, en Savoie, fils d'un notaire, Michaud arrivait à Paris, en 91, tout préoccupé d'ambitions littéraires que la politique allait mettre en déroute. Admirateur de Rousseau, il appartenait à la confrérie des âmes rêveuses et tendres; aussi ses opinions furent-elles des sentiments : il devint royaliste, sans doctrine préconçue, par élan de pitié chevaleresque. Il n'y eût pas songé, si la Révolution n'avait immolé Louis XVI et la Reine. En prenant couleur religieuse, il fut encore fidèle au point d'honneur. S'il se dit hautement catholique, c'était pour protester en faveur des, vaincus et des persécutés. Rédacteur de la Quotidienne qui, fondée en 92, sombre en 93, et reparaît en 95, il encourt la proscription par un volume d'Adieux, dédié comme un hommage à Madame
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Royale, lors de sa sortie du Temple. Compromis de nouveau dans la journée du 13 Vendémiaire, il ?e dérobe, est arrêté à Chartres, mais parvient à s'échapper. Condamné à mort et exécuté en effigie sur la place de Grève, il purge, au bout d'un an, sa contumace, est acquitté, reprend la plume, et se signale par une bruyante polémique. Une de ses victimes fut Joseph Chénier, qui l'avait traité de folliculaire obscur. Cette injure, il la paya cher : car un pamphlet intitulé Petite dispute entre deux grands hommes évoqua l'ombre d'André contre un autre Caïn. En ces temps de guerre civile, les plus doux deviennent parfois impitoyables jusqu'à la cruauté. Du reste, Michaud combattait à ses risques et périls; car, sous le Directoire, arrêté cinq fois en quelques mois, et condamné deux fois à mort, il ne dut son salut qu'à une fuite opportune. Réfugié dans les montagnes du Jura, après Fructidor, il y composa, pour se distraire, le Printemps d'un proscrit, poème descriptif qui vaut surtout par l'intention et le titre. « Là où Delille emporta le prix, dit Sainte-Beuve, il obtint l'accessit. »
Le 18 Brumaire mit fin à ses trois ans d'exil; mais, aussi rebelle au Consulat qu'à la République, Michaud ne se résigna point à l'ajournement de ses espérances royalistes, comme le prouvèrent ses Adieux à Bonaparte, libelle aussi violent que le sera plus tard, au lendemain des désastres, la brochure de Chateaubriand sur Buonaparte et les Bourbons. Au seuil de l'Empire, il nie l'enthousiasme
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militaire de la jeunesse française, il montre « le gentilhomme d'Ajaccio » menacé par ses compagnons d'armes, il ne reconnaît aucune chance d'avenir à son « frêle gouvernement », il lui prédit l'échafaud ou le poignard, et conclut en lui conseillant le rôle de Monck. Napoléon lut ce factum ; et, après avoir essayé des avances qui furent repoussées, il signa un ordre d'emprisonnement. Quelques semaines de captivité rendirent Michaud plus sage : il finit même par désarmer, et chanta, comme bien d'autres, la naissance du Roi de Rome; mais, en retour, il ne voulut pas accepter d'autre faveur que le droit de puiser dans les archives de l'État les documents nécessaires à cette histoire des
Croisades dont le premier volume parut en 1811.
C'était là sa façon de se laisser tenter et séduire. Même sous la Restauration, il n'aliénera jamais son indépendance. Un ministre de Charles X lui ayant offert tout ce qu'un ministre peut offrir, il lui répondit : « Il n'y a qu'une chose pour laquelle je vous ferais un sacrifice. — Laquelle donc ? — Si vous pouviez me rendre la santé. » Quand l'Académie opposa ses remontrances à un projet qui allait attenter à la liberté de la presse, Michaud n'hésita pas à signer cette requête; car « une prière n'est point une sédition ». Il y perdit sa place de lecteur du roi, et mille écus d'appointements. Appelé par le souverain qui lui adressa des reproches : « Sire, riposta l'homme d'esprit, je n'ai prononcé que trois paroles, et chacune m'a coûté mille francs; je ne suis pas
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assez riche pour parler, » et il garda le silence. La Gazette, qui ne lui pardonnait pas sa guerre contre le ministère Villèle, exhuma, par représailles, certains vers républicains de sa jeunesse. Charles X en fut surpris, et ne cacha pas son étonnement; ce qui lui valut cette franche repartie : « Les choses iraient mieux, si le Roi était au courant de ses affaires, comme sa Majesté parait l'être des miennes. »
Voilà l'homme dont la vie peut se résumer ainsi : la Révolution le fit journaliste, les tristesses de l'exil le rendirent poète, et un roman le mit sur le chemin de l'histoire. Cette vocation se produisit, en effet, à propos de Mathilde et de Malek-Adel, le héros de Mme Cottin qu'il venait de présenter au public par une bienveillante préface. Cette fiction lui suggéra le désir de raconter à son tour les exploits réels de Godefroy, de Richard et de saint Louis. Dès lors, cette idée fixe ne cessa pas d'être la forme définitive d'un talent jusque-là trop irrésolu. Poursuivi durant trente années, parmi les fatigues d'une existence mêlée aux débats de la tribune et de la presse, écrit à des époques diverses, sous l'influence de milieux différents, cet ouvrage n'en constitue pas moins un ensemble qu'anime le même esprit, et dont l'exécution, sans être supérieure, a mérité l'estime des uges les plus divisés par leurs opinions.
Entre le sujet et l'auteur, il y avait comme une harmonie préétablie; car l'ineffaçable souvenir d'épreuves douloureuses l'éloignait d'une école dont l'inciédule partialité s'obstinait à calomnier tous les
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événements inspirés par une pensée religieuse. Aussi hostile à la Révolution que dévoué à la monarchie, il n'eut donc qu'à écouter son cœur pour rendre au moyen âge la justice refusée par ses dédaigneux adversaires. Cette réhabilitation trouvait d'ailleurs un encouragement dans les sympathies politiques et littéraires qu'avait suscitées le Génie du christianisme, au moment où le Concordat réconciliait la France avec l'Église. L'apologie des croisades ne pouvait manquer de plaire aux regrets et aux vœux de tous ceux qui venaient d'applaudir dans un poète un vengeur de la vieille France, et un avocat de ses croyances.
Sans partager cet enthousiasme où entra l'excès d'une réaction, tous accorderont du moins qu'il fut bon d'en finir avec l'irrévérence de Voltaire et de ses disciples; car le genre humain ne saurait se tromper durant deux siècles, et il n'était pas équitable de ne voir qu'une longue folie dans l'entraînement qui poussa vers la Palestine plus de dix générations successives. Ce choc violent de deux races et ce conflit opiniàtre de deux cultes devaient recouvrir des raisons profondes qu'il importe de connaître, ne fût-ce que pour comprendre l'esptit et les mœurs d'une société qui, par un instinct de prévoyance, obéit alors au vague sentiment de sa sécurité future. L'honneur de M. Michaud est donc d'avoir coupé court à ce dénigrement frivole qui prétend expliquer les grandes choses par de petites causes. Il prouva que l'avenir de notre civilisation
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fut engagé dans ces entreprises en apparence irréfléchies qui réussirent à écarter de l'Occident les nouveaux envahisseurs de l'Orient, à faciliter la dépossession des Arabes campés en Espagne ou en Portugal, et à imposer une digue au débordement des hordes mongoles accourues jusqu'aux rives de la Vistule. Il laissa entendre qu'en rapprochant l'Europe et l'Asie, ces guerres lointaines diminuèrent les haines d'ignorance, et qu'en mobilisant ou déracinant de la terre tant de maisons féodales, elles ont inauguré une ère d'affranchissement pour le peuple des campagnes, ou la bourgeoisie des communes.
Cette thèse eut d'autant plus d'autorité que, malgré ses préventions favorables aux croisés, Michaud ne dissimule pas leurs désordres et leurs brigandages ; car ses jugements toujours modérés suivent les voies moyennes qui mènent le plus souvent à la vérité. Par cette mesure de bon s^ns, il reste philosophe, mais à la façon de Robertson plus que de Montesquieu.
Quand parurent ses premiers volumes, les merveilles de l'expédition d'Égypte vivaient dans toutes les mémoires, et communiquèrent une sorte d'intérêt contemporain aux aventures à travers lesquelles l'imagination des lecteurs accompagna les hardis pèlerins de Pierre l'Ermite. En assistant aux coups de fortune qui firent d'un duc de Lorraine un Roi de Jérusalem, d'un comte de Flandre un Empereur de Constantinople, d'un maréchal de Champagne un
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Prince d'Achaïe, ou changèrent en fief, pour un comte de Brienne, la ville de Périclès, on put se rappeler aussi d'autres couronnes récemment improvisées par la victoire. C'est ainsi que l'expérience de l'épopée impériale éclairait ces drames légendaires du passé. Plus tard, les philhellènes de la Restauration crurent encore se reconnaitre dans l'enthousiasme qui avait entraîné des armées de fidèles vers la Cité sainte. Or, cette illusion raviva la vogue d'un ouvrage qui devait plaire en un pays où l'on aime les aventures généreuses et les équipées romanesques.
Le prestige de la forme ne fut pour rien dans cette popularité passagère; car, si l'écrivain sait ordonner sa matière, s'il ne manque ni d'ampleur ni de mouvement, son style exact et grave a l'élégance sans l'éloquence. On ne verra donc point un artiste dans ce narrateur judicieux qui, racontant l'époque la plus pittoresque de notre histoire, craint de parler aux yeux par des expressions colorées ou propres à illuminer les objets. En 1811, on ignorait encore le secret de faire passer l'esprit des anciens chroniqueurs dans un récit naïvement ému. A défaut de faculté poétique, Michaud nous agrée par la sincérité, le naturel et le sens du document original, comme l'atteste le dossier des pièces contradictoires sur lesquelles porta son enquête. A soixantedeux ans, n'eut-il pas la conscience de s'embarquer pour l'Orient, afin de mettre la dernière main à son œuvre et d'en contrôler tous les détails? Pèlerinage
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qui nous valut sept volumes de correspondance souvent amusante et toujours instructive. Voilà peutêtre son titre le plus durable ; car, dans ces lettres, sa parole ne fit qu'un saut des lèvres sur le papier. Or, Michaud fut un des hommes de France qui causaient le mieux.
C'est encore le goût des sources et la probité du savoir qui recommandent un autre historien, Simonde de Sismondi, Italien de race, Genevois de naissance, cosmopolite d'instincts, mais surtout ami de la France, parce qu'elle est le cœur de l'humanité. Si, comme M. Michaud, il creusa patiemment le sillon labouré par les Muratori et les du Cange, il eut un berceau tout différent; car le libéralisme abstrait de sa doctrine le rattache au dix-huitième siècle et à l'école de Voltaire, mais pacifiée par une bonhomie cordiale qui se souvient de Rollin et d'Adam Smith.
Issu d'une illustre famille de Gibelins qui, chassée de Pise en 1524, se réfugia dans le Dauphiné et dut s'expatrier à Genève, après la révocation de l'édit de Nantes, il était fils d'un pasteur protestant, et naquit, en 1773, dans la patrie de Jean Jacques, à la veille de la Révolution. Il ne tarda point à lui appartenir par ses sentiments et ses principes. A. peine âgé de dix ans, n'eut-il pas l'idée de fonder, avec ses jeunes amis, une petite république dont il voulait être le Solon? Plus tard, il sera toujours de ceux qui vivent dans la théorie, et pour lesquels la raison est la mesure de toutes choses. Cette candeur spéculative résista même à la crise politique et sociale
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qui bientôt ruina sa famille, et la força d'émigrer, d'abord en Angleterre, puis en Italie, où elle se fixa, vers 1795, près de Pescia, à. Valchiusa, dans une petite ferme achetée avec les débris de sa fortune.
Ce fut là que le jeune Sismondi se livra, pendant trois ans, à des travaux rustiques, auxquels nous devons son Tableau de l'agriculture toscane. On y rencontre des pages descriptives où se glisse un éclair de poésie. Pour nous rendre ses impressions de colon, il trouva sous sa plume, d'ordinaire timide, un langue expressive, où revit l'image des objets qu'il avait sous les yeux. En même temps, il préludait à des études plus sérieuses, par ses recherches sur la Constitution des peuples libres, et il entretenait des relations suivies avec Mme de Staël, qui le compta parmi ses hôtes les plus assidus ; car, à partir de 1800, il revint à Genève, et y fut retenu par l'incomparable attrait d'un salon où son esprit sembla s'aiguiser et s'aimanter. C'est ce qu'atteste la lecture de son Journal intime et de ses lettres familières.
Le Genevois s'y dégourdit; et, tout en subissant le charme irrésistible de la châtelaine qu'il admirait et qu'il aimait, il ne se laissa point aveugler par l'affection. N'écrivait-il pas : « La puissance donne à tous le même travers. La sienne lui a fait contracter plusieurs défauts de Bonaparte. Elle est, comme lui, intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et prête à dire aux gens des choses piquantes sans colère, seulement pour jouir de sa supéi iorité. » Sa franchise ne rendit que plus solide une inalté-
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rable amitié qui, par l'échange des idées, assouplit une intelligence habituée à fréquenter les livres plus que le monde. Cette collaboration indirecte profita sans doute au premier ouvrage qui fit connaître dans l'Europe savante le nom de Sismondi, à ce tableau qui, en 1801, retraça la naissance, les luttes, les passions, les orages, la grandeur et la chute des Républiques italiennes au moyen âge. Mme de Staël dut contribuer à élargir l'horizon d'un penseur que son puritanisme rendait trop exclusif : elle excita sa curiosité jusqu'alors sédentaire, et lui ouvrit de nombreuses perspectives. Il avait eu la faveur d'accompagner Corinne en Italie, et l'on s'en aperçoit au mouvement qui anime un de ses meilleurs écrits, les leçons faites à Genève, en 181 i, dans un cours public, sur les Littératures de l'Europe méridionale. On y entend parfois le lointain écho de ces causeries éblouissantes où Minc de Staël invitait l'esprit français à tourner enfin ses regards vers les nations voisines, pour leur demander, sinon des modèles, au moins des motifs d'émulation.
Ce livre imprimé chez nous fut l'occasion du premier voyage qui conduisit Sismondi à Paris, au commencement de 1813. Les sympathies qui accueillirent sa personne dissipèrent sans peine les préventions qu'il pouvait avoir contre un peuple alors redoutable; car il écrivit à Mrae d'Albany : « Je sais que, jugeant les Parisiens à distance, vous leur gardez rancune pour les maux qu'ils ont faits. Je regrette que vous ne les voyiez pas d'assez près pour vous
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réconcilier avec eux. Il est toujours bon d'aimer ; et, s'il faut aimer une nation, je n'en vois pas qu'on puisse préférer aux Français. » Ce témoignage est précieux, venant d'un étranger dont le sentiment national avait été si cruellement froissé par le succès de nos armes ou le contre-coup de nos troubles intérieurs.
Sachons-lui gré d'avoir été d'autant plus dévoué à la France qu'elle devenait malheureuse. Adversaire de l'Empire victorieux, il s'afflige de ses revers comme un compatriote, et laisse échapper cet aveu touchant : « J'évitais d'être confondu avec le peuple dont je parle la langue, pendant ses triomphes ; mais je sens vivement aujourd'hui combien je lui suis attaché, combien je souffre de ses souffrances, et suis humilié de son humiliation. » Il suivit toute la campagne de 1813 avec une fiévreuse anxiété : « J'ai, dit-il, le bouillonnement d'une curiosité douloureuse, en recevant et ouvrant mes lettres. Quand elles ne sont pleines que de littérature, ce n'est pas sans impatience que je les lis. C'est bien de cela qu'il s'agit maintenant 1 » Dans l'abaissement de notre pays il voit un malheur européen. Au lendemain de la défaite, il ne peut retenir ses larmes, et revendique plus que jamais comme une patrie cette terre foulée par l'invasion. Aussi ne lui reprocherons-nous pas d'avoir cru trop ingénument à l'Empire libéral, lorsque Napoléon revint de l'île d'Elbe aux Tuileries, sans rencontrer un obstacle, ni livrer un combat. Il ne vit en lui que l'élu du peuple, le
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défenseur de la Révolution compromise, et le représentant légitime de notre indépendance menacée. Il n'hésita donc pas, dans ses articles du Moniteur, à se déclarer partisan résolu de l'Acte additionnel rédigé par Benjamin Constant. Ce fut une erreur, mais qui honore un caractère, et lui donne un droit de plus à ses lettres de naturalisation.
On ne les refusera pas à l'historien des Français, à l'auteur d'un monument qui coûta vingt-quatre années de travail. Avant les grands exemples, il pressentit sûrement les conditions essentielles de la critique; et sa connaissance des langues étrangères lui peI mit d'étendre le champ de ses informations plus loin que ne l'avaient fait ses prédécesseurs. Parmi les aperçus de la science moderne, plusieurs lui appartiennent en propre. C'est ainsi qu'il a le premier peint sous des couleurs vraies le déclin de l'Empire romain, l'action dissolvante du pouvoir central dans li s provinces, la détresse des villes, la dépopulation des campagnes, la ruine de la classe libre et militaire, l'épuisement de la richesse publique. Il fut encore le premier à déterminer le caractè¡ e des invasions germaniques, et les causes complexes qui précipitèrent la chute de la dynastie carlovingienne. Il n'a pas exposé avec moins de sagacité le mécanisme du régime féodal, l'origine des communes, et surtout l'influence que les relations de commerce ou les progrès de l'industrie ont exercée sur les formes politiques de notre pays et les diverses phases de son existence intérieure.
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Enfin, il a résolu clairement la plupart des problèmes relatifs à la suprématie progressive du pouvoir monarchique, et au développement parallèle de l'unité nationale1.
On regrette seulement que, dans mainte occasion, ses jugements soient suggérés par une règle morale trop inflexible plutôt que par l'instinct des idées ou des besoins qui ont cessé d'être les nôtres. Dans les transformations sociales les plus éloignées de notre âge, il cherche trop volontiers ces vicissitudes de despotisme et de liberté, de corruption et de vertu auxquelles il donne un sens tout moderne. Il en résulte qu'il apprécie les mœurs, les institutions ou les hommes avec plus d'honnêteté que de justice. Mais, si le protestant ou le républicain semble trop l'ennemi personnel des seigneurs, des évêques et des rois, il désarme notre ironie par l'onction d'une philanthropie saine et quelquefois éloquente. Il représente ainsi deux époques, le dix-huitième siècle dont il professe les doctrines, mais dégagées de toute légèreté railleuse, et le nôtre dont il possède la science, mais sujette encore à de fâcheux préjugés.
Étant maître de son sujet, il déroule la série des faits avec une logique à laquelle ne manque ni la lucidité, ni la chaleur. L'intérêt se soutient donc, mais sans agrément; car Sismondi n'eut point d'imagination, et son style diffus, incolore ou
1. Il faut lire le beau discours que lui a consacré M. Mignet, dans ses Éloges académiques.
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commun ne nous donne que le contour inanimé des choses, comme ces moules de plâtre qu'on applique sur la figure froide et pâle des morts. L'empreinte est fidèle, mais insensible et muette; ce masque éteint n'a point de physionomie, point de regard.
C'est dire que l'homme fut en lui supérieur à l'écrivain. Aussi sa mémoire a-t-elle été moins bien servie par ses œuvres de longue haleine que par ses lettres intimes. Celles qu'il écrivit à Mme d'Albany nous font aimer en lui une raison qui eut de l'aplomb, du courage, de l'indépendance; la finesse d'un observateur qui, formé par la pratique du monde, alliait le tact à la franchise, et surtout la bonté d'une âme loyale, sûre, prompte aux attachements, aussi fidèle à ses amitiés qu'à ses convictions. Dans l'habitude de la vie, il poussait la charité jusqu'à donner la préférence, pour le labour de ses champs, au journalier le plus lent et le plus vieux, pour les réparations de sa maison à l'ouvrier le plus maladroit, que d'autres avaient quitté. Ces traits de caractère s'accordent bien avec la sollicitude d'un historien toujours ému par les souffrances du peuple, et d'un économiste qui, poussant un cri d'alarme contre les dérèglements de la concurrence, chercha les moyens de concilier les progrès de l'industrie avec le bien-être des classes laborieuses. En mourant, cet homme de bien, qui avait vécu en dehors et au dessus des partis, put dire, comme les Channing et les l'ocqueville : « Je n'ai pas été vaincu;
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car le drapeau sous lequel je marche ne s'est point encore déployé dans !a bataille. »
Avec des habitudes scientifiques, M. de Sismondi n'avait pas assez d'impartialité, ni de souci littéraire. Il n'en fut pas ainsi de M. de Barante, écrivain modéré, plus diligent que personne, toujours prêt à l'à-propos, et disposé à prendre le premier la parole, pour dire, en bien des questions, sinon le dernier mot, du moins celui qui le prépare. Ce qui éclate dans la plupart de ses travaux, c'est en effet le goût de la vérité ; afin de ne point l'altérer, il s'elface même plus qu'il ne sied ; car il se borne souvent à nous soumettre des documents ou des témoignages contradictoires, sans intervenir dans l'arrêt qu'il abandonne à notre sagacité. Au lieu de nous dicter une opinion, il laisse agir la conscience de chacun, ou ne la sollicite que par de furtifs appels. L'histoire est donc pour lui un théâtre, non un tribunal; et, spectateur plutôt que juge, il aime mieux raconter que démontrer.
S'il se tient en dehors des intérêts ou des passions impliquées dans le drame qu'il expose, il a pourtant la bonne volonté de les mettre en scène par l'imagination. Aussi se garde-t-il d'imiter Voltaire qui relègue les détails de mœurs, sous forme d'anecdotes, en un chapitre distinct, comme des. costumes en un vestiaire, ou de vieilles armures en un musée. Au contraire, M. de Barante mêlé intimement à son récit les traits qui peuvent lui communiquer l'illusion de la réalité vive, et il laisse les acteurs mani-
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lester eux-mêmes, sans le savoir, les usages, les coutumes, les croyances ou les idées d'autrefois. Pour y réussir, il emprunte aux chroniqueurs les éléments de sa peinture, et n'est, pour ainsi dire, que leur secrétaire. Par ces procédés, il fut donc éminemment propre à donner le signal des progrès attendus. Un coup d'œil jeté sur sa vie et ses oeuvres prouvera que son caractère convenait bien à ce rôle.
Né à Riom, en 1782, dans un famille ancienne et considérée, où régnait un esprit austère et libéral, il reçut l'éducation du foyer plus que celle des écoles. Sa jeunesse assista aux crises de la Révolution et connut de bonne heure les leçons de l'expérience. Il touchait à sa vingtième année quand le Consulat ouvrit glorieusement un siècle nouveau. JNJ. de Barante père ayant été nommé préfet à Genève, son fils, initié déjà au monde et aux lettres, eut alors l'heureuse fortune de fréquenter l'Académie de Coppet. Au sein de cette société brillante et facile à l'enthousiasme, dans le voisinage de Schlegel et de ses paradoxes, de Benjamin Constant et de son exaltation factice, il se distingua par une tenue que la reine de cette cour qualifiait de réserve animée, je veux dire par la discrétion, la justesse rapide, et surtout une indépendance de bon sens qui demeurera sa faculté définitive.
Ce fut dans ce milieu qu'il conçut la pensée d'un Discours sur la littérature française au dix-huitième siècle, essai qui parut en 1809, et n'a point encore perdu son intérêt. Il devint un de ces réservoirs où
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puisa toute une génération qui allait entrer en campagne. En le lisant, on éprouve un plaisir analogue à celui du voyageur qui, sur une montagne ou dans une vallée, retrouve l'humble source des rivières connues. C'est qu'au lieu de se réduire, comme on faisait alors, à la censure méticuleuse des mots, M. de Barante ramène la critique à l'étude des idées. A une époque où les uns ne parlaient de l'âge précédent qu'avec les invectives de la haine, et où les autres adoraient à genoux les saints de l'Eglise encyclopédique, il sut discerner équitablement ce qui méritait de survivre et ce qui devait périr ou se modifier. En démêlant, parmi les erreurs ou les fautes, les résultats utiles, les nobles intentions et les véritables bienfaits, il entra plus vite que tout autre dans l'esprit du siècle présent. Il faut entendre par là que sa neutralité fut tolérante et plus curieuse d'expliquer les faits littéraires que de provoquer des controverses, et de se décider pour ou contre les doctrines. Tout en gardant le respect des principes, il ne sacrifia point à ses préférences les œuvres qui les contrariaient; et, loin de récriminer contre elles, il les considéra comme un développement nécessaire de l'esprit humain qui « parcourt une route déterminée, ainsi que font les astres ». M'"" de Staël put même lui reprocher des tendances qui inclinaient trop au fatalisme. A l'occasion de ce livre, n'écrivait-elle pas : « M. de Barante dit comme l'ermite de Prague dans Shakespeare : ce qui est est! » S'il y eut là un péril, nous n'en louerons pas
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moins ce début original d'une intelligence sincère et conciliante qui ne répétait point des leçons apprises dans les livres.
Ces qualités de mesure trouvèrent bientôt leur emploi dans des postes importants. Auditeur au Conseil d'Etat, puis chargé d'une mission en Allemagne, M. de Barante devint préfet de la Vendée en 1809, et de la Loire-Inférieure en 1813. L'administrateur rappela l'écrivain par la prudence d'une conduite qui lui gagna les suffrages de tous les partis. La Restauration ne pouvait écarter le collaborateur des Mémoires de Mme de la Rochejacquelein; par ses vertus civiles, il était d'ailleurs désigné d'avance comme un des plus dignes serviteurs du régime constitutionnel. Mais, sans le suivre dans les emplois actifs qui le portèrent à la Chambre des Pairs, abordons, parmi les œuvres qui ont honoré ses loisirs, cette Histoire des ducs de Bourgogne qui fonda sa réputation.
C'est ici surtout que s'accuse l'intention de rompre avec l'école de Voltaire, de Robertson, de Raynal, et de ces avocats dont le prosélytisme transformait le récit des faits en thèse philosophique. L'exemple de Walter Scott qui restituait au passé toute la vivacité de ses couleurs lui inspira le dessein de restaurer fidèlement le tableau d'un épisode circonscrit par des limites précises. Son choix fut heureux; car il lui offrit d'abord l'avantage de l'unité. Resserré entre deux batailles célèbres, celle de Poitiers où combattit près du roi, son père,
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Philippe le" Hardi, premier duc de Bourgogne, et celle de Nancy où succomba Charles le Téméraire, dernier duc de cette race, le sujet auquel il se fixa était à la fois riche et simple. Varié par de merveilleuses aventures, qui sejouent à l'aise dans leur cadre, il commence et finit comme une épopée. Embrassant nos luttes civiles et étrangères, il produit tour à tour sous nos yeux Charles V et du Guesclin, Edouard III et le prince Noir, Charles VI et Isabeau de Bavière, Henri V et ses frères, Charles VII, Agnès Sorel, la Pucelle d'Orléans, Talbot, La Ilire, Xaintrailles et Dunois. Il traverse la guerre de Cent ans, les horreurs de la Jacquerie, les insurrections populaires, le duel sanglant de deux maisons rivales, et il vient expirer aux pieds d'un souverain unique en nos annales, de Louis XI, ce tyran justicier qui opère de grandes choses avec de petites gens, agrandit la France par sa politique ou ses armes, et meurt en inaugurant la monarchie victorieuse de la féodalité. La prise de Constantinople, la découverte de l'imprimerie et de l'Amérique, la renaissance et la réforme : voilà le lendemain de cette histoire qui nous mène sur le seuil des temps modernes.
Par un égal bonheur, les sources d'où elle découle sont abondantes. Cent quatre-vingts manuscrits et cent quarante-trois recueils de mémoires éclairent les cinq règnes compris entre la mort de Philippe de Valois et l'avènement de Charles VIII. Sans parler de Monstrelet, du religieux de Saint-Denis
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et de la collection des chartres bourguignonnes 011 anglaises, on rencontre à l'ouverture et au dénouement du poème Froissart et Comines, notre Ilérodote et notre Thucydide, dont la langue est assez française pour s'accommoder par de légers changements aux oreilles contemporaines. Aussi l'écrivain se dérobe-t-il derrière ces témoins d'un drame dont les héros et les péripéties peuvent susciter des émotions à la fois tragiques et comiques. Il substitue ainsi à l'histoire polémique ou oratoire un genre tout neuf, qui, par le seul prestige de la vérité, allait disputer aux fictions du roman sa place d'honneur en plein soleil.
L'épreuve réussit, et l'on ne put adresser qu'un reproche à M. de Barante, celui d'avoir trop présumé du lecteur en s'abstenant de conclure. En effet, ne lui demandons pas à quel drapeau il appartient. Conteur avant tout, il ne veut être ni Armagnac, ni Bourguignon. Cette impassibilité a chez lui les scrupules d'une méthode, et le parti pris d'un système qu'il applique jusqu'à l'excès, surtout dans ses premiers volumes. Pourtant, à mesure qu'il approche du terme de son récit, le défaut s^atténue; et la voix d'une conscience trop silencieus.e finit par se faire entendre sur la tombe du Téméraire que précipite la fatalité de ses fautes, ou de Louis XI qui s'éteint à petit feu dans d'hypocrites intrigues.
Par ce sang-froid dont la sévérité n'a pas de colère, et la bienveillance pas d'engouement, M. de
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Barante était plus que beaucoup d'autres prédestiné à devenir un des meilleurs juges de la société française depuis 89. C'est ce que confirme l'imperturbable modération des œuvres qu'il consacra plus tard à la Convention et au Directoire. Son indifférence apparente ne fut alors que le calcul d'un habile qui, sans avoir l'air d'y prétendre, redressa ou dirigea les esprits par la force d'une persuasion d'autant plus communicative qu'elle était latente. On le lit donc avec la confiance que mérite le représentant d'un parti invincible, bien que vaincu trop souvent, celui du bon sens.
Mais revenons à l'historien qui, même sous la Restauration, datait encore de l'Empire par les mollesses d'un style indécis, impersonnel et neutre, dont le dessin manquait de relief, et la couleur de franchise. Sous l'industrie de ses emprunts, la facture reste en effet artificielle. 'On s'en aperçut à l'apparition des maîtres dont il avait été le précurseur, et qui, du premier élan, l'eurent bientôt devancé. Toutefois, l'ombre qui fit pâlir le nom de M. de Barante ne doit pas être celle de l'oubli; car ce serait traiter avec trop de. rigueur celui qui le premier nous apprit à goûter les plus délicieux monuments de notre génie national, ces chroniqueurs dont il sut exploiter si bien les trésors. Grâce à lui, on s'avisa de leur existence qu'on soupçonnait à peine, et l'on fut tout ravi de trouver cette langue morte mille fois plus vivante que le bon français des Daniel, des Velly, des Villaret, des
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Garnier, des Moreau, des Anquctil, et autres historiographes diffus, languissants ou insipides. N'eût-il rendu que ce service, M. de Barante aurait un titre à l'estime de l'avenir.
II
Si l'historien doit être un artiste aussi bien qu'un savant, une de ses facultés maîtresses est l'imagination ; car elle seule possède le pouvoir de comprendre par sympathie la vie des siècles passés, de mettre en scène non des idées abstraites, mais des hommes, des passions et des mœurs, de restituer à toutes les figures leur expression individuelle, à tous les objets la vérité des couleurs, des mouvements et des formes, en un mot de ressusciter les morts. C'est dire que Chateaubriand ne saurait être absent du chapitre qui nous occupe, et qu'il y tient encore la première place. En effet, malgré les travers d'un grand rhéteur qui prit trop souvent des métaphores pour des idées, des sentiments pour des raisons, et la poésie pour les affaires, il a laissé des traces lumineuses dans tous les genres qu'a touchés sa plume ; et les fragments décousus où s'est essayé l'historien nous offrent nombre de pages merveilleuses, qui, alors et depuis, ont été pour les mieux doués un éveil, un stimulant ou un modèle.
Voyons donc dans quelle mesure il a rempli l'engagement qui termina les Martyrs, lorsqu'il disait à
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sa Muge : « Fidèle compagne de ma vie, en remontant aux cieux, hisse-moi l'Indépendance et la Vertu. Qu'elles viennent, ces vierges austères, qu'elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie, et m'ouvrir celui de l'Histoire. J'ai consacré l'âge des illusions à la riante peinture du mensonge. J'emploierai l'âge des regrets au tableau de la vérité. » Ce vœu, pouvait-il l'accomplir, ou devons-nous en croire Sismondi qui, sur la simple annonce d'une Histoire de France signée de Chateaubriand, le condamna d'avance par cet arrêt : « J'ai une grande admiration pour son talent, mais il n'en est aucun moins propre à l'Histoire. Il a du savoir, mais sans critique, et je dirais presque sans bonne foi : il n'a ni méthode dans l'esprit, ni justesse dans la pensée, ni simplicité dans le style. Son Histoire sera le plus bizarre roman du monde ; ce sera une multiplicité d'images qui éblouiront les. yeux : la richesse de son coloris fera papilloter les objets. Je me représente son style appliqué aux choses sincères comme le clavecin du père Castel, qui faisait paraître des couleurs au lieu des sons. »
Il y a du vrai dans ces défiances; mais elles n'en sont pas moins d'un juge peu compétent, puisqu'il estime pour rien les bonnes fortunes de cette intuition à laquelle ne suppléera jamais le labeur de l'ouvrier qui creuse péniblement ses mines souterraines. Le docte Genevois semblait ne pas se douter des miracles opérés par ce dieu intérieur qui s'appelie l'Inspiration. Sans doute, ses élus sont exposés sou-
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vent à des éclipses et. à des chutes. Mais aussi, dans les heures propices, que de lueurs soudaines, quel rapide essor ! Quelle puissance de regard prompt à voler partout et à sonder les âmes 1 Comme ils démêlent sûrement ces vérités fines ou profondes qui échappent au tact émoussé d'une érudition myope 1 Quel diagnostic délié des effets et des causes! Quelle aisance de ton 1 Quelle souplesse ingénieuse à concilier la grandeur et la simplicité, à s'élever ou à s'abaisser sans effort, suivant les convenances du sujet I Ce ne sont pas eux qui s'étonnent ou s'indignent de ne point retrouver en plein moyen âge le Code civil, ou la Charte de 1830. Non : ils sont trop heureux d'oublier le présent pour devenir' les contemporains d'une société lointaine dont ils évoquent naïvement la vision par la vertu d'un style ému efpittoresque. Leur science a peut-être un air d'improvisation comme celle de l'avocat qui étudie ses dossiers, au jour le jour, selon les besoins de telle ou telle cause. Mais, en revanche, ils ne s'égarent pas dans l'inutile ; allant droit à l'essentiel, ils s'établissent d'un bond sur les sommets d'où se découvre l'ensemble de toute question ; et parfois, un de leurs mots révélateurs en dit plus que, chez d'autres, tout un chapitre.
C'est donc surtout à titre de poète que Chateaubriand nous paraît digne de prétendre à la gloire de l'historien. Nous en avons la preuve jusque dans l'épopée où il donne congé à sa Muse. N'est-ce pas, en effet, le chantre de Pharamond qu'Augustin
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Thierry honore de cet hommage dans sa préface des Récits mérovingiens : « Rien ne m'avait encore donné l'idée de ces terribles Franks de M. de Chateaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, de peaux de bêtes et de corps demi-nus... L'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis; et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix, et en faisant sonner mes pas sur le pavé : Pharamond, Pharamond, nous avons combattu avec l'épée... Ce moment d'enthousiasme fut décisif pour ma vocation à venir. »
Un pareil suffrage suffit à infirmer la sentence de Sismondi; et cependant, nous ne dissimulerons point les défauts qui peuvent la justifier. Avouons donc qu'il ne faut pas demander au publiciste militant et au pamphlétaire la sérénité d'un juge qui n'écoute que la raison et l'équité. Non : Chateaubriand ne fut jamais une sorte de magistrat impassible comme la Loi. Au contraire : il se livre à tous les mouvements de son cœur, et pousse à outrance la logique de l'amour ou de la haine. Il est donc- un violent qui se plaît à la lutte, et se jette à corps perdu en pleine mêlée. Mais ne nous plaignons pas trop de cette ardeur belliqueuse ; car, tous les événe-
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ments qu'il raconte l'atteignant au vif, ses sensations et ses sentiments sont d'un témoin et d'un acteur qui doit à sa passion même la lumière de la vérité, ou la chaleur de l'éloquence. N'allons pas non plus exiger de son humeur mobile les lentes démarches d'une enquête méthodique. Il n'est pas de ceux qui constatent les faits, les environnent de preuves, les groupent, les subordonnent, les enchaînent, les font manœuvrer conformément aux règles d'une stratégie correcte. Lui, il ne procède que par impétueuses saillies, par accès de verve intermittente qui ne s'interdit ni les digressions, ni les hors-d'œuvre, ni les boutades du pur caprice. Mais, parmi ces aventures d'un rêveur qui n'a jamais étudié les choses avec suite, combien de vues neuves, de portraits parlants, de descriptions saisissantes, d'éclairs qui tout à coup découvrent une situation ou pénètrent un caractère ; en un mot, de pensées originales dont ne s'aviserait jamais le plus appliqué des Bénédictins!
L'instinct de la réalité historique, et le sentiment de la vie, voilà ce qui tire de pair ces esquisses à peine ébauchées, mais qui ressemblent aux cartons d'un grand peintre. Tel nous l'offre dès le premier jour lessai sur les Révolutions, imprimé à Londres, en 1797, par un émigré de vingt-cinq ans réduit à se mettre aux gages d'un libraire pour gagner le pain de l'exil. On ne sera jamais plus sévère contre ce livre qu'il le fut lui-même, en 1826, dans les notes où il le désavoue comme une erreur de jeu-
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nesse. Il serait donc superflu d'insister sur sa façon cavalière de jouer avec les paradoxes, sur l'incohérence d'une fant tisie qui prend ses coudées franches, sur la brusquerie des rapprochements ou des contrastes qui accouplent Tyr et la Hollande, la Macédoine et la Prusse, Carthage et l'Angleterre, Annibal et Marlborough, Hannon et le capitaine Cook, Agis, roi de Sparte, et Charles Ier ou Louis XVI, Platon et Rousseau, les trente tyrans et les Jacobins, Miltiade et Dumouriez, Pausanias et Camille Jourdan, Pisistrate et Robespierre, Lycurgue et Saint-Just, Harmodius et Marat, Mégaclès et Tallien, Jemmapes et Marathon, Fleurus et Platée.
Nous n'acceptons pas non plus l'idée mère qui domine sa thèse, à savoir que l'humanité se répète sans cesse, que toutes les révolutions se copient, et que le passé prédit l'avenir. Mais ces soubresauts, ces parallèles forcés, ces antithèses dissonantes ne nous empêchent pas d'admirer, jusque dans ce début d'un écolier, les hardiesses d'une intelligence inquiète, hardie, sincère, qui s'interroge sans parti pris, avec une généreuse indépendance. Plus tard, elle subira les engagements de l'amitié, de l'opinion et de la gloire; mais, à cette heure matinale, rien d'étranger ne fausse son naturel; aucun élément factice ne nous déguise encore le fonds de mélancolie désabusée qui sera le trait distinctif de sa physionomie. Bien que fidèle par honneur aux disgrâces et aux périls de son parti, ce Breton chevaleresque ne partage aucun de ses préjugés : si ses infortunes
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personnelles l'ont fait misanthrope, elles ne l'ont point aigri contre l'esprit du siècle, et son scepticisme devient parfois le stoïcisme d'un patriote.
Dans le camp des proscrits, n'y avait-il pas du courage à dire : « La Révolution ne vient point de tel ou tel homme, mais des choses; car elle était inévitable. » Fut-il un aveugle ce gentilhomme qui, victime d'une tempête, jugeait ainsi la foudre dont il portait la blessure: «Il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution. Ceux qui sont voisins d'une crise tragique sont plus frappés de ses maux que de ses avantages ; mais, à distance, l'effet est inverse. » A plus forte raison sa clairvoyance est elle incomparable quand il formule avec autant de netteté que d'énergie les impressions d'un spectateur désintéressé. Parmi les œuvres des maîtres, est-il beaucoup de pages supérieures à celle-ci : « Inquiets et volages dans le bonheur, constants et invincibles dans l'adversité, nés pour les arts, civilisés jusqu'à l'excès dans le calme de l'État, grossiers et sauvages dans leurs troubles politiques, flottants comme un vaisseau sans lest au gré de leurs passions impétueuses, à présent dans les cieux, un instant après dans l'abîme; enthousiastes du bien et du mal, faisant l'un sans exiger de reconnaissance, l'autre sans en sentir de remords, ne se rappelant ni leurs crimes ni leurs vertus ; amants pusillanimes de la vie durant la paix, prodigues de leurs jours dans les batailles; vains, railleurs, ambitieux, novateurs, méprisant tout ce qui n'est pas eux ; individuellement, les plus
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aimables des hommes ; en corps, les plus détestables de tous ; charmants dans leur propre pays, insupportables chez l'étranger; tour à tour plus doux, plus innocents que la brebis qu'on égorge, et plus féroces que le tigre qui déchire les entrailles de sa proie1 : tels furent les Athéniens d'autrefois, et tels sont les Français d'aujourd'hui. »
Quel dommage que René, parmi les ennuis d'une vieillesse précoce, mais toujours avide d'applaudissements, ne se soit pas voué, avec une conscience plus recueillie, à ces travaux sérieux qui ornent la retraite de l'homme d'État 1 Ses Études historiques attestaient du moins la curiosité studieuse, et la sagacité rare du ministre, ou du diplomate, auquel la pratique donnera l'entente des grandes affaires, et qui, par je ne sais quel sens divinateur, devançait les leçons de l'expérience. Dans les recherches qui furent les préliminaires de son poème épique, il avait déjà vu renaître tout un monde trop longtemps travesti par les mensonges de la routine. Il lui appartenait de faire revivre l'image de la nation française, et de nous raconter ses vicissitudes en un récit où le poète se serait allié au moraliste. Ce vaste dessein, Chateaubriand l'a conçu; il l'indique du moins dans une introduction où se déclare le projet d'opposer à l' Essai sur les mœurs le tableau de la civilisation chrétienne s'associant aux destinées de notre pays par une suite de progrès que la Révolution
1. Si quelques notes semblent déclamatoire?, rappelons-nous qu'elles sont voisines de la Terreur.
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couronne et compromet tout ensemble. Mais, pour remplir un tel cadre, il fallait une constance ou une foi que n'eut jamais celui qui écrivit dans sa préface : « Nous vivons entre un néant et une chimère.
Si le passé n'est rien, qu'est-ce que l'avenir, sinon une ombre au bord du Léthé? » Aussi n'avonsnous sous les yeux que des matériaux épars, les basreliefs d'un fronton, quelques belles statues parmi des marbres entassés, les colonnes d'un palais inachevé.
Pourtant, sous son air de tristesse, ce pêle-mêle est grandiose. Signalons surtout les chapitres consacrés à la chute de l'Empire romain. Outre que Chateaubriand a le génie des ruines, et que son éloquence d'oraison funèbre est en harmonie avec le sujet, on sent que le chantre des Martyrs le possède pleinement. Il y a dans sa voix du Jérémie, du Bossuet, et parfois du Montesquieu, notamment lorsqu'il dit : « Le despotisme héréditaire a des chances de repos pour les hommes. Il perd son âpreté en vieillissant. Dans le despotisme électif, chaque chef surgit à la souveraineté avec la force du premier né de sa race, et se porte à l'oppression avec toute l'ardeur d'un parvenu à la puissance. On a toujours le tyran dans sa vigueur élective, tandis que la nation qui ne se renouvelle pas reste dans sa servitude héréditaire. » Quel accent dans ce trait : « Le nom de Rome fut la seule puissance qui restât à vaincre aux Barbares. Elle n'était plus défendue que par les souvenirs de ses vieux morts. De ces néants réunis se
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composait l'immortalité de l'Empire. » Que de mots expressifs dans leur concision ! « Un lambeau de pourpre faisait le matin un Empereur, le soir une victime, l'ornement d'un trône ou d'un cercueil. » Ailleurs, il représente avec une sympathie manifeste la figure de Julien qu'il défend contre l'injure ou la calomnie, tout en proposant son exemple à «ces navigateurs en amont » qui, tentés de remonter le cours du temps, n'ont fait que hâter leur naufrage. Quelle vivacité de couleur dans cette description des Barbares : « Petits hommes maigres et basanés, ou grands, aux yeux verts, à la chevelure blonde lavée dans l'eau de chaux, frottée de beurre aigre ou de cendres de frêne ; les uns nus, ornés de colliers, d'anneaux de fer, de bracelets d'or, les autres couverts de peaux, de sayons, de larges braies, de tuniques étroites et bizarres, d'autres la tête chargée de casques faits en guise de mufles de bêtes féroces, d'autres le menton et l'occiput rasés, ou portant longues barbes et moustaches ; ceux-ci s'escrimant à pied avec des massues, des maillets, des marteaux, des framées, des angons à deux crochets, des haches à deux tranches, des frondes, des flèches armées d'os pointus, des filets et lanières de cuir ; ceux-là enfourchant de hauts destriers bardés de fer, ou de laides et chétives cavales, mais rapides comme des aigle-. »
En présence de ces invasions sous lesquelles s'effondre l'Empire, il a d'ironiques retours vers de récentes catastrophes, et rappelle « que le Tartare
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voisin de la muraille de Chine a campé dans la cour du Louvre, que le soldat français a bivouaqué sur les remparts du Kremlin et à l'ombre des Pyramides..., que nous avons vu des rois de vieille ou nouvelle race mettre le soir dans leur porte-manteau leur sceptre vermoulu, ou coupé le matin sur Varbre. » Aussi raconte -t-il ces jeux de la fortune avec le sombre plaisir d'un Alceste qui ne s'étonne plus de rien, et assiste en dilettante moqueur au spectacle d'une débâcle. Après avoir montré les Romains traqués par les Francks, les Suèves, les Vandales, les Huns, les Lombards, ne s'amuse-t-il pas au contraste que voici : « Pour ne pas perdre de vue le train du monde, souvenez-vous qu'à cette époque Rutilius mettait en vers son voyage de Rome en Étrurie, comme Horace celui de Brindes, que Sidoine Apollinaire chantait ses délicieux jardins d Auvergne envahis par les Visigoths, que les disciples d'Hypatie respiraient par elle les douceurs de la science et de l'amour, que Damascius à Athènes attachait à ses rêveries philosophiques plus d'importance qu'au bouleversement de la terre, qu'Orose et saint Augustin étaient plus occupés du schisme de Pélage que de la désolation de l'Afrique et des Gaules, que les eunuques du palais se disputaient des places qu'ils devaient posséder une heure, qu'enfin des historiens écrivaient comme moi les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles. »
Devant ce conflit de deux mondes et de deux
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cultes, il reste pourtant ce qu'il fut toujours, le champion des vaincus. Lorsque le christianisme victorieux devient persécuteur, il s'attendrit pour ces païens qui vont à leur tour s'ensevelir dans les catacombes; il a pitié de ces fidèles que l'honneur retient près de leurs autels désertés. Le meurtre de la belle Hypatie lui arrache un cri d'indignation. Il célèbre la sagesse platonicienne de Synésius, que le peuple d'Alexandrie fit évêque malgré lui, sans contraindre la liberté de ses croyances. Il se complaît à l'idéale peinture de cet âge indécis où les théologiens, continuant les leçons des philosophes, conciliaient Socrate avec le Christ. Il s'afflige de la solitude qui va se faire dans le Lycée ou l'Académie; et, quand de nobles esprits s'expatrient avec leurs dieux, il dirait volontiers, comme Polyeucte de Pauline :
Ils ont trop de vertus pour n'être pas chrétiens.
Un souffle de tolérance anime donc ce livre, dont une des conclusions est que « le christianisme doit s'étendre à mesure que la société se développe : car il ne comprime rien, il n'étoùffe rien; il ne s'oppose à aucune lumière, à aucune liberté ». Pour assurer la renaissance du sentiment religieux, et par elle le progrès de la moralité humaine, ne va-t-il pas, lui l'ancien allié du Concordat, jusqu'à le dénoncer comme un piège : « Tant que la religion catholique sera soldée, dépendante de l'autorité politique et de la forme variable des gouvernements, tant qu'elle
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continuera d'être gênée dans ses mouvements, entravée dans ses assemblées particulières et générales, contaminée dans ses chaires et ses écoles par l'argent du fisc, tant qu'elle ne retournera pas à la liberté de la Croix, elle languira dégénérée. » Celui qui désirait alors la séparation de l'Église et de l'État n'est pas moins hardi contre l'ancien régime. Il censure le clergé, la noblesse et les princes avec la colère d'un Tacite ou l'hyperbole d'un Juvénal. Le prestige même de Louis XIV ne le désarme pas; car il appelle son règne « le superbe catafalque de nos libertés éclairé par mille flambeaux de gloire que tenait à l'entour un cortège de grands hommes ».
Quanta Louis XV et ses contemporains, écoutez comment il les flétrit : « C'est alors que la société se décompose. Les hommes d'État deviennent des hommes de lettres, les gens de lettres des hommes d'État, les grands seigneurs des banquiers, les fermiers généraux des grands seigneurs... Les magistrats rougissent de porter la robe, les prêtres en chaire évitent le nom de Jésus-Christ. Le suprême bon ton était d'être Anglais à la cour, Prussien à l'armée; tout enfin, excepté Français. On prétendait garder des abbés commendataires, et l'on ne voulait plus de religion. Nul ne pouvait être officier s'il n'était gentilhomme, et l'on déblatérait contre la noblesse. On introduisait l'égalité dans les s.alons, et les coups de bâton dans les camps. Tandis que le peuple perdait ses mœurs et son ignorance, sourde au bruit d'une vaste monarchie qui roulait
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en bas, la cour se plongeait plus que jamais dans un despotisme qu'elle n'avaitplus la force d'exercer. A voir le monarque endormi dans la volupté, des courtisans corrompus, des ministres méchants ou imbéciles, des philosophes sapant les uns la religion, les autres l'État, des nobles ou ignorants ou atteints des vices du jour, des ecclésiastiques à Paris la honte de leur ordre, dans les provinces pleins de préjugés, on eût dit une foule de manœuvres empressés à démolir un grand édifice. » Aussi acceptct-il la Révolution comme un bienfait et comme un châtiment, non toutefois sans dire leurs vérités aux bonnets rouges, ainsi qu'aux couronnes, par exemple lorsqu'il juge ainsi la Terreur : « Ces héros de la peur tuaient dans la crainte d'être tués. Loin d'avoir des desseins profonds qu'on leur prête aujourd'hui, ils marchaient sans savoir où ils allaient, jouets de leur ivresse et des événements. Si quelques-uns ont mêlé des qualités à leurs vices, ces dons stériles ressemblent aux fruits qui se détachent de la branche et pourrissent au pied de l'arbre. »
Que toutes ces pages ne fassent point un livre, qu'il y ait là, même dans les plus belles, un certain excès de faste littéraire, une recherche trop visible de l'effet, et un artifice de facture qui sent les coquetteries du virtuose plus que la gravité du politique, nous ne le nierons point. Mais elles n'en sont pas moins d'un initiateur qui mérita cet éloge d'Augustin Thierry : « Tous ceux qui en divers sens
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marchent dans les voies de ce siècle l'ont rencontré à la source de leurs études, et lui doivent leur première inspiration. »
Cette vérité deviendrait encore plus évidente, si nous avions le loisir d'interroger d'autres œuvres aujourd'hui trop délaissées ; les Quatre Stuarts, morceau brillant où l'imagination est la parure du bon sens; le Congrès de T'érone plein de vues dignes d'un homme d'État, et traduites dans un style dont la fermeté n'exclut pas le charme d'autrefois ; enfin la Vie de Rancé où, malgré quelques dissonances de ton, nous admirons l'art de conter allègrement maintes scènes de mœurs peintes sans fadeur, et le portrait d'un pénitent voluptueux dans lequel René se plut à reconnaître un de ses ancêtres.
Nous aimerions encore à feuilleter ces Mémoires d'outre tombe, où l'histoire se rencontre, elle aussi, à côté de la biographie, de la polémique, du dithyrambe, de l'élégie, de l'idylle, du roman, de la philosophie, de la satire, des tableaux de genre, des marines, des paysages, des pochades et des caricatures. Parmi les réticences, les erreurs, les calculs naïfs ou les ruses intéressées d'un poète désenchanté qui regarda le monde comme un thi'âtre, ne crut guère ni aux rois ni aux peuples, et s'intéressa surtout à ses songes, ce testament pessimiste nous ( ffrirait pourtant l'occasion de saluer une fois de plus dans Chateaubriand le patriotisme, l'instinct du grand, le dégoût du médiocre, l'amour de la gloire, la fierté chevaleresque, le culte de l'honneur,
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la passion de l'idéal, c'est-à-dire des vertus sympathiques au cœur de la France, et par conséquent précieuses chez les écrivains qui racontent ses Annales. Mais nous n'avons déjà que trop dépassé les limites de l'époque où se renferme notre sujet. Il nous suffira donc d'avoir démontré que l'auteur des Essais et des Etudes historiques a tracé non seulement un sillage, mais bien un sillon où d'autres semèrent et récoltèrent après lui. C'est que le génie seul a la puissance créatrice. Il fait un pas, et l'abîme se trouve franchi. Il marche, et le progrès est prouvé.
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TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE 1
LIVRE PREMIER
Le Roman sous l'Empire
CHAPITRE PREMIER. — CHATEAUBRIAND. — Son rôle de poète et d'initiateur. Alain, 1801. Critique des défauts. Contradictions et invraisemblance. Supériorité de Paul et Virginie. Tatouage du style. — L'enchanteur. La poésie de la passion, et le sentiment de la nature. La couleur locale. Le réel et l'idéal. — La prose poétique 1
CHAPITRE II. — I. René. La poésie personnelle. Le mal du siècle, la mélancolie. Ancêtres de René. Job, Stagyre, Hamlet. — RousSRAU et la Nouvelle Héloïse. La veille d'une révolution. GŒTHE et Werther, — Le lendemain de la crise. Les déclassés, les désenchantés. M. de SLÎNANCOURT et ses rêveries. Obermann. — Amélie et René. Le siècle se reconnaît dans ce héros. — Il. L'homme chez le poète. Les ennuis de René, leur secret. — Chateaubriand comparé à ses devanciers. Les fils de René. Un mal guéri par un autre. Nouvelle forme de l'ennui., 19
CHAPITRE 111. — I. La décadence de René. BENJAMIN CONSTANT et Chateaubriand. La morne réalité. Adolphe. Le poids d'une chaîne. La femme de Balzac. Apparition du roman psychologique et physiologique. — II. XAVIER DE MAISTRE. Le contre-poison de René. La rêverie bienfaisante. Le Voyage autour de ma chambre. L'humoriste et le moraliste. Le Lépreux de la cité d'Aoste; la résignation religieuse. Les Prisonniers du Caucase, et Mérimée. La Jeune Sibérienne et Mme Cottin. Un ancêtre de Tôpffer. — 111. CHARLES NODIER. L'Ennui sous l'Empire. Le déclassé, le fantaisiste, le dilettante. Un conspirateur pour rire.
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L'idolâtrie de Werther. Les Proscrits; le style funèbre et les souvenirs de la Terreur. Le Peintre de Saltzbourg; René plébéien. Adèle; apologie d'Obermann. Une épidémie de névrose et de chlorose. Thérèse Aubert ; les illuminés, les visionnaires, les fous. Jean Sbogar. L'idéal du brigand chevaleresque. Trilby; le fantastique. Un styliste, un poète. L'éclaireur sympathique du Romantisme 50
CHAPITRE IV. — 1. Renaissance de la poésie impersonnelle. CHATEAUBRIAND et Bonaparte. Mutuelles avances. Le secrétaire d'ambassada. Rome. Le meurtre du duc d'Enghien. Démission. L'irréconciliable. Départ pour l'Orient. Les Martyrs : thèse dog-malique et esthétique. Objections. Les héros sont bien obscurs pour être les rédempteurs du monde : l'action en souffre. Le christianisme ne se prête pas au merveilleux. Le paganisme de Chateaubriand. Ses Anges, ses Démons, son Dieu ; son Paradis, son Enfer, son Purgatoire. Anachronismes religieux et historisques. — Homère, et le quatrième siècle de l'ère chrétienne. — II. Les caractères. Démodocus parodie Nestor. Cymodocée est-elle convertie? Eudore et René, Velléda et Didon. — Le pathétique. Le peintre de batailles. La couleur locale. L'archéologie poétique. Le décor : sentiment de la nature. — Le style : art composite. Les poèmes en prose 95
CHAPITRE V. — I. CiiATEAUBlilAXD voyageur. Ses précurseurs en Orient. La Lettre à Fontanes est la préface de l'Itinéraire à Jérusalem. L'artiste. La Grèce est sa seconde patrie. Sparte. Athènes. Enthousiasme et bonne humeur. Gaietés familières, franchise d'impressions. Le philhellène. II. Le pèlerin. Embarras d'un apôtre. Le profane. Le Saint-Sépulcre, et la Jérusalem délivrée. Le Croisé, le fils des Preux. Le peintre de paysages. Le Français. — Le paladin amoureux. Rendez-vous à l'Alhambra. Le Dernier Abencerrage, et les Natchez. Sobriété classique et intempérance d'imagination. Le coloriste. Le poète. Témérités nécessaires à tout novateur. — Le Napoléon de la prose poétique 127
CHAPITRE VI. — Mme DE STAËL et Chateaubriand. Cadre biographique. Enfant prodige. — Culte filial : M. Necker. — Influence de Rousseau. Précocité d'une plume romanesque et virile. Portrait de Germaine Necker. Un mariage devenu affaire d'État. Mécomptes. Rôle périlleux d'une femme supérieure. Jalousies mon-
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daines, haines politiques. Lettres sur Jean-Jacques. Popularité trompeuse d'un ministre. Enthousiasme de 89. Déception de 93. La fuite à Coppet. Réflexions sur ta prison de la reine; 9 Thermidor; retour à Paris. Réflexions sur la paix intérieure et exté, rieure. Une républicaine par raison; menaces de dictature. — Le livre sur l'Influence des passions. Stoïcisme tendre; plainte secrète d'un cœur qui a vainement cherché le bonheur. — Le salon de la iui de Grenelle. Essai de conciliation. La fortune de Bonaparte. Opposition courageuse. Le livre de La Littérature considérée dans ses rapports avec r état moral et politique des nations (1800). Persécution. Vues politiques et financières de M. Necker. Exil 153
CHAPITRE VII. — Essai sur les fictions. Poétique de Mme de Staël. Delphine, 1802. Confidences de jeunesse. Une thèse dans un roman. Les caractères. L'héioïne est-elle responsable de ses malheurs? Candeur et imprudencei. Léonce; un pauvre homme. Le cœur de Mme de Staël. Une galerie de portraits. Mme de Vernon et M. de Talleyrand. Souvenirs intimes. Mme de Cerlèbe et Mme Necker de Saussure. M. de Lebensei et M. de Jaucourt. L'Ariste du drame. Les anecdotes de salon. La danse du schall et Mme de Krüdner. Le duc de Mendoce, ou le courtisan. Delphine et ses critiques. Signes du temps j succès de larmes 175
CHAPITRE VIII. — La nostalgie ('e la capitale. Retour furtif à Paris. Arrêt de proscription. — Voyage triomphal en Allemagne. Mort d'un père; contre-coup de ce deuil. Le caractère de M. Necker et de sa vie privée. — Voyage d'Italie. Influence exercée sur Mme de Staël. Le sentiment de la nature et de l'art. Corinne, 1807. La revanche; un beau rêve. La femme supérieure et les lois sociales. Delphine et Corinne. Les aveux personnels. Mme de Staël peinte par elle-même et par Gérard. — Les caractères. Trop de lyrisme; imprévoyance et bonté. Le génie et l'opinion. — Lord Nelvil et Oswald; l'Anglais et le héros de roman: le formalisme et l'amour. Lucile E(Igei,niond ; la poésie et l'art de préparer le thé. — Le comte d'Erfeuil; l'égoïsme théorique. M. de Malligues; l'égoïsme pratique. — Harmonie du cadre et du tableau/ Causerie éloquente. L'Italie de Mme de Staël. Le sens esthétique. Paysages artificiels et trop psychologiques. Le penseur, le moraliste, l'écrivain. Une âme de poète ........................ 192
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CHAPITRE IX. — Les__émules de Corinne. Le romanesque est un dérivatif et une diversion. — 1. Mmc COTTIN et Mlle de Scudéry. Claire d'Albe, Malvina, Amélie Mansfeld, Elisabeth, M"M!/d'e. La fantaisie sentimentale : les travestissements historiques. — Il. Mme DE GENLIS. Habitude des déguisements. Manie pédagogique. Le factice, le faux, goût de l'intrigue. La gouvernante et le gouverneur. Réflexions d'une mère de vingt ans. Théâtre d'éducation. Les veillées du château. Adèle et Théodore. L'institutrice. Rôle équivoque sous la Révolution et l'Empire. La mère de l'Eglise. AFLLE de Clermont. Arsinoé. — III. Mme DE CHARRIÈRE. Lettres neuchâteloises, et Mme de La Fayette. Lettres de Lausanne et Corinne. Mistress Henley. Les trois Femmes. La marraine de Benjamin Constant. Adolphe et Ellénore. — IV. Mme KRU úNER. La période romanesque. Coppet. Valérie: apologie indirecte. Don de séduction. La Velléda de 1813. Rêveries mystiques d'une visionnaire. — V. Mme DE SOUZA. Les traditions de l'ancien légime. Adèle de Sénanges, Charles et Marie, Eugène de Rothelin, Eugène et Mathilde. Tableau de genre. Atticisme. — VI. Mme DF. RÉMUSAT. Saint-Cloud. Ses mémoires. Charles et Claire; les lettres espagnoles ou le ministre. L'Education des femmes. — VII. Mmc DE DURAS. Salon doctrinaire. Ourika, Edouard. — VIII. PAULINE DE MEULAN. Les contradictions. La chapelle d'Ayton. Collaboration au Publiciste. Mme Guizot. Conseils de morale. Annales de l'Education. — IX. Mme SOPHIE GAY. Une muse. Laure d'Estell. Lconie de Montbreuse. Anato,'e. Vogue du roman sous l'Empire. Ses destinées prochaines.' La poésie d'un âg-e prosaïque ........... 215
LIVRE DEUXIÈME
L'Histoire sous l'Empire.
CHAPITRE PREMIER. — L'histoire officielle. Note de l'Empereur.
Protectorat dangereux. Les époques les plus dramatiques sont les moins favorables à l'histoire. Influence des crises récentes de la Révolution, des grandes guerres. — L'Empire pacifie l'histoire. — Il sauve les archives nationales, menacées de ruine par le fanatisme et l'anarchie. — Il forme une école d'hommes d'Etat, qui
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contribuent à rendre l'histoire plus pratique. — Les roués et les sceptiques : M. DE TALLEYRAND. FOUCHÉ, duc d'Otrante. L'abbé DE PHADT et ses turlupinades. Le comte BEUGNOT. — Les observateurs désabusés : FIÉVÉE, le conseiller intime, l'avocat consultant. Le baron RŒDERER, le tacticien rompu aux expédients. Les administrateurs, diplomates et soldats. Le comte FROCHOT. Les deux comtes DE SÉGUR: L'histoire de la Grande Armée. Le comte DARU. Ses goûts littéraires. Traduction d'Horace. Histoire de Venise. Histoire de Bretagne. Une colonne de l'Empire 257
CHAPITRE 11. — Ecole du XVIIIe siècle. J. Les disciples de Rousseau. LACRETELLE le jeune. Un modéré parmi les violents. Précis de la Révolution. Un témoin et un juge. Neutralité sous l'Empire. Le professeur de Sorbonne, en 1809. Dix années d'épreuves. L'historien moraliste. L'optimisme libéral. — M. DROZ. Un fils de 89. Le volontaire de 93. Le professeur. Essai sur l'art oratoire. Lina. L'art d'être heureux. Les confidences d'un mentor. Accessit d'éloquence. L'histoire de Louis XVI. La responsabilité des rois et des peuples. Y a-t-il un art de diriger les révolutions? Conversion d'un déiste en chrétien. — Il. Les érudits. PIERRE DAUNOU. Un oratorien malgré lui. Sermon sur la prise de la Bastille. Le Girondin. Captivité. Le républicain de l'an III. Le rédacteur attitré de Constitutions. Sa retraite politique sous le Consulat. Résignation. L'archiviste. Essai sur la puissance temporelle des Papes. Le continuateur des Bénédictins. Préjugés philosophiques. — CLAUDE FAURIEL. Le devancier des novateurs. L'idéologue devenu historien. L'éclaireur qui va de l'avant et vulgarise les méthodes allemandes. Le polyglotte. Traduction de la Parthénéide. L'ami de Manzoni. L'histoire des origines. Les Chants populaires de la Grèce moderne. Histoire de la poésie provençale. Un pionnier 284
CHAPITRE III. — I. Les historiens proprement dits. — L'école monarchique. M. MICHAUD. Un royaliste et un catholique sous la Révolution. La polémique de la Quotidienne. Adieux. Petite dispute entre deux grands hommes. Le printemps d'un proscrit. Adieux à Bonaparte. Un indépendant. L'Histoire des Croisades. Apologie du moyen âge. Le style pâle. Sens du document original. Correspondance d'Orient. — L'école libérale. — SIMONDE
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DE SISMONDI. L'économiste. Tableau de l'agriculture toscane. L'hôte de Coppet. Le Genevois dégourdi par Mme de Staël. Histoire des républiques italiennes, 1807. Histoire des littératures du Midi. 1811. Voyage à Paris, 1S13. Un ami de la France, eu 1814. Histoire des Français. Honnêteté scientifique. Il est trop doctrinaire. Anachronismes politiques. L'homme. Lettres à MME d'Albany. — L'école fataliste. M. DE BARANTE. Le sens de l'à-propos. L'impartialité. La chronique dans l'histoire. L'ami de Mme de Staël. Discours sur la littérature française au XVlIle siècle. Critique des idées. Le personnage officiel. Histoire des ducs de Bourgogne : bonheur du sujet : juge peu, ne conclut pas. Histoire du Directoire. Style neutre. — il. L'école pittoresque. M. DE CHATEAUBRIAND. L'imagination dans l'histoire. Résurrection des morts. Jugements contradictoires de Sismondi et d'Augustin Thierry. L'initiateur des maîtres. Défauts et qualités. Passion et fantaisie. Sentiment de la vie. L'artiste. Essai sur les révolutions, 1797. Sincérité d'un indépendant. Eludes historiques. Cartons d'un grand peintre. Le poète et la politique. Esprit de tolérance. Procès intenté à l'ancien régime. Les Quatre Stuarts.
Le congrès de Vérone. La vie de Rwn, CajcTthion 31-1
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