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EMILE MONTÉGUT
POÈTES ET ARTISTES
DE L'ITALIE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
70, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, ï9
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POÈTES ET ARTISTES
DE L'ITALIE
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COULOMMIERS. — IMPRIMERIE PAUL BRODARD.
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ÉMILE MONTÉGUT
POÈTES ET ARTISTES
11 DE L'ITALIE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1881
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A
MADAME LA PRINCESSE
G. DE SAYN WITGENSTEIN
NÉE IVANOWSKA
Ces pages sur les poètes et les artistes du pays de ses préférences sont dédiées par l'auteur, en souvenir des éloquentes causeries auxquelles elle daigna lui permettre de prendre part pendant son séjour dans la ville éternelle.
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DU
GÉNIE DE ROSSINI
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DU
GÉNIE DE ROSSINI
Je prenais part, un jour, à une conversation sur la nature des hommes de génie et sur les conditions qu'il faut remplir pour mériter ce titre. Tous les noms des hommes illustres furent mis tour à tour en avant, sans qu'on pût s'entendre sur la faculté fondamentale qui constitue le génie, car tous étaient illustres par quelque qualité ou quelque vertu particulière , et il se trouvait ainsi qu'il n'y avait pas moins de diversité parmi cette élite du genre humain que parmi le commun des mortels. L'un avait brillé par une sensibilité exquise ; fallait-il en conclure que le génie n'est que la sensibilité portée jusqu'à sa dernière vivacité ? L'autre s'était fait remarquer par une volonté inébranlable admirablement armée de prudence ; fallait-il assimiler le génie au caractère et déclarer que les mêmes facultés qui font les âmes bien trempées font aussi les esprits supérieurs ? Cependant, n'était-il pas singulier qu'on pût qualifier
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d'un même nom des dons si divers, et que l'on fût également homme de génie par l'excès de la tendresse ou par la fermeté du cœur, par une prodigue générosité ou par une prudence ménagère des biens de l'esprit? Alors un des interlocuteurs trancha le débat par une de ces paroles poétiques et emblématiques qui étaient familières aux discours des anciens, et que la sécheresse de notre moderne langage repousse comme des ornements trop pompeux. « Je crois, dit-il, que les apparentes contradictions qui nous embarrassent importent peu, et qu'il faut appeler hommes de génie ceux-là seulement que nous reconnaissons pour appartenir à la race des dieux. — Et à quel signe reconnaît-on qu'un homme appartient à la race des dieux? fut-il demandé. — A l'aisance et à l'indifférence avec laquelle il porte ses dons. »
Si cette définition est bonne, et pour mon compte je n'en connais pas de meilleure, je ne crois pas qu'il y ait parmi nos contemporains illustres un homme qui mérite plus légitimement le titre d'homme de génie que l'auteur du Barbier de Séville et de Guillaume Tell. Les modernes enthousiastes et les dilet- tanti reconnaissants ont depuis longtemps couronné son nom de l'épithète de « divin », sans se rendre bien compte peut-être de l'excellence et de la justesse de l'expression qu'ils employaient. Rossini est en effet divin, car il est de la race des dieux, de la meilleure, de la plus antique et de la plus pure. Avec lui vous n'avez pas affaire à un de ces demi-
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dieux qui ont accès par faveur dans l'Olympe pour quelque don partiel ou quelque ingénieuse invention, encore moins à un de ces dieux nés simples humains, mais regardés avec faveur par les immortels et parvenus à l'apothéose par la force de leurs mérites et la ferveur sacrée de leurs désirs. Il n'a rien de ces caractères des divinités subalternes ou parvenues ; pour être dieu, il s'est donné, comme le gentilhomme de Figaro, la peine de naître : ses mérites et ses efforts n'y sont pour rien. Ceux-là en effet sont les dieux véritables qui le sont par leur naissance et par la faveur de la nature. Pour mieux expliquer ma pensée, j'userai encore des ressources que me fournit l'allégorie.
Il importe vraiment de ne pas laisser oublier ce qu'est un homme de génie et de rappeler les signes certains auxquels on le reconnaît, surtout à une époque où le monde des arts présente quelque ressemblance avec le spectacle que présenta l'Olympe à l'époque de la décadence du polythéisme. Jamais il n'y eut tant de dieux qu'à l'époque où il commençait à ne plus y en avoir. La vaste famille des immortels, si longtemps féconde, avait cessé d'engendrer, et l'Olympe se recrutait, comme sur la terre les familles consulaires et patriciennes, par le système de l'adoption. Les dieux étrangers entraient et prenaient place dans les rangs de cet Olympe vieillissant, qu'ils étonnaient toujours et scandalisaient quelquefois. Etaient-ce bien des dieux? Oui, sans doute, et cependant pourquoi portaient-ils leur
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divinité avec un effort si visible, tant de lourdeur, de gaucherie ou d'orgueil? On remarquait surtout leur manque de souplesse et leur persistance dans une attitude unique à laquelle ils semblaient comme contraints. Le dieu syriaque ou persan, aux vêtements constellés de pierreries, semble vouloir faire honte par sa pompe bizarre aux légères et simples draperies des vieux habitants de l'Olympe. Le dieu nomade promène éternellement autour de lui des yeux remplis d'une immuable et morne gravité. Le dieu barbare paraît comme figé dans une attitude de fière impassibilité. On peut imaginer que plus d'une fois quelque vieil Olympien, impatienté de ce faste emphatique ou de cette automatique fierté, fut tenté de leur dire : « 0 dieux nouveaux, nous gémissons vraiment de la contrainte que vous paraissez subir ; mettez-vous donc à l'aise, nous vous en prions ; vous êtes chez vous. Pourquoi ces mines rébarbatives, et à qui en veulent ces yeux menaçants ? Est-ce pour bien marquer que vous êtes des dieux? Nous vous en croyons sur parole. Est-ce poùr nous étonner de votre majesté? Nous ririons de cette prétention. Les dieux se gouvernent avec liberté, et leur puissance ne leur pèse pas plus que leur immortalité. Ah 1 si notre vieillesse désormais stérile pouvait être réjouie par la naissance d'un rejeton de notre race, si le destin permettait aux nymphes d'être encore fécondes, vous verriez comme cet enfant divin qui naîtrait de nous croîtrait sans connaître la gaucherie, l'emphase et la roideur ; avec quelle abondance les
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paroles musicales s'échapperaient de ses lèvres, quelle aisance et quelle souplesse distingueraient ses mouvements, et comme sa majesté lui serait légère. Il ne serait ni fier ni vain de sa divinité, car il ne comprendrait même pas qu'il pût être autre chose qu'un dieu. Si vous étiez vraiment des dieux, vous seriez plus insouciants de vos dons, car vous sauriez que vous ne pouvez pas en être dépouillés. »
Le discours de ce vieil Olympien, Rossini a dû le tenir bien des fois, en riant des efforts laborieux ou pénibles de plus d'un contemporain pour se hisser sur le piédestal de la renommée. Ces luttes difficiles de la volonté, contre les lenteurs d'un instinct rebelle, il ne les a pas connues. Il n'est pas de ceux qui ont eu à accomplir sur eux-mêmes le miracle de Moïse frappant le dur rocher pour en faire jaillir la source. Son âme est musicale comme le soleil est lumineux, et les mélodies tombent de ses lèvres sans plus de peine qu'il n'en coûte à l'eau de couler. Ses œuvres sont le produit d'un instinct naturel irrésistible et inné, et c'est pourquoi elles sont si parfaites et laissent chez les auditeurs une telle plénitude de bonheur et une sensation de volupté si intense. Elles agissent sur nous comme les objets naturels qui nous donnent toujours complètement la sensation, quelle qu'elle soit, qu'ils doivent nous donner, et qui ne nous laissent jamais à demi satisfaits. Quelle fraîcheur pourrait-on ajouter à la fraîcheur de l'eau lorsqu'elle s'échappe de son lit souterrain ? Quel rayon pourrait-on ajouter au soleil lorsque!
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brille dans un ciel sans nuages ? Quelle mollesse pourrait-on ajouter à la clarté de la lune pendant les sereines nuits de l'été ? Il en est de même des œuvres de Rossini. Il n'y a rien à ajouter à l'allégresse et au bonheur dont elles nous remplissent.
L'âme de l'auditeur les quitte toute souriante et radieuse, pleinement heureuse et satisfaite, sans rien désirer ou demander davantage, ni enfiévrée, ni alanguie, comme il lui arrive trop souvent avec d'autres maîtres illustres. La volupté qu'elle a éprouvée la laisse paisible, bien portante et sereine. Une sorte de bien-être indéfinissable, semblable au bien-être physique qui résulte de la parfaite santé, l'enveloppe tout entière. Elle est si heureuse qu'elle n'éprouve pas le moindre désir de s'expliquer son bonheur : tout ce qu'elle pourrait dire, c'est qu'elle s'est sentie pénétrer d'une riche lumière , inéluctable sans violence, d'une lumière forte de sa propre abondance, comme un fleuve est fort de la masse de ses eaux, et qui l'inondait flot après flot avec une irrésistible lenteur. C'est à peu près ainsi, d'un tel mouvement et avec une telle opulence, que dut tomber autrefois la divine pluie d'or dans le sein de Danaé captive.
Oh ! que cette satisfaction qu'éprouve l'âme à l'audition des œuvres du maître serait plus incomplète si le génie de Rossini, au lieu d'être insouciant et facile comme la nature, était le débiteur du travail et le disciple surmené d'une volonté tyrannique ! Si le maître avait produit ses mélodies à la sueur de
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son front, s'il s'était harcelé et sollicité à l'instar de ce personnage de Térence qu'on nomme le tourmen- teur de lui-même, comme notre volupté serait plus incertaine, plus inquiète ou plus troublée ! Nous le quitterions alourdis et comme repus de mélodie, ou harcelés par un désir sollicité mais non assouvi, ou épuisés de fatigue et aspirant au repos. Notre plaisir ne connaîtrait pas cette absolue sécurité que nous communique le génie du grand artiste, car il aurait été troublé et distrait désagréablement par mille petits incidents pénibles. Ici nous aurions surpris l'immixtion pédantesque de la volonté, là nous aurions remarqué les traces mal effacées du travail, plus loin nous aurions découvert les ruses menteuses d'un art ingénieux et dissimulé, habile à cacher ses défaillances. Nous pourrions encore prendre plaisir à ses œuvres, malgré ces découvertes pénibles ; mais il nous faudrait dire adieu à ce naïf abandon et à cette sécurité voluptueuse que nous avons essayé de décrire.
Mais, dira-t-on peut-être, voudriez-vous par hasard transporter dans le domaine de l'art la doctrine protestante de la souveraineté de la grâce, et auriez- vous la prétention de nier le mérite des œuvres de la volonté et du travail? Quoi! ce qui est une gloire et un sujet de louange pour les autres hommes serait une défaveur pour les hommes.de génie ! Le spectacle du juste luttant contre l'adversité est, dit-on, le plus beau qui puisse être offert aux dieux ; mais le spectacle de l'homme aspirant au génie et l'atteignant
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malgré tous les obstacles que lui oppose sa nature, luttant avec des ressources inférieures et de mauvaises armes, n'est-il pas fait aussi pour les toucher et les émouvoir? A Dieu ne plaise que je rabaisse la beauté d'un tel spectacle ! il a quelque chose de plus dramatique, de plus héroïque, et j'ajouterai de plus ennoblissant que celui de l'homme qui, pour être grand, n'a pas de combats à soutenir, qui, pour être inspiré, n'a pas même besoin de désirer, et qui semble un instrument passif dont une puissance invisible se sert pour se faire entendre. Si par hasard le but des œuvres d'art est le même que celui des nobles actions ; si elles ont pour mission de stimuler les plus hautes activités de l'esprit, de piquer d'émulation les grandes facultés, et de pousser à l'imitation par l'an- thousiasme et le respect, il faut reconnaître qu'il y a quelque chose d'émouvant et d'encourageant pour l'âme dans les œuvres qui sont une conquête du travail et une récompense de l'effort. Elles nous touchent comme nous touche le témoignage d'une piété fervente. L'homme qui les a accomplies a fait appel à toutes les puissances de son être ; par une détermination héroïque, il a tendu son âme comme un arc, dût-elle se briser ; il a désiré du plus profond de son cœur, et enfin, haletant, épuisé, accablé et terrassé par l'inspiration laborieusement évoquée, il s'est vu exaucer. Je reconnais volontiers la grandeur édifiante de ce spectacle, et que Rossini n'en présente aucun de pareil. Aussi peut-on, si l'on veut, ne lui savoir aucun gré du plaisir que ses œuvres procurent ; lui-
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même, j'en suis sûr, ne le trouverait pas mauvais, car, si nous en croyons certaines paroles qui sont venues jusqu'à nous, il confesse ingénument que ses plus belles inspirations ne lui ont pas coûté plus de peine que les fonctions les plus naturelles. N'est-ce pas que c'est bien peu d'effort pour tant de gloire!
Il est certain que de telles organisations frappent comme une injustice et une insolence de la nature. Les jours où elle les crée doivent être les jours de mépris aristocratique où la puissante dame se prend à rire des fatigues du labeur et du savoir humains. C'est cette pensée amère qu'un poète russe, Pou- ckhine, a fort bien exprimée dans une petite nouvelle dialoguée intitulée Mozart et Salieri. Salieri s'indigne aussi contre cette insolence de la nature. L'inoffensif Mozart lui apparaît comme un ennemi déterminé qui s'empare illégitimement de la gloire dont il se croyait sûr et qu'il pensait lui être due pour prix de ses travaux et de ses veilles prolongées. Eh quoi ! s'écrie-t-il tristement, j'aurai passé toute ma vie à me rendre habile dans mon art, et tout à coup arrive un voluptueux insouciant qui rend tous mes labeurs inutiles et qui efface mon nom du nombre des vivants ! J'avais mérité la gloire ; mais lui qu'a-t-il fait pour l'obtenir? Il y a je ne sais quoi de touchant dans les plaintes de Salieri ; mais, en vérité, ses récriminations sont vaines, car ce qu'il y a de plus désespérant dans de tels génies, — Salieri l'avoue lui-même en frémissant, — c'est qu'ils ne laissent pas même à la malignité et à l'envie la ressource de les contes-
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ter. Il faut les subir comme on subit la force et la beauté.
Si au moins les hommes protestaient contre cette injustice, elle serait en partie réparée. Mais non, dans ce duel inégal entre les favoris de la nature et les artisans de leur propre gloire, leur cœur se porte presque toujours du côté des privilégiés ; ils vont vers ceux qui sont vainqueurs d'avance, parce que la nature l'a voulu ainsi. Pourtant il y a souvent quelque chose de plus intéressant et de plus méritoire chez leurs adversaires : c'est l'immoralité du duel d'Achille et d'Hector qui se renouvelle éternellement sous les formes les plus variées. Avez-vous jamais réfléchi qu'il y a quelque chose de cruel dans l'enthousiasme que nous inspire le personnage d'Achille, et qu'Hector mérite plus que lui la sympathie, car il est vraiment plus héroïque? Que risque Achille et que lui coûte sa vaillance? je vous le demande. Il est fils d'une déesse, il est protégé par les plus puissants des dieux ; il a été trempé dans le Styx ; ses armes sont les meilleures et son bouclier est un présent de Yulcain. Il n'a aucun mérite à posséder tous ces avantages, et cependant dès qu'il paraît il s'empare de notre âme tout entière et enlève d'assaut notre enthousiasme. Est-ce injustement que les hommes sanctionnent ce favoritisme de la nature? Non. Leurs applaudissements sont un hommage à ce quelque chose de voilé, d'insaisissable et de mystérieux, qui est au delà du domaine de la volonté et du travail. Leur enthousiasme et leur admiration sont
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très légitimes; car quel autre sentiment que cet éton- nement sacré qui s'appelle l'admiration peut nous inspirer une puissance qui échappe à nos poursuites? Que conclure de tout cela, sinon que le signe du vrai génie est précisément cette grâce de la nature dont Rossini est parmi nous le dernier miracle et l'un des plus brillants qu'elle ait jamais opérés ?
Mais la nature a voulu pousser son insolence jusqu'aux dernières limites. Pour que la gloire de cet épicurien insouciant et de ce paresseux inspiré fût complète, il fallait qu'il fût non seulement un grand artiste, mais un grand homme. On peut être un très grand artiste sans être pour cela un grand homme : témoin la plupart des peintres hollandais. Un artiste est un grand homme lorsque son œuvre est tellement importante qu'elle en fait un personnage historique. C'est la bonne fortune qui est échue à Rossini ; il est grand homme sans l'avoir demandé et sans avoir rien fait pour cela. Le spirituel Henri Heine s'était amusé jadis à découvrir une conspiration mimée et chantée contre l'Autriche, dans le Barbier de Séville, et à donner de force un rôle politique à cet indifférent qui professait pour la politique une répugnance si marquée. Mais le rôle de Rossini avait une bien autre importance historique que celle que lui attribuait Henri Heine, et le Barbier de Séville un bien autre mérite qu'un mérite de conspiration. Dans cette œuvre immortelle rayonnait avec un éclat souverain le génie de la mâle et gracieuse Italie. Il semblait perdu ou près de s'éteindre, et voilà que tout à coup sa lu-
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mière resplendissait aveuglante , et que sa voix éclatait, pleine, riche, harmonieuse. La date du Barbier de Séville est à jamais mémorable, car elle est la date de la dernière explosion du vieux génie italien. Comprenez-vous pourquoi nous disons que Rossini est un personnage historique ? Il est l'Italie elle-même, l'Italie s'exprimant sous la forme de la musique. Depuis Arioste, ce grand pays n'a pas eu de fils plus légitime ni de plus lumineuse incarnation de son génie.
Il faut s'entendre pourtant quand nous disons que Rossini est une incarnation du génie italien ; il ne représente qu'une moitié de ce génie, la plus brillante et la plus joyeuse. Cette terre classique par excellence aime les genres et les types tranchés, et ne connaît pas les nuances, si bien qu'il semble que, par amour de la netteté, elle ait scindé son âme et en ait fait deux parts qui vivent chacune d'une vie qui lui est propre. Il n'y a pas de caractère moins complexe que le caractère italien; aussi peut-on dire que ce peuple, qui passe pour dissimulé, est au contraire condamné fatalement à la franchise, car il y est forcé par la simplicité classique de sa nature. Ne cherchez pas chez lui l'enchevêtrement romantique de facultés, de vertus et de vices contraires qui distingue les autres nations de l'Europe et surtout les nations septentrionales. Ce caractère ne met en saillie que les points extrêmes, essentiels, importants de la nature humaine. Cette hardie netteté se fait remarquer en toutes choses, dans la vie active comme dans la vie morale, dans les arts comme dans la politique.
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Aussi peut-on dire que l'âme de l'Italie est en quelque sorte manichéenne, car elle se présente sous deux aspects absolument contraires. D'un côté, elle n'est que sourire et lumière; de l'autre, elle n'est que ténèbres et douleurs. Il y a toujours eu deux Ita- lies qui se sont déroulées parallèlement sans jamais se confondre et qui ont chacune leurs représentants glorieux.
Il y a, d'une part, une Italie grave, sombre, douloureuse, l'Italie de Dante, de Michel-Ange, de Machiavel. Les hommes qui appartiennent à cette Italie se distinguent par une ardeur sérieuse et une intensité de passions qu'on chercherait vainement ailleurs. Jamais la note de la douleur et du désespoir ne fut donnée avec une telle puissance et une si implacable âpreté, pas même dans ces vieux cantiques hébreux où l'âme fait pourtant un appel si formidable au Dieu de miséricorde et de vengeance. Et, d'autre part, il y a une Italie gaie, heureuse, légère, amoureuse des brillantes sensualités, éprise des beautés du monde, aussi radieuse que l'autre Italie est sombre et sévère, aussi expansive que l'autre est désespérée. Comme cette Italie est naïvement dépourvue de scrupules et gracieusement immorale! Comme elle est mâle dans ses sensualités et comme sa bonne humeur est cordiale 1 Son rire résonne franc et sans contrainte, sa joie jaillit en flots lumineux. Jamais âme, ce semble, ne fut plus robuste aux plaisirs et plus richement étoffée pour le bonheur. Le pathétique ne manque pas cependant dans
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cette Italie heureuse; mais les larmes de ce pathétique sont douces à verser, et ses douleurs, loin d'étreindre le cœur, l'inondent comme une volupté délicieuse. Le monde n'a pas connu de plus hardi et plus brillant contraste que celui de ces deux Italies.
Bonheur, malheur, toute l'Italie est dans ces deux mots, et ils expliquent toute son histoire. Ce sont les deux notes que son génie fait retentir avec une incomparable puissance. Avais-je tort de dire que les Italiens n'avaient jamais voulu comprendre de la nature humaine que ce qu'elle a d'essentiel et d'important! Bonheur, malheur, il n'y a pas dans le langage humain une troisième expression qui ait une signification et une importance égales à celles de ces deux-là.
Cette Italie heureuse est celle que représente Ros- sini. Rossini, c'est Arioste s'exprimant par la langue des sons : même bonne humeur inspirée, même cordialité lumineuse, même virile sensualité, même grâce robuste. Je souligne très à dessein cette épithète de robuste, pour bien marquer que dans cette grâce il n'y a rien des aimables faiblesses qu'on décore sou.vent de ce nom : pas de mièvrerie, pas de préciosité, pas de fadeur mélancolique, pas de sentimentalité maladive. Tout, chez Rossini, est de qualité et de substance solides, de qualité sterling, comme diraient les positifs anglais, fait pour durer longtemps et braver les vicissitudes de l'opinion, les intempéries de la mode et les injures des systèmes ; tout est
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mâle, sain et riche, même la sensualité, même la frivolité, même la vulgarité.
Personne, je crois, et dans aucun art, n'a exprimé avec autant de puissance et de charme les sentiments qui sont doux au cœur de l'homme. Rossini est par excellence le chantre du bonheur. On a tout dit en vérité sur sa musique, lorsqu'on a dit que son caractère est d'être radieuse et de porter l'allégresse dans les âmes de ses auditeurs. Ne lui cherchez aucun point de ressemblance, même éloignée, avec l'autre Italie, l'Italie douloureuse et sombre. Le bonheur est tellement l'essence de sa nature et la pente nécessaire et instinctive de son génie, que, même lorsqu'il exprime les passions les plus cruelles ou les sentiments les plus graves, — la jalousie, l'amour tragique, le patriotisme et Ja passion de la liberté, la terreur religieuse et l'élévation de l'âme vers Dieu, — je ne sais quelle joie et quelle ivresse découlent de ses chants. Il m'est impossible de me représenter son Moïse autrement que sous la forme d'un beau prélat romain plastiquement majestueux , et arrachant l'obéissance non par la terreur, mais par l'enthousiasme respectueux qu'inspire sa noble personne. Les terreurs de Sémiramis sont à peu près aussi tragiques que l'aimable effroi qu'on éprouve lorsqu'on entre dans une belle église, éclairée par un jour crépusculaire, tout odorante des parfums de l'encens et toute mélodieuse encore des prières des prêtres. On a remarqué que les chants d'amour de Mozart avaient quelque chose de religieux et
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qu'ils pourraient facilement être transformés èn chants d'église. On pourrait dire de Rossini que tous ses chants religieux ou tragiques ont quelque chose d'heureux et pourraient être transformés en sérénades. Quoi qu'il fasse, il ne peut échapper à la charmante fatalité de son génie ; il lui faut bon gré mal gré laisser apparaître le sourire. Il a trouvé moyen de rendre rayonnante et mélodieuse la douleur de la Mère dont le cœur fut percé des sept glaives. Comme cette douleur est bien cadencée et bien rythmée ! Beaucoup s'obstinent à voir dans le Stabat de Rossini une œuvre religieuse ; religieuse à l'italienne, c'est possible; mais religieuse dans l'acception propre du mot, non. Tout ce qu'on en peut dire de plus vrai, c'est que si, par hasard, les rossignols sont chrétiens, c'est à peu près ainsi qu'ils doivent fêter le vendredi saint.
Le maître, qui se juge avec l'impartialité et la lucidité des hommes de génie, n'admet que trois œuvres, dit-on, dans son glorieux bagage : le Barbier de Séville, Otello et Guillaume Tell. Selon lui, ces trois œuvres dispensent de toutes les autres, qui ne sont que la répétition ou le développement de celles-là; en effet, ces trois œuvres expriment pleinement toutes les faces de son génie. La plus complète des trois est sans contredit le Barbier de Séville. C'est celle qui représente certainement avec le plus de splendeur son opulente et joyeuse nature. Guillaume Tell est celle pour laquelle il doit avoir la préférence la plus marquée, car c'est l'œuvre académique de ce
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talent qui mérite si peu cette épithète ; c'est l'œuvre où il a voulu, pour la seule fois de sa vie peut-être, faire acte de grand musicien. Je ne sais pourquoi il nous a toujours semblé y sentir qu'en se mettant à la tâche il avait eu la détermination bien arrêtée de produire un chef-d'œuvre, et qu'il s'était promis à lui- même de montrer au monde ce que c'était qu'un homme de génie. Il y a dans Guillaume Tell tout l'effort dont son indolent génie semble capable et dont son inspiration s'était toujours passée. Mais, des trois œuvres nommées, celle pour laquelle nous avons la préférence la plus partiale, c'est Otello. Guillaume Tell est plus élevé, le Barbier est plus complet ; Otello a pour nous quelque chose de plus fin et de plus rare. Là se trouve exprimé musicalement ce pathétique particulier que nous avons signalé comme propre à l'Italie heureuse, ce pathétique qui, à bien prendre, n'est autre chose qu'une forme de bonheur. C'est le bonheur qui prend congé des cœurs qu'il aimait à habiter, mais c'est encore lui; pour ses adieux, il ne peut se dispenser d'employer le brillant langage qui lui est familier, et il se contente de l'attrister légèrement. Les mânes des félicités perdues voltigent comme des ombres chères sur les malheurs présents. Tristesse caressante ! exquis chagrin ! douleur délicieuse ! plaintes élégantes, qui n'inspirent aucune angoisse et qui remuent dans le cœur une voluptueuse pitié! C'est le pathétique des passions qui ont la beauté pour but et des infortunes qui ont l'amour pour auteur; le pathétique qui est naturel
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aux cœurs nés pour le bonheur. Et que tout cela est bien italien 1 En écoutant ces accents, l'imagination se reporte vers les héros courtois et les belles héroïnes de Boccace, d'Arioste et du Tasse, endormies dans la mort, et, toutes semblables aux nymphes de Corrège, sommeillant sous les ombrages d'un paysage italien. C'est la douleur de Sylvestra qui se couche doucement sur le cercueil de son ami, pour ne plus se relever; ce sont les adieux de Zerbin à Isabelle, le suprême entretien de Clorinde et de Tancrède. En outre, cet opéra nous ravit, quoi qu'en disent des juges sévères, parce qu'il nous semble que c'est celui où Rossini a le mieux exprimé tout ce que son âme heureuse est capable de porter de douleur et de mélancolie.
Rossini, c'est le dernier soupir de la vieille Italie. Un Bellini, un Donizetti ne sont que des Italiens ; mais Rossini, c'est l'Italie elle-même, l'Italie qu'on ne reverra plus et qu'on ne retrouvera plus. Un nouvel âge commence. Voici venir avec Verdi le cosmopolitisme, la révolution, la démocratie, les sourds échos des sociétés secrètes, les trompettes de Jéricho... L'âme italienne change de forme ; sa voix mue ; ses brillantes ailes laissent tomber leurs vieilles plumes. C'en est fait pour toujours de cette âme joyeuse et forte dont Rossini a eu l'honneur d'être la suprême incarnation.
Novembre 1862.
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LA
FIANCÉE DU ROI DE GARBE
ET
LE DÉCAMÉRON DE BOCCACE
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LA.
FIANCÉE DU ROI DE GARBE
ET
LE DÉCAMÉRON DE BOCCACE
Il y a quelques années, comme je parcourais le Dé- caméron de Boccace, en quête de renseignements sur la filiation et les métamorphoses de certains sujets romanesques, je me trouvai subitement pris et comme fasciné par la singulière beauté de l'histoire d'Ala- ciel, la fiancée du roi de Garbe. Les nouvelles que je venais de lire formaient sans doute de bien jolis groupes et de bien aimables contrastes. Les unes n'étaient que grâce, les autres n'étaient que tendresse; celles-ci brillaient par une verve spirituelle, une mutinerie de sentiment, une pétulance érotique, franches de tout péché de mièvrerie et de toute hypocrisie langoureuse; celles-là, animées par une passion et une véhémence italiennes, étaient chaudement sensuelles, voluptueuses avec sérieux, avec gravité et presque avec austérité; d'autres enfin se
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recommandaient par un charme romanesque d'un caractère touchant qui aurait presque réconcilié l'imagination avec le faux et l'artificiel, tant le génie du conteur avait sauvé avec habileté les invraisemblances des situations et les mensonges des sentiments. L'histoire d'Alaciel cependant les effaçait toutes par l'éclat de son coloris, la vigueur de sa narration, la variété de ses tons, l'éloquence de son langage, la vivacité de ses allures, la portée sombre et tragique de son sujet. Toutes les autres nouvelles étaient humbles et petites devant celle-là, et s'abaissaient aux proportions modestes de suivantes égrillardes ou de dames de compagnie romanesques. L'histoire d'Alaciel, comme l'héroïne même, tenait rang de princesse et de reine dans le monde du Dé- caméron. Que vous dirai-je ? c'était comme une rose énorme qui s'élèverait triomphanle au-dessus d'un parterre de fleurs plus gaies et plus touchantes peut-être (la rose est semblable à la grande beauté, elle a l'empire plus que le charme), mais moins parfaitement belles, et qui noierait sous ses parfums riches et abondants leurs aromes plus fins, plus suaves, plus pénétrants, mais plus énervants et plus pauvres.
Je fus étonné et même un peu humilié de n'avoir pas mieux remarqué pendant mes lectures antérieures du Décaméron l'énergie, la profondeur et la perfection de ce beau récit. Naguère, si l'on m'eût demandé quel était le chef-d'œuvre de Boccace, j'aurais peut-être répondu comme tout le monde, par
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habitude, l'Histoire de Griselidis, ou plutôt j'aurais désigné, à cause de la passion tout particulièrement italienne qui l'anime, et aussi à cause d'une de ces préférences auxquelles il est si doux d'obéir, l'histoire de cette Sylvestra qui eut le malheur d'inspirer un si fatal et si singulier amour, et près de laquelle son jeune amant, étiolé par le désir et l'absence, revint s'éteindre d'une mort si tranquille. Maintenant au contraire j'aurais nommé la Fiancée du roi de Garbe. Voilà le vrai chef-d'œuvre de Boccace , la preuve la plus incontestable de son génie. Aucune de ses nouvelles n'exprime aussi complètement sa forte et assez complexe nature. Dans aucune on ne rencontre mieux fondu ce mélange de gouaillerie presque gauloise et de passion italienne, d'enjouement mondain et de gravité philosophique qui le distingue; dans aucune n'éclatent et ne se déploient avec une telle ampleur la mâle sensualité, la grâce bien portante, la hardiesse de langage, la gaieté forte et parfois un peu sombre, le cynisme solide comme l'expérience et sérieux comme la vie de ce libre, viril et élégant esprit.
C'est un vrai chef-d'œuvre de la première ligne à la dernière. Il en faut tout admirer, depuis le discours où Pamphile, le décaméroniste narrateur de l'histoire, expose en forme d'exorde, avec cette simplicité toute classique des Italiens qui ne s'effraye pas d'une vieille vérité, combien nos vœux sont la plupart du temps contraires à notre bonheur, et combien il est vain de désirer des dons qui ne sont
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accordés à leurs possesseurs que pour leur ruine, jusqu'à la conclusion, exprimée avec une concision si charmante sous la forme de cet aphorisme qui mérite d'arrêter un instant la pensée des voluptueux enclins à la réflexion : Per ciô si disse : bocca basciata non perde ventura, anzi rinnuova come fa la luna. Cet aphorisme ne résume-t-il pas en effet avec une spirituelle exactitude le caractère de l'Italie amoureuse : absence de candeur et d'innocence, science pratique consommée du prix des choses qui concernent la volupté et la beauté ? Certes il y a beaux jours que le peuple qui a formulé un pareil aphorisme a perdu ses illusions d'adolescence ; mais il sait quel est le prix de la beauté, et il l'apprécie comme une valeur solide et qui ne trompe pas, indépendamment de l'âme, sur laquelle son peu de candeur l'empêche de compter.
L'histoire d'Alaciel, qui nous présente le génie de Boccace sous sa forme la plus achevée, nous permet mieux peut-être qu'aucun autre de ses contes de saisir et d'expliquer le contraste qui fait le fond de son génie, et qui constitue une des originalités littéraires des grands Italiens. En quoi consiste donc ce contraste? Simplement en ceci : qu'il n'y a pas de corrélation étroite entre les matériaux et la forme de leurs œuvres. Ils appliquent à des éléments nés d'un ordre de choses nouveau des formes qui furent employées à revêtir des idées et des sentiments dès longtemps disparus et souvent fort contraires à ceux qu'ils veulent exprimer. Dante est celui de tous les
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Italiens chez qui ce contraste est le moins accusé; l'invincible originalité de sa pensée le fait échapper en partie à la tyrannie de la forme antique et lui fait découvrir une forme toute personnelle, singulièrement variée de tons et d'expressions, où tous les styles se rencontrent sans se heurter et se succèdent sans se nuire, depuis le style de la poésie lyrique la plus élevée et la plus idéale jusqu'au style de la satire la plus violente et la plus triviale. Pétrarque est celui chez lequel ce contraste est le mieux voilé et le mieux fondu ; mais là où il se laisse apercevoir tout à fait distinctement, c'est dans Arioste et surtout dans Boccace. Sous ce rapport, l'auteur du Décaméron peut être donné comme le type le plus exact, sinon le plus glorieux, de l'esprit littéraire italien, comme le représentant le plus vrai de la situation un peu bizarre que le cours du temps a faite à l'Italie. Cette situation, c'est celle d'un homme qui conserve les habitudes et les passions d'esprit d'une condition qui n'est plus la sienne dans une condition nouvelle où il a glissé lentement, et qui lui crée forcément de nouvelles amours, de nouvelles relations et de nouveaux devoirs. Cet homme est autre par l'esprit qu'il n'est par la fortune, autre par le caractère qu'il n'est par les moeurs : telle fut la situation de l'Italie au moyen âge, même à l'époque la plus brillante de sa liberté et de sa gloire. C'est la situation si merveilleusement mise en relief, sous sa forme la plus âpre, par le récit que fait Machiavel de son séjour parmi les campagnards et les
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rustres italiens. Il se délecte à lire son Tite-Live et son Salluste, tout en prenant une sorte de plaisir pervers à voir la canaille qui l'entoure s'enivrer, s'injurier, se porter aux dernières violences dans ses querelles de cabaret. Boccace, lui, n'exprime de cette situation que ce qu'elle a d'aimable, de galant, de sociable et de tout à fait poétique. Il accepte les conditions nouvelles que le temps, toujours en marche, a forcément imposées à l'Italie, restée antique d'esprit et devenue moderne de mœurs, ou, pour mieux dire, il n'y songe même pas, et c'est là un de ses plus grands charmes. Il n'est pas récalcitrant comme Machiavel; il est naïvement, joyeusement, un Italien du moyen âge, tout en étant un ancien par la culture intellectuelle; il se sent heureux dans la société de ces patriciens et de ces bourgeois d'Italie ; il emploie avec bonheur tout son savoir et tout son talent à la peinture de leurs mœurs et de leurs habitudes, à la transcription des conversations qu'il a eues avec eux, des anecdotes et des bons mots dont ils se gaudissent, des récits d'aventures qu'ils ont rapportées de leurs voyages lointains, des petits drames domestiques qui ont fait couler leurs larmes. Nulle part, dis-je, les contrastes de cette situation ne sont mieux marqués que dans le génie et les œuvres de Boccace. La culture et la forme de ce génie sont antiques, les éléments qu'il met en œuvre sont du moyen âge.
Ce contraste un peu bizarre, assez marqué pour se laisser facilement découvrir, ne l'est jamais assez pour choquer et causer une impression désagréable, car il
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ne dégénère jamais en opposition et en antithèse. On est d'abord quelque peu surpris de voir employer au récit d'historiettes féodales sentimentales, de farces de commères italiennes, de fourberies de moines, de légendes amoureuses, voire de simples charges d'atelier, les formes de langage dont se sert Cicéron pour exposer les devoirs de l'homme et les procédés de composition que Tite-Live emploie pour raconter les guerres samnites ; mais cette surprise ne dure qu'un instant, ou, pour mieux dire, change très vite de caractère. On admire l'habileté avec laquelle les formes antiques ont été appliquées à des sujets qui semblaient les exclure, à un genre qui semblait ne pouvoir les supporter sans en être écrasé. On a là sous des proportions réduites le miracle que les Italiens seuls ont su réaliser complètement : l'harmonie des deux ordres de sentiments et de pensées les plus opposés qui se puissent concevoir, l'union difficile, presque contre nature et cependant presque toujours heureuse, de ce que l'antiquité et le moyen âge eurent respectivement de plus original et de plus particulièrement caractéristique. Si la forme est classique, la matière, la substance première sont romantiques, de sorte qu'au moment même où il rappelle Tite-Live, Salluste ou Cicéron, Boccace emporte l'imagination vers Shakspeare, Spenser et Chaucer, et que l'admiration du lecteur, doublement sollicitée, est pour ainsi dire contrainte de s'écrier en une même émission de pensée et de voix : « C'est ainsi que parlent les anciens, c'est ainsi qu'agis-
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sent les héros de la poésie et du drame modernes ! » L'art du narrateur est donc d'autant plus admirable que ce contraste est plus profond et plus radical. Qu'est-ce en effet qui caractérise avant tout le goût classique? C'est l'amour de ce qu'il y a d'essentiel et d'immuable dans la nature, et le dédain de ce qu'elle a d'accessoire et de contingent. Et qu'est-ce qui caractérise au contraire le moyen âge? quelles sont les nouveautés qu'il a introduites dans la littérature? C'est la vie dans toute sa turbulence et dans tout son luxe de détails, le mouvement, la variété, la couleur, ou, pour nous exprimer d'une manière plus précise et qui marque mieux l'antithèse, l'accident dans ce qu'il a de plus passager et de plus contingent, l'individuel dans ce qu'il a de plus mobile. Voilà les deux mondes opposés qui se présentent dans Boc- cace, et qui sont représentés l'un par sa narration à la fois ample et sobre, l'autre par le genre même adopté par le narrateur, c'est-à-dire le conte, l'anecdote.
Je dis qu'il n'y a qu'un Italien pour réaliser un pareil tour de force avec cette bonhomie, cette aisance, ce sans façon, cette complète absence d'effort. Toutes proportions gardées, c'est le même miracle que les Italiens ont réalisé dans la peinture, dont ils ont deviné, compris, accepté toutes les conditions de mouvement, de variété, de couleur, sans cesser d'obéir aux règles du grand goût classique. N'est-il pas vrai en effet que ce qu'il y a d'accidentel, de mobile et d'individuel dans la nature compose la
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matière même de la peinture, et n'est-il pas remarquable que les Italiens soient les seuls artistes qui aient su faire régner la stabilité dans ce monde de la mobilité, et donner un caractère de permanence à ce monde de l'accident? Avec un tact, une adresse et une sagesse d'autant plus admirables que ces qualités sont chez eux-naturelles, d'autant plus infaillibles qu'elles agissent avec la sûreté de l'instinct, les Italiens ont su trouver précisément la mesure de ralentissement qu'on peut imposer à la mobilité, le point délicat d'équilibre sur lequel on peut appuyer l'éphémère, le centre de gravité dans lequel on peut arrêter ce qui est fugitif. Eux seuls ont su découvrir cette mesure proportionnelle entre l'immobilité, qui est le caractère de l'essentiel, et la vivacité fugace, qui est le caractère de l'accidentel. Leurs figures ont une fermeté, un aplomb, une solidité d'attitude, qui ne se rencontrent pas chez les peintres des autres écoles, sans que pourtant la vie soit en aucune façon figée et immobilisée. En un mot, les Italiens sont les seuls artistes qui aient su être pittoresques sans cesser d'être classiques. C'est par cette même raison que Boccace a su être libertin à outrance, et, pour nous exprimer avec plus d'énergie, trivial à cœur-joie, sans cesser d'être noble. Un voluptueux sans frivolité, un gausseur sans commérage, un cynique sans obscénité, c'est là une singularité qui s'est rarement rencontrée.
Cependant ce contraste entre la forme de Boccace et les sujets qu'elle traduit a choqué d'excellents es-
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prits; l'un d'eux, s'il m'en souvient bien, a parlé un peu dédaigneusement de la narration cicéronienne beaucoup trop vantée, disait-il, du Décaméron, et lui a préféré hardiment la narration naïve de Froissard et les récits de nos vieux conteurs français. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, nous nous contenterons de quelques mots. On peut, si l'on veut, préférer la manière de narrer de Froissard à celle de Boccace, pourvu qu'on avoue que cette préférence est une préférence du goût individuel,, et non une préférence du jugement critique, qui doit toujours être assez fort pour vaincre les sympathies ou les répugnances de l'âme et de la nature, et nous faire prononcer contre nos propres inclinations. Il est certain que Froissard a plus de naïveté et de gentillesse , mais il n'a pas plus de bonhomie. On peut très justement reprocher à Boccace de manquer de naïveté, et cependant ce reproche n'a aucune portée sérieuse, car il ne peut s'adresser spécialement au conteur, et il tombe, en même temps que sur lui, sur tous les grands écrivains et tous les grands artistes de son pays. Boccace manque nécessairement de naïveté, parce qu'il est Italien, et que la naïveté, pas plus que ses qualités sœurs, l'innocence et la candeur, n'entre dans la composition du génie italien. Cela ne veut pas dire que les Italiens n'ont rien conservé de ces facultés inconscientes comme l'instinct et charmantes comme la nature qui sont inhérentes à l'essence primitive de l'âme; non certes, ils ont conservé toutes celles qui sont compatibles avec une grande expé-
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rience morale et une longue existence, mais ils n'ont conservé que celles-là. La simplicité, l'abandon, la bonhomie, leur tiennent lieu de naïveté. Quant à cette pudeur de l'esprit, à cette rougeur de l'innocence alarmée, à cette timidité farouche et à cette hardiesse audacieuse de l'ignorance première, qui craint tout et ose tout parce qu'elle ne sait pas, quant à toutes ces choses adorables qui composent ce que nous appelons naïveté, il ne faut pas les demander aux Italiens, même aux plus purs, aux plus élevés et aux plus saints. La grande culture intellectuelle, l'antiquité de la civilisation, l'excès des voluptés morales et physiques, l'habitude de la domination, l'expérience du malheur, ont dès longtemps tari cette source première de l'innocence [et de la candeur. L'histoire de l'âme italienne ressemble à celle de ces années où l'hiver rejoint directement l'été, et qui ne connaissent pas cette douce transition que nous nommons le printemps. L'âme italienne n'a pas connu le printemps, ou, si elle l'a connu, il fut bien court, car elle semble n'en avoir même pas conservé le souvenir. Opulente, féconde, rayonnante d'une lumière sans égale, belle d'une beauté robuste, et qui n'a pas besoin du secours des ombres et des clartés indécises et tremblantes, cette âme participe de la nature physique des lieux qu'elle habite, de l'âpreté de ses montagnes et de la sécheresse majestueuse de ses plaines; mais la verdure y fut toujours rare, et l'éclat de la lumière y fit de tout temps tort à la fraîcheur.
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D'autre part, il est certain qu'il y a une plus complète unité entre la forme et le fond chez nos vieux conteurs français et spécialement chez le plus célèbre, le conteur du recueil des Cent nouvelles nouvelles. Ils obéissent mieux peut-être à cette loi de l'art qui veut que la forme d'un ouvrage naisse naturellement de la substance de cet ouvrage, comme un enfant naît d'une mère. Leur style est en rapport plus exact avec leur sujet, et l'on pourrait dire que leur talent porte un costume plus conforme à sa condition et à ses inclinations. Ils racontent cyniquement des anecdotes cyniques, ils expriment trivialement des trivialités. Cependant cette trop grande unité entre leur langage et leurs pensées a quelque peine à nous plaire. Nous ne leur savons presque aucun gré d'être bas et vulgaires : nous trouvons bien naturel qu'ils le soient, puisque leurs thèmes le sont, mais il nous faut un certain effort pour leur en faire un mérite. Les choses sont souvent doutant plus repoussantes qu'elles sont plus franches et qu'elles répondent mieux à l'idée que nous en avons. Un débauché qui parle le langage propre à la débauche est certainement plus fidèle à lui-même qu'un libertin qui s'exprime avec élégance et noblesse, et cependant le premier nous laisse une impression désagréable, tandis que le second nous laisse une impression gracieuse. Il y a entre Boccace et nos vieux conteurs la différence qui sépare un grossier plébéien gaulois d'un patricien dissolu de Florence.
Dirai-je toute ma pensée? cette mâle éloquence et
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cette sévérité antique de style me semblent répandre sur les sujets de Boccace, sinon de l'innocence et de la pureté, au moins de la décence et de la pudeur, car elles écartent ce qui constitue essentiellement le libertinage, c'est-à-dire le ton grivois, l'équivoque obscène, le persiflage frivole, en un mot ce scepticisme que les écrivains gaulois aiment tant à introduire dans les descriptions du plaisir, et qui, comme un ver rongeur, pique la fleur de la volupté et en altère le parfum. Le scepticisme, en effet, n'est pas moins dangereux dans les choses du plaisir que dans celles de la pensée, il y exerce les mêmes ravages et de la même manière. La beauté de la forme dans Boccace conserve à la sensualité tout ce qu'elle a de sérieux en la protégeant contre les atteintes de la frivolité. Sans dénaturer le caractère de ces passions de la chair et du sang, Boccace leur fait exprimer tout ce qu'elles contiennent d'âme, car les passions de la sensualité ne sont pas purement physiques, elles ont une âme, et quiconque essaye de les peindre sans tâcher de surprendre cette âme les ignore ou les calomnie. La sensualité a ses affections, ses tendresses, ses délicatesses propres, si bien que les épicuriens s'arrêtent quelquefois interdits devant certains mouvements de l'être amoureux et se demandent si tel sentiment appartient à la chair ou appartient au cœur, avec autant d'embarras que les graves théologiens en éprouvent parfois à décider si telle pensée appartient à la nature ou appartient à la grâce. Boccace connaît ces affinités entre les sen-
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sations et les affections morales, et il les rend à merveille. Voyez par exemple avec quelle éloquence il a exprimé ce qu'on peut appeler la reconnaissance de la chair dans l'épisode d'Antioche de la Fiancée du roi de Garbe. Vous vous rappelez sans doute en quoi consiste cet épisode? Lorsque le sultan Osbeck dut partir pour aller combattre le roi de Cappadoce, il confia le soin de cette belle Alaciel, qu'il avait conquise sur le prince Constantin, à un de ses familiers nommé Antioche. Cet Antioche était un homme déjà avancé en âge, qui touchait même au seuil de la vieillesse, et qui ne pouvait plus espérer une aussi brillante conquête que celle de cette princesse dont la beauté enflammait tous les cœurs. Cependant Alaciel fut touchée de sa bonté, et, l'estime agissant cette fois à l'égal de l'amour, elle voulut couronner par un bonheur inespéré la vie de son protecteur et de son ami. Lorsque cette bonne fortune lui fut advenue, Antioche, sentant qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie, et qu'il ne fallait pas manquer cette occasion de sortir poétiquement de ce monde, se décida à mourir. A son lit de mort, il recommanda Alaciel à un marchand chypriote de ses amis. Relisez l'admirable discours qu'il adresse à son ami et à sa maîtresse : en dix lignes, Boccace a trouvé moyen d'exprimer avec une simplicité et une concision sans égales toutes les nuances d'un sentiment singulièrement délicat et compliqué. Ces adieux sont à la fois d'un amant et d'un vieillard. Antioche n'éprouve aucun de ces regrets désespérés qu'un
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amant plus jeune aurait ressentis. La mort n'a pas besoin de lui faire violence; il meurt heureux, en remerciant d'un bonheur qu'il ne devait pas croire fait pour lui, et dont le souvenir continuera chez les ombres à être l'aliment de son âme. Pas d'autre tristesse que la mélancolie inséparable de tout adieu et cette autre mélancolie inquiète inséparable d'un désir dont l'accomplissement ne tient pas à notre volonté. C'est un discours vraiment antique par la forme et le sentiment. Ainsi devaient mourir les sages, pour qui la volupté ne s'était pas montrée menteuse, et qui avaient rencontré le bonheur dans la pratique des doctrines d'Aristippe ou d'Épicure. Priez donc le scepticisme libertin de comprendre le sérieux et l'élévation de tels sentiments mélangés, et essayez d'introduire de telles beautés dans un récit d'amour sensuel au moyen d'un style grivois et léger 1 Il y a aussi tout un ordre de scènes et de tableaux que la narration de Boccace rend admirablement : je veux parler de ces scènes et de ces tableaux auxquels se complut le génie antique, et qui sont à l'art de la description ce que les paysages historiquès sont à l'art de la peinture. Chez Boccace comme chez les anciens, l'humanité fait encore les frais des fonds de tableaux, des encadrements, des décors. Il ne décrit que les scènes où l'humanité se trouve mêlée à la nature et en lutte contre ses fatalités : la peste, la guerre, l'incendie, la tempête. Sa narration lui permet de rendre ces sombres tableaux, qui ne supportent pas le détail, avec plus de vigueur et de vérité
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que ne le pourraient faire une description plus analytique et un sentiment plus moderne de la nature extérieure. La description classique reste maîtresse dans tous les sujets qui demandent à être saisis et rendus d'ensemble, et Boccace ne peint jamais que ceux-là. Rappelez-vous la peste de Florence dans l'introduction du IJécaméron, le combat naval et la tempête du conte de Chimon et Éphigène, et spécialement le naufrage des premières pages de la Fiancée du roi de Garbe : quelle énergie et surtout quel art dans ce dernier épisode ! En quelques traits sobres et nets, Boccace a su rendre visible aux yeux du lecteur le tableau le plus varié et le plus rempli de péripéties. Que de scènes dans cette unique scène ! Les phases différentes de la progression de la tempête, chacune décrite avec son caractère propre, les divers sentiments par lesquels passent les matelots, l'empressement égoïste avec lequel ils se précipitent dans la chaloupe en présentant la pointe de leurs sabres à leurs camarades qui sont encore sur le vaisseau pour les empêcher de descendre, l'anarchie cruelle qui ' nait du péril suprême et de la terreur panique, le lever du soleil sur le vaisseau naufragé, l'agitation désespérée d'Alaciel qui court çà et là sur le pont secouant ses femmes évanouies, on voit distinctement tout cela, et le tableau n'a pas plus d'une page. Ce naufrage de la Fiancée du roi de Garbe est un modèle de description à la manière classique, et malgré sa concision l'une des plus remarquables. tempêtes que nous ayons lues dans aucun écrivain.
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Qu'est-ce cependant que cette histoire d'Alaciel, fiancée du roi de Garbe, qui m'a permis de rechercher et d'exposer les caractères du mérite littéraire de Boccace? Ce n'est pas seulement le miroir le plus lumineux et le plus net du génie de l'auteur du Décaméron; c'est un chef-d'œuvre qui, détaché du Décaméron et isolé, conserverait encore sa valeur propre. Il serait assez difficile en effet d'isoler les autres récits, car ils se font valoir les uns les autres par l'opposition de leurs couleurs et les différences légères de leurs formes. Détachés, ils n'ont pour la plupart qu'une valeur anecdotique; mais chacun, lu en sa place et comparé à ceux qui le précèdent et le suivent, apparaît comme une partie intégrante d'une grande conception épicurienne. Cette conception, c'est l'amour présenté non seulement comme la passion dominante du cœur humain, mais comme le moteur principal de la vie sociale et le véritable souverain du monde. C'est lui qui remplace à la fois la fatalité antique et le libre arbitre chrétien. Ce que nous nommons jeux du hasard n'est, si nous savons bien regarder, que les jeux de l'amour. Dans ce que nous appelons nos décisions volontaires et libres, il ne faut voir que les impulsions irrésistibles de cette force, habile à se dissimuler. Nous sommes dans ses mains comme l'argile dans les mains du potier, comme le grain dans le van du vanneur. Ses vengeances ou ses faveurs viennent jusqu'à nous par ricochets, par succession innombrable de causes et d'effets; nous ne savons d'où nous arrive tel bonheur
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inespéré ou tel malheur imprévu : c'est l'amour qui, à des distances souvent immenses, se plaît à lancer des orages dont nous ressentons le contre-coup. Tout le Décaméron n'est pas autre chose que la démonstration, par cent exemples de nature et de forme diverses, de cette pensée générale. Les nouvelles ne sont pas mises indifféremment à la suite les unes des autres, elles sont rangées avec une liberté méthodique, selon leur donnée et leur morale, dans l'une ou l'autre des dix journées qui composent le Décaméron, et qui forment comme autant de catégories des transformations du sentiment de l'amour. Nous avons successivement les jeux de l'amour et du hasard, les ruses et les diplomaties de lJamour, les crimes de l'amour, etc. Le livre est aussi classique par l'ordonnance que par le style. Les diverses anecdotes qui le composent n'ont donc pas une valeur absolument indépendante : chacune d'elles, isolée, ne serait qu'une gentille historiette; rapprochée des autres, elle acquiert une signification morale, parce qu'elle participe à la pensée générale de l'auteur, dont elle devient un exemple particulier et une application. Elle marque soit un des points de départ, soit une progression, soit une conclusion de cette pensée qu'on voit naître, croître et arriver enfin à son point culminant et tout à fait lumineux dans chacune de ces dix journées.
Mais, quoique l'histoire d'Alaciel rentre dans une de ces catégories méthodiquement classées et reliées (celle des fatalités de l'amour et des jeux de
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la fortune), elle se tient debout en quelque sorte par la seule force de sa donnée et l'évidence de la vérité qu'elle veut démontrer. Elle peut être isolée, car nous n'avons pas besoin des nouvelles qui la précèdent et qui la suivent pour comprendre les caprices de la fortune et la fatalité implacable de l'amour; elle dit si complètement ce qu'elle veut dire, avec une telle éloquence, un tel luxe de preuves, une telle ironie et une telle tristesse, que nous n'avons que faire d'un autre exemple.
Voyez un peu cependant combien il y a de manières de comprendre une même chose. L'histoire d'Alaciel est-elle triste, est-elle gaie? Cela dépend beaucoup du caractère et de l'humeur du lecteur. « Le monde, dit l'humoriste Thackeray, est comme nous voulons le voir. Il est gai et comique, si vous voulez qu'il soit gai et comique; il est sombre et tragique, si vous voulez qu'il soit sombre et tragique. Cela dépend de la lorgnette dont vous vous servez pour le regarder. » L'histoire de la fiancée du roi de Garbe est généralement prise par le côté plaisant, et elle a acquis une réputation comique et gaie, parce que la plupart des lecteurs, appliquant à leur manière la maxime de Thackeray, ont voulu qu'elle soit comique et gaie. On pourrait dire que le plus grand des malheurs de la belle Alaciel, c'est d'avoir pour toute consolation servi de sujet d'amusement à tous les cœurs vulgaires et de comparaison grivoise à toutes les conversations libertines. On dit d'une femme qui compte un trop grand nombre d'aventures qu'elle
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a changé d'amoureux aussi souvent que la fiancée du roi de Garbe. On dit d'un homme versatile ou battu par les vents contraires de la fortune qu'il est plus changeant que les destinées de la fiancée du roi de Garbe, ou plus ballotté qu'elle par les hasards de la vie. Ce nom de fiancée du roi de Garbe est devenu synonyme de toute sorte d'aventures malencontreuses et burlesques. Notre bon La Fontaine, pour comble de malheur, a pris cette histoire dans Boccace et en a fait un de ces contes lestes, grivois, qu'il fait si bien, en sorte que la seule fiancée du roi de Garbe que l'on connaisse est celle de La Fontaine et non celle de Boccace. Le conte grivois a fait oublier le conte sérieux et dramatique. La plupart des lecteurs ont cru que la traduction de notre poète pouvait les dispenser de l'original, et ils ne savent pas que cette traduction est infidèle.
L'histoire est-elle donc aussi gaie que la fait la tradition? Ce n'était pas précisément l'avis d'Alaciel. Lorsqu'au terme de son long pèlerinage amoureux et sanglant elle eut rencontré dans l'île de Chypre le vieux courtisan Antigone qu'elle avait connu à la cour de son père, le sultan de Babylone, et qu'elle lui eut raconté ses aventures, elle soumit à son jugement ses embarras de conscience et sollicita l'appui de ses conseils. Avec quelle délicatesse de fille bien née elle lui expose les raisons qui la font hésiter à retourner à sa première condition! avec quel noble sentiment de sa propre dignité et de celle des autres elle lui demande si elle ne ferait pas mieux de cacher sa vie
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désormais et ne pas démentir le bruit de sa mort! Alaciel jugeait bien, à notre avis, car son histoire nous apparaît sinistre, et elle apparut telle à Boccace. Avec l'œil du génie, il a percé l'extérieur bariolé, les apparences bouffonnes de cette anecdote, et y a vu la donnée tragique qui y est contenue réellement, c'est-à-dire la fatalité de la beauté. Il n'y a là de thème de gaieté que pour les esprits superficiels et incapables de méditation.
Ne trouvez-vous pas en effet qu'elle prête à rire, cette destinée d'Alaciel, qui, toujours innocente et par la seule puissance d'un don fatal, sème la mort sur ses pas? Comme elle est désopilante, cette histoire toute pleine de coups de poignard, de guets-apens, de guerres sanglantes, qui commence par un naufrage et qui finit par un mensonge ! Le premier amant d'Alaciel meurt assassiné par son jeune frère ; celuici succombe sous les coups de deux meurtriers qui se disputent dans un duel au couteau, à la manière génoise, la possession de la belle, et qui la perdent tous deux avec la vie. Le prince de Morée, qui en hérite, est assassiné par le duc d'Athènes, et, pour la ravir à ce dernier, le prince Constantin n'hésite pas à engager une guerre dont il ne connaît pas les résultats, à jouer le sort de son empire et à sacrifier des milliers d'hommes. Son audacieuse entreprise est récompensée comme elle le mérite, car la fatalité lui' enlève Alaciel, pour la jeter en proie au sultan Osbeck. Cette Alaciel tant convoitée ne fait aucun heureux, si ce n'est le vieux Antioche, et c'est là
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encore une des dérisions du sort. Il n'y aura qu'un seul homme qui sera heureux par elle, et celui-là, ce ne sera aucun de ces princes et de ces brillants gentilshommes qui se disputent sa conquête : ce sera un pauvre barbon qu'elle consentira à aimer un peu par estime, beaucoup par reconnaissance de pouvoir parler enfin sa langue natale et d'être délivrée du rôle de muette qu'elle joue depuis si longtemps, davantage encore par lassitude du cœur. Ainsi elle ne peut même jouir de ce qu'il y a de brillant dans son équivoque destinée : tant d'orages aboutissent simplement, comme dans la vie ordinaire, à une demi-platitude, ou, pour parler d'une manière moins méprisante, à une affection sensée ou estimable, mais qui n'a rien de bien éblouissant ni de bien poétique. Quel plus cruel exemple des cruautés de la fortune que celui de cette femme née princesse et fiancée de roi, passée de main en main comme une esclave antique, et forcée de subir des admirations qui sont des outrages et des passions qui sont des attentats!
On pourrait appeler cette histoire la tragédie de la beauté. Oh ! oui, Pamphile parle justement lors- qu'avant de commencer son récit il expose la vanité des vœux et des désirs humains. La suprême sagesse serait de ne former aucun désir, car les biens que nous souhaitons sont presque infailliblement ceux qui doivent nous conduire à notre perte, et nous ne nous apercevons de l'extravagance de nos vœux que lorsque notre ruine est consommée. Bien plus, il faudrait autant redouter par prudence les dons de la
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nature que ceux de la fortune ; malheureusement ceux-là nous sont imposés fatalement, et nous ne sommes pas libres de les refuser. Tout se paye, disait l'empereur Napoléon; tout se solde et se compense dans l'ordre de la nature aussi bien que dans l'ordre social et politique, ajouterons-nous. Heureux encore sommes-nous lorsque la balance se tient à peu près en équilibre, et lorsque le prêt que nous avons reçu n'entraîne pas la banqueroute de la vie. Une loi fatale et implacable veut que l'homme expie ses dons. C'est une loi étrange et d'une injustice si criante qu'elle semble paradoxale et que nous avons peine à y croire, mais l'application en est tellement constante que le doute nous est défendu. Nous ne connaissons pas les raisons de cette loi cruelle, et les explications qu'on peut donner de sa légitimité ne sont point faites pour consoler de ses rigueurs. Ce qu'on peut dire de mieux, c'est que, lorsqu'un homme a reçu un don de la nature, il ne s'appartient plus et n'est plus maître de sa destinée. Il doit subir cette destinée, quelle qu'elle soit, avec obéissance et résignation, car il n'est plus qu'une des forces de la nature, qui s'est incarnée en lui pour accomplir ses fonctions dans l'œuvre universelle du monde. Les plaintes mêmes et les reproches lui sont interdits; autant vaudrait que la foudre se plaignît d'être obligée de gronder et la mer de gémir. Les dons, quels qu'ils soient, un grand génie, une grande beauté, un grand caractère, ne nous ont pas été accordés pour notre .bonheur, non plus que pour notre malheur, et il
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importe que l'homme et la femme qui les possèdent sachent qu'ils ont été choisis simplement pour être des instruments d'activité et des stimulants de passion. Ils ont été doués afin d'être désirés ou enviés, et, en étant désirés et enviés, afin de réveiller dans les autres hommes le sentiment de la vie et de leur en faire comprendre le prix. Certes c'est là une expli- cation raisonnable ; est-elle plus consolante pour cela? Ce n'est pas une consolation que de se dire qu'on ne s'appartient pas afin que les autres puissent s'appartenir, et qu'il est juste qu'on soit malheureux pour que les autres acquièrent la conscience du bonheur.
Ce qu'il y a de particulièrement blessant et cruel dans cette loi, c'est l'hypocrisie avec laquelle la nature l'applique, la trompeuse sollicitude maternelle avec laquelle elle nous cache les vraies conséquences de ses dons, afin de ne pas nous en effrayer et de nous enlever jusqu'à l'idée de fuir ses faveurs. Elle nous les présente avec un sourire amical, comme les instruments mêmes de notre bonheur, et en nous donnant l'assurance qu'ils n'éveilleront chez nos semblables que les meilleures pensées et les meilleurs instincts. C'est la partie angélique de l'humanité que nous allons soulever hors d'elle-même, l'amour, la sympathie, la bonté, la charité, le dévouement. Est- il un don plus irrésistible par exemple que celui qui fut octroyé à Alaciel? Sans doute, partout où elle passera, les cœurs se sentiront émus d'un saint enthousiasme pour cette beauté suprême dont elle atteste
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l'existence et dont elle est sur la terre comme l'incarnation. Elle sera aimée de tous, ce qui dans l'opinion des hommes constitue le plus grand des biens, c'est- à-dire qu'elle sera protégée par une armée de dévouements et de respects suscitée par la lumière féconde qui s'échappe de ses yeux et évoquée par la musique qui rayonne de l'harmonie de ses traits. L'approcher sera un privilège, la voir une consolation capable de faire oublier à ceux qui souffrent les ennuis maussades et les fatigues de leur vie. On lui sera reconnaissant comme d'un bienfait de se laisser admirer et de ne pas détourner son visage lorsque les yeux s'arrêteront sur elle, et le souvenir de cette vision restera dans l'esprit de ceux qui l'auront eue comme une date mémorable dans l'existence. 0 fausses promesses de la menteuse nature ! ce n'est pas la partie angé- lique de l'homme qu'Alaciel va soulever, c'est sa partie infernale : ces yeux n'éveilleront que des instincts de meurtre, ces traits n'inspireront que des pensées de trahison et de déloyauté, cette beauté souveraine ne fera surgir que des désirs de profanation. Posséder un don qui semble devoir s'accorder avec ce qu'il y a de meilleur en nous et être forcé de reconnaître qu'il ne met en activité que les forces justement contraires à celles qu'on croyait soulever, certes c'est là une souffrance qui, pour un cœur bien placé, doit être particulièrement amère.
L'histoire d'Alaciel est donc une histoire dramatique par excellence : aussi, pendant que je la lisais, je me plaisais à imaginer les rêveries dans lesquelles
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cette lecture aurait pu jeter Shakspeare. Ce n'est pas lui qui se serait trompé sur la beauté et la vraie donnée de cette histoire. Et quel drame tragique il en eût tiré ! comme cette donnée se serait prêtée merveilleusement à une de ces vastes conceptions riches en épisodes et en digressions auxquelles sa grande imagination se complaisait ! Avec quelle facilité celui qui a su extraire l'admirable Hamlet de l'argile aride de Saxo Grammaticus aurait su faire jaillir de cette riche matière italienne les sources qui y sont contenues et qui s'en échappent de tous côtés! Jamais sources de sentiments n'ont été plus visibles, jamais germes de caractères n'ont été plus abondants, mieux indiqués et plus faciles à développer. L'unité générale du drame eût résulté de cette signification morale de l'histoire d'Alaciel que nous avons essayé de mettre en lumière, la femme belle victime de sa beauté, l'expiation fatale des dons de la nature. Chacun des amants d'Alaciel aurait fourni un épisode de ce drame aux aspects multiples et changeants. Quelle galerie abondante en contrastes de caractères que celle de ces adorateurs divers de condition, d'âge, de mœurs, aimant chacun à sa manière, celui-ci avec enthousiasme, celui-là avec reconnaissance, cet autre avec frénésie, ce dernier avec lâcheté et remords, et permettant au poète de parcourir la gamme entière de la passion de l'amour, depuis les notes les plus sourdes jusqu'aux notes les plus aiguës ! Mais rien ne saurait égaler en richesse poétique et en grandeur dramatique le personnage prin-
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cipal même, celui d'Alaciel. On peut le concevoir et l'exprimer de dix manières différentes sans courir le risque de se contredire ou de se tromper. Pensez donc en effet combien de sentiments habitent à la fois le cœur de la malheureuse princesse 1 Toutes ces mélodies isolées et successives de l'amour que chantent à tour de rôle ses amants se trouveront, si le poète le veut, réunies dans Alaciel en une symphonie colossale et monstrueuse. A cette symphonie voluptueuse une seconde répondra, celle-là diabolique, discordante, anarcbique, formée par les clameurs des sentiments de colère, de désespoir et de haine que le malheur a soulevés en elle. Cette gamme de sentiments que le poète faisait parcourir à son génie au moyen des dix personnages de son drame, Alaciel peut la parcourir tout entière à elle seule, en même temps qu'elle en parcourt une autre tout opposée. De même en effet que l'amour qu'elle inspire est de caractère très divers, l'amour qu'elle ressent se transforme nécessairement avec chacun de ses amants ; mais parmi ces sentiments il en est un dramatique par excellence et qui, je crois, n'a jamais été exprimé par aucun poète : c'est la contrainte que la fatalité exerce sur le cœur d'Alaciel. Alaciel est entraînée dans le tourbillon des passions qu'elle inspire, et, bon gré, mal gré, elle est amenée à les partager. Il faut qu'elle aime en dépit de sa résistance, en dépit de la honte qu'elle en ressent, en dépit du désespoir dans lequel ces amours la plongent. La na-1 ture lui force le cœur en quelque sorte, et double son
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malheur, pour qui sait comprendre, en la contraignant à ressentir des passions qu'elle maudit et qu'elle aurait voulu fuir. Son devoir cependant serait de ne pas aimer, car, par l'amour, elle détruira la tyrannie qu'elle subit, elle effacera son malheur et amnistiera la fatalité. Certes c'est là une situation dramatique et violente s'il en fut. N'est-ce pas que l'histoire d'Alaciel est encore plus sombre qu'elle n'est gaie, et que, si elle a pu fournir la matière d'un beau conte, elle aurait pu beaucoup mieux encore fournir la matière d'un beau drame tragique ?
Mais quoi! direz-vous peut-être, y a-t-il tant de choses renfermées dans ce petit conte de réputation équivoque, dont nous nous sommes habitués à parler légèrement, comme d'une babiole futile et grivoise ? Eh ! mon Dieu, oui 1 toutes ces choses y sont contenues d'une manière apparente, ou d'une manière latente et cachée, et peuvent s'en tirer rien qu'en complétant, en développant la pensée de l'auteur, sans qu'il soit besoin d'en forcer le sens ou de recourir aux commentaires arbitraires. Il n'y a jamais rien de frivole ni de léger dans les œuvres d'un réel génie, et, lorsqu'on s'approche de la plus petite d'entre elles, on est toujours étonné du nombre de beautés qu'elle contient et de la diversité des significations, toutes également vraies, qu'on peut lui donner. Il m'est souvent arrivé, comme à beaucoup de nos lecteurs sans doute, de trouver une certaine irrévérence et un certain mauvais goût dans la comparaison que nos écrivains modernes ont trop souvent
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aimé à établir entre les œuvres du génie humain et les œuvres de Dieu, et cependant cette comparaison n'est pas sans quelque vérité. Qui n'a fait une fois au moins quelque expérience microscopique, et qui n'a été étonné de découvrir l'infini dans l'atome ? C'est une de ces expériences microscopiques que je viens de faire en littérature. Je me suis approché d'un atome littéraire, mais d'un atome animé d'une vie véritable, et j'y ai découvert sans peine non seulement la forme abrégée d'un grand talent, mais un petit monde très complet, et comme un microcosme de l'existence humaine et de ses destinées.
Juin 1863.
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DU
GÉNIE DU TASSE
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DU
GÉNIE DU TASSE t
Voici un sujet qui nous attire et qui nous fait peur en même temps, car, s'il est toujours difficile de bien parler d'un grand poète, il est doublement difficile de bien parler du Tasse. Son génie est un des plus attrayants pour le dzlettante et un des plus embarrassants pour le critique qu'il y ait dans toute l'histoire littéraire. Rien n'est plus aisé que de le sentir et de l'aimer, rien n'est plus malaisé que de l'expliquer et de le juger. Comment définir ce génie tout fait de nuances, de délicates couleurs, de morbidesses et de musique? Comment fixer cette âme mobile et gentille qui n'offre aucune de ces qualités saillantes par lesquelles on peut saisir les autres grands talents poétiques? Comment exprimer cette originalité chatoyante et fuyante qui se dérobe sous
1. Écrit à l'occasion du Prince Vitale, essai sur la folie du Tasse, par M. V. Cherbuliez.
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l'œil qu'elle charme comme pour défier de trouver le nom qui lui convient? Comment expliquer le genre de plaisir que procure cette poésie et la nature des émotions qu'elle fait naître? Une sorte d'agacement voluptueux s'empare de l'esprit du lecteur, qui se torture et se tourmente pour trouver le mot de cette déconcertante imagination, une inquiétude comparable à celle qu'éprouva M. Cherbuliez lorsqu'il chercha le secret de la malheureuse destinée du Tasse, car le talent du poète n'est pas une énigme moins curieuse que sa folie, et ces deux énigmes n'en font en réalité qu'une seule. Par moments, on se croit le jouet d'une illusion, et l'on s'adresse mille questions pour savoir si l'on doit douter ou non de son émotion et de son plaisir. Ai-je raison d'être ému ? Pourquoi ce sourire m'est-il échappé? D'où vient que cette lecture a des séductions si profondes, et pourquoi cependant me lasse-t-elle si vite? Y a-t-il quelque chose là, ou n'y a-t-il rien, et ne suis-je que la dupe de ma propre sensibilité ? Combien de fois, en proie à l'irritation sympathique qu'excitent les taquineries de ce talent' mobile et fin, qui va et vient, passe et fuit, s'approche et s'éloigne, qui, pareil à une abeille bourdonnante ou à un papillon diapré dont le vol défie la rapidité de votre main, semble prendre un plaisir espiègle à vous exaspérer de sa musique ou de l'éclat de ses couleurs, je me suis répété ces vers charmants dans lesquels, au quinzième chant de la Gerusalemme, le grand poète a décrit la robe aux reflets changeants de la fatal donzella qui trace leur
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itinéraire aux deux chevaliers envoyés à la recherche de Renaud !
Cosi piuma talor, che di gentile Amorosa colomba il collo cinge, Mai non si scorge a se stessa simile, Ma in diversi colori al sol si tinge : Or d'accesi rubin sembra un monile ; Or di verdi smeraldi il lume tìnge ; Or insieme li mesce ; e varia, e vaga, In cento modi i riguardanti appaga.
Oui, voilà bien ce génie décrit par lui-même, voilà bien la définition exacte de cette insaisissable originalité, qu'on ne peut nier et qui échappe, dont on sent la présence et qui ne se révèle que par les éclairs d'une lumière toujours changeante. Oui, c'est bien le collier toujours différent de lui-même qui entoure le cou de la tourterelle amoureuse, dont les pierreries sont tantôt des rubis enflammés, tantôt de vertes émeraudes, tantôt des pierres non encore nommées qui empruntent les deux couleurs.
Non moins insaisissable que le génie du Tasse est le sentiment que nous éprouvons pour lui. C'est une sympathie étrange, aussi variable et mobile que ce génie même. On le prend, on le quitte, on le reprend, on le quitte encore ; il plaît, il lasse, il enchante, il fatigue. Il n'inspire pas ces profondes passions et ces enthousiasmes durables qu'inspirent d'autres grands poètes. Vous ouvrez Arioste ou Shakspeare à votre lever, et vous voilà pris pour la journée tout entière ; vous remettez vos affaires au lendemain, vous abré-
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gez comme intempestives et importunes les visites qui viennent troubler votre retraite, vous précipitez vos repas pour retourner en toute hâte à cette chère lecture interrompue. Le Tasse ne fait pas naître des passions aussi fougueuses, et pour ma part je déclare que je n'ai jamais pu supporter la lecture de ses œuvres pendant plus d'une demi-heure : une demi- heure, c'est-à-dire à peine le temps nécessaire pour accorder l'instrument de l'admiration, pour préparer l'imagination aux voluptés de la poésie, pour mettre en ordre et en train l'orchestre des facultés ! Mais une des particularités du Tasse, c'est qu'avec lui cette préparation, cette mise en train des facultés est inutile, et que sa poésie nous saisit dès les premiers vers. Aussi pendant cette demi-heure que d'ivresse ! Cette lecture est un charme continuel. Si elle nous a vite lassés, au moins ne nous a-t-elle pas fait attendre ses plaisirs. Et cette prompte lassitude n'engendre pas la froideur pour le poète et ne déracine pas la sympathie que nous avons pour lui ; nous le reprenons à une autre heure, et de nouveau l'enchantement opère, et nous voilà pour un moment encore l'esclave ému de cette muse aussi finement irrésistible que rapidement énervante.
N'avez-vous pas bien souvent rencontré quelqu'une de ces personnes séduisantes qui attirent les cœurs sans les enchaîner et gagnent les affections sans les retenir ? Quelquefois leur beauté très réelle échappe à toute définition, et l'on se tire d'embarras en disant qu'elles ont ce fameux je ne sais quoi sur lequel
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un grand penseur a écrit une page spirituelle. Ce je ne sais quoi, c'est tout simplement le charme qui s'élève jusqu'à la beauté. Le Tasse est semblable à quelqu'une de ces personnes : il représente en littérature le triomphe du je ne sais quoi, c'est-à-dire le charme élevé jusqu'au génie.
On a fait bien des conjectures ingénieuses pour expliquer les malheurs du Tasse, on a échafaudé bien des systèmes sans aboutir à un résultat satisfaisant. Peut-être va-t-on chercher trop loin la clef de ce mystère et la trouverait-on dans les œuvres mêmes du poète. Ni M. Cherbuliez, qui repousse le système des amours, ni M. de Lamartine, qui l'adopte 1, ne m'expliquent aussi clairement les malheurs du Tasse que la lecture répétée de la Gerusalemme et de YAminta. Est-ce que vous n'apercevez pas clairement dans la nature de ce grand talent et dans celle de l'intérêt vif et mobile qu'il excite en vous le germe de toutes ses infortunes ? Cette intelligence qui déconcerte et déroute, cette originalité changeante qu'on ne sait où saisir, qui, à la distance de trois siècles, nous fait encore éprouver l'agacement voluptueux que nous avons essayé de décrire, cette sympathie qui s'éprend si aisément et se lasse si vite, qui est un danger et n'est pas une défense, expliquent, mieux encore qu'un amour contrarié, que des intrigues de courtisans, que la dureté d'un protecteur
1. Les derniers numéros du Cours de littérature familière contenaient une biographie du Tasse, une des meilleures et des plus éloquentes que M. de Lamartine ait écrites.
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ou la tyrannie d'une inquisition inintelligente, cette vie fertile en catastrophes. Oui, cela est certain, les d'Esté furent toujours les plus mauvais protecteurs parmi les princes italiens, et l'Arioste, qui était un homme autrement trempé que le Tasse, eut souvent à s'en plaindre. Oui, il est certain encore que le Tasse, comme plus tard Galilée, eut le tort de se tromper d'époque et de venir au monde cinquante ans trop tard ; parmi les causes tout à fait saisissa- bles de ses infortunes, il n'en est pas de plus vraie que celle-là, et ce sera l'honneur de M. Cherbuliez de l'avoir le premier mise en pleine lumière. Oui enfin, le Tasse fut entouré d'envieux et d'espions, en butte aux sourdes persécutions d'ennemis nombreux et cachés, et ceux qui nient cette cause de ses malheurs oublient trop que la même histoire s'est répétée toutes les fois que l'homme de génie avait pour première faculté une sensibilité vive, témoin Racine et Jean-Jacques Rousseau, comme ceux qui nient l'influence de l'époque oublient les aventures de Gior- dano Bruno et de Galilée. Ces diverses causes ont agi à la fois, je l'accorde, et cependant il en est une plus puissante que toutes celles-là, c'est la personne du Tasse elle-même.
A Dieu ne plaise que nous répétions l'accusation qui a été si souvent formulée et que le grand Gœthe a rendue immortelle ! Quand nous disons que le Tasse est l'auteur principal de ses malheurs, nous ne songeons pas à accuser son caractère et son humeur; nous allons plus loin que l'homme social, nous met-
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tons en cause son intelligence et son âme. Nous écartons toute biographie, nous effaçons de notre mémoire tout souvenir historique, et pour avoir le secret de sa destinée nous ne nous adressons qu'à ses œuvres. Nous voulons montrer par une analyse rapide des qualités qui brillent dans sa poésie qu'il était fatalement voué au malheur par la nature même et la forme de son imagination. Je suppose un lecteur ne sachant rien des aventures du Tasse ; si ce lecteur est pénétrant, la Gerusalemme à la main , il s'écriera : Voilà un instrument merveilleusement organisé pour la souffrance, car voilà un homme qui est né pour le bonheur, et rien que pour le bonheur 1
C'était un être né pour le bonheur, et il n'a connu que l'infortune. De là l'intérêt qui s'attache à sa légende et la sympathie romanesque qui entoure sa mémoire. D'autres grands poètes ont éprouvé autant que lui toutes les duretés et toutes les amertumes du sort, et cependant c'est à peine si nous songeons à les plaindre. Dante a éprouvé combien était amer le pain de l'étranger et combien rude à monter l'escalier d'autrui; mais le malheur ne dépare pas cette âme orgueilleuse et haute, même nous trouvons qu'il lui est une parure et que la couronne de cyprès va bien à ce sombre front. Les ennemis de Dante ne nous scandalisent pas, parce que nous sentons que leurs attaques ne resteront pas sans vengeance et que le poète a, Dieu merci, bec et ongles pour se défendre. Cervantes a supporté les longues captivités, la prison, l'indigence
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et la calomnie, et on peut dire que toute sa vie il a vécu côte à côte avec la mort ; mais la nature l'avait armé de constance, de magnanimité et d'héroïsme, en sorte que nous ne trouvons pas que le fardeau qu'il eut à porter fût supérieur à ses forces. Milton a connu la cécité, l'isolement et l'oubli, mais il avait pour se défendre sa grande confiance en Dieu et la fermeté de ses convictions républicaines. Pourquoi plaindrions-nous de tels hommes? Ce n'est pas notre compassion qu'ils réclament, mais notre estime et notre respect. Au contraire, les malheurs du Tasse réclament et enlèvent notre sympathie et notre pitié. Eh quoi! le Tasse, cet être de luxe et de plaisir, cette gaie lumière errante, ce sylphe en qui se croisent le sang capricieux des fées napolitaines et le sang des vifs arlequins de Bergame, cette imagination légère qui se nourrissait de la vue des pierres précieuses et qui sut mieux qu'aucune autre exprimer la grâce des sourires, la tendresse des regards et toutes les féeries divines du visage humain, - calomnié, persécuté, trahi, enfermé sept années à l'hôpital Sainte- Anne 1 Vraiment le fardeau était supérieur à ses forces , et son malheur nous frappe non seulement comme une injustice, mais comme une méprise du sort. D'ordinaire, lorsque les dieux viennent parmi les hommes, ils ne sont pas reconnus, et le moindre mal qui puisse leur advenir, c'est de garder les troupeaux d'un Admète; mais le Tasse, malgré tout son génie, n'appartenait pas à la race des dieux : il n'était que le plus brillant, le plus séduisant et le
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plus noble des esprits élémentaires, et il fut traité comme s'il était un dieu. Là est le point vraiment tragique de cette mélancolique histoire, et la vraie cause de la sympathie instinctive qui s'est attachée au Tasse. La postérité a senti qu'on lui avait fait une infortune plus grande que sa nature. Voyez-vous d'ici cette meute de chasseurs féodaux, habitués à poursuivre la grosse bête, qui pourchassent et traquent, avec l'ardeur qu'ils mettraient à forcer un sanglier ou un loup, ce mélodieux rossignol du Parnasse, si inoffensif qu'en toute sa vie il ne sut pas aiguiser une épigramme! Il y a dans ce spectacle quelque chose d'odieusement grotesque et de lâchement comique que les explications les plus ingénieuses ne parviennent pas à justifier, et que la postérité n'a jamais entièrement pardonné.
M. Cherbuliez a écrit une page fort éloquente sur le masque de cire conservé à Saint-Onuphre. Je n'ai pas vu le masque de cire 1, mais cette page traduit exactement l'impression que je ressentis un soir en contemplant une belle copie du portrait du Tasse qui se trouvait dans le salon d'un des plus illustres frères en Apollon que le poète ait eus dans notre siècle. Un sentiment de tristesse et presque d'angoisse s'empare du cœur en contemplant ce visage gentiment funèbre, sépulcre de quelque chose qui fut ravissant ; mais les lecteurs seuls de la Gerusalemme et de
1. J'ai vu, depuis que cet essai est écrit, le masque de Saint-Onuphre, et je n'ai rien à changer à mes impressions d'autrefois.
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YAminta peuvent connaître ce sentiment dans toute son intensité, car il est éveillé en eux par le douloureux contraste qu'ils établissent involontairement entre le visage du poète et le caractère de ses œuvres. Quelle poignante antithèse! Sur ce visage, tout parle de douleur, de maladie et de désespoir, et cependant tout dans ces œuvres est bonheur, lumière, allégresse, élégance, ivresse et beauté. Nulle part les sentiments sombres n'y apparaissent, et les sentiments graves s'y enveloppent de sourires, comme pour ne pas troubler par une note de malencontreuse austérité la vive et molle harmonie des concerts du poète.
Si vous voulez savoir combien le Tasse était peu fait, je ne dirai pas pour le malheur, mais seulement pour les pensers moroses, lisez la plus sérieuse de ses œuvres, la Gerusalemme liberata. La Gerusalemme est le miroir où se réfléchit le mieux la physionomie de cette âme brillante et fragile. Que l'Aminta soit un vrai sourire de bonheur, il n'y a rien là qui doive éton- ner, étant données la nature du sujet et les passions que le poète avait à peindre. Que les rime amorose soient pleines d'images gracieuses, de coquettes allégories et d'espiègles lascivetés, nous le comprenons : ces choses légères sont bien les broderies naturelles de la mince étoffe dont sont faits des sonnets galants et des chansons voluptueuses ; mais la matière de la Gerusalemme appelait naturellement les pensées graves et les sentiments sévères, puisqu'il s'agit dans ce poème de célébrer une entreprise où l'héroïsme se
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mêle à la sainteté. A la résonnance qu'elle va rendre pour célébrer ces fiançailles uniques de la religion et de la chevalerie qui se sont appelées les croisades, nous allons reconnaître de quel métal est faite l'âme du poète, et si cette âme est l'émule de celle de Dante et de Milton. Si ce génie a quelque chose d'austère, s'il est fait pour s'élever jusqu'à ces réalités éternelles où sont oubliées, comme de vains songes, les périssables réalités du monde, s'il est seulement capable de dépasser ces régions brillantes, mais terrestres, où les désirs du bonheur forment comme l'atmosphère naturelle, l'air respirable nécessaire de l'âme, et de gagner ces cimes sereines d'où l'on voit gronder à ses pieds les orages des passions humaines, nul sujet n'est mieux choisi que la Gerusalemme pour le forcer à déployer ses ailes et à se dévoiler par ses côtés les plus profonds et les plus sérieux.
Hélas ! le poème tout entier révèle que le bonheur était l'élément nécessaire de celui qui l'écrivit. Jamais monument plus profane ne fut élevé à la louange de la religion et de l'héroïsme. Certes le Tasse sait peindre l'héroïsme, mais il manque à cet héroïsme je ne sais quoi de mâle, et c'est plutôt avec le son de voix de Clorinde qu'il raconte les exploits des croisés qu'avec le son de voix de Tancrède ou de Godefroi. Il est religieux aussi, et il exprime des sentiments d'une piété vraie autant que charmante ; mais ces sentiments, tout sincères qu'ils sont, ne pénètrent pas profondément. Ils passent à la surface de l'âme comme un frisson délicieux, frère du frisson
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de la volupté, si bien que lorsqu'ils vous effleurent dans leur rapide passage, pareils à un vol d'esprits invisibles, on ne saurait dire si ce sont des lèvres d'anges qui vous ont touché ou des lèvres de génies antiques, compagnons du premier époux de cette Psyché convertie que chacun de nous porte en lui. Vous rappelez-vous l'épisode d'Olindo et de Sophronia au début du poème, et les émotions adorables qu'il vous a fait éprouver ? Sans doute il vous serait difficile de dire ce qui vous a le plus touché, de la constance des amants à leur religion ou de leur constance à leur amour, tant ces deux formes de la fidélité sont unies chez eux en un même sentiment d'exaltation voluptueuse. Cet épisode est l'image de la religion du Tasse, mélange unique où se fondent en un attendrissement suave la douceur de l'amour et la douceur de la piété. Comme ces chevaliers et ces héros nous paraissent heureux d'écouter les leçons de la sagesse au milieu des merveilleux décors qui les entourent ! C'est comme entendre un concert dans un magnifique palais ; les beaux spectacles qui entrent par les yeux préparent l'âme à goûter les voluptés des sons. Qui ne voudrait écouter les promesses de l'éternelle vérité dans cette chambre souterraine, tapissée d'émeraudes et éclairée de diamants, où le vieil ermite trace leur itinéraire aux deux chevaliers qui partent pour reconquérir Renaud au devoir et à l'honneur ? Le plaisir le plus exquis est à peine comparable à la pénitence de Renaud, et les splendeurs des jardins d'Armide sont effacées par les enchante-
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ments qui se déploient sous les yeux du héros lorsqu'il gravit la montagne des Oliviers à cette heure d'une si aimable indécision où les splendeurs de la nuit qui s'enfuit se mêlent aux splendeurs du jour qui s'avance. Est-il un voluptueux, l'âme encore attendrie de ses erreurs récentes, qui ne trouvât douces à verser. les larmes d'un tel repentir? Quelle allégresse de sentir les esprits de l'heure paisible rafraîchir sa poitrine et les rougeurs de l'aurore se poser sur son front, et qu'il doit peu coûter de tourner ses regards vers le ciel lorsqu'on est sûr d'y rencontrer des beautés pareilles à celles qu'il découvre aux yeux du héros ! On peut douter que ce baptême de la rosée matinale que Renaud reçoit sur la tête et les épaules ait le pouvoir de laver toutes les fautes ; mais ce qui est certain, c'est qu'un tel lever de soleil vaut les splendeurs de la plus habile magie, et que les pensées religieuses qu'il inspire valent pour la douceur pénétrante les plus suaves mélodies de cet oiseau érotique qui chante dans les jardins d'Armide la fuite rapide du plaisir. Renaud n'a fait que passer d'un enchantement à un autre, et les caresses de la religion ont succédé pour lui aux caresses de l'amour.
Il y a au quinzième chant de la Gerusalemme un ravissant épisode. Lorsque les chevaliers envoyés à la recherche de Renaud approchent du palais d'Ar- mide, ils rencontrent un spectacle qui un instant fait trembler leurs cœurs et leurs sens, deux jeunes nymphes espiègles et rieuses qui se baignent dans un fleuve. Elles nagent, et, croyant n'ètre point vues,
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découvrent jusqu'à mi-corps les trésors de leur beauté. Tout à coup, l'une d'elles aperçoit les deux chevaliers qui la regardent; alors, d'un geste rapide, elle se fait un manteau de sa chevelure, et, ainsi vêtue en quelque sorte d'elle-même, elle tourne vers les indiscrets un regard à la fois riant de malice et rougissant de pudeur. Cette nymphe, vêtue de sa chevelure, est vraiment le gracieux emblème du génie du Tasse aux prises avec le sujet austère de la Gerusa- lemme, et on peut dire que son fantôme parcourt tout le poème. Comme elle, ce génie brillant s'abandonne à tous les entraînements de sa facile nature. De même qu'elle fait jaillir autour d'elle l'eau en perles lumineuses, il répand à profusion les fleurs et les rayons ; de même qu'elle remplit l'air de rires sonores, il s'enivre de mélodies; puis tout à coup, pendant qu'il se livre à ses caprices, il aperçoit le visage sévère de la religion qui le regarde fixement. Confus alors, il s'arrête, s'enveloppe de gravité et prononce quelques nobles paroles qui sont comme ses excuses et l'expression de son repentir.
Non, il n'y a pas de ballet d'opéra qui vaille pour l'amusement de l'esprit la lecture de la Gerusalemme. Ah 1 le joli spectacle fait à souhait pour affoler l'âme et la remplir d'un trouble délicieux 1 Le penchant du pauvre Torquato au plaisir et à l'éclat est tellement irrésistible que les pensées défendues l'envahissent malgré lui et font subir à son génie une sorte de tentation de saint Antoine qui compose la plus brillante féerie qu'il y ait en littérature. De tous les coins
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du poème où elles se tiennent comme embusquées surgissent les images séduisantes. Les démons les plus espiègles n'ont pas plus de subtilité que les lutins voluptueux de l'imagination du Tasse ; ils se nichent et se blottissent partout, dans les mélodies du rhythme, dans la beauté des mots et des épithètes finement choisis, dans la cadence des phrases. Si nombreuse est leur troupe et si bruyante leur turbulence que la religion et l'héroïsme ont grand'peine à les contenir. On les entend bourdonner comme un essaim d'abeilles, gazouiller comme un chœur d'oiseaux, folâtrer comme une bande d'amours en liberté. Il y en a de timides qui se montrent à peine et se cachent dès qu'ils sont aperçus ; il y en a d'effrontés qui apparaissent subitement et vous rient audacieu- sement au visage. La compagnie des idées les plus austères et des sentiments les plus graves ne les effraye point ; au bout d'une octave où l'on vient de s'entretenir avec des pensées de piété, on aperçoit quelque fantôme tentateur qui vous fait signe du doigt. Ils ne redoutent ni l'horreur des champs de bataille, ni les solitudes du désert, ni l'air embrase des étés sans pluie ; la mort même n'est pas un spectacle qui les mette en fuite. Parcourez tous les tableaux du Tasse, et partout vous rencontrerez ces gais enfants de son caprice. Ils jouent avec les chapelets des ermites et les armes des guerriers comme avec les chevelures des nymphes et les parures des magiciennes. Ils voltigent au milieu des mêlées sanglantes, s'abattent comme des lumières agiles sur
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l'acier des armures et les fers de lance qu'ils font étinceler, se suspendent en aigrettes brillantes aux cimiers des casques. D'abord on les trouve indiscrets, puis on s'habitue à leur présence, et on découvre qu'ils apportent avec eux non le désordre, mais une certaine harmonie. Ils semblent avoir pour mission de bannir du poème tout ce que les grandes réalités de la vie ont de trop sérieux et de trop triste. Point de sujet si lugubre dont ils n'embellissent la tristesse, point de spectacle si affreux dont ils ne dissipent l'horreur. Avez-vous vu comme ils s'empressent autour des chevaliers blessés pour leur éviter les grimaces de l'agonie et les postures convulsives du trépas ? Ils soulèvent doucement la tête de Clorinde pendant que Tancrède dénoue son casque, et grâce à leurs secours Dudon peut se redresser sur son bras et expirer dans l'attitude d'un guerrier qui prend son repos. Que la mêlée s'engage furieuse, et soudain quelque mignonne apparition va surgir qui attirera le regard et distraira l'imagination des laideurs de la guerre ; telle est par exemple dans le fameux combat de nuit la gentille figure du petit page du soudan, dont la jeunesse triomphe des fatigues de la lutte et des misères physiques de notre nature ; les gouttes de sueur sur ses joues paraissent des perles, et la poudre du champ de bataille va bien à sa chevelure en désordre. Oh! non, il n'était pas armé pour supporter les cruelles épreuves, celui qui écrivit ce délicieux poème, et cependant la nature le livrait inévitablement au malheur, car elle lui avait
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donné une âme qui n'était que douceur et délicatesse, une âme toute de miel, qui semble l'ouvrage de toutes les abeilles poétiques de la Grèce et de l'Italie, faite par conséquent pour attirer les frelons, les mouches et les ours, également friands de cette substance qu'ils ne savent produire.
Certes on peut se guérir de la chimère du bonheur, même lorsqu'elle constitue, comme chez Torquato, le plus invincible et le plus cher penchant de notre nature, mais à une condition : c'est qu'il y ait en nous d'autres penchants qui, d'abord étouffés par celui-là, prennent sa place et se donnent à leur tour libre carrière; c'est que l'âme, en vieillissant, soit capable d'oublier les âges qu'elle a traversés et qu'elle soit capable de vivre dans chaque nouvelle saison de l'existence, comme si elle n'en avait jamais connu d'autre. Malheureusement cette faculté avait été tout à fait refusée au pauvre Torquato. M. Victor Cherbuliez, parmi les éloges qu'il donne au Tasse, le loue à plusieurs reprises de l'expérience de la vie que révèlent ses œuvres; c'est le seul de ses éloges auquel je ne puisse vraiment souscrire. Ce qui me frappe au contraire dans le Tasse, c'est une âme arrêtée à une certaine saison de la vie, une âme adolescente, et qui, quoi qu'elle devienne, restera toujours adolescente, dont la croissance a été comme empêchée par le nœud des faveurs bleues et roses du premier âge. Tous ses dons, quelque grands qu'ils soient, sont des dons d'adolescent; le charme qui émane de ses œuvres est exactement le charme qui émane de l'adolescence, et
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c'est même là ce qui le rend si irrésistible. C'est quelque chose à la fois d'espiègle et d'ingénu, de pudique et de lascif, de languissant et de mobile, qui est vraiment incomparable. Lisez les aventures de la Gerusalemme, et puis en regard placez les aventures de l'Orlando; vous serez encore moins frappé de la différence des génies des deux poètes que de la différence de leur expérience. Voilà un homme qui possède la science de la vie, cet Arioste ! Mais peut- être cette comparaison vous paraît trop écrasante pour le Tasse; faites-en une seconde, et lisez le Pastor fido après l'Aminta. Certes, quel que soit le mérite de Guarini, et il est réel, le Tasse l'emporte de beaucoup sur lui comme poète. Pour produire un chef-d'œuvre, il n'a pas eu besoin de la complication romanesque d'évènements sur laquelle est échafaudée la pastorale de Guarini ; mais l'avantage de l'expérience reste à ce dernier. Est-ce un tableau de la vie que l'Aminta? Non, c'est un long dialogue entre jeunes gens sur le sentiment qui leur est cher entre tous, celui de la volupté. Caractères, langage, pas- sion, comme tout cela porte le cachet de la jeunesse 1 D'un bout à l'autre de l'Aminta règnent cette candeur sans innocence, cette licencieuse ignorance, cette naïveté malicieuse, marques distinctives des âmes adolescentes qui ne connaissent des passions que les douceurs de leurs débuts, chez qui la sensualité, nouvellement éveillée, est encore voisine de la pudeur de l'enfance. Ajoutez que ses personnages ont tous cette netteté de caractère, cette franchise
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facile qui proviennent moins d'une vertu de l'âme que d'une disposition de la nature chez les êtres jeunes à qui la vie n'a pas encore appris la duplicité. Pas de personnage rusé, pas de traître, pas de coquetterie artificieuse, pas d'effronterie vicieuse comme chez Guarini. Ce n'est pas le Tasse qui aurait jamais inventé les scènes si comiquement et si mondaine- ment vraies de Corisca et du Satyre dans le Pcistor, fido. Comme les jeunes gens encore, le Tasse fait tout passer et se fait tout pardonner. Le libertinage fréquent de ses pensées s'enveloppe de grâce et ne descend jamais au cynisme. Il a un art incomparable pour dire les choses grivoises; voyez plutôt certaines parties du dialogue du premier acte entre Daphné et Tircis. Par sa gentillesse dans l'expression des choses de la volupté, le Tasse tranche sur les autres Italiens, qui y mettent d'ordinaire plus de mâle sensualité et de bonhomie ordurière. Le langage de l'Aminta enfin, par sa douceur, sa mollesse, ses diminutifs, ses zézaiements, ne peut se comparer qu'à cette musique frissonnante que la volupté fait courir dans l'être des adolescents, et l'on peut dire de cette lecture qu'elle compose la plus longue pâmoison qu'il soit donné à l'imagination d'éprouver.
Cette adolescence du génie du Tasse est partout marquée. Il possède au plus haut degré, et tel qu'aucun poète ne l'a possédé, le sentiment de l'aurore et du matin de toute chose, aurore de la vie ou matin du jour, de tout ce qui est jeune dans la
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nature comme dans l'homme. Voyez-le dans ses descriptions de la nature, principalement dans cette description des jardins d'Armide, imitation des jardins d'Alcine, où il a battu positivement le grand Arioste par l'harmonie voluptueuse et la gracieuse invention des détails. C'est le tableau de la nature et de l'âme humaine à leur printemps. On peut dire que tous les détails de cet admirable tableau correspondent exactement à la neuvième heure de la matinée, l'heure où le jour entre dans son adolescence, tant chacun de ces détails est bien choisi pour donner une impression de la chaude saison sans que la chaleur y ait place. Aucune maladroite nuance ne vient y rappeler la pourpre du midi ou les langueurs embrasées du soir. Une lumière tiède, blanche, radieusement incolore, éclaire un paysage où tout respire une mollesse ardente et une fraîche ardeur. Un concert s'élève du milieu de cette scène, un concert composé tout entier de voix de femmes et de voix d'adolescents où la basse virile n'a point de place, musique de l'âme aux débuts de sa vie passionnée, lorsque de toutes les voix qui sont en elle il ne s'est encore éveillé que celles du bonheur et de la volupté. Cet épisode des jardins d'Armide et cet autre épisode où la forêt enchantée, tout à Theure pleine de fantômes sinistres pour Tancrède et ses compagnons, se couvre subitement de fleurs et prend un aspect riant pour accueillir Renaud, sont les deux morceaux classiques où l'on peut le plus pleinement admirer ce sentiment de la matinée du jour et de la vie qui est propre au
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Tasse; mais il circule dans tout le poème comme un vent léger, toujours présent, soit qu'il souffle, soit qu'il s'apaise, et le remplit de brises qui soulèvent ses strophes comme de fins tissus. D'autres poètes ont été obligés de personnifier le zéphyr pour rendre saisissable cette fraîcheur mouvante et paresseuse à la fois des belles journées sans orages; mais le Tasse a su mettre dans ses vers ce souffle même.
Puisque nous parlons d'un trait particulier du talent du Tasse qui se rapporte au sentiment général de la nature, ouvrons une parenthèse pour faire une observation qui trouverait difficilement sa place ailleurs. Le Tasse, inférieur à ses grands compatriotes pour la vigueur et l'originalité des conceptions, la largeur des pensées, la virilité de l'accent, la science de l'âme humaine, leur est très supérieur comme peintre de la nature. Arioste, si grand comme inventeur, si gracieux comme narrateur, si fertile en ressources comme peintre des passions humaines, est inférieur au Tasse sous le rapport descriptif. Arioste est moins un paysagiste qu'une sorte de géographe exact et poétique des lieux qu'il fait traverser à ses héros. Quelques lignes nettement tracées, quelques épithètes heureusement choisies lui suffisent; on sent que la nature n'est pour lui, comme pour la plupart des grands Italiens, qu'un accessoire, et que l'humanité occupe la première place dans ses préoccupations. Dante seul, par la richesse pittoresque et la force plastique de ses expressions, s'élève au-dessus du Tasse comme peintre de la nature. Cependant il
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est nécessaire de faire une distinction pour bien marquer le caractère de ce côté du talent du Tasse. , Ce n'est pas tant comme paysagiste , à proprement parler, qu'il est hors ligne, que comme peintre de la lumière. Ses descriptions de forêts ombreuses, de prairies émaillées de fleurs, de ruisseaux, de collines, ne sont à tout prendre que jolies ; mais il est grand dans ses peintures de la lumière, des ciels, des météores, de l'atmosphère. Les splendeurs des nuits éclairées d'étoiles, les transparences de l'air dans les pays du midi, les phénomènes de l'aurore, l'étouffante atonie de l'atmosphère dans les étés de sécheresse, les tiédeurs des matinées de printemps, voilà son domaine pittoresque, et sur ce domaine il ne redoute aucune comparaison. Le Tasse, c'est le Claude Lorrain de la poésie italienne, un Claude Lorrain qui a, comme le nôtre, ses heures préférées. Chez Claude, ces heures sont celles de l'après-midi ; chez le Tasse, ce sont celles de l'aurore et de la matinée.
Revenons à ce caractère d'adolescence qui distingue le génie du Tasse. On vient de le saisir dans ce qui fait sa grâce et sa beauté, voyons-le dans ce qui fait sa faiblesse. Le génie du Tasse n'est pas seulement gracieux, il est élevé jusqu'à l'idéalisme ; mais, dans l'élévation comme dans la grâce, il reste toujours juvénile. Tous les grands sentiments prennent chez lui la forme qu'ils revêtent chez les jeunes gens noblement doués. Nous avons reconnu ce qui manquait de virilité à son héroïsme et d'austérité à sa religion. Il a des ardeurs guerrières de jeune page et des
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. attendrissements pieux de jeune communiant. Sait-il mieux peindre d'autres grandes passions, l'amour, la douleur par exemple? Certes il est souvent pathétique, mais ce pathétique est doux comme les larmes qu'arrache le bonheur, ou, si vous voulez à toute force y mêler l'idée d'infortune, doux comme les larmes qui tombent lorsque le premier malheur ravit à notre âme la virginité de la souffrance, car la souffrance a sa fleur comme l'amour, et les premières larmes ont une limpidité qui ne se retrouve plus jamais. Le modèle de ce pathétique, c'est la mort de Clorinde et les plaintes de Tancrède après le fatal combat. Combien cette scène, qui devrait être sombre, est au contraire lumineuse ! L'infortune des deux amants est éclairée de ces rayons que Tancrède, dans sa douleur, s'accuse de voir encore :
Io vivo? io spiro ancora? e gli odiosi Rai mira ancor di questo infausto die ?
Avec quelle tristesse musicale les plaintes s'échappent du cœur du héros! Est-ce un amant blessé à mort qui parle ou un personnage d'opéra qui chante, parce qu'il a trouvé dans sa douleur un beau motif d'inspiration lyrique? Quelles belles solitudes, quelles majestueuses allées de cyprès égayées de myrtes son chant évoque sous les yeux du spectateur, je me trompe, je veux dire du lecteur!
Vivrò fra miei tormenti et fra le cure, Mie giuste furie, forsennato, errante, Paventerò l'ombre solinghe e scure
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Les douleurs qu'il faut au Tasse, comme du reste à . la plupart de ses compatriotes, ce sont des douleurs brillantes,' présentant une surface harmonieuse et dont on puisse dire sans exagération en les contemplant : Voilà la dépouille mortelle du bonheur ! voilà le bonheur inanimé, immobile, glacé ! C'est, dis-je, la forme de douleur qu'aiment à exprimer de préférence ses grands compatriotes, Pétrarque, Boccace, Arioste ; mais il l'affectionne plus particulièrement et plus exclusivement qu'aucun d'eux. Ce n'est pas lui qui aurait jamais fait couler les mâles et nobles larmes que Roland répand dans Arioste, ce n'est pas lui qui aurait lutté victorieusement avec Catulle pour exprimer le désespoir d'Olympia abandonnée par Bireno, ou qui aurait pris plaisir à raconter, comme Boccace, la sauvage histoire du Basilic salernitain. Non ; il faut que ses héroïnes et ses héros s'endorment dans la mort comme les nymphes du Corrège parmi l'ombre des bois, et que les douleurs de ceux qui survivent voltigent sur leurs tombes comme les mânes du bonheur.
Les mêmes observations s'appliquent à ses peintures de l'amour. La forme de l'amour que le Tasse affectionne est celle qui se trouve dans l'Aminta et que nous avons déjà essayé de décrire, une élégante diablerie, une sensualité gracieuse, ou bien celle que l'on trouve dans ces Rime amorose dont M. Cherbuliez a exprimé le caractère dans une page charmante, après laquelle il n'y a plus rien à dire. Une fois, une seule, le Tass a trouvé et fait entendre les vrais
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accents de la passion avec le discours d'Armide à Renaud qui s'enfuit, et encore est-il vrai de dire que ce morceau ne s'éloigne pas autant qu'il le semble de cette sensualité qui est le caractère de l'amour dans le Tasse. Ce qu'Armide y exprime en termes d'une si véhémente éloquence, c'est moins l'amour trahi que le désespoir des sens. L'amour d'Armide a tous les caractères de la sensualité passionnée : l'âpreté égoïste, l'énergie d'humilité, l'ardeur d'avilissement, la bassesse fiévreuse et pathétique. Comme elle se traîne aux pieds de Renaud! Quelle soumission dans son attitude! quelle suppliante vivacité dans ses gestes! L'orgueil ne peut abdiquer davantage. La fière magicienne, prise dans ses propres pièges, oublie et méprise tout ce qui n'est pas Renaud, sa naissance, sa science, sa foi musulmane. Elle coupera ses cheveux et le suivra en qualité de servante, c'est elle qui portera ses armes et conduira ses chevaux. Rappelez-vous les admirables octaves :
Sprezzata ancella, a chi fo più conserva
Di questa chioma, or che a te fatta è vile?...
Nulle part ce sentiment que j'appelle le désespoir des sens n'a été exprimé avec une telle puissance; seuls, les dilettanti déjà vieillissants qui se rappellent la manière dont Mme Stoltz rendait le rôle de Léonore dans la Favorite peuvent se faire une idée exacte du genre de passion qui est contenu dans le discours d'Armide.
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Qu'on ajoute à ce passage exceptionnel quelques accents d'une tendresse délicieuse dans les adieux d'Olindo à Sophronia, et l'on aura épuisé à peu près tout ce qu'il y a dans le Tasse de grande et sérieuse passion. Ces rapides éclairs passés, son génie, comme la nature après l'orage, se remplit plus que jamais de fraîcheur et de gazouillements. Il revient à ces fioritures et à ces concetti où il est passé maître et qui remplissent les Rime amorose. J'ai promis de ne rien dire de ces dernières poésies après M. Cher- buliez; cependant je ne puis résister au désir de faire une observation qui a son importance : c'est que les images brillantes dont elles sont pleines ne sont pas aussi artificielles que veulent bien le prétendre les détracteurs du Tasse en particulier et de la poésie italienne en général. Avez-vous jamais séjourné dans quelque petite ville d'eaux à la mode, et votre imagination a-t-elle eu occasion de faire effort pour exprimer les spectacles qui se déroulaient devant elle'? Vous avez compris alors ce qui se passait dans l'esprit des poètes italiens par ce qui s'est passé dans le vôtre, car c'étaient des spectacles pareils qu'ils avaient sous les yeux lorsqu'ils écrivaient leurs sonnets remplis de pointes et leurs chansons remplies de rapprochements bizarres. Les concetti se présentent tout naturellement à l'imagination en voyant défiler tant de toilettes bariolées, tant de jolis visages, tant d'yeux bleus inondés d'une lumière molle et diffuse, tant d'yeux noirs étincelants d'une lumière intense et concentrée comme celle du diamant, tant de
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chevelures de nuances diverses. Bien loin d'être artificiels, les concetti sont le seul langage par lequel on puisse rendre naturellement ces fleurs qui marchent, ces éclairs qui passent, ces scintillements et ces reflets qui se succèdent perpétuellement. L'esprit n'a pas besoin de se mettre à la torture, comme on se le figure trop volontiers, car, en présence d'un tel spectacle, il devient nécessairement ingénieux et raffiné. Même chose pour le marivaudage. Le marivaudage paraît un langage tout à fait artificiel jusqu'au moment où se présente une occasion de marivauder soi-même ; alors on comprend la raison d'être de ce langage, et on le trouve tout naturel, car il s'est en effet présenté de lui-même sur les lèvres, et aucun autre langage n'aurait pu le remplacer, cette occasion étant donnée. Les concetti et les mignardises du Tasse sont donc moins les indices d'une littérature à son déclin déjà, d'un génie secondaire teinté de mauvais goût, que les marques des efforts naturels du poète pour reproduire les phénomènes passagers du brillant spectacle au milieu duquel il vivait journellement dans la petite cour de Ferrare.
Je voudrais faire pénétrer aussi profondément que possible dans l'esprit du lecteur cette conviction que la nature du Tasse était une nature toute juvénile, et que ce qui le charme et le repousse dans sa poésie est justement cela même qui le charme et le repousse chez les enfants et les jeunes gens. Le Tasse, comme les très jeunes gens, retranche volontiers de la nature humaine quiconque n'appartient pas au
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monde qu'il habite, à la caste à laquelle il appartient, à la religion qu'il pratique et qu'il chante. Il crée des antithèses artificielles pour faire ressortir les vertus de ses héros préférés et peint leurs adversaires avec des couleurs de rhétorique. L'opposition des héros des deux religions dans la Gerusalemme est un véritable enfantillage, comme chacun de nous en a pu faire au collège, quoiqu'avec moins de génie et surtout d'ingéniosité. Le Tasse est le dernier enfant de la renaissance italienne, comme le dit fort justement M. Cherbuliez; mais combien cet enfant est déjà dégénéré! Où soupçonner dans la Gerusalemme cette grande idée de la réconciliation des religions, qui fit le fond de la renaissance italienne, que l'on voit naître chez Boccace dans le conte des Trois anneaux, et qui est symbolisée si gracieusement dans Arioste par l'amour de Bradamante et de Roger? Nous sommes bien loin avec le Tasse de cette haute et poétique impartialité. Certes l'opposition des deux religions était nécessaire et naturelle en un sujet comme la Gerusalemme, mais il l'a tranchée avec cette netteté impitoyable et cette décision imperturbable que connaissent seuls les êtres sans expérience. On diiait qu'il a craint qu'elle ne fût jamais assez marquée, et là où il fallait un fossé, il a creusé un abîme. Ses Sarrasins sont des caricatures, ou des monstres, ou des affiliés de l'enfer; c'est à peine s'ils participent de la nature humaine. Le roi de Jérusalem est un tyran cruel, faible et ridicule ; le savant Ismeno est un nécromancien ; Soliman est un aventurier
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voué au démon, Argant un géant homicide et impie. La férocité leur tient lieu de courage, la force physique de magnanimité et de grandeur d'âme ; l'intérêt se détourne d'eux comme d'êtres d'une nature inférieure, voués au mal non seulement par fatalité, mais par choix. S'ils étaient simplement condamnés aux ténèbres, on pourrait encore les plaindre ; mais ils sont en communication constante avec les esprits de l'abîme, et ils paraissent on ne peut plus satisfaits de cette intimité : ce n'est pas par aveuglement qu'ils combattent la foi chrétienne, c'est volontairement et avec clairvoyance. Les démons n'ont pas besoin pour les tromper de revêtir des formes étrangères, ils n'ont qu'à se présenter à eux tels qu'ils sont pour être sûrs d'être bien reçus. Voyez par exemple au chant neuvième la visite d'Aletto à Soliman, qui le reconnaît aussitôt pour un démon et qui s'abandonne sans résistance à toutes les fureurs qu'il lui insuffle dans l'âme. 0 chevaliers et amazones musulmans d'Arioste, Mandricard, Rodomont, Roger, Sansonnet, Doralice, Marphise, Médor, si valeureux, si magnanimes, si loyaux, chez qui l'on sent des âmes si naturellement portées vers la lumière, quels frères ténébreux le Tasse vous a donnés dans Aladin, Argant et Soliman! Seule, la vaillante Clorinde, comme une sainte rachetée de l'erreur, intercède auprès du lecteur pour les champions de la religion musulmane et jette un rayon d'humanité dans l'atmosphère infernale où ils s'agitent.
Une autre particularité très bizarre, mais cette fois
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toute gracieuse, de cette nature juvénile du Tasse, c'est le caractère en quelque sorte microscopique que présente la Gerusalemme. Le Tasse peint tous les objets en diminutif; on dirait qu'il voit le monde par le petit bout de la lorgnette. Les objets et les hommes perdent leur stature naturelle et se rapetissent de façon à présenter d'eux-mêmes une réduction toute mignonne et toute coquette; mais dans ce rapetissement les lois des proportions sont admirablement gardées. Si les objets perdent en dimension, ils ne perdent rien en précision et en netteté ; ils se détachent avec un relief et une couleur extraordinaires, et se meuvent dans un lointain lumineux qui ne permet à l'œil de l'imagination de commettre aucune erreur. Aucune brume ne les décolore, aucune ombre ne les fait trembler : ce sont de petits arbres, de petits chevaux, de petits hommes que l'on aperçoit, mais ce sont bien de vrais arbres, de vrais chevaux, de vrais hommes. Les personnages surtout ont une réalité singulière. Le lecteur ne perd pas un seul des mouvements de leur vive mimique ; il distingue le moindre jeu des muscles sur leur visage microscopique, le moindre clignement de leurs petits yeux. Il faut voir comme ces personnages se dépitent gentiment en jolis nains qu'ils sont, boudent et se désolent comme des enfants fâchés, et frappent colériquement la terre de leur petit pied. Ce n'est jamais un spectacle terrible, c'est quelquefois un spectacle presque risible, c'est toujours un spectacle charmant. Ce rapetissemen.t s'étend à tous les êtres et à tous les ob-
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jets, quelque immenses qu'ils soient. Dans les profondeurs de l'infini apparaît un tout petit Dieu au milieu de tout petits anges, et dans les profondeurs de l'abîme s'ouvre un enfer qu'on pourrait mesurer en étendant les bras, et où siègent des diables en miniature. C'est, dis-je, le monde vu par le petit bout de la lorgnette ; c'est ce même recul des objets qui ne leur fait rien perdre en netteté, cette même diminution d'eux-mêmes qui ne leur fait rien perdre en précision.
Rassemblez tous les traits que nous venons de détailler, et vous obtiendrez la nature d'un enfant sensible et sensuel. Certes c'est là se présenter au combat de la vie avec de mauvaises armes ; mais il y a encore dans le Tasse un des penchants les plus funestes qui se puissent concevoir, c'est-à-dire l'exaltation facile, l'admiration à l'état de démangeaison incessante, l'enthousiasme à l'état de prurit. En vérité, on pourrait appeler assez justement le Tasse le don Quichotte de la poésie, moins à cause de la ressemblance de leur mauvaise fortune que pour une certaine ressemblance de nature et de génie. Ce qui fait le Tasse poète est exactement la même faculté ou la même maladie, comme il vous plaira de l'appeler, qui fait don Quichotte chevalier errant. Ils tirent leur malheur et leur grandeur d'un sentiment très noble, mais très dangereux, s'il passe à l'état chronique et s'il arrive à faire partie de notre nature habituelle, car ce sentiment ne s'obtient que par une surexcitation de l'âme, et pour nous élever au-dessus de nous-
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mêmes il doit commencer par nous anéantir : j'ai nommé l'admiration.
Que le Tasse soit un homme d'imagination, cela n'a pas besoin d'être prouvé ; mais quelle est la forme de son imagination et à quelle nature morale correspond-elle ? A coup sûr, il n'a pas l'imagination créatrice et dramatique ; l'invention des caractères, des événements, lui fait absolument défaut. La fable de l'Aminta est d'une simplicité voisine de la pauvreté ; celle de la Gerusalemme liberata est tellement maigre qu'on peut attribuer au peu d'intérêt qu'elle inspire une partie de la fatigue que cause au lecteur moderne ce beau poème. La trame générale du poème n'est rien, les épisodes sont tout II n'est certes personne qui, ayant lu une fois la Gerusalemme, éprouve le désir de la relire dans son ensemble. Ce que nous y cherchons après une première lecture, c'est tel ou tel de ses épisodes délicieux, Olindo et Sophronia, Herminie chez les bergers, le combat de Clorinde et de Tancrède, les jardins d'Armide, la forêt enchantée ; moins que cela, nous rouvrons le poème pour revoir les deux ou trois octaves où le poète a décrit si merveilleusement les désirs se glissant dans les cœurs des croisés à la vue d'Armide, celles où Renaud, après sa confession, va au lever de l'aurore visiter le mont des Oliviers, ou même, plus simplement encore, pour relire quelque octave isolée où se trouve tel effet de lumière qui nous est resté dans le souvenir. Ces épisodes eux-mêmes ne nous frappent pas par l'originalité de l'invention et la
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nouveauté ; nous les connaissons pour les avoir déjà vus, sous des formes différentes, chez Virgile, chez Lucain, chez Dante, chez Arioste, voire chez Pulci et Boïardo. La forêt enchantée est reprise de Lucain et de Dante ; les jardins d'Armide sont une imitation évidente des jardins d'Alcine ; ses belles guerrières, Clorinde, Gildippe, sont des imitations de ces héroïnes mises à la mode par les romans chevaleresques, et spécialement de Bradamante et de Marphise; l'arrivée d'Armide au camp des croisés rappelle d'une manière frappante l'entrée d'Angélique à la cour de Charle- magne dans l'Orlando innamorato de Boïardo et de Berni. Cette imitation ne s'arrête pas seulement aux conceptions principales, elle se retrouve jusque dans les plus petits détails. A chaque instant, la mémoire distingue dans cette ingénieuse mosaïque quelque pièce rapportée, habilement enchâssée, qui appartient à la littérature ancienne ou à la littérature italienne antérieure. Ainsi, pour citer au hasard, le purgatoire des amantes cruelles, dont la bergère Daphné menace la froide Silvie dans YAminta, est évidemment emprunté à la vision d'Anastasio degli Honesti dans le -Décaîîîéroîz de Boccace. Il y a tel incident passablement exagéré de ses combats, par exemple ce chevalier musulman coupé en deux, dont le buste tombe à. terre tandis que les jambes restent à cheval, qui n'existerait pas si Boïardo et Arioste n'avaient pas écrit. Je sais bien que les grands poètes ne se font aucun scrupule d'emprunter, mais ils savent transformer si complètement leurs emprunts que c'est à peine si ces em-
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prunts sont reconnaissables, et que leur originalité ne perd rien à l'imitation. Arioste par exemple imite autant peut-être que le Tasse, mais il réinvente tout ce qu'il emprunte. Qui reconnaîtrait l'antique fable des amazones dans l'histoire de l'île des femmes? Qui songe à l'abandon d'Ariane dans l'épisode d'Olimpia et Bireno ? L'imagination du Tasse n'a pas ce feu de forge qui refond les matières qu'elle s'approprie ; ses imitations sont simplement des transcriptions ingénieuses et élégantes qui permettent toujours d'en distinguer l'origine et la provenance. A cet égard, on peut dire que le Tasse serait le roi des arrangeurs et des metteurs en œuvre poétiques, si notre Racine n'existait pas.
Le Tasse n'a donc pas l'imagination active des inventeurs, il a l'imagination passive des contemplateurs. C'est un genre d'imagination singulièrement dangereux et qui atteste chez ceux qui en sont doués une disposition maladive, car il exige une finesse d'organes extraordinaire, et beaucoup de finesse ne va pas sans beaucoup de faiblesse. La vie d'un homme né pour contempler et admirer n'est le plus souvent qu'un martyre voluptueux, tant la souffrance et le plaisir sont étroitement mêlés dans ses sensations. Un tel homme est la victime de toutes les beautés qu'offre le monde, car elles s'imposent à son imagination, qui s'en laisse caresser ou accabler sans opposer de résistance. Il ne dispose pas à sa fantaisie des choses comme l'inventeur; ce sont les choses qui disposent de lui, et la plus petite d'entre elles ne
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permet pas qu'il lui refuse son tribut d'admiration. Son existence est un frisson perpétuel, une transe incessante de plaisir et de douleur. Tout ce qui passe arrache à l'âme du poète ainsi doué un accent musical, un cri pathétique, une interjection mélancolique ou joyeuse. Cette excessive sensibilité semblerait devoir faciliter l'invention, elle lui nuit au contraire, car elle empêche toute concentration des facultés ; l'extase qui naît de cette surexcitation est passagère autant qu'elle est prompte, et les choses s'éloignent aussi rapidement qu'elles apparaissent. Le poète est à chaque instant à la fois tyrannisé par la poésie et trahi par elle, car elle fuit sans cesse sous son regard pour revenir sous de nouvelles formes, pareille au flux et au reflux d'une mer de beauté. Il devient une sorte d'éternel naufragé de l'idéal ; une vague de cette mer de beauté l'emporte et le recouvre, une seconde le rejette et le laisse à sec. Mais qu'il est heureux, ce naufragé poétique ! S'il n'éprouve que des béatitudes d'une minute, ces minutes sont en nombre infini. Languissant, énervé, disposé par sa faiblesse même à ressentir toutes les délices, son inspiration dure juste le temps que durent les caresses dont les choses l'effleurent, et se renouvelle tout aussi souvent que ces caresses se renouvellent ; c'est dire qu'elle expire sans cesse pour recommencer aussitôt .
Voilà le genre d'imagination du Tasse. Si l'on me demandait de le définir en deux mots, je l'appellerais le poète des beaux frémissements. Il n'y a guère
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en effet dans ses œuvres et surtout dans son grand poème que des frémissements ; mais ils sont incessants et de toute sorte : frémissements de religion, frémissements d'héroïsme, frémissements d'amour. Les mouvantes ombres lumineuses qui passent sur un mur blanchi donnent seules l'idée de ces rapides mouvements d'enthousiasme qui se succèdent pour toute chose indifféremment, pourvu qu'elle soit douée de beauté, et qui expirent aussi vite qu'ils sont nés. S'étonnera-t-on maintenant que ces octaves de la Gerusaleynme, au lieu d'avoir la gravité qui convient à la narration épique, soient tantôt des sonnets amoureusement élaborés, tantôt des commencements de canzoni, qu'ils participent tantôt du mouvement de l'ode, tantôt de la lenteur pensive de l'élégie? Que voulez-vous ? le poète n'est pas son maître, et toutes les choses qu'il devrait se contenter de nommer imposent immédiatement à son imagination leur genre de beauté. Il a eu besoin de dire qu'une de ses héroïnes avait souri, et immédiatement il a vu passer sous ses yeux un tel sourire qu'il a oublié, pour en décrire la lumière, sa narration commencée. Un soupir de tendresse s'échappe-t-il du cœur d'un de ses héros, aussitôt son propre cœur tressaille et fait entendre un commencement de concert d'amour. C'est, dis-je, exactement le genre d'imagination de don Quichotte. Il est halluciné, ensorcelé de beauté, comme don Quichotte est ensorcelé de chevalerie. Il est incessamment transporté dans le royaume de l'idéal sans y prendre jamais pied, car. ses visions
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passagères et changeantes l'abandonnent à chaque instant pour le reprendre aussitôt comme les chimères de don Quichotte. Il touche terre, rebondit, tombe de nouveau et se relève encore. La vie de son imagination se compose ainsi d'une succession de tableaux sans continuité; errante et vagabonde an gré des choses qui la mènent, elle est à la disposition de tout objet qui peut lui arracher une admiration d'une minute.
La valeur du Tasse comme artiste et poète est incontestable; en a-t-il une autre? Ses poèmes sont- ils autre chose que de belles œuvres d'art ? En d'autres termes, le Tasse a-t-il une importance historique, est-il un de ces hommes qui ont eu le privilège de marquer une époque, d'exprimer soit une des facultés du génie de leur nation, soit une de ses révolutions ou de ses crises, et dont l'existence individuelle compose ainsi une des phases de l'existence de ce génie? Il est impossible de concevoir la littérature italienne sans un Dante ou un Arioste, car ils expriment à eux deux toute l'âme de l'Italie : le premier exprime sa véhémence tragique et sa capacité de souffrance , le second sa grâce souriante et son aptitude au bonheur. Supposez qu'ils n'aient existé ni l'un ni l'autre, l'âme italienne n'aura jamais été révélée au monde. Nous pouvons donc considérer ces deux hommes comme nécessaires, indispensables ; ils ne sont pas des apparitions qui pouvaient être ou ne pas être au gré de la générosité ou de l'avarice de la nature, car ils sont pour nous la manifestation extérieure et
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visible d'une réalité invisible. Mais le Tasse! Il semble au premier abord qu'il ne soit qu'un accident heureux, un don capricieux de la nature. On se dit que, s'il n'avait pas existé, le monde n'aurait pas perdu autre chose que deux beaux poèmes faits pour l'amusement plutôt que pour l'instruction de l'esprit, quelques jolies chansons et quelques madrigaux bien tournés, plus une légende romanesque douloureuse. A la vérité, on s'accorde bien généralement à lui attribuer une sorte de signification historique, celle de fermer l'ère de la grande poésie et d'annoncer irrémédiablement la décadence; mais cette signification est bien misérable et bien triste. En a-t-il une autre que celle-là?
Eh bien ! oui, le Tasse a cette importance historique qu'on lui refuse trop généralement. A la vérité, il ne révèle rien d'essentiel, rien d'éternel dans la nature de ce génie italien, dont Dante et Arioste ont exprimé la double substance et montré une fois pour toutes l'impérissable structure intérieure ; mais il est un chaînon indispensable dans l'histoire de ses destinées. Le Tasse de moins, et la transition manque pour suivre l'évolution du génie italien d'un de ses états à l'autre, comme elle manquerait pour suivre la transformation de la chenille en papillon, si l'état intermédiaire de la chrysalide était supprimé. Le Tasse est un témoignage de décadence, je le veux bien, mais c'est aussi un témoignage de résurrection, car il présente le spectacle d'une métamorphose mémorable. Le Tasse, c'est en quelque sorte la chrysa-
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lide du génie italien ; larve charmante, au contraire des autres larves, en qui se dissout l'âme ancienne, en qui l'on sent déjà frémir les ailes de l'âme encore à naître ! Nature hybride, il participe de deux caractères, il est le point de jonction de deux arts. Si la mort est là, la vie y est aussi, et ce déclin est une aurore. Il forme le passage entre la poésie, qui dit en lui son dernier mot, et la musique, qui balbutie en lui ses premières mélodies. D'une main, il fait le salut d'adieu à la lignée de Dante et d'Arioste; de l'autre, il donne le salut de bienvenue, à travers les siècles, à la race des Pergolèse, des Cimarosa, des Rossini et des Bellini. Oui, le Tasse peut être rangé parmi les grands poètes, car la signification sacrée du mot vates a encore en lui toute sa force. Ce voluptueux hypocondriaque remplit à sa manière les fonctions solennelles attribuées au poète : présider aux naissances et aux funérailles des sentiments humains, ensevelir les nobles choses qui ne sont plus et annoncer les nobles choses qui seront un jour. Il est un gardien des traditions antiques en même temps qu'un précurseur.
C'est dans la Gerusalemme que pour la première fois cette transformation devient sensible. Le Tasse, en écrivant son poème, avait la prétention d'écrire une épopée; mais la première condition d'une pareille œuvre, le génie du narrateur poétique, lui fait absolument défaut. Un véritable poète épique, malgré la singularité de son poème, c'est Arioste. Chez lui, la poésie n'est que le vêtement du récit, et la
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musique n'est que l'accompagnement des pensées. Dans le Tasse, cet équilibre est rompu, et la musique l'emporte sur les pensées, qui ne sont qu'un prétexte à fioritures, à trilles et à roulades. La Gerusalemme n'est donc pas une narration épique, mais un long poème lyrique. J'ai comparé le plaisir que procure la Gerusalemme au plaisir que peut donner le spectacle d'un ballet, mais il est encore plus exact de comparer le poème lui-même à un immense libretto d'opéra. On a fait jadis un opéra d'Armide, mais je m'étonne qu'un arrangeur moderne n'ait pas eu l'idée de transporter le poème entier sur une scène lyrique, tant il est merveilleusement approprié aux conditions que réclame le drame musical. Il est vraiment curieux d'y observer non seulement la naissance de la musique, mais les germes de ce genre nouveau qui, au moment même où le Tasse publie son poème, fait son apparition avec le drame pastoral et les fêtes dramatiques de la cour de Ferrare. Ces fêtes et ces pompes auxquelles le Tasse a lui-même coopéré ont laissé leur empreinte sur la plus importante de ses œuvres, qui n'est à un certain point de vue qu'un divertissement à grand spectacle. Observez en effet le caractère des tableaux du Tasse, et dites s'ils ne ne semblent pas une suite de décors de théâtre, inventés pour le plaisir des yeux. Lorsque nous lisons l'Arioste, nous ne sommes pas étonnés de ses plus magnifiques tableaux, car en le lisant nous sommes comme un voyageur qui découvre graduellement les paysages qui bordent sa- route, tant l'art du narra-
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teur est parfait. Au contraire, en lisant le Tasse, nous éprouvons les amusantes surprises du spectateur qui voit se succéder les scènes les plus imprévues ; ses magnificences ont un caractère théâtral, nous n'y sommes pas amenés graduellement, nous y sommes poussés subitement comme au coup de sifflet d'un machiniste de génie. Ces pompes sont tellement tout le poème que l'intérêt languit sensiblement pendant les intervalles qui les séparent, comme il languit à l'Opéra entre deux scènes dramatiques et deux divertissements, et que les parties qui ne sont pas de pur ornement ou de pure mélodie nous fatiguent comme de trop longs récitatifs. Quel superbe tableau d'opéra que la forêt enchantée et combien propre aux effets de feu de Bengale! Quel admirable motif de ballet que le séjour de Renaud dans les jardins d'Armide ou son entrée dans cette même forêt enchantée! Quel merveilleux décor que le décor de la chambre souterraine des pierres précieuses ! Et les scènes de chant et de déclamation, les motifs de duos, de trios, de mélodies, comme ils abondent dans ce modèle du libretto! Duo d'Olindo et de Sophronia, plaintes de Tancrède sur le corps de Clorinde, chansons rustiques du pâtre hospitalier qui recueille Herminie, grand air d'Armide à la fuite de Renaud, concerts de la forêt enchantée et des jardins d'Armide, duo d'Argant et de Tancrède, chœurs de démons, chœurs de guerriers; ajoutez des groupes composés de nymphes, de pages, d'ermites, et dites s'il est un spectacle plus complet.
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Le Tasse a donc une importance capitale dans l'histoire des évolutions du génie italien, quoique cette importance se dérobe au premier coup d'œil et qu'il soit nécessaire de quelque attention pour la découvrir. Il marque une date mémorable qui ne se rencontre dans aucun livre d'histoire, mais, quand on vous demandera à quelle époque le génie italien a commencé à opérer sa métamorphose et a passé de la poésie à la musique, répondez hardiment : A l'époque qui est comprise entre la représentation de VAminta et la publication de la Gerusalemme. Il a encore une autre importance : il a donné le baptême du génie au dernier des genres poétiques enfantés par la Renaissance, à celui qui marque le terme de la fécondité de ce grand renouvellement intellectuel. Nous voulons parler de ce genre du drame pastoral éclos à la cour de Ferrare d'une pensée de divertissement et qui, parti d'un commencement modeste, allait arriver à la plus haute fortune et parcourir la plus enviable destinée. Pendant près d'un siècle, la pastorale allait devenir le genre dominant en Europe et marquer tous les- autres genres littéraires de son empreinte. Où ne retrouve-t-on pas le drame pastoral durant cette période qui va de la veille de la Saint-Barthélemy à la fin du règne de Louis XIII? Une fois sorti de son pays natal, il se développe, grandit, et son ambition croît avec chaque marque de faveur qu'il reçoit dans ses nouvelles patries adoptives. En Espagne, il devient le genre à la mode et obsède si bien l'imagination de Cervantes que ce grand homme lui permet
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de s'introduire dans son chef-d'œuvre, au risque de le gâter. En France, il se mêle au drame et à la comédie, leur fait porter ses travestissements, et inspire à Honoré d'Urfé le premier modèle du roman français ; mais là où il atteint la plus haute fortune, c'est en Angleterre, où il rencontre des interprètes de génie et où il inspire des hommes comme Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Sidney, Fletcher, Milton. Le succès du drame pastoral est un des plus extraordinaires et des plus rapides qu'il y ait dans l'histoire littéraire. Né en 1554 à la cour de Ferrare avec le signor Agostino Beccari, il s'était mêlé avant la fin du siècle à toutes les manifestations du génie poétique. Or le Tasse a poussé plus que personne cette haute fortune, car c'est lui qui le premier donna, avec l'Aminta, le sceau de la perfection à ce genre légèrement artificiel et le rendit digne des destinées qu'il allait parcourir. Ainsi c'est encore le Tasse qui préside à ce mouvement poétique qui se prolonge jusqu'au règne de Louis XIV. C'est lui qui est en quelque sorte le chef d'orchestre du glorieux concert européen pendant près d'un siècle ; s'il est dans le éortège qui vient à sa suite des hommes plus grands que lui, n'oublions pas cependant qu'il marche à leur tête et qu'il est le premier par la date, sinon par le rang.
Nous avons trop peu parlé du livre de M. Cherbu- liez, et, en critique égoïste, nous avons profité de l'oc-
casion qu'il nous offrait pour développer notre thèse sur la nature du génie du la cause de ses
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malheurs qui, croyons-nous, eurent leur origine dans les obscurités de l'âme et du tempérament. Le Tasse ne fut pas heureux précisément parce qu'il était né pour le bonheur. Voilà notre thèse, que nous livrons à notre tour à la critique si pénétrante et si élevée de M. Cherbuliez ; mais nous ne voulons pas terminer sans le remercier au nom des amis de la poésie d'avoir parlé en termes si délicats et si nobles de celui qui fut le chantre accompli des élégances mondaines. Le pauvre Tasse n'est pas en faveur de nos jours, et M. Cherbuliez aurait péché par trop d'indulgence et d'enthousiasme que nous n'y verrions aucun mal, car c'est l'injustice que le poète rencontre le plus souvent parmi le public contemporain, quand ce n'est pas l'oubli. Combien y a-t-il aujourd'hui de lecteurs du Tasse, et dans ce petit nombre combien en est-il qui le goûtent réellement et l'apprécient à sa vraie valeur? Tout récemment, nous lisions sur lui, dans un livre remarquable d'un de nos jeunes historiens littéraires, un jugement bien sommaire et bien dur. M. Cherbuliez a essayé de le maintenir à cette place élevée qui est la sienne et d'où l'on cherche à le faire descendre, et ce n'est après tout que justice. Ehl sans doute l'inspiration du Tasse n'est pas la grande inspiration, mais c'est une inspiration encore très haute, et, en parcourant l'histoire littéraire, je ne découvre pas une époque, si brillante et si fertile qu'elle soit, qu'un talent de cet ordre ne pût encore embellir et honorer.
Septembre 1864.
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UNE INTERPRÉTATION PITTORESQUE
DE L'ENFER DE DANTE
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UNE INTERPRÉTATION PITTORESQUE
DE L'ENFER DE DANTE
Dante est une exception éclatante dans le monde des poètes par l'intérêt singulier qu'il sait inspirer aux intelligences les plus diverses et les plus contraires. Je sais bien que les poètes ne sont grands qu'à la condition d'être universels, mais les formules ordinaires par lesquelles la critique a coutume d'exprimer leur universalité sont vraiment incomplètes lorsqu'il s'agit de Dante. Ce n'est pas assez de dire pour lui ce qu'on dit de la plupart de ses frères en immortalité, qu'il est grand, parce que l'humanité reconnaît en lui ses passions et ses instincts, parce qu'elle se contemple en lui comme en un miroir, car il n'exprime pas seulement la vie instinctive et passionnée de l'âme, il exprime encore — chose unique et qui ne s'est vue que cette seule fois — la vie de l'intelligence dans ses modes les plus divers et dans ses activités les plus opposées. Il intéresse à la fois et cet homme moral auquel s'adressent tous ses frères en poésie, et cet homme intellectuel qui n'est pas
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identique comme l'homme moral, et qui varie non seulement avec chaque catégorie de lecteurs, mais presque avec chaque lecteur pris isolément. Je m'explique. Dans chaque lecteur, il y a plusieurs hommes qui peuvent se ramener à deux principaux : il y a un homme moral composé de sentiments, de passions, d'instincts, et un homme professionnel en quelque sorte, un artiste, un légiste, un érudit, un historien, un philosophe, un théologien. Cette dualité disparaît forcément lorsque nous ouvrons un poète, et, des deux hommes que nous sommes, il ne reste que le plus général, le plus humain, le plus poétique. Je suis légiste ou métaphysicien par exemple, et j'ouvre un Arioste ou un Shakspeare ; je ne compte pas plus que l'homme professionnel qui est en moi sera intéressé par cette lecture que je ne m'aviserais de chercher des émotions poétiques dans la lecture d'un traité de métaphysique ou de législation. Je sais d'avance de quelles matières m'entretiendra le poète ; je sais qu'il sollicitera les confessions de ma conscience, qu'il me racontera l'histoire des mœurs de mon cœur, qu'il me révélera les espérances et les mécomptes des âmes sœurs de la mienne, et qu'il éveillera mon aversion ou mon amour pour leurs erreurs ou leurs vertus ; mais je n'attends pas qu'il intéressera directement et spécialement l'artiste, le philosophe ou l'érudit que je suis par habitude, métier ou vocation. Il n'en est pas ainsi de Dante. Eri même temps que l'homme moral se sent ébranlé en le lisant par des accents aussi terribles que ceux
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des trompettes qui annonceront le jour du jugement, et doucement ému par des accents plus tristes que ces sons de la cloche du soir qui blessent d'amour le pèlerin novice, l'érudit, l'historien, le théologien, le philosophe, se sentent diversement intéressés par les paroles du poète, et accourent lui demander des renseignements, des conseils et des lumières.
Quel est l'historien qui oserait étudier l'histoire de l'Italie au moyen âge sans consulter Dante et peser les témoignages qu'il exprime ? La Divine Comédie n'est "pas seulement un grand poème, c'est encore une chronique à' la fois générale et locale que l'historien ne peut se dispenser d'étudier, soit qu'il s'occupe de l'Europe du moyen âge en général, de l'Italie, ou simplement de Florence. A son tour, le philosophe se sent vivement sollicité par la conception de ce poème. Voilà la vision métaphysique des hommes du moyen âge, leur système du monde, leur explication chrétienne de la nature et de la fin des choses, leurs opinions sur la responsabilité de l'âme, la sanction de la vie, le libre arbitre, la recherche de la vérité et le suprême bien. Puis le théologien se sent irrésistiblement porté à essayer les clefs de sa science subtile sur ces tercets sibyllins, fermés, comme des coffrets possesseurs de perles précieuses, à double et triple tour, où Dante a déposé toute la partie ésotérique de ses croyances et de ses doctrines. De même que ce poème contient pour le philosophe un système du monde, il contient pour le théoricien politique un système sur le gouvernement des sociétés
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humaines ; là se trouve résumé en vers immortels le système politique de l'Italie du moyen âge par lequel furent gouvernés souvent sans bien s'en rendre compte les peuples de l'Europe, la monarchie universelle réalisée par deux pouvoirs universels, un pouvoir temporel idéal et abstrait, un pouvoir spirituel visible et incarné. Enfin les artistes se sont toujours plu à reconnaître un frère dans le plus plastique des poètes, ils ont aimé à lutter avec la magie colorée de ses paroles et le dessin si précis et si fier de ses tercets : lutte difficile et dangereuse, et d'où est sorti vainqueur la plupart du temps le poète, qui n'avait cependant, pour combattre contre les puissants moyens matériels dont dispose l'artiste, que les armes en apparence abstraites de la parole et du rhythme. Dante intéresse les artistes, non seulement comme les intéressent les autres poètes, en tant qu'hommes doués du sens du beau et prédisposés par les habitudes de leur profession à le sentir sous les formes diverses dont peuvent le revêtir les arts rivaux de celui qu'ils exercent, mais en tant qu'hommes de métier, en tant que peintres et sculpteurs.. Ils l'interrogent avec curiosité , comme s'il avait à leur révéler quelque secret important sur leur art, tant ses procédés poétiques et ses méthodes leur paraissent analogues aux leurs. Ils trouvent dans ses visions les thèmes les mieux appropriés à leurs inspirations. Il leur semble qu'en s'emparant d'un de ses épisodes ils n'aient qu'à faire une transcription fidèle et correcte de ses paroles pour composer une œuvre
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qui satisfasse à toutes les exigences de la peinture ou de la sculpture. Ils sentent que leur seul danger dans une telle transcription est de parler moins fortement aux yeux par les lignes et les couleurs que ne parle le poète par la seule force de son discours, et que, malgré les moyens dont ils disposent, ils doivent craindre de ne pouvoir surpasser l'expression pittoresque de ses tableaux. Qu'est-ce que la sculpture peut ajouter en effet à l'attitude que le poète a donnée dans un seul vers à Sordello de Mantoue ? Et que pourrait ajouter la peinture la plus dramatique à l'expressien de Farinata se dressant dans le fantasmagorique clair-obscur de sa fosse sulfureuse, et regardant autour de lui comme s'il eût eu l'enfer en grand mépris? Vous voyez de quels points extrêmes viennent les admirateurs de Dante, à combien d'intelligences il sait parler, de combien de publics en un mot s'est grossi pour lui le public déjà si vaste des grands poètes. Aussi, parmi les cortèges qui accompagnent à travers les siècles les grandes renommées, n'y en a-t-il pas de plus imposant, de plus varié et qui fasse penser davantage aux pompes royales? Jamais culte poétique n'a été célébré par des mains plus diverses et n'a rencontré de croyants et de fidèles de races plus opposées, plus ennemies, plus éloignées les unes des autres.
Le volume dont nous allons parler est un des plus splendides hommages qui aient jamais été rendus à cette illustre mémoire. Si les âmes des poètes bienheureux prennent en gré ceux qui en ce monde
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ont souci de leur renommée, et si elles protègent ceux qui les servent comme les saints protègent ceux qui les prient , le jeune et déjà célèbre artiste qui vient d'illustrer l'Enfer de Dante a droit d'espérer qu'il compte aujourd'hui un protecteur puissant dans cette partie de la cour céleste où Béatrice Por- tinari est assise auprès de l'antique Rachel. Un tel volume est pour les amateurs de beaux livres une véritable consolation des scandales typographiques de la librairie à bon marché. Il n'y a que des éloges à donner aux soins et à la vigilance avec lesquels a été menée à bien cette importante publication, vraiment digne du poète qu'elle prétend honorer, du jeune artiste dont elle est destinée à fonder décidément la renommée, et des lecteurs d'élite capables de sentir et d'apprécier les belles choses. Le volume se compose du texte italien de t Enfer, de la traduction française de M. Fiorentino, et de soixante-quinze dessins de M. Gustave Doré, gravés sur bois par plusieurs habiles artistes, parmi lesquels nous nommerons spécialement M. Pisan comme étant celui qui peut-être est le mieux entré dans l'esprit du poète et dans la pensée du dessinateur. Son exécution, moins pure, moins correcte souvent que celle de ses confrères, atteint cependant des effets qui sont plus en harmonie avec la sombre poésie de Dante et qui en font mieux comprendre l'étrangeté, ainsi qu'on pourra s'en convaincre par l'examen des principales gravures signées de son nom : l'enfer de glace, la procession des hypocrites, les tombes ardentes, et
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la rencontre de Dante et de Farinata, etc. Quant à la traduction, nous croyons que les éditeurs ont été bien inspirés en s'arrêtant à celle de M. Fiorentino, car, de toutes les traductions que nous avons pu comparer, elle est encore la seule qui unisse à un égal degré la clarté et la fidélité, et qui présente ce que j'appellerai, faute d'un autre mot, un large et facile courant de texte. Ce sont là des mérites qui ont été trop ignorés des traducteurs de ce grand, mais difficile et parfois énigmatique poète. Fidèles, ils sont obscurs ; clairs, ils sont infidèles. Un des meilleurs et des plus zélés, notre poète Auguste Brizeux, ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à créer ce courant de traduction dont nous parlons, et ne fait guère que des rencontres heureuses ; une ligne d'une vulgarité plus que prosaïque termine la traduction poétiquement commencée d'un tercet ; des expressions vives, sentant leur poète et rendant à merveille telle ou telle image, telle ou telle épithète du texte italien, se trouvent enchâssées dans des phrases languissantes et monotones à force de fidélité, si bien que cette traduction, très poétique par détails et souvent très méritoire, donne l'impression que donneraient quelques rares bijoux brillant dans un bric-à-brac de maussades objets de plomb et d'étain. Une autre traduction, celle de Lamennais, curieuse comme témoignage de l'effort d'un grand esprit, n'est pas plus faite pour donner le goût de Dante que celle du Paradis perdu par Chateaubriand n'est faite pour donner le goût de Milton. Cette tra-
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duction est écrite dans un système excellent quand on l'applique pour soi seul, dans le silence du cabinet, — car il crée une sorte de langue intermédiaire entre la langue du traducteur et la langue du poète, qui permet à l'admirateur studieux et enthousiaste d'entrer en communion plus intime avec l'esprit de son auteur favori, d'en suivre les mouvements, les ondulations, les saccades, — mais il perd la plus grande partie de son mérite lorsqu'on veut en présenter les résultats à des lecteurs indifférents. Alors il arrive très souvent qu'un second traducteur serait nécessaire pour expliquer au public cette traduction trop laborieusement fidèle. Avec Dante, ce danger est plus à craindre encore qu'avec tout autre poète.
Le nom de M. Gustave Doré est déjà populaire, et ses œuvres ne sont plus de simples promesses. Parmi les jeunes artistes des tout à fait nouvelles générations, deux seulement me semblent jusqu'à présent avoir enchaîné la renommée, l'illustrateur de Dante, et ce jeune peintre, M. Breton, qui a su surprendre et reproduire la beauté, la noblesse et la grandeur des attitudes qu'imprime aux créatures humaines ce travail manuel tenu pour maudit par certains théologiens, trop oublieux de la vieille devise monastique : laborare est orare, et réputé vulgaire par les oisifs t. Dans cette foule, d'année en année plus compacte, de jeunes aspirants à la gloire des arts,
1. Avons-nous besoin de faire remarquer que ce jugement n'est vrai que pour l'époque où ces pages ont été écrites?
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les talents ne manquent pas, comme on a pu s'en convaincre aux dernières expositions ; mais ce sont trop souvent des talents secondaires composés d'habileté d'exécution et de curiosité, plus faits pour frapper le dilettante et l'amateur initiés aux secrets du métier, aux procédés de l'atelier, aux roueries de l'art, que le contemplateur naïf et sérieux qui cherche dans un tableau une peinture plutôt que des secrets de peintre, un résultat plutôt que des moyens. Le grand défaut de la plupart de ces œuvres, où l'habileté de main et la science des. procédés de l'art écrasent le résultat obtenu, est de faire dire à ce spectateur difficile : « Comme cet artiste saurait peindre, s'il avait vraiment quelque chose à peindre! » La plupart de nos jeunes artistes possèdent, je crois, tout le talent qui peut s'acquérir; mais ce quelque chose qui ne s'acquiert pas, cette étincelle vitale que le travail le plus obstiné est impuissant à créer, ce signe mystérieux qui fait reconnaître les âmes vraiment douées, ce petit talisman de l'esprit et de la nature qui vous avertit devant une œuvre inconnue par un léger frisson, qui vous chuchote le conseil opposé à celui que Virgile donne à Dante : « Regarde et ne passe pas, » combien peu les possèdent ! Parmi ces heureux privilégiés de la nature, M. Gustave Doré et M. Breton sont ceux chez qui la flamme innée du talent jette les lueurs les plus vives, ceux dont elle éclaire les œuvres avec le plus d'amour, ceux que dès aujourd'hui elle sacre de ce beau nom d'artiste, qui est conservé à tout jamais à
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quiconque l'a mérité, ne fût-ce qu'une seule fois, et quelles que soient plus tard les irrégularités, les défaillances et les maladresses du génie.
Abusé par la facilité de M. Doré, qui est vraiment extraordinaire, j'ai très longtemps mal jugé la nature de son talent et mal auguré de son avenir. Le sentiment qu'il m'inspirait était cette espèce d'étonnement qui touche de très près à l'inquiétude. La rapidité avec laquelle il multipliait ses productions, la prodigalité avec laquelle il dépensait sa verve, me surpre-' naient Sans me charmer et me faisaient croire à un talent plus facile que sérieux. En un mot, je ne savais comment le définir ni à quoi m'en tenir sur son compte. Comprenait-il et sentait-il vraiment les beautés diverses des scènes très variées qu'il dessinait, ou cette souplesse résultait-elle seulement d'une certaine habileté à saisir les surfaces des choses? Je n'aurais pas osé décider la question. Ce qui était bien certain, c'est que ces dessins étaient pleins de mouvement, d'animation, et qu'il n'y en avait pas deux qui se ressemblassent. Ce qui était bien certain encore, c'est qu'il connaissait l'art de composer, d'ordonner une scène, l'art de poser, de grouper, de disperser des personnages de manière à obtenir un effet poétique voulu et à faire naître chez le contemplateur une impression résolue d'avance. L'impression que je ressentais était bien celle que l'artiste avait voulu me faire ressentir ; il n'y avait pas à en douter, car, après examen minutieux, j'étais amené à reconnaître que, malgré la facilité dont témoi- j
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gnaient ces dessins, rien n'avait été accordé au hasard, et que tous les détails, malgré leur abondance en apparence trop touffue, concouraient au but principal, qui était de créer avec certitude une sensation déterminée. Toutefois dans cette qualité même je trouvais un défaut, et cette présence évidente de la volonté de l'artiste me fournissait un nouveau thème d'accusation. Je me rappelais que les plus grands artistes sont ceux chez lesquels la volonté a joué le plus faible rôle, que les impressions que nous laissent leurs œuvres sont presque toujours fort différentes de celles qu'ils s'étaient proposé de nous faire éprouver, et que la naïveté et l'abandon étaient bien plus que la volonté les signes des véritables vocations artistiques. Il y avait bien encore dans ces dessins mille détails qui frappaient l'attention et conseillaient au jugement de réfléchir avant de se prononcer, telle attitude qui reportait la mémoire vers quelque vieille gravure, telle draperie que l'on pouvait croire enlevée à un dessin de Rubens, telle expression que l'on aurait applaudie chez un maître : l'artiste semblait avoir une aptitude pour saisir la grandeur pittoresque ; mais était-ce aptitude ou adresse qu'il fallait nommer cette faculté? Ne pou- vait-on pas dire, en ramenant au sens qu'il dut avoir primitivement un certain mot de la langue des ateliers, que cette grandeur était attrapée de chic, et en généralisant davantage que le. talent de M. Doré était le chic porté à sa plus haute expression.
L'œuvre qui me dessilla les yeux fut son illustra-
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tion de Rabelais. Ce n'est pas que cette œuvre fût un progrès notable sur celles qui l'avaient précédée ; mais ce fut elle qui m'apprit ce que je demandais, à savoir s'il y avait chez M. Doré une autre faculté que cette adresse à saisir les surfaces pittoresques des choses, que ce chic transcendant que nous avons essayé de définir. Le doute n'était plus permis, car toute l'adresse du monde est impuissante à saisir l'âme cachée d'une grande œuvre, et le livre de Rabelais était compris dans sa vérité la plus humaine. Les dessins n'étaient pas tout ce qu'ils pouvaient être, et sous le rapport de l'art M. Doré avait fait vingt fois aussi bien ; mais l'intelligence intime de l'œuvre ne laissait presque rien à désirer. Voilà bien cette exhilarante parodie du moyen âge expirant dans un carnaval grotesque que nous a montrée le grand bouffon, voilà bien surtout le bon géant tel qu'il l'a rêvé, le géant cordial, sensible, humain, dont les colères n'ont jamais dépassé les limites de la mauvaise humeur, le roi aux entrailles, ou, pour parler le langage plus expressif de Rabelais, aux tripes paternelles, au poing justicier, fontaine de bienveillance et de convivialité, source de mansuétude, de complaisance et de sociabilité. J'avais enfin trouvé le secret jusqu'alors dissimulé.
Le don que possède M. Doré est cette faculté caractéristique des nouvelles générations que j'ai nommée plus d'une fois l'imagination passive, genre d'imagination qui s'accorde merveilleusement avec le sens critique aujourd'hui dominant. Cette imagi-
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nation passive cherche moins à créer qu'à comprendre, et elle ne crée qu'en interprétant. Il ne faudrait pas la confondre, malgré les ressemblances apparentes que ces deux facultés présentent entre elles, avec cette puissance d'assimilation qui a fait la force et le génie de la génération qui nous a précédés. L'esprit d'assimilation détruit pour créer; l'artiste ou l'écrivain qui le possède absorbe en quelque sorte l'œuvre dont il veut faire sa proie par un procédé analogue à celui qu'emploie la nature pour les fonctions de la digestion : il s'en nourrit et transforme cette substance étrangère en sa propre substance. Des œuvres ainsi assimilées, il ne reste plus rien que certaines influences vitales, certains fluides, certaines sécrétions qui donnent à l'esprit son teint, son coloris, sa grâce et sa force. C'est ainsi que M. Eugène Delacroix, M. Victor Hugo, M. Augustin Thierry, par exemple, se sont assimilé lord Byron, Shakspeare ou Grégoire de Tours. Très différente est cette imagination passive qui distingue avant toute autre faculté les intelligences vraiment remarquables des nouvelles générations. Pour elle, dis-je, créer, c'est surtout comprendre, et comprendre ce n'est pas seu- lement saisir les traits principaux ou les caractères sommaires d'une chose ou d'une œuvre, c'est participer à la vie même de cette chose ou de cette œuvre, se mêler à son âme et à sa substance, n'avoir momentanément d'autre personnalité que la sienne, s'imprégner d'elle si intimement que de ce commerce étroit et presque voluptueux puisse naître une
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image qui soit non seulement sa ressemblance physique, mais ce qu'on appelle en magie son diaphane. L'imagination de nos jeunes contemporains renverse donc le procédé habituel à l'assimilation, celui que nous avons décrit plus haut; loin de s'assimiler les choses, c'est elle qui se laisse assimiler. Tout ce qu'elle a de sentiment général du beau, de puissance esthétique, de susceptibilité voluptueuse, elle l'emploie pour entrer plus profondément dans l'esprit des grandes œuvres, pour s'insinuer en elles et les atteindre jusque dans ce mystérieux asile où se cache le principe de leur vie. C'est cette imagination passive que possède au plus haut point M. Gustave Doré.
Il met son originalité à représenter fidèlement l'originalité des choses qu'il veut faire connaître. Il s'efforce de les comprendre dans leur variété et leur diversité infinies. Il assouplit son talent au gré des œuvres qu'il interroge au point de partager non seulement leurs qualités, mais leurs défauts, et d'être, s'il le faut, grossier avec Rabelais, baroque, bizarre et entortillé avec les Contes drolatiques de Balzac, monotone avec t Enfer de Dante. Il devient un double véritable du modèle qu'il traduit par le crayon, si bien que son imagination reflète immédiatement les expressions les plus variées et les nuances les plus passagères de l'imagination du poète. Et cette imagination, que j'appelle passive, n'a cependant rien de ce qui distingue la soumission; elle ne se moule pas sur l'esprit des modèles avec l'inerte mollesse d'un corps élastique ; elle pé-
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nètre en eux avec l'agilité d'une flamme. Elle est souple avec indépendance, fidèle avec verve, obéissante avec finesse, et c'est pourquoi elle réussit si bien à saisir la vie des œuvres. Elle entre dans leur esprit, les fouille et les enlève pour ainsi dire avec elle, semblable à quelque brillant insecte qui s'engage avec emportement dans le calice d'une fleur, s'imprègne avec une douce furie de ses aromes, et en ressort tout chargé de l'âme de la plante, en secouant d'un mouvement brusque et vif ses ailes lourdes de pollen odorant.
Pour bien comprendre la nature de cette aptitude à saisir les choses les plus variées, on n'a qu'à comparer les dessins de M. Gustave Doré avec ceux dont les artistes de la précédente génération ont rempli ces publications illustrées si fort à la mode il y a trente ans. Quelle différence entre ces dessins et les vignettes de Granville, de Gigoux, de Célestin Nanteuil, d'Alfred et même de Tony Johannot! Aucun de ces artistes, qui tous ont pourtant un mérite reconnu, pas même Tony Johannot, le plus varié et le plus souple de tous, n'entre aussi avant dans l'intimité vraie de l'œuvre qu'il illustre. Mieux encore, on n'a qu'à restreindre le champ de la comparaison et à mettre les dessins de M. Gustave Doré en présence de ceux d'un remarquable artiste, Flaxman, qui lui aussi a fait des illustrations de Dante. Je sais bien que la série de dessins que Flaxman a consacrés à l'Enfer de Dante est inférieure à ses autres oeuvres ; mais cette série est inférieure précisément parce que son imagination manque de
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souplesse, et que dans ce sujet, à la fois grandiose et étrange, elle s'est trouvée dépaysée. Flaxman n'est à son aise que dans les sujets grecs et ne comprend bien que certains caractères du génie et de l'art grecs. Sur ce terrain, il peut défier tout le monde, et quelques-uns des dessins de son Homère et surtout de son Hésiode, l'œuvre la plus charmante, à mon avis, qui soit sortie de son crayon élégant, correct et froid, méritent toute admiration. Cependant, même dans ces compositions, tout en voulant être homérique, Flaxman reste Anglais et très Anglais, et subit l'espèce de fatalité qui pousse les artistes de son pays à ne voir partout dans la nature que des visages britanniques. Heureusement ce défaut, qui choque tous les yeux lorsque les artistes anglais traitent un sujet hébraïque, chrétien ou romain, disparaît en partie lorsqu'ils traitent un sujet grec et devient presque une qualité, car, chose bizarre à dire, il y a une certaine analogie entre la beauté grecque et la beauté anglaise par la netteté et parfois la rigidité des traits, par une grâce de jeunesse qui est incomparable, par une blancheur qui joue à merveille l'éclat de certains marbres. Les modèles qui posent devant l'artiste anglais, parfaitement impropres à donner l'idée de la beauté hébraïque ou italienne, pourront facilement servir, quelques souvenirs de l'art antique aidant, à donner l'idée de la beauté grecque. C'est pourquoi on ne s'aperçoit nullement que les personnages de l'Homère et de l'Hésiode de Flaxman portent des visages anglais ; mais dans les illustrations de Dante
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on reconnaît immédiatement leur nationalité. Le caractère italien du poème lui a complètement échappé, ou plutôt il n'a pas su assouplir son génie aux conditions de l'œuvre. Je prends deux exemples au hasard. La course de ses centaures allant à la rencontre de Dante et de Virgile pour les percer de leurs flèches est tout simplement une course en rase campagne de jeunes paysans anglais qui, par un accident inexpliqué, participent de la nature du cheval. Plus frappante encore est la rencontre de Dante et de Farinata. Cet épisode a fourni à M. Doré un de ses meilleurs dessins. Il a très bien vu à quel moment il devait prendre cet épisode pour lui donner son vrai caractère : c'est le moment où Farinata se dresse dans sa tombe, regarde fièrement comme s'il eût eu l'enfer en grand mépris, et demande à Dante avec dédain quels furent ses ancêtres. Son Farinata est un damné d'attitude vraiment patricienne, d'âge moyen, maigre, le visage creusé pas les soucis de l'ambition, de l'orgueil, et les ravages des passions politiques. Ainsi peut-on se figurer un Bettino Ricasoli du temps passé. Qu'a fait Flaxman au contraire? Fidèle malgré lui au génie de sa nation, il a fait de cet épisode une scène de drame anglais. Son Farinata, qui sort de sa tombe comme un fantôme de théâtre d'une trappe, est un jeune adolescent anglais qui pourrait figurer, dans le Macbeth de Shakspeare, le fantôme de Fleance, fils de Banquo. L'artiste a choisi non pas le moment où Dante a exprimé l'altier dédain aristocratique qui fut le péché de ce personnage, mais le moment
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où il lance avant l'adieu ses obscures prophéties sur l'avenir de Florence. Il a compliqué encore cette scène de ce personnage de Cavalcante, dont la voix interrompt douloureusement la conversation de Dante et de Farinata pour demander des nouvelles de son cher Guido. D'une tombe voisine de celle de Farinata sort une tête enveloppée d'un suaire, grimaçante et sinistre, qui représente mal le damné au tendre cœur dont Dante nous fait entendre la voix. Le tout ressemble non à une scène de Dante, mais à une scène mélodramatique, très frappante d'ailleurs, de Lewis ou de Maturin.
Je ne veux pas dire — notez-le bien — que Flax- man soit un artiste inférieur à M. Gustave Doré; je dis seulement que son imagination ne possède pas la souplesse de l'intelligente imagination du jeune artiste français, et que par conséquent il a beaucoup moins bien compris le caractère italien de l'œuvre de Dante, qu'il est entré moins profondément dans l'esprit du poète. Cependant, quoiqu'il soit dans cette production inférieur à lui-même, il reste encore très grand artiste, et M. Doré pourrait encore apprendre de lui quelques leçons : par exemple, comment il est inutile de multiplier les détails pour obtenir un effet puissant et comment les détails trop multipliés finissent par ressembler à ce qu'en littérature on appelle prolixité, parce qu'alors ils ne sont pour ainsi dire que la répétition d'eux-mêmes, et que au lieu de faire contraste, ils ne font qu'encombrement. Il pourrait apprendre aussi de lui à ne pas torturer et épuiser
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un sujet de manière à lui faire rendre tout ce qu'il contient, parce que ce procédé excessif enlève à l'imagination du spectateur tout horizon et prive l'œuvre de l'artiste de cette puissance d'inspirer la rêverie qui est le plus sympathique et le plus mystérieux des privilèges des belles œuvres d'art. Or ce privilège, Flaxman, qui ne comprend pas Dante aussi bien que M. Doré, le possède presque toujours, tandis que M. Doré ne le possède que très rarement. Quel joli dessin que celui que Flaxman a composé sur ce vers qui clôt l'épisode de Françoise de Rimini :
E caddi come corpo morto cade !
C'est le moment où Dante tombe évanoui en écoutant la musique de plaintes et de sanglots dont Paul accompagne le récit de son amie. Virgile contemple l'évanouissement de Dante avec une tristesse complaisante, comme s'il était heureux et fier d'avoir cette preuve de l'humanité d'un grand cœur. Françoise et Paul, pudiquement enlacés, le visage caché par leurs mains, sont prêts à rejoindre le tourbillon qui les emporte pour l'éternité. Ils ont déjà un pied dans l'espace; une seconde encore, et ils auront disparu. Le cœur se sent serré d'angoisse ; on aurait envie de les retenir et de leur dire : Quoi! sitôt? Dans cet épisode, Flaxman s'est montré supérieur à M. Doré, dont la Françoise est par trop une Parisienne du xixe siècle. Ce que M. Doré n'a pas égalé non plus, c'est le dessin simple et poignant que Flaxman a consacré à l'épisode d'Ugolin. Sous la voûte d'un cachot, basse
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comme la voûte d'un four, le comte Ugolin est étendu tout de son long, les coudes appuyés sur le cadavre d'un de ses fils, dans une attitude de douloureux hébétement. A ses côtés gisent les corps de ses autres fils. Rien ne peut rendre l'effet dramatique de ce groupe sinistre, composé de quatre cadavres et d'un agonisant. Ce sont les deux plus beaux dessins de cette série de Flaxman ; mais combien d'autres encore sont dignes d'être cités après ceux-là ! La planche qui représente Dante et Virgile conversant avec les flammes qui contiennent les âmes d'Ulysse et de Diomède est pleine d'esprit dans sa simplicité : les visages des deux poètes expriment bien le mélange de curiosité et d'étonnement que leur inspire le spectacle, inusité même en enfer, de ce supplice subtil comme les âmes qu'il punit. Le dessin où Dante et Virgile sont menacés par les diables facétieux qui habitent l'enfer des maltôtiers, celui où est représenté le supplice du Navarrais Ciampolo, ont une expression d'énergie diabolique que M. Doré n'a pas surpassée. Le voyage sur le dos de Géryon, les portraits des Euménides, un peu trop sereinement belles pourtant, peuvent encore soutenir la comparaison avec les dessins correspondants de M. Doré. Dans tous les autres, dans la forêt des suicides, dans l'enfer de glace, dans la procession des hypocrites, dans le supplice par les serpents, dans la représentation de la ville de Dité, même dans le passage des ombres (ce dernier dessin offre pourtant des détails pleins d'énergie), Flaxman me semble inférieur à M. Doré. Il a été vaincu non pas précisé-
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ment comme artiste, mais comme interprète de Dante.
Les dessins de M. Doré atteignent le chiffre de soixante-quinze. Dans ce nombre, il y en a près d'un tiers qui font longueur et qui pourraîent être retranchés sans que l'œuvre y perdît beaucoup. Le commencement du lugubre voyage se fait longtemps attendre, car ce n'est qu'au huitième dessin qu'on arrive aux portes de l'enfer; le voyage eût été abrégé de deux étapes que le curieux n'y aurait rien perdu, malgré le mérite des dessins qui auraient été sacrifiés. Je n'ai pas beaucoup de sympathie non plus pour les gravures qui représentent d'autres sujets que des scènes infernales et qui ne se rapportent qu'indirectement à l'enfer, tels que le meurtre de Francesca et de Paolo, sujet toujours manqué, les trois gravures, très inférieures à l'unique dessin de Flaxman , qui représentent l'agonie d'Ugolin, les portraits de l'impudique Myrrha et de Thaïs la courtisane, qui n'offrent rien de particulier, si ce n'est les expressions de la beauté répugnante de la prostitution et de l'impudeur bestiale, qui ont été bien saisies par le jeune artiste, mais qui font presque tache au milieu de ces tableaux lugubres et en troublent l'austérité, comme la lumière d'un lampion sordide fait tache sur la majesté des ténèbres. Il résulte aussi de ce trop grand nombre de dessins une certaine monotonie; la contemplation en est fatigante, et c'est avec une véritable lassitude qu'on arrive aux derniers, les plus dramatiques pourtant. Ceci une fois dit, nous n'avons plus guère qu'à louer.
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Cette œuvre confirme les qualités que nous connaissions à M. Doré, et a permis à son talent de se manifester sous un aspect nouveau. L'Enfer de Dante, en lui fournissant un certain nombre des sujets académiques, lui a donné l'occasion de révéler plus complètement qu'il ne l'avait jamais fait sa science du dessin. Il a eu l'occasion de traiter le nu, et il s'est tiré de cette épreuve difficile en artiste sûr de lui- même. Citons parmi les plus remarquables de ces dessins le passage des ombres, quelques-unes des planches représentant les supplices des maltôtiers, le supplice par les serpents, surtout le supplice des avares, condamnés à rouler pour l'éternité des sacs qui les écrasent. La tête de Françoise fait trop penser aux têtes des Parisiennes que nous rencontrons chaque jour, mais le corps est dessiné d'une manière charmante, et il n'est pas jusqu'aux rondeurs lubriques du dos de la déplaisante Myrrha qui n'accusent une science véritable.
Mais ce qui est digne de tout éloge, c'est moins encore la partie plastique que la partie pittoresque de l'œuvre, moins encore le dessin que la couleur. Je dis jugement couleur, car le jeune artiste a trouvé moyen de rendre visibles les moindres nuances de la lumière et les teintes les plus accidentelles des objets. Quelques-uns de ces dessins sont d'une couleur vraiment surprenante, quand on songe aux difficultés qu'oppose à l'artiste la gravure sur bois. Nous citerons comme exemples de ces effets pittoresques qu'on n'avait jamais atteints encore les compositions
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consacrées à l'enfer de glace, où se rencontrent, finement rendues, toutes les variétés de la transparence : la transparence brillante et froide du cristal, la transparence glauque et plombée des vagues marines, la transparence brumeuse de ces journées d'hiver où l'air semble se dissimuler sous un voile de gaze invisible. Nous citerons surtout le ciel qui s'élève au- dessus de la porte de l'enfer dans le dessin qui représente l'arrivée de Dante et de Virgile au lieu où il faut laisser toute espérance. On en distingue très nettement les couleurs : c'est un ciel sombre et rou- geâtre, de ce rouge cuivré et sanguinolent que présente parfois le disque de la lune, les jours sans doute où elle s'appelle Hécate, et non plus Diane, et où elle préside aux sabbats des futurs damnés. La splendeur des nuits étoilées, la magnificence auguste et radieuse des ténèbres divines n'ont pas été moins bien reproduites par le jeune artiste que l'horreur blafarde des ténèbres infernales. Le dessin où Dante et Virgile, après leur lugubre voyage, revoient enfin les étoiles, et celui, plus poétique encore peut-être, où il leur est donné de les contempler une dernière fois avant leur départ pour le sombre royaume, sont de véritables traductions de ce sentiment de lumineux idéalisme qu'inspire la vue du ciel étoilé, que Dante a possédé plus peut-être qu'aucun autre poète , et dont il a expliqué l'origine et la source dans ces trois vers :
E '1 sol montava in su, con quelle stelle Ch' eran con lui, quando l'amor divino Mosse da prima quelle cose belle.
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Le paysage infernal a été admirablement compris et rendu. Voilà bien les rocs sans verdure, vieux comme les ossements de la terre, les pics pointus et inaccessibles où la volonté divine fait atteindre cependant les d'eux poètes, les ravins desséchés de ces campagnes éternellement altérées, les hautes falaises des mers infernales. Nulle trace de vie, de végétation; la diversité des supplices et les nécessités de l'exécution de la justice divine imposent seules la variété à ce paysage uniforme : ici, les lourdes pluies noient, sans le rafraîchir, le sol stérile ; plus loin, la monotone campagne est coupée par une sorte de mer Adriatique aux flots furieux qui tourmente les colériques à l'âme bouillonnante comme elle; ailleurs s'étend le cimetière brûlant des hérésiarques, ou la plaine percée de citernes fumantes où sont plongés, la tête en bas, les simoniaques. Aucun abri : si la chaleur et la fumée deviennent trop violentes, il faut s'éloigner en hâte ou se mettre à l'abri derrière la pierre de quelque grand tombeau comme celui du pape Anastase ; ce sont là les ombrages de cette région désolée. De distance en distance, on rencontre, pour égayer le sombre chemin, quelque monstre effrayant et curieux : ici l'opprobre de Crète étendu brutalement sur un rocher, là les centaures gardiens de la mer de sang où sont punis les assassins et les tyrans, ailleurs les furies vengeresses qui volent dans l'air obscur et font entendre un concert composé de menaces, de gémissements et de plaintes. M. Doré n'a pu échapper entièrement à cette monotonie obligée ; mais il a tiré
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parti de toutes les ressources que lui offrait le poète, et il a surmonté l'obstacle autant qu'il était possible de le surmonter. Cette observation s'applique, bien entendu, exclusivement à ses dessins du paysage infernal, autrement dit à l'encadrement des scènes, et nullement à ces scènes mêmes, c'est-à-dire à la partie humaine et dramatique de sa nouvelle œuvre, qui est au contraire très variée et pleine de mouvement.
Nous avons énuméré et décrit les principaux caractères du talent de M. Doré. Dressons maintenant un catalogue dramatisé des gravures sur lesquelles devra se porter plus particulièrement l'attention du curieux, en ayant soin de les comparer avec le texte du poète.
La rencontre de la Panthère, du Lion et de la Louve. — M. Gustave Doré n'est pas tombé dans l'erreur commune qui fait apparaître simultanément ces trois animaux aux yeux de Dante, et il a consacré juste- ment trois dessins à ces trois apparitions successives, lesquelles symbolisent trois passions qui ne se l'en..contrent guère en même temps dans le cœur de l'homme. De ces trois gravures, la meilleure est la première. La panthère est arrêtée en face de Dante, dans une attitude pleine de souplesse et de puissance. Dante recule d'un pas, intimidé plutôt qu'effrayé, car l'artiste a très finement saisi la nuance du sentiment qu'exprime le poète. La panthère en effet ne déplaît pas à Dante, et il montre de l'admiration pour sa fourrure tachetée. Le paysage est bien
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celui qui est indiqué dans la Divine Comédie; cependant de ce paysage nous n'avons que le terrain et non l'atmosphère : il y manque cette douce lumière et cette couleur du matin qui se mariaient si bien, selon Dante, avec la peau tachetée de la panthère. C'est bien le matin, mais le matin gris clair, avant les premières teintes de l'aurore : le ciel de cette gravure retarde environ d'une heure sur le ciel du poète. J'aime moins la rencontre du lion que celle de la panthère : elle fait songer non à l'épisode de Dante mais à quelque épisode de la vie des Pères du désert, et reporte la mémoire vers les vieilles gravures où sont représentées les rencontres miraculeuse des cénobites et des bêtes féroces. L'exécution de M. Pisan semble encore avoir exagéré le ton noir de ce dessin ; ajoutons qu'il n'y a pas de proportion entre le paysage et les personnages, qui sont le poète et le lion, et ici nous touchons à un défaut trop habituel à M. Doré, et très frappant dans quelques-unes des gravures qui suivent celle-là, notamment la cinquième et la huitième, la Porte d'Enfer. Ses personnages sont écrasés par les paysages dans lesquels ils se meuvent. Dans la rencontre de la louve, nous louerons le paysage et surtout une éclaircie de lumière qui indique bien cette heure du jour mentionnée par Dante et symbolisée par l'acharnement de la louve sans repos à repousser le poète là où le soleil se tait; mais cette louve a l'air d'un chien altéré, et, n'étaient les lauriers qui entourent les fronts de Dante et de Virgile, on pourrait prendre cette scène pour la promeliade de Faust et de
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Wagner suivis par le barbet infernal. Nous avons déjà mentionné le dessin composé sur ces vers :
Lo giorno se n'andava e l'aer bruno, etc.
C'est un des plus beaux de la collection. Toute la magie brillante des nuits étoilées déploie ses magnificences sur les têtes des poètes.
Béatrix informant Virgile des ordres du Très Haut. — Le paysage est beau, et le gazon surtout est pour l'œil une joie véritable. C'est un vrai gazon des Champs-Élysées, gras, épais de fleurs, où les asphodèles des Champs-Elysées païens se marient sans doute aux lis mystiques des symboles chrétiens.
Les poètes ont lu enfin la sombre inscription et sont entrés dans la cité dolente. Ici, j'exprimerai le regret que M. Doré n'ait pas consacré un dessin à ce tourbillon stérile et orageux des âmes que l'enfer repousse et dont le ciel ne veut pas, ce tourbillon que le poète a décrit en trois tercets qui sont un tableau tout fait :
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alti e fioche, e suon di man con elle
Mais voici Caron menant sa barque vide et criant : « Malheur à vous, âmes perverses! » Caron toujours vert malgré son grand âge et ses longs services, et ramant d'une main vigoureuse que l'éternité ne fatiguera pas. Il s'empresse visiblement pour le passage des ombres, et son attitude est pleine d'énergie. Main-
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tenant sa barque est pleine d'âmes damnées, trop pleine, ce qui empêche de saisir les expressions diverses du désespoir et de la frayeur que représentent les visages des coupables. A vrai dire, ce sont moins des expressions de visage que l'artiste a rendues que des attitudes et des mouvements ; mais ces mouvements, sous la terreur de la rame de Caron, levée sur eux comme un premier châtiment, sont pleins de naturel. On a bien là les tressaillements, les soubresauts, les reculs instinctifs du corps sous l'appréhension d'une douleur immédiate.
Franchissons les limbes et les Champs-Elysées, et, après avoir jeté un coup d'œil d'épouvante, mêlé de dégoût, sur Minos à la queue de serpent, et qui se sert de cette queue comme d'une mesure pour auner les crimes des mortels, entrons dans la première province de ces sombres royaumes. Cette province est composée d'un abîme sans fond et d'une ceinture de rochers. Sur le sommet d'un pic, Dante et Virgile contemplent le tourbillon des âmes qui commirent le doux et brillant péché. Le tourbillon étend à l'infini ses zigzags orageux ; c'est un spectacle à donner le vertige. On ne distingue rien que deux silhouettes perdues dans l' air aveugle, des rochers qui dominent des profondeurs insondables et d'épaisses traînées d'atomes humains qui se dessinent sur un fond noir en longues spirales. C'est une composition saisissante et où résonne vraiment le souffle de l'ouragan infernal qui ne s'arrête jamais. J'aime beaucoup moins les autres gravures consacrées à l'histoire de Paul et
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de Françoise et au groupe des voluptueux. Le tourbillon confus et perdu dans l'espace, dans cette pre- 'mière gravure, se rapproche du spectateur avec Françoise et Paul et laisse distinguer les expressions des âmes qu'il renferme. Or parmi ces expressions j'en remarque qui ne doivent pas être celles des compagnons d'infortune des deux amants. Il y a là des poses dramatiques, des visages échevelés, des attitudes féroces ou même lubriques, qui conviendraient aux habitués du Brocken, mais qui ne conviennent guère à ces dames et à ces cavaliers antiques dont les noms, lorsqu'il les entendit, serrèrent de pitié le cœur de Dante. On y voit des femmes qui s'accrochent avec désespoir à un amant qui semble les fuir, des âmes séparées qui semblent s'appeler d'un désir sauvag-e, des poings crispés, des poses de bacchantes. Tous ces détails ne sont pas en conformité avec les -paroles du poète. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans le cercle des voluptueux, des âmes qui ont péché var- amour ; il y a plus loin, dans les profondeurs de l'enfer, d'autres cercles où sont punis les impudiques qui ont péché contre l'amour et la nature. Il ne faut pas oublier non plus que ce cercle est le premier de tous, et que par conséquent les âmes qui y sont tourmentées sont punies du châtiment le plus doux. Elles volent deux à deux, heureuses encore dans leur malheur, puisqu'elles sont éternellement enlacées et qu'elles ont la douloureuse joie de savourer ensemble le même supplice. D'autres, privées de l'objet 'de leur amour, volent seules, no-
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blement désolées. Il ne doit donc y avoir dans tous ces groupes d'autres attitudes tourmentées que celles qui sont en quelque sorte imposées par la violence du tourbillon infernal. J'ai dit le défaut de la Françoise de M. Doré, qui ressemble trop à une Parisienne moderne. Nous avons tous vu ce joli visage, et chacun de nous pourrait aisément lui donner un nom. Je ne veux pas dire cependant que le dessin dans lequel les amants se séparent du groupe où est Bidon, et se présentent au spectateur, soit très inférieur aux autres compositions ; je dis qu'il ne répond pas à la beauté de l'épisode et aux émotions que cet épisode inspire à tout cœur sensible à la poésie. Non, ce sentimental visage n'est pas celui de la tendre et fière Françoise, qui conserve encore le souvenir du meurtre outrageant par lequel lui fut enlevée sa beauté,, et qui exprime si bien la fatale exigence de l'amour chez les cœurs bien nés. Cependant le corps de Françoise est charmant, et le couple est vraiment tel que le poète le décrit, léger au vent. L'artiste a choisi le moment où les amants accourent, attirés par l'aimant de l' affectueux appel de Dante ; leur vol s'abaisse, et ils descendent avec une lenteur gracieuse, selon les lois de cette gravitation particulière aux êtres ailés, dont le vol) au lieu de s'accélérer, devient plus lent à mesure qu'il se rapproche de la terre.
Nous voici dans le deuxième cercle, gardé par Cerbère aux trois têtes, le cercle où les gourmands sont fouettés par une pluie boueuse, noirâtre et lourde, comme le péché pour lequel ils sont condamnés.
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Pauvre Cerbère ! le temps est passé où pour l'apaiser on lui jetait des gâteaux de miel. Maintenant Virgile le désarme en jetant des poignées de terre infernale dans ses gueules ouvertes. Déjà une des trois têtes est retombée, étranglée par la boue infecte; les deux autres s'ouvrent, bestialement gourmandes. Ce Cerbère ne vaut pas celui de Flaxman, qui a choisi pour thème de son dessin le vers où Dante représente le monstre écartelant et déchirant les âmes damnées ; mais le paysage est bien celui qui convient au sup.". plice de la pluie. C'est une vallée marécageuse entre deux rochers, qui donne à la regarder des sensations d'humidité et de rhumatisme. Les Gourmands battus par la pluie sont affaissés contre terre dans des postures sans élégance et sans énergie, molles et lourdes comme leur vice. Il n'y a aucun ressort dans tous ces corps étendus, car leur supplice même leur retranche cette énergie qui naît de la douleur. Mais pourquoi Ciacco a-t-il un geste presque menaçant? Ce geste ne s'accorde pas avec son caractère. Est-ce un geste inspiré par un ressentiment pour le sobriquet dont ses compatriotes l'avaient gratifié? Le curieux qui ne connaîtrait pas le poème pourrait croire à un épisode dramatique et à un illustre personnage, et cependant il ne s'agit que d'un personnage sans nom, condamné pour le plus maussade des péchés; bonhomme au demeurant, et qui prie Dante de donner de ses nouvelles à ses parents et à ses amis vivants.
Plutus garde le cercle des avares, comme Cerbère celui des gourmands. Il est accroupi contre un ro-
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cher, dans une posture à la fois menaçante et humble, féroce et basse. Il vient d'aboyer ses incompréhensibles. et intraduisibles injures : Pape Satan, pape Satan aleppe! et sur la terrible réplique de Virgile, il se tait et regarde d'un air craintif et sournois passer les deux poètes, comme s'il craignait qu'ils ne voulussent lui dérober ses damnés. Le supplice des Avares, roulant, nouveaux Sisyphes, leurs sacs d'or, qui cèdent sous l'effort et retombent sans cesse, a fourni, rainsi que nous l'avons dit, le sujet d'une des meilleures compositions du recueil. Aux avares succèdent les Colériques. Trois gravures pour les colériques, c'est beaucoup ; nous supprimerions volontiers la seconde, dont tous les détails dramatiques pouvaient être facilement joints à la troisième, celle où Virgile repousse si durement Philippe Argenti, qui s'accroche à la barque : « Va-t'en avec les autres chiens ! » Mais la première, qui représente le rivage du Styx, où sont éternellement battus des flots les colériques, est d'un grand effet. Des âmes damnées, temporairement naufragées, ont été jetées sur le rivage, comme des épaves de navires, des varechs ou des cailloux, par la vague, qui va tout à l'heure les reprendre. A ce douloureux spectacle, Dante se serre contre Virgile d'un mouvement plein d'effroi. Le bouillonnant marais s'étend dans le lointain entre des rochers maigres, ravinés, creusés par la colère des eaux. Le jeune artiste a très bien compris l'étroite analogie par laquelle sont réunies toutes les parties des symboles dantesques, la correspondance que le poète
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établit entre le vice, le supplice, et le paysage qui sert d'encadrement au supplice. De même que le supplice est toujours en parfait rapport avec le vice, le paysage participe des caractères de l'un et de l'autre. Cette vue des bords du Styx est une belle marine infernale.
La traversée du Styx dépose les deux poètes au pied de la ville de Dité, capitale d'un royaume immense, plus fertile encore en douleurs que les provinces qu'ils ont visitées. Du pied des remparts, on pourrait apercevoir les rouges mosquées de la ville embrasée, n'étaient les épais nuages de fumée qui s'échappent de son enceinte. Le peuple démoniaque des faubourgs de la ville maudite s'attroupe près des portes pour en fermer l'accès aux visiteurs. Il faut attendre le secours d'un messager céleste. En attendant ce secours, les distractions lugubres ne manquent pas aux voyageurs. Voici les féroces Erinnyes. Elles volent reliées entre elles par des bracelets et des ceintures de serpents, en faisant retentir l'air empesté de leurs plaintes et de leurs chants ; elles jettent en passant leurs menaces au poète : « Vienne Méduse, nous le changerons en pierre. » Leur visage est plutôt vieilli que vieux, et ici l'artiste a encore donné une preuve de la vive intelligence qui le distingue. On voit que les Euménides ont été belles, et sur leurs traits enfumés par les vapeurs de l'enfer, desséchés par ses fournaises, on peut distinguer les traces de leur antique majesté, alors qu'elles étaient les bienfaisantes ; mais maintenant elles souffrent
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elles-mêmes des douleurs qu'elles infligent et sont aussi désolées que les damnés qu'elles invectivent. Aussi le chagrin, la honte et l'angoisse ont-ils détruit leur sombre beauté. C'est une chose digne de remarque en effet que la transformation imposée par Dante aux anciens souverains et demi-dieux de l'enfer classique. Les monstres ont perdu leur terreur, les demi-dieux leur sombre majesté. Virgile est bien Le guide véritable de cet enfer, où il rencontre à chaque pas quelque ancien monstre de sa connaissance la plus intime, car il les a vus autrefois entassés à l'entrée de l'enfer où descend Énée :
Centauri in foribus stabulant, Scyllaque biformis Et centumgeminus Briareus, ac bellua Lernae Horrendum stridens, flammisque armata Chimera, Gorgones, Harpyiseque, et forma tricorporis umbrae.
Mais combien changés et déchus depuis cette époque ! Les pauvres monstres sont tombés à l'état de reptiles crapuleux, et les mieux partagés à l'état de damnés. Les Euménides entremêlent leurs sinistres incantations de plaintes arrachées par les douleurs qu'elles ressentent, et c'est pour elles-mêmes maintenant 'qu'elles poussent les formidables aboiements dont elles poursuivirent jadis Oreste jusqu'au pied de l'autel de Minerve. Les Harpies, encore plus hideuses qu'autrefois, nichent dans des cadavres de suicidés métamorphosés en arbres stériles. Géryon a perdu ses trois corps : il représente non plus la fraude des temps héroïques, mais la basse fraude des temps nou-
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veaux ; il n'est plus qu'un monstre assez peu redoutable, à tête humaine et débonnaire, à queue de crocodile. Minos a été gratifié d'une queue de serpent qui lui sert de mesure pour marquer le cercle où doivent descendre les âmes coupables. Caron est encore le vieillard aux yeux de flammes de Virgile ; mais il est devenu grognon et brutal. Les Titans, hébétés par une longue souffrance, ont passé à l'état d'idiots athlétiques, et Nemrod, le puissant roi, souffle dans son cor comme un insensé de petites maisons. L'enfer chrétien de Dante leur a conservé leurs anciens caractères, mais en les flétrissant, en les salissant ; il a encanaillé, qu'on me passe l'expression, les monstres classiques. Cette transformation a été très finement marquée dans le portrait des Érinnyes par M. Doré. Ce sont bien les furies de Dante, c'est-à-dire d'antiques reines passées à l'état de damnées.
Enfin le messager céleste est arrivé: Son visage respire la calme indignation qui convient aux immortels, et devant son geste impérieux la populace des damnés tombe consternée. La divine lumière de l'ange illumine les corps de ces maudits, qui sont vraiment beaux et qui témoignent de leur origine céleste. Les portes franchies, les deux poètes rencontrent la campagne des tombes ardentes, où est enfermé Farinata. Le dessin donne bien l'impression de chaleur suffocante que peut faire ressentir cette plaine percée de fosses brûlantes. Les damnés, poussés par l'ardeur de la flamme, se redressent en se tordant hors de leurs tombes ; seul, Farinata se lève
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dans l'attitude qui convient à une âme patricienne, fier comme le soir de l'Arbia, lorsqu'il sauva Florence des projets des confédérés. Dante et Virgile considèrent avec admiration le damné magnanime. Sortons vite de cette campagne brûlante, où la fumée est tellement infecte que Dante et Virgile sont un instant obligés de se mettre à l'abri derrière la pierre du grand tombeau où cuit à l'étouffée le pape Anas- tase. Nous voici dans la campagne qui conduit à l'enfer des violents contre la nature et contre Dieu. L'affreux Minotaure , opprobre de Crète , que les poètes rencontrent aux environs de cet enfer, couché sur un rocher, est l'enseigne vivante des péchés de toute nature qui ont l'homicide pour fin. Et ici je ferai, à propos de ces monstres et divinités infernales de l'antiquité que Dante a placés dans son enfer, une nouvelle remarque. Dante ne les a pas placés ici ou là, dans telle ou telle province de l'enfer avec indifférence : chacun de ces monstres est un emblème de péché, plus même qu'un emblème; il est une enseigne, une porte vivante d'un enfer particulier, ou d'une zone particulière de cet enfer. Ainsi Cerbère, qui ouvre ses trois gueules pour engloutir indifféremment tout ce qu'on lui jette, gâteaux de miel, poignées de terre ou âmes damnées, est le gardien naturel du cercle des gourmands ; Plutus, celui du cercle des avares. Les Furies vengeresses sont bien placées à l'entrée de la citadelle de Dité. Le Minotaure préside justement à cet enfer aux zones multiples, où sont punis les violents contre
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la nature, contre les hommes et Contre Dieu, et Gé- ryon, le génie de la fraude, est bien le messager naturel des communications entre les cercles supérieurs et ce terrible Malebolge où sont punies toutes les variétés de la fourberie. Par quels vengeurs les tyrans homicides pourraient-ils être mieux châtiés que par les Centaures, et dans quel lieu les nids des Harpies seraient-ils mieux placés que dans la vivante forêt des suicides? Les Titans enchaînés dans leurs puits ferment justement l'entrée de cette province, qui est le palais et la maison de souffrance, le royal et cruel Windsor de celui qui fut le premier et le grand révolté, et où sont punis les traîtres de toute caté-gorie. Enfin, dernier emblème, Lucifer apparaît au fond de cette province, clef de voûte et porte suprême de l'enfer. Là, il mâche éternellement trois traîtres à jamais mémorables : Judas Iscariote, qui trahit son Dieu, Brutus et Cassius , qui trahirent leur maître ; ce sont là les damnés par excellence, et ils ne pouvaient être punis que par le démon par excellence. Ils ont tous commis le même attentat, victimes et bourreau ; les victimes ont attenté aux lois morales et politiques indestructibles sur lesquelles repose tout ordre social, et le bourreau a porté la révolte -et la trahison jusque dans l'ordre moral et divin même. Les rois de l'anarchie, Judas Iscariote, qui posa sa main sacrilège sur l'incarnation divine du pouvoir spirituel, Brutus et Cassius, qui poignardèrent le représentant du pouvoir temporel, sont bien la pâturé naturelle du dieu de l'anarchie. Ces mons-
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tres, qui semblent arbitrairement placés par Dante dans les différentes zones de son enfer, y occupent donc en réalité leur place véritable, et leur présence, qui semble une fantaisie bizarre du poète, s'explique, dès qu'on y regarde d'un peu près, le plus naturellement du monde. Dante n'ignore pas la fantaisie, mais il ignore l'arbitraire et le caprice. Sa fantaisie la plus extravagante en apparence ne lui sert qu'à marquer avec plus de précision ce que la simple logique poétique ne lui permettrait d'exprimer que faiblement.
Deux dessins ont été consaérés par M. Doré aux Centaures. Dans le premier, les monstres humains oublient un instant les tyrans et les homicides, qu'ils percent de leurs flèches dans le lac de sang, pour considérer Dante et Virgile, qui apparaissent sur les hauteurs. Ils se montrent avec étonnement les divins voyageurs, et leur attitude exprime la curiosité qui convient à une telle surprise. Ils ont bien l'air de se demander : Qui donc vient là? Dans le second, le meilleur de's deux, ils courent, dirigeant leurs flèches contre les poètes : ils sont lancés à plein galop ; mais l'artiste a eu bien soin de faire prédominer en eux la nature humaine sur la nature bestiale. Ils n'ont pas ce mouvement instinctif, mécanique et mathématique en quelque sorte de la bête, qui court comme un trait ou se déploie comme un ressort. Les jambes galopent, les croupes s'abaissent ou se relèvent, les mouvements s'assouplissent sous la direction d'une volonté humaine. Cependant Nessus a pris Dante et Virgile en croupe pour leur faire passer le lac de
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sang, et les a déposés sur la lisière de la foret des suicides, où nichent les hideuses Harpies. C'est une des plus ingénieuses et des plus fortes conceptions de Dante que cette forêt des suicides. Jamaisl'analogie qu'il établit entre le châtimennt et le crime n'a été plus vraie, plus strictement exacte et en même temps plus poétique. Généralement, les analogies et les symboles de Dante sont plus forts que fins, ils ont la simplicité brutale du lieu commun; je ne parle, bien entendu, que de VEnfer, car dans le Purgatoire et le Paradis les symboles ingénieux, subtils, les analogies idéales et quintessenciées abondent. Dans ces deux derniers poèmes, il prend sa revanche des brutalités de F Enfer. Son esprit ne se met pas en frais inutiles, et les supplices qu'il invente pour chaque variété de crimes sont ceux qui se présentent les premiers à l'imagination : pour les gourmands, des torrents de pluie boueuse ; pour les assassins, un lac de sang; pour les colériques, un marais tourmenté de tempêtes ; pour les agents de discordes, une éternelle mutilation ; pour les hypocrites, de lourdes chapes de plomb. Le supplice qu'il a inventé pour les suicides est aussi vrai, mais plus ingénieusement poétique, et se dérobe mieux (chose très importante en poésie) au premier coup d'œil de l'imagination du lecteur. Ceux qui ont porté sur eux-mêmes une main violente, ceux qui n'ont pas senti le bien inestimable de la vie, même chargée de douleurs, ceux qui ont mis obstacle volontairement aux opérations que la nature accomplissait en eux, ne cesseront pas
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de vivre comme ils le croyaient ; ils vivront à l'état d'arbres effeuillés et de bois mort. Ils ont reculé devant la douleur des frondaisons nouvelles, ils pousseront des épines stériles, et au lieu des oiseaux gais ou mélancoliques qu'ils ont refusé d'abriter, ils seront le siège des infectes Harpies. Trois dessins illustrent, dans l'œuvre de M. Doré, cette conception du grand poète. Des arbres maigres, rabougris, épineux, tordus comme dans des attitudes de désespoir, à vague ressemblance humaine comme la racine de la mandragore, essayent de plonger leurs racines déchaussées dans un terrain sec et stérile qui refuse de les recevoir. De ces trois gravures, la meilleure est celle où deux damnés, poursuivis par une bande de loups, se précipitent à travers la forêt, brisant dans leur fuite hâtive les branchages sensibles, se frayant un chemin à travers les broussailles douloureuses, et appelant à grands cris la mort, qu'ils ont cherchée sans pouvoir la trouver. Quel horrible paysage d'hiver ! On dirait une forêt de houx épineux et d'acacias difformes aux plus sombres jours de décembre. Pour ces arbres damnés, l'hiver sans feuilles et sans mousse ne finira jamais.
Laissons de côté les violents, qui sont punis par la pluie de feu, et la rencontre de Brunetto Latini sous cette grêle ardente. Ces dessins ont leur mérite assurément, mais ils n'offrent rien de très particulier et sont, comme expression dramatique, bien inférieurs à certaines compositions qu'un autre artiste contemporain, M. Yvon, a consacrées naguère
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à cet épisode de l'Enfer. Nous sommes arrivés dans un horrible paysage, sur les bords d'un puits d'où Virgile vient d'évoquer Géryon, le génie de la fraude, monstre original, à la face honnête et débonnnaire, au corps de crocodile, aux ailes de dragon. C'est -l'hippogriffe d'enfer, bien différent de celui qui dans l'Arioste, transporte dans la lune le joyeux et charmant Astolphe. Dante et Virgile sont montés sur son dos, en route pour la province du Malebolge, là où sont punies toutes les variétés de la fraude. Le voyage de Dante et de Virgile sur le dos de Géryon est une des compositions les plus saisissantes et les plus poétiques du recueil. Le dragon plane à des hauteurs incroyables, au milieu de pics et de pointes de rochers qui s'élèvent comme les clochers de gigantesques cathédrales. Le spectateur voit passer comme d'en bas les étranges voyageurs. La hauteur est si prodigieuse que Dante et Virgile sont pour lui à peine visibles ; l'énorme Géryon au contraire se dessine nettement avec tous les attributs de sa personnalité hypocrite. A l'horizon, on aperçoit la lumière livide du ciel infernal qui recouvre cette nouvelle province du grand empire des douleurs.
Le Malebolge a fourni à M. Doré les sujets de ses plus dramatiques gravures. L'horreur croît progressivement à mesure qu'on s'enfonce dans la sombre spirale, et le talent du dessinateur croît avec elle. Dans cette dernière partie, son inspiration est plus puissante et plus soutenue que dans les précédentes, et le seul reproche que nous ayons à lui adresser est
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d'avoir reproduit avec trop de complaisance les thèmes affreux que lui offrait en abondance la verve de plus en plus furieuse du poète. Il est remarquable en effet que la colère de Dante, loin de se fatiguer, redouble à mesure qu'il avance. Pendant les deux premiers tiers du voyage, il pleure volontiers et laisse son cœur s'ouvrir aux émotions de la pitié ; mais dans le dernier tiers, soit qu'il ait épuisé toute sa provision de larmes, soit que les vices dont il contemple le châtiment lui paraissent sans excuse, il n'a plus un élan de compassion, plus un soupir, plus une prière. Alors, loin de pleurer, il se met parfois à rire, d'un rire atroce, plus sombre que sa proverbiale tristesse. Deux fois seulement il sent encore les tressaillements de la bonté : la première fois, à la rencontre de son parent, Geri del Bello, dans le cercle des fauteurs de sédition ; la seconde fois, dans l'enfer de glace, en écoutant le récit d'Ugolin. Deux sentiments se partagent son âme dans cette dernière partie : une colère implacable pour les criminels de premier ordre, pour ceux qui dans leurs exécrables forfaits ont encore quelque chose de grand, — les fauteurs de sédition, les hypocrites, les traîtres, — et pour les vices bas et sordides un mépris burlesque dont rien ne peut rendre la profondeur, pas même les supplices ridicules ou atroces qu'il invente. Cette canaille de damnés lui apparait tout à fait amusante, et ses châtiments lui semblent un spectacle tout à fait propre à désopiler la rate d'un homme tel que lui. Quand les damnés
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crient sous la violence de la douleur, il éclate de rire, il applaudit aux malices des diables et leur dirait volontiers de frapper plus fort. Son imagination, échauffée et mise en mouvement par ces deux terribles passions de la colère et du mépris, invente des supplices sans nom. Ici, les maItôtiers et bara- tiers sont plongés dans la poix bouillante par des diables facétieux qui se plaisent à leur voir faire mille sauts amusants dans cette friture; là, d'autres damnés accroupis dans des fossés grattent éternellement leur gale et écaillent leurs membres « comme des carpes à l'espagnole », dirait Rabelais. Ailleurs les fauteurs de sédition tournent autour d'un rocher et viennent en criant sous la douleur se faire mutiler d'un membre qui repousse toujours. Quelques-uns de ces supplices se supportent à peine dans le poète et font reculer l'imagination ; qu'est-ce donc, s'ils sont reproduits par le crayon avec trop de complaisance? Aussi le goût se sent-il blessé dans quelques-unes des gravures de M. Doré, notamment dans celles qu'il a consacrées anx fauteurs de sédition. Il y a là trop de moignons saignants, trop de ventres effondrés, trop de poitrines ouvertes et de nez coupés. Et puis quatre gravures pour cet horrible supplice, c'est beaucoup ; il en suffisait d'une, celle où Bertrand de Born porte sa tête comme une lanterne, ou mieux encore celle où Dante jette en s'éloignant un long regard de pitié sur Geri del Bello. Dans cette dernière gravure, l'horreur du châtiment est au moins atténuée par un sentiment d'humanité. Je n'aime pas
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beaucoup non plus les gravures consacrées à Thaïs la courtisane et à l'incestueuse Myrrha, et j'en ai dit la raison ; cette exhibition d'une vile beauté fait comme une tache de lumière fumeuse et mesquine sur le fond de ces sombres tableaux.
Mais que de beaux dessins dans toute cette partie, où M. Doré ne pèche que par trop d'abondance ! Signalons les principaux. Le Châtiment des séducteurs est une composition à la fois énergique et charmante. Les diables frappent avec un entrain et une vigueur tout à fait remarquables, comme de bons ouvriers qui ont le cœur à l'ouvrage. On éprouve de la commisération pour quelques-uns des flagellés, dont les beaux corps subissent ces outrages. Dans l'Enfer des Jfaltôtiers, le jeune artiste a rivalisé de fantaisie bouffonne avec Dante. Les diables mettent dans leurs plaisanteries cruelles une rage infernale, une ardeur malicieuse, un empressement tout à fait drolatiques. L'agilité de leur vol égale la clairvoyance de leurs yeux. Cependant les damnés qu'ils malmènent, et qui n'ont pas encore oublié les ruses pour lesquelles ils sont punis, échappent parfois à leur surveillance ; ainsi fit en présence de Dante le Navarrais Ciampolo, qui plongea sous la poix bouillante pendant que le démon Alichino fondait sur lui avec sa fourche. L'effort vigoureux du diable transperce l'air vide, et Ciampolo se dérobe dans la poix avec l'impétuosité d'une grenouille qui plonge sous l'eau. La Lutte de Calcabrina et d'Alichino au-dessus du lac de poix, dans lequel les deux diables finissent par tomber et
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s'engluer, est encore une des amusantes compositions inspirées par cet épisode burlesque, vraiment digne de l'enfer de Rabelais. Un spectacle plus sombre succède, la Procession des hypocrites. Ils marchent en bel ordre, revêtus de pesantes chapes de plomb, jetant par-dessous leurs lourds capuchons des regards équivoques oit la gravité se mêle à la méchanceté. Pour que la parodie sinistre des sentiments sacrés, pour que la profanation sacrilège qui furent l'âme et le mobile de leur vie soient complètes, ce peuple de moines d'enfer a son Christ, ce Caïphe qui conseilla de mettre un homme à mort pour le salut du peuple, et qui gît crucifié en terre à une belle place d'honneur. Les fidèles de ce Christ damné le contemplent de loin avec un respect mêlé d'effroi. Arrêtez aussi vos yeux sur les deux gravures où le jeune artiste a peint le Supplice par les Serpents ; il y a là un fourmillement de reptiles à donner le frisson. Dans la seconde surtout, le pandémonium sale et grouillant est complet ; on ne saurait distinguer les reptiles des damnés, tant les entrelacements sont étroits, et cependant il y a une faiblesse dans ce dessin : M. Doré n'a su exprimer que par la confusion le caractère de ce supplice bizarre, qui consiste dans la double transformation de l'homme en reptile et du reptile en homme. On n'aperçoit pas la transformation d'Agnel, qui occupe le premier plan du dessin, et les enroulements du serpent qui le mord n'expriment pas aux yeux le sens des tristes paroles qu'adressent à leur compagnon les deux damnés qui
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le contemplent dans une attitude de douloureux abattement : Hélas! Agnel, comme tu changes! Puisque nous sommes en train de chicaner M. Doré, adressons-lui encore un reproche. Le supplice des simo- niaques n'est pas représenté d'une manière conforme au texte de Dante. M. Doré est tombé dans l'erreur où était tombé Flaxman avant lui. Je vois bien la fumée du feu intérieur, je vois bien les jambes sortir du puits jusqu'aux mollets; mais où donc est la flamme qui doit lécher la plante des pieds de la pointe au talon ? Je sais qu'il est difficile de représenter un supplice aussi bizarre, et Michel-Ange se servit un jour, dit-on, de cet exemple pour montrer combien les limites de la poésie étaient moins étroites que celles de la peinture ; mais le texte est précis, et peut-être aurait-il mieux valu ne pas engager une lutte inutile avec les difficultés qu'il présente. J'en dirai autant du dessin qui est consacré au châtiment d'Ulysse et de Diomède, et qui ne représente rien du tout, si ce n'est un feu assez semblable au feu blanchâtre et abondant en fumée d'une poignée de fougères.
Les Titans scellent de leurs corps enchaînés les puits par lesquels on descend à l'enfer de glace. Je n'aime pas beaucoup le Nemrod ; il y a je ne sais quoi de déplaisant et de puéril à la fois dans ce corps aux muscles énormes, qui fait penser au souverain du pays de Brobdihgnac plutôt qu'au roi babylonien. Ajoutons que la dimension de ce corps gigantesque n'est pas en proportion avec les dimensions du dessin.
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On doit pouvoir supposer les personnages d'une composition pittoresque dans toutes les positions possibles. Ils doivent pouvoir se lever, s'ils sont assis, et s'asseoir, s'ils sont debout, sans que la pensée vienne à l'esprit que les dimensions du cadre auraient besoin pour cela d'être changées. Or le Nemrod de M. Doré est condamné à rester immobile dans l'attitude où il est placé : bien lui prend d'être enchaîné, car, s'il faisait un mouvement pour se relever sa tête sortirait du cadre. J'en dirai presque autant de l'Antée. Il s'est incliné pour déposer Virgile et Dante sur les bords de l'enfer de glace ; mais comment fera-t-il pour s'en retourner? Je préfère de beaucoup l'Éphialte et le groupe de géants qui l'entourent. J'ai dit le mérite des compositions représentant l'enfer de glace, où les traîtres subissent un châtiment digne de leur crime. Elles n'ont pas toutes la même valeur ; la seconde, celle où Dante secoue si rudement par les cheveux la tête de Bocca, et la troisième, où Ugolin ronge le crâne de Ruggieri, donnent bien l'idée de marmelades humaines congelées, mais sont par trop confuses. Réservez votre meilleure attention pour la première, où Dante et Virgile s'avancent sur une glace unie semée de têtes humaines, et pour la dernière, le palais de Dite, où Lucifer rêve accoudé sur une table de glace, broyant éternellement entre ses mâchoires Judas Iscariote à la joie de la conscience universelle, et Brutus et Cas- sius à la joie du poète gibelin, et puis allez revoir les étoiles brillant sur ce lac un peu sombre et qui se
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sent du voisinage de l'enfer. Le sombre voyage est terminé.
Nous sera-t-il permis d'exprimer un regret? Ce volume s'ouvre par un beau portrait de Dante, le masque traditionnel si sévère et si triste. Pourquoi n'en contient-il pas deux? pourquoi n'avoir pas joint à cette image de Dante vieilli et irrémédiablement désolé l'image de Dante adolescent? On ne se figure Dante que vieux, et on penserait presque qu'il est venu au monde tel que nous le connaissons; lui aussi cependant il fut jeune. Le lecteur aurait aimé à faire connaissance avec l'image si intéressante de Giotto. C'est un visage d'adolescent austère et où sont déjà dessinés les profondes rides et les grands traits désolés de l'homme futur. Jamais miroir charnel n'a été moins opaque; on sent que l'âme qui s'y réfléchit est une âme sans joie, prédisposée à toutes les tristesses, réservée à de grandes destinées cependant, mais à des destinées qu'aucun homme ne voudrait acheter à un tel prix. Il n'y a encore sur ce visage que de la mélancolie; mais cette mélancolie est déjà irrémédiable, comme le sera plus tard la tristesse. Jamais physionomie d'adolescent ne porta mieux le sceau prophétique des futures destinées de l'homme.
Maintenant que j'en ai fini avec l'interprète du poète, il me plairait de parler plus amplement du poète lui-même. En vérité, je n'ose. La matière est riche et fertile en suggestions de toute espèce, et il est facile d'être sur un tel sujet abondant en discours comme Job; mais comment parler en quelques pages
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d'un si grand homme et d'une œuvre qui soulève un monde de questions de tout genre ? Cependant le poète doit apparaître en personne à la fin d'une œuvre qu'il remplit de sa pensée et de son inspiration. Je me contenterai d'évoquer son âme, non pour qu'elle vienne répéter ceux de ses secrets qui ont été déjà pénétrés, mais pour qu'elle se justifie devant le lecteur d'un reproche qui lui est adressé et qui m'indigne presque toutes les fois que je l'entends formuler, le reproche de haine.
L'âme de Dante est, dit-on, pleine de haine et de colère. Pour moi, elle me semble pleine au contraire de justice et d'amour. Je ne puis accepter la banale excuse que présentent en sa faveur les plus indulgents de ceux qui portent cette accusation, et je ne dirai pas comme eux qu'il ne faut pas demander à un homme du XIIIc siècle l'humanité d'un homme du xixe. Dante est un hommç du moyen âge, disent-ils; il faut le prendre tel qu'il est et ne pas lui faire un reproche de ce qui a été pour lui en définitive la principale source de sa poésie. Nous ne devons pas plus nous scandaliser de ses violences, de ses excès d'amertume, de ses invectives cruelles, que nous ne devons nous scandaliser des naïves indécences que les artistes de son temps sculptaient sur les façades et sur les jubés des cathédrales, sur les stalles des chœurs d'église, car les artistes qui produisaient ces indécences comiques et ces bouffonneries burlesques étaient sincèrement pieux et naïvement chrétiens. Les violences de Dante sont pareilles à ces écarts
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d'imagination et n'atteignent en rien son humanité ; il est humain, comme les artistes de son temps étaient pieux. La plus douce des âmes modernes jetée au xiii, siècle aurait partagé les mêmes passions et les aurait exprimées avec la même intempérante éloquence. Excuse banale et tout à fait superficielle 1 Sans doute Dante est un homme de son temps, si l'on entend par là qu'il en a ressenti toutes les passions, et qu'il a assisté à toutes ses luttes en spectateur ardent; mais non si l'on entend par là que ces passions contemporaines avaient assoupli et dompté son âme au point d'en frapper la substance à l'effigie du siècle où elle vécut, de manière que l'effigie fût plus précieuse que la substance, comme dans les pièces de monnaie, où le métal disparaît sous l'image du souverain. Non, le temps n'a point eu sur cette âme une telle puissance, car, à la regarder avec attention, on s'aperçoit assez facilement qu'elle est d'une essence en quelque sorte transcendante, qu'elle n'appartient pas plus au XIIIC siècle qu'à toute autre époque. C'est au contraire une âme éternelle et absolue. Placez-la à telle époque qu'il vous plaira, dans l'antiquité, au xvi, siècle, au XIXc, et elle vous offrira les mêmes caractères, vous transmettra — à la forme près — le même divin message, vous apparaîtra mue par les mêmes mobiles, enflammée, par les mêmes passions, car il n'y a en elle rien de transitoire et de périssable. Elle ne comprend des choses que ce qu'elles ont de simple, d'irréductible, et elle ne les voit vraiment que dans ce qu'elles ont d'immuable.
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Ame absolue, elle n'aurait aperçu, à quelque époque qu'elle eût vécu, que les faits absolus, et sous le temps, aux couleurs bigarrées et changeantes, elle n'aurait trouvé que l'éternité, non pas cette éternité des sentiments humains dont on fait gloire aux grands poètes, cette éternité transitoire des sentiments de la chair et du sang, qui a eu son commencement avec l'union terrestre de la première âme et du premier corps, et qui aura sa fin avec le dernier coup de faux de la mort, mais cette éternité ontologique des puissances morales qui existaient avant la nature, qui la créèrent et qui la détruiront, à savoir la justice et l'amour. Les autres grands poètes n'ont exprimé de notre nature que son humanité permanente ; mais lui, il a exprimé ce qu'elle a de divinement essentiel.
Je dis que c'est une âme absolue, idéale, éternelle, et pour enlever à ces mots ce qu'ils ont forcément de trop abstrait et mieux préciser ma pensée, j'userai de comparaisons. Il y a d'aussi grands poètes que Dante, il n'y en a pas qui soit d'aussi haute race, et il constitue même à cet égard une exception unique dans le monde de la poésie. La grandeur des poètes n'est pas toujours en proportion de la grandeur de leur nature, et il y en a, chose remarquable, qui sont à jamais immortels et justement réputés divins et qui pourtant ne sont rien moins que rapprochés de Dieu. Quelques-uns, comme Arioste, sont de la race des esprits élémentaires; leur vie se passe dans les flots d'ombre et de lumière, de parfums et de sons, qui enveloppent la terre d'une atmosphère magique ;
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mais leur vol ne dépasse guère la cime des forêts, et on pourrait mesurer, à quelques toises près, la hauteur où il atteint. D'autres sont comme un soleil formé de toutes les énergies du monde, un foyer central en qui viennent se réunir toutes les forces de la vie, et participent de la nature du demiourgos alexandrin qui communique avec le monde par l'intermédiaire des démons et des génies. Tels Shakspeare et Cervantes. Quelques autres, participant de la nature des aigles, mus d'un effort magnanime, essayent de s'élever vers ces hauteurs inaccessibles que Dante gravit d'un pas si régulier et si ferme, comme Mil- ton par exemple ; mais leur puissance trahit leur violent désir. L'âme du poète italien n'appartient pas au monde idéal par droit de conquête et de désir, elle lui appartient par droit de nature. Si jamais âme a été créée à l'image de Dieu, c'est bien celle-là, car elle est exclusivement composée des deux vertus qui forment l'essence divine, des deux vertus que notre pauvre sagesse contemporaine sépare et oppose l'une à l'autre avec force sophismes et force arguties, mais que la raison voit unies et confondues dans une même cause suprême qu'elle appelle Dieu, la justice et l'amour. Et ne prenez pas ces deux mots dans ce qu'ils ont de relatif, n'en affaiblissez pas la force et prenez-les dans le sens le plus absolu. Nul mélange, nulle combinaison des passions de la chair et du sang, nulle fausse sagesse pratique, fruit de mort de l'expérience terrestre, ne viennent altérer et fausser la simplicité de cette grande âme, composée des mêmes
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vertus essentielles sur lesquelles reposent les fondements du monde ; et comme il n'y a en elle aucun mélange adultère, et que rien ne gêne son expansion, sa justice est implacable autant que son amour est profond. Elle hait sans discrétion et aime sans réserve. Oh! oui, cela est vrai. Dante n'est pas un homme moderne, il ne soupçonne pas nos nouvelles théories, il n'a aucune idée de la beauté du mal. Il ne comprendrait pas les consolations philosophiques de date récente que nous ont fournies les docteurs d'outre- Rhin. C'est en vain que vous essayeriez de le consoler de l'injustice et du crime par le spectacle de la nature qui, savante alchimiste, sait tirer la vie de la mort et faire fleurir la destruction. Lui, il sait que l'âme est d'autre essence que la nature, que le bien est son principe et sa fin, et que le mal est pour elle la mort. Il ne saurait admettre que le bien puisse sortir du mal, pas plus qu'il ne voudrait croire que le temps puisse engendrer l'éternité. Dante est un dualiste déterminé; pour lui, le monde des âmes se partage en deux classes : celles qui par le péché se sont détruites elles-mêmes et qui composent le peuple des damnés, celles qui par la vertu ont entretenu leur santé et renouvelé leur substance comme par un aliment divin, et qui composent le peuple des élus. Si garder cette croyance a pour résultat de vous priver du titre d'homme moderne et de vous constituer homme du moyen âge, espérons qu'il se trouve encore dans notre temps assez d'hommes bons et sages qui seraient heureux de partager l'ostracisme
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philosophique de Dante. Si repousser les méchants de toute la force de son cœur est une preuve de haine, espérons qu'il se trouve encore assez de justes pour mériter cette accusation sans en rougir.
Notre sentimentalité moderne s'accommode mal de cette doctrine de l'éternelle damnation, qui nous paraît contraire à l'idée de la bonté de Dieu. Dans l'éternité des peines, Dante voit au contraire une preuve de cette bonté, et il fait poser les fondements de l'enfer par la divine puissance, la suprême sagesse et le premier amour. Sa justice est implacable, non par vengeance et par colère, mais parce que pardonner serait une violation de la justice même et une injure contre l'amour, qui troubleraient l'accord des lois divines et bouleverseraient l'économie du monde moral. Un musicien pardonne-t-il les discordances et croit-il leur devoir une place dans le monde de l'harmonie? Mais, pour être implacable, sa justice n'est ni cruelle ni aveugle. Avez-vous réfléchi à la profonde conception de cet enfer à l'architecture bizarre ? Il se déroule en spirales, larges en haut, et qui se rétrécissent à mesure qu'on avance. Tous ceux qu'il renferme sont également damnés, mais ils ne le sont pas tous de la même manière et au même degré, si bien que la colère de Dieu, même irrévocable, a ses tempéraments, que sa justice frappe avec intelligence et bonté même pour l'éternité. Dieu ménage aussi à ses brebis maudites la toison et le vent. Lisez dans le onzième chant de F Enfer l'explication que donne Virgile à
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Dante de cette gradation des peines ; la forme en est scolastique, mais jamais théorie morale ne fut plus simple ni plus profonde. L'enfer se crée donc pour ainsi dire à mesure qu'il se déroule; il devient plus vivant à mesure qu'il se resserre, et il n'est vraiment tout entier qu'au fond de lui-même. Toutes les âmes sont punies pour le même crime : la violation du lien d'amour ; mais le châtiment se mesure aux ravages que ce crime a produits. Quelle différence entre le châtiment des voluptueux, qui n'ont péché que contre eux-mêmes, et le châtiment des traîtres, en qui se résument comme en une unité suprême tous les crimes que peut commettre l'humanité !
La justice de Dante, pas plus que celle de Dieu, n'est exempte de tendresse et d'amour ; seulement elle est absolument exempte de cette sentimentalité qui nous est chère, et c'est pourquoi elle nous paraît cruelle et haineuse. LEnfer, dit-on, est une œuvre de vengeance où Dantè damne ses ennemis. Il damne ses ennemis ! Et pourquoi donc pas, si ses ennemis furent en même temps ceux de la justice et du bien? Mais vraiment ne damne-t-il que ceux qu'il déteste et qu'il hait? Non, il damne aussi ceux qu'il aime et qu'il admire. Comptez combien d'ombres chères ou illustres il rencontre dans le sombre royaume : Paolo et Francesca, Farinata, Brunetto Latini, son vieux maître, Cavalcante, le père de son camarade Guido, ce Pierre Desvignes qui tint les clefs du cœur de Frédéric, et les illustres magistrats de Florence,
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Jacopo Rusticucci, Guidoguerra, Tegghiaio Aldo- brandini, et son parent Geri del Bello. Rien n'est touchant comme son affection pour son vieux maître Brunetto ; rien n'est noble comme son admiration pour Farinata ; rien n'est touchant et noble à la fois comme le sentiment de reconnaissance que lui inspirent les grands citoyens de Florence. Est-ce donc par vengeance et par colère qu'il les damne? Non, c'est par esprit de justice. Toute l'affection dont son grand cœur est plein ne peut aveugler son esprit. Il ne lui servirait de rien de fermer les yeux à l'évidence ; les décrets de la divine Providence doivent s'exécuter aussi contre ses amis. Ces damnés sont les victimes de Dieu, non les siennes ; mais comme son cœur saigne devant ces souffrances méritées ! Il ne peut avoir de complaisances sentimentales, mais il déborde de pitié : ses yeux se gonflent, et il pleure. Savez-vous le prix des larmes d'un tel homme, et quel trésor de consolation elles renferment? Elles tombent comme une rosée bienfaisante sur les âmes damnées, qui en emportent pour l'éternité la sensation de douce fraîcheur. Pour tous ces nobles coupables, son passage, loin d'être une malédiction, est un véritable bienfait. Son entretien leur donne un moment l'oubli de l'enfer, le souvenir de la terre et le regret du ciel. Et avec quelle grande politesse et quelles nobles manières il les aborde! sa colère serre le cœur, mais combien sa tendresse le détend et le fond ! Je ne sais rien de plus doucement poignant, rien qui pénètre plus."lllvant dans l'âme et ouvre
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plus irrésistiblement les sources de l'émotion que les paroles de Dante, lorsqu'elles sont affectueuses. Elles ont la force invincible de cet appel puissant qui attire Paul et Françoise comme un aimant sympathique, et qui lui mérite de la part des âmes désolées le titre d'être gracieux et bon. Ceux qui parlent de la force de haine et des vengeances de Dante le jugent trop d'ailleurs d'après l'Enfer, où il n'a mis qu'une partie de lui-même et où cependant, comme nous venons de le voir, son cœur déborde de bonté. Le second miroir de son âme, c'est le Purgatoire. C'est là qu'il s'épanche sans contrainte, là qu'il se livre sans réserve au bonheur de consoler, à la joie d'estimer, à la volupté d'espérer. Les beaux saluts accompagnent les douces paroles. Que d'entretiens animés, de vives étreintes, d'adieux souriants ou mélancoliques, de rendez-vous pris pour l'éternité bienheureuse ! Etre gracieux et bon, dit Françoise, et ces deux épithètes sont méritées. Si l'Enfer montre en lui la justice, le Purgatoire montre l'amour; les deux poèmes se complètent l'un l'autre, et qui le juge sur le premier seul ne connaît que la moitié de cette âme aussi charmante que forte.
L'évocation est terminée. Laissons retourner cette grande âme au séjour bienheureux, où elle goûte la joie que la terre lui refusa. Si vous lui demandiez quelle région de ce séjour est la sienne, elle vous répondrait sans doute qu'elle habite parmi ces âmes justes et héroïques qu'elle vit transformées
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en lumineux sourires dans la planète de Mercure. Les taches de colère et d'orgueil ont été purifiées, les douleurs de la terre oubliées, et l'amour, qui était au fond d'elle-même, vit seul maintenant sous la forme d'un sourire radieux, d'une lumière sensible et divinement voluptueuse, qui brille d'un éclat plus vif chaque fois qu'une âme heureuse vient recevoir la récompense de sa justice.
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LE
PURGATOIRE DE DANTE
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LE
PURGATOIRE DE DANTE
1
Des trois cantiques de Dante, tous trois également beaux, celui qui nous inspire la prédilection la plus vive, c'est le Purgatoire. Nous n'ignorons pas que cette préférence est contraire au sentiment populaire. C'est une opinion généralement admise que les deux derniers cantiques de la Divine Comédie sont inabordables, que cette montagne de purification que Dante gravit en compagnie de Virgile, et ces séjours de béatitude qu'il traverse en compagnie de Béatrice, sont hérissés de difficultés scolastiques, semés d'arcanes théologiques propres seulement à exercer l'intelligence des commentateurs de profession, et que ce que le lecteur amoureux avant tout de beautés claires et intelligibles a de mieux à faire, c'est d'abandonner le poète à la seconde étape de son voyage, lorsqu'il a revu les étoiles et baigné
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dans la rosée ses joues souillées de la suie de l'enfer. Comment expliquer cette préférence populaire? Des critiques ingénieux, au nombre desquels se place Mme de Staël, nous disent que l'imagination humaine, extrêmement féconde et puissante lorsqu'il s'agit de peindre la douleur, est singulièrement stérile lorsqu'il s'agit de peindre la félicité ; c'est pour-, quoi les enfers des poètes ont toujours été supérieurs à leurs Champs-Elysées. Je ne sais jusqu'à quel point ce jugement dans lequel Dante est compris est vrai pour les autres poètes, mais je sais bien qu'il est faux pour le grand Florentin.
Les sentiments humains ne sont pas aussi étroits et aussi exclusifs que le disent les critiques dont nous venons de rapporter l'opinion. Le sentiment de la douleur n'épuise pas à lui seul le domaine du pathétique ; l'allégresse aussi a ses angoisses et ses transes, l'espérance a ses appels émouvants, et le cœur palpite sous l'excès de la félicité aussi fortement que sous l'excès de la souffrance. Qui n'a éprouvé mille fois que le bonheur lorsqu'il est pur et parfait possède un magnétisme irrésistible et se communique comme la compassion? Or personne n'a possédé comme le Dante ce pathétique de la félicité dont la force fait épanouir le cœur au lieu de le contracter, et rayonner l'âme au lieu de la plonger dans les ténèbres du deuil et des larmes. Le Paradis est plein de belles visions qui irispirent une ivresse enthousiaste auprès de laquelle paraissent faibles les émotions les plus extrêmes de la douleur. Mais c'est
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surtout dans le Purgatoire qu'abonde ce pathétique de l'allégresse. Quelles radieuses infortunes! Comme l'espérance de ces martyrs bénis est émouvante dans sa certitude, et qu'il est dramatique l'empressement qui les pousse à monter vers le suprême bien à travers les souffrances de la purification! Combien touchantes d'ordinaire sont les rencontres du poète avec ces âmes prédestinées au bonheur, et si noblement nommées par lui, esprits bien nés, déjà élus, troupeau fortuné à la face pudique, à la démarche honnête :
Pudica in faccia e nell' andare onesta.
A mesure qu'il passe devant elles avec son corps qui jette une ombre opaque, il réveille les souvenirs déjà oubliés de la terre, les fautes trop chères dont elles n'eurent pas le temps de se repentir, les iniquités dont elles furent les témoins trop complaisants ou les victimes trop imprudentes, l'amour qui ne put les sauver de la mort, la haine qui les envoya avant l'heure devant le tribunal de Dieu. Bien loin d'être absent de cette partie du poème, le pathétique y surabonde, pourrait-on dire; car ces âmes sont comme un centre où se réunissent les émotions de trois mondes, elles vivent d'une triple existence, et le regret, l'humilité et l'espérance composent la béatitude douloureuse qui les remplit.
Une personne fort sagace, que je consultais un jour au sujet de ce préjugé qui attribue à F Enfer
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une supériorité mensongère sur les deux autres parties du poème, me donna de cette préférence une raison très forte, mais à laquelle il me répugne de croire cependant pour l'honneur de la nature humaine. « Si le Purgatoire a moins de lecteurs que r Enfer, me dit cette personne, c'est moins à l'absence de pathétique qu'il faut attribuer ce fait qu'au caractère de ce pathétique : le Purgatoire laisse froid le commun des lecteurs, parce qu'il est plus attendrissant que cruel. Le succès de l Enfer tient aux atroces imaginations du grand poète plutôt qu'à autre chose. En général, croyez que quiconque jouera sur les fibres de la cruauté touchera à l'instinct le plus secret et le plus sûr de la nature humaine. Assister au spectacle de la souffrance, ne fût-ce qu'en imagination , sera toujours le plaisir le plus cher à l'homme. C'est un goût difficile à avouer; aussi prend-il soin autant qu'il le peut de se masquer d'hypocrisie et de s'envelopper de prétextes. Voyez comme l'homme est heureux lorsque la justice lui fournit une excuse pour sa cruauté; comme il se précipite aux spectacles sanglants dès qu'il a pu se mettre en règle avec les apparences d'humanité que réclame la décence sociale, comme il jouit sans remords de la souffrance de son semblable dès qu'il peut se dire que ce semblable est un criminel. L'Enfer satisfait à ce goût secret de l'homme pour le spectacle de la souffrance : voilà, n'en doutez pas, la vraie raison de la préférence donnée à ce poème sur ce noble Purgatoire, où règne une si tendre hu-
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manité, et sur ce Paradis tout resplendissant des magnificences divines. Et n'avez-vous pas observé la même préférence dans des œuvres moins grandes et dans des sujets de moindre importance? Vous avez assisté sans doute à la représentation de l' Orphée de Gluck? Certes le tableau des Champs-Elysées ne le cède en rien aux autres en beauté musicale; cependant il n'obtiendra jamais le succès du tableau de l'enfer, et le cantique des ombres heureuses, au sein de cette douce lumière que l'on voit naître aux sons de l'orchestre de Gluck, paraîtra toujours fade au spectateur auprès de ce refus mo..nosyllabique par lequel les dures larves coupent d'une manière si dramatique les plaintes d'Orphée? » Cette opinion s'accorde assez bien avec celle d'un illustre auteur anglais, qui, cherchant de son côté la raison de cette préférence, la trouvait dans le goût quelque peu dépravé du lecteur moderne pour le genre satanique et byronien et pour les sujets mis à la mode par la littérature romantique. J'aime mieux, je l'avoue, cette dernière opinion; car la dépravation morale qu'elle accuse n'est au moins que momentanée, tandis que, s'il faut en croire la première, cette dépravation est essentielle et fait le fond même de l'âme humaine.
Quiconque ne lira que l'Enfer risquera fort de prendre de Dante une idée injuste, et cependant c'est sur l'Enfer que la nature morale du grand poète a été jugée. Si le Purgatoire avait plus de lecteurs, ce faux type de Dante qui s'est imposé à l'imagination
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de la postérité ne résisterait plus depuis longtemps. Pour nous, si nous avons une prédilection particulière pour cette partie de la Divine Comédie, c'est qu'elle est la plus complète apologie du poète et qu'elle détruit ce type d'homme formé sur le modèle des passions infernales, orgueilleux, atrabilaire, colérique et vindicatif, fait tout entier de justice et de haine. Dante est le plus remarquable exemple que nous connaissions dans toute l'histoire littéraire de la légèreté des jugements humains; son énergie lui a valu une réputation de férocité, et cette empreinte de tristesse qui convient si bien au voyageur du monde invisible a paru le masque naturel d'un caractère sauvage. Comment accorder ce type avec le Dante gracieux que révèlent les Canzoni et le Dante tendre et humain que révèle le Purgatoire? Cependant il y a une excuse à ce préjugé général : c'est la difficulté qu'on éprouve à mesurer une telle âme, la plus haute et la plus idéale parmi toutes celles auxquelles fut accordé le don de la parole poétique.
C'est une âme aristocratique par excellence, si ce mot n'exprime pas d'une manière impropre le sentiment de respectueux orgueil qui ne la quitte jamais pour son origine céleste, et le violent mépris que les fanges et les intérêts mesquins de la terre ont le privilège d'exciter en elle. Rien de vulgaire en elle, elle n'a subi, dirait-on, aucune de ces déchéances brillantes que la vie des sens fait subir aux plus grandes âmes ; telle elle sortit des mains de Dieu, telle elle retourne à lui, et on pourrait dire qu'elle a traversé le monde
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dans la tenue de l'éternité, sans avoir une seule fois abdiqué sa dignité spirituelle et perdu l'oubli de son rang. L'orgueil de Dante est démesuré, dit-on. Eh! sans doute, et lui-même en fait humblement l'aveu, lorsque dans le cercle des envieux il s'arrête à causer avec Savia la Siennoise : « Mes yeux aussi seront fermés ici, mais peu de temps, car petite est l'offense qu'ils commirent par envie; plus grande est la peur qu'éprouve mon âme du tourment d'en bas; déjà le fardeau m'en pèse. » Mais cet orgueil est pour ainsi dire un hommage rendu à son créateur. Jamais Dante ne connaît ces moments de basse bonhomie et d'abandon trivial où se laissent aller d'autres grands esprits pour ce qui leur est inférieur; il ne s'arrête pas à bouffonner avec les damnés, il n'entre pas en familiarité, même passagère, avec les méchants, et les vicieux les plus amusants ne lui arrachent pas le plus petit sourire de complaisance. Une fois, une seule, il lui plairait d'écouter les injures comiques et les propos poissards dont s'accablent quelques chenapans damnés dans un des carrefours de l'enfer; rappelez-vous comme il est aussitôt rappelé par Virgile à sa dignité : « Passe et ne t'arrête pas, car vouloir entendre cela est une basse envie. » Voilà ce qu'est l'orgueil chez Dante : c'est le mépris de tout ce qui n'est pas conforme aux lois éternelles et le dédain de tout ce qui se croit le pouvoir d'offenser Dieu.
Sa violence est du même ordre que son orgueil et est excitée par le même divin mobile. Oui, cela est
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vrai, les colères de l'Enfer semblent justifier les reproches qu'on lui adresse ; mais il ne faut pas oublier que dans cette partie du poème Dante est en présence des ennemis de Dieu, avec lequel il identifie sa propre cause et dans lequel il a placé ses plus chers intérêts. Il se dit, comme toute âme chrétienne, que quiconque est l'ennemi de Dieu est nécessairement son ennemi, puisqu'il est d'essence divine. Ce raisonnement paraîtra étrange peut-être à beaucoup de personnes élevées sous le régime de la tolérance; mais, sans manquer au respect qui est dû à ce grand principe, on peut affirmer que ceux qui se scandalisent du raisonnement de Dante en ont fait beaucoup de semblables, qu'ils sont d'avis, sans doute, que l'ennemi de leur cause politique est un peu leur ennemi personnel, et que quiconque cherche à nuire à leur banquier conspire tout à fait contre leur fortune. L'Enfer est si peu une œuvre de vengeance et de colère, que Dante applique les décrets de la justice divine à ceux même qui lui sont le plus chers et qui lui inspirent le plus d'admiration, en sorte qu'on peut dire que sa violence elle-même est désintéressée de toute passion personnelle. Tout le monde est frappé de l'énergie de ses haines; pour moi, je suis surtout frappé de l'énergie qu'il déploie contre son propre cœur et de l'effort magnanime qu'il fait pour s'élever au-dessus de ses propres sentiments. Vous savez comme son cœur saigne et quelles nobles larmes il répand lorsqu'il rencontre quelque illustre damné, de grande race ou de touchante destinée,
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quelque pécheur qui lui est resté cher par les liens de la" reconnaissance ou de la parenté? Combien affectueux est l'appel qu'il adresse à Françoise et à Paolo 1 Ah ! s'il pouvait les sauver au prix de toutes ses prières ! Mais il sait qu'il ne le peut, et alors, vaincu par la douleur, il tombe à terre et s'évanouit. Avec quelle respectueuse familiarité il s'entretient avec son vieux maître Brunetto Latini lorsqu'il le rencontre sous la pluie de feu 1 avec quelle respectueuse considération il s'approche de la tombe de soufre où Farinata expie les hardiesses de son esprit 1 La déchéance éternelle à laquelle ils sont soumis ne change rien à ses sentiments pour eux, et l'enfer est sans pouvoir sur son cœur. Il n'oublie pas ce qu'il doit au premier de reconnaissance, il n'oublie pas ce que les lois de la franc-maçonnerie patricienne lui imposent de courtoisie envers le second. Ce sont ses amis, ses maîtres, ses égaux, et cependant il les damne. Et en effet, qu'importe à Dieu que ce soient ses amis; il faut que contre eux aussi les décrets de la justice éternelle reçoivent leur exécution. Dante n'est donc pas implacable, comme on le prétend, mais il est absolu comme cette justice divine dont il enregistre les arrêts.
Cependant, malgé ces marques nombreuses d'humanité, j'accorderai volontiers que celui qui s'en tient à la lecture de l'Enfer peut croire que l'âme du poète est composée tout entière de justice et de mépris. Mais ce n'est là que la moitié de cette âme ; l'amour sans lequel la justice n'est que la vengeance, le res-
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pect sans lequel le mépris n'a plus de légitimité, en composent la seconde moitié, et c'est dans le Purgatoire que l'on contemple dans son intégrité cette grande âme tout à l'heure divisée contre elle-même pendant qu'elle voyageait à travers l'air aveugle et noir. A peine a-t-il touché le pied de la montagne de purification que la métamorphose s'accomplit et que sa poésie devient souriante comme ces couleurs de saphir oriental qui teignent le ciel à l'horizon. C'est alors qu'on peut voir combien il lui a été dur de condamner et douloureux de mépriser; il se dilate, il s'épand et s'épanche ; il se livre avec une pieuse ivresse à la joie d'estimer et de respecter. Respecter 1 quel sens profond et pathétique prend ce mot quand il s'agit de Dante ! Il vaudrait la peine de lire le Purgatoire, ne fût-ce que pour apprendre de quel bonheur le respect peut inonder un être noble. Chez Dante, le respect n'est pas seulement une vertu de l'esprit, c'est une volupté prodigieuse, un moteur puissant d'émotions par lesquelles la vie se multiplie et la nature s'accroît. Le respect est chez lui tout semblable à cette charité qu'il nous décrit par la bouche de Virgile, qui s'enrichit de sa prodigalité et s'augmente de sa propre dépense. Gœthe, dans son Wilhelm Meister, a fait remarquer que le respect était la seule vertu qui ne fût pas innée en l'homme, et celle qui même une fois acquise lui pesait le plus lourdement. Rien n'est plus vrai que cette observation. En effet, le respect est si peu naturel à la masse de l'humanité que, lorsque les hommes essayent de
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distinguer quelle est la marque naturelle de la supériorité, ils s'arrêtent au contraire du respect, c'est-à- dire à la faculté de mépriser. Mais ce qui est vrai pour les âmes ordinaires est faux pour les grandes âmes, et le respect qui n'est point dans la nature humaine générale est au contraire le signe de naissance auquel se reconnaissent les êtres exceptionnels. C'est le cas en particulier pour Dante ; s'il ne savait que mépriser, il ne serait que le plus éloquent et le plus vigoureux des satiriques et des misanthropes ; c'est le respect qui le fait si grand, le respect sans lequel il n'est pas de vertu vraie et surtout permanente en nous, sans lequel l'bumanité n'est qu'une émotion passagère de la chair et du sang, la bonté une faiblesse, l'amour une imperfection, la patience une bassesse d'esclave et la justice elle-même une variété de l'orgueil.
De même que la vie languissante sur une place couverte d'ombre s'anime soudain et se met à bruire si la lumière vient à paraître, ainsi dans le cœur de Dante se remuent à la fois toutes les belles vertus sous la chaleur du respect enfin revenu : la tendresse, l'admiration, la pitié. Serré contre ce guide qu'il interroge avec une réserve discrète, et qu'il n'a qu'à nommer pour qu'aussitôt un Sordello, baissant les yeux humblement, l'embrasse là « où l'enfant prend le sein», et pour qu'un Stace se prosterne à ses pieds, Dante gravit la montagne de purification, semant autour de lui les paroles affectueuses et les saluts courtois, payant en larmes de pitié les récits
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qu'il écoute, donnant et recevant l'amour. Pas une des âmes qui lui parlént ne reste sans un gage de sa bonté : à celle-ci il promet des prières, à celle-là il donne l'assurance qu'il parlera d'elle aux amis restés sur la terre, à cette autre il assigne un rendez-vous dans l'éternité bienheureuse. Quelle joie lorsqu'il reconnaît parmi ces âmes une de celles qui lui furent chères ! La certitude de leur salut à venir avive encore son affection pour elles, et il les chérit davantage pour lui avoir épargné la tristesse de les trouver parmi les coupables. Son cœur bondit gracieusement lorsqu'il échange avec le juge Nino un de ces beaux saluts qui sont incomparables par leur politesse exquise :
Giudice Nin gentil quanto mi piacque Quando ti vidi non esser tra rei...
Lorsqu'il rencontre le luthier Belacqua, célèbre par sa paresse, et qui, condamné à attendre dans le cercle des négligents les souffrances des cercles supérieurs, semble encore heureux du châtiment qui lui permet de continuer dans l'éternité son indolente vie terrestre, un sourire de cette légère ironie que permet l'amour envers les êtres chers dont le sort ne laisse aucune inquiétude vient effleurer ses lèvres pour témoigner de la joie qu'il éprouve :
Gli atti suoi pigri et le corte parole
Mosson le labbra mie un poco a riso,
Poi cominciai : Belacqua, a me non duole Di te ornai....
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Ce sourire rappelle au souvenir celui par lequel il s'amuse un instant à embarrasser Stace ignorant qu'il parle devant Virgile. Que de bonté il y a dans ces sourires de Dante, éclairs d'une âme simple et pure ! Ce ne sont point là les sourires d'une banale politesse, mais l'expression naïve d'une candeur émue qui ne sait pas plus contenir son attendrissement que dans d'autres occasions elle n'a su retenir sa colère. Comme cette sainte faiblesse apparaît particulière- ment dans cette rencontre avec Stace, et dans quels nobles termes elle est confessée ! « Virgile, à ces paroles, se tourna vers moi avec un visage qui, se taisant, me disait : Silence ! mais la vertu ne peut tout ce qu'elle veut, car le rire et les pleurs sont des compagnons si fidèles de la passion dont ils dépendent qu'ils n'obéissent point au vouloir, surtout chez les plus sincères. C'est pourquoi je souris, comme l'homme qui donne avis, et alors l'ombre se tut et me regarda dans les yeux, là où l'apparence du vrai habite davantage. »
Cette sensibilité du Dante est si profonde et si complète qu'elle a toutes les nuances : des vivacités d'enfant, des naïvetés de bonne femme, des indulgences de vieillard, des délicatesses d'amant. Mais ce qui surpasse tout, c'est sa politesse, la plus exquise qu'il y ait au monde, celle qui démontre le mieux cette vérité méconnue : que la politesse tient au fond de l'âme et qu'elle est d'autant plus parfaite qu'elle est unie à une plus grande bonté. La politesse de Dante, qui n'est qu'une forme de la charité, a des raffine1-
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ments d'une délicatesse incroyable qui atteignent le cœur jusque dans ses dernières fibres et y impriment le sentiment d'un être exceptionnellement bon. Lorsqu'il parcourt le cercle des envieux dont les paupières sont cousues de fils de fer et qui ne peuvent observer ses démarches, il n'ose pas s'éloigner sans leur adresser quelques paroles, et il en donne cette raison unique par son mélange de loyauté et de tendresse : « Il me semblait que ce serait de ma part une offense de m'en aller, voyant autrui sans en être vu :
A me pareva andando fare oltraggio Vedendo altrui, non essendo veduto. »
Alors il s'approche des pauvres aveugles, et les premiers mots qui tombent de ses lèvres renferment la consolation qui doit leur être la plus douce. « Oh ! compagnie sûre de voir la lumière d'en haut, unique souci de votre désir... » Et plus loin, lorsque, dans le cercle des luxurieux, il se penche sur les flammes où l'âme du troubadour Arnaud se purge de ses souillures, quel charmant compliment de bienvenue Dante fait à ce confrère martyrisé ! « Je m'approchai et je lui dis que mon désir préparait à son nom une gracieuse demeure :
E dissi ch'al suo nome il mio desire Apparecchiava grazioso loco. »
Ce qu'il y a d'admirable dans cette politesse de Dante, c'est qu'elle se plie avec une flexibilité éton-
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nante au caractère de ceux auxquels elle s'adresse. Dante fait entendre à l'âme à laquelle il parle le propre son qu'elle aimait à rendre, il la complimente dans son propre langage. Gracieux avec Arnaud, comme il convient avec un poète qui chanta les folies d'amour, affectueusement ironique avec Belac- qua, d'une familiarité simple et tendre avec le musicien Casella, son langage s'élève tout à coup et prend un accent de fierté respectueuse lorsqu'il s'adresse à quelque ombre illustre, comme dans cette première rencontre avec Caton, — pour ne pas citer d'autre exemple, — où, par les lèvres de Virgile, il paye à cette grande renommée antique le tribut d'admiration qu'il lui doit par la promesse la plus chère aux âmes chrétiennes : « Qu'il te plaise d'agréer sa venue ; il va cherchant la liberté qui est si chère, comme le sait celui qui pour elle rejette la vie. Tu le sais, car, pour elle, la mort ne te fut pas amère à Utique, là où tu laissas la dépouille charnelle qui, au grand jour du jugement, sera si lumineuse. »
Nombreux sont les épisodes où cette grande humanité s'épanche sans contrainte, depuis l'épisode de Casella le musicien jusqu'à celui d'Arnaud le poète ; cependant on peut les compter. Mais ce qui est innombrable, ce qu'on se fatiguerait vainement à relever, c'est cette quantité prodigieuse de mots touchants, d'épithètes affectueuses, d'interjections pathétiques dont tout le poème est semé et qui suffiraient à eux seuls pour révéler la présence d'un grand fleuve de tendresse, comme dans une prairie des
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fleurs plus abondantes et une verdure plus fraîche suffisent pour révéler la présence de sources cachées. Exprimer le caractère de ces mots de Dante est fort difficile, car ils échappent à toute qualification, tant ils sont simples ; mais à cette simplicité est attachée une puissance pathétique extraordinaire. Ils atteignent l'âme jusque dans ses dernières profondeurs, on ne saurait dire comment, et la font se dissoudre en larmes ou frissonner de compassion. On ne peut mieux comparer la nature des émotions que font naître les paroles de Dante qu'à ces transports si simplement indiqués par lui-même où le jetaient les cantiques des ombres. « L'hymne Te lucis ante si dévotement lui sortit de la bouche, et avec de si douces notes, que j'en fus transporté hors de moi-même :
Te lucis ante si divotamente
Le usci di bocca, et con si dolci note, Che fece me a me uscir di mente. »
Les mots affectueux de Dante sont tout semblables à ces dolci note qui font pénétrer si profondément dans son cœur le sentiment de l'hymne mystique. « 0 puissance incomparable du bien moral 1 disait, à propos de ce pathétique particulier à Dante, un esprit à tendances mystiques ; lorsque les plus grands poètes veulent atteindre en nous le fonds mauvais de l'humanité et remuer les limons croupissants du cœur, il leur faut de vastes déploiements d'éloquence, des déluges de métaphores ; il leur faut s'accrocher à l'âme comme un sonneur à la corde d'une cloche
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pour la mettre en mouvement et arriver à lui faire rendre son carillon diabolique. Shakspeare lui-même n'échappe pas à la nécessité de cet effort laborieux. Dante n'a nul besoin de tant s'échauffer, et, pour atteindre en nous les profondeurs de l'humanité, il lui suffit d'un simple mot imprégné de la substance de sa grande âme. »
C'est dans cette simplicité de l'expression, image naturelle de la simplicité du cœur et du génie, qu'il faut chercher le secret de la puissance qu'il exerce — au moins dans ses parties dramatiques — sur les natures les plus naïves et les plus incultes. Lisez, dans une assemblée composée de gens du peuple, quelques-uns des beaux passages de Dante, en regard de poésies d'auteurs plus populaires et plus accessibles : il y a fort à parier que tout le succès sera pour le vieux poète gibelin. Dante, qui est l'esprit le moins plébéien qui soit au monde, finit par rejoindre l'expression populaire à force d'humanité. Cette intelligence si subtile, si cultivée, devient naïve à force de bonté; cet aristocratique gibelin parle avec la franchise robuste d'un cardeur de laine des faubourgs de Florence; ce théologien scolastique a des attendrissements de dévotion comme une bonne femme ; cet homme si mâle a des vivacités et des terreurs d'enfant..Quand il semble s'être égaré bien loin des régions de la commune humanité, à la poursuite des problèmes sur le libre arbitre et la grâce, subitement un mot, une larme le remettent au niveau de tous les êtres naïfs. Lorsqu'il décrit les
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images et les sculptures, ornements de la rampe qui conduit au purgatoire des orgueilleux, il a des expressions d'une simplicité toute gothique dans lesquelles la piété de la première bonne femme venue aimerait à se regarder comme dans son miroir naturel. Et c'est à juste titre, d'autre part, qu'il affectionne les comparaisons tirées des mœurs et du caractère des enfants, car il participe vraiment de leur nature par sa simplicité, et il y a des moments où il rejoint leur âge par sa candeur. Un enfant reconnaîtrait ses terreurs, ses vivacités affectueuses, les exhortations et les paroles par lesquelles ses guides ont coutume de soutenir sa jeune âme chancelante, dans cet admirable début du vingt-septième chant du Purgatoire où Virgile pousse Dante résistant à travers les flammes, séjour temporaire des luxurieux, par la seule puissance du nom de Béatrice. « Alors les bons guides se tournèrent vers moi, et Virgile me dit : Mon fils, ici peut bien être la souffrance mais non le mal. Souviens-toi, souviens-toi... et, si, sur Géryon même je te guidai sain et sauf, que ferai-je maintenant que je suis plus près de Dieu?.. Quand il me vit demeurer immobile et obstiné, il se troubla un peu et dit : Maintenant vois, mon fils I entre Béatrice et toi est ce mur. Comme, au nom de Thisbé, Pyrame, près de la mort, releva la paupière et la regarda, alors que le mûrier devint vermeil, ainsi ma dureté s'étant amollie, je me tournai vers le sage guide en entendant le nom qui dans mon esprit bouillonne sans cesse comme une source. Sur
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quoi, lui secoua la tête et dit : Comment donc? voulons-nous rester ici? Et puis il sourit comme on sourit à l'enfant qui est vaincu par la vue d'une pomme... Lorsque je fus entré dans le feu, je me serais, pour me rafraîchir, jeté dans du verre bouillant tant la chaleur était là sans mesure. Cependant mon doux père, pour soutenir mon courage, marchait en parlant de Béatrice et disant : Il me semble déjà voir ses yeux. » Qui donc parle ici? est-ce l'âpre gibelin endurci par les combats de la vie, ou n'est-ce pas plutôt Dante redevenu enfant et transporté au soir de ce jour lointain où, jouant dans les rues de Florence, ses jeunes yeux reçurent pour la première fois l'image de celle qui devait remplir son âme mystique, où le germe de ses visions immortelles tomba en lui avec le doux fantôme ?
Le Purgatoire est encore trop plein des souvenirs de la terre pour que les terribles passions qui remplissent l'Enfer de leur éloquence n'y éclatent pas de temps à autre ; sans cela, il ne serait pas le Purgatoire. Force est bien de se souvenir encore de la terre dans un lieu où l'on en expie les fautes ; mais ces éclats sont rares, et, si l'on ne peut compter les expressions de la tendresse de Dante, en revanche on peut compter les expressions de sa colère dans cette partie de la Divine Comédie. Ces éclats sont au nombre de. quatre : l'imprécation si belle et si douloureuse qui suit la rencontre de Sordello, et qui est connue même de ceux qui n'ont jamais lu le Purgatoire; le terrible anathème que le poète lance contre le plus fac-
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tieux des fleuves, cet anarchique Arno, qu'il maudit dans toute l'étendue de son cours, à Florence, à Pise , à Arezzo; le discours gibelin de Marc le Lombard, et la satire acerbe contre la toilette effrontée des dames florentines, où l'on croit entendre d'avance la voix de Savonarole. Mais que de mâle tendresse il y a dans ces colères! Quel amour profond de la patrie commune dans ce tableau des douleurs de l'Italie déchirée par ses tyrans, de cette Rome veuve implorant son César allemand, de ces forteresses démantelées et de ces ports déserts! Et comme s'il eût voulu que le lecteur ne pût se tromper sur les sources de cette colère, le poète l'a faite jaillir de l'effusion de tendresse qui jette Virgile et Sordello dans les bras l'un de l'autre, au seul nom de Man- toue. Entre les colères de l'Enfer et les colères du Purgatoire, il y a la même différence qu'entre la réception qui est faite aux âmes maudites et celle qui est faite aux esprits condamnés à la purification.
La colère de Dante dans le Purgatoire, ce n'est pas celle de Caron menant sa barque et criant de loin : Malheur à vous, âmes perverses ! c'est celle du noble Caton accourant interrompre par ses reproches l'allégresse des âmes arrêtées à entendre le chant de Ca- sella sur le rivage où elles viennent de débarquer : .« Qu'est-ce à dire, esprits lents? quelle négligence, quel retard est-ce-là? Courez à la montagne vous dépouiller de l'écorce qui empêche que Dieu ne vous soit manifeste. »
Nous voilà parvenu au bout de la thèse que nous
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nous étions proposé de démontrer. Nous avons voulu, autant qu'il était en nous, ébranler ce faux type traditionnel d'un Dante composé d'orgueil et de haine qui hante toutes les imaginations, et montrer la grande humanité de ce noble cœur, un des plus tendres et des plus prompts aux larmes qui aient jamais battu. La renommée que Dante s'est acquise donne raison à cet axiome des sages de l'école de Philinte : Tous les maux qui désolent le monde viennent de malentendus. Soyez comme Dante le plus éclairé et le plus conservateur des gibelins, l'interprète le plus puissant de la tradition politique, vous passerez a la postérité avec une physionomie de factieux anarchique et de partisan mesquinement vindicatif. Soyez une des meilleures âmes qui aient pris chair, une des plus enflammées de l'amour du bien, vous serez jugé sur les colères que le mal aura excitées en vous et sur les haines que les méchants vous auront inspirées. La renommée de Dante fait penser vraiment aux tercets admirables qu'Oderisi l'enlumineur exprime dans le neuvième chant du Purgatoire sur la vanité de la gloire humaine, et nous ne saurions mieux faire que de laisser Dante exprimer sur cette fausseté des jugements humains, dont il a souffert plus que personne, nos propres conclusions :
« 0 vaine gloire des talents humains, combien peu de temps en reste verte la cime, si des âges grossiers ne succèdent pas !
« La rumeur mondaine n'est pas autre chose qu'un
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souffle de vent qui vient tantôt d'ici, tantôt de là, et qui change de nom en changeant de côté.
« Votre renommée est couleur de l'herbe qui vient et s'en va, et celui-là la décolore par qui toute tendre elle sortit de terre. »
II
Une des opinions que l'on entend le plus fréquemment exprimer, c'est que le poème de Dante a perdu pour nous la plus grande partie de son intérêt, et que ce qu'on doit y chercher aujourd'hui, c'est moins une grande conception poétique que des épisodes dramatiques admirables et des images dont les arts plastiques n'ont jamais dépassé l'éclat et l'énergie. Dante, dit-on, est comme un soleil dont le centre serait envahi par la nuit et qui ne conserverait plus sa lumière qu'à ses extrémités. Oui, l'ombre gagne, mais beaucoup moins et en tout cas autrement que ne le disent les détracteurs du poète. Sa philosophie théologique a vieilli, mais non la conception dont cette philosophie est le développement ; les faits et les personnages qui émeuvent les sentiments de sa grande humanité ne réveillent plus en nous que des souvenirs confus et à demi éteints, mais cette humanité est toujours vibrante et vivante. Je ne puis mieux expliquer de quelle manière Dante a vieilli qu'en exprimant dans toute sa bizarrerie un sentiment de
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tristesse tout particulier qui n'a cessé de me poursuivre durant ma dernière lecture du Purgatoire. Toutes ces âmes, me disais-je, avec lesquelles le poète s'entretient, où sont-elles maintenant? Ont- elles achevé de gravir la montagne de purification et sont-elles entrées enfin dans le sein de Dieu ? Si elles n'ont pas achevé de gravir la montagne, combien lente aujourd'hui doit être leur ascension. Bien des siècles se sont écoulés déjà depuis que le poète les visita, leurs noms ont péri, le souvenir de leurs vertus et de leurs bienfaits a péri, et il y a longtemps qu'à leurs souffrances est venue s'ajouter la douleur de sentir qu'aucun secours ne leur venait plus de la terre. Si elles ont encore besoin de prières, où peuvent-elles en trouver? Y a-t-il aujourd'hui un Romagnol, un Toscan, un Lombard qui s'intéresse à un Provenzan Salvani, à un Guido del Duca, à un Conrad Malaspina? Y a-t-il quelque part sur toute la terre italienne une âme de femme que touche le sort de Pia di Tolommei ou de Sapia la Sien- noise ? Est-il un artiste ou un poète qui s'inquiète de ces confrères anciens, Casella le musicien, Belac- qua le facteur d'instruments, Guido Guinicelli, Daniel Arnaud? Quoi 1 Pas même une prière! Les damnés eux-mêmes sont moins oubliés, car, encore aujourd'hui , la malédiction d'un vivant indigné vient de temps à autre atteindre l'âme scélérate d'un Ezzelin ou d'un Borgia dans le cachot infernal qu'elle habite. Jamais la puissance d'oubli dont le cœur humain est capable ne nous a mieux été révélée que par ce sen-
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timent de tristesse fantasque. Dante a vieilli de la même façon que ces âmes sont oubliées. Ses personnages et ses idées implorent trop souvent aujourd'hui le secours du commentaire ; ils ont besoin d'exégèse, comme les âmes du purgatoire ont besoin de prières, et cette assistance, le distrait lecteur moderne n'est pas toujours en état de la leur donner. Privé de cet appui que lui prêtait l'intelligence des hommes d'autrefois, le poème en est réduit à s'imposer par sa seule beauté, et, pour ainsi dire, à se tirer d'affaires par ses propres ressources.
Quant à la conception fondamentale, elle n'a, dis-je, rien perdu de sa grandeur morale et de sa vérité. Aussi longtemps qu'il y aura des hommes que n'auront pas séduits les modernes doctrines et qui croiront que le bien et le mal sont deux contraires inconciliables, l' Enfer conservera son intérêt, et le Purgatoire restera vrai aussi longtemps que justice sera synonyme d'amour.
Il n'est point besoin d'être chrétien pour comprendre combien le dogme du purgatoire tel que l'Église le propose à la croyance des fidèles est conforme aux instincts de la nature humaine et à la notion de la justice. Les âmes qui ont été des compagnes trop indulgentes de ce corps charnel accessible à toutes les tentations, les âmes qui n'ont pas tenu droite la balance du libre arbitre et qui l'ont fait pencher du côté de la terre, si elles ont reconnu leur faute, si elles ont eu horreur d'elles-mêmes, si elles ont poussé vers Dieu un cri de repentir sincère, ne
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seront pas confondues dans l'éternité avec celles qui ont mis dans le mal toutes leurs complaisances. Le repentir détruit la faute, en ce sens qu'il révèle qu'elle n'était pas dans le vouloir. Double est son efficacité : il donne à l'âme la connaissance du mal qu'elle a commis sans le voir ; il constate devant le souverain juge l'état d'aveuglement involontaire pendant lequel l'acte mauvais fut commis. En restituant l'âme à l'intelligence du bien moral, il la restitue en même temps à l'amour divin qu'elle avait momentanément perdu. Cependant la faute a eu des conséquences : l'âme en est restée malade et souillée. Elle n'entrera donc pas immédiatement dans le royaume de l'éternité, mais elle restera sujette du temps jusqu'à ce qu'elle se soit purifiée de ces éclaboussures du corps et de ces fanges de la terre qui se sont attachées à sa substance et alourdissent son vol. Certes, le philosophe le moins chrétien, s'il est réellement digne de ce grand nom de philosophe, n'hésitera pas un instant à déclarer non seulement que c'est là une conception noble et belle, mais que c'est une conception vraie, vraie de toute la force de vérité du sentiment qu'elle consacre et sanctifie. L'efficacité régénératrice du repentir, l'apaisement de l'éternelle justice par la sincérité du repentir, ce sont là des vérités acceptées, j'imagine, par les modernes philosophes aussi bien que par Dante. Le salut par le repentir ! c'est la conclusion que Gœthe, le moins chrétien des poètes, a donnée à son drame de Faust. Marguerite est sauvée de la damnation par la puissance de la
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même vertu qui en préserva toutes ces ombres avec lesquelles Dante s'entretient dans son second cantique. Enorme pourtant fut son crime; mais au moment suprême , lorsque son amant assisté de Méphisto- phélès est venu lui proposer le choix entre l'impunité et l'expiation, elle a choisi l'expiation, et alors les voix des anges se sont écriées : Elle.est sauvée. Ce qui eût été le péché inexpiable, irrémissible, c'est que, son crime lui étant révélé dans toute son horreur, elle l'eût assez peu détesté pour consentir à se soustraire au châtiment qui la frappait. On peut dire de Marguerite à la fin du drame de Gœthe que c'est une âme en partance pour le Purgatoire, et que la conception de Dante est tout entière en substance dans la conclusion de l'œuvre du poète allemand.
Ce dogme déjà si noble, il n'est pas trop hardi d'avancer que Dante l'ennoblit encore par son interprétation. Je parlais il y a un instant de sa grande humanité; mais elle ne s'est peut-être jamais mieux montrée qu'en ceci : que, de tous les chrétiens doués du don de la parole, il est celui qui a le plus fortement compris la grande pensée d'amour qui fait le fonds de ce dogme. Le lecteur le plus inattentif ne peut manquer d'être frappé de la différence qui sépare la conception du purgatoire chez Dante des opinions légendaires que la piété du moyen âge nous a transmises sur ce lieu d'expiation et que l'imagination populaire conserve encore aujourd'hui. Entre le purgatoire de Dante et le purgatoire légendaire, il y a la différence qui sépare l'amour de la pitié et la charité
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de la sensibilité purement physique. Comme le poète nous emporte loin de ces figures si douloureuses, invariablement nues au milieu des flammes qui ont été créées pour répondre au sentiment de la piété populaire. Dans ces figures domine avant tout le cruel sentiment de la souffrance. Ces âmes sont des victimes, non des martyrs; il n'y a pas en elles cette allégresse qui soutient le héros chrétien au milieu des tourments et cette espérance qui montre le ciel ouvert au saint lapidé. Qu'est-ce d'autre part que le purgatoire tel que l'imagination populaire se l'est toujours représenté? Un vague lieu de châtiments, une prison de flammes, une manière d'enfer sans diables, peuplé d'âmes malheureuses au delà de toute expression. Elles souffrent tant ces âmes que leurs cris arrivent parfois jusqu'aux oreilles des vivants pour réclamer la charité de leurs prières, pareilles à ces prisonniers qui, derrière les murailles de leurs cachots, demandent l'aumône aux passants. Le sentiment qu'inspirent les âmes du purgatoire à la dévotion populaire est en parfait accord avec l'idée qu'elle s'en est formée. Ce sentiment est une sorte de pitié peureuse, de terreur compatissante. Les âmes du purgatoire partagent le sort de tous les êtres que le malheur a touchés; le vulgaire les plaint , plus qu'il ne les aime. Devant l'excès de leurs souffrances, l'imagination, faculté singulièrement épicurienne, se sent blessée et se détourne, entraînant après elle les facultés plus judicieuses et plus tendres. La nature de leur condition et de leurs peines
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écarte d'elles ce dont elles ont le plus besoin et ce qu'elles réclament le plus des vivants, selon le dogme de l'Eglise, c'est-à-dire la chaleur du souvenir, la persistance de l'amour, la pieuse fidélité de la mémoire. Certaine froideur naît pour elles de ce qu'elles sont les condamnées de Dieu, en même temps que la certitude de leur salut futur autorise en quelque sorte l'indifférence à leur égard.
Bannissez en ouvrant le Purgatoire de Dante toutes les figures créées par l'imagination populaire, et bannissez plus encore tous ces sentiments misérables de l'humaine médiocrité. Ici, point d'insultante et ppureuse compassion. Chacun a pu remarquer la haute estime que les âmes du purgatoire inspirent à Dante et le respect délicat avec lequel il les aborde. Il a pour elles quelque chose de cette considération si touchante lorsqu'on la rencontre au milieu des sécheresses scolastiques, que les théologiens portent à cet Adam, père coupable d'une race pécheresse, mais sans lequel le Rédempteur n'aurait pas eu à venir au monde. Il les traite, non avec cette déférence attristée qu'inspirent aux êtres bien nés les souverains déchus et les gloires tombées, - mais avec cette bienveillance souriante, qui naît instinctivement à la vue des fils de rois et des enfants marqués pour une grandeur future. Ce qui le frappe chez ces âmes, ce n'est pas leur condition présente, c'est leur condition à venir.
En même temps qu'il leur restitue la dignité de leur condition, il leur restitue leur vrai caractère et leur
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vraie physionomie. Ce ne sont plus de pauvres âmes plaintives et languissantes, ce sont des âmes héroïques et vaillantes chez qui la bravoure chrétienne éclate en prières triomphantes et en transports d'amour. Ce ne sont plus des victimes résignées et abattues, ce sont des martyrs ardents à la souffrance, aussi patients dans les travaux de leur lente purification qu'irrésistibles dans leur élan à franchir les brèches étroites qui les conduisent à de nouvelles tortures. Quelle piété! quel ascétisme! Comme les cantiques religieux s'échappent de leurs lèvres avec une expression à la fois tendre et énergique! A cet héroïsme elles joignent un détachement d'elles-mêmes qui se traduit par des délicatesses d'une incomparable suavité. Une seule pensée les remplit tout entières, celle de Dieu, qu'elles espèrent avec certitude et qu'elles verront un jour. Elles se souviennent encore de la terre : mais c'est moins par mémoire des maux qu'elles ont soufferts que par inquiétude pour ceux qu'elles ont laissés derrière elles. Elles réclament nos prières, il est vrai, mais si doucement, avec si peu d'insistance qu'on dirait qu'elles craignent d'être importunes ; ce sont elles, au contraire, qui nous accordent les leurs et qui implorent Dieu pour qu'il nous protège contre des maux qu'elles ne craignent plus. Un trait bien touchant, c'est cette conclusion du Pater des orgueilleux qui ouvre le onzième chant : « Notre vertu qui si aisément succombe, ne la soumets pas aux épreuves de l'antique adversaire, mais délivre-la de lui, qui si fortement l'éperonne. Cette
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dernière prière, Seigneur chéri, ce n'est pas pour nous, qui n'en avons plus besoin, que nous te l'adressons, mais pour ceux qui sont demeurés derrière nous. » Ces âmes qui prient ainsi pour nous savent par expérience combien est courte la mémoire des vivants, et elles ne s'étonnent pas d'être oubliées : « Quand tu auras de nouveau traversé les larges ondes, dis à ma Giovanna qu'elle demande pour moi, là où l'on répond aux innocents... Je ne crois pas que sa mère m'aime encore... et par elle on comprend à merveille combien peu de temps dure chez la femme le feu d'amour, si l'œil ou le toucher ne le ravive fréquemment. » Sauf cette inquiétude si attendrissante pour ceux qui sont restés sur la terre, nulle amertume et 'nul regret chez ces âmes, mais une douceur parfaite dans un calme absolu. Si parfois elles semblent se plaindre, c'est que la plainte est le ton naturel de la prière, leur langage unique. Une particularité étonnamment noble, c'est leur discrétion à l'endroit des maux dont elles ont souffert injustement, et leur reconnaissance pour les affections dont elles furent honorées. Elles aiment à couvrir de silence les noms de leurs persécuteurs, et à proclamer au contraire les noms de ceux dont elles sentent encore l'affection vivante.Qu'elles aient à accuser comme la douce Pia di Tolomei, elles ne le font que par allusion : « Sienne me fit, la Maremme me défit; il le sait celui qui, en m'épousant, m'avait passé son anneau au doigt. » Mais qu'elles aient au contraire à remercier, et aussitôt le nom du bienfaiteur s'échappe de leurs
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lèvres au milieu d'un flot abondant de louanges.
Quant à la contrée, au lieu de purification, il est encore plus différent, s'il est possible, du purgatoire de l'imagination populaire. Pas de limbes vagues, pas de prison enflammée. Le purgatoire de Dante est une belle montagne; son pied est baigné par la mer, son sommet est couronné par l'Eden primitif. L'herbe et les fleurs y poussent en maints endroits, et sur ses flancs sont creusées des grottes où les ombres aiment à se reposer des fatigues de la longue attente. Des oiseaux merveilleux, uccelli divini, les anges de Dieu, volent sans cesse tout autour, apportant les messages de l'éternité. Cette montagne de purification se divise en trois étages. A sa base, là où les âmes doivent attendre l'heure du châtiment, c'est encore la terre avec son paysage et ses couleurs. Ce premier purgatoire est bien le séjour qui convient à des âmes fraîchement sorties du monde, pleines de ses souvenirs et en qui la purification n'a pas commencé. L'habitation est en parfait rapport avec l'habitant : à âme terrestre encore, séjour à demi terrestre. Plus haut dans les cercles de purification, le purgatoire devient une sorte de cloître à ciel ouvert; la nature s'efface, et tout prend un aspect austère; mais cette austérité n'a rien de nu ni de sec. Les merveilles d'un art divin, chargées de remettre en mémoire aux âmes pénitentes les grands exemples des vices pour lesquels elles sont punies, ornent les murailles et forment le pavé de ce monastère : doux châtiment, bien digne de sortir
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de l'imagination d'un Florentin et qui transforme cette partie du purgatoire en un monastère d'Italie. Enfin, au sommet de la montagne, la nature reparaît; mais cette nature est celle qui convient à des esprits purifiés désormais de tout limon terrestre. C'est l'Eden primitif, la terre seigneuriale, le patrimoine héréditaire de l'humanité, enfin restitué à l'âme en qui toutes les erreurs du libre arbitre ont été redressées, et accru de toutes les magnificences que la générosité de la rédemption y a ajoutées.
Voilà le purgatoire de Dante. C'est un lieu non de justice, mais d'amour. L'expiation que l'âme y subit n'a aucun caractère pénal dans le sens humiliant du mot. C'est une expiation médicale en quelque sorte, qui, bien loin d'humilier l'âme, la remplit de joie au contraire, car elle voit Dieu au tèrme de ses souffrances, comme le malade voit la santé au bout du remède. Dante est, je crois, le seul chrétien qui ait réussi, sans que sa pensée ait dévié un seul instant, à exprimer ce sentiment d'amour qui fait le fond du dogme du purgatoire. Nous ne voulons pas dire que ce dogme soit compris par les chrétiens autrement qu'il ne le comprend, mais l'imagination humaine a une telle inclination à unir l'idée de pénalité à l'idée de souffrance que le plus croyant, à son insu, défigure cette noble conception du purgatoire, lorsqu'il essaye de la représenter d'une manière sensible. Pour . connaître dans toute sa vérité et toute sa pureté le sentiment sur lequel repose le dogme du purgatoire, je crois qu'il faut s'adresser à Dante et à Dante seul.
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Jamais Dante ne s'est montré voyant plus exact que dans cette partie de son poème. Une circonstance dont l'imagination se rend difficilement compte, c'est que les âmes du purgatoire ne sont pas citoyennes de l'éternité, mais encore sujettes du temps. C'est même dans cette singularité de leur condition que consiste leur plus grande souffrance. Bien différent est le sort des damnés et des élus; eux ont pris définitivement possession de l'éternité. La vie, au moins ce que nous appelons ainsi et qui ne peut se concevoir sans le temps, n'existe plus pour eux, ou, si vous aimez mieux, elle s'est concentrée et comme figée pour les uns dans la douleur, pour les autres dans la béatitude. Or, si les âmes du purgatoire sont encore sujettes du temps, la vie doit continuer pour elles, avec toutes ses conditions de mouvement, de progrès, de développement, et c'est ce que Dante a merveilleusement compris. Il s'est bien gardé de les immobiliser dans une souffrance fixe, comme l'admet volontiers la croyance populaire, mais il leur fait traverser différents états de martyre qui équivalent à autant de périodes, de phases d'existence. Elles ont donc une vie nouvellel une nouvelle histoire, histoire tout ontologique, telle qu'on peut la concevoir pour des êtres séparés de leur corps.
Leur vie nouvelle consiste non seulement à réparer l'ancienne, mais à se recréer elles-mêmes et à se replacer par la lente acquisition des vertus qui leur manquèrent dans leur vrai centre d'attraction. La
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variété qui est la loi de la vie règne dans leur existence d'expiation, comme elle régna dans leur existence de désordre. Elles connaissent d abord les longueurs de l'attente, les impatiences du désir pendant ce noviciat, où chaque soir la représentation symbolique de leurs erreurs leur est donnée par le combat du serpent avec l'ange. Par ce spectacle, elles apprennent et la cause de leur malheur et l'objet futur de leur expiation. Leur mal vient des déviations de leur libre arbitre ; en conséquence, c'est leur libre arbitre qu'il s'agit de redresser et de mettre en accord avec les lois éternelles. Elles traversent donc de nouveau les sept péchés capitaux, non pour s'en rendre encore esclaves, mais pour les détruire en elles un à un, pour abandonner à chaque étape de leur voyage une des causes de leur désaccord avec Dieu, pour perdre une des inclinations qui les éloigne de leur centre véritable et les empêche d'entrer à leur vraie place dans l'engrenage de l'éternité. Il faut que leur liberté, qui était pour ainsi dire centrifuge, devienne centripète et trouve sa satisfaction dans son harmonie parfaite avec les lois du monde moral.
L'objet de la purification telle que Dante la comprend consiste moins à débarrasser l'âme des souillures qu'elle a contractées qu'à détruire en elle ces forces de répulsion qui s'appellent du nom générique de péché et à les remplacer par les forces d'attraction ou d'amour. Ainsi, dans le premier cercle, l'âme perd la force de l'orgueil et acquiert la force de l'humilité; sa pesanteur étant ainsi diminuée et sa
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puissance d'attraction accrue, elle monte dans le second cercle, où elle se délivre de la force de l'envie et s'enrichit de la force d'amour; puis dans le troisième, où elle échange la force de la colère contre la force de la patience, et ainsi de suite. Lorsque cette œuvre de destruction d'une part et de création de l'autre est achevée, l'âme se trouve réintégrée dans son innocence primitive ; l'équilibre de son libre arbitre entre le bien et le mal est rétabli tel qu'il était avant tout acte; elle est alors semblable à Adam avant sa faute, c'est-à-dire en parfaite harmonie avec sa loi, qui est Dieu. C'est pour cette raison que le paradis terrestre couronne le sommet de la montagne de purification. Arrivée là, une dernière purification qui est une première faveur divine l'attend encore. Débarrassée du mal, elle en garde pourtant le souvenir; mais la divine bonté ne permet pas qu'elle porte dans l'éternité cette tristesse de souveraine déchue et restaurée qui serait alimentée par la mémoire. Là coule une fontaine à double nom et à double cours dont les eaux, éteignant et ravivant à la fois la mémoire, effacent le souvenir du mal commis et conservent le souvenir du seul bien. L'âme s'abreuve à ces eaux, et, lorsque de ses anciennes erreurs il ne reste plus même cette ombre légère, elle cesse d'être sujette du temps; la béatitude la saisit, et l'éternité supprime son histoire ontologique, comme longtemps auparavant la mort avait supprimé son histoire terrestre et charnelle.
Voilà la conception de Dante, telle qu'elle apparaît
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lorsque, d'une part, on l'appauvrit, comme nous le faisons, des couleurs et des images dont le poète s'est plu à l'envelopper, et lorsque, de l'autre, on la débarrasse des lenteurs de l'exposition dogmatique et qu'on la ramène tout entière sous l'œil de l'esprit de manière qu'il puisse l'embrasser d'un seul regard. Que cela est grand, que cela est beau, et j'ajouterai que cela est vrai! Scolastique ou non, cette histoire de l'âme est éternelle : c'est celle qui se passe en tout homme digne du nom d'homme; c'est celle qui se rencontre, à quelques différences près, dans toutes les grandes doctrines morales. Que nous apprend toute philosophie sur le bien et le mal, sinon que le bien est l'attraction de l'individu vers son centre véritable, et le mal son éloignement de ce même centre? Que nous apprend toute morale sur le bonheur, sinon qu'il consiste dans le parfait accord de l'individu avec sa loi? que nous apprend toute science sur l'ordre de l'univers, sinon que cet ordre réside dans l'obéissance des mondes au soleil central qui les régit? A la vérité, il est un point sur lequel Dante ne s'accorde pas du tout avec nos modernes doctrines. Il refuserait absolument d'admettre l'assimilation des forces du monde moral aux forces du monde physique, et l'égale utilité des rôles divers que jouent les vertus et les vices dans l'âme humaine. Il repousserait absolument l'idée que le mal n'est qu'une forme inférieure du bien, laquelle joue un rôle de réaction indispensable dans un monde où la limitation des choses semble une condition nécessaire
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de leur vie et de leur conservation. Dante ne croit pas du tout à cette efficacité du vice et du péché, et il leur attribue au contraire tous les maux dont souffre l'humanité. Il n'admet pas que l'âme soit mue involontairement par ces forces contraires du bien et du mal et reste par conséquent innocente, en quelque sens qu'elle soit tirée. Selon lui, le libre arbitre est antérieur en l'homme à l'action de l'une et de l'autre de ces deux forces, et la morale est fondée précisément sur la connaissance de cette antériorité. « Ceux qui en raisonnant allèrent au fond des choses reconnurent la présence de cette liberté innée, et c'est pourquoi ils purent donner la morale au monde. »
Color che ragionando andaro al fondo S'accorser d'esta innata libertate ; Pero moralita lasciaro al mondo.
Il est très possible que Dante soit en retard sur quelques-uns de nos docteurs modernes; je me permettrai seulement de faire remarquer que cela ne serait pas une raison pour déclarer que ses conceptions ont vieilli; car, s'il est en retard, les sociétés humaines y sont autant que lui et, selon toute apparence, y seront longtemps, étant fondées précisément sur cette notion du libre arbitre et cette distinction tranchée entre le bien et le mal, qu'elles ont cru toujours nécessaires à leur bon ordre et à leur conservation.
Certes voilà un purgatoire bien peu gothique, bien
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peu barbare, et qui sent bien peu les terreurs enfantines et les ignorances de la superstition. Vraie pour le monde invisible, cette belle vision est encore plus vraie pour le monde réel; car l'histoire de l'âme, telle qu'elle la raconte, est d'une exactitude irréprochable même dans la vie actuelle. Quel est l'objet de l'âme, sinon celui que Dante lui assigne? Quelle est sa loi, sinon celle qu'il lui impose? Et si elle s'est écartée de son centre d'attraction, quels autres moyens a-t-elle de s'y replacer que ceux qu'il indique? Partisans de la métempsycose, croyants au progrès indéfini de l'âme à travers les épreuves d'existences sans cesse renouvelées, disciples des doctrines de Ciel et Terre, si par hasard la conception du Dante a vieilli, ne partagez-vous pas sa caducité? Si la conception du Purgatoire est d'un autre âge, comment vos doctrines seraient-elles de notre temps, elles qui en reproduisent après tout la donnée fondamentale? Je crains fort que la meilleure chance qu'elles aient d'être vraies, c'est que la vision du grand poète soit quelque chose de plus qu'une hallucination de son puissant génie. Mais, si les doctrines de Dante sont fausses, les vôtres deviennent du même coup chimériques.
III
Il regne à l'endroit de Dante trois préjugés : l'un , calomnie sa nature morale, un autre s'attaque à l'in-
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térét permanent de son œuvre, un troisième enfin s'attaque à son génie poétique et l'accuse de monotonie et d'uniformité.
Ceux qui se plaignent de la monotonie de Dante auront, nous le craignons, employé pour le lire la plus mauvaise des méthodes. Dante, avons-nous dit, est le plus aristocrate des poètes, tellement aristocrate qu'il l'est même envers son lecteur. Il repousse la familiarité trop prompte et ne se livre pas dès les premières lectures. Il n'est, comme d'autres poètes, ni un étincelant et gracieux camarade, ni un ami indulgent et sympathique, ni même un maître bienveillant. Lorsqu'on l'aborde, on a conscience d'une certaine inégalité que pourra seule détruire une parfaite déférence. Il semble que vous le voyez se tourner de votre côté avec un de ces mouvements lents et graves qu'il a prêtés à ses héros, à Farinata ou à Sordello par exemple, et que ses yeux se fixent sur vous avec un dédain interrogateur comme pour vous dire : Qui donc es-tu? Il faut vaincre cette inégalité, rompre cette barrière qu'il vous oppose, et pour cela une lecture rapide ne suffit pas, fût-elle accomplie avec entraînement et enthousiasme. Le seul moyen de comprendre et de connaître Dante, c'est de le suivre lentement dans son mystérieux pèlerinage, de recommencer fréquemment le chemin déjà parcouru. Il faut que le lecteur soit assez humble pour ne pas avoir une trop présomptueuse confiance dans les forces de son attention et pour s'arrêter discrètement dès qu'il se sent accablé sous le poids de ces
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grandes paroles sans cesse renaissantes. Quatre cents vers de Dante suffisent pour épuiser toute la provision d'enthousiasme et d'attention dont l'intelligence est capable à un moment donné. Lisez-le donc, comme on lit les livres sacrés, tercet à tercet, et alors vous serez surpris de la grande variété des végétations que contient « cette divine forêt épaisse et vivante ».
Du reste, la méthode que nous recommandons pour Dante est la seule qui convienne à la lecture de tout grand poète, quel qu'il soit. Notre époque lit beaucoup plus que les époques précédentes; mais nous craignons qu'elle se plaise trop aux lectures rapides. Un grand poète est un monde d'expressions heureuses, et ce n'est pas connaître ses richesses que de les embrasser d'un regard sommaire. Une lecture rapide peut bien donner l'esprit général de son œuvre, l'harmonie générale de ses lignes, en un mot cet incognito indistinto dont Dante parle quelque part, résultat de mille beautés particulières qui mêlent leurs parfums et leurs couleurs, mais elle ne donne pas la connaissance de ces beautés prises isolément. Pour bien posséder un grand poète, il faudrait l'étudier en détail, comme on étudie une science exacte ou d'observation, une branche de l'histoire naturelle ou de la chimie générale. En effet, un grand poète étant toujours un microcosme, un abrégé du monde et de la vie, on ne l'épuisé jamais complètement, pas plus qu'on ne pénètre complètement le mystère du monde et de la vie. C'est pour cette raison que de
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tout temps les vrais dilettantes ont aimé à adopter un poète qu'ils relisent sans se lasser, et dans lequel ils découvrent sans cesse des beautés qui avaient échappé à leur attention. Cette partialité semble étroite, au fond elle n'est que judicieuse. Si ce que nous disons est vrai pour tout grand poète, combien cela est plus vrai pour Dante. A chaque instant vous rencontrez des paroles et des images que vous vous étonnez de n'avoir pas remarquées autant qu'elles le méritaient daus vos précédentes lectures. Que pensez-vous par exemple de celle-ci, qui avait toujours été perdue pour nous dans la masse du poème et qui n'a rencontré que tout récemment la minute d'attention nécessaire pour nous révéler sa beauté : « Rarement remonte dans les rameaux l'humaine probité, et ainsi le veut celui qui la donne, afin qu'elle se tire directement de lui. » Certes, c'est là une belle parole, tout à fait conforme à la doctrine chrétienne de l'égalité des âmes : Dieu donne la vertu, Dieu la reprend, et elle ne passe point en héritage avec l'or, l'argent et les titres. Comment donc ne l'avions-nous pas remarquée plus tôt? Dans la campagne la plus souvent parcourue, il y a telle beauté que nous ne connaîtrons jamais si un rayon propice ne vient pas à tomber sur elle juste au moment où nous passons. De même, chez les grands poètes, en cela comparables à la nature, il y a tels détails qui nous resteront éternellement cachés si une certaine lumière venant soit de l'attention, soit de l'imagination, soit de quelque heureuse disposi-
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tion momentanée du cœur, ne nous les révèle subitement au moment où notre esprit passe auprès d'eux.
Dante est monotone; cette opinion qui court le monde ne prouve, hélas! qu'une chose : c'est combien il a peu de lecteurs sérieux ; car elle est juste le contraire de la vérité. Etre monotone, cela signifie, j'imagine, qu'un auteur ne sort pas d'un ton adopté une fois pour toutes, d'un style qu'il applique également à tous les sujets, d'une certaine manière de voir le monde moral et la nature dont il ne se départ jamais. Ce qui est extraordinaire, au contraire, c'est la variété des sentiments de Dante et des expressions de ces sentiments. Cette variété de son génie a trouvé dans son style la plus heureuse traduction. A la vérité, il y a une très grande unité dans le style de Dante, mais cette unité n'est pas faite d'un seul métal, comme l'unité du style des autres grands poètes. Ce n'est ni l'or d'Homère, ni l'argent de Virgile, c'est une sorte de bronze florentin de sa composition, dont nul autre que lui n'a eu le secret, qui rend sous les jeux de la lumière les reflets de tous les autres métaux, et qui se prête avec une flexibilité étonnante à la façon des sentiments les plus terribles ou les plus délicats, des pensées les plus idéales ou les plus familières. Dans cette matière ferme autant que souple, il grave un bas-relief gigantesque et il sculpte une figurine , il inscrit une épitaphe touchante ou une formidable invective. En général, il est rare qu'on puisse concevoir un grand style recevant indifféremment toutes les applications ; ainsi, pour prendre un
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exemple, il est difficile de concevoir le style de son maître Virgile appliqué à certains ordres de pensées et de sentiments ou à la description de certains spectacles. Ce que l'on appelle même mauvais goût chez un auteur n'est en général autre chose que les fausses applications d'un certain style à des objets qui ne lui conviennent pas. Mais chez Dante rien de pareil. Aucun des usages qu'il peut faire de son style ne nous scandalise ; nous ne sommes pas surpris qu'il l'emploie à revêtir les pensées les plus nobles, nous ne sommes pas choqués qu'il l'emploie à la description des choses les plus basses. Ce bronze florentin est bon pour en tirer la statue d'un héros, il est bon pour en tirer la lampe d'une ménagère ; il peut être employé à l'égal de l'or et de l'argent pour la construction d'un tabernacle, et nulle matière ne convient mieux pour faire le manche d'un fouet destiné à la flagellation des gredins. Voilà ce qu'est le style chez Dante : un même métal susceptible des destinations les plus diverses et les plus contraires.
Et ces destinations si diverses, ce style les reçoit successivement et quelquefois dans la même page. Dans aucune œuvre poétique on ne rencontre d'aussi fréquents changements de ton que dans la Divine Comédie. A un tercet mélancolique succède un tercet plein de colère, et le même vers qui commence par une plainte s'achève quelquefois par une pointe d'ironie. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que cette variété d'accents est chez Dante non seulement successive, mais simultanée. Il est souvent très dif-
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ficile, pour ne pas dire impossible, de surprendre le passage d'un ton à un autre. C'est Homère, c'est Virgile, c'est Juvénal, c'est Pétrarque, non seulement tour à tour, mais à la fois. Il est pur, il est grossier ; il est doux, il est amer; il est gracieux, il est burlesque au même moment. Il raconte ses visions comme le plus impersonnel des narrateurs épiques ; il exprime ses émotions comme le plus personnel des poètes lyriques. Tous les genres de poésie et tous les langages de l'âme, épopée, drame, ode et cantique, satire et épigramme, poésie didactique et poésie descriptive, entrent dans la composition de cette œuvre étrange et sont si bien fondus ensemble qu'il est impossible de lui donner le nom d'aucun. Cette variété étonnante dans cette solide unité fait de la Divine comédie une œuvre qu'on ne peut rapporter sans commettre une inexactitude à aucun des genres poétiques connus. On a dit que c'était une épopée, et en effet, si l'on tient absolument à la rapporter à un genre connu, l'épopée est le genre dont elle se rapproche le plus. Mais pourquoi lui chercher un nom? laissons-lui le nom que son auteur lui a donné et qui exprime mieux que toul autre son caractère : la Divina Commedia, le drame divin, la représentation visible des choses éternelles. L'œuvre n'est pas une variété d'un genre ou d'une espèce, elle est à elle- même son propre genre et sa propre espèce, elle est son principe et sa fin, son alpha et son oméga.
Ce que nous disons de l'œuvre, nous le dirions volontiers de l'auteur; n'essayons pas, pour mieux nous
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représenter le génie de Dante, de le rapprocher de telle ou telle famille d'esprits. Ces rapprochements ne serviraient ni sa gloire, ni celle des grands hommes qu'on lui donnerait pour frères. Pour nous le figurer exactement, voyons-le plutôt comme un de ces animaux mystiques, amalgame sacré de créatures sans nombre qu'Ezéchiel et Jean contemplèrent dans leurs visions : taureaux ailés, griffons pleins d'yeux, chérubins et séraphins aux organes infiniment multipliés, car il a le même genre d'unité que ces créatures divinement compliquées. Griffes de lion, ailes de colombe, démarche de léopard rapide, yeux d'aigle, voix terrible comme les mugissements des torrents et douce comme les murmures des ruisseaux baisant leurs rives, visage d'homme empreint de la couleur pudique du visage des femmes surmontant une poitrine à double sein enfermant un double cœur, un cœur de héros et un cœur d'enfant, voilà Dante. Quel monstre! dites-vous? eh bien ! non, et c'est là qu'est le miracle, tous ces attributs si opposés sont si bien unis ensemble qu'ils ne font pas même contraste. C'est pourquoi on peut définir le génie de Dante le triomphe de la variété la plus excessive dans l'unité la plus étroite qui fut jamais.
Il est facile de donner de cette variété de tons une démonstration banale; pour cela, il suffit de citer les épisodes dans l'ordre même où ils se présentent, de montrer l'épisode gracieux et tendre de Casella succédant à la conversation héroïque avec Caton, et la formidable invective à l'Italie faisant place à un ta-
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bleau mystique qu'égalerait à peine le pinceau de Fra Angelico. Mais ce procédé ne nous satisfait pas, car il ne rend compte que de ce qu'il y a de successif dans cette variété, il ne fait pas comprendre cette autre variété que nous appelons simultanée, cette harmonieuse diversité d'aècents dans un même discours qui caractérise la parole de Dante. Cela est très difficile à faire saisir; essayons cependant. Dans l'avant-dernier cercle du purgatoire, celui des gourmands, Dante rencontre un de ses parents, Forese, de la maison des Donati, le propre frère de ce Corso degli Donati, de batailleuse mémoire, qui fait une si fière figure dans la chronique de Dino Compagni. Je détache ce fragment de la conversation qu'ils ont ensemble : « Et je lui dis : Forese, cinq années ne se sont pas complètement écoulées depuis le jour où tu échangeas le monde contre une vie meilleure... comment donc es-tu si vite monté jusques ici? Je croyais te trouver encore en bas, là où le temps se répare par le temps. Et lui me répondit : Sitôt m'a conduit à boire la douce absinthe des souffrances, ma Nella avec la pluie de ses larmes. Avec ses pieuses prières et avec ses soupirs, elle m'a tiré de la côte où l'on attend et m'a délivré de tous les autres cercles. D'autant plus chère et plus agréable à Dieu est la mienne pauvre veuve que tant j'aimai, qu'elle est plus seulette dans le monde à accomplir le bien ; car vraiment la Barbagia 1 de Sardaigne est plus pudique
1. Canton de Sardaigne alors renommé pour ses mauvaises mœurs.
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dans ses femmes que cette autre Barbagia de Florence où je l'ai laissée. Oh! doux frère, que veux-tu que je dise? Un temps avenir m'est déjà découvert, un temps qui n'est pas très éloigné de l'heure présente, où il sera défendu du haut de la chaire aux effrontées dames florentines d'aller montrant leur sein et leurs mamelles. A quelles femmes barbares, à quelles Sarrasines fut-il jamais besoin de disciplines spirituelles ou autres pour les forcer à aller couvertes? Mais, si les impudentes étaient informées de ce que prochainement le ciel leur prépare, déjà pour hurler elles auraient leurs bouches ouvertes, car, si la prescience ne me trompe pas, tristes elles deviendront avant que les poils percent sur les joues de celui que maintenant on apaise avec le dodo des nourrices. » La beauté du langage italien manquant, je ne sais si le lecteur pourra bien saisir la diversité des tons qui règne dans ce morceau. Il y a là jusqu'à quatre accents différents qui se fondent dans la plus harmonieuse unité : la piété dans ce qu'elle a de plus mystique, l'amour dans ce qu'il a de plus affectueux, le mépris dans ce qu'il a de plus acerbe, la bonhomie dans ce qu'elle a déplus familier. Les diminutifs de la tendresse, les expressions cyniquement vertueuses de la mâle honnêteté, les douceurs onctueuses de la dévotion, les mots enfantins du langage populaire des nourrices arrivent en même temps sur les lèvres de Forese, et de tous ces accents divers se dégage une voix plus douce que la voix de la femme la plus sensible, et plus âpre que la voix de l'homme le plus énergique.
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Cette variété du génie de Dante est encore marquée par une autre particularité. Dante a une souplesse étonnante pour varier des situations qui sont forcément toujours les mêmes. Il montre dix fois la même chose et toujours sous un nouvel aspect. Je ne prendrai qu'un seul exemple. Combien variée est la scène si souvent répétée de l'étonnement des âmes à la vue de l'ombre que jette le corps de Dante. Il semblerait que cette scène ne pouvait avoir qu'une expression unique, mais elle change aussi souvent que l'étonnement se renouvelle. Rien n'est curieux et -bien observé comme les divers mouvements de la stupéfaction que l'arrivée du voyageur jette dans tout le pays. Tantôt une des âmes s'aperçoitàla respiration de Dante qu'il est encore vivant ; alors elle devient pâle d'inquiétude et s'en va avec une précipitation peureuse porter cette nouvelle à ses compagnes, qui s'arrêtent fixant sur lui leurs regards « et oubliant presque d'aller se faire belles ». Une autre fois, saisies de stupeur à la vue de l'ombre, les âmes se serrent l'une contre l'autre comme un troupeau de moutons sortant de l'étable, attendant ce que va faire la première d'entre elles et disposées à la suivre sans savoir pourquoi. Plus loin, les voyageurs entendent des chuchotements derrière eux; ils se retournent et aperçoivent des âmes qui causent entre elles en les montrant du doigt. Un instant après, on rencontre une troupe pieuse chantant le Miserere ; mais, à l'aspect du corps opaque, leur bouche reste ouverte et le cantique est interrompu par un 0 long et rauque.
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Nous ne citons que quelques-unes de ces expressions d'étonnement, qui sont infiniment multipliées. Même diversité dans la peinture des habitudes des âmes. Les unes, fraîchement débarquées, s'avancent avec l'hésitation ignorante du voyageur qui vient d'arriver dans un pays inconnu; d'autres, .déjà acclimatées, se promènent tranquillement le long de la rive; d'autres enfin, comme des personnes familières de longue date avec leur localité, en connaissent tous les sentiers et tous les recoins. Elles ont des lieux de retraite favoris, elles ont formé des sociétés et ont une certaine manière de" vivre. Telle par exemple cette noble compagnie réunie dans une grotte et à laquelle Sordello vient demander l'hospitalité pour Dante et Virgile. Mais en voilà assez sur ce reproche de monotonie qu'ont pu seuls adresser à Dante ceux qui ne l'ont pas assez relu. Il nous reste encore à parler d'un autre caractère très essentiel de son génie, la force plastique de l'expression.
Il y a eu d'aussi grands poètes que Dante, il y en a eu même de plus grands si l'on veut; mais il est deux points sur lesquels il reste sans rival : l'idéalité des conceptions et la force plastique des expressions. Ces deux caractères, si différents en apparence, sem-1 bleraient devoir s'exclure, mais au contraire ils se complètent l'un l'autre, et la puissante réalité de ses comparaisons et de ses figures ne sert qu'à traduire avec plus de netteté ses conceptions abstraites. On pourrait dire de Dante ce que Luther disait de Mé- lanchthon ; « Erasme a les mots sans les choses, moi
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j'ai les choses sans les mots, Mélanchthon a les choses et les mots à la fois. » Il en est ainsi de Dante : il a les mots et les choses à la fois. Croirait-on, cependant, que ce don précieux du poète n'a pas été, plus que les autres caractères de son génie, à l'abri du reproche? Macaulay, comparant Dante à Milton, voit une sorte de matérialisme dans ce génie plastique. Dante lui paraît trop réaliste pour un visionnaire. Milton, dit-il, est le seul poète qui ait su peindre un esprit, talent qui manque entièrement au grand Italien. Nous ne voulons certes en aucune manière rabaisser la gloire de Milton; mais, si nous entrions dans le détail de cette opinion, il nous serait facile de prouver que Milton ne peint pas des esprits véritables plus que Dante, et que le moyen, très puissant d'ailleurs, par lequel il parvient à figurer à l'imagination du lecteur le monde invisible, consiste à employer la poésie qui résulte des erreurs des sens, des hallucinations de l'ouïe, des illusions de la vue, de la mo- bilité des images des rêves. Tous ceux qui se rappellent sa description du Pandémonium et la célèbre comparaison par laquelle il assimile les bruits qui s'en échappent à ces bruits mystérieux que le paysan attardé éntend ou croit entendre en regagnant sa demeure, comprendront ce que nous voulons dire. Milton, au fond, ne peint pas des esprits; il peint des apparitions, des fantômes, ce qui est tout différent.
Bien loin de voir dans cette solidité plastique de Dante une marque d'infériorité, nous y voyons plutôt
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la preuve incontestable de son génie hors ligne. Plus les conceptions poétiques sont idéales, plus elles appellent le secours de la réalité. Dante, sans la puissance plastique qui le caractérise, ne serait pas même la moitié de lui-même. Vous figurez-vous cette pro- cession indéfinie d'abstractions et de symboles qui compose la Divine Comédie présentée, sous le prétexte sophistique de mettre d'accord la forme avec le fond, dans un style métaphysique, incolore, sans os et sans chair? S'il en eût été ainsi, il y a longtemps que le poème de Dante dormirait, dans la poudre des bibliothèques, du juste sommeil de l'oubli. Répétons la parole de Luther, €t disons que quiconque possède une nature idéale sans le sentiment de la réalité possède les choses sans les mots, et que quiconque possède le sentiment de la réalité sans l'idéal possède les mots sans les choses. Chez Dante, l'équilibre du génie est complet : la nature, plus sage que les plus sagaces critiques, ayant compris qu'une âme aussi puissamment tendue vers l'idéal n'avait de moyen de révéler aux autres hommes ce qu'ils ne peuvent voir qu'en possédant plus fortement qu'ils ne le possèdent eux-mêmes le sentiment de la réalité visible.
D'ailleurs, reprocher à Dante cette vigoureuse réa- lité de ses peintures, c'est faire le procès au génie italien lui-même, dont Dante est le représentant le plus glorieux. On ne reprochera pas à l'Italie, j Imagine, d'être dépourvue du sentiment de l'idéal; mais elle a toujours senti que, étant données les conditions
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de ce monde, l'idéal avait besoin d'être incarné. L'incarnation nécessaire de l'idéal, voilà la loi éternelle que l'Italie a dictée à l'imagination humaine et dont on ne s'écartera jamais sans hérésie. L'infini lui a semblé pouvoir justement s'exprimer par des formes nettes et étroites, et elle a réalisé dans l'art le miracle de la transsubstantiation, qui, dans une parcelle imperceptible de matière, renferme une divinité entière. Cette méthode semble matérialiste à beaucoup, mais combien au fond elle est plus conforme à la nature de l'idéal que cette autre méthode qui essaye de traduire l'invisible par le vague et l'indéterminé? En effet, l'infini n'ayant pas de dimensions, les figures les plus vastes et les plus flottantes seront toujours trop étroites pour l'exprimer, et il est plus facile de le concevoir ramassé dans un atome que dissous dans un indéterminé vague auquel on sera toujours forcé, quoi qu'on fasse, de marquer des limites. Le reproche qu'on a fait à Dante d être trop réaliste pour un visionnaire ne soutient donc pas plus l'examen que tous les autres, car il est contraire à la fois au bon sens, au véritable sentiment esthétique et aux principes les plus élémentaires de l'art.
IV
Lorsqu'on veut se rendre compte avec précision des caractères distinctifs d'un grand poète, c'est-à-
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dire de ceux qui le font plus particulièrement lui, de ceux qui le séparent de ses frères en immortalité, la meilleure méthode à employer est peut-être de chercher quelle est sa figure, son trope de prédilection. C'est dans cette préférence que se trahit le mieux son individualité, non pas comme penseur ou philosophe, mais comme artiste. Cette figure préférée chez Dante est la comparaison. Il est le roi de la comparaison, comme Shakspeare est le roi de la métaphore. Au simple énoncé de cette préférence, vous pouvez presque deviner quel est le genre de sentiment que lui inspire la nature, et quel usage il aime à faire de ses couleurs et de ses formes.
Dante a un très profond sentiment de la nature extérieure, et, à l'exception du pauvre Torquato, qui lui est bien inférieur pour la réalité et l'énergie des peintures, mais qui, mieux que lui peut-être, sait faire circuler l'air autour de ses personnages et jouer la lumière sur les scènes qu'il décrit, personne n'a eu ce sentiment en Italie à un aussi haut degré. Ce serait cependant une erreur capitale de croire que la nature ait jamais beaucoup préoccupé Dante, et qu'elle tienne une grande place dans ses affections de poète. Ne cherchez pas chez lui cette ivresse enthousiaste , cette frénésie amoureuse, cette exubérante prodigalité de fleurs et d'images qu'elle inspire aux grands poètes anglais, aux plus austères comme aux plus libres, à Milton comme à Shakspeare; vous ne trouveriez rien de pareil. Pour Dante, comme pour la plupart des grands Italiens,
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peintres ou poètes, la nature n'est qu'un accessoire; c'est le cadre nécessaire à la peinture du monde moral et de l'humanité, rien de plus. Un sentiment d'austère christianisme vient encore augmenter chez Dante cette froideur ou pour mieux dire ce demi- dédain qu'inspire la nature extérieure au génie italien. Il ne l'aime pas pour elle-même, il l'aime pour son utilité, pour les services qu'elle peut lui rendre dans l'expression des hautes vérités qu'il s'est donné pour mission de révéler. Il ne voit en elle qu'un magasin de formes et d'objets propres à rendre accessibles les idées abstraites de la morale et de la religion aux sens obtus de l'homme charnel par l'emploi des comparaisons et des images. De ce vaste magasin, il tire telle forme, tel objet, telle combinaison de figures, et les pose à côté de l'idée qu'il veut faire comprendre ou de la scène invisible qu'il veut faire apparaître aux yeux, de manière que son lecteur ne puisse hésiter sur le sens qu'il doit donner à ses paroles. Voilà le rôle que joue la nature chez l'auteur de la Divine Comédie, un rôle modeste qui serait presque humble chez tout autre poète, mais qui devient grand par la grandeur des choses auxquelles Dante l'oblige de fournir des objets de comparaison.
Ce qui est au-dessus de toute admiration, c'est l'infaillibilité de tact, la sûreté de main avec lesquelles Dante choisit dans ces magasins de la nature. Les comparaisons qu'il en tire sont justement celles qui conviennent à l'objet qu'il veut montrer,
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celles-là, et non pas d'autres. Ses comparaisons ont au plus haut point ces deux caractères : elles sont précises, elles sont sévèrement subordonnées aux choses qu'elles sont chargées de faire comprendre. Elles ne sont pas suggestives comme les comparaisons de Shakspeare, qui ne sont presque toujours que des variétés de la métaphore; elles ne font pas imaginer l'objet, elles le nomment, l'enserrent. le limitent, le mesurent. Elles n'ont pas une vie propre, indépendante, comme les admirables comparaisons de Spenser et de Milton, qui sont si belles que l'imagination du lecteur en oublierait volontiers l'idée qu'elles sont chargées de faire apparaître, elles sont toujours subordonnées à cette idée et n'ont de valeur et d'existence que par elle. Elles ne laissent aucune latitude à la rêverie, et même elles ne lui font aucun appel; c'est à l'attention qu'elles s'adressent, et elles la contraignent à se diriger sur le point qu'elles veulent éclairer, de manière à ne permettre à l'esprit aucune hésitation et aucune incertitude.
Je prends au hasard quelques-unes de ces comparaisons, en laissant au lecteur le soin de juger s'il lui serait possible de leur en substituer d'autres et de voir différemment les phénomènes qu'elles montrent. Les âmes nouvellement débarquées sur le rivage du purgatoire, attentives et comme absorbées, écoutent le chant de Casella, lorsque tout à coup la voix sévère de Caton vient interrompre cette rêverie, si profonde qu'elles en oublient le soin de
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leur salut. Il s'agit de peindre la terreur panique, la fuite précipitée des âmes à la voix de Caton : une terreur panique sans effroi, une fuite précipitée sans épouvante, un mouvement de timidité où la crainte ne domine pas. Dans les milliers de comparaisons que présente la nature, en est-il une autre qui puisse remplacer, pour l'expression de cette nuance de sentiment, la comparaison que voici. « De même que les colombes, lorsque, becquetant le blé ou l'ivraie, elles prennent en troupe leur pâture, paisibles et sans montrer l'habituelle fierté, si quelque chose apparaît dont elles prennent peur, abandonnent subitement leur nourriture, assaillies qu'elles sont d'inquiétudes plus grandes; ainsi vis-je cette troupe fraîchement débarquée laisser là le chant et fuir vers la côte, comme l'homme qui court sans savoir où il arrivera. » Un peu plus loin , il s'agit d'exprimer de quelle manière s'avance, pour répondre à une question de Virgile, une troupe d'âmes que l'on rencontre en chemin, et de peindre l'étonnement craintif qui s'empare d'elles, à la vue de l'ombre que jette le corps de Dante. Il y a bien des comparaisons pour rendre et ce mouvement en avant et cet effroi; en est-il une qui convienne autant que celle-ci à des âmes pieuses et douces : « Ainsi que les brebis sortent de l'étable, d'abord une, puis deux, puis trois, tandis que les autres se tiennent toutes timides, baissant contre terre l'œil et le museau; ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s'arrête, simples et tranquilles, et sans
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savoir pourquoi elles font ainsi : de même manière vis-je se mouvoir pour venir vers nous la tête de ce troupeau fortuné, de visage pudique et de démarche honnête. Lorsque les âmes qui marchaient en tête virent la lumière interrompue sur la terre à ma droite, de sorte que mon ombre allait jusqu'à la grotte, elles s'arrêtèrent et se retirèrent quelque peu en arrière, et toutes les autres qui venaient après elles sans savoir pourquoi en firent autant. » Innombrables sont ces comparaisons ; je n'en citerai plus qu'une seule. Dans le dernier cercle du purgatoire, Dante voit les luxurieux et les plus que luxurieux, divisés ên deux bandes qui courent en sens inverse et qui se rencontrant en chemin échangent sans s'arrêter une caresse rapide. « Là je vis des deux parts les ombres se hâter et se baiser l'une l'autre sans s'arrêter, contentes d'un bref plaisir. Ainsi lorsque défilent leurs troupes brunes, s'approchent les fourmis l'une de l'autre, tête contre tête, peut-être pour s'interroger sur leur chemin et leurs aventures... puis comme une bande de grues qui volent les unes vers les monts Riphées, les autres vers les sables, celles-ci fuyant le froid, celles-là le soleil; ainsi l'une de ces compagnies s'en va et l'autre vient, et l'une et l'autre retournent en pleurant à leurs premiers chants et au cri de ralliement qui plus convient à chacune. »
La comparaison, voilà donc, si nous osons nous exprimer ainsi, l'outil poétique familier à Dante. Quant aux autres figures et tropes dont on peut
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trouver rénumération dans les traités de rhétorique, c'est à peine si de loin en loin il les emploie. Une chose fort curieuse, c'est que le style de Dante est extrêmement imagé , et qu'en même temps les images y sont fort rares. Il en est tellement sobre qu'on pourrait les compter, et cependant ses descriptions de la nature sont, quand il le veut, non moins abondantes et circonstanciées que riantes et fraîches. Une fleur lui suffit pour en évoquer mille aux yeux des lecteurs, une seule image pour faire apparaître le spectacle le plus enchanteur. Veut-il donner, par exemple, l'idée de la couleur d'une belle vallée, il la comparera « à la fraîche émeraude au moment où elle se brise », et ce seul trait donne à l'imagination l'idée d'un gazon tout particulier, avec son degré de fraîcheur et sa nuance de vert, mieux que ne le pourrait faire la description la plus étendue. C'est ce qu'on pourrait appeler justement le miracle de la multiplication des fleurs chez Dante, miracle qui se rencontre d'ailleurs chez les peintres primitifs. Avez-vous remarqué les paysages des peintres primitifs? On jurerait qu'ils prodiguent les ornements, et cependant ils en sont singulièrement avares. Sur une belle pelouse d'un vert tout uni , ils sèment deux ou trois fleurs qu'ils ont soin de placer de manière à les faire ressortir avec un éclat et un relief extraordinaires. Le regard est attiré invinciblement vers elles, d'autant plus invinciblement qu'elles sont plus isolées, et la sensation qu'il éprouve est si vive qu'elle suffit pour donner l'idée générale
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de fleurs à l'imagination qui multiplie immédiatement celles que' lui présentent les yeux et en émaille tout le paysage.
Dans les rangs du public très nombreux, mais encore plus divers que nombreux, qui compose à travers les siècles le cortège de Dante, il n'y a pas d'admirateurs plus vrais peut-être de son génie que les artistes. Les artistes l'aiment pour cette énergie et cette précision plastique de la parole qui lui permettent de rivaliser avec les arts qui exigent l'emploi de l'œil et de la main; ils saluent en lui moins encore un grand poète qu'un frère en peinture et en sculpture. Mais c'est surtout au cantique de l' Enfer que s'adresse leur admiration. Par une sorte de préjugé vraiment inexplicable , beaucoup d'entre eux sont convaincus que cette puissance plastique de Dante diminue après son départ du sombre royaume, et on en rencontre assez peu qui aient consenti à le suivre à travers les cercles expiatoires. Or, bien loin de diminuer, cette force plastique augmente au contraire, car elle se complète. Le Purgatoire rivalise avec la peinture comme l' Enfer rivalise surtout avec la sculpture. L'Enfer ne permet pas à Dante de montrer toute sa science de coloriste; la couleur sombre qui y règne très puissante, mais très uniforme, n'admet pas les nuances, les teintes variées, les jeux de lumière. Mais, dans le Purgatoire, Dante prend sa revanche de cette tyrannie des ténèbres qui avait « contristé ses yeux et son cœur ». L'affection que son cœur contraint par les durs spectacles
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de l'Enfer porte aux âmes du Purgatoire, ses yeux aveuglés par la fumée maudite la portent aux phénomènes ds la lumière, et c'est avec un même élan de reconnaissance qu'il salue la nature et qu'il marche à la rencontre des âmes faites pour être aimées.
Quel coloris fin et tendre, quelle délicatesse de pinceau, soit qu'il peigne les couleurs de saphir oriental qui attendrissent le ciel du purgatoire et la lumière des étoiles primitives dont les reflets viennent dorer la barbe de Caton, soit qu'il décrive la vallée où le serpent vient se faire vaincre chaque soir par le ministre de Dieu, et les vêtements des anges « verts comme les feuilles à peine nées », soit enfin qu'il raconte les magnificences de l'Eden primitif rajeuni par la rédemption!
Si les poses et les attitudes de l' Enfer font penser à Michel-Ange et à notre Puget, les peintures du Purgatoire portent invinciblement l'imagination vers Giotto, Cimabué, Fra Angelico. Et, puisque je cite le nom de Fra Angelico , savez-vous qu'une des plus belles toiles de ce pieux artiste ne se trouve dans aucun musée et qu'il faut la chercher chez Dante! La voici : je sépare à dessein les tercets, afin que chaque détail de ce mystique et suave tableau se détache mieux aux yeux du lecteur.
« Il était déjà l'heure qui remue les regrets désireux chez ceux qui sont sur mer et attendrit leurs cœurs, le jour où ils ont dit adieu à leurs doux amis;
« L'heure qui blesse d'amour le voyageur à ses
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débuts, s'il entend dans le lointain la cloche qui semble pleurer le jour qui se meurt;
« Lorsque je commenç.ai à rendre mon ouïe sourde et à regarder une des âmes debout et qui avec la main faisait signe qu'on l'écoutât.
« Elle s'avança et leva ses deux mains, fixant les yeux vers l'orient, comme si elle eùt dit à Dieu : D'autre je n'ai souci.
« Te lucis ante si dévotement lui sortit de la bouche et avec de si douces notes que j'en fus tout transporté hors de moi-même.
« Et les autres âmes ensuite dévotieusement et doucement l'accompagnèrent pendant l'hymne entier, les yeux tournés en haut vers les sphères supérieures. »
J'ai tort de ne citer que le nom de Fra Angelico, car il en est un autre qui se lève de lui-même dans l'esprit à la lecture de cet admirable passage : celui de lord Byron. Les deux premières strophes expriment un sentiment de mélancolie qui peut soutenir la comparaison avec les plus beaux accents du chantre de Childe Harold. Mais c'est pour une raison plus particulière encore que nous rapprochons le nom de Dante de celui de lord Byron. Lord Byron a fait aussi son Angelus, et il s'est très visiblement inspiré de ce passage de Dante. Cherchez dans les premiers chants de Don Juan les strophes où le poète a exprimé la mélancolie poignante et pieuse à la fois qui est propre à ces heures du crépuscule du soir. C'est un très beau mouvement lyrique, mais les deux
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tercets de Dante vont plus directement au cœur.
Ce coloris brillant et. frais est un des caractères les plus marqués du Purgatoire, et celui qui peut-être distingue le plus nettement ce poème des autres parties de la Divine comédie. Ce n'est pas que, dans ce second cantique, Dante ait rien perdu de cette merveilleuse aptitude à exprimer la forme humaine qui lui permet de lutter par la parole avec le plus plastique des arts. Pour la variété, la beauté et -l'énergie des poses, des attitudes, des groupes, le Purgatoire n'a rien à envier à l' Enfeî,. Qui peut oublier l'attitude de Sordello tournant la tête « à la manière d'un lion quand il se repose » ; celle de Belac- qua, assis la tête penchée entre les deux genoux « comme si la paresse était sa soeur »; le groupe des orgueilleux pliant sous le fardeau et comparés à ces cariatides dont la vue blesse péniblement l'imagination; le groupe des envieux dont les yeux sont cousus de fils de fer, s'étayant de l'épaule les uns les autres comme les aveugles aux fêtes publiques? Mais enfin Dante a montré ailleurs ce génie des poses et des attitudes, tandis que le Purgatoire a eu seul le privilège de cette lumière attendrissante et de ces délicates couleurs.
Novembre 1864.
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L'ART ITALIEN A ROME
CHAPITRES D'UN VOYAGE INTERROMPU
PAR LA GUERRE DE 1870
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1
A CIVITA-VECCHIA
A quatre heures du matin, le bateau à vapeur le Pausilippe s'arrête dans le port de Civita-Vecchia. On nous appelle, afin de procéder à l'interminable et agaçante opération de la reconnaissance des bagages; cette fois, j'attends mon tour avec la facile patience d'un homme heureux, car je jouis voluptueusement de la plus délicieuse des surprises. Ces premières heures du matin sont des heures particulièrement froides, surtout par une nuit de novembre ; mais ce n'est pas ici que l'aube se lève frissonnante : l'approche du jour nous est annoncée par une brise d'une molle chaleur qui, pénétrant le corps engourdi par le sommeil, détend les nerfs raidis et dilate l'être physique tout entier, comme un bain tiède au réveil. Bien qu'on ait été averti par une série de transitions et que le changement de température, dès qu'on a dépassé Mâcon, soit sensible au point de permettre de voyager fenêtres ouvertes, même par une nuit de la fin d'automne, on peut dire que rien ne prépare à
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la volupté de ce réveil. Il n'est que quatre heures, et c'est la chaude fraîcheur de la neuvième heure de nos matinées de printemps qui circule autour de nous. Voilà bien l'Aurore que je dois voir figurée dans quelques jours au palais Rospigliosi par le moelleux pinceau de Guido Reni : elle s'est levée du lit du vieux Tithon toute moite de chaleur amoureuse, et promène ses yeux sur une mer si bleue qu'elle ferait croire au bonheur de vivre. Ah ! elle fut excusable vraiment l'erreur des anciens peuples polythéistes, car rien n'est plus facile que de personnifier cette aurore qui paraît sentir comme un être humain. On dirait que, semblable aux êtres jeunes chez qui la vivacité d'un impatient désir crée la réalité du plaisir physique qu'appelle l'imagination, cette aurore est comme pénétrée par avance des ardeurs du jour qu'elle précède et qu'elle attend. Oui, excusable fut l'erreur de ces vieux polythéistes, facile la tâche des poètes et des peintres qui ont si souvent figuré ce phénomène : assis sur un banc du bateau, je me murmure ces vers du Tasse, que je trouvais féeriques autrefois, mais qui en ce moment me paraissent presque prosaïques, car ils expriment simplement avec exactitude les sensations que j'éprouve :
Cosi pregava, e gli sorgeva a fronte Fatta gia d'auro, la vermiglia Aurora,
E ventilar nel petto e nella fronte Sentia gli spiriti di piacevol ora,
Che sovra il capo suo scotea dal grembo Della bell' alba un rugiadoso nembo.
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Enfin voici le fiancé attendu, c'est-à-dire le soleil, et il nous montre que nous sommes littéralement arrêtés devant la porte de l'Italie, attendant qu'on nous ouvre. Cette porte, élevée en pleine mer et qui nous ferme tout horizon, se compose d'une haute muraille circulaire qui embrasse la baie où stationnent les navires et la dessine avec une rectitude toute géométrique. Dans la partie inférieure de ce portique circulaire sont pratiquées de vastes arcades sous lesquelles passent les barques chargées de conduire à la ville les voyageurs et leurs bagages. Cela est élégant, noble, solennel et un peu théâtral; mais cette dernière épithète ne doit pas être entendue dans un sens défavorable, car ce portique est en toute réalité le rideau de pierre qui sur ce point cache la scène du. magnifique spectacle de l'Italie. La beauté du rideau entre pour une part dans le plaisir multiple que donne un théâtre, et celui-là est en parfait rapport avec le caractère de l'architecture romaine ; il prépare merveilleusement l'œil à la comprendre. En levant la tête, je lis sur la frise que ce décor circulaire a été élevé par le pape Alexandre VII, ce qui nous reporte au milieu du xvne siècle ; sans le secours de l'inscription, on aurait pu cependant deviner, au caractère de l'édifice, au goût fastueux dont il garde l'empreinte et à la sensation de pompe qu'il donne à l'œil, qu'il appartenait à une époque où l'influence architecturale de Bernin était toute-puissante. En élevant ce beau décor, Alexandre VII s'est montré fidèle aux traditions du nom qu'il portait. Il s'ap-
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pelait Chigi ; c'est un nom cher aux arls. Le ball- . quier Agostino Chigi eut une âme digne de comprendre et d'aimer Raphaël. Sans lui, nous n'aurions pas aujourd'hui le bonheur d'admirer quelques-unes des œuvres les plus importantes de ce grand homme, la fresque d'Isaïe à Saint-Augustin, et les Sibylles de cette église de Santa-Maria-della-Pace, dont Alexandre VII fit aussi reconstruire le portique sous forme semi-circulaire 1 par Pierre de Cortone. C'est à Raphaël encore qu'il eut recours quand il voulut se donner le luxe magnifique d'une chapelle, luxe qui, de tous les privilèges des puissantes familles romaines, est resté le plus aimable et le plus fécond en résultats heureux. Le grand artiste dessina le plan de cette chapelle que l'on voit à Santa-Maria-del-Popolo, et qui est la plus riche de Rome, sinon par la matière, au moins par les œuvres d'art qu'elle contient. L'or et les marbres précieux n'y brillent pas comme dans les chapelles des Corsini à Saint-Jean de Latran et des Borghèse à Sainte-Marie-Majeure ; mais le grand tableau qui s'élève au-dessus de l'autel est un chef- d'œuvre de Sébastien del Piombo; mais, des quatre statues qui ornent ses niches, deux sont de beaux ouvrages de Bernin, et une troisième, celle qui représente Jonas, exécutée par Lorenzetto, fut vraisemblablement conçue et dessinée par Raphaël lui-même.
1. Décidément la forme circulaire porta bonheur à Alexandre VII jusqu'au jour où Louis XIV lui imposa l'adoption de la pyramide. C'est sous le règne de ce pontife que Bernin éleva la magnifique colonnade circulaire de la place Saint- Pierre.
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Ce qui n'est ni pompeux ni élégant, c'est le bureau de douane où l'on brouette nos bagages au sortir du bateau ; toutefois, dans cette Italie du midi, le grotesque n'est jamais bien loin du sublime, et, par un privilège tout particulier, ce contraste, qui en tout autre pays fournirait la plus grinçante des antithèses, n'est ici qu'un charme de plus, et de tous peut-être le plus attachant. Ce bureau de douane où l'on ne trouve ni un tabouret de paille pour s'asseoir, ni une table pour recevoir les bagages, ressemble à un pauvre bureau de police, ou mieux encore à quelqu'une de ces échoppes d'écrivains publics romains ou napolitains que nous voyons dans les gravures italiennes et françaises de la première moitié du XVIIe siècle. C'est une de ces baraques d'où Callot et Salvator Rosa ont fait si souvent sortir le museau de quelque pauvre diable de Scaramouche affamé descendant en ligne directe de l'apothicaire de Roméo et Juliette, et ce Scaramouche ici n'est pas loin de sa demeure, car, en jetant les yeux autour de moi, j'aperçois, très reconnaissables, tous les types physiques de la comédie et de la peinture de genre italiennes, avec l'accent si marqué de leurs physionomies. A mesure que j'avance dans la ville, je salue toute sorte d'anciennes connaissances que la littérature et l'art m'ont rendues familières. Ce pêcheur qui, pantalon retroussé jusqu'aux genoux, attend patiemment dans la mer que le flot jette à ses filets quelques misérables granchi et autre fretin écailleux, combien de fois je l'ai vu dans les tableaux de marine inspirés par,
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l'Italie depuis Claude Lorrain jusqu'à Joseph Vernet! Ce qui domine dans ce monde populaire, c'est le monde du Romain Cerquozzi, le Michel-Ange des bambochades, une sorte de Téniers ou de van Ostade italien, et celui du Napolitain Salvator Rosa : types facétieux avec une couleur sauvage, et sauvages avec une nuance facétieuse. Un coin de tableau tout fait pour Michel-Ange Cerquozzi, par exemple, c'est le vendeur de poisson qui, à l'angle de la petite place donnant sur la mer, s'occupe à dépouiller de leur enveloppe ses marchandises aux formes hideuses, châtaignes de mer, crabes, fluettes anguilles, petites raies : il vous les écosse, il vous les écorche, il vous en fait de petits saints Barthélemys aquatiques avec une dextérité qui honorerait le plus habile préparateur de pièces anatomiques. A ses pièces, les dépouilles de tous ces frutti di mare forment un amas noirâtre et gluant d'écorces épineuses assez semblables à un monticule à demi putréfié de pelons de châtaignes et de coques vertes de cerneaux. Quel robuste appétit il faudrait pour manger d'une marchandise ainsi présentée ! Au coin d'une de ces rues qui portent encore les noms glorieux de l'empire romain, via Tra- jana, via Antonina, débouchent tout à coup des paysans descendus des montagnes voisir^es. On n'a qu'à changer le décor, à les imaginer sortant d'une gorge de rochers avec leurs belles figures farouches, leurs chapeaux mous rongés de vétusté, et leurs capes en loques fièrement jetées sur l'épaule, et voilà un Salvator Rosa complet. Le plus jeune d'entre eux est
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doué d'une des physionomies les plus expressives qui se puissent concevoir; toutes les passions violentes menacent dans ses yeux, qui brillent pareils à deux braises étincelantes sur un fond de poussière de charbon. Dans la main que sa cape laisse libre, je vois reluire un beau stylet qui d'abord n'a rien de rassurant ; mais un second regard me découvre que l'acier de cette arme est trop brillant pour qu'il ait jamais servi, et je parierais que ce jeune homme à mine si farouche en est encore à donner sa première coltellata.
Je préviens les voyageurs qui tiendraient à isoler le spectacle de Rome de tout autre spectacle italien qu'ils doivent prendre la voie de mer et débarquer directement à Civita-Vecchia. Cette ville est un véritable vestibule de Rome, et la physionomie de ce vestibule fait déjà pressentir quelques-uns des aspects grandioses et familiers de la cité éternelle. L'édilité semble y connaître les mêmes négligences, ou plutôt la même insouciance des choses de ce monde, où rien ne doit durer ; le bas peuple y connaît la même incroyable liberté dont il jouit à Rome. Voici la même usurpation de la voie publique par les petites industries populaires, les mêmes fenêtres chargées de loques, le même étalage de guenilles et de vieux pots qui feraient croire à une colonie fondée par un peuple de fripiers, — les mêmes rues, quelquefois inextricablement tortueuses, souvent droites, superbes et noires comme des voies triomphales qui depuis longtemps seraient abandonnées à une popu-
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lation de forgerons, les mêmes maisons hautes de six étages avec des airs de palais dont les propriétaires seraient tombés dans l'indigence, —les mêmes épaisses bâtisses à mine ruinée, à carcasse robuste, qu'on dirait susceptibles, comme les hommes, de souffrir de la malaria, et qui, selon les jeux de la lumière et de l'ombre, ont l'air tantôt de grelotter de la fièvre, tantôt de relever de maladie. Ce dernier aspect, si frappant dans certains quartiers de Rome, l'est peut-être davantage encore à Civita-Vecchia. En somme, la physionomie générale de la ville est celle d'une indigence noble supportée avec une tranquillité taciturne.
Si ces pierres pouvaient parler, elles diraient combien de souffrances cette ville a connues, et par combien d'ennemis ce sol a été piétiné de siècle en siècle. Que de sièges, que d'assauts, que de marches militaires, que d'embarquements et de débarquements 1 Goths, Grecs, Normands, Sarrasins, ont à l'envi violé et meurtri cette pauvre ville. Parmi la masse de souvenirs historiques qui se lèvent dans ma mémoire pendant ma promenade à travers Civita-Vecchia, il en est deux qui sollicitent plus particulièrement mes réflexions, celui de l'eunuque Narsès, et celui du Fieschi qui fut pape sous le nom d'Innocent IV. Ici Narsès livra une de ses terribles parties dans ce jeu sanglant de la guerre où il fut un si grand maître, et c'est d'ici qu'Innocent IV, fuyant devant Frédéric II, partit pour aller implorer les secours de Gênes, sa patrie, et convoquer ce concile de Lyon dont les ana-
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thèmes devaient remplir d'amertume et de revers les dernières années de l'empereur Frédéric II et mettre fin à la grande maison de Souabe. Narsès et Innocent IV, voilà des souvenirs bien lointains, n'est-il pas vrai? L'un remonte au vie siècle, l'autre au XIIIe siècle de notre ère ; mais nous avons ici même, à Civita-Yec- chia, un corps d'occupation française envoyé pour certaines raisons politiques qui ont leurs racines dans la profondeur des âges. Comme j'ai toute une longue journée à passer dans Civita-Vecchia, et que cette ville est plus riche en souvenirs qu'en monuments, j'ai le temps de me laisser aller à mes rêveries, et j'en profite pour rectifier quelques-unes de ces idées générales sur les lois de l'histoire qu'à l'instar de tous mes contemporains j'ai peut-être trop précipitamment acceptées.
Messieurs les philosophes de l'histoire me semblent singulièrement abuser du mot nécessité. A les en croire, tout ce qui a été, tout ce qui est devait être nécessairement, fatalement. Or nous vivons dans un monde de contingences, par conséquent dans un monde complexe, où les rapports de cause et d'effet se multiplient et se succèdent avec une telle fécondité et une telle rapidité qu'il est extrêmement difficile de déterminer les points de départ des diverses séries d'événements historiques. C'est l'enchaînement si serré de ces rapports qui, trompant la vue de nos modernes philosophes, leur fait prendre pour décrété par les puissances immuables ce qui a été le plus souvent décrété par les changeantes pas-
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sions, et pour fatal selon l'éternité ce qui souvent n'a été fatal que selon le hasard. Il y a non seulement des séries entières d'événements, mais encore des cours entiers de civilisations qui sont le résultat d'un accident néfaste que souvent son auteur n'avait ni prévu ni désiré. L'exemple de Narsès m'a toujours paru singulièrement propre à faire réfléchir. Qui croirait que la tournure générale qu'a prise notre civilisation européenne, que les institutions les plus générales de nos sociétés, que le double gouvernement des peuples modernes par l'Eglise et par l'Etat, que les destinées de l'Italie ont tenu à une rancune et à un désir de vengeance de Narsès? Rien n'est pourtant plus vrai. Après une guerre glorieuse où l'un de ses exploits fut précisément de reprendre Civita-Vecchia sur le Goth Totila, Narsès avait mis fin au royaume fondé moins d'un siècle auparavant par Théodoric. Ainsi l'Italie, débarrassée de la contrainte barbare, était redevenue maîtresse de ses destinées, l'empire d'Orient dominait seul, et l'on put croire que Rome se relèverait enfin de son abaissement ; mais, de même qu'une paille suffit pour faire rompre la barre de fer la mieux forgée, c'en fut assez d'un geste offensant pour faire évanouir toutes ces espérances. Un jour, à la suite de quelques récriminations, l'impératrice envoya une quenouille à Narsès comme pour l'inviter à filer avec les femmes. Le vieux lion fait sous l'injure un bond muet, et du fond de sa villa de la Grande-Grèce, promenant ses yeux sur le monde, il les arrête sur les hordes des Lombards,
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le dernier flot que le réservoir de la barbarie eût lâché sur l'Europe. Il leur fait signe, et détruit de ses mains son propre ouvrage. Et maintenant suivez la série des événements immenses qui ont pris leur principe dans cette fatale insulte de l'impératrice Sophie. Si les Lombards ne s'étaient pas établis en Italie, le Saint-Siège n'aurait pas été menacé, les expéditions de Pépin et de Charlemagne n'auraient pas eu de raison d'être, l'empire d'Occident sous forme germanique et ayant son centre hors de l'Italie, l'empire fuora mûri romani n'aurait jamais existé, la puissance temporelle des papes n'aurait pas été fondée, et alors plus de double gouvernement du monde par l'Empire et par l'Eglise, plus de division de l'Italie en guelfes et en gibelins, plus de sociétés du moyen âge avec les formes qu'elles ont revêtues. Que de choses ont tenu à cette fatale quenouille, à moins que cela encore, à ce mouvement de barbarie cupide qui, de nombreuses années avant cette querelle de palais, avait poussé un trafiquant syrien à mutiler un enfant né avec une âme de génie ! Concluons donc qu'il n'y a de réellement nécessaire que l'histoire ontologique, c'est-à-dire les grandes idées qui sont nées en même temps que l'âme de l'homme, dont l'existence est par conséquent indépendante du jeu des passions qu'elles précèdent, et dont elles s'accommodent toujours, quel que soit ce jeu ; mais quant à l'histoire politique et extérieure, c'est-à-dire au revêtement tangible et visible de ces mêmes idées, au corps qu'elles peuvent prendre dans le temps et dans l'es-
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pace, elle est complètement soumise au contraire à ce jeu des passions, qu'elle suit et ne précède pas. Le christianisme, par exemple, était décrété de toute éternité, c'est-à-dire nécessaire, l'être de l'homme étant donné ; mais quant aux formes qui devaient servir de revêtement à cette inévitable idée, quant aux constitutions des sociétés qui devaient naître d'elle, ce sont les circonstances et les passions de telle ou telle âme forte qui en ont décidé. Encore une fois, la vengeance de Narsès ne s'accom- plissant pas, nous sommes obligés de supposer un tout autre moyen âge.
L'enchaînement des faits historiques n'est donc pas aussi absolu qu'on le représente, et c'est peut-être faute d'attention que nous ne savons pas distinguer le point de départ et le terme de chacune des séries d'événements qui, en se soudant plus ou moins étroitement les unes aux autres, ont composé l'histoire universelle. Ainsi la série d'événements dont nous surprenons le point de départ dans la vengeance de Narsès a eu son terme véritable dans le pontificat d'Innocent IV, sans lequel elle aurait pu continuer longtemps encore vacillante , languissante, incertaine. Le gouvernement à deux têtes du monde occidental et par suite la lutte des deux autorités, voilà ce qui était sorti de l'œuf pondu par la vengeance de Narsès et couvé par le temps ; mais, une fois ouverte, cette lutte pouvait rester indéfiniment indécise. Même après Grégoire VII, même après Innocent III, même après Grégoire IX, la puissance politique de
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l'Eglise n'était pas encore fondée, les forces des guelfes et des gibelins se balançaient avec un équilibre exact qui menaçait de laisser le monde longtemps en suspens, lorsque parut sur le trône pontifical un Génois qui décida définitivement la crise avec l'âpreté d'énergie et la dureté tranchante propres au peuple dont il était issu.
Si vous voulez deviner ce que fut ce genre d'âpreté, ne manquez pas, quand vous serez à Gènes, de visiter YAlbergo dei poveî,i ; là, vous verrez les sentiments les plus doux de l'homme, la charité et la bienfaisance, se revêtir d'expressions hautaines et dominatrices qui font profondément réfléchir. Les vestibules, les escaliers et les corridors de cet hôpital sont peuplés des statues, des bustes et des médaillons des fondateurs, donateurs et bienfaiteurs; or, comme ces types génois sont singulièrement originaux, et que les artistes qui les représentèrent furent choisis pour leur habileté, ces sculptures en quelque sorte officielles forment un véritable musée, aussi intéressant au point de vue historique que varié au point de vue de l'art. Toutes les grandes familles génoises sont là : les Spinola, les Doria, les Grimaldi, les Durazzo, les Pallavicini; mais presque tous, hommes et femmes, ont eu le soin de se faire représenter avec un détail fort caractéristique : de leur poche s'échappe une bourse qui ouvre sa bouche et laisse tomber des flots d'écus, ou bien leurs mains tiennent le sac de la précieuse denrée, qu'elles versent largement, mais qu'elles mesurent cependant. On sent que ces bien-
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faiteurs restent maîtres de leur argent alors même qu'ils le donnent, et qu'ils sauront le reprendre sous une autre forme. C'est la charité la plus impérieuse qui se puisse concevoir. Tous disent d'un son de voix clair et haut : « Or çà, tout cela est fait con miei da- nari, et ne pensez pas échapper à la reconnaissance que vous me devez. » C'est avec cette âpre énergie qu'Innocent IV monta sur le trône pontifical.
D'un coup net et hardi, avec une force de détermination qu'il ne laissa modérer ni par la prudence, ni par la pitié, ni par la religion des souvenirs, ni par les scrupules naturels à celui qui, ayant part au gouvernement des hommes, connaît la nécessité des divers principes d'autorité qui le partagent, il trancha la question si longtemps suspendue des droits réciproques de l'Eglise et de l'empire. Par lui périt la maison de Souabe et, avec l'extinction de la maison de Souabe, le gibelinisme reçut un coup mortel dont il ne se releva jamais. Il traînera encore pendant plus de deux siècles une existence nominale; mais dès le milieu du XIIIe siècle il n'existe plus, et lorsque, cinquante ans plus tard, Dante élèvera son cri douloureux à trop juste titre, ce cri s'adressera au fantôme d'un passé enfui sans retour. Dès lors, tout espoir d'un gouvernement général fut perdu pour l'Italie : le parti guelfe, si fort en apparence par le nombre et par la turbulence des passions, mais si faible de trempe et de constance, connaîtra un triomphe éphémère dont l'unique résultat sera de couvrir l'Italie de tyrannies locales qui appesantiront
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leur joug sur des populations incapables de la fermeté et de l'esprit de suite sans lesquels on ne peut jouir du difficile bonheur de la liberté. Dans la vieille et si curieuse basilique de San-Lorenzo-Fuora-Muri, presque entièrement réédifiée sur l'ancien plan par les soins du pape Pie IX, on voit une peinture qui consacre cette date à jamais mémorable. C'est une fresque du milieu du XIIIe siècle peinte au-dessus du sarcophage antique qui sert de tombeau au cardinal Guillaume Fieschi, neveu d'Innocent. Dans cette fresque, le Sauveur étend sa bénédiction sur le cardinal et le pape Fieschi, qui lui sont présentés par leurs saints patrons. Le Sauveur en effet a béni Innocent et l'œuvre de son règne, car jamais triomphe ne fut plus net, plus définitif, et n'ouvrit avec plus de décision une époque nouvelle.
Je rumine ces anciennes histoires en me promenant dans le champ de manœuvres, où je regarde nos soldats jouer aux quilles. Ils ne se soucient guère de Narsès et d'Innocent IV ; mais je ne puis m'empê- cher de penser que, si ces deux hommes dont ils n'ont jamais entendu prononcer les noms n'avaient pas vécu et agi, ils ne seraient probablement point à Civita-Vecchia, ou ils y seraient pour des raisons sensiblement différentes de celles qui les y ont amenés.
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II
MICHEL-ANGE A'ROME. — PHILOSOPHIE DE LA CHAPELLE
SIXTINE.
C'est Michel-Ange que j'ai voulu voir tout d'abord en arrivant à Rome, et c'est à lui que j'ai rendu ma dernière visite en quittant la ville éternelle. Ouvrons donc par lui ces impressions ; aussi bien il n'y a pas de meilleur moyen de dire en quoi consiste la supériorité et la puissance de cette antique mère de toutes nos modernes civilisations.
Michel-Ange est une vivante apologie de Rome. Quand vous voudrez savoir quelle force d'inspiration Rome peut communiquer à une grande âme, pensez à Michel-Ange, car c'est Rome qui l'a fait atteindre à cette hauteur où il est parvenu et où ne l'auraient jamais porté les forces seules de son génie. Je l'ai tant admiré à Rome que j'ai voulu m'arrêter à Florence pour l'y voir, et n'y voir que lui. Le contraste entre ce qu'il est dans la première de ces villes et ce qu'il est dans la seconde est un tel jet de lumière qu'il ressemble à une soudaine révélation. Ah!
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certes il est bien grand à Florence, cependant il n'y y est que le plus grand des naturistes, — je demande pardon de ce mot barbare et expressif. Jamais son génie n'y a dépassé les sphères de notre univers, jamais il n'y est allé au delà du séjour de ces forces premières que Gœthe aurait appelées les mères de la création visible; mais à Rome il a pénétré dans le monde moral plus avant que n'y a jamais pénétré aucun artiste, et il a lu dans ses mystères avec une assurance inconnue avant et après lui. Michel-Ange a eu trois protectrices, la république florentine, la tyrannie monarchique des Médicis et la papauté; des trois, c'est la papauté qui a le mieux servi les intérêts de sa gloire. La sublimité de ce génie n'éclate réellement que dans les ouvrages que Rome a commandés, ou qu'elle a choisis et voulu retenir. Avoir vu Michel-Ange à Florence, ce n'est, après tout, qu'avoir ressenti un grand plaisir de plus ; avoir vu Michel-Ange à Rome, c'est vraiment avoir perfectionné l'éducation de son âme et augmenté la richesse de sa vie morale.
Au moment de traduire ces impressions, j'éprouve un fort singulier sentiment, mais qui sera certainement compris par tous ceux qui ont admiré Michel- Ange, et surtout par tous ceux qui ont essayé de parler de lui dignement. Les anciens poètes, au moment de commencer leur tâche, se plaçaient sous l'invocation de la muse qui était la patronne naturelle de leur sujet, et appelaient le secours, qui de Calliope, qui de Clio, qui de Polymnie; à leur imita-
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tion, au moment de discourir de Michel-Ange, je sens le besoin d'invoquer le secours de la muse de la simplicité. Dieu sait cependant que de pareilles œuvres autorisent tout ce que le langage a d'énergique et de violent, et qu'on peut employer à leur sujet les épithètes les plus excessives sans craindre l'exagération; mais c'est précisément là qu'est l'écueil. Comme il serait très difficile de faire comprendre que les efforts les plus extrêmes de la parole restent encore au-dessous des émotions qu'elles cherchent à exprimer, le mieux est peut-être de lutter pour rester dans le domaine de la simple prose. La grandeur extraordinaire des pensées qu'il s'agit d'énoncer sera plus que suffisante pour relever cette indigence du langage, ou la faire disparaître dans l'éblouissement des visions qu'elles évoquent. Pour faire comprendre cette nécessité d'être simple en pareil sujet, je vais transcrire fidèlement, sans ornements ni développements, les conceptions de quelques-uns des compartiments dè la chapelle Sixtine.
Dans le premier compartiment, le sujet nous reporte en deçà de la création. Le monde n'est pas encore; que dis-je? ni le temps ni l'espace n'ont commencé d'être. D'un fond obscur et terne comme un brouillard épais surgit une figure isolée, avec une sorte d'effarement grave et sublime comme si elle était étonnée de sa solitude. Une tête, un buste, un bras, et c'est tout. C'est Dieu qui vient de se débrouiller du chaos ; il est monté des profondeurs de l'infini, il a traversé les flots du silence, il émerge à
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la surface de la nuit ; il regarde, et avec son regard la pensée de la création vient d'éclore. On dit que l'étroitesse de l'espace obligea Michel-Ange à s'en tenir à une figure isolée pour ce compartiment ; c'est donc au hasard d'une gênante disposition de la voûte que nous serions redevables de cette grandiose figure. C'est ici le cas de faire observer que ces sortes de gênes servent toujours bien les hommes de génie, et que les médiocrités ne savent jamais s'en tirer.
Passons tout de suite au troisième compartiment : le sujet, c'est la création de l'homme. Comme l'Éternel, qu'il nous montre soutenu et enveloppé par les anges, Michel-Ange, en peignant cette fresque, semble avoir été porté par le ravissement d'un enthousiasme sublime. L'Éternel, se déployant sur la création, plane autour de son œuvre qu'il visite. Tout l'infini s'est comme concentré, localisé, replié dans cette figure, dont l'irrésistible majesté arrache l'adoration et inspire la confiance. Sous un tel père et un tel maître, nulle crainte n'est possible, et spontanément devant ce spectacle on se répète les paroles des antiques croyants : « Si je me place sous tes ailes, ô Seigneur, quel ennemi pourra m'atteindre? » C'est ce sentiment d'instinctive sécurité qui semble posséder le jeune Adam nouvellement appelé à la vie. A l'approche de l'Éternel, il a soulevé son beau corps, et, pareil à un jeune roi, sans étonnement ni effroi, il étend le doigt pour recevoir le contact de la main divine. C'est le roi de la terre, et, à voir la tranquille
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aisance avec laquelle son corps pèse sur elle, on sent que la terre et son roi sont inséparables l'un de l'autre, qu'ils sont les deux parties intégrantes d'un même élément. Une autre pensée admirable se révèle dans cette figure d'Adam : il vient de sortir du néant comme d'un sommeil, et son visage légèrement appesanti porte les marques de ce repos qu'accuse encore la molle attitude de son corps, qui se redresse lentement sous l'action de la vie, comme se redressent sous l'action du soleil les fleurs et les rameaux courbés par le poids glacé de la nuit. On pourrait encore faire observer que dans cette fresque Michel-Ange a découvert intuitivement l'électricité bien longtemps avant Galvani et Volta. Dieu fait passer la vie dans Adam absolument selon la méthode par laquelle nous faisons passer un courant électrique dans un corps organisé. L'Éternel étend un doigt pour communiquer l'étincelle, Adam étend un doigt pour la recevoir. Enfin une dernière pensée, la plus extraordinaire de toutes, est exprimée par le groupe des anges qui s'abritent sous le manteau de Dieu, gonflé pour les contenir. Ces anges, c'est l'expression de la puissance de vie infinie qui est en Dieu. Comme ils sont robustes et beaux, et que leurs légions sont épaisses ! On peut les compter cependant ; mais telle est leur intensité de force, si étroitement ils sont pressés autour du Créateur, que leur nombre paraît incalculable. Fourmillement d'existences en germe, fermentation des forces latentes de l'univers, amas mouvant des semences du monde, entassement des
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formes en préparation dans l'inépuisable réservoir de l'éternité, voilà ce qu'exprime ce groupe d'anges soutenant le Créateur. Jamais l'art n'enserra dans les synthèses de ses personnifications une idée plus colossale et ne la traduisit avec une plus écrasante simplicité. Il y a à Rome trois œuvres où cette fécondité du principe caché de la vie a été rendue d'une manière admirable, la statue du Nil au Braccio nuovo du Vatican, la Galatée de Raphaël à la Farnésine, et enfin cette fresque de la Création à la chapelle Six- tine; mais que les deux premières traductions sont petites, mesquines, triviales à côté de la dernière, si belles qu'elles soient 1 Le Nil avec ses légions d'enfants qui lui courent sur le corps comme les Lilliputiens sur Gulliver ou des pucerons sur une plante, c'est la vulgaire fécondité de la matière, la fécondité d'une boue échauffée par un vigoureux soleil. Plus élevée est la forme de fécondité qu'a exprimée Raphaël dans la fresque de la Farnésine; mais lui non plus n'est pas sorti de la nature. Ce qu'il a montré dans la Galatée, — avec quelle grâce saine et robuste! — c'est l'amoureuse chaleur de l'élément de la mer, le grouillement de vie gras et tiède de ses flots, la force de sensualité qui en émane. Comme cette force de sensualité est admirablement mise en relief par l'ardeur avec laquelle le triton du premier plan embrasse sa vivace néréide ! Il semble que cet embras- sement ne cessera jamais, tant il est fort. Et la fécondité facile des flots, comme elle est exprimée avec bonheur par ces beaux enfants qui se roulent sur le
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rivage, où la dernière vague semble les avoir doucement jetés avec les coquillages et les herbes marines 1 Ce n'est là pourtant que la fécondité païenne des forces créées; au contraire, ce que Michel-Ange a traduit visible aux yeux dans la fresque de la Sixtine, c'est la fécondité des forces incréées, du principe ontologique du monde, l'intensité de vie de l'être métaphysique.
Le quatrième compartiment est consacré à la création de la femme. La figure d'Ève est une des plus profondément poétiques que l'art ait produites. Ève s'élance dans le monde comme une hymne vivante, avec l'attitude qui est essentiellement celle de la nature féminine, l'attitude de la prière, de l'adoration et de l'amour. Elle s'échappe hors d'Adam, et au moment où elle jaillit de sa chair, rencontrant son Créateur, le sourire de la tendresse vient à ses lèvres, elle joint les mains et implore. L'Adam et Y Ève de Michel-Ange ne sont pas seulement deux personnages, ce sont les deux prototypes de toute humanité, les deux patrons, en quelque sorte, sur lesquels seront calquées, comme d'innombrables copies, toutes les générations de la race humaine. Ce sont les deux semences de la forêt vivante destinée à couvrir la terre; ils contiennent enveloppés en eux tous les caractères de cette forêt, comme le gland contient en lui le chêne. Par la manière dont il a représenté les deux naissances d'Adam et d'Ève, Michel-Ange a trouvé moyen de faire sentir la différence des matières dont chacun fut formé. Adam est tiré d'un
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limon inerte : aussi sort-il du néant comme d'un sommeil, sans étonnement, mais sans souvenir. Eve est tirée du limon vivant d'Adam : aussi naît-elle toute vibrante, en proie aux plus précieuses émotions de la vie, comme si elle avait été simplement retenue captive par enchantement. La figure de l'Eternel dans cette fresque est, elle aussi, d'une signification profonde. Son regard se fixe sur Ève avec une expression de sévérité voisine de la tristesse. Les douloureuses conséquences de l'acte qu'il vient d'accomplir sont présentes devant son omniscience. En mettant au monde cet être qui est aspiration et mouvement, il a rendu possibles l'égarement et la chute. Ce qu'il a fait devait être fait, mais il s'afflige des décrets nécessaires de sa sagesse. Il voit les longues générations des hommes hériter d'une chair pécheresse qui ne pourra être réconciliée avec sa nature divine que par sa propre immolation. Pour refaire l'homme à son image, il faudra qu'il se fasse lui- même à l'image de l'homme; pour faire remonter l'homme à lui, il faudra qu'il descende jusqu'à l'homme. Voilà ce que dit ce regard à la fois sévère et bon, regard de juge qui menace d'une sentence et de père qui s'afflige de la prononcer.
Telles sont les pensées qui apparaissent dans les fresques de la Sixtine en caractères tellement lisibles par la taille et le relief, qu'il est absolument impossible de s'y tromper. On voit qu'il est inutile d'avoir recours au commentaire pour faire comprendre l'intérêt de pareilles pensées; il suffit de les énoncer
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simplement comme un catalogue dressé avec intelligence pour que la grandeur en apparaisse aux esprits les plus rebelles; mais il n'en est pas ainsi de ce que j'appellerai la philosophie de la chapelle Sixtine, c'est-à-dire du lien général qui réunit toutes ces idées entre elles et en fait un tout synthétique. C'est un point qui demande une attention très particulière, et c'est là que je veux porter toute celle dont je suis capable.
Cette philosophie des fresques de la Sixtine, qui a fait dire beaucoup de choses fort singulières et quelques-unes très ingénieuses est aussi simple en réalité qu'elle est obscure et compliquée en apparence. Cette obscurité apparente a deux causes. La première tient à la trop grande richesse du génie de Michel-Ange. Il n'est pas facile de se débrouiller au milieu des légions de figures qui peuplent les voûtes de la Sixtine, et il faut un certain temps avant de séparer les acteurs réels de ces fresques, les personnages qui ont une signification morale, de la foule
1. Je pense surtout ici à M. Michelet, qui a écrit sur la Sixtine les pages les plus brillantes et par certains côtés les plus vraies qu'on ait écrites sur cette œuvre mémorable. Chose curieuse, il a eu le sentiment de l'œuvre en s'égarant complètement sur la signification qu'il faut lui donner. Ainsi il a fort bien senti le rôle que joue l'enfant incessamment répété dans cette série de fresques , mais il a pris entièrement le change sur la nature de ce rôle, qui est cependant très facile à deviner, car Michel-Ange l'a écrit, non plus avec les caractères hiéroglyphiques du pinceau, mais avec les caractères phonétiques qui nous viennent de Cadmus. Comment M. Michelet n'a-t-il pas lu les inscriptions placées sur les côtés des fenêtres qui s'ouvrent juste au-dessous des fresques où est plus particulièrement représenté cet enfant partout présent dans
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des figures accessoires qui ne sont là que comme ornements et décors. Ces ornements accessoires sont tellement beaux, que l'œil s'y intéresse tout autant qu'aux parties essentielles de l'œuvre, et qu'il s'arrête aussi longtemps à les contempler. Une fois qu'on est arrivé à séparer les parties secondaires de l'œuvre des parties essentielles, il faut surmonter une seconde difficulté, tâche qui équivaut à remporter une victoire sur soi-même. L'impartialité passive, indifférente, dirai-je presque, est la clef magique qui ouvre le sens des grandes œuvres. Celui-là seul qui les aborde avec un désir sans égoïsme, qui n'a pas souci d'y trouver sa propre image, qui cherche ce qu'elles sont, non ce qu'il voudrait qu'elles fussent, qui leur demande non d'exprimer ses sentiments, mais d'exprimer des sentiments originaux, et qui veut vivre, ne fût-ce qu'une minute, de ces sentiments pour en connaître à fond et d'une manière intime la nature, celui-là seul a chance de ne pas se tromper sur les œuvres d'art.
l'œuvrej: « Salomon engendra Booz, Booz engendra Obed, etc. ?)) Nous n'avons pas besoin d'en dire plus long. Ce qui a été merveilleusement compris par M. Miclielet et exprimé avec autant de poésie que de vérité , c'est le caractère de quelques-unes des figures; le désespoir profond de Jérémie qui laisse tomber sa tête dans sa main et n'est plus que le gigantesque soupir de tout un peuple, l'ardeur de dispute d'Ézé- chiel qui argumente avec violence contre un adversaire qu'il semble mépriser, ce même adversaire d'Israël qui réunit l'entêtement de l'onagre à l'impudence du bouc, et qu'il invective dans la Bible en termes grandiosement cyniques , surtout la science égoïste de la sibylle persique, sibylle du pays des mages, prophétesse des doctrines fermées au vulgaire , qui lit, avare, envieuse, pour elle seule.
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Pour pénétrer le sens de la Sixtine, commençons donc par ne pas faire un Michel-Ange à notre image, et prenons-le pour ce qu'il fut, c'est-à-dire pour un républicain florentin de l'an 1500, — ce qui constitue un personnage fort différent d'un radical humanitaire parisien de l'an 1870, — florentin profondément chrétien et catholique, et non pas voltairien, qui fut aux gages de la papauté et accepta la tâche d'orner la chapelle où le pape célèbre l'office divin de peintures qui nécessairement devaient être assorties au caractère et à la destination de cette chapelle. Quand on aborde la Sixtine avec ces dispositions-là, le sens de l'œuvre de Michel-Ange devient fort clair, et la filiation logique des idées qui la composent se laisse lire sans difficulté.
Sur la partie plate de la voûte, Michel-Ange a peint les faits métaphysiques qui sont les fondements du christianisme et qui dès l'origine des temps l'ont rendu nécessaire. Remarquons d'abord combien le choix de ses sujets est peu arbitraire ; tous sont empruntés exclusivement aux premiers chapitres de la Genèse, tous racontent les commencements du monde selon la Bible et ne racontent pas autre chose. La création et le péché invétéré dans la nature humaine, voilà les sujets qui se partagent à peu près également les fresques du plafond. A partir du cinquième compartiment, l'homme se présente à nous comme irrémédiablement, incorrigiblement pécheur. Adam perd l'Éden par sa désobéissance ; mais ce châtiment terrible ne peut corriger ses descendants, et la race hu-
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maine devient si perverse que Dieu prend le parti d'en finir avec elle par le déluge et de confier au seul juste existant sur la terre le soin de recommencer son oeuvre ; or, à peine ce châtiment a-t-il reçu son exécution, que le péché reprend son empire. L'homme est de nature si fragile qu'il pèche par ignorance lorsqu'il ne pèche pas par perversité, et c'est là ce que nous enseigne la lourde ivresse de Noé bestialement étendu à terre. Le cours des iniquités humaines recommence, et c'est en vain que Dieu, qui a renoncé à toute vengeance universelle, fera tomber sa colère sur tel ou tel point de la terre. L'homme est donc par lui-même incapable d'échapper au péché : de là la nécessité du rédempteur.
C'est ce rédempteur qu'appellent, cherchent, désirent et prédisent les prophètes et les sibylles rangés tout autour de la voûte. Ici la pensée de Michel-Ange ne peut plus être suivie, si l'on ne porte pas-attention à la disposition des scènes et à la distribution des personnages; il nous faut donc avant tout dresser l'ordre exact de cette succession de colosses et des scènes qui les accompagnent. Aux deux extrémités de la voûte apparaissent deux figures plus gigantesques encore que toutes les autres ; immédiatement au-dessus de l'autel papal, Jonas ouvre le cortège, que ferme Zacharie à l'autre extrémité. Aux côtés des deux prophètes se déroulent quatre scènes de l'Ancien Testament : aux côtés de Jonas, le Serpent d'airain et la Punition d'Aman; aux côlés de Zacharie, la Mort d'Holopherne et la Mort de Goliath, scè-
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nes fort significatives et dont les sujets révèlent une bonne partie du sens, peu compliqué, mais très complexe de la Sixtine. Dix autres prophètes et sibylles, cinq à droite et cinq à gauche, se succèdent tout le long des deux murailles entre Jonas et Zacharie. Ces personnages sont placés dans l'ordre suivant : d'un côté la Libyque, Daniel, la Cuméenne, Isaïe, la Del- phique; de l'autre, Jérémie, la Persique, Ézéchiel, l'Érythréenne, Joël. Il nous reste à mentionner une disposition de la plus extrême importance. Au-des- sus des arcs des fenêtres percées dans la muraille de gauche, et à la hauteur correspondante sur la muraille de droite, des fresques de petite dimension, renfermées dans des encadrements qui rappellent la forme des bonnets d'évêques, séparent chaque couple de personnages. Ceux qui n'ont pas eu le bonheur de voir la Sixtine doivent surtout s'arrêter à deux points dans cette disposition générale, les deux prophètes qui ouvrent et ferment la voûte, et les fresques qui séparent les autres personnages : là est la clef de l'œuvre.
Ces fresques comprises dans les bonnets d'évêques séparent les colosses d'une façon pour ainsi dire humble, par en bas, à la manière de bas-reliefs qui sépareraient des statues en partant de leur base. Elles représentent des scènes familières tantôt à deux, le plus souvent à trois personnages, Loujours les mêmes : un enfant, une mère, un père. Le père manque quelquefois, jamais la mère ni l'enfant, ce qui semble indiquer que le père a moins d'impor-
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tance ici que les deux autres personnages. Ces compositions, qu'une femme intelligente appelait devant nous les tableaux de genre de Michel-Ange, mériteraient en effet ce titre, si l'on pouvait n'en pas voir la portée philosophique, car les scènes qu'elles représentent appartiennent à une vie singulièrement humble, populaire, presque basse et triviale. Sous la voûte de leurs bonnets d'évêques, ces trois invariables personnages, le père, la mère, l'enfant, ont l'air d'habiter dans des sortes de catacombes, de sous-sols et de caves ; là, loin des orgueilleux regards, comme perdus au monde et ignorés de tous, ils se présentent dans des attitudes puissamment vulgaires, avec ce sans-façon de la pauvreté qui sait que tout lui est permis, parce que nul ne prendra la peine de lui faire de reproches sur sa négligence. Ici, la mère est accroupie, veillant, soignant l'enfant ou préparant des langes ; là, le père est étendu tout de son long, comme s'il se reposait après un pénible travail. Très diverses, mais toujours populaires, sont les passions qui animent ces personnages. Quelquefois ils paraissent en proie à l'amère tristesse des pauvres gens, d'autres fois ils semblent s'abandonner à la confiance et à l'espoir. Que veulent dire ces scènes répétées avec une insistance qui force l'attention? Est-ce qu'elles ont, familières comme elles sont, quelque chose à démêler avec ces colosses d'en haut qui expriment ce qu'il y a de plus grand dans la nature humaine? Eh! oui, car ces colosses ne font autre chose que s'en occuper et en parler, quoiqu'ils
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les ignorent. Pendant qu'en haut se déroule à travers le temps la succession des prophéties, en bas, dans les profondeurs obscures du peuple, nous assistons à la lente formation, à la vie latente, souterraine, invisible du fait annoncé. En haut, les grandes âmes se transmettent d'âge en âge la promesse de la révélation; en bas, dans la nuit et le silence, comme un fleuve caché qui fait verdir la terre, circule de génération en génération la précieuse semence, le flot de vie d'où doit sortir le salut du monde. Le rédempteur s'avance à travers les âges comme un voyageur qui marche à petites journées. Ces compositions intermédiaires entre les prophètes représentent une famille qui se continue à travers le temps; cette famille est celle d'où sortira Jésus, et chacune de ces scènes marque deux des générations qui ont précédé et préparé le Christ. Voilà le sens de cette fameuse énigme qui a fait rêver tant de doctes. Pour qu'on ne s'y trompât point cependant, Michel-Ange avait eu le soin d'écrire au-dessous les noms qui composent la généalogie du Christ.
Le sentiment général qui s'échappe de la Sixtine est d'accord avec la pensée que nous venons de faire apercevoir. Il n'y a pas à s'y méprendre, car ce sentiment général éclate comme un coup de tonnerre qui serait dix fois répété. Cette voûte crie par toutes ses voix la parole de consolation que le christianisme a fait entendre au monde : le salut vient des humbles. Demandez aux enfants, aux femmes, aux pauvres, au peuple. Ces colosses qui prononcent de si mysté-
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rieuses paroles d'avenir, est-ce que leur science vient d'eux? Regardez à leurs côtés, regardez à leurs pieds. Un enfant soutient leur livre, un enfant déploie leurs rouleaux fatidiques, un enfant leur chuchote à l'oreille les mots de l'inspiration. Ce rédempteur qu'ils prédisent sur l'assurance que leur en donne un enfant,— en bas, de pauvres gens, patients ouvriers sous la main de Dieu, sont en train de le former ; c'est d'eux que sortira le Fils de l'homme, qui voudra être l'os de leurs os, la chair de leur chair. Le salut vient des humbles, parce qu'ils représentent la foi parfaite, la foi qui ne raisonne pas, la foi semblable à celle des Israélites qui lèvent les yeux vers le serpent d'airain. Tout salut vient d'humilité, toute défaite de superbe, n'est-ce pas là ce que signifient les deux fresques peintes aux côtés de Jonas, — qui, lui aussi, jeté nu sur le rivage, a échappé à la mort parce qu'il a cru en toute humilité, — le Serpent d'Airain, la Punition d'Aman ? Il y a mieux encore : non seulement tout salut, mais toute force vient d'humilité, car ces humbles, loin d'être faibles, seront les instruments favoris de Dieu; c'est par eux qu'il lui plaira d'exercer ses vengeances. Contre les impies et les orgueilleux, il armera les bras des petits, des enfants et des femmes : voyez, aux côtés de Zacharie en prière, le berger David coupant la tête à Goliath et le chef d'Holopherne séparé de son tronc par le glaive de Judith. Ce rédempteur attendu et nécessaire, les prophètes peuvent bien le prédire ; mais ce sont les humbles qui
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le préparent par leurs mérites, et c'est à cause d'eux qu'il viendra sauver indifféremment bons et mauvais, petits et grands.
Cependant, parmi tous ces prophètes, il en est un qui fait plus que le prédire par sa parole, mais qui le prédit par sa personne même ; celui-là, c'est Jonas. Jonas est la figure vivante du Christ futur. Il est rejeté sur le rivage comme le Fils de l'homme, qui n'aura pas où reposer sa tête; il a comme lui connu les affres de la mort, il a traversé les ténèbres du tombeau dans le ventre de la baleine, et le tombeau l'a vomi comme il vomira le rédempteur. Toutefois la signification de ce personnage est double et triple ; pour le comprendre, il faut l'opposer à Zacharie, qui lui fait face, à l'autre extrémité de la voûte. Ce rédempteur, deux forces morales l'obtiendront, la foi et la prière. De ces deux forces, la foi est représentée par Jonas, la prière par Zacharie. De même que Jonas est le symbole de la personne du Christ, Zacharie est la figure vivante de son Eglise, ou, pour être plus précis encore, de son vicaire sur la terre, c'est-à-dire du souverain pontife même. Contemplez enfin dans Jonas faible et nu la pensée religieuse à l'origine, à l'état rudimentaire, toute dépouillée et abstraite, et puis regardez à l'autre extrémité de la voûte : les siècles ont marché, et voilà l'idée religieuse pourvue de tous ses symboles, de toutes ses liturgies, de tous ses rites, magnifiquement drapée dans ses traditions comme Zacharie en prière dans sa robe sacerdotale. Le
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cycle est accompli, et le pauvre lis humain que nous contemplons en Jonas est ici plus richement vêtu que Salomon dans sa gloire.
Le rédempteur attendu viendra, et il gouvernera la terre par son Eglise, voilà ce que nous disent Jonas et Zacharie. Maintenant tournons-nous vers les deux murailles où sont représentés ceux qui ne font que le prédire. Ceux-là se divisent en prophètes et en sibylles, et ce mélange n'a jamais été bien compris. Ce n'est pas seulement par un souvenir de la tendresse un peu bizarre que l'Eglise du moyen âge eut pour les sibylles, — teste David cum sibylla, dit l'hymne du Dies irx, — que Michel-Ange les fait alterner avec les prophètes. Ce n'est pas non plus parce que Michel-Ange, comme Dante, n'a jamais séparé les deux traditions antique et chrétienne. Il était autrefois admis dans l'Eglise que certains justes ont pu, sans le secours de la révélation, en pleines ténèbres païennes, par les seuls mérites de leur raison et de leurs vertus, s'élever à la lumière du christianisme. C'est à ce titre que Trajan et surtout Riphée figurent dans le paradis de Dante; c'est à ce titre aussi que les sibylles figurent dans les fresques de Michel-Ange, mais elles ont encore d'autres droits à faire partie de cette assemblée. Faut-il enfin faire honneur de la présence des sibylles à cette parole de saint Paul, d'une impartialité si haute et qui fut si féconde : « Le salut vient des Juifs, mais la lumière vient des gentils? » Eh bien, la pensée de Michel-Ange va plus loin encore que la parole de
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saint Paul. Les prophètes appartiennent exclusivement au peuple. d'Israël, tandis que les sibylles appartiennent à toutes les nations païennes ; les prophètes appartiennent au sexe masculin, les sibylles au sexe féminin ; par conséquent, l'assemblée de Michel-Ange embrasse le genre humain et l'univers en entier, ce qui veut dire : ce n'était pas seulement un peuple, celui d'Israël, c'était le genre humain tout entier qui attendait le rédempteur, qui le pressentait et le cherchait. Notre foi n'a donc pas seulement son origine et sa source dans un peuple favorisé d'où elle serait sortie pour se répandre sur le monde et de ruisseau devenir fleuve; non, sa tradition est celle de l'humanité même, et les espérances qu'elle a réalisées étaient celles de toutes les nations de la terre, car toutes, descendant de l'Adam qui fut à l'origine l'enfant de Dieu, appelaient de leurs vœux obscurs celui qui, par sa grâce, devait les faire rentrer dans ce titre divin. C'est la pensée la plus catholique dans le sens étymologique de ce mot, universel, qui ait été, je crois, jamais exprimée.
Michel-Ange a divisé en deux classes ses prophètes et ses sibylles, les inspirés et les passionnés. Sur le côté de la voûte qui commence à la Libyque et finit à la Delphique, il a placé ceux qui furent prophètes par l'enthousiasme de l'esprit, la force de l'intelligence, le labeur de la recherche patiente, en un mot par toutes les qualités qui constituent le génie humain. La Libyque, voyante sereine, déroule avec un beau geste le parchemin de ses révélations, qui
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sans doute se composent de traditions conservées au désert ou de vérités dues à l'intuition contemplative : « Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu. » La Delphique, voyante convulsionnaire, est une belle fille nerveuse qui paraît épuisée par les oracles obscurs, incertains, sortis avec effort de son sein, au milieu des spasmes de l'hystérie. La figure d'Isaïe exprime le génie de la méditation et des longues rêveries , il est comme ravi hors de lui-même , comme enveloppé dans la lumière de sa vision, et il semble écouter, radieusement absorbé, les paroles de la bonne nouvelle qui retentissent à son oreille avec une harmonie céleste. Au contraire, c'est le feu de l'enthousiasme qui transporte le jeune Daniel; un frémissement sacré semble parcourir tout son être comme une volupté ineffable. L'esprit de Dieu circule dans ses veines, ses cheveux se dressent légèrement comme hérissés par le transport intérieur, ses lèvres remuent, et il s'en échappe un torrent d'éloquence qui jaillit en cascades d'images ou s'épanche comme un large fleuve, clair miroir qui reflète de belles et complètes visions. Cependant la figure la plus extraordinaire de cette famille d'inspirés, c'est peut-être la Cuméenne. Ahl celle-là n'est point une inspirée par la grâce delà nature et par l'esprit de Dieu. C'est une énergique virago du bas peuple de Florence ou de Rome ; mais, si ses dons sont faibles, son désir de savoir est fort. C'est une chercheuse patiente, laborieuse, studieuse. Elle creuse l'avenir avec la lente pesanteur d'un buffle creusant
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son sillon dans la campagne italienne. De ses poings robustes qui assommeraient un géant, elle tourne méticuleusement les feuillets de son livre et semblé dire : « Est-ce le passage? Non, pas encore ; mais il doit y être, je trouverai certainement. » Salut, sibylle de l'Occident, patronne des travailleurs pâlis sur les livres, des voyants par la grâce de la fatigante analyse et de la patiente comparaison !
Sur l'autre côté de la muraille sont rangés les passionnés, c'est-à-dire ceux qui furent prophètes par l'intensité de leurs sentiments, par la force de leur cœur, par les orages de leur âme, par l'inébranlable fermeté de leur constance, enfin par toutes les qualités qui constituent l'être moral. Ceux-là sont les violents qui, selon l'Écriture, enlèvent le royaume des cieux, et par ce mot de violents il faut entendre quiconque se porte avec excès vers le bien et engage avec une entière sincérité son être entier au service de ses sentiments. Violent, Jérémie l'est par l'intensité du désespoir. Un tel désespoir est vertu par son excès, car il révèle à quel point le desespéré aimait son peuple et son Dieu. La tête penchée contre ses genoux, il est comme frappé d'une stupeur douloureuse, et, quoique sa bouche soit fermée, toute sa personne crie : « N'y a-t-il donc plus d'espoir, et le salut sera-t-il jamais possible? » Ézéchiel indique sa qualité par sa seule attitude ; c'est le chef de tous les zelanti de la terre, de tous ceux qui sont brûlés par le zèle des choses de Dieu, fervents, fanatiques même, Athanase, saint Jérôme, saint Bernard, saint Domi-
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nique. Il argumente avec une chaleur colérique contre un adversaire invisible qui se refuse sans doute à comprendre, car il semble l'invectiver avec ce cynisme imagé dont il eut le génie. La Persique, sibylle du pays des mages, de la science fermée, des secrets ésotériques, représente la protection jalouse de la vérité, cette vigilance armée avec laquelle les enfants de la lumière défendent leur flambeau contre les enfants des ténèbres , qui le reprendraient pour l'éteindre , la garde soigneuse autour du dépôt des traditions. Ce n'est pas aux ignorants que cette sibylle à la défiante prudence ira livrer les destinées de la science, ce n'est pas aux impies qu'elle divulguera les secrets de Dieu. L'Éry- thréenne, belle fille d'Ionie, sibylle du pays de ce Platon dont les doctrines doivent un jour se confondre avec celles du rédempteur attendu, laisse lire sur son visage une confiante espérance. Elle attend l'amant promis : c'est par ces mots d'une amoureuse douceur qu'il faut traduire pour cette vierge des rivages où Vénus prit naissance, où Psyché doit être aimée d'Éros aux derniers jours du paganisme, le même désir que tous les autres personnages, moins sûrs de cette égalité qui fait aimer avec réciprocité, expriment par ces paroles fort différentes : « Nous attendons le sauveur, le seigneur, le maître. » Véritable patronne des vierges sages, elle doit sans doute veiller bien avant dans la nuit, car voyez, au-dessus de sa tête un superbe enfant allume la lampe afin d'éclairer le livre ouvert devant elle. Ses traits sont
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ceux d'une Minerve ou d'une Pallas, et en effet c'est la belle guerrière de la sagesse. Érythréenne représente ici cette ardeur de connaître qui fut chez les Grecs une religion. La figure de Joël, qui est la dernière, est chargée pour ainsi dire d'apposer le sceau de l'autorité prophétique sur les promesses que viennent de faire au genre humain tous les autres personnages. Rappelez-vous cette remarquable prophétie qui éclatant au milieu de ses énigmes obscures comme un éclair au sein de la nuit illumine d'un jet de flamme rapide l'heureux avenir plongé dans l'ombre. « Et alors l'esprit de Dieu se répandra sur toute chair. Vos jeunes filles auront des visions et vos vieillards auront des songes. » Ce que les prophètes seuls voient maintenant, tous le verront lorsque le jour en sera venu, même les plus débiles, même les plus humbles. Avec l'accomplissement des promesses données le prophétisme prendra fin, ou, pour mieux parler, sera étendu à toute âme de bonne volonté, car lorsque tous seront enfants de Dieu où seront les privilégiés de Dieu? C'est justement, on le voit, que Joël clôt la série des prophètes du côté de Zacharie chargé de représenter l'Eglise en qui tout prophétisme prendra fin.
Ainsi, dans la succession des sibylles et des prophètes, nous parcourons tous les degrés de l'échelle morale par laquelle l'homme s'élève jusqu'à l'infini, et par laquelle Dieu peut descendre jusqu'à l'homme. Récapitulons ces degrés en leur donnant leurs noms philosophiques. Aux deux extrémités de l'échelle, la
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foi (Jonas) et la piété (Zacharie) ; échelons de l'intelligence : l'intuition contemplative (la Libyque), l'enthousiasme (Daniel), l'étude patiente (la Cuméenne), la méditation (Isaïe), l'inspiration poétique (la Delphi- que); échelons de la passion : la douleur (,Urémie), le zèle jaloux (la Persique), l'amour violent (Ézéchiel), l'ardeur de savoir (l'Érythréenne), le généreux appel de tous au partage de la vérité (Joël).
Voilà la lumière qui jaillit de la succession des personnages; une autre lumière jaillit de leur opposition. Chaque faculté d'inspiration est opposée à la passion ou à la vertu morale qui lui correspond, lui fait contraste ou la balance. La Libyque, qui n'est que contemplation pleine d'espérance, est opposée à Jérémie, qui n'est que contemplation douloureuse. Daniel, qui sous le feu de l'enthousiasme communique librement ses secrets, fait face à la Persique, qui les rumine pour elle seule avec un égoïsme défiant. La Cuméenne est une raisonneuse ; Ézéchiel, qui lui fait face, est un disputeur. Isaïe, qui exprime le génie de la méditation, fait face à VÉrythréenne, que possède l'amour de la science. Joël et la Del- phique sont deux esclaves de la foi sous des formes différentes : la sibylle appartient au dieu qui parle par sa bouche ; le prophète appartient à la vérité, dont il est le serviteur soumis au point de lui sacrifier le ministère qu'il en a reçu et d'étendre à tous les dons qui la révèlent et la font aimer.
Il peut y avoir quelques détails arbitraires dans l'explication que nous avons donnée des idées de
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Michel-Ange ; mais le sens général et la succession logique de ces idées sont certainement tels que nous l'avons établi. Quelque lecteur trouvera peut-être qu'il y a dans ces fresques trop grande abondance de théologie, et qu'il ne serait pas mal d'y découvrir quelque idée mise au monde par le xvme siècle ou en vogue à l'heure présente. Je ne puis répondre autre chose que ceci : Michel-Ange, républicain et chrétien fervent, ne séparait pas ses opinions politiques de ses convictions religieuses; il n'était pas républicain, quoique chrétien, il l'était parce qu'il était chrétien. Il était républicain moins encore par ses traditions toscanes que par ses lectures assidues de la Bible, livre dans lequel il trouvait les origines séculaires de ses opinions, et qui lui présentait ses préférences politiques comme sanctionnées par la tradition du genre humain. Et puis la théologie était l'air ambiant que respirait un Italien de cette époque; Raphaël n'y a pas plus échappé que Michel-Ange. Très versé lui-même en théologie, il voyait journellement des théologiens qu'il consultait, comme nous consultons de nos jours des physiologistes ou des positivistes. Chaque siècle a ses opinions comme ses mœurs.
Les classifications toutes faites et que l'on se passe d'âge en âge ont plusieurs mérites que je ne veux point méconnaître : elles abrègent le temps, elles dispensent d'étudier, elles mettent à la portée de tous une opinion qui a pour elle l'autorité des années. Michel-Ange, c'est la force ; Raphaël, c'est la grâce; voilà qui est admis. Je demande à troubler quelque
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peu le repos de ceux que contentent de pareilles classifications. Michel-Ange est la grâce au moins autant que la force. Je n'en veux d'autre preuve que ce qu'on peut appeler les figures secondaires 'de la Sixtine, ces enfants qui sont placés dans les cadres de chaque prophète, ces jeunes gens qui ferment les quatre côtés de chacun des compartiments de la voûte, figures qui n'ont qu'un seul défaut : c'est qu'elles sont tellement belles qu'elles attirent et retiennent l'attention du contemplateur au détriment des parties essentielles de l'œuvre. On pourrait rendre bien des visites à la chapelle Sixtine et en sortir lassé d'admiration, sans avoir vu cependant autre chose que quelques-unes de ces figures, car il n'en est pas une seule qui ne soit digne d'être un sujet capital d'étude pour un artiste et qui ne méritât un commentaire ; mais l'abondance même de Michel-Ange appauvrit sa gloire d'une partie de l'admiration qui lui serait due. Dans les galeries de l'académie de Saint-Luc, l'œil s'arrête tout à coup devant une figure d'enfant peinte à fresque, et en oublie aussitôt les jolies choses sur lesquelles il se promenait tout à l'heure avec plaisir. Cette figure d'enfant nu est de Raphaël et se trouvait au Vatican, où elle se morfondait et se délabrait sous l'action de l'humidité. Enfin une âme compatissante, peut-être celle du pape Pie IX qui est réellement tendre aux belles choses, ainsi que le prouvent tant d'heureuses restaurations accomplies sous son règne 1,
1. Pie IX a rendu aux arts des services signalés dont tous les érudits et les artistes lui garderont reconnaissance. La
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pensa charitablement que l'absence de ce superbe enfant ne risquait pas d'appauvrir le riche Vatican, et qu'il pourrait être transporté dans un endroit plus chaud; c'est ainsi que nous avons pu l'admirer longuement, tout à notre aise, à l'académie de Saint- Luc. Nous l'avons admiré longuement, pourquoi? Parce qu'il était seul et qu'il concentrait sur lui toute notre attention ; mais s'il eût été entouré de cent personnages , tous d'un dessin aussi pur et d'une grâce aussi captivante, à peine aurions-nous eu le temps et la force de le distinguer. C'est la condition défavorable que crée à ces figures de la Sixtine la richesse du génie de Michel-Ange. Telle d'entre elles aurait suffi à conserver le nom d'un artiste ; elle se perd dans la foule.
Oui, Michel-Ange possède une grâce qui lui est propre, et même de nature fort originale, quoiqu'elle ne soit autre que la suprême expression du genre de grâce découvert et préféré par les Florentins. Les premiers dans les arts plastiques, peut-être par suite de quelque particularité de leur race, les Florentins cherchèrent la grâce dans la sveltesse élégante. Ils
réédification de Saint-Paul-hors-les-Murs est aujourd'hui complète, ainsi que la restauration de Saint-Laurent-hors- les-Murs ; Santa-Agnese-Porta-Pia, Santa-Maria-in-Transtevere, la Trinita-dei-Monti, ont été réparées ; la confession de SainteMarie-Majeure a été reconstruite , et on réparait en 1870, dans cette même basilique, la chapelle de Sixte V ; les Loggie de Raphaël ont été préservées d'une ruine certaine. Cependant le plus précieux de ces services , c'est la création du musée de Saint-Jean-de-Latran, surtout de la partie qui concerne les antiquités chrétiennes, une des mines d'instruction les plus riches qu'il y ait à Rome.
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s'aperçurent que les formes sveltes se prêtaient mieux que les formes pleines à toutes les attitudes, surtout aux attitudes tourmentées, contournées ou légèrement excentriques que réclame la sculpture d'ornement, supports, cariatides, figures de fontaines, allégories monumentales, et alors, au lieu de demànder, comme les anciens, la grâce à l'harmonie de toutes les perfections corporelles, ils la demandèrent à celle de ces perfections qui rend le mieux le mouvement et qui permet le plus aisément de multiplier les attitudes. Pour atteindre à cette grâce, les Florentins choisirent de préférence l'âge de la première adolescence, âge intermédiaire où le corps a reçu son entière croissance sans avoir encore reçu la plénitude de ses formes, et présente une longue ligne droite, légèrement sinueuse, propre à se plier avec souplesse à tous les mouvements de la vie. Ils amaigrirent les formes et prolongèrent les lignes autant qu'ils purent le faire sans pécher contre la nature, afin que cette élégance cherchée ne rendît impossible aucune attitude, et que l'attitude adoptée, quelque bizarre qu'elle fût, ne nuisît en rien à l'élégance. C'est cette grâce florentine qui éclate avec une variété si extraordinaire dans les figures d'ornement de la chapelle Sixtine. Qui pourrait les oublier, après les avoir vus, ces beaux jeunes gens élancés, aux formes en quelque sorte rapides, tant on les sent prêtes à obéir sans efforts à tous les caprices de l'animal humain, aux postures à la fois familières et bizarres, aux gestes véhéments, celui-ci lançant avec turbulence les pieds
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contre la paroi, qu'ils ont l'air de vouloir ébranler, celui-là posant à plat une jambe sur l'autre de façon à lui faire mesurer toutè la largeur de son corps, cet autre posant le pied droit sur la jambe gauche de manière à permettre au genou de monter jusqu'au menton? Que le lecteur fasse effort pour se représenter l'étrangeté de cette décoration, unique dans le monde de l'art; unique, non cependant, car elle a été souvent imitée depuis, et il est plus d'une belle œuvre qui n'existerait pas sans les figures de la Six- tine. Pour ne pas sortir du siècle de Michel-Ange dites-moi si vous n'avez pas pensé aux jeunes gens de la Sixtine lorsque vous avez regardé ces six figures d'adolescents maigres et souples qui composent la fontaine des Tortues sur la place où s'élève l'adorable palais Mattei, à l'entrée du Ghetto. Deux Florentins firent cette fontaine ; cependant je ne sais si elle existerait sous la forme où nous la voyons, si les deux artistes n'avaient pas connu l'œuvre suprême de Michel-Ange. Guillaume della Porta donna le dessin, Thadée Landini sculpta les figures; mais l'origine lointaine de cette œuvre peut sans témérité être attribuée aux décorations de la Sixtine.
J'ai peu à faire maintenant pour achever l'explication des fresques de Michel-Ange. D'un mot, ces peintures peuvent se résumer ainsi : la foi dont les mystères se célèbrent dans cette chapelle remonte à l'origine même du monde, et ces peintures représentent la longue attente et la douloureuse espérance dans lesquelles vécurent les innombrables générations
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des hommes avant la venue du rédempteur. Enfin il a paru, et c'est lui qui remplit de son esprit cette enceinte. Il ne figure pas ici lui-même avec l'humilité de sa condition terrestre, les souffrances de sa passion et l'horreur de sa mort. C'est un roi, c'est un dieu qui fut promis aux hommes dès les premiers jours du monde, et c'est d'un roi et d'un dieu que l'on se souvient seulement dans ce palais. Il ne reste rien de l'homme qui traversa la terre, le maître de l'éternité apparaît seul ici. Il fut dans le passé par les prophéties, ces peintures le racontent ; il est dans le présent, cet autel le proclame, et, si vous voulez savoir ce qu'il sera dans l'avenir, jetez les yeux sur l'immense fresque qui remplit toute la muraille en face de vous. Le voici qui apparaît encore, mais cette fois c'est pour clore le temps. Les prophètes et les sibylles nous disaient qu'il fut l'alpha de l'Écriture, le Jugement dernier nous dit qu'il en sera l'oméga.
De toutes les œuvres de Michel-Ange, le Jugement dernier est la plus connue et la plus populaire. Quelques bonnes copies et des centaines de descriptions laborieuses ont rendu cette composition familière à tous les esprits. C'est peut-être ce que Michel-Ange a fait de plus accessible, de plus aisément pénétrable ; mais il s'en faut cependant de beaucoup que cette muraille ait la portée de la voûte. C'est encore, de toutes les œuvres du maître, celle qui accuse le plus franchement ses défauts admirables; aussi est-elle celle qui a le plus vivement sollicité l'émulation de ce troupeau d'imitateurs que le grand artiste redou-
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tait tant pour sa gloire. Que de décorations de plafonds et de voûtes ont leur origine dans cette vaste page ! Je vois encore l'immense verrière du portail de Sainte-Gudule, à Bruxelles, où Franz Floris, Flamand admirateur de Michel-Ange, a représenté le jugement dernier, ainsi que les grimaçantes compositions dont il a rempli les musées des Flandres. L'esprit de ce pauvre Franz Floris s'enchevêtra si bien dans ce dédale d'épisodes terribles et dans cette foule de figures énergiques qu'il n'en put jamais sortir. Aussi, quand on regarde ses ouvrages, pense-t-on involontairement à ce mot dit par notre peintre Boucher à un de ses jeunes élèves partant pour l'Italie : (c Surtout gardez-vous de Michel-Ange; si vous avez -le malheur de vous engager dans cette étude, vous êtes perdu. » Plus rusés que le naïf Flamand, les imitateurs italiens se sont contentés d'emprunter à cette fresque certains secrets saisissables de hardiesse qui pouvaient leur être utiles dans la pratique de leur art, et ils ont respecté sa poésie étrange et terrible. C'est là ce qu'a fait le Bacciccio dans le plafond remarquable de l'église du GesÙ, où il s'est permis une plaisanterie colossale, mais des plus adroitement exécutées. Comme dans cet épisode où Dante voit deux damnés devenir alternativement homme et serpent, de manière à se dévorer à tour de rôle pendant toute la durée de l'éternité, le Bacciccio a trouvé moyen de faire s'opérer sous les yeux mêmes du spectateur la plus hideuse des métamorphoses : le groupe des damnés précipités dans l'abîme devient, lorsqu'on
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se place immédiatement au-dessous, un nœud énorme de reptiles pelotonnés les uns sur les autres, crapauds, serpents, lézards, — jeu d'optique dû à cet art d'entasser les corps et d'enchevêtrer les membres dont le peintre avait appris le secret dans Michel- Ange. C'est encore de lui que viennent les amusants trompe-l'œil exécutés par Odazzi sur les voûtes du chœur et de la nef de l'église des Saints-Apôtres, où l'on voit les damnés sortir du plafond et menacer de vous tomber sur la tête ; mais ces habiletés de métier, que sa science a rendues vulgaires, sont pour Michel- Ange une faible gloire, et son œuvre a bien d'autres mérites que celui d'avoir inspiré de tels effets de lanterne magique.
« Plus on regarde les peintures de la Sixtine, plus on arrive à cette conclusion que Michel-Ange est un grand coloriste, » me disait le directeur de notre école de Rome, M. Hébert, que j'ai eu le plaisir de trouver admirateur passionné de l'illustre Florentin. J'ajouterai que le coloris de Michel-Ange fait corps pour ainsi dire avec sa composition, en complète le sens, et par là Michel-Ange se sépare encore de tous les peintres. La couleur suave des fresques de la voûte adoucit la terrible énergie des scènes et des figures, amadoue et apprivoise en quelque sorte l'imagination, la séduit et la caresse, comme pour dissiper la panique d'involontaire timidité dont elle se sent frappée devant ces colosses. Au premier coup d'œil, on est fasciné ; au second, on est enchanté et, pardon du mot, enguirlandé; ce monde
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de géants est devenu presque familier, grâce à l'insinuante magie de la couleur. La couleur du Jugement dernier est sans éclat, mais singulièrement forte, douce et sombre à la fois. C'est ici surtout que la couleur fait partie du sens de la composition. Comme cette scène se passe à la fois dans le ciel, sur la terre et aux enfers, le fond du tableau est partagé entre deux couleurs fortement tranchées et qui cependant se rejoignent sans contraste violent, sans antithèse. En bas, le brun foncé, presque noirâtre , couleur de la terre opaque enveloppée par les ténèbres 1, qui est en train de bâiller ses morts, couleur aussi de l'enfer aux teintes glauques, sinistres, sulfureuses, qui s'ouvre pour recevoir ses damnés ; au milieu et en haut, le bleu intense, couleur de l'infini céleste, au sein duquel se tiennent les solennelles assises. C'est à ce fond, d'un bleu vigoureux et doux, que l'œuvre de Michel-Ange doit un de ses caractères les plus remarquables. Sur-cette base, claire et lumineuse sans éclat, chacun des in-
1. Serait-ce cette couleur brun foncé du Jugement dernier que certains voyageurs ont prise naïvement pour une détérioration amenée par la fumée des cierges? Je saisis cette occasion de rassurer' les admirateurs de Michel-Ange en leur affirmant que ces prétendus dégâts n'ont jamais existé que dans l'imagination de leurs inventeurs, et que, de toutes les œuvres du Vatican , c'est peut-être la Sixtine qui a le plus de chance de durée. Il en est de cette fumée des cierges comme de la lézarde qui traverse la fresque de la Création d'Adam, lézarde qui fut exécutée par Michel-Ange lui-même, ennuyé d'entendre dire que ses fresques menaçaient ruine. C'est pour rassurer Jules II contre les bavardages de ses ennemis qu'il exécuta ce trompe-l'oeil, qui depuis est resté inséparable de la fresque.
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nombrables groupes qui composent la fresque a pu se détacher distinctement, s'isoler en quelque sorte de la composition générale. Jamais œuvre aussi compliquée ne s'est laissée plus aisément parcourir dans toutes ses parties. Nulle confusion dans cette foule ; l'œil se promène sur chaque épisode sans perdre jamais l'impression de l'ensemble, et cet ensemble, tout écrasant qu'il est, ne contraint les détails à aucune tyrannique subordination. Ce n'est pas seulement par l'esprit que cette fresque est chrétienne, on peut presque dire que la composition et le dessin en sont orthodoxes, car tous ces personnages comparaissent devant le spectateur non à l'état de multitude confuse, mais, comme le veut la doctrine chrétienne, à l'état d'individualités distinctes les unes des autres, avec leurs physionomies prbpres qui permettront de les nommer, avec les caractères des passions pour lesquelles chacun d'eux subira un jugement particulier. Toute l'humanité est là, mais cette humanité n'est pas pour Michel-Ange une foule synthétique, c'est la réunion de tous les individus qui ont vécu, pensé, aimé, péché, chacun pour son compte. Ce caractère est un des moins remarqués du Jugement dernier de Michel-Ange, et il est dû au coloris vigoureux et doux de cette fresque : un coloris plus éclatant, qui eût été fort justifiable dans un sujet aussi fulgurant que le dernier jour du monde, n'eût pas, selon toute apparence, respecté aussi scrupuleusement chacune des parties de ce vaste dessin.
Parmi cette multitude de figures, je ne veux m'ar-
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rêter qu'à une seule, celle de ce Christ tonnant, dont on n'a jamais bien compris la véritable signification. C'est une des figures qui permettent le mieux de pénétrer la nature du christianisme propre à Michel- Ange, christianisme profondément théologique et philosophique, qui est à l'extrême antipode de ce christianisme populaire que nous admirions naguère chez les Flamands et dont Rubens fut la suprême expression. Nous allons décrire tout à l'heure ce christianisme en parlant de la Pietà de Saint-Pierre et du Christ de la Minerve : bornons-nous à le laisser pressentir devant le Christ du Jugement. Rien de ce qui composa son humanité n'apparaît en ce Christ ; aucune trace de la passion terrestre, aucun souvenir de la croix, de la couronne d'épines, du sceptre dérisoire de roseau : c'est un jeune roi italien qui tient de Tibère à vingt-cinq ans et de Bonaparte à trente ans. En rentrant dans l'éternité, il a laissé derrière lui sur la terre toutes ces pièces et tous ces accessoires du rôle divin dont il fut chargé pour le salut des hommes, et il est redevenu ce qu'il était, le Verbe incréé de Dieu. Pourquoi porterait-il la trace des souffrances qu'il accepta volontairement, ou garderait-il la physionomie de l'être tout miséricordieux qu'il fut, alors qu'il revient précisément pour demander compte à l'humanité des fruits qu'elle a su tirer de son martyre? Il reparaît non plus pour pardonner et se dévouer, mais pour juger, récompenser ou punir. C'est en son nom même qu'il préside les assises suprêmes de l'humanité : il est ici plus que le représentant de
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Dieu, car depuis la rédemption il s'est acquis sur la terre un titre de souveraineté absolue ; c'est à lui qu'appartient de par le mérite de ses souffrances ce fief de la création, et c'est lui qui ouvre et ferme aux hommes les portes de l'éternité. La volonté de son père céleste elle-même ne pourrait prévaloir contre la sienne, et c'est là ce que sait sa mère, qui regarde le terrible spectacle avec un sentiment d'effroi. Voilà pourquoi il revient menaçant et magnifique, revêtu d'une chair superbe, fort comme l'athlète qui a vaincu la destinée, le temps et la mort, impérieux comme le césar de la cité souveraine, dont toutes. les Romes et toutes les Babylones ne sont que les symboles. Comme il est le roi de toute humanité, il réunit en sa personne le faisceau des attributs les plus glorieux de notre race; c'est donc devant leur type immortel que comparaissent les hommes, c'est à ses dimensions qu'ils doivent mesurer leur stature, c'est en ce miroir inexorablement limpide qu'ils doivent chercher leur image.
Voilà le Christ du Jugement dernier. C'est le Christ des théologiens et des philosophes, quand théologiens et philosophes ont une âme assez forte pour s'affranchir des sentiments de la charnelle humanité, et pour bannir toutes ces faiblesses qui empêchent de comprendre les idées dans leur inexorable fermeté. La sensibilité, la pitié, la tendresse, n'ont rien à faire ici, pas plus qu'elles n'ont quelque chose à faire dans les lois par lesquelles les astres roulent dans les cieux. Nous sommes ici dans les sphères
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ontologiques du christianisme. Le Christ de la Sixtine est roi non parce qu'il a connu des souffrances passagères, mais parce qu'il est l'exécuteur d'un décret arrêté dès l'origine des temps. Il ne se peut rien concevoir de plus haut, rien de plus abstrait; que Michel-Ange ait pu présenter sous une forme aussi concrète une conception aussi métaphysique, cela seul suffirait pour attester la puissance de son génie.
Telles sont les visions conçues et exécutées par le grand artiste florentin pour obéir au sentiment de piété familiale qui décida Jules Il à embellir cette chapelle construite par un pape qui porta comme lui le nom de Della Rovere. Certes voilà bien le plus splendide hommage que jamais oncle ait reçu d'un neveu.
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III
MICHEL-ANGE SCULPTEUR A ROME. — LE CHRIST DE LA
MINERVE, LA PIETA DE SAINT-PIERRE, LE MOÏSE.
Deux fois j'ai regardé longuement le Christ de la Minerve sans y voir autre chose qu'un superbe morceau de sculpture. A la troisième visite, j'ai compris la signification morale de ce beau et robuste jeune homme, et j'ai été saisi d'une admiration que partageront certainement tous ceux qui sont parvenus à surprendre quelques-uns des plus hauts sentiments de l'humanité.
Par la fermeté qui se révèle dans toute son attitude, ce Christ de la Minerve est un type souverain d'aristocratie. Ce qui fait la gloire des aristocraties, leur légitimité, leur raison d'être, c'est qu'elles sont capables de s'élever au-dessus des erreurs, des passions et des lâchetés de la sensibilité par la connaissance claire, lumineuse, des lois nécessaires des choses. Elles ne s'étonnent de rien, parce qu'elles savent que les combinaisons du possible sont infinies ; elles ne s'émeuvent de rien, parce qu'elles
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savent qu'il faut toujours s'attendre à tout dans un monde où elles ont vu échouer mille fois les plans les plus réguliers de la sagesse et se rompre les mailles les plus serrées du filet de la prudence ; elles ne s'indignent et ne s'apitoient sur rien, parce qu'elles savent que l'indignation et la pitié ne sont que des emportements de la faiblesse humaine et sont impuissantes contre la tyrannie du destin. Elles n'espèrent jamais fortement, parce que tout passe et se détruit; elles ne désespèrent jamais longuement, parce que tout arrive et recommence. C'est à la lumière de cette impassibilité qu'elles jugent leurs propres intérêts et qu'elles considèrent leurs propres malheurs. Insultes, revers, dangers, sont pour elles autant de coups prévus du grand jeu d'échecs du monde. La lâcheté seule est inexcusable, non pas parce qu'elle est un vice, mais, ce qui est bien plus grave, parce qu'elle équivaut à une ignorance. S'emporter contre la fortune, pleurer le bonheur qui'fuit, crier contre l'injustice, c'est jouer rôle d'animal gouverné par sa chair, bêler contre le sort, mugir et aboyer contre les destins. Voilà pourquoi les aristocraties sont capables d'une constance que rien ne dément et d'une tranquillité que rien n'ébranle, pourquoi elles savent supporter les pires extrémités de la fortune après en avoir savouré les plus amollissantes délices, pourquoi elles savent souffrir en silence et mourir avec une sérénité que ne connaissent pas les autres hommes.
Tel est le Christ de la Minerve. Son corps ne porte
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pas marque de souffrance, son visage ne porte pas marque de douleur. Il est grave et non pas triste, il pense et ne s'afflige pas. Il tient d'un bras ferme l'instrument de son martyre comme un chef d'armée tient son drapeau ou son épée. Il est impassible en face du supplice comme un chef d'état en face de révoltés. Dans toute sa personne se révèle la connaissance infaillible de la vérité. Comment trahirait-il quelques-unes des faiblesses de l'homme? Il sait qu'il est le mandataire du ciel; il est venu sur la terre pour accomplir une décision divine arrêtée de toute éternité, il est une des parties de l'ordre métaphysique du monde. Ce qui est doit être, voilà ce que dit ce Christ, en qui respire seulement le sentiment des • grandes destinées qu'il vient ouvrir. Ses souffrances sont le moyen d' exéculion :de ses destinées, et dès lors elles sont partie intégrante de sa gloire. Devant l'importance de ce rôle providentiel, tous les détails douloureux dont la pitié aime à se repaître deviennent sans signification aucune. Sentez-vous à quelles hauteurs nous sommes ici, et quelle distance nous sépare du Christ pathétique de Rubens, de l'innocent persécuté des Flamands, du pauvre homme du peuple de Rembrandt, du ver de terre d'Albert Dürer et d'Holbein? L'art cependant vit de pathétique; par quel prodige Michel-Ange a-t-il réussi à nous émouvoir en se privant de toutes les ressources que nous puisons dans nos facultés sensibles? Simplement en manifestant la grandeur imposante des idées, grandeur qui nous fait nous replier sur nous-mêmes avec
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un respectueux effroi, comme si nous venions de contempler les mystères de la vie et de la mort.
Ce caractère du Christ de Michel-Ange n'a jamais été jusqu'à ce jour compris par la critique. Stendhal, si fin connaisseur et souvent penseur si pénétrant, a écrit ces lignes incroyables à ce sujet : « Ce n'est qu'un homme, et un homme remarquable par la force physique, comme le héros de la Jolie fille de Perth. Le Persée de Canova représenterait mieux le Christ, qui fut le plus beau des hommes. » J'ai vu le Persée de Canova, qui est une œuvre fort intéressante, mais qui ne serait capable de représenter le Christ en aucuné façon, à moins que l'on ne conçoive le Fils de Dieu sous la forme d'un beau métis, produit croisé d'un père grec et d'une mère anglaise. Quant à la force du Christ de Michel-Ange, ce n'est pas celle d'un athlète, comme le croit Stendhal, c'est celle d'un héros, et nous avons vu que c'est un héros, le plus grand qui se puisse concevoir, le héros du monde de l'être.
Ce n'est qu'un homme, dit Stendhal; oui, mais j'ajoute un homme qui ne trahit aucune des faiblesses humaines, et c'est précisément pour cela qu'il représente vraiment le Fils de Dieu. A la vérité, il nous est très difficile de séparer dans notre esprit l'idée du Christ d'une certaine image de douleur humaine et d'une délicatesse de formes très particulière ; mais cette difficulté tient aux habitudes de notre imagination, et beaucoup aussi aux tendances de notre nature, qui marque tout à sa ressemblance.
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On peut faire exprimer par le Christ mille nuances de pensées, toutes plus profondes, toutes plus délicates les unes que les autres ; est-il une de ces pensées qui réussirait à s'approcher de la nature essentielle du Christ autant que l'a fait Michel-Ange? Je prends tout de suite une de ces expressions, la plus rare peut-être, la plus originale certainement, et en tout cas la moins connue et la moins remarquée. Lorsque vous visiterez le palais pontifical du Quiri- nal, arrêtez-vous sur le palier de l'escalier à double rampe devant une fresque de Melozzo de Forli, artiste peu célèbre, mais dont les œuvres sont aussi profondes que rares. Cette peinture faisait partie de fresques qui se trouvaient naguère à l'église des Saints-Apôtres, où elles se détérioraient; on les a détachées et partagées entre la sacristie de Saint- Pierre et le palais du Quirinal. Jésus au sein de sa gloire éternelle, tel est le sujet de l'œuvre de Melozzo de Forli ; mais si, sur ce titre, vous imaginiez un triomphateur, vous vous tromperiez beaucoup. C'est une œuvre d'une délicatesse navrante, qui atteint jusqu'au vif du cœur, et qui plonge dans la rêverie la plus singulière et la plus pénible. Un nimbe épais d'anges entoure ce Christ, qui est douloureux au possible. Au sein même de l'infini, il a porté les tristesses de la terre. Il est encore comme paralysé des clous qui lui ont percé les pieds et les mains, ses membres ont encore la raideur de la mort, ses articulations ont comme conservé le pli qu'elles prirent sur la croix, et ses regards se portent vaguement sur
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les places où furent ses blessures. On sent qu'il sera triste pendant toute l'éternité du souvenir des injures du monde, sa vie céleste n'effacera pas si inique outrage, et tous les anges qui se pressent en bataillons autour de lui ne le consoleront pas. Un tel Christ a certes chance de nous toucher davantage que le Christ de Michel-Ange, à l'assurance si grave et si ferme, qui par toute son attitude nous dit qu'il vient accomplir un fait qui ne peut pas ne pas être ; mais quel est celui des deux qui représente le mieux la personne idéale du Christ, qui s'accorde le mieux avec le rôle que lui assigne la théologie chrétienne?
Même dans sa première jeunesse, alors que le sentiment de la beauté extérieure le sollicitait davantage qu'il ne le fit plus tard, alors qu'il consultait la nature, et qu'il n'avait pas pris l'habitude de n'obéir qu'à ses conceptions intérieures, les œuvres de Michel-Ange furent marquées de ce cachet métaphysique : témoin la Pietà de Saint-Pierre. Michel-Ange a produit de plus grandes choses, il n'en a pas produit de plus parfaite ni qui parle aussi doucement au cœur. Nul contraste plus étonnant que celui de cette Vierge et du douloureux fardeau qu'elle tient sur ses genoux. La Vierge, d'une beauté ravissante, est aussi de la plus extrême jeunesse ; pour elle, le temps s'est arrêté ; c'est une idée immortelle par sa forme comme par son essence. On sait la réponse de Michel-Ange à un ami qui lui faisait remarquer que cette Vierge était trop jeune pour avoir un fils de l'âge du Christ : « Ne sais-tu pas que les femmes
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chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point? Combien n'est-ce pas plus vrai pour une vierge qui n'eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps! » Ainsi la beauté et la jeunesse de cette Vierge sont le revêtement d'une belle idée qui s'est cherché une forme correspondante à son essence. D'origine plus métaphysique encore, s'il est permis de parler ainsi, est l'expression de son visage. Nulle tristesse sur cette physionomie, car il ne faudrait pas prendre pour de la tristesse l'air de sévérité qui s'y laisse voir. Une haute pensée occupe l'âme de la Vierge, un sentiment d'une grandeur étrange occupe son cœur, et tous ceux qui ont l'habitude de la vie méditative savent que de la contemplation des grandes vérités naît une émotion de recueillement austère qui donne au visage une expression de sérieux confinant presque à la tristesse. Cette Vierge, au lieu de s'abandonner en proie à la douleur maternelle, s'absorbe dans la méditation des secrets de l'éternité auxquels elle est initiée, et voilà d'où vient que sur son visage on ne lit qu'intense austérité. Elle sait que son fils n'est pas cette dépouille qu'elle tient sur ses genoux ; elle sait que ce qui fut vraiment lui habite au sein de l'immortalité, et en effet c'est là ce qu'exprime d'une manière merveilleuse le cadavre du Christ. Il est étendu transversalement sur les genoux de la Vierge, la tête et les jambes pendant en demi-cercle, maigre à l'excès, ou plutôt comme vide de chair, souple comme un ruban, me disait quelqu'un qui a
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regardé ce groupe d'un œil intelligent. Ce cadavre n'a pas de substance intérieure ; cela ressemble à la coque que laisse le papillon lorsqu'il sort de la chrysalide, à la peau que laisse le serpent lorsqu'il renouvelle son enveloppe au printemps ; ce cadavre, c'est un logement désert, un costume séparé de son maître ; si la mort tenait réellement en sa possession celui qui l'animait, cette misérable dépouille serait mieux remplie, ce logement n'en serait pas réduit à ces parois dénudées. L'hôte vit donc encore, mais il a changé de séjour ; voilà ce qu'affirme ce cadavre avec la plus originale éloquence, et .ce qu'exprime la sévérité sereine de cette Vierge pour qui cette assurance est certitude absolue.
Cette même pensée, Michel-Ange l'a variée, comme on dit en langage musical, dans un petit groupe en bas-relief qui se voit à lalbergo dei Poveri, à Gênes. Dans ce groupe, la nuance de la maternité est accusée plus fortement que dans la Pietà de Saint- Pierre. La Vierge est plus âgée, elle semble moins regarder dans l'éternité, elle conserve un vestige d'espérance terrestre. Cette dernière pensée est marquée avec génie par la façon dont les doigts pressent le cadavre à la place du cœur comme pour chercher s'il ne reste pas encore une étincelle de vie. L'authenticité de ce groupe a été contestée, mais il suffit du détail énergique de cette auscultation de la main maternelle pour faire reconnaître le grand artiste. Cependant l'impression qui reste de cette œuvre est la même que laisse la Pietà, celle d'une mère qui con-
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naît la nature de son fils et qui est rassurée sur son sort ; seulement ici il se mêle à cette confiance une ombre de sentiment terrestre.
Un Christ porte-étendard de l'infini, une Vierge initiée aux secrets de l'éternité et les méditant dans un recueillement sévère, voilà les personnages que Michel-Ange traduit par le ciseau. Maintenant voulez-vous voir racontée par le marbre l'histoire lointaine de la genèse du pouvoir politique, voulez-vous comprendre comment la puissance du bien moral .parvint à établir sa salutaire domination sur le troupeau tout bestial encore de l'humanité, allez contempler le Moïse du tombeau de Jules II à San-Pie- tro-in-Vincolis. C'est la plus célèbre et la plus célébrée des statues de Michel-Ange. J'avais tant lu de descriptions admiratives de cette sculpture qû'à la fin ce concert de louanges avait fini par me paraître banal, et qu'il me semblait connaître le Moïse comme le songe d'Athalie. Il n'y a cependant rien d'exagéré dans ces louanges qui ne pèchent, on peut oser le dire, que par le trop peu. En contemplant le Moïse, un spectacle analogue à ce prodige d'Am- phion qui, par l'enchantement de sa lyre, élevait les murs des villes, passe sous nos yeux ; nous voyons se poser les assises de la civilisation morale. Voici qu'apparaît au sein d'un monde charnel, bestial, aveugle, livré à la force, l'être né per signoreggiare, comme disait un ambassadeur vénitien du pape Carafa. Il n'y a rien en lui d'un satyre, comme on l'a prétendu à tort par une exagération d'un senti-
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ment vrai ; seulement ce personnage, sorti noble et dominateur du sein de la nature, est pétri d'un limon plus chaud que celui dont les héros des générations futures seront formés. Par sa force d'énergie, il est en exact rapport avec le monde brutal qu'il doit dompter, éclairer, châtier, conduire. Il est noble sans transmission héréditaire, et son pouvoir, de même essence que sa noblesse, s'exercera sans le secours de la tradition. C'est l'être auquel les hommes doivent obéir nécessairement, involontairement, sans envie de résistance, sans le secours d'une habitude longuement enracinée, par le seul fait qu'il existe. Sa présence inspire une terreur respectueuse, fait taire le doute, ou, pour mieux dire, l'empêche de naître ; s'il étend le bras et qu'il dise : Faites ainsi, tous se prosterneront, inventeront spontanément les attitudes de la soumission et de l'humilité, et répondront : Oui, maître.
Telles sont les grandes œuvres dont Michel-Ange a enrichi la ville éternelle. Je passe sur quelques œuvres d'importance secondaire, sans intérêt pour qui n'a pas vu Rome : une tête de Christ à Santa-AgnesePorta-Pia; une peinture représentant le Christ en croix au palais Doria ; deux figures d'apôtres, études de peinture à fresque, faites par Michel-Ange dans sa jeunesse, au palais Borghèse ; son propre portrait, à la galerie du CapiLole. Parmi ces œuvres, dont la plupart sont contestées d'ailleurs, il en est quelques- unes que nous aurons occasion de retrouver, chemin faisant, le Satyre de la villa Ludovisi par exemple ;
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mais nous ne pouvons cependant omettre les fresques exécutées pour la chapelle Pauline, au Vatican 1. Ces fresques, au nombre de deux, représentent, l'une le martyre de saint Pierre, l'autre la conversion de saint Paul. Nous n'avons pu voir que très imparfaitement le Martyre de saint Pierre, qui est entièrement placé à contre-jour ; en revanche, nous avons vu fort à notre aise la Conversion de saint Paul, qui reçoit toute la lumière de la chapelle. Le coup de foudre de la grâce est merveilleusement rendu par le courant de lumière divine qui tombe d'en haut avec une rapidité en quelque sorte instantanée. Dieu s'élance, fait un geste impérieux qui n'admet aucun délai entre l'ordre et l'exécution, et à ce geste Paul tombe frappé comme d'une apoplexie subite. En haut, les anges s'empressent et se bousculent aux balcons du ciel pour contempler le miraculeux spectacle ; en bas, les compagnons de saint Paul sont comme ahuris, désarçonnés par le choc en retour du coup de foudre qui a frappé le futur apôtre des gentils. En somme, c'est une fort belle chose, qui peut s'admirer même après la Sixtine, et bien qu'elle soit déjà une œuvre du déclin de Michel-Ange.
Je résume ces impressions par cette formule : dans les arts plastiques, Michel-Ange est le roi des idéalistes. J'entends par là que toutes ses conceptions sont sorties à priori des profondeurs de son âme
1. Il y a une seconde chapelle Pauline à Rome, celle du palais Quirinal, construite par le pape Borghèse (Paul V). Celle du Vatican fut édifiée par le pape Farnèse (Paul 111).
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intime, et qu'aucune d'entre elles n'est née à posteriori de la sensation reçue des choses extérieures. Les systèmes opposés des idées innées et des idées acquises ont leurs analogues dans le domaine des arts et de la poésie : les arts comme la philosophie ont leurs Platons et leurs Démocrites, leurs Lockes et leurs Leibnitz. Parmi les grands artistes italiens, il en est deux, les plus extraordinaires de tous, qui, malgré les immenses différences de leurs génies, méritent l'un et l'autre de porter le nom de Platons de l'art, car l'un et l'autre professent la théorie du philosophe grec et composent selon les lois de sa méthode, allant de l'abstrait au concret, de l'invisible au visible, et prennent hardiment leur point de départ dans le monde surnaturel pour exprimer la création extérieure. Quand on demandait à Raphaël où il trouvait le modèle de ses vierges, il répondait, comme un platonicien, — qu'il fut en réalité : — « dans une certaine idée. » Michel-Ange aurait pu dire la même chose de ses conceptions avec plus de vérité encore, et il l'a dit, comme se le rappelleront tous ceux qui ont lu les admirables sonnets où il a déposé toute la philosophie de son cœur et de son génie : « Parce que la beauté de ce monde est fragile et trompeuse, l'âme 's'efforce d'atteindre à la forme universelle. » Au premier abord, il semble étrange que l'homme qui s'est servi si puissamment de la réalité soit précisément l'idéaliste par excellence; mais combien cette apparente contradiction est facilement explicable ! Le véritable réaliste aime la nature pour elle-même
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et obéit voluptueusement aux inspirations qu'elle lui souffle; Michel-Ange, lui, n'a jamais vu dans la nature qu'une esclave chargée de lui fournir des formes capables de représenter ses conceptions abstraites. Aussi la traite-t-il sans pitié, en maître et en tyran. Ces formes qu'il lui demande, il les trouve ou trop petites, ou trop étroites, ou trop imparfaites, et alors il les allonge, les torture, les tourmente, ou même les crée à nouveau, afin qu'elles s'adaptent à ses pensées. Ses créations colossales ont été appelées des visions, quelquefois dans un sens de dénigrement; cependant c'est en toute vérité le nom qu'elles doivent porter, car elles ne sont que les fantômes chargés de figurer la présence d'idées encore plus grandes qu'elles-mêmes. Voilà l'origine de ces prétendus défauts tant reprochés à Michel-Ange, de ces entorses énormes données à l'anatomie du corps humain, de ces exagérations violentes de membres et de muscles, de ces attitudes hardies jusqu'à l'impossibilité. Ces défauts sont voulus, cherchés, et ont leur source dans l'idéal même. La nécessité du monde matériel où il vit force l'artiste à exprimer ses conceptions par le moyen de la nature ; il faut donc que la nature obéisse bon gré mal gré à son génie, et, si elle se trouve moins grande que ses idées, il faut qu'elle craque et qu'elle crève.
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IV
SAINT-JEAN DE LATRAN
Saint-Jean de Latran est la première église que l'on devrait visiter, si, pour voir Rome, on suivait une méthode logique, que je ne conseille d'ailleurs à personne d'adopter. Sous le rapport des arts, cette église n'est pas cependant au nombre des plus riches de Rome, mais c'est celle qui réveille les souvenirs les plus imposants et les plus vénérables. La véritable basilique de la tradition du pouvoir catholique, ce n'est pas Saint-Pierre, c'est Saint-Jean de Latran. Saint-Jean de Latran est né le jour même où le christianisme célébrait sa victoire définitive sur le monde païen, car c'est Constantin qui en jeta les fondements dans son propre palais, et c'est là qu'en souvenir de cette grande origine chaque nouveau pape vient prendre possession du trône pontifical. Cette basilique parle encore avec éloquence d'une autre grand événement d'un extrême intérêt pour tout Français lettré et qui a quelque sentiment de l'histoire nationale. De la vieille basilique de Constantin, il ne reste plus en
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effet que l'emplacement ; l'église, qui se dresse avec un aspect de palais devant l'un des plus beaux paysages qu'il y ait au monde, sortit de terre dans les premières années du séjour des papes à Avignon, et deux monuments d'art, une fresque, un tombeau, y gardent la mémoire des deux pontifes qui furent le principe et la fin du long exil de la papauté. La fresque, attribuée à Giotto, nous présente l'image du pape Gaetani, Boniface VIII; le tombeau est celui du pape Colonna, Martin V, sous lequel finit la captivité de Babylone.
En contemplant cette basilique, il m'est venu la rêverie assez singulière que l'humanité était encore bien plus ignorante qu'on ne le croyait. Non seulement les hommes retiennent difficilement le souvenir du passé, non seulement l'avenir est lettre close devant leurs yeux, mais ils ne comprennent presque jamais le présent et n'éprouvent presque jamais les sentiments que devraient logiquement inspirer les événements auxquels ils assistent. L'histoire de Saint- Jean de Latran en est la preuve. Il y eut un jour dans notre passé où le souverain de la France — lequel par parenthèse comptait parmi ses titres celui de chanoine de Saint-Jean dé Latran — réussit, par une série de coups politiques d'une audace sans exemple, à mettre les clefs de l'Eglise dans sa poche et à déplacer le siège du pouvoir pontifical. Or, au moment même où l'instrument de Philippe le Bel, Bertrand de Goth, commençait la longue séquestration du Saint-Siège à Avignon et la série de nos papes fran-
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çais, la vieille basilique de Saint-Jean de Latran fut consumée par l'incendie. Eh bien ! il me semble que, si j'avais été un Romain de cette époque, cet accident m'aurait douloureusement fait rêver. Sans trop de superstition, les Romains d'alors auraient pu croire que c'en était fini pour jamais. Eh quoi, au moment même où commençait cette émigration du souverain pontificat, l'antique témoin de l'établissement politique du christianisme à Rome, la Mater ecclesia, caput orbis et urbis, disparaissait aussi ! Cette coïncidence étrange n'était-elle pas une preuve que le centre de la religion était pour toujours déplacé? Si Dieu n'avait pas permis que ce monument restât debout pour raconter un passé brusquement détruit, c'est que sans doute ce passé ne devait connaître aucun retour. D'autre part, il me semble que, si j'avais été ministre de Philippe le Bel, j'aurais été très frappé de cet événement, et que je l'aurais regardé comme d'un heureux augure pour le succès de la vilaine action qui venait d'être consommée. On pouvait facilement exploiter cet incendie et s'en servir pour persuader aux peuples toute sorte de choses utiles au prince et à la nation française. Dieu détruisait l'église des églises au moment même où le roi de France plaçait la papauté à portée de sa main ; n'était-ce pas la preuve évidente qu'il avait condamné Rome, qu'il se détournait d'elle et voulait transporter son église hors des murs de cette ville coupable qui l'avait profanée? Quel thème admirable pour les sortilèges de l'éloquence ! En outre, comme
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on pouvait déjà voir venir l'inique procès des Templiers, rien n'était plus facile que de découvrir dans cet incendie un symbole du sort qui menaçait tous les hérétiques et les simoniaques. Eh bien, ni les Romains, ni les Français d'alors ne connurent aucun de ces sentimens. Les Romains ne s'affligèrent pas ; mais avec la constance qui est chez eux traditionnelle ils se remirent aussitôt à reconstruire leur église mère, et les Français, loin de comprendre un événement si favorable à la cause de Philippe le Bel, envoyèrent des sommes considérables pour la réédi- ' fication, qui fut commencée sous le pontificat même du triste Clément V.
Une fresque, ai-je dit, conserve le souvenir du pontife qui fut la causé première de cet événement célèbre. Elle représente le pape Boniface VIII proclamant le jubilé de l'an 1300, le fameux jubilé de Dante. On peut garantir la ressemblance de cette image peinte par Giotto, car elle est en exact rapport avec le portrait physique que nous retrace l'histoire, et surtout avec l'âme qu'elle nous présente. Toute la personne respire la force, la santé, la domination et l'orgueil. Sur ses lèvres court le sourire du triomphe et de l'ambition satisfaite. Il vient d'effacer le pontificat du pieux radoteur Pierre de Morone, il se prépare à excommunier les Colonna ses ennemis, il a reçu la soumission de Frédéric de Sicile. C'est tout à fait le pontife violent et politique que dans le Dante appelle et salue du fond du puits des simoniaques le pape Nicolas III, de la maison des Orsini. Combien différent de celui
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qu'il sera quelques années plus tard lorsqu'il entrera dans Anagni entre Nogaret et Sciarrà Colonna, souffleté, abreuvé de fiel, non plus seulement vicaire, mais, comme le dit Dante, représentation même du Christ, et qu'il mourra désespéré, en mordant son bâton pastoral! Mais des documents plus certains que les renseignemens de l'histoire, parce qu'ils sont vivants et portent chair et os, nous garantissent la ressemblance de ce portrait, et c'est ici que l'on peut voir combien le type des races se conserve longtemps. L'image de Giotto daté des dernières années du xiii" siècle, et aujourd'hui même le chef actuel de la famille des Gaetani porte très reconnaissables les traits si caractérisés de cet illustre ancêtre. La nature a construit ces deux visages de dates si éloignées selon les lois de la même architecture simple et robuste; voilà bien les mêmes lignès nettes et fermes, le même nez droit et puissant, la même forme en quelque sorte classique dé visage. Pauvre Boni- face VIII ! c'est donc à cet attentat de Philippe le Bel que devait aboutir ce triomphe du guelfisme. que nous avons vu inaugurer par Innocent IV! Ainsi l'Eglise de Rome n'avait évité le Charybde de la maison de Souabe que pour tomber dans le Scylla de la maison de France. Ainsi la papauté n'avait délivré le sol italien de la domination allemande que pour devenir étrangère elle-même à l'Italie; ainsi le parti guelfe s'était garrotté lui-même les mains, et le protecteur était devenu le vassal du protégé qu'il avait appelé à la domination. Patience cependant!
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l'œuvre est solide et triomphera des revers et du temps. Au bout d'un siècle, la papauté reviendra de son exil, plus puissante, raffermie par ce long échec même, car elle reviendra pour être à jamais cette fois le patrimoine exclusif des Italiens, et c'est là ce que proclame au bas de l'autel de la confession le tombeau du pape Martin V. Voilà pour la vengeance de l'Eglise générale ; quant à la vengeance plus particulière des injures subies par Boniface, de l'outrage d'Anagni, du soufflet de Nogaret, de l'humiliante captivité dans la maison des Orsini, elle se fera attendre plus longtemps, mais elle viendra à son heure. Dans ces maisons qui vivent de si longs siècles, le vengeur ne manque jamais de se rencontrer, un peu plus tôt, un peu plus tard. Celui de Boniface se fit attendre trois siècles ; il eut pour nom Henri, cardinal Gaetani, et vous le trouverez assis sur son tombeau de marbre dans la chapelle des Gaetani, à cette église de Sainte-Pudentienne dont il fut le titulaire, et qu'a prise aujourd'hui sous sa protection le cardinal Bonaparte. Il nous fit tout le mal qu'il put pendant nos guerres civiles du xvie siècle, et, si l'Espagne ne triompha point de Henri IV, la faute n'en fut pas à lui.
Si vous êtes sensible à la piété historique, vous ne lirez pas sans quelque intérêt le nom d'une autre illustre victime de la puissance et de la politique, Anne de La Trémouille, princesse des Ursins, morte, elle aussi, désespérée et abandonnée de tous, après avoir été presque souveraine de l'Espagne. Le sou-
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venir d'une femme' qui ne fut qu'ambition serait peu fait pour toucher; mais il se trouve qu'une multitude de philistins sont venus salir de leurs appellations patronymiques, effacées par d'autres sots, la plaque de marbre où est écrit son nom, et' ces ruades de baudets humains suffisent pour changer en respect ému la froide attention que mériterait seulement cette inscription.
En face se présente la superbe chapelle des Cor- sini. Devant la fresque de Giotto, nous étions contemporains de Dante; ici, en dépit de la copie en mosaïque du Saint André Corsini du Guide qui décore l'autel, nous sommes contemporains de Voltaire. L'esprit de piété ne trouve guère son compte dans cette chapelle, où rien ne parle fortement des émotions de la foi : la froideur de l'incrédulité glaçait visiblement les âmes assez petites des artistes qui la décorèrent, les Lironi, les Maïni, les Philippe Valle, et cependant il s'en dégage un ensemble imposant, quoi qu'en disent certains connaisseurs trop difficiles qui ne savent jamais consentir à accepter un plaisir qu'ils ne demandaient pas comme compensation de celui qu'ils cherchaient. Deux tombeaux se font face : l'un est celui de Clément XII, ce Lorenzo Corsini dont l'irrévérencieux président de Brosses a raconté si plaisamment la mort; l'autre est celui du cardinal Neri Corsini, beau jeune homme, élégant, à l'air cavalier et galant, et qui sous sa robe de prince de l'Église a pu faire songer plus d'une Romaine. En regardant ce tombeau,
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je me suis rappelé que Stendhal a très finement observé qu'à partir d'une certaine époque les tombeaux romains ont souvent l'air d'être une épi- gramme contre le défunt. Seulement Stendhal attribuait cet aspect épigrammatique à la gaucherie ou à l'absence d'inspiration des artistes, tandis que je suis très porté à croire que ces épigrammes furent parfois préméditées. Depuis la fin du xvie siècle, les artistes se sont souvent permis à la sourdine d'incroyables facéties. En parlant de Michel-Ange, j'ai déjà eu l'occasion de mentionner la formidable plaisanterie du Bacciccio à l'église du GesÙ; je ne dirai pas ce que j'ai aperçu dans le personnage du démon, qui est renversé aux pieds de saint Ignace, à la basilique de Saint-Pierre. Ici, dans ce tombeau de Neri Corsini, l'épigramme est plus enveloppée, plus fine, mais très saisissable : un bel enfant figurant un génie funèbre est debout au pied du tombeau, et se frotte doucement de l'extrémité du doigt le coin d'un œil où il n'y a pas une larme. Cette simagrée de douleur a l'air de dire et dit en effet : « Ah ! voyez un peu comme nous le regrettons, et avec quelle âme nous le pleurons ! »
Oui, l'ornementation de cette chapelle est d'un goût douteux, un style noblement rococo y règne trop en maître souverain, les sculptures en sont trop précieuses et mignardes, et cependant le tout laisse une impression de magnificence très réelle. Rarement, à mon gré, la grandeur seigneuriale, le faste aristocratique, ont été mieux traduits que dans
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cette chapelle. Oserai-je dire — ô blasphème à faire bondir tout Romain! -.que je la préférais à la chapelle des Borghèse à Sainte-Marie Majeure? Sans doute la magnificence n'en est pas aussi rare, elle n'a rien qui égale pour la curiosité et la richesse la vénérable image de la Vierge attribuée à saint Luc, et le morceau de lapis-lazuli dans lequel cette image est enchâssée; mais comme elle est bien éclairée! comme la lumière s'y reflète avec douceur sur les parois de marbre et y glisse avec gaieté le long de la coupole blanc et or! Ces sculptures sont d'un style rococo tant que vous voudrez, mais qu'elles sont agréables à regarder quand on se repose ! La statue de la Tempérance, de Philippe Valle, est une figure d'aimable danseuse; mais le joli prétexte de perdre cinq minutes de sa vie ! La statue de la Justice, de Lironi, ressemble à la justice comme la colombe ressemble à l'aigle; mais qu'elle est donc gentillette, mignonnette; et quel amusant petit madrigal en marbre! Dans la chapelle des Borghèse, l'œil, ne sachant où se reposer, tant les objets sont pressés et abondants, se lasse très vite ; ici, il ne connaît aucune fatigue, si bien disposés et si judicieusement espacés sont les ornements! Pour compléter cette impression de magnificence seigneuriale, il ne faut pas oublier de rendre visite au caveau si propre et si bien aéré où sont rangés en cercle les tombeaux des Corsini. Somptueusement mondains dans la vie comme dans la mort, leurs tombeaux sont disposés comme le furent les sièges de leurs salons pour les
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causeries des jours de réception. Cela est d'une solennité noble et cérémonieuse très frappante. Au centre du caveau, on peut regarder une Pietà en marbre exécutée sur un dessin du Bernin, jolie chose sans portée, délicate œuvre d'habile ouvrier qui a su rendre le marbre lucide. La lumière perce à travers les draperies, les mains et les membres même des personnages. « On voit toutes les veines, » me disait avec admiration le sacristain, qui par deux fois m'a fait visiter cette chapelle.
Sur le flanc opposé de la basilique se présente, toute blanche sous ses marbres de date récente, la chapelle des Torlonia, ces heureux possesseurs de tant de belles choses 1 ; chapelle dont le principal ornement est une Descente de croix où le sculpteur eontemporain Tenerani s'est admirablement inspiré du pathétique chrétien particulier aux Flamands. Non loin de là se rencontre le tombeau du cardinal Casanate, qui serait digne de figurer dans quelqu'une de ces chapelles mondaines. Ce n'est pas le chef-d'œuvre de la sculpture, mais cela est singulièrement agréable à regarder, et surtout aussi peu funèbre que possible. Sous sa robe sacerdotale aux nobles plis et ses dentelles finement reproduites par le ciseau, le beau cardinal est élégamment étendu, appuyé sur le coude, dans la mieux séante des postures. Il s'en faut cependant que tous les tombeaux de Saint-Jean de Latran portent ce cachet de mon-
1. Le palais de la place de Venise, la villa Albani, le palais
Giraud, etc.
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danité et évitent aussi soigneusement d'offenser l'imagination en parlant trop fortement de la mort. Les contrastes ne sont jamais bien loin dans Rome, et, si vous voulez savourer l'horreur de la mort après avoir joui de ces somptuosités seigneuriales, promenez-vous à pas lents dans l'allée circulaire des vieux tombeaux qui est dessinée par le renflement de la tribune. Rien ne jette dans des rêveries plus tristes. Quelques-uns de ces tombeaux sont de fort mauvais goût, mais ils n'en produisent qu'une plus profonde impression. Êtes-vous partisan du mauvais goût, dans les monuments funèbres? Pour moi, j'avoue que je le pardonne très aisément. Le mauvais goût peut seul bien rendre l'horreur de la mort, qui est elle-même une chose d'un caractère détestable, et n'éveille que des images offensantes aux sens, menaçantes à l'âme. Par exemple, un certain cardinal Rasponi s'est fait ensevelir sous une niche profonde creusée dans une des murailles de la basilique; dans cette niche, on voit la Mort ou le Temps (je ne sais trop lequel des deux) avec sa faux, des chaînes et d'autres emblèmes aussi peu récréatifs. Cela est franchement exécrable ; eh bien, je connais peu de choses qui donnent mieux le sentiment de cette geôle humide dans laquelle la mort nous enferme pour l'éternité, rien qui dise plus éloquemment : « Qu'est-ce que l'homme? — Simplement le prisonnier du trépas. » Les très belles mosaïques de la voûte de la tribune sont l'œuvre de fra Jacopo de Turrita et datent de la fin du xiiis siècle. Elles représentent la Vierge
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entourée des principaux apôtres. La disposition naïve des personnages de ces mosaïques est digne de remarque; aux deux côtés de la Vierge, l'artiste a placé saint François et saint Dominique, plus le pape Nicolas IV en prière. Or les apôtres et la Vierge sont de taille colossale, tandis que les saints ont à peine la moitié de leur stature, et que le pape est encore plus petit que les saints. C'est afin de conserver la hiérarchie sacrée que le pieux artiste a commis cette respectueuse gaucherie ; mais on voit combien on est loin ici de cette croyance qui chez certains peuples catholiques a fait de saint François l'émule et l'égal du Christ lui-même. La présence du pape Nicolas IV (Masci) dans cette mosaïque nous a particulièrement intéressé. C'est un pontife dont le nom est peu célèbre, mais qui pour les Romains a eu une importance fort singulière. Si pendant de si longs siècles, si aujourd'hui encore on n'a pas pu, on ne peut pas voyager en pleine sécurité dans la campagne romaine, c'est à lui que nous le devons par suite d'un enchaînement fort bizarre de circonstances. Ce pontife ne régna que quatre années, pendant lesquelles son seul soin fut d'enrichir la maison des Co- lonna ; il fut l'origine véritable de la puissance de cette famille, qui fut de son côté l'origine véritable du brigandage romain. En effet, comme par leurs possessions les Colonna tenaient toute la campagne depuis Rome jusqu'au-dessus de Palestrina, ils transformèrent leurs paysans en défenseurs armés de leurs intérêts, de leurs passions et de leurs rancunes. Laboureurs le
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jour, ces paysans devenaient soldats d'aventure le soir et la nuit. Cette double existence dura plusieurs siècles, au bout desquels les habitudes, étapt invétérées, survécurent aux circonstances qui leur avaient donné naissance. Dans cette existence à demi militaire, les paysans avaient contracté les vices et les vertus qu'engendre la yie du soldat, l'amour du gain facilement acquis, le recours incessant à la force, les bizarreries du point d'honneur, la susceptibilité hautaine qui pour une injure veut du sang : de là les coups de couteau et les embuscades à main armée, et voilà comment ici-bas tout s'enchaîne.
La cour du cloître conduit au baptistère de Constantin, édifice, comme l'église, d'origine antique et de construction moderne. Sur les côtés de la rotonde, où chaque année, pendant la sainte semaine, sont baptisés les mécréants convertis à la foi, descendants de Sarah ou descendants d'Agar, deux petites statues en bronze réclament un instant votre attention. L'une est un saint Jean l'Evangéliste de Jean-Baptiste della Porta, œuvre forte et mâle, où les divers types traditionnels du disciple bien-aimé ont été transformés. Ce n'est plus le beau jeune homme donné pour fils adoptif à la Vierge par le Christ mourant, ce n'est pas davantage le vieillard visionnaire de Patmos, c'est un homme fait, de corps robuste, de physionomie grave, plein de pensées, et animé par une inspiration intime d'une extrême intensité. L'autre est une statue de saint Jean-Baptiste, exécutée d'après l'original de Donatello. Est-ce parce
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que le Baptiste est le. patron traditionnel de Florence que le grand sculpteur florentin l'a si bien compris? Tous ceux qui ont vu à la galerie des Offices son petit Saint Jean à côté du Bacchus de Michel-Ange ont certainement emporté dans leur mémoire l'image de ce jeune homme maigre, à l'élégante austérité. Il m'a semblé que le saint Jean du baptistère de Saint-Jean de Latran se rapprochait beaucoup de celui que le propre frère de Donatello, Simone, a exécuté pour une des chapelles de la vieille église de San-Clemente, où les curieux pourront l'aller chercher. Dans les œuvres des deux frères, le saint a été représenté avec une grande austérité, si grande qu'elle touche à la sécheresse. Ces deux figures sont celles, non d'un prophète sauvage et inspiré, mais d'une sorte de puritain juif, de radical de la morale et de la vie sévère. Les prédicants de la Réformation purent ressembler souvent à ce type de saint Jean-Baptiste. La façon dont les deux frères de Florence ont conçu le saint est-elle la plus vraie? Je ne sais trop, et c'est là une question à renvoyer à M. Renan; en tout cas, c'est bien une des façons dont on peut le comprendre, une des plus ingénieuses et des plus heureuses.
Le paysage qui s'étend devant Saint-Jean de Latran est d'une originalité unique. La superbe place avec son énorme obélisque pour centre, l'édifice de la Scala santa, la rangée d'arbres qui va vers SantaCroce-in-Gerusalemme, les maisons à mine délabrée éparses sur la route , les inégalités du terrain, çà
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et là effondré par les pluies et laissé sans réparation, les ruines, la longue file des arches de l'aqueduc de Claude par derrière Santa-Croce, tout cela compose une des scènes les plus singulières qui se puissent voir, pleine de contrastes puissants, misérable et somptueuse, magnifique et dévastée, et sur cette scène rôde le génie de la solitude, qui parle là avec plus d'éloquence que je ne lui en ai trouvé nulle part ailleurs. La dernière fois que je suis allé à Saint- Jean de Latran, il avait plu dans la matinée; le sol était trempé, et sous la lumière pâle d'un ciel couvert de grands nuages blancs ce paysage ne laissait apercevoir que l'aspect de la tristesse et de l'abandon ; à trois heures, au moment où je sortais de la basilique, un rayon de soleil, perçant tout à coup les nuages, se liquéfia pour ainsi dire dans l'air entier comme un or subtilement dissous, et aussitôt tout se mit à resplendir avec une gaieté et une jeunesse incomparables. Je m'arrêtai frappé d'admiration, croyant assister à un de ces miracles de résurrection dont nous entretiennent les légendes des saints. Lors de mes précédentes excursions, je n'avais vu là qu'une vieille reine superbe encore sous ses rides et attestant par ses ruines même sa" beauté d'autrefois, et je me trouvais tout à coup en face d'une jeune magicienne qui me disait triomphante : « Com- prends-tu cette fois la puissance des sortilèges par lesquels j'enchaîne les âmes? Circé, Armide et Alcine furent de grandes enchanteresses; mais, pour retenir leurs captifs, elles eurent besoin de somptueux
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palais et de délicieux jardins : à moi, il ne me faut rien que quelques pans de vieux murs, une plaine que hante la fièvre, et des fondrières où trébuchent les chevaux. Voilà où est mon génie : cette plaine où tu grelottes te retient immobile comme la statue de la femme de Loth; ces fondrières où je te cahotte avec une malice sans pitié te paraissent allées sablées, et dis-moi si les jardins d'Amathonte auraient jamais pu parler à ton âme avec autant de puissance que mon paysage à l'aspect de cimetière! »
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SANTA -MARIA -IN-COSMEDIN
Nombreuses sont à Rome les églises qui marquent la transition du paganisme au christianisme; mais parmi celles-là aucune n'est aussi curieuse que Santa- Maria-in-Cosmedin, toute parée, à l'antique manière romaine, des dépouilles opimes enlevées aux temples païens 1.
Santa-Maria-in-Cosmedin est un musée vivant.
C'est là une épithète qu'on a rarement l'occasion d'appliquer aux musées, car, quelque riches qu'ils soient, ils ont toujours quelque chose de funèbre. Rien n'est triste d'ordinaire comme la vue de tous ces objets de provenance et d'origine diverses; séparés de leur destination, ne remplissant plus aucun office d'utilité ou d'agrément, ils ont été par cela
1. J'indique encore aux curieux la vieille église de Saint- Georges au Vélabre; église toute composée de pièces et de morceaux. Sur les seize colonnes qui la soutiennent, il n'y en a peut-être pas quatre qui appartiennent au même ordre d'architecture.
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même touchés par le doigt de la mort. De là le léger grain d'ennui que ne manque jamais de faire naître la plus courte des promenades dans un musée. En perdant l'espèce de servitude que leur impose la vie, les beaux objets perdent en même temps une partie de leur âme ; que dis-je? en changeant seulement de place, ils perdent une partie de leur signification. Par exemple, on a transporté au Vatican les deux magnifiques sarcophages de porphyre qui se trouvaient au baptistère de Santa-Constanza, et en effet, à considérer la grandeur, la richesse et l'importance de ces sarcophages, il semble qu'ils soient mieux à leur place dans les salles du palais pontifical que dans la pauvre petite église nue de la Porta-Pia; je ne puis cependant m'empêcher de remarquer que, lorsqu'on les rencontre pour la première fois au Vatican, ils ont l'air de deux énigmes avec leurs sculptures singulières où le symbole chrétien de la vigne joue un si grand rôle, tandis que, placés au baptistère de Santa-Constanza, ils étaient en parfaite harmonie avec le caractère des peintures allégoriques de la voûte, où ce même symbole de la vigne et de la vendange est présenté dans une série de scènes d'une littéralité toute prosaïque. Mais à Santa- Maria-in-Cosmedin aucun maladroit déplacement n'a troublé l'unité de ce caractère de transition qui donne à cette église une physionomie si intéressante. De nombreuses parties de son mobilier religieux ont appartenu au culte condamné, et le christianisme s'est emparé de ces objets et les a sauvés de
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la mort en leur donnant une destination nouvelle. Ainsi préservés, ils sont deux fois attachants pour nous, et parce que, ayant servi à un culte détruit, ils sont les témoins encore debout de la vie morale du vieux monde, et parce que, servant à un culte nouveau, ils relient les anciennes générations aux nouvelles. Les antiquités chrétiennes de cette église ne perdent rien au voisinage de ces témoins d'un culte plus ancien, car ces témoins sont des captifs qui racontent le triomphe du christianisme avec une éloquence que n'atteindront jamais les plus habiles des orateurs et des panégyristes, l'éloquence du fait, qui est là visible, tangible, incontestable.
Santa-Maria-in-Cosmedin a été bâtie originairement sur l'emplacement d'un temple de Cérès, et de nombreuses parties de ce temple sont entrées dans la construction de l'église. Le vase de porphyre en forme de baignoire qui sert de base au maître autel fut un des ustensiles du culte de Cérès. Le vase de marbre ciselé qui tient lieu d'urne baptismale est venu d'un temple de Bacchus. Les sceptiques qui en sont encore aux théories religieuses du dernier siècle, les âmes naïves qui appartiennent aux civilisations de fraîche date, peuvent trouver un sujet de risée ou de scandale dans la destination nouvelle qu'ont reçue ces objets, provenant d'un culte tenu pour impie; mais sceptiques et âmes naïves doivent apprendre qu'il n'y a là matière ni à risée ni à scandale. L'usage nouveau auquel ces objets ont été consacrés se trouve, fait bien curieux, en exact rapport avec leur usage
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ancien. Ce vase de porphyre appartenait au temple de Cérès, la mère nourricière des hommes ; c'est logiquement qu'il sert de base aujourd'hui à l'autel où s'accomplit le mystère de cette eucharistie qui, dans la foi chrétienne, est présentée comme le véritable pain de vie. Ce vase de marbre ciselé vient d'un temple de Bacchus, dieu de la vigne, symbole de résurrection, de vie transformée; il sert aujourd'hui à contenir l'eau du baptême, qui efface la tache originelle et rachète l'homme nouveau de l'esclavage de l'homme ancien. La destination nouvelle de ces objets a donc été déterminée avec un tact aussi fin que plein de scrupules. S'étonner que ces instruments du culte ancien aient reçu un usage nouveau est au fond aussi naïf qu'il le serait de s'étonner que les Italiens, de païens qu'ils étaient, aient pu devenir chrétiens, car en tout temps et en tous lieux les choses suivent nécessairement leur maître et doivent s'accommoder à la nouvelle vie qu'il adopte. Aujourd'hui, les dogmes païens sont lettre close pour le vulgaire, qui n'y voit qu'une mythologie poétique, et texte à controverses pour nos savants en symbolique; mais pour les chrétiens des premiers siècles la tradition païenne n'était pas matière à érudition ; même longtemps après le triomphe politique du christianisme, elle était là, vivante, opiniâtre, forte de sa longue durée et de son exégèse, devenue d'âge en âge plus compliquée, plus subtile, plus morale. Beaucoup d'entre les chrétiens avaient vécu d'une vie double ; ils connaissaient les nuances les plus subtiles des symboles
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qu'ils condamnaient, et, quand ils adoptaiént pour le service du nouveau culte un objet ayant appartenu à un culte ancien, ils savaient l'emploi précis qu'ils pouvaient lui donner sans profanation ni impiété. Ce vase de porphyre et cette urne de marbre disent bien des choses instructives, entre autres celle-ci, sur laquelle nos modernes novateurs pourraient réfléchir plus souvent qu'ils ne le font : c'est que jamais à aucune époque, même au milieu des crises les plus violentes, la tradition n'a pu être interrompue ni seulement suspendue. Le christianisme a été la révolution la plus radicale, la plus complètement victorieuse, la plus universelle surtout qu'il y ait eu dans le monde, et cependant il n'a détruit le passé qu'en se l'assimilant, et c'est par l'intelligence des symboles du paganisme que les plus éclairés, sinon les meilleurs d'entre les chrétiens, arrivèrent à l'intelligence des symboles du culte nouveau.
Un autre débris bien curieux de l'antiquité romaine est appuyé contre un des flancs du portique : c'est un énorme mascaron en marbre qui a perdu depuis longtemps une partie de son nez ; mais, en dépit de cette mutilation, cette figure conserve encore un superbe caractère. Les cheveux sont hérissés, les yeux grands ouverts, la bouche béante; il y a dans sa physionomie quelque chose d'effaré qui la fait ressembler au visage d'un géant saisi d'un étonnement burlesque. Quelques érudits veulent voir dans cette figure une représentation du dieu Pan ; mais, comme ce mascaron servait à fermer la bouche d'un cloa-
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que, ne se pourrait-il pas que cette figure hérissée comme Apollon, d'ailleurs de belle et assez juvénile apparence, fût celle du soleil qui dessèche toutes les fanges et purifie tous les cloaques par son action bienfaisante ? 1 A cette figure se rattache une tradition populaire : au moyen âge, jeunes Romains et jeunes Romaines amenaient là les préférés de leurs cœurs et leur faisaient mettre la main dans la bouche béante. S'ils ne pouvaient la retirer qu'avec difficulté, c'est qu'ils avaient été infidèles à leurs serments. De là le nom de Bocca de la Veritci donné à ce bâilleur de pierre. Ce mascaron remplissait donc autrefois le même office que remplit dans Arioste la coupe enchantée où Renaud refuse de boire; mais, hélas! tout dégénère : de cet office si poétique, il est tombé à l'emploi de Croquemitaine ; il n'y a plus que les mères et les nourrices qui conduisent leurs marmots il cet oracle.
La décadence de ce mascaron serait touchante, s'il n'y avait pas à Rome bien d'autres victimes du temps, entre autres ce pauvre Pasquino que l'on voit à l'angle du palais Braschi et que je ne pou-
1. A moins cependant que cette figure n'ait servi à fermer l'orifice d'un puits ou n'ait été la partie antérieure d'une fontaine. Dans ce cas-là cette bouche si grande ouverte aurait été le goulot par où l'eau s'écoulait. Lorsque ces lignes furent écrites je n'avais pas encore vu les gigantesques ruines du château des Polignacs près du Puy-en-Velay, ruines parmi lesquelles se trouve une figure toute semblable à celle de Santa-Maria-in-Cosmedin, d'un caractère un peu plus barbare peut-être, et qui ne peut avoir eu une autre destination que cette dernière.
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vais jamais regarder sans commisération. Qui croirait, à le voir ainsi mutilé, sali par la pluie, noirci par le temps, que ce torse sans bras, sans jambes, à peu près sans visage, a été partie d'une statue de Ménélas? Et où sont les gaietés satiriques d'autrefois, quand il donnait si bien la réplique à son confrère Marforio? Alors il pouvait ressembler à un effronté mendiant aux joyeux propos et au franc parler, tandis qu'aujourd'hui il a l'air d'un cul-de-jatte, survivant de la cour des Miracles et des maladreries du moyen âge. Bientôt même, le lieu qu'il occupe ne lui con- . viendra plus : sa présence ne sera-t-elle pas une offense aux yeux dans le voisinage de cette superbe place Navone, si pittoresque, si romaine, qu'on est en train d'habiller à la moderne ? Revenons à Santa- Maria-in-Cosmedin.
Les autres curiosités de l'église sont d'origine chrétienne. Sur un des murs du chœur, le sacristain vous montrera un reste de peinture de l'église primitive ; ce débris date du me siècle de notre ère. Les ambones, ou, autrement dit, les deux chaires en marbre des premiers siècles , élevées au-dessus du sol de quelques marches seulement, placées aux deux côtés de la nef, marquent le milieu de l'église. Tout au fond, par derrière le maître autel, une chaise de marbre est adossée au mur; la tradition veut que ce soit celle de saint Augustin. Enfin, au-dessus de cette chaise se présente, comme cachée aux regards du vulgaire, masquée qu'elle est par l'autel, la merveille de l'église, une Vierge byzantine qui pour nous est
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au nombre des choses les plus importantes qu'il y ait à Rome, où il s'en voit tant de belles.
Selon la coutume, on n'a pas manqué d'attribuer cette Vierge à saint Luc; mais une tradition beaucoup plus croyable veut qu'elle ait été apportée d'Orient en Italie au VIlle siècle, alors que régnait à Constantinople Léon l'Isaurien et que triomphait avec lui la secte des iconoclastes, triomphe qui eut des résultats nombreux et importants, dont deux au moins méritent d'être signalés. Le premier et le plus grand, c'est qu'il fit faire un pas énorme à la puissance politique de la papauté, en l'affranchissant définitivement et pour jamais de ces liens de déférence qui depuis la chute de l'empire en Occident avaient attaché l'église de Rome à la cour de Byzance. Après la chute de l'empire, la papauté était devenue l'autorité la plus considérable et la plus certaine de Rome; mais cette autorité était toute morale, et les Romains d'alors, la papauté elle-même, s'étaient habitués à regarder la lointaine cour de Constanti- nople comme le centre de leurs intérêts politiques, le lieu de dépôt de leurs traditions, rompues en Italie, le siège de leur véritable gouvernement. Après la chute du royaume de Théodoric, l'établissement de l'exarchat avait donné à ces sentiments une demi- réalité. Un jour, une secte longtemps obscure, sorte d'islamisme chrétien ou de puritanisme oriental, protégée par un empereur originaire de la farouche Isaurie, étendit sur l'empire sa propagande dévastatrice, et alla partout brisant les images chères au
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peuple. Ce fut une rage sans merci, car cette querelle, qui peut faire hausser les épaules à un sceptique de nos jours, avait les racines les plus profondes qui se puissent concevoir; les iconoclastes étaient parvenus à établir la guerre civile dans l'âme grecque elle-même en mettant aux prises les deux parties dont elle se compose. En effet, née de cette subtilité grecque traditionnelle qui autrefois avait produit les sophistes et enfanté la métaphysique la plus déliée, elle s'attaquait à c'et amour non moins traditionnel de la Grèce pour la beauté et la reproduction par les formes extérieures des rêves de l'âme. Non moins sensibles que les Grecs à la beauté, les Italiens purent se soustraire, grâce à l'éloigne- ment et à la nature de leurs rapports avec Constanti- nople, à ce torrent de destruction; mais, dans cette querelle, il y eut au moins une idole qui fut brisée à jamais pour eux, ce fut l'idole jusqu'alors respectée de l'empereur d'Orient. A partir de ce moment, la papauté n'eut plus à incliner la tête lorsqu'on prononçait certain nom devant elle ; l'empereur était devenu pour elle comme pour l'Italie un souverain étranger. Le second résultat de cette guerre des iconoclastes, c'est qu'elle fit pour les arts quelque chose de comparable à ce que fit pour les lettres grecques la prise de Constantinople par les Turcs. De toutes parts, on se mit à sauver, à cacher les images saintes. Leur émigration étant le moyen de salut le plus sûr, un certain nombre d'images byzantines passèrent alors en Italie, et entre autres, selon la tra-
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dition, cette madone de Santa-Maria-in-Cosmedin 1.
Ce qui fait pour nous de cette œuvre une œuvre à part parmi toutes les peintures byzantines que nous avons pu voir jusqu'à ce jour, c'est un étonnant contraste entre le sentiment et l'exécution. Visiblement, celui qui fit cette peinture avait la main libre et l'esprit captif ; il était maître de son pinceau et serviteur intelligent, mais soumis, d'une doctrine rigoureusement théologique. Le caractère de cette Vierge est un caractère surhumain. Nous sommes bien loin ici de la Vierge attendrissante, dite de saint Luc, à la chapelle Borghèse. La Vierge de Santa- Maria-in-Cosmedin n'a rien des sentiments de l'humanité, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'elle est cependant belle comme la plus parfaite des filles de la terre. Le calme des dieux a quelque chose de terrible pour nous, enfants du temps mobile, et ce n'est pas sans une espèce d'admiration effrayée que nous nous représentons les puissances immuables du monde métaphysique. C'est cette terreur que fait passer en nous la Vierge de Santa-Maria-in-Cos- medin. Le sérieux redoutable de son visage est, pour ainsi dire, le sceau que l'éternité lui a imprimé ; jamais cette Vierge n'a ri, pleuré, souffert, aimé, haï.
1. C'est-à-dire sainte Marie la bien parée, aux beaux atours. Ce nom fut donné par le pape Adrien Ier à cette église, qui le mérite vraiment, ne fÙt-ce que pour cette Vierge. Au vm° siècle, Santa-Maria-in-Cosmedin était le centre du quartier des Grecs habitant Rome, circonstance qui explique à la fois et le surnom grec de l'église et la raison qui lui valut d'être choisie de préférence à toute autre pour servir de lieu de refuge à cette image.
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Bonheur et malheur sont des expressions sans valeur pour cette figure, qui semble une représentation plastique du verset solennel des Psaumes : sicut erat in principio, et nunc, et semper, et in secula secu- lorum. C'est un être qui appartient aux régions de la nécessité, au monde des destinées ; devant elle, l'âme, toujours en mouvement, s'arrête, se replie et se tait. Elle est faite pour la plus austère contemplation, non pour la vénération et la prière. Mais est-ce une illusion de mes yeux ou un miracle dû au génie de l'artiste? Cette Vierge a cent pieds de haut, et cependant le cadre est de taille fort ordinaire. Tel est le sentiment moral de grandeur concentré par l'artiste dans cette figure, qu'il réussit à faire naître chez le spectateur le sentiment de la grandeur matérielle ; on voit cette vierge géante, parce qu'on la sent surhumaine. La dernière fois que je visitai Santa- Maria-in-Cosmedin, je pensai, devant cette image, à l'œuvre d'un artiste des jours de décadence, ce pauvre Carlo Maratta, qui a peint la gigantesque Vierge de l'horloge du palais du Quirinal. Comme l'artiste byzantin, Carlo Maratta semble avoir eu la volonté d'exprimer la grandeur morale du personnage de la Vierge; mais, tout génie faisant défaut, il n'a trouvé d'autre moyen de faire apparaître cette grandeur qu'en exagérant la stature matérielle, et il a peint une Vierge géante, qui semble originaire du pays de Brobdingnac et fait penser aux allégories de Rabelais et à la mère du bon Pantagruel.
Oh ! que devant cette image nous sommes loin de
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la douce mère de nos pays d'Occident, même de la Vierge théologique du mystère de l'immaculée conception et du miraculeux privilège de l'assomption ! Avec quelle rigueur métaphysique ces Grecs subtils ont compris le christianisme, et séparé de toute humanité ses personnages historiques! Décidément, nos peuples d'Occident n'ont été en cette matière que des barbares charnels qui dans les personnages divins ont vu de simples compagnons de leurs joies et de leurs souffrances. La Vierge de Santa-Maria-in-Cos- medin est, comme son Fils, préordonnée par Dieu de toute éternité ; elle est une pièce nécessaire de l'ordre invisible de l'univers. Malgré cette rigueur théologique, nulle raideur et nulle sécheresse dans l'exécution, nulles étroites formes traditionnellement systématiques. Un génie individuel d'artiste s'est ici librement exprimé ; cette Vierge surhumaine est peinte à larges traits, d'un pinceau hardi et sûr. Bref, dans cette image se combinent de la manière la plus singulière et tout ce qu'on cherche dans l'art byzantin et tout ce qu'on cherche dans l'art italien. Un passage de l'Orlando me revint au souvenir pendant mes visites à Santa-Maria-in-Cosmedin, celui où l'enchanteresse Mélisse montre à Bradamante dans un miroir magique la longue série des princes de la maison d'Esté qui doivent sortir de son sein : cette Vierge aussi est un miroir magique dans lequel on voit défiler la longue procession des artistes italiens depuis Giotto jusqu'au Dominiquin, ultima Thule du grand art. C'est plus que le principe de l'art italien, c'est
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déjà l'art italien dans tout son épanouissement.
En dépit de sa beauté, l'impression que laisse cette image est d'un sérieux terrible, et, pour la secouer, je m'arrête à regarder longuement le petit temple de Vesta, qui fait face à l'église sur la place de la Bocca de la Verità. La vue de ce joli temple rond, avec son toit au caractère agreste, chasse loin de moi ces austères pensées byzantines et me ramène aux souvenirs de jours plus naïfs. C'est une de ces innombrables chapelles que les Romains avaient multipliées en l'honneur de la Vesta Mater, la plus célèbre des divinités indigènes de Rome. Cela me reporte à une société toute rustique, et je pense à l'antique roi sabin et à l'invocation qui termine le premier chant des Géorgiques. Pour achever de me rassurer tout à fait, je tourne autour de la fontaine que le pape Albani a fait élever au centre de cette place, et je redeviens aussi calme que si ces sirènes et ces tritons, avec leur majesté de sculptures du XVIIe siècle, avaient fait pleuvoir sur ma tête toute l'eau qu'ils peuvent verser en cinq minutes. Près de cette fontaine, un charron et ses apprentis appliquent à une roue de carriole son cercle de fer, car ce n'est pas à Rome que le petit peuple se gêne pour obstruer la voie publique de ses industries. Nous voilà rentrés dans la réalité la plus prosaïque; mais, si vous n'êtes pas fa- tigués de grandes émotions, faites quelques pas, et vous vous trouverez en face d'un admirable spec- ^icle, la vue du mont Aventin et du cours du Tibre au Ponte rotto. Tels sont les contrastes de Rome.
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VI
SAINT-AUGUSTIN. — LA MADONE DE SANSOVINO.
MICHEL-ANGE DE CARAVAGE A ROME.
De Santa-Maria-in-Gosmedin à Saint-Augustin, le saut est considérable en apparence, car tout diffère entre ces deux églises, art, esprit, souvenir, origine. Santa-Maria-in-Cosmedin est une des plus vieilles églises de Rome, tandis que Saint-Augustin vint au monde à la fin du xve siècle et eut pour père un Français, le cardinal d'Estouteville. Nous les rapprochons cependant, parce que ce sont les deux églises qui nous disent le mieux ce qu'il faut penser de ce paganisme qui a été tant et si souvent reproché aux Romains. Santa-Maria-in-Gosmedin nous a montré comment, durant les siècles de transition, les chrétiens firent entrer dans leurs temples, le plus naturellement, le plus logiquement et le plus innocemment du monde, certains débris du paganisme, et l'église de Saint-Augustin nous présente l'exemple le plus remarquable de ce qu'on a nommé l'idolâtrie romaine.
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A l'entrée de l'église se trouve un groupe de San- sovino représentant la madone et l'enfant. Les Romains ont pris cette madone en grande vénération, ou, pour mieux parler, en grand amour. C'est l'enfant gâté de toute la population. Ils ont passé des colliers de perles autour de son cou, ils ont accroché des boucles de diamants à ses oreilles, ils ont entouré de bracelets d'or ses poignets, ils ont chargé de bagues précieuses ses beaux doigts. Rarement cadeaux eurent une destination plus heureuse, car la toilette va fort bien à cette madone, et les bijoux ne font que mieux ressortir le grand air qui lui est naturel. En effet, cette madone est vraiment aristocratique ; son visage est maigre et noblement allongé, ses traits sont à la fois grands et fins; mais ce qu'elle a surtout d'incomparable, c'est la main, une main délicate de belle dame aux doigts minces et effilés. Le peuple en raffole, et je dois avouer que j'ai pensé à son égard comme le peuple. J'ignorais son existence lorsque je suis entré à Saint-Augustin, et dès la première minute, avant même d'avoir remarqué les bijoux qui témoignent de l'amour des Romains, je me suis senti pris pour elle d'un sentiment d'involontaire sympathie. Les sentiments humains se distinguent entre eux par des nuances extrêmement fines qui peuvent aisément les faire confondre ; on fera donc entrer, si l'on veut, dans l'ordre des sentiments païens le mouvement de sympathie que j'éprouvai, mais je suis sûr qu'il n'en était pas ainsi, car dans • cette sympathie il n'entrait rien de l'admiration sen-
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suelle qu'arrache la beauté. C'est une de ces figures que l'âme a plaisir à regarder encore plus que l'œil et dont l'aspect crée en nous une sorte de lumineux sourire dont nous sentons notre être intérieur réjoui. Comme j'ai pour principe de respecter scrupuleusement les usages des pays que je visite (rien n'étant plus ni même aussi respectable qu'un usage), j'aurais volontiers baisé le pied de cette madone, si ce pied eût été de marbre ; mais, pour le protéger contre l'action incessante des baisers, il a fallu le remplacer par une sorte de fer à repasser en cuivre, et j'ai cru devoir m'abstenir de cette dévotion, au risque de scandaliser les fidèles alors en prières, lesquels ont semblé voir mon abstention avec des yeux dJoù le mépris n'était pas absent. Je me suis contenté de déposer dix sous dans son tronc, sans songer que je donnais à plus riche que moi, car, outre son air noble, cette madone possède un autre privilège des aristocraties, c'est-à-dire la richesse, et tout récemment, comme on a eu besoin de son secours pour je ne sais quelle entreprise, ses coffres ont libéralement fourni trois cent mille écus romains.
Il y a dans le fait de cette adoration quelque chose de fort singulier. Les images qu'adore le peuple sont d'ordinaire plus vénérables et surtout plus anciennes que belles. La dévotion populaire repose sur une sorte d'archéologie morale instinctive. Ce qu'il lui faut, ce sont des images auxquelles se rattache quelque souvenir miraculeux passé en légende, ou quelque opinion passée à l'état de croyance. Cette
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madone préserve de la fièvre, cette autre protège les femmes en couche ; quand on est dévot envers cette troisième, on gagne toujours à la loterie. La question de laideur et de beauté est d'un intérêt fort secondaire pour des images qui possèdent de tels pouvoirs. En outre, l'obscurité et le vague ont toujours été chers au peuple ; il n'aime pas à connaître l'origine des choses qu'il doit respecter, en quoi il montre son grand bon sens. Pour qu'il adore une image, il est bon que l'auteur en soit inconnu, qu'elle ne porte aucun nom certain. Si cette image a été longtemps ignorée et que le hasard la fasse découvrir sous des décombres ou des toiles d'araignée, cela n'en vaut que mieux, parce qu'alors l'imagination n'est plus gênée par aucune origine. Les églises de Santa-Maria-del-Orto et de Santa-Maria-della-Scala ont même été bâties pour conserver deux de ces vénérables images, trouvées l'une dans un jardin et l'autre sous un escalier. Mais jamais on n'a vu le peuple adorer une image créée par un artiste célèbre, portant une date certaine, et, à bien considérer la chose, là serait le véritable sentiment d'idolâtrie. En effet, dans le culte d'une antique image sans auteur connu, le sentiment du respect est le seul qui soit ému, tandis que le culte d'une image créée par un grand artiste mériterait vraiment le nom de paganisme, cette adoration ne pouvant s'adresser qu'à la beauté extérieure de l'idole. La madone du Sanso- vino fait donc à cet égard une exception éclatante.
A quoi tient cette exception ? Elle ne peut tenir à
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la beauté de cette statue, bien que les Italiens soient plus sensibles à cet attrait que les autres peuples, car il y avait à Rome vingt images peintes et sculptées plus belles après tout que la madone de Sansovino. Piqué de curiosité, je me suis efforcé de découvrir d'où avait pu venir un tel sentiment. Ayant éprouvé le même attrait que le peuple, j'ai tàché de raisonner comme lui, et je suis arrivé à ce résultat que, s'il a pris cette madone en vénération particulière, ce n'est pas pour sa beauté, c'est pour son grand air. J'ai dit que le caractère de cette Vierge était tout aristocratique; les Romains ont pris plaisir à la prier, parce qu'ils lui ont trouvé un aspect noble, et, comme nous dirions en France, une physionomie comme il faut. Ils se sont tenu instinctivement le raisonnement que voici : « Celle- là n'est pas une belle paysanne ou une jolie bourgeoise, c'est une vraie madame, una vera madonna, on le voit bien à ses grands traits et à ses longs doigts. C'est celle-là que nous devons prier, car elle doit être bien plus puissante que les autres auprès de Dieu pour nous faire obtenir ce que nous demandons. Une telle dame ne peut avoir qu'une très haute influence dans la cour céleste. » Ils l'ont donc adorée comme une princesse Borghèse ou Bar- berini du ciel, qu'ils ont supposée logiquement être une protectrice plus efficace que la plus belle des filles du Transtevère ou de la campagne romaine.
J'ai voulu savoir jusqu'à quel point ma supposition était fondée, e.t je l'ai exposée un jour devant
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un Romain que je rencontrai à notre académie du Monte-Pincio. « Ce que vous dites est tellement vrai, me répondit-il, que je puis corroborer votre supposition par un fait dont j'ai été le témoin pas plus tard qu'hier. Je me suis arrêté au coin du Corso, devant une boutique de gravures où se trouvait une madone de Murillo, jolie brune piquante, à la physionomie à la fois vive et aimable, légèrement ébouriffée, et avec un petit air de gitana, comme toutes les vierges du maître espagnol. Deux petites blanchisseuses étaient en contemplation devant cette image et se communiquaient leurs impressions : — C'est une madone, dit l'une. — Oh! que non pas 1 répondit la seconde, ce n'est pas une madone, c'est une paysanne. Je t'assure bien que je ne ferais pas mes prières devant elle. » Ce mot de la blanchisseuse romaine devant la madone de Murillo nous aide à comprendre le sentiment d'adoration que le peuple de Rome a porté sur la madone de Sansovino. Si le peuple n'aime guère en tout pays que ce qui lui ressemble, en revanche il ne respecte que ce qui est entièrement différent de lui, et cette madone de Sansovino a reçu un culte précisément parce qu'elle porte une empreinte aristocratique.
Si l'on cherchait les raisons qui ont déterminé la dévotion du peuple italien pour telle ou telle image, je suis convaincu qu'on s'apercevrait que ces préférences reposent la plupart du temps sur des nuances de sentiment singulièrement délicates, profondes et subtiles, en sorte que cette idolâtrie dont on l'accuse,
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loin d'être chez le peuple italien un signe d'infériorité, est au contraire la preuve d'une vie morale infiniment plus poétique et surtout plus souple que celle d'aucun autre peuple de l'Europe. J'en veux citer un second exemple. L'image la plus yénérée de Rome est à coup sûr la statue de saint Pierre qui se trouve à la basilique vaticane. J'avais toujours entendu citer ce fait comme la preuve la plus convaincante du paganisme romain. Cette image est une ancienne statue de Jupiter dont le christianisme a fait un saint Pierre, et il est certain que, lorsqu'on vous raconte une telle chose à six ou sept cents lieues de Rome, vous vous sentez involontairement choqué, quelque peu hostile que vous soyez; mais comme on a peu envie de se scandaliser lorsqu'on est sur les lieux mêmes, et qu'on peut se rendre compte du caractère de l'image adorée ! Cette statue était une figure de Jupiter, me dites-vous? Je considère son attitude, sa physionomie, et je vous réponds en toute assurance : Non, l'étiquette s'est trompée de sac, et je ne vois devant moi que la figure d'un vénérable sage quelconque. Où est dans cette figure cette imposante majesté qui est inséparable du père des hommes et des dieux? où est son caractère d'impassible justice et de sévère paternité? Peut-être en effet l'artiste païen a-t-il eu l'intention de faire un Jupiter; mais la tradition s'était altérée, un esprit nouveau remplissait le monde, et de même que, dans le roman d'Apulée et dans la fable de Psyché, nous surprenons flottants dans l'air païen les sentiments de tendresse
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el d'onction propres au christianisme, de même ici l'artiste païen a imprimé à son image de bronze le cachet des vertus que l'esprit nouveau commençait à souffler sur l'humanité; il a créé un personnage vénérable et non imposant. Loin d'être divin, ce Jupiter a quelque chose de très particulièrement populaire : combien de confesseurs, de martyrs, d'évêques de la primitive Eglise ont dû ressembler à ce respectable sage, aux traits calmes avec une nuance de tristesse, que l'on sent fait pour l'autorité exercée par la persuasion, le conseil fraternel, la réprimande amicale! De la vue de cette statue, nous avons tiré cette conclusion très singulière : c'était à l'époque où on l'appelait un Jupiter que l'on se trompait, et c'est depuis qu'on l'a nommée un saint Pierre que l'on ne se trompe plus. C'est bien en réalité à un saint Pierre que les Romains adressent leurs prières; ils peuvent l'adorer en toute sécurité de conscience; l'esthétique le leur permet aussi bien que la tradition.
C'est dans cette église de Saint-Augustin que l'on admire, peint à fresque sur un des piliers de la nef, l'Isaïe de Raphaël; passons sans nous arrêter devant cette belle œuvre, et allons dans la première chapelle à droite admirer quelque chose de beaucoup moins rare, une superbe toile de Michel-Ange de Caravage. Ce tableau représente, paraît-il, Notre- Dame de Lorette adorée par deux pèlerins ; j'ai cru longtemps qu'il s'agissait d'une adoration des bergers ou de quelque chose de semblable. Notre
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erreur était excusable, car la Vierge est comme noyée sous ces vigoureuses ombres noires familières à Caravage, et les! deux figures des pèlerins qui sont éclairées par ce non moins vigoureux reflet de lumière rougeâtre qu'affectionne le robuste ouvrier sont deux figures où l'énergie des bandits de la campagne romaine ou napolitaine se combine agréablement avec une expression de triviale bonhomie. Ces deux figures ont quelque chose à la fois de farouche et de câlin qui les fait ressembler à des bêtes fauves qui veulent bien replier les griffes et faire gros dos sous les caresses. Ainsi doivent se courber, adorer, sourire les thugs d'espèce inférieure lorsqu'ils font leurs dévotions devant l'image de la déesse Kali. Ce superbe et violent ouvrage est une des pages où on peut lire le plus aisément les qualités et les défauts propres au talent de ce bandit qui eut nom Michel- Ange de Caravage, dont la main d'effronté spadassin sut tenir un pinceau avec autant de fermeté qu'un poignard. Là surtout on peut surprendre les faciles secrets dont cet artiste trivial a su faire un si remarquable usage. Ces secrets sont au nombre de deux : l'énergie obtenue par la reproduction telle quelle de la réalité, le contraste vigoureusement marqué d'une ombre épaisse et noire et d'une lumière intense à rouges reflets.
C'est par haine du convenu, a-t-on coutume de dire, que le Caravage s'adressa, sans en vouloir jamais sortir, à la réalité acceptée sans choix. Dites plutôt que ce fut par impuissance de génie et surtout
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par bassesse native d'âme. Est-ce que jamais âme pareille fut capable de s'élever à la conception de quelque chose de noble et de grand ? La nature lui avait octroyé d'admirables dons d'ouvrier, elle lui avait refusé tout génie : là dut être pour le Caravage une source de souffrances poignantes. Posséder un incomparable instrument et n'avoir quoi que ce soit à lui faire dire, quel martyre! Ah 1 si la croyance de certains sauvages était vraie, si en tuant son ennemi on pouvait faire passer en soi son âme, s'il suffisait de poignarder, d'empoisonner, d'écumer de rage et de déborder de violence pour acquérir la tendresse d'un Dominiquin, la science de composition d'un Annibal Carrache 1 Malheureusement, ces miracles sont impossibles ; mais il reste une ressource : si l'on ne peut compter sur la magie, on peut au moins faire appel au charlatanisme. Le rôle de négateur est toujours facile ; pourquoi ne pas déclarer que tout ce que les hommes ont admiré est pure convention, science académique, violence à la nature? Ainsi fit Michel-Ange de Caravage. S'étant gratté la tête avec frénésie sans y trouver ombre de conception quelconque, il appela à son secours un beau désespoir et descendit bravement dans la rue. Là, il se campa en embuscade au coin d'une borne pour exécuter le coup qui devait le sauver de l'obscurité, et il arrêta le maçon revenant du chantier tout étoilé des éclabous- sures de sa truelle, le facchmo aux fortes épaules, le chantre à trogne couperosée mis en goguette par l'aigre vin d'Orvieto, le mendiant hâve se rendant à
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son poste à la prochaine église ; puis, les ayant amenés dans son atelier, il fit leurs portraits en pied avec cette vigueur de main qui lui était propre, et il intitula le tout apôtres, disciples, saints, etc. Il est certain que ces gredins du Caravage ont malgré tout du caractère ; ces apôtres sont des apôtres à poigne, ces saints sont solides des rognons, et, si ces disciples n'ont pas d'âme, il est incontestable qu'ils ont de la tripe : pardon de ces expressions; mais, pour faire comprendre le Caravage, il est absolument nécessaire d'avoir recours à la triviale énergie du langage populaire. Cependant il ne faudrait pas faire honneur de ce caractère à son génie, car toute la gloire en revient à la réalité, qu'il copia scrupuleusement. S'il se fût adressé à la réalité d'un autre pays, en suivant son système, il n'eût été que le plus plat des peintres ; mais il eut l'insigne bonheur de s'adresser à une nature dont les vulgarités elles-mêmes sont marquées d'un cachet d'énergie ; il faut louer de ce mérite l'Italie et la beauté de la race qui l'habite.
Le réalisme du Caravage est certainement le plus absolu, le plus radical qu'il y ait eu dans les arts, car il ne s'y mêle aucune nuance de fantaisie et d'imagination. Les Hollandais, qu'il faut toujours citer en première ligne quand il s'agit de l'imitation de la nature, ne sont point réalistes à ce degré-là, heureusement pour leur gloire. Van Ostade, Gérard Dow, Jean Steen, inventent en imitant ; ils font leurs paysans plus laids que nature; ils chargent leurs modèles, allongent le nez de celui-ci, exagèrent la verrue
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de celui-là, donnent au strabisme de ce troisième une malice bêtement diabolique, et ils créent ainsi des scènes pleines de verve, d'humour, d'agrément comique ou sentimental qui n'étaient pas dans la réalité. Caravage au contraire copie ses modèles tels qu'ils furent, sans prendre même la peine de les modifier selon l'esprit de la scène qn'il veut rendre ; il en résulte que, en dépit de leurs traits si caractérisés, ses personnages sont surtout remarquables par une absence d'expression qu'on ne trouverait nulle part aussi complète. Ces figures aux traits si farouches et qui ont l'air de tant promettre sont cependant d'une platitude désespérante ; jamais le Caravage n'a su mettre sur une figure un atome d'esprit moral ; tout ce qu'il sait faire, c'est tirer de robustes copies de ses modèles et les grouper avec talent.
Si , comme les Hollandais , le Caravage n'eût appliqué ce réalisme qu'aux scènes tirées de la vie vulgaire, aux tableaux dits de genre, sa prétention eût été excusable, et cependant on pourrait encore lui reprocher la dimension exagérée de ses cadres. Ici, nous placerons une observation qui n'a pas été faite encore et qui a une importance pour ainsi dire d'actualité, puisque nous avons vu de nos jours, puisque nous voyons encore des artistes ressusciter le système du Caravage et donner à des scènes de la vie vulgaire les proportions des scènes historiques ou sacrées. Quand ils firent leurs personnages de dimensions microscopiques, les Hollandais découvrirent d'instinct une des lois les plus importantes de la pein-
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ture. Le but de la peinture est d'intéresser l'esprit par le moyen des yeux; elle se compose donc à doses à peu près égales de réalité et de poésie. Or les scènes et les personnages qu'elle nous présente ne contiennent pas à égales doses ces deux éléments : les scènes et les personnages de la vie réelle parlent aux yeux plus qu'à l'imagination ; les scènes et les personnages de l'histoire parlent à l'imagination plus qu'aux yeux. Pour donner de la poésie aux premiers, de la réalité aux seconds, il n'y a qu'un moyen, un seul : c'est de renverser leurs proportions naturelles, de transposer les dimensions sous lesquelles nous les voyons soit par les yeux de la chair, soit par les yeux de l'esprit. Pour cela, il suffira de supposer le spectateur armé d'une lorgnette et regardant les scènes historiques par le gros bout, les scènes de genre par le petit bout. Que faisons-nous au spectacle, dans un jardin, dans une nombreuse assemblée, lorsque nous nous servons du petit bout de la lorgnette pour observer des personnes et des choses qui sont tout près, trop près de nous? Nous cherchons à nous créer une illusion charmante au sein même de la réalité la plus immédiate. Le petit bout de la lorgnette ne fait perdre à la vérité aucun de ses traits; au contraire, il accuse ses moindres nuances avec plus de finesse, et il y ajoute la magie de l'éloignement et le charme du rêve : telle est la loi du tableau de genre. Que faisons-nous au contraire lorsque, solitaires au coin de notre feu, nous essayons de nous représenter les scènes et les personnages de l'histoire et de la religion ? Nous fai-
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sons sur nous-mêmes une opération de sorcellerie ; nous tâchons d'évoquer des fantômes, et les fantômes, on le sait, apparaissent toujours sous des formes colossales. Telle est la loi du tableau d'histoire. En un mot, pour conserver l'équilibre entre les deux éléments qui constituent la peinture, il est logique d'éloigner les personnages familiers aux yeux de la chair, de rapprocher au contraire les personnages qui ne sont aperçus que par l'imagination.
Le Caravage, dis-je, ne se contenta pas d'appliquer son facile système aux scènes de la réalité, il eut l'outrecuidance inconnue avant lui de l'appliquer à la représentation des grandes scènes illustrées par le pinceau de tant de maîtres célèbres. Les conséquences inévitables de cette erreur monstrueuse furent d'enlever à ces scènes toute universalité pour les rapetisser aux proportions d'épisodes biographiques quelconques, d'effacer de leurs personnages tout caractère traditionnel et consacré. Aucune de ses œuvres ne montre plus clairement ces affreux défauts que son grand tableau de l' Ensevelissement du Christ, qui se voit à la galerie du Vatican, page admirable par la force d'exécution et les qualités de métier qui s'y révèlent. Il n'y a rien dans cette scène qui avertisse de l'importance qu'elle a pour le genre humain, rien qui dise : C'est le deuil de l'humanité entière, bien mieux encore, c'est le deuil du ciel et de la terre. — Et comment en serions-nous avertis? Aucun de ces personnages n'est reconnaissable à première vue par le type qu'a fixé pour chacun d'eux
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la tradition, type par lequel ils ont acquis un caractère d'universalité, les générations successives des hommes les ayant connus sous les mêmes traits. Il est bien entendu que ce type consiste surtout dans le caractère moral qui, respecté, suffit pour conserver l'identité du personnage que le peintre veut présenter et pour le faire reconnaître à l'instant du spectateur. Ainsi un peintre ne pourrait, sans pécher contre le bon sens, présenter un saint Jean vieux et laid, un saint Pierre jeune et sans gravité, un saint Paul qui n'exprimât pas l'autorité, une sainte Madeleine qui fût autre chose que tendresse et abnégation, etc. Les Flamands ont certes beaucoup osé avec ces types, car ils leur ont donné tous les caractères de leur nationalité, et cependant qui se trompe sur ces personnages ? qui ne nomme chacun d'eux à première vue? Au contraire, je défie bien qu'on nomme sans se tromper chacun de ces personnages de l'Ensevelissement du Caravage. La Vierge seule est reconnaissable, grâce à la douleur qui se lit sur son visage. Encore cette Vierge n'a-t-elle aucune expression qui la tire d'une condition privée et en fasse un personnage intéressant d'une manière universelle ; ce n'est point là Marie, la mère du Christ, dont la douleur est celle de tous ; c'est une pauvre veuve italienne de la petite bourgeoisie, quinquagénaire, avec des restes de beauté un peu molle, et dont la douleur n'intéresse qu'elle-même et quelques amis. Et qu'est- ce que cette fillette maigre, pâle, chétive, au profil sec et régulier, avec une expression de faiblesse
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énergique ? Est-ce que ce serait quelqu'une des saintes femmes par hasard ? Eh ! non, c'est une fillette des quartiers populaires de Rome ou de Na- ples qui assiste à l'enterrement d'un cousin ou d'un oncle. Et les personnages qui sur le devant de la scène approchent du sépulcre le cadavre du Christ, est-ce que ce sont le noble Joseph d'Arimathie et le bon Nicodème? Non ; ce sont de serviables voisins qui son t venus assister la famille en ces circonstances douloureuses. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de voir dans ce tableau autre chose qu'un groupe de Transteverins ou de paysans de la campagne italienne qui ensevelissent un des leurs. Cela dit, il faut reconnaître que l'énergie d'exécution de cette toile arrache l'admiration. Quelle solidité de touche 1 quelle pâte vigoureuse ! comme ces personnages font saillie, et que ce coloris sombre a de force 1
Pendant que le Caravage stationnait sur la voie publique pour racoler ces premiers passants venus de bonne volonté dont il a fait les personnages de ses tableaux, il eut le temps d'observer un phénomène très intéressant, celui de la nature de la nuit italienne. Les ténèbres en Italie ont une vigueur que nous ne leur connaissons pas dans nos brumeux pays tempérés ou dans nos froids pays du nord ; elles ont aussi une tout autre manière de faire leur entrée dans le monde. Le char de la nuit, le char du soleil, ces expressions, purement métaphoriques en tout autre pays, sont en Italie d'une stricte réalité. Là,
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notre gris crépuscule, avec son clair obscur enveloppant les objets et les faisant transparaître au sein d'une ombre diaphane, est à peu près inconnu. Pour faire comprendre au lecteur combien la transition de la lumière aux ténèbres est différente en Italie de ce qu'elle est chez nous, nous sommes obligé de nous inspirer du génie de M. de La Palisse et de dire : En Italie, tant qu'il fait jour, il fait jour, et, dès qu'il ne fait plus jour, il fait nuit. Quand viennent les heures du soir, on voit le jour non pas baisser comme chez nous, mais pâlir : on dirait en toute vérité un char de flamme qui laisse derrière lui un sillage lumineux et que l'on voit s'éloigner peu à peu ; mais en s'éloignant il ne crée pas l'obscurité ; l'air reste pur, clair, brillant. La nuit n'arrive pas à la sourdine, en s'insinuant; elle fait son entrée brusquement et prend triomphalement possession du monde. Cette nuit est bien la fille de l'Érèbe ; vous pouvez aisément la personnifier sous la forme d'une belle femme brune, au teint bistré, à la taille robuste. C'est une nuit noire comme de l'encre, épaisse à couper au couteau, comme dit le peuple, intense, profonde, une véritable méditerranée de ténèbres. Le divin éclairage de la lune et des étoiles n'altère pas le caractère de cette nuit, qui ne sert qu'à mieux encadrer leur beauté ; il faut voir comme lune et étoiles ressortent sur ce fond de fortes ténèbres : on dirait des incrustations d'or sur une vaste surface d'ébène. Nous voilà bien loin de ces tons d'acier brillant et froid que leurs clartés prêtent aux nuits du nord. Cependant
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l'effet le plus magique est celui que produisent les flambeaux simplement allumés par les chétifs mortels, effet qui est dû en partie à cette intensité des ténèbres sur lesquelles la moindre lumière se détache avec une vigueur incomparable, en partie à la nature de l'éclairage qu'emploient les habitants de cet heureux pays. Les gens du peuple et les marchands en plein vent s'éclairent de préférence avec des lumières non protégées, espèces de torches ou d'énormes lumignons qui brûlent librement à l'air en lançant un jet de flamme aussi robuste que les ombres qu'il est chargé de dissiper. Tous les objets qui sont touchés par ce jet de flamme ou qui se trouvent dans son voisinage sont aussitôt arrachés de l'ombre par cette lumière crue, presque brutale, tant elle a d'énergique éclat, et illuminés comme à giorno d'un rouge reflet de cuivre qui les oblige à ne rien dissimuler de leurs formes, tandis qu'à côté et aux alentours tout reste sombre. Que de fois, en traversant les rues de Rome le soir, j'ai eu occasion, devant une boutique en plein air ou devant un cabaret populaire, de m'écrier : « Allons, encore un Caravage ! » C'est là le phénomène qu'a surpris le grand ouvrier, dont il a fait la facile sorcellerie de ses tableaux, et que vous reconnaîtrez particulièrement sur la toile de l'église de Saint-Augustin représentant les deux pèlerins en adoration devant la Vierge. Son procédé consiste à plonger une partie de la scène dans une ombre noire, et à faire éclairer par contraste un ou plusieurs de ses personnages d'un reflet énergique. La première
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fois qu'on voit cette diablerie, on est vivement intéressé ; mais elle perd beaucoup de son attrait lorsqu'on s'est familiarisé avec le spectacle des nuits romaines. Il n'y a là aucun secret véritable de la lumière, il n'y a que la reproduction exacte d'un phénomène d'ordre secondaire. Il y a loin de cette sorcellerie de lanterne magique au clair obscur hollandais et au rayon miraculeux de Rembrandt.
C'est ce même phénomène qu'a saisi et exploité jusqu'à satiété le Hollandais Honthorst, que les Italiens ont si justement appelé Gherardo della Notte, — le contraste de l'ombre nocturne et d'une lumière artificiellement disposée ; seulement Honthorst fait ses ombres moins intenses, plus blondes, et ses lumières moins vigoureuses. Comme l'occasion ne se présentera plus pour nous de citer Honthorst, que nous avons rencontré par hasard sur notre chemin, disons que Rome possède de lui divers ouvrages qui valent la peine d'être regardés, lorsqu'ils se présentent à vous sans que vous vous soyez donné la fatigue de les chercher, fatigue que je ne conseille à personne, étant donnée la brièveté de la vie. Donc, si le hasard vous conduit vers lui et que le jour soit propice, consacrez dix minutes à la Décollation de saint Jean-Baptiste de Santa-Maria-della-Scala. Il est un second tableau que vous ne pouvez manquer de rencontrer, car il est dans la même chapelle que le délicieux Saint Michel du Guide à l'église des Capucins. Cette toile représente le moment où le Christ, après la flagellation, est salué ironiquement roi des
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Juifs par la canaille, qui vient de lui remettre aux mains le sceptre dérisoire de roseau. La passive résignation du Christ a été bien rendue ; c'est plutôt, il est vrai, la résignation d'un disciple de saint François que celle du Messie, fils de Dieu ; aussi, en considérant ce Christ, je pensai à ce passage des Fioretti où il est raconté comment le bon Ber- nardo di Quintavalle, étant à Bologne, se laissait tranquillement insulter et tirer la barbe par tous les polissons de la ville sans répondre un seul mot, lorsqu'un citoyen qui contemplait ce spectacle avec admiration vint arracher le fidèle disciple du réformateur évangélique à cet indigne traitement en disant : « Vraiment, voilà bien le plus haut état de religion dont j'aie jamais entendu parler! » Les trémoussements facétieux de la canaille ont aussi été fort bien rendus, et avec beaucoup de diversité drolatique. Si les capucins de la piazza Barberini regardent quelquefois ce tableau, et si le voisinage du beau Saint Michel, qu'ils sont justement fiers de montrer, ne lui nuit pas dans leur estime, ils peuvent y retrouver quelque chose de l'esprit de patience et de passive résignation qui inspira les ordres monastiques pareils à celui dont ils font partie.
Deux peintres célèbres marchèrent dans la voie ouverte par le Caravage, l'Espagnol Ribeira et le Français Valentin. Ainsi qu'il arrive souvent, les disciples dépassèrent le maître. Les deux hommes que nous avons nommés n'eurent pas cependant à un aussi haut degré les qualités matérielles de l'ou-
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vrier; mais Ribeira a une tout autre portée de sentiment, et Valentin possède une sagesse, un attrait, un pathéthique original, qui furent étrangers à son maître. A la galerie du palais Sciarra, on voit un charmant ouvrage, les Petits Joueurs de cartes, qui porte le nom de Caravage; mais d'aucuns veulent que cet ouvrage soit de Valentin, et nous serions charmé, pour notre part, que ce fût à notre compatriote que revînt la gloire de cette page spirituelle. Il nous est souverainement désagréable de penser que ce brutal puisse être l'auteur de ce gentil tableau; c'est bien assez .d'être obligé de convenir qu'il a fait dans l' Ensevelissement du Christ une peinture d'une exécution magistrale. A vrai dire, dans ce tableau, nous ne reconnaissons pas plus la couleur ordinaire à Valentin que la couleur propre au Caravage; mais les qualités de l'œuvre sont bien françaises, et elle porte bien le cachet historique de la France de Louis XIII. Deux gentils drôles, dans la première fleur de la jeunesse, sortes d'enfants perdus de troupes irrégulières, à demi aventuriers, à demi escrocs ou peut-être pis, sont accoudés aux deux coins d'une table, jouant aux cartes; ils paraissent discuter sur une des cartes jouées. Devant eux, tout droit debout, fièrement campé, le feutre à plumes sur l'oreille, un grand escogriffe, dont le visage est empreint d'une expression méphistophélique, prononce sur le coup en mettant son gant troué qui laisse passer significativement la pointe de son index. Rien dans ce tableau ne parle de l'Italie de cette
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époque, rien n'y rappelle les sujets et les types du tableau de genre italien; tout y parle au contraire de la France de Loùis XIII et y rappelle les types alors en vogue du théâtre et du roman. Ce matamore, nous le connaissons par Cyrano de Bergerac, par Scarron, par Corneille, par Callot ; ces deux petits tire-laines et coureurs de grandes routes, nous les connaissons par les deux polissons de l'odyssée du burlesque d'Assoucy et par les aigrefins du Francion de Sor- rel. Oui, l'âme de ce tableau est bien française, et non italienne, et c'est bien dans notre pays qu'il en faut chercher l'auteur.
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VII
SAINT-PIERRE-IN-MONTORIO. — LE TEMPLE DE BRAMANTE.
SÉBASTIEN DEL PIOMBO A ROME.
« Surtout n'oubliez pas Saint-Pierre-in-Montorio, » m'avait dit quelques jours avant mon départ pour Rome une dame protestante. Je n'avais garde d'oublier une recommandation qui me venait d'un camp si peu suspect d'admiration pour la capitale du catholicisme, et je dis à mon tour à tous les futurs visiteurs : N'oubliez pas de consacrer une de vos premières visites à Saint-Pierre-in-Montorio, car, indépendamment de l'intérêt qui s'attache aux noms de deux grands àrtistes, Sébastien del Piombo et Bramante, cette église est par un beau jour le but de promenade le plus heureusement choisi. Elle est construite à mi-côte du gentil mont Janicule, la plus riante des collines de Rome, à l'endroit où, selon la tradition , saint Pierre fut crucifié. A vos pieds grouille le morose faubourg du Transtevère , et quand on vient de parcourir ses rues étroites et muettes, aux maisons ornées de festons de loques et
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de guirlandes de chiffons, d'observer sa population à la fois robuste et souffrante, crasseuse et superbe, à qui le rire semble inconnu, il y a une indicible volupté à gravir la pente du Janicule, en respirant l'air libre et pur. Un peu au-dessus de Saint-Pierre, la fontaine Paolina, création du pape Borghèse, dégorge ses eaux abondantes qui tombent dans cette demi- solitude avec un bruit de cascade ou de torrent, et en face de la fontaine se découvre une des vues de Rome les plus propres à inspirer la rêverie. C'est là qu'il faut monter, si l'on veut savourer avec une mélancolie sans tristesse le sentiment du néant de la grandeur humaine, que j'ai trouvé partout ailleurs âpre et sombre. Oh! qu'il est doux de s'accouder sur la rampe de la colline, et là de se laisser assourdir par le tapage de l'eau Paolina, en contemplant les toits et les dômes de la célèbre ville !.Eh quoi! ce n'est que cela Rome? On dirait un grand village perdu au milieu de la plaine et assiégé par la campagne, qui de toutes parts le presse et l'envahit. Pour compléter la rêverie, les seuls bruits qui vous arrivent sont des bruits de la nature : quelque rare murmure du vent dans les arbres, un hennissement de cheval, un braiment d'âne, et par instants, partant de la villa Pamphily, couronne de cette colline, des voix joyeuses de promeneurs ou des cris de serviteurs qui, transformés par la distance, semblent l'appel lointain de pâtres rassemblant leurs troupeaux. De l'énorme entassement de maisons et d'édifices d'en bas, aucun bruit ne monte (car Rome est une
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ville sans rumeurs), sauf ces bruits qui appartiennent aux localités rustiques, quelquefois un bourdonnement de cloches, et, chose curieuse, de temps à autre, le clairon perçant du coq ; au moins voilà tout ce que nous avons entendu pendant la demi-heure que nous avons passée sur le Janicule à regarder ce panorama. Cette vue de Rome est à peu de chose près celle que l'on a, non loin de là, de la terrasse de Saint-Onuphre ou de la fenêtre du Vatican qui s'ouvre en face de la bibliothèque ; seulement ici, à Saint-Pierre-in-Montorio, le caractère rustique est plus fortement marqué : nous sommes loin du spectacle royal qui se découvre du haut du sauvage Aven- tin et du magnifique décor qui se déroule devant l'élégant Pincio.
Dans la cour du cloître de Saint-Pierre-in-Montorio, un petit temple rond s'élève à la place présumée du martyre du prince des apôtres. Il fut dessiné par Bramante. A Saint-Pierre, au Vatican, au palais Gi- raud de la place de Scossa-Cavalli, Bramante a montré avec quelle rare harmonie il sait unir la grandeur et la pureté; dans ce ravissant bijou, il a montré l'alliance de la pureté et de la grâce. Comme le cercle qui marque la naissance de la petite coupole est à la fois élégant et fin, et comme la lumière rit de se voir emprisonnée dans cette geôle au dessin si correct! Comme l'édifice entier pose sur sa base de pierre avec légèreté! Mais cela est païen, bien païen cette fois, et n'est en rapport ni de près ni de loin avec aucun des sentiments du christianisme. A l'exté-
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rieur, on dirait un pavillon de repos fait pour réparer les lassitudes heureuses, ou pour faciliter les rêveries où l'âme aime à se faire des promesses de joie; à l'intérieur, c'est un temple pour le fils de Vénus, ou, si l'on tient absolument à l'associer au culte chrétien, c'est une adorable volière pour la colombe du Saint-Esprit. Il me semble le voir, le divin oiseau captif, tournant autour du cercle de la coupole, élégante, mais trop étroite représentation de l'éternité, cherchant à s'échapper et volant dans son impatience du haut au bas de cette cage où vont peut-être venir le saisir les nymphes faciles qui dans le sacellum souterrain , grotte lumineuse , antre riant, pleurent sans doute la mort de quelque pâtre aimé des dieux. Il n'est pas possible en effet que cette chapelle souterraine soit consacrée au souvenir de Simon Pierre, pêcheur de Galilée, type éternel du plébéien, au dévouement sans bornes, à la foi profonde, et du tragique martyre qu'il subit en ce lieu : non, le souvenir sacré qui vit dans ce coquet caveau, c'est bien plutôt celui de quelque Hylas aimé des nymphes qui trouva la mort par imprudence d'amour, ou celui de quelque Daphnis poète,
... Usque ad sidera notus Formosi pecoris custos, formosior ipse.
Mais que nous importe après tout ? Si cet édifice n'est pas chrétien, il est bien italien, et il nous parle de l'Italie ancienne et moderne avec un charme
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auquel on ne cherche pas à se soustraire. J'oublie les grands souvenirs de l'Eglise naissante, et je pense aux églogues de Mantoue; puis, franchissant les siècles, mon imagination s'arrête aux pastorales italiennes du Tasse et de Guarini. N'ai-je pas là sous les yeux un de ces temples où leurs bergers vont consulter l'oracle, faire leurs vœux, suspendre leurs guirlandes, joindre leurs mains par le mariage, par exemple ce temple du Pastor fido où le prêtre Montano fait ses sacrifices à Diane et consulte les voix divines qui parlent d'amour et d'hyménée ?
Ici le prêtre Montano m'est représenté par les deux moines qui me montrent l'église : l'un, petit vieux à barbe blanche, traînant péniblement les pieds; l'autre, jeune homme maigre, hâve, aux yeux brillants de fièvre, dont toute la personne semble indiquer l'abandon de soi et une sorte de muet désespoir. Avec mes deux moines, mes riantes pensées de tout à l'heure s'envolent bien vite, et des rêveries graves de plus d'une façon viennent m'assaillir. Tous deux portent le même habit, mais ils n'appartiennent pas à la même Italie; ils sont plus que séparés par l'âge, je jurerais que leurs âmes n'ont rien de commun. Le bon vieillard m'apparaît comme une représentation de l'ancienne Italie avec sa léthargie qui faisait couler si facilement le temps, sa bonhomie qui prenait la vie pour ce qu'elle valait, sa placidité, sa politesse. Gratix danti, me dit-il spirituellement avec une intonation où l'humilité d'un vieux franciscain s'allie à la finesse ironique d'un vieil Italien, lorsque
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je lui mets dans la main une pièce de menue monnaie ; mais le jeune, avec sa navrante figure, m'a l'air d'avoir été mal dompté par le cloître : je l'entends qui pousse de petits rugissemens fauves pendant que je contemple la fresque de Sébastien del Piombo. Pauvre enfant! il me fait mal à regarder; sa vue fait lever dans ma mémoire, je ne sais trop pourquoi, le souvenir d'un vers terrible de Leopardi, et, pendant qu'il mugit sourdement, moi, je marmotte à mi- voix :
A palpitar si move Questo mio cor di sasso....
L'accompagnement est en parfait accord avec la musique qui lui a échappé, et par le fait il me semble voir dans cet enfant la traduction en prose plébéienne d'une ode violente d'Alfieri, de Foscolo ou de Leopardi, tandis qu'avec le vieux moine je remontais facilement à l'Italie heureuse de Métastase.
A l'entrée de Saint-Pierre-in-Montorio se trouve la principale richesse de l'église *, une fresque représentant la Flagellation peinte dans la première chapelle de droite par Sébastien del Piombo. Cette
1. Saint-Pierre-in-Montorio a perdu son grand ornement, la Transfiguration de Raphaël que l'on y voyait autrefois. Le chef-d'œuvre a été remplacé par une bonne copie du Marlyre de saint Pierre du Guide, peinture qni est en rapport plus exact, il faut bien l'avouer, avec l'origine et le caractère de cette église. On y voit encore pourtant plusieurs choses remarquables oulre la fresque de Sébastien del Piombo, quel-
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fresque est une des plus belles choses qu'il y ait à Rome. Ce n'est pourtant pas par la profondeur du sentiment ni par le pathétique de la composition que brille cette œuvre. La même scène, traitée par les Flamands, a une tout autre frénésie; aussi la fresque de Sébastien del Piombo n'a-t-elle guère chance d'émouvoir ceux qui ont contemplé à Saint-Paul d'Anvers la déchirante Flagellation de Rubens, dont, par parenthèse, notre musée de Marseille possède une bonne répétition. Ici nous nous permettrons de faire remarquer combien tout est incertain, puisque nous ne sommes pas sûrs de voir les choses telles qu'elles sont réellement, mais telles que les préoccupations habituelles et la forme de notre esprit veulent que nous les voyions. Cette même scène, qui nous a paru froide de sentiment, a fait au contraire une impression de violence sur un des plus brillants écrivains de ce temps-ci, M. Taine. Obéissant aux tendances de son vigoureux esprit, qui devant toute chose a besoin d'un trait net et ferme qui la résume, la grave et la classe, se rappelant d'ailleurs que le dessin de cette page remarquable a été attribué à Michel-Ange, le jeune écrivain a surtout été préoccupé de chercher dans cette flagellation « les atti-
ques tombeaux intéressants, une chapelle décorée par Bernin, un bas-relief représentant saint François soutenu par les anges, et enfin, en face de la Flagellation de Sébastien del Piombo, une autre fresque de Jean de Vecchis représentant saint François recevant les stigmates, page d'une belle ordonnance et dont lu dessin est, comme celui de l'œuvre ell' Sébastien , attribué à Michel-An^e.
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tudes sculpturales, les muscles tordus et tendus du patient et des bourreaux. » Attitudes sculpturales, oui, muscles tendus et tordus, franchement, non. A la vérité, un des bourreaux lève un bras pour frapper en détournant à demi le corps, et ce mouvement, qui force le torse à le suivre, imprime un pli à la chair; mais il n'y a là ni tension ni violence, c'est le| même mouvement que nous avons fait dans nos] heures les plus calmes, lorsque, sans changer d'atti- j tude, nous avons détourné la tête pour voir quelque objet placé derrière nous. Et comme ce bourreau frappe mollement, sans conviction ! dirai-je presque; il lève son paquet de cordes tout simplement pour avoir occasion de faire mieux ressortir les lignes de son corps, qui est en effet irréprochable. Cette flagellation est un jeu, on le voit bien au calme du Christ, calme qui est non pas le résultat de la résignation ou du stoïque effort d'une âme divine, mais le résultat d'une parfaite indifférence pour des coups dont aucun ne peut meurtrir sa chair. Cette fresque a été tout simplement un prétexte à montrer trois beaux corps ; cependant, en dépit de son insignifiance morale, on reste longtemps cloué devant cette œuvre, car ces trois corps robustes, élancés, souples, sveltes, à la manière de ceux des jeunes gens de Michel-Ange, présentent le plus parfait modèle de dessin qu'il nous ait été donné de voir jusqu'à ce jour, si parfait, que l'âme, satisfaite de la volupté que lui donne cette profonde science de métier, ne demande rien au delà. Contempler cette fresque procure le même genre de
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q plaisir que l'on trouve à lire une page de prose indi- 1'2 gente d'idées, mais bien équilibrée, d'une correction >b accomplie et d'une forme flatteuse à l'oreille. La Idbeauté du dessin triomphe, dis-je, de l'insignifiance Ib du sentiment moral; elle fait un miracle plus difficile 19 encore : elle triomphe de la couleur de Sébastien del QPiombo, qui a quelque chose de singulièrement désa- tggréable, même dans ses oeuvres les plus brillantes, tout disciple du Giorgione qu'il ait été, — et qui 36 est ici noire à l'excès, comme si elle avait été salie 'bde poussière de charbon mouillée d'eau.
Singulier talent que celui de Sébastien del Piombo! D Cet artiste n'a pas un atome de génie véritable, de 38 sentiment moral, et cependant il excite l'admi- 31 ration, tant il est maître de ses moyens. Il est impos- la sible de ne pas être frappé de la belle ordon- innance de ses scènes, de son habileté à disposer et .6 à grouper ses personnages, de la fierté de leurs 1b allures et de leurs attitudes. Tout cela est composé Bà froid, mais avec la sûreté d'une main qui ne peut leerrer; tout cela est sorti non pas directement de la Docontemplation de la nature, mais de la méditation niintelligente des grandes œuvres créées par l'art ita- )illien ; bref, comme certains poètes classiques, Sébas )iltien del Piombo atteint à la grandeur par la rhéto- ihrique. Une certaine inspiration est compatible avec alla rhétorique, une inspiration comparable à ce qu'on ^appelle dans l'ordre des sentiments les amours de êJtête : aussi, quand je dis que Sébastien del Piombo oocompose à froid, faut-il entendre ces mots avec
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une nuance. Il a l'enthousiasme des formes pour elles-mêmes, et il s'échauffe à combiner des lignes~ comme un rhéteur qui aime et possède son artl s'échauffe à combiner des phrases. Toutes les fois que j'ai regardé ses tableaux, j'ai retrouvé en moi exactement la même sensation que j'avais éprouvée lorsque j'avais lu les œuvres du poète anglais Johnj Dryden. En tenant compte des différences qui séparent les deux arts de la peinture et de la poésie, lesj deux époques et les deux civilisations, Dryden est, juste l'analogue de Sébastien del Piombo ; c'est la 4 même nature et la même forme d'esprit, la même science consommée, la même habileté à suppléer à l'insuffisance de l'inspiration par la connaissance < profonde des beaux modèles, à faire apparaître des fantômes de grandeur, d'énergie, de beauté, et à les faire prendre pour des réalités. Lisez par exemple les deux admirables odes de Dryden, Sainte Cécile et. la Fête d'Alexandre, qui sont justement regardées^' comme deux chefs-d'œuvre classiques : ce sont deux!' inspirations de tête dans lesquelles la facile et naïve spontanéité de la nature n'est pour rien ; le poètei s'est mis à couver ses sujets comme une poule ses: œufs, et il a fini par s'échauffer lui-même dans cette J | incubation. Cependant quel sentiment profond de ce qui constitue l'ode dans le seul choix de ces sujets! Comme le poète a bien reconnu que ces sujets étaient lyriques par essence, qu'ils se prêtaient naturellement au fracas des grandes images, au beau délire, qui, selon notre législateur poétique, est dans l'ode /
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un effet de l'art, et qu'en même lemps ils contenaient les ressources nécessaires pour maintenir ce délire dans les cadres sévères des compositions classiques, pour conserver l'unité au sein de l'apparente incohérence des sentiments contraires! Que manque-t-il à Dryden pour être mis sur la ligne des très grands poètes? En vérité, je ne sais trop. Éloquence, énergie, sentiment du drame, fierté du nombre, beauté des images, il a tout cela, et davantage encore, c'est-à- dire une couleur superbe, même dans ses plus faibles œuvres, une couleur que bien des poètes romantiques pourraient lui envier. Je défie qu'on le lise sans l'admirer; mais cette admiration est stérile; quand on a dit : Cela est vraiment beau, tout est fini; jamais Dryden n'a fait naître une pensée ou un sentiment. Il en est de même de Sébastien del Piombo. Ses œuvres ne font passer aucune étincelle dans celui qui les admire, et on s'en retourne après les avoir vues juste aussi riche de vie morale qu'auparavant.
Il y a de lui à Santa-Maria-del-Popolo, dans la chapelle des Chigi, un ouvrage qui m'a fait connaître une singulière aventure. J'ai dit que la science de métier de Sébastien del Piombo était telle qu'elle triomphait de sa stérilité morale et de sa désagréable couleur ; mon aventure de Santa-Maria-del-Popolo semblerait prouver qu'elle peut triompher même de l'obscurité. Par deux fois, je n'ai pu voir cette immense toile qu'à travers un rideau d'ombre, soit que l'heure ne fût pas favorable, soit que la chapelle fut mal éclairée ces jours-là, par suite de quelque dispo-
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sition fâcheuse, et cependant par deux fois je me suis retiré avec la conviction que je venais de me trouver devant une belle chose. Si l'on m'avait interrogé sur cette toile, j'aurais répondu sans hésitation aucune : C'est un chef-d'œuvre. Et qu'en avais-je vu cependant avec les plus extrêmes efforts de mon attention? Rien que deux personnages, mais deux personnages d'une telle allure qu'ils ne pouvaient appartenir qu'à une œuvre magistrale. Je me suis donc vertueusement obstiné à retourner à Santa-Maria-del-Popolo jusqu'à ce que j'eusse rencontré la minute heureuse où le caprice de la lumière et peut-être aussi la bienveillance des sacristains me permettraient de voir ce tableau délivré de son voile d'ombre. Les bons sentiments sont quelquefois récompensés, et enfin, un jour que la lumière inondait à flots la chapelle des Chigi, j'eus le plaisir de reconnaître que mon jugement, que je pouvais appeler en toute vérité un jugement à l'aveugle, avait frappé juste. Cette immense toile, qui occupe toute la muraille au-dessus de l'autel, représente une Nativité, que je crois être- celle de saint Jean-Baptiste, car autrement je n'en comprendrais pas la disposition. Le peintre a divisé son œuvre en plusieurs scènes à l'imitation des maîtres de l'ancienne école ; seulement cette division, au lieu d'être faite par compartiments et dans de petits cadres, a été faite dans un même ensemble, par plans et sur une échelle énorme. Au premier plan, un groupe de femmes, d'enfants, de jeunes gens, contemplent le bambin qui vient de naître, ou préparent
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les langes pour protéger son petit corps. Rien n'est plus noble que cette longue ligne de personnages, tous irréprochablement beaux, tous posés dans des attitudes soigneusement choisies : au centre, tenant l'enfant sur ses genoux, se présente une femme que je crois être la Vierge elle-même, car son expression a cette pureté traditionnelle qui la fait reconnaître aussitôt, à quelque type national que le peintre emprunte ses traits. Sur le second plan, on voit Elisabeth étendue dans son lit d'accouchée, et enfin au troisième plan deux vieillards arrêtés au seuil de la chambre prennent congé l'un de l'autre ; c'est sans doute Zacharie reconduisant un de ces voisins qui, selon le récit de saint Luc, remplirent sa maison à la naissance de Jean-Baptiste. Au-dessus de cette scène plane Dieu le Père, qui vient d'inspirer Zacharie de son esprit prophétique. La composition de cette œuvre est grandiose ; rien de mieux distribué que ces groupes de personnages tous sévèrement beaux ; mais quand on a longuement admiré, on est obligé de s'avouer que c'est là une belle chose, non selon la nature, mais selon l'art, non selon l'âme, mais selon l'intelligence, et on se dit que le moindre Angelico de Fiesole exercerait sur le contemplateur une tout autre contagion d'attendrissement, de dévotion et de sympathie.
Le chef-d'œuvre de Sébastien del Piombo à Rome est le portrait de l'amiral André Doria, dans le cabinet de famille de la galerie Doria. Il est placé en face du portrait du pape Pamphily (Innocent X) par
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Velasquez, figure de pontife bougon, qui doit avoir été souvent de mauvaise humeur, la plus hargneuse que je connaisse après celle du terrible Jules II. Comme j'ignore la date précise de ce portrait d'Innocent X, j'aime à croire qu'il fut peint par Velasquez dans quelqu'un des jours sombres de ce pontificat, par exemple celui où fut exécuté l'ordre de raser Castro. Quoi qu'il en soit, c'est une fort belle chose, très instructive par le contraste qu'elle présente avec les œuvres italiennes nées d'un tout autre système d'art, et je ne conçois pas bien que Stendhal ait pu dire qu'elle avait l'air tout étonnée de se trouver en compagnie de tant de merveilles. Combien ces deux images placées en face l'une de l'autre font naître de sombres rêveries et parlent éloquemment de la tristesse inhérente aux grandes conditions ! Le visage d'Innocent X est d'un grognon, celui d'André Doria n'exprime que mépris secret et froide réserve. La désagréable couleur grise de ce portrait a été, dirait-on , choisie tout exprès par Sébastien del Piombo pour faire encore mieux ressortir l'expression glacée de ce visage aigre et coupant comme une bise inattendue survenant après les premiers beaux jours. L'amiral est tout droit debout, aperçu jusqu'à -mi-jambes, tenant à la main l'insigne du commandement, coiffé d'un bonnet de velours noir. La taille est robuste et bien prise, la main belle et noble; l'âge est à peu près celui qu'il devait avoir à l'avènement au trône de notre roi François Ier, c'est-à-dire cinquante ans. Oui, c'est bien la véritable image d'André
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Doria, car l'attitude dit : C'est un homme puissant, et le visage dit : C'est un homme malheureux.
Malheureux, il le fut du commencement à la fin de sa vie, et de la pire misère qui puisse affliger un homme d'un grand cœur : ce fut un patriote sans patrie. Génois de la plus illustre race, c'est à peine s'il connut Gênes, et, quand il y rentra sur ses vieux jours, ce fut pour lui porter le bienfait de cette liberté qu'il lui avait acheté par toute une longue vie d'aventures, de déboires et de fatigues. Tout jeune, il avait vu obscurcie la gloire de sa famille, si puissante un demi-siècle auparavant et qui avait failli mettre fin à l'existence de Venise, il avait vu les Fieschi faire et défaire les doges, le peuple passer son temps à essayer quelles chaînes lui iraient le mieux, et se parer un jour des bracelets de fer de la France, le lendemain du collier d'airain de Sforza. Alors il alla de maître en maître, cherchant gloire et fortune, comme s'il eût été un aventurier de naissance ; il en connut, comme les pauvres mercenaires, de toute âme et de tout caractère, de bons et de mauvais, d'indignes et de nobles : le pape Cibo, Alphonse d'Aragon, Charles VIII, Louis XII, François Ier, Charles-Quint. Lui qui par héritage aurait dû trouver dans son berceau le commandement des flottes de Gênes, lui dont le palais regarde la mer et qui de sa terrasse pouvait monter à bord du vaisseau amiral, il lui fallut, comme un corsaire, créer une flotte et se faire, ce qu'on n'avait pas encore vu, condottiere de la mer. Cependant ces fatalités-là ne sont encore rien pour un tel homme ;
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ce qui glace le cœur et apprend le souverain mépris, c'est d'être obligé, pour sauver son œuvre, d'avoir recours à la perfidie et à la ruse, c'est de prononcer le mot terrible de l'archange de Milton : Evil, be my good. Certes les Génois ne comprirent sans doute jamais légèrement de quel prix André Doria avait payé la liberté dont il leur faisait cadeau, prix bien cher pour une âme noble, car c'était celui de la défection et de la trahison. Quelles tortures durent l'assaillir quand, pour sauver le but qu'il poursuivait, il lui fallut trahir la France et son roi, qu'il aimait, pour l'Espagne, qu'il abhorrait! Voilà ce qui répand sur son visage cette ombre froide que le Florentin Alamanni lui montrait comme une tache sur l'éclat de sa vie, tache qu'il avouait en soupirant. C'est cette âme malheureuse que Sébastien del Piombo nous a fait apparaître dans le portrait de la galerie Doria, page historique de la plus haute importance et véritable apologie de la nature de l'amiral. « Ne voyez- vous donc pas ce que je souffre ? nous disent ce visage blêmi par les soucis et le chagrin secret, cet œil atone, ces lèvres.muettes qui retiennent les paroles étroitement captives. Je sers ceux que je hais, je trahis ceux que j'aime, je tiens mon âme au verrou de la dissimulation, mon cœur dans un donjon de glace ; j'appelle le soupçon prudence, le mensonge sagesse, la trahison vertu, et tout cela pour des gens qui n'ont rien à me donner en payement de telles douleurs, si ce n'est la domination sur leurs personnes, — futile récompense dont je me soucie
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encore moins que de tout le reste, misérable hochet qu'il faut laisser aux ambitieux vulgaires dont le cœur bas ignore que rien en ce monde ne vaut le prix dont on l'achète. » Peu de choses à Rome m'ont ému autant que ce portrait, car je lui dois d'avoir eu réellement pour la première fois la perception claire de ce que fut ce grand homme qui nous fit tant de mal.
La grande salle du palais Doria à Gênes contient un autre portrait de l'amiral. Celui-là fut peint par Perino del Vaga, et représente André Doria passé à l'état de vieux sorcier. Là, c'est un être presque fantastique et qui fait vraiment peur. La tristesse du portrait de Sébastien del Piombo s'est changée en taciturnité morose ; de profondes rides plissent ses joues ; il est devenu borgne, et dans l'œil qui reste ouvert brille la flamme d'une cruauté tranquille : c'est vraiment l'image de la solitude misanthropique. Pour unique compagnon, il a près de lui un chat noir, qui soulève son dos en arc de pont et lève la queue en trompette. « Voilà tout ce qui me reste maintenant en ce monde, a l'air de nous dire ce vieux nécromancien qui tira Gênes d'entre les morts. J'avais aussi un grand chien danois que m'avait donné l'empereur Charles-Quint et qui portait le nom superbe d» Jupiter. Il est mort ; je l'ai fait enterrer tout en haut des jardins de mon palais , dans un mur d'une force cyclopéenne, et j'ai marqué la place où repose la dépouille de mon animal bien-aimé par une colossale statue de Jupiter lançant la foudre,
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afin que ceux qui apercevront de deux lieues ce gigantesque rébus de pierre s'informent de sa signification et transmettent ensuite aux autres hommes la nouvelle importante du décès de mon chien. » Ce portrait nous reporte à peu près à l'époque où André Doria poursuivait de ses longues et implacables vengeances les Fieschi, meurtriers de son neveu Gian- netto. On l'a taxé à cette occasion de cruauté ; mais était-ce donc en vain que le héros avait servi l'Espagne et fait la guerre contre les Turcs ? A quoi nous servirait l'expérience, si nous ne profitions pas de ses leçons? André Doria avait d'ailleurs le droit d'être implacable; il avait fait un miracle, celui de ressusciter Gênes, alors que dans toute l'Italie les républiques succombaient l'une après l'autre pour ne plus se relever, et il se rencontrait des téméraires pour toucher à ce miracle ! Si la conspiration de Louis Fieschi eût réussi, il est probable que Gênes aurait succombé avec l'œuvre d'André Doria, et alors, pendant les siècles qui suivirent, l'Italie en aurait été réduite aux deux points de Venise et de Rome pour attester son indépendance devant les autres nations. Grâce à André Doria, elle'conserva un troisième foyer d'existence ; au moment où elle allait tomber dans la plus extrême misère, le héros lui rendit le service d'accroître au moins en elle l'illusion de sa liberté.
Nous voilà bien loin en apparence de Saint-Pierre- in-Montorio, et cependant nous pouvons dire que nous n'avons pas bougé de place ; c'est par la Flagellatzon de Sébastien del Piombo que nous avons été conduit à
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André Doria, et c'est encore le nom de Doria que nous rencontrons à quelques pas au-dessus de Saint-Pierre, à la délicieuse villa Pamphily, la plus charmante de Rome pour quiconque préfère aux plaisirs de l'art les jouissances physiques que donne la nature. Donc, si vous aimez mieux rafraîchir votre sang par les baumes de l'air que l'échauffer par l'enthousiasme du génie humain, si vos yeux sont plus gourmands de la verdure des plantes que de la blancheur des marbres, si vous savez apprécier ce plus réel des plaisirs de ce monde, s'asseoir par terre, sur une herbe tiède, bien essuyée de toute humidité par un beau soleil, — l'homme est tellement le fils de la terre qu'il ne repose vraiment bien que sur son sein, — allez souvent à la villa Pamphily. Partout les arts vous poursuivent à Rome, et ce n'est pas leur échapper que de se réfugier à la villa Albani, à la villa Borghèse, à la villa Ludovisi. La villa Pamphily est le seul endroit de Rome où la nature tienne sa puissante pharmacie de remèdes aux dégoûts, fatigues, indigestions, hébétements, que ne peuvent manquer d'engendrer de temps à autre tant de statues et de tableaux. Oh! bonheur, il n'y a pas là une œuvre d'art; mais pourquoi faut-il que de malencontreux archéologues y aient découvert des columbaJ'ia? Cette vétusté sépulcrale fait vraiment tache dans ce beau parc, où domine la nature à la jeunesse éternellement renouvelée. C'est à la villa Pamphily que je me suis rendu compte pour la première fois de la beauté qui est particulière aux pins de la campagne
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romaine. C'est le plus aristocratique de tous les arbres : il se suffit à lui-même, il n'a pas besoin de voisins ; la solitude, loin de nuire à sa beauté, la déploie au contraire dans tout son faste. D'autres arbres, le chêne, le hêtre, peuvent vivre solitaires ; mais le chêne a dans la solitude quelque chose d'un paysan sauvage, le hêtre quelque chose de commun ; le pin au contraire est un grand seigneur qui ne perd rien de son élégance à être isolé, car il y gagne de mieux faire ressortir son individualité, de mieux montrer la différence qui le sépare des autres essences. Le pin est une harmonie à lui tout seul ; il fait bouquet d'arbres à lui tout seul : deux pins bien placés et bien espacés suffisent pour constituer un paysage ; on n'a pour s'en convaincre qu'à se rendre au Ponte-Molle. Un spirituel écrivain a comparé facétieusement leur forme à celle d'un parapluie qui tantôt serait ouvert et tantôt serait fermé; il ne croyait pas si bien dire. Le pin est en effet un parasol, mais un parasol royal, et en le regardant on songe à ces ombrelles, qui sont des tentes, sous lesquelles voyagent les rajahs de l'Orient. C'est le pin qui a créé le paysage historique, car à son aspect la pensée en naît spontanément dans l'esprit ; c'est en effet le seul arbre qui puisse abriter également les bergers, les héros et les dieux. Ses rameaux sont assez austères pour que la Vesta mater aime à promener sa chasteté sous leur ombre, assez élégants pour que la chaude Vénus aime à leur demander l'apaisement de ses ardeurs ; Sylla, après avoir abdi-
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qué la dictature, peut venir chercher le repos, Cicé- ron discourir avec ses amis de la morale platonicienne sous la protection de son dais verdoyant.
J'ai dit que la villa Pamphily ne contenait aucun objet d'art ; elle en contient un cependant et qui a, pour nous Français, un intérêt particulier. C'est à la villa Pamphily que commença en 1849 l'attaque de Rome par les troupes françaises, non sans quelque dommage pour le superbe parc. Un monument funèbre, élevé dans un coin de la villa, marque cette date d'une manière durable, et sur un des flancs de marbre de ce monument je lis que c'est le prince Philippe-André Doria qui, mû de piété ou de pitié (pie- tate peut avoir l'un ou l'autre sens), le fit ériger pour donner la sépulture aux soldats français tombés dans le combat.
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VIII
SAINT-ONUPHRE. — SOUVENIRS DU TASSii. — LÉONARD
DE VINCI A ROME. — LE PINTURICCHIO.
Sur la seconde pointe du Janicule se dresse comme un château fort de la religion, le cloître de Saint- Onuphre ; arx pacis, arx quietis, me répétais-je pendant que je gravissais la colline en pensant que c'était à cette forteresse inofi'ensive que le charmant Torquato Tasso était venu demander un abri contre les derniers assauts du monde. Ce cloître fut l'Ararat où s'arrêta enfin sa faible barque, si longtemps noyée des pluies du ciel et si cruellement secouée par la marée de la vie ; c'est là qu'il fut surpris par la mort, pendant qu'il attendait le couronnement promis par le pape Aldobrandini, pontife remarquable, sur la mémoire duquel pèsent cependant deux torts bien graves, une négligence et une atteinte à la justice. La négligence, ce fut de ne pas hâter le couronnement du Tasse ; l'atteinte à la justice, ce fut de permettre l'exécution de Béatrice Cenci après lui avoir fait grâce une première fois, — alors qu'elle méritait
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plutôt une récompense nationale pour avoir débarrassé le monde de son épouvantable père. Toutefois c'est à la papauté que revient tout l'honneur des tardives réparations faites au plus aimable des grands poètes. C'est la papauté qui entoura de paix et de consolations ses derniers jours, et c'est le pape Pie IX qui, deux siècles et demi après les jours de Clément VIII, a payé la dette de l'Italie envers cette illustre mémoire.
Nous avons peu l'amour des pompes officielles et des cérémonies publiques; cependant nous aurions bien voulu être à Rome le jour d'avril 1857, où, en présence de toutes les autorités de la ville, les os du poète furent retirés de la tombe modeste où les avaient déposés les bons hiéronymites pour aller prendre possession du monument élevé par la sollicitude de Pie IX. Je crains seulement qu'il n'y eût là une bien grosse foule, et dans cette foule bien des indifférents dont l'ombre fiévreuse du poète a pu s'effaroucher. Même .après sa mort, il semble que le Tasse réclame des ménagements, que sa mémoire ait plus besoin d'être dorlotée qu'acclamée, qu'il nous demande tendresse et sympathie plutôt qu'admiration. Que pouvait faire le Tasse à cette foule qui ne comprend que les grands hommes assez robustes pour être cahotés en triomphe au bout de ses poignets? Parmi les lettrés même, sa gloire a subi quelque éclipse depuis que la critique a réduit la poésie à n'être plus qu'une province de l'histoire; il n'y a pas là assez d'origines, de questions de race,
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de problèmes archéologiques pour nous intéresser ; aussi ne trouverait-on ses admirateurs que parmi ceux qui ont conservé pur de toute altération scientifique le culte de la beauté, qui jouissent des voluptés de la poésie comme on jouit d'une belle journée; sans souci des lois de la lumière et des phénomènes de la météorologie, ou dans celles des régions aristocratiques qui n'ont pas été encore assez entamées par le monde utilitaire pour perdre le souvenir que la grâce des formes est une partie intégrante de la noblesse, et la magnificence des spectacles extérieurs une partie intégrante de la grandeur. Le génie du Tasse doit être estimé comme une chose rare et précieuse, non comme une chose d'un usage universel ; c'est une sorte de joyau de famille de forme exquise pour la nation italienne, et il semble qu'il devrait être traité comme les joyaux de famille, qu'on ne laisse pas manier par toutes les mains. Si les choses de ce monde étaient plus souvent réglées par le tact de l'imagination, le seul qui soit infaillible, parce que c'est le seul qui recherche l'harmonie, voici quel aurait dû être pour une cérémonie funèbre en l'honneur du Tasse l'idéal d'un cortège : une douzaine de dames italiennes choisies pour leur sensibilité et leurs vertus, cinq ou six pâtres de la campagne romaine choisis pour leur beauté et la pureté de leur race, une vingtaine de religieux désignés par leurs lumières, une députation de lettrés pris parmi ceux qui ont une tournure don-quichottique d'imagination, deux ou trois mondains renommés pour leur
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sentiment de l'élégance, et quelques représentants de la grandeur déchue, — il y a en toujours à Rome, — présidés par le souverain pontife. Le caractère d'une assemblée ainsi composée serait exactement assorti au caractère du génie du Tasse. Rossini vivait encore à cette époque; on lui aurait demandé la cantate nécessaire pour cette occaseen no,il priant de ressusciter en lui l'inspiration du troisième acte d'Othello, l'expression musicale qui a la plus étroite analogie avec la poésie du Tasse, et qui en évoque le mieux les belles images et les radieuses tristesses passionnées. Voilà le cortège véritable qui suit rom- bre de Torquato ; tout autre est pour lui cortège de barbares, même pris dans sa propre nation.
Sous la restauration, le pape Léon XII avait défendu qu'on montrât aux étrangers la chambre que le Tasse occupait à Saint-Onuphre. Stendhal s'indignait de cette défense, parce qu'il en avait été victime. Pour moi, je ne la trouve nullement dépourvue de sens. Le pape Léon XII se plaçait à un point de vue religieux, il lui semblait qu'il y avait une sorte de paganisme dans ces visites à la chambre du Tasse, et que ces pèlerinages devaient être réservés aux mémoires consacrées par la religion ; or c'est précisément parce que ce pèlerinage suppose un culte qu'on devrait ne pas rendre banal l'accès de cette chambre et ne le permettre qu'aux personnes qui prouveraient qu'elles font partie de ce culte. Les milliers d'indifférents et de désœuvrés qui visitent cette chambre ne perdraient rien à ne pas la voir, car,
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après tout, quel objeJ, peut les intéresser? Le masque funèbre du Tasse? il est beau, cela est vrai ; mais, pour la plupart des visiteurs, les cabinets des successeurs de Curtius en France et de Mme Tus- saud à Londres offrent des sujets d'intérêt bien plus actuel. Le pauvre fauteuil éraillé sur lequel s'est assis le poète ? le dernier des cockneys n'en voudrait pas pour s'y asseoir. Son modeste secrétaire? n'importe quel scribe n'en voudrait pas pour y serrer ses paperasses. Mais cette chambre, vraie cellule de solitaire, prend un tout autre aspect quand on se rappelle les sentiments qui occupèrent les dernières années du poète, et que l'œil fixé sur ces débris on peut se réciter ces vers de la Gerusalemme :
Cosi pensando, alle più eccelse cime Ascese ; e quivi inchino e riverente,
Alzó il pensier sovra ogni ciel sublime,
E le luci fissó nell'oriente.
La prima vita e le mie colpe prime,
Mira con occhio di pietà clemente,
Padre e signore ; e in me tua grazia piovi, Si che '1 mio vecchio Adam purghi e rinnovi.
A mesure que ces vers s'échappent de la mémoire, cette chambre nue devient vivante ; elle s'anime des rêveries où le poète s'y est absorbé, des souvenirs qu'il y a repassés, des larmes qu'il y a peut-être versées. Le fluide d'un parfum à la fois galant et funèbre, mondain et religieux, circule autour de vous, et on revoit le Tasse tantôt assis près de sa fenêtre, se réchauffant à cette belle lumière italienne dont il fut un si grand peintre, regardant le ciel bleu où pas-
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sent les grands nuages blancs avec une extase d'artiste amoureux des couleurs et de mystique épris du paradis, — tantôt incorrigible rêveur, souriant encore au fantôme de la gloire, qui le berce de consolations chimériques, pendant que derrière lui la porte donne sans bruit passage à la consolation plus réelle de la mort.
Cette visite à la chambre du Tasse serait une occasion toute naturelle d'exprimer notre sentiment sur le génie du grand poète; malheureusement il se trouve que nous avons dit, il y a déjà quelques années, ce que nous avions à dire sur ce sujet, à peu près épuisé pour nous aujourd'hui. Nous ferons seulement deux observations sur les reliques de Saint-Onuphre. Dans le nombre se trouve un autographe du Tasse. Ce précieux papier jauni ne fait pas mentir l'opinion de ceux qui voient dans l'écriture une image de l'âme qui a conduit la main. Celle du Tasse est en exact rapport avec son génie ; élancée et nette en même temps, svelte avec vigueur, aussi lisible qu'au premier jour en dépit du temps, elle est, comme sa poésie, d'une élégance ferme, durable, ayant du corps. Le masque funèbre est très sérieusement beau ; ce visage, que M. V. Cherbuliez ajustement défini celui d'un cavalier, semble encore vivant ; la mort n'y est marquée que par le nez, qui est aminci, allongé et comme pincé, ce qui est le premier et souvent le seul stigmate de laideur qu'elle impose à ceux qui sont partis avec une âme en paix et sans agonie convulsive. Rien de hagard ni de bou-
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leversé : la vie quitta doucement celui qui portait ce visage, elle n'en fut pas violemment arrachée ; mais la beauté de ce masque fait singulièrement rêver. Le visage est celui d'un homme de trente à trentecinq ans, et cependant nous savons que le Tasse en avait cinquante-six lorsqu'il est mort. Ajoutez les fièvres des passions contrariées et de l'amour-propre outragé, les sept années de prison à Ferrare, la folie, la vie errante, tout ce qui peut vieillir prématurément un homme enfin, et vous serez étonné de l'empreinte de jeunesse qui marque les traits de cette image. C'est que l'âme non seulement modèle le corps selon sa propre forme, mais maintient cette forme même en dépit du temps et des accidents les plus destructeurs. Un autre bien remarquable exemple de ce phénomène fut celui du pauvre Henri Heine, que nous eûmes occasion de voir quelques mois avant sa fin. Il est mort à l'âge même du Tasse, cinquante-six ans ; depuis plus de dix ans, il était couché sur un lit de tortures, ne dormant qu'avec le secours de l'opium, aveuglé par la paralysie ; le visage cependant avait conservé une jeunesse, je dirai presque une adolescence incomparable. Il aurait été très difficile de comprendre les deux poètes avec des traits pareils, s'ils avaient eu d'autres génies que ceux qui les distinguent; mais cette bizarrerie se trouvait en harmonie singulière avec les natures de leurs talents. L'un et l'autre avaient des âmes de substance jeune ; celle du Tasse fut pétrie de lumière et d'élégance, celle de Heine de grâce voluptueuse et
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de turbulence enjouée. Ces éléments, qui chez la plupart des hommes sont des éléments de transition, marquant un âge, étaient chez eux les éléments permanents, l'être même, et c'est pourquoi le Tasse, même hébété par la folie et la douleur, mourut avec le visage d'un cavalier italien, et Heine, même paralysé et aveugle, avec le visage d'un étudiant allemand.
Le pape Pie IX a fait ce qu'il a pu pour que ce monument qu'on doit appeler expiatoire fût digne du Tasse. D'abord il a eu la bonne pensée de le faire élever au moyen des seules souscriptions fournies par les admirateurs du grand poète, ce qui était la meilleure manière d'appeler les Italiens à réparer les torts de leurs devanciers, tout en dispensant le pro- fanum vulgus de toute participation quelconque à un acte d'une moralité appréciable seulement du petit nombre. Il a fait aussi richement décorer la chapelle où le monument est placé. C'était Canova qu'il aurait fallu au pape pour ce tombeau, ou Thorwaldsen à défaut de Canova ; mais un certain guignon accompagne le Tasse jusque dans la mort, et son ombre a dû se contenter du très estimable monument élevé par le commandeur de Fabris, qui ne s'est épargné ni le labeur de la main, ni les fatigues plus grandes de la méditation. Il est évident que l'auteur de cette œuvre s'est ingénié, a cherché, a senti la noble ambition de ne pas être au-dessous de son sujet. Ce monument sent l'huile, pourrait-on dire, s'il étai permis d'appliquer à une œuvre de sculpture l'ex-
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pression qu'on applique parfois aux œuvres de l'esprit. Sur le bas-relief est sculptée la procession des amis qui accompagnèrent le Tasse à sa dernière demeure, le fidèle Manso, Guarini, d'autres moins célèbres ; au-dessus se présente le poète adressant ses vers à la Vierge, qui apparaît au milieu d'un chœur d'anges. Ce monument a, selon nous, le tort grave de dissimuler le caractère général du poète et de ne rappeler au lecteur que le Tasse de la dernière heure. Ce n'est qu'un Tasse épisodique en quelque sorte qui est honoré dans ce tombeau, le Tasse des années romaines; mais ou est le Tasse de Naples et de Ferrare, le poète des sonnets et des madrigaux, Fauteur de PAndnta, le chantre de la Gerusalemme, le platonicien mêlé de chrétien? C'est en vain que nous le cherchons. Tort grave, car un monument funèbre ne peut avoir que deux caractères : ou bien il doit être un monument simplement commémoratif d'une mémoire illustre, ou bien il doit exprimer la nature générale du mort, et non telle ou telle de ces natures épisodiques qui se rencontrent à tel ou tel moment de la vie d'un grand homme, mais qui ne sont pas essentiellement lui et ne sont pas liées à ce qu'on peut appeler son âme permanente. Il est vrai qu'un tombeau qui aurait laissé transparaître la complète nature du Tasse aurait pu sembler déplacé dans une église; mais il y avait un moyen d'obvier à cet inconvénient. C'est au grand air, en pleine lumière, qu'aurait dû s'élever le monument destiné au plus grand peintre de la lumière qu'ait eu l'Italie; Pour-
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quoi ne l'a-t-on pas placé au centre de la petite terrasse devant Saint-Onuphre, d'où l'on a une si belle vue de Rome, et où, selon toute probabilité, le Tasse est venu bien souvent s'asseoir?
Un autre fils bien illustre de l'Italie a laissé à Saint- Onuphre une de ces précieuses œuvres dont il fut si avare, et dont le temps semble plus jaloux que des œuvres de tout autre artiste, car celles qu'il n'a pu détruire entièrement et d'un coup, il les ronge lentement. C'est une madone peinte à fresque sur le mur du corridor qui conduit à la chambre du Tasse par Léonard de Vinci. Cette œuvre offre cette particularité curieuse, qu'elle ne porte aucun des caractères des figures peintes par Léonard. La seule expression de cette Vierge, un peu molle et sans beaucoup de noblesse, est une expression de complaisant orgueil maternel. Sur ses genoux se tient debout l'enfant Jésus, robuste bambin, d'âge difficile à préciser comme beaucoup des bambini peints par le Pérugin ; un doigt levé, il parle avec autorité au donataire, bon vieillard qui écoute respectueusement, sa barrette à la main. Cela rappelle par le caractère pittoresque, et beaucoup plus encore par le génie moral, l'école d'Ombrie et l'ancienne école bolonaise, le Pérugin et Francia. Dans cette petite fresque se trouvent les deux idées que l'on rencontre si souvent dans les représentations de l'enfant Jésus par Francia et Pérugin. La première de ces idées est l'indication de la divinité par la stature de l'enfant. En parlant dans un précédent chapitre de la Vierge byzantine de
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Santa-Maria-in-Cosmedin, nous faisions remarquer que l'artiste grec avait su faire une vierge géante sans exagérer les proportions ordinaires du corps humain ; ainsi font pour l'enfant Jésus, un peu plus lourdement, il est vrai, que l'artiste grec, Pérugin et Francia. La stature exceptionnelle de ces bambini en fait des sortes d'énigmes qui arrêtent l'attention. On se sent en présence d'un être mystérieux devant cet enfant qui donne envie de se demander s'il est venu au monde tout grandi. On a bien plus envie encore de se demander s'il est venu au monde avec le don de la parole, car la seconde idée qu'ont exprimée Francia et Pérugin est celle de l'autorité magistrale innée en Jésus. Ce bambino est impérieux comme un roi ; son geste commande, son regard impose l'adoration; le souverain se marque dans toutes ses attitudes et dans tous ses mouvements ; il est roi, même à l'âge où il s'ignore lui-même, où il est encore enveloppé dans les ténèbres de l'instinct physique. Cette idée profonde, si conforme à la plus sévère orthodoxie chrétienne, Pérugin l'a répétée bien des fois, jamais mieux peut-être que dans un remarquable tableau sur bois que possède le musée de Nancy, tableau où l'on voit le petit saint Jean se prosterner avec une humilité spontanée adorable devant l'enfant Jésus, dont toute la personne exprime instinctivement l'autorité. C'est celte même idée que Raphaël a transformée dans ses bambini aux yeux si redoutables qui mêlent aux grâces de la faiblesse la terreur inhérente à la puissance. On la rencontre, il est vrai,
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chez Léonard, ainsi qu'en témoigne le petit drame de la Vierge au Rocher, mais altérée et sans grande signification. Dans cette fresque de Saint-Onuphre au contraire, elle a été exprimée aussi entière, plus entière même qu'elle ne le fut jamais chez les maîtres que nous avons cités. L'aspect d'autorité de l'enfant fait une impression d'autant plus grande que celui qui prend ses ordres et reçoit ses enseignements est plus vénérable. Cet auditeur est un homme d'un visage indiquant la force, le sérieux de l'esprit; c'est un puissant, c'est un docte, et cependant il écoute avec obéissance les paroles de l'enfant. Rarement nous avons vu mieux rendu le sens des doctrines chrétiennes : les sages seront instruits par les enfants, et les savants par les petits.
On a voulu rapporter l'honneur de cette fresque à une influence passagère qu'auraient exercée sur Léonard les peintres de l'Ombrie à l'époque où il fit son voyage à Rome (1505), époque où le Pinturicchio, un des plus illustres disciples du Pérugin, peignait précisément la tribune de Saint-Onuphre ; mais, si la fresque de Léonard a été peinte à cette époque, ne faudrait-il pas y voir un hommage rendu à l'école d'Ombrie par l'imitation de son propre style, une politesse faite avec génie par un maître à d'autres maîtres, plutôt que le résultat d'une influence bien sérieuse? Tout indique quelque chose de semblable, car cette fresque a été visiblement exécutée avec précipitation, et il semble que Léonard n'ait eu
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d'autre désir que celui de laisser à Saint-Onuphre une ébauche magistrale. On sait le soin minutieux qu'il apporta toujours dans l'exécution de ses œuvres ; il n'y eut jamais observateur plus scrupuleux de la forme. Eh bien I certaines parties de cette fres'- que sont à peine achevées, et les mains de l'enfant notamment sont mal dessinées et d'un volume pres- - que monstrueux.
La fresque de Saint-Onuphre est donc curieuse plutôt que très belle ; son grand intérêt est de nous montrer un Léonard accidentel que l'on ne rencontre dans aucune autre œuvre. Du reste, il faut l'avouer, Rome ajoute peu de chose au sentiment qu'un Parisien lettré peut avoir aisément de Léonard. Parmi les grands Italiens, il en est un au moins que nous sommes à même de mieux juger que ses compatriotes eux-mêmes, les Milanais exceptés. Avec la Vierge au Rochel',.la Sainte Anne, la Joconde, le Saint Jean- Baptiste, il nous est facile de nous former une opinion complète, définitive, certaine, sur Léonard, ce que nous ne pourrions dire de tout autre artiste italien. Voir Léonard à Paris, c'est un peu, toutes différences gardées, comme voir Rubens à Anvers ; car les œuvres trop rares encore que nous possédons de cet artiste unique sont celles où son génie se révèle dans toute son intimité et toute sa profondeur. A Rome au contraire, on peut dire que Léonard est inconnu. Cette ville ne possède, à ma connaissance, que trois œuvres de l'illustre maître : la fresque de Saint-Onuphre, la Vanité et la Modestie du palais
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Sciarra, le portrait de Jeanne de Naples de la galerie Doria. Or nous avons vu ce qu'il faut penser de la fresque de Saint-Onuphre ; quant aux deux autres œuvres, l'une, le portrait de Jeanne de Naples, est simplement attribuée à Léonard ; l'autre, la toile du palais Sciarra, est, selon certains connaisseurs, un ouvrage de Luini, et il faut le dire, la figure de la Vanité donne à cette supposition une certaine vrai- semblance.
Qu'il soit de Luini ou de Léonard, ce n'en est pas moins un charmant ouvrage. Il faudrait seulement le débaptiser, je crois, et l'appeler l'esprit religieux et l'esprit mondain. Dans un cadre de petite dimension, deux figures forment antithèse. L'une est vêtue avec recherche, ses yeux affectent l'étonne- ment de la naïveté, un sourire enivré entr'ouvre ses lèvres, elle minaude, peut-on dire, jusqu'aux oreilles, tant sa bouche est prolongée par le rictus de la coquetterie ; c'est la Vanité, ou pour mieux dire la Fausseté, car tout est faux dans cette figure : la corruption se cache sous ce regard étonné ; cette coquetterie ne recouvre que sécheresse, ce sourire énorme ressemble vaguement à la grimace d'une tête de mort. Toute cette figure sonne creux et fait songer aux sépulcres blanchis de l'Ecriture. Elle écoute avec une surprise jouée, mêlée d'ironie feinte, les discours de la Modestie, adorable figure, coiffée d'une sorte de mezzaro épais ou de voile grossier de religieuse, au regard chaste, au sourire fin et sage. Ce qui nous porte à croire que l'œuvre est bien de
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Léonard, c'est que cette figure de la Modestie exprime à merveille le caractère moral qui semble avoir été pour l'auteur de la Joconde l'idéal d'une belle âme, une candeur savante. La vertu de cette Modestie n'est pas une ignorante naïveté, un charmant instinct ; ce n'est pas la virginité rougissante de l'âme avalnt le grand et redoutable hymen de la vie : c'est une vertu acquise par préférence volontaire, choisie, après délibération, par bon goût autant que par sagesse. Dans cette toile au moins, la modestie remporte le triomphe que lui accorde si peu fréquemment la vie, car entre ces deux figures l'amour ne saurait hésiter. Irrésistible aussi, mais d'une tout autre façon, est le portrait de Jeanne de Naples. Rarement la sensualité s'est présentée armée d'une aussi redoutable douceur. Contempler cette tête mignonne, au frais incarnat, aux cheveux dorés, c'est contempler la lumière d'un beau jour, et le cœur se fond lentement devant elle, comme une cire qui resterait exposée à l'action d'un soleil de printemps. Nous sommes loin ici de la Joconde à l'impénétrable sourire : dans ce visage, tout mystère est à découvert ; l'âme apparaît à fleur de regard ; celui qui s'approchera gagnera la contagion d'amour aussi certainement qu'il trouvera la fraîcheur s'il cherche l'ombre, et la chaleur, s'il cherche le soleil.
Les deux grandes richesses de Saint-Onuphre sont les fresques peintes à l'extérieur de l'église sur les lunettes du portique par le Dominiquin, et les décorations de la tribune que se sont partagées Balthazar
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Peruzzi et le Pinturicchio. Ce dernier a également peint à fresque sur un des murs de l'église une toute gracieuse madone ; or, comme ce pieux badinage d'un pinceau sévère décore l'église à la manière dont un croquis tracé avec goùt sur un mur nu décore l'atelier d'un jeune artiste, nous ne pouvons nous empêcher d'émettre l'hypothèse que cette petite fresque pourrait bien être l'origine de celle de Léonard. Léonard, piqué d'émulation par cette madone que le Pinturicchio avait peinte en s'amusant, a-t-il voulu montrer son savoir faire, ou bien a-t-il été invité à le montrer, ou bien les deux artistes ont-ils d'un commun accord, dans une heure d'enjouement généreux, décidé cet assaut de leurs deux talents, et ont-ils enrichi les bons hiéronymites de ce double cadeau par manière de divertissement ? Nous ne savons, mais quelque chose nous avertit que ces deux madones s'expliquent l'une par l'autre, et que, si elles ne sont pas nées simultanément d'une même pensée, l'une des deux doit certainement son existence à l'autre.
Les ouvrages que le Pinturicchio a laissés à Rome sont nombreux et considérables, et, à l'exception du petit Couronnement de la Vierge, page admirable par le sérieux du sentiment, à la galerie du Vatican, ils appartiennent tous à la peinture à fresque, la seule vraie et grande peinture, comme le disait si justement Michel-Ange, et comme on le comprend si bien après quelques semaines de séjour à Rome. Au Vatican, le Pinturicchio a peint les lunettes de trois des
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salles de l'appartement Borgia; à Santa-Maria-del- Popolo, deux chapelles et le plafond du chœur ; à Santa-Croce-in-Gerusalemme, une longue bande formant une sorte de plinthe circulaire imagée dans la partie inférieure de la coupole de la tribune; à SantaMaria-d'Ara-Cœli, une chapelle consacrée à la mémoire de saint Bernardin de Sienne ; enfin à Saint- Onuphre, la partie supérieure de la tribune et la petite Vierge que nous venons de mentionner. S'il est d'autres ouvrages de lui, nous ne les avons pas vus ; mais il suffit de ceux que nous venons de mentionner pour apprendre au lecteur quelle est l'importance de cet artiste à Rome. A l'exception de Michel- Ange, de Raphaël et du Dominiquin, nul artiste n'a fait autant que le Pinturicchio pour la décoration de la ville éternelle. Eh bien, malgré tant de travaux, le Pinturicchio reste presque inaperçu à Rome, et la plupart des voyageurs s'en retournent certainement sans emporter de lui aucun souvenir durable. Différentes circonstances expliquent le guignon qui s'attache à ce grand artiste, si pur, si pieux, si sérieux, si digne d'une meilleure gloire. La plupart des chapelles qu'il a peintes sont fort sombres ; celle de la ténébreuse église d'Ara-Cœli ne reçoit le jour que d'un seul côté : aussi n'y a-t-il qu'une des murailles qui se laisse facilement étudier. Les salles de l'appartement Borgia sont fermées au public et ne se voient pas sans une permission assez difficile à obtenir. , Quand on obtient cette permission, on trouve des peintures très endommagées par l'humidité, presque
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invisibles, grâce à l'obscurité des salles et à la hauteur des lunettes, à moins cependant qu'on ne se décide à grimper sur une des échelles placées dans la bibliothèque, sans aucun souci de savoir si le gardien qui vous accompagne ne prendra pas mauvaise opinion de vos manières. Notre amour des arts nous a poussé à prendre courageusement ce parti ; mais un gentleman anglais correct ne l'aurait point fait et serait sorti de l'appartement Borgia aussi avancé qu'en y entrant. Grâce à la malveillance du hasard, une injustice imméritée pèse donc sur ce grand talent. Essayons de la réparer autant qu'il est en nous.
Bernardin Pinturicchio, le plus illustre à mon gré des peintres qui se rattachent à l'école du Pérugin, fut l'ami, presque le camarade de Raphaël, quoique son aîné de beaucoup, et il l'emmena, dit-on, travailler avec lui aux fameuses peintures de la sacristie du duomo de Sienne ; mais un monde sépare les deux artistes, et, si nous ne savions pas qu'ils ont été contemporains, nous pourrions croire qu'ils ont vécu à plus d'un siècle de distance, tant leurs manières de comprendre l'art sont différentes. C'est en considérant les peintures du Pinturicchio que nous avons eu nettement conscience pour la première fois d'une certaine corruption introduite dans l'art par les grands artistes de la Renaissance, principalement par Raphaël, corruption que ce dernier sut contenir dans de justes limites, mais qui, après lui, exerça librement ses ravages et finit par enfanter ce qu'on a fort bien appelé Part académique. Jusqu'à Raphaël,
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la peinture avait été surtout expression ; le premier, il abusa de l'élément dramatique de la gesticulation, de la pantomime, de l'action scénique, du jeu des membres. Il a été très bien dit que la peinture était l'art dramatique par excellence ; mais pourquoi est- elle dramatique ? Est-ce seulement parce qu'elle permet de grouper plus facilement que la sculpture plusieurs personnages dans une action commune? Non, c'est parce qu'elle permet de faire apparaître l'âme humaine, qui est dramatique par essence, étant passion et mouvement. Et par quels moyens et quels organes l'âme parvient-elle surtout à jaillir au dehors? Par le mouvement des traits et par les yeux. Le jeu de la physionomie, surtout le regard, voilà donc le domaine propre de la peinture. Les anciens maîtres, de Giotto à Léonard, Léonard lui-même encore, ne s'y trompèrent pas : aussi firent-ils prédominer l'expression sur la pantomime ; seulement Léonard s'écarte de cette tradition, en ce sens qu'il cherche à établir un équilibre exact entre les diverses émotions de la physionomie et les attitudes corporelles qui leur correspondent naturellement. Les anciens peintres s'inquiétaient donc moins de l'attitude et de la pantomime qu'on ne l'a fait depuis Raphaël. En étaient-ils moins dramatiques pour cela? Nullement. La peinture, s'il s'agit de rendre les formes et les attitudes du corps, est inférieure à la -sculpture ; mais en revanche elle lutte en toute réalité avec la vie pour le langage du regard. Un corps reproduit par la peinture ne sera jamais qu'une image; mais
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deux yeux brûlants d'amour, de courroux, de piété, d'extase, sont aussi vrais sur la toile d'un grand maître qu'ils le sont dans la nature. Et cette vérité conserve éternellement sa singulière magie ; au bout d'une heure de contemplation, les expressions de ces regards n'ont rien perdu de leur première vivacité.
Au contraire, au bout de cinq minutes, l'illusion s'est dissipée pour les attitudes et surtout pour les gestes. Quelque vivant que soit un geste reproduit par la peinture, il est comme figé par l'immobilité qui lui est imposée ; mais il n'y a aucune immobilité dans l'expression du regard, et le fluide de la vie s'en échappe incessamment dans la peinture comme dans la réalité. La peinture peut donc faire le plus là où elle ne peut faire le moins ; elle peut rendre visible l'invisible, c'est-à-dire l'âme, tandis qu'avec les corps, plus faciles à saisir en apparence, elle ne parvient qu'à faire apparaître des fantômes.
Voilà le charme profond du Pinturicchio, surtout dans ces fresques de Saint-Onuphre et dans le petit tableau du Couronnement de la Vierge : il peint des âmes. Cependant il sait revêtir ces âmes de corps robustes et beaux; ses personnages ne sont point d'intangibles vapeurs mystiques, ce sont des représentations solidement accusées de réalités bien yivantes. Parmi les nombreuses figures de ces fresques de Saint-Onuphre, une surtout ne me sortira jamais de la mémoire : celle d'une jeune sainte, debout, la tète inclinée avec une humilité d'adoration charmante, superbe fille à la beauté vigoureuse et pres-
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que populaire. Les Italiens ont rarement mérité le reproche qu'on fait aux peintres mystiques de peindre des âmes immatérielles, et le Pinturicchio l'a mérité moins que tout autre : ses personnages ont donc des corps capables de porter leurs âmes, quelque chargées qu'elles soient de sentiments et de pensées; mais c'est à ce rôle que le Pinturicchio borne les corps ; il ne leur permet qu'une ou deux attitudes et leur interdit rigoureusement toute pantomime démonstrative. Au contraire, les âmes parlent par le regard avec une austérité, une ardeur, une piété, une sincérité, une bonhomie incroyables. Ce sont des âmes sans feintise, modestes autant que vraies, qui laissent couler tout bonnement leurs sentiments de la source de la nature, qui n'attendent pas pour les laisser voir qu'ils se présentent sous la forme d'un flot triomphant ou d'un jet exceptionnellement beau, comme le font trop souvent, à partir de Raphaël, les personnages de la peinture. Ces âmes-là n'ont pas eu d'heures où elles aient été plus pieuses, plus austères, plus vraies qu'à d'autres ; elles ont constamment gardé leurs vertus, et voilà pourquoi elles possèdent une naïveté que ne posséderont plus les figures de l'art dans les siècles suivants. Ajoutez encore, ainsi que me le disait très justement notre directeur de l'Académie de Rome, à qui je soumettais les observations qui précèdent, que le Pinturicchio, comme tous les maîtres antérieurs à Raphaël, a le respect de ses sujets à un point où les artistes postérieurs ne l'eurent jamais. Il songe à la vérité
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plus qu'à la beauté, mais il est récompensé de cette déférence, car la beauté qu'il ne cherche pas, il la trouve presque à son insu et contre son gré.
Cette profondeur d'expression, qui éclate surtout dans les fresques de Saint-Onuphre, où l'artiste a représenté des apôtres et des -saintes rangés ou agenouillés aux côtés de la Vierge assise dans sa gloire, n'est qu'un des dons du Pinturicchio. Il en a de fort nombreux et de fort divers, quelques-uns même assez surprenants. Au risque de me faire accuser de paradoxe, j'ose déclarer qu'à mon avis le Pinturicchio est un des plus grands peintres de paysage qu'ait eus l'Italie. A la vérité, ces paysages, qui sont simplement l'encadrement nécessaire des scènes que représente le Pinturicchio, pourront paraître un peu nus; mais de quels éléments, je vous prie, se compose le paysage ordinaire de l'Italie? L'air, le vaste espace, de doux contours de collines, de molles ondulations de terrains, des arbres rares et magnifiques, voilà le paysage habituel de l'Italie, et c'est celui-là que le Pinturicchio reproduit en maître. Que ses horizons sont étendus! que ses lointains ont de profondeur! Ils sont gens de goût difficile ceux qui refuseront d'avouer que le paysage de la fresque de Santa -Croce, où le Pinturicchio a peint, réunies en une seule, diverses scènes ayant rapport à la découverte de la croix, compose un superbe encadrement. De goût plus difficile encore sont ceux qui n'admireront pas la liberté avec laquelle joue l'air dans cette fresque d'Ara-Cœli, où le peintre a représenté le corps
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de saint Bernardin porté au milieu d'une foule immense sur une place publique de Sienne. Il y a dans cette fresque, la plus remarquable, à mon gré, des œuvres du peintre à Rome, une étonnante profondeur dé perspective ; rarement artiste en tout cas nous a donné à ce point le sentiment de l'espace, de l'impalpable vide. Et le paysage du Martyre de saint Sébastien dans l'appartement Borgia, est-ce qu'il n'est pas profondément romain dans son austère nudité? ne vous semble-t-il pas par son aridité morose un coin de la plaine si triste et si grandiose de la via Appia? Cette plaine, merveilleux emplacement pour l'exercice du tir à la cible, est bien en rapport aussi avec la nature du supplice, et cette solitude fait mieux ressortir la férocité des bourreaux que ne le ferait tout autre paysage. Là, les archers peuvent prendre le martyr pour point de mire de leur adresse sans avoir à craindre qu'aucun pli de terrain, aucun arbre feuillu, aucun détail naturel vienne détourner ou arrêter leurs flèches. Cette harmonie entre la scène et le paysage qui lui sert de cadre arrête encore l'attention dans la lunette du même appartement Borgia, où est représentée l'ascension de Jésus; c'est au milieu d'une campagne d'une douceur heureuse que Jésus se sépare de ses disciples, qui le suivent de leurs regards attendris, montant au milieu des fraîches teintes d'une aube italienne. Cependant, pour le Pinturicchio comme pour tous les grands peintres italiens de la belle époque, il ne faut pas oublier que le paysage n'est qu'un accessoire, qu'un encadre-
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ment sans sérieuse importance; nous sommes bien loin encore des jours où Annibal Carrache, voulant représenter les principaux épisodes de la vie de la " Vierge, créera les admirables compositions qui se voient au palais Doria, mais qui ont le tort considérable de renverser les rôles et de faire de la scène un accessoire du paysage.
Encore une remarque. Les fresques de l'appartement Borgia sont celles où le Pinturicchio a répandu le plus doux coloris, ainsi que le lui permettaient et la nature du lieu et la destination de ces peintures, car le Pinturicchio est d'une si scrupuleuse sévérité que d'ordinaire il n'a pas recours au charme de la couleur. Ses fresques sont dépourvues de tout éclat, sans être pour cela déplaisantes à l'œil ; les fresques d'Ara-Cœli sont à peu près noires et n'en laissent pas moins un souvenir profond. On dirait que le peintre a eu scrupule d'employer pour les fresques des églises toutes les ressources de l'art, et qu'il se serait reproché un trop beau coloris comme un péché envers le sérieux que lui commandaient ses sujets et surtout leur destination; mais à l'appartement Borgia il s'agissait de faire avant tout des peintures décoratives, et le Pinturicchio s'est accordé dans une honnête mesure l'indulgence qu'il s'était refusée ailleurs. Quelques traces d'archaïsme se remarquent dans ces , peintures de l'appartement Borgia : par exemple, lorsque le peintre a besoin de représenter un édifice, une maison, un palais, une tour, il se sert d'un procédé de maçonnerie qui fait saillie sur la muraille
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d'une épaisseur d'un pouce au moins. Cette bizarrerie est-elle due à une gaucherie, ou bien a-t-elle un but de décoration? La dernière hypothèse est évidemment la vraie, car, si cette bizarrerie devait s'expliquer par une gaucherie de l'artiste, elle se rencontrerait dans ses autres œuvres toutes les fois qu'il a eu besoin de figurer un édifice. En tout cas, il est certain qu'elle est loin d'être choquante, et que l'on peut la dire savante plutôt que naïve, car elle est d'un effet décoratif des plus heureux; la lumière s'accroche gaiement aux angles de ces miniatures de maçonnerie, et quand on voit ces fresques au printemps, bien éclairées par la lumière italienne, ces reliefs doivent leur prêter une sorte de riante réalité qui les met en harmonie avec le spectacle de la nature du dehors.
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IX
SA1NTE-MA.RIE-DES-ANGES. — LE DOMINIQUI.V
De toutes les églises de Rome, Sainte-Marie-des- Anges est à mon sens la plus grandiose, la plus austère, la plus solennellement religieuse. L'origine en est pourtant profane, puisqu'elle n'est autre chose qu'une vaste salle des thermes de Dioclétien consacrée au culte par le pape Pie IV; mais je ne puis apercevoir rien de païen dans son caractère actuel. Le génie de Michel-Ange a passé par là et a posé sur ce magnifique débris son cachet sévère, biblique, quelque peu puritain. Une majesté froide, telle est l'originalité de Sainte-Marie-des-Anges, et cet aspect est augmenté encore par l'exceptionnelle nudité de ce temple sublime. Il ne faut point y chercher le fouillis de richesses des autres églises de Rome ; on n'a point essayé de l'embellir de tableaux et de statues, soit que les artistes aient été découragés et rebutés par cette architecture de physionomie si grave, soit que les pontifes aient respecté instinctivement cette imposante nudité, plus éloquente que ne pour-
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rait l'être tout un monde d'images. A l'entrée, deux tombeaux, ceux des peintres Maratta et Salvator Rosa, qui, ce nous semble, dormiraient mieux couchés ailleurs que dans cette croix grecque, où Michel- Ange, son auteur, aurait seul mérité de reposer. A l'extrémité de l'imposant vestibule qui forme un des bras de la croix, se dresse une gigantesque statue de saint Bruno , fort belle œuvre de notre sculpteur Houdon. En face, le chœur, vaste comme une seconde église qui serait annexée à la première, forme l'autre bras de la croix : il est orné de quelques peintures de Romanelli et de Maratta qu'on n'a nulle envie de regarder, et de la belle fresque du Martyr de saint Sébastien du Dominiquin, qu'on est presque fâché d'y rencontrer et qu'on aimerait autant examiner ailleurs. Aussi cette fresque ne fut-elle jamais faite pour cette église ; elle n'y fut transportée qu'au xviii, siècle par un ouvrier mécanicien dont l'habileté est restée traditionnellement célèbre à Rome, Zabaglia, qui se chargea de l'enlever adroitement du Vatican, où elle était beaucoup mieux à sa place. Les autres tableaux qui ornent les chapelles sont également de provenance étrangère et y ont été, comme la fresque du Dominiquin, transportés à diverses époques. C'est à peine s'ils invitent le regard, tant le génie du lieu, comme épris de solitude et de silence, repousse la garrulité colorée de la peinture. Lorsque les yeux, frappés de cette majesté religieuse, s'arrêtent sur quelqu'une de ces toiles, on éprouve la même désagréable sensation que si l'on était inter-
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rompu par quelque conte de vieille femme ou quelque enfantin discours populaire pendant qu'on écouterait avec recueillement le discours d'un métaphysicien profond.
Cette salle de bains, par un hasard singulier, s'est en effet trouvée apte à exprimer des sentiments de l'ordre métaphysique le plus abstrait. Sainte-Marie- des-Anges ne laisse soupçonner en rien un culte populaire aux gaies et dramatiques complications, aux cérémonies heureuses et passionnées. Le langage de cette architecture est froid aux sens, sans couleur pour l'imagination, émouvant pour la raison seule, c'est-à-dire pour la partie méditative de l'être humain. C'est essentiellement une église du monothéisme. Elle ne parle pas du Christ, mais elle parle de Jéhovah avec une incomparable majesté. L'esprit du Dieu un, à la fois personnel et abstrait, immatériel et visible, cause agissante et distincte des effets qu'elle produit, père de toutes choses et en dehors de toutes choses, solitaire au sein des mondes qu'il peuple , immense comme l'infini et cependant circonscrit par son unité même, se meut vraiment sous cette voûte élevée et massive qui ne fuit pas sous le regard, entre ces huit piliers énormes dont il a fallu laisser cachée sous terre une partie. Force, simplicité, majesté , les trois caractères du Dieu un se trouvent merveilleusement représentés par l'architecture de Sainte-Marie-des-Anges. « Nous t'élèverons un temple solide comme l'œuvre de tes mains ; la voûte en sera haute comme le dais de ton
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trône et les colonnes en seront robustes comme les inébranlables fondements de la terre, » me suis-je surpris à murmurer pendant que j'errais à travers Sainte-Marie-des-Anges, comme si le spectacle de cet édifice m'avait contraint à imiter instinctivement le langage des vieux prophètes hébreux. Une seule particularité jure avec l'auguste austérité de ce temple : il a été mal nommé. Ce n'est pas Sainte-Marie-des- Anges qu'il devrait s'appeler, mais l'église de Dieu le Père. La douce mère du Christ et tous les sentiments de tendresse qu'éveille son nom, le gracieux cortège des anges et toutes les images de juvénile beauté qu'ils évoquent n'ont rien à faire dans cette église, qui n'exprime de la religion que ce qu'elle a de plus sévère et de plus redoutable, qui repousse comme- choses enfantines tout ornement et toute gaie décoration. Aussi n'est-ce que par accident qu'elle porte £& nom, et simplement à cause d'une figure de la Vierge entourée d'anges peinte en haut de la tribune.
Dans cette église si légitimement placée sous la garde des chartreux, je n'ai pris réellement plaisir qu'à contempler la statue de saint Bruno, qui se dresse au bout du large vestibule comme un géant de la vie solitaire dont le cœur, fermé à la pensée de la foule bigarrée des mobiles créatures humaines, est tout entier rempli de la lumineuse et froide vision de l'être incréé. Cependant, comme c'est la seconde fois que nous rencontrons sur notre route le Dominiquin, arrêtons-nous devant le ravissant artiste, ne fût-ce que pour faire contraste à cette impression un peu
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pénible de grandeur que vient de nous faire éprouver Sainte-Marie-des-Anges.
Le Dominiquin a été pour moi la grande surprise, le grand charme de Rome. Gravures, photographies, copies, descriptions de toute nature, m'avaient dès longtemps préparé à admirer Michel-Ange et Raphaël ; mais rien ne m'avait réellement initié et n'avait pu m'initier au génie du Dominiquin. Sa couleur, attendrissante comme une lumière qui s'affaiblit, son insinuante douceur, sa grandeur modeste et virginalement timide, échappent à toute reproduction par la gravure et la description. Il est semblable à ces rares personnes dont on ne peut juger sur leur renommée, qu'il faut voir en chair et en os pour en comprendre le mérite, et qu'on n'apprécie dignement que lorsqu'on arrive à les aimer. Quiconque a seulement admiré le Dominiquin ne parlera jamais de lui que froidement; il rendra justice à ses grandes qualités de peintre, à sa science de composition, à son ingéniosité d'esprit, à sa maestria de pinceau ; mais fera-t-il comprendre l'attrait de cette élévation constante et si libre cependant de toute prétentieuse ostentation, de cette noblesse ingénue qui semble ne se révéler que par contrainte, de ce talent à la pudeur naïve qui ne connaît jamais l'art des provocations? Le sentiment qu'il m'a inspiré est non, pas l'admiration, mais la sympathie , une sympathie vivante comme celle qu'on éprouve pour quelqu'un dont l'âme se trouve harmonieusement appariée à la vôtre, et dont on garde un ineffaçable souvenir.
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Après l'avoir contemplé, les visites des poètes aux limbes et aux séjours des âmes heureuses, cessant d'être une fiction poétique, sont devenues pour moi une tout aimable réalité, car il m'a semblé qu'il m'arrivait aussi l'aventure d'Ulysse, d'Énée et de Dante, et que je m'entretenais avec une ombre toujours quittée à regret, dont l'éloquence possédait une musique que mes oreilles ne se lassaient pas d'entendre.
De tous les fruits tardifs de l'Italie que produisit Bologne et que Rome fit éclore sur son magnifique espalier, le Dominiquin est le plus savoureux et le plus parfumé. Il y a plus de force et d'initiative chez les Carrache, mais il n'y a pas la même harmonieuse simplicité, et leur originalité ne sort pas aussi naïvement que la sienne de la fécondité d'une nature heureusement douée. Le Guide a bien de la facilité et bien de la sensibilité ; mais il n'a ni sa conscience, ni sa sûreté, ni surtout son égalité de talent. Le Guer- chin a souvent bien de la profondeur et de la passion douloureuse ; mais comme cette profondeur si facilement emphatique et cette passion si facilement mélodramatique sont loin de cette noblesse à la mélancolie constamment radieuse que nous admirons chez le Dominiquin ! L'esprit de système est fortement marqué chez les Carrache, on ne le sent pas chez le Dominiquin. L'abus et le charlatanisme du procédé sautent aux yeux chez le Guide, le Dominiquin ne nous offense jamais par ce choquant défaut. Relativement parlant, le Dominiquin est l'harmonie
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mème, et il est en toute réalité le plus irréprochable des grands artistes de second ordre.
Quel que soit le mérite de sa peinture de chevalet, quelle que soit la célébrité de telle de ses toiles, la
Communion de saint Jérôme par exemple, c'est par ses fresques qu'il doit surtout être jugé. Celui qui ne connaîtrait le Dominiquin que par ses tableaux n'aurait aucune idée du charme et surtout de la singulière variété de son coloris. Ses tableaux brillent plus en général par la pensée, l'art de la composition, la finesse du dessin que par l'éclat ; froids de ton, ternes de couleur, ils plaisent plus à l'esprit qu'à l'œil. Dans ses fresques au contraire, et elles sont en nombre infini, la diversité de son coloris est extrême 1. Que les fresques de Saint-
1. Pour mettre le lecteur à même de juger de la fécondité de ce rare artiste, nous dresserons ici la nomenclature des principales œuvres dont il a enrichi Rome. Parmi ses fresques, il faut citer les six grandes figures allégoriques et les quatre Evangélistes de la tribune et de la coupole de Saint- André-della-Valle, les quatre figures allégoriques de Saint- Charles a'Catenari, le Martyre de saint André à Saint-Gré- goire, le Martyre de saint Sébastien à Sainte-Marie-des-Anges, les petits cadres dramatiques du plafond de la grande chapelle à Saint-Sylvestre au Quirinal) l'Assomption du plafond de Sainte-Marie au Transtevere, les divers épisodes de la vie de saint Jérôme sur les lunettes du portique de Saint-Onu- phre, enfin les fresques de la chapelle de Sainte-Cécile à Saint-Louis-des-Français. Ces dernières sont fort renommées, et quelques connaisseurs les rangent au nombre des chefs- d'œuvre du Dominiquin. Je confesse que je n'ai jamais pu les voir, tant la chapelle est étroite et reçoit mal la lumière. Les principales de ses toiles sont la Communion de saint Jérôme au Vatican, l'Évanouissement de saint François à l'église des Capucins, la Délivrance de saint Pierre à Saint-Pierre in vin olis, le Bain de Diane et la Sibylle de la galerie Borghèse,
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André-della-Valle sont d'un beau ton, clair et harmonieux! Cela est doux à la vue comme la lumière d'un tiède jour de printemps qui sourit à l'œil avec tendresse, sans l'éblouir ni l'offenser, et insinue amoureusement dans l'âme les images des choses. Peu de peintures provoquent la rêverie à l'égal de ces fresques de Saint-André-della-Valle, qui, pareilles aux apparitions des esprits bienfaisants, se présentent au sein d'une lumière pure et comme tamisée, d'une fine fleur de lumière, pourrait-on dire. On reste commodément accoudé sur la rampe de la tribune sans se lasser de regarder ces aimables figures, en se laissant aller à des pensées d'une nature presque musicale, tant elles sont à la fois vagues et pénétrantes. L'âme physique est finement émue, l'âme morale s'embarque avec une innocente volupté sur l'océan des songeries. C'est le coloris caressant de ces fresques qui, en passant sur l'imagination, y fait éclore cette musique de la rêverie. D'autres fois, comme sur les lunettes du portique de Saint-Onuphre et dans la fresque de Saint-Grégoire, le Dominiquin affectionne un ton uniformément pâle, et peint toute sa fresque d'une seule couleur jaunâtre qui tient le milieu entre la nuance paille et le blanc nuance de chair. Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette couleur blafarde qu'on ne peut faire mieux apercevoir au lecteur qu'en le priant de se rappeler la nuance
une autre Sibylle plus célèbre à la galerie du Capitole, Saiil et David à la galerie Rospigliosi, un Paradis terrestre à la galerie Barberini, etc.
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de la peau de chamois bien préparée, loin de déplaire, possède au contraire un charme véritable. Il serait assez difficile de dire pourquoi le Dominiquin affectionnait cette couleur; à Saint-Grégoire, on peut croire qu'il ne l'a employée que par opposition à la fresque éclatante du Guide, peinte en face de la sienne sur l'autre paroi de la muraille, et pour se servir d'autres armes que celles de son adversaire. Quelques raisons tirées du cadre des lunettes et de la manière dont elles sont frappées par la lumière auront sans doute déterminé pour Saint-Onuphre le choix de cette même couleur; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle se prête merveilleusement à exprimer les scènes d'une nature purement morale, telles que les épisodes de la vie de saint Jérôme, dont l'artiste a décoré ces lunettes de Saint-Onuphre. Le coloris le plus éclatant serait impuissant à rendre avec autant de vérité l'esprit de ces épisodes, dont le drame fut tout psychologique. Ce sont les révolutions morales de l'âme de saint Jérôme que retracent ces peintures, et en les regardant il semble en effet que l'on ait pénétré dans un monde où les contingences bigarrées de la nature extérieure n'existent plus ou n'existent qu'à l'état d'ombres. Deux d'entre elles, qui se rapportent aux visions de saint Jérôme, sont des visions en toute réalité. Dans l'une, saint Jérôme, encore tout brûlant des ardeurs de son jeune zèle, est renversé par le tonnerre de la voix divine qui lui crie la célèbre parole : « Toi, un chrétien! tu n'es qu'un cicéronien ! » Dans l'autre, le bouillant doc-
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teur, au début de ses austérités, voit dans la chaleur de ses rêves les voluptés de Rome qui l'appellent sous la forme d'un groupe de jeunes filles qui jouent et dansent à l'ombre d'un arbre, dans un élégant paysage digne du Décaméron. Il semble que l'on voie ces figures par les yeux de l'esprit, tant elles font l'effet d'ombres, estompées, enveloppées comme elles le sont d'un nuage par le ton blafard de la peinture. Tout autre est le coloris de la fresque du Martyre de saint Sébastien à Sainte-Marie-des-Anges, vigoureux et éclatant comme la lumière qui doit éclairer cette scène tout extérieure.
Ainsi le coloris si divers du Dominiquin se trouve toujours en parfaite harmonie avec la nature des sujets qu'il traite : clair et doucement lumineux s'il s'agit de faire saillir des personnages isolés comme ceux des allégories de Saint-André-della-Valle, uniformément pâle s'il s'agit de faire apercevoir des visions ou de retracer des sujets de nature psychologique, éclatant et vigoureux lorsque la scène est de nature extérieure et en quelque sorte physique. Et ne croyez point que cette harmonie n'ait pas été cherchée et méditée par le peintre, et qu'elle soit un hasard dû seulement au caprice du pinceau ou aux dispositions des lieux qu'il s'agissait de décorer. Les artistes de cette heure tardive sont pleins de ces raffinements, de ces habiletés cherchées de loin; ils n'ont plus la grandeur et la simplicité des artistes de l'époque précédente; leur art n'est déjà plus une industrie de nature, c'est une science her-
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métique pleine de secrets. Le Guide par exemple abonde en finesses du genre de celles que nous venons d'attribuer au Dominiquin. Qu'il nous suffise d'indiquer l'Ame bienheureuse de la galerie du Capitole. Dans cette toile, le Guide a essayé de représenter une âme sans corps, et il a créé un grand fantôme blanc, de forme fluide, de substance en apparence impalpable, lumineusement incolore, à ravir d'aise M. Jeanmot, de notre école de Lyon. On ne se douterait certes jamais, si l'on n'était averti, que ce long fantôme blanchâtre est sorti du même pinceau qui peignit la riante fresque de l'Aurore et le très substantiel petit saint Sébastien, pareil à un beau torse grec, pris pour cible par des flèches barbares.
Comme chez tous les peintres de l'école de Bologne, il y a dans les œuvres du Dominiquin un élément dramatique très fort, moins marqué cependant que chez les Carrache et surtout moins expressif. La beauté pure suffit encore au Dominiquin, tandis qu'elle ne suffit plus aux Carrache; il se rattache encore à la tradition par mille liens subtils, tandis que les Carrache rompent définitivement avec elle; en toutes choses, il forme la transition entre le grand art du passé et l'art nouveau inauguré par Bologne. Si son originalité y perd quelque chose en franchise, elle y gagne en revanche beaucoup en charme et en tendresse. C'est surtout par l'expression des nuances des caractères que se recommande ce génie dramatique du Dominiquin, dont un des plus remarquables spécimens est la fresque du Martyr
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de saint André, peinte en concurrence avec le Guide à l'église de Saint-Grégoire. Il y a là tel personnage d'une observation forte et subtile à la fois qui est digne de Shakspeare. Ce peintre, qui semble avoir eu peu de goût pour les spectacles sahglants devant lesquels ne recule pas l'école de Bologne, a choisi pour sujet de sa fresque les préludes du martyre de saint André. Le saint est étendu tout nu sur un échafaud pour subir la flagellation. Au-dessus du portique, un magistrat est assis, présidant aux apprêts du supplice avec l'impassible gravité qui convient à sa charge. Dans l'enceinte, des bourreaux d'aspect aussi honnête que les bourgeois de la complainte du Juif errant vont et viennent, apportant des paquets de cordes et disposant toutes choses avec soin pour que leur besogne soit proprement faite. Comme nous sommes loin ici des tortionnaires de l'art flamand à l'aspect ignoble et brutal, démons sous forme d'hommes! Ces bourreaux du Dominiquin, comme ceux de l'art italien en général, sont de braves gens, sans autre vulgarité que celle de leur condition, d'acceptables gredins qui exercent leurs talents de par l'autorité de la loi, non des tricoteurs de la croix et du chevalet. Un de ces aides du supplice surtout est un chef-d'œuvre de vérité et de pénétrante observation. C'est un vieil agent de la police païenne qui, le gourdin à la main, repousse le groupe des amis chrétiens qui voudraient se presser autour du martyr. Sa physionomie est un mélange de bonhomie italienne et de dureté professionnelle. Sa brutalité est celle qui
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naît de l'habitude de ses fonctions et non des instincts d'une nature perverse, Le peintre a si finement marqué cette nuance, qu'il semble qu'on entend parler son personnage avec toute la variété des intonations de sa voix, d'abord doucement familières, ensuite violentes comme la force. « Allons, mes enfants, reculez-vous un peu, je vous prie. — Reculez- vous, vous dis-je. — Reculez-vous, ou je vous assomme. » Ce personnage du Dominiquin m'a rappelé la scène du Henri VIII de Shakspeare où le portier du palais s'efforce, avec l'aide de son valet, de repousser le peuple de Londres, accouru pour voir le cortège du baptême d'Elisabeth. « Vous allez finir votre tapage tout à l'heure, eh! polissons ! Eh ! là-bas, l'homme à l'habit de camelot, sautez hors de la barrière, ou je vais vous flanquer par-dessus la palissade. »
La fresque du Martyr de saint Sébastien est un autre remarquable témoignage de cette douce nature du Dominiquin, qui recule devant tout ce qui est cruel ou violent. Là encore, le peintre n'a représenté que les apprêts du supplice. Le cortège vient d'arriver à sa destination, et les deux foules, païenne et chrétienne, qui ont suivi, l'une par curiosité, l'autre par affection, se pressent autour du martyr. Ce premier moment de pèle-mêle qui suit l'arrivée de tels cortèges a été dramatiquement saisi et reproduit par le peintre ; chrétiens en larmes, oisifs curieux, soldats, bourreaux, dominés par un officier à cheval qui va tout à l'heure les faire rentrer tous dans leurs rangs
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respectifs, se sont un instant confondus dans un pittoresque désordre. En bas, sur le premier plan, des jeunes gens préparent ou ramassent des flèches. — C'est une belle œuvre, mais qui parle moins au cœur que la fresque de saint André, laquelle pourtant est inférieure pour la composition et le coloris.
Mais, quoiqu'il ait d'ordinaire esquivé habilement la violence de tels sujets, c'était encore trop, dirait- on, pour la nature du Dominiquin que de reproduire même les préludes de ces spectacles de brutalité. Son pathétique à lui, c'est celui des grandes scènes innocentes et pures de la religion. Saint Pierre aux liens miraculeusement délivré par les anges, saint François d'Assise s'affaissant sous la douleur volontairement cherchée des divins stigmates, saint Jérôme se faisant transporter à la table sainte pour recevoir sa dernière communion, voilà ses victimes et ses martyrs. De la Délivrance de saint Pierre, petite toile qui se voit à la sacristie de Saint- Pierre in vincolis, nous n'avons autre chose à dire sinon que c'est une œuvre des plus amusantes à regarder à cause de la lumière bleue qui émane de l'ange et qui remplit tout le tableau d'une diablerie de feu de Bengale. LJextase de Saint François à l'église des Capucins est une œuvre exquise, qui ne jouit pas de toute la réputation qu'elle mérite par suite d'un concours de circonstances toutes plus désavantageuses les unes que les autres : le voisinage immédiat du beau saint Michel du Guide, l'obscurité de la chapelle où elle est placée, quelques
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légères altérations enfin; mais les Romains ne s'y sont pas trompés. Ils ont fait à cette toile l'honneur de la compter parmi les belles œuvres du Domini- quin, et ils en ont exécuté la copie en mosaïque dans la basilique de Saint-Pierre. Le sujet qu'elle représente sera le sujet favori de la mode pendant tout un siècle; peintres et sculpteurs s'en empareront à l'envi, ils en feront sortir tout un art qu'on peut en toute exactitude appeler l'art moliniste et dont le chef-d'œuvre sera la sainte Thérèse du Bernin. Cet anéantissement mystique, ou, pour mieux parler, cette liquéfaction de l'être humain sous la pression de l'amour divin va devenir au xvii- siècle le sentiment préféré du catholicisme réformé sorti du concile de Trente; mais, dans l'expression de ce sentiment étrange, combien d'autres sentiments d'équivoque nuance trouveront à se glisser, et combien de fois le profane Méphistophélès ne rira-t-il pas de voir qu'il a su maintenir ses droits là même où il était proscrit ! Sceptiques, critiques, incrédules ne manquent point pour tenir le rôle de Méphistophélès, et font remarquer à l'envi tout ce que le délicieux phénomène peut contenir d'alliage terrestre. J'en entends un qui demande devant la sainte Thérèse du Bernin si c'est sentiment qu'il faut appeler cet anéantissement mystique, ou si ce n'est pas plutôt sensation? J'en entends un autre qui, à la vue de ce triomphe de l'âme sur la chair, s'écrie comme Pyrrhus : « Encore une victoire comme celle-là, et l'âme est perdue! » Cependant sceptiques et critiques incré-
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Jules ne pourraient trouver à exercer leur malignité devant l'œuvre du Dominiquin, qui reste de la plus délicate orthodoxie. En retraçant ce phénomène de très antique origine chrétienne, mais rajeuni par le XVI" siècle, le Dominiquin lui a conservé quelques- uns de ses anciens caractères ; la balance ne penche pas chez lui comme elle penche chez le Guide, comme elle penchera surtout chez le Bernin; il a su tenir l'équilibre entre l'aimable austérité des maîtres du passé et le fondant sétaphisme des artistes de son temps. C'est bien l'extase, c'est-à-dire la délivrance absolue de l'âme par la mort temporaire du corps, non l'anéantissement mystique, c'est-à-dire l'évanouissement de l'âme et l'oubli d'elle-même au sein de l'évanouissement physique. Le corps, privé de sa souveraine, ravie par la contemplation, chancelle et s'affaisse : il ne s'abandonne pas, il est abandonné; mais il y a dans la manière dont il succombe un je ne sais quoi de tendre, d'élégant et de doux qui est bien de l'époque où peignit le Dominiquin.
La plus célèbre de ces peintures dramatiques du Dominiquin est certainement la Communion de saint Jérôme à la galerie du Vatican; c'est aussi celle qui permet le mieux de surprendre et pour ainsi dire de forcer la modestie de ce génie, qui semble n'oser se laisser reconnaître pour ce qu'il est. Au premier abord, la toile est froide et plaît médiocrement. On se rappelle que cette sage composition a servi d'inspiration à Rubens pour sa Communion de saint François du musée d'Anvers, et le souvenir de la toile
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fougueuse nuit quelque temps dans l'imagination du spectateur à la scène plus paisible du Dominiquin. Ce n'est qu'à la réflexion, et après plusieurs visites, que l'on découvre tout ce qu'il y a de génie dans cette œuvre sans fracas. La figure principale, celle de saint Jérôme, a été comprise de la manière la plus originale, je dirais volontiers la plus sûre, en dépit des critiques qui lui ont été adressées. Le saint est bien là tel qu'il dut être à la suite de sa longue vie de luttes et d'austérités ; c'est une momie vivante desséchée par le soleil de Palestine et de Syrie. Sa peau est un parchemin; sa chair, chaque jour diminuée par le jeûne, s'est collée autour de ses os; ses articulations, pareilles à des gonds rouillés et descellés qui ne soutiennent plus leurs portes, laissent tomber inertes ses pauvres membres; sur cette poitrine osseuse et aux creux profonds, il semble qu'on distingue les traces du caillou qui la frappait chaque jour. Cependant cette dessiccation si complète n'a pas atteint l'âme du violent Dalmate ; il n'y a ici de sénile que le corps, dont l'esprit, athlète victorieux, vient enfin de triompher. Elle est encore debout tout entière, cette âme; on le voit à la mâle tranquillité du visage; mème une sorte de jeunesse émane d'elle, car elle rayonne d'attendrissement à la pensée qu'elle reçoit pour la dernière fois sur la terre ce Dieu qu'elle va saluer dans un instant. Admirable aussi est le personnage de sainte Paule. Avec quelle véhémence italienne elle porte les lèvres sur la main de celui qui fut pour elle le père et le maître! Rarement
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l'ardeur passionnée de la dévotion du Midi fut rendue avec plus d'éloquence et de vérité. Les diverses nuances de sympathie et de respectueux intérêt des assistants qui entourent le saint ne peuvent certainement pas soutenir la comparaison avec les pathétiques expressions des assistants de la Communion de saint François de Rubens ; mais elles sont marquées néanmoins avec beaucoup de finesse et de variété. Cette scène d'agonie est semblable à la vie du saint, qui s'écoula tout entière dans une solitude active. A sa mort, comme pendant sa vie, quelques rares amis, serviteurs de son génie et messagers de ses volontés, l'assistent et le soutiennent : il expire au sein de son étroite famille, loin du monde et cependant encore au sein du monde, puisqu'il est entouré des vivants instruments par lesquels il ne cessa jamais d'agir sur lui. Ce vaste monde auquel le saint pensait toujours du fond de sa solitude pour l'enflammer de zèle et le troubler de disputes, il apparaît par l'arc du portique, qui laisse entrevoir un coin de paysage, peu oriental peut-être, mais bien italien, où se promènent deux graves personnages en turban. L'œuvre n'est pas belle seulement au point de vue de l'art, pathétique au point de vue de la sympathie humaine générale; elle est encore scrupuleusement conçue selon le véritable esprit de l'histoire. Les quatre anges qui , suspendus au-dessus de la scène, paraissent appeler saint Jérôme à la gloire céleste, ont été fort critiqués comme trop profanes et faisant contraste avec la
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sévérité du sujet. Je ne puis partager cette opinfon. Je ferai remarquer combien ils sont graves, et qu'ils ne ressemblent guère à ces confrères du petit dieu païen dont, sous prétexte d'anges, les Italiens de la dernière heure ont trop souvent gâté le sérieux de leurs œuvres. Avec quelle attention recueillie regarde le premier! comme le second prie avec dévotion! et le dernier, avec quelle aimante insistance il appelle saint Jérôme, et que son frère céleste qui le tient par la main a de la peine à l'entraîner ! Ce dernier ange ne serait-il pas l'âme récemment partie du monde de la noble Eustochium? et celui qui le tire par la main avec tant de force ne serait-il pas la première Paula? et les deux autres ne seraient-ils pas les âmes de Fabiola et de Marcella? La nudité du saint a été aussi fort critiquée; on n'a pas réfléchi que cette nudité est traditionnelle, et que, l'ascétisme étant le caractère du grand docteur, la nudité est le seul moyen d'en montrer les divins ravages. Saint Jérôme vêtu ne laisserait plus reconnaître le grand jeûneur de la grotte de Bethléem.
On peut prêter sans crainte beaucoup d'intentions au Dominiquin, car il est plein d'esprit. La galerie du palais Rospigliosi contient un tableau qui est loin d'être excellent comme facture, mais qui offre un singulier intérêt à qui veut connaître les subtiles ressources du génie de son auteur, Saül et David. C'est le moment où le petit berger vient d'abattre le géant philistin en face des deux armées, et les Israélites, sonnant à pleins poumons de leurs trompettes, frap-
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pant des cymbales et du tambourin, semblent entonner déjà le futur cantique de victoire : « Saul en a tué mille, mais David en a tué dix mille. » L'enfant est revêtu d'une simple tunique rouge, et si ingénieusement le peintre a drapé ce vêtement que le roi futur apparaît sous ses plis paré de la pourpre souveraine. Saül au contraire est ceint de la couronne et réellement drapé de pourpre ; mais, par un mouvement instinctif, il porte les mains à ses épaules comme pour retenir son manteau royal, qu'il a cru sentir s'en échapper. C'est avec cette adresse ingénieuse que procède d'ordinaire le Dominiquin, et l'on conçoit qu'il faille se donner quelque peine pour le comprendre et l'expliquer.
La finesse, l'ingéniosité, voilà peut-être la plus précieuse de nos facultés, car avec son secours il est peu de choses que nous ne puissions comprendre. Là où des facultés plus puissantes échoueraient, vaincues par leur solidité même, la finesse triomphe par son insaisissable subtilité. Il en est ainsi du Dominiquin; il atteint à la grandeur à force d'esprit. Je n'en veux pas d'autre preuve que les quatre Évangé- listes de la coupole de Saint-André-della-Valle. Il a saisi avec une pénétration des plus admirables l'affinité obscure qui rattache les natures morales des évangélistes aux emblèmes dont la tradition les fait accompagner : saint Matthieu à la gravité sentencieuse comme le ministre divin sous la dictée duquel il écrit; saint Marc concis, rapide, aux bonds elliptiques et supprimant les intervalles, comme ceux du
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lion ; saint Luc à la narration lente et patiente comme la marche du bœuf; saint Jean audacieux comme l'aigle et se jouant comme lui dans la région des éclairs et du tonnerre. Les quatre figures du Dominiquin sont d'accord avec ces emblèmes. Les deux plus belles sont celles de saint Matthieu et de saint Jean; celle de saint Jean touche au sublime. Toutes les tendresses de la terre et tous les orages des nuées sont dans cette figure, aimable comme la jeunesse, effrayante comme les audaces de la pensée. Une âme d'une portée redoutable s'agite dans ce corps à la délicatesse féminine ; ces yeux lancent des désirs qui vont jusqu'au bout de l'univers avec la rapidité de la flèche. Douceur ineffable, aspirations infinies, ambition du cœur, fermentation des rêves, voilà ce qui se lit chez cette adorable figure, la représentation la plus accomplie et la plus profonde que la peinture nous ait laissée du disciple bien-aimé. C'est bien là ce fils de Zébédée, qui reposa comme la plus timide des jeunes filles sur le sein de Jésus, et qui un jour sollicita d'être assis à ses côtés auprès de son Père et de participer à la gloire de son royaume. Que la terre se dissolve en poudre et que la Jérusalem céleste soit conquise! les tempêtes de feu n'ont pas pouvoir d'effrayer une âme d'une telle tendresse, s'il ne faut que les traverser pour arriver au pays de ses rêves.
Parmi ses talents si divers, le Dominiquin en possède un des plus précieux et des plus rares : il est à peu près , après Raphaël et Michel-Ange , le seul
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peintre qui ait su représenter des allégories d'une manière vivante. Sous son pinceau , ces froides figures morales perdent leur caractère emblématique abstrait et revêtent tous les attributs de l'individualité et de la passion. Les six figures allégoriques de la tribune de Saint-André-della-Valle, chefs- d'œuvre de ce genre artificiel, intéressent comme les plus belles des femmes et émeuvent comme les plus pathétiques des héroïnes. C'est qu'en effet ces images peintes ne sont pas sorties des combinaisons d'une imagination s'essoufflant à froid, mais d'atomes émanés d'œuvres vivantes. Quand je les vis pour la première fois, je me rappelai un mot qui revient souvent chez les auteurs chinois pour peindre une belle personne : « Les plus précieuses vapeurs de ce monde s'étaient fondues et comme concentrées dans son être. » Seulement les vapeurs qui sont entrées dans la formation des allégories du Dominiquin ne sont point celles de la nature, ce sont celles des belles œuvres produites par le génie humain. La mémoire du peintre riche des souvenirs de tout un siècle d'art a discrètement, à son insu même, aidé son imagination. Les ombres des voluptés éprouvées devant les grandes œuvres se sont mêlées à ses méditations personnelles et ont enfanté ces irrésistibles figures, rèves par le charme, réalités par la beauté. Si vivantes elles sont, si peu soucieuses de conserver avec précision le caractère abstrait qui les ferait reconnaître à première vue, qu'on peut hésiter pour savoir quel nom leur donner. Cette figure du centre qui
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lève les bras au ciel d'un geste si ardent en montrant un torse d'un dessin si robuste, est-ce l'espérance, ou n'est-ce pas plutôt la prière désespérée, l'appel à Dieu ? Cette belle guerrière coiffée du casque qui se présente à côté d'elle sur un fond d'une blancheur si musicale, oserai-je dire, est-ce la force, ministre de la justice, ou la sagesse, souvenir de la Minerve armée des anciens? La foi est facile à reconnaître à ses attributs; mais quel est le nom véritable de cette femme à la douceur si rayonnante qui lui fait face? Est-ce la clémence ? est-ce la modestie ou l'humilité? Plus j'ai regardé ces figures (l'espérance et la force exceptées), plus il m'a semblé que Canova avait dû beaucoup s'en inspirer, lorsque, dans sa jeunesse, avant d'avoir adopté son style grec, il sculpta les deux allégories du tombeau du pape Ganganelli. Mêmes formes pleines, mêmes contours de visage gracieusement arrondis et non pas allongés en ovale, même beauté franche, même grâce naturelle sans cette mièvrerie et cette prétention à l'idéalité qui furent les défauts de Canova lorsqu'il eut conquis son style définitif.
Les généralités nous trompent souvent, et il est parfois bon de les circonscrire, surtout lorsqu'il s'agit d'une œuvre aussi multiple que celle du Domi- niquin. Quand nous disons qu'il est, après Raphael, le seul peintre qui ait su douer les allégories du charme de la vie, il faut appliquer surtout ces paroles aux six figures de Sain t-André-dell a-Valle. Les quatre figures de la coupole de Saint-Charles à Cate-
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nari sont aussi fort belles; mais cette fois ce sont bien de pures allégories, de simples abstractions personnifiées ; si l'on ne peut leur refuser son admiration, la sympathie ne vole pas vers elles, comme vers leurs rivales de Saint-André-della-Valle.
Le Dominiquin me fournit une occasion assez singulière de montrer combien il nous est facile d'être injustes par légèreté, ou d'être tout à notre aise de mauvaise foi en nous couvrant des apparences de la vérité. Je suppose qu'il me prenne la fantaisie de dire : « Le Dominiquin n'a jamais su exprimer des personnages typiques; voyez plutôt ses Sibylles, » je dirais une insigne sottise, que ne songeraient cependant nullement à contredire la plupart de ceux qui ont vu les tableaux baptisés de ce nom. Il y a loin en effet des Sibylles du Dominiquin aux Sibylles de Michel-Ange et de Raphaël, et cette fois on peut dire sans crainte de se tromper que le peintre ne doit rien à sa mémoire. Voici en toute exactitude la vérité sur ces tableaux : du Dominiquin au Guerchin, à ces heures tardives d'une Italie fortement endommagée, ce fut une des modes de la peinture de représenter de jeunes personnes isolées, d'ordinaire rêveuses, souvent bizarres plus que jolies, quelquefois douloureuses, et de les intituler Sibylles de Cumes, Persi- que, etc. C'est à cette mode que le Dominiquin a obéi en peignant les jeunes femmes que nous voyons figurer sous le nom de Sibylles à la galerie du Capi- tole et à la galerie Borghèse. La Sibylle du Capitole, avec sa coiffure en turban et sa pose inclinée, est
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non une prophétesse, mais une musicienne, ana vir- tuosa, comme cette signora Leonor, que le cardinal Mazarin avait fait venir d'Italie pour amuser Anne d'Autriche. La jeune fille mal accoutrée, ébouriffée comme un chat de gouttière, que nous voyons à la galerie Borghèse, ne prononce pas non plus d'oracles; c'est une petite contadina à moitié sauvage, une petite fadette de village, et Raphaël et Michel-Ange n'ont pas à être rappelés en telle occasion.
Pour juger de l'âme charmante du Dominiquin , c'est surtout dans les scènes païennes qu'il faut le voir. Il porte une pudeur rougissante de jeune fille même dans les sujets qui autorisent toutes les voluptés du pinceau. Voyez par exemple le Bain de Diane à la galerie Borghèse. Quel admirable prétexte pour le peintre d'imiter l'indiscrétion d'Actéon! Un Titien et un Véronèse n'y eussent pas manqué : dans une autre école, plus près du Dominiquin, le Guide avec son penchant à une dangereuse mollesse aurait certainement succombé à l'attrait; mais le peintre n'a nullement l'âme lascive d'Actéon, aussi cette immense toile avec son encombrement de corps nus est-elle chaste comme Diane elle-même. Comme pour ajouter à cette chasteté , le poète a choisi l'heure grise et froide de l'aube; toutes ces nymphes sont transies par la double fraîcheur de la nuit et du bain ; la brise piquante des premières heures du jour martèle leurs beaux corps de plaques rouges, bleuit leurs membres , congèle l'incarnat de leurs joues. C'est le moment où elles viennent de découvrir le
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coupable Actéon, et la surprise indignée qu'elles en éprouvent les remplit d'une fureur qui s'exprime par des gestes d'une véhémence impérieuse et railleuse. Le peintre a donné à cette indignation le plus aimable des contrastes. Pendant que leurs sœurs aînées se démènent comme des ménades de la chasteté, deux petites nymphes, trop jeunes pour comprendre, trop réellement innocentes pour être choquées de l'indiscrétion d'Actéon, se jouent dans l'eau limpide du fleuve comme si rien ne se passait sur les bords. Toute la grâce pudique, toute la timidité de jeune vierge du Dominiquin est dans ce mignon épisode. Si frais et si coquet est ce coin du tableau qu'il m'a rappelé un des plus heureux passages du Tasse, celui où les deux chevaliers à la recherche de Renaud, rencontrant à l'improviste près du palais d'Ar- mide deux jeunes nymphes qui se baignent, épient furtivement leurs jeux :
« Scherzando sen van per l'acqua chiara Due donzellette garrule e lascive,
Ch'or si spruzzano il volto, or fanno a. gara Chi prima a un segno destinato arrive : Una intanto drizzossi, e le mammelle
A tutto ciò che più la vista alletti Mostró dal seno in suso, aperto al cielo : E'1 lago all'altre membra era un bel velo. Rideva insieme, e insieme ella arrossia Ed era nel rossor più bello il viso... »
Les deux nymphes du Bain de Diane sont la traduction exacte de ce passage du Tasse : rien n'y manque, ni l'enjouement des deux enfants et leur
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gaie turbulence, ni leur rougeur pudique associée à leurs rires, ni même l'attitude à la provocante candeur décrite par le poète. La ressemblance est tellement frappante qu'il y a tout lieu de penser que cette inspiration du Dominiquin est sortie directement de la lecture du Tasse.
Cette rencontre n'est ni fortuite ni accidentelle, et la ressemblance entre le Tasse et le Dominiquin est bien plus générale et bien plus étendue. Certes il y a loin du brillant et voluptueux cavalier napolitain au fils timide et gauche du savetier de Bologne, aussi loin que du narcisse ou du lis des jardins d'Italie à l'humble violette rustique ; il me semble cependant que si le cavalier avait pu vivre plus longtemps, ou si la destinée avait voulu qu'ils fussent exactement contemporains , il aurait aimé ce modeste artisan dont l'âme fine et exquise avait tant de points de contact avec la sienne. Ils eurent à peu près même sort malheureux; le beau lis fut brisé dans sa fleur par les orages de la cour , l'humble violette fut écrasée par les pieds pesants d'un Lanfranc et autres rustres pédantesques. Tous deux manquèrent du sens pratique de la vie et surent mal se tenir ferme dans un monde où le sol est toujours mouvant. Tous deux vinrent trop tard dans une société où les délicates préoccupations de leurs âmes rêveuses ne trouvaient plus d'écho : le monde de l'art, comme le monde politique, n'appartient plus de leur temps aux combinaisons ingénieuses, il appartient à l'esprit de système, tranché, exclusif, qui
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n'admet pas de transaction. Tous deux professent un délicat éclectisme et, comme l'abeille, composent leur œuvre par l'assimilation des parfums les plus divers. Tous deux ont une tournure d'esprit rétrospective et tiennent plus au génie du passé qu'au génie de leur époque, et tous deux ont en même temps un élément en quelque sorte musical qui en fait la transition entre l'Italie qui expire et l'Italie qui vient au monde. Chez l'un et l'autre, on rencontre aussi une sorte de mélancolie lumineuse qui, éparse et dissoute dans leur œuvre, en fait la pureté et la douceur. Ils ont enfin ce caractère remarquable, que, gracieux par essence, ils sont capables d'atteindre à la grandeur. Ce passage de la grâce à la grandeur que le Tasse exécute si facilement tout le long de la Gerusalemme, combien de fois le modeste Dominiquin ne l'a-t-il pas franchi aussi !
D'autres grands peintres partagent avec le Dominiquin l'honneur d'avoir prolongé l'existence de l'art italien ; mais ces peintres ne représentent pas au même degré la tradition, ou même ne la représentent pas du tout, et c'est parce que les deux éléments de la nouveauté et de la tradition sont chez le Dominiquin dans un si rare équilibre qu'il doit être considéré plutôt comme le terme suprême, l'ultirna Thule de la Renaissance, que comme le plus ingénieux et le plus sage des adeptes de l'école de Bologne.
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X
LES PORTRAITS DE LA GALERIE BARBERINI. —
BÉATRICE CENCI
Nous nous sommes longtemps attardé auprès du Dominiquin, beaucoup par sympathie, mais davantage encore par devoir de critique. L'oeuvre du Dominiquin, comme celle de presque tous les artistes des dernières heures, n'offre pas cette simplicité qui permet d'embrasser d'un regard rapide l'œuvre des rois de l'art et d'en marquer synthétiquement les principaux caractères. Son unité à lui, c'est l'harmonie, c'est-à-dire le délicat équilibre entre des éléments contraires, même ennemis, réconciliés à force de finesse, de souplesse et d'aimante intelligence. C'est un métal composite qu'il faut dissoudre pour en retrouver les parties. Guido Reni, son vrai rival à Rome, offre une autre difficulté. Moins harmonieuse que celle du Dominiquin, son œuvre est encore plus diverse, si diverse qu'elle en est presque contradictoire au premier aspect. Ce n'est point qu'il y ait plusieurs hommes dans le Guide ; au fond, c'est bien
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le même pinceau qui a peint J'Aui,ore du palais Ros- pigliosi et la Madeleine du palais Sciarra, le portrait de Beatrice Cenci de la galerie Barberini et le Christ en croix de Saint-Laurent in Lucina ; seulement ce n'est qu'après long examen et fréquentes comparaisons qu'on arrive à comprendre cette identité de l'artiste. Nous ne pouvons, après cette longue promenade à la recherche des qualités du Dominiquin, embrasser dans sa complexité l'œuvre entière de son fécond rival; bornons-nous donc pour aujourd'hui à l'admirer dans la plus populaire et la plus touchante de ses toiles, le portrait de Beatrice Cenci. Ce portrait peut être facilement séparé des autres productions de son auteur, et la galerie Barberini nous offre d'ailleurs un attrait tout particulier.
Cet attrait est celui des portraits. Deux sont célèbres, celui de la Fornarina nue, de Raphaël, et celui de Beatrice Cenci ; mais les autres, quoique signés de moins illustres noms et présentant les ressemblances de personnages moins séduisants pour le vulgaire, offrent un extrême intérêt pour quiconque est curieux de l'histoire de Rome, surtout pour un Français qui aime à retrouver à l'étranger les souvenirs lointains de la patrie.
Le premier est celui de Maffeo Barberini, le pape Urbain VIII, peint par André Sacchi, artiste célèbre à une époque où la vraie célébrité se faisait de plus en plus rare. L'âge est à peu près celui de son avènement au pontificat, c'est-à-dire cinquante-cinq ans, en sorte que la vieillesse n'a pas eu encore le
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temps d'effacer la gentillesse de ce spirituel visage, remarquable surtout par deux yeux tout grands ouverts comme ceux des enfants, presque effarés et remplis d'une sorte de malicieux étonnement. On dirait que le spectacle de la comédie humaine dont il fut un si grand acteur éveille sa verve caustique en excitant sa surprise. Ainsi devait-il regarder quand il lançait ses mots pleins de bonne humeur et d'imprudence italiennes, par exemple celui qui servit d'oraison funèbre à son bon ami notre grand cardinal de Richelieu : ah che se c'é un Dio, ben tosto Io pagara ; ma se non c'é ne é veramente un galantuomo! Quel contraste aimable fait cette figure toute mondaine avec celles des pontifes entre lesquels il est placé, Camille Borghèse, pesant, massif, aux chairs abondantes et molles, tel que nous le représente l'admirable mosaïque de Marcel Provençal , et le pape Pamphily, plissé, ridé, à l'air maussade, comme s'il venait d'essuyer une bourrasque de l'orageuse donna Olympia Maidalchina, tel que nous le voyons dans le portrait de Velasquez! Il avait des goûts fort laïques qui doivent le rendre cher à tout lettré ; il ne lisait que des ouvrages de poésie et de littérature, il connaissait la valeur d'un sonnet et d'un acrostiche, il savait en quoi consistent les différences entre les mètres divers dont Horace s'est servi, et lorsque l'art des fortifications, qu'il cultivait trop, ainsi que le prouva pour sa tranquilité la déplorable guerre de Castro, lui laissait quelque loisir, il s'ingéniait à faire entrer dans la mesure du vers
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saphique le cantique du vieillard Siméon. Les rigoristes des diverses catégories pourront en grogner ; mais un lettré doit dire d'eux comme Sosie de Mercure :
Ces gens assurément n'aiment pas la musique,
et remercier par un sourire l'ombre du pape Urbain VIII.
Si les lettrés doivent garder à ce pontife un bon souvenir, les Français lui doivent plus de reconnaissance encore. Peu de grands personnages à son époque ont plus influé qu'Urbain VIII sur les destinées de la France. Il fut l'allié très fidèle de Richelieu et le seconda tant qu'il put par sa politique anti-autrichienne au moment le plus décisif de la guerre de Trente ans. Il vit sans s'émouvoir le grand Gustave- Adolphe paraître sur la scène du monde, et resta inflexiblement sourd aux instances de Ferdinand II et de l'Espagne : politique étrange, ingrate en apparence, mais fort clairvoyante en réalité. Urbain vit nettement que l'Espagne n'était plus une force pour le Saint-Siège, que l'Empire serait toujours un allié douteux et dangereux, et que la France était véritablement alors le bras armé du catholicisme. Par cette politique, il contribua singulièrement à décider la prépondérance de la France en Europe au XVIIe siècle. Il eut encore sur nos destinées une influence plus directe, s'il est possible, car il concourut à l'affermissement du système monarchique
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inauguré par Richelieu, et cela de la façon la plus étrange. Richelieu triomphait, mais son système pouvait périr après lui, s'il ne transmettait sa pensée à un homme d'Etat qui en fût le dépositaire fidèle ; les troubles de la Fronde ne le prouvèrent que trop plus tard. C'est à Urbain VIII que Richelieu dut ce dépositaire, car c'est ce pape qui dénicha, devina, protégea Mazarin, et assura sa grandeur future. On pourrait presque soutenir que la monarchie française du XVIIe siècle fut l'œuvre de deux papes : Sixte-Quint et Urbain VIII. Par Sixte-Quint, la succession légitime de la couronne fut sauvée, et la nationalité française préservée de la dissolvante influence espagnole ; par Urbain VIII, la monarchie nouvelle fut consolidée et acquit certitude de durée. Le plus grand danger pour les systèmes politiques qui se fondent, c'est la discontinuité qui peut se produire par le changement des premiers ministres, et, en créant Mazarin pour Richelieu, Urbain préserva la monarchie de ce danger.
Le second portrait , œuvre de Carlo Maratta, est celui d'un des trois neveux du pape, Marc-Antoine Barberini. Marc-Antoine est un jeune homme à l'œil ouvert et franc, avec un nez légèrement bossu et allant quelque peu de travers, ce qui lui donne un petit air entreprenant fort seigneurial. Marc-Antoine fut en effet le plus turbulent des Barberini ; aussi dut-il le premier songer à s'enfuir, lorsque la terrible donna Olympia souleva les colères du pape Pamphily contre les neveux d'Urbain. Celui qui étudie l'histoire en
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psychologue curieux du jeu des forces sociales peut observer chez les Barberini deux faits d'ordre contradictoire en apparence, mais qui se concilient souvent dans la réalité : leurs intérêts et leur politique sont de l'âge nouveau , leurs ambitions et leurs désirs de grandeur sont de l'âge passé. D'une part, ils représentent la lutte des nouvelles familles contre les anciennes, témoin la dureté avec laquelle ils traitèrent le dernier des della Rovere dans l'affaire du duché d'Urbin, témoin la guerre injuste qu'ils soulevèrent contre Edouard Farnèse. D'autre part, la famille des Barberini est, je crois, la dernière chez qui l'on surprenne distinctement ces ambitions de grandeur, d'établissement princier, qui furent communes à toutes les familles papales entre la mort de Paul II et la mort de Paul IV : les Cibo, les della Rovere, les Borgia, les Médicis, les Farnèse, les Ca- raffa. Ce fut là en grande partie le motif de leur haine pour Édouard Farnèse et le véritable objet de la guerre de Castro ; mais ces ambitions, qui étaient des réalités un siècle auparavant, avaient expiré le jour où Pie IV, à son avènement au pontificat, avait fait étrangler les Caraffa, neveux de Paul IV ; on ne les avait plus vues reparaître depuis, et tout ce que purent faire les Barberini, ce fut d'en ressusciter le fantôme. Depuis cette époque, un nouveau système s'était introduit. Un neveu du pape pouvait espérer les plus hautes dignités de l'état pontifical, un riche mariage, une fortune rapide, des acquisitions territoriales importantes à titre de simple particulier;
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mais il ne pouvait plus espérer de prendre rang parmi les rois. Si ces nouvelles destinées étaient moins brillantes que celles des familles d'autrefois, elles étaient plus conformes aux tendances de l'ordre administratif qui commençait à devenir alors partout prépondérant et qu'Urbain VIII avait lui-même favorisé par sa politique française. Les deux tombeaux d'Urbain VIII et de Paul III se font face dans la tribune de Saint-Pierre; il y a là comme une malice du hasard, une malice à triple et quadruple dard. Il semble que du fond de sa couche funèbre le père de Pier Luigi, l'oncle d'Octave Farnèse, nargue l'ennemi des descendants de sa famille. Lui, il eut la réalité de cette grandeur, dont Urbain eut l'illusion. Les deux tombeaux se font antithèse, comme l'ambition satisfaite et l'ambition déçue. Pour compléter cette ironie, le tombeau du pape Farnèse, œuvre de Jacopo della Porta, est royal comme son succès ; celui d'Urbain VIII, sculpté par le Bernin, n'est que brillant et tourmenté, si bien que les deux monuments semblent les emblèmes des deux destinées.
Un troisième portrait, celui-là d'un auteur inconnu, nous présente l'image de donna Anna Co- lonna, épouse de Thaddée Barberini : triste et noble image qu'on ne peut approcher sans se sentir désenchanté de la vie et sans désirer passionnément mourir, tant elle est vertueusement lugubre. Pendant qu'on la regarde, on se sent envahir par un brouillard de mélancolie épais comme le crépuscule des dieux d'Odin ; il semble que tous les oiseaux soient
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enroués, que toutes les étoiles soient fumeuses, et que toutes les fleurs soient des momies d'herbier. On la -vit en France, cette noble et triste donna Anna Colonna, lorsque les Barberini, obligés de quitter Rome pour fuir les colères du pape Pamphily, reçurent ainsi la récompense d'avoir fait un pontife du parti espagnol. Mazarin, qui de protégé devint alors protecteur de ses anciens patrons, qui pensait déjà peut-être au futur mariage de l'une des Mancini avec l'héritier du nom des Colonna, lui fit le plus gracieux accueil. Grâce à lui, donna Anna, qu'on appelait chez nous la princesse Palestrine (du nom de Palestrina, un des fiefs des Colonna), trouva nombre de courtisans muets. « Cette dame s'accoutuma aisément à la France, dit notre judicieuse Mme de Mot- teville, qui était alors aux premières loges pour juger des choses. Elle trouva beaucoup de gens qui l'entendaient et qui, pour faire plaisir au ministre, s'amusaient à l'écouter sans se soucier de lui répondre. En son particulier, elle était contente, pourvu qu'on lui donnât audience, car elle n'aimait pas à se taire. Elle avait toujours eu la réputation d'être honnête femme et hautaine : le nom de Colonna lui semblait le plus illustre qui se pût porter. » Il n'y en avait guère en effet de plus illustre alors en Europe, illustre surtout contre nous malheureusement, car, parmi les complaisants auditeurs de donna Anna, il se trouvait probablement plus d'un descendant de ceux qui avaient péri par le fait de la stratégie de Fabrice et de Prosper Colonna. A son retour à Rome,
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elle se retira dans le couvent des carmélites de Re- gina cœli, qu'elle dota d'une petite église, et y attendit la mort, et c'est alors sans doute que fut peinte cette image d'une tristesse plus que monacale.
Hélas ! le portrait de donna Anna Colonna n'a que trop raison ; la vie humaine est lugubre, et il semble que ce soit par une ironie cruelle que le ciel n'est pas toujours couvert d'un voile sombre. A côté du portrait de donna Anna, on en voit un, pièce magistrale et chef-d'œuvre du Caravage, qui est fait au contraire pour inspirer la joie de vivre et la croyance au bonheur. C'est le portrait d'une belle personne, fort jeune encore, mais prématurément engraissée, trésor de chairs roses et délicates qui, enveloppé de ce crépuscule familier au Caravage, apparaît comme une pêche à la savoureuse maturité sous sa couverture de feuilles ou sous l'ombre de son espalier. C'est l'alliance parfaite et presque paradoxale, tant elle est exceptionnelle, de la beauté opulente et de la beauté mignonne. Le cœur s'épanouit en regardant ce beau visage qu'on pourrait prendre pour l'emblème de l'insouciance heureuse. Oh! qu'il se glace bien vite! car savez-vous quel est ce portrait? C'est celui de la sœur aînée, ou, selon d'autres, de la mère de Beatrice Cenci. Vous voyez bien que. les apparences mentent et que la douleur est la seule réalité. C'est, dis-je, le portrait soit de la sœur aînée, soit de la mère de la lamentable Beatrice ; je tiendrais volontiers pour la dernière opinion, mais l'une et l'autre sont acceptables. Une troisième, qui ne l'est pas du
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tout, est celle qui a été fort légèrement émise par Stendhal. Selon lui, ce portrait serait celui de la belle-mère de Beatrice, par conséquent de la seconde femme de François Cenci. Deux raisons de la plus probante évidence réfutent sans réplique cette opinion de Stendhal. La première, c'est que la galerie Barberini possède le portrait de la belle-mère de Beatrice, et que ce portrait, peint par un certain Sci- pion Pulsone, de Gaëte, ne présente ni de près ni de loin aucune ressemblance avec l'infortunée jeune fille. La seconde, c'est que le portrait sorti du pinceau du Caravage offre au contraire la plus étroite ressemblance avec Beatrice. C'est Beatrice elle-même, mais plus jolie encore s'il est possible, et telle qu'elle aurait été probablement, si la destinée lui avait permis d'atteindre l'âge de ce portrait et de conserver une âme innocente. Ce sont les mêmes grands yeux, le même nez mignon digne d'un visage de fée, la même bouche gracieusement petite , les mêmes joues au contour délicieusement raphaé- lesque ; seulement il faut imaginer les traits si connus de Beatrice parvenus à une maturité relative et épanouis d'embonpoint. Oui, ce portrait est bien celui d'une personne qui tenait àBeatrice parla plus étroite parenté du sang.
Les gravures et les innombrables copies exécutées par les artistes romains et répandues dans toute l'Europe ont rendu trop célèbre la pathétique image de Beatrice Cenci pour que nous ayons besoin de nous arrêter longtemps devant elle. Quel est celui de
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nos lecteurs qui ne l'a pas présente à l'imagination, qui ne frissonne encore en se rappelant ce contraste entre ce que la nature a de plus frais et de plus tendre et ce que la douleur a de plus brûlant et de plus noir? La contemplation du portrait de Beatrice Cenci est pénible jusqu'à la souffrance. La voilà devant nous cette mignonne figure d'enfant à peine nubile, parée pour la mort avec une coquetterie sinistre du blanc vêtement qu'elle prépara de ses mains, du châle blanc qu'elle enroula en turban autour de sa tête. La nuance blanc grisâtre, presque plombée, de cette toilette de mort, s'harmonise admirablement avec la douleur de cette âme enveloppée dans le plus épais des nuages, et rend plus saisissant encore l'effet général du portrait. La bouche voudrait s'ouvrir pour parler, elle n'ose ; mais point n'est besoin de ses révélations, car tous les traits du visage s'expriment avec une éloquence navrante, et les yeux, rougis des larmes corrosives dont ils sont brûlés, disent qu'au dedans de cette chair qui va si tôt être fauchée est une âme qui succombe sous le poids d'un secret qui lasserait les forces d'Hercule. Ce n'est pas la mort qui lui arrache ces larmes, elle l'embrasse bien volontiers, et l'embrasserait plus joyeusement encore, si elle devait être délivrée de ce poids intérieur ; mais, hélas ! le fatal secret la suivra pendant toute l'éternité. Si la douleur de Beatrice était, comme la plupart des douleurs humaines, en harmonie avec les forces de l'âge et l'expérience du cœur, elle nous toucherait encore sans doute, mais
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d'une compassion moins aiguë ; ce qui nous émeut si exceptionnellement devant son portrait, ce qui nous émeut jusqu'à la souffrance, c'est que la portée de sa douleur dépasse infiniment tout ce que la nature a donné de ressources et de forces à cet âge où elle n'a rien prévu et préparé que pour l'enjouement, le développement heureux de l'être et la riante espérance. Voilà l'antithèse profonde, pathétique, qui fera toujours tressaillir le cœur toutes les fois que les yeux s'arrêteront sur le portrait de Beatrice.
Ce contraste entre la douleur et l'âge de l'enfant, la nature de cette douleur, font de cette page du Guide une œuvre d'une réelle importance psychologique. Pendant que je le regardais, je ne pus m'empêcher de penser que cette loi des compensations, par laquelle se balancent dans notre monde la destruction et la vie , est encore plus amère qu'inexorable, et que la destinée semble aimer à nous l'appliquer encore plus avec ironie qu'avec cruauté. Alors je me rappelai le fameux passage de Juvénal sur le capitaine carthaginois : « Dissous les Alpes avec du vinaigre, et cela pour plaire aux enfants et devenir un beau thème de déclamation, » et je le modifiai plus mélancoliquement encore en l'appliquant au sort de Beatrice Cenci. « Souffre et meurs, pauvre Beatrice ; meurs deux fois, et dans ton corps et dans ton âme ; emporte dans l'éternité l'ineffaçable trace du crime paternel et l'opprobre du supplice, et tout cela pour fournir à ce joyeux prodigue, à ce joueur effréné qui eut pour nom Guido
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Reni, l'occasion de mettre son talent en relief et de se faire une renommée populaire. » Le malheur de l'aimable jeune fille a produit en effet la part la plus durable de la gloire de Guido Reni. Certes le peintre qui a décoré le palais Rospigliosi de sa poétique fresque de l' Aurore, l'auteur de la fresque de saint And7'é et du Martyre de saint Pierre, était assez riche de ses dons naturels pour ne pas avoir besoin d'un tel secours de la fatalité. Il n'en est pas moins vrai que sa renommée ne se serait jamais étendue au point où elle l'est de nos jours sans le portrait de la triste héroïne. L'Europe entière sait son nom, que dis-je l'Europe? l'Amérique elle-même le prononce, car il n'est pas une miss des deux mondes qui n'ait eu le portrait de Beatrice Cenci dans sa chambre, qui ne l'ait dessiné ou même copié de ses mains, et qui ne reporte sur l'auteur une part du mélancolique enthousiasme que lui inspire ce beau visage. De toutes les œuvres de peinture qui sont à Rome, celle qui est honorée du plus grand nombre de copies est certainement le portrait de Beatrice ; mais ce n'est pas seulement à cet engouement d'une mode sentimentale que Guido Reni doit l'extension de sa célébrité. Ce portrait lui a conquis- d'un seul coup tous les publics, le public des femmes et des gens du monde à cause de l'histoire de l'héroïne, le public des multitudes à cause du caractère pathétique, dramatique à l'excès de cette peinture, et enfin celui des philosophes et des hommes de vie méditative à cause de l'expression exceptionnelle de
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cette douleur, qui est d'une importance psychologique réelle. Ce portrait lui a conquis tous lés publics, et, pour comble de fortune, il les lui conservera, car le temps ne pourra jamais en détruire le touchant intérêt, ni en amoindrir la valeur dramatique, ni en effacer le caractère psychologique.
Mais, il faut bien le dire, tout n'est pas précisément pur dans la sympathie universelle qu'inspire ce portrait, et les dispositions maladives de notre siècle pour une certaine musique d'harmonica douloureuse et voluptueuse à la fois y entrent bien pour quelque chose. Les œuvres d'art qui sont à Rome ne flattent guère cette nervosité particulière à notre siècle, que les artistes passés n'avaient pas prévue et qu'ils auraient probablement peu estimée ; elles vont plus franchement, plus droitement, plus vertueusement, pour tout dire, au cœur et à l'âme du contemplateur. Cependant le portrait de Beatrice n'est pas la seule œuvre de Rome qui ait ce caractère douloureux et morbide ; il y en a une seconde, la statue de sainte Cécile, d'Etienne Maderne, pleine d'un charme funèbre qui atteint les fibres les plus fines du cœur, mais cette fois pour ne lui inspirer qu'une mélancolie d'une irréprochable pureté.
La condamnation. de Beatrice fut-elle légitime? Il sera toujours délicat et même dangereux de s'expliquer sur un tel sujet. Tout récemment je lisais, dans un livre sur Sixte-Quint publié par M. de Hübner, que le peuple de Rome avait gardé le souvenir de Beatrice, et que dans 'le voisinage de l'an-
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cien palais Cenci les artisans lui avaient souvent parlé de l'injuste sentence qui la frappa. J'ignorais ce sentiment, qui fait honneur au peuple de Rome, mais depuis longtemps je pense comme lui. L'exécution des Cenci reste pour le pontificat d'Hippolyte Aldobrandini une tache ineffaçable. Lorsque le pontife révoqua la sentence de grâce qu'il avait rendue parce qu'un assassinat sans excuse s'était passé dans l'intervalle, je crois qu'on peut dire sans témérité que ce jour-là, des deux souverains qui sont dans le pape, le supérieur s'abaissa devant le subalterne. Aldobrandini se rappela trop qu'il était souverain temporel ; s'il se fût rappelé davantage qu'il était le souverain des âmes, Beatrice et avec elle tous les membres de sa famille eussent été sauvés, car c'était l'âme qui avait été profanée chez Beatrice, c'était son âme et celles de tous les siens qu'elle avait voulu moins encore venger que préserver. Or la base du christianisme, c'est que l'âme de l'homme a un prix infini, que l'âme ne relève que de Dieu seul, que c'est pour lui seul que nous devons la conserver selon les observances de la loi qu'il a tracée lui-même. François Cenci pouvait martyriser sa fille, soumettre son corps au supplice, la réduire à la mendicité; selon la loi chrétienne il conservait ses droits de père malgré toutes ces indignités; il les perdit le jour où il fit outrage à l'âme de sa fille, sur laquelle il n'avait aucun pouvoir, d'après la doctrine même qui depuis dix-huit cents ans est la loi morale de nos consciences et la régulatrice de nos actes.
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XI
LES PEINTRES ÉTRANGERS A ROME
Les noms étrangers abondent à Rome; mais, circonstance remarquable, presque tous ces artistes exotiques ont reçu l'empreinte romaine ; on dirait une tribu d'affranchis de par la grâce de l'art italien. Rome les a débaptisés et leur a fait subir l'opération désignée en jardinage par le mot de greffe. Le Flamand van Bloemen est devenu l' Orizzonte ; le Hollandais Honthorst a été transformé en Gherardo delle Notti; le sculpteur Duquesnoy, l'auteur de la belle et colossale statue de saint André à la basilique de Saint- Pierre, a pris le nom familier du Fiammingo ; le nom du Lorrain Cordier a reçu une désinence italienne. Ces artistes, d'importance secondaire presque tous, n'ont fait autre chose que dénaturer avec talent les qualités de leur génie national par les procédés d'un art étranger ; grattez le vernis italien dont ils se sont frottés, et vous trouverez au-dessous l'indigène des Flandres ou de la Néerlande. Honthorst est le
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plus mémorable exemple de cette alliance contre nature; il a gâté son robuste sentiment de la réalité sans atteindre un art plus élevé, et n'a réussi qu'à marcher sur les traces du plus vulgaire des maîtres italiens, Michel-Ange de Caravage. Quelques-uns, mieux inspirés, ont su cependant échapper aux dé- sastrueux effets de ces influences. Parmi ces derniers, citons les paysagistes Brill, qui, dans leurs décorations du Vatican, se sont rappelé les gaies parures des vertes campagnes de leur pays, les festons de ses feuillages, les arabesques de ses berceaux et de ses treilles, les dentelles de ses lierres, tout le frais et presque enfantin enjouement de la nature des Pays- Bas. Cela rit, jase, gazouille de chants d'oiseaux, murmure de bruits de feuilles, au milieu des salles et des corridors du sévère Vatican, comme une ballade en gentil patois flamand qui serait encadrée entre un chant de Virgile et un discours de Cicéron. Cette résistance, certainement involontaire, des Brill à l'influence italienne, a quelque chose qui charme, parce qu'elle est naïve, et on leur sait le meilleur gré du monde de ce patriotisme pittoresque qu'ils ont représenté à leur insu.
Un plus grand nom nous appartient, celui de Nicolas Poussin. Oh ! celui-là n'a point cherché à échapper aux influences de l'art italien; il est allé droit à lui. A notre éternel honneur, il a mis le génie de la France aux prises avec le génie de cette terre illustre entre toutes, et le génie de la France n'a pas été vaincu dans la lutte. Son talent savant et sûr,
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armé de bon sens normand et d'élévation cornélienne, fit sortir l'art français de l'art italien, non comme un enfant d'adoption, élevé par faveur dans une école étrangère, mais comme un enfant légitime conçu en mariage régulier et légal. Dans ce mariage, l'art italien fut le père, mais l'âme de la France fut la mère, et il en sortit ces deux genres bien authen- tiquement français, la peinture dramatique et le paysage historique. Les outils et la science d'un Do- miniquin et d'un Carrache servirent non pas à répéter des pensées italiennes, non pas à reproduire des images affaiblies de beauté, mais à faire parler par la peinture le même génie qui s'exprimait alors par un Corneille et un Racine. Poussin en effet, c'est Corneille et Racine en peinture. Sans s'arrêter à l'adoration superstitieuse de la beauté extérieure, il transporte sur la toile le sens éloquent des grandes scènes de la religion et de l'histoire, la moralité pathétique des belles actions humaines. Même caractère philosophique par la sévérité un peu abstraite que chez Corneille et Racine; même esprit d'humanité, toujours noble et à l'antipode des sentiments populaires : on peut dire que Corneille n'est pas plus sententieux, et que Racine ne sait pas mieux composer ses scènes. La mort de Germanicus, à la galerie du palais Barberini, est un beau spécimen de cette noblesse un peu froide et de cette science irréprochable de composition. Cependant, en même temps qu'il, créait l'art français, Nicolas Poussin rendait à Pltalie un insigne service qui lui mérite de porter le nom de
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dernier des Italiens. L'art italien de la dernière heure, celui de l'école bolonaise, du Dominiquin, d'Annibal Carrache, contenait des germes précieux, mais qui restèrent comprimés, sinon étouffés par le poids trop lourd de la tradition et la résistance inéluctable des instincts nationaux, le germe de l'élément dramatique et le germe du sentiment de la nature. Cet élément dramatique, comme il anime déjà avec vigueur la Communion de saint Jérôme, les fresques des Martyres de saint Sébastien et de saint André du Dominiquin! Ce sentiment de la nature, comme il fait déjà grande figure dans les toiles d'Annibal Carrache! Quand on a vu au palais Doria les tableaux que cet artiste a consacrés à divers épisodes de la vie de la Vierge, on a presque envie de le placer au rang des plus savants paysagistes. Ce sont ces germes, combattus, étouffés, que le Poussin dégagea et qu'il fit épanouir en une floraison grandiose et austère.
Parmi les preuves si nombreuses de génie que nous a laissées cet illustre Nicolas Poussin, il n'en est pas de plus grande que la création du paysage historique. Le premier, il a découvert en toute réalité la nature italienne ; le premier, il en a vu le caractère héroïque et la mâle beauté. Ses paysages ne sont pas moins vrais que grands. Qui donc a pu les accuser d'être plutôt savants que sincères? Si science il y a, ce n'est pas Poussin, c'est la nature qui s'est montrée savante en ces lieux; Poussin n'a fait que l'interpréter fidèlement. Il ne saurait y avoir d'erreur plus grande que de croire ces paysages composés, c'est-à-
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dire formés de pièces rapportées, harmonieusement fondues et ramenées à l'unité par le feu calculé du génie, et de leur opposer pour la vérité et la franchise les paysagistes hollandais. Les Hollandais ne sont pas plus francs que lui, seulement ils avaient à peindre une tout autre nature, et ce sont les âmes de ces deux natures qui mettent la différence entre leur franchise et la sienne. La nature hollandaise est une charmante nature plébéienne, vachère, bouvière, fermière, laitière, pleine d'innocence, de candeur et de fraîcheur; la nature italienne est une nature aristocratique, héroïque, pleine d'aspects sombres, passionnés, redoutables ; elle est reine, déesse, nymphe. Si les Hollandais paraissent avoir pénétré la nature avec une plus grande intimité, c'est qu'en effet la campagne plus aimable qu'ils ont peinte admet la familiarité, que repousse au contraire la campagne italienne. Poussin est vrai jusque dans ces détails qui paraissent des effets de l'art. A la via Appia, en contemplant dans Id lointain la longue file des arches de l'aqueduc de Claude, j'ai reconnu ses solitudes, rendues éloquentes par le passage des héros; au Ponte-Molle et au Monte-Sagro, j'ai vu ses nobles campagnes silencieuses, séjour de rares dryades, que trouble de temps à autre — mais combien discrètement! — quelque petit berger au sérieux visage qui ramène ses troupeaux avec un morne recueillement. Et que de fois, en tournant mes regards du côté de la Sabine, j'ai reconnu ses horizons de collines moelleuses comme un amas de ouate et qui semblent
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se dissoudre sous la lumière comme pour laisser jaillir les dieux. Un soir, en revenant des thermes de Cara- calla, je suis entré dans une prairie qui s'étend derrière la villa Mattei, et, en contemplant les étages des terrasses du jardin sous le soleil couchant, il m'a semblé voir l'admirable dernier plan du grand paysage où l'artiste a représenté Diogène aux bords du fleuve. Je dis qu'il est vrai jusque dans les plus petits détails; avec quel plaisir, par exemple, j'ai rencontré au beau milieu du Teverone ce saule robuste que l'on voit souvent pousser comme une digue verdoyante dans les cours d'eau de ses paysages! Il est tellement vrai que, vu à Rome, où la nature offre de toutes parts les spectacles dont il s'est inspiré, il parait moins grand que vu à Paris, et cependant les galeries de Rome, surtout la galerie Doria, contiennent nombre de beaux paysages empreints de cette largeur, de ce calme robuste, et, si j'ose ainsi parler, de cette dignité que seul il a su donner à la nature.
Poussin dota l'Italie du paysage historique ; mais le sentiment de la nature est si peu dans le génie italien, que l'Italie ne sut que faire du cadeau. C'est chose remarquable en effet que cette indifférence des Italiens pour la nature, et la petite place qu'elle tient dans leurs conceptions. Jamais elle ne fut pour eux qu'un encadrement ou un accessoire. Elle se montre çà et là dans les maîtres primitifs, acquiert une petite importance chez quelques maîtres de l'école d'Om- brie, joue un certain rôle dans quelques tableaux de Raphaël, la Vierge de Foligno par exemple; et c'est
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tout. Ce n'est qu'avec l'école de Bologne, avec le Dominiquin, surtout avec Annibal Carrache, qu'elle laisse entrevoir l'ambition d'échapper à la tyrannie exercée par la beauté humaine et d'appeler pour son compte l'admiration; mais, pour faire aboutir cette ambition si combattue par les habitudes traditionnelles, il fallut un étranger, libre de la contrainte du génie italien. Or il est curieux de voir combien le paysage historique dégénéra rapidement du vivant même de Poussin et sous ses propres yeux. Nicolas ' Poussin eut pour beau-frère un Romain qui se nommait Gaspard Duguet; pour faire honneur à ce dernier de sa parenté avec notre illustre artiste, les Ro" mains l'appelèrent Gaspard Poussin, et ce nom devint par contraction le Guaspre. Ce Guaspre, qui suivit la voie ouverte par son beau-frère, a rempli de ses toiles les galeries de Rome; les palais Doria et Corsini en contiennent notamment un nombre considérable. Eh bien, il n'a pu parvenir à rester dans le sentiment juste de la nature italienne; il l'a artificialisée avec talent, et il a transformé le paysage historique en ravissantes décorations d'opéra. Ce fut une transfor- mation, ou pour mieux dire une dégénérescence comparable à celle que subit du vivant même du Tasse le drame pastoral italien. Au milieu des fêtes princières du xvi° siècle, un genre nouveau était né, l'allégorie pastorale, la représentation des passions de la vie urbaine par le moyen des mœurs rustiques ; mais ce genre resta rudimentaire jusqu'au jour où un homme de génie, s'en emparant, en donna le modèle
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parfait. Dans son Anzinta, le Tasse rapprocha de la nature ce genre ingénieux autant qu'il en pouvait être rapproché et y fit entrer autant de simplicité et de sentiments naïfs qu'il en pouvait comporter. Néanmoins, aux côtés mêmes du Tasse, presque au même moment, Guarini détruisait dans son Pastor fido le si délicat équilibre établi par le grand poète. Le Tasse avait compris que le drame pastoral ne pouvait être que la bucolique agrandie, Guarini le fit verser dans la comédie mélodramatique; le Tasse avait déguisé la vie urbaine sous la simplicité champêtre, Guarini fit sentir le travestissement, la mascarade. Ainsi fit le Guaspre des paysages héroïques de Poussin ; il y chercha des moyens d'amuser l'esprit par des combinaisons et des associations ingénieuses, et il enfanta des œuvres artificielles qui sont de véritables féeries d'opéra.. Dès le premier jour, le génie italien, poussé dans une voie nouvelle, revenait à ses tendances instinctives et échappait à la nature.
En dehors des paysages, le principal ouvrage de Nicolas Poussin à Rome est le Martyre de saint Érasme, de la galerie du Vatican 1. Je confesse franchement que je n'aime point cette toile. Le sujet en est horrible. Des bourreaux d'aspect fort honnête
1. Nous ne devons pas oublier la superbe copie que fit Nicolas Poussin de cette peinture antique connue sous le nom des Noces aldobrandines qui est conservée à la bibliothèque du Vatican. Cette copie fait partie de la riche galerie Doria. Le gouvernement français devrait bien faire tous ses efforts pour acquérir cette toile et en doter notre École des beaux-arts.
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s'occupent, avec une application tranquille, à dévider les entrailles du martyr : c'est le même odieux sujet qui a été traité par Zurbaran. Nous avons été vraiment affligé que notre Poussin, si noble, si élevé, se soit employé à représenter de semblables horreurs, et qu'il ait rivalisé avec le Pomerancio, qui a rempli de ses hideux spectacles l'église de Santo-Stefano-Ro- tondo, église dont nous ne parlerons pas au lecteur, par l'excellente raison que nous avons refusé de la voir avec obstination, sachant de quelles peintures elle était épouvantablement embellie. Nous n'avons aucun goût pour les spectacles affreux, et, s'il faut dire toute notre pensée, nous tenons pour immoral de placer sous les yeux du peuple les images de la cruauté humaine. L'homme est ainsi fait que, loin de le corriger, le spectacle de la méchanceté lui en . donne au contraire le goût, et je crains fort que des peintures pareilles à celles de Santo-Stefano, au lieu d'agir sur beaucoup de curieux par voie d'édification chrétienne, n'agissent par voie de dépravation. Ne montrez jamais le rouge au taureau, le sang au tigre, la cruauté à l'animal humain. L'inévitable résultat de semblables peintures est de jeter les nerfs du contemplateur dans un état d'irritation fiévreuse qui est toujours malsain, parce qu'il porte au mal comme au bien. Cette irritation peut tourner, il est vrai, en indignation religieuse, mais sous cette forme même elle n'est pas sans danger : les êtres qui ne sont qu'instinct ne doivent pas être agacés, chatouillés, excités, même pour les meilleures causes. Or c'est
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aux êtres instinctifs, c'est-à-dire au peuple, que s'adressent surtout de pareilles peintures, et, circonstance à noter, il est remarquable que c'est à lui seul qu'elles plaisent.
Le plus grand peintre de la lumière qu'aurait eu l'Italie, si le Tasse n'avait pas écrit, le grand rival français de Poussin dans le paysage, Claude Lorrain, a laissé à Rome bon nombre de ces toiles merveilleuses où il a su éviter l'uniformité en peignant toujours le même spectacle, ces beaux soleils couchants exempts de crépuscule, où la lumière prend amoureusement congé du monde en pénétrant d'un fluide d'or toute l'étendue de l'air. Les couchers de soleils de Claude Lorrain sont une des choses qui m'ont le mieux permis de comprendre comment pouvait échapper à la monotonie ce bonheur des élus, qui passeront l'éternité dans l'extase de ce qu'ils adorent. Les admirateurs de Claude trouveront au palais Doria et à l'académie de Saint-Luc quelques-unes de ses belles variations sur ce thème éternellement admirable, d'un ton moins chaud que les nôtres en général, mais d'une nuance singulièrement fine et touchante. Le baiser de la lumière à l'air n'y a pas la même riche volupté, le fluide d'or en est plus blond, mais cette pâleur n'en est que plus attendrissante ; l'un d'eux surtout mériterait vraiment de porter le nom mélancolique de novissima verba de la lumière, celui de l'académie de Saint-Luc. Il se présente dans cette galerie flanqué de deux immenses paysages de Joseph Vernet, les plus beaux certainement que cet artiste
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ait jamais peints, si beaux qu'ils ne pâlissent pas à côté de Claude, et qu'au premier regard nous les avons pris pour des œuvres du grand paysagiste. N'oubliez pas ces deux Joseph Vernet, si vous visitez Rome; notre école française y a laissé peu de choses qui lui fassent un aussi réel honneur.
Les Flamands et les Hollandais illustres sont représentés à Rome par un très petit nombre d'œu- vres; cependant ils y tiennent leur rang, et quelques- unes de leurs toiles méritent l'attention. Nous avons eu la satisfaction de voir que notre ancienne connaissance Rembrandt ne pâlissait nullement dans le voisinage des maîtres italiens. Il garde d'autant mieux sa place en leur présence qu'il n'a rien de commun avec eux, et il redoute d'autant moins la comparaison qu'il ne la provoque pas. On ne peut prendre sa mesure avec l'aune de l'art italien, car cette aune a été faite pour des formes de génie sans rapport aucun avec les siennes. Il n'est ni plus petit ni plus grand, il est autre, et la seule relation qu'il ait avec les Italiens, c'est qu'il s'est servi comme eux, de la toile et des couleurs pour exprimer des pensées. Le plus beau Raphaël du monde ne peut empêcher le petit Philosophe de la galerie Barberini d'être une merveille. Ce philosophe se trouve justement dans cette galerie en face du superbe portrait de la Fornarina nue ; ni l'un ni l'autre des deux grands artistes ne perd rien à cette opposition, et l'admiration que chacun accapare à son tour n'établit de préférence au détriment d'aucun. Ce sont
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les contrées intermédiaires entre les pôles que l'on peut comparer et préférer, non les pôles eux-mêmes : or Rembrandt est un des pôles du monde de l'art, et Raphaël est l'autre. A eux deux, ils représentent les deux seules missions que l'on puisse assigner à la peinture, les deux seules missions entre lesquelles le choix de la pensée puisse hésiter quand elle essaye de se rendre compte nettement de la nature et du but de cet art : l'expression de la beauté idéale, la représentation du monde sensible. Et cependant, opposés comme ils le sont, les grands courants moraux de l'âme humaine, nécessairement identique à elle-même, établissent entre ces deux pôles je ne sais quelles étranges et lointaines affinités. Ces deux grands hommes se ressemblent par un point : c'est que ni l'un ni l'autre ne s'est arrêté à mi-chemin, et qu'ils sont allés tous deux jusqu'au bout du voyage. Aussi se rencontrent-ils dans la poésie, qui est le terme souverain de l'art. Chez l'un, les pures conceptions de l'idéal se sont incarnées dans les formes les plus florissantes de la réalité ; chez l'autre, les contingences du monde sensible, transfigurées par la magie de la lumière, ont rejoint le monde idéal. Ils ont accompli le voyage en sens inverse l'un de l'autre, mais tous deux ils ont touché le suprême but.
Rubens a çà et là quelques beaux spécimens de sa magistrale exécution, par exemple le portrait d'un moine qui fut son confesseur, à la galerie Doria; mais ce qui le recommande plus que toute autre chose est un petit tableau qualifié à tort du nom
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d'ébauche , à l'académie de Saint-Luc. Voilà une simple ébauche qui vaut bien des toiles achevées. Le tableau représente trois blondes nues, les trois grâces ou les trois déesses du berger Pâris. En regardant cette œuvre, le titre fantasque d'une poésie contemporaine nous est revenu à la mémoire : Symphonie en blanc majeur. Le blanc y domine, ou, pour mieux dire, il est l'unique couleur, et cependant les nuances les plus variées et les plus heureusement assorties ne pourraient donner une harmonie aussi délicieuse. Une divine malice a présidé à l'arrangement de cette harmonie; en effet, comme elle est produite par la réunion de ces trois beaux corps également blancs, l'œil ne voit qu'un seul personnage dans le tableau, quoiqu'il y en ait trois en réalité, et il est transporté de l'ensemble, sans même songer qu'une des parties puisse être préférée ; ce qui démontre, à n'en pas douter, qu'on ne saurait choisir entre les grâces, ou bien nous aide à comprendre l'embarras où fut le berger Pâris. C'est une de ces fêtes du printemps comme Rubens s'est amusé à en faire quelquefois, une de ces fêtes où il ne réunit que des nuances tendres, pour ainsi dire adolescentes, et dont la plus remarquable est à coup sûr l'Éducation de la Vierge, du musée d'Anvers ; seulement cette fête du printemps est terriblement païenne, tandis que celle d'Anvers est de la plus irréprochable pureté.
Van Dyck aussi a quelques bonnes toiles à Rome. Nous avons remarqué particulièrement une petite Résurrection dans une des salles du palais du
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Quirinal. Le Christ s'élance hors du tombeau d'un vol plus que triomphant, d'un vol irrésistible comme celui d'une balle et naturel comme le fonctionnement d'une faculté innée en nous. Ce n'est pas un miracle qui s'accomplit, c'est un être qui fait emploi d'une puissance inhérente à sa nature, comme l'oiseau fait usage de ses ailes et le poisson de ses nageoires. Ce peintre de toutes les aristocraties européennes ne pouvait point avoir oublié celle de Rome ; aussi les galeries des palais romains contiennent-elles plusieurs portraits, dont le plus remarquable est certainement celui de madonna Lucrezia Colonna, au palais du même nom. Cependant le plus beau portrait de Van Dyck qu'il y ait peut-être à Rome n'est pas exposé aux regards du public, et un heureux hasard nous l'a fait découvrir dans l'atelier d'un jeune artiste, petit-fils adoptif d'Overbeck. Ce portrait, qui est celui d'un des Giustiniani de Gênes, est une de ces œuvres qu'on ne peut mieux louer qu'en disant qu'elle est parlante à l'excès. Tous les muscles de ce maigre visage palpitent d'énergie, et au fond de ses yeux menaçants siège une redoutable mauvaise humeur que l'on pourrait prendre pour un trait caractéristique de l'âpre té génoise, si les photographies d'un célèbre homme d'Etat contemporain ne nous apprenaient que ce trait est de tous les temps et de tous les pays.
Les anciens peintres allemands n'abondent pas -lt Rome; mais, parmi celles de leurs œuvres qui y ont été transportées, il en est deux que nous ne devons
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pas omettre, un Albert Dürer, un Lucas Cranach. L'Albert Durer est un excellent petit tableau d'un sentiment plébéien très profond, qui fait partie de la galerie Barberini. Il représente Jésus disputant avec d'affreux docteurs, laids comme leur science et vieux comme leurs grimoires. C'est tout simplement le germe de la grande composition drolatique de Jor- daëns que possède Mayence. Plus important est le Lucas Cranach, non tant par lui-même que par le hasard qui lui a donné Rome pour patrie d'adoption. Le séjour de Rome en fait comme le symbole d'une race étrangère, d'une autre âme, d'une autre poésie, d'un autre organisme charnel. Ce tableau fait partie de la galerie Borghèse et représente Vénus. Sous l'ombre opaque d'une forêt, les pieds dans une herbe épaisse et mouillée, se dresse, comme un fantôme diabolique, une grande femme nue aux chairs blanches, à la tête blonde coiffée d'une toque seigneuriale de velours. C'est un grand ver humain né de l'humidité de la terre, une fille de l'ombre et des solitudes verdoyantes. Est-ce du sang qui coule dans ses veines, ou n'est-ce pas plutôt la sève de la forêt? Sur sa chair que le soleil n'a jamais dorée, les sources ont mis leur fraîcheur, et dans ses yeux habitués aux douceurs du clair obscur luit un reflet froid comme celui de la lune. Ce n'est point la Vénus fille des ondes chaudes et brillantes, éclose dans l'air pur, sous un ciel éclatant ; c'est une Vénus fille de la terre froide et sombre, éclose au sein des brouillards, dans les antres profonds. C'est dame Vénus qui mène
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son sabbat dans les salles aux parois métalliques du Vénusberg, en compagnie des gnomes gardiens des mines et des esprits enfants du mystère. C'est à croire que, lorsque le chevalier Tannhaüser vint à Rome pour solliciter le pardon de ses péchés, il apporta avec lui, pour plaider en faveur de ses faiblesses, le portrait de sa maîtresse, et que ce portrait y est resté depuis lors. Cette Vénus de la galerie Borghèse, proche parente d'une certaine Ève du même Lucas Cranach, à la tribune des Offices de Florence, fait le plus étrange contraste avec toutes ces figures brunes et violentes de l'Italie qui l'entourent, et, encore sorcière même en peinture, elle évoque par son aspect la vision subite d'une terre étrangère où l'ombre est maîtresse, où les sources abondent, où l'amour rafraîchit ou noie le cœur, mais ne l'échauffe ni ne l'incendie.
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XII
LES PEINTRES VÉNITIENS A ROME
Toutes les écoles d'Italie sont représentées dans les galeries de Rome par de beaux échantillons, mais trop peu nombreux pour servir de base à un jugement. Il y a là quelques charmants Corrége, de délicieux André de] Sarto, des Francia à la grâce sévère, tel adorable fra Lippi à la galerie Doria, telle séduisante madone de Gaudentio Ferrari à la galerie du .Capitole, etc. ; mais ce n'est point à Rome qu'on doit aller pour étudier ces maîtres. Il faut donc se contenter de la volupté passagère, du plaisir de détail que donnent leurs œuvres isolées, qui d'ailleurs ne peuvent pas ajouter grand'chose à la connaissance qu'un Parisien lettré doit avoir de quelques-uns de ces maîtres. Il n'y a pas d'André del Sarto à Rome qui vaille la Charité du Louvre, et quiconque a vu l'Antiope et le Mariage de sainte Catherine en sait autrement long sur le Corrège que celui qui ne le connaîtrait que par les échantillons trop clairsemés des galeries Doria et du Vatican. Cependant
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nous voulons faire une exception en faveur des Vénitiens, et cela pour deux raisons : la première, c'est que leurs œuvres sont à Rome beaucoup plus nombreuses que celles des autres écoles ; la seconde c'est que les échantillons de leurs génies qui s'y rencontrent soutiennent la comparaison avec ceux que nous possédons et l'emportent quelquefois. Le voyage de Rome étend vraiment la connaissance qu'un Français peut posséder du Titien et de Véronèse, et le fait entrer d'un degré plus avant dans l'intimité de ces deux artistes.
On a souvent mis en doute le christianisme des grands maîtres de l'Italie, et, selon moi, très à tort ; mais, pour ce qui concerne les Vénitiens, il faut bien avouer que la religion a eu la plus faible part de leurs préoccupations. Je comparerais volontiers le rôle qu'ils ont donné au christianisme dans leurs peintures à la politique traditionnelle que la république de Venise observa toujours à l'égard de l'Eglise, se mêlant à ses affaires le moins possible et évitant sagement de prendre avec elle aucun engagement trop étroit. Venise l'expérimentée sembla toujours penser, comme le sagace Guicciardini, qu une prudente réserve était particulièrement nécessaire en ces matières. Les peintres vénitiens agissent ainsi avec les sujets religieux; sans les repousser, ni même refuser de les traiter selon l'esprit qui leur est propre, ils ne s'abandonnent jamais à l'enthousiasme qu ils peuvent inspirer ; ils ont prêté ou loué leurs pinceaux à la Vierge et aux saints; mais aucun d'eux ne les
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leur a dédiés. Quand on étudie les peintures des autres grands maîtres italiens depuis Giotto jusqu'à l'école des Carrache, on découvre de nouvelles significations aux personnages et aux doctrines du christianisme. On voit que l'artiste a scruté profondément son sujet pour en tirer un sens nouveau, et qu'il a fait œuvre de penseur, de poète, de théologien, autant que de peintre ; mais les Vénitiens n'ont jamais connu aucune ambition semblable, au moins je ne me rappelle pas une seule peinture vénitienne qui m'ait révélé un sentiment véritablement religieux. Titien seul, dont la pensée, plus forte que celle de ses rivaux, pouvait s'élever jusqu'à la hauteur de tels sujets, mérite de faire exception à cet égard; mais que cette exception est faible encore, et qu'elle confirme bien la règle générale ! Je voyais récemment une belle photographie de la fameuse Assomption; certes cela est religieux ; malgré tout, ce qui domine dans cette œuvre admirable, c'est la pompe royale du spectacle, c'est la magnificence de ce bataillon de pages célestes qui emporte à sa cour la reine des saints. Rome possède du Titien plusieurs tableaux de nature religieuse, la Vierge entourée de saints à la galerie du Vatican, le Sacrifice d'Abraham, à la galerie Doria. Ge dernier tableau est fort admiré des connaisseurs, et il est certain que l'exécution en est très belle; oserai-je dire qu'il m'a laissé froid ? Plus remarquable encore est la toile du Vatican; les personnages sont de la plus solide beauté, et le saint Sébastien surtout est d'une force gracieuse qui ne manquera jamais d'enchanter
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les yeux qui le contempleront ; mais quel est le sentiment moral qui s'échappe de ce chef-d'œuvre, où l'art a lutté victorieusement avec la vie? C'est le dernier mot de la peinture, et, cela dit, tout est dit. " Il n'est que juste de se hâter d'ajouter que le génie du Titien ne se borne pas à cette prodigieuse faculté d'exécution. Je n'en veux d'autre preuve qu'une intéressante copie d'un tableau que je crois appartenir à un des musées d'Allemagne et qui représente Jésus répondant au pharisien cette célèbre parole, fondement de la liberté chrétienne, où les •devoirs du sujet temporel, du citoyen terrestre, sont si finement distingués des devoirs du sujet de Dieu : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette copie se trouve à l'académie de Saint-Luc, et j'ai volontiers pour elle négligé bien des œuvres originales. C'est une page de philosophie mystique sublime. Titien y a mis l'homme spirituel en contraste avec l'homme de la matière de la façon la plus saisissante. L'homme de la matière, le publi- cain, type de péager, d'employé d'octroi, de rat de cave hébraïque, a le front bas et étroit du taureau, la lèvre épaisse du bouc, le nez recourbé, bien proportionné et fort comme un arc d'architecture romane ; mais ce qu'il a de surprenant, c est l 'oreille, une oreille courte, velue, charnue, épaisse à fournir la substance de plusieurs paires de pavillons auditifs. • L'ensemble du personnage exprime une bestialité finaude, -matoise, narquoise ; sa robuste patte d'oie se nlisse avec malice comme pour dire : « Je vais
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bien t'embarrasser, prophète que tu es, » et ses doigts noueux comme des branches de chêne montrent avec ostentation la pièce de monnaie. Pour représenter le Christ, Titien au contraire a volontairement oublié qu'il était par excellence le peintre de la chair, et il l'a revêtu tout juste d'assez de substance pour rendre son âme visible. Une fermeté candide qu'aucun piège ne peut embarrasser, une lucidité d'intelligence qui pénètre au travers des plus ténébreux sophismes, se lisent sur ce visage empreint d'une aimable austérité et comme aminci par le feu continu de l'âme. Les mains sont une inspiration de génie : blanches comme la cire des cierges et comme pénétrées d'essence éthérée, on dirait qu'une lumière habite en elles. Un fluide immatériel et non du sang traverse ces filets bleus qui leur tiennent lieu de veines. La pièce de monnaie du publicain est pour elles d'un poids trop lourd; c'est une matière plus subtile que réclame la finesse de leur tact; ce n'est pas le denier, c'est l'argument captieux lui-même qu'elles sont faites pour saisir de leurs pinces délicates. Si le tableau original est, comme je le crois, en Allemagne, cette représentation de l'homme spirituel a dû enchanter plus d'une âme mystique, car hernhuters, swedenborgiens, piétistes selon Spener, n'ont pas pensé plus finement, et on peut dire plus tendrement sur ce sujet. Et c'est un Vénitien, et parmi les Vénitiens celui qui fut par excellence le peintre de la chair, qui a fait cela ! 0 grandeur de cette Italie qui, naïvement, spontané-
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ment, sans le pédantisme des systèmes, sans les pesantes méthodes, sans les laideurs de l'étude, a su tout comprendre et tout exprimer !
Cependant c'est comme peintre de la chair que Titien est incomparable. Personne n'en a jamais compris à ce point la beauté et la grandeur. Ses corps nus sont de véritables poèmes où la chair nous apparaît égale à l'héroïsme, à la noblesse, à la vertu même et à la sainteté. Nous n'exagérons en rien. Ces corps si beaux ne sont que matière, et cependant devant eux nous éprouvons la respectueuse timidité qu'inspire la présence d'un roi; un frisson d'admiration sacrée parcourt notre être, et nous nous tenons immobiles avec une terreur qui a quelque chose de religieux. Les vierges de Raphaël, qui à toutes les grâces du corps joignent les vertus idéales des âmes célestes, appelleraient plus aisément la familiarité que ces Vénus et ces allégories du Titien qui ne sont pourtant qu'une expression extérieure de la -vie. C'est que le tabernacle est souvent plus redoutable que le Dieu lui-même, et c'est le cas pour ces floraisons de chair du Titien. Voilà donc le temple de l'âme, ce qu'il est et surtout ce qu'il peut être. Qu'importe que le Dieu n'y soit pas ? Le sanctuaire n'en est pas moins auguste, car il est vraiment digne de lui. Je ne sais d'ailleurs si les temples ne sont pas d'autant plus redoutables qu'ils sont plus enveloppés de silence et d'ombre ; il en est ainsi d'une beauté souveraine ou l'âme ne s'aperçoit pas. En écrivant cette dernière ligne, je pense surtout au
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portrait connu sous le nom de la bella Donna qui se voit au palais Sciarra. C'est en toute réalité un temple où le Dieu n'habita jamais; il ne nous en laisse pas moins confondus d'admiration, et à juste titre. Nous nous prenons à songer combien il est dommage qu'il reste désert, étant si merveilleusement préparé pour le séjour du Dieu. Comme le Dieu aurait fait transparaître sa beauté par ces yeux maintenant si calmes et si indifférents 1 comme il aurait lancé ses oracles par ces lèvres maintenant fermées et muettes ! Quel recueillement aurait inspiré aux hommes l'aspect d'un tel temple animé de son esprit ! comme sa religion se serait propagée facilement parmi ceux qui l'auraient approché ! Ce portrait de la bella Donna est une œuvre vraiment étrange par la nature de l'émotion qu'il inspire. Cette créature magnifique n'exprime rien ; pas un rayon, pas un soupçon d'âme, ne s'aperçoivent sur ce visage, et il est irrésistible en dépit de sa nullité. Il est plus qu'irrésistible, il est redoutable. Sa beauté est tellement incontestable qu'elle-en est impérieuse. Ces yeux si profondément calmes menacent, cette bouche muette lance l'insolence; cette physionomie très douce est comme fatalement altière. Cette belle personne est hautaine, non volontairement, mais par le fait seul qu'elle existe. Je ne con- nais pas d'œuvre qui dise aussi clairement à quel point la beauté est puissante par elle-même, sans le secours d'aucun autre don, à quel point elle est reine de droit divin, majestueuse en dépit du néant moral, sainte en dépit de l'absence de l'âme. Comprendre la
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chair avec ce sérieux, c'est faire acte de philosophie.
C'est encore bien plus faire œuvre de poète. Titien est de tous les peintres celui qui a eu les idées les plus chaudes. Dans les localités où courent des eaux thermales, on voit la vapeur s'échapper de terre ; de même, les conceptions du Titien fument pour ainsi dire de plénitude de vie et exsudent la volupté. Cela est hardiment sensuel, mais cette sensualité est magnifique et par là échappe à cette vulgarité qui est en telle matière la véritable immoralité. Ces créatures ne sont point immorales, tant elles sont robustes et chargées de santé, tant leur tempérament abonde en éléments riches et succulents ; elles ne sont point immorales, parce que l'âme physique n'est point en elles indigente, parce que, loin d'être une insulte à la nature, elles lui sont un hommage. C'est vertu qu'une telle opulente sensualité quand elle est unie à une telle chair, s'il est vrai que la vertu consiste dans l'obéissance à sa vraie loi ; pour ces beaux corps, la volupté n'est pas plus un vice que ne l'est l'épanouissement pour la fleur. Aussi les créations du Titien ont-elles dans leur paganisme quelque chose de presque religieux, tant elles nous conduisent près des sources de la nature, tant elles nous rendent sensible l'inexorable loi du désir par laquelle s'entretient la vie.
La galerie Borghèse contient entre autres une toile qui s'appelle les Quatre âges de l'homme 1. La toile
1. Cette œuvre superbe est en double à Rome. La galerie Doria en contient une 'répétition que je croirais plutôt, sans vouloir l'affirmer, une première composition.
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ne permet d'en compter que trois, mais peu importe. Sur le bord d'une prairie, de beaux enfants se culbutent et s'agacent au pied d'un arbre ; sur le même plan qu'eux du côté opposé, un berger et une bergère répètent l' Oarystis de Théocrite, et tout au fond, bien loin, un vieillard chauve est assis méditant, une tête de mort entre ses mains. La composition, comme on le voit, est assez compliquée, sans être très neuve; mais en face de l'œuvre on ne songe pas à ce défaut, tant l'attention est absorbée par le jeune couple du premier plan. C'est au Cantique des cantiques qu'il faut remonter pour trouver une pareille expression de ce qu'il y a de religieux dans les émotions charnelles de la nature. Les deux jeunes gens sont assis à terre, plongés dans un silence solennel si profond qu'il donne au contemplateur une impression de gravité en dépit de l'âge des deux acteurs. Quelque parole de poète champêtre, quelque accent de mé- lodie vient sans doute de les jeter dans ce recueillement, car le jeune berger tient sa flûte arrêtée à michemin de ses lèvres. Leur être tout entier se fond dans un trouble sacré qui ravit leurs sens en même temps qu'il intimide leurs âmes; une douce terreur mutuelle les tient muets l'un devant l'autre, comme enchaînés dans une sorte de délicieux respect. Cela n'est pas une simple idylle, comme la scène et les acteurs pourraient le faire croire ; pour qui regarde de plus près, cela est sérieux comme une grande page de philosophie naturelle, et pieux comme une hymne d'Eglise. Dans ce tableau, Titien a retrouvé le senti-
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ment qui porta les hommes des âges naïfs à considérer les chaudes émotions de la chair troublée comme une action des forces divines en eux.
Dans une magnifique composition appartenant à la galerie Borghèse, Titien a fait pour ainsi dire la synthèse de cette philosophie religieuse de la nature. Les Romains ont donné pour titre à cette composition F Amour sacré et VAmour 'profane. Ce titre est à contre-sens, ainsi que me le faisait remarquer une judicieuse personne, car la figure qui est qualifiée amour sacré est plus que mondaine, et celle qui est qualifiée amour profane, par la raison sans doute qu'elle est nue, est d'une irréprochable décence. La Fable et la Vérité ferait un meilleur titre, mais la Nature et la Civilisation est un titre encore plus exact. La pensée de l'artiste est, me semble-t-il, indiquée aussi clairement que possible par la disposition de la scène. Deux jeunes femmes parfaitement belles, l'une vêtue, l'autre nue, sont.l'une assise, l'autre appuyée contre la margelle en marbre richement ciselé d'une citerne ou d'une sorte de réservoir. Or du côté de la femme nue un horizon rustique s'étend à perte de vue; on aperçoit des champs couverts de troupeaux où galopent des cavaliers, un large fleuve, et par derrière un hameau et son clocher. Du côté de la femme vêtue, un paysage escarpé conduit à une ville dont on aperçoit tout en haut la citadelle et les tours. Voilà bien la vie des champs et la vie des villes nettement indiquées et séparées par les caractères des deux paysages. Il
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n'est pas bien difficile de lire dans la pensée du grand peintre ; cela veut dire : la vérité ou la nature, ce qui est tout un, donna d'abord naissance à la vie rustique et réunit les hommes dans les liens d'habitudes simples et paisibles ; la fable ou l'artifice, ce qui est tout un encore, donna naissance à son tour aux cités et fit les hommes prisonniers entre des murailles de pierre, les enchaîna de liens hypocrites. Et à laquelle Titien donne-t-il la préférence? Cela est d'abord assez difficile à dire, car voyez, un bel enfant, avec une mine sérieuse, s'occupe à troubler l'eau du puits d'où la Vérité vient de sortir. Cet enfant ne veut-il pas dire que, à peine née, la Vérité fut altérée, et que son eau pure fut mêlée du limon du mensonge? Pour la retrouver encore limpide, il faut aller par delà cette plaine, sur les bords de ce fleuve, où le village baigne ses pieds. Cette altération fut-elle bien regrettable cependant? Voyez, c'est elle qui a enrichi de sculptures la margelle du puits ; le mensonge a donné au monde le luxe des arts, produit complexe, mêlé, comme l'eau sous la main du petit génie qui représente ici l'imagination humaine ; mais, on n'en saurait douter, la préférence du Titien est pour la nature. Celle-ci est une fille entièrement nue, vêtue seulement de sa beauté et de sa pudeur. Elle est assise sans façon, sur le bord du puits; les jambes légèrement entre-croisées, elle penche le corps en s'appuyant sur la margelle d'une de ses mains, et de l'autre elle tient un vase d'où s'échappe une vapeur fumante. Par ce vase, elle dit visiblement : De
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moi vient toute chaleur, toute richesse du cœur, tout amour qui réchauffe. Le personnage opposé est au contraire vêtu des pieds à la tête d'habits somptueux et lourds, vêtu jusqu'au bout des doigts, peut-on dire, car ses mains sont couvertes de longs gants qui ressemblent à des brassards de chevaliers. Une de ces mains posée sur ses genoux serre un paquet de fleurs à demi fanées déjà. La figure triste et rêveuse, mais froide à l'excès, indique une absence absolue de passion. Elle dit : Je suis la glace même, je n'ai fait épanouir aucune des fleurs dont je suis chargée, je m'en pare un instant, et à peine les ai-je cueillies qu'elles sont déjà flétries. J'agis par artifice et feinte, et si vous voulez connaitre l'âme que recouvre ma figure à la fausse candeur, vous en trouverez la parfaite ressemblance dans maître Louis Arioste :
0 quante sono incantatrici, ô quanti Incantator tra noi, che non si sanno ; Che con lor arti, uomini e donne amanti Di se, cangiando i visi lor, fatto hanno : Non con spirti costretti tali incanti,
Ne con osservation di stelle fanno,
Ma con simulacion, mensogne e frodi, Legano i cor d'indissolubil nodi.
Ces paroles d'Arioste peuvent s'appliquer à bien d'autres des enchanteresses que le grand peintre a représentées. La bella Donna pourrait certainement s'en adresser une partie, et l'Esclave de la galerie Barberini pourrait les prendre en entier pour elle. Cette esclave est une Grecque qui fut, dit-on, maî-
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tresse d'un des doges de Venise. Esclave signifie ici ce que nous appelons une demoiselle de mœurs libres; le vocabulaire moral change selon les nations, et ce qui s'appelle esclavage chez un peuple doué du vrai sens des réalités s'appelle liberté chez un peuple qui aime à s'étourdir d'éclat. L'éclat ne manque pas ici, car le costume est riche et beau, mais quel désespoir à poste fixe cachent ces parures! Cette personne pâle, à la chair blanche, aux traits délicats, maigres et fins, donne la même ivresse froide qu'une belle journée d'hiver étincelante de glaçons, éblouissante de givre. Les yeux obliques à l'égal de ceux du mensonge regardent de l'angle des paupières comme pour avertir qu'intérieurement l'âme est louche. Cela est beau, triste et fait rêver. En regardant ce portrait, je n'ai pu m'empêcher de songer à une autre courtisane vénitienne célèbre, cette Grecque dont le salon fut au siècle suivant le lieu de rendez-vous des conjurés pendant la longue et difficilement explicable conspiration du marquis de Bedmar contre Venise, et je me suis rappelé ce mot de notre historien Saint-Réal à son sujet : « Il n'est point de ressentiment si violent que celui d'une personne bien née qu'on a réduite à faire un métier indigne d'elle. » Voilà ce que dit en effet la Schiava de la galerie Barberini, et cet avertissement n'est point pour séduire ; mais l'âme a été saisie au fond de l'antre obscur de son hypocrisie et conduite jusqu'à la lucarne de ces yeux obliques pour s'y montrer et s'y faire reconnaître.
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Un portrait qui laisse encore une impression peu sympathique est celui de Philippe Il à la galerie Cor- sini. Dans ce portrait, le roi morose est encore très jeune ; il est grand, élancé, bien pris, mais qu'il est loin de la magnificence seigneuriale de son père ! L'élégance native n'est réellement marquée que par la manière dont la main se porte sur la poignée de la dague, ressouvenir visible ou plutôt plagiat évident du geste célèbre de César Borgia dans le portrait attribué à Raphaël. Les couleurs sombres et neutres du vètement du roi sont exactement appropriées à son caractère : noir foncé et gris clair, voilà bien la livrée de son âme. Les mains sont belles et de race, mais le front est sans génie, et le visage entier est marqué d'une froide stérilité que l'on essayerait en vain de nier. Inutilement l'œil se fatigue à chercher une autre nuance d'expression ; le visage reste inexorablement ingrat, et nulle sympathie rétrospective ne parvient à naître chez le contemplateur.
Sensualité païenne, magnificence aristocratique, voilà tout l'art de Venise, et Titien en a exprimé le génie avec une splendeur sans égale. Ce n'est point qu'il n'ait des rivaux; Giorgione peut lutter avec lui pour l'art de peindre la chair, Véronèse peut lutter avec lui pour l'éclat et la pompe des spectacles, mais lui seul réunit au même degré ces deux caractères de la peinture vénitienne et en présente la synthèse dans une lumière foudroyante. Cependant Paul Véronèse est encore bien grand, et il y a des heures où je ne sais s'il n'a pas plus d'attrait que ce maître sou-
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verain. Sans doute il n'a pas l'écrasante majesté des pompes païennes du Titien, mais il a plus de liberté de génie, plus de caprice. L'imagination étouffe dans la brûlante atmosphère du Titien ; mais comme elle se meut gaiement, avec aisance, dans l'air pur et sous la douce lumière de Véronèse! Si l'art n'avait qu'un but purement décoratif, Véronèse serait le plus grand de tous les peintres, car nul n'a jamais amusé les yeux de plus fastueux spectacles, ni étalé avec plus de luxe les élégances de la vie. Il est, sans aucun jeu de mots, le magnifico par excellence de cette peinture vénitienne dont Titien est le doge. Généreux, libéral, prodigue, il provoque les cœurs aux sentiments heureux et les âmes aux beaux sourires : ce n'est pas lui qui place à ses fêtes la tête de mort des banquets épicuriens et mêle l'once d'acide à la livre de parfums. Avec lui, nous n'avons à craindre nulle malsaine vapeur de philosophie, nul triste retour de la réflexion, nulle fatigante contrainte de la méditation. Paul Véronèse n'est point un penseur, mais en revanche c'est un des plus exubérants poètes qu'il y ait jamais eu. Rome contient plusieurs de ses étince- lantes fantaisies ; j'en veux décrire exactement les deux plus belles, afin de justifier ce titre de poète que nous lui donnons.
La galerie du Capitole possède une belle répétition de son célèbre Enlèvement d'Europe. La nymphe vient de débarquer ; elle se repose des terreurs de son voyage à l'ombre d'un frais bosquet. A ses pieds, la bête divine, la tête chargée de fleurs, rumine
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amoureusement; mais, ô merveille, tout l'Orient a suivi la nymphe sur notre Occident! A l'horizon meurent les flammes d'un soleil plus beau que le nôtre ; un parfum excitant d'épices semble circuler dans cet air chaud rafraîchi par les vapeurs des sources et les éventails des arbres ; à terre sont étalées les perles barbares et les étoffes somptueuses, comme si les coffrets du grand roi avaient été emportés pour le voyage ; partout croissent les palmiers et les arbres d'Asie, et l'on aperçoit dans le lointain les chameaux des caravanes qui s'en retournent vides de leurs trésors. Je le demande, est-il dans Arioste une féerie qui l'emporte sur celle-là?
Voici une autre fantaisie qui est digne de Shak- speare ; la riche galerie Borghèse en est l'heureuse propriétaire. Cela prétend représenter saint Jean- Baptiste prêchant dans le désert. En réalité, il s'agit d'un jeune misanthrope de fort aimable tournure, qui, amaigri par des veilles trop répétées et probablement digérant mal par suite de quelques abus de plaisirs, s'est retiré dans la solitude pour tonner tout à son aise contre la vie mondaine qui l'a mis en si mauvais état. La retraite qu'il habite, agréablement ébouriffée d'herbes et de branches verdoyantes, n'a pas un aspect bien terrible ; si elle est sauvage, c est avec le plus aimable abandon. Ce doit être quelque ermitage de ces campagnes entre Venise et Padoue, dont notre président de Brosses a fait une si jolie description. Par un sentier tout fleuri de gazon montent les belles dames de Venise qui, s'inquiétant de
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son absence, ont pris le parti de venir le visiter. Elles sont en élégante toilette de ville : robes de gaz blanche avec agréments rose et bleu, bracelets, colliers de perles, et le reste à l'avenant. Lui garde son air le plus morose et s'apprête sans doute à les assaillir de boutades et à leur faire une mauvaise réception, qui vaudra bien mieux pour leur amusement qu'un bon accueil banal. Ne vous semble-t-il pas que nous venons de décrire un épisode du Comme il vous plaira de Shakspeare et de vous montrer dans sa solitude misanthropique le philosophe Jacques? Comme lui, ce saint Jean-Baptiste dirait sans doute aux belles dames et aux jeunes seigneurs de sa connaissance : « Surtout ayez soin d'épargner mes arbres et de ne pas gâter leur écorce en y gravant vos chiffres et vos folles devises d'amour. »
Que les différentes contrées d'un même pays possèdent un génie propre, c'est-à-dire suggèrent un certain ordre de pensées de préférence à un autre, favorisent certaines rêveries plutôt que d'autres, dirigent l'inspiration vers tels ou tels sentiments, cela est admis ; ce qui l'est moins, c'est que ce génie reste éternellement identique à lui-même, quels que soient les changements de civilisation, de races, de croyances, qui se succèdent sur son sol. Pour moi, c'est là un fait indubitable, au moins toutes les fois que je regarde un Véronèse. Il faut vraiment que le génie du territoire de Vérone ait reçu pour don la magie de la couleur. A quinze cents ans de distance, deux hommes séparés par la croyance, la civilisation
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et probablement par la race, séparés plus profondément encore par la différence des arts qu'ils cultivèrent, mais tous deux enfants de ce même sol de Vérone, ont exprimé les mêmes pensées, ou, pour parler plus exactement, ont reproduit les mêmes pompes. De ces deux hommes, l'un est poète : c'est Catulle; l'autre, peintre : c'est Paul Véronèse. La forme d'imagination est identique chez tous les deux, et identique sans nuances. Catulle est exactement Paul Véronèse en poésie; Paul Véronèse est exactement Catulle en peinture. Le luxe décoratif du peintre répond à l'art descriptif du poète; les mots imagés et les merveilleuses onomatopées du poète valent les couleurs du peintre. Ils ont tout en commun, la douce lumière, l'éblouissement des richesses, les spectacles préférés, cortèges somptueux, élégants repas, bacchanales merveilleuses. Il n'y a pas jusqu'aux sujets traités parles deux artistes qui ne soient de même nature. Qu'est-ce que l'œuvre de Véronèse, si ce n'est un immense Épithalame de Thétis et de Pélée et un chant d'hyménée en action? Même quand le poète fait parler la douleur et la passion, même quand le peintre nous représente quelque histoire tragique, ils cherchent encore moins à toucher nos cœurs qu'à plaire à nos yeux, et ils ne peuvent s'empêcher de nous amuser d'un splendide décor. Les plaintes d'Ariane, tout éloquentes qu'elles soient, nous frappent moins que la beauté de ses attitudes, lorsque, pareille à la statue de la bacchante qui crie évohé, elle regarde s'éloigner le vaisseau de Thésée, les
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cheveux aux vents, le sein découvert, ses légers „ vêtements coulant pour ainsi dire de son corps et descendant à ses pieds dans un pittoresque désordre. Les saintes et les martyres de Véronèse ne nous émeuvent pas tant de leur côté que nous ne prenions plaisir à admirer leurs riches toilettes et leurs colliers de perles. Nous ne pouvons indiquer ici que les grosses ressemblances, celles qui sont saisissables à l'esprit; mais ces subtiles ressemblances qui échappent aux instruments de l'analyse, que l'on ne peut sentir et rendre que par ce fameux je ne sais quoi, qui a rendu tant de services, comment les faire comprendre et apparaître? Le lecteur a cependant un moyen délicieux de suppléer à notre impuissance : c'est de relire le grand fragment des Noces de Thétis et de Pélée en face de quelques-unes des toiles de V éronèse; alors l'étroite ressemblance de ces deux génies, fils d'une même terre, ne pourra manquer de le saisir, et il se demandera, en lisant le poète, si c'est le peintre qu'il contemple, et en contemplant le peintre si c'est encore le poète qu'il lit.
Le troisième grand peintre de Venise, Tintoret, n'est guère représenté à Rome que par un seul ouvrage ; il est vrai qu'il suffit pour donner l'idée d'une des plus prodigieuses habiletés d'exécution qui furent jamais. C'est un portrait de la galerie Colonna représentant un homme debout et vêtu d'une robe verte. Quel est cet homme qui a fourni l'occasion de ce chef- d'œuvre? On ne le sait trop. A coup sûr, ce n'est pas un magnifico ; l'austère couleur du vêtement et un je
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ne sais quoi de robuste et de modeste à la fois semblent indiquer une éminence de la robe et du conseil, quelque grand juriconsulte, quelque haut fonctionnaire d'ordre administratif, quelque diplomate savant. Il suggère l'idée d'un homme qui repose, non sur des titres et des droits établis par prescription, mais sur sa valeur personnelle ; cependant l'homme importe peu, car ce n'est pas l'homme qui intéresse dans ce portrait, c'est l'habit. Au premier aspect, ce vêtement n'a pourtant rien de l'attrait auquel nous ont habitués les chatoyantes étoffes des peintres vénitiens : rien de plus simple et de plus sévère, disons mieux, de plus éteint. La robe est verte, ai-je dit; mais ce vert ne rentre dans aucune des nuances heureuses et gaies de cette belle couleur : il est tellement foncé, qu'il en confine presque au noir; toutefois plus le vêtement est effacé, plus ressort le miracle que le peintre a caché dans les ravins formés par ses plis, comme s'il lui était indifférent que ce miracle fût aperçu ou non. En face, on ne distingue rien; éloignez-vous de dix pas, et voilà que les cassures de l'étoffe s'illuminent tout à coup d'un reflet perdu, sans qu'on puisse comprendre d'où il est venu et comment il s'est logé là. On dirait que ce reflet s'est détaché de la lumière qui l'a produit; que, égaré, il s'est blotti entre les plis de cette robe qu'il a choisie pour cachette, et que par un privilège particulier cette robe en a pris possession et l'emportera à jamais avec elle. C'est le même phénomène que vous avez aperçu si souvent sur les tapis de mousse sombre, au
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sein du crépuscule épais des forêts; mais ici le phénomène est tellement inattendu qu'il agit par voie de surprise et donne l'illusion d'une robe qui serait douée de propriétés magiques. Mettez hardiment cette tache lumineuse sur la même ligne que les plus habiles tours de sorcier de Rembrandt. L'homme en robe verte est l'œuvre capitale du Tintoret à Rome; mais je ne puis cependant oublier une petite Madeleine à la galerie du Capitole, ébauché attendrissante et vers laquelle on revient malgré soi comme par un bon mouvement du cœur. Oh! cette Madeleine n'est pas la pécheresse à la grande âme, pleine de trésors d'amour, dont la riche tendresse réclame notre adoration respectueuse; c'est une mignonne enfant de Venise qui a besoin d'être consolée et protégée.11 semble que quelques paroles de compassion et de sympathie lui feraient du bien; elle les appelle par ses jolis yeux gros de larmes et l'air de souffrance répandu sur son visage adolescent. La pauvre oiselle a failli naïvement, et puis elle a senti le poids du péché, lourd comme l'infini, s'abattre sur ellè, et elle a trouvé le fardeau trop pesant pour son âme ignorante et faible.
Il a été donné aux Vénitiens de présenter dans la peinture l'expression souveraine d'une des deux grandes formes de l'esprit humain. Quelle que soit la variété infinie des formes du génie, elles se réduisent à deux principales qui les résument toutes : l'idéalisme et le sensualisme. Cette division se rencontre dans toutes les querelles de l'esprit humain, dans
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toutes les provinces de la science, dans la poésie et dans l'art ; bien mieux, on l'a vu régner pendant toute la scolastiqUe sur la théologie, et elle étend son empire jusque sur l'art du gouvernement, qu'elle partage en deux systèmes opposés. L'art de la politique est en effet idéaliste ou sensualiste, selon qu'il prend son point de départ dans un principe de justice et de morale supérieur et antérieur aux sociétés, ou dans la notion empirique et variable, selon les temps et les lieux, de l'utilité générale et de l'obéissance aux faits. J'ai même souvent pensé que, si l'on se servait de cette division comme de pierre de touche pour reconnaître les systèmes, bien des confusions seraient évitées, bien des masques enlevés; on verrait de prétendus amis s'apercevoir qu'ils sont ennemis de toute éternité, et des ennemis se tendre la main en avouant qu'ils combattaient sous un nuage. Se rattachent à la politique idéaliste, c'est-à-dire croyant à un principe supérieur et antérieur de morale, pouvoir catholique, monarchie, démocratie à la façon révolutionnaire français. A la politique sensualiste, c'est-à-dire prenant son point de départ soit dans l'homme même, soit dans les faits extérieurs auxquels il est soumis, se rattachent la liberté protestante, les oligarchies établies sur l'usage et les droits acquis, les gouvernements mixtes à l'anglaise, la démocratie américaine; mais n'oublions pas que nous n'avons à parler de cette souveraine division que dans ses rapports avec les arts et particulièrement avec l'école de Venise.
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De même que-Michel Ange et Raphaël sont les rois de l'idéalisme, Titien et Véronèse sont les rois du sensualisme dans l'art, nous dirions volontiers du réalisme, si ce mot n'avait été de nos jours assez mal interprété et surtout entendu d'une façon peu philosophique et par trop étroite. Comme cette définition des grands Vénitiens pourra surprendre beaucoup de personnes qui rapportent à l'idéal certaines choses qui n'ont rien que de fort terrestre, il nous faut de toute nécessité l'expliquer. Un certain degré d'éclat, une grande profusion de richesses, de somptueux décors, une belle lumière, l'émouvante géométrie d'un beau corps nu, l'excès d'une chaude passion, voilà ce que beaucoup de personnes appellent l'idéal, tout simplement parce que cela s'élève au-dessus de la médiocrité ordinaire de ce monde. Comme Titien et Véronèse abondent en qualités de cet ordre, leur magnificence leur vaut sans doute auprès de plus d'un spectateur le nom d'idéalistes ; mais toutes ces choses ne sont idéales qui par figure de rhétorique et par compliment, comme on dit d'une belle dame qu'elle est un ange et d'un prince qu'il est un dieu. Il faut entendre seulement par idéalistes les artistes dont les œuvres sont la réalisation de conceptions intérieures, nées dans les profondeurs de la méditation ou dans l'essor d'une inspiration qui se puise à des sources abstraites, telles qu'une doctrine religieuse ou philosophique par exemple. Chez ceux-là, la conception est antérieure à tout choc de sensation venu du dehors, supérieure à toute expérience des
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formes de la nature visible : ce n'est qu'après formation complète, et l'organisme spirituel étant créé, que l'artiste songe à choisir dans le grand magasin de la nature les enveloppes qui peuvent le plus heureusement faire apparaître sa pensée. Tels sont Michel-Ange et Raphaël par-dessus tous autres, tels sont à un degré inférieur nos artistes français de la grande époque, un Poussin, un Eustache Lesueur. Tels sont en poésie nos tragiques français, un Corneille, un Racine; tel est surtout le Dante, modèle éternel des idéalistes; tel est en musique Mozart, dont l'inspiration si passionnée et si troublante découle cependant de sources absolument intimes, de pensées que les souffles du dehors n'ont point suggérées. Les sensua- listes au contraire sont ceux dont les œuvres naissent du choc du monde extérieur, de la secousse voluptueuse et violente que leur ont fait ressentir les belles formes terrestres, de la contagion d'enthousiasme et d'amour que le spectacle magnifique de la nature leur a communiquée, du paroxysme d'enivrement auquel une âme bien douée, servie par des sens fins et riches, arrive facilement au milieu de la mouvante succession de phénomènes dont chacun lui laisse en passant une impression de beauté, de terreur, de pitié ou de respect. Tels sont les Vénitiens, les Flamands, Rembrandt, et dans la poésie Shak- speare et la plupart des poètes anglais. Certes voilà des hommes bien divers et qui ont exprimé des choses bien différentes; mais tous se ressemblent en ce sens que le point de départ de l'inspiration est le
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même pour tous, et ce point de départ, c'est — je répète le mot, car je ne saurais en trouver un meilleur — le choc violent des choses extérieures.
Il ne faut pas prendre ce mot de sensualisme dans une acception grossièrement littérale. Des pensées d'une haute portée peuvent être exprimées au moyen de ce système, et tout ce que le mot veut dire, c'est qu'ici la conception de l'artiste n'est qu'un résultat à posteriori d'impressions reçues. On a beaucoup parlé de réalisme dans notre temps, mais la véritable théorie du réalisme est encore à faire. Le réalisme, ce n'est pas la reproduction exacte de la réalité extérieure, c'est la sensation transformée, et cette expression mérite qu'on l'explique. La nature fait passer ses spectacles devant tels ou tels hommes doués de la sensibilité exceptionnelle et de l'âme passionnée qui constituent l'artiste, un Titien, un Véronèse, un Rubens, un Rembrandt, et alors se réalise à la lettre l'antique théorie de Démocrite et d'Épicure sur la formation des idées. Les choses, en rayonnant, envoient de tous côtés une partie d'elles-mêmes sous la forme de poussière atomistique, et chacun de ces atomes, quoique imperceptible, est un abrégé complet de la chose entière dont il émane. Par le chemin des yeux, ces atomes entrent dans l'âme, s'y logent et y forment une réduction de l'objet lui-même. Chez la plupart des hommes, dont l'âme est distraite et dont les sens sont durs et fermés, ces images sont nécessairement languissantes, effacées, maladives ; mais il n'en est pas ainsi chez les très grands artistes.
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Ces atomes qui s'échappent des choses, non seulement ils les reçoivent avec transport, mais ils les aspirent avec frénésie, ils les font converger vers eux comme un faisceau de lumières vers un centre, jusqu'à ce que le microcosme intérieur soit un double vivant de là chose contemplée. Le phénomène ne s'arrête point là : dans les fournaises ardentes de ces âmes, ces atomes du monde extérieur sont promptement altérés d'essence spirituelle, ils s'échauffent et se fondent sous le feu des fièvres de l'artiste, ils s'alimentent du suc de son cerveau, ils pompent la sève de son cœur* Un jour enfin, ce microcosme, entretenu de la substance même de l'artiste, s'échappe hors de lui aussi violemment qu'il y était entré ; alors il apparaît comme. une création originale, née spontanément des profondeurs du génie, et les spectateurs, ignorant son origine ou ne pouvant la reconnaître, s'écrient souvent : Voilà l'idéal! tandis qu'il n'y a là qu'une série de sensations transformées. Voilà le vrai réalisme dans l'art; ce que l'artiste exprime, c'est la réalité qui a passé au travers de son être et y est devenue subjective, non la réalité froidement objective qui n'a pas accompli ce séjour; c'est la matière nourrie de sa substance spirituelle, non la matière nourrie des sèves de la terre. La magie vénitienne, la magie de Rubens et de Rembrandt, n'ont pas d'autres secrets que ceux que nous venons d'expliquer; mais ces secrets n'ont rien de commun avec les doctrines de l'idéalisme, et on ne pourra jamais exprimer par ce moyen qu'un certain ordre de pensées. Le paga-
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nisme d'un Titien , la magnificence aristocratique d'un Véronèse, le christianisme charnel et populaire d'un Rubens, le christianisme démocratique d'un Rembrandt, peuvent s'en accommoder, non le christianisme philosophique d'un Michel-Ange, le platonicisme d'un Raphaël, les rêves mystiques d'un
Angelico de Fiesole, les conceptions sé^^^^bû
Poussin et d'un Lesueur.
FIN
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TABLE DES MATIÈRES
Du GÉNIE DE ROSSI-Ni 3 LA FIANCÉE DU ROI DE GARBE ET LE DÉCAMÉRON DE BOCCACE. 23 DE LA NATURE DU GÉNIE DU TASSE 55 UNE INTERPRÉTATION PITTORESQUE DE L'ENFER DE DANTE..... 101 LE PURGATOIRE DE DANTE ............................... 161
L'ART ITALIEN A ROME
I. CIVIXA VECCHIA 225 II. MICHEL-ANGE A ROME. — PHILOSOPHIE DE LA CHAPELLE
SIXTINE 240
III. MICHEL-ANGE, SCULPTEUR A ROME. — LE CHRIST DE LA
MINERVE, LA PIETA DE SAINT-PIERRE, LE MOÏSE 277 IV. SAINT-JEAN DE LATRAN 290 V. SANTA-MARIA-IN-COSMEDIN 306 VI. SAINT-AUGUSTIN. — LA MADONE DE SANSOVINO. MICHEL-
ANGE DE CARAVAGE A ROME 319
VII. SAINT-PIERRE-JN-MONTORIO. — LE TEMPLE DE BRAMANTE.
SÉBASTIEN DEL PIOMBO A ROME 341
VIII. SAINT-ONUPHRE. — SOUVENIRS DU TASSE. LÉONARD DE
VINCI A ROME. LE PINT(IRICCHIO.. 362 IX. SAINTE-MARIE-DES-ANGES. — LE DomlmQlulN, ......... 387
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X. LES PORTRAITS DE LA GALERIE BARBERINI. BÉATRICE CENCI. 415 XI. LES PEINTRES ÉTRANGERS A ROME 430 XII. LES PEINTRES VÉNITIENS A ROME ............. 6
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