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VARIÉTÉS
MORALES ET LITTÉRAIRES
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Petite comédie de la critique littéraire ou Molière selon trois écoles philosophiques. 1 vol. in- t 2. Paris, Michel LÉVY 3 fr. 50
Laurence Sterne, sa personne et ses ouvrages. — Étude précédée d'un fragment inédit de STERNE. 1 vol. iu-So, avec un portrait. Paris, G. FISCHBACIIER 6 fr.
LES ARTISTES JUGES ET PARTIES
Première série. — Causeries guernesiaises. 1 vol. in-So. Paris, G. FISCHBACHER 6 fr. 50
Deuxième série. — Causeries parisiennes. 1 vol. in-12. Paris, G. FtSCHBACHER 3 fr. 50
SHAKESPEARE ET L'ANTIQUITÉ
Première partie. — L'Antiquité grecque et latine dans les œuvres de Shakespeare. — Les Poèmes. — La Comédie des Méprises. — Troïlus et Cressida. — Timon d'Athènes. —Péri- clès, Prince de Tyr. — Jules César. — Antoine et Cléopâtre. — Coriolan.
Deuxième partie. — Shakespeare et les tragiques grecs, suivie de Molière, Shakespeare et la Critique allemande.
Deux volumes in-So. — Paris, G. FlSCHBACliER.... - 16 fr.
(Cet ouvrage a été couronné par l'Académie française.)
ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
MODERNE ET CONTEMPORAINE
Un volume in-12. — Paris, G. FISCHBACHER." 3 fr. 50
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VARIÉTÉS
IMttlï LIÏÏÉÈAIffi
PAR
Î^^UL STAPFER
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE GRENOBLE
PARIS
G. FISCHBACHER, ÉDITEUR
33, RUE DE SEINE, 33
1881 * Tous droits réservés
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LE LIVRE DE CUISINE
Pour préparer les fonds d'artichaut, retirez les- premières feuilles, parez les fonds et coupez les feuilles à la hauteur du fond ;
Faites-les blanchir jusqu'à ce que le foin puisse s'enlever; "rafraîchissez, puis, lorsque le foin est retiré, tournez et parez les fonds ;
Faites-les cuire dans un blanc, que vous ferez avec eau, beurre, farine, sel et lames d'un cî^ren que vous aurez pelé à vif et dont vous aurez retiré les pépins;
Faites cuire et laissez dans la cuisson.
J'emprunte cette recette à un supepbe ouvrage de M. Jules Gouffé, officier de bouche du Jockey- Club, le Livre de cîjisine, comprenant la cuisine de ménage et la grande cuisine, avec vingt-cinq planches imprimées en chromolithographie et s cent soixante et une vignettes sur bois. C'est. un livre « de haute gresse » ; il pèse, broché, deux
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kilogrammes et demi. Le luxe de l'impression, l'épaisseur du papier et surtout la magnificence des peintures qui captivent l'oeil et font venir l'eau à la bouche par le spectacle attendrissant d'un poulet gras proprement découpé, d'une salade de homards, d'une chartreuse de perdreaux, de filets de poulet aux truffes, sauce suprême, etc., tout cela témoigne d'un auteur sérieux, justement pénétré de l'importance et de la dignité de son sujet. Il écrit dans sa préface :
Je ne suis pas de ceux qui déclarent que la cuisine française, celte partie de notre nationalité dont nous avons raison d'être fiers, est perdue aujourd'hui et qu'elle ne se relèvera jamais. Les bonnes et vraies choses ne périssent pas ; il peut y avoir sans doute des moments de déclin ; mais on se relève tôt ou tard avec le travail, l'intelligence et la bonne volonté. Je maintiens qu'on n'a jamais été mieux à même de faire bien et très bien qu'à présent. Pénétré de cette conviction et des progrès continus dont la cuisine est susceptible, aussi bien dans ses parties les plus simples que dans ses branches les plus relevées, il n'y a pas de jour où je ne cherche et ne travaille au milieu de jeunes pra- o ticiens déjà célèbres et qui témoignent assez, par leurs talents et leur renommée justement acquise, que la jeune cuisine n'a nullement dégénéré. Grâce aux réformes et aux méthodes que je propose, si j'apprends d'ici à quelques années que chacun mange du mieux possible, suivant sa position sociale; que d'une part la cuisine de ménage se pratique enfin avec soin,
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économie et confortable, et que, d'une autre, la grande cuisine s'exerce dans les conditions de progrès, de bon goût, d'éclat que comporte si bien un siècle de lumières et de luxe comme le nôtre, j'aurai atteint réellement le but que je m'étais proposé, je me déclarerai pleinement satisfait du résultat et bien payé de toutes mes peines.
« L'homme, déclare un écrivain moderne, n'a pas été créé et mis au monde uniquement pour rivaliser avec l'éponge. » En effet, il ne suffit pas qu'il boive : il faut encore qu'il mange; mais il y a manger et manger. Quelques-uns mangent à peine et seulement pour « refrener les aboys de l'estomac; » ce sont les philosophes spiritualistes, j'entends ceux qui prennent le spiritualisme au sérieux. Tel était, par exemple, le penseur Joubert; c'était un souffle, une ombre, ou, comme on l'a dit spirituellement, une âme qui, ayant rencontré par hasard un corps, s'en tirait comme elle pouvait. Beaucoup mangent pour emplir « le gouffre » qui, selon Victor Hugo, « est dans le goinfre ; » ce sont les matérialistes grossiers, les pourceaux d'Épicure, non pas les gorets comme Horace, mais les gros... sangliers, Vendôme, Vitellius, etc. Tel était Gargantua avant sa meilleure éducation. « Parce qu'il estoit naturellement phlegmatique, commençoit son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de
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boutargues, d'andouilles et tels autres avant- coureurs de vin. Cependant quatre de ses gens - luy jettoieút en la bouche, l'un après l'autre continuement, de la moustarde à pleines pale- rées ; puis. beuvoit un horrifique traict de vin blanc, pour luy soulaiger les roignons. Apres mangeoit, selon la saison, viandes à son appetit, et lors cessoit de manger quand le ventre luy tiroit. A- boire n'avoit point fin ni canon. Car il disoit que les metes (limites) et bornes de boire estoient' quand, la personne beuvant, le liege de ses pantoufles enfloit en haut d'un demy pied. »
Rabelais, ce grand médecin qui « rappelait les morts des portes du tombeau et les rendait à la lumière, » ce savant botaniste qui introduisit en France la laitue romaine, n'était point, lui, de ce troupeau ; il n'était pas un goinfre. Son premier soin est de réformer les moeurs paresseuses et gloutonnes de son héros et de lui donner un précepteur qui lui enseigne à vivre et à manger. Sous la direction du sage Ponocrates, le dîner de Gargantua « estoit sobre et frugal; car tant seulement mangeoit pour refréner les aboys de l'estomac ; mais le souper estoit copieux et large. Car tant en prenoit que lui estoit de besoing à soy entretenir et nourrir. Ce que est la vraye diete, prescrite par l'art de bonne et seure medecine; quoi qu'un tas de badaus medecins conseillent le contraire.- » Ra-
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belais pose ici les vrais principes de la diète et appuie de sa grande autorité l'ordre qui règne actuellement dans nos repas français. Si l'on ne considère dans l'homme que l'animal, il se peut qu'il soit conforme à sa nature de manger comme un bœuf au milieu du jour et d'imiter ensuite le boa constrictor qui digère en s'éten- dant tout de son long et en faisant une sieste. Mais, au point de vue d'une bonne discipline de l'esprit, il est clair que ce régime n'a pas le sens commun; c'est le repas du soir qui doit être « copieux et large, » parce qu'avec lui doivent cesser tous les travaux de la journée. Les excitations, les dissipations de toutes sortes que la civilisation moderne offre le soir et que tout homme d'étude doit rechercher dans l'intérêt même de son éducation empêchent la bête de se laisser aller à un ignoble assoupissement. On se couche ensuite l'esprit et le corps libres, on a un sommeil léger, et l'on reprend son travail de bon matin. « Nature a fait le jour pour soy exercer, pour travailler et vaquer chacun en sa négociation, et, pour ce plus aptement faire, elle nous fournit de chandelle : c'est la claire et joyeuse lumière du soleil. Au soir, elle commence nous la tollir et nous dit tacitement : Enfans, vous estes gens de bien ; c'est assez travaillé, la nuit vient; il convient cesser du labeur et soy restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes; puis soy quelque peu esbau-
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dir, coucher et reposer, pour, au lendemain, estre frais et alaigres au labeur, comme devant. »
Ni les spiritualistes purs ni les matérialistes grossiers, ni les anges ni les bêtes ne doivent se rendre au banquet de M. Jules Gouffé; il n'y convie que les humains. Le point de perfection de la sagesse humaine considérée dans ses rapports avec la cuisine consiste évidemment à jouir des bonnes choses en conservant notre liberté ; elles doivent être un plaisir et ne jamais devenir un besoin. Il en est d'un bon dîner comme d'un bon cigare. Le fumeur goûte une jouissance particulière, inconnue au mortel qui ne fume point ; il est donc, en cet instant-là, plus heureux que ce dernier, puisque le bonheur, selon Aristote, est un « accroissement de notre être, » et que tout son être, quand il aspire la fumée d'un véritable havane, s'épanouit de volupté. Mais si le cigare devient pour lui une nécessité, le voilà esclave; à partir de ce moment, il est plus malheureux que l'homme qui, ne connaissant pas les délices de fumer, n'en connaît pas non plus la tyrannie. Pareillement je plains et je méprise le barbare dont le palais obtus ne fait point de différence entre des filets de lapereau préparés selon les règles de la grande cuisine et une vulgaire gibelotte de ménage ; mais si je ne pouvais plus me passer de filets de lapereau, c'est le
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mangeur de gibelotte qui serait à son tour en droit de me mépriser et de me plaindre. On peut voir dans le Cousin Pons de Balzac le tableau des misères d'un homme que la gourmandise a complètement asservi. J'ai lu quelque part l'histoire d'un vieux garçon qui, s'étant marié et se voyant obligé de réduire ses dépenses de bouche, tua toute sa famille pour pouvoir manger des petits pois. De tels excès sont toujours condamnables. Il faut être gourmand, mais il faut savoir posséder, discipliner, maitriser sa gourmandise.
Le goût en matière d'art et de littérature est dans un rapport naturel et nécessaire avec le goût physique. Partout où il y a délicatesse de la pensée, grâce, flexibilité, finesse, esprit et sentiment des nuances, on peut affirmer qu'il y. a aussi une certaine sensibilité du palais. Au xviie siècle, Racine, La Fontaine, Molière, Fé- nelon lui-même étaient des gourmands; je n'en sais rien, mais j'en suis sûr. Quant à Corneille, Bossuet, Descartes, Arnaud, je crois qu'on aurait pu leur faire manger du carton sans qu'ils s'en aperçussent. On trouve dans le Bourgeois gentilhomme (acte IV, scène 1 re) le menu d'un dîner assez appétissant : « carré de mouton gourmandé de persil, longe de veau de rivière, blanche, délicate et qui, sous les dents, est une vraie pâte d'amande ; perdrix relevées d'un fumet surprenant ; soupe à bouillon perlé, sou-
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tenue d'un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux et couronné d'oignons blancs mariés avec la chicorée. » Pour ce qui est de la tragédie française, il n'y faut pas chercher de menus ; on n'y mange point, fi donc ! ce sont de purs esprits, des idées, des abstractions qui hantent la scène classique.
La substance qui pense y peut être reçue,
Mais nous en bannissons la substance étendue.
Calvin était, à coup sûr, l'homme le moins gourmand de la terre; Dans la préface de son - Institution de la religion chrétienne, cet hérésiarque s'élève contre les papistes qui « se traitent. délicatement en abondance, » qui « ont leur ventre pour Dieu et la cuisine pour religion. » Sainte-Beuve reprochait, dit-on, à M. Guizot de n'avoir aucune espèce de goût, pas plus au sens physique qu'au sens spirituel. Lui-même, il était sobre et buvait peu ; mais il se piquait d'être gourmet; son dernier secrétaire assure qu'il apportait autant de soin à la préparation d'un dîner qu'à la composition d'un article. Le - matin, ce grand travailleur mangeait à peine ; son déjeuner se composait d'une brioche, qu'il partagea souvent avec ses chattes. Il en avait trois... Hélas! la guerre est la guerre et le siège de Paris a fait trois gibelottes des chattes de
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Sainte-Beuve. Le prosateur le plus parfait de notre siècle, Mérimée, dans un dîner fin qu'il offrait un jour à des personnages officiels, fit servir au dessert dix-sept espèces de fromages.
Que M. Gouffé se rassure, la cuisine française n'est pas encore en décadence. La France continue à régner en Europe au moins par ses vaudevilles et par ses cuisiniers. Les gros mangeurs, Anglais, Hollandais, Belges, Allemands, Suisses, ont beau reprocher à la cuisine française, comme Pierre Heylin, chapelain de la cour d'Angleterre au XVIIc siècle, de satisfaire « le palais et non l'estomac ; » ils ont beau railler avec Horace Walpole nos « pâtes feuilletées, » ils savent bien que la France est le seul pays du monde où la cuisine soit un art et où l'on mange avec goût. Telle cuisine, tel peuple. Qu'est-ce que nos vins français? s'écrie Michelet dans son Histoire de France : « un souffle, mais un souffle d'esprit. La beauté française, non plus, n'est pas facile à bien saisir ; ce n'est ni le beau sang anglais ni la régularité italienne. Quoi donc? le mouvement, la grâce, le je ne sais quoi, tous les jolis riens. » — Après le Livre de cuisine, M. Jules Gouffé a donné au monde le Livre des conserves ou Recettes pour préparer et conserver les viandes et les poissons salés et fumés, les galantines, les légumes, les fruits, les confitures, les liqueurs de famille, les sirops, les
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petits-fours, etc., très beau volume, orné du portrait de l'auteur. Le Livre de la pâtisserie, annoncé par la maison Hachette, est attendu dans toute l'Europe.
Décembre 1872.
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LA RÉFORME DE L'UNIVERSITE 01
La circulaire de M. Jules Simon sur la réforme de l'enseignement dans les lycées est connue. On me dispensera d'en faire l'analyse. Mais comment l'Université l'a-t-elle reçue? Comment les prescriptions du ministre sont-elles exécutées? Voilà peut-être ce qu'on sera curieux d'apprendre.
J'interrogeais l'autre jour des élèves de rhétorique du lycée Charlemagne. Ils étaient enchantés. Leur professeur, homme jeune et intelligent, est entré dans l'esprit de la réforme. Il a donné à ses élèves une leçon d'un genre nouveau : il s'agit de lire l'étude de Sainte- Beuve sur Virgile; dans quinze jours on en rendra compte, non point par écrit, mais ora-
(1) Écrit en 1872.
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lement. Ce sera le sujet d'une conversation, d'une discussion, où l'on échangera des idées, où l'on s'exercera à la parole. On ne fait plus de vers latins, mais on lit les poètes; on fait moins de thèmes et de discours, mais on pratique davantage les historiens et les orateurs. En somme, on étudie les anciens, non plus pour leur prendre leurs donnes expressions, mais pour connaître l'antiquité. Les heures de travail ne sont pas diminuées, mais elles sont mieux remplies. Voilà ce qui faisait tant de plaisir à mes rhétoriciens, qui ne sont pas des paresseux, mais de bons élèves avides d'apprendre, cupidos legendi, comme dit Lhomond.
J'apprends, d'autre part, que la fameuse circulaire a excité chez quelques vieux professeurs un mécontentement sourd qui n'attend qu'une occasion d'éclater. On devait s'y attendre. Ces messieurs sont obligés de changer leurs habitudes, et l'habitude est une seconde nature. C'est, en outre, une remarque généralement faite par les personnes qui ont approfondi la question des études scolaires, que pour enseigner une chose il est bon de la savoir; or M. le ministre ayant tout à coup assigné aux professeurs ce but surprenant et nouveau, l'instruction de leurs élèves, il y en a plus d'un qui doit se trouver dans l'embarras.
Est-ce l'œuf qui a été créé d'abord, ou la poule? Est-ce par l'École normale ou par les
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lycées que la réforme doit commencer? Si c'est par l'École normale, comment les futurs maîtres de la jeunesse perdront-ils le mauvais pli contracté au lycée? Si c'est par les lycées, comment les professeurs pourront-ils donner aux enfants autre chose que ce qu'ils ont reçu ? Il y a là un cercle vicieux dont on ne sortira que lentement et à force de patience. La réforme de M. Jules Simon n'est qu'un commencement; mais elle est, pour l'heure et pour longtemps encore, aussi radicale que possible. Il conviendra de rester en deçà de ses instructions plutôt que d'aller au delà. Ne précipitons rien et ne nous désespérons p^s si le progrès est lent. Ce serait une'tien belle chose, et nouvelle dans l'histoire de France, qu'un changement heureux obtenu par une suite de réformes et sans révolution.
Bon nombre des défauts qu'on nous reproche ont leur secrète origine dans l'éducation du collège. Je ne dis rien des lacunes de notre instruction : si nous ne savons pas la géographie, il est aisé de voir que c'est parce qu'on nous l'a mal enseignée ; si nous ignorons les langues étrangères, tout le monde en devine la cause : c'est que nous ne les avons point apprises. Mais sait-on pourquoi les Français présentent, entre tous les peuples jouissant d'un raisonnable degré de liberté, ce phénomène étrange d'une nation qui a la loi et l'autorité pour ennemies et qui
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regarde l'opposition au gouvernement comme la première des vertus civiques? Cette humeur- là est peut-être ancienne en France ; mais comme elle s'est singulièrement répandue depuis la Révolution et la fondation de l'Université, il n'y a rien de paradoxal à l'attribuer en quelque mesure aux mauvaises méthodes de notre éducation. Dans les lycées, surtout dans les internats, on ne fait jamais à l'élève l'honneur de le traiter comme une personne libre, morale, responsable; il est en tutelle à dix-huit ans comme à douze. Le gouvernement y est despotique, et tout offre l'image de la centralisation la plus absolue, car les professeurs sont traités comme les élèves, rien n'est laissé à leur initiative. La plus grande vertu des citoyens d'un État ainsi constitué, c'est l'obéissance. Un désordre matériel, qui trouble la tranquillité, est plus sévèrement réprimé qu'une faute cent fois plus grave en elle-même, et la raison politique domine la raison morale. Quelles sont les conséquences de ce beau système? M. Michel Bréal l'a montré :
Toujours placé sous l'œil du maître, l'écolier finit par le tenir pour un ennemi. Tout ce qui échappe à sa surveillance est regardé comme de bonne guerre... S'il faut définir le sentiment qui relie entre eux les élèves d'un lycée, c'est le besoin de faire face à l'autorité. Au rebours des États où la loi est volontaire-
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ment acceptée de tous et confiée à la protection de chacun, elle apparaît ici comme une contrainte dont personne ne veut prendre sur lui de faciliter l'action... Ainsi, pour début dans la vie, nos jeunes collégiens s'habituent à la lutte entre la loi et leur volonté, et ils se sentent libres pour la première fois quand ils se mettent en opposition avec la règle (1).
Voilà comment les révoltés du collège deviennent les émeutiers du journalisme et de la rue. En Angleterre, il y a des élèves qu'on appelle mo- nitors; ce sont des grands, chargés de la surveillance d'un certain nombre de petits. 0 les habiles gens que ces Anglais ! Ils savent que rien n'est tel pour devenir conservateur que de posséder une parcelle d'autorité.
Un autre défaut qu'on reproche à la nation française, c'est de se payer de mots et de formes oratoires. Ce vice est très ancien; c'est un héritage des rhéteurs de Rome et de la Grèce, c'est le commun patrimoine des nations de race latine; l'Université ne l'a donc pas inventé, elle l'a seulement entretenu et fait fleurir. La littérature française est oratoire dans son ensemble ; notre meilleure poésie est de la prose éloquente qui rime, et nos grands poètes ont plus composé de beaux discours qu'ils n'ont créé de caractères vrais. Le roi des devoirs au lycée, c'est le
(1) Quelques mots sur l'instruction publique en France.
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discours français et surtout latin. M. Jules Simon n'a pas cru devoir supprimer un exercice qui est, comme on l'a si bien dit, non seulement le couronnement, mais la clef de voûte de l'édifice universitaire; mais il l'a fait descendre du haut rang qu'il occupe et réduit à sa juste importance.
Je n'ai jamais compris, dit le ministre, qu'il y eût tant d'inconvénient à permettre aux écoliers d'exprimer des sentiments naturels tirés de leur propre fonds. Pourquoi ne point arriver, par des exercices progressifs, aux devoirs les plus difficiles, aux discours? Pourquoi même presque uniquement des discours, comme si la forme oratoire était seule digne de les' occuper, à l'exclusion de toutes les autres? Je redoute la pratique trop constante d'exercices qui ne sont pas étrangers à ce goût de la déclamation vide et à ce dédain pour les informations précises qu'on nous reproche... Je voudrais qu'on fit moins parler les rois et les héros, et qu'on obligeât les élèves à penser et à écrire sur des sujets où ils ne risqueraient pas de fausser et leur jugement et l'histoire... C'est par des idées plus simples et des sentiments plus personnels que les rapports s'établissent réellement entre le maître et les élèves.
M. Bréal, dont l'excellent livre, publié au printemps de cette année, est l'avant-coureur en même temps que le commentaire et le complément de la circulaire du ministre, a montré dans une
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pénétrante analyse l'influence funeste du discours. Cet exercice habitue l'élève à manquer de sincérité ; il l'oblige à parler un peu à tort et à travers sur des faits qu'il connaît superficiellement et d'après des notices recueillies à la hâte; il enseigne non à chercher et à dire la vérité, mais à plaider une cause ; il rend indifférent sur le fond des choses, et, en élevant la jeunesse dans la préoccupation exclusive de la forme, il compromet l'esprit et le sens moral de la nation; finalement il prépare au pays une génération d'avocats mal informés et de journalistes ignorants.
Je ne crois pas aller trop loin en attribuant pour une bonne partie à l'exercice immodéré de la forme oratoire le ton particulier qu'a pris notre presse, qui, au lieu d'être avant tout, comme dans les autres pays, un moyen d'information et un laboratoire de l'opinion publique, est devenue une branche de la littérature, se chargeant de nous approvisionner de dissertations sur les questions politiques et sociales.
M. Jules Simon s'élève contre la multiplicité des devoirs écrits ; il demande que le livre prenne un peu plus souvent la place de. la plume. Rien de plus raisonnable; c'est demander, en d'autres termes, que l'élève s'instruise davantage. M. Michel Bréal a très exactement défini l'esprit de l'Université, lorsqu'il a dit qu'elle ramène
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l'instruction à l'art d'écrire. Les défenseurs du système prétendent que le thème et les vers ne sont qu'un moyen de faire pénétrer plus profondément les élèves dans la connaissance de la latinité : M. Bréal démontre qu'il n'en est rien et que le thème et les vers sont de véritables œuvres d'art ayant leur fin en elles-mêmes. Si le thème était destiné à enseigner vraiment le latin, le texte d'un thème ne serait jamais que la traduction française d'un auteur latin; on dicterait aux élèves cette traduction, et l'on verrait jusqu'à quel point ils retrouvent la forme latine. Au lieu de cela, on prend des écrivains français, et l'on choisit de préférence ceux dont le style s'écarte le plus des tournures latines, Mmo de Sévigné, par exemple. Plus les idées sont modernes, plus le tour de force a de prix. A des élèves de quatrième on dictait naguère un thème qui commençait ainsi : « L'huInanité était un sentiment si étranger au peuple romain, que le mot même qui l'exprime manque dans sa langue. » Voilà l'énigme qu'il faut résoudre. Quand les élèves ont perdu leur latin à ce casse-tête, le professeur leur sert un corrigé de sa façon, bizarre assemblage de pièces rapportées, qui eût.bien fait rire Cicéron. De même la confection des vers latins n'est point destinée, quoi qu'on en dise, à faire mieux comprendre les poètes ; il serait beaucoup plus vrai de dire que la lecture des poètes est destinée à faire fa-
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briquer des vers latins. La preuve, c'est qu'on n'en lit guère que ce qui est nécessaire à cet usage. On lit Virgile, on l'apprend par coeur, non parce qu'il est un grand poète, mais parce qu'il est un bon modèle. Lucrèce, non moins grand poète, mais versificateur incorrect, n'est pas en honneur; ce ne sont pas ses doctrines que l'on craint, mais ses vers spondaïques, ses enjambements et ses mauvaises césures; Ovide, bon faiseur, est dans toutes les mains.
Ce qu'il y a de piquant ou, pour mieux parler, ce qui est très grave et très fâcheux, c'est que cette instruction universitaire toute ramenée à l'art d'écrire n'apprend point à écrire et va directement contre son but. Pour bien écrire, il faut penser et avoir à dire quelque chose; il faut 10-.ger dans sa tête non seulement des mots et des formes, mais des idées, des faits, des connaissances. C'est pourquoi le meilleur moyen d'enseigner à écrire est encore d'instruire l'élève, j'entends par là d'augmenter son savoir et de former son jugment. Écoutons M. Michel Bréal :
Ces exercices ( le thème et les vers) ont le tort de tourner sur les mots l'attention que nous devrions avant tout diriger sur les choses. A l'âge où les enfants ont tout à apprendre, nous réclamons leur temps et leur peine pour mettre en balance deux termes plus ou moins classiques ou pour rechercher de quelle fa-
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çon la phrase tombera le mieux. Encore si c'était seulement du temps perdu ! Mais l'enfant prend l'habitude d'attacher au mot une importance disproportionnée; dans ses lectures, il perd de vue le fond du récit, la suite des idées, la réalité des objets, pour ne songer qu'à augmenter le trésor de sa mémoire ou simplement les élégances de son cahier... Il recueille ce qu'il pense pouvoir lui servir un jour, il observe ce qu'il espère imiter ; cette vue intéressée suffit pour compromettre le profit intellectuel et moral de la lecture. Une fois que des arrière-pensées de ce genre ont trouvé accès dans la tète d'un jeune homme, il lui est difficile de s'en délivrer. Son observation s'arrête à la surface; au lieu d'embrasser l'ensemble d'un poème, il en détache les différents morceaux; au lieu d'étudier le mouvement général de la pensée, il cherche à surprendre des procédés. Dans l'art, aussi bien qu'en morale, toute préoccupation égoïste va directement contre notre véritable et suprême intérêt.
Moins d'observations littéraires, moins de critiques admiratives, plus de science, plus d'histoire, des lectures plus abondantes et plus vastes : la littérature la première s'en trouvera mieux. M. Jules Simon a dit cela d'une manière exquise :
Les enfants ne se rendront pas compte d'abord des beautés du style; mais ils s'accoutumeront, à leur insu, à cette manière de penser et de parler, comme ces fils de familles distinguées et lettrées qui parlent
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une bonne langue, parce que c'est la seule qu'ils aient apprise, et semblent aimer naturellement les idées saines et nobles, parce qu'elles ont pour eux le charme des premiers souvenirs.
Pourquoi l'Université, qui enseigne ou croit enseigner à ses enfants l'art d'écrire, ne leur apprend-elle pas aussi un peu à parler? Prenons-y garde, il était temps que le ministre avisât, car les qualités proverbiales de l'esprit français courent grand risque de se perdre au collège. On n'y ouvre guère la bouche que pour réciter des leçons apprises par cœur. L'exactitude de la mémoire, la réflexion, le soin, la recherche laborieuse et lente de la perfection dans les devoir s, voilà les seules qualités que le collège encourage, et certes ces qualités sont bonnes et utiles ; mais elles ne sont pas tout, et il y en a d'autres non moins dignes d'estime : la présence d'esprit, la vivacité de la parole, la promptitude du jugement, la rapidité et la facilité de l'improvisation. Celles-ci doivent être développées en classe par le travail commun, par l'activité d'un commerce incessant d'idées entre le professeur et les élèves. Le maître ne doit pas parler seul, il doit faire parler, interroger ; la leçon doit être un dialogue ». Les mauvaises méthodes du collège rendent l'enfant taciturne et trop replié sur lui-même. De là, plus tard, ces hommes distingués par la plume, qui. sont lents et embar-
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rassés dans la conversation. L'écrivain lui-même ne doit pas toujours donner à sa pensée un tour trop réfléchi et trop parfait; il est bon qu'il sache, au besoin, écrire comme on parle, avec aisance, abandon et un peu de négligence. Qu'importent dans une lettre, dans une causerie, des répétitions de mots et des incorrections légères? Ce n'est qu'une grâce de plus. Il est tel travail qui doit être enlevé au courant de la plume.
Il m'a paru intéressant, à propos de la circulaire de M. Jules Simon et du livre de M. Michel Bréal, de relire ce que Rabelais, Montaigne, Charron et Rousseau ont écrit sur l'éducation. Cette comparaison m'a montré que les idées de nos réformateurs modernes ressemblent beaucoup plus (et je leur en fais mon compliment) à celles de Rabelais qu'à celles des trois autres moralistes que je viens de nommer.
L'éducation des enfants (tout le monde est d'accord sur ce point) a deux fins qu'on doit poursuivre ensemble, mais que l'analyse distingue aisément : l'une, c'est de leur donner des connaissances; l'autre, c'est de leur former le jugement. Elle doit procurer, en d'autres termes, la science et la sagesse. Laquelle de ces deux choses est la plus importante? la sagesse, répondent en chœur Montaigne, Charron, Rousseau. M. Bréal répond qu'elles sont toutes les deux également importantes, que l'une ne doit pas
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être préférée à l'autre, et il y a dans son livre une quantité de pages excellentes, avec des exemples à l'appui, sur la nécessité d'exercer * le jugement des élèves et de ne pas enrichir seulement leur mémoire. Mais quand je lis entre les lignes, quand je cherche à pénétrer dans le fond le plus intime de la pensée de l'auteur, je découvre un intelligent respect de la grande curiosité toute pure, un amour désintéressé de la science pour la science, que ces trois anciens moralistes (Rabelais excepté) ne connaissaient pas et qui me semble un trait particulièrement honorable du siècle où nous vivons.
« Quelle plus notable folie au monde, s'écrie le vieux radoteur .Charron, qu'admirer plus la science, l'acquis, la mémoire, que la sagesse, le naturel? Science est un grand amas et provision •du bien d'autrui; c'est un soigneux recueil de ce que l'on a vu, ouy dire et lu aux livres. Le gar- doir et le magasin où demeure et se garde cette grande provision, l'étuy 'de la science et des biens acquis, c'est la mémoire. Qui a bonne mémoire, il ne tient qu'à luy qu'il n'est savant ; car il en a le moyen. La sagesse est un maniement doux et réglé de l'âme. Celui-là est sage qui se conduit en ses désirs, pensées, opinions, paroles, faits, règlements, avec mesure et proportion... Le savant est comme la corneille revêtue et parée de plumes dérobées des autres
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oiseaux. Le sage est comme celui qui vit de ses rentes. »
Montaigne aime mieux une tête « bien faite » qu'une tête « bien pleine ». Il n'en montre pas moins que sa tête, à lui, est un grand magasin de provisions accumulées, et il emprunte çà et là des pensées et des images pour établir la supériorité de la sagesse sur la science. « Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire et laissons l'entendement et la conscience vides. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain et le portent au bec sans le taster pour en faire becquée à leurs petits, ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent... Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs; mais elles en font après le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym ni marjolaine; ainsi les pièces empruntées d'ailleurs, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout entier, à savoir son jugement. ».
Rousseau ajoute la pointe de ses paradoxes au même lieu commun. « A peine à douze ans Émile saura-t-il ce que c'est qu'un livre... L'enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire; il ne s'instruit pas, il apprend des mots... Je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas... Emile a peu de connaissances, mais celles qu'il a sont véritablement
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siennes, il ne sait rien à demi. Dans le petiL nombre des choses qu'il sait et qu'il sait bien, la plus importante est qu'il y en a beaucoup qu'il ignore et qu'il peut savoir un jour, beaucoup plus que d'autres hommes savent et qu'il ne saura de sa vie, et une infinité d'autres qu'aucun homme ne saura jamais. »
"0 . -Les idées de Rabelais sur l'éducation sont bien supérieures à celles de Montaigne, de Charron et de Rousseau. Il ne se traîne pas dans cette éternelle redite de la vanité du savoir, et il donne a son élève une instruction large et substantielle.. Toute la question est d'avoir une bonne méthode. Il y a une science qui fait des sots, et une science qui fait des savants. Gargantua avait été d'abord élevé selon l'esprit de l'Université de France avant la circulaire de M. Jules Simon. Ses maîtres lui avaient appris l'alphabet si bien qu'il le disait par cœur au rebours, et il y fut cinq ans et trois mois ; item diverses, grammaires latines qui l'occupèrent treize ans six mois et deux semaines et qu'il savait aussi sur le bout du doigt, tellement « qu'il les rendoit par cœur à revers. » Son père Grandgousier trouvait que vraiment il étudiait très bien et qu'il y mettait tout son temps; mais -il s'é+onnait de voir qu'il n'en profitait point et, qui pis est, « en devenoit fol, niais, tout resveur et rassoté. » Un jour, un jeune enfant, nommé Eudémon, élevé par un précepteur in-
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telligent, entra dans la maison de Grandgou- sier, et le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés et le regard assis sur Gargantua, il lui adressa un compliment avec modestie et en bons termes. Gargantua, dont la mémoire seule avait été exercée, dont le jugement était resté inerte, ne sut que répondre. « Toute sa contenance fut qu'il se prit à pleurer comme une vache et se cachoit le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus que le moindre son d'un âne mort. » Grandgousier, outré de honte et de colère, voulait occire le pédagogue maladroit qui était l'auteur de ce bel ouvrage ; mais il prit le parti plus raisonnable de lui payer son dû, de le faire boire « théologalement » et de l'envoyer à tous les diables ; puis il remit son fils aux mains du précepteur d'Eudémon.
Ponocrates (c'était son nom) délibéra de l'instituer autrement en lettres; mais, pour les premiers jours, il le toléra, « considérant que nature n'endure mutations soudaines sans grande violence. » Nous reconnaissons ici la sagesse de M. Jules Simon déclarant au début de sa circulaire qu'il limitera et modérera ses réformes, « parce qu'en matière d'enseignement il vaut mieux procéder par des améliorations successives. » Puis Ponocrates fait prendre à Gargantua une purgation généreuse qui nettoie toute l'altération et perverse habitude de son
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cerveau. C'est cette purgation qu'il n'est malheureusement pas au pouvoir de M. le ministre de l'instruction publique de fàire prendre aux professeurs et aux élèves de l'Université ; aussi devra-t-il tolérer de leur part bien des intempéries et des humeurs, laisser agir le temps et ne pas s'étonner si, dans le grand corps qu'il essaye de rajeunir, il reste encore longtemps des traces du vieil homme.
Je ne suivrai pas Gargantua dans toutes ses études, si bien divisées et distribuées qu'il ne perdait heure par jour; je ne relèverai que les. points où la circulaire de M. Jules Simon - est conforme à l'éternelle vérité de Rabelais. D'abord la gymnastique, négligée par les premiers maîtres de Gargantua comme par l'Université, est la première chose dont s'occupe Po- nocrates ainsi que le ministre. Les exercices militaires, l'équitation, l'escrime, la natation sont également l'objet de leur sollicitude. Tous deux veulent qu'on se promène, et qu'à la promenade on observe, on cause utilement, on saisisse toutes les occasions de s'instruire, on fasse de la botanique.
La marche, qui est essentiellement hygiénique, peut être associée avec avantage à l'instruction des élèves ; on peut, suivant le pays et le climat, faire de l'herborisation, visiter un vieux château, des ruines importantes, un ancien champ de bataille, une collection
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d'objets d'art, une usine... Apprenons à nos élèves à beaucoup voir et à bien voir.
De même Gargantua et son précepteur, quand il faisait beau temps, « passans par quelques prés ou autres lieux herbus, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Maceret Galen; et en emportoient leurs pleines mains au logis; et avoient des sarcloirs, des pioches, serpettes, bêches et autres instruments requis à bien arborizer. » Quand l'air était pluvieux,, ils « s'esbatoient à boteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. Puis estudioient en l'art de peinture et sculpture... Semblablement, ou alloient voir comment on tiroit les métaux, ou comment on fondait l'artillerie, ou alloient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les mon- noyeurs, ou les tisserands, les horlogers, miroitiers, imprimeurs, organistes, taincturiers et autres telles sortes d'ouvriers, et, partout don- nans le vin, apprenoient et consideroient l'industrie et invention des métiers. » Voilà ce que M. Michel Bréal appelle F enseignement des choses, si supérieur à celui des livres; mais ni lui ni Rabelais ne sont hommes à mettre les livres de côté. « Au commencement du repas estoit lue quelque histoire plaisante des anciennes proues-
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ses, jusques à ce qu'il eust pris son vin. Lors (si bon sembloit) on continuoit la lecture, ou commençoient à deviser joyeusement ensemble, parlans de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce qui leur estoit servy à table; du pain, du vin, de l'eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines et de l'apprest d'icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce competens en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Héliodore., Aristoteles, Élian et autres. Iceux propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entierement retint en sa memoire les choses dites, que pour lors n'estoit medecin qui en sceust la moitié tant comme il faisoit. »
C'est cette naïve et généreuse ardeur de tout savoir qui est admirable dans Rabelais; c'est par là qu'il est vrai, qu'il reste jeune et que ses idées pédagogiques charment notre siècle, si curieux et si avide de science.
L'ancienne notion de l'homme lettré s'est sensiblement modifiée de nos jours. L'homme lettré, autrefois, était l'Itogtitête homme, celui qui a une culture générale, du goût, du jugement, des idées, et qui, sans connaitre les détails avec exactitude et précision, sait les choses en gros, a des clartés de tout, comme dit Molière. Si l'espèce s'en était conservée, l'homme lettré ainsi
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défini serait aujourd'hui l'amateur qui a lu et réfléchi suffisamment pour saisir les principales différences de Virgile et d'Homère, et qui a suffisamment profité de ses lectures et de ses réflexions pour préférer l'épopée primitive et comprendre que l'Iliade est une plus grande chose que l'É)téide. Ou bien encore ce serait l'homme d'esprit qui a, d'une part, le sens historique assez développé pour reconnaître qu'un tparallèle entre Racine et Shakspeare serait absurde, et, d'autre part, le sens poétique assez développé aussi pour reconnaître que Shakspeare est un plus grand poète que Racine.
Mais un jour l'homme lettré a fait cette réflexion: si j'étais né au XVIIC ou au XVIIIC siècle et que j'eusse appartenu à la société cultivée de ce temps-là, j'aurais été aussi persuadé que Virgile l'emporte sur Homère, et Racine sur Shakspeare, que je suis aujourd'hui convaincu du contraire. Dès lors, s'apercevant qu'il faut changer d'idées générales tous les cinquante ans, l'homme lettré a douté de son sens littéraire; il est devenu sceptique. Mais, comme l'amour des lettres et de l'étude le possédait encore, il n'a pas renoncé pour cela à la littérature ; il a seulement donné à l'activité de son esprit une direction nouvelle. L'é}'udition, c'est-à-dire la science des faits particuliers, a remplacé dans son estime et dans celle du monde l'instruction proprement dite ou les idées générales, qui ont
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perdu toute confiance. Tite matter of fact, voilà la seule chose qui puisse contenter notre besoin de certitude. Des faits, des faits, grands ou petits, peu importe ; nous nous rattraperons sur la quantité. Tout cela s'accumule dans la mémoire, et il faut qu'un cerveau humain soit solide pour contenir sans se fêler tant de choses, dont plus des neuf dixièmes paraissent sans signification et sans usage. Les têtes bien faites, que louait Montaigne, ont à présent de moindres honneurs et une moindre fortune que les têtes bien pleines.
J'ai nommé Montaigne ; prenons - le pour exemple. Les personnes qui passent aujourd'hui pour connaître cet écrivain, croyez-vous que ce soient celles qui ont lu son livre, conçu de son caractère et de son talent une idée judicieuse et retenu de ses Essais quelques passages dont elles ornent à propos leur conversation et leurs écrits? Cela est de moindre importance. Il faut surtout savoir combien il a paru d'éditions de Montaigne et quelle est la meilleure ; il faut connaître la vraie leçon d'un passage controversé; vous pouvez n'avoir jamais lu Montaigne lui-même; mais si vous ignorez le nom et les travaux du docteur Payen et d'autres savants biographes et commentateurs du vieux moraliste, gardez-vous de vous présenter dans le monde, car voilà ce qui est honteux. De même, l'homme qui sait causer de Molière selon le goût
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du jour n'est pas celui qui possède son théâtre; c'est bien plutôt celui qui sait exactement dans quel endroit de Paris il est né, qui se tient au courant des recherches de M. Eudore Soulié sur les membres de la famille Poquelin et a lu tous les actes de leur état civil. Le caractère de la curiosité littéraire au xix° siècle, c'est de s'attacher si longuement et si amoureusement à ce qui est autour des textes et des auteurs classiques, que le temps doit nécessairement faire un peu défaut pour étudier les classiques eux-mêmes.
M. Michel Bréal est un érudit; ce qui ne l'empêche pas d'être un homme instruit, éclairé, judicieux. Avec la culture générale d'un honnête homme, il possède une spécialité, la grammaire comparée. Il est bien naturel qu'il emprunte ses exemples à cette science, lorsque, décrivant la classe telle qu'elle devrait se faire, il détourne les professeurs de l'abus des observations purement littéraires et met dans leur bouche un enseignement plus substantiel. Il a parfaitement raison de recommander les études philologiques, qu'on néglige ; il a raison aussi d'employer le langage d'une science qu'il connaît mieux que personne. Qui donc pourrait songer à lui dire : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » Mais pourquoi a-t-il laissé échapper ces lignes dans le chapitre de son livre qui traite des langues vivantes :
L'Angleterre et l'Allemagne seront représentées par
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Grote, Macaulay, Max Millier, Schlosser, Gervinus, Grimm, Al. de Humboldt, Duncker, G. Curtius. Ce ri est point pour comprendre les ballades de Goethe ou les épopées de Longf'ellow que nous apprenons au lycée les langues étrangères.
Il y a d'autres classiques de langue anglaise que Longfellow, et la lecture de Gœthe pourrait avoir du bon; cette... comment dirai-je? moindre estime de la pure littérature, voilà ce que j'oserai appeler chez M. Bréal le petit coin d'orfèvrerie.
Ce qui est vrai, c'est qu'on développe d'une manière trop exclusive chez les enfants le sentiment littéraire, et qu'il est urgent de leur enseigner beaucoup d'autres choses : la grammaire comparée, et aussi les sciences naturelles, l'économie politique, et le reste. Non qu'ils puissent au collège apprendre à fond quoi que ce soit; mais on doit les mettre en mesure d'apprendre tout plus tard, et il ne suffit point pour cela de former leur jugement, de les exercer à la raison, à la sagesse et à la réflexion, quoi qu'en aient dit de graves bavards qui, en matière d'éducation, étaient plus riches de lieux communs que d'expérience; il est indispensable de leur donner des notions élémentaires de toutes choses. Le cerveau humain est une boîte divisée en compartiments nombreux qu'il faut tous ouvrir et faire jouer dans l'enfance ; car les tiroirs qui restent fermés deviennent terrible-
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ment durs, et c est le diable ensuite pour y faire entrer quelque chose. Les jeunes gens qui n'ont pas appris au collège les éléments d'une science ont toutes les peines du monde à l'apprendre plus tard ; l'esprit rendu paresseux et raide se montre bientôt incapable soit de saisir, soit de retenir les notions nouvelles, qui glissent à sa surface comme l'eau sur du marbre. L'instruction devrait être encyclopédique et si bien distribuée que les enfants dont les études sont interrompues avant le terme em- - portassent au moins du lycée les principes des connaissances les plus utiles. Nous voulons bien compléter notre éducation au sortir de l'école, mais nous aimerions mieux ne pas avoir à la refaire tout entière : or la première découverte désagréable que nous faisons en entrant dans le inonde, c'est que la société a de plus grandes exigences que le collège et nous demande autre chose que de tourner élégamment un discours.
Je reviens à la circulaire de M. Jules Simon.
Les grandes découvertes sont toujours simples. M. le ministre de l'instruction publique en a fait une que ses prédécesseurs, dit-on, avaient confusément entrevue, de même que certains savants contemporains de Bacon passent pour avoir deviné avant lui la méthode qui devait renouveler et régénérer les sciences ; mais il
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fallait un homme de génie pour la dégager et la définir nettement : cette découverte, dont la gloire appartient toute à M. Jules Simon, et qui va faire une révolution dans les études, c'est que le latin est une langue morte. Une trompeuse apparence a longtemps entretenu l'illusion de la vie : cette langue, que personne ne parle plus, on l'écrit encore en Sorbonne et on la chante dans l'Église catholique; mais il ne faudrait d'autres preuves à Cicéron que la prononciation de la messe et le style de nos thèses latines pour constater régulièrement le décès. Si le latin est une langue morte, et si, néanmoins, les monuments de la littérature latine vivent toujours et sont beaux et bons à connaître, la conséquence est claire :
Le vers latin, le thème, la dissertation latine, le discours latin ont pour but principal d'enseigner à parler le latin; la lecture, l'explication des auteurs, la traduction à haute voix et la version écrite ont pour but principal d'enseigner à lire le latin. De ces deux ordres d'exercices, les premiers sont à supprimer ou à restreindre, les seconds sont à développer.
Il conviendra aussi de faire une plus grande place au grec, langue dont les monuments littéraires l'emportent en somme sur ceux de l'antiquité latine, et dont on a beaucoup trop négligé l'étude. Enfin il ne sera pas mauvais de connaî-
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,tre un peu les monuments de notre propre langue. Chose incroyable ! l'histoire de la langue et de la littérature française n'est point enseignée au collège. Comment apprend-on le français ? en faisant des devoirs latins, et particulièrement des thèmes. Je n'invente rien; un professeur de l'Université a imprimé ceci cette année : « Il n'y a pas de meilleur moyen d'apprendre le français que de traduire de Vive voix des auteurs grecs et latins, de faire des versions et surtout des thèmes. »
Les vieux professeurs, attachés de cœur à la routine comme celui-ci, auront toute facilité de faire prévaloir leurs idées, grâce à une mesure du ministre, qui est la plus libérale et peut-être la plus importante de toutes ses réformes : les réunions périodiques des maîtres sous la présidence du proviseur. C'est là qu'on pourra entendre de graves paroles tomber des barbes blanches, et les vieillards employer toute l'éloquence qu'ils ont puisée dans le Conciones pour persuader à la jeunesse folle que tout était pour le mieux dans la meilleure des universités possible. C'est là qu'on fera l'oraison funèbre du vers latin et qu'on versera sur son tombeau des larmes — avec des prières pour la conservation du discours :
Manibus date lilia plcnis,
Purpureos spargam flores, ct fangar inani Munere!
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En rendant aux lycées leur autonomie, M. Jules: Simon fait un grand pas dans cette voie de la décentralisation sans laquelle il n'y a point de vraie liberté. Nous ne sommes plus au temps où un ministre de l'Empire disait avec satisfaction en regardant sa montre : « A cette heure, tous les lycéens de Paris et de la province sont en train de composer le même thème. »
L'opinion publique, à la réserve de quelques irréconciliables, est toute en faveur de la réforme de M. Jules Simon. M. Thiers l'approuve, non que ce spirituel vieillard soit capable de comprendre à son âge l'utilité d'une réforme quelconque, pas plus dans l'Université que dans l'armée; mais la circulaire ministérielle met en fureur la droite cléricale, et cette grande colère sert de critérium, au président de la République pour reconnaître la sagesse et l'opportunité d'une mesure.
Une voix discordante a troublé le concert d'éloges de la presse, la voix de M. Dupan- loup. L'évêque d'Orléans écrit aux supérieurs, directeurs et professeurs des petits séminaires, à l'occasion de la fameuse lettre, et leur enjoint de n'en tenir aucun compte. Il voit dans la réforme de M. Jules Simon « la ruine des humanités » el « le renversement définitif de la haute éducation intellectuelle en France. » Il veut que l'on conserve les méthodes qui ont formé les grands hommes du XVIIC siècle. M. Dupanloup
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est-il bien sûr que les grands hommes du XVIIe siècle se soient formés en écrivant des thèmes, des vers et des discours latins ?■ C'est une conclusion qui pourrait bien n'être point logique, que de dire : voilà un homme qui est devenu grand poète, grand orateur, en faisant tel ou tel exercice; je vais faire le même exercice et. je deviendrai, moi aussi, grand orateur ou grand poète. Mozart, dit-on, composa la Flûte enchantée en jouant au billard ; je connais des compositeurs modernes qui pourraient jouer au billard toute leur vie et ne jamais écrire la Flûte enchantée. Mais la vérité est que les grands écrivains du xvne siècle n'ont pas fait autant de thèmes, de vers et de discours que'mon seigneur l'évêque d'Orléans. Et pourtant nous ne voyons pas que l'éclat de leur génie soit tellement effacé par la splendeur du sien. Les routines universitaires qu'il chérit sont un'héritage des jésuites; la réforme qu'il.frappe de ses ana- thèmes n'est qu'un retour aux méthodes plus anciennes de Port-Royal. Raisonnons un instant comme monseigneur et jugeons les arbres par leurs fruits : Port-Royal a produit Pascal et Racine; l'éducation des jésuites a produit M. Du- panloup. Sa Grandeur ne sait-elle pas que tout arbre qui ne porte point de bon fruit « dpit être coupé et jeté au feu? »
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LA FEMME ET L'ÉDUCATION
Voici un livre original, pensé avec indépendance, écrit d'une main délicate et ferme. L'auteur, MmÓ Caroline de Barrau, connaît assurément la littérature de son sujet, puisqu'elle a fait, après tant d'excellents ouvrages sur la femme et sur l'éducation, un petit volume digne d'être lu; on sait assez qu'aujourd'hui, dans l'abondance des livres et la diffusion de l'instruction, la véritable originalité ne peut plus être que la conquête et le prix du savoir. Cependant l'auteur ne montre rien de ce qu'elle a pu acquérir par ses lectures, elle est sobre de citations, et son livre plaît par un air à la fois' modeste et décidé. N'allez point voir là un sacrifice à l'opinion du monde, qui permet aux femmes d'être instruites à condition de le cacher avec soin. Il n'y a pas l'ombre d'une raison sérieuse pour qu'une femme- fasse
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semblant d'ignorer les choses qu'elle sait, et Mme de Barrau, dont l'ouvrage respire une sainte horreur du faux, pense sur ce point tout autrement que Clitandre. Mais elle n'a pas cru que cet étalage pût être bon à quelque chose; elle n'a pas jugé utile d'invoquer les philosophes qui se sont faits les courageux apôtres de l'émancipation de son sexe, ni de prendre à partie l'Église et le monde coalisés pour la défense des traditions du passé. Elle a pris la plume parce qu'elle avait quelque chose à dire, et elle l'a dit avec cette forte simplicité qui naît d'une conviction profonde. Son esprit est doucement, mais résolument affranchi des doctrines théologiques ; cependant il n'y a, dans son ton, dans ses allures, ni défi, ni provocation, et un lecteur peu attentif, habitué aux grands éclats, pourrait ne pas s'apercevoir à quel point sa pensée est émancipée. Elle ne prêche pas, elle ne va pas en guerre, elle n'écrit pas pour écrire, mais parce qu'elle a cru; son livre est un acte de foi.
J'aurais pourtant, au point de vue de la composition littéraire, une petite critique à faire à l'auteur. Son court et substantiel volume contient, en réalité, deux livres différents, deux sujets bien distincts, entre lesquels la transition est facile et naturelle sans doute, mais qui ne rentrent pas nécessairement l'un dans l'autre, et qui avaient tous les deux assez d'importance
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pour mériter d'être traités à part et de recevoir chacun le développement d'un volume entier. Ce sujet double correspond au titre très exact choisi par Mmo de Barrau : la Femme et l'Éducation. Cela ne veut pas dire : l'éducation de la femme, ni : le rôle de la femme dans l'éducation; non, il faut laisser à la conjonction et toute sa valeur ; nous avons ici deux séries successives d'idées : 1" idées sur la femme; 2" idées sur l'éducation.
Mmo de Barrau pose en principe que l'idéal de la femme est celui de tout être humain, qu'elle doit travailler au développement de ses facultés morales, intellectuelles et physiques et chercher à atteindre le plus haut degré de perfection auquel il soit possible à la nature humaine d'aspirer. Ce principe apparaît avec un tel caractère de justice et d'évidence, qu'il n'est peut-être pas au monde un homme raisonnable qui, en l'entendant énoncer, hésite à lui donner d'abord sa pleine et entière approbation. C'est l'honneur de l'intelligence humaine, qu'ainsi mise en face de la vérité, son premier mouvement est de la reconnaître et de s'incliner devaut elle. Mais, dès que la logique se présente pour établir Ternaire de la vérité, l'intelligence s'esquive, et ce second mouvement n'est pas aussi honorable que le premier. Le principe de Mmc de Barrau, prenons-y garde, est riche en
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conséquences contraires à toute la tradition du passé et subversives de l'ordre établi. Le monde a toujours considéré la femme comme un être subordonné, créé non en vue d'elle-même, mais en vue d'un autre; et la religion a consacré sur ce point l'opinion du monde. Hommes, n'approuvez pas à la légère ce principe que la femme existe non pour vous, mais pour elle, et qu'elle est une personne comme vous; mais, si vous l'acceptez, acceptez-en aussi les conséquences; c'est toute une révolution qui s'annonce : ma- gnus ab integro sæcloJ'wr¿ nascitur ordo.
Il faut écarter nettement les objections des théologiens qui, pour justifier l'assujettissement des femmes, abusent de certains textes de la Bible. La seule chose à faire, c'est de leur opposer avec franchise et résolution une fin de non-recevoir. A quoi bon discuter? comment peut-on s'entendre? on ne parle pas la même langue, et toutes les habitudes de la pensée et du raisonnement sont différentes. D'une part, l'autorité prononce; de l'autre, l'esprit examine et juge. Bossuet s'écrie : « Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et, sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu'elles viennent d'un os supnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu y voulut mettre. » Quand on part de ces notions-là d'histoire naturelle, la doctrine de la subordination s'ensuit logiquement. Saint Paul
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déclare que « la tête de la femme, c'est l'homme, » - et que « la femme est la gloire de l'homme; car l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. » Fort de tous ces textes et inébranlablement appuyé sur l'autorité de la Genèse et de saint Paul, un grand prédicateur protestant ne craint pas de définir ainsi la mission de la femme : « Une vocation de charité à l'égard de l'homme dans une position d'humilité auprès de l'homme. » Que voulez-vous répondre? Stuart Mill s'impatiente et dit : « Quand une chose est manifestement trop mauvaise pour que rien la puisse justifier, on vient toujours nous dire qu'elle est ordonnée par la religion. » Dès lors il n'est plus question de savoir si la chose est bonne ou mauvaise; il suffit qu'elle soit écrite. J'ajouterai même qu'au point de vue de l'autorité, c'est une œuvre pleine d'inconvénients et de périls que de démontrer qu'une chose écrite dans la Bible est bonne et conforme à la raison ; car on ouvre ainsi la porte au libre examen, et le libre examen, une fois introduit, peut ruiner l'autorité.
La discussion n'est donc possible qu'à la condition de n'accepter pour lumière de part et d'autre que la raison et l'expérience. Mais, dès le premier regard jeté sur la question de l'émancipation des femmes, un homme de bonne foi doit reconnaître combien elle est difficile à résoudre, et ce qui cause la difficulté, c'est l'in-
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certitude extrême de ce double flambeau dont nous nous éclairons : la raison et l'expérience. Il n'est pas une question au monde dans l'examen de laquelle nous soyons plus prompts à prendre l'usage et la routine pour l'expérience même de l'histoire, et nos préjugés pour de la raison.
Les personnes qui croient que la femme doit être maintenue dans sa position d'être relatif et subordonné à l'homme ont à prouver, pour justifier cette injustice, que la femme est naturellement inférieure à l'homme. Cette infériorité naturelle, est-il possible de la démontrer? Elle n'est que trop évidente du côté des forces physiques; là, elle se trouve plus que suffisamment établie par le fait même de la subordination. Mais, du côté des facultés intellectuelles, elle n'est point prouvée et elle ne peut l'être. « Je nie, dit Stuart Mill, qu'on puisse savoir quelle est la nature des deux sexes, tant qu'on ne les observera que dans les rapports réciproques où ils sont aujourd'hui. Ce qu'on appelle aujourd'hui la nature de la femme est un produit éminemment artificiel ; c'est le résultat d'une compression forcée dans un sens, et d'une stimulation contre nature dans un autre... On ne peut considérer comme différences naturelles que celles qui ne peuvent pas du tout être artificielles, ce qui restera quand on aura retiré toute particularité qui, dans l'un et l'autre sexe, pourra s'expliquer par l'éducation ou les
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circonstances extérieures... Personne ne peut décider pertinemment que, s'il était permis à la femme comme à l'homme de choisir sa voie, si on ne cherchait à lui donner que la tournure exigée par les conditions de la vie humaine et nécessaire aux deux sexes, il y eût une différence essentielle ou même une différence quelconque dans le caractère et les aptitudes qui viendraient à se développer. »
Prenons des exemples; examinons quelques- uns de ces jugements faux ou du moins précipités et contestables, qui sont la monnaie courante de la conversation quand il s'agit des femmes. Mais non, je ne les demanderai pas au bavardage superficiel des salons ; j'irai les puiser dans l' Histoire morale. des femmes, de M. Legouvé, livre excellent et sage, très instructif et plus profond qu'on ne croirait sous son élégance académique, un des rares livres de notre temps qui soit réellement un livre par la solide préparation de la matière et le soin patient donné à la forme. M. Legouvé est animé à la fois d'un noble enthousiasme pour le progrès et d'un instinct prudent de conservation ; ses conclusions sont celles qui plairont toujours aux esprits modérés et généreux : il croit que la femme est égale à l'homme, mais différente de l'homme. Cependant, quand il s'agit de caractériser les différences, elles ressemblent singulièrement à de l'inégalité. Ainsi, dans l'ordre
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intellectuel, il refuse aux femmes la grande originalité créatrice, constate qu'aucune œuvre d'art du premier ordre n'a eu une femme pour auteur et leur laisse pour domaine quatre genres, qu'il appelle secondaires : la poésie élégia- que, le roman, le style épistolairè et la causerie. Nous ne nions pas que la chose soit ainsi; nous disons seulement qu'il est impossible de prouver qu'elle doive nécessairement être ainsi. M. Le- gouvé prévoit lui-même l'objection tirée de l'insuffisance de l'éducation féminine, et voici ce qu'il répond : « L'étude de la musique tient beaucoup plus de place dans la vie des femmes que dans la nôtre; la profession théâtrale est ouverte aux actrices comme aux acteurs, et cependant ni le commerce assidu des grandes œuvres harmoniques, ni le contact perpétuel avec le goût du public, qui créa en partie Molière, Shakspeare et Lesage, n'ont donné aux femmes le génie dramatique ou musical. »
Cette réponse n'est point concluante. En effet, il n'arrive jamais qu'un homme excelle dans un art particulier sans avoir une culture générale de l'intelligence, un grand mouvement d'idées, et pour exceller dans l'art dramatique surtout, cette culture, ce mouvement doivent être considérables. Le cerveau de Beethoven, un des plus riches en circonvolutions que la science ait examinés et pesés, n'était pas dépourvu, j'imagine, de grandes et fécondes pensées. Pourquoi les
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peintres italiens du xiv° et du xve siècle ont- ils pu s'élever si haut qu'ils sont restés supérieurs à tout ce qui a passé depuis eux? Parce que ces artistes étaient les gentilshommes les plus accomplis de leur temps; ils possédaient des connaissances encyclopédiques ; ils savaient se distinguer dans tous les genres de production, comme les grands hommes de l'ancienne Grèce. Qu'on donne donc aux femmes l'instruction dont le génie a toujours eu besoin, et si, après un nombre suffisant de siècles (car les chefs-d'œuvre sont rares), rien de grand et d'original n'a été fait par elles, alors, mais seulement alors, nous pourrons décider pertinemment qu'elles n'ont point de génie.
Il y a des contradictions étranges dans certains jugements que nous portons sur les femmes ; un des lieux communs en circulation sur leur compte, c'est qu'elles ont beaucoup d'esprit de finesse, beaucoup de subtilité pénétrante dans le détail, mais qu'il leur est très difficile de saisir de grands ensembles, d'apercevoir et de comprendre le général dans le particulier. En même temps, on avoue qu'elles ont le goût et la faculté de l'abstraction; elles sont très bonnes mathématiciennes; les sciences abstraites leur conviennent et leur réussissent bien mieux, d'habitude, que les arts d'imagination. Or abstraire, c'est généraliser, et généraliser, c'est philosopher.
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M. Legouvé accorde aux femmes le talent du roman ; voici pourquoi : « Le roman, dit-il, est à l'épopée et au drame ce que l'individu est à la foule. Tout ce qu'il y a de profondément personnel dans chaque être, .tout ce qui est vrai en dehors et à côté de la vérité générale, la variété, l'originalité, l'excentricité même, composent son plus riche et plus naturel domaine; ce qu'il cherche dans le cœur humain, ce sont les mystères. Il vit surtout par l'analyse. » Fort bien; mais il y a romans et romans. Mmo Sand ne se distingue-t-elle pas par le caractère éminemment philosophique de ses œuvres ? Elle a créé des types généraux, bien plus qu'elle n'a analysé des particularités individuelles. Est-elle homme ou femme en cela? elle est femme. Les femmes ont le goût et l'intelligence des idées pures, et M. Legouvé a sacrifié à la rhétorique quand il a dit : « Les femmes ne sont philosophes que par le cœur. » « Je ne connais pas d'exemple plus frappant, écrit Stuart Mill, de l'aveuglement avec lequel le monde, et je n'excepte pas la majorité des hommes d'étude, dédaigne et néglige les influences des circonstances sociales, que ce rabaissement niais des facultés intellectuelles et ce sot panégyrique de la nature morale de la femme. » Placez la femme dans un milieu qui lui convienne et où son esprit se sente libre, dans une société qui ait assez de cœur
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et de tact pour lui épargner toutes ces plates . maximes du bonhomme Chrysale dont on manque rarement de la poursuivre dès que son intelligence s'élève au-dessus des choses du ménage, et vous verrez avec quelle ardente curiosité elle devancera l'homme dans la recherche du vrai. Platon n'était pas de l'avis de M. Le- gouvé. Il accordait aux femmes une sagesse supérieure et presque divine, et voici les paroles remarquables qu'il met à plusieurs reprises dans la bouche de Socrate : « Je n'ai compris la divinité et la vie que dans mes entretiens avec la courtisane Théopompa. »
Même légèreté dans les jugements des hommes, même absence d'un moyen sûr d'information, quand il s'agit de décider si les femmes sont ou ne sont pas propres à la vie politique. Le fait est que nous n'en savons rien, parce qu'une expérience sincère et complète manque sur ce point comme sur tous les autres. M. Le- gouvé, se fondant sur l'opinion commune fort semblable à un préjugé, d'après laquelle la femme serait une créature sensible et passionnée plutôt que raisonnable, déclare que ce sexe n'est point fait pour prendre part aux affaires publiques et gouverner l'État. Il n'a pas de peine à trouver dans l'histoire des preuves concluantes à l'appui de sa sentence : il cite Marie Roland et Marie-Antoinette. Mais Stuart Mill en appelle aussi à l'histoire : il cite la reine Élisa-
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beth, il cite d'autres femmes célèbres qui ont montré en politique un génie supérieur, et il conclut dans un sens diamétralement opposé. Ce qu'il loue et nous fait admirer dans la femme, ce sont des talents tout opposés au caractère conventionnel que l'on prête à son sexe; c'est la fermeté, la vigueur, la décision, le sens pratique, et surtout cette rapidité d'intuition qui lui fait découvrir en un instant le fond des caractères, qualité incomparablement précieuse chez quiconque tient dans sa main la direction de la chose publique.
J'ai cité ces divers exemples pour montrer combien il est difficile de nous former sur les véritables aptitudes des femmes cette opinion saine et fondée d'où doit dépendre notre façon de résoudre la grave question de leur existence sociale.
Mmc de Barrau pense que les filles doivent recevoir la même culture que les garçons. COlnment élève-t-on les filles aujourd'hui? On leur apprend surtout les arts d'agrément, c'est-à-dire à chanter et à danser; on les marie si elles ont une dot, ou si, pauvres elles-mêmes, elles sont demandées par quelque vertueux jeune homme, assez riche pour pouvoir les 'faire vivre sans qu'elles aient besoin de travailler, et leur existence n'est ainsi, depuis leur naissance jusqu'à leur mort, qu'une sorte de végétation. « Quand je réfléchis à cela, dit Swift, je ne puis pas, ô
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femmes ! vous considérer comme des créatures humaines, mais je suis forcé de voir en vous une espèce d'animal élevé à peine d'un degré audessus du singe. Et le singe sait bien plus de tours que vous; il est plus amusant, moins malfaisant et moins coûteux; je crois qu'il serait un critique passable en matière de velours et de brocarts, et autant que j'en puis juger, cette parure lui siérait comme à vous. » Écoutons Mme de Barrau :
Il faut que la femme s'instruise et travaille, parce que c'est la loi de tout être humain ; il le faut, parce que la véritable dot qu'elle doit apporter à son mari, ce sont ses talents et tout ce qu'une éducation complète produit de bons effets intellectuels et moraux; il le faut enfin, parce qu'il n'est pas sûr qu'elle se marie, parce qu'elle doit pouvoir choisir de ne point se marier, et que le travail et l'instruction peuvent seuls lui assurer en ce cas une existence honorable et indépendante. C'est vraiment de la part de l'homme une fatuité insupportable, pour ne pas dire une odieuse tyrannie, que cette idée qu'une femme a manqué sa vocation quand elle ne se marie pas, et qu'il faut élever la jeune fille uniquement en vue de l'épouse future, c'est-à-dire du mari et des enfants.
La femme doit être instruite en vue d'elle-même, l'équité le veut ainsi, et. comme le fait observer très judicieusement Mme de Barrau, quand même on admettrait que sa seule mission soit
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d'être mère, il faudrait encore, à ce point de vue et dans l'intérêt des enfants, réclamer pour elle une culture égale à celle dont les hommes ont le privilège.
Instruisez donc les filles ! c'est l'œuvre sacrée de l'avenir; la réforme de la société doit être faite par l'instruction, et quand on prendra le grand et bon parti de donner aux filles une instruction solide comme aux garçons, on s'apercevra peut-être alors que l'instruction des garçons n'est pas solide, et l'on sentira la nécessité de faire suivre aux jeunes gens de nos collèges un cours d'études qui ait le sens commun. Les facultés intellectuelles de l'humanité seront doublées. Il y aura entre les deux sexes une salutaire émulation. L'homme prendra pour sa compagne une personne qui sera vraiment son égale. La femme qui n'a point de vocation pour le mariage suivra quelque profession libérale, la médecine, les lettres, l'enseignement, • et ne sera plus regardée par l'homme avec une insultante pitié. Le niveau de la conversation s'élèvera, et les hommes pourront causer avec les femmes quand leur entretien ne se traînera plus sur ces sujets médiocres dont aucun esprit cultivé ne peut supporter l'ennui. Instruisez, instruisez les filles; non pas seulement à la maison, oiÍ les mères croient avoir tout fait quand elles les ont religieusement formées à leur image; mais ouvrez pour elles des cours
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publics, initiez-les aux idées modernes, faites la lumière, émancipez leurs esprits ! Ne fardez pas, n'amoindrissez pas, ne féminisez pas pour elles l'austère science et la sainte vérité. Épargnez-leur, de grâce, ces cours insipides, ces livres écœurants, qu'on appelle cours de littérature et livres d'éducation à l'usage des jeunes filles. Envoyez-les non seulement au Collège de France, mais à la Sorbonne, et laissez les évê- ques crier. Mgr Dupanloup couvre de sarcasmes ces « étudiantes » et ces mères « réduites à n'être que des comparses postillonnant d'un cours à l'autre; » dans le cas où les mères seraient trop occupées, il demande aigrement quel âge doit avoir la bonne : il n'y aura pas un si grand besoin de bonne ni de duègne, le jour où dans la femme réellement affranchie 1 homme respectera son égale.
Malheureusement, ce rapprochement des deux sexes, qui serait si bon à tous égards, est tellement contraire à nos mœurs et à nos usages, qu'il faudrait pour en arriver là un changement radical dans le caractère et les idées de la nation, et la raison du réformateur, éclairée par l'expérience de l'histoire, doute qu'un tel changement soit possible. Il en est ainsi de toutes les grandes réformes qu'on rêve au sein d'une société vieillie. En France, les jeunes gens et les jeunes filles ne se connaissent pas ; ils sont les uns pour les autres, selon l'expression de
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M,ne de Barrau, des « mythes, » des créatures fantastiques. Que résulte-t-il de cette ignorance mutuelle? un travail funeste de l'imagination, des deux parts. Les jeunes filles rêvent que les jeunes gens sont irrésistibles puisqu'on les écarte d'elles avec un soin si inquiet ; les jeunes gens s habituent à ne considérer dans la femme que ce qui frappe les yeux, ce qui est extérieur et superficiel, le visage, la taille, la toilette, et c'est d'après cela qu'ils aiment, qu'ils jugent et qu'ils épousent.
Présentez donc à votre fille ce petit monsieur qui fait le beau, fier, conquérant, plein de confiance en son tailleur et dans la coupe de son pantalon neuf qui va lui faire faire un mariage de vingt mille livres de rente ; présentez-le à votre fille, et qu'elle voie combien il est sot ! Et vous, jeune garçon, frais sorti du collège, qui avez l'imagination toute pleine de vos poètes et qui naïvement vous figurez la femme comme un ange du ciel, une sorte de Béatrice guidant l'homme par la main dans le sentier de la vie et lui rendant toutes choses faciles, mêlez-vous à ce groupe de demoiselles, causez avec toutes ces jolies têtes, vous verrez quelles cervelles de linottes ces blonds cheveux recouvrent, et quand vous aurez fait et répété cette expérience, vous apprécierez un jour ce conseil d'Hésiode, vieux poète que vous avez moins lu que les autres . « Conduis une femme dans ta maison en temps
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opportun, quand tu auras ni beaucoup moins ni beaucoup plus de trente ans; c'est l'âge convenable pour se marier. Considère bien toutes choses pour ne pas épouser la risée de tes voisins ; car l'homme ne peut rien obtenir de meilleur qu'une bonne femme, ni de pire qu'une mauvaise qui ne sait que manger... »
Dans les ridicules conditions que nos mœurs imposent aux rapports des deux sexes, une jeune fille ne doit, sous aucun prétexte, adresser la première la parole à un jeune homme ; un jeune homme ne peut parler à une jeune fille que de choses indifférentes. S'il s'oublie et entame avec elle une conversation sur quelque sujet plus spécial que l'état de l'atmosphère ou de la température, tout le monde le remarque et suppose qu'il ira le lendemain matin la demander en mariage à son père. A son père; car la fille à marier n'est point libre, et elle n'est pas non plus assez éclairée ni mûre pour prendre elle- même parti dans ce qui la concerne. A son père; car elle est la propriété de ses parents avant de devenir la propriété de son mari. « Non ! s'écrie la terrible Mmo André Léo, l'homme ne comprend pas l'amour. Pour lui, ce n'est pas un échange, c'est une conquête. A ses yeux, la femme est bien moins un être qu'un objet. Nous sommes hors la loi de justice; nous sommes une proie de chasse, et l'homme est notre ennemi. »
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De l'absence de liberté et d'instruction naissent toutes sortes de maux dont l'énumération serait infinie. Je me bornerai à en signaler un qui est un peu moins remarqué que les autres. Un grand philosophe remarque que l'amour du pouvoir et l'amour de la liberté sont dans un antagonisme éternel, et que partout où la liberté est moindre la passion du pouvoir est plus ardente et plus éhontée. Sait-on d'où vient le luxe et la vanité des femmes, leur passion pour la parure et pour la beauté? Certes je ne veux pas prétendre que cette passion ne leur soit pas naturelle dans une certaine mesure, comme l'avarice est naturelle au vieillard, l'amour du plaisir à l'homme jeune et l'ambition au prince. Mais elle est considérablement favorisée et accrue par le manque de liberté et d'instruction. La femme, sentant qu'elle n'est point l'égale de l'homme par l'intelligence et les lumières, veut régner sur lui par l'empire de ses charmes extérieurs. Aussi, à proportion qu'elle s'instruit davantage et se sent plus distinguée par les mérites solides, devient-elle plus indifférente à ceux qui passent.
L'élévation morale distingue au plus haut degré le livre de Mm0 de Barrau. L'écrivain proteste avec force contre l'oisiveté qu'autorisent chez les femmes et leur imposent même les habitudes et les préjugés de notre vie sociale. Il faut, nous l'avons dit, que toutes les femmes
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travaillent, parce que c'est leur devoir comme celui de tout être humain, quelle que soit leur condition de fortune. Mais, objectera-t-on, les soins du ménage et des enfants ne sont-ils pas suffisants pour occuper les femmes au point de remplir et d'absorber chaque minute de leur existence ? Cela est vrai dans le cas d'une nombreuse famille, mais cela ne justifie point l'inaction des jeunes femmes et de celles qui n'ont pas d'enfants. Et puis, comment ne voit-on pas l'injustice de tout rapporter toujours à ce point de vue du mariage ? En sorte que, si une femme, par choix ou par malheur, ne se marie pas, elle est condamnée à rester oisive ! Non, non, répliquent avec éloquence moralistes et prédicateurs, car elle exercera la plus noble fonction qui soit sur la terre, celle de sœur de charité ; elle visitera les pauvres, les malades, les prisonniers; elle sera l'ange béni de tous les misérables. Qui n'a fait de belles phrases là- dessus? c'est un des lieux communs de l'éloquence bourgeoise. 0 éternelle iniquité des instincts despotiques de l'homme ! Oui, faisons la charité, mais pourquoi la vieille fille plus que le vieux garçon? Ainsi, pendant que l'un, enveloppé dans une robe de chambre chaude, les pieds sur les chenets, au coin d'un bon feu, fumera des cigares de choix en lisant un roman nouveau, l'autre, par la pluie ou la neige, entrera dans tous les réduits de la misère, pour racheter,
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à force d'activité et de dévouement, l'opprobre de n'être point mariée ! Et la société trouve cela juste! Elle honore le célibataire inutile! Quant à la vieille fille, elle lui abandonne le soin des misérables ; et si la pauvre créature veut aussi se faire une petite existence à son idée, si elle s'enferme chez elle, cherchant dans l'affection de quelque animal domestique une consolation bien innocente, une distraction, hélas ! à son amour trompé, le monde la méprise, il la raille, il murmure à son oreille les variations sans fin de cette chanson maudite qu'en un jour de satanique humeur je ne sais quel mauvais plaisant écrivit :
Je n'àime pas l'herbe stérile
Qui croît dans un champ de haut prix, Nourrissant son corps inutile
Du suc de la terre fertile
Et volant leur sève aux épis ;
Je n'aime pas l'orfraie affreuse
Ni la pie au bruyant caquet,
Qui de sa voix malencontreuse Trouble la chanson amoureuse Des rossignols dans la forêt;
Je n'aime pas les araignées, Hideuses bêtes aux longs bras, D'ombre et de haine accompagnées, Qui dans leurs toiles rechignées Préparent leurs maigres repas ;
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Je n'aime pas l'air vénérable
Du prudent et grave pingouin,
Et je trouve désagréable
L'aspect sans doute respectable
D'un balai debout dans un coin :
Mais rien ne me paraît plus triste,
0 jeunes filles! que l'état
D'une créature égoïste
Qui vieillit seule et qui n'existe
Que pour elle-même et son chat.
La seconde partie du livre de Mm0 de Barrau, consacrée à l'éducation des enfants, n'est pas moins intéressante que la première. Je me contenterai de relever. dans cette seconde partie un point sur lequel je vais avoir l'honneur de faire à l'auteur une objection, ou du moins de lui soumettre un doute et une difficulté.
Mme de Barrau, animée de ce profond respect pour la personne humaine qui est la grande inspiration de son livre, pense qu'il ne faudrait donner aux enfants aucune éducation religieuse avant l'âge de raison, de peur de leur imposer des croyances qu'ils ne peuvent point comprendre et de violer en eux la liberté de conscience. J'apprécie hautement ce qu'il y a de philosophique dans cette manière de voir, et je n'ai garde de faire à Mme de Barrau un procès de tendance. Mais j'aperçois à l'exécution de son idée toutes sortes d'impossibilités pratiques.
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L'esprit des enfants est curieux, ils font des questions à propos de tout. Les voici en présence de la mort : ils voient le cadavre immobile et froid, les visages affligés, les vêtements noirs, la bière qu'on emporte ; ils vous interrogeront.
Leur répondrez-vous : « Mon enfant, le sujet est grave; on t'éclairera sur ces matières plus tard ; on t'apprendra alors ce qu'enseignent les différentes doctrines et tu jugeras entre elles ; pour le moment, tu ne dois rien croire, parce que tu ne peux rien savoir, et nous te laissons dans l'incertitude afin de ne pas violer en toi la liberté de conscience ? »
Ferez-vous à l'enfant une réponse évasive? Il ne vous tiendra pas quittes à si bon marché ; on ne se doute pas de tout ce qu'il y a de profondeur et de clarté dans l'intelligence des enfants. Une petite fille, à qui l'on expliquait comment, après la mort, le corps va dans la terre et l'âme au ciel, répondit quand on lui demanda si elle comprenait bien : « Oui, je comprends que mon corps ira dans la terre et que mon âme ira au ciel; mais moi où irai-je? » et voilà le problème de la personnalité clairement posé dans sa redoutable profondeur !
Ferez-vous à l'enfant une réponse provisoire contenue dans les limites des sciences positives ? Vous sentirez que vous n'en avez pas le droit pour peu que vous ayez l'esprit libre, c'est-à-dire pour
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peu que vous vous rendiez compte de ce qu'il y a d'incertain et d'incomplet dans vos propres affirmations. Rien ne vous autorise à croire que le jeune homme, placé plus tard entre les solutions diverses, ne choisira pas la solution religieuse.. M. Jouffroy a raconté dans une page pathétique comment, durant une nuit solennelle, l'inexorable raison l'avait contraint à abandonner l'une après l'autre toutes les croyances de ses premières années : ne préparez pas à votre fils le drame tragique d'une nuit de Jouffroy en sens inverse.
J'estime que, sauf le cas excessivement rare où le père et la mère auraient l'un et l'autre des convictions philosophiques arrêtées contraires à toute croyance religieuse, c'est se conformer à la nature elle-même que d'enseigner tout bonnement aux enfants les principes de la religion. L'humanité a suivi cette marche; elle a commencé par croire aux dieux, réservant la philosophie pour son âge mûr : pourquoi l'individu ne reproduirait-il pas dans sa personne l'histoire de l'humanité? On est choqué d'abord quand on lit dans le traité de Fénelon sur l'éducation des filles ces paroles du spirituel prélat : « Représentez Dieu assis sur un trône, avec des yeux plus brillants que les rayons du solefl* et plus perdants que les éclairs; faites-le parler; don- - nez-lui des oreilles qui écoutent tout, des mains qui portent l'univers, des bras toujours levés
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pour punir les méchants, un cœur tendre et paternel pour rendre heureux ceux qui l'aiment. » On se demande comment un homme de tant d'esprit, et d'un esprit si juste et si fin, a pu sérieusement donner le conseil de graver dans le cerveau des enfants des idées aussi fausses, lui qui dit avec la grâce inimitable de son style exact' et charmant : « On ne doit verser dans un réservoir si petit. et si précieux que des choses exquises. » Mais le scandale cesse quand on ré- - fléchit que la raison viendra corriger à son heure les données fantastiques de l'imagination. Elle transformera en symbole l'image matérielle.
Que seront, dans deux ou trois siècles, les croyances de l'humanité civilisée? Nul ne peut le dire ; la seule chose évidente, c'est qu'une grande révolution, s'accomplit. Idées anciennes et idées- nouvelles, science et foi, religion et philosophie se heurtent dans nos têtes et y font un pêle-mêle confus. Les esprits fermement convaincus que le christianisme est une erreur sont encore bien plus rares que les esprits espérant avec ardeur qu'il est la vérité, et la plupart continuent à dire tout bas : « Pourquoi mettre cette chancerlà contre soi? » L'état général, des âmes aujourd'hui, ce n'est pas l'incroyance,.c'est, selon l'expression si juste de M. Littré- une désuétude lente des opinions théologiqnçs. secrètement atteintes et ébranlées tantôt par l'immensité de l'univers et la fixité du cours-.des étoiles, tantôt
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par l'âge de la terre, tantôt par les périodes géologiques et la succession des espèces, tantôt par la différence des races humaines et de leur langage, tantôt par la conscience moderne qui répugne à l'éternité des peines, enfin par toutes les incompatibilités qui surgissent à l'impro- viste de chaque recoin de la science (1). Mais l'incrédulité n'en Teste pas moins le plus grand effort que l'esprit de l'homme puisse faire contre les instincts de sa nature. Il y aurait bien de la témérité à prédire que la crise actuelle aboutira à la substitution définitive de l'état philosophique à l'état religieux. Une des choses que l'esprit se refuse le plus à concevoir, c'est le maintien d'une société civilisée d'où toute croyance religieuse aurait disparu. C'est pourquoi des penseurs affranchis, mais sincères, n'hésitent pas à affirmer l'éternité de la religion. M. Renan écrit : « Rien n'est' plus faux que le rêve de certaines personnes qui, cherchant à concevoir l'humanité parfaite, la conçoivent sans religion. C'est l'inverse qu'il faut dire. La Chine, qui est une humanité inférieure, n'a presque pas de religion. Au contraire, supposons une planète habitée par une humanité dont la puissance intellectuelle, morale, physique soit double de celle de l'humanité terrestre, cette humanité-là serait au moins deux fois plus religieuse que la nôtre.
(1) Paroles de philosophie positive.
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Je dis ait moins; car il est probable que l'augmentation des facultés Religieuses aurait lieu dans une progression plus rapide que l'augmentation de la capacité intellectuelle et ne se ferait pas selon la simple proportion directe. Supposons une humanité dix fois plus forte que la nôtre ; cette humanité-là serait infiniment plus religieuse. Il est même probable qu'à ce degré de sublimité, dégagé de tout souci matériel et de tout égoïsme, doué d'un tact parfait et d'un goût divinement délicat, voyant la bassesse et le néant de tout ce qui n'est pas le vrai, le bien ou le beau, l'homme serait uniquement religieux, plongé dans une perpétuelle adoration, roulant d'extases en extases, naissant, vivant et mourant dans un torrent de volupté. » Les femmes au moins ne laisseront jamais le sentiment religieux s'éteindre sur la terrre, et nous n'hésiterons point, quelles que soient nos idées, à confier l'enfant à la femme pour développer en lui, dans l'âge tendre, ce côté de l'àme humaine sans lequel l'homme n'est pas complet.
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UN COURS DE MORALE LAIQUE
Bien parler, bien écrire est un point dont on ne saurait exagérer l'importance quand on pense combien la précision du langage intéresse la justesse de la pensée. Si l'on pouvait, selon le vœu de Pascal, remplacer chaque signe tant soit peu équivoque par la définition qui l'explique, ce serait un grand gain sinon pour la brièveté, au moins pour la clarté et la propriété du discours. Il arrive souvent que des mots mal définis ou mal compris soulèvent par leur obscurité des questions qui tomberaient d'elles-mêmes s'ils étaient mieux entendus. Prenons comme exemple le mot laïque. Quelle en est la signification exacte? Il est opposé à ecclésiastique, dont il est l'antithèse et la négation ; rien de plus. Si l'on avait cela bien présent à l'esprit, une des grosses questions à l'ordre du jour, l'enseignement public doit-il être laïque? ne serait point une
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question, au moins pour les gens sensés, pour ceux qui ne soumettent pas leur raison aux articles délirants du Syllabus. Il est évident que, dans un pays de liberté religieuse, l'instituteur nommé par l'État doit conserver avec soin à son enseignement un caractère de neutralité au milieu de toutes les Églises ; il ne doit se montrer ni catholique, ni juif, ni protestant; l'initiation de la jeunesse au catéchisme particulier à chacune de ces communions concerne des aumôniers spéciaux. Mais notez bien que l'instituteur laïque a parfaitement le droit, si sa conscience l'y invite, d'enseigner à ses élèves les doctrines spiritualistes communes à tous les grands cultes, l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, bref la religion naturelle, qui n'est pas autre chose, après tout, qu'une sorte de philosophie. Il ne lui est point commandé de faire abstraction des choses divines, il lui est permis d'avoir de la piété, et laïque n'est nullement le contraire de religieux. Cependant nous voyons les partis extrêmes, les radicaux et les ultramontains, dans la controverse passionnée que soulève la question de l'enseignement laïque, forcer à l'envi le sens de ce mot. Les ultramontains accusent les partisans de la laïcité de vouloir introniser l'athéisme dans les écoles, et ceux-ci, par leurs exagérations imprudentes, justifient trop souvent les soupçons de leurs adversaires.
Je tenais à faire cette remarque avant de dire
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quelques mots d'un petit livre deMme C. Coignet, ayant pour titre : Cours de inorale à l'usage des ■ écoles Itiiques. La portée du livre dépasse la juste signification du mot laïque ; il serait plus exactement intitulé Cours de morale indépendante. Par suite des convictions particulières de ,l'auteur et de l'idée qu'elle se fait de l'enseignement de la morale, Dieu est absent de son livre; c'est incontestablement son droit de passer Dieu sous silence ; mais on pourrait aussi fonder sur la notion de Dieu un cours de morale qui n'en serait pas moins à l'usage des écoles laïques, et il eût peut-être mieux valu ne pas choisir un titre qui contribue à entretenir un malentendu fâcheux. C'est donc un cours de morale indépendante, c'est-à-dire détachée de toute conception religieuse, qu'a publié Mmc Coignet.
. Convient-il, dans l'éducation des enfants, de réserver, d'ajourner jusqu'à l'âge de leur majorité intellectuelle et morale les grands problèmes religieux, par respect (disent les partisans de cette méthode) pour la liberté de leur conscience et de leur pensée?
Cette question ne peut en être une que pour les personnes qui ne croient pas. Il serait vain de demander aux gens de foi d'attendre un seul jour pour révéler à ce qu'ils ont de plus cher au monde des mystères sur la vérité desquels ils n'ont point de doute et qui sont, à leurs yeux, la condition du salut. Restent donc les incroyants
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seuls et les sceptiques ; mais, avant de cherche s'il est convenable de différer jusqu'à l'âge d l'entière émancipation de l'esprit les solution philosophiques ou religieuses, il faut examine si cela est possible.
Pour qui connaît l'esprit curieux et question neur des enfants, cette position paraîtra bien dit ficile à tenir. On ne peut pas les payer conti nuellement de réponses évasives ou dilatoires or ce sont les seules qui n'exercent aucune sort d'influence sur eux et respectent vraiment leu liberté. Oh ! comme je comprends bien que devant cette difficulté grave, tous les scep tiques et la plupart des incrédules prennes le parti de laisser leurs enfants recevoir un éducation religieuse ! Ils n'ont pas de pein à justifier leur conduite en disant que cett marche est conforme à la nature des choses qu'avant de parvenir à la science, l'humanité traversé une période de foi ; que chaque homm doit reproduire dans sa propre vie les grande phases de l'histoire du monde, et qu'il y a d l'inconvénient, pour l'équilibre de toutes les fa cultés de l'esprit, dans l'exercice prématuré e trop exclusif de la raison. J'ignore quel parti pris Mrao Coignet pour l'éducation de ses enfants ce que je crois pouvoir affirmer, c'est qu'elle pris un parti et qu'il ne lui a pas été possibl d'observer dans la pratique l'admirable impar tialité qu'elle montre dans son livre.
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Ce livre est très habilement fait; disons mieux, il est écrit avec un sérieux profond, et ce qu'on est tenté d'appeler habileté n'est chez l'auteur qu'une loyauté parfaite. Le respect pour la conscience des enfants et pour celle du lecteur ne saurait être poussé plus loin. Pas un mot n'est de nature à peser sur la liberté de ceux-là ni à choquer la foi de celui-ci. De ce que l'ouvrage laisse la religion de côté, il ne s'ensuit point qu'il lui soit hostile. Il ne contredit aucune croyance, il n'est jamais irréligieux ni dans le texte, ni entre les lignes, et il peut être lu non seulement sans scandale, mais avec sympathie et môme avec profit, par toutes les personnes d'une piété éclairée et tolérante. Mais, je le répète, cette neutralité absolue, possible dans un écrit, où l'on peut arranger les choses à sa convenance, peser et choisir toutes ses expressions, ne l'est certainement pas dans la réalité, quand on parle et quand on répond à l'enfance interrogatrice et curieuse.
Autre question. Est-il convenable, est-il possible, dans l'enseignement élémentaire de la morale, de n'appuyer celle-ci que sur elle-même, sans le secours de la religion, sans le soutien même de l'idée de Dieu ? J'avouerai honnêtement que, sur ce point, la lecture des leçons de Mme Coignet m'a ôté une prévention, et je ne saurais trop encourager les personnes aux yeux desquelles un cours enfantin de morale indépen-
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dante, vraiment pratique, sérieux, efficace, paraît une chimérique entreprise, à voir avec quelle aisance et quelle simplicité une femme de talent et de cœur a su accomplir ce tour de force. C'est, à mon sens, le plus grand service qu'on puisse rendre aux hommes que d'établir fermement la loi du devoir sur des fondations indépendantes de toutes les religions positives et même de la religion naturelle ; car il faut que, dans les défaillances possibles de la foi, les grands principes qui maintiennent la vie morale ne soient point ébranlés. Je n'ai garde de prétendre que Mmc Coignet ait complètement résolu le problème, répondu à toutes les objections, et que son cours suffise pour l'instruction et l'édification des adultes. J'estime seulement que, dans son dessein modeste, elle a réussi, parlé comme il convenait à l'enfance et fait une œuvre éminemment bonne et utile. Lisez, par exemple, le chapitre sur la sanction de la loi morale ; c'est le plus important du livre, celui où la critique guette et attend l'écrivain. Il y est dit, il y est montré que la violation de la loi morale a son principal châtiment dans les remords qui suivent la faute. Cette sanction assurément ne saurait paraître suffisante à qui considère le spectacle général du monde, les grands criminels et les pécheurs endurcis ; mais elle suffit aux enfants, dont la conscience est encore tendre et délicate, et les exemples fort simples, tirés
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de l'expérience de chaque jour, que Mme Coignet met sous leurs yeux, sont propres à leur laisser la plus salutaire impression.
L'emploi de certains moyens sentimentaux et dramatiques est, dans l'enseignement de la morale, un appui commode, mais dangereux ; on facilite sa propre tâche, mais on risque de fausser la raison des enfants- en faisant intervenir dans les phénomènes de la conscience des agents mythologiques tels que la voix de Dieu et le tentateur, l'Esprit du bien et l'Esprit du mal, et l'on n'est complètement excusable de parler un pareil langage que si l'on prend ces figures poétiques pour des réalités. Aucune superstition, aucune complaisance de ce genre ne fait dévier de la droite ligne le cours de morale de M"'° Coi- gnet; je ne sais rien de plus sain et de plus viril que ce petit livre austère qui ne contient pas un mot que la raison ait plus tard à désavouer.
En même temps, le cours est à la portée des enfants et tout adapté aux croyances d'un âge où F imagination prédomine ; aucune idée générale ne s'y produit sans son cortège d'exemples, d'anecdotes et d'apologues. Par un artifice ingénieux, le professeur place quelques- uns de ces récits, dans la bouche même de ses jeunes élèves, leur faisant ainsi prendre au cours une part active et personnelle. C'est, en somme, sauf les. deux réservés que j'ai faites, réserves
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préliminaires et qui ne touchent pas à l'ouvrage lui-même, un des livres les plus intéressants et les plus distingués qu'ait produits de nos jours la littérature pédagogique.
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LES
ORIGINES DU CHRISTIANISME
Il serait peut-être téméraire de prétendre juger l'ouvrage de M. Havet sur les origines du christianisme, puisque nous n'en avons encore que la première partie (1) ; mais cette première partie contient déjà des conclusions qu'il est permis d'apprécier. L'auteur pense qu'il y a dans le christianisme trois éléments :
1° L'hellénisme; c'est le sujet des deux volumes qui ont paru.
2° L'élément judaïque ou biblique, qui se trouve principalement dans les prophètes et dans les psaumes.
3° L'élément galiléen, c'est-à-dire « un ensemble de sentiments et d'idées qui s'est déve-
(1) Le Christianisme et ses origines; l'Hellénisme. 2 vol. in-8°, Michel Lévy. — Depuis que ces lignes ont été écrites, la seconde partie de l'ouvrage a paru.
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loppé d'abord, sous l'influence des misères de la " domination romaine, parmi les populations inquiètes de la Galilée, qui a suscité Jésus et déterminé son action et sa destinée, et qui a gagné de là par contagion la foule, déjà à moitié judaïsante, qui souffrait et s'agitait au fond de toutes les grandes villes du monde romain. »
De ces trois éléments, les deux derniers paraissent, aux yeux de l'auteur, assez associés et assez mêlés l'un à l'autre pour pouvoir être étudiés ensemble, et c'est pourquoi il n'y a que deux grandes divisions dans son travail : d'une part l'hellénisme, de l'autre l'Ancien et le Nouveau Testament. Il annonce donc une seconde partie qui complétera l'ouvrage, et il ne fait point difficulté de reconnaître dans sa préface que le christianisme n'est pas tout entier dans l'hellénisme.
Cependant, il fait à l'hellénisme la part du lion. L'élément grec, pour M. Havet, constitue le fond même et l'essence de la religion chrétienne ; l'autre élément n'intervient dans sa formation qu'à titre d'accident, de chose purement fortuite :
Il faut, dit-il, distinguer l'essence de l'accident, l'esprit chrétien de la révolution chrétienne. La révolution est venue de la Judée et de la Galilée; elle a été faite par des Juifs, des Juifs en ont porté le drapeau, et. ce drapeau demeurera à jamais sur le christia-
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nisme, ne fût-ce que par le nom du Christ, transcription grecque du nom hébreu de Messie... Mais au-dessous de ces souvenirs et de ces images, si nous étudions de près le passé chrétien et la vie chrétienne, nous n'y trouvons guère que ce qu'il y avait dans la philosophie et dans la religion des Gréco-Romains, où ce qui a dû en sortir: naturellement par l'effet des influences sous lesquelles le monde s'est trouvé placé, précisément vers la date de l'ère nouvelle. La chrétienté vit aujourd'hui encore sur le même fonds religieux et moral sur lequel vécurent les païens des siècles classiques.
L'auteur pense que,
Sans la prédication de Jésus et l'évangile galiléen, le progrès moral se serait néanmoins accompli... La chrétienté s'appellerait d'un autre nom ; mais elle serait ce qu'elle est, ou à peu près, et nous vivrions comme nous vivons. Tout ce qui devait changer aurait changé par une transformation insensible.
Il montre chez les auteurs de l'antiquité grecque et latine la plupart des idées et des sentiments qu'on attribue au christianisme ; toute la philosophie et presque toute la loi chrétienne lui apparaissent dans Platon, et il désigne Socrate en ces termes : « L'homme dont l'influence a été la plus grande que personne ait jamais eue sur la vie morale et religieuse de l'humanité. »
Il y a quelque iniquité dans cette répartition
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des rôles, et il n'était pas nécessaire, même pour le philosophe qui n'isole point le christianisme de l'histoire et lui cherche une origine naturelle, de réduire tellement sa part d'originalité.
- Un contradicteur de M. Havet, dont l'autorité est très grande, parce que c'est un savant et un esprit libre, M. Nefftzer, accorde à l'auteur une part de sa thèse : l'influence de la spéculation grecque sur la formation du dogme chrétien, les nombreuses et puissantes infiltrations helléniques non seulement dans ce dogme, mais aussi dans la vie chrétienne. Ce point de vue n'est pas nouveau, dit-il; Baur, M. Renan, tous les historiens qui n'admettent point le miracle dans leur explication du christianisme, et même quelques-uns de ceux qui l'admettent, l'avaient déjà présenté. Mais ce qui est nouveau, c'est de voir dans le christianisme une chose essentiellement grecque, qui aurait bien pu se passer de l'accident venu de Judée, et qui lui doit peutêtre une certaine déviation, un certain trouble, bien loin de lui devoir son progrès et son développement régulier. « La thèse de M. Ilavet, écrit M. ISefftzer, a toutes les vraisemblances contre elle. Il est trop évident que le monde gréco-romain, en dépit de Cicéron, de Sénèquc et même de Marc-Aurèle, s'en allait en poussière et en fumier... Les civilisations valent par leurs actes, non par leurs formules; par la vie concrète, non par la théorie abstraite... Il ne
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faut jamais juger de la vitalité morale d'un siècle ou d'un peuple par la morale qu'ils ont déposée dans les livres, pas plus que de l'intensité du sentiment religieux par la pompe du culte ou par la puissance du développement dogmatique... Oui, sans doute, l'antiquité avait dégagé une masse d'idées que le christianisme a reprises, dont il s'est nourri et dont nous vivons encore aujourd'hui ; mais ces idées flottaient en quelque sorte en l'air, comme des éléments libres; elles constituaient un monde à part, au- dessous duquel le monde réel allait s'affaissant et se décomposant. Si le christianisme était simplement venu jeter dans ce chaos quelques idées ou quelques dogmes de plus, il eût peut-être constitué une secte, mais il n'eût pas eu d'efficacité générale. Il apportait, il était autre chose. Il fut un nouveau principe de vie... On croit retrouver dans la philosophie grecque la plus grande partie du christianisme, et on l'y retrouve en effet ; mais on ne peut pas la montrer autrement qu'à l'état d'abstraction, de substance inféconde et inerte. La revivification est venue d'ailleurs, et si cette incitation étrangère avait fait défaut, l'antiquité épuisée, incapable de se renouveler, se fût probablement abîmée dans le rêve et le néant. »
M. Nefftzer conteste à M. Havet l'exactitude du titre qu'il a donné à son livre. Non, ce ne sont pas les origines du christianisme qu'il a mon-
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trées ; les origines sont sémitiques, le développement seul est gréco-latin. Comme un fleuve reçoit de nombreux affluents dans son cours, mais a sa source dans la montagne ; comme un chêne tire sa substance de la terre où il plonge et de l'air qui l'environne, mais a son origine dans le gland : ainsi le christianisme s'est nourri de tout ce qu'il a rencontré, mais ses origines sont en Judée.
Le point fondamental de la thèse de M. Havet est donc contestable. Si. la philosophie grecque a eu de l'influence sur le développement ultérieur du christianisme, elle ne paraît pas avoir été pour grand'chose dans ses origines. La lumière entrevue par quelques sages de l'antiquité a resplendi un jour en Judée et de là sur le monde avec un incomparable éclat ; mais cette nouvelle clarté n'était certainement pas un simple reflet de l'ancienne. Les vérités formulées par Platon, Cicéron, Sénèque restaient à l'état de lettre morte ; elles n'avaient point d'action sur les hommes ; il a fallu le christianisme pour les renouveler et les répandre.
Cette réserve faite (elle est très importante), on peut, je crois, concéder à M. Havet le reste de sa thèse : d'une part, le christianisme, passant d'Orient en Occident, s'est peu à peu et profondément imbu de l'esprit hellénique; d'autre part, bon nombre des vérités que les premiers prédicateurs annonçaient au monde n'é-'
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taient pas nouvelles au sens strict du mot, puisque quelques grands hommes les avaient déjà exprimées; mais, enfouies dans les livres ou resserrées dans l'enceinte des écoles, elles n'avaient pas eu de retentissement ni d'écho. Seulement, ici, j'oserai faire une distinction capitale sur laquelle n'a peut-être pas assez insisté M. Nefftzer.
N'y a-t-il pas, dans le. christianisme, deux choses : une partie raisonnable et tout humaine, et une partie qui n'est point raisonnable puisqu'elle « confond la sagesse humaine ? » Ne nous y trompons point, c'est par cette partie incompréhensible, mystique, contraire ou supérieure à la raison, c'est par la divine « folie de la croix » que le christianisme est fort et qu'il a. conquis le monde. Or cette divine folie, qui est l'essence même du christianisme, ni Platon, ni les stoïciens, ni Épicure ne l'ont jamais soupçonnée; ils n'ont pressenti de la religion chrétienne que -le côté humain et raisonnable. Nous réduisons aujourd'hui le christianisme à un minimum accessible à la raison, et nous sommes tout émerveillés de trouver ce minimum déjà formulé par la philosophie grecque ; mais c'est que le christianisme ainsi réduit n'est plus le christianisme; il a perdu sa sève, il a perdu sa force en perdant sa folie ; c'est une philosophie comme une autre, et les croyants qui de nos jours prétendent raisonner toute leur foi sont des phi-
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losophes, non des chrétiens. Alexandre Vinet a dit excellemment : « On dépouille le christianisme de ses rudesses, de ses mythes; on lè rend presque raisonnable; mais, chose singulière ! quand il est raisonnable, il n'a plus de force, et, semblable en ceci à l'une des plus merveilleuses créatures du monde animé, s'il perd son aiguillon il est mort. Le zèle, la ferveur, la sainteté, l'amour disparaissent avec ces dogmes étranges ; le sel a perdu sa saveur, et l'on ne sait avec quoi la lui rendre. » C'est ce sel divin que jetaient sur la terre les apôtres, les missionnaires, les martyrs, et celui-là ne venait point d'Athènes.
Quant à ce qui est raisonnable et simplement humain dans le christianisme, les esprits supérieurs qui devancent le progrès de leur siècle l'avaient déjà pressenti à Athènes et à Rome. C'est ici la partie éminemment instructive de l'ouvrage de M. Havet. Ses deux volumes sont une riche collection de tous les textes chrétiens qu'il a pu emprunter aux auteurs de l'antiquité pi'oIGne. Son erreur, à notre avis, est d'avoir cru accabler le christianisme par toutes ces citations; elles n'ont pas cette portée, mais elles n'en sont pas moins intéressantes. Au fond, elles tirent si peu à conséquence contre le christianisme, que plusieurs pères et docteurs de l'Église se sont réjouis de chaque ressemblance qu'ils découvraient entre la philosophie païenne et la
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doctrine du Christ et ont salué chez les anciens sages des précurseurs de la vérité. Il faut faire comme eux et renoncer enfin à cette mesquine apologie de la religion, qui consiste à rabaisser indignement l'admirable philosophie des Grecs et des Romains, pour exalter à ses dépens le christianisme seul.
Je voudrais, dit très bien M. Havet, je voudrais qu'après la lecture de ce livre, il ne fut plus possible de répéter tant de phrases qu'on répète encore tous les jours, tant de lieux communs sans consistance... sur l'opposition entre le spiritualisme chrétien et le matérialisme grec, comme s'il y avait rien de plus grec que le spiritualisme!... sur les apôtres qui parlèrent les premiers au monde d'humanité, de fraternité, de bienfaisance; car on est allé jusque-là ! Si je ne suis pas assez fort pour en finir avec ces méprises, ce sera un autre qui aura l'honneur de le faire, mais il faut que ce soit fait.
On est allé jusque-là, et ce n'est pas seulement l'évêque d'Orléans, que M. Havet cite en note ; ces lieux communs sont tellement entrés dans notre esprit qu'il arrive à chaque instant aux plus instruits d'entre nous de les répéter sans y prendre garde, comme on répète une fable apprise par cœur dans l'enfance. Je me souviens d'avoir lu cette phrase dans les leçons de M. Max Mùller sur la science du langage : « L'humanité est un mot que vous chercheriez
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en vain dans Platon ou dans Aristote : l'idée de l'humanité formant une seule famille, composée des enfants d'un même Dieu, est une idée chrétienne, et, sans le christianisme, la science de l'humanité et des langues qu'elle parle n'aurait' jamais pris naissance. » Voilà une étourderie de savant, car je lis dans un autre ouvrage du même auteur, Essais sur l'histoire des religions ; « Le Bouddha s'adressa aux hommes de toutes les conditions, aux proscrits comme aux privilégiés. Il promit le salut à tous; et il recommanda à ses disciples de prêcher sa doctrine en tous lieux et à tous les hommes. L'idée du devoir, non plus restreint dans les limites étroites d'une maison, d'un village ou d'un pays, mais du devoir s'étendant aux obligations envers le genre humain tout entier, l'idée de la sympathie et de la fraternité universelle, en un mot l'idée de l'humanité fut exprimée pour la première fois dans l'Inde par le Bouddha. » Le Bouddha. vivait au VIe ou vu0 siècle avant Jésus-Christ. Et si nous passons en Grèce, nous trouvons ceci dans la Morale d'Aristote : « Tout homme est pour un homme un frère et un ami:.. Nous aimons ceux qui ont de l' humanité. » Un jour qu'il assistait un personnage peu esLimable, ce philosophe s'excusa en ces termes : « Ce n'est pas pour lui, c'est pour l'homme, » ou « pour l'humanité. » Épicure était comme le chef d'une grande famille, où il faisait entrer ses esclaves
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mêmes ; il les admettait à la vie philosophique. Il disait : « L'esclave est un ami d'une condition moindre. » Près de deux siècles avant Alexandre, le Grec Gélon, traitant avec les Carthaginois, avait stipulé qu'ils n'immoleraient plus à leurs dieux de victimes humaines. Il y a dans Théo- crite un passage admirable où est racontée la lutte fabuleuse de Pollux, roi des Argonautes, contre un roi brigand des bords de la Propon- tide. Voici comment Sainte-Beuve a analysé et commenté ce passage : « Et quel sera le prix du combat que nous allons livrer? demande le fier Pollux au moment d'engager la lutte avec le géant. Celui-ci répond : Je serai à toi, si je suis vaincu; tu seras à moi, si je suis le plus fort. — Mais ce sont là, reprend Pollux, des enjeux d'oiseaux de proie à l'aigrette sanglante. — Que nous ressemblions à des oiseaux de proie ou à des lions, nous ne combattrons qu'à cette condition-là. — Le géant est vaincu par l'adroit et brillant athlète. Puissant Pollux ! s'écrie le poète, quoique vainqueur, tu n'abusas point contre lui de ta victoire ; mais tu lui fis jurer le grand serment, par le nom de Neptune son père, de ne plus être désormais inhumain et nuisible aux étrangers. Ce fut toute la vengeance du héros, et c'est ainsi que les victoires des Grecs, quels qu'en fussent les motifs ou les prétextes, étaient en définitive des conquêtes pour la civilisation elle-même. »
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« Les hommes, dit Cicéron, devraient comprendre qu'ils sont frères... La nature veut qu'un homme prenne intérêt à un homme, quel qu'il soit, par cette seule raison qu'il est homme... La perfection de la nature, c'est celle de l'homme qui croit qu'il n'existe que pour servir ses semblables, pour les protéger, pour les sauver. » On trouve dans Cicéron les beaux mots d'humanité et d'amour du genre humain, caritas generis humani.
Le sage de Lucain ne vit pas pour lui, mais pour l'humanité, nec sibi, secl toti genitum se credere mundo; il parle du saint amour qui unit le monde, et sacer orbis amor. Perse dit : « La philosophie nous enseigne quelle place Dieu a assignée à chacun de nous dans le service de l'humanité. »
Dans un très bel article sur la philosophie religieuse et morale de Sénèque, M. Gaston Boissier écrivait récemment : « Cette grande idée de la fraternité humaine est une de celles que les stoïciens, principalement les stoïciens romains, aiment à développer. Ils disent souvent que le monde ne forme qu'une seule cité, que les diversités de pays et de race n'empêchent pas l'unité du genre humain, qu'un lien commun unit les nations les plus éloignées, les plus différentes, les plus ennemies, et que d'un bout de l'univers à l'autre il n'y a que des citoyens... « Nous som-
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mes, dit Sénèque, les membres d'un corps immense. La nature a voulu que nous fussions tous parents, en nous faisant naître des mêmes principes et pour la même fin. C'est de là que nous vient l'affection que nous avons les uns pour les autres, c'est ce qui nous rend sociables ; la justice et le droit n'ont pas d'autre fondement. Voilà ce qui fait qu'il vaut mieux être victime du mal que de le commettre. La société humaine ressemble à une voûte où les différentes pierres, en se tenant les unes les autres, font la sûreté de l'ensemble. »
Ces citations, qu'il serait facile de multiplier, suffisent pour montrer l'erreur des personnes qui voient dans l'humanité un mot et un sentiment tout chrétien. Il y a bien d'autres idées qu'on a tort de considérer comme la propriété exclusive du christianisme, par exemple celles de l'amour de Dieu, de la pénitence, du péché, du salut, du ciel, de l'enfer et du purgatoire. Ne croirait-on pas entendre la liturgie quand on lit ces paroles de Platon citées par M. J. Denis dans sa belle Histoire des théories et des idées morales de l'antiquité : « Laissez maintenant la terre recouvrir les cadavres; chaque chose est retournée aux lieux d'où elle est venue, l'esprit au ciel et le corps à la terre. Car ce corps nous ne le possédons pas en propre ; nous ne faisons que l'habiter pendant la durée de la vie. Après, la terre qui l'a nourri doit le reprendre. »
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M. Havet a voulu présenter le tableau le plus complet et le plus systématique de l'hellénisme considéré dans ses rapports avec le christianisme; il y a réussi, sans pourtant faire oublier les travaux de ses prédécesseurs. Le livre de M. Denis, que je viens de citer, et l'éloquent ouvrage de M. Louis Ménard, De la morale avant les philosophes, causent peut-être à la lecture une satisfaction plus entière et moins mêlée. Cela vient de ce que chez M. Havet, le savant est doublé d'un adversaire rigide du christianisme, dont la sévérité a quelque amertume ; cela vient aussi de ce que l'auteur, dans sa préoccupation trop systématique, s'est parfois laissé entraîner à faire des rapprochements un peu forcés. Était-ce bien utile, par exemple, de prétendre nous faire entrevoir l'origine de l'ascétisme monastique dans ce vers d'Homère où Achille prie ainsi le Jupiter de Dodone : « Puissant Jupiter, dieu des Pélasges, qui habites loin d'ici dans la glaciale Dodone, où habitent aussi près de toi les Selles, tes interprètes qui couchent à terre et dont Veau ne lave jamais les pieds? » Ailleurs le grave auteur fait un rapprochement assez insignifiant entre un passage d'Euripide et l'hyperbole de Jésus sur la foi qui peut déplacer des montagnes. Voici le passage d'Euripide; Penthée surpris par l'ivresse bachique, s'écrie dans son délire : « Est-ce que ie ne pourrais pas enlever la montagne même,
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avec les femmes qui la remplissent, et la charger sur mes épaules ? » Et Dionysos répond ironiquement : « Tu le pourrais si tu voulais.. »
En dépit -de ces exagérations et de ces minuties, les personnes qui liront dans un sage esprit de-critique les deux volumes de M. Havet pourront retirer de cette lecture la plus solide instruction.
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LES
PREMIÈRES CIVILISATIONS
Sous ce titre, M. François Lenormant publie un recueil d'articles, mais d'articles rattachés entre eux par un sujet commun, l'antique Orient. Il n'y a pas de disposition plus avantageuse pour vulgariser la science; on obtient ainsi l'intéressante variété des monographies et l'unité substantielle du livre, sans l'inconvénient des premières quand elles manquent de lien, et sans l'inconvénient du second, qui est toujours obligé d'admettre des parties d'ombre, de transition et d'ennui relatif.
L'ouvrage s'ouvre par deux articles d'archéologie préhistorique : l'un, sur l'homme fossile; l'autre, sur les monuments de l'époque néolithique, l'invention des métaux et leur introduction en Occident. Tout le monde a vu en France ou en Angleterre quelques-uns de ces étranges mo-
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numents en pierres énormes non taillées, connus sous le nom de dolmens et d'allées couvertes, longtemps regardés comme des autels et des sanctuaires druidiques, mais que la science appelle aujourd'hui « mégalithiques » et dans lesquels elle a reconnu des tombeaux.
Ce n'est pas seulement en France et en Angleterre que l'on rencontre les monuments mégalithiques : on en a observé en Syrie, en Algérie, dans le cœur de l'Arabie et jusque dans l'Hindoustan. Il n'est donc pas possible de les considérer comme l'œuvre d'une seule race ; ce sont les monuments d'un âge de développement qu'ont dû traverser les différents rameaux de l'espèce humaine avant d'atteindre une nouvelle étape de progrès.
Il existe en Égypte- un monument célèbre qui marque la transition entre les monuments mégalithiques et l'architecture proprement dite : c'est le temple du Sphinx, à Gizeh, construit en blocs énormes de granit de Syène et 'd'albâtre oriental, soutenu par des piliers carrés monolithes, sans une moulure, sans un ornement, sans un hiéroglyphe, « prodigieux, même à côté des Pyramides, » antérieur à la première dynastie et remontant à ces âges où la civilisation des bords du Nil essayait ses premières forces et commençait à vivre.
L'égyptologie. est une science qui date de cinquante ans et dont la gloire appartient tout én-
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tière à la France. Trois Français, Champollion, le vicomte de Rougé et M. Mariette, l'ont créée. Grâce à leurs découvertes, « on connaît aujourd'hui dans tous les détails de sa vie et de son organisation la terre des pharaons, même aux époques les plus prodigieusement reculées de son existence, bien mieux et plus complètement que l'Athènes de Périclès, la Rome d'Auguste, ou même la Florence du xve siècle. » Paradoxe étonnant que je ne suis en mesure ni de justifier ni de contredire et que je cite sans en assumer la responsabilité. Ce qui est certain, c'est que nous avons notre éducation à refaire en ce qui touche l'Egypte, et il n'est pas bien sûr que les générations nouvelles n'auront pas à recommencer longtemps la même tâche, tant l'esprit de renseignement est lent à se renouveler, tant les ouvrages qui sont au courant de la science, comme l'excellente histoire ancienne de M. Lenormant, ont de peine à prendre dans toutes nos écoles la place qui leur revient de droit !
Le plus ancien centre de civilisation en Egypte n'est pas Thèbes, comme on l'avait cru d'après les Grecs; c'est Memphis. On peut suivre la marche graduelle de la culture, remontant le Nil dans la direction de l'Éthiopie, en sens exactement inverse de celui qu'on avait d'abord supposé. Il y a eu, en réalité, deux Égyptes distinctes et successives : la vieille Égypte mem- phite et l}Égypte thébaine. C'est cette. dernière
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seule que les Grecs ont connue et c'est sur elle qu'ils ont assis leur jugement; mais Thèbes n'existait pas encore « au temps de l'éclat de l'ancien empire. »
L'éclat, « la splendeur » de l'ancien empire! Quel jour une pareille expression n'ou- vre-t-elle pas sur l'antiquité de la civilisation égyptienne, quand on pense que cet ancien empire comprend une période de dix-neuf siècles, que Joseph et Abraham même étaient contem- porain s de la décadence du moyen empire (treize siècles), et que c'est sous un pharaon du nouvel empire qu'a eu lieu l'exode des Israélites ! L'immobilité sacerdotale que nous sommes habitués à envisager comme le trait éternel de l'Egypte n'est point le caractère de sa première civilisation; cet état de choses ne commence que vers le milieu du moyen empire; il est vrai qu'il dura longtemps, vingt-sept siècles ; mais la haute antiquité ne le connaissait pas : c'était un temps d'activité féconde et de progrès rapide, principalement dans les arts.
L'art, dans les monuments de l'ancien empire, atteint le plus remarquable degré de perfection. Il est tout entier vers le réalisme; il s'efforce avant tout de rendre la vérité de la nature, sans chercher aucunement à l'idéaliser... Il y a dans les bas-reliefs des tombes memphites primitives une élégance de composition, une naïveté et une vérité de mouvement que
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les lois hiératiques et immuables du canon des proportions firent disparaître plus tard... Dans ce premier développement, complètement libre, de l'art égyptien, il y a de la vie, que les entraves sacerdotales étouffèrent par la suite.
Ce n'est pas seulement dans les arts libéraux que la primitive Égypte s'approcha du point de perfection que les Grecs ne devaient atteindre que dix siècles plus tard, c'est dans l'ensemble de sa civilisation. M. Lenormant cite ici un passage frappant de M. Mariette :
« Le spectacle qu'offre l'Egypte sous Y ancien empire est bien digne de fixer l'attention. Quand le reste de la terre est encore plongé dans les ténèbres de la barbarie, quand les nations les plus illustres, qui joueront plus tard un rôle si considérable dans les affaires du monde, sont ' encore à l'état sauvage, les rives du Nil nous apparaissent comme nourrissant un peuple sage et policé ; et une monarchie puissante, appuyée par une formidable organisation de fonctionnaires et d'employés, règle déjà les destinées de la nation. Dès que nous l'apercevons à l'origine des temps, la civilisation égyptienne se montre ainsi à nous toute formée, et les siècles à venir, si nombreux qu'ils soient, ne lui apprendront presque plus rien. Au contraire, dans une certaine mesure, l'Egypte perdra; car, à aucune époque, elle ne bâtira des monuments comme les
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Pyramides. » — Les prêtres égyptiens, conclut M. Lenormant, avaient donc bien le droit de dire à Solon, quand il visitait leurs sanctuaires : « Grecs, vous n'êtes que des enfants. »
C'est l'Égypte qui nous offre le plus ancien monument du monde, le plus ancien livre, le plus ancien poème épique, et enfin, pour qu'il ne soit pas dit qu'elle s'est laissé devancer en quelque chose, le plus ancien exemple de caricature politique.
Le plus ancien monument du monde est le temple du Sphinx, à Gizeh, dont j'ai dit un mot tout à l'heure. — Le plus ancien livre est un code de morale par le prince Phtah-Hotep {ancien empiré), fragiles feuillets de papyrus qui ont traversé plus de cinquante siècles et sont parvenus intacts jusqu'à nous.
La Bible elle-même est toute récente à côté d'un pareil livre. C'est une sorte de code de civilité puérile et honnête, un traité de morale toute positive et pratique, donnant les règles pour faire rapidement son chemin dans le monde en respectant l'ordre établi de police sociale.
Le plus ancien poème épique ne paraît pas très vieux quand on compare son antiquité à celle du livre de Phtah-Hotep ; c'est l'œuvre d'un scribe nommé Pentaour, qui fut peut-être le maître de Moïse et qui appartenait à l'une de ces écoles
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-sacerdotales au milieu desquelles fut élevé le grand législateur des Hébreux. L'épopée de Pentaour, longue comme un chant de l'Iliade, célèbre un exploit de la jeunesse de Sésostris ou -Ramsès II. Disons, à ce propos, que la réputation de Sésostris est usurpée, et que ce prince ne fut ni un grand guerrier ni un grand roi. Dans son savant Manuel de l'histoire ancienne de l'Orient, M. François Lenormant. remet Sésostris à sa place :
Plus oh pénètre dans la connaissance intime de son histoire, moins Ramsès II se montre digne du surnom de Grand que lui avaient d'abord décerné les premiers interprètes des monuments de l'Égypte. On en sait maintenant assez sur lui pour pouvoir dire que c'était, en somme, un homme médiocre, enivré de son pouvoir au delà de toute expression, un despote effréné, dévoré d'ambition et fastueux à l'excès, poussant la vanité jusqu'à faire effacer des monuments, partout où il le pouvait, les noms des rois ses prédécesseurs qui les avaient construits, afin d'y substituer le sien propre. C'est ainsi qu'il était parvenu à donner le change à l'histoire. Pendant tout son règne, il a vécu sur un exploit de sa jeunesse, sur l'audace avec. laquelle, âgé d'une vingtaine d'années, au début de ses 'guerres contre les Hethéens, tombé, avec une très faible escorte, dans une embuscade des ennemis, il était parvenu à se dégager. C'est ce combat que retracent toujours les grandes sculptures des édifices bâtis sous son règne : c'est celui que célèbre le poème de Pentaour.
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A propos de ce poème, on peut faire une remarque de plus haute importance, que M. Le- normant a placée ailleurs, en parlant de la littérature babylonienne, c'est que l'épopée n'est pas, comme on le répète tous les jours, exclusivement propre aux aryens.
On peut s'étonner, dit-il, du succès d'une pareille affirmation, quand l'existence chez les peuples ougro- finnois d'une épopée aussi développée et aussi remarquable que le Kalevala suffisait à la réfuter.
J'ai parlé de la caricature politique comme ayant en Égypte son plus ancien spécimen. Il se trouve dans le papyrus du Musée britannique où les principaux reliefs à la gloire de Ramsès III, sculptés sur les murailles de son palais de Médinet-Abou, sont parodiés en figures d'animaux. Les sujets de guerre deviennent des combats de chats et de rats ; les scènes de harem se passent entre un lion et des gazelles.
C'est un fait étrange et capital en archéologie que le réalisme exclusif de l'art égyptien primitif, l'absence de toute recherche d'idéal dans ses œuvres ; nous venons de voir qu'en littérature également, le livre du prince Phtah-Holep est un simple code de morale toute positive et toute pratique. Il paraît que, sans aucune exception) toutes les sculptures de l'ancien empire nous montrent l'art exclusivement appliqué à
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la reproduction des scènes de la vie réelle, et qu'on ne connaît pas une seule représentation symbolique, pas une seule image divine parmi les monuments de ce temps-là. « Tout semble indiquer que la première civilisation de l'Égypte fut essentiellement matérialiste et très peu préoccupée des choses de la religion;/»
Par son caractère religieux, comme par tous les autres caractères, la nouvelle civilisation égyptienne, dont le centre est à Thèbes, diffère absolumènt de l'ancienne. On peut voir, au. Muséum d'histoire naturelle de Paris, une collection de cinq cents crânes de momies, réunis par M. Mariette et appartenant tous à des époques certaines. Ceux de l'ancien empire appartiennent à un autre type ethnographique que ceux des époques ultérieures. Les premiers sont dolichocéphales, les seconds brachycéphales. M. Lenormant pense (c'est une conjecture que la science n'est pas encore en état de vérifier) que les habitants originaires de l'Égypte étaient purement asiatiques, et que les princes thébains avaient une origine éthiopienne.
Dans ses recherches sur les animaux domestiques, le savant auteur des Premières civilisations constate que le cheval était inconnu en Egypte pendant toute la durée de l'ancien et
du moyen empj^ÇS^s^le bête de somme était l'àne, et Q^^èslr-à.'^i^rd avec le témoi-
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gnage du livre'de la Genèse, fidèle miroir de la vie patriarcale :
Quand les richesses des premiers patriarches y sont énumérées, on parle de leurs chameaux, de leurs ânes, de leurs troupeaux de bœufs et de moutons, mais jamais de chevaux, tandis que cet animal apparaît dans l'Exode comme d'un usage général. La seule mention que la Genèse fasse du cheval est lorsque la famille de Jacob vient s'établir en Égypte auprès de Joseph.
Mais l'émigration de Jacob se rapporte à la fin du moyen empire et au commencement du nouveau, époque relativement récente. Chez les Aryas, c'est l'inverse qui a lieu ; ils ne connaissaient point l'âne, et l'usage du cheval était général parmi leurs tribus avant qu'elles se fussent divisées pour se répandre les unes dans l'Europe, les autres dans la Perse et dans l'Inde. En effet, le nom du cheval est le même dans tous les idiomes aryens, tandis que le nom de l'âne diffère et dérive d'une origine sémitique. Ces animaux sont donc originaires de deux patries absolument opposées.
Le cheval a été réduit à l'état domestique sur les plateaux de la haute Asie, et les migrations aryennes ont été le véhicule le plus puissant de sa diffusion dans le monde ; il n'a été adopté que tard par les Sémites, et n'a fait son apparition en Égypte que 2,500 ans
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environ avant l'ère chrétienne. L'âne est une espèce africaine, qui a dû être primitivement domestiquée sur les rives du Nil; d'Égypte, elle a passé de'très bonne heure chez les Sémites, qui l'ont transmise plus tard aux tribus aryennes... Cet animal, dans sa diffusion, a suivi la marche précisément contraire à celle que suivait le cheval.
Chez les Égyptiens, comme chez les populations de race aryenne, le cheval a été d'abord exclusivement un animal de trait qu'on attelait à des chars. L'équitation fut longtemps inconnue ; les armées ne possédaient pas de cavalerie proprement dite.
Le tome II des Premières civilisations est consacré à la Chaldée, à l'Assyrie et à la Phé- nicie.
Dans son Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose d'après les textes cunéiformes et les monuments de l'art asiatique, M. François Lenormant avait dit :
Nous constatons, à chaque pas que nous faisons dans ces études, la vérité de ce qu'a dit Bérose, qu'il avait recouru aux sources antiques et indigènes, et qu'il avait composé son ouvrage uniquement d'après ces sources.
Mais, en même temps, il était obligé d'ajouter :
Les textes cunéiformes n'ont pas encore fourni de
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récit du déluge où nous trouvions la forme originale des données que Bérose a mises en grec.
Le vœu exprimé en 1871 par M. François Lenormant, — qu'on pût découvrir et déchiffrer un texte cunéiforme confirmant Bérose et en même temps le rendant inutile par la supériorité qu'ont les sources sur les ouvrages de seconde main — un jeune savant anglais, M. Georges Smith, eut le bonheur et le talent de l'accomplir l'année suivante.
Des fragments d'une bibliothèque du palais de Ninive, découverts par M. Layard, existent au Musée britannique. Ce sont :
Des tablettes plates et carrées en terre cuite, portant sur l'une et l'autre de leurs deux faces une page d'écriture cunéiforme cursive très fine et très serrée, tracée sur l'argile encore fraîche, avant sa cuisson. Chacune était numérotée et formait le feuillet d'un livre dont l'ensemble était constitué par la réunion d'une série de tablettes pareilles, sans doute empilées les unes sur les autres dans une même case de la bibliothèque.
Près de dix mille de ces tablettes ont été transportées au Musée britannique; mais on les avait ramassées sans ordre et entassées pèle - mêle dans des caisses. C'est en compulsant ces documents que M. Smith a découvert le plus ancien récit du déluge; il remonte à l'époque
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du premier empire de Chaldée, et il est fort antérieur à Moïse. Aux yeux de M. Lenormant, le récit biblique du déluge, de même que celui de la création, a pour fond une ancienne tradition orale apportée de la Chaldée par les Abra- hamides, dans la migration qui les amena d'Ur au pays de Chanaan.
Nous n'avons pas là deux récits dont l'un découle de l'autre, mais deux courants parallèles sortis de la même source.
Comme on devait s'y attendre, le déluge des tablettes cunéiformes offre une plus grande ressemblance avec la Bible que la relation de Bé- rose. Lorsqu'il ne connaissait encore le déluge babylonien que par l'historien grec de la fin du iv° siècle, M. Lenormant croyait pouvoir dire :
Dans la cosmogonie chaldéenne, la tradition n'a plus la portée morale qu'elle a dans la Bible ; le cataclysme n'est qu'un événement périodique, une évolution fatale dans l'existence du monde, au lieu d'être un châtiment des iniquités de la race humaine (1).
Cette différence disparaît, et la concordance se trouve rétablie entre le récit chaldéen et le récit biblique par le verset 127 des tablettes
(1) Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Bé- rose, p. 208.
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cunéiformes : « Toute la race humaine avait péché. »
Je ne pousserai pas plus loin l'analyse des ressemblances ou des différences que la version babylonienne du déluge offre avec la Bible, et, puisque les Premières civilisations m'ont amené à parler du Commentaire sur les fragments cos- mogoniques de Bérose, je veux signaler à M. François Lenormant un passage de cette savante étude où il se trouve en contradiction formelle avec un grand orientaliste, M. Max Müller. C'est à propos de l'interprétation du premier verset de la Genèse. M. Lenormant soutient que cette expression « Dieu créa le ciel et la terre » doit s'entendre au sens orthodoxe d'une création ex niltilo opérée par la toute- puissance de Dieu. Ce n'est pas l'avis de l'auteur des Essais sur l'Itistoi)-e des religions; il écrit :
Dès qu'il devient possible de forcer le sens d'un mot ou d'une phrase, de façon à y trouver une sanction pour un dogme ou un précepte quelconque, on torture les phrases les plus simples jusqu'à ce qu'on leur fasse exprimer les idées les plus étrangères à l'esprit de leurs auteurs...
Aux personnes qui s'intéressent à ces questions, nous pouvons recommander un court essai, la Cosmogonie mosaïque, publié récemment par le rév. R. G. S. Browne, et dans lequel l'auteur s'efforce de nous donner, d'après la méthode scientifique, une traduction
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littérale du premier chapitre de la Genèse. A propos du premier verbe qui se rencontre dans la Bible, il dit : « Quel est le sens exact, quelle est la portée véritable du verbe hébreu qui est rendu dans notre version ordinaire par le mot créai La force irrésistible d'une longue habitude nous fait tout naturellement supposer qu'il devait exprimer la création ex niltilo... Nous pouvons affirmer que tel n'était pas le sens original de ce mot. » - M. Browne nous cite alors Ge- senius, qui donne comme signification première du mot hébreu bard « il coupa, tailla, sculpta, aplanit, polit » ; et il rapporte le témoignage de Lee, qui appelle -« inepte » cette opinion d'après laquelle lard, aurait signifié « tirer du néant ». Dans Josué, chapitre xvn, versets 15 et 18, le même verbe exprime l'action d'abattre des arbres ; et dans le Psaume CIV, verset 30, il est traduit par « tu renouvelles la face de la terre ». Lee nous apprend qu'en arabe aussi bard signifie proprement, mais non pas toujours, « tirer d'une matière préexistante ». Tout cela montre que, dans le verbe bard, comme dans le sanscrit tvaksh ou taksh, il n'y avait originairement nulle trace du sens qu'on lui a attribué plus tard, et qu'il n'a jamais signifié. « tirer du néant ». Cette dernière notion, dans toute sa précision, était une idée relativement moderne, née probablement du Gontact des Juifs et des Grecs à Alexandrie. Les philosophés grecs croyaient que la matière était co- éternelle au Créateur, et ce fut sans douLe pour combattre cette opinion que les Juifs, pour qui Jéhovah était tout, affirmèrent nettement pour la première fois que Dieu a créé toutes choses de rien. Par la suite, cette doctrine fut reçue chez les juifs et chez les chrétiens comme la seule orthodoxe ; mais, loin que le verbe
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barâ puisse être cité à l'appui de ce dogme, il semblerait bien plutôt que les hommes à qui Moïse s'adressait et dont il parlait la langue n'attachaient à ce mot aucune autre signification que celle de « façonner » ou « arranger »... Parmi les commentateurs de la Bible, fort peu se donnent pour tache de découvrir comment les mots de l'Ancien Testament étaient compris par ceux à qui ils furent adressés originairement. La grande majorité des lecteurs suppose sans réflexion que Moïse et ses contemporains prenaient les mots dans le sens que nous y attachons nous- mêmes au xixe siècle, oubliant complètement la distance qui sépare notre langage et nos pensées du langage et des pensées des tribus errantes d'Israël.
Je n'ai garde d'avoir un avis dans la question, et je me borne à mettre aux prises deux savants considérables, en me récusant naturellement comme juge de la lice.
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LA RELIGION ET LES MŒURS
DANS L'ANCIENNE ATHÈNES
Voici un livre (1); c'est un événement assez rare aujourd'hui. La plupart des écrivains composent des articles de revue, ce qui est bien différent, et on ne doit pas trop les en blâmer, puisqu'en fait de choses sérieuses le public ne lit guère que cela; mais cette mode ne laisse pas d'offenser assez gravement l'àrt et la vérité. Je suppose qu'un auteur veuille traiter un point de l'histoire ancienne : justement préoccupé d'avoir des lecteurs, il dispose la matière de son étude sous la forme d'une série d'articles de revue. Il se met à composer une suite de monographies qui ont chacune leur unité; mais ces unités successives et partielles ne font pas
(1) Histoire du siècle de Périclès, par M. Filleul. 2 vol. in-8°.
Firmin Didot.
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la grande et vraie unité, celle de l'ensemble. Les articles devant avoir une étendue à peu près égale, notre historien sera entraîné par esprit de symétrie à donner une importance disproportionnée à des choses et à des personnages médiocres, à étrangler au contraire les grands événements et les grands hommes. Pour piquer l'attention et la curiosité des gens du monde, il voudra donner aux choses antiques de l'actualité, comme on dit, et elles lui fourniront des allusions aux choses présentes : abus contraire à la dignité de l'histoire. Voilà quelques-uns des inconvénients qu'a l'usage d'écrire des articles et non des livres.
Mais c'est un livre que M. Filleul nous présente. Le nom de cet écrivain est nouveau, si je ne me trompe, dans la littérature, et le sujet qu'il a choisi est le plus beau qui existe; c'est l'Histoire du siècle dePériclès. L'ouvrage est bien fait et intéressant au plus haut point. Il y avait, pour écrire un pareil livre, pour raconter l'histoire d'un pareil siècle, un certain style à rencontrer, simple, tranquille et raisonnable, à égale distance de la déclamation et de la froideur, de la recherche et de la négligence, le style enfin de Périclès et de ses amis. Cette simplicité noble, M. Filleul s'en est pénétré et l'a en partie rendue. J'exprime ici une impression purement littéraire. D'autres diront l'exacte valeur scientifique de l'ouvrage, ce qu'il mel
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d'idées justes et nouvelles en circulation, et aussi ce qu'il doit à de précédents travaux; je ne sais rien de tout cela et je constate simplement que j'ai été instruit et charmé.
L'auteur commence par la religion, fondement de la société athénienne et de toutes les sociétés. C'est seulement de nos jours qu'on a compris l'importance de la religion et particulièrement du culte du foyer dans la formation de la cité antique. « On peut penser, avait dit M. Fustel de Coulanges, que le foyer domestique n'a été à l'origine que le symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante. Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. » M. Filleul pense avoir réuni quelques-unes de ces preuves; il croit avoir établi que l'fiestia ou feu allumé sur l'autel domestique ne représentait pas seulement l'âme des ancêtres, mais qu'il était en quelque sorte cette âme même.
Les anciens rendaient de grands honneurs aux morts, et ce n'était point à l'excès de la douleur ou à la vanité qu'il fallait attribuer ces manifestations; c'était à la nécessité de rendre propices les mânes, les esprits, de s'en faire des protecteurs et non des ennemis redoutables. La position d'une âme dans l'autre monde
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dépendait en une certaine mesure du culte qu'elle recevait dans celui-ci. Négligée, elle persécutait la famille; convenablement honorée au contraire, elle la faisait prospérer. Entrons, guidés par M. Filleul, dans le sanctuaire d'une maison antique.
Dans l'atrium, sur le bord du bassin qui reçoit l'eau des toits, s'élève un autel, bloc de pierre dont la surface supérieure est concave et contient des charbons ardents.. Sur cet autel, le chef de la maison, la patère à la main, entouré de sa famille et de ses serviteurs, verse des libations, brûle des parfums, des portions de victimes, toujours pour rendre propice l'âme de ses aïeux. Des peintures et des statues représentant ces divins ancêtres entourent la salle, plus ou moins précieuses par l'art et la matière, suivant l'époque, le pays et la richesse du maître. Parmi ces effigies se trouvent celles des dieux les plus puissants, de Zeus lui-même; mais, si ce n'est dans des cas particuliers, ce n'est pas à elles que s'adressent les prières; ce n'est pas à leurs pieds que les membres de la famille se réfugieront s'ils ont besoin de la protection divine; c'est à l'autel dont ils saisiront les bandelettes ; car là brille le véritable représentant de la divinité, le feu de l'autel, 1 'hesti(t. Ce nom du feu, les Grecs l'ont emprunté à l'Orient. Les Hébreux disent esch, les Chal- déens escha, les Aryens is, dont ils ont fait îstt, l'offrande au foyer, et estica, le sanctuaire où se fait cette offrande ; les Latins, substituant suivant leur usage le v à l'esprit rude des Grecs, ont dit vesta. Pour les Grecs 1 'hesti(t,, le feu de leur foyer, est le démon, le
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génie de leur race, et il en est de même chez les Romains; ils le nommaient genius ou lar f(tîîtiliai-is.
Notez bien que le feu de l'hestia n'est pas l'àme d'un ou de plusieurs ancêtres ; c'est l'âme de tous, c'est le principe immortel que les générations successives se sont transmis depuis Zeus.; car tous les Grecs descendent en ligne plus ou moins directe de Zeus, père des dieux et des hommes.
Par les alliances contractées dans la suite des temps, un Grec de bonne maison, un eupatride, rencontrait dans sa généalogie tous les dieux de son pays, et quand il invoquait, suivant l'usage, les dieux paternels et maternels, il appelait à son aide l'enfer et l'Olympe entiers. On n'admettait pas que ces dieux manquassent à l'appel et ne vinssent pas prendre fait et cause pour ceux qui descendaient d'eux contre ceux qui descendaient des autres, à moins qu'ils n'eussent été offensés ou négligés. CV* ce qui explique l'active intervention des dieux dans les poèmes épiques.
L'État faisait les frais des sacrifices offerts aux grands dieux. L'hestia athénienne, le feu non plus de telle ou de telle famille, mais de la cité, brûle dans l'Érechthéion, monument sacro- saint entre tous, bâti sur l'Acropole, à la place qu'ont habitée Érechtheus et Kékrops, les rois ancêtres; c'est là qu'ils ont été enterrés.
Au centre de la cella orientale, brûle dans un réci-
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pient d'or, chef-d'œuvre de Callimachos, la lampe inextinguible dont la mèche est d'amiante et qu'on remplit d'huile une fois l'an. C'est la flamme de cette lampe qui est le feu éternel de la cité athénienne.
Ce feu a une sorte de succursale dans la ville nouvelle, près de l'agora, au Prytanée, édifice circulaire couvert d'un dôme, où chaque jour cinquante prytanes tirés au sort dans toutes les tribus et un certain nombre d'autres citoyens, désignés par des services extraordinaires rendus à l'État, sacrifient à l'autel. L'auteur nous donne la curieuse description d'un sacrifice :
Chaque dieu avait son culte ; chaque culte, ses rites, le plus souvent secrets; nous ne pouvons donc donner qu'un tableau approximatif de cette cérémonie. Le nombre des personnages qui entourent l'autel varie à l'infini, suivant qu'il s'agit d'un sacrifice privé ou d'un sacrifice public, suivant qu'il a lieu dans un grand temple ou dans un hiéron de village. Voyons ce dernier. Il y a d'abord le prêtre qui officie ; à ses côtés un joueur de flûte, puis le ou la canéphore portant d'une main la corbeille où, sous les bandelettes sacrées, sont cachées les olas, petites masses de grains d'orge mêlés de sel, et le couteau; de l'autre la elierîtil)s ou bassin à eau. L'officiant, prenant un charbon ardent, le plongeait dans cette eau pour la purifier, — le feu purifie tout. — Puis lui-même ou, dans les cérémonies publiques, le kéryx criait à haute voix : « Qui est là? » — A ces mots, ceux qui par diverses raisons ne devaient point assister au sacrifice s'éloignaient ; les
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autres répondaient en euphémisant : « Beaucoup de gens de bien. » Le prêtre trempait alors un rameau dans la chernips et aspergeait l'assemblée, non sans s'être purifié lui-même ainsi que ses coopérateurs. Il faisait aussi sur l'assistance une libation d'olas. Après quoi il commençait son hymne qui était chanté et accompagné par la flûte. Cet hymne s'adressait à Hestia d'abord, puis à Zeus, puis à tous les autres dieux en général et à celui auquel on sacrifiait en particulier. On les priait de recevoir favorablement le sacrifice. On posait ensuite de l'ola sur le front de la victime, et le mageiros l'égorgeait, puis la coupait par morceaux. Les cuisses, auxquelles tenaient le bas des reins et la queue, étaient posées sur le feu de l'autel pour y rôtir. Toutes ces opérations, qui devaient être fort longues, étaient accompagnées decliants sacrés. Lorsque les cuisses étaient cuites à point, elles étaient mangées par les sacrifiants à une-table consacrée, placée à cet usage dans la cella de tous les temples. Les Grecs de la Hellade y mangeaient assis et la tête découverte, à la différence des Grecs d'H'11ie et des Romains, qui étaient couchés sur des lits et se voilaient la tête. Chacun des convives, en sortant du festin, emportait avec lui de quoi y faire participer sa famille... Toutes ces fêtes étaient pour les moins riches une occasion de 'se régaler gratuitement, eux et les leurs, les frais étant toujours supportés par l'État ou par de riches hestiateurs qui rivalisaient de libéralité, d'abord par vanité et plus tard par prudence. On conçoit en effet que, lorsqu'on immolait une hécatombe, il y avait de quoi faire de nombreuses distributions. Aux Panathénées, toutes les villes issues d'Athènes ou ses sujettes envoyaient chacune un bœuf et une quantité
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proportionnelle d'autres victimes. Il en résultait une très grande abondance de viandes que le peuple se partageait et mangeait sous toutes les formes, « bouillis, rôtis, bouillons et tripes, » en telle profusion que les indigestions, produits habituels de ces réjouissances, sont pour les poètes comiques une mine inépuisable de facéties. Les distributions de vin accompagnaient les distributions de vivres. Aux Dionysiaques, on portait sur des chars des tonneaux toujours ouverts.
Mais nous sommes à Athènes, c'est-à-dire dans le pays de l'intelligence et des arts; des plaisirs plus délicats se mêlaient à ces jouissances matérielles. Aux Panathénées, il y avait des concours de poésie et de musique, des récitations des plus belles œuvres des poètes anciens et surtout d'Homère, des lectures historiques. On sait qu'à une de ces fêtes, Hérodote lut publiquement quelques parties de son histoire et qu'il ravit d'admiration les Athéniens et parmi eux le jeune Thucydide. Aux Dionysiaques prirent naissance les représentations théâtrales; les origines de la tragédie et de la comédie sont savamment élucidées et exposées dans le livre de M. Filleul. Enfin, comme les Grecs étaient des hommes complets dont le corps était exercé et cultivé en même temps que l'âme, il y avait dans ces grandes fêles toutes sortes de luttes et d'exercices gymniques, combats d'athlètes, courses de chevaux et de chars, et
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ce.jeu symbolique, amusement favori des Athéniens, qui consistait à courir au but en tenant une torche, allumée dont la flamme ne devait pas s'éteindre.
On ne badinait pas avec la religion à Athènes, au siècle de PérÍclès, et il -ne faut pas que les audaces d'Aristophane nous donnent le change à cet égard. On a bien souvent remarqué qu'il s'est passé. quelque chose d'exactement semblable au moyen âge. Certes, le XIIIe siècle était un siècle de foi, et pourtant les auteurs de fabliaux se sont permis d'incroyables licences; mais, comme l'a dit très finement M. Géruzez, ce n'étaient pas là des actes d'indépendance religieuse, c'étaient « des gaietés et des témérités dans le cercle de la foi. » On ne songeait pas à renverser le temple, mais à s'y divertir; les' hardiesses ne prouvaient, en somme, que la solidité du fond religieux. Aristophanevoulait affirmer les droits de la comédie; il voulait, en co- médiant les dieux eux-mêmes, bien établir qu'il ne s'agissait que d'une grosse plaisanterie innocente dont les dieux ont trop d'esprit pour s'irriter ; et si les dieux ne se fâchent pas, les mortels qu'on comédie à outrance auraient bien mauvaise grâce à se mettre en colère.
Les représentations comiques étaient une sorte de carnaval qui durait quelques heures dans l'année... Le spectacle fini, le citoyen redevenait ce qu'il était
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la veille, reprenait tous ses préjuges, toutes ses habitudes", toutes ses croyances. Alors il ne faisait pas bon paraître insulter, dédaigner les dieux de la patrie, et railler les pratiques de leur culte. C'était une idée profondément gravée dans presque toutes les intelligences, à Athènes plus encore que chez les autres peuples anciens, que 'toute cité qui ne punissait point un acte d'impiété commis dans son sein en devenait par là mème complice, et s'exposait ainsi à un châtiment immédiat et terrible. Ce que l'on appela sous la Restauration la loi du sacrilège, cette loi qui a succombé sous les invincibles répugnances de l'esprit moderne et sous le vote de la Chambre haute, eût paru aux Athéniens ne pécher que par un incroyable excès de douceur. La plus redoutable des accusations à Athènes, c'était celle d'impiété ; le crime pour lequel les lois réservaient leurs plus extrêmes rigueurs, c'était le sacrilège.
Ce n'est plus M. Filleul, c'est M: Perrot qui parle ainsi dans sa belle histoire de l' Éloquence politique et judiciaire à Athènes. Une des parties les plus dramatiquemenLinté-res- santes de ce savant ouvrage est celle où l'auteur raconte la consternation, la stupeur qui frappa la ville d'Athènes, lorsqu'un matin, vers la fin du mois de mai 415, -en sortant de leurs demeures aux premiers rayons du soleil, les Athéniens virent cette chose étrange : les bustes d'Hermès, dieu de la propriété, que chaque citoyen avait devant sa porte, tous mutilés à
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coups de marteau pendant la nuit par des mains sacrilèges. L'obscurité qui enveloppa dès le premier jour cette affaire de la mutilation des Hermès ne s'est jamais complètement dissipée; il y a peu d'événements dans l'histoire sur lesquels le temps ait jeté moins de clarté; mais les Athéniens ne négligèrent rien pour découvrir et punir les coupables; cette destruction générale des Hermès, c'était pour eux « comme si les rues, les marchés, les portiques eussent été privés de leurs protecteurs divins, partis en emportant des sentiments de haine et de vengeance. On crut aussitôt que la patrie était menacée de grands malheurs et que la constitution démocratique, à laquelle ils étaient si attachés, allait d'un moment à l'autre être attaquée et renversée. »
Au sein d'un peuple si religieux on comprend que les philosophes jouassent leur tôte. Périclès sut échapper au crime d'impiété à force de prudence et d'adresse; mais ses amis ne furent pas tous aussi heureux. Anaxagore mourut en exil, et Socrate périt victime de cette terrible accusation.
Les Grecs les plus anciens étaient religieux jusqu'à ce degré de fanatisme où la morale n'a par elle-même ni autorité ni existence et n'est, pour ainsi dire, qu'une suite, une dépendance de la religion. Toute la haute antiquité a généralement pour caractère d'être beaucoup plus
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religieuse que morale. Pour nous, un acte est bon ou mauvais en lui-même; nous pouvons, si nous avons de la religion, le croire conforme ou contraire à la volonté divine; mais il se pré- sente à nous tout d'abord comme une chose bonne ou mauvaise en soi. Pour le croyant du Y0 siècle et des siècles antérieurs, un acte était bon ou mauvais par son rapport avec le plaisir ou le déplaisir des dieux. En outre (et c'est ici la différence la plus profonde entre la conscience antique et la conscience moderne), pour qu'il y eût crime aux yeux des anciens, il suffisait que l'offense eût été commise dans sa réalité purement extérieure et plastique; l'intention, la participation de la volonté à l'acte n'y faisait rien.
Œdipe se rend criminel par une suite d'actions involontaires, c'est-à-dire innocentes sclon nous : il a tué son père sans le savoir, il épouse sa mère sans le savoir ; n'importe ! dès que l'ancien décliiffreur d'énigmes a pénétré l'horrible secret de sa propre destinée, il perd le bonheur comme Adam lorsqu'il acquit la science du bien et du mal. « Au nom des dieux, c^phez-moi dans quelque terre écartée; arrachez-moi la vie, précipitez-moi dans la mer, en des abîmes où vous ne me verrez plus ! » Il se crève lui-même les yeux, se bannit du trône et s'exile de Thèbes, comme le premier homme chassé du paradis. Errant de lieu en lieu, il traîne une vie méprisée et misérable, une vie
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de honte et de remords jusqu'à l'heure où la mort expie ses crimes et le réconcilie avec les dieux.
Aujourd'hui, il n'y a pas d'enfant qui ne comprenne que l'intention du cœur est nécessaire pour qu'il y ait culpabilité, et qu'une chose involontaire, inconsciente n'est jamais un crime. « C'est du cœur que viennent les choses qui souillent l'homme, les mauvaises pensées, le meurtre, l'adultère; » voilà sans contredit une morale mille fois plus pure et plus rationnelle. Je ne sais s'il existe encore en pays catholiques des personnes assez simples pour croire sincèrement avoir péché au cas où elles auraient rompu un jeûne sans le savoir, comme cette Espagnole de Mérimée, qui s'accusait à confesse d'avoir avalé une mouche dans du lait ; mais si de telles âmes se rencontrent, elles sont beaucoup plus antiques que modernès, et elles peuvent nous aider à comprendre ces singulières époques de foi enfantine où l'homme est religieux sans être moral.
Les Athéniens croyaient que tout crime, tout péché entachait son auteur d'une souillure, 1niasma, qui était contagieuse; en sorte que non seulement il était voué lui-même à la colère des Érinnyes, mais tout citoyen qui ne le dénonçait pas, celui qui mangeait à la même table, qui séjournait sous le même toit, contractait la souillure et se trouvait exposé à la vengeance des mêmes
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Érinnyes. Voilà pourquoi le châtiment du coupable était une chose d'intérêt public. L'esclave qui l'avait dénoncé obtenait sa liberté, l'homme libre une récompense pécuniaire. Les déesses vengeresses déchaînaient sur la cité tous les maux, la guerre, la peste, la famine, la révolution, lorsqu'un sacrilège séjournait longtemps dans ses murs et surtout entrait dans ses temples, dans l'assemblée, dans l'agora. Aussi n'y avait-il pas de meilleur moyen de se débarrasser d'un adversaire politique que de le faire passer pour un impie et un ennemi des dieux.
En certains détails, cependant, les Athéniens du grand siècle avaient une délicatesse de conscience supérieure à la nôtre; j'ai noté à cet égard dans le livre de M. Filleul plus d'un fait curieux. L'institution de nos avocats, par exemple, leur aurait fait horreur; ils n'admettaient pas qu'on embrassât la cause d'autrui moyennant finance, encore moins qu'on en fît une profession ; l'homme capable d'un tel oubli de ses devoirs eût été assimilé par eux au faux témoin, au juge corrompu et renvoyé devant la même juridiction que le conspirateur coupable d'avoir voulu renverser la démocratie. La règle était que chacun plaidât pour soi-même; cependant on pouvait être assisté non par des avocats, mais par des syné- gori, co-parlants. Le synégoros ne devait agir que par conviction, par amitié pour l'une des parties et par haine pour l'autre. Accusateur, il
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fallait qu'il justifiât de sa haine; défenseur, il devait établir qu'il était parent ou ami de l'accusé.
C'est en qualité de synégoros que Périclès défendit sa femme Aspasie accusée d'impiété, comme Anaxagore et Socrate, et, comme eux, de corrompre la jeunesse athénienne par un enseignement qui rendait méprisables la religion et le culte des dieux de l'État. Aspasie, suivant l'usage, se défendit d'abord elle-même; puis Périclès prit la parole comme synégoros de sa femme, et par un pathétique discours, pleurant et suppliant, il arracha aux juges l'acquittement de la noble et chère accusée. Disons à ce propos que M. Filleul a complété la réhabilitation morale d'Aspasie et achevé de faire justice de l'erreur singulière si longtemps entretenue sur le compte de la femme la plus illustre de la Grèce antique.
Une autre supériorité morale des Athéniens, c'était leur sévérité pour l'adultère. La loi laissait au mari trompé le choix de sa vengeance ; mais il devait au moins chasser sa femme de sa maison. Celui qui continuait à vivre avec une femme adultère était privé de ses droits civils. Si le mari ne voulait pas se venger, la loi s'en chargeait et imposait à la coupable la peine de l'infamie.
Dès lors il lui était défendu de porter le costume
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des femmes libres; il lui fallait sortir en tunique et la tête découverte comme une esclave. Elle ne pouvait entrer dans un temple pour prier, pas même dans ceux où il était permis aux étrangers et aux esclaves de faire leurs dévotions. Si elle contrevenait à ces prescriptions, pouvait qui voulait lui arracher son manteau et son voile, la battre, mais non la tuer ni la blesser. Elle devait vivre, comme dit Eschine, d'une vie pire que la mort. Quant à son complice, bien différente de nos sociétés modernes, où la réputation d'homme à bonnes fortunes est presque un titre de gloire aux yeux du vulgaire, la société antique le considérait comme un malfaiteur, et le nom de mœchus était une injure comme celui d'escroc. Surpris en flagrant délit par le mari, il pouvait être tué sur place sans que le meurtrier pût être condamné par les tribunaux. Si le fait était seulement constaté par une condamnation judiciaire, le coupable était abandonné à l'offensé qui pouvait, même devant le tribunal et séance tenante, le traiter comme il voulait, pourvu cependant qu'il n'usât pas d'armes tranchantes. Enfin, si ce dernier renonçait à user de son droit, le tribunal infligeait ordinairement au coupable le supplice infamant et douloureux de la raphanidosis.
Nous venons de voir que, d'après le principe athénien, la personne qui comparaissait en justice devait prendre la parole elle-même. « S'il est honteux, dit Aristote, de ne pouvoir se défendre par les forces du corps, il doit l'être aussi de ne pas le pouvoir par la parole, qui, bien plus que les forces corporelles, est le propre de l'homme. »
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Mais ce devoir, tout le monde ne pouvait pas le remplir avec éloquence. L'enseignement des rhéteurs en facilitait l'accomplissement à ceux qui avaient assez de fortune pour payer leurs leçons. Comment faisait le menu peuple sans instruction et sans fortune ? M. Perrot nous l'apprend avec détail dans la belle et curieuse étude qu'il a consacrée à Lysias :
Quant aux petites gens, bûcherons ou vignerons de la montagne, matelots ou marchands du Pirée, qui n'avaient point eu le loisir d'étudier ou ne comptaient pas assez sur leur facilité d'élocution, ils avaient la ressource, s'ils se voyaient forcés de comparaître en justice, de recourir aux logo graphes ou faiseurs de discours ; mais alors même devaient-ils savoir débiter ce discours qu'un autre avait composé à leur intention.
Ils l'apprenaient par cœur et le récitaient. Ajoutons que la profession de logographe n'était point estimée. Platon nous apprend qu'un homme public, voulant rendre Lysias méprisable, se bornait à établir qu'il n'était qu'un logographe. Eschine traite de même Démos- thène.
Lysias est le plus célèbre des logographes athéniens. M. Perrot cite un bien joli fragment d'une défense que cet orateur écrivit pour le meurtrier d'Ératosthène. C'est le plaidoyer d'un
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mari qui a surpris dans sa propre maison sa femme en flagrant délit d'adultère; il a puni de mort le séducteur. Accusé de meurtre par les parents de la victime, l'époux outragé soutient que la justice et les lois l'autorisaient à .agir comme il l'a fait. La narration de ce discours (c'est la partie citée par M. Perrot) nous fait pénétrer dans l'intérieur d'une maison d'Athènes :
Il me faut vous dire, ô juges ! — car je suis obligé d'entrer dans ces explications — que ma petite maison a deux étages. Le premier répond au rez-de-chaussée ; l'un est l'appartement des femmes, l'autre celui des hommes. Après la naissance de notre enfant, la mère l'allaitait. Pour que, toutes les fois qu'il fallait le laver, elle ne risquât pas de tomber en descendant l'escalier dans l'obscurité, je vivais alors en haut et les femmes en bas. L'habitude était si bien prise que souvent ma femme s'en allait dormir en bas auprès de l'enfant pour lui donner le sein et l'empêcher de crier. Cela fut ainsi pendant longtemps sans que j'eusse jamais le plus léger soupçon ; j'étais si naïf que je croyais avoir épousé la plus sage des Athéniennes. Un peu plus tard, je revins un soir à l'improviste de la campagne; après le souper, l'enfant pleurait et faisait le méchant, c'était la servante qui l'agaçait tout exprès pour le faire crier. L'homme était en bas ; je le sus par la suite. Pour moi, j'engageais ma femme à descendre et à donner le sein à l'enfant afin qu'il cessât de geindre. Celle-ci tout d'abord s'y refusait,
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comme joyeuse de me revoir après mon absence; puis lorsque je me fâchai et que j'insistai pour qu'elle descendît, « Tu veux, me dit-elle, rester ici seul avec la petite servante ; l'autre jour déjà tu étais gris, et tu l'as prise par la taille. » Je me mis à rire ; ma femme se lève, s'en va, tire la porte, comme par manière de jeu, la ferme et prend la clef...
Ce discours de Lysias est un des documents dont M. Filleul a fait usage pour essayer de reconstituer l'intérieur d'une maison athénienne. « Un corridor ouvrant sur la rue et gardé par un esclave portier conduisait à une petite cour carrée, entourée des quatre côtés d'appartements destinés aux hommes; c'était l'androni- tis. Au fond, une autre porte conduisait à une seconde cour entourée des appartements de la maîtresse de la maison et des autres femmes libres ou esclaves ; c'était le gynécée. A Athènes, où le terrain était rare, les maisons avaient souvent deux étages. Dans ce cas, il n'y avait qu'une cour; l'andronitis occupait un étage et le gynécée l'autre, la construction étant toujours ordonnée de façon que cette dernière partie de l'habitation fût d'un accès difficile. »
M. Filleul, en racontant la cérémonie du mariage, nous donne un détail des plus curieux qui fait grand honneur à la délicatesse athénienne et qui permettra de juger de la décence avec laquelle se passait toute cette cérémonie
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chez les Grecs de bonne maison. Ils avaient l'attention de faire dresser dans l'appartement de l'époux un second lit, le lit parabystos (intrus, supposé), afin que la vue d'un seul lit, à son entrée dans la chambre nuptiale, ne désespérât pas la jeun e fille.
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DEUX
VOYAGEURS EN ORIENT
Il n'y a'pas de lecture plus amusante et plus instructive que celle des récits de voyages. La matière- ici est tellement riche qu'elle peut presque se passer de l'esprit et du talent de l'écrivain. C'est un des genres de littérature (ils ne sont pas nombreux) où la médiocrité est supportable. Vraiment il faudrait le vouloir, il faudrait faire effort, pour écrire, au retour du Japon ou des Indes, un livre absolument dénué d'intérêt. Ne suffit-il pas que vous ayez été à Bénarès ou à Yeddo, pour que tout le monde vous regarde avec de grands yeux et écoute avidement vos moindres paroles ? Mais aussi, quel charme quand le voyageur, sentant bien tout le prix des matériaux dont il dispose, sait y faire honneur, pour ainsi dire, par le goût parfait de la mise en oeuvre ! Si les livres de
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voyage intéressants ne sont point rares, les livres de voyage faits comme il faut sont loin d'être communs. Souvent l'écrivain semble prendre à tâche de détruire la vivacité et l'a fraîcheur de ses impressions premières, en extrayant froidement de ses notes une sage rédaction bien académique et méthodique; plus souvent encore, abusant de la familiarité permise à qui revient de si loin et a tant vu d'hommes et de choses, l'écrivain se néglige, dit mille impertinences; au moment où nous attendons une information utile ou curieuse, il nous apprend, comme Sterne, qu'à telle étape de son voyage il a pris une tasse de café au lait, « après avoir eu soin de faire bouillir le lait et le café ensemble. -» Rien n'est impatientant comme l'intervention indiscrète de la personne du voyageur, la mention de ses moindres faits et gestes, ses réminiscences de famille ou de patrie, ses réflexions sentimentales ; et pourtant cela même est bon dans une juste mesure, car une personnalité aimable, sympathique donne au récit du charme et de la vie.
Mais ce qu'on demande surtout au voyageur, c'est de regarder, c'est de voir; ce n'est pas peu de chose. « Voir, a dit M. Alfred Maury, est un don des plus rares, qui n'a été départi qu'au petit nombre. » Les esprits superficiels reçoivent des impressions fugitives et prennent les appa- rences pour la réalité ; les esprits profonds, ou
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qui se croient tels, ont des idées préconçues et cherchent dans le spectacle des choses la confirmation de ces idées ; ils ne voient pas ce qui est, mais ce qu'ils s'imaginent et désirent : rien n'est donc plus.rare, en effet, qu'un esprit à la fois assez dégagé et assez attentif pour savoir observer vraiment.
Que demande-t-on encore au voyageur parfait? Il faut qu'il ait un bon caractère, pour supporter gaiement et sans mauvaise humeur les contrariétés de la route. Il faut (cela est élémentaire) qu'il se débarrasse absolument en pays étranger de tous les préjugés de son pays natal, et qu'il l'envisage de lom et de haut non comme la terre sainte de la civilisation, mais comme une simple province, aussi étrange, aussi absurde que les autres, sur la mappemonde de l'humaine folie ; d'autre part, il doit se défier de l'engouement, se tenir en garde contre toute ba- dauderie et pratiquer dans une sage mesure le nil admirari d'Horace. Il doit avoir reçu une instruction générale très complète, pour être au courant, dans chaque ordre de connaissances humaines, des grandes questions qui intéressent la science, s'enquérir de tout, dire son mot sur tout ; rien qu'un mot, car s'il s'engageait dans de longs discours, il ferait fuir les gens du monde sans attirer les hommes spéciaux.
Joignez à cela le sens pratique et tous les talents compris dans le mot latin industriel,; sans cette
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condition essentielle, il serait en voyage le plus malheureux des hommes : que, sur une route de Cochinchine, une roue de son gari se casse, il doit savoir la replacer lui-même dans son moyeu et improviser une cheville, puisqu'en pareil accident le gari walla se couche et s'endort. Ce n'est pas tout; il faut qu'il soit grand seigneur et habitué aux nobles compagnies, afin d'entretenir sans effort et comme naturellement avec les personnages puissants de chaque contrée ces relations qui seules le rendront libre de suivre toute sa fantaisie. Il faut enfin qu'aux dons de la nature et de l'éducation la fortune vienne ajouter largement ses faveurs, pour qu'ayant la richesse il ait l'indépendance, qu'il puisse faire les choses magnifiquement et ne jamais sacrifier à des considérations mesquines la satisfaction d'aucune grande curiosité.
I
M. le comte de Gabriac remplissait ces conditions diverses, et on ne peut rien lire de plus charmant en son genre que le spirituel récit publié par lui sous ce titre : Course humoristique autour du monde, Indes, Chine, Japon. Traçons rapidement son itinéraire, en nous arrê-
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tant avec notre voyageur à quelques-uns des endroits qui l'ont le plus frappé.
Voici d'abord Alexandrie, ville cosmopolite, pittoresquement bigarrée des costumes de toutes . les nations du globe; l'isthme de Suez, la mer Rouge, Aden, où l'Européen qui tient à toute sa peau fera bien de ne pas s'aventurer dans le quartier des femmes; la mer des Indes, Bombay. Pendant son séjour à Bombay, l'auteur visite l'île d'Éléphanta, fameuse par son temple monolithe entièrement creusé dans un seul rocher. Serait-ce, ainsi que le pense M. François Lenor- mant, un dogme religieux, celui de la génération spontanée de tous les êtres au sein de l'élément humide, qui a déterminé dans les îles la situation des plus anciens sanctuaires ? Le chemin de fer, très brutalement, interrompt nos rêveries ;
il emporte dans le nord, à Baroda, le comte de Gabriac, avec son nouveau compagnon de route, M. Longfellow, le fils du poète américain, dont notre voyageur a fait la connaissance sur la mer Rouge.
Tous deux vont rendre leurs devoirs au roi.
Il les interroge par son interprète : Qu'êtes- vous venus faire ici ? avez-vous des maladies ?
« Je fis répondre que nous étions venus de Paris spécialement pour avoir l'honneur de voir Sa Majesté. » Très touché de cet empressement,
le roi invite ses hôtes à une chasse à l'antilope. On fait cette chasse au moyen d'un chitta, sorte
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de léopard dressé, qu'on lance sur le gibier de qu'il est en vue ; l'animal féroce part comme un flèche et force sa proie à la course.
Il y a des monuments merveilleux, de véri tables palais des Mille et une nuits à Ahme nabad, où M. de Gabriac visite un temple bie: singulier appartenant aux djaïns.
Cette secte ne se contente pas de se nourrir exclu sivement de légumes comme les autres Hindous, mai ils craignent sur toute chose de donner la mort à toi ce qui a vie, depuis l'homme jusqu'au plus petit in secte. Ils portent constamment devant la bouche un étoffe légère pour ne pas avaler par inadvertanc quelque moucheron distrait, et s'attachent aux piec des grelots afin d'éloigner les animaux qui pourraiei se rencontrer sous leurs pas. Ils se laisseraient moi dre par un serpent plutôt que de le tuer. Le jardi qui environne le temple des djaïns est complètemei inculte, parce que l'on ne pourrait y travailler sar courir le risque de toucher quelque ver. Ce doit êti le paradis terrestre des reptiles les plus atroces, et paraît en effet que les cobras y fourmillent.
Nous ne suivrons pas l'auteur à Nagpour, Jubbulpore, à Calcutta; car nous avons hâte d séjourner avec lui à Bénarès, la ville sainte.
Calcutta est la capitale de l'Inde anglaise; Dell était autrefois celle des musulmans et de l'empire mi gol, mais Benarès est toujours resté la capitale d<
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Hindous. Cette ville est incontestablement la plus curieuse de l'Inde et peut-être du monde entier... C'est un fouillis inextricable de palais, de temples, de mosquées, de boutiques, d'escaliers et de ruelles encaissées, étroites et à demi recouvertes par de larges auvents ; on croit descendre dans un puits et l'on arrive sur la terrasse d'une maison. On monte des centaines de marches, et l'on se trouve dans une cave. Tout y est invraisemblable, à la fois magnifique et affreux, absurde et artistique, riche et misérable; on 11e peut rien concevoir de plus bizarre.
Une des curiosités de Bénarès, ce sont les bœufs sacrés.
Une quantité de bœufs à bosse se promènent dans les rues. Ce sont des bœufs sacrés ; malheur à qui leur manquerait de respect ! Ils prennent le haut du pavé et bousculent impitoyablement les gens qu'ils rencontrent. Souvent ils pénètrent dans des boutiques et y mangent ce qu'ils trouvent à leur convenance, sans que les marchands osent les en empêcher. On les voit surtout dans les temples, où ils se nourrissent de fleurs et de plantes aromatiques que les fidèles offrent aux idoles... Lorsque ces bœufs arrosent la terre de flots dorés, pour y répandre des richesses nouvelles, les brahmes se précipitent sous leur auguste personne, et se couvrent les mains de cette matière divine. Les dévots font quelquefois un effroyable mélange appelé palltc1lâ-gavia, avec du lait, du beurre, du fromage, de la bouse de vache et le liquide dont je viens de parler. Ils prétendent obtenir ainsi la quin-
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tessence de la vache, c'est-à-dire l'esprit de Vichnou, et ils l'adorent comme un dieu particulier. Dans les cérémonies importantes, ils en avalent une honnête quantité, ce qui a le privilège d'ellacer leurs péchés.
J'ai lu que les parsis de l'Inde ont une coutume pareille, et si la mémoire de l'auteur n'a pas fait ici une légère confusion (chose possible, car il nous contera plus loin que la valise qui contenait le manuscrit de son voyage lui a été volée près du lac Salé), il est intéressant de noter ce rapport entre la religion des brahmes et la religion parse. Zoroastre ordonna jadis aux fidèles de se frotter avec la liqueur appelée gaomezzo et même d'en boire dans certains rites de purification. Aujourd'hui l'Église parse, comme certaines Églises d'Occident, se divise en deux partis : les conservateurs et les libéraux. Les premiers, s'en tenant à la lettre de la parole révélée d'Ormuzd, continuent à boire un peu de gaomezzo et à s'en frotter tout le corps ; les seconds, interprétant hardiment les écritures dans un sens spirituel, soutiennent que la prescription sacrée n'est qu'une figure et que la véritable purification est celle du cœur.
Avec les bœufs à bosse, les singes aux' Indes sont sacrés. Usant et abusant de leur inviolabilité, ces diables de petits dieux sont insupportables; ils dévastent les maisons voisines de leui temple et arrachent des toits toutes les tuiles.
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Aussi quelques habitants ont-ils osé faire une pétition pour que le temple des singes fût transporté respectueusement à une distance honnête dans la campagne. Mais les Anglais jugent impolitique de se mêler d'une affaire aussi grave, et les Hindous ne sont pas hommes à s'étonner jamais que l'on en reste au statu quo.
Il faut lire tout entier le récit enchanteur d'une navigation sur le Gange, à Bénarès, au lever du soleil.
Vers huit heures, nous prenions une barque en chargeant le batelier de nous faire longer la ville dans toute sa longueur. Rien ne peut donner une idée du spectacle qu'elle présente vue de large. Les bords du - fleuve sont entièrement garnis d'immenses escaliers et de terrasses appelées ghauts, qui se perdent entre une foule de temples et de palais gigantesques, échelonnés les uns au-dessus des autres. Les rajahs les plus opulents tiennent à honneur d'édifier et d'entretenir dans la ville sainte ces monuments qui rivalisent entre eux de magnificence. Je citerai particulièrement le palais du Maha-Rajah de Bénarès, avec ses vingt- quatre tours qui se baignent dans le Gange ; celui du rajah de Madras et celui du rajah de Nagpour, construit en pierres roses du plus merveilleux effet. Les ghauts sont envahis par une quantité innombrable de pèlerins venus des pays les plus éloignés pour se baigner dans les eaux du fleuve sacré, où ils espèrent trouver une vie nouvelle... De tous côtés, des brahmes en prière sont prosternés sur de petites jetées en bois,
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abritées du soleil par d'immenses parasols de paille. Ils se baissent sans cesse pour remplir d'eau des vases d'airain, qu'ils versent ensuite goutte à goutte sur leur tête en récitant des oraisons. Les fakirs, barbouillés de cendres, se jettent dans fe Gange avec une ardente volupté. Ensuite ils exécutent une série de génuflexions et de contorsions indescriptibles. Les cabrioles des singés que nous venions de visiter n'étaient rien à côté de celles auxquelles se livraient ces fanatiques dans leurs cérémonies, que l'on peut appeler à juste titre exercices I)4eligieux... Un peu après la partie des ghauts où l'on fait les ablutions se trouve une vaste berge d'où s'échappe une épaisse fumée. On y brûle des morts sur des bûchers qu'une foule de parents alimentent sans cesse. Enveloppés dans des linceuls blancs, les cadavres se consument à petit feu, et leurs cendres disparaîtront bientôt elles-mêmes dans les eaux du Gange... La crémation a de grands avantages, puisqu'elle soustrait les corps à l'horrible décomposition qui les attend infailliblement en Europe; mais il ne faut pas la voir de trop près. Lorsque le crâne échauffé par les flammes craque et s'entr'ou- vre, le spectacle qui s'offre à la vue des assistants est vraiment effroyable et laisse dans leur esprit une source de cauchemar qui ne saurait s'effacer. Autrefois, les veuves se jetaient elles-mêmes sur le bûcher de leur maris, et ce sacrifice, appelé sutti, faisait le plus grand honneur à leur mémoire et à leurs familles dans l'esprit du public. Je n'ai pas eu le malheur d'assister à cet abominable et stupide sacrifice, car les Anglais l'ont défendu sous les peines les plus sévères, et maintenant on n'en cite que de très rares exemples. Je crois que jamais les femmes hindoues ne se sont
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brûlées librement; mais les mœurs, les habitudes de leur pays les y contraignaient moralement, et elles ne pouvaient s'y soustraire sans s'exposer à supporter une vie mille fois plus pénible que la mort. De fait, on leur disait : « Jetez-vous dans ce bûche'r, vous gagnerez le nirvana et tous vous vénéreront comme une sainte; ne le faites pas, et vous serez méprisée, huée, repoussée par tous ; choisissez ! » Souvent alors elles préféraient la mort, et le fanatisme ou je ne sais quels anesthésiques les rendaient immobiles au milieu des flammes.
J'ai lieu de croire qu'èn supposant chez les femmes hindoues la répugnance crie nous aurions à leur place pour la mort volontaire, M. le comte de> Gabriac se trompe; il est sous l'influence de nos préjugés européens, et je ne puis mieux rectifier son erreur que par l'analyse d'une des pages les plus riches et les plus instructives de l'admirable ouvrage de Max Müller, dont M. Georges Harris vient de nous offrir la traduction (1).
Le savant professeur d'Oxford remarque que, pour comprendre les religions de l'antiquité et pour être juste à leur égard, il faut pénétrer, autant que possible, dans l'atmosphère morale du monde ancien. Certains peuples, par exemple le Persan et le Juif, ont horreur de la mort; mais ce sentiment n'existe pas au même degré chez tous.
(1) Essais sue, l'histoire des Religions.
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Regardons ce qui se passe en Europe : les peuples slaves ont un dévouement naturel pour leur roi, à tel point que le paysan russe le plus idiot et le plus abruti n'hésite pas un instant à se sacrifier dans la bataille, avec une fidélité passionnée, pour un souverain dont la personne lui reste inconnue; c'est là un sentiment non point individuel, mais national, exerçant un empire irrésistible sur tous les membres de la même nation. Pareillement les Hindous, certaines peuplades de l' Amérique et de la Malaisie considèrent la vie comme rien. Dans une telle disposition d'esprit, l'idée et le spectacle des sacrifices humains n'avaient rien d'horrible. Le suicide de la veuve ne pouvait inspirer à' sa famille que. cette tristesse mélancolique avec laquelle des parents voient une jeune femme suivre son époux dans une contrée lointaine.
« Dans l'Inde, où des hommes dans la force de l'âge se jettent sous les roues du char de Jaggernauth pour se faire écraser par l'idole qui est l'objet de leur culte ; — où le plaignant qui ne peut pas obtenir justice se laisse mourir de faim à la porte de son juge; — où le philosophe qui croit avoir appris tout ce que le monde peut lui apprendre et qui aspire à l'absorption en Dieu, se jette tranquillement dans le Gange, afin d'aborder à l'autre rive de l'existence ; L- dans un tel pays, dis-je, nous devons prendre garde de juger d'après notre code moral l'étrange
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religion de gens si différents de nous... Il y a autre chose dans les cérémonies des sacrifices humains et des suicides religieux que la barbarie et la cruauté. Elles contiennent un élément religieux. »
Retournons à Bénarès.
Je ne sais, conclut M. de Gabriac, si j'ai pu donner une idée du panorama qui se déroulait à nos yeux du- rant toute notre promenade nautique. Je n'ai pu décrire qu'isolément quelques-uns des mille objets qui m'avaient frappé; mais, pour se les représenter, il fàu- drait avoir vu ces différentes scènes se passer en même temps, ces ghauts couverts d'une foule affolée, ce mouvement indescriptible, les vêtements de soie et d'or des brahmes, les guenilles des parias, l'air féroce des fakirs, l'attitude calme des bœufs sacrés, et, au second plan, des temples et des palais innombrables entassés pêle-mêle, le tout éclairé par un soleil tropical se détachant sur le beau ciel de l'Orient. Ce spectacle est féerique et enivrant. Celui qui n'a pas vu Bénarès n'a pas vécu. Dussiez-vous gagner les bords du Gange en rampant sur les genoux, faites-le, vous ne le regretterez pas.
Il vous faudra ensuite, —toujours sur les genoux, — ramper jusqu'à Agra; car cette ville renferme le Taj, « le plus splendide monument du monde entier. » M. de Gabriac n'hésite pas à dire que Saint-Pierre de Rome ferait l'effet d'une lourde caserne à côté de ce chef-d'œuvre
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de Part indo-musulman. Quand il le vit pour la première fois, il fut si saisi qu'il fondit en larmes, et la plupart des auteurs qui ont écrit sur ] l'Inde racontent qu'ils ont éprouvé la. même impression. Le Taj est un tombeau construit au xviie siècle par l'empereur mogol Schah Jahan, en Fhonneur d'une sultane favorite. « Ce prince allait la perdre. Fou de douleur, il lui demanda ce qu'il pouvait -faire pour elle : Je veux pour tombeau, répondit-elle, lé plus beau monument de. l'univers. Il le promit et tint parole. » Les mots humains manquent au voyageur pour rendre son admiration. C'est le sentiment de l'infini que le Taj, comme une grande symphonie de Beethoven, a éveillé dans son âme. Il répète que rien de plus beau n'est sorti de la main des hommes.
L'hospitalité des rois de l'Hindoustan est magnifique.» Celle que notre écrivain reçut à Pat- tialah mérite une mention, spéciale. Cela ressemble à un rêve, et on se demande si le spirituel conteur n'a pas rêvé en effet.
Il occupait avec son compagnon un palais tout entier et avait à son service un nombreux person- - nel. Tellè était la splendeur du parc et des appartements, qu'ils passèrent toute la journée à visiter une à une les magnificences de l'intérieur, sans pouvoir se décider à sortir, quoique plusieurs éléphants harnachés d'argent, revêtus de superbes housses, et tout prêts à être montés,
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tendissent vers eux leurs trompes depuis le matin. A la tombée de la nuit un dîner à Feuro- péenne, avec des vins d'Espagne et de France, leur fut. servi par un cuisinier anglais que le roi entretient tout exprès pour les occasions où il reçoit des infidèles. Puis, dans le courant de la soirée, trois ravissantes bayadères envoyées par le roi achevèrent d'enivrer leurs sens par leur danse volupteuse et leur chant qui doucement endort.
Le lendemain, les voyageurs se proposaient * d'aller dans la matinée faire visite à leur hôte ; mais on les avertit que cela serait contraire à tous les usages, et que c'était à 1-ui dé se rendre chez eux le premier.
Vers dix heures, on nous annonça l'arrivée de Sa Majesté et de sa cour. Aussitôt, en dépit de toute étiquette, nous allâmes au-devant d'eux en parcourant rapidement l'avenue par laquelle ils débouchaient. Apercevant alors une douzaine de personnes dont les costumes de soie et d'or étaient également riches, je fus extrêmement embarrassé pour distinguer le roi et savoir celui que je devais saluer. Par bonheur, en ce moment, un serviteur placé au second rang et armé d'une longue queue de cheval, emmanchée au bout d'une trique, en administra un léger coup sur la tête de celui qui était devant lui, sans doute pour chasser les moustiques de son auguste chef; j'en conclus.que ce devait être le roi, et je lui fis un profond salama- lech. Sa Majesté vint se placer au centre de notre
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grand salon, et ses vizirs en ligne de chaque côté. Je m'empressai de lui faire comprendre combien je lui étais reconnaissant de sa splendide hospitalité ; puis, sentant qu'il fallait la reconnaître par quelque don digne d'un rajah de son importance, je lui offris un serpent en caoutchouc que j'avais acheté trois francs cinquante à la foire de Bade l'année précédente. Je le mis d'abord par terre, et, bien que ses mouvements lui fissent croire qu'il était vivant, il ne se départit pas un instant de son immobilité orientale ; mais bientôt il comprit ce que c'était, et ce joujou parut l'amuser beaucoup. Il figure aujourd'hui dans le grand musée de Pattialah.
A Jeypour, les voyageurs avaient rencontré le directeur du grand collège. C'est dans le récit de M. de Gabriac un épisode curieux entre tous.
Comme il nous parlait avec orgueil, avec amour de son établissement, nous eûmes, dans un moment d'erreur, la faiblesse de le prier de nous y conduire. Vous pensez bien qu'il ne se le fit pas dire deux fois. D'ailleurs, il était assez intéressant pour nous de connaître le mode d'éducation aux Indes. Lorsque nous arrivâmes, une centaine d'enfants, à demi couverts de vêtements bariolés de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, jouaient sérieusement dans la cour ; on nous fit monter ensuite dans une grande salle où se trouvaient des garçons plus âgés et, nous assura-t-on, déjà fort instruits. A un signe du directeur, ils se placèrent en silence sur deux longs bancs parallèles, et entonnè-
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rent un air monotone dont les paroles étaient la série des nombres anglais : one, two, tkree, four, fitte, etc. Ils y allaient avec tant d'entrain et leurs nombres atteignaient déjà de telles proportions, que je commençais à concevoir de sérieuses inquiétudes, lorsqu'on apporta un tableau représentant un chien, diversion utile et nécessaire. — Quel est cet animal, dit le professeur d'un ton doctoral?— -Dog, dog, dog, dog, crièrent-ils tous ensemble. — Et celui-ci, ajouta-t-il en montrant une tête d'âne? Mais cette question était un peu difficile, et chacun répondit d'une manière différente, comme Jes journaux les mieux informés de Paris; l'un dit : horse, l'autre ass, un troisième mule. Puis, passant à un ordre d'idées plus élevé, il poursuivit : — Comment appelle-t-on les animaux qui mangent de la viande ? — Carnivoraces, carnivoraces, carnivoraces. — Très bien ! Et ceux qui se nourrissent de graines ? — Granivoraces, granivorous, gra- nivoreurs. —Vous-même, qu'êtes-vous? dit-il en s'adressant à un enfant dont les yeux pétillaient d'intelligence. — Moi, répondit le môme sans hésiter, je suis herbiwrace. Et, en effet, il appartenait à la caste des brahmes, qui ne se nourrisseni que de légumes. — Maintenant expliquez-nous ce que c'est que la brise. Aussitôt, tous de se frotter les mains l'une contre l'autre, en sifflant légèrement entre leurs dents.— Et le grand vent? Ils répondent en renforçant le sifflement. Enfin, pour l'orage, ils ajoutent des claquements de mains et des coups de pied frénétiques. N'ayant pas entendu la dernière question, je crus qu'ils en étaient à l'arrivée d'un bateau à vapeur et m'attendais à un naufrage, ou à quelque cataclysme épouvantable ; mais tout rentra dans le silence sur un signe du
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maître. Alors il se retourna de notre côté d'un air enchanté, et nous demanda, avec une humilité affectée, < si nous étions satisfaits. — Après avoir présidé à cet examen, et dûment édifiés sur l'intelligente éducation que l'on donnait aux enfants de Jeypour, nous allions nous retirer, lorsque le directeur nous apporta- un grand registre et nous pria d'y inscrire nos noms, en y ajoutant un témoignage de notre satisfaction, dans le cas où cette visite nous aurait intéressés. Longfel- low s'exécuta de bonne grâce; mais mon embarras fut grand lorsque mon tour arriva, car n'étant pas fort comme un Turc sur la grammaire anglaise, je craignais d'écrire moins bien que les collégiens hindous. Je m'en tirai cependant par cette phrase courte et bien sentie : This establishment is very astonislting.
À
" Ce qui peut consoler l'Université française, objet aujourd'hui de tant de critiques, c'est le sentiment très juste que ses méthodes One sont réellement pas inférieures aux méthodes em-. ployées dans les collèges de l'Inde; mais certaines contrées de l'Europe ont sur nous une supériorité, hélas ! moins douteuse. M. Michel Bréal a fait la critique de tout notre système d'éducation scolaire dans un livre dont j'ai déjà parlé (1), livre admirable par la précision des informations, la justesse, la profondeur, l'ingénieuse nouveauté des vues et (ce qui est une grâce particulière) l'exquise modération du ton. Il montre clairement à quel point le vieil édifice
(1) Voy. plus haut La réforme de VUniversité,
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est vermoulu, sans avoir l'air d'y toucher autrement que pour le soutenir. Du haut en bas de l'enseignement, une réforme est nécessaire. D'abord, dans renseignement supérieur. Le professeur de Faculté est trop souvent un artiste oratoire exécutant sur la corde raide de la phrase une suite de pas difficiles devant des spectateurs amusés et ravis... one, two, tkree, four, five... Entendez-vous, quand il est arrivé au terme, « ces claquements de mains et ces coups de pied frénétiques ? » C'est tin vacarme, comme à Jeypour. On trépigne, on crie bravo ! on applaudit; un peu plus, on lui jetterait des couronnes. Ce qu'on ose demander au professeur, y c'est d'être un professeur, c'est-à-dire d'instruire et de former des élèves, d'enseigner la science pure, sans apprêts, sans voile et sans fard, dans sa nue et austère simplicité. Là-dessus nos chauvins s'écrient : « Au diable les Allemands et les cuistres ! nous sommes et nous voulons rester le peuple le plus spirituel de la terre. » C'est convenu, nous sommes le peuple le plus spirituel de la terre; mais c'est justement pour cela qu'il faut honorer chez nous la pédanterie. Comment ne voit-on pas que nous ne pécherons jamais de ce côté et qu'il n'y a aucun inconvénient à nous recommander d'être ennuyeux ?
Seconde réforme : les lycées. Le résultat le plus net de l'enseignement qu'on y reçoit, c'est d'apprendre à se passer de la science. On. s'y
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nourrit l'esprit de formes, non de choses. Grâce à un certain tour que l'on attrape, on peut parler de tout et écrire sur tout sans rien savoir réellement : admirable école de journalistes et d'avocats. On sait d'une manière générale que les animaux qui mangent de la viande sont carnivores; ceux qui se nourrissent de graines, granivores; ceux qui broutent l'herbe, herbivores ; mais quant aux caractères distinctifs de l'âne, du cheval et du mulet, on les connaît superficiellement, et au fond on risque fort de confondre ces mammifères. On fait en rhétorique des peintures de l'orage comme à Jeypour, avec cette seule différence qu'au lieu de siffler et de hurler, on entre-choque des phrases et des syllabes sonores ; mais combien y a-t-il de JJacheliers ès lettres qui soient capables d'expliquer en quoi consiste ce phénomène de la nature?
Je ne veux pas prendre congé de M. le comte de Gabriac sans avoir rappelé les réflexions pleines d'humanité et de la meilleure philosophie que lui inspire la conduite des Européens au Japon. Ces barbares (c'est les Européens que je veux dire), par leur grossièreté et leurs violences, ont fait sortir de sa nature le peuple le plus doux et le plus poli de l'univers et l'ont rendu farouche et plein de méfiance à notre égard. Les Todjinnes (1) se moquent de tout,
(1) Hommes de l'Occident.
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éclatent de rire dans les temples, prennent les femmes par la taille au milieu des rues, tapent, sur les tables, se promènent ivres de tous côtés, vendent du cuivre pour de l'or, volent les gens qui ont confiance en eux et affectent par tout Fin supportable prétention d'une supériorité qu'ils justifient si mal. Ne se sont-ils pas mis en tête d'inculquer leurs plates idées démocratiques à la nation la plus aristocratique du monde, de changer ses mœurs, sa religion et ses usages,' toutes choses que le Japonais respecte profondément, qui lui réussissent à merveille et font son bonheur depuis des milliers d'années? Écoutons, pour notre instruction, ce qu'un auteur japonais a écrit sur nous :
Ces étrangers, à part quelques rares et respectables exceptions, semblent totalement dépourvus de mansuétude, de bienveillance, de politesse, d'égalité d'humeur et de toutes ces belles qualités qu'on doit considérer comme les attributs essentiels d'un homme vraiment civilisé. Malgré leurs beaux navires, leurs machines merveilleuses, leurs armes excellentes, il faut partager l'opinion des Chinois qui les regardent comme des démons et des barbares. Depuis le jour néfaste où ils ont foulé le sol japonais, c'en a été fait -du bonheur et de la paix de l'empire. Périls, craintes et souffrances naissent où ils posent le pied ; tout ce qui a été cher et sacré aux Japonais risque de périr où règne leur désastreuse influence. Dans leurs propres maisons, les Japonais ne sont plus les maîtres.
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Les étrangers s'y introduisent suivant leur bon plaisir, touchent à tout ce qui excite leur indiscrète curiosité et ne prennent point garde aux ennuis que cause leur présence. Si on les accueille poliment, ils regardent cette manière de les traiter comme une invitation à revenir, et finissent par changer en établissement public la maison d'un paisible citadin. Si on tente de les éconduire, ils se fâchent. Dans les tcltli djass (1), leurs mauvaises façons les rendent encore plus désagréables, et leur présence suffit pour que le .séjour en devienne insupportable. En vérité, un Japonais de la plus basse classe a plus de tact et de délicatesse que n'en montre un Européen.
M. de Gabriac place ces paroles (réelles ou supposées, mais profondément justes) dans la bouche d'un homme de la société japonaise qui avait vu Paris :
Comment osez-vous critiquer nos mœurs, vous, Européens, qui avez tant de préjugés, de superstitions et d'usages absurdes! Vous vous indignez de notre Hara Kiri (2), mais votre duel est-il plus rationnel'? Quoi! un homme doux et poli est insulté par un grossier personnage ; le voilà obligé de se battre avec lui et de courir à une mort certaine s'il n'a pas l'habitude des armes! Lorsqu'une femme trompe son mari, c'est lui qui est déshonoré ! Vous flétrissez du nom de parvenus ceux qui ont su se créer une fortune, et vous
(t) Maisons de thé.
(2) Suicide de l'homme déshonoré, qui s'ouvre le ventre*
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admirez ceux qui dépensent follement l'argent dont ils ont hérité! Vous vous laissez étouffer par la bureaucratie. Vous craignez d'ètre treize à table, de renverser la salière, de partir un vendredi, de casser une glace; vous croyez au x jettatores, consultez des somnambules, ou évoquez des esprits frappeurs; vous exaltez des charlatans et ne respectez pas les lois. Néanmoins nous ne rions pas de vous ; ne pourriez- vous, de votre côté, avoir un peu plus d'indulgence pour les usages des étrangers?
II
M. Albert Dumont a voyagé huit ans en Turquie. Un des fruits de ces huit années de voyages est un bon livre, solide et agréable, où l'auteur s'attache surtout à décrire l'état moral et politique de chacune des quatre races qui habitent la péninsule du Balkan : les Turcs, les Albanais, les Slaves et les Grecs (1). Trouvant que les historiens qui ont parlé de ce pays avaient trop négligé l'étude des mœurs, des sentiments et des idées, M. Albert Dumont a mis un soin particulier à la psychologie de son sujet. Ses analyses sont fines et sobres; on sent un observateur attentif et doué du rare talent d'écouter et de voir,
(1 ) Le Balkan et l'Adriatique.
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un homme mûr, instruit, compétent, un esprit juste et modéré qui ne dit rien au hasard et qui tient en bride ses fantaisies. Les ardents et les coloristes lui reprocheront peut-être de manquer d'imagination et de passion. C'est un titre de plus à la confiance des lecteurs qui veulent d'abord être instruits. Le charme d'ailleurs ne manque pas au style de l'écrivain, un charme insensible au grand nombre, la simplicité et le goùt.
Le caractère des Grecs a été étudié par M. Albert Dumont avec cette curiosité calme, attentive, pénétrante, exempte d'enthousiasme comme d'antipathie, qui est la meilleure disposition intellectuelle et morale du voyageur dont le but est scientifique. Je ne sais si l'on trouverait ailleurs une série d'observations sur ce sujet qui aient le même cachet d'exactitude et de justesse. Il y a quelque vingt ans, tout voyageur qui parlait des Grecs croyait devoir en faire le panégyrique le plus absolu ; si quelques-uns (Mmo de Gasparin, par exemple) se permettaient des réserves et des critiques, on les accusait de manquer de cœur envers un peuple malheureux. Puis une réaction s'est faite à la suite de la guerre d'Orient; à mesure qu'on a mieux connu les Grecs (le livre d'Edmond About marque ici une date), on les a jugés avec plus de sévérité. Les défauts qu'on leur reproche sont l'indiscipline, la jalousie, l'égoïsme, la vanité, la vantardise,
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surtout le manque de véracité et de dignité mo- • raie. Sur quelques-uns de ces défauts ou de ces vices M. Dumont me semble donner la vraie mesure et mettre la critique au point. Je recueillerai les observations éparses dans son livre sur le caractère moral des Grecs et aussi sur leur genre d'esprit, en m'arrêtant aux rapprochements instructifs que fait l'auteur avec l'antiquité.
M. Paparigopoulos a dit qu'un des malheurs du génie grec est d'avoir toujours mis dans son estime le mérite intellectuel au-dessus du mérite moral. Ce qui domine chez ce peuple, c'est l'intelligence, l'intelligence à l'état pur, si l'on peut ainsi dire, sans passions sérieuses et profondes. Le propre de l'intelligence, ainsi isolée et livrée à elle-même, quand elle ne s'élève pas à de hautes conceptions, est de tout prendre comme un jeu. Le Grec joue avec les idées morales comme avec les syllogismes ; les questions de conscience amusent sa pensée comme les subtilités du raisonnement. Il manque sans cesse à sa parole; mais c'est que les mots n'ont pas pour lui le sens et la grave portée qu'ils ont pour nous. Il aime à parler pour parler; il s'enivre, en causant, de dialectique et de musique; c'est un plaisir de l'esprit qu'il se procure; c'est un art qu'il cultive. Si l'on se rappelait toujours cela quand on lit Platon et les autres classiques grecs, on s'épargnerait la peine de
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chercher dans maints passages de leurs écrits plus de sens qu'ils n'ont voulu en mettre réellement. La grammaire et la dialectique, qui apprennent à parler et à raisonner, ont été de tout temps les études favorites des Grecs. Ils sont sophistes consommés ; mais les études d'observation, si l'on excepte deux grands hommes, Hippocrate et Aristote, ne les ont jamais séduits. M. Albert Dumont note ce fait comme des plus remarquables ; car l'application aux sciences positives caractérise le génie propre aux nations de l'Europe et peut-être même est le signe principal qui distingue les temps modernes des temps anciens.
Les Grecs sont bons, généreux, capables de magnifiques dévouements, incapables de méchanceté longuement suivie et de cruauté froide. Rien n'est profond ni violent chez eux, tout est léger, facile et de premier mouvement.
Tous les voyageurs savent combien une fête est tranquille en ce pays. Les jeunes filles et les jeunes gens dansent en silence, lentement, aux accents d'une musique très douce qui marque les pas d'une sorte de marche cadencée. L homme le moins cultivé lui-même sort rarement du calme le plus complet. Il n'a pas de goût pour les boissons fortes; un Grec est rarement ivre : s'il entre au cabaret, il demande des sucreries, de 1 'an i se lté ou un verre de belle eau fraîche.
Il y a vingt-trois siècles que Pindare disait
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que l'eau est « une chose excellente ». Avec ce tempérament, le Grec oppose aux malheurs et aux difficultés de la vie une humeur gaie, vaillante et légère. Ruiné, il prend son parti le jour même et recommence sa fortune sur de nouveaux frais. Atteint dans une de ses affections, il dit que telle est la loi de nature, et se console. Aucun Grec n'a jamais trouvé que la vie lui fût à charge.
Dans le Tartare, les belles jeunes filles pleurent, et les beaux jeunes gens se lamentent ; tout vaut mieux que les ténèbres; le paradis, c'est la terre qu'illumine le soleil. Depuis cinquante ans, on n'a pas signalé en Grèce plus de trois suicides et deux d'entre eux s'expliquent par l'influence des idées européennes.
Le remords leur est inconnu. Ils oublient leurs propres torts et ceux des autres. Ils n'ont point de rancune, et la haine chez eux n'est jamais durable, à moins que l'amour-propre ne s'y trouve engagé, comme cefut le cas d'Achille dans Homère. Jadis Platon, disciple de Socrate, dînait chez Aristophane; aujourd'hui
Des chefs de partis qui se sont condamnés à mort mutuellement, condamnations qui restent presque toujours sans effet, quelques semaines plus tard se serrent la main avec de chaudes protestations d'amitié, moins par politique que par oubli... La facilité de la critique inspire les accusations les plus graves à la
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presse d'Athènes. Ceux qui se permettent des propos parfois odieux n'en voient pas la portée; ces injures sont prises, comme elles sont dites, avec une grande indifférence.
Rappelons-nous les outrages sans conséquence qu'échangent les chefs grecs dans Y Iliade, Comme la haine, l'amour est sans profondeur, absolument dépourvu de mysticité et de ce sentiment infini qui caractérise l'amour chrétien et romantique. Tacite nous dit que les barbares germains considéraient la femme comme un être en qui réside quelque chose de divin et de sacré ; jamais les Grecs n'auraient compris ce mot-là.
Même absence de mysticité dans la religion. « Un usage qui frappe tout d'abord les étrangers, écrit le docteur Isambert (1), c'est l'habitude qu'ont les Grecs de manier et d'égrener constamment un gros chapelet. Ils n'y attachent aucune idée religieuse, car les Turcs ont la même habitude ; c'est un passe-temps, une espèce de jouet. » Un autre usage des Grecs est d'élever une quantité de chapelles; ils en bâtissent pour le moindre voeu, et presque chaque famille aisée a la sienne. Il en était de même dans l'antiquité ; les édifices en l'honneur des héros ou des dieux étaient innombrables. Ce n'est pas piété, c'est formalisme. Chose cu-
(1) Guide du voyageur en Orient.
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rieuse! les hommes, peu religieux au fond, sont plus exacts que les femmes dans l'accomplissement des devoirs extérieurs, et plus assidus aux offices. Ils vont régulièrement à la messe et restent debout dans l'église pendant de longues heures sans prier. Ce n'est d'ailleurs qu'aux jours de fête qu'ils y font acte de présence; les autres jours, l'église est fermée, et personne n'aurait l'idée d'y entrer pour se recueillir.
Quant aux femmes, leur indifférence religieuse est déplorable et paraît sans remède ; le sens mystique leur fait absolument défaut. La vraie piété, celle qui est intérieure, est pour elles chose inconnue, incompréhensible. Une supérieure qui avait dans son couvent des sœurs d'origine grecque disait : « Je n'ai rien à leur reprocher ; elles suivent la règle ponctuellement, mais elles vivent dans une torpeur d'âme qui me désole. Je leur demande pourquoi elles ont pris le voile ; elles me répondent -: parce qu'il nous est doux de passer notre vie dans cette maison. Elles sont ici dans un lieu agréable, comme des femmes turques dans un harem. »
Le Grec n'a que deux passions : sa nation et sa gloire. Il ne comprend guère que sa propre forme d'esprit. Pour ses ancêtres aussi, les étrangers étaient des barbares. Il aime à voyager; mais, si loin qu'il aille, jamais il n'oublie son pays. Une pauvre servante mourant sur les bords
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du Gange fit don de son modeste avoir à l'université d'Athènes.
J'assistais dernièrement, en Épire, écrit M. Dumont, à une de ces audiences quotidiennes que les évêques donnent à leurs fidèles et qui commencent le matin pour finir avec la nuit. Dans la foule de gens de toute condition qui se présentaient devant le prélat avec cette familiarité respectueuse propre à l'Orient, se trouvait une pauvre vieille femme. Elle eut quelque peine à expliquer l'affaire qui l'amenait. Nous comprîmes enfin qu'elle avait perdu son fils Nicolas, que tous ses parents avaient de quoi vivre et qu'elle voulait léguer sa cabane et ses deux vaches, le peu qu'elle possédait, en tout 2,000drachmes, à la nation. Par ce mot, elle entendait la ville d'Athènes; mais elle demandait au métropolitain de la conseiller et d'attribuer cette fortune à une œuvre qui intéressât la race tout entière. Il fut convenu que l'école pour les jeunes filles, fondée dans le royaume hellénique par M, Ar- .sald, recevrait 1,000 drachmes et l'université le reste de tette fortune. Ce dévouement à l'hellénisme se retrouve sous toutes les formes, souvent chez des Grecs qui ne savent rien de la politique ni de l'histoire.
L'hospitalité grecque est classique. Dans l'antiquité chaque ville avait des proxènes. On appelait ainsi les hôtes chargés de recevoir les étrangers de la ville qui leur avait donné ce titre. Ainsi un Athénien, proxène de Corinthe, recevait les Corinthiens en voyage à Athènes. Cette institution tenait lieu des hôtelleries qui n'exis-
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taient pas et qui sont une création romaine. Pour les Grecs d'aujourd'hui, l'étranger semble toujours venir de Jupiter. Ils l'accueillent avec un empressement très cordial, mais qu'inspire en partie la curiosité, la vanité, le désir d'apprendre et surtout de discourir. M. Albert Dumont ra- . conte qu'entrant chez un Grec qui lui était complètement inconnu, il fut charmé de s'entendre appeler ami et frère. A peine était-on assis que son hôte s'écria : « C'est une belle journée pour moi ! Vous allez me tirer' enfin d'une grande inquiétude; dites-moi, est-il vrai que ce pauvre abbé de Condillac soit mort? Ce serait une grande perte ! » Vive, mais courte, l'hospitalité grecque a pour limites les ressources de la convèrsa- tion ; un Grec est aimable et charmant aussi longtemps qu'il a quelque chose à dire; dès que son éloquence languit, il est temps de prendre congé. La période moyenne d'enthousiasme dure quarante-huit heures.
La conduite des Grecs vis-à-vis des Turcs est une des choses qui choquent et déconcertent le plus nos idées européennes de franchise et d'honneur.
La haine des Turcs et l'habitude de les flatter s'accordent naturellement dans l'âme d'un Grec. Tel grand propriétaire qui envoie ses offrandes à l'association de' • Paris pour l'encouragement des études grecques... n'aura pas de repos qu'il n'ait décidé le pacha d'An-
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drinople à venir passer un jour à sa maison de campagne... Un savant de cette province vient de publier sur l'histoire ancienne du pays une monographie en grec moderne; c'est un patriote émérite ; cependant il n'a pas assez d'éloges pour le sultan, et rien ne l'y forçait, car ce souverain n'a aucun rapport avec les * fois odryses, et quel Turc lira cette brochure? Tous les contrastes sont dans ces natures à demi orientales... Durant la guerre de Crète, les mêmes banquiers à Constantinople s'inscrivaient en secret pour donner des armes aux insurgés et offraient un emprunt à la Porte. Si bien disposés que nous soyons à l'égard des Grecs, il faut nous habituer à ces antithèses, sous peine de ne rien comprendre à l'Orient.
M. Dumont s'étonne qu'on ait pu accuser les Grecs de rapacité et d'avarice. Selon lui, ils aiment le commerce, ils aiment à combiner une affaire; mais il semble que le plaisir de vaincre les difficultés, de tout arranger pour un complet succès, l'emporte à leurs yeux sur l'attrait du bénéfice. Loin d'être avares, ils dépensent l'argent avec une extrème prodigalité.
Le contraste de l'activité grecque avec la paresse turque est frappant. A Rodosto, ville turque, les employés du télégraphe sont grecs ; on ne trouverait pas dans la ville un médecin turc.
Sur le prétendu bateau osmanli qui m'a amené, le capitaine était Épirote, les matelots étaient Grecs; le salon, si l'on peut appeler ainsi la misérable cabine des premières, avait pour tout ornement une magnifique
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gravure qui représentait deux vapeurs grecs célèbres dans tout l'Orient pour avoir franchi plus de vingt fois le blocus de Crète ; des drapeaux helléniques complétaient la scène. Les Turcs regardaient cette image sans y voir mal, ou plutôt n'y faisaient pas même attention.
La grande idée vit toujours parmi les Grecs : c'est la régénération de l'Orient par leur race et la conquête de Constantinople.
Un des traits de mœurs les plus remarquables qu'ait notés M. Albert Dumont dans le cours de son voyage, est un usage païen qui remonte à une très haute antiquité et que le christianisme n'a pu abolir. On le rencontre chez les Bulgares, les Albanais, les Klephtes : c'est le repas des morts. Le jour .des funérailles, et plus tard à des époques fixes, on porte sur les tombes du blé bouilli, des raisins secs, des grenades et du vin, en chantant : « Il faut nourrir le mort, qui est à l'étroit sous la terre ; nous lui prouverons que nous pensons à lui. » Cette superstition est dans Homère et elle a toujours existé en Grèce. Les Pères de l'Église lui ont en vain fait la guerre. Prohibé durant huit siècles par l'Église d'Orient, l'entretien matériel des morts a fini par entrer dans les cérémonies de cette Église, qui cherche, sans y parvenir, à sanctifier un culte si étrange ; aujourd'hui, c'est le prêtre lui-même qui le célèbre.
Les Grecs ont donné le banquet aux Slaves ; mais
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ce peuple, dès qu'il est arrivé à une culture intellectuelle quelque peu sérieuse, en a modifié l'esprit; il en a fait une distribution de charité dont le mérite-doit profiter au défunt. Les anciens Romains n'ont pas non plus conservé longtemps le banquet tel que les Grecs le célébraient ; les Occidentaux ne l'ont accepté que par hasard et pour peu d'années. Nous ignorons le sens que les Etrusques et les Égyptiens y attachaient ; ce que nous savons bien, c'est que les Yé- das en donnent les règles et l'expliquent comme font aujourd'hui les chansons populaires de J'Hellade..
Cette persistance, au sein du christianisme, d'un usage païen, d'une croyance païenne, est chose bien remarquable. Une chanson klephte, citée par M. Gaston Boissier, s'exprime en ces termes : « Mes fils, creusez-moi dans la montagne une tombe spacieuse où je repose tout armé et prêt au combat. Laissez une petite fenêtre ouverte à droite pour que les hirondelles m'annoncent le retour du printemps et que les rossignols m'apprennent que mai est en fleur. »
Parlant des poésies klephtes, M. Dumont remarque qu'elles semblent avoir spécialement hérité de quelques-unes des qualités distinctives de l'ancienne poésie grecque : concision élégante et énergique, absence de détails inutiles, précision des épithètes, unité de toutes les parties, art de la composition.
Je trouve dans les Études slaves de M. Louis Leger la traduction de deux chants guerriers -et
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montagnards qui me paraissent justifier complètement cet éloge :
Oh! qu'elle est belle, la vie du heydouk (1) ! Vivre au sommet des montagnes,
Près du ciel et du brillant soleil ;
Là où, assises sur des nuages d'or,
Flottent dans l'air les. Vilas (2) vaporeuses, Répandant le bonheur sur les héros !
Là, l'homme n'a point de maître ;
Il ne craint personne, hormis Dieu.
Il est libre, heureux et fier
Comme l'aigle gris sous les nuages.
Oh! qu'elle est belle, la vie du heydouk !
Lorsque le ciel se couvre d'un voile noir,
Voir là-haut, au-dessus de sa tête,
Jouer les éclairs enflammés ;
Entendre autour de soi
Résonner le tonnerre furieux ;
Sentir la montagne sous ses pieds
Trembler jusqu'en ses fondements,
Et, debout sur elle, au milieu de ces épouvantes, Chanter sur la guzla une pesma héroïque : Oh! qu'elle est belle, la vie du heydouk!
Du haut de la montagne, fondre comme l'ouragan Sur les demeures des spahis turcs ;
Couper les têtes des spahis ;
S'emparer de tous leurs biens,
Et, avec les biens, des jeunes musulmanes, Brûler leurs demeures
(1) Montagnard serbe.
(2) Nymphes de la mythologie serbe.
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Sans qu'il reste trace des maudits,
Et revenir en chantant dans la montagne :
Oh! qu'elle est belle, la vie du heydouk!
Et ailleurs :
— Hourra ! hourra ! hourra ! que chacun s'élance au combat. Malédiction sur celui qui reste en arrière !
— A quoi bon la foi, quand il n'y a pas de temple, quand le canon des Turcs brise la croix sainte 1
— A quoi bon une patrie belle et vaste, quand l'étranger en est le maître?
— A quoi bon des enfants chéris, quand le Turc les égorge? des sœurs et des femmes, quand le Turc les aime?
— Ce n'est pas un homme celui qui le souffrirait ; mieux vaut mourir que de vivre esclave.
Les Albanais sont la plus ancienne race de l'Europe ; c'est aussi celle qui s'est le moins modifiée et qui a conservé le plus de traditions antiques. Dans la haute Albanie il y a des chefs de famille ou de tribu qui sont de véritables rois homériques, les basileis de Y Iliade. Les vieillards rendent la justice, assis en cercle sur des pierres, comme ceux qu'on voyait sur le bouclier d'Achille. Un voyage en cette contrée est un commentaire vivant du vieux poète; ce devrait être le complément indispensable des études classiques.
Le Schkipétar raconte avec orgueil qu'il a volé ha-
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bilement les moutons du clan voisin, qu'il a surpris, trompé et tué son ennemi, que nul ne l'égale en ruse, que nul ne sait mieux que lui faire souffrir sa victime. Ainsi le sage Nestor se vantait dans l'assemblée des Grecs des razzias qui avaient été l'honneur de sa jeunesse. Ainsi Ulysse avait mérité d'être cité en exemple aux hommes de son temps et rappelait avec orgueil son aïeul maternel, Autolykos, brigand émérite, protégé des dieux et surtout d'Hermès. La piraterie resta jusqu'à l'époque historique, jusqu'au temps de Thucydide et de Platon, un métier non seulement avouable, mais qui méritait le respect populaire. Nous ne dirions pas à un hôte auquel nous ferions honneur : « Seriez- vous pirate? » Les Grecs homériques n'y manquaient pas. L'Albanais demande au fugitif qui va devenir son ami : « Combien de têtes d'hommes as-tu coupées? »
L'hôte albanais qui vous reçoit à dîner tue lui-même, comme Achille, le mouton qu'il vous servira. Pour le repas, on s'assied à terre, au milieu des ustensiles les plus communs. On fait circuler de main en main une coupe prise sur des ennemis civilisés. Les femmes de la maison font le service. Puis un musicien prend sa guzla, pendant que les jeunes gens luttent à la course et aux jeux d'adresse.
Ce n'est pas seulement avec le temps d'Homère, c'est encore avec le haut moyen âge et toutes les époques barbares, que ces mœurs primi-
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tives offrent de frappantes analogies. Rien de plus curieux, par exemple, que le mariage albanais. L'époux paye une dot aux parents de la jeune fille : il acltète sa femme. C'est le 1nund des lois lombardes ; le code d'Ethelbert fixe le nombre des bestiaux que le mari donnera en prenant sa fiancée. Et c'est dans le même sens qu'Homère dit des belles femmes « qu'elles valent beaucoup de bœufs. » Chez les musulmans, toutes les femmes, avant la célébration du mariage, doivent recevoir une dot. Cet usage n'est point économique ; le docteur Isambert' nous apprend qu'il est un obstacle sérieux à la polygamie.
Un autre caractère des mœurs barbares, c'est le mépris de la vie humaine. Ce sentiment existe surtout chez les Slaves du Sud. Dans certaines provinces de la Dalmatie, toute vie humaine est estimée à deux cents chèvres ou brebis ; une blessure grave à cent chèvres seulement. Les dispositions qui protègent la propriété sont relativement plus rigoureuses que les peines contre l'assassinat et les voies de fait. Le code rédigé en 1796 par Pierre Ier pour les Monténégrins contient cet article étrange : « Celui qui vole un bœuf sera chassé comme celui qui tue un homme sans motif légal ; car, en volant le bœuf ou le cheval d'autrui, il cause la douleur et les larmes de toute une famille plus que s'il avait tué une personne, surtout si la
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personne est pauvre et n'a pas d'autre bœuf ni d'autre cheval. » Ce qu'il y a de piquant, c'est que l'édit commence par un beau préambule où l'on déclare que ces lois sont faites pour que le peuple de la Montagne-Noire se gouverne o désormais « à l'exemple des nations les plus civilisées de l'univers. » -
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place dans l'histoire de ce temps, que M. Thiers a pu les passer à peu près sous silence. Dans son Histoire du gouvernement parlementaire, M. Duvergier de Ilauranne était obligé, par la nature de son ouvrage, d'en tenir plus de compte; il leur consacre relativement très peu de pages, quoique leur existence ait duré un assez grand nombre d'années. C'est qu'il ne suffit pas de durer pour figurer dans l'histoire, fait observer judicieusement M. Despois; il faut, pour mériter cet honneur, une vie propre, un caractère d'indépendance qui manquait au parlement du premier Empire. Il en fut de même de celui du second Empire, surtout à ses débuts, et c'est particulièrement les premiers volumes de M. Taxile Delord que vise la critique de M. Despois. En donnant trop de place aux vains débats des Chambres, l'auteur a l'air de prendre au sérieux deux assemblées, « filles obéissantes du pouvoir, » composées de membres désignés par le gouvernement, ou plutôt nommés indirectement par lui, « en l'absence de toute presse qui pût seulement discuter leurs titres. » Car qui eût eu cet excès d'audace, quand un journal se voyait frappé d'un avertissement (c'était le premier d'un des trois degrés vers la mort) pour avoir osé vanter un engrais animal autre que celui que le préfet avait pris sous sa haute protection? « Considérant que la polémique ouverte par le Journal de l'arrondissement de
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Loudéac, au sujet des engrais industriels, est de nature à infirmer la valeur et les résultats des mesures de vérification prises par l'administration ; qu'elle ne peut porter que l'indécision dans l'esprit des acheteurs et nuire ainsi considérablement à l'agriculture en les détournant d'employer une substance dont les excellents effets, lorsqu'elle est de bonne qualité, ne sont pas contestables, arrêtons : un premier avertissement est donné au Journal de l'arrondisse1Jzent de Loudéac. » (29 mai 1854.)
Un journal de Paris, la République française, adresse encore une autre critique à M. Taxile Delord et lui reproche de n'avoir pas assez insisté sur l'action de la presse dans la grande lutte contre l'Empire. « C'est de la menue monnaie, soit, dit ce journal (à propos de la Lanterne de Rochefort qu'il essaye de défendre contre les dédains de l'historien), mais d'autant plus propre à circuler parmi la foule, qui se nourrit de feuilles volantes et non pas de traités de politique et de philosophie. Voyez surtout le résultat, cette publicité immense, ce retentissement et cet éclat, cette propagande contre l'impérialisme, et comptez les blessures de l'ennemi : en politique comme à la guerre, tout est- là. »
Je crois que cette importance donnée par l'historien aux débats du Corps législatif, à l'opposition officielle d'une demi-douzaine de députés,
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quelque peu efficace qu'elle ait pu être, et d'autre part ce dédain pour la guerre moins correcte sans doute, mais beaucoup plus dangereuse, que les journaux faisaient au gouvernement; je crois, dis-je, que ces deux. erreurs tiennent en grande partie chez M. Taxile Delord à une idée très fausse qu'il s'est malheureusement faite du style convenable à la dignité de l'histoire. Ancien rédacteur du Charivari, M. Taxile Delord est un transfuge, un apostat du style léger; avec l'ardeur d'un néophyte, il brûle ce qu'il a jadis adoré, et il sacrifie maintenant au style noble, compassé, solennel, qui a, comme on le sait, une affinité dangereuse, surtout pour un nouveau converti, avec le style pesant. Contrairement à la tendance de la plupart des historiens de nos jours, l'auteur de l'histoire du second Empire semble attiré par les documents officiels beaucoup plus que par les documents intimes et secrets, inédits. Il n'a pas ignoré les papiers secrets de r Empire, et il en fait usage, mais c'est toujours avec réserve et une sorte de discrétion pudique ; sa principale source est et demeure le J oupnal officiel. Il me semble qu'il y a là une assez grave erreur de méthode. C'est surtout dans l'histoire d'un gouvernement comme celui de Napoléon III, où le jeu n'était jamais franc, qu'il importait de bien faire voir le dessous des cartes; j'aurais voulu que l'auteur s'arrêtât moins à la représentation extérieure et
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nous introduisît plus résolument dans les coulisses.
La préoccupation de rester grave et digne a nui très certainement à l'intérêt et à la vérité de la narration. J'ai rencontré, en lisant le tome cinquième, un assez amusant exemple de cette préoccupation fâcheuse. L'auteur, parlant du fameux dîner du vendredi saint chez Sainte-Beuve, dit que l'amphitryon donna à ses amis un repas dans lequel on n'avait, d'après les journaux cléricaux, serri que de la viande. Pour un épicurien, voilà un dîner bien mal entendu! M. Taxile Delord prétendrait-il que Sainte-Beuve fût homme à se priver de poisson et de légumes rien que pour faire une niche à l'Église ? Non, ces mots « on n'avait servi que de la viande » sont un équivalent noble que l'écrivain a cru devoir employer à la place d'un certain saucisson ou cervelas qui fit alors tout le scandale et qui scandalise encore aujourd'hui la gravité de l'historien.
C'est par cette tenue solennelle que l'auteur expie les péchés de sa jeunesse dans la presse bouffonne. Je ne crois pas que la recette suffise pour faire un Thucydide. M. Taxile Delord a malheureusement trop vieilli dans le journalisme pour qu'en dépit de son essor vers le grand style, l'Histoire du second Empire ne soit pas encore écrite en style de journal :
Les fêtes, dit-il quelque part, étaient un dérivatif
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que le gouvernement employait volontiers pour détourner l'attention publique des préoccupations sérieuses auxquelles elle se laissait aller dans certains moments.
Et ailleurs :
Le produit homme était allé en diminuant de qualité depuis la fin du XVIIIC siècle. Les divers règnes qui s'étaient succédé entre le premier et le second Empire, en augmentant la fortune publique et privée, et en poussant au plus haut point les besoins que le bien- être engendre, avaient accru progressivement Vinfériorité morale de l'individu.
On le voit, en s'élevant au-dessus de son style du Charivari, toute la hauteur que l'écrivain ait pu atteindre est celle du langage usité dans les colonnes du Siècle.
Tels sont les défauts du livre. Par le style, par une estimation peu juste de la valeur relative des sources et de l'importance relative des faits, enfin par l'impossibilité matérielle où est tout historien contemporain de se placer au vrai point de vue, Y Histoire du second Empire n'est et ne pouvait être qu'une œuvre provisoire. Mais il n'en faut pas moins reconnaître les mérites très sérieux de l'auteur, l'utilité de son ouvrage et l'immense intérêt du sujet qu'il a traité. Je doute que dans les mêmes conditions il fût possible en somme de faire mieux qu'il n'a fait.
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Pour les lecteurs qui ignorent, pour ceux qui ont oublié, pour ceux enfin qui se rappellent, est-il rien de plus précieux qu'une histoire complète et détaillée de l'époque où ils ont vécu? Ce que la postérité appellera plus tard longueurs et diffusion ne paraît pas tel aux contemporains, qui, ne s'inquiétant pas encore du rapport historique et de la proportion des événements, ne demandent à l'historien que de réveiller en eux mille souvenirs encore tout récents.
Le livre de M. Taxile Delord n'est pas seulement un essai provisoire en attendant mieux ; il restera probablement unique par certains détails que les historiens futurs négligeront parce qu'ils ne sont intéressants que pour nous. Ils tiendront beaucoup moins de compte, par exemple, des discours prononcés au Corps législatif pendant les quinze premières années du règne ; mais pour nous, c'est avec plaisir que nous nous rappelons l'opposition fameuse des cinq députés de la gauche, que nous retrouvons dans notre historien des fragments de leur éloquence, et que nous repassons par toutes les émotions que nous causait en ce temps-là la lecture du Journal officiel.
Les écrivains futurs conserveront les grands mots historiques de M. Rouher, la théorie des trois tronçons, le fameux jamais / enfin les engagements solennels au sujet du Mexique, que nos troupes ne devaient quitter qu'après avoir
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assis Maximilien sur son trône d'une façon inébranlable. Mais M. Taxile Delord restera sans doute seul à citer de longs échantillons des discours de cet orateur; ils sont jolis, et ce serait vraiment dommage qu'ils ne fussent pas reproduits quelque part.
« Le gouvernement n'a plus d'alliés, Il avait dit un jour M. Thiers. « C'est vrai, répondit M. Rouher, mais il n'a pas d'ennemis; la Prusse lui a donné toutes les garanties désirables de sa modération; la Russie dément les . vues ambitieuses qu'on lui prête ; l'Autriche peut devenir son auxiliaire ; les petits États lui témoignent une légitime confiance; les puissances se meuvent dans leurs orbites, elles rayonnent les unes vis-à-vis des autres dans des sentiments d'harmonie ; plus j'étudie ce spectacle, plus j'espère que le temps consacrera cette harmonie, et je dis que pour la nation française peu importe qu'elle ne grandisse pas en étendue, si elle grandit en hauteur. Qu'elle continue à développer sa prospérité, et maintenant que le souverain lui a ouvert des horizons nouveaux, qu'elle se concentre sereine et calme dans le culte de ses libertés intérieures, qu'elle développe ses puissances fécondantes. N'évoquez pas le fantôme de la coalition, la coalition est éteinte, elle ne renaîtra pas sous le sceptre d'un Napoléon. » A ceux qui redoutent pour la France le lent abaissement d'une puissance tombant peu
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à peu du premier rang au troisième, M. Rouher déclare 'dans son plus beau style : « Quant à moi, je préférerais les orages solennels de la guerre et la foudre qui éclate et jette dans les rangs la mort et l'immortalité à une situation dans laquelle, sous un ciel sombre et blafard, dans un malaise morbide, s'éteindraient graduellement la grandeur et la prospérité de la France ! »
Je recommande encore aux amateurs d'idées justes et saines cette pensée du même M. Rouher digne des sept sages de la Grèce : « Il faut aller en avant, car là est le progrès, » et aux poètes cette périphrase, « la cité des lacs, » pour désigner Genève. Le pluriel ici est une hardiesse en même temps qu'une élégance. Il faut savoir gré à l'historien du second Empire de nous conserver ces trésors.
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LA DÉFENSE DE BELFORT (1)
Le siège de Belfort est un épisode exceptionnellement glorieux dans l'histoire de la dernière guerre, et c'est une chose unique aussi dans la littérature de cette guerre que la belle et simple narration écrite sous la dictée du brave défenseur de la place, le colonel Denfert-Rochereau. Des vertus, des talents, une destinée à part ont inspiré ici un livre militaire qui ne ressemble à aucun ouvrage récent du même genre. Seule de nos forteresses assiégées, Belfort a eu l'honneur de ne point capituler (2). Seize jours elle
(1) La défense de Belfort, écrite sous le contrôle de M. le colonel Denfert-Rochereau, par M. Édouard Thiers, capitaine du génie, S. de La Laurencie, capitaine d'artillerie, anciens élèves de l'École polytechnique, de la garnison de Belfort. — Avec cartes et plans. 1 vol. in-So, Armand Le Chevalier, Paris.
(2) Il est juste de mentionner aussi la vaillante petite place de
Bitche, qui a été dans la même condition que Belfort.
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a continué la lutte après que l'armistice avait été conclu pour le reste de la France, « son canon troublant seul le silence de la patrie terrassée; » elle n'a enfin déposé les armes que pour obéir à une nécessité supérieure qui lui ordonnait de cesser la résistance et de suivre la fortune de la patrie. Et seul de nos commandants de places ou d'armées, le colonel Denfert n'a pas connu l'humiliation de la défaite; il a toujours agi et toujours combattu, suivant une ligne de conduite inflexible, voyant très clairement ce qu'il faisait, voulant fermement tout ce qu'il voulait, ayant foi, heureux enfin dans plus d'une entreprise et n'éprouvant point l'amère, déception de voir le succès trahir systématiquement ses efforts. De là un livre d'une saveur particulière. Il y a bien des pages héroïques dans la longue histoire de nos malheurs ; mais l'histoire en somme est navrante, et l'impression finale qui nous reste de cette lecture est la douleur et l'accablement. Tout autre chose est la Défense de Bel fort : ce que nous avons ici sous les yeux, c'est le spectacle d'une action continuellement vaillante et glorieuse ; ce que nous éprouvons, c'est l'admiration, sans mélange d'aucun autre sentiment, l'admiration pure et simple, à la manière antique.
Pendant soixante-treize jours, sans interruption, la ville de Belfort a été bombardée; dix fois plus. petite que Strasbourg, elle a reçu trois
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fois plus de projectiles, cinq cent mille au moins. Pour répondre à ce feu formidable, le colonel Denfert avait environ cent mille obus de différents calibres et une grande quantité de boulets pleins, projectiles fort peu efficaces, accumulés dans la forteresse, sous Louis XIV, par Vauban. Il fallut économiser les munitions. L'ennemi ayant envoyé quelques obus qui n'éclatèrent pas et qui étaient des obus français pris à Metz, ils furent vidés,, rechargés et servirent (1). De la poudre, on en avait assez. Le 15 janvier, quand on entendit le canon de Bourbaki, une canonnade terrible retentit dé tous les forts à la fois, comme pour appeler l'armée de secours et hâter sa venue ; on pouvait croire au loin à une sortie générale de la garnison, mais c'étaient des coups tirés à blanc, « afin de signaler notre existence. » Ce feu roulant dura une heure, la fumée obscurcit le ciel, et les détonations répétées par l'écho des montagnes furent entendues en Suisse.
L'armement de la place se composait de trois cents bouches à feu, dont plus de la moitié étaient des mortiers et des canons lisses, propres seulement à balayer les fossés avec de la mitraille, en cas d'assaut. Il y avait une grosse pièce fameuse entre toutes par la rapidité
(1) Impressions et souvenirs du siège de Belfort, par un volontaire de l'armée de Belfort. 1 vol. in-18, chez Cherbuliez, Paris.
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et la justesse de son tir, et aimée des soldats, qui l'appelaient Catherine; les artilleurs allemands s'acharnèrent sur elle, mais ne purent la démonter ; elle s'usa par son propre tir, qui atteignit près de cinq mille coups. Catherine Ir0 fut remplacée par Catherine II. Égueulée une première fois, elle fut remise en état par les ouvriers de la batterie, qui passèrent toute une nuit à limer ses bavures. Mais enfin un projectile, de ceux que la garnison de Belfort nommait plaisamment enfants de troupe, obus géant de 78 kilogrammes, la brisa.
Seize mille hommes composaient la garnison. Ils tinrent en échec quatre-vingt mille ennemis. Encore, sur ces seize mille hommes n'y avait-il guère qu'un bataillon solide, sur lequel le gouverneur pût constamment compter : c'était le 84° de ligne. La garde mobile, en majorité dans ces troupes incohérentes, n'était pas sûre, soit à cause de ses chefs qui, tenant leurs grades de l'élection, se montrèrent trop souvent indignes de commander, soit à cause des hommes eux- mêmes, qui n'étant ni exercés ni aguerris, éprouvèrent plus d'une fois, en face du péril, des défaillances humainement excusables.
Dans la nuit qui suivit le premier jour du bombardement, un obus incendiaire tombant sur la redoute de Bellevue mit le feu à des abris en construction dont les planchers seuls étaient terminés et s'étayaient sur des troncs
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d'arbre formant poteaux; il restait à les recouvrir de terre. C'était une question de vie ou de mort pour la redoute d'éteindre ce commencement d'incendie ; mais l'eau manquait absolument, un froid glacial activait les flammes, et on n'avait pas d'autre ressource que de ramasser de la neige à terre et de la jeter sur le feu. Pour suppléer à l'insuffisance d'un tel moyen, il eût fallu multiplier les bras ; mais les mobiles, « terrifiés par l'arrivée continuelle des- obus, » opposèrent aux ordres, aux réprimandes, aux exhortations., aux menaces, « la plus indomptable force d'inertie. » Deux officiers du génie, MM. Thiers et Journet, le capitaine Ma- they et le sergent Tunis, « qui comprirent leur devoir, » travaillèrent seuls, piétinant le feu et retirant les poutres enflammées qu'ils essayaient d'éteindre avec de la neige. Deux ou trois-fois ils quittèrent leur besogne pour mener au travail , « à coups de bâton, comme des bêtes, » les hommes affolés qui se dispersaient aussitôt.
Vers le milieu de la nuit, accablés par la fatigue et par une longue et épuisante indignation, ils furent sur le point de tout abandonner. Mais, se souvenant de la patrie, ils reprirent courage.
Ils demandèrent en ville, par le télégraphe, une -pompe à incendie, qu'ils eurent soin de faire remplir d'eau chaude; cette eau gela en
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route. Lentement ils la dégelèrent avec des brandons de l'incendie; ils commençaient enfin à pouvoir manœuvrer, lorsque avant d'avoir donné une goutte d'eau, la pompe fut brisée par un obus.
D'autres fois, c'était un capitaine de mobiles qui comparaissait devant la Cour martiale pour refus d'obéissance; une compagnie, un bataillon entier qui ne voulait.pas marcher -et qu'il fallait dissoudre. Le colonel Denfert, par les ordres les plus sévères, punissait les rebelles, rangeait les faibles au devoir et rétablissait la discipline.
Quand on connut à Belfort la conclusion de l'armistice, les soldats se découragèrent, ne comprenant pas qu'on les eût laissés seuls pour soutenir la lutte. Le gouverneur avait beau leur représenter qu'une prolongation de résistance pouvait sauver Belfort et peut-être l'Alsace, ils commençaient à murmurer, ils sentaient qu'ils avaient plus fait pour la France que les autres armées et croyaient en con-, science être quittes envers elle, « comme si l'on pouvait jamais être quitte envers sa patrie. »
Voyant cette humeur des soldats, le colonel réunit les officiers et leur dit qu'un aussi mauvais esprit ne pouvait régner parmi les troupes sans qu'il y eût de la part des chefs qui les commandaient ou une atonie sans ex-
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cuse ou une tendance coupable à l'oubli de leurs devoirs.
Dans les circonstances comme celles où nous nous trouvons, ajoutait-il, alors que la lutte nous a été imposée et que sa fin est imminente, j'entends que les officiers sentent plus que jamais ce qu'ils se doivent à eux-mêmes, ce qu'ils doivent au pays et fassent tous leurs efforts pour maintenir leurs hommes dans le sentier du devoir.
Que les officiers sachent que j'ai l'œil sur eux, sur leur conduite, et que je serai impitoyable pour les manquements qui me seront signalés et pour ceux dont le bataillon ou la compagnie se signalera par un esprit de mutinerie ou de mauvais vouloir pour leur service, qui, dans ce moment, est plus coupable que jamais. Notre situation, sans précédents dans l'histoire, nous impose des devoirs exceptionnels. Soyons- en dignes.
Les coupables sentirent leur faute, écrit M. Denfert ; ils firent amende honorable et promirent l'obéissance la plus absolue. Les officiers particulièrement inculpés protestèrent de leur
- entier dévouement à la patrie.
Toutes ces protestations étaient sincères ; l'avenir fut suffisant pour le montrer, car en ces jours si pleins on vivait vite.
Quels étaient les sentiments de la population
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civile envers la défense militaire et l homme qui la personnifiait ?
Le colonel Denfert n'a pas un cœur de roche, mais il était fermement résolu à ne jamais sacrifier à aucune considération d'humanité Fintérêt suprême de la défense. Il est naturel qu'une pareille détermination, nettement déclarée, résolument suivie, lui ait valu quelques ennemis. Néanmoins la population fut généralement avec lui et le seconda jusqu'à la fin. Deux hommes, le préfet du Haut-Rhin, M. Gros-Jean, qui avait voulu s'enfermer dans la ville pour partager les souffrances des assiégés, et le maire de Belfort, M. Mény, donnèrent l'exemple du courage. On vit une nuit, dans un incendie, le maire, la tête coiffée d'un casque de pompier, payer héroïquement de sa personne.
Le bombardement étant continuel, on ne pouvait demeurer que dans les caves. Des imprudents, qui cherchèrent leur abri derrière des remparts de matelas, furent tués. Les caves elles- mêmes n'étaient sûres que dans les parties où elles étaient solidement voûtées. Une servante, ayant obstinément voulu établir sa cuisine sous l'escalier, périt victime de son opiniâtre fantaisie. Les Belfortains entendaient crouler au-dessus de leur tête des pans de murs, des étages entiers et restaient impassibles; impavidum ferlent ruinœ.
Bien qu'il y eût des vivres en quantité suffi-
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sante, faire ses provisions n'était pas chose aisée ni à la portée de tout le monde, et les pauvres, - entassés dans les caves de l'église et de l'hôtel de ville, manquaient presque de tout. La garnison eut pitié d'eux ; elle préleva sur ses rations journalières de quoi secourir les indigents.
Le froid était cruel ; il y eut des nuits où il atteignit 18 et 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Le séjour malsain des caves développa dans des proportions efffrayantes la variole et le typhus; la mortalité était de dix- huit personnes par jour à la fin de décembre, et, pour mettre le comble à toutes ces douleurs, dès le commencement de janvier les médicaments manquèrent. Un médecin de la Société internationale de Genève demanda au général de Treskow la permission d'introduire dans Bel- fort une provision de médicaments; le général prussien refusa.
On enterrait les morts à la tombée de la nuit et sans cortège, pour éviter des rassemblements qui eussent attiré les bombes de l'ennemi. La même prudence avait interdit d'allumer le gaz dans les faubourgs et de circuler la nuit avec des flambeaux. On vivait dans les caves à la clarté vacillante et monotone d'une lumière artificielle, misère moindre qui en se prolongeant devint une horrible souffrance. Quand la population sortit de dessous terre et reparut au jour, les mieux portants avaient
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le teint plombe, les yeux caves et rouges. Ce n'étaient point les larmes qui avaient rougi leurs yeux ; un témoin du siège (1) raconte que des femmes virent stoïquement la ruine de tous leurs biens et la mort de ce qu'elles avaient de plus cher; après soixante- treize jours de martyre, elles apprirent que la France vaincue demandait la paix : alors, pour la première fois, elles pleurèrent.
Un jour, au milieu du siège (c'était le 15 janvier), les habitants sortirent en foule de leurs caves; ils couraient par les rues, sans souci des bombes qui sillonnaient l'air en sifflant, se mêlaient aux soldats, montaient sur les parapets, prêtaient l'oreille et entendaient au loin « un grondement sourd, analogue à celui du tonnerre. » Le bruit se rapproche, plus de doute ! c'est l'armée libératrice qui avance. Deux jours on écouta, avec quelle émotion ! Ilélas! le canon, déjà plus rare et plus lointain dans la journée du 17, cessa complètement le 18. Comme l'équipage d'un vaisseau perdu qui voit poindre, blanchir et disparaître une voile à l'horizon, les assiégés entendirent passer la délivrance, et se retrouvèrent seuls. Le salut avait été bien proche, car des prisonniers révélèrent que dans la soirée du l'j, les artilleurs ennemis, sac
(1) Impressions el souvenirs du stèye de Bel foi-1, pur lIlt volontaire de l'armée de Belfort.
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au dos, clous en main, se tenaient prêts à partir.
Un mois auparavant, la population de Belfort avait passé par une autre alternative de vif espoir et de résignation courageuse. Dès le 12 décembre (le bombardement avait commencé dans la matinée du 3), le préfet, ému par le spectacle des souffrances qu'il avait sous les yeux, avait écrit au colonel Denfert pour le prier de demander à l'ennemi un armistice et l'autorisation de laisser sortir les femmes, les vieillards et les enfants. Mais le colonel, 1nettant au-dessus de tout intérêt les devoirs de la défense, refusa et motiva son refus par la lettre suivante :
J'ai l'honneur de vous informer, en réponse à votre lettre du 12 courant, que je considère comme très préjudiciable à la défense tout pourparler avec l'ennemi pour lui mettre à nu une de nos plaies.
Au commencement du siège, j'ai déjà remarqué que, chaque fois qu'un parlementairè paraissait, il en résultait un fâcheux effet moral dans la garnison. Ce serait bien pire si un parlementaire était envoyé aujourd'hui et pour le but que vous m'indiquez. Tout le monde doit être fixé, du reste, et l'était bien avant l'investissement, sur la violence des procédés prussiens, et j'ai moi-même invité bien des personnes à partir.
Je suis encore disposé à donner des laissez-passer, pour sortir de la place, aux femmes et enfants pour lesquels vous me signalerez cette mesure comme sans
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inconvénient. Pourvu que le nombre des partants soit assez faible, il est probable que beaucoup réussiront à sortir ; car plusieurs femmes sont déjà parties avec leurs enfants depuis le blocus.
Le 17, une députation suisse formée à Poren- truy se présenta au nom du président de la Confédération pour s'interposer en faveur des victimes inoffensives de Belfort, se chargeant de leur transport et de leur entretien à Porentruy. Le colonel Denfert en fut instruit par une lettre du président de la Confédération, que lui remit un parlementaire prussien. Il écrivit de suite au préfet :
J'ai l'honneur de vous adresser copie d'une lettre que je viens de recevoir de M. le président de la Confédération suisse, au nom du conseil fédéral. Dans cette lettre, M. le président de la Confédération, mû par les sentiments d'humanité dont la Suisse a déjà donné le noble exemple au commencement de cette guerre, demande l'autorisation de soustraire aux horreurs du siège les femmes, enfants et vieillards de la ville de Belfort. Je suis disposé à accueillir cette demande dans les limites compatibles avec les intérêts de la défense. Je ne puis autoriser que la sortie des femmes, enfants et vieillards de la moralité desquels je suis assuré, pour qu'il ne soit commis envers l'ennemi aucune indiscrétion préjudiciable à ceux qui restent et qui ont charge de pourvoir à la défense. Je viens donc vous prier, monsieur le préfet, de vouloir bien m'accorder votre concours pour les laissez-passer
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à donner aux femmes, enfants et vieillards qui peuvent sortir sans inconvénient. Comme vous êtes mieux placé que moi, monsieur le préfet, pour apprécier la partie de la population civile digne de confiance, je suis tout disposé à m'en rapporter à vous pour les permissions à accorder ; mais je vous prie instamment de tenir compte, dans vos désignations, des nécessités de la défense qui doivent primer toute autre considération.
Le colonel répondit, en outre, à la délégation du Conseil fédéral par la lettre suivante, dont copie fut adressée au général de Treskow :
Monsieur le président,
Je vous prie d'exprimer toute ma reconnaissance, tant au conseil fédéral qu'au comité spécial de Po- rentruy, pour les sentiments d'humanité dont la Suisse vient de donner un nouveau témoignage par votre lettre du 13 courant. Je suis extrêmement sensible, monsieur le président, aux considérations que Votre Excellence fait valoir en faveur des femmes, enfants et vieillards restés à Belfort. Mais mon devoir m'impose de ne satisfaire aux vœux que vous m'exprimez que dans les limites que comportent les intérêts de la défense de la place.
Les conditions qui paraissent indispensables sont les suivantes :
L'armistice forcé qu'exige le départ des femmes, enfants et vieillards ne pourra avoir lieu qu'entre dix heures du matin et trois heures de l'après-midi. Cet armistice comprendra non seulement la cessation ab-
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solue du tir de part et d'autre, mais encore l'interdiction, pour l'armée assiégeante, d'exécuter aucun travail de tranchée pendant sa durée.
MM. les délégués du conseil fédéral n'accepteront que les femmes, enfants et vieillards munis d'un laissez-passer. La réception des délégués et la sortie ' des femmes, enfants et vieillards auront lieu par la porte du Vallon, route de Belfort à Roppe. -
Si ces conditions sont acceptées, tant par vous, monsieur le président, que par le commandant en chef des troupes prussiennes, je suis prêt à m'entendre sur la fixation du jour de l'armistice.
En renouvelant à Votre Excellence, etc.
Cette lettre, communiquée au général de Treskow, resta sans réponse. Le 6 janvier, le maire de Belfort et le préfet vinrent adjurer le gouverneur de -faire une démarche auprès du général prussien, présentant, d'après des lettres reçues de Suisse, cette démarche comme nécessaire pour faire aboutir la généreuse intervention de Porentruy. Le colonel Denfert répondit. :
J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre, par laquelle vous me demandez de faire une démarche auprès du général ennemi pour obtenir la sortie de Belfort des femmes, enfants et vieillards. Voici les principes qui me servent de guide en cette matière :
Les faits de cette guerre et la manière dont les Allemands la poursuivent, sous la conduite de leur roi, démontrent avec la plus grande évidence qu'ils sont
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décidés à procéder à toutes les violences, de quelque nature qu'elles soient, contre les populations françaises. La guerre qu'ils nous font est une guerre de race, sans aucun ménagement.
En présence d'une telle situation, quelle doit être notre conduite? Être implacables vis-à-vis de l'ennemi, tant qu'il est debout et en armes sur notre territoire, ne lui demander aucune grâce quelconque et n'en accepter aucune de lui.
C'est à ces conditions que la défense peut se faire de la manière la plus profitable, et c'est ainsi qu'elle nous conduira le plus rapidement, et avec le moins de sang versé, à l'expulsion de l'envahisseur. Il est donc impossible, monsieur le préfet, de faire aucune démarche près du général de Treskow.
Lorsque M. le président de la Confédération suisse, mû par des sentiments d'humanité, est venu s'offrir comme intermédiaire, il a positivement déclaré dans sa dépêche qu'il n'entendait ni renforcer ni affaiblir les moyens de défense .de la place.
En acceptant en principe sa proposition, je lui ai indiqué les conditions auxquelles on pouvait y satisfaire sans nuire à la défense et sans changer les situations militaires de l'assiégeant et de l'assiégé. M. le général de Treskow n'ignore pas que mes conditions sont élémentaires, et s'il ne veut pas accéder à la demande de M. le président de la Confédération suisse sans une démarche de ma part vis-il-vis de lui, c'est qu'il entend me faire commettre un acte de faiblesse, contraire à mon devoir, et affaiblir, par conséquent, la résistance de la place.
Les choses doivent donc en rester au point où elles se trouvent, à moins que M. le général de Treskow
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n'accepte les propositions que j'ai faites au président de la Confédération helvétique, et dont je lui ai donné connaissance.
On a critiqué la conduite du colonel Denfert. On a blâmé cette raideur inflexible qui préférait le sacrifice de mille et mille vies à l'humiliation de faire une démarche auprès d'un général ennemi ; mais ce serait rapetisser gratuitement un noble caractère que de ne voir dans ce refus qu'un vulgaire mouvement d'amour- propre. Placé entre deux devoirs, situation bien douloureuse qui eût jeté une âme faible dans de longues hésitations et des contradictions sans fin, le vaillant défenseur de Belfort a sur-le- champ coupé court au conflit, parce qu'il avait des principes absolus et qu'il agissait en conséquence. Personne ne niera que si, dans l'extrémité où il était, cet homme -a pu faire quelque chose, c'est parce qu'il s'était tracé d'avance une ligne certaine de conduite, et tout le monde avouera aussi que la route qu'il avait résolu de suivre était la plus étroite et la plus difficile.
Il y a du colonel Denfert une lettre extrêmement sévère, suivie, dans son livre, d'une réflexion farouche; cette lettre montre bien quelle fière idée il se faisait de la défense d'une place.
M. le lieutenant-colonel des Garets, au nom des officiers de son régiment, avait adressé au gouverneur une lettre dans laquelle ceux-ci préten-
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daient savoir que M. Martin, lieutenant, commandant la compagnie des éclaireurs du 65°, avait été tué dans l'affaire de Danjoutin, et demandaient que l'on réclamât son corps à l'ennemi, voulant rendre à leur camarade les derniers honneurs. Le colonel rejeta cette demande par Ja lettre suivante :
En réponse à votre lettre de ce jour, j'ai l'honneur de vous informer que je rejette d'une manière absolue la demande de MM. les officiers du 1er bataillon du 65e régiment, pour les raisons suivantes :
1° Il ne m'est pas prouvé que M. Martin soit mort, et je ne veux pas entrer en explications sur ce sujet;
2° Si M. Martin était mort, son corps serait probablement difficile à retrouver, sinon impossible;
3° Enfin, quand même la chose serait très simple, l'ennemi accompagne ces renvois de formalités funéraires de nature à démoraliser tous ceux qui en sont témoins, et je ne veux avoir, tant que je serai assiégé, aucune communication avec l'ennemi.
J'ajouterai que je me suis assez nettement expliqué, au rapport des chefs de service, contre des demandes de cette nature, pour que vous vous dispensiez de me les transmettre.
Après avoir transcrit ce document, M. Denfert ajoute :
La guerre est une monstruosité. Qu'on ne la déclare pas en se jouant et avec légèreté de cœur. Mais, lors-
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qu'elle devient nécessaire et surtout lorsqu'on la subit, qu'on la fasse terrible.
Il ne faudrait pas s'imaginer d'ailleurs que celle sévérité fût rendue facile au colonel Denfert par une insensibilité naturelle. Il est homme; il est plus humain que le général de Treskow, auquel il donna (piquante aventure) une leçon de justice et de charité envers ses propres soldats.
A l'assaut téméraire et véritablement insensé du fort des Perches, que le général prussien n'avait pas fait précéder d'une reconnaissance suffisante des lieux, la première colonne ennemie se précipita courageusement dans le fossé, où elle croyait trouver une contrescarpe et une escarpe en talus; mais ces fossés, de 3 mètres de profondeur sur 6 mètres de largeur, étaient taillés à pic dans un terrain rocailleux et solide, en sorte qu'une fois dedans, cette colonne se trouva prise comme dans une souricière. Il fallut se rendre, et on hissa les hommes sur le parapet avec des cordes. Les prisonniers, internés dans Belfort, partagèrent avec la garnison française les périls du bombardement. On les abritait comme on pouvait; mais les abris, sous cette pluie de fer, n'offraient qu'une sécurité très relative, et les officiers prussiens, vivement émus, supplièrent que, si l'on ne pouvait pas les mettre en lieu sûr, on les rendît au général de Treskow, se fondant sur un précédent du siège de Metz, où le maré-
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chai Bazaine, ne pouvant nourrir ses prisonniers, les avait rendus au prince Frédéric-Charles. Le colonel Denfert consentit à faire droit à leur requête, à condition que le général de Treskow autorisât la sortie de Belfort des femmes, enfants et vieillards, conformément à la demande qui lui avait été faite par le président de la Confédération suisse, et les officiers furent invités à écrire dans ce sens au général. Mais celui-ci leur répondit durement : « Il dépendait de vous de vous laisser faire prisonniers ou non; ayant pris le dernier parti, vous devez en subir les conséquences. » Le gouverneur voulut les dédommager de cette froide injustice autant qu'il était en son pouvoir, et signa de sa main une justification de leur conduite militaire qui pût leur servir dans l'instruction qu'on en devait faire en Prusse, d'après les lois de leur pays.
Cette humanité envers les prisonniers ennemis était d'ailleurs contenue dans les bornes étroites d'une réserve pleine de dignité. Un officier français, chargé de pourvoir à leurs besoins, y mettait cette coquetterie qui est un des vices aimables de la nation française, et leur offrait à dîner à l'hôtel. Le colonel Denfert apprit le fait, tança vertement l'officier, le destitua de sa fonction, et, recommandant à son successeur de ne rien oublier, ni la guerre implacable que nous faisait la Prusse, ni le bombardement de Belfort, il lui interdit, en dehors du service,
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toute relation avec les hommes confiés à ses soins.
Il y a une page particulièrement touchante dans le livre de M. Denfert. C'est le 13 février, à 8 heures 35 minutes du soir, que la citadelle de Belfort, obéissant aux ordres de la France, tira son dernier coup de canon. On comprend avec quelle douleur le brave soldat, debout et invaincu, remit son épée dans le fourreau. Mais ce qui le consolait à ce cruel moment, c'était de penser que la population civile avait cessé de souffrir :
Cette nuit si calme, écrit-il, qu'aucun bruit sinistre n'était venu troubler, avait transmis à chacun, mieux que n'eût pu le faire la voix du crieur public, la nouvelle de la suspension d'armes. Elle fut portée de bouche en bouche et connue bientôt dans la plus humble cave.
Aussi, dès l'aube du 14 février, tout le monde est dehors, chacun circule fiévreusement comme pour prendre une part de cet air pur dont on a manqué si longtemps. On veut en refaire une provision si l'armistice ne doit durer qu'un jour...
Chaque cave rend à l'air de pauvres enfants pâles et souffreteux, des vieillards aux traits amaigris, aux yeux caves et aux membres trop faibles pour les soutenir...
On pense avec quelle joie tout ce pauvre peuple vit arriver la cessation du feu. C'était la fin de ses misères ; il courait de tous côtés, semblait trouver le jour
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plus beau qu'il ne l'avait jamais connu. On allait dans toutes les rues contempler les sinistres; chacun se consolait de sa ruine propre par la ruine des autres.
Cette dernière phrase si simple nous choque un peu d'abord, à cause de l'habitude que nous avons prise de déclamer et de fausser les sentiments de la nature ; mais c'est ici la note vraie et sincèrement humaine : la communauté de souffrances rend la part de chacun infiniment plus légère.
Le livre de M. Denfert, bien qu'il soit clair et intéressant pour tout le monde, est technique et s'adresse surtout aux militaires. Les personnes qui ne voudront pas entrer dans le détail de toutes les opérations de la défense et liront ce beau livre en artistes ou en moralistes, garderont au moins de cette lecture un vif sentiment d'admiration pour l'activité du vigilant gouverneur. Il a tenu constamment l'ennemi en haleine. Tous les jours il présidait un conseil de guerre; là, le plus humble sous-officier avait le droit de prendre la parole et de proposer son idée, s'il en avait une. On la discutait. Jugée bonne, on la mettait d'abord à exécution. Un jour, le 20 décembre, M. de Prinsac propose et le colonel Denfert approuve le plan suivant : à la faveur de l'obscurité, on fera contre les batteries prussiennes, en avant de Bellevue, une démonstration offensive, de nature à provoquer une alerte générale dans toutes les tranchées
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allemandes ; alors les canons des forts entreront en scène et, tirant à outrance sur ces tranchées, y tueront beaucoup d'ennemis (1).
(1) Le colonel Denfert m'ayant fait llionneur de m'écrire à l'occasion du présent article, je détache de sa lettre le passage suivant qui contient une rectification importante :
« Vous avez écrit dans un passage de votre article en parlant de moi :
« Tous les jours il présidait un conseil de guerre ; là, le plus » humble sous-officier avait le droit de prendre la parole et de » proposer son idée, s'il en avait une. On la discutait. Jugée bonne, » on la mettait d'abord la. exécution. Un jour, le 20 décembre, » M. de Prinsac propose et le colonel Denfert approuve le plan » suivant, etc... »
» Les choses se passaient, Monsieur, d'une manière toute différente, et comme, en matière de discipline militaire et de conduite des hommes, mes idées sont en désaceord complet avec celles que je vois continuer à prédominer parmi nous, vous comprendrez que je tienne à ce que vous soyez exactement au courant de ce qui se faisait à Belfort.
» Le conseil ou rapport (terme ùsuel) des chefs de service que je présidais tous les jours n'avait d'autre but que le règlement des détails journaliers du service et ne discutait jamais de plans d'opérations ou de mesures de défense proprement dites. Ce qui s'y faisait et s'y disait se traduisait en ordres généraux sur les divers points de détail qu'est appelé à régler journellement tout chef militaire pourvu d'un commandement important.
» Il est assez souvent arrivé qu'après le rapport des chefs de service ou leurs délégués (les commandants de positions avancées étaient autorisés à se faire remplacer au rapport par des délégués), ou à d'autres heures, d'autres officiers et quelquefois des sous-officiers ont demandé et ont été autorisés à m'entretenir d'opérations utiles à la défense, portant presque toujours sur un emploi exclusif des troupes de leur commandement ou sur des questions techniques auxquelles ils étaient préparés par leurs études antérieures. Je m'étais imposé pour règle de laisser aux auteurs de ces communications une grande liberté de parole. L'entretien était entre
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Dans la soirée, après la tombée de la nuit, les éclai- reurs de M. Poret sortirent de la contre-approche de
Bellevue, tandis que ceux de M. de Prinsac s'avan-
çaient en deux groupes, l'un sur la deuxième parallèle en avant de Bellevue, l'autre sur les batteries d'Essert, avec des commandements faits à pleine voix comme si des troupes considérables suivaient.
Ces deux compagnies, déployées en tirailleurs sur une longueur de plus d'un kilomètre, ouvrirent un feu nourri sur les ouvrages de l'ennemi. Celui-ci, mis en émoi par ces commandements et cette ligne immense de feux, crut à une attaque générale, se rassembla en hâte dans ses tranchées, d'où partirent bientôt des
eux seuls et moi; il y assistait quelquefois un des officiers auxiliaires de mon état-major. Suivant que la proposition me paraissait ou non en valoir la peine, je prolongeais l'entretien ou j'y coupais court; mais dans ce dernier cas sans décourager l'auteur quand ses intentions me paraissaient droites. Jamais pareilles propositions n'ont été mises en discussion dans une assemblée tenue sous nja présidence. Cette manière d'agir les eût exposées à tomber à la connaissance de l'ennemi et eût, en outre, fait perdre un temps précieux.
» Pour ce qui concerne en particulier la fausse attaque proposée par M. de Prinsac et exécutée dans la nuit du 20 au 21 décembre, elle me fut expliquée le matin du 20 par M. le chef d'escadron Chabaud, chef immédiat de M. de Prinsac, et c'est avec M. Chabaud seul que les moyens d'exécution furent concertés. Les ordres indispensables furent donnés dans la journée aux chefs secondaires qui devaient y participer, et l'opération fut tenue tellement secrète que le soir, quand la fusillade s'engagea, tout le reste de la garnison, y compris les commandants d'armes qui demeuraient près de moi, crurent zi une attaque des Prussiens et prirent aussitôt les mesures de défense exigées.
» Voilà, Monsieur, les explications que j'ai cru devoir vous donner au sujet du concours que j'ai obtenu à Belfort des officiers de tout grade et même de sous-officiers instruits de mobiles. »
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feux de bataillon, et mit en branle tous les canons et mortiers de ses batteries, mais avec une précipitation telle qu'on ne pouvait voir un feu d'artillerie plus mal ajusté. Obus et bombes partaient à la fois dans toutes les directions, montant presque verticalement dans le ciel, ou ricochant à terre, à mi-chemin des nôtres et de la batterie. Aussi tout ce tapage ne nous fit pas le moindre mal, tandis que le Château, les Barres et Bel- levue, prévenus et préparés, envoyaient sur les tranchées prussiennes pleines de monde une avalanche de projectiles bien dirigés. -,•*
Quand le fracas de l'artillerie, arrivé à son comble, couvrit le bruit de la. fusillade, les nôtres se retirèrent inopinément.
Il fallait être toujours en éveil devant un ennemi rusé et perfide qui avait des espions dans la place et qui, en deux ou trois occasions, ne craignit pas d'employer un stratagème autorisé peut-être par la guerre, mais passablement répugnant à notre sentiment de l'honneur.
Il y avait dans l'armée prussienne des sections de troupes parlant très bien notre langue et recrutées presque exclusivement parmi les descendants des réfugiés qui avaient émigré en Allemagne après la révocation de l'édit de Nantes. Ces pseudo-Français se déguisaient comme ils pouvaient avec des vêtements ramassés sur les champs de bataille, enlevés aux prisonniers, aux morts, ou provenant de campements abandonnés : capotes d'artilleurs, pantalons rou-
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ges, etc. Ils s'avançaient en rampant jusqu'à 100 mètres environ du point qu'on voulait attaquer, et se couchaient par terre, immobiles. A 300 ou 400 mètres en arrière, le reste des troupes prussiennes, au signal convenu, poussait des hourras et des cris. Les sentinelles françaises donnaient l'alarme ; aussitôt nos soldats, se précipitant hors des postes, se cherchaient, s'appelaient, se rassemblaient et, dans la première émotion de la surprise, tiraient devant eux en hâte, uniquement préoccupés des ennemis dont ils entendaient les clameurs. Cependant, à la faveur de la nuit et de cette confuse agitation, les autres se glissaient encore en avant et, parvenus à une petite distance, s'écriaient : « Allons ! à moi les mobiles ! Par ici la lvo compagnie! Par ici la G0 ! A moi! Formez-vous ! France ! A moi ! A moi ! » Les mobiles, sans défiance, accouraient où ils s'entendaient appeler ; là, en un clin d'œil, ils étaient désarmés et pris, pendant que l'autre ligne, continuant ses hourras, s'avançait sur le point privé de défenseurs, et s'en rendait maîtresse.
En dépit d'une garnison peu nombreuse, incohérente, dont plus de la moitié était formée d'éléments sans valeur ; en dépit d'un armement relativement si faible qu'il fallut riposter à la foudroyante artillerie des Prussiens par un tir de plus en plus rare et à la fin par de pauvres boulets, le colonel Denfertne laissa pas respirer
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l'armée de siège, et sut lui faire tant de mal que les Allemands appelaient Belfort une fabrique de morts : Todtenfabrik.
Il n'y a pas de plus beau spectacle que celui d'un homme qui marche vers un but au mépris des obstacles accumulés. Le défenseur de Belfort faisait flèche de tout bois, selon ses expressions ; il ne désespéra jamais, et il nous dit que ce fut là sa force. Le froid est excessif, les soldats sont sans guêtres : on fera des guêtres avec les sacs à farine. Tous les souliers sont usés, et ceux qui sont en magasin sont trop petits : on mettra des sabots. Mais les sabots ne valent rien pour marcher dans la neige : on fera des chaussures avec les peaux des bêtes mati- gées, sans les tanner (car les moyens manquent), à l'instar des peuples primitifs. La besogne est dure; nuit et jour on travaille sous le feu,, sans abri pour reposer hors du danger, à peu près sans moyen de faire la soupe : eh bien, on se passera de soupe et d'abri, et tout le monde, hommes et officiers, mangera, debout, du pain gelé.
Surtout, pas un acte, pas une démarche qui puisse avoir l'apparence d'une faiblesse devant l'ennemi.
Sachez bien, écrivait le gouverneur après l'infructueux assaut de-s Perches où l'ennemi avait laissé sur les glacis un nombre considérable de morts, sachez bien que je ne veux pas d'armistice pour enterrer les
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morts. Vous les enverrez chercher par deux corvées, ayant chacune un brancard et composée de trois hommes, dont l'un porteur d'un drapeau blanc. Si les Prussiens tirent sur ces corvées, elles rentreront et laisseront les morts sur le terrain.
Il faut surtout en ce moment s'occuper des vivants, c'est-à-dire de la possibilité du renouvellement d'une attaque qui, tout absurde et infructueuse qu'elle ait été, pourrait être renouvelée par la témérité germanique. Il est indispensable que celte fois elle porte pour rennemi des fruits plus amers encore que ceux de l'attaque d'hier. Placez vos sentinelles avancées de bonne heure, afin que vos hommes aient le temps de se porter sur les remparts; augmentez surtout vos sentinelles de nuit, qui devraient être au nombre de plus de quatre.
Enfin, secouez votre artillerie pour qu'elle tire dans la journée d'aujourd'hui contre l'ennemi, et qu'elle sache bien ce qu'elle a à faire une autre fois en cas d'attaque.
Le colonel Denfert avait un principe auquel il ne faillit jamais durant le siège : dire la vérité entière sur chaque fait, ne rien cacher de ce qu'il savait, pour avoir le droit d'exiger en retour une confiance absolue. De tels hommes nous consolent un peu du long spectacle des mensonges, des proclamations emphatiques, des personnalités vaniteuses, des récriminations vaines et des ambitions impuissantes. Tout ici est droit, simple et grand. Ce sont les caractères de cette force
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qui nous permettent et nous commandent d'avoir foi en la France ; c'est à eux seuls qu'il appartient de dire avec autorité : « La guerre était finie, la France était vaincue, mais non déshonorée; elle allait se recueillir et préparer sa régénération. »
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L'ÉCOLE LIBRE
DES
SCIENCES POLITIQUES
EN 1872
L'École libre des sciences politiques, fondée et dirigée par M. Émile Boutmy, compte à - peine trois mois d'existence depuis le 14 janvier, jour de son inauguration; mais déjà on peut lui promettre un grand avenir. Elle procède' de cette idée si juste, que renseignement des sciences dites politiques doit être purement historique. Elle n'est pas autre chose, en somme, qu'une grande école d'histoire, cette encyclopédie du passé, considérée dans ses rapports spéciaux avec la politique : puissance respective des divers États, finances, législations, constitutions, armées, diplomatie, administration, commerce, agriculture, industrie; et les différents cours ont pour titres : Histoire diplomatique, Histoire militaire, Histoire financière de l'Europe, etc.; toujours histoire et rien qu'histoire.
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Point de théories ; si l'on expose des doctrines économiques ou sociales, c'est encore au point de vue historique. Point de construction à primai du gouvernement ■ idéal ; on laisse aux ignorants ces jeux de la pensée, et le premier bon fruit d'une étude sérieuse des matières politiques doit être de rendre sensible à l'esprit la vanité de pareils songes, aussi dangereux qu'ils sont frivoles. — Mais n'y a-t-il donc pas., dans l'ordre politique, des- lois générales, des vérités certaines, et le dernier but d'un enseignement vraiment scientifique n'est-il pas de les découvrir?— Peut-être. Nous verrons plus tard. Commençons par étudier les choses. Ne craignons jamais qu'en France la méthode empirique ' garde longtemps la place d'honneur et laisse à l'arrière-plan les généralisations. Le génie impatient et vif de notre nation n'y mettra que trop tôt bon ordre. Le danger n'est point là ; il est dans les conclusions hâtives et superficielles. Aujourd'hui, tout ce qu'il y a de bons esprits dans la génération qui se forme réagit contre cette tendance nationale; nous sommes las de nos idées vagues sur toutes choses, nous avons une immense soif de connaissances réelles, un dégoût profond et plein de colère pour ce formalisme creux qui fait le fond de notre éducation classique et nous a volé le temps de l'étude.
L'École libre des sciences politiques, par le caractère sérieux et solide de son enseignement,
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donne satisfaction à ce besoin nouveau ; elle répare dans notre instruction une lacune déplorable et vraiment étrange, car nous aurions dû apprendre au collège au moins les éléments de toutes ces choses; enfin, elle inaugure en France la liberté de l'enseignement supérieur. Voilà des titres à l'estime du monde et au concours des hommes de cœur.
Cinq professeurs sont actuellement à l'œuvre. M. Albert Sorel, invité par le programme à faire l'histoire diplomatique de l'Europe depuis le traité de Westphalie, a pensé avec raison qu'il valait mieux ne point s'attarder dans le XVIIe et le XVIIIO siècle, mais aller droit au plus pressé et s'installer de prime abord au centre des questions contemporaines. Les traités de 1815 sont restés pendant près de cinquante ans le principe du droit public de l'Europe; ils n'existent plus aujourd'hui. Comment ont-ils été conclus? comment ont-ils été détruits ? Tel est en deux mots le grand sujet que M. Sorel traite cette année. Après une revue préliminaire de la diplomatie européenne pendant la Révolution et l'Empire, il s'est arrêté au Congrès de Vienne, lisant les pièces officielles et la correspondance des ambassadeurs, mais n'oubliant pas que « traités, protocoles, dépêches, ne sont que la forme abstraite des phénomènes politiques, » et cherchant toujours à saisir sous les faux dehors du langage conventionnel la réalité vivante des
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passions et des intérêts. Il lui reste à montrer la destruction de l'œuvre du Congrès, la Bel- • gique séparée des Pays-Bas, la Prusse établissant un empire unitaire sur les ruines de la Confédération germanique, l'Italie érigée, en royaume, et enfin le traité de Versailles arrachant à la France les deux provinces qu'en 1815 l'Europe avait voulu lui conserver. L'importante histoire de la question d'Orient aura naturellement sa place dans cette seconde partie du cours ; mais surtout, connaissant bien l'Allemagne et trouvant qu'on la connaît peu, le professeur se propose de traiter avec une abondance particulière de détails l'histoire diplomatique du pays qui pèse le plus 'dans nos dèstinées.
M. H. Gaidoz, directeur de la Revue celtique, trace l'esquisse géographique et ethnographique 'du monde civilisé; il montre, avec les limites et les communications naturelles, comment sont distribuées les races, les langues et les religions dans les principaux États de l'Europe, en attendant d'aborder les colonies européennes des autres parties du monde et particulièrement les États-Unis. La nécessité où il est de parcourir rapidement un cadre très vaste ne le réduit pas à une superficielle et sèche nomenclature; au contraire, ne pouvant tout dire, il va d'abord au fond des choses, et son cours est une preuve que la géographie mêlée
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à l'ethnographie peut devenir, aux mains d'un érudit habile, la science la plus riche, la plus instructive, la plus féconde en aperçus lumineux sur les questions de l'ordre politique et sur bien d'autres questions encore.
M. Paul Leroy-Beàulieu, publiciste déjà célèbre et dont il est superflu de faire l'éloge, porte dans l'histoire financière de l'Angleterre (c'est par cette partie de l'Europe qu'il a voulu commencer son cours), ces qualités d'ordre et de clarté qui ne sont pas seulement l'ornement de la science, mais son indispensable condition lorsqu'il s'agit de matières aussi compliquées et aussi délicates. M. Paul Leroy-Beaulieu a eu la sagesse, ses années de collège finies, de se cantonner dans un sujet spécial d'étude, les questions financières, où il est bientôt passé maître, et quand on pense à l'âge du jeune professeur et à tous les succès qu'il a déjà obtenus, on entrevoit pour lui le plus brillant avenir.
M. A. Dunoyer, ancien professeur à l'Université de Berne, maître des requêtes au conseil d'État, a commencé l'histoire des doctrines économiques depuis Adam Smith, en montrant le développement de ces doctrines dans les écrits des économistes et dans les lois. Prétendre exposer, à propos de chaque auteur, tout l'enchaînement des théories qui composent son œuvre, c'eût été un programme beaucoup trop
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étendu pour le temps dont le professeur dispose. M. Dunoyer n'a pris, de chaque économiste, que la vérité qu'il a plus particulièrement éclaircie et développée, et qui est demeurée après lui dans la science. C'est ainsi que la théorie du produit net a servi de centre à la critique de l'œuvre des physiocrates, la doctrine de la division du travail à la critique de l'œuvre d'Adam Smith — et ainsi des autres. Le langage de M. Dunoyer, élevé, un peu abstrait, tranche quelque peu dans l'enseignement purement historique de l'école par l'emploi fréquent d'une terminologie dogmatique.
M. Levasseur, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, s'est chargé de faire l'histoire des progrès agricoles, industriels et commerciaux de l'Europe depuis le dernier siècle. Croirait-on qu'un cours de statistique puisse être animé et intéressant au point que l'attention des auditeurs ne languit pas un seul instant? M. Levasseur fait ce tour de force. Il a l'art de passionner la plus aride de toutes les sciences. Maître de son public, qui l'écoute et le suit curieusement, il s'amuse à l'interroger, demande l'explication d'un chiffre dont on s'étonne, s'arrête pour laisser réfléchir, et souvent a la satisfaction de voir son propre commentaire devancé par l'intelligente réponse d'un élève.
Pour qui aurait eu le privilège de pouvoir suivre régulièrement tous les cours de l'École,
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durant le premier trimestre, il y aurait à faire un beau et intéressant travail : ce serait de montrer, dans un tableau d'ensemble, comment ils se complètent les uns les autres. Mais entreprendre un pareil tableau synoptique sans posséder les éléments de sa composition, ce serait tomber dans le défaut même contre lequel l'École est instituée, défaut trop général en France et qui consiste à parler de ce qu'on ignore. Qu'il nous soit donc permis, au lieu d'un résumé de l'ensemble des cours, d'entrer dans les détails d'une leçon. Le choix que nous allons faire ne signifie pas que la leçon distinguée par nous soit la meilleure de toutes, ni que le professeur qui l'a faite. soit supérieur à ses collègues ; il veut dire simplement que nous avons entendu cette leçon, qu'elle nous a frappé et que nous croyons l'avoir assez présente à l'eprit pour pouvoir en offrir une analyse exacte.
Sur les îles Britanniques, qu'il connaît à fond, M. Gaidoz a été particulièrement instructif. Le passé explique le présent, et rien n'êclaire les questions contemporaines comme la connaissance de l'histoire, dût-on remonter au temps des Pictes et des Scots.
La première couche, le substratum (comme on dit en linguistique et en géologie) des populations de la Grande-Bretagne, ce sont les peuplades de langue celtique que les Romains
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conquirent. Les Romains n'eurent pas le temps d'implanter chez les Celtes d'outre-mer leur nationalité et leur langue; rappelés pour défendre l'empire que l'invasion des barbares menaçait de tous les côtés, ils laissèrent les Bretons exposés aux incursions des pirates germains. Ceux-ci venaient des rivages de l'Allemagne du Nord et appartenaient à trois tribus, les Saxons, les Angles et les Jutes. Ils vainquirent les Bretons et s'établirent dans leur pays, qui, dès le vie siècle, s'appela Angleterre, du nom de la plus nombreuse de ces tribus.
Que devinrent les Bretons ou Celtes? Réduits en esclavage, ils disparurent de l'histoire en adoptant la langue du vainqueur ; mais plusieurs s'enfuirent en Armorique, presqu'île à peu près déserte à l'extrémité occidentale de la Gaule, qui prit alors le nom de petite Bretagne. D'autres se réfugièrent dans les districts montagneux de l'ouest de la Grande-Bretagne, dans ce qui est aujourd'hui la principauté de Galles. Là ils purent soutenir avantageusement la lutte et sauvèrent leur nationalité.
La conquête des Normands en 10GG n'eut ethnologiquement aucune importance. Elle couvrit le pays d'une féodalité étrangère ; mais l'inondation n'était qu'à la surface, et le fond anglo-saxon de la population absorba peu à peu l'aristocratie normande. S'il est resté beaucoup
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de mots français en anglais, cela ne change rien au caractère essentiel de la langue, qui est strictement germanique; car ce qui détermine le caractère d'une langue, ce n'est pas le vocabulaire, c'est la grammaire.
La langue anglaise étant germanique, quel est le génie de la race ? Est-il purement teutonique ? est-il teutonique avec un mélange d'éléments saxons.et normands? Ou bien, au contraire, sous l'influence du climat, du sang des anciens Bretons et des autres Celtes du Royaume-Uni, Gallois, Écossais, Irlandais, serait-il devenu britannique, celtique, par une sorte d'atavisme intellectuel et moral ? Voilà une question faite pour diviser les savants ; où manquent les éléments d'une réponse précise, l'imagination a beau jeu. On a écrit des volumes sur la nature ethnographique du génie de Shakspeare ; les Germains le revendiquent, les Celtes le veulent tout entier pour eux, et M. Mathew Arnold, prenant une position intermédiaire, a cité dans ses Études de littérature celtique des vers du grand poète, où il a soin de souligner tout ce qui trahit l'influence du pur génie celtique, du génie des Bretons d'avant César !
Quoi qu'il en soit des éléments qui composent le caractère anglais, ce caractère a pour traits principaux, selon M. Gaidoz, la volonté froide, opiniâtre, l'amour du danger, la fierté personnelle, le sens pratique, l'intelligence commer-
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ciale. L'Anglais, du haut de sa supériorité, regarde toutes les autres nations avec un sentiment voisin du mépris. C'est en Angleterre que le plus grand naturaliste de notre époque, Darwin, a posé le premier la loi qui livre les races inférieures aux races supérieures pour être détruites. Voyez la dure domination des Anglais aux colonies, et dans leur pays même sur les races étrangères avec lesquelles ils sont en rapport. Sans doute ils n'oppriment plus les Bretons de la principauté de Galles. Pourquoi le feraient-ils ? ceux-ci acceptent maintenant sans arrière-pensée la tradition séculaire qui a réuni leur pays à la couronne. Mais si les Gallois ont perdu leur individualité politique, ils ont encor-e leur individualité nationale, leur langue, et ils y tiennent. Huit cent mille personnes parlent gallois seulement; une dizaine de journaux en langue galloise, paraissant une ou deux fois par semaine, tiennent le paysan et le fermier au courant des affaires publiques ; des congrès littéraires, sortes de jeux floraux, entretiennent dans la principauté le culte de la langue nationale... Eh bien ! c'est un sujet de colère pour les journaux de Londres; cette ténacité de la nationalité galloise offense l'orgueil anglais.
Pour échapper à la race conquérante, dont l'action ne peut manquer, en dépit de -leur résistance, de les anéantir à la longue, ces fidèles descendants des Celtes, qui s'appellent eux-
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mêmes Qymry, c'est-à-dire « concitoyens d'une patrie commune », ont cherché sur la terre un endroit désert, écarté, où ils fussent libres de fonder un État purement celtique, et c'est au bout du monde, en Patagonie, que leurs plus intrépides colons émigrent depuis cinq ans.
Mais, nulle part, l'Anglais n'a fait paraître l'inexorable raideur de sa race comme dans sa conduite envers l'Irlande. La position géographique de l'île la destinait fatalement à subir la domination de sa grande voisine. Ce fut sous les rois anglo-normallds que la conquête commença. La population de l'Irlande était trop faible pour repousser l'invasion ; elle était assez nombreuse pour opposer une longue résistance : ce fut là son malheur. Un pape, en 1155, donna l'Irlande à Henri II. Plus tard, la défection de l'Église catholique d'Angleterre fit rentrer en bonne grâce auprès du saint-siège l'Irlande jusqu'alors méprisée. La différence de religion accentua la différence des nationalités et donna à la lutte cette âpreté cruelle qui caractérise les guerres de religion.
Au xvn° siècle, la province de l'Ulster est confisquée, dépeuplée et livrée à • des colons anglais et écossais. Cromwell étouffe dans le sang une insurrection, proscrit en masse les rebelles et distribue leurs terres à des soldats ou à des aventuriers. A partir de ce moment, le pay-
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san d'Irlande cesse d'être propriétaire; il n'est plus que le fermier d'un seigneur anglais qui réside ailleurs, qu'il n'a jamais vu, et qui, d'une - heure à l'autre, peut le congédier et le laisser mourir de faim ; car, dans un pays où l'égoïsme jaloux de l'Angleterre interdisait l'industrie, où le seul moyen d'existence est la culture du sol, le renvoi d'un fermier est son arrêt de mort.
L'Angleterre, éclairée par l'expérience sur ses véritables intérêts, fait aujourd'hui des efforts louables pour réparer d'anciennes iniquités. L'émancipation des catholiques, l'abolition des privilèges de l'Église anglicane établie d'Irlande, le bill de M. Gladstone, qui protège, dans une certaine mesure, le paysan contre les caprices du propriétaire de sa ferme, sont des actes qu'on ne saurait trop approuver.
Mais il y a des souvenirs qui ne s'effacent pas.
La formidable émigration des Irlandais est la conséquence de la politique que l'Angleterre a trop longtemps suivie, et elle pourra devenir son châtiment. Quatre à cinq millions d'Irlandais « gone with a vengeance» peuplent aujourd'hui les États-Unis. De quel poids ce chiffre ne doit-il pas peser dans la balance, quand la question de la guerre ou de la paix se pose entre l'Amérique et l'Angleterre ! Ajoutez à cela que les Irlandais forment les deux cinquièmes de l'armée anglaise, qu'ils sont 200,000 à Londres,
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120,000 à Liverpool, 100,000 à Glascow, 80,000 à Manchester, et vous comprendrez que l'Amérique ose avoir le verbe un peu haut quand elle réclame une indemnité à sa rivale.
L'analyse d'une leçon donnée à l'École des sciences politiques était la meilleure réponse que nous pussions faire aux injustes soupçons des personnes qui l'accusent d'être l'organe d'un parti. En vérité, c'est une chose bien étrange que la peine qu'on a toujours à se figurer la science comme honnête, sincère, désintéressée des passions qui troublent et qui faussent l'opinion publique ! On nous demande : Quel est votre drapeau, votre cocarde, votre livrée? Et si nous répondons avec simplicité que nous allons à l'école pour enseigner la science ou pour l'apprendre, on ne nous comprend pas, on croit que cette réponse naïve est une ruse qui cache quelque sous-entendu. La seule question qui soit à faire à propos d'un professeur : « Sait-il bien ce qu'il enseigne? » est la plus rarement posée; ce qu'on demande, après l'enquête sur sa vie et sa foi politique, c'est s'il a de l'esprit, de l'éloquence, le trait, l'accent, le geste, l'art de terminer chaque leçon par ces phrases sonores sur la patrie, la justice et la liberté, qui sont le plaudite cives ! de la fin du spectacle.
Les applaudissements sont un symptôme, aussi bien que les sifflets, de ce manque de
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respect pour la science qui est, suivant un grand'critique (1), notre défaut profond. Le jour où l'on comprendra généralement en France qu'on doit aller à l'école, les maîtres pour enseigner, les disciples pour apprendre, un changement se sera fait dans le' caractère de la nation.
On n'apprend qu'à force d'étudier soi-même, et les professeurs de l'École libre des sciences politiques n'ont pas la prétention de dispenser leurs élèves de cette condition élémentaire. Leur enseignement n'est, en somme, comme celui de tout professeur, qu'une introduction à l'étude. Ils font, à la fin de chaque leçon, de la bibliographie, indiquent les sources, se mettent avec obligeance à la disposifion des jeunes gens pour les aider et les diriger dans leurs travaux.
Des conférences sur des sujets spéciaux viennent compléter l'enseignement général des cours ; après trois leçons lumineuses du colonel Usquin sur l'art de la: guerre, M. Laboulaye a expliqué la constitution américaine, M. Louis Leger a raconté la crise de l'Autriche.
L'espérance de M. Boutmy est d'ouvrir bientôt, si la prospérité de l'École le permet, une salle de lecture où l'on pourra consulter, avec les grands ouvrages qui doivent faire le fond
(1) E. Renan, Réforme intellectuelle et morale.
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d'une bibliothèque politique, les journaux et les revues de l'étranger (1).
(1) Depuis que ces lignes ont été écrites, l'École libre des sciences politiques, sous l'habile direction de son fondateur, M. Boutmy, a fait d'année en année des progrès considérables. Elle compte aujourd'hui (en 1880) vingt-cinq professeurs enseignants; sa bibliothèque se compose de trois fonds d'ouvrages importants, d'environ eent revues et d'autant de gazettes françaises et étrangères; elle met au concours, entre ceux de ses élèves qui ont obtenu d'elle un diplôme, des bourses de voyage de 4,000 francs.
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UN EXEMPLE
DE
SUBLIME ORATOIRE
C'est une chose admirable que le style parlementaire. Je veux, en dehors de toute préoccupation politique, donner ici un exemple de sublime oratoire.
Qu'est-ce que le sublime oratoire? L'abbé Ga- liani le définissait « l'art de tout dire, sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire. » Pour adapter cette définition à nos mœurs parlementaires, nous la modifierons ainsi : Le sublime oratoire est l'art de dire les choses les plus blessantes à une assemblée irritable, sans être rappelé à l'ordre par le président.
L'autre jour, ou plutôt l'autre nuit (1) (car il était une heure du matin), M. Jules Grévy,
(1) Écrit en janvier 1871..
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orateur de la gauche, voulait exprimer cette idée : « Messieurs, vous n'êtes point francs; vous dites que vous voulez proroger les pouvoirs du maréchal Mac-Mahon pour donner au pays l'ordre de choses régulier et stable dont il a besoin : ce n'est pas vrai, c'est pour conserver une chance à la monarchie, que vous n'avez pas pu faire. » Je le répète, je ne fais point de politique ici, j'apprécie l'éloquence de M. Grévy uniquement au point de vue littéraire. L habile orateur parla en ces termes :
Je laisse de côté les intentions, je ne m'attaque qu'aux choses. J'examine quel sera l'effet de la nouvelle institution. Rien ne sera changé au pouvoir actuel.
Mais vous dites bien haut qu'il y aura du changement, et que vous faites autre chose que le provisoire. Vous dites : le pays est inquiet, il souffre, le provisoire le tue, les affaires sont mortes, l'inquiétude est partout, il faut sortir de cet état funeste. Nous le disons aussi, nous; mais, plus conséquents que vous, nous ajoutons : Sortons du provisoire par la seule voie possible, sortons-en par le définitif.
Vous ne voulez pas de définitif; vous cherchez le re- mède dans la prolongation de la cause du mal. Vous ne voulez pas de définitif, ne me forcez pas à insister sur ce point.
Vous êtes rigoureusement dans votre droit. Vous voulez la monarchie et vous ne pouvez pas la faire; vous pouvez faire la république et vous ne le voulez
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pas ; voilà pourquoi vous ne voulez pas sortir du provisoire pour entrer dans le définitif.
Mais le pays, lui, a soif du définitif; le pays meurt du provisoire. M. le président de la République l'a dit dans son message ; tous les orateurs l'ont répété, et le pays tout entier vous le crie par toutes ses voix.
Cependant on ne veut pas faire le définitif ; mais on ne peut l'avouer au pays, on ne peut lui dire : Je veux te tenir indéfiniment dans un provisoire où tu péris. Quel langage lui tient-on? On lui dit : Nous allons faire quelque chose qui sera un gouvernement fort et stable, qui te donnera sept ans de repos et de prospérité.
On se trompe ; je ne dis pas qu'on trompe le pays ; on se trompe ; on ne change rien à la situation actuelle, absolument rien ; on reste dans le provisoire, et on en diminue plus qu'on n'en augmente la force et la stabilité.
Je l'ai déjà dit Je ne veux pas soupçonner les intentions; mais si elles étaient mauvaises, si on voulait faire croire au pays qu'on le tire du provisoire quand on l'y laisse, ferait-on autre chose que ce qu'on fait ?
Voilà le sublime. C'est parfaitement simple, et la formule est aisée à retenir : à Dieu ne plaise que je vous prenne pour des fripons ! mais si vous étiez des fripons, vous conduiriez-vous d'une autre manière ?
Il y avait en Amérique, à Philadelphie, un certain William qui tombait sept fois le jour dans le vilain péché du mensonge. Un de ses amis, nommé Josué, crut qu'il était de son de=
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voir de l'avertir; mais comme il était très poli, il chercha pour le faire une voie détournée et délicate :
« William, thee knows I never call anybody names ; but, William, if the mayor of the city were to come to me, and say : « Joshua, I want » thee to find me the biggest liar in Philadel- » phia, » I would come to thee and put my hand on thy shoulder, and say to thee : « William, » the mayor wants to see thee. » — « William, tu sais que je ne donne jamais de noms désobligeants à personne ; mais, mon cher William, si le maire de la cité s'adressant à inoi me disait : « Josué, je veux que tu me trouves le plus grand » menteur de Philadelphie, » j'irais à toi, je poserais ma main sur ton épaule et je te dirais : « William, le maire de la cité veut te voir. »
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LE CONCILE DU VATICAN
M. Edmond de Pressensé est une des figures les plus originales de l'histoire politique et religieuse de ce temps-ci. Combien d'hommes non moins distingués peut-être par la science, par le talent et par les qualités de la nature morale sont loin d'avoir de leur personne ce vif et éclatant relief! Quels sont donc les traits qui donnent à la physionomie de M. de Pressensé, avec la particularité très précise d'un caractère individuel, quelque chose de la haute généralité d'un type? C'est d'abord une chaleur, une jeunesse admirable de passions et de convictions, en un temps où les plus jeunes ont l'esprit et le cœur déjà vieux et où les générations naissent sceptiques ; et puis c'est un besoin de se répandre, de déborder pour ainsi dire, de ne point garder en lui-même la vérité (comme font ceux qui mûrissent et fécondent leurs idées par la mé-
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ditation), mais de communiquer sans attendre et de semer autour de lui tout ce qu'il sent, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il sait, avec le zèle généreux et désintéressé d'un apôtre. Défendez, si vous y tenez absolument, l'opinion de La Rochefoucauld sur l'amour-propre, secret mobile des actions humaines, il faudra bien que vous m'accordiez au moins que nul homme n'est plus exempt que M. de Pressensé de tous les signes extérieurs de cette faiblesse ; car il en est même trop exempt et il porte à l'excès cette visible insouciance de sa personne; jamais âme ne fut plus idéaliste, plus attachée à ce qu'il y a d'immatériel en chaque chose, plus indifférente à la lettre, au vêtement, au corps, et en général à tout ce qui sert d'enveloppe et de forme à l'esprit.
Il y a deux ou trois grandes idées au service et au triomphe desquelles il a dévoué sa vie. Homme politique, député de Paris à l'Assemblée nationale, il a l'amour ardent et si rare en France de la liberté, non pas de la liberté confisquée au profit du parli qui la réclame, mais de la liberté revendiquée pour tous et comme le droit de tous. C'est au nom de cette liberté sacrée et de la dignité de la conscience humaine qu'il sollicite sans trêve ni relâche la séparation de l'Église et de l'État. En chaire et comme prédicateur, il parle le langage tout moderne et bien approprié à notre époque de ce
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qu'il appelle « le grand spiritualisme chrétien ». Entendez par là une religion plus large et plus vivante que celle des anciens docteurs de l'Église réformée, une pénétrante psychologie substituée au dogme austère et aride, la démonstration des harmonies de la nature humaine avec le Christ des Évangiles, de pressants appels à l'expérience intime de chaèun, l'affirmation souvent et solennellement répétée de l'autorité absolue de la conscience morale, enfin l'étude et la définition des besoins du cœur déclarés aussi légitimes, aussi nobles, aussi dignes d'être comblés et satisfaits que ceux de la raison. Voilà les idées qui constituent le fond invariable de ses nombreux écrits théologiques ou politiques et de la revue mensuelle qu'il dirige avec tant d'activité et de courage. Certes, c'est quelque chose en ce monde que d'avoir foi en une ou plusieurs grandes idées, d'en faire l'inspiration, la passion, la fin de toute sa vie ; et quand un homme s'identifie avec elles à ce point qu'elles semblent s'être incarnées en lui et qu'il en devient la personnification éclatante, je dis que le signe de la vraie supériorité est là ou qu'il n'est nulle part.
L'instrument naturel d'un homme du tempérament de M. de Pressensé, c'est évidemment la parole. Elle seule peut rendre ses impressions assez vite et avec assez d'abondance. Écrire n'est pour lui qu'un moyen moins commode et
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à tous égards inférieur d'exprimer sa pensée. C'est une autre manière de parler, moins directe, moins vive, moins puissante. Ses écrits ne sont au fond que des discours qu'il ne pouvait point faire, ou bien encore ce sont des discours qu'il a faits et qu'il reproduit approximativement. L'imprimerie lui sert moins à faire durer ses idées dans le temps qu'à les disséminer: plus largement dans l'espace. Sa plume galope sur le manuscrit et bondit sur les épreuves; on sent qu'il s'impatiente de l'obstacle qu'opposent le temps d'écrire et celui d'imprimer à l'immédiate diffusion de sa pensée. Ses qualités de style, qui sont nombreuses et réelles, sont toutes celles d'un improvisateur: c'est le brillant, l'esprit, des traits, des images, des expressions vives, hardies et pittoresques, du mouvement et de la chaleur toujours, parfois de Féloquence ; mais il ne faut pas qu'il dise après avoir terminé un livre : Exegi monumentum œre pe- rennius.
Son Histoire du concile du Vatican se signale entre tous ses ouvrages par ce caractère d'improvisation rapide et brillante. Ce volume un peu gros, dont les proportions mal calculées témoignent que l'impression a commencé avant que le manuscrit fût complet, a été effectivement écrit en deux fois, comme l'auteur nous l'apprend dans sa préface, et le tout est une refonte d'anciens articles de revues, de confé-
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rences, etc. ; il aurait même pu ajouter « de sermons, » à en juger par quelques pages de la fin (1). Ne cherchons point là les lignes pures, les solides et tranquilles assises d'un monument élevé pour l'éternité, in æ'vum,o mais aussi quel souffle dans ces feuilles volantes! quelle intensité et quelle prodigalité de vie! comme on sent palpiter le cœur si riche et si affectueux de F écrivain ! et comme on se trouve soi-même impertinent et sot d'oser adresser quelques froides critiques de forme à l'homme du monde le meilleur et le mieux intentionné !
Pourtant il faut en faire une ou deux, de ces méchantes critiques. Laissant à de plus érudits le soin de relever les inexactitudes historiques, les confusions de dates, les confusions de papes, je citerai un exemple amusant de la rapidité avec laquelle M. de Pressensé écrit. Il nous entretient, p. 327, des pétitions qui furent présentées à l'Assemblée nationale le 22 juillet 1871 en faveur du rétablissement du pouvoir temporel, et renvoyées au ministre des affaires étrangères; six lignes plus bas, nous lisons : « Les déclarations de M. Thiers réduisaient d'avance à néant le renvoi des pétitions au ministre de la guerre. » Voilà donc le ministre des affaires
(1) a J'aimerais pouvoir ouvrir largement, sous vos yeux, ces saintes archives de la piété chrétienne, etc. » (p. 484). « Je vous ferais assister au grand spectacle de ces églises immenses, etc. » (p. 520).
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étrangères devenu en six lignes ministre de la guerre ! Et, en effet, au point de vue de l'idéalisme, ces détails matériels n'ont point d'importance; il suffit que les pétitions aient été renvoyées à 1Mt Ministre. Les images qui ornent le style de M. de Pressensé ne sont pas toujours assorties ; j'ai des objections sérieuses au levain d'une tendance, à une tendance libérale qui relève la tète, à des textes qu'on jette par-dessus le lord parce qu'ils ne sont pas malléables, etc. Quant aux errata typographiques, lettres omises ou superflues, mots employés pour d'autres, raillé pour rallié, piété pour pitié, cela pullule. L'écrivain ne semble pas partager les scrupules de MIIIC Sand en matière de ponctuation, et la division du texte en alinéas est évidemment laissée à la fantaisie du compositeur... J'ai un peu honte d'insister sur ces vétilles, mais je crois qu'il est bon de ne pas supprimer entièrement cette partie de la critique. « La perfection du style, a dit Béran- ger, doit être recherchée de tous ceux qui se croient appelés à répandre des idées utiles. » Hâtons-nous de dire, pour mettre fin à ces remarques pédantes, qu'il y a aussi dans ce livre des parties littérairement parfaites d'un bout à l'autre; le chapitre sur (1 La ville du concile », par exemple, est tout à fait. charmant, d'un style excellent, et même, en quelques endroits, d'un grand style, enlevé et pourtant très soi-
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gné, d'une juste harmonie de couleur et de ton, rempli d'esprit et du plus distingué, avec quelques malicieuses espiègleries çà et là, mais toujours de bon goût.
L' Histoire du concile du Vatican se termine par quatre chapitres, dans lesquels, faisant succéder à la critique et à l'histoire l'exposition doctrinale, l'auteur explique où réside selon lui la véritable autorité religieuse. Si l'infaillibilité n'est pas dans le pape, il faut qu'elle soit quelque part; il faut que le libre exercice de la raison et de la conscience humaine soit limité par une autorité supérieure à l'homme et indiscutable; sans quoi la religion n'a plus rien qui la distingue de la philosophie. Les idées de M. de Pressensé sur ce grave sujet étaient d'autant plus intéressantes à connaître qu'elles ne sont pas tout à fait conformes à celles de l'orthodoxie protestante ; il ne place pas au même lieu qu'elle le centre de l'autorité. Malheureusement, ces chapitres qui devaient être, dans la pensée de l'auteur, les plus importants de son livre, sont les moins écrits, les moins faits; je doute qu'on en suive attentivement la lecture. Ils sont trop longs et trop confus ; ils ne diffèrent pas assez de quatre bons sermons ordinaires, et de même que dans ces sermons où le prédicateur, avec un petit nombre d'idées, doit remplir l'heure réglementaire, la pensée à tout moment pivote sur elle-même ou
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piétine sur place sans marcher. Il y a trop d'agitation, de mouvements pathétiques et oratoires, au détriment de la logique et de l'exactitude. On éprouve, après avoir parcouru ces pages, je ne sais quel besoin de lire un chapitre de Condillac.
Essayons, à la suite de M. de Pressensé, d'aller à la recherche de l'infaillibilité religieuse. Voici quatre Églises, quatre systèmes, quatre esprits différents : le catholicisme modéré, l'ul- . tramontanisme, le protestantisme orthodoxe et ce que j'appellerai, faute d'un meilleur nom, l'école évangélique libérale, — que je voudrais tâcher de définir, moins pour les critiquer que pour les étudier et les comprendre; la véritable critique des doctrines est faite par l'histoire qui, en les substituant les unes aux autres, montre bien qu'aucune ne possède l'éternité des choses absolues.
Le 10 octobre 1869, au moment où le monde chrétien attendait avec une curiosité impatiente- et inquiète l'ouverture prochaine du concile, le Correspondant, organe du catholicisme modéré, publia un article anonyme fort remarquable, qui était le programme et le manifeste de ce parti. C'est une éloquente et savante réponse aux rumeurs qui couraient, prenant plus de consistance de jour en jour, d'un coup d'État projeté par le parti ultramontain.
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Il est nécessaire (disait en substance cet article) qu'il y ait dans l'Église une autorité pour conserver et fixer la foi; car la religion subit avec le temps une altération inévitable. Le croyant ne peut pas plus échapper à l'influence des idées du monde, qu'il ne peut respirer un autre air que celui où il est plongé. De là un mélange continuel d'esprit nouveau avec l'esprit ancien. Se confier au sens individuel pour ramener la religion à sa pureté première, c'est tomber dans l'erreur du protestantisme et supprimer par le fait toute unité, toute organisation ecclésiastique. D'ailleurs, quoi de plus sec et de plus pauvre que cette idée protestante d'une intervention de Dieu limitée aux écrits canoniques et cessant brusquement avec les apôtres ? L'Église catholique perpétue la grande tradition des temps apostoliques, et elle est l'héritière directe de ces premiers disciples auxquels le Maitre a dit : « Voici, je suis toujours avec vous jusqu'à la fin du monde. » Remonter à l'enseignement. primitif du Christ, des apôtres, des plus anciens Pères, mettre cet enseignement en harmonie avec les besoins légitimes de l'esprit et de la société modernes : telle est la double mission de l'Église. Mélange admirable d'antiquité et de jeunesse, elle dure et subsiste en se renouvelant. Toujours, suivant la belle expression de Lacordaire, quelque charme emprunté au temps vient parer son éternité.
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Ainsi l'Église, sans modifier le dogme en son j essence, le développe et l'explique éternelle- j ment. L'autorité dogmatique ne réside pas dans telle ou telle de ses parties, quelque puissant^ et vénérée qu'elle soit, mais dans l'Eglise universelle , dans sa représentation pour mieux dire, en d'autres termes dans les conciles œcuméniques ou assemblées de l'épiscopat tout entier présidées, par son chef, le souverain pontife. Si l'infaillibilité peut paraître douteuse là où le pape et les évêques sont. séparés, dès que ces deux autorités sont réunies l'infaillibilité est certaine. « On peut contester l'infaillibilité d'un décret du pape, séparé ,du consentement exprès ou tacite de l'épiscopat, et plus sùrement encore l'infaillibilité des décrets d'un concile qu'aucun pape ne confirme ; mais une décision conciliaire revêtue de l'assentiment pontifical, ou une proposition pontificale corroborée par le consentement de l'épiscopat, l'infaillibilité est là, ou elle n'est nulle part. L'Esprit-Saint parle par-ce double organe, ou il "ne parle jamais. »
Les décisions doivent être prises, surtout en matière dogmatique, non à la simple majorité, mais avec un concours de suffrages suffisants pour que le décret puisse être réputé l'œuvre de l'Eglise entière. La raison de ce scrupule est que les conciles ne créent pas les dogmes ; ils proclament seulement avec une vigueur et une netteté nouvelles ce que. l'Eglise a cru partout
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et tbujours par une foi au moins implicite, quod semper et ubique et ab omnibus creditum est. Aussi est-il arrivé plusieurs fois qu'on s'est arrêté devant l'opposition d'un seul évêque, et jamais on n'a passé outre devant une minorité d'un dixième (1).
Si l'Eglise universelle, parlant par l'organe de ses conciles œcuméniques, est infaillible, nul dans l'Eglise n'est inspiré, et il ne faut pas confondre l'assistance promise par l'Esprit-Saint -avec l'inspiration proprement dite. 1/assistance rend les décisions certaines, mais non moins nécessaires les recherches qui doivent les précéder. Elle préserve de l'erreur, mais n'a jamais dispensé de l'étude et de la raison. « Dans ce privilège (écrit l'évêque de Saint-Dié, cité par l'évêque d'Orléans) ne voyez rien qui ressemble à l'inspiration dont les anciens prophètes furent favorisés, ni à une révélation proprement dite. Aussi l'assistance divine est simplement une ac- . tion efficace de l'Esprit-Saint qui dirige, qui préserve, qui soutient l'Église dans la constata-tion de la vérité, et la garantit infailliblement | de toute erreur; action néanmoins qui ne la 1 dispense ni des recherches, ni de la discussion, ni surtout de la prière, auxiliaires indispensables dans une œuvre de cette nature. Voilà pourquoi et papes et conciles ne décident jamais
(1) Ce qui se passe au concile, page 70.
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rien en matière de foi, de mœurs ou de discipline, sans avoir longuement pris connaissance des choses, sans les avoir examinées sous toutes leurs faces, puis consulté les docteurs les plus éminents, adressé au ciel de longues et ferventes prières. »
Voilà, sauf les inexactitudes qui peuvent toujours se glisser dans des expositions aussi délicates, la pure doctrine de l'Église catholique. Voyons maintenant par quelles nécessités à la fois historiques et logiques le catholicisme devait aboutir àrultramontanisme, c'est-à-dire à la prédominance exclusive de Rome et du pape.
Les honorables auteurs anonymes de l'article du Correspondant font un aveu bien remarquable. Répondant à ceux qui croyaient voir dans la convocation du concile, après une interruption de trois siècles, le dessein de consacrer les prétentions-ultramontaines, ils ne craignent pas de faire observer que le pape n'avait aucun besoin de cette consécration, et qu'il n'avait qu'à laisser durer, sans rien dire, une interruption suffisamment justifiée par la nécessité, acceptée par tout le monde comme définitive, et dont la conséquence inévitable était d'investir par le fait la papauté de la 'plénitude de l'autorité dogmatique. « Qui ne voit, disent- ils, que telle était la suite infaillible de la suspension prolongée des conciles et comme une pente irrésistible sur laquelle il suffisait aux
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papes de s'abandonner ? Au défaut des conciles, en effet, et dans l'impossibilité de les réunir, il n'est personne qui conteste que c'est au pape à porter la parole pour défendre la foi, qui ne peut demeurer sans témoignage ; et nul ne conteste non plus que les jugements émanés à ce titre. de la chaire pontificale, infaillibles ou non à leur origine, peuvent acquérir par l'assentiment tacite de l'Église dispersée une vertu qui les élève au-dessus de toute discussion. Ainsi ont été condamnés au siècle dernier, sur la demande de l'Église et même des rois de France, Molinos et Jansénius dans toutes les nuances de leurs erreurs, et il n'est personne aujourd'hui qui mette en doute la valeur irréfragable des décrets pontificaux qui ont défini, à l'encontre de ces faux docteurs, la vraie nature de l'amour divin et de la grâce sanctifiante. A peine s'il reste encore dans quelque coin reculé du quartier Saint-Jacques ou dans quelque campagne de la Hollande un janséniste qui proteste contre la bulle Unigenitus. Il est donc bien vrai qu'en fait; depuis trois cents ans, toutes les questions de foi ont été résolues par le jugement du souverain pontife, sans aucun secours préalable de l'épiscopat et de l'Église.... Le pape était ainsi devenu, non seulement le juge souverain, mais, en un sens, le juge unique de la foi, parce qu'il était le seul possible. »
A mesure que l'Église catholique s'étendait
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sur la surface de la terre, convoquer un concile œcuménique devenait une entreprise tous les jours plus grave et plus périlleuse, non pas seulement à cause des difficultés matérielles de la réunion, mais surtout à cause du risque que l'on courait de ne plus obtenir l'unanimité morale de la part de tant d'évêques séparés par la nationalité, la langue et l'esprit si divers des sociétés au sein desquelles ils exerçaient leur ministère. Aussi l'histoire nous offre-t-elle le spectacle des efforts persévérants de Rome pour obtenir la suprématie, et du succès de plus en plus complet de ces efforts. Les papes n'ont pas attendu la promulgation officielle du dogme de l'infaillibilité pontificale pour lancer des encycliques et des bulles où ils s'arrogeaient la plénitude du pouvoir apostolique, pour établir l'inquisition, et pour exercer par le fait dans l'ordre spirituel et, tant qu'ils le purent, temporel, l'autorité la plus absolue qui fut jamais.
Le Correspondant, faisant allusion à la bulle Unigenitus, rappelle la soumission avec laquelle elle fut acceptée. Hélas! oui, et il faut voir dans les mémoires du duc de Saint-Simon tout ce qu'a été cette soumission; voici les douloureuses paroles qu'il a lui-même recueillies de la bouche de l'archevêque de Tolède : « Peu à peu Rome nous a non pas subjugués, mais anéantis, au point que nous ne sommes plus rien dans nos diocèses. De simples prêtres
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inquisiteurs nous font la leçon ; ils se sont emparés de la doctrine et de l'autorité. Un valet nous apprend tous les matins qu'il y a une ordonnance de doctrine ou de discipline affichée à la porte de nos cathédrales, sans que nous en ayons la moindre connaissance. Il faut obéir sans réplique... Le pape est diocésain immédiat de tous nos diocèses, et nous n'en sommes que des vicaires sacrés et mitrés uniquement pour faire des prêtres et des fonctions manuelles, sans oser nous mêler que d'être aveuglément soumis à l'inquisition, à la nonciature, à tout ce qui vient de Rome ; et s'il arrivait à un évê- que de leur déplaire en la moindre chose, le châtiment suit incontinent, sans qu'aucune allégation ni excuse puisse être reçue, parce qu'il faut une soumission muette, et de bête... Mais je vous dirai bien pis, ajouta-t-il avec un air pénétré. Croyez-vous que pas un de nous n'eût osé accepter la constitution si le pape ne nous l'eût pas fait commander par son nonce? L'accepter eût été un crime qui eût été très sévèrement châtié; c'eût été entreprendre sur l'autorité infaillible et unique du pape dans l'Église, parce que oser accepter ce qu'il décide, c'est juger qu'il décide bien. Or qui sommes-nous pour joindre notre jugement à celui du pape? Ce serait un attentat; dès qu'il parle, nous n'avons que le silence en partage. L'obéissance et la soumission muette et aveugle, baisser la tête
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sans voir, sans lire, sans nous informer de rien, en pure adoration. »
Ainsi, le concile du Vatican n'a fait que consacrer un abus déjà ancien et produit peu à peu par le cours naturel et nécessaire des choses. La logique s'accorde avec l'histoire pour conduire le catholicisme à Rome et pour l'y enfermer. « Une souveraineté périodique intermittente, écrit avec raison Joseph de Mais- tre, est une contradiction dans les termes ; car la souveraineté doit toujours vivre, toujours veiller, toujours agir. » M. Veiiillot, raillant la théorie du Correspondant, d'après laquelle le pape et l'épiscopat, faillibles s'ils sont séparés, deviennent infaillibles quand ils sont unis, s'écrie : « Deux faillibilités sacrées, opposées l'une à l'autre et se combattant sans relâche, feront une infaillibilité certaine, à laquelle la raison humaine se rendra sans combat ! Comprenez- vous ce tripotage ? » Mais l'argument le plus fort du parti ultramontain, c'est le grand argument a lJl'im'i, celui qui consiste à crier avec une impérieuse violence qu'il faut que le pape soit infaillible, parce que sans cela il n'y a plus de certitude et l'esprit humain erre sans boussole dans la nuit. C'est, au fond, le seul argument de Joseph de Maistre. 0 l'insupportable écrivain, et que son livre du Pape est ennuyeux ! Il est solennel et didactique comme s'il écrivait des choses sérieuses. J'avoue que
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j'aime mieux Veuillot, parce qu'au moins Veuil- lot est drôle et qu'il coiffe les paradoxes d'un bonnet de fou au lieu de les affubler d'une robe de pédant. Donnons la parole à cet humoriste : « L'infaillibilité est nécessaire, donc elle est certaine... On ne voit point de corps délibérant infaillible. La première assemblée délibérante dont on trouve une trace dans l'histoire délibère contre Dieu et bâtit Babel contre Dieu... (Suit un cours d'histoire sainte dans lequel l'infaillibilité est représentée comme errante et intermittente dans les personnes d'Adam, de Noé, d'Abraham, de Moïse, etc., jusqu'au moment où elle se fixe et devient permanente dans saint Pierre et ses successeurs.) Nous ne savons tous -certainement qu'une chose, c'est que nul homme ne sait rien, excepté l'homme en qui Dieu est pour toujours, l'homme qui porte la pensée de Dieu. Il faut suivre inébranlablement ses directions inspirées. »
L'évêque d'Orléans, exaspéré de ces sottises, tançait un jour Veuillot en ces termes : « Je serai très modéré en disant simplement, monsieur, que vous êtes théologien comme certains docteurs à la voix retentissante sont médecins. » Mais qu'importaient à Veuillot les remontrances et les avertissements d'un évêque? L'Église universelle, par la voix du concile, allait donner raison à sa théologie. Concevez-vous l'excès d'orgueil qui dut gonfler ce laïque, ce journaliste,
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aussi vide de science que rempli de fiel et de talent, quand il vit le superbe évêque qui lui avait donné publiquement ces leçons hautaines courbant la tête à son tour en face de l'Église et du monde, mordant sa lèvre pâle et réduit au silence par la décision du concile? Non, jamais créature humaine ne se sentit plus de joie au cœur et ne fut mieux vengée. Mais que va faire l'évêque d'Orléans ? Que feront et le père Gratry, et les rédacteurs du Correspondant, et tous les publicistes qui, avant le vote conciliaire, ont osé prendre vis-à-vis de Rome une position si nettement hostile par leurs protestations anticipées ?.
Ce qu'on leur, demande est bien dur. Il s'agit de consacrer l'infaillibilité personnelle • d'un homme, d'un homme qui est à la vérité le souverain pontife, le chef suprême de l'épiscopat, mais qui enfin n'est point inspiré, et auquel l'assistance même de l'Esprit-Saint n'a pas été promise spécialement, puisque la promesse est générale et s'applique à l'assemblée des doc- teurs et des pasteurs de l'Église universelle. Et cet homme, hélas ! a fait ses preuves. Il a témoigné suffisamment, dans une suite d'actes solennels, qu'il n'y a point de rêverie de l'autre monde que sa bouche infaillible ne puisse articuler et imposer à la foi des fidèles. Depuis bien des années ses paroles ne sont toutes qu'un défi insensé jeté à la civilisation moderne.
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Il est vrai que l'évêque d'Orléans a tenté par d'habiles commentaires d'adoucir un peu ces énormités d'outre-monts ; mais on l'a désavoué à Rome et sévèrement blâmé pour avoir voulu falsifier le sens du iSyllabus alt profit de ses doctrines particulières. Qu'importe, d'ailleurs, la personne de Pie IX ? Ce vieillard vénérable peut être dans l'enfance, ses paroles n'en sont pas moins la voix même de Dieu, puisque, s'elon une remarque judicieuse du professeur Erbermann, jésuite, Dieu a bien su un jour révéler aux hommes la vérité en faisant parler une ânesse. « Quand le pape pense, c'est Dieu qui pense en lui », dit la Oiviltit cattolica. Vous ne devez donc pas raisonner, mais vous soumettre ; vous entendez ? une soumission muette, et de bête. Si Sa Sainteté décide que ce qui paraît blanc à vos yeux est noir, vous devez dire également : C'est noir. Voilà l'état des choses ; que vont faire les catholiques du parti libéral et modéré ?
J'estime qu'il n'y a point d'absurdité qu'on ne puisse faire accepter aux hommes les plus intelligents, mais à une condition : c'est que la chose ne se présente pas brusquement, insolemment, comme une nouveauté, mais qu'elle pénètre et s'insinue lentement dans l'esprit par une infiltration douce. Quand, par hasard, une absurdité nous choque, c'est seulement parce qu'elle est nouvelle; l'habitude prise, nous ne
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nous en apercevons plus. Il ne s'agit, en cela comme en tout, que de faire son éducation. Combien d'idées qui causeraient une stupeur profonde aux habitants d'une planète plus intelligente que la nôtre nous sont devenues naturelles et nécessaires comme l'air dont nous vivons et ont passé, pour ainsi dire, dans la constitution de notre esprit! Or, le dogme de l'infaillibilité pontificale appartient précisément, ce me semble, à cette catégorie de choses absurdes qui ne sont point nouvelles et pour lesquelles l'éducation de la chrétienté catholique devait être faite depuis longtemps. Comment les évê- ques français et les docteurs de Sorbonne n'ont- ils point vu que le mouvement de la logique et de l'histoire allait directement à l'ultramonta- nisme? Est-ce qu'ils pouvaient douter un instant qu'un concile œcuménique réuni au Vatican par Pie IX serait bientôt et fatalement entraîné à lui complaire en toute sa fantaisie ? En vérité, ils ont été bien imprudents ! Le dogme proclamé, il ne leur restait plus qu'une chose à faire : se rétracter; c'est ce qu'ils ont fait.
Les protestants et les libres penseurs ne trouvent pas d'épithètes assez méprisantes pour qualifier cette conduite qui, dans l'appréciation la plus modérée, leur paraît au moins une inconséquence. Assurément, toute palinodie est une chanson piteuse. Mais le premier devoir d'un bon catholique n'est-il pas l'obéissance à l'Église? « La foi
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catholique, dit fort bien le comte de Maistre, n'a pas besoin de se replier sur elle-même, de s'interroger sur sa croyance et de se demander pourquoi elle croit; elle n'a point cette inquiétude dissertatrice qui agite les sectes... Le catholique sait qu'il ne peut se tromper; il sait de plus que, s'il pouvait se tromper, il n'y aurait plus de vérité révélée, ni d'assurance pour l'homme sur la terre, puisque toute société divinement instituée suppose l'infaillibilité. » Se retirer de l'Église! Cette perspective fait frémir; et pour où aller? pour tomber, de chute en chute, dans l'abîme sans fond de l'hérésie. Le père Gratry avait écrit dans la préface de sa quatrième lettre : « Je suis soumis en tout à l'autorité de l'Eglise, cela n'avait pas besoin d'être dit, » et quand il envoya à l'archevêque de Paris sa rétractation, celui-ci put lui répondre sans la moindre intention d'ironie : « Par ces nobles et ' généreux exemples nous mettons notre conduite d'accord avec nos convictions, et nous prouvons au monde que nous sommes sincères, lorsque nous soutenons que la lumière de la foi est supérieure à la lumière de notre faible et vacillante raison. »
Quelques-uns ne purent pas. Pour eux, le nouveau dogme passait décidément la mesure de la patience et de la crédulité humaines, qui pourtant sont bien grandes. Ils se révoltèrent. C'est surtout en Allemagne, la terre classique
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de la science et de la libre pensée, que la rébellion put prendre racine et s'étendre. Je n'entre pas dans les raisons politiques qui ont favorisé le mouvement en Allemagne et l'ont gêné en France. Là-bas, ce sont les plus grands noms de l'Église et de la théologie catholique ; ici, nous n'avons guère que l'abbé Michaud, dont l'éclatante entrée en scène éclipsait déjà le personnage plus doux et plus réservé du père Hyacinthe, quand soudain la choquante trivialité d'un pamphlet, bientôt suivi d'un autre qui en annonçait un troisième, a donné à tout cela une tournure vulgaire et peu intéressante. Les hommes de ce parti s'appellent vieux catholiques ; mais le catholicisme les rejette de son sein. Il faut qu'ils s'organisent, soit en fondant une Église nouvelle, soit en se ralliant à une Église déjà existante. Les philosophes sont par nature des solitaires; mais qui dit religion dit lien, non seulement de Dieu avec les hommes, mais des hommes entre eux. Que feront les vieux catholiques ? fonderont-ils une Église nouvelle? se rattacheront-ils à quelque ancienne Église ?
Il n'est guère probable que des hommes qui ont connu la grandeur et la beauté relatives d'un catholicisme raisonnable prennent le parti de se rallier à un système d'une médiocrité aussi peu attrayante que le protestantisme orthodoxe.
Le caractère essentiel de l'orthodoxie dans le
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protestantisme est de regarder les saintes Écritures (je souligne ce mot pour qu'il soit bien en vue) comme la révélation même de Dieu. Dans ce système, la Bible n'est pas seulement le document précieux, vénérable, sacré de la révélation divine; vous aurez beau accumuler les expressions de la piété et du respect, si vous dites que la Bible n'est pour vous que le document de la révélation, vous blasphémez, car elle est elle-même la réve7ation-. Il ne suffit point que Dieu se soit manifesté au monde dans une suite de grands événements et de saints personnages dont un document, d'une valeur infinie, d'un prix inestimable, nous a conservé l'authentique histoire : il faut encore (car où serait la certitude?) que Dieu ait infailliblement inspiré les auteurs ou, pour mieux dire, les secrétaires passifs qui ont écrit ce volume sous sa dictée. En sorte que ce livre immense, lente formation des siècles, cette vaste bibliothèque composée d'écrits si divers et si inégaux, poèmes, récits historiques, hymnes sacrés, statistiques, sentences morales, chants d'amour, prophéties, lettres, commentaires, visions,... tout cela forme un tout complet, homogène, parfait en chacune de ses parties et absolument égal à lui-même qui, delà première ligne de la Genèse à la dernière de l'Apocalypse, est la parole directe et authentique de Dieu.
Ce dogme bizarre, ce déplacement paradoxal
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de la véritable notion de révélation est d'invention récente et date du xvii0 siècle. C'est un produit de la théologie anglaise. Les réformateurs avaient pour la Bible la vénération la plus profonde, mais ils ne la divinisaient pas. Ils y notaient des inexactitudes, trouvaient, selon l'expression de Luther, que la paille et le chaume s'y mêlaient à l'or et à l'argent; interprétaient parfois l'Ancien Testament dans un autre sens que les écrivains du Nouveau., voyaient quelque faiblesse dans certains raisonnements de saint Paul et faisaient une grande différence entre l'enseignement du Christ et celui des apôtres. « Il n'est pas vrai, dit expressément Zwingli, que tous les écrivains sacrés ne commettent aucune erreur ; nous devons maintenir ce privilège pour le Fils de Dieu seul parmi tous les enfants des hommes. »
Mais le même besoin de simplification qui avait conduit peu à peu les catholiques au dogme de l'infaillibité du pape entraîna plus rapidement - encore les protestants au dogme de l'infaillibilité de la Bible. Aujourd'hui, les orthodoxes sont ceux qui croient à ce dogme, et ils sont les véritables ultramontains du protestantisme. La seule différence est qu'au lieu d'avoir un pape en chair et en os, ils ont, selon un mot spirituel et hardi de M. de Pressensé, un pape de papier. Mais des deux côtés l'esprit est pareil : même impérieux besoin d'une infaillibilité à tout prix,
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même simplicité décevante d'argumentation à priori et purement superficielle, même violence faite à la vérité. C'est de part et d'autre une ignorance aussi grande, un aussi aveugle mépris des faits, un égal et profond oubli de toute psychologie et de toute histoire. Ici comme là on tranche les questions, on coupe court à toute recherche scientifique par des coups d'autorité et des raisonnements prodigieux. Si Rome a ses Veuillot et ses Joseph de Maistre, on en rencontre aussi dans le protestantisme, et les subtilités inimaginables de l'orthodoxie protestante voulant expliquer divinement les imperfections, les contradictions, les inexactitudes matérielles, les erreurs scientifiques, qui sont dans la Bible le sceau de l'humanité, méritent de figurer parmi les efforts les plus tristement risibles de l'esprit humain pour nier l'évidence et se tromper lui-même.
M. Edmond de Pressensé est un dissident ; il se sépare du protestantisme orthodoxe. Il a réfuté très catégoriquement le dogme de l'infaillibilité des Écritures et l'étrange théorie du canon indiscutable et providentiel qui en est le corollaire, dans un travail définitif et complet (1), dont son Histoire du concile du Vatican reproduit les conclusions générales. Il suffit
(1) Voyez Revue chrétienne. Supplément théologique, no 4, novembre 1862.
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que la Bible renferme des imperfections humaines (et elle en est remplie), pour qu'elle cesse d'être la parole de Dieu dans le sens absolu et enfantin du mot. Elle n'est pas tombée du ciel toute faite; ses parties ne sont pas tellement solidaires que la divinité de l'une d'elles, si elle est prouvée, puisse impliquer celle des autres, ou qu'une erreur bien constatée quelque part ébranle l'autorité de tout le reste. C'est une école singulièrement imprudente que celle de ces raisonneurs qui veulent" tout ou rien et qui, ayant pour unique méthode de mettre à quia l'intelligence par une série d'arguments subtils, jouent les destinées de l'Évangile et des âmes sur la carte incertaine de leur dialectique superficielle.
M. de Pressensé proteste contre cet abus du raisonnement qui dégénère touj ours en sophismes. Ce n'est pas une de nos facultés à l'exclusion des autres, ce sont toutes nos facultés ensemble qui doivent percevoir, comprendre et sentir la vérité religieuse, et cette vérité étant morale avant tout, s'il est une de nos facultés qui en soit spécialement l'organe, c'est la conscience. L'accord de . l'enseignement et de la personne du Christ avec le type idéal que la conscience humaine porte gravé en elle est absolu. Cet accord une fois constaté (et toute conscience droite doit le reconnaître), quel est le devoir de l'homme? C'est de prendre pour maître et pour guide celui
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qui a réalisé en lui la perfection morale et qui s'annonce lui-même comme ayant une mission divine, une puissance divine, une nature divine, comme révélant Dieu dans ses paroles, ses actes, sa personne. Voilà l'autorité religieuse, voilà l'infaillibilité.
Il y a deux choses à distinguer dans la doctrine de M. de Pressensé : sa valeur religieuse et sa valeur ecclésiastique ; ce qu'elle vaut pour la santé de l'âme, ce qu'elle vaut pour la constitution de l'Église.
Sur le premier point, je n'ai rien à objecter. L'adorationles élans mystiques, la prière, la communion de l'homme avec Dieu sont choses étrangères et supérieures au raisonnement, sur lesquelles les objections de la critique n'ont absolument aucune prise. La foi étant une perception directe de la vérité religieuse non par démonstration, mais par intuition, ne peut rien comprendre aux démonstrations contraires de l'incroyance et leur oppose tout simplement une fin de non-recevoir avec le calme parfait d'une inébranlable persuasion. « Never a man was reasoned out of his religion, » a dit un écrivain anglais. Vous aurez beau me représenter que la paix, la joie de mon âme, les consolations que je goûte, la force qui m'est administrée, la félicité que j'anticipe ne démontrent point la réalité de l'objet de ma foi, que le sens intime peut avoir ses hallucinations comme les sens
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extérieurs; si vous m'appelez halluciné, je vous traiterai d'aveugle et personne au monde ne pourra décider la question entre nous.
Un aveugle-né avait entendu parler des miracles de Jésus-Christ. Il alla vers lui. Jésus fit une sorte de boue avec un peu de terre et sa salive, en toucha les yeux de l'aveugle et lui dit : « Va, et lave-toi au réservoir de Siloé. » L'aveugle se lava, et il vit, et il crut. Les Pharisiens lui dirent : « Cet homme est un méchant. » Il répondit : « Je ne sais pas si cet homme est un méchant; mais je sais bien une chose, c'est que j'étais aveugle et que maintenant je vois. » De même l'homme qui se reconnaît aveugle (et tout homme de bonne foi, même le plus savant, surtout le plus savant, doit avouer qu'il est dans de profondes ténèbres), s'il va vers Jésus, s'il consent à faire l'épreuve de sa grâce, en revient tout illuminé. Les sages du siècle lui disent : « Savez-vous d'où vient cet homme et qui il est? Avez-vous eu soin de vérifier ses titres à votre confiance? Connaissez-vous l'exacte valeur des documents qui contiennent son histoire? » Il leur répond : « Je ne sais rien de tout cela; je ne sais qu'une chose, c'est que j'étais aveugle et que maintenant je vois. » Ce n'est pas seulement dans l'ordre intellectuel que s'opère le miracle de guérison, c'est dans l'ordre moral ; notre état de péché, de faiblesse, de misère est un fait tout aussi certain que notre état
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d'ignorance, et la grâce de Jésus-Christ n'est pas moins efficace pour nous donner la force que pour nous donner la lumière. Telle est la méthode mystique; elle consiste à supprimer les préliminaires rationnels de l'acte de foi et à faire débuter la foi par la foi même.
Le christianisme, sentant sa victoire compromise sur le terrain où il avait d'abord accepté la bataille, s'est réfugié dans la citadelle escarpée du mysticisme; là il est inexpugnable, parce qu'il est inabordable. « Le cœur- a ses raisons que la raison ne comprend pas. » Vous n'êtes pas compétent, vous ne savez ce que vous dites, l'homme animal ne comprend point les choses spirituelles ; voilà une réplique toujours facile, et c'est un argument très fort puisqu'il ferme la bouche à l'adversaire. « Les princes de ce monde, a dit le révérend Ro- 'bertson dans un très beau sermon, les princes de ce monde pourront trancher une question politique; les maîtres de la littérature prononceront en matière de goût; les légistes établiront la valeur d'une preuve ou d'un- témoignage; mais pour ce qui est des choses spirituelles, ils sont aussi incapables d'en juger que le serait un homme auquel manquerait le sens de l'ouïe de disserter sur l'harmonie musicale. »
Quant à la valeur ecclésiastique des idées de M. de Pressensé, je veux dire quant à ce
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qu'elles valent pour rapprocher et unir les hommes dans la communauté d'un même culte,. c'est une autre question. Si les individus peuvent avec avantage sacrifier la lettre à l'esprit et remplacer les notions théologiques par le sentiment religieux, il n'en est pas tout à fait de même des Églises. Celles-ci ne peuvent se passer de dogmes; elles ont besoin d'une confession de foi composée d'un certain nombre d'articles formulés avec assez de précision pour pouvoir servir de mot de ralliement à tous les individus d'une même croyance. Or rien n'est plus contraire à l'essence du christianisme, tel que le conçoit M. de Pressensé, que les définitions de dogmes. Jésus-Christ ne dogmatisait point. Parcourez les dernières pages de l' Histoire du concile d'if¡ Vatican, la seule grande affirmation que vous en puissiez dégager, c'est celle de l'accord fondamental de la conscience humaine avec Jésus. Voilà la seule vérité absolue, immuable; tout le reste varie.
Je n'admets point, déclare expressément l'auteur, une orthodoxie immuable, une dogmatique qui ne varie pas. Et quand je vois des fils de Luther ou de Cal- vin nous présenter leurs symboles de foi comme l'expression parfaite de la vérité, à laquelle il ne faut rien retrancher ni rien ajouter, je leurs dis : Pourquoi anéantissez-vous la Parole de Dieu par votre tradition? La vérité est bien plus grande que le vêtement que vos pères lui ont donné.
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; M. de Pressensé a l'esprit si large que, personnellement, il s'entend mieux et se sent plus à l'aise avec un catholique sincèrement libéral, avec un philosophe spiritualiste qui a écrit sur la conscience quelque page éloquente, qu'avec les chefs du protestantisme orthodoxe. Mais, d'autre part, il faut une doctrine à l'Église; M. de Pressensé le sent si bien qu'il signerait le formulaire le plus étroit plutôt que de pactiser avec le libéralisme hypocrite de ces prétendus protestants qui ne sont qu'une école critique et prétendent être une Église chrétienne. Dans son aversion pour ces nouveaux docteurs qui, au lieu de s'éloigner dignement de la chaire, persistent à vouloir y prêcher leurs tristes négations, M. de Pressensé fait un peu trop d'avances aux orthodoxes; il inscrit leurs dogmes dans sa confession de foi, il les y inscrit tous et presque sans variantes; mais, au fond, combien il est loin de les entendre au sens dur et précis de l'orthodoxie ! Et quant au dogme capital d'où dépendent tous les autres., l'inspiration des Écritures, M. de Pressensé, après examen, l'accepte aussi, mais bien dimi- : nué et entouré de toutes sortes de réserves.
Ainsi, il évite le mot inspiration et préfère dire autorité divine des Écritures. Ce langage n'est pas net, et le reproche général que j'ose faire à la théologie de M. de Pressensé, c'est de ne l pouvoir point se passer de l'éloquence. L'élo-
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quence est une pièce essentielle dans la construction de l'édifice ; ôtez-la, l'édifice n'est pas seulement découronné, il menace ruine, car elle est à la base au lieu d'être au sommet.
Précisons bien les choses et ne nous payons pas de mots. Origène, saint Augustin sont aussi des autorités; la seule différence entre les Pères et les apôtres, c'est que ceux-ci étant plus rapprochés de la source de toute vérité qui est Jésus-Christ, nous présentent la pensée du Maître avec une garantie plus grande d'exactitude; ils ont dû profiter d'une manière toute spéciale de la promesse générale du Saint-Esprit qui était pour toute l'Église. Mais vous convenez qu' « il n'y a pas deux Esprits saints dans l'Église, celui qui agit sur l'âme chrétienne et celui qui agissait sur l'écrivain inspiré... Le Saint-Esprit agissait sur le témoin biblique de la même manière dont il agit sur nous. » Il n'y a donc point d'inspiration proprement dite. Jésus-Christ seul est infaillible ; les évangélistes qui rapportent ses paroles et racontent. sa vie, les apôtres qui les commentent peuvent être des témoins fidèles, sincères, intelligents, mais ils ne sont point infaillibles, et leur intermédiaire n'est pas absolument sûr. Dès lors, les écrits canoniques ne se présentant plus à nous avec l'autorité d'un texte providentiel et indiscutable, la cri-
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tique reprend sur eux tous ses droits. Que vaut -le texte ? contient-il des interpolations ? tous les écrits qui reflètent quelque chose de la vie ou de la parole du Maître -figurent-ils au Nouveau Testament (1 ) ? Que valent les auteurs ? quelle éducation avaient-ils reçue? quelles influences ont-ils subies ? dans quel sens le milieu où ils vivaient a-t-il agi sur eux? dans quelle mesure ont-ils mêlé leur propre pensée à la pensée du Christ? Saint Jean est tout imbu de philosophie platonicienne, et il est présumable qu'il a sacrifié à la thèse théologique une partie de la vérité historique. Les trois autres Évangiles n'ont pas été écrits par des témoins oculaires. Le premier est une refonte en langue grecque de F évangile hébreu de Matthieu, lequel a disparu. Marc était disciple de Pierre, Luc était disciple de Paul; mais que signifie ce langage? Y avait-il donc entre ces deux grands témoins du Christ divergence de doctrine, et l'unanimité théologique, qui devait devenir sitôt une fiction dans l'Église, commençait-elle déjà à être douteuse du temps des apôtres?
Voilà bien des questions. Qui les résoudra? La science? Mais tout le monde n'a pas le temps de devenir savant. Un très petit nombre exa-
(1) M. de Pressensé nous avertit lui-même qu'il n'en est rien, que l'épître de saint Paul aux Laodicéens s'est perdue, et qu'on a conservé un entretien authentique de saint Jean avec un jeune brigand.
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mine et choisit; quelques-uns, satisfaits d'une mystique ignorance et n'ayant pas besoin d'é-: clairer leur raison, s'enfoncent dans le sanctuaire ; la multitude hésite au seuil de l'Église. Qui la prendra par la main? Qui lui montrera sa voie ?
Il y avait dans l'ancien système catholique une idée bien belle et bien grande; c'est celle qui considérait l'Église universelle comme ayant reçu des apôtres, par transmission directe, l'autorité dogmatique. Ainsi tout se continuait magnifiquement; l'immense organisme. vivait; la doctrine toujours ancienne et toujours jeune était mise d'accord d'âge en âge avec les besoins éternellement vieux et nouveaux des générations successives. Le catholicisme avec son épiscopat, ses conciles, était la seule grande forme ecclésiastique de la religion chrétienne. Mais la chrétienté ne reverra point ces représentations brillantes de l'Église universelle. Le temps des conciles œcuméniques est passé. Il n'y a plus d'autres catholiques aujourd'hui que le troupeau des ultramontains abdiquant leur raison entre les mains du pape avec 1tne soumission muette, et de Mte. « Au point où elle s'est engagée, écrit le gallican M. Huet, l'Église a, pour ainsi dire, brûlé ses vaisseaux ; tout espoir de réforme est perdu... Se retirant des classes éclairées, le catholicisme deviendra la religion des campagnes, où il ira
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mourir comme le premier paganisme romain. » Plaise à Dieu maintenant que la peu intéressante agonie de son triste suicide dure le moins possible, et qu'aux âmes qui ont besoin de religion suffise de plus en plus l'Évangile et la liberté !
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LES
JÉSUITES ET LA LIBERTÉ
L'ouvrage intitulé la Liberté religieuse en Europe depuis 1870, par M. Edmond de Pres- sensé, se compose d'une série d'articles déjà publiés pour la plupart dans des revues, mais si unis entre eux par l'esprit et par le sujet qu'ils peuvent presque être considérés comme les chapitres successifs d'un livre. Quelques morceaux étaient inédits ; dans ce nombre il faut mentionner une intéressante étude sur la société de Jésus, son histoire et son influence, d'après de nouveaux documents, qui occupe à elle seule près d'un quart du volume. Le reste est consacré à la politique religieuse de la Prusse et de la Suisse, aux nouvelles lois ecclésiastiques de l'Autriche, au synode général du protestantisme français, enfin à la politique ultramontaine en France et à la question de savoir si notre pays jouit de la liberté religieuse,
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grave question à laquelle l'auteur est obligé de répondre négativement.
M. de Pressensé est aujourd'hui le représentant le plus éloquent et le plus ferme de l'école libérale. Dans le groupe, hélas ! si petit en France, des esprits vraiment libéraux, connaissez-vous un homme aussi fidèle que lui aux principes de cette grande doctrine et qui en déduise toutes les conséquences avec la même droiture inflexible? Ex paucissimis unus, M. de Pressensé aura une place d'honneur dans la galerie des figures originales de ce temps-ci, comme le vrai chevalier de la liberté, comme son amant le plus passionné et son champion envers et contre tous. La persécution dirigée aètuellement en Allemagne contre le parti le moins digne d'estime et de sympathie qui soit au monde, j'ai nommé le parti ultramontain, fournit au vaillant écrivain une bien belle occasion de prouver l'éclatante pureté du zèle qui l'anime.
Certes il n'aime pas les ultramontains et il ne les ménage pas non plus ; c'est parfaitement et sans réservé qu'il leur donne et leur réitère l'assurance de son mépris le plus distingué. Leur plus cruel ennemi ne demanderait pas, pour les flétrir, d'autres expressions que les siennes; il ne demanderait pas non plus d'autres couleurs pour peindre l'effrayant tableau des dangers que ce parti, aussi puissant qu'odieux, fait courir aux Etats et aux sociétés modernes.
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La compagnie de Jésus, qui a été l'inspiratrice du Syllabus, la promotrice de l'infaillibilité, est en elle- même un danger social.
En elle-même, c'est-à-dire, je suppose, par sa seule existence.
L'ordre des jésuites n'est pas autre chose qu'une formidable machine de guerre contre l'État tel qu'il s'est constitué sous les influences combinées de 'la Réforme et de la Révolution française. C'est sa raison d'être. Quand il est victorieux, il avoue hautement son principe.
Et encore :
Il est certain que le catholicisme, qui obéit aux injonctions du pape infaillible, est constitué à l'état d'opposition permanente et souvent de guerre contre l'État moderne... Le catholicisme s'est livré sans réserve aux inspirations de l'ordre religieux qui a pour raison d'être la lutte contre l'État moderne. L'infaillibilité papale n'est pas autre chose que le porte-voix de la société de Jésus pour fulminer ses anathèmes contre toutes les libertés civiles et religieuses... Qu'on n'oublie pas que partout où l'ultramontanisme a été le maître, partout du moins où il a conservé une influence prépondérante, il n'a pas eu d'autre souci que de faire servir la puissance publique à son profit et de bâillonner son adversaire.
Tel est le parti ultramontain, de l'aveu de M. de Pressensé. Et pourtant il se pose en défenseur
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' de ces ennemis acharnés de la liberté de conscience contre les États qui les persécutent. C'est que, comme il le dit éloquemment :
Notre cliente n'est pas la faction ultramontaine dont nous détestons les triomphes comme le déshonneur et la mort de la vraie religion dans les contrées méridionales de l'Europe, mais bien la liberté religieuse qui est frappée deux fois, lorsque après avoir été condamnée en principe par le concile du Vatican, elle est méconnue par les États protestants. C'est elle, -elle seule, qui nous intéresse, elle seule qui mérite d'être soutenue envers et contre tous.
Il pense que
Ce n'est pas la peine de bannir un jésuite pour chasser une liberté... La grandeur du droit éclate en ceci qu'il protège jusqu'à ses pires adversaires et luit, comme le soleil, môme sur ceux qui blasphèment.
M. de Pressensé réfute la doctrine captieuse qui, substituant à l'inflexible et absolue souveraineté du droit les convenances relatives du bien public, enseigne qu'un gouvernement peut employer l'iniquité et la violence pour le salut de l'État. Funeste doctrine! s'écrie-t-il.
Grâce à des théories semblables et à l'argument du péril, Louis XIV serait justifié d'avoir révoqué Fédit de Nantes ; la minorité protestante mettait en danger
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la constitution de la société française telle qu'il la concevait.
Pour que la liberté religieuse demeure en- tière, pour que le droit ne reçoive aucune atteinte, il faut que l'État maintienne rigoureusement son caractère laïque. Qu'est-ce que l'État laïque? M. de Pressensé en donne une définition dont tous les termes sont pesés; à la clarté de cette définition exacte et complète, chacun pourra voir si son pays jouit vraiment de la liberté religieuse :
L'État laïque, pour être fidèle à son caractère essentiel, doit remplir deux conditions : d'une part, il est tenu de respecter scrupuleusement la liberté des opinions quelles qu'elles soient, pourvu qu'elles ne troublent pas l'ordre public; d'autre part, il lui est interdit de favoriser aucune forme religieuse aux dépens d'une autre. Ainsi égalité de droits pour tous les citoyens, qu'ils soient ou non rattachés à un culte; absence de privilèges pour un culte quelconque, qu'il appartienne à la majorité ou à la minorité, qu'il soit ou non en relation officielle avec le pouvoir civil : ce n'est qu'à ces deux conditions que l'Etat conserve son caractère laïque. Il faut encore qu'il laisse pleine latitude de propagande et liberté entière pour la célébration des cultes qui peuvent exister en dehors de ses cadres officiels. Telles sont les conséquences évidentes, indiscutables du grand principe de l'État laïque.
Tels sont aussi les grands principes du libé-
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ralisme, et l'on voit avec quelle incorruptible logique M. de Pressensé en déduit les conséquences. Vous n'avez pas le droit, dit-il à l'État, de frapper des idées et des tendances, quelque dangereuses qu'elles vous paraissent ; attendez que les doctrines se soient traduites en actes, et alors punissez les actes s'ils tombent sous les coups de vos lois.
Cette distinction entre les doctrines et les actes, parfaitement nette en théorie, l'est, je crois, beaucoup moins dans la réalité des choses, et c'est, à mon avis, le point où l'argumentation de M. de Pressensé est attaquable. Les bulles des papes, les mandements des' évêques, les diatribes du journalisme et de la chaire, sont- ce des doctrines ou des actes? On connatt" le programme du parti ultramontain, on sait où il tend et ce qu'il veut ; au jour de son triomphe, l'humanité serait purement et simplement rappelée à la servitude et à la nuit. Que, sous la menace d'un tel danger, un professeur de libéralisme distingue entre les doctrines destructives et les actes de destruction, qu'il interdise au gouvernement de sévir contre les premières et l'adjure d'attendre qu'elles se soient manifestées par des faits extérieurs et matériels, cela peut avoir son utilité ; il est toujours bon de faire resplendir aux yeux du monde l'idée pure et abstraite de la justice. Mais si un homme d'État, chargé de veiller à la chose publique et respon-
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sable de son salut, n'a pas la patience d'attendre cette manifestation, si, voyant des incendiaires la flamme à la main, il prend sur lui de les emprisonner avant qu'ils aient mis le feu aux maisons, les habitants se plaindront-ils qu'il aille un peu plus vite en besogne que les principes ne le voudraient ?
N'oublions pas ici qu'il s'agit des jésuites, c'est- à-dire des ennemis jurés de la société et de l'État, et qu'on ne leur fait aucun tort en les supposant capables de tout. Quand Louis XIV croyait les protestants de France ennemis de son trône, il était mal instruit ou de mauvaise foi ; aucune erreur, aucune injustice de ce genre n'est possible avec les jésuites : ils sont notoirement et manifestement une peste.
M. de Pressensé avoue dans un passage que j'ai déjà relevé que « la compagnie de Jésus est en elle-même un danger social. » Ou ces - mots ne signifient rien, ou ils veulent dire que la seule présence des jésuites dans un pays constitue un péril public. M. de Pressensé convient encore que le catholicisme ultramontain est « constitué à l'état d'opposition permanente contre l'État moderne ; » il reconnaît que le Syllabus « tend à faire ressortir les conséquences sociales » du dogme de l'infaillibilité papale, et que ces conséquences sont désastreuses ; mais il ne veut pas qu'un gouvernement sévisse avant que la révolte soit ouverte
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et que le péril ait éclaté. En d'autres termes, des malfaiteurs construisent, au vu et au su de tout le monde, une mine sous la cité ; vous les regardez faire et semblez inquiet : prenez garde ! vous n'avez pas le droit de contrarier ces travailleurs paisibles avant qu'ils aient mis l'allumette aux poudres.
Quand je considère, d'une part, combien la doctrine libérale de M. de Pressensé est excellente et belle, combien les paroles que je vais citer sont non seulement éloquentes mais vraies :
Nous repoussons ce honteux système de prévention qui, sous prétexte de salut public, viole les premiers droits ; si nous nous plaçons au point de vue des périls possibles de telle ou telle tendance religieuse, nous ne nous lasserons pas de frapper sans savoir jamais si nous avons frappé juste, nous ne sortirons pas de ces calculs de la peur qui n'ont aucune base fixe ; il vaut mieux demeurer fidèles aux principes et tenir les yeux attachés sur notre étoile polaire, qui est le. droit souverain de la conscience...
Quand je lis cela, et que, d'autre part, je me rends compte des difficultés que cette admirable doctrine rencontre sur le terrain pratique, je ne puis m'empêcher de penser qu'il y a non pas deux morales, mais une différence entre la morale et la politique. Cette différence ne consisterait-elle pas en ceci, qu'il est impossible à l'homme d'État de considérer. uniquement le
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droit dans sa purèté abstraite, et qu'il est tenu, ,en sa qualité de pilote responsable, d'agir aussi par d'autres mobiles qui altèrent plus ou moins cette grande idée en la compliquant? N'a-t-il pas à tenir compte de la tradition nationale, de l'état des choses à l'étranger, des ennemis et des alliés au dedans et au dehors, enfin de tous les intérêts du pays dont il a le gouvernement? J'ose demander aux personnes qui savent l'histoire s'il y a jamais eu de personnage po- litique - d'un ordre supérieur pour lequel la politique n'ait fait avec la morale qu'une seule et même chose, c'est-à-dire qui n'ait pas eu d'autre préoccupation que de conformer sa conduite publique comme sa conduite privée aux règles absolues du droit? Il est aisé à un publiciste de laisser courir sa plume et d'écrire des pages éloquentes contre la doctrine du salut public; mais il est difficile à un ministre, chargé de l'écrasant fardeau du pouvoir, de ne pas laisser entrer l'intérêt de la chose publique en première ligne dans ses soucis de chaque jour. C'est une belle et bonne chose que de se guider d'après l'étoile polaire ; pourtant cela ne suffit point pour éviter les récifs, et s'il y a des traîtres à bord, ce n'est pas en tenant- ses yeux constamment attachés au ciel que le capitaine pourra conduire au port le vaisseau de l'État.
La liberté pour ceux qui la détestent, pour ceux qui, s'ils étaient les plus forts, devien-
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draient oppresseurs en vertu "de leurs principes; voilà, je ne crains pas d'en convenir, un thème d'admirable éloquence; de moralité très profonde et pleine d'idées vraies ; mais c'est tout et, pour dire le moins, jamais cette formule ne pourra être la règle obligatoire d'un gouvernement.
Les deux puissances qui sont aux prises étaient fatalement destinées, par l'incompatibilité de leurs principes, à entrer un jour en collision, et, comme M. de Pressensé le déclare lui-même, ce n'est pas l'État, c'est l'Église, c'est le catholi- licisme qui a pris le premier les armes, le jour où un défi insensé a été jeté au monde moderne du haut du Vatican.
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L'ANTÉCHRIST
L' Antéckrist, tome quatrième de l'histoire des origines du christianisme, par. M. Renan, raconte les premières persécutions, la captivité de saint Paul, le règne de Néron, la composition de l'Apocalypse.
« Assez profondément sceptique pour ne pas' craindre par moments de paraître chrétien, » ce n'est peut-être pas parmi les chrétiens que M. Renan a ses principaux adversaires ; les esprits avec lesquels il est lè moins fait pour s'entendr-e, ce sont les incrédules tranchants, superficiels et railleurs ; ils sont sa plus grande antipathie, et ils le lui rendent bien. Cette incompatibilité est surtout esthétique ; elle ressemble à réloignement 'de l'artiste pour le vulgaire, de l'homme élégant pour le manant ; elle explique ce qui reste dans son âme de religiosité. Henri Heine a dit qu'il s'était dégoûté de
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l'athéisme en voyant que son bottier était athée ; M. Renan éprouve un dégoût du même genre pour l'ignorance et les excès de « cette jeune école présomptueuse, aux yeux de laquelle toute thèse est prouvée dès qu'elle est négative. » Il affirme encore dans ce livre, comme il l'a fait dans tous les autres, la nécessité de la religion :
Je crois autant que jamais que la religion n'est pas une duperie subjective de notre nature, qu'elle répond à une réalité extérieure, et que celui qui en aura suivi les inspirations aura été le bien inspiré... Au-dessus de la famille et en dehors de l'État, l'homme a besoin de l'Église. Les États-Unis d'Amérique ne font durer leur étonnante démocratie que grâce à leurs sectes innombrables.
Il est vrai qu'ailleurs la vague religion de l'écrivain paraît se confondre avec le panthéisme :
La fin du monde ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid, dans des milliers de siècles, quand notre système ne réparera plus suffisamment ses pertes, et que la terre aura usé le trésor de vieux soleil emmagasiné comme une provision de route dans ses profondeurs. Avant cet épuisement du capital planétaire, l'humanité aura-t-elle atteint la science parfaite, qui n'est pas autre chose que le pouvoir de maîtriser les forces du monde, ou bien la terre, expérience manquée entre tant de millions d'autres,
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se glacera-t-elle avant que le problème qui tuera la mort ait été résolu? Nous l'ignorons. Mais, avec le voyant de Pathmos, au delà des alternatives changeantes, nous découvrons l'idéal et nous affirmons que l'idéal sera réalisé un jour. A travers les nuages d'un univers à l'état d'embryon, nous apercevons les lois du progrès de la vie, la conscience de l'être s'agrandissant sans cesse et la possibilité d'un état où tous seront dans un être définitif (Dieu) ce que les innombrables bourgeons de l'arbre sont dans l'arbre, ce que les myriades de cellules de l'être vivant sont dans l'être vivant, — d'un état, dis-je, où la vie du tout sera complète, et où les individus qui. auront été revivront en la vie de Dieu, verront, jouiront en lui, chanteront en lui un éternel Alléluia.
Qu'on trouve ces paroles obscures, étranges, contradictoires, rien de plus naturel.; que la majorité des lecteurs ferme le livre et injurie l'écrivain, c'est tout simple, on aime la netteté ; un très petit nombre de curieux aura le goût de le suivre dans les raffinements' où il se complaît. M. Renan le sait bien ; il ne s'adresse pas à la foule, mais « aux curieux et aux artistes. »
Le principal caractère du scepticisme est d'admettre à la fois comme vraies ou comme probables plusieurs idées contradictoires sans prendre le souci de les concilier. M. Renan est le Sceptique parfait; Sainte-Beuve et Mérimée ne peuvent lui être comparés à cet égard. Les con-
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tradictions de Sainte-Beuve ne sont pas simultanées, mais successives ; son incroyance générale se compose d'une série d'états de foi qui se détruisent l'un l'autre ; c'est simplement un homme qui change de convictions. Quant au scepticisme de Mérimée, il est complet, mais purement pratique ; c'est le type le plus commun ; l'épicurien chasse loin de sa pensée tout ce qui pourrait y porter le trouble, suit ses goûts et vit en artiste d'une existence extérieure et amusée.
M. Renan est aussi un artiste, mais combien différent ! et qu'il y a peu de personnes .capables de comprendre cet état d'esprit et surtout de s'y plaire ! Notre philosophe se replie sur lui- même, constate les contradictions fondamentales de sa pensée, et il en jouit, il en fait des théories. Cependant il ne cesse pas de se prendre au sérieux, à la différence des humoristes, qui, ayant reconnu l'universel néant, se moquent de tout et commencent par se moquer d'eux-mêmes. Lui, il est toujours grave, toujours distingué, et cette gravité imperturbable, cette distinction suprême dont il ne s'écarte pas un instant, est le trait tout à fait unique de son originalité. Il est artiste avant tout; il l'est à un degré extraordinaire et vraiment excessif chez un historien et un critique ; comme tous les artistes, il a un idéal d'après lequel il juge et qui l'empêche d'entrer profondément dans les états d'esprit trop différents du sien. Cet idéal, c'est celui du sceptique élégant tel
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qu'il en trouve l'image dans sa propre personne. L'obsession perpétuelle de cette image explique tant de jugements singuliers qui nous étonnent dans son livre, et où le sens du critique et de l'historien nous paraît plus ou moins en défaut, soit qu'il prête à Jésus les traits de son étrange idéal, soit qu'il en regrette l'absence chez saint Paul :
S'il s'agissait d'une autre nature et d'une autre race, nous essayerions de nous figurer Paul en ses derniers jours, arrivant a reconnaître qu'il a usé sa vie pour un rêve, répudiant tous les prophètes sacrés pour un éerit qu'il n'avait guère lu jusque-là, l'Ecelé- sia.ste (livre charmant, le seul livre aimable qui ait été composé par un Juif), et proclamant que l'homme heureux est celui qui, après avoir coulé sa vie en joie jusqu'à ses vieux jours avec la femme de sa jeunesse, meurt sans avoir perdu de fils. Un trait qui caractérise les grands hommes européens est, à certaines heures, de donner raison à Épicure, d'être pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et, après avoir réussi, de douter si la cause qu'ils ont servie valait tant de sacrifices. Beaucoup osent se dire, au fort de l'action, que le jour où l'on commence à être sage est celui où, délivré de tout souci, on contemple la nature et l'on jouit. Bien peu du moins échappent aux tardifs regrets. Il n'y a guère de personne dévouée, de prêtre, de religieuse qui, à cinquante ans, ne pleure son vœu et néanmoins ne persévère. Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu de scepticisme ; nous aimons que l'homme vertueux dise de temps à autre :
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« Vertu, tu n'es qu'un mot ; » car celui qui est trop sûr que la vertu sera récompensée n'a pas beaucoup de mérite ; ses bonnes actions ne paraissent plus qu'un placement avantageux. Jésus ne fut pas étranger à ce sentiment exquis; plus d'une fois il semble que son rôle divin lui pesa. Sûrement, il n'en fut point ainsi pour saint Paul ; il n'eut pas son agonie de- Gethsé- mané, et c'est une des raisons qui nous le rendent moins aimable. Tandis que Jésus posséda au plus haut degré ce que nous regardons comme la qualité essentielle d'une personne distinguée, je veux dire le 'don de sourire de son œuvre, d'y être supérieur, de ne pas s'en laisser obséder, Paul ne fut pas à l'abri du défaut qui nous choque dans les sectaires ; il crut lourdement. Nous voudrions que par moments, comme nous, il se fût assis fatigué au bord du chemin et qu'il eût aperçu la vanité des opinions arrêtées.
Le même idéal de scepticisme honnête, -élé.. gant, distingué, sert de critérium à M. Renan pour apprécier la valeur des personnages de l'histoire politique.
Richelieu et Louis XIV, dit-il dans Y Antéchrist, furent des hommes à vues bornées s'ils ne sentirent pas la vanité de ce qu'ils faisaient, la frivolité de leur machiavélisme, l'inutilité de leur profonde politique, la sotte cruauté de leurs raisons d'État. Seul l'Ecclésiaste fut un sage, le jour où il s'écria désabusé : « Tout est vain sous le soleil ! »
Comme si Louis XIV et Richelieu, sans la foi
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-en leur œuvre et en eux-mêmes, eussent pu faire quelque chose ! Et dans un précédent écrit, M. Renan portait sur M. de Bismarck ce jugement singulier :
Une des questions qu'un esprit curieux se pose le plus souvent, en réfléchissant sur l'histoire contemporaine, est de savoir si M. de Bismarck est philosophe, s'il voit la vanité de ce qu'il fait, tout en y travaillant avec ardeur, ou bien si c'est un croyant en politique, .s'il est dupe de son œuvre, comme tous les esprits absolus, et n'en voitpas la caducité. J'incline vers la première hypothèse, car il me paraît difficile qu'un esprit si complet ne soit pas critique et ne mesure pas dans son action la plus ardente les limites et le côté faible de ses desseins.
Oh ! que les politiques et certains philosophes sont bien deux races d'hommes différentes ! A quoi M. Renan songeait-il lorsqu'il posa sa candidature à l'Assemblée des députés du peuple français? Qu'est-ce qu'un sceptique comme lui irait faire dans cette tumultueuse arène de toutes les convictions et de toutes les passions? Son apologie du scepticisme ne l'a pas empêché de dire ailleurs avec plus de vérité, mais sans qu'il s'aperçût ou s'inquiétât de la contradiction :
La solidité d'une construction est en proportion de la somme- de vertu, de sacrifices, de dévouement qu'on
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a déposée dans ses bases. Les fanatiques seuls fondent quelque chose.
Quand Sainte-Beuve écrivit l'histoire de Port- Royal, il était entré profondément dans l'esprit du jansénisme, soit par un miracle d'intelligence et de sympathie critiques, soit plutôt parce qu'à ce moment-là il était près de croire. M. Renan n'est pas capable de ces complètes pénétrations. Très peu protestant lui-même, il .goûte médiocrement saint Paul, a ce fondateur du protestantisme, » comme il l'a défini. Il se plaît à lui opposer Jésus et à établir entre le doux maître et son fougueux apôtre un contraste qui d'ailleurs ne manque pas de vérité. M. Auguste Sabatier, dans un récent article de la Revue chrétienne (1), oppose aussi Jésus et saint Paul et trace de ce dernier un portrait magistral, qui peut nous aider à comprendre pourquoi M. Renan ne l'aime guère :
« Paul est une nature scolastique, une âme haute, mais étroite et concentrée, aisément fanatisée, dure à elle-même et aux autres. Même devenu chrétien, il n'a ni naïveté, ni fraîcheur de sentiments, rien de poétique, dans le sens ordinaire du mot, rien d'abandonné. Pas une image gracieuse ou riante ne vient sous sa plume. Il ne sent ni ne comprend la nature; il
(1) Paul de Tarse, apôtre des païens. Juillet 1873.
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n'a pas le regard de Jésus pour le lis de la vallée ou les oiseaux des champs. Une fois même, dans une discussion, citant ce texte antique : « Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain, » il ajoute : « Dieu se soucie-t-il des bœufs? » Jésus n'aurait pas dit ce mot-là. De même le monde de l'enfance, de la femme, de la famille, celui de l'art, de la grâce et de la poésie naturelle lui est fermé. Il est de cette grande famille des Hildebrand, des Calvin, des Saint-Cyran, des Pascal, des Arnaud, tous hauts et puissants esprits, mais à qui manque un peu de ce miel découlant des lèvres de Platon... Ce qui l'anime et le caractérise, c'est la passion de l'absolu. Nous sommes en présence d'un esprit - entier, tout d'une pièce, et dont le plus impérieux besoin est la logique. Ce n'est pas lui qui ne trouvera la vérité que dans les nuances. Où vous parlez de nuances, il saisit des oppositions, des contrastes violents. Le bien et le mal, la vérité et l'erreur sont à ses yeux des puissances hostiles, comme la lumière et les ténèbres, comme Dieu et Satan. Ces sortes d'esprits ne comprennent point la contradiction, la supportent avec impatience et sont naturellement intolérants... Paul rend à ses ennemis attaque pour attaque, blessure pour blessure, et même, il le faut avouer, injure pour injure ; il les traite de faux apôtres, d'anges de Satan déguisés en anges de lumière, de vantards, de chiens... La polémique de Paul
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reste bien inférieure à celle de Jésus, qui dominait de si haut tous les débats et pénétrait, si bien les idées et les cœurs. Il n'a point de ces paroles souveraines et lumineuses qui confondent l'adversaire sans le blesser ; dans la discussion , il manque de sérénité. »
Ce sont là les traits généraux de la figure de Paul. Ainsi que d'autres esprits de la môme famille, il n'est point d'ailleurs étranger aux sentiments tendres, ni à cette grâce dont un grand -poète a parlé si éloquemment et qui ressemble aux « fleurs des lieux farouches. » M. Renan a traduit, comme il sait traduire, le joli billet à Philémon, « vrai petit chef-d'œuvre de l'art épistolaire. » C'est un grand charme que ces citations ; interprétée avec cette intelligence et ce goût, l'Ecriture reprend le sens naïf que dix- huit siècles de scolastique lui ont fait perdre et nous sourit dans sa fraîche et verte nouveauté.
Les Facultés de théologie, ditl'auteur de l'Antécltrist, sontle lieu du monde où il estle plus difficile qu'on fasse la vraie histoire des origines du christianisme ; car l'histoire, c'est l'analyse d'une vie qui se développe, d'un germe qui s'épanouit, et la théologie, c'est l'inverse de la vie. Uniquement attentif à ce qui confirme ou infirme ses dogmes, le théologien, même le plus libéral, est toujours, sans y penser, un apologiste ; il vise à défendre ou à réfuter. L'historien, lui, ne vise qu'à raconter... Pierre, Paul, Jésus même ressemblent, dans les écrits
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de l'école, à des théologiens protestants d'une université allemande.
■ Rien de plus juste, et cette remarque s'applique aussi aux fidèles. La préoccupation constante de l'absolu leur fait perdre de vue le sens humain et historique des textes. Ils arrivent bientôt à voir dans la Bible non pas ce qui réellement y est, mais ce qu'ils affirment à Priori devoir y être. A force de la lire dans un esprit prévenu, ils finissent par la répéter de mémoire sans y plus faire aucune attention; pour beaucoup d'auditeurs pieux, les mots deviennent une simple suite de sons destinés à mettre l'âme dans une disposition religieuse, comme pourrait le faire une musique..
M. Renan croit, comme on sait, à l'authenticité si débattue, de l'Évangile selon saint Jean. Il croit aussi que le même Jean est l'auteur de l'Apocalypse. Cela n'est pas sans difficulté. Plusieurs théologiens doutent que le même homme ait pu composer deux ouvrages qu'anime un esprit aussi différent. Quel était le vrai caractère de Jean? Il y a sur ce disciple de Jésus deux traditions contraires : d'une part, c'est un type d'indulgence et de douceur, conforme à l'Évangile qui porte son nom et aux trois épîtres qui lui sont attribuées ; de l'autre, c'est le « fils du tonnerre », c'est le fanatique intolérant que. saint Luc nous montre demandant, à l'indigna-
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tion de Jésus, que le feu descende du ciel et consume les Samaritains. Ce dernier type résulte des synoptiques, et l'Apocalypse le confirme plutôt que l'autre. Gomment les concilier tous deux dans l'hypothèse oll saint Jean serait à la fois l'auteur du quatrième Évangile et de l'Apocalypse? M. Renan voit la difficulté; je ne sais s'il la résout; mais il fait, à ce propos, une remarque qui en elle-même ne manque pas de sagacité :
Il se peut, dit-il, que ces qualités et ces défauts opposés ne se soient pas exclus aussi nécessairement qu 'on le croirait. Le fanatisme religieux produit souvent dans le même sujet les extrêmes de la dureté et de la bonté; tel inquisiteur du moyen âge, qui faisait brûler des milliers de malheureux pour d'insignifiantes subtilités, était en même temps le plus doux et en un sens le plus humble des hommes.
M. Renan parle beaucoup d'une prétendue haine acharnée de saint Jean contre saint Paul et « d atroces injures » que l'Apocalypse contiendrait à l adresse du grand apôtre des païens. Cette assertion est très contestable ; le lecteur le moins au fait de la question, en recourant aux textes allégués, s'aperçoit lui-même qu'elle manque de preuves décisives. Non pas qu'une opposition de doctrines entre deux hommes de la primitive Église, opposition allant même jus- qu aux invectives les plus violentes, soit une
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chose sans exemple. Nous savons quelle âpre polémique s'est élevée entre Paul et le parti ju- daïsant. Jean était, nous dit-on, un des chefs de ce parti ; mais Paul n'est pas nommé dans l'Apocalypse, et il n'y est désigné nulle part d'une . façon assez claire pour qu'on puisse dire avec certitude qu'il s'agisse de lui. La plus signifi- cativé de ces allusions serait contenue dans l'avertissement que le Fils de l'homme adresse à l'ange de l'Église d'Ëphèse : « Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa droite, - qui marche au milieu des sept chandeliers d'or :
Je sais tes œuvres, et la peine que tu te donnes, et ta patience, et que tu ne peux supporter les méchants. Et tu as mis à l'épreuve ceux qui se disent apôtres et qui ne le sont pas, et tu les as trouvés menteurs, et tu as tout supporté pour mon nom, sans te fatiguer jamais. Mais j'ai contre toi que tu t'es relâché de ton premier amour. Souviens-toi d'où tu es tombé, et repens-toi, ou je change ton chandelier de place. Mais tu as en ta faveur que tu hais les œuvres des nico- laïtes, que moi aussi je hais. » Les nicolaïtes étaient des gens qui croyaient, comme saint Paul, que les Juifs pouvaient communier avec des étrangers, épouser des étrangères et manger de toutes sortes de viandes.
La partie la moins contestée de l'ouvrage de , M. Renan est l'explication qu'il donne de l'Apocalypse. Il est généralement admis aujourd'hui
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que ce livre, où les protestants ont vu 1 image de la papauté, est simplement une page de l'histoire contem-poraine, sous forme de vision imitée des anciens prophètes, et que l'Antéchrist, la « Bête », n'est pas autre chose que Néron. M. de Pressensé avait déjà dit cela dans son grand ouvrage sur les premiers siècles de l'Église. Il y a dans l'Apocalypse un passage qui confirme cette interprétation d'une manière mathématique : « Ici est la sagesse ! Que celui -qui a de l'intelligence calcule le nombre de la Bête ; c'est le nombre d'un homme ~ ce nombre est 666. » Si l'on additionne ensemble les lettres du nom de Néron, transcrit en hébreu, selon leur valeur numérique, on obtient en effet le noin- bre 666.
Le trait fondamental du caractère de Néron a été saisi par M. Renan avec beaucoup de finesse. Néron n'était pas naturellement un monstre; il est avant tout une perversion littéraire.
Le danger de l'éducation littéraire est d'inspirer un désir immodéré de la gloire, sans donner toujours le sérieux moral qui fixe le sens de la vraie gloire.
Son maître fut Sénèque.
C'était un grand esprit, un talent hors ligne et un homme au fond respectable, malgré plus d'une tache, mais tout gâté par la déclamation et la vanité littéraire, incapable de sentir et de raisonner sans phrases. A
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force d'exercer son élève à exprimer des choses qu'il ne pensait pas, à composer d'avance des mots sublimes, il en fit un comédien jaloux, un rhéteur méchant, disant des paroles d'humanité quand il était sûr qu'on l'écoutait. Le vieux pédagogue voyait avec profondeur le mal de son temps, celui de son élève et le sien propre, quand il s'écriait dans ses moments de - sincérité : Litterarum internperentia laboramus.
L'Université de France pourrait méditer avec fruit sur ces paroles et sur cet exemple de Sé- nèque. Le manque de sincérité, l'habileté à peindre des sentiments non sentis, le culte de la forme substitué à F étude sérieuse du fond des choses, n'est-ce pas là justement le vice de notre éducation classique ? Direz-vous que nos collèges n'ont jamais, Dieu merci, formé de Né- rons ! Prenez garde : ils font des journalistes et des avocats ; la démocratie peut porter au pouvoir ces littérateurs creux ; dépourvus de toute science politique,, on les a vus devenir dans les temps de révolution des singes brouillons et malfaisants qui parfois imitaient le tigre.
Instruit par Sénèque et abusant des mauvaises tendances de son enseignement, Néron finit par « proclamer que l'art seul doit être tenu pour chose sérieuse, et que toute vertu est un mensonge. » Que M. Renan me le pardonne ! en lisant ces lignes, je ne pouvais m'empêcher de me rappeler que quelques pages plus haut j'avais lu celles-ci : « Nous aimons que l'homme vertueux
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dise de temps à autre : Vertu, tu n'es qu'un mot ! » Je me rappelais aussi ce passage d'un de ses précédents volumes :
L'art seul est infini. L'art nous apparaît comme le plus haut degré de la critique. On y arrive le jour où, convaincu de l'insuffisance de tous les systèmes, on arrive à la sagesse.
Pour satisfaire ses goûts pervertis d'artiste, Néron eut une idée atroce : il voulut se donner et donner au peuple la représentation réelle de toutes les choses tragiques dont l'art n'offre que la représentation idéale. Dans un drame intitulé Laureolus, l'acteur principal était crucifié sur la scène aux applaudissements de l'assistance et mangé par un ours. Mucius Scsevola posait réellement sa main sur un brasier ardent. Hercule furieux, brûlé sur le mont Œta, arrachait de dessus sa peau une véritable tunique de poix enflammée. Dédale était précipité du ciel. Orphée était écartelé.
A la fin, Mercure, avec une verge de fer rougie au feu, touchait chaque cadavre pour voir s'il remuait ; des valets masqués, représentant Pluton ou l'Orcîis, traînaient les morts par les pieds, assommant avec des maillets tout ce qui palpitait encore.
Les supplices des chrétiens devinrent le principal divertissement public.
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Les condamnés, couverts de peaux de bêtes fauves, furent lancés dans l'arène, où on les fit déchirer par des chiens ; d'autres furent crucifiés ; d'autres, enfin, revêtus de tuniques trempées dans l'huile, la poix ou la résine, se virent attachés à des poteaux et réservés pour éclairer la fête de nuit. Quand le jour baissa, on alluma ces flambeaux vivants...
Passons sur ces horreurs, et arrivons au récit de la mort du monstre. Parmi les morceaux de quelque étendue que je pourrais citer, je choisis cette belle page, qui est un modèle de narration :
Les prétoriens se révoltèrent et proclamèrent Galba dans la soirée du 8 juin. Néron vit que tout était perdu. Son esprit faux ne lui suggérait que des idées grotesques : se revêtir d'habits de deuil, aller haranguer le peuple en cet accoutrement, employer toute sa puissance scénique pour exciter la compassion et obtenir ainsi le pardon du passé ou, faute de mieux, la préfecture de l'Égypte. Il écrivit son discours ; on lui fit remarquer qu'avant d'arriver au forum il serait mis en pièces. Il se coucha : se réveillant au milieu de la nuit, il se trouva sans gardes ; on pillait déjà sa chambre. Il sort, frappe à diverses portes, personne ne répond. Il rentre, veut mourir, demande le myr- millon Spiculus, brillant tueur, une des célébrités de l'amphithéâtre. Tout le monde s'écarte. Il sort de nouveau, erre seul dans les rues, va pour se jeter dans le Tibre, revient sur ses pas. Le monde semblait faire le vide autour de lui. Phaon, son affranchi, lui offrit alors
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pour asile sa villa située entre la voie Salaria et la voie Nomentane, vers la quatrième borne milliaire. Le malheureux, à peine vêtu, couvert d'un méchant manteau, monté sur un cheval misérable, le visage enveloppé pour n'être pas reconnu, partit accompagné de trois ou quatre de ses affranchis, parmi lesquels étaient Phaon, Sporus, Épaphrodite, son secrétaire. Il ne faisait pas encore jour ; en sortant par la porte Colline, il entendit au camp des prétoriens, près duquel il passait, les cris des soldats qui le maudissaient et proclamaient Galba. Un écart de son cheval, amené. par la puanteur d'un cadavre jeté sur le chemin, le fit: reconnaître. Il put cependant atteindre la villa de Phaon, en se glissant à plat ventre sous les broussailles et en se cachant derrière les roseaux.
Son esprit drolatique, son argot de gamin ne l'abandonnèrent pas. On voulut le blottir dans un trou à pouzzolane comme on en voit beaucoup en ces pa- rages. Ce fut pour lui l'occasion d'un mot à effet : « Quelle destinée, dit-il ; aller vivant sous terre ! » Ses réflexions étaient comme un feu roulant de citations classiques, entremêlées des lourdes plaisanteries d'un " bobèche aux abois. Il avait. sur chaque circonstance une réminiscence littéraire, une froide antithèse.: « Celui qui autrefois était fier de sa suite nombreuse: n'a plus maintenant que trois affranchis. » Par moments, le souvenir de ses victimes lui revenait, mais ' n'aboutissait qu'à des figures de rhétorique, jamais à un acte moral de repentir. Le comédien survivait à tout. Sa situation n'était pour lui qu'un drame de plus, un drame qu'il avait répété. Se rappelant les rôles où il avait figuré des parricides, des princes réduits à l'état de mendiants, il remarquait que maintenant il «
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jouait tout cela pour son compte et chantonnait ce vers qu'un tragique avait mis dans la bouche d'Œdipe :
Ma femme, ma mère, mon père
Prononcent mon arrêt de mort. -
Incapable d'une pensée sérieuse, il voulut qu'on creusât sa fosse à la taille de son corps, fit apporter des morceaux de marbre, de l'eau, du bois pour ses funérailles ; tout cela, pleurant et disant : « Quel artiste va mourir !»
Le courrier de Phaon, cependant, apporte une dépêche ; Néron la lui arrache. Il lit que le sénat l'a déclaré ennemi public et l'a condamné à être puni « selon la vieille coutume. » — Quelle est cette coutume.? demande-t-il. On lui répond que la tête du patient tout nu est engagée dans une fourche, qu'alors on le frappe de verges jusqu'à ce que mort s'ensuive, puis que le corps est traîné par un croc et jeté dans. le Tibre. Il frémit, prend deux poignards qu'il avait sur lui, en essaye la pointe, les resserre, disant que « l'heure fatale n'est pas encore venue. » Il engageait Sporus à commencer sa- nénie funèbre., essayait de nouveau de se tuer, ne pouvait... « N'y aura-t-il donc personne ici, demanda-t-il, pour me donner l'exemple? » Il redoublait de citations, se parlait en grec, faisait des bouts de vers. Tout à coup on entend le bruit du détachement de cavalerie qui vient pour le saisir vivant.
Le pas des lourds chevaux me frappe les oréilles, dit-il. Épaphrodite alors pesa sur le poignard et le fit
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entrer dans la gorge. Le centurion arrive presque au même moment, veut arrêter le sang, cherche à faire croire qu'il vient le sauver. « Trop tard ! dit le mourant, dont les yeux sortaient de la tête et glaçaient d'horreur. « Voilà où en est la fidélité ! » ajouta-t-il en expirant. Ce fut son meilleur trait comique...
On reproche à M. Renan (T avoir voulu piquer la curiosité par des retours perpétuels sur les événements contemporains. Je ne suis pas frappé de la justesse de cette critique. Que le siège et la destruction de Jérusalem nous remettent en mémoire les malheurs qui ont fondu sur Paris, rien de plus naturel ; la ressemblance est dans les choses ; mais je crois que réminent écrivain a un sentiment beaucoup trop élevé de Fart historique pour avoir cherché ces allusions; il ne les a pas évitées, voilà tout. Si le Juif Hanan, paralysant la résistance en se donnant l'air de l'organiser, faisant la guerre sans y croire, poussé par des fanatiques ignorants, ayant aux yeux des exaltés le tort de voir clair et aux yeux de l'histoire celui d'avoir accepté la plus fausse des positions; si le Juif Hanan nous fait penser au général Trochu, tant pis pour le général Trochu ! Si « la grande faiblesse des gouvernements provisoires organisés pour une défense nationale, c'est de ne pouvoir supporter de défaite; » si, « minés sans cesse par les partis avancés, ils tombent le jour où ils
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ne donnent pas à la foule superficielle ce pour quoi ils ont été proclamés, la victoire : » cela me semble une vérité générale qui est de tous les temps.
Un reproche plus juste et beaucoup plus grave que l'on fait aussi à l'auteur, c'est son dilettantisme. Je voudrais donner de ce mot une définition qui ne rappelât pas trop Néron et Sénèque ; mais je ne puis pourtant m'empêcher de dire que c'est une manière d'apprécier les choses où le point de vue esthétique domine et laisse peu de place au jugement moral. Notre artiste, par exemple, conclut en ces termes une élégante page sur Pétrone, romancier libertin du temps de Néron : « La fête de l'univers manquerait de quelque chose, si le monde n'était peuplé que de fanatiques iconoclastes et de lourdauds vertueux. » Ainsi, pour que l'harmonie soit complète, il faut que les vocalises légères du vice élégant se mêlent à la vertu, qui fait aussi sa partie de basse dans le concert de l'univers, comme le dit spirituellement M. de Pres- sensé. Et qui est-ce qui jouit là-haut de la fête? un « grand artiste inconscient qui semble présider aux caprices apparents de l'histoire ; » voilà, si j'ose m'exprimer ainsi, de la triple essence de Renan.
M. Renan est un esprit très riche. J'appelle ainsi un écrivain qui a deux ou trois idées originales. Je viens d'en citer une qui revient souvent
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dans ses oeuvres et qui, sous sa forme l'a, plus récente, a l'air d'un paradoxe ou d'une fantaisie; mais ce n'est au fond qu'une variante de la grande doctrine du spinozisme : « Rien n'est- vil dans la maison de Jupiter. » Si l'on veut connaître l'expression la plus sérieuse et la plus complète de cette idée, il faut lire la page éloquente qui termine la préface de la Vie de
Jésus.
Une autre idée, moins générale, mais singulièrement belle et profonde, s'est fait jour avec tout son développement dans un magnifique article sur la monarchie constitutionnelle en France. Je la trouve résumée ainsi dans les dernières pages de Y Antéchrist :
Les peuples doivent choisir entre les destinées longues, tranquilles, obscures de celui qui vit pour soi et la carrière troublée, orageuse de celui qui vit pour l'humanité... Tout pays qui rêve un royaume de Dieu, qui vit pour les idées générales, qui poursuit une œuvre d'intérêt universel, sacrifie par là même sa destinée particulière, affaiblit et détruit son rôle comme patrie terrestre. Il en fut ainsi de la Judée, de la. Grèce, de l'Italie ; il en sera peut-être ainsi de la France. On ne porte jamais impunément le feu en soi. Jérusalem, ville de bourgeois médiocres, aurait poursuivi indéfiniment sa médiocre histoire. C'est parce qu'elle eut l'incomparable honneur d'être le berceau du christianisme qu'elle fut victime des Jean de Gis- chala, des Bar-Gioras, en apparence fléaux de leur pa-
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trie, en réalité instruments de son apothéose... Certes, les conservateurs, les sadducéens ne se trompaient pas quand ils affirmaient que les soulèvements d'enthousiastes étaient la perte de la nation. La révolution et le messianisme ruinaient l'existence nationale du peuple juif; mais la révolution et le messianisme étaient bien la vocation de ce peuple, ce par quoi il contribuait à l'œuvre universelle de la civilisation. Nous ne nous trompons pas non plus quand nous disons à la France : « Renonce à la révolution, ou tu "es perdue; » mais si l'avenir appartient à quelqu'une des idées qui s'élaborent obscurément au sein du peuple, il se trouvera que la France aura justement sa revanche par ce qui fit en 1870 et en 1871 sa faiblesse et sa misère. À moins de bien violentes entorses données à la vérité (tout en ce genre est possible), nos Bar-Gioras, nos Jean de Gischala ne deviendront jamais de grands citoyens; mais on fera leur part, et on verra peut-être que, mieux que les gens sensés, ils étaient dans les secrets du destin.
Ces lignes sont bien remarquables sous la plume de l'homme qui écrivait naguère : « Le 18 mars 1871 est, depuis mille ans, le jour où la conscience française a été le plus bas. » Par un retour profond de sa pensée, il aperçoit la -raison possible d'un événement dont il n'avait vu d'abord que l'horreur et la folie ; mais il prouve en même temps, une fois de plus, qu'il » est né pour les sereines et larges contemplations de la philosophie et de l'histoire, non pas pour
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se mêler aux combattants aveugles de l'arène politique.
Une dernière idée originale est celle qui termine l'ouvrage de M. Renan. Il pense que Titus, en détruisant le temple de Jérusalem, rendit le plus grand service au christianisme, parce que, si le temple avait survécu,
L'Église de Jérusalem, groupée autour des parvis sacrés, eût continué, au nom de sa primauté, d'obtenir les hommages de toute la terre, de persécuter les chrétiens des Églises de Paul, d'exiger que, pour avoir le droit de s'appeler disciple de Jésus, on pratiquât la circoncision et on observât le code mosaïque... La séparation d'avec le judaïsme eût été impossible ; or celte séparation était la condition indispensable de l'existence de la religion nouvelle, comme la section du cordon ombilical est la condition de l'existence d'un être nouveau. La mère allait tuer l'enfant. Le temple, au contraire, une fois détruit, les chrétiens n'y pensent plus... Jésus désormais sera tout pour eux.
Par le plus ingénieux rapprochement de Jérusalem et de Rome, M. Renan est convaincu que le catholicisme a pour principal ennemi le pape, que le règne absolu de la cour pontificale est pour cette religion une cause de mort (1), et que « l'occupation de Rome par le roi d'Ita-
(1) Notez bien qu'il ne s'agit pas ici du pouvoir temporel (la remarque n'aurait rien d'original), mais de l'absolutisme religieux du pape.
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lie sera un jour comptée dans l'histoire du catholicisme pour un événement aussi heureux que la destruction de Jérusalem l'a été dans l'histoire du christianisme. » Il y a bien un peu à redire à cette assimilation, puisque le christianisme,. quoique sorti du judaïsme, était une religion nouvelle, au lieu que les catholiques séparés du saint-père n'ont pas eu jusqu'ici la prétention de fonder quelque chose de nouveau ; mais espérons. qu'ils vont être amenés, par la logique même de leur schisme, à se transformer à tel point que le pape devienne pour eux l'A ntéchrist. Quand ils auront pris cette position nette, ils pourront avoir beaucoup :de disciples ; je crains que jusqu'alors ils ne fassent guère école.
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MÉDITATION SUR LA LECTURE
Les personnes qui ont du loisir et le goût de la lecture passent à lire un temps considérable, qu'on peut évaluer pour quelques-unes à la moitié de leur existence. Absorbant toujours quelque livre nouveau, elles ne s'aperçoivent pas que leur mémoire, pareille au tonneau des Da- naïdes, se vide à mesure qu'elle s'emplit. Liseurs éternels, arrêtez-vous un peu; remontez eh arrière, faites le compte de ce qui vous reste de vos innombrables lectures... Quel néant, mes amis! n'êtes-vous pas épouvantés? Je voudrais chercher avec vous (car je suis aussi des Danaïdes) d'où vient notre facilité d'oublier tant de choses, pourquoi nos lectures sont presque toutes perdues, et s'il n'y a pas quelques moyens de remédier à un mal si déplorable. C'est un -sujet ancien comme les livres mêmes ; il est probable que je ne dirai rien de nouveau; mais
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les vieilles choses parfois sont bonnes à redire. Si cette méditation a quelque originalité, c'est qu'elle sera toute dirigée vers la pratique, et que j'ai fait voeu de m'abstenir des belles moralités qui ne servent à rien.
D'abord, n'attendons pas de la lecture trop de merveilles; c'est un mode d'instruction, ce n'est pas le plus efficace. Qu'entendons-nous par instruction? Si c'est l'acquisition de connaissances spéciales, la parole d'un professeur est plus puissante pour instruire que la lecture ; si c'est le développement général de l'esprit, la conversation, les voyages sont une meilleure école. On se trompe quand on pense que des livres bien faits peuvent tenir lieu de maîtres ; rien'ne remplace le discours animé. On se trompe aussi quand on croit que le commerce des bons livres peut dispenser toujours et avec avantage de la société des hommes ; que de sentences n'a- t-on pas débitées sur la vanité des propos du monde ! laissons cela, et interrogeons notre expérience : l'impulsion de nos pensées ne vient- elle pas neuf fois sur dix non de ce que nous lisons, mais de ce que nous avons entendu dire, non de la lettre, qui est morte, mais de la parole vivante ?
Si la lecture n'est pas le plus efficace moyen de nous instruire, c'est à coup sûr le plus commode. Nous n'avons pas toujours des maîtres à notre disposition ; ils ne conviennent parfaitement
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qu'à un certain âge de la vie; leur mérite personnel, leur nombre, leur variété suivent les conditions de la fortune et les mille hasards de l'existence. Quant à la conversation, ses avantages aussi sont divers et fort inégaux selon les circonstances. Très souvent le temps qu'on y passe est perdu pour l'instruction ; parfois, c'est pis encore qu'une perte. Autant ou plus que les bons maîtres, les causeurs instruits, sérieux, spirituels sont rares; nous pouvons n'avoir pas un accès facile auprès d'eux. Que ce plaisir, que cet honneur nous soit un jour accordé, il sera mêlé d'un effort et d'une préoccupation pénibles, à moins que nous ne sentions en nous-mêmes assez d'idées, de connaissances et de talent pour maintenir aisément la balance égale entre notre interlocuteur et nous. Car la conversation est un trafic ; si nous ne pouvons pas donner autant que nous recevons, le commerce devient une aumône qu'on nous fait, notre amour-propre en souffre, et c'est alors que, faisant de notre incapacité même une manière de philosophie, nous nous enfermons dans nos bibliothèques en répétant avec l'Ecclésiaste : « Il y a de la vanité dans la multitude des paroles. »
Une prétention très déraisonnable, c'est de demander à la lecture ce qu'un travail long et opiniâtre peut seul donner. On s'imagine, lorsqu'on n'a pas appris dans l'enfance ou la première jeunesse les éléments d'une science, pou-
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voir y suppléer jusqu'à un certain point par quelques belles et faciles lectures sur la matière. On étudie, par exemple, l'astronomie dans les beaux livres d'étrennes de M. Flamroarion, la géologie dans ceux de M. Reclus, l'économie politique dans les pamphlets populaires de Frédéric Bastiat. Si c'est l'histoire .qu'on a mal apprise, si la mémoire n'a pas retenu une suite de cadres où les grands faits des temps anciens et modernes soient classés dans leur ordre et dans leurs rapports, on se flatte de combler cette lacune en lisant l'un après l'autre, à la file, tous les meilleurs ouvrages de nos principaux historiens. C'est une illusion. Au bout de peu de temps, il ne reste de lectures ainsi faites qu'un souvenir confus, décoré parfois des noms trompeurs de connaissances d'ensemble, d'idées générales, de philosophie du sujet; mais, quant aux détails précis, aux notions concrètes et positives, quant au fond solide de la science, tout cela s'est évanoui.
Est-ce à dire que les défauts de l'instruction première soient irréparables ? Non ; mais, quand sur un point l'ignorance est complète et qu'on entreprend vraiment de s'instruire, il faut se rendre compte des conditions de l'entreprise; ce n'est pas l'amusement de quelques heures, c'est un travail considérable. On ne dira pas : voici un livre de vulgarisation qui met à la portée des gens du monde une science que
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j'ignore ; lisons-le bien vite pour en savoir quelque petite chose. On dira : voilà toute une science importante que j'ignore, j'en veux apprendre au moins les principes ; pour bien faire et ne pas perdre mon temps, il y a évidemment une certaine marche à suivre, un plan d'études que je ne connais pas. On demandera conseil à un ami, particulièrement bien instruit et informé des matières qu'on a résolu d'apprendre. Rien ne vaut, encore une fois, la parole vivante, et quand nous ne pouvons plus avoir de maîtres pour nous conduire avec autorité, il faut mettre doucement à contribution la sciencé de nos amis. Le conseil est donné, les livres sont désignés avec un mot d'appréciation sur leur ordre de difficulté, d'intérêt, d'importance, sur leur mérite propre et sur leur valeur respective ; tel ouvrage doit être lu en entier, relu même, tel autre n'a qu'un bon chapitre. Et maintenant, à l'école ! c'est une école malheureusement où nous ne pouvons plus recevoir le fouet quand nous ne travaillons pas bien ; on n'en aura que plus de mérite à être exact et laborieux. Il faut s'appliquer régulièrement à l'étude tous les jours, de telle heure à telle heure, et ne pas s'en laisser distraire à moins d'incendie ou de quelque autre catastrophe. -Mais nous n'avons qu'une demi-heure! — C'est assez pour apprendre beaucoup, si vous l'utilisez journellement. On avancera par ordre, résumant les notions ac-
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quises avant d'en acquérir de nouvelles, don- " nant à chaque chose le temps qui lui convient, patient, actif sans hâte et ne prétendant point couronner l'édifice avant de l'avoir élevé, ni l'élever avant d'en avoir. posé solidement les bases. On rencontrera des difficultés, des obscurités, cela doit être; il faut les voir, s'arrêter et ne pas passer outre avant que Fobstacle soit levé et que la lumière se soit faite.
Une des causes les plus profondes et les plus évidentes du peu que nous gardons de nos lectures, c'est que nous nous persuadons saisir des choses qu'en fait nous ne saisissons pas ; ou encore, sentant bien notre peu de prise sur elles, nous passons outre et les laissons échapper sans effort pour les comprendre et pour les retenir. Mal subtil, qui en peu de temps fait perdre à l'esprit toute sa vigueur et l'habitue à se contenter paresseusement d'une intelligence vague et incomplète des choses.
Les difficultés qu'on ne pourra pas résoudre soi-même, on les soumettra à son ami, et jamais on ne se fera un scrupule de l'interroger; de telles consultations flattent toujours. La conversation achèvera, éclairera, vivifiera l'œuvre de l'étude solitaire. En suivant cetteméthode, au bout d'un temps plus ou moins long et que je n'ai garde de prétendre déterminer, on pourra commencer à connaître assez bien une science dont on n'a pas appris au collège les
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premières notions ; mais il vaut beaucoup mieux prendre son parti d'ignorer franchement certaines choses que de perdre à les apprendre mal un temps qu'on pourrait mieux employer.
Ce que je viens de dire ne concerne que le cas d'une ignorance fondamentale au point de départ. Quand l'éducation a été ce qu'elle devrait toujours être, lorsqu'on a, dans le cours de son adolescence, appris les éléments de tout ce qu'il importe de savoir, on élève plus tard sur un fondement sûr le reste de l'édifice, et ce cas ne présente point de difficulté.
L'instruction des enfants (on ne saurait trop le répéter aujourd'hui) est une entreprise à deux fins qu'on peut et qu'on doit poursuivre ensemble, mais qui sont parfaitement distinctes. 11 faut, d'une part, former, développer leur esprit dans le sens le plus général que peuvent avoir ces termes ; d'autre part, leur inculquer les principes de toutes les grandes sciences. L'opération n'est nullement complète lorsqu'on n'a fait d'eux que des hommes d'esprit, de jugement et de goût. Ce sont là des qualités précieuses que la science ne remplace pas, mais qui ne remplacent pas non plus la science, et qui peuvent être accompagnées d'une ignorance terrible de toutes choses. Cela se voit tous les jours : des hommes très ignorants et très spirituels, auxquels l'esprit sert à dissimuler leur ignorance. Il ne suffit point d'exer-
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cer, de remuer, de labourer les jeunes intelligences comme avec le soc d'une charrue ; il faut encore faire pénétrer dans la terre ainsi retournée les semences de toutes les connaissances utiles. C'est le moment ; bientôt le sol durcit, et la saison des semailles se passe. Fénelon l'a dit avec sa simplicité exacte et élégante : •
La mollesse du cerveau des enfants fait que toutes choses s'y impriment facilement, et que les images y sont très vives ; ainsi il faut se hâter d'écrire dans leur tête pendant que les caractères s'y forment aisément... Les premières images, gravées pendant que le cerveau est encore mou et que rien n'y est écrit, sont les plus profondes. D'ailleurs elles se durcissent à mesure que l'âge dessèche le cerveau ; ainsi elles deviennent ineffaçables; de là vient que, quand on est vieux, on se souvient distinctement des chos-es de la jeunesse, quoique éloignées; au lieu qu'on se souvient moins de celles qu'on a vues dans un âge plus avancé, parce que les traces en ont été faites dans le cerveau lorsqu'il était déjà desséché et plein d'autres images.
Il y a une grande diversité de compartiments, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans l'intelligence humaine, et la perfection avec laquelle on sait. une science ne saurait être un gage qu'on apprendra les autres sans peine quand on voudra. Le cerveau d'un homme instruit selon la bonne méthode est comparable à une boîte dont
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tous les tiroirs, ouverts de bonne heure, ne restent jamais fermés trop longtemps et jouent avec facilité. Elle se remplit toujours, mais sans confusion; l'ordre le plus parfait règne dans ses richesses. Chaque objet s'y range à sa place et sous son étiquette, ou, pour quitter la métaphore, chaque notion particulière et nouvelle entre- naturellement dans quelque notion élémentaire plus générale et plus compréhensive. Ces notions élémentaires sont, en effet, comme des compartiments et des cases où les idées plus spéciales et nouvellement acquises viennent se loger et se fixer d'elles-mêmes..
Un cerveau ainsi organisé n'a pas à faire pour retenir les choses un effort distinct de celui qu'il fait pour les comprendre ; la mémoire s'y confond avec l'intelligence. Quand ces deux facultés n'en forment qu'une, non seulement on conserve tout sans peine; rien ne peut plus se perdre, quand même on en aurait le désir, et l'on demande comme le grand Cuvier avec un étonnement ingénu : Comment fait-on pour oublier? Mais cette universalité de l'esprit, cette encyclopédie des connaissances, cette toute- puissante harmonie du jugement et du souvenir sont d'un ordre trop supérieur et trop rare pour que la contemplation d'une perfection aussi sublime puisse avoir quelque utilité pratique. Laissons là les grands savants, les génies, et parlons de nous, simples mortels.
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Voici un homme comme nous, qui a fini, comme nous disons, ses études ; ce serait l'heure de les commencer et de recomposer avec méthode la mappemonde de ses connaissances; mais il n'a pas le temps. Il faut aller au plus pressé. Le plus pressé c'est de vivre, de trouver sa voie, de prendre sa place dans le monde; Il choisit une profession où il aura à faire par métier beaucoup de lectures spéciales et générales, c'est-à-dire une profession littéraire. Je prends mon exemple dans la classe des hommes de lettres afin de présenter ce sujet de la lecture sous son angle le plus ouvert; si je fais quelques remarques utiles aux grands liseurs, les petits sauront bien y prendre cè qui peut leur servir.
La première chose à faire est de suivre ce grand précepte de la sagesse antique, qu'on rencontre à toutes les étapes importantes du chemin de la vie : Connais-toi toi-même. La connaissance de vous-même ici, c'est la connaissance de vos goûts, de vos aptitudes, de votre talent, si vous en avez un; la lecture est une lumière très propre à vous le révéler. On connaît l'anecdote du jeune Augustin Thierry lisant dans les Martyrs le récit de la bataille des Francs contre les Romains, saisi à cette lecture d'une émotion extraordinaire et disant en son âme : Moi aussi, je suis poète! Quelquefois on néglige cet avertissement de la nature ; une
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curiosité trop étendue, trop inquiète, une velléité subite et bizarre 'de sacrifier ce qu'on aime en faveur de ce qu'on voudrait apprendre à aimer, nous font peu intelligemment disperser nos lectures et même en choisir par vertu qui sont étrangères ou contraires à nos goûts. Ou bien on se laisse détourner de sa ligne naturelle par le despotisme de l'opinion, la fantaisie de la mode, par l'exemple et les paroles d'un ami qui suit une autre voie. Écoutez vos amis, mais d'abord écoutez-vous vous-mêmes. L'imitation des autres, une opiniâtreté mal entendue à vaincre certaines répugnances naturelles, une dispersion superficielle de votre activité, tout cela tend à détruire ce qu'il peut y avoir en vous de profond, d'original et de sincère; grave péril au début de la carrière, ruine peut-être de tout un avenir qui promettait d'être brillant.
Dis-moi quels auteurs, quels livres tu aimes à lire, je te dirai qui tu es et ce que tu peux faire. Des habitudes, des préférences de lecture bien constatées suffisent pour tracer une ligne de démarcation entre les esprits. A mérite égal dans l'ordre littéraire, tel ouvrage, tel écrivain nous laisse froids, quand tel autre fait frémir en nous, de plaisir et d'émotion, la nature intelligente. Celui-ci est de notre famille, il a de profondes affinités avec nous, ils nous révèle à nous-mêmes ce que nous sommes; l'autre est un étranger. Formons sans retard notre fa-
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mille ; rassemblons-en autour de nous les membres dispersés à travers la littérature ancienne, moderne, étrangère et nationale. Les hommes qui nous parlent au cœur, ce sont en vérité nos pères et nos frères. La solitude est triste, inféconde; l'écrivain ne trouve sa force et sa joie que dans la société de ses parents. Heureux celui qui, par « méditation fréquente, » a réussi à faire passer dans la constitution même de son esprit la « substantifique moelle » de beaucoup d'auteurs excellents ! Heureux celui qui, dans l'immense domaine des lettres, a su se réserver un coin qu'il a exploré, creusé, fouillé en tous sens et qu'il connaît mieux que personne! Il est maître, il est roi dans son petit empire. « L'art le plus grand, a dit Goethe, est de se tracer une limite. » Il faut nous enfermer dans un cercle de lectures ; il faut tracer autour de nos travaux une circonférence. Nous la reculerons d'abord plus ou moins suivant notre capacité et nos forces, puis toujours davantage, -au fur et à mesure de nos progrès ; nous pourrons successivement parcourir plusieurs cercles ; mais, sachons-le bien, il n'y a de lectures, il n'y a d'études profitables que celles qui rayonnent autour d'un centre fixe.
On admire la variété de connaissances qui brille dans les écrits ou la conversation de certaines personnes. Lorsque ces connaissances sont réelles et solides, elles n'ont jamais été
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acquises par des lectures changeantes, capricieuses, bondissant d'un sujet à l'autre sans ordre et sans but, mais toujours par la méthode de la concentration et du rayonnement. Voyez les Causeries du lundi : c'est la merveille littéraire la plus étonnante peut-être de l'histoire par la variété des sujets traités, des connaissances acquises, par la lecture immense que supposent tant de richesses emmagasinées, et par le miracle d'une plume qui vingt ans courut la poste sans repos, sans cesser une seule fois d'être instructive et amusante. Croyez-vous par hasard que les études de Sainte-Beuve aient suivi pas à pas, de semaine en semaine, la diversité infinie de ses articles de journal ? ce serait une naïve erreur. Sans doute il a dû rouvrir bien des volumes, il en a lu alors plusieurs pour la première fois ; mais il ne serait pas allé loin s'il n'avait eu pour alimenter sa critique qu'une préparation actuelle de cinq ou six jours, en laissant (ce qui est bien le moins) un jour ou deux pour la rédaction. Il avait d'abord consacré près de vingt années de sa vie à son histoire de Port-Royal; en 1848, il avait fait à Liège un cours d'ensemble sur la littérature française, un autre cours sur Chateaubriand et son époque : voilà les trois sources principales d'où est sorti le fleuve des Causeries.
Le métier le plus sot qui soit au monde, c'est celui du critique au jour le jour, ren-
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dant compte de toutes les productions nouvelles à mesure qu'elles paraissent; car, de deux choses l'une : ou il les lit, ou il ne les lit pas. S'il ne les lit pas, il se déconsidère en manquant de soin, d'exactitude, de franchise et de la plus vulgaire honnêteté ; s'il les lit, je demande quel misérable esclave est donc cet homme, obligé de lire ce qu'il plaît à monsieur un tel de publier, traîné de livre en livre, et d'auteur en auteur, ne s'appartenant pas à lui- même, stérilement et servilement occupé, commissionnaire des idées d'autrui, portefaix de la pensée et de la sottise contemporaines ?
Après l'outrecuidance des auteurs qui prétendent que nous lisions leurs ouvrages, il y a un autre abus à signaler : c'est l'impertinence des revues qui prétendent que nous lisions leurs articles. L'invasion de ces étranges personnes au milieu de nos travaux, lorsque notre pensée est à mille lieues des sujets dont elles viennent nous entretenir, est une espèce de tyrannie qui eût bien étonné les Grecs, ou, sans remonter si haut, les classiques du grand siècle de notre littérature. En ce temps-là, on se recueillait au lieu de se disperser à tous vents, on réglait la dépense avec économie au lieu de gaspiller follement son avoir, et l'on n'eût jamais compris de quel droit une demi-douzaine de brochures contenant les membres épars d'une vingtaine d'ouvrages en formation venaient deux ou trois
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fois par mois encombrer nos bureaux, accaparer notre attention, la tirer en tant de sens divers et s'interposer sans cérémonie entre nous et l'objet de notre travail. Vous n'avez point la permission de choisir, il faut parcourir tout- cela et commèncer par ce qui vous séduit peut- être le moins. Les dames, qui n'ont pas autre chose à faire, lisent dans les revues ce qui est superficiel : romans, chroniques, etc. ; les hommes d'étude, qui sont aussi hommes du monde, font la même chose de leur côté, pour se hausser au niveau dé la conversation des dames : aimable galanterie qui leur fait perdre de bonnes heures. Le pis est qu'il y a parfois des articles qui sont fort intéressants ; si on ne les lit pas, on a le regret et le dépit d'avoir laissé passer d'excellentes choses. C'est pourquoi je ne suis jamais plus content que lorsque le feuilleton de mon journal est ennuyeux ; cela m'épargne un véritable chagrin personnel, outre la petite mortification de n'être point au courant et de m'en- tendre dire : Vous ne lisez pas le roman de X ! mais qu'est-ce que vous faites donc toute la journée?
Si quelque homme de lettres est assez indépendant pour suivre, dans le choix de ses lectures, non le train de la mode, mais sa propre inspiration et les convenances de son travail, voici le conseil que je lui donnerai. Quand vous recevez une revue, dressez simplement le catalogue de tou?
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les articles qu'elle contient et serrez-la dans votre bibliothèque jusqu'au jour où telle ou telle étude que vous aurez entreprise entrainera dans son cercle de lectures un des articles marqués à l'inventaire. Ces sortes de catalogues sont très précieux et très utiles. A moins que vous ne " soyez un fort grand seigneur, vous connaissez, sans les avoir notés par écrit, les titres de tous les ouvrages qui garnissent vos rayons ; mais il y a des trésors que la bibliothèque la plus humble peut posséder et ignorer : ce sont les articles des vieilles revues. Prenez-moi ce paquet jaune ou bleu que vous avez ficelé et juché sur la plus haute planche de votre armoire ; défaites-le, écrivez dans un petit livre ad hoc (1) les titres de tous les articles avec l'indication du numéro où ils se trouvent ; vous ne regretterez pas votre peine.
On se rappelle que dès le début de cet essai nous avons distingué avec soin deux cho-r ses dans l'instruction : l'acquisition de con-. naissances spéciales et la culture générale de l'esprit. Jusqu'ici je n'ai considéré la lecture qu'au point de vue de cette partie de l'instruction : l'acquisition de connaissances spéciales.
Résumons ces premières remarques. Toute
(1) L'Index rerum, dont il sera question plus loin, suffit et vaut mieux pour dresser cette table. -
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acquisition durable de connaissances précises qui se suivent, se tiennent et forment un ensemble suppose non une lecture isolée et 'passagère, mais une série, un enchaînement de lectures ; ou, pour écarter cette image de. la chaîne qui n'est pas la plus exacte, reprenons encore une fois celle du cercle : il -faut avoir un centre, il faut avoir un but, non pas un certain livre qu'on veut lire, mais une certaine chose qu'on veut apprendre, et faire rayonner autour de ce point unique une variété de lectures qui toutes convergent là. L'homme habile est celui qui a su choisir le centre -conformément à ses goûts, tracer la circonférence proportionnellement à ses forces, l'étendre peu à peu par un progrès certain et posséder finalement un grand domaine dans la .puissance et dans la gloire d'une royauté incontestée:
Considérons maintenant la lecture au point de vue de cette autre partie de l'instruction : la culture générale de l'esprit.
J'admets ici tout ce que j'ai paru proscrire plus ou moins tout à l'heure : revues, publications nouvelles de toutes sortes, livres qui mettent la science à la portée des gens du monde, bref la diversité de lectures la plus infinie, pourvu qu'il soit bien entendu (de peur .de cruels mécomptes) qu'on ne peut jamais
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acquérir par là de connaissances profondes et solides. Ce qu'on y gagne, c'est une teinture de toutes choses et une sorte d'agrandissement vague de l'horizon intellectuel. Il en est comme d'une conversation instructive ou d'une brillante conférence comparée aux leçons d'un cours : le cours, avec ses procédés lents et sûrs, dépose dans l'esprit une suite de notions qui mûrissent ; la conférence, la conversation y jette sans ordre une quantité d'idées qui germent aussitôt, elle ouvre l'esprit plus vite que le cours et n'excite pas moins la pensée.
La comparaison ancienne qui assimile les livres à des amis et la lecture à une conversation s'applique par excellence à cette catégorie de lectures et délivrés plus propres à développer l'intelligence d'une manière générale qu'à graver dans la mémoire des connaissances précises. Tout est bon pour cela, à bien prendre la chose; car ici le travail personnel et intime du lecteur a une importance prépondérante ; il ne profite que de ce qui l'a fait penser, et la moindre chose peut faire penser. « La bagatelle, la science, les chimères, le rien, tout est bon, » comme dit La Fontaine. Débarrassons-nous vite de l'inévitable comparaison de l'abeille : on sait que cette petite bête se pose sur différentes fleurs et fait du miel de tout; voilà qui est dit. Mais j'aime à croire que l'abeille a néanmoins ses préférences et que l'expérience ou l'instinct lui
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a appris que certaines fleurs ont beaucoup de suc, que d'autres en ont peu ou n'en ont point du tout.
Les livres dont ces mots, « culture générale de l'esprit, » éveillent en nous l'idée, ce sont principalement les livres de littérature, parce qu'ils intéressent non tel ou tel métier, non telle ou telle étude, mais la nature humaine : poésie, morale, éloquence, histoire, esthétique, critique littéraire, etc. Comme ces sortes d'ouvrages sont innombrables, il importe beaucoup de choisir entre eux et d'avoir un certain flair qui évente et rejette les médiocrités et les nullités. L'homme qui lit en vue d'apprendre une certaine chose spéciale est obligé de lire tout ce qui se rapporte à l'étude de cette chose ; il n'en est pas de même de celui qui lit simplement pour cultiver son esprit. Comme il ne doit pas s'attendre à garder de sa lecture plus qu'une impression générale et une impulsion intérieure, ce qui n'est propre ni à le toucher ni à l'exciter n'est bon à rien. Tout poème qui n'émeut pas, tout écrit philosophique qui ne fait pas penser, tout récit qui ne captive pas l'attention, toute critique languissante et fade est inutile à lire, et le temps qu'on y passe est du temps perdu. Vraiment nous sommes parfois trop bons et nous avons trop de respect pour les auteurs. La docilité avec laquelle nous acceptons le pensum de certaines lectures est un peu trop naïve. Nous permettons à un mon-
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sieur, parce qu'il est imprimé et relié en veau, de nous fatiguer de sa compagnie pendant des heures ; quand notre pénitence est enfin terminée, nous sentons en nous-mêmes comme le témoignage d'une bonne conscience et la satisfaction d'un devoir accompli. Soyons plus difficiles , plus fiers, plus dédaigneux ; gardons en face des livres toute notre indépendance ; ne livrons pas au premier venu, avec une indulgence banale, l'accès de notre esprit. Il vaut beaucoup mieux rester seul que de s'entretenir avec certaines gens. Si la lecture a sur la conversation un avantage, c'est que nous sommes contraints, dans le monde, de subir la société des sots ; mais rien ne nous oblige à supporter une minute l'ennui d'un sot écrivain.
Et pourtant ne peut-on pas avoir ici un scrupule ? Les livres tellement pauvres qu'il n'y ait rien à en tirer sont presque aussi rares que les livres excellents où chaque ligne est riche d'un trésor. La plupart présentent un mélange de bon et de mauvais, et il en coûte à certains esprits délicats de faire le sacrifice de quelques perles à cause du fumier où elles sont enfouies. Ils se mettent donc à le fouiller avec ardeur dans l'espoir de les découvrir. Ce travail de coq n'est point facile, on peut y perdre beaucoup de temps, et il ne serait pas sage de le recommander à tout le monde. Les vieux routiers de l'art de lire savent seuls tourner les
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feuillets d'un livre quelconque avec une frémissante impatience, parcourir du regard le champ entier d'une page, ne point muser ni sommeiller ni se perdre dans le fatras, aller droit à la perle et d'un coup d'œil sûr fondre sur la petite proie brillante qui se cache en un coin.
« Il y a, dit Bacon, des livres qui sont faits pour être goûtés, d'autres pour être avalés, un très petit nombre pour être mâchés et digérés. » Entrons dans le détail, et montrons par des exemples combien l'opération de lire doit être différente d'elle-même d'après la nature des ouvrages et d'après leur valeur.
Voici les Souvenirs et Portraits de Lamartine, trois volumes d'environ quatre cents pages chacun ; total : douze cents pages. Si tout cela doit être lu avec soin ligne à ligne, ce n'est certes pas trop de dire qu'il y faudra au moins douze jours de la vie d'un homme qui dort ses sept heures, fait comme le seigneur Géronimo ses trois ou quatre repas, lit le journal, va voir ses amis, écrit des lettres. Douze jours, c'est une fraction appréciable de l'existence humaine; est-il d'une judicieuse économie de consacrer douze jours d'une vie si courte à la lecture des Souvenirs et Portraits de Lamartine? Dès l'abord et avant tout examen du livre, je suis autorisé à penser qu'il contient une proportion énorme de remplissage ; ce sont des extraits du Cours familier de littérature, et l'on sait que cette longue
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rapsodie à laquelle toute la France souscrivit par pudeur, pour répondre au cri de détresse de son pauvre grand homme, a été conduite au triple galop d'une plume pressée d'apaiser des créanciers. Nous savons aussi que jamais écrivain ne fut naturellement plus prolixe, plus étranger à la race des Tacite, des La Rochefoucauld, des Montesquieu, cette chère et précieuse race dont était aussi le penseur Joubert, tourmentée par le souci de « mettre un livre dans une page, une page dans une phrase et cette phrase dans un mot ; » lente, soigneuse, réfléchie, avare de son temps et du nôtre, cherchant et s'arrêtant « jusqu'à ce que la petite goutte de lumière soit formée et tombe de la plume. » Mais prenons garde et soyons respectueux : Lamartine est Lamartine ; sa magnifique négligence mêle toujours un peu d'or ' au cuivre qu'elle prodigue ; s'il n'est pas ce qu'on doit appeler un bon prosateur, il fut un très grand poète, et nos yeux voient encore flotter et traîner çà et là dans sa prose la pourpre de sa robe poétique. J'ouvre les Souvenirs et Portraits, et d'un premier regard rapide, en coupant les pages, je constate l'inégalité de l'ceuvre ; l'article sur Chateaubriand me paraît curieux et beau; ceux sur Victor Hugo, sur M. de Laprade me semblent déclamatoires ou ridicules ; je relirai l'un, j'ai assez lu les autres ; voilà un livre qu'il faut goûter.
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On accorde parfois un temps tout à fait disproportionné à des ouvrages d'un ordre inférieur ou excentrique, dont l'entière, connaissance importe fort peu à la culture générale de l'esprit et qu'il suffirait aussi de goûter. Lisez n'importe quoi, mon ami, c'est votre droit ; mais alors ne vous étonnez point si, connaissant des choses que personne n'a lues et dont personne ne se soucie, vous en ignorez beaucoup qu'il faut savoir, et si votre esprit ressemble à une bibliothèque mal composée qui posséderait les œuvres complètes de Voiture ou de Cyrano, mais qui n'aurait ni les Fables de La Fontaine ni les Pensées de Pascal ni les Caractères de La Bruyère.
L'exercice de la mémoire doit jouer un rôle prédominant dans la lecture des poètes. Il faut apprendre et retenir par cœur quelques vers de tous les poètes principaux. Je comprends la simple lecture d'un poème épique ou dramatique , parce qu'ici il y a un fond solide, saisissable, qui est indépendant de la forme; mais que reste-t-il de la lecture d'une ode, d'une élégie ou d'un sonnet ? Celui qui sait par cœur deux cents vers choisis de Ronsard connaît mieux Ronsard que celui qui a avalé l'infolio de ses œuvres sans avoir pour but une étude particulière.
Quelques personnes avalent les ouvrages de philosophie comme des romans. Les idées les intéressent. C'est pour elles un plaisir de l'esprit,
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une fête de l'imagination que de contempler cette sorte de danse sur les flots, cet éternel va-et-vient des opinions humaines ballottées dans l'incertitude infinie. Amusant spectacle, j'en conviens ; mais tout ouvrage de philosophie lu comme un roman s'oublie comme un roman. Les lectures de ce genre, si nous en voulons garder quelque chose, doivent toujours être faites dans un esprit de critique et de réflexion ; elles doivent nous servir à tirer au clair nos propres idées et à établir notre conscience.
Il y a des auteurs dont il n'est jamais juste de dire qu'on les a lus ; il faut dire qu'on les lit et il faut les lire en effet. Ce sont les patriarches, les pères, les hautes sources sacrées de la littérature universelle. On n'a jamais lu Homère, ni Platon, ni Virgile, ni Shakspeare, ni Rabelais, ni Cervantes, ni Molière, ni Voltaire, puisqu'il faut toujours les relire.
Je n'ai garde de traiter dans tout son développement ce sujet un peu trop banal de la lecture considérée au point de vue de la culture générale de l'esprit, je me borne à indiquer quelques idées; mais je ne puis me dispenser de dire un mot encore du choix des livres.
Il faut faire, autant que possible, une place de fondation aux anciens, parce qu'ils sont les anciens, c'est-à-dire nos instituteurs et nos ancêtres ; parce qu'ils sont la jeunesse et la fleur de
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l'humanité ; parce qu'il y a, comme l'a très bien dit Rousseau, une certaine simplicité de goût qui va au cœur et qui ne se trouve que dans leurs écrits ; enfin parce qu'ils ont dit un million de choses que notre vanité ignorante croit modernes et qu'ils les ont dites mieux que nous, avec le naturel et la sincérité de l'expression première.
Il faut tâcher de lire plus souvent qu'on ne fait les auteurs étrangers, non pas seulement quelques classiques, esprits universels, mais de temps en temps les petits sots, les écrivains de clocher qui n'ont d'autre horizon que leur village et leur église ; si nous sommes Français, lisons les gallophobes, cela fouette le sang merveilleusement. Il est indispensable de nous dépayser, de chercher des occasions de scandale; jusqu'à ce que nous ayons appris à trouver naturel tout ce qui nous choquait et à ne plus considérer notre imperceptible monade comme le centre et la mesure des choses.
Choisissons aussi loin de nous que possible notre auteur favori, notre secrète idole, l'écrivain sympathique à notre humeur, à nos habitudes de style et de pensée, que nous cachons dans l'ombre de notre tiroir et que nous pillons un peu sans rien dire; s'il est étranger ou ancien, nous aurons au moins le mérite de l'avoir traduit ou rajeuni, et cela suffira pour nous absoudre, auprès du tribunal éclairé de tous les gens d'esprit, de la vilaine accusa-
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tion de plagiat. Le bonhomme Montaigne n'a pas composé autrement ses Essais.
Notre époque, plus ou moins sceptique et malade, favorise, comme toutes les choses corrompues, le développement d'une peste particulière : ce sont les livres sur les livres, la critique, puisqu'il faut l'appeler par son nom. Cette espèce parasite, semblable aux lianes qui enserrent et embrassent les grands arbres jusqu'à les étouffer, rampe et grimpe autour des auteurs, les enlace, les étreint de ses circuits. multipliés et finit par obstruer et cacher complètement la forêt sacrée. Oh ! débarrassez de ce fatras les avenues de la littérature ! pénétrez dans l'intérieur ; montez, allez là-haut vous rafraîchir, aux sources, et ne permettez à personne, non pas même à Sainte-Beuve, de vous épargner le voyage, quand il vous offrirait l'eau la plus pure et la plus authentique dans la plus séduisante coupe d'or ! On rencontre encore quelquefois dans le monde de braves gens qui lisent les classiques sans s'inquiéter des éditeurs, des commentateurs, des biographes, des critiques, des érudits, de toute cette encombrante et insupportable armée d'importants et de pédants ; ce sont toujours des hommes étrangers par leur profession .à la carrière des lettres : vieux magistrats qui aiment Montaigne, militaires qui emportent Horace au camp comme le bandit corse de Mé-
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rimée, artistes qui complètent l'étude de Mi- chel-Ange ou de Beethoven par la lecture d'Homère; la conversation de ces vrais hommes de goût a une saveur unique et toute particulière.
Un temps qui n'est jamais perdu, c'est celui qu'on passe à lire des voyages, des mémoires, des correspondances et généralement tous les livres d'information directe et personnelle. Les plus naïfs et les moins littéraires sont les meilleurs ; rien n'est charmant comme la littérature qui s'ignore.
Enfin, au premier rang des choses qu'un homme poli et cultivé doit lire, je n'hésite pas à mettre le roman du jour, le grand succès ou le grand scandale, ce feuilleton qui nous fâchait si fort tout à l'heure parce qu'il interrompait nos travaux. Lisons-le où nous pourrons, au café, en voiture, au lit, n'importe où, mais lisons-le. Ce feuilleton, cet article de revue, c'est notre époque, après tout, c'est nous-mêmes ; c'est le mouvement, c'est le tourbillon, c'est la vie ; nous ne saurions nous en abstraire. Le savant peut se confiner dans l'étude du Shalt Namelt de Firdousi et ne point sortir de là ; il n'en est que plus fort ; mais si l'homme de lettres s'isole de ses contemporains et de son époque, il sera pareil à Antée qui, perdant terre, perdait sa force. Un auteur américain, qui a écrit un essai sur. la lecture, résume en trois conseils tout ce que le sujet lui in-
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spire : 1° Ne lisez jamais que des livres vieux au moins d'une année; 2° ne lisez jamais que des auteurs célèbres; 3° ne lisez jamais que ce que vous aimez. De ces trois règles, la troisième est trop absolue ; il est bon de lire quelquefois des choses qui nous font enrager; la seconde (ne lire que des œuvres consacrées par la gloire) est digne de M. Prudhomme, dans sa bêtise majestueuse ; la première (lire des livres vieux d'une année au moins) est une simple sottise; j'attendrai, pour la discuter avec cet Américain, de savoir si, en publiant son volume, il a recommandé à ses amis de ne le lire qu'un an après la mise en vente.
Il y aurait de bonnes et vieilles vérités à dire ici sur l'emploi du temps, cette chose élastique qui peut s'étendre, se diviser, se multiplier, se prêter à tout, et dont on fait, en définitive, ce qu'on veut ; mais, quand on aura réduit en préceptes l'art de ne pas perdre une seule parcelle de sa journée, il restera encore à poser un bien important correctif : la nécessité d'un peu de flânerie, pour que les lectures puissent se tasser et être digérées. Il n'y a pas de plus mauvais régime que ces immenses et continuelles absorptions qui noient à la longue toute la sève de l'esprit. Un ava- leur éternel de livres finit par perdre son individualité ; ce n'est plus un homme, c'est un tonneau, percé ou non percé, il n'importe, c'est un tonneau ; je veux écrire un jour l'éloge de la paresse.
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Il est bon d'avoir une méthode, mais l'abus-est à craindre et devient aisément une très pernicieuse manie. Dans quel ordre lirai-je ces volumes ? celui-ci convient aux heures du matin, j'emporterai celui-là à la promenade ; cet autre doit être lu le soir en famille, je mets le quatrième sous mon oreiller ; pendant que vous délibérez ainsi et que vous faites des plans, un lecteur plus actif et moins méthodique a lu les quatre ouvrages.
Il me reste à parler de certains appuis matériels que réclame la mémoire de tout lecteur. Au point de vue pratique, qui est le nôtre, c'est ici la plus utile partie de notre méditation.
Achetez pour deux sous de colle; procurez- vous une gigantesque paire de ciseaux, comme on en voit sur la table des journalistes; faites faire par votre papetier ordinaire un assez. gros cahier de papier mince, d'environ quarante centimètres de long sur vingt-cinq de large. Pliez et coupez en quatre une demi-rame de papier anglais très beau et très fort, de manière à toujours avoir sous la main une quantité inépuisable de petits rectangles de papier d'un même format et solides comme du carton. Choisissez chez différents papetiers plusieurs cahiers reliés, de grandeur moyenne, mais aussi divers que possible d'aspect et de couleur, et placez-les sur votre bureau ou sur la planche la plus ac-
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cessible de votre bibliothèque. Ayez portefeuilles, tiroirs, cartons, chemises et enveloppes de toutes sortes. Commandez enfin, ou bien faites venir d'Amérique un Index rerim sur le modèle de celui de John Todd. C'est un registre composé d'autant de pages qu'il y a de lettres de l'alphabet multipliées par les cinq voyelles; les pages sont réglées et ont une marge ; au sommet des marges se trouve chaque lettre de l'alphabet dans son ordre, suivie des cinq voyelles successivement : A-a, A-e, A-i, A-o, A-u ; B-a, B-e, B-i, B-o, B-u, etc. Voilà vos outils. — Voici la manière de vous en servir.
La colle, les grands ciseaux et le gros cahier de papier mince vous serviront à former un musée infiniment curieux et précieux de documents de toute nature coupés dans les journaux.
Les petits carrés de papier fort prêteront leur secours aux lectures de la première catégorie, j'entends celles qui ont pour objet l'acquisition de connaissances spéciales. Quand vous réunissez les matériaux d'un ouvrage, quand vous préparez un cours, ou simplement quand vous étudiez un certain sujet, il faut prendre vos notes sur ces cartes, parce que rien n'est plus maniable. Vous pouvez les classer comme vous voulez ; vous pouvez les détruire, les remplacer, y faire des additions, des changements continuels ; vous pouvez choisir à fur et à mesure celles dont vous avez besoin, ou les étaler toutes
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sous vos yeux. Je connais une personne qui, faisant un livre, tapissa les murs de sa chambre de toutes les notes qu'elle avait prises sur la matière, afin de les embrasser constamment du regard.
Ce système de notes est tellement commode que je voudrais bien pouvoir aussi m'en servir et le recommander en toute espèce de lecture ayant pour objet la culture générale de l'esprit, si je n'étais pas arrêté ici par une difficulté qui, à ma connaissance, n'a jamais été résolue d'une façon pratique. Vous lisez; vous rencontrez une chose qui vous frappe. C'est, par exemple, M. Marc-Monnier qui dit finement : « A notre avis, on a toujours tort de se mépriser ; on arrive petit à petit à ne plus se gêner avec soi-même. » Ou bien, c'est maître Jehan du Pontalais qui vous fait rire par cette expression pittoresque : les femmes ont pour coutume de « soutenir leur obstination par force de haut braire. » Valentine Visconti, après la mort de Louis d'Orléans, son époux, inscrivit sur la tenture noire de sa chambre cette devise, la plus triste du monde : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien. » Cela vous fait rêver. Mais si vous n'avez comme moi qu'une mémoire ordinaire, vous oublierez certainement, au bout d'un temps très court, et la pensée de M. Marc-Monnier, et le mot qui vous a paru drôle de maître Jehan du Pontalais, et la mélancolique devise de Valentine Visconti. Vous
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les inscrivez donc, et je suppose d abord que c est sur nos petits carrés de papier. A la fin d'une journée où vous aurez fait quelques bonnes lectures, vous pourrez facilement compter deux ou trois douzaines de ces courtes notes détachées. Comment classerez-vous des choses si diverses et où les logerez-vous ? J'admets que vous soyez parvenu à les classer d'une manière quelconque ; force vous sera bien, pour éviter l'encombrement, de débarrasser votre bureau de cet amas de papiers et de les serrer dans un carton ou dans un portefeuille, hors de vos yeux, hors de votre atteinte immédiate, hors de votre pensée; vous ne vous en occuperez plus. Si par hasard l'association des idées vous rappelle tout à. coup que vous avez noté quelque part un fait, une pensée, un mot qui vous serait utile, vous aurez, je crois, de la peine à retrouver votre note. Voilà pourquoi je préfère les cahiers. Ils ont trois inconvénients : leur volume, leur cohérence, leur indestructibilité ; mais ils sont toujours là, sous votre main ; vous les feuilletez comme des livres, vous les revoyez de temps à autre, et au moyen d'une bonne table des matières, vous retrouvez en un clin d'œil ce dont vous avez besoin.
Il faut en tenir à la fois plusieurs, correspondant aux grandes et générales - divisions des lectures qui servent à cultiver l'esprit. Nous pourrons donner à ces différents cahiers les
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noms poétiques des Muses. Clio, par exemple, enregistrera les faits historiques; Uranie notera les idées pures ; Terpsichore" en riant, dira la bagatelle; Tltalie-, Melpomène, Érato, Calliope, - Euterpe se partageront le domaine de la poésie, de l'éloquence, de la morale, etc. Polymnie pourra recevoir dans son sein les choses diverses qui ne rentrent dans aucune division nettement définie.
Je vous préviens que vous n'observerez pas toujours dans vos notes cet ordre idéal. Telle chose peut convenir à la fois à Uranie et à Clio, au cahier de philosophie et au cahier d'histoire. Peu à peu vous prendrez la mauvaise habitude d'écrire tout sans distinction sur le premier cahier venu. Puis, quand vous aurez rempli de notes quinze ou vingt cahiers, et que vous aurez' dressé plusieurs tables des matières hétérogènes qui s'y trouvent confondues, vous sentirez 'le besoin d'une grande table unique qui résume toutes les tables particulières, qui vous dispense même à l'avenir d'en dresser d'autres et qui vous serve à débrouiller facilement et sûrement ce désordre. " Cette table, c'est Y index rerum. J'ai décrit tout à l'heure ce beau registre.
Je suppose que vous rencontriez dans une lecture le petit fait relatif à Valentine de Milan, que j'ai cité plus haut ; vous le notez d'abord dans votre cahier d'histoire, puis vous pre-
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nez votre Index. Valentine n'est peut-être pas une personne assez importante pour avoir dans ce registre un dossier spécial ; ouvrez-le plutôt à la page T-i et écrivez en marge Tristesse, puis à la page D-e et écrivez en marge Devise : devise de Valentine Visconti, Clio, page 62 ; tristesse de Valentine Visconti, Clio, page 62. Maintenant gravez dans votre mémoire (car il n'existe pas de système de notes qui rende la mémoire superflue) que Devise et Tristesse ont leurs dossiers ouverts dans Y Index remm, afin d'y consigner tout ce qui pourra être compris sous ces rubriques.
Ce n'est pas seulement à vos cahiers consacrés aux neuf Sœurs que l' Index servira de table ; c'est aussi à votre musée de curiosités découpées dans les journaux ; c'est aux notes que vous aurez prises sur de petits carrés de papier et serrées dans différents cartons ou portefeuilles ; c'est enfin aux livres de votre bibliothèque, car lorsqu'une citation est trop longue vous ne la transcrivez pas et vous vous bornez à indiquer le lieu où elle se trouve. Au mot Tristesse, dans mon Index, je lis, avec la devise de Valentine": Belle déduction des raisons d'être triste (Lamartine, Souvenirs et Portraits, tome II, page 130). Je lis au mot Devise : Paix et Peu (Grosley). -— Quand orgueil chevauche devant, honte et dommage suivent de près (Louis XI). — Que j'aie de mes désirs assouvissance et jamais d'autre
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bien (Le sire de Ternaux). — Vouloir plaire et rester libre, c'est le moyen de bien faire (Parole d'une dame à Sainte-Beuve). Au mot Femmes, où j'ai noté le vers de Jelian du Ponta- lais, je trouve une série de fort gracieuses citations : Un corps qui n'est que langues (Racine). — Guenons rectifiées (Auteur inconnu). — Le cerveau des femmes est une éponge à préjugés (Auteur inconnu). — Lettre d'un radical napolitain sur l'infériorité de l'esprit des femmes (.Bibliothèque universelle, Chronique italienne, novembre 1871). —Explication profonde du luxe des femmes et de leur passion pour la beauté (Stuart Mill, Assujettissement des femmes, page 219). — Respect des anciens pour la femme; haute idée qu'ils avaient du mariage (Uranie, page 14). — La jolie femme au XVIIIC siècle (Terpsich01'e, page 123). — Femmes respirent par la partie élevée du poumon (Legouvé, Histoire morale des Femmes, livre V, chap. n). — Voltaire, sur la soumission des femmes à leurs maris (tome VI de ses œuvres., page 374). — Le cœur de la femme selon Petœfi Sandor (Erato, page 71). — Il faut battre les femmes pour s'en faire aimer (Guizot, Histoire de France, tome Ier, page 322).
Enfin, il y a pour la mémoire un dernier secours matériel : ce sont les annotations et marques sur les livres. Faites-en sur ceux qui vous appartiennent, mais non pas sur ceux qu'on vous a
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prêtés. Ceux-ci, il faut les lire, en transcrire dans vos cahiers ce qui vous convient, et les rendre à leur propriétaire avant la troisième année.
Louis disait un jour à Paul : « Prête-moi. le Voyage aux Pyrénées de Taine. » — « Volontiers, dit Paul, mais promets-moi de n'y pas faire de marques au crayon, comme cet animal - de Guillaume qui m'a tout gâté mon beau 'volume. » — « Je te le promets, » dit Louis. Il prit le Voyage aux Pyrénées. C'était un très 'beau: livre, soigneusement relié, mais rempli de marques admiratives. — « Comment se fait-il, demanda Louis étonné, qùe Guillaume se soit permis de marquer de cette manière un volume qui ne lui appartenait pas ?» — « Eh si ! répondit Paul avec humeur, il lui appartenait. C'est lui- même qui me l'a prêté... autrefois. Il n'était que broché alors. Mais que veux-tu! voilà trois
ans qu'il loge dan,liothèque : je l'ai
fait relier. »
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T - -- -~" /- MATIÈRES
\ y' j Pages LE LIVRE 1 LA RÉFORME ML I,' TJXJ/KRSITK Il LA FEMME ET L'ÉDUCATION 39 UN COURS DE MORALE LAÏQUE 65 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME 73 LES PREMIÈRES CIVILISATIONS 89 LA RELIGION ET LES MŒURS DANS L'ANCIENNE
ATHÈNES 105 DEUX VOYAGEURS EN ORIENT 125 LES VOLONTAIRES DE 1792 165 UNE HISTOIRE DU SECOND EMPIRE 179 LA DÉFENSE DE BELFORT 193 L'ÉCOLE LIBRE DES SCIENCES POLITIQUES EN 1872. 221 UN EXEMPLE DE SUBLIME ORATOIRE ........ 237 LE CONCILE DU VATICAN 241 LES JÉSUITES ET LA LIBERTÉ 277 L'ANTÉCHRIST 287 MÉDITATION SUR LA LECTURE ............ 313
FIN DE LA TABLE.