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HISTOIRE
DE LA LITTÉRATURE MODERNE.
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DE LUTHER A SHAKESPEARE,
PAR
MARC-MONNIER.
DOYEN DE LA FACULTÉ DES LETTRES A GENÈVE.
; PARIS, LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET G1K, 56, RUE JACOB, 56.
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HISTOIRE
DE LA LITTÉRATURE MODERNE.
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DE LUTHER A SHAKESPEARE,
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MARC-MONNIER.
DOYEN DK LA FACULTÉ DES LETTRES A GENÈVE.
PARIS, LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET Cu" 56, RUE JACOB, 56.
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Typographie Firmiu-Didot. — Mesnil (Enrt).
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HISTOIRE
DEJLA - LITTÉRATURE MODERNE.
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DE LUTHER A SHAKESPEARE,
PAR
MARC-MONNIER.
PARIS, LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET CIB, 56, RUE JACOB, 56.
1885.
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AVANT-PROPOS.
« Mener toutes les littératures de front; montrer à chaque pas l'action des unes sur les autres ; suivre ainsi, non plus seulement en deçà ou au delà de telle frontière, mais partout à la fois, le mouvement de la pensée et de l'art : cela paraît ambitieux et difficile; on y arrive cependant à force de vivre dans son sujet qui, petit à petit, se débrouille, s'allège, s'égaie, se met à la portée des jeunes gens et des simples curieux. Ainsi est né ce livre en quatorze années d'enseignement; je l'ai écrit, parce qu'il manquait encore en France. »
Telle était la préface d'un volume intitulé la Renaissance, de Dante à Luther (1). L'auteur y parcourait l'histoire littéraire de l'Europe depuis la conception de « la Divine Comédie » jusqu'à l'avènement de la Réforme. C'est le règne de l'Italie qui, de Dante à l'Arioste, de Boccace à Machiavel, de Giotto à Michel-Ange a produit presque sans
(1) Paris, Firmin-Didot, 1884.
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interruption des écrivains et des artistes supérieurs.
Ramenant les esprits à l'antiquité comme à la mère de toute pensée et de toute poésie, l'Italie eut la mission de dissiper les ombres du Moyen-Age à la lumière, à la gaîté des temps jeunes où la sagesse elle-même chantait.
Ce retour à l'antiquité produisit de Venise à Naples une magnifique éclosion de chefs-d'œuvre.
Dans le Nord, l'intelligence en fut remuée beaucoup plus que l'imagination. On ne se contenta pas d'imiter de belles formes, on arbora des opinions militantes, on ébranla les doctrines et les dogmes ; les hellénistes, en retournant chez Platon ou chez Homère, s'arrêtèrent avec une curiosité redoutable sur le texte original du Nouveau-Testament. La Renaissance, en un mot, souleva la Réforme, qui devint l'idée maîtresse, l'âme et la vie de la période littéraire où nous allons entrer.
En effet, en ce siècle et demi qui s'étend depuis l'avènement de Luther jusqu'à la publication du « Paradis perdu » la Réforme est partout dans l'Église, hors de l'Église, avec elle ou contre elle ; la Réforme disloque la politique et crée en Europe deux classe d'États, les catholiques et les protestants ; la Réforme détache de l'unité romaine presque tous les pays du Nord où elle allume un foyer nouveau de pensée et de science. Partout où elle triomphe, elle
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avance la culture générale en forçant le peuple d'apprendre à lire et en le mettant, par un livre, en rapport direct avec Dieu. Partout où elle combat, fût-elle piétinée et dépassée comme en France, elle remue la conscience et agite la réflexion : c'est elle qui a créé Calvin, commencé Rabelais, irrité Ronsard, dérangé Montaigne, animé d'une si belle fièvre Agrippa d'Aubigné. Partout même où elle est étouffée, elle laisse un devoir et un exemple : elle contraint l'Église à se réformer elle-même, à s'armer de science, à se défendre contre l'imprimerie : d'où résultent ces trois boucliers formidables : le concile de Trente, l'ordre des jésuites et l'Index. La folie do. Tasse, la prison de Campanella et de Galilée, le bûcher de Giordano Bruno sont des coups de la réaction provoquée par la Réforme. En Espagne, la répression, plus rigoureuse encore, frappe jusqu'aux saints qui ont osé traduire des livres sacrés : c'est pourquoi les hommes de talent, exclus des sujets qui font penser, errent dans les aventures ou dans les fantaisies romanesques; le Portugais Camoens, doublant le cap des Tempêtes, emporte les dieux de la Renaissance jusque dans l'extrême Orient; Lope et Calderon s'agitent et s'oublient dans la comédie de cape et d'épée, tandis que Cervantes, abrité derrière la folie de don Quichotte, montre seul le franc parler de la sagesse, le cou-
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rage et la loyauté du bon sens. Contemporainement, l'Angleterre, tourmentée et fortifiée par la nouvelle religion, produit coup sur coup Spenser, Bacon, Shakespeare.
C'est donc l'intérêt religieux qui, dans ce siècle et demi, domine et pénètre la littérature aussi bien que la politique. Victorieuse ou vaincue, la Réforme agit puissamment, non seulement sur ceux qui l'acceptent, mais encore sur ceux qui la repoussent et voudraient partout l'écraser. C'est pourquoi il importe de l'étudier, non dans sa théologie qui ne nous regarde pas, mais dans le mouvement de pensée et d'art qu'elle a suscité, qui l'a propagée ou combattue. A la tête de ce mouvement, nous trouvons dès la première heure un homme d'action et de volonté qui fut en même temps un créateur de langue, un écrivain de race : Luther.
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LA RÉFORME.
DE LUTHER A SHAKESPEARE.
CHAPITRE PREMIER.
LUTHER.
I. — Luther, sa vie.
II. — Les auxiliaires et les adversaires : Mélanchthon et Zwingle.
III. — Luther écrivain et poète.
IV. — La Réforme Scandinave, néerlandaise, anglaise. — Stérilité littéraire. — Le Simplicissimus. — La Bible.
I.
Ce qui frappe avant tout dans Luther, c'est l'Allemand et le plébéien. « Je suis fils d'un paysan, nous ditil ; mon père, mon grand-père, mon aïeul furent de purs paysans, mon père est allé à Mansfeld où il est devenu mineur : c'est de là que je suis. » Or les paysans de la Thuringe sont une race forte et dure, durum genus. Le père de Luther se nommait Jean ; sa mère, Marguerite : il a gardé ces noms dans la liturgie qu'il a rédigée : « Jean, veux-tu Marguerite pour ta femme? — Mar-
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gnerite, veux-tu Jean pour ton mari (1) ?» La maison était pauvre : la mère portait du bois sur son dos, le père avait la main rude; pour une noix volée, le petit Martin fut un jour battu jusqu'au sang. Pas d'homme d'église au logis : celui qui veut tenir sa maison propre, disait le chef, doit laisser dehors les prêtres et les moines (2) : quant aux écoles, c'étaient alors de vraies prisons, des enfers où les enfants subissaient tous les supplices; le petit Martin reçut le fouet quinze fois dans une seule matinée : c'est lui qui le dit.
A treize ans (1497) il fut envoyé à Magdebourg chez les frères de la vie commune ; en allant de Magdebourg à Eisenach, il chantait à la porte des maisons en demandant l'aumône. A Eisenach, il eut quelques bonnes journées; on le mit ensuite à l'université d'Erfurt où il apprit du latin et quelque chose d'Aristote, mais point de grec ni d'hébreu. Son père le vouait au droit ; cependant, malgré son père, il entra un beau jour dans un couvent d'Augustins (1505). Il avait vu, tout près de lui, tomber la foudre ; un de ses amis avait péri de mort violente ; sa mère croyait aux mauvais esprits, à la magie noire. Martin lui-même, parvenu à l'âge d'homme, n'attaqua point ces superstitions et ne brûla pas de sorciers.
L'influence maternelle, la musique et la poésie, l'ébranlement de l'imagination le prédisposaient au cloître. Il y entra donc, l'âme éperdue, et connut ces tempêtes intérieures où tant d'esprits ont naufragé. Les macérations le rendirent malade : un jour on le trouva couché, comme
(1) Hans, will tu Greten zum ehelichen Gemahl haben? Grete will tu Hans zum ehelichen Gemahl haben ?
(2) Wer wil haben rein sein Haus, Der behalt Pfaffan und Monche drauss.
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mort, sur le plancher ; la musique seule put le ramener à la vie. Les remords le hantaient avec une obsession implacable. « Moi qui vivais en moine, sans reproche, je me trouvais devant Dieu grand pécheur, très inquiet de conscience, et ne me sentais pas la force de l'apaiser.
Je ne l'aimais pas, je le haïssais même, ce Dieu juste qui châtie les pécheurs, et, dans un muet blasphème, ou plutôt dans un murmure énorme, je m'irritais contre Lui. »
Quoi ! le fils du néant t'a-t-il demandé l'être, Ou l'a-t-il accepté?
C'est le cri de rébellion que tout homme qui pense a poussé à son heure. Après la crise, les uns s'en vont, les autres reviennent : chez ceux-ci (Luther en était) la foi combattue se fortifie dans la lutte et subjugue l'âme entière pour l'éternité. Frère Martin fut appelé à Wittenberg ; en 1511 il fit le voyage de Rome. Partant à pied, avec un viatique de dix florins, il erra de couvent en couvent, traversa l'Allemagne en six semaines et atteignit en automne le sol italien. Voici le nord et le midi en présence : deux races diverses, deux manières de croire, de sentir et d'agir, deux religions déjà dans l'unité catholique non encore entamée. En Italie, enchanté de la nature, le frère Martin fut révolté par les hommes « rusés, fourbes, sans foi l'un dans l'autre ; » menant une vie fastueuse jusque dans les cloîtres où « l'on mangeait les jours de jeûne plus qu'en Allemagne dans les plus riches banquets. » Sa foi cependant demeura intacte. En approchant de Rome, il s'écria : « Salut, Rome la sainte, trois fois sainte par le sang des martyrs versé dans ton sein. » Il admirait dans l'antique cité les ruines écrasées
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sous les souvenirs, mais ce qui l'attirait surtout, c'était la cité catholique. « Quand j'arrivai à Rome, fou de sainteté, je parcourais toutes les églises et toutes les cryptes, je croyais tous les mensonges qu'on y débitait.
J'y ai dit bien des messes, et j'avais comme un chagrin de ce que mon père et ma mère vécussent encore. Avec quelle joie ne les aurais-je pas tirés du purgatoire par mes messes, mes œuvres et mes prières ! Il court à Rome un proverbe qui dit : « Heureuse la mère pour qui son « fils dit la messe un dimanche soir dans l'église de « Saint-Jean. » Avec quel bonheur n'aurais-je pas sauvé la mienne ! (1) » C'était donc une âme naïve et pieuse : on comprend ses tristesses en voyant la Rome de ce temps-là. Tandis qu'il disait une messe, les autres prêtres, plus expéditifs, en débitaient sept, en se jouant. Ces plaisantins raillaient les Écritures, les sacrements, le pain et le vin de la communion que plus d'un prêtre consacrait en mâchonnant ce blasphème : Panis es et panis manebis, vinurn es et vinum manebis, « pain tu es, pain tu resteras ; vin tu es, vin tu resteras. » Tous les péchés, même les plus infâmes, étaient commis sans honte et sans péril ; « s'il y a un enfer, disait-on, Rome est bâtie dessus. » Enfin après un mois de séjour, tout au plus, Luther quitta l'Italie, très scandalisé, non pourtant jusqu'à la rébellion, croyant obstiné, catholique fidèle, pensant peut-être, avec le juif de Boccace, que, pour tenir encore avec de pareilles mœurs, cette religion devait être de Dieu.
Il n'en était pas moins déjà remué jusqu'au plus profond du cœur par cette parole du prophète Habacuc
(1) FELIX KUHN, Luther, sa vie et son œuvl'e, trois vol. 1884.
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répétée par l'apôtre Paul : « Le juste vivra de sa foi (1). »
L'âme de Luther avait l'avidité de croire. « Je frappai chez Paul, anxieux de savoir ce que Paul voulait. Je commençais enfin à comprendre que la justice de Dieu est celle en vertu de qui le juste vit par don de Dieu, c'est-à-dire vit de foi. Ici je me sentis comme renaître et entrer au paradis à portes ouvertes. »
Survint l'affaire des indulgences, parfaitement justifiable au point de vue des Romains : il s'agissait pour eux d'achever la basilique de Saint-Pierre et de tailler de la besogne à Raphaël. Mais les Allemands qui donnaient leur argent ne tenaient d'aucune sorte à peupler Rome de chefs-d'œuvre; quant à Luther, il voyait dans la vénalité du pouvoir ecclésiastique le contraire de la grande idée proclamée si haut par le prophète Habacuc et l'apôtre Paul. « Le juste vivra de sa foi, » donc il ne vivra pas de ses oeuvres, encore moins en vertu d'acquittements humains, d'absolutions achetées à prix d'or. Cette fois Luther n'y tenant plus, afficha ses fameuses thèses contre l'abus des indulgences. Premier acte d'émancipation, bien timide pourtant ; le frère Martin s'en remettait au jugement de Dieu et de l'Église, « car, disait-il, je ne suis pas si téméraire que je mette les opinions de moi seul au-dessus des opinions de tous, ni si stupide que je mette la parole de Dieu au dessus des fables conçues par l'humaine raison. »
Les thèses firent un bruit énorme dont le moine fut surpris, peut-être alarmé. Quant à Léon X, qui avait succédé à Jules II, il ne parut pas s'inquiéter de la première attaque : « Ces thèses, lui a-t-on fait dire, sont
(1) Il ab. 11, 4. - Rom. 1, 17.
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l'œuvre d'un Allemand ivre ; quand il aura cuvé son vin, il changera d'avis. » — « Ces gens-là sont pleins de vin doux, » avait-on dit pareillement des apôtres (Actes, n, 13). Cependant un procès fut intenté à Rome contre Luther qui n'y comparut pas, et qui écrivit doucement au pape. Il regrettait la propagation bruyante de ses thèses qui étaient allées trop vite et trop loin. Mais que faire maintenant ? Pouvait-il les reprendre ? Il était donc forcé, bien malgré lui, de tenir bon, lui sans esprit, sans savoir, pauvre oie obligée de crier parmi les cygnes : me anserem strepere inter olores. Il finissait par se prosterner aux pieds du pontife : « Donnez-moi la vie ou la mort, appelez, rappelez, approuvez, réprouvez comme il vous plaira, je reconnaîtrai votre voix, la voix du Christ qui en vous réside et parle. » Puis sa tête courbée se redrestait brusquement : il osait dire que l'excommunication ecclésiastique ne pouvait exclure de cette communion intérieure, spirituelle qui consistait dans l'union avec Dieu, par la foi, l'espérance et la charité. Il ne savait pas, disait-il encore, que l'Église existât virtuellement ailleurs qu'en Christ, et il allait jusqu'à proclamer avec saint Augustin, que seules les saintes Écritures étaient des livres canoniques. Audaces étranges où il pouvait s'aventurer sans trop de péril, soutenu qu'il était par son ordre religieux, par l'Électeur de Saxe et par l'université de Wittenberg, qui l'avait nommé docteur. Aussi n'allat-il pas à Rome ; ses patrons firent valoir auprès du pape la santé faible du moine et les dangers du long chemin.
Luther se rendit seulement à Augsbourg pour se justifier auprès du cardinal Caïetan, légat pontifical en Allemagne (1518). Ce voyage l'alarma, c'est lui qui l'avoue : il croyait aller au supplice et redoutàit l'opprobre qui en
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retomberait sur ses parents. Mais ce qui le tourmentait le plus, c'était le doute. « Suis-je dans la grâce de Dieu ? »
A Augsbourg cependant, il se tint droit et refusa de rien rétracter à moins qu'on ne le combattit par la Bible. Or Caïetan n'ayant à lui opposer que des décrets pontificaux ou des témoignages de théologiens officiels, fut réduit à renvoyer Luther qui s'en alla en laissant derrière lui deux lettres : dans la première, il promettait de devenir plus tranquille ; dans la seconde, il en appelait du pape mal informé au pape mieux informé. Sur le point de conscience il restait inébranlable. En vain la timidité des uns, la frivolité des autres le poussaient à la rétractation. « Qu'attends-tu de ta résistance, et qu'espères-tu donc ? que l'Électeur prenne pour toi les armes ? — Non, sans doute, et je ne le désire pas. - Alors, où te réfugieras-tu ? — Sul) cœloJ sous le ciel. »
C'est ainsi qu'il marchait dans la révolte. A la fin de l'année (1518) il couvait déjà quelque projet de fuite, pour ne pas compromettre son prince, l'Electeur. Alors le pape essaya de la manière douce. Un camérier secret, Charles de Miltitz, vint en Allemagne et, invitant le moine à dîner, l'embrassa chaudement et le mouilla de pleurs (baiser de Judas, dit Luther, larmes de crocodile).
Tout ce que put obtenir ce négociateur, ce fut une nouvelle lettre au pape Léon X. Le frère Martin s'y proclamait très humblement « lie des hommes et poussière de la terre, » et ne mettait au-dessus de l'Église, à laquelle il ne voulait pas toucher, que Jésus-Christ, Seigneur de tous. Il ajoutait toutefois qu'en se rétractant, il rendrait un mauvais service à cette Église. Une seule concession lui était possible, et il la ferait très volontiers, c'était de se taire dorénavant sur les indulgences. pourvu que ses
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adversaires voulussent bien, de leur côté, contenir leur déclamations ampoulées, contineant suas vanas ampullas.
Après Miltitz, vint le docteur Eck de Leipsig : « La papauté est-elle d'institution divine ou humaine ? » — Humaine, répondit Luther. Alors Eck, adroitement, le traita de hussite ; les hussites étaient mal vus en Saxe où leur hérésie avait fait couler des flots de sang. Non moins habile, Luther se tira d'embarras en s'abritant derrière les Pères de l'Église grecque, lesquels ne s'étaient jamais soumis au pontife romain. « On me calomnie en me représentant comme l'ami et le patron des hérétiques hussites. Jamais je n'ai aimé ni n'aimerai le schisme.
Je n'ai prétendu établir qu'une chose, et je prie tout chrétien pieux d'y bien réfléchir. N'est-ce pas une criante injustice que de repousser de l'Église et de chasser du ciel où ils sont, tant de milliers de martyrs et de saints qui pendant quatorze cents ans ont illustré l'Église grecque ? »
Et il répéta le même jour, dans la séance de relevée (5 juillet 1519) : « Il n'est pas nécessaire au salut de croire que l'Église romaine prime les autres Églises. —
Qu'importe que Wiclef ou Jean Huss ait dit cela ? Je sais que Grégoire de Nazianze, Basile le Grand, Épiphane, Cyprien et un nombre infini d'évêques grecs n'ont pas 1 cru à cette primauté, et sont sauvés néanmoins. Il n'appartient ni au pape ni aux inquisiteurs de faire de nouveaux articles de foi. Ils n'ont qu'à juger selon la foi établie. »
Cette dispute de Leipsig fut très intéressante dans l'histoire de la Réforme; Eck se crut vainqueur et coucha sur le champ de bataille, mais toute la jeunesse fut pour Luther qui, dans le feu de la lutte, avait brûlé
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ses vaisseaux. Cependant Eck, tenace jusqu'à l'imprudence, voulut agir à Rome et obtenir l'excommunication de l'hérétique ; pour son malheur et celui de l'Église, il y arriva. On n'attendait que ce coup pour déclarer le schisme. Luther s'était déjà lancé dans le mouvement qui, provoqué par Hutten, entraînait l'Allemagne. Pour Hutten, qui traitait la question humainement, il s'agissait de lever toutes les forces de la nation : « Ensemble nous établirons et nous défendrons la liberté de tous, ensemble nous délivrerons la patrie de tous les esclavages qui l'accablent. » Ces mots de patrie et de liberté retentissaient fortement à l'oreille de Luther : « Les dés sont jetés, écrivit-il à Spalatin, je méprise Rome, et ses faveurs, et ses colères. Jamais je ne me réconcilierai avec eux.
Qu'ils condamnent ou brûlent mes livres, à mon tour, à moins qu'il n'y ait plus de feu au monde, je condamnerai, je brûlerai tout le droit papal, ce serpent à mille têtes des hérésies. Il faut en finir avec l'humilité. »
Et il tint parole. La fameuse bulle Exsurge Domine (en fort beau latin) qui excommuniait Luther fut lancée le 16 juin 1520. Elle n'éclata en Allemagne que trois mois après ; dans l'intervalle, les pamphlets les plus terribles avaient paru, notamment cette fameuse adresse enflammée par le souffle ardent de Hutten : « A la noblesse chrétienne de la nation allemande touchant la réforme de la chrétienté. » L'insurrection était déjà déclarée et l'art s'en mêlait : les peintres illustraient l'œuvre du rebelle, les imprimeurs se soulevaient, les maîtres chanteurs poussaient des cris de guerre ; enfin le 10 décembre (1520), la bulle du pape fut jetée au feu devant une porte de Wittenberg. Ce fut un acte solennel et public : le peuple et l'Université en corps assistaient au
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spectacle. Avec la bulle, périt dans les flammes tout le droit canon. La réforme était faite.
Encore un peu de temps et nous irons à Worms. Charles-Quint, le nouvel empereur, ne voulait pas être l'aveugle instrument du saint-siège, ni sacrifier Luther sans l'avoir entendu. L'Allemagne était d'ailleurs à ménager, notamment la Saxe et son prince. Il convenait donc de commencer par les moyens doux ; une diète fut convoquée à Worms, et Luther, protégé par un sauf-conduit, reçut l'ordre d'y comparaître : il n'hésita pas, malgré les conseils inquiets de ses amis. « J'irai à Worms, s'écria-t-il, dût-on m'y traîner malade. » Cependant, en quittant Wittenberg, il dit au doux Mélanchthon : « Si je ne reviens pas, frère, ne cesse point d'enseigner et demeure ferme dans la vérité. Puisque je ne pourrai plus rien, travaille à ma place. Qu'importe que je meure si tu vis ? y En route il reprit courage et s'exalta par des défis superbes : « Quand ils allumeraient de Worms à W ittenberg un feu dont les flammes monteraient jusqu'au ciel, je ne reculerai pas. » Enfin, le 13 avril, il fit son entrée dans la ville en voiture découverte, vêtu de son froc, précédé du héraut de l'empire à cheval, escorté de chevaliers qui lui rendaient hommage. « Le grand hérésiarque, écrit Aleander, entra avec une suite de plus de cent chevaux. »
A la diète, devant l'empereur, Luther se troubla un instant ; après la séance, quand il fut seul, il eut des défaillances, des terreurs d'imagination, des hauts et des bas, « comme un navire battu par la vague et le vent, tantôt au
fond d'un gouffre, tantôt par-dessus les nues. » Dans son angoisse, il poussait en priant des cris entrecoupés : « 0 Éternel, Dieu tout-puissant, quelle chose est-ce donc que
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le monde ! comme il force les lèvres des hommes ! Comme leur confiance en Dieu est petite ! Que la chair est faible !
Que le diable est puissant I. C'en est fait de moi, la cloche est fondue, le jugement est prononcé. Ah Dieu, ah Dieu ! 0 mon Dieu ! mon Dieu ! Tiens-toi près de moi contre la raison et la sagesse de ce monde ! Fais-le ; fais-le seul !
Tu dois le faire ! Ce n'est point ma cause, c'est la tienne !.
Soutiens-moi, ô Dieu fidèle, éternel ! Je ne m'appuie sur aucun homme. Tout cela n'est que vanité, tout ce qui est chair est chair, et tombe. 0 Dieu, ô Dieu, n'entends-tu pas ? Mon Dieu ! es-tu mort ? Non, tu ne peux mourir, tu te caches seulement. Mon Dieu, où es-tu ? Viens, viens !
Je suis prêt à y laisser ma vie, comme un agneau. Le monde ne pourra pourtant pas forcer ma conscience, quand même il serait plein de diables. Et si mon corps, ta création, l'ouvrage de tes mains, doit tomber en ruine, mon âme est à toi (die Seele ist dein), elle t'appartient ; elle demeure à toi éternellement. Amen. 0 Dieu, soutiensmoi. Amen (1). »
Cette prière lui rendit la force et le calme; à la diète où il reparut, il ne cria pas, mais parla doucement, avec tact, honnêteté, décence et modestie (Jein, sittlich, ziichtig und bescheiden). V oici la conclusion de son discours, le passage du Rubicoh : « Je ne peux me soumettre ni au pape ni aux conciles qui se sont trompés plus d'une fois et contredits les uns les autres. Tant donc qu'on ne m'aura pas convaincu par les saintes Écritures ou par des témoignages irrécusables, je ne puis et ne veux rien rétracter, car il n'est pas sûr pour le chrétien de parler contre sa cons-
(1) Œuvres de Luther, édition d'Erlangen, LXIV, 289. - K uHN, cq).
cie. l, Õll.
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cience. c'est mon dernier mot, je ne puis autrement (1) ; Dieu m'assiste, Amen ! »
Le dé était jeté; le rebelle de Worms fut mis au ban de l'empire ; il avait joué sa tête et pour la sauver on dut la faire disparaître, simuler un enlèvement, une séquestration dans un château, la Wartbourg. Ce fut le plus beau moment de Luther, le temps où il nous appartient tout à fait, où il traduisit la Bible, où il effraya ses ennemis, même ses amis par une activité littéraire énorme.
Depuis lors, ayant touché le but, il n'eut guère plus qu'à reculer. En son absence, les intransigeants ou plutôt les impatients de son parti avaient voulu continuer sans lui, hâter le mouvement, et Luther débordé se remit en guerre. Du haut de sa Wartbourg, il fondit tout à coup sur Wittenberg, malgré l'Électeur qui tremblait pour lui. C'est alors qu'il lui adressa ces fières paroles : « Je ne veux plus être protégé ni défendu; c'est moi désormais qui défends et qui protège. » Et, comme il avait encore toute sa force, il prêcha la modération.
Pas d'autre arme que la parole : croie qui veut ou qui peut, mais ne poussons pas les gens, l'épée aux reins, dans la foi ! « Christ triomphe de l'ennemi par le glaive de sa bouche. » A force de calme et de sagesse, Luther apaisa les esprits et battit sans le nommer-le professeur Carlstadt, un des hommes les plus pressés du parti. Tout vient à point à qui sait attendre, hâtez-vous lentement, « laissez faire Dieu et sa parole. Prenez exemple sur moi.
Je n'ai rien fait qu'annoncer, prêcher, écrire la parole de Dieu, rien autre. Et tandis que je dormais, ou que je buvais ma bière de Wittenberg avec Philippe (Mélanchthon)
(1) Hier steh ich ; ichkann nicht anders : Gott helfe mir : amen.
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et Amsdorf, la parole agissait et renversait le papisme, tellement que jamais prince ni empereur ne lui ont causé tant de mal. Je n'ai rien fait ; c'est la parole seule qui a tout fait ! »
Carlstadt, fâché, rentra dans sa chaire et s'y tint quelque temps tranquille; deux ans après (1524) il devait rompre ouvertement avec Luther. Écoutons un adversaire, Bossuet, qui n'a pas dédaigné de raconter la scène.
Luther venait de prêcher à Iena contre l'agitateur qui, après le sermon, vint le trouver « à l'Ourse noire où il logeait, lieu remarquable dans cette histoire, pour avoir donné le commencement à la guerre sacramentaire parmi les nouveaux réformés. Là, parmi d'autres discours, et après s'être excusé du mieux qu'il put sur la sédition, Carlstadt déclare à Luther qu'il ne pouvait souffrir son opinion de la présence réelle. Luther avec un air dédaigneux le défia d'écrire contre lui, et lui promit un florin d'or s'il l'entreprenait. Il tire le florin de sa poche, Carlstadt le met dans la sienne. Ils touchèrent en la main l'un de l'autre en se promettant mutuellement de se faire bonne guerre. Luther but à la santé de Carlstadt et du bel ouvrage qu'il allait mettre au jour. Carlstadt fit raison et but un verre plein ; ainsi la guerre fut déclarée à la mode du pays, le 22 août en 1524. L'adieu des combattants fut mémorable — « Pnissé-je te voir sur la roue, » dit Carlstadt à Luther ; « puisses-tu te rompre le col avant que de sortir de la ville. » L'entrée n'avait pas été moins agréable. Par les soins de Carlstadt, Luther entrant dans Orlemonde fut reçu à grands coups de pierre et presque accablé de boue (1). » Toutes ces familiarités, toutes
(1) Hittoire des Variations, II, xj.
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ces grossièretés indignent l'éloquent prélat de Louis XIV.
« Voilà, s'écrie-t-il, le nouvel évangile, voilà les actes des nouveaux apôtres. » Il oublie toutefois que les anciens, même pour la Cène, allaient aussi à l'auberge et que plus d'un fut brutalement lapidé, comme Luther.
Après Carlstadt, Miinzer ; après la guerre des sacramentaires, la guerre des paysans : le communisme et l'anarchisme (dès 1525!), pillages, incendies, massacres. Luther bondit de rage et se frappa la poitrine : n'était-ce pas lui qui avait allumé le premier feu ? Les paysans n'avaient pas tous les torts et pouvaient se plaindre de grandes misères. Au commencement, le chef de la réforme avait intercédé pour eux auprès des seigneurs : « Vous écorchez, vous pressurez le peuple pour satisfaire votre ruse et votre orgueil. » Mais il dit ensuite aux insurgés : « Il ne sied pas de se faire justice à soi-même. Si vous persistez à prendre l'Évangile pour drapeau de votre révolte, c'est à moi que vous aurez affaire ; je vous traiterai en ennemis plus dangereux que le pape et l'empereur, car vous avez commis toutes vos iniquités en invoquant l'Évangile. « Mais les insurgés ne tenant compte de cette menace, Luther se leva contre eux violemment. « Tout homme a droit de courir sur eux comme sur un voleur de grands chemins. La révolte est pire que le meurtre ; c'est un incendie qui dévaste tout, qui remplit le monde de veuves et d'orphelins ; c'est le plus grand des malheurs. Frappe ici qui peut frapper.
On court sur un chien enragé et on le tue ; sinon, c'est lui qui vous tue et tout un peuple avec vous. Tout prince ici est serviteur de Dieu. Le temps de la miséricorde est passé; c'est le temps du glaive et de la colère. Quel temps étrange que celui-ci où un prince peut gagner le
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ciel en répandant le sang, comme d'autres le gagnent par leurs prières. N'oubliez pas non plus qu'il y a parmi ces paysans un grand nombre d'âmes séduites, entraînées de force. Il faut, à tout prix, les délivrer et les sauver. C'est pourquoi frappez, égorgez. Si vous y perdez la vie, vous êtes bien heureux et vous ne pouvez désirer une plus belle mort. Si quelqu'un pense que ces paroles sont trop dures, qu'il se dise que la révolte est intolérable, et qu'à toute heurre il faut s'attendre à la destruction du monde (1). »
Les paysans furent exterminés, plusieurs enchantant des cantiques : pauvres gens que Münzer avait ensorcelés en leur montrant l'arc-en-ciel. Comme Garibaldi de nos jours, ce chef était tenu pour invulnérable : il arrêtait au passage et retenait dans sa manche les balles et les boulets. Quant à Luther, aigri par la lutte, il devint de plus en plus intolérant, rétrograde ; Carlstadt l'avait fait reculer vers les anciens dogmes, Munzer le jeta dans les bras des princes qui, pour la plupart, valaient peu. L'homme qui avait affranchi la conscience retomba dans ce préjugé de toutes les politiques et de toutes les religions autoritaires, que l'erreur est un délit et doit être châtiée comme un délit.
C'est ainsi que d'une main il contenait et comprimait les violents, tandis que de l'autre il poussait, excitait les modérés, notamment Érasme. On a déjà vu la lutte entre ces deux grands esprits représentant la Renaissance et la Réforme, leur querelle sur le libre et le serf arbitre mettant aux prises le christianisme avec l'antiquité (2). Luther admettait la prédestination et la voulait inexorable :
(1) « Contre les paysans meurtriers et pillards. » (Kuhn, II, 217.)
(2) La Renaissance de Dante à Luther chap. V.
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« Ces décrets de l'Éternel s'exécutent indépendamment de la moralité individuelle. Il y a nécessité dans le salut, nécessité dans la damnation. » On sait jusqu'où d'autres devaient pousser cette doctrine effrayante.
Ce qui déplaisait le plus à Luther chez Érasme, c'était l'hésitation. Il lui disait : « Vous voulez marcher sur les œufs sans les casser, entre les verres sans les briser, » et il l'appelait le roi de l'équivoque. D'autre part le fougueux polémiste rompait des lances contre ses auxiliaires : il avait une de ces convictions impérieuses qui se croient le droit de subjuguer les autres et n'admettent pas le moindre désaccord dans l'orchestre qu'ils entendent diriger seuls. Arrêtons-nous ici, la guerre intestine va commencer : c'est le faible et aussi le fort de la Réforme.
II.
Parmi ces auxiliaires, nous trouvons tout d'abord le doux Mélanchthon, humaniste excellent qui avait traduit en grec son nom allemand de Schwarz ou Schwarzerde ; il paraissait né pour cultiver le jardin d'Érasme, pour écrire des grammaires latine et grecque, des traités de rhétorique et un Moralis philosophiez Epitome. Mais tout jeune, à vingt et un ans (1518), il fut nommé professeur à Wittenberg où il subit l'ascendant de Luther plus âgé que lui de quatorze ans ; triste condition, pour un esprit facile et conciliant, que d'avoir à se débattre chaque jour sous l'étreinte du terrible homme. Mélanchthon se donna au maître et se laissa entraîner par lui, tout en s'exténuant à le retenir; son rêve eût été de mettre
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d'accord la Réforme avec l'Église. Pour en venir là, il eût accepté toutes les transactions, toutes les concessions : la papauté, l'épiscopat et le reste : « Nous n'avons pas d'autre doctrine que l'Église romaine ; nous sommes prêts à lui obéir, si elle veut étendre sur nous ce trésor de bienveillance qu'elle prodigue à ses autres enfants. »
Bossuet l'avoue : Mélanchthon était simple et crédule, les bons esprits ne le sont que trop souvent. Il croyait volontiers aux prodiges, aux présages, à l'astrologie; peu obstiné sur les dogmes, il changea d'avis, dit-on, quatorze fois sur le péché originel et la prédestination. On a écrit sur lui, trop sévèrement peut-être, qu'il avait passé sa vie à chercher sa religion sans pouvoir la trouver : c'est le fait d'un esprit indécis, en même temps moins absolu et plus scrupuleux que les autres, pesant le pour et le contre, point entier, en tout cas point cassant. Ses lieux communs de la théologie (Loci communes tlieologice), réimprimés soixante-cinq fois de son vivant, furent agréés même à Rome, parce que, dans la version de ce livre imprimée à Venise, on ne reconnut pas le nom de l'auteur mis en italien : Filippo di Terranera. En effet ces lieux communs ne recelaient rien qui pût déplaire à une âme catholique. Le doux Mélanchthon n'était pas un Agrippa d'Aubigné l'homme des guerres civiles; il ne comprenait rien « aux combats des théologiens plus cruels et plus opiniâtres que ceux des vautours. » Il pressentait, non sans raison, des « tragédies sanglantes, » et prédisait que « tous les flots de l'Elbe ne suffiraient pas pour pleurer les malheurs de l'Église et de l'État. »
Bon homme au fond, sans convictions trop gênantes, il eût été volontiers de tous les cultes. A sa vieille mère, qui lui demandait comment elle devait se conduire en
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religion, il répondit : « Continue de croire et de prier comme tu as fait jusqu'ici et ne te laisse pas troubler par le choc des controverses. » Sans Luther, Dieu sait jusqu'où il se fût laissé ramener. Mais Luther le tenait entre ses mains, « comme dans l'antre du cyclope. » Luther lui disait : « Je hais de tout mon cœur les soucis dont votre esprit est fatigué. Notre querelle est-elle mauvaise ?
Rétractons-nous. Si elle est bonne, pourquoi faisons-nous notre Dieu menteur, quand il nous dit d'avoir courage et d'être joyeux ?. Vous avez entrepris cette œuvre admirable de mettre le pape d'accord avec Luther. Mais le pape s'y refuse et Luther ne le veut pas. Si vous en venez à bout, je vous promets, moi, de réconcilier le Christ avec Bélial. Philippe Mélanchthon voudrait que Dieu se réglât sur ses propres idées afin de s'écrier après : « Voilà, c'est ainsi que les choses devaient marcher; je « n'aurais pas mieux fait. » Non, Philippe, laissons notre moi tranquille. Le moi qui gouverne les événements s'appelle « je serai qui je serai. » On ne voit pas bien ce qu'il est, mais ce sera lui. Dites à Philippe de ne pas se faire Dieu : ce désir d'être Dieu qui nous fut implanté par Satan dans l'Éden ne nous a jamais porté bonheur.
C'est lui qui chassa du paradis nos premiers parents et qui nous en bannira nous-mêmes. C'est lui qui nous ôte la paix. » Ainsi parlait Luther à Mélanchthon, le disciple qu'il aimait et avec qui, joyeusement, il buvait de la bière et jouait aux quilles. « Philippe, disait-il, est plus fort que moi en grec, mais aux quilles, je lui en revaudrais. »
Le maître fut plus dur avec Zwingle. C'est qu'ici nous le voyons aux prises, non pas avec un homme conciliant pu timide qui cherche des accommodements, mais avec
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un esprit avance, plus avancé que lui, qui touche aux dogmes et lui tient tête. Au fond il restait chez Luther quelque chose de l'ancien moine : il renonça difficilement à la messe et à la confession, garda des idées très strictes sur l'importance des sacrements, s'attacha de toute sa force à soutenir la présence réelle de Jésus-Christ dans le pain de la sainte Cène, ou, s'il faut adopter le langage théologique inconnu des apôtres, à la transsubstantiation qu'il commuait en « consubstantiation. » Zwingle, au contraire, ne voyait dans la communion qu'un symbole, une figure et une commémoration historique. De là des disputes publiques où le feu de la Réforme s'éparpilla en fusées d'érudition. Luther, cramponné au texte, répétait éperdument : « Ceci est mon corps ! » Bien plus, il refusa le nom de frères aux réformés suisses et fit interdire leurs livres partout où sa forte vcix commandait.
Cet Ulric Zwingle (1) (1484-1531) au temps de la diète de Worms était curé de Zurich. Avec lui nous allons en Suisse où la Réforme n'éclata pas comme ailleurs en insurrection, mais fut discutée gravement, adoptée à la majorité des voix, soutenue ensuite avec pertinacité comme une franchise municipale. Ulric, né dans une chaumière, étudia tant qu'il put, tout seul et dans les universités, devint bon latiniste et reçut du pape une pension de cinquante florins : il s'en servit pour acheter des livres. Il lut aussi les Grecs, mais n'enferma pas son esprit dans un poêle : il aimait à prendre l'air et alla comme aumônier sur les champs de bataille : on le vit à Marignan. Après deux ans de retraite à Einsiedeln, il eut spontanément des idées de réforme, ignorant encore ce
(1) PIERRE VA UCHEn, Esquisses d'histoire suisse, 1883.
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qui se faisait à Wittenberg. « J'ai commencé à prêcher l'Évangile l'an 1519 de notre salut, à une époque où le nom de Luther était inconnu dans nos contrées. J'expliquais l'Évangile au peuple, non avec les commentaires des hommes, mais sans autre secours que celui des textes sacrés. » En même temps il écrivait avec énergie contre l'enrôlement des libres montagnards au service des souverains qui avaient besoin de meurtriers à gages. « Jamais votre sang n'a coulé, pour votre patrie et votre liberté avec autant d'abondance qu'il coule tous les jours pour la cause des étrangers et des despotes. Que diriez-vous si vous voyiez les soldats mercenaires, à qui vous n'avez fait aucun tort, saccager vos campagnes, enlever vos troupeaux, outrager vos femmes et vos vieillards, porter le fer et la flamme au sein de nos villes ?. C'est là pourtant ce que vous faites, pour ramasser un peu d'or. »
En religion, Zwingle triompha parlementairement, rédigea soixante-sept thèses qu'il soutint publiquement à l'hôtel de ville, et qui furent adoptées par un vote. De Zurich, la réforme gagna Berne, Bâle, Schaffhouse, SaintGall et alla jusqu'à Glaris où le curé Valentin Tschudi, le plus chrétiennement du monde, célébrait le matin la messe pour les catholiques et prêchait l'après-midi pour les réformés.
Zwingle, touj ours homme d'action, voulait organiser une ligue contre les catholiques et l'empereur ; il tâcha d'y attirer François 1er pour lequel il rédigea en résumé de sa doctrine. Pièce très curieuse, œuvre d'un esprit largement ouvert, digne de s'asseoir à côté de Platon et de Marsile Ficin aux pieds de Jésus.
« Nous croyons que les âmes des fidèles, aussitôt qu'elles sortent des corps, volent vers le ciel, sont unies à Dieu et
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jouissent d'une éternelle félicité. Tu peux espérer, roi très pieux, si tu gouvernes sagement les États que Dieu t a confiés, d'être admis à contempler Dieu même dans sa substance, en compagnie de tous les hommes saints, prudents, fidèles, vertueux, magnanimes qui ont été depuis le commencement du monde. Là, tu verras les deux Adam, le racheté et le rédempteur, les prophètes, les héros de l'ancienne alliance, les apôtres de la nouvelle; là Hercule, Thésée, Socrate, Antigone, Numa, Camille, les Catons, les Scipions ; là Louis le Pieux, tes prédécesseurs les Louis, les Philippe, les Pépin, et tous ceux qui sont morts dans la foi, — car il n'est pas un homme de bien, pas une âme sainte et croyante, depuis le commencement des temps jusqu'à leur consommation, que tu ne voies là-haut avec Dieu. »
Zwingle poussait donc à l'action ; en même temps il prêchait, écrivait, luttait, soutenait à Marbourg le choc de Luther (1529). Quand la guerre éclata, il prit les armes : « Ce disputeur emporté, dit Bossuet, fit voir qu'il n'était pas moins hardi combattant. » Les catholiques assaillirent les Zuricois à Cappel (11 octobre 1531) ; Zwingle, qui ne quitta pas le terrain, fut frappé d'une pierre à la tête.
« Les vainqueurs, parcourant le champ de bataille, le trouvèrent étendu sous un poirier, les mains jointes, les yeux levés au ciel. Les premiers qui vinrent ne le reconnurent pas, et voyant qu'il allait mourir, lui demandèrent s'il voulait un prêtre pour se confesser. Zwingle secoua la tête sans détourner les yeux du ciel. « Invoque au moins la mère de Dieu et les saints. » Zwingle fit un nouveau signe de tête. « C'est encore un de ces coquins d'hérétiques, » dirent les autres, et un capitaine d'Unterwalden le perça de son épée. Le lendemain son corps, tombé aux
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mains d'une multitude furieuse, fut écartelé et livré aux flammes. »
Tel fut l'homme contre qui Luther s'emporta si violemment. On voit maintenant les côtés humains, les faiblesses du maître, ses élans et ses reculs, ses grands bonds en avant, à la tête de la Réforme, l'effroi qui le saisit en la voyant démuselée et débridée, son retour en arrière, sa fuite effarée dans les bras des princes où il se jeta pour se sauver des paysans ; puis, comme résultat final, la séquestration du christianisme libéré qui redevint une religion d'État, presque une affaire politique. Luther finit par écrire au landgrave de Hesse : « On doit punir ceux qui nient les dogmes de la foi. Le magistrat doit imposer silence à ceux dont la doctrine ne concorde pas avec les saints livres. Veillons à ce que nul prédicant, lors même qu'il vivrait en saint, ne vienne usurper la parole. Chassez-le comme un apôtre de l'enfer, et, s'il ne s'enfuit pas, livrez-le au bourreau. »
La Réforme s'arrêta donc à mi-côte, resta soumise au pouvoir civil:, substitua une confession de foi aux autres, conserva comme autorité infaillible, malgré la peccabilité des textes et des copies, le livre, la Bible, le « pape de papier, » comme l'appelait Luther ; elle ne fit enfin que provoquer le mouvement, et demeura ensuite immobile, comme ces poteaux indicateurs qui montrent le chemin, mais qui n'y marchent pas. C'est pourquoi bien des réformés, sans compter les catholiques, ont contesté le génie de Luther et même prétendu que ce n'était pas une intelligence de premier ordre. Mais il fallait alors autre chose qu'un génie et une intelligence, il fallait un caractère et une conviction. En ceci la puissance de Luther est indiscutable. Qu'il dût exciter le mouvement ou le contenir, il
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montra une force prodigieuse venant de sa foi : foi en Dieu, foi en lui-même, dans la justice de sa cause, dans la vertu de son droit. Chez lui la pensée avait des va-et-vient, des contradictions, des incertitudes, mais la volonté allait droit son chemin, convaincue, résolue, inflexible, irrésistible, armée d'une autorité qui donnait du courage et fai- \} sait peur, échauffée par les fureurs, les ivresses du combat, des emportements et des tressaillements superbes. Dans tout ce qu'il a fait, même en reculant, Luther a montré de la vaillance : il n'en fallait pas moins pour refouler Carlstadt et Münzer, que pour attaquer le pape et l'empereur. Ses audaces n'étaient point des étourderies d'enfant : il sentait le péril et, avec sa puissante imagination, l'exagérait peutêtre. Mais sa foi le poussait à l'œuvre : ich kann nicht andm's, il ne pouvait autrement. C'est ainsi que ce visionnaire qui croyait se colleter avec le diable et se sentait serré de si près dans la lutte que la sueur lui en venait au front, conquit presque tout le nord de l'Europe. Chez lui nulle habileté, nulle stratégie savante : il va droit devant lui, tête baissée ; s'il y a un mur qui l'arrête, il s'y brise le crâne ou s'y fait une brèche et passe au delà. Ici les émules, même les ennemis s'inclinent. « Calvin admire souvent ses vertus, sa magnanimité, sa constance, l'industrie incomparable qu'il a fait paraître contre le pape ; c'est une trompette, ou plutôt c'est le tonnerre ; c'est la foudre qui a tiré le monde de sa léthargie : ce n'était pas Luther qui parlait, c'était Dieu qui foudroyait par sa bouche. »
Après avoir cité Calvin, Bossuet ajoute pour son propre compte : « Il est vrai que Luther eut de la force dans le génie, de la véhémence dans le discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et qui les ravissait, une hardiesse extraordinaire quand il se vit sou-
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tenu et applaudi, avec un air d'autorité qui faisait trembler devant lui ses disciples, de sorte qu'ils n'osaient le contredire, ni dans les grandes choses, ni dans les petites. » Il avait donc ce je ne sais quoi qui commande aux autres, même aux supérieurs en esprit et en savoir. Sans arrogance pourtant, sans entêtement, point querelleur, affable et bonhomme : c'est Mélanchthon qui le décrit tel en le voyant peut-être à travers sa propre douceur. « Frère Martin est de taille moyenne, amaigri par le travail de l'âme, n'ayant que les os sous la peau. La constitution est forte et mâle, il a la voix imposante et claire. en compagnie, il se montre gai, vif, enjoué, toujours content, toujours en joie, malgré les menaces de ses ennemis. » Voilà bien le Luther des propos de table, le « héros jovial » qu'a si bien vu Michelet, l'homme qui a dit ce mot profond : « Le diable est triste. » Mais d'autre part que de vie intérieure, que de luttes cruelles, que d'agitations et de déchirements! A chaque instant de sa vie, on sent une âme en travail et en souffrance : le novateur se débattant contre son passé, l'hérétique aux prises avec le moine, les doutes et les terreurs de la conscience parfaitement sincère qui même après la victoire, en plein triomphe, se dit : « Pourtant, si je m'étais trompé ! » Au déclin de sa vie, quand il vit tout le sang versé pour sa cause ou contre elle : la guerre des paysans, celles des anabaptistes, les réactions sanglantes, les persécutions déjà commandées contre les siens, les hommes condamnés à l'épée, les femmes à la fosse, les relaps au bûcher; puis des mécomptes encore plus amers, l'exploitation de la réforme par toutes les avidités, par toutes les concupiscences, les débordements du roi Henry VIII en Angleterre, la persistance de toutes les débauches, de toutes les corruptions d'autrefois, il s'écria
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souvent ou écrivit avec désespoir : « C'est ma faute, ma très grande faute !. Il vaudrait mieux ne pas avoir chassé Satan que de le ramener en plus grande force. Quittons cette Sodome (il parlait de Wittenberg); j'aime mieux courir de place en place et mendier mon pain que de souffrir les abominations qui se commettent. Je ne puis plus longtemps imposer silence à l'indignation de mon cœur. » Et ailleurs, plus douloureusement : « Je ne puis plus prier sans maudire. »
Alors il se sentit las de vivre et poussa même, avec cette incorrigible sincérité qui ne pouvait se contenir, des cris de pessimiste : « Je suis au bout de la route, me voilà rassasié de la vie, je ne sais rien in tota vita à quoi je prenne plaisir! Que Notre-Seigneur arrive vite et m'emmène !. » La prière fut exaucée ; le Seigneur hâta le pas et vint le prendre avant le temps, le 18 février 1546 : Luther n'avait encore que soixante-deux ans. A la dernière heure on lui demanda s'il voulait mourir en Christ et dans la doctrine qu'il avait prêchée jusqu'au bout. —
Oui, répondit-il, ce fut son mot suprême : oui !
III.
Dans une de ces crises d'humeur noire, Luther avait écrit : « Pauvres que nous sommes ! nous ne gaghons notre pain que par nos péchés. Jusqu'à sept ans, nous ne faisons rien que de manger, boire, jouer et dormir.
De là jusqu'à vingt et un ans, nous allons à l'école trois ou quatre heures par jour ; nous suivons nos lubies, nous courons, Dieu sait où; nous allons boire. C'est alors seulement que nous commençons à travailler. Vers la cin-
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quantaine, nous sommes finis, nous redevenons enfants.
Ajoutez que nous dormons la moitié de notre vie. Fi de nous ! Sur notre vie, nous ne donnons même pas la dîme à Dieu, et nous croirions, avec nos bonnes œuvres, avoir mérité le ciel! Qu'ai-je donc fait, moi? deux heures de babil, trois heures de manger, le reste du temps je suis resté sans rien faire. Ah! Domine, ne intres in judicium cum servo tuo ! »
Celui qui écrivit cela fut un travailleur effréné : professeur, prédicateur, écrivain inépuisable et infatigable.
Le plus important de ses ouvages fut la traduction de la Bible. Travail de géant où Luther fit à lui seul ce qu'avaient fait pour l'italien Dante, Pétrarque et Boccace.
S'il ne créa pas sa langue, il l'éleva de l'enfance jusqu'à la pleine maturité.
Au moyen âge, les dialectes en vogue étaient ceux du midi, de Bavière et de Souabe; dans cette province allemande chantaient les Minnesinger, les chevaliers troubadours. La Réforme, — ceci est important à noter, — amena une revanche du nord. Le haut saxon, dialecte des chancelleries, était déjà compris partout; Luther le choisit et le fixa par sa traduction de la Bible, lui imposa des formes arrêtées, le releva, l'échauffa, l'assouplit pour tous les besoins de l'éloquence et de la critique, le répandit avec son livre, par l'Allemagne entière, dans les cours et parmi les pauvres, le rendit bientôt populaire et * définitivement national. C'est qu'il le prit non seulement dans les chancelleries, et chez les auteurs, notamment chez les mystiques du siècle précédent ; il alla surtout le chercher dans le peuple. « J'ai pris à tâche de parler allemand et non grec ou latin. La femme dans son ménage, les enfants dans leurs jeux, le bourgeois sur la place publique,
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voilà les docteurs qu'il faut consulter : c'est de leur bouche qu'il faut apprendre comment on parle, comment on interprète. » Luther évitait donc le langage de la cour et celui de l'école : c'est dans la rue, au marché, parmi la plèbe que ce plébéien retrouva l'allemand.
Un jour, il avait à traduire cette phrase latine : ex abundantiâ cordis os loquitur. Qu'est-ce que cela voulait dire? Pour une femme du peuple, que pouvait bien signifier « l'abondance du cœur ? » Il se souvint alors qu'il avait entendu dire à de simples gens : « Quand on a le cœur plein, la bouche déborde (wess das Herz voll ist, dess gehet der Mund iiber). » C'était donc là le mot juste ; il l'écrivit dans son livre et fit bien.
« Dans ma traduction, écrit-il, j'ai mis tout mon zèle à parler un allemand pur et clair. Et il nous est souvent arrivé que nous avons passé quinze jours, trois, quatre semaines à chercher le sens d'un seul mot et à le demander à d'autres, sans toujours le trouver. Quand nous travaillions sur Job, Philippe (Mélanchthon), Aurogallus et moi, nous restions parfois quatre jours en parvenant à peine à écrire trois lignes. Maintenant que l'œuvre est achevée, chacun peut la lire et la critiquer.
L'œil parcourt trois, quatre feuilles sans broncher une seule fois ; il ne se doute pas des blocs de pierre et des quartiers de roche que nous avons écartés avec tant de sueurs et d'essoufflements pour faire un chemin commode où l'on glisse aujourd'hui comme sur une planche rabotée. Ah !
certes, il fait bon de labourer le champ, quand il est déjà défriché; mais s'il faut abattre, extirper les arbres et les souches, déblayer le terrain, nul ne s'en soucie (1). »
(1) Ich hab mich es geflissen im Dolmetschen, dass ich rein und
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Rien de plus saisissant que de voir Luther aux prises avec les auteurs sacrés, surtout avec ceux de l'Ancien Testament : on sent là toute l'angoisse et la fureur d'un grand artiste. Job l'attire et l'effraie : « Cet homme, écrit-il, a l'air fâché de ma traduction plus que des consolations de ses amis. On dirait que l'auceur de ce livre a désiré qu'il ne fût jamais traduit. Je sue pour donner les prophètes en langue vulgaire. Dieu ! quelle tâche ingrate de contraindre ces écrivains juifs à parler allemand! Ils se débattent, ne veulent pas échanger leur hébreu contre notre langue barbare. C'est comme si Philomèle renonçait à ses mélodies suaves pour imiter la note unique, toujours la même, du coucou qu'elle ne peut pas souffrir. » Quand on y met ce cœur, une traduction devient une création ; « je m'exténue à traduire les prophètes, s'écriait Luther, ou plutôt je les enfante ! »
Il s'était si fort attaché à cette œuvre, qu'il y travailla jusqu'à la fin de sa vie, l'améliorant et la perfectionnant d'édition en édition. On s'est plu à lui reprocher des contre-sens, des inexactitudes, peccadilles qui peuvent
klar Deutsch geben mochte. Und ist uns wohl begegnet, dass wir 14 Tage, drei, vier Wochen haben ein einziges Wort gesucht und gefragt, habens dennoch zuweilen nicht funden. Im Hiob arbeiteten wir also, M. Philipp, Aurogallus und ich, dass wir in vier Tagen zuweilen kaum drei Zeilen konnten fertigen. Lieber, nun es verdeutschet uns bereit ist, kans ein jeder lesen und meistern, lauft einer jetzt mit den Augen drei oder vier Blatter und stosst nicht einmal an, wird aber nicht gewahr welche Wacken und Klotze da gelegen sind, da er jetzt iiberhingeht, wie iiber ein gehobelt Bret, da wir haben schwitzen und uns angsten müssen, ehe denn wir solche Wacken und KlOtze aus dem Wege raumten, auf dass man konnte so fein daher gehen. Es ist gut pfliigen wenn der Acker gereinigt ist ; aber den Wald uns die Stocke ausrotten, und den Acker zurichten, da will Niemand an.
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être aisément corrigées par le premier pédant venu, mais ce que Luther rendit avec une merveilleuse fidélité, c est le ton, le mouvement, l'expression du modèle. Il s'exalte * avec les prophètes, il s'attendrit dans le Cantique des cantiques et s'y orientalise; il retrouve, pour chanter les Psaumes, la harpe de David; il possède les mots précis que veut saint Paul, les phrases brumeuses qu'il faut au mystique effarement de l'Apocalypse, le vocabulaire familier du peuple qui reproduit avec le plus de candeur les récits de la Genèse et des Évangiles : il peut rendre enfin toute la Bible comme il la sait et comme il la sent.
Contenu par les textes sacrés, il ne débordait pas comme il fit trop souvent quand il était livré à lui même : « Mon style à moi (c'est lui qui l'avoue) vomit un déluge, un chaos de paroles, inhabile, inculte, turbulent et impétueux comme un lutteur sans cesse aux prises avec mille monstres qui se vont succédant sans fin. Si j'ose comparer ce qui est très petit à ce qui est très grand, je dirai qu'il m'a été donné quelque chose de ce quadruple es.
prit d'Élie rapide comme le vent, dévorant comme le feu, qui renverse les montagnes et brise les pierres. »
Aussi est-il difficile à citer. Dans tout ce qu'il a fait, il y a de l'excessif et de l'exorbitant : surabondance et redondance. Partout aussi de grandes beautés. L'Adresse à la noblesse allemande, les huit Sermons de Wittenberg, l'écrit Contre les prophètes célestes (fVider die himmlischen Propheten) ont beaucoup de force et d'éclat ; il rugit bien dans ses crises d'orgueil et de colère : « J'en suis sûr, mes doctrines viennent du ciel. Je les ai fait triompher contre celui qui, dans son petit ongle, a plus de force et d'astuce que tous les papes, tous les rois, tous les docteurs. Mes dogmes resteront et le pape tombera, mal-
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gré toutes les portes de l'enfer, toutes les puissances de l'air, de la terre et de la mer. Ils m'ont provoqué à la guerre, eh bien ! ils l'auront, la guerre. Ils ont méprisé la paix que je leur offrais; ils n'auront plus la paix. Dieu verra qui des deux le premier en aura assez, du pape ou de Luther. Trois fois j'ai comparu devant eux. Je suis entré dans Worms, sachant bien que César devait violer à mon égard la foi publique. Luther, ce fugitif, ce trembleur, est venu se jeter dans les bras de Béhémoth. Mais eux, ces terribles géants, dans trois années, s'en est-il présenté un seul à Wittenberg ? Et cependant ils y seraient venus en toute sûreté sous la garantie de l'empereur. Les lâches, ils osent espérer encore le triomphe!
Ils pensaient se relever, par ma fuite, de leur honteuse ignominie. — On la connaît aujourd'hui par tout le monde, on sait qu'ils n'ont point eu le courage de se hasarder en face du seul Luther (1). »
Voilà l'homme de combat et de défi ; voici maintenant le pieux rêveur, le poète. Il écrivait à un ami (le chancelier Brück) pour le conforter : « J'ai vu récemment deux miracles (2). Le premier
(1) Traduction de Michelet dans les Mémoires de Luther, I, 117.
(2) Ich hab neulich zwey Wunder gesehen : das erste, da ich zum Fenster hinaus sahe, die Sterne am Himel, und das ganze schone Gewelb Gottes, und sahe doch nirgend keine Pfeiler darauf der Meister solch Gewelb gesetzt hatte, noch fiel der Himel nicht ein, und stehet auch solch Gewelb noch fest. Nu sind etliche die suchen solche Pfeiler, und wollten sie gern greifen und ftihlen. Weil sie denn das nicht vermogen, zappeln und zittern sie, als werde der Himel gewisslich einfallen, aus keiner andem Ursachen, denn dass sie die Pfeiler nicht greifen und sehen. Wenn sie dieselbigen greifen kiinnten, so stiinde der Himel feste. Doctor Martin Luthers Briefe, éd. de Wette, IV, 127.
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fut celui-ci. J'étais à ma fenêtre et je regardais les étoiles au ciel et toute la belle voûte de Dieu, mais je ne vis pas les piliers sur lesquels le Maître avait appuyé cette voûte.
Cependant le ciel ne croulait pas et la voûte est encore ferme. Il y en a maintenant qui cherchent ces piliers et voudraient bien les toucher et les sentir. Ne pouvant y arriver, ils tressaillent et frissonnent comme si le ciel allait crouler sur eux, et cela pour l'unique raison qu'ils n'ont pu saisir les piliers ni les voir. S'ils pouvaient les toucher, le ciel serait solide et ferme. »
Il existe encore un autre Luther, celui du foyer domestique, l'homme adouci,, rajeuni par la paternité, qui écrivait à son fils : « Je sais un joli, riant jardin (1) ; là vont beaucoup d'enfants, ils ont de petites blouses d'or et ils cueillent aux arbres de belles pommes, des poires aussi, des cerises et des prunes; ils chantent, sautent et sont joyeux. Ils ont aussi de jolis petits chevaux avec des brides d'or et des selles d'argent. Alors je demandai à l'homme à qui était le jardin, quels étaient ces enfants.
( 1 ) Ich weiss einen hiibschen, lustigen Garten, da gehen viel Kinder innen, haben giildene Rocklin an und lesen schone Aepfel unter den Baumen, und Birnen, Kirschen, Spilling und Pflaumen, singen, springen und sind frohlich, haben auch schone kleine Pferdlin mit giilden.
Zaumen und silbern Satteln. Da fragt ich den Mann, dess der Garten ist, wess die Kinder waren. Da sprach er : « Es sind die Kinder die gern beten, lernen und fromm sind. » Da sprach ich : « Lieber Mann, ich hab auch einen Sohn, heisst Hansichen Luther, mocht er nicht auch in den Garten komen, dass er auch solche schone Aepfel und Birn essen mochte, und solche feine Pferdlin reiten, und mit diesen Kindern apielen ? » Da sprach der Mann : « Wenner gern betet, lernet und fromm ist, so soll er auch in den Garten komen, Lippus und Jost auch ; und wenn aile zusamen komen, so werden sie auch Pfeifen Lauten und allerley Saitenspiel haben, auch tanzen und mit kleinen Armbrusten schiessen. »
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Alors il dit : « Ce sont les enfants qui prient, apprennent de bon cœur et qui sont pieux. » Alors je dis : « Cher homme, j'ai aussi un fils, il s'appelle Petit-Jean Luther, est-ce qu'il ne pourrait pas, lui aussi, venir dans le jardin pour manger de ces belles pommes et de ces poires, et monter sur ces jolis petits chevaux et jouer avec ces enfants ? » Alors l'homme dit : « S'il prie, apprend de bon cœur et s'il est pieux, il peut, lui aussi, venir dans le jardin, Lippe aussi et Josse, et quand ils viendront ensemble, ils auront aussi des sifflets, des luths et toute sorte d'instruments à cordes ; ils pourront danser et tirer avec de petites arbalètes, si le cœur leur en dit. »
Tout cela est bien naïf et bien paternel. Luther ne songeait d'aucune sorte à la gloire littéraire; s'il étudia si profondément la langue et le style, ce fut pour mettre la Bible aux mains du peuple et pour offrir aux enfants des chants de Noël. Ecoutez, je viens tout droit du ciel et je vous apporte une bonne nouvelle (1) :
Un petit enfant vous est né, Une vierge vous l'a donné, C'est son père qui vous l'envoie, Si tendre et beau, pour votre joie.
(1) Von himel hoch da kom ich her Ich bring auch gute neue mehr.
Der guten mehr bring ich so viel Davon ich singen and sagen wil.
Euch ist ein kindlein heut geborn Von einer Jungfrau auserkorn. ,
Ein kindelein so zart und fein,
Der sol ewr freud und wonne sein.
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C'est Christ, le Seigneur, votre Dieu Qui doit vous délivrer du feu, Votre Sauveur qui, de lui-même, S'en vient & vous, tant il vous aime.
C'est le Fils unique, hosannah Au Père qui nous le donna !
Anges, fêtez cette journée : Bon Noël & tous, bonne année !
C'est enfin pour le peuple que Luther composa son œuvre lyrique. Tout le monde connaît le fameux choral dont il avait fait la musique et les vers : le cri de guerre et le chant sacré de la Réforme : C'est un rempart que notre Dieu, Armure et forte épée (1) !
Er ist der Herr Christ, unsrer Gott Der will euch fiirn aus aller not, Er will ewr Heiland selber sein, Von allen Sunden machen rein.
Lob, ehr sei Gott im hochsten thron, Der uns schenck seinen einigen son.
Der frewen sich der engel schar, Und singen uns solchs newes jar.
(1) Ein feste Burg ist unser Gott Ein gute wehr und waffen 1.
Er hilfft uns frey aus aller not Die uns itzt hat betroffen.
Der alt böse feind
Mit ernst era itzt meint Gros macht und viel list Sein grausam rüstung ist ; Auff erd ist nichts seins gleichen. -
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Notre ennemi, le vieux démon nous en veut, il a pour lui grande puissance et beaucoup de ruse. Mais l'homme de vérité combat pour nous. Veux-tu savoir qui c'est ?
Il se nomme Jésus-Christ. Quand le monde serait plein de diables et qu'ils voulussent nous dévorer, soyons sans peur, nous réussirons ! — Le prince de ce monde a beau prendre son air mauvais, un petit mot le renverse. Qu'on nous la laisse donc, cette parole. Le Verbe est parmi nous avec son esprit et ses dons. Qu'ils nous prennent tout : corps, biens, honneur, enfant et femme, laissons-les faire, ils n'y gagneront rien. A nous restera le royaume de Dieu.
Ce choral est de 1529; Henri Heine a donc eu tort de dire que Luther le chantait à pleine voix en entrant à Worms. « A cette fanfare, dit le poète (en son livre de VAllemagne) la vieille cathédrale trembla, les corbeaux furent effrayés dans leurs nids obscurs à la cime des tours. » Tout cela est faux, mais le reste est juste : « Cette hymne a conservé jusqu'à nos jours sa puissance énergique et peut-être entonnerons-nous bientôt, dans des combats semblables, ces paroles retentissantes et bardées de fer. » La Marseillaise des Allemands n'est pourtant qu'un
Das wort sie sollen lassen stan, Und kein danck dazu haben.
Er ist bey uns wol auff dem plan Mit seinem geist und gaben.
Nemen sie den leib, Gut, ehr, kind und weib, Las fahren dahin I Sie habens kein gewinn, Das Reich mus una doch bleiben.
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psaume du roi David, le quarante-sixième, Deus noster refugium et virtus, etc. Luther versifia encore trente-sept chants d'Église dont cinq entièrement de lui, les autres imités ou librement traduits des psaumes, d'hymnes latines ou de vieux chants populaires allemands. Outre les paroles, il en improvisait les airs, car il avait une claire voix de ténor et il aimait la musique, « le premier des arts, disait-il, après la théologie. l'un des plus magnifiques présents de Dieu. » Et il ajoutait : « Satan la déteste. »
IV.
La Réforme eut partout les mêmes commencements : deux frères, les Pétri, disciples de Luther, la portèrent en Suède : des thèses furent affichées à Upsal comme à Wittenberg; les étudiants se laissèrent entraîner, les femmes causèrent théologie. La Bible translatée én sué- v dois eut tant de succès que le clergé catholique piqué au jeu se mit à la traduire aussi pour son propre compte. Il en alla de même en Danemark, où la Réforme fut également importée par un élève de Luther, le moine Tausen ; la Bible traduite en 1550 devint la lecture presque unique de la nation, le pain quotidien des familles. Il en sortit une poésie lyrique et même un théâtre où l'on mit en scène les figures déjà populaires de Susanne, de Samson et de Salomon. Pareillement, dans les Pays-Bas, la ver-
sion de la Bible, avec les ouvrages de controverse et les chants religieux, contribua puissamment à la diffusion de la langue vulgaire; le hollandais surtout s'éveilla, se dégagea, prit son esprit et son accent ; quantité de poètes
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traduisirent les psaumes. Voilà tout ce qu'il y eut de littéraire dans le mouvement.
En Angleterre, Henry VIII, proclamé par Léon X le
« défenseur de la foi, » avait commencé par attaquer Luther ; après quoi ce prince, qui divorçait volontiers, répudia l'Église catholique et proclama le schisme. Triste règne de fêtes et de crimes où brillèrent l'humaniste Thomas More et deux pétrarquistes Wyatt et Surrey, trois victimes des vengeances royales. Sous un prince pareil, il semble que la Réforme n'ait pu être qu'une hypocrisie ou une machination ; là comme partout cependant elle suivit sa voie, traduisit la Bible : tout le monde y prenait peine, même le poète écossais Lindsay. Tyndale, celui que Charles-Quint devait brûler à Augsbourg en 1536, mit en anglais les Évangiles et les livres de Moïse. En 1537, la bible anglaise était complète dans la version de l'évêque d'Exeter, et il y en eut une autre, celle de John Rogers, l'une des victimes de la reine Marie. Les imprimeries se multipliaient à vue d'œil; sous le règne de Henry VIII leur nombre s'éleva de quatre à quarante-six et l'on en compta sous Édouard VI jusqu'à cinquantesept; trente et une de ces imprimeries avaient donné une ou plusieurs éditions de la Bible. C'était le temps des grandes batailles théologiques, soit en Angleterre, soit en Écosse où se firent un nom, par des mérites divers, Knox et Buchanan : le premier, prédicateur véhément sans peur et sans pitié, qui mérita cette épitaphe : « Ci gît celui que jamais face d'homme ne fit trembler ; » le second, bon humaniste un peu dépaysé dans les guerres religieuses ; t il écrivait en latin, comme Erasme : langue exquise pour aiguiser des poèmes badins (Somnium, Franciscanus) contre les moines, mais incapable de soulever les masses,
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comme faisait Knox avec sa parole de feu. Buchanan dut quitter plusieurs fois son pays : Paris lui prêta une chaire à Sainte-Barbe ; on le vit ensuite à Bordeaux où il donna des leçons à Montaigne, puis en Portugal, à Coïmbre, où les moines, ses ennemis, le firent enfermer dans un couvent. Puis il revint en Écosse où il attaqua Marie Stuart et devint le précepteur du jeune roi Jacques VI dont il fit un pédant ; comme on le lui reprochait, il répondit : « C'est ce qu'on en peut faire de mieux. » Quand il mourut en 1582, il ne laissa pas de quoi payer son enterrement ; ainsi finissaient les humanistes du nord un demi-siècle après Érasme. Le latin, décidément battu par la Réforme, ne donnait plus de pain aux érudits. Buchanan fut pourtant, parmi ses contemporains, le plus habile ouvrier en langues mortes : on vante encore sa Rerum scoticarum historia, non pour l'exactitude et l'impartialité, mais pour le poli, le luisant du style. La Paraphrasis Psalrmrum Davidils poetica fut regardée comme un chefd'œuvre, mais quelle étrange idée, pour un réformé en pleine réforme, de tourner les psaumes en vers latins !
L'idiome savant tenait bon toutefois, au moins dans les écoles : ce fut pour l'apprendre aux enfants que Roger Ascham (1515-1568) publia son School master (Maître d'école), livre écrit de bonne encre, plein d'utiles leçons et de faits curieux. Il y raconta sa visite à Jane Grey qu'il trouva occupèe à lire le Phédon en grec, pendant que sa famille était à la chasse. Ascham s'occupait beaucoup de la langue et de la diction, rappelant volontiers ce précepte des anciens : « Parler comme tout le monde et penser comme les sages. » Il n'approuvait pas ceux qui, pour enrichir la langue, faisaient trop d'emprunts aux Latins, aux Français et aux Italiens. « Mais
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quoi, lui dit-on, ne trouveriez-vous pas bon un dîner où l'on vous offrirait de l'aie, de la bière et du vin ?
— Fort bien, répondit-il, mais séparément : je ne voudrais pas boire tout cela ensemble. »
Voilà tout ce que donna immédiatement la Réforme : les fruits avant les fleurs. En Angleterre, la renaissance, ou, si l'on veut, le renouveau poétique et national ne commença qu'à la fin du siècle, vers 1590, avec la Fairy queen de Spenser et les premiers drames de Shakespeare.
En Hollande, les Hooft et les Vondel appartiennent au dix-septième siècle; Holberg, en Danemark, au dix-huitième. Même en Allemagne, il n'y a rien ou presque rien au temps de Luther : l'autobiographie naïve et vivante de Gœtz de Berlichingen n'a littérairement d'autre mérite que celui d'avoir fourni à Gœthe le sujet d'un drame haletant ; quant à la Chronique helvétique (Helvetische Ghronik) du glaronnais JEgidius Tschudi, elle est de 1570 et la Réforme n'y fut pour rien : c'est l'œuvre d'un catholique. Récits animés, pittoresques, pleins de saveur et de couleur : on s'y 'plaît encore aujourd'hui ; Schiller y trouva quelque chose d'Hérodote et d'Homère ; ces légendes offraient de la poésie toute faite qui entra, comme dans son cadre, dans le beau drame de Wilhelm Tell. Cependant, après Luther, il y eut un grand silence.
Sauf le bon Fischart, que nous retrouverons chez Rabelais, aucun écrivain du siècle n'avança la langue et ne laissa d'oeuvre supérieure. Au siècle suivant, les noms qui feront quelque bruit seront Martin Opitz, Paul Fleming, Andréas Gryphius, etc. ; un seul, celui de Christophe de Grimmelshausen, l'auteur de Simplieissimus (1625-1676) eût mérité d'être mis en vue fort au-dessus des autres, mais on ne l'a retrouvé que de nos jours. Avant de
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rencontrer au delà du Rhin un écrivain digne d'être cité après Luther, il faut aller jusqu'à Leibniz, un contemporain de Fénelon; encore Leibniz n'écrivait-il pas en allemand : il préférait le latin et le français qu'il maniait avec aisance.
D'où vint cette longue stérilité dans un pays qui devait tant produire ? Chacun l'a expliquée à sa manière, selon ses opinions et sa religion; la bonne raison nous est donnée dans le roman de Simplicissimus. C'était la guerre, la guerre acharnée, incessante, impitoyable, la guerre de Trente ans que Simplex a vue de près et qu'il a décrite avec une belle fureur. Les soldats se ruaient sur les campagnes, faisaient main basse sur tout, emportaient le linge, abattaient le bétail, brisaient les poêles, enfonçaient les fenêtres, cassaient la vaisselle, brûlaient le lit et la chaise boiteuse. Afin de découvrir la cachette où les paysans enfouissaient quelques pièces de menue monnaie, ils employaient la torture. « Ils prirent un des paysans prisonniers, le fourrèrent dans le poêle et y mirent le feu. A un autre, ils ceignirent la tête avec une corde, ils la serrèrent avec un garrot, à tel point que le sang lui sortit par la bouche, par le nez et les oreilles. Pendant ce temps les soldats avaient mis la main sur les quatre autres paysans. Ils les attachèrent par les mains et par les pieds à un arbre abattu en cet endroit. puis, quand ils les eurent déshabillés, ils prirent les cordes qui servaient pour les mèches, y firent des nœuds et se mirent à jouer du violon sur les corps des paysans, si fort et si cruellement que le sang ne tarda pas à jaillir. Les paysans criaient à faire pitié, mais les soldats s'amusaient de leurs cris. Ils ne cessèrent d'écorcher que lorsqu'ils eurent enlevé la peau et la chair jusqu'aux os. »
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Simplicissimus concluait de là qu'il devait y avoir dans le monde « non pas une seule race descendant d'Adam, mais deux espèces d'hommes, les sauvages et les apprivoisés, ainsi que chez les animaux, puisqu'ils se poursuivaient les uns les autres avec tant de férocité. »
Quand ces brutalités durent trente ans, songez donc aux belles lettres ! Le sentiment poétique, le sentiment religieux lui-même s'émoussait dans la mêlée et Simplicissimus arrivait à cette conclusion : « Je suis chrétien, mais j'avoue que je ne suis ni pour Pierre, ni pour Paul (weder Petrisch noch Paulisch) ; je m'en tiens aux douze articles de la foi chrétienne, et je ne m'engagerai dans aucun parti, tant que l'un ou l'autre ne m'aura pas démontré par de bonnes raisons qu'il possède seul la vraie religion qui sauve les hommes (1). »
Cependant, à la fin du roman, Simplicissimus, comme le diable en devenant vieux, se fait ermite : on dit que l'auteur finit comme son héros. La disette littéraire de l'Allemagne entre Luther et Klopstock est maintenant expliquée. La Réforme, aux premiers temps, n'eut pas le loisir de se faire belle et de se couronner de roses : elle dut s'armer de fer. Dès lors cependant, elle agit puissamment sur la conscience et sur l'intelligence des peuples.
On ne le répètera jamais trop : elle avait commencé par traduire la Bible, non plus pour les théologiens et les érudits, mais pour les esprits les plus humbles, en supprimant tout intermédiaire entre leur pensée et Dieu.
Prenez et lisez, ceci est le Livre : il sait tout, répond à tout. La Bible, c'est pour chacun le droit de penser, de comprendre, de se conduire tout seul ; aussi faut-il que
(1) Traduction de M. Bourdeau.
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tout le monde sache y lire. La Bible, c'est donc aussi l'école, l'école qui gouverne le monde, a dit Luther. La Réforme ne donna pas la liberté politique, ni même du premier coup la liberté intellectuelle : on la vit trop souvent, au début, s'armer du bras séculier, décréter des meurtres confessionnels, fermer les théâtres, brûler les livres, faire la police des idées et des mœurs : c'étaient là des violences ou des abus qui ne pouvaient durer ; son principe même exigeait qu'elle tolérât au moins, si elle ne la promulguait point, la liberté intérieure. Tôt ou tard, de force ou de gré, ses chefs durent le reconnaître et laisser marcher l'esprit humain. Les livres dangereux qui n'osaient paraître ouvertement en France, en Espagne, en Italie, allèrent se faire imprimer en pays protestant : la Suisse, la Hollande, l'Allemagne y gagnèrent. Même au temps de Beaumarchais l'œuvre complète de Voltaire ne put arriver au grand jour qu'après avoir passé par les presses de Kehl. Dans les monarchies les plus absolues, les princes protestants ont laissé parler, même du haut des chaires officielles, les penseurs les plus téméraires : Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Les catholiques l'ont confessé (1) : bien que partagée par moitiés presque égales entre les deux cultes, l'Allemagne penche du côté luthérien : presque toute la lumière y afflue, presque tous les poètes, les penseurs y naissent. Tout cela vient du livre qui avait fait la langue et qui devint l'école, l'âme et la vie de la nation ; ce livre est la bible de Luther.
(1) HEINRICH, Littérature allemande, I, 486.
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CHAPITRE II.
CALVIN.
I. — La Réforme en France.
II. — Clément Marot.
III. — François Bonivard, le prisonnier de Chillon.
IV. — Jean Calvin : l'homme.
V. — L'écrivain.
VI. - La Réforme et les humanistes.
VII. - La Réforme et les poètes. — Théodore de Bèze, du Bartas Agrippa d'Aubigné.
I.
En 1535, aux pays français, la Réforme n'était encore qu'une aube indécise, attendant le lever de Calvin : une révolte non déclarée, Une protestation in petto qui ne pouvait s'appeler protestantisme. La cour de Nérac où trônait Marguerite, sœur de François Ier, duchesse d'Alençon, puis reine de Navarre, montre assez bien ce qu'était ce premier mouvement d'émancipation. Sur cette princesse autrefois galante, qui avait conté les facéties de YHeptaméron et qui se regarda plus tard dans le Miroir de l'âme pée-
resse, on ne sait trop que penser : oc on la soupçonnoit, dit Brantôme, de la religion de Luther, mais elle n'en fit jamais aucune profession ni semblant, et si elle la croyoit, elle la tenoit dans son âme fort secrète, d'autant que le
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roi la haïssoit fort (cette religion). » S'il y avait donc réforme, c'était à huis clos, sous le masque : cette petite cour de Nérac abritait non seulement les religionnaires ou plutôt les émancipés, mais encore les beaux esprits du temps : Marot, Mellin, le conteur Boaistuau, le rimeur Sainte-Marthe qui avait passé deux années en prison et simulé la folie pour en sortir ; l'excellent Jaques Pèletier, celui qui devait réformer Vortografe ; et le vénérable et doux Lefebvre d'Étaples (1455-1537) que la Réforme peut réclamer, sinon comme un apôtre, au moins comme un précurseur. En réalité c'était encore la renaissance italienne ou, si l'on veut, celle d'Érasme : on consentait à ébranler l'Église et à la diminuer, mais non pour construire à la place une chapelle à part, plus étroite. Dès le commencement du siècle, on avait permis au poète Gringon, dit Gringore, puis Gringoire, d'écrire, pour le théâtre des Enfantssans-Souci, telle farce, sottie ou moralité persifflant le saint-Père et d'imprimer en tête de ses ouvrages le portrait de Mère-Sotte en robe de moine à capuchon garni d'oreilles d'âne avec cette devise : « Tout par Raison, Raison partout, Par tout Raison. » Mais on n'eût pas permis à Gringon de se déclarer « luthériste. » Rien de plus facile et de plus commun que d'attaquer l'Église : il suffisait pour cela d'être incrédule ; mais pour soutenir la Réforme, il fallait y croire, ce qui pour nous, Français, a toujours été très dur.
Aussi voyons-nous les lettrés, les érudits, les humanistes, incliner d'abord vers les idées nouvelles, tant qu'elles se contentent de démolir, et les quitter dès qu'elles se mêlent de reconstruction. Tels, après Érasme, Budé, Vatable, Govea, les deux Du Bellay, Dolet lui-même, ce vaillant imprimeur qui devait pourtant subir le dernier
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supplice. Lorsqu'en 1534, après les fameux placards, on donna en France tant de besogne aux bourreaux, Dolet écrivit sans affectation d'héroïsme : « J'assiste à ces drames comme simple spectateur, tantôt déplorant le malheur des uns et tantôt riant de la folie des autres, lorsque je les vois braver la mort par une ridicule persévérance et une intolérable obstination. » Sur lui et sur les autres hellénistes ou latinistes de la même école, Calvin ne se faisait aucune illusion. cc Il est notoire, écrivait-il, qu'Agrippa, Villanovanus, Dolet ont toujours professé pour l'Évangile un orgueilleux mépris. A la fin, ils en étaient venus à cet excès de démence et de fureur, que non seulement ils vomissaient d'exécrables blasphèmes contre le Fils de Dieu, mais, pour ce qui regarde la vie de l'âme, ils pensaient ne différer en rien des chiens et des pourceaux. Les autres, comme Rabelais, Des Périers et beaucoup d'autres que je ne nomme pas pour le présent, après avoir goûté l'Évangile, ont été frappés d'un même aveuglement. Les chiens dont jeparle, pour avoir plus de liberté à dégorger leurs blasphèmes sans répréhension, font les plaisants : ainsi voltigent par les banquets et compagnies joyeuses et là, en courant à plaisir, ils renversent, en tant qu'en eux est, toute crainte de Dieu. Vrai est qu'ils s'insinuent par petits brocards et farceries sans faire semblant de tâcher, sinon à donner du passe-temps à ceux qui les écoutent ; néanmoins leur fin est d'abolir toute révérence de Dieu. »
Ainsi la Renaissance et la Réforme, après avoir fait cause commune contre les théologiens officiels — ceux-ci déclaraient « que le grec est la langue des hérésies » et défendaient aux professeurs royaux d'expliquer les livres saints « selon le grec et l'hébreu, » sans la permission de
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l'Université — la Renaissance et la Réforme, l'une se plaisant dans le doute et l'autre aspirant à la foi devaient se séparer et se combattre. Ce fut un malheur : en continuant à s'entr'aider, l'une fût devenue plus sage et l'autre plus tolérante ; la science n'y eût rien perdu, ni la religion.
Quant au roi François Ier, bien plus hésitant que sa sœur, il fluctua toute sa vie : tantôt empêchant les supplices et intervenant en faveur des condamnés, tantôt cédant à la réaction au point d'interdire qu'on imprimât un seul livre « sous peine de la hart ; » il est vrai qu'il reprit cet édit à peine lâché (1535) et en suspendit l'exécution.
Au fond il aimait les humanistes de son Collège de France et détestait la théologie hargneuse de la Sorbonne. Seulement, en fait de religion, le roi très chrétien s'en tenait aux psaumes de Marot qu'il sifflotait volontiers quand il était de bonne humeur. Voyons donc qui étaient Marot et ses psaumes.
II.
Les derniers biographes, surtout le plus riche en informations et le plus véhément en enthousiasme (1), voudraient faire du poète de Marguerite un des héros, un des martyrs de la Réforme : c'est aller un peu loin peut-être et le ton général des Épigrammes, des Satires, des Ballades, même des Élégies nous empêche de le trop prendre au tragique, voire au sérieux. Nous le voyons volontiers
(1) O. DOUEB, Clément Marot et le Psautier huguenot, 2 vol. in-4° (1878).
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tout adolescent, jouant la comédie avec les clercs de la Bazoche : Sur le printemps de ma jeunesse folle Je ressemblois l'arondelle qui vole, Puis ça puis là l'âge me conduisoit Sans paour ne soin où le cenr me disoit.
Tel, ou à peu près, nous le retrouvons pendant sa vie en-
tière. On ne peut même se le figurer couché sur des livres; coup sûr, comme le dit Pasquier, il n'était pas « accompagné à de bonnes lettres ainsi que ceux qui vinrent après lui ; » cependant il avait lu la Légende dorée, le Roman de la Rose et (peut-être pour la rime) Valère et Orose. Chez le seigneur de Villeroy qui le reçut comme page, il oublia le patois de Cahors, apprit « le langage de la bonne compagnie et le langage de la mauvaise ; » nous ne voyons pas encore le huguenot. Sorti de page, il entre comme valet chez la reine Marguerite et fait des vers pour elle, même des noëls, pas bien pieux : jeux de rythme et de rime : Or est Noël venu son petit trac ; Sus donc aux champs, bergères de respec, Prenons chacun panetiere et bissac, Flûte, flageol, cornemuse et rebec, Ores n'est pas temps de clore le bec, Chantons, sautons et dansons ric-à-ric, Puis allons voir l'enfant au poure nie Tant exalté d'Hélie, aussi d'Hénoc, Et adoré de maint grand roi et duc.
S'on nous dit nac (1), il faudra dire noc Chantons Noël tant au soir qu'au déjuc (2).
(1) Si on nous dit ooc, injure ou raillerie.
(2) Déjuc, le moment où l'on se déjuche, où on se lève.
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Les vers deviennent de plus en plus jolis, de plus en plus tendres : Puisque de vous je n'ai autre visage, Je m'en vois rendre ermite en un désert, Pour prier Dieu, si un autre vous sert, Qu'autant que moi en votre honneur soit sage.
Adieu amour, adieu gentil corsage, Adieu ce teint, adieu ces friands yeux !
Je n'eus jamais de vous grand avantage : Un moins aimant aura peut-être mieux.
Ce dernier vers a tout le charme d'une émotion vraie, mais où est le huguenot? Marot alla se battre à Pavie où il reçut une blessure et fut fait prisonnier ; la religion n'entra pour rien dans cette mésaventure. Plus tard, il est vrai, à son retour d'Italie (1526) il fut jeté au Châtelet pour un rondeau de VInconstance de Ysabeau, laquelle Ysabeau passait jusqu'ici pour être Diane de Poitiers ; on insinue maintenant qu'Ysabeau, c'est Elisabeth, en hébreu Elicheba, c'est-à-dire l'adoratrice de Dieu, soit l'Église. L'interprétation semble un peu tirée (1) ; il est certain pourtant que, cette fois, l'hérésie fut sinon le motif, au moins le prétexte de l'incarcération. Aussi le prisonnier crut-il devoir désavouer toute affiliation aux sectes nouvelles : Il écrivit à l'inquisiteur Bouchart : Qui t'a induit à faire Emprisonner, depuis six jours en ça, Un tien ami qui onc ne t'offensa?
Et vouloir mettre en lui crainte et terreur
(1) Voir là-dessus un savant article de M. Th. Dufour, dans la Revue critique d'histoire et de littérature (février 1881).
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D'aigre justice, en disant que l'erreur Tient de Luther? Point ne suis luthériste, Ne zwinglien, et moins anabaptiste : Je suis de Dieu par son fils Jésus-Christ.
Voilà un vers superbe et alors digne du bûcher, mais Marot ajoutait en style plus humble : Bref celui suis qui croit, honore et prise La sainte, vraie et catholique Église.
Après cette détention à Paris, puis à Chartres où il arrangea le Roman de la rose et composa son Enfer, Marot fut arrêté deux fois encore, mais le roi François Ier le tira de prison ; ce prince qui recevait des lettres de Mélanchthon et des dédicaces de Zwingle, se fût peut-être, à un certain moment, laissé « crocher » par Luther. Fut-ce
en ce temps-là que le poète essaya de convertir son souverain en lui prêchant le sermon du bon Pasteur et du mauvais ? Après avoir lu ces vers plats et froids on comprend que le roi ne s'y soit pas laissé prendre. Survint la triste affaire des Placards qui amena des réactions violentes ; Marot s'enfuit à Ferrare. Peut-être alors était-il un hérétique déclaré, non pourtant, comme on l'a dit, un calviniste ; à cette époque (1535) Calvin, trop jeune encore, n'était pas le maître et n'alla d'ailleurs à Ferrare qu'en 1536. Le poète et le théologien durent se voir alors à la cour de Renée ; on ignore pourtant ce qu'ils se dirent et l'on a pensé que le plus jeune (Calvin était né en 1509, Marot en 1497) avait conseillé à l'aîné de continuer la traduction des psaumes de David. Cela se peut, mais on n'en sait rien, et il est certain que les vers, les épigrammes surtout composées à Ferrare par l'incorri-
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gible galantin n'avaient rien d'ascétique. Dans la plus sérieuse de ses épitres, écrite de cette ville et à cette date (1535) il se défend plus fort que jamais d'être luthérien.
De luthériste ils m'ont donné le nom ; Qu'à droit ce soit, je leur réponds que non.
Luther pour moi des cieux n'est descendu, Luther en croix n'a pas été pendu Pour mes péchés, — et tout bien avisé, Au nom de lui ne suis point baptisé.
Il n'est rien là que d'orthodoxe; Marot ne fut donc point forcé, quoi qu'on ait dit, d'abjurer à Lyon (en 1536 !) le « calvinisme » qui n'existait encore ni de nom ni de fait. Son principal titre huguenot est sa traduction des Psaumes ; or on sait qu'il l'avait commencée dès 1533 peut-être sans intention confessionnelle et « pour l'amour de l'art. » La première édition (de 1541) fut approuvée par trois théologiens officiels de Paris, attestant n'y avoir rien trouvé « contraire à la foi, aux saintes Écritures ni ordonnances de l'Église. » François Ier chantait volontiers ces pieux couplets ; on veut qu'il en ait dit un à son lit de mort. Henri II, grand chasseur, entonnait le Psaume XLII, traduit par Théodore de Bèze : Ainsi qu'on oyt le cerf bruire.
Catherine de Médicis elle-même affectionnait le Psaume vi contenant des paroles de pénitence (1).
Chacun à la cour fredonnait quelques vers de Marot ;
(1) HENRI BORDIER, le Chansonnier huguenot au seizième siècle 1871. — FÉLIX BOVET, Histoire du Psautier des églises réformées, 1872.
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les gens du peuple, plus sérieusement, les entonnaient en chœur quand ils se promenaient par bandes, le soir, au Pré aux clercs. La musique était empruntée aux chansons les plus profanes; on attaquait tel cantique de communion sur l'air de : Chantez, dansez! ou de : Prends, ma Philis, prends ton verre! En ralentissant la mesure, on donnait à ces fions fions une sorte de gravité. Bien plus, on ne se faisait pas scrupule de corriger les vers badins pour les accommoder aux sujets d'Église. Là où le poète avait écrit : Ma chère dame, ayez de moi merci ! •
Les fidèles chantaient : Mon créateur, ayez de moi merci !
Au lieu des jolis vers cités plus haut : Adieu amour, adieu gentil corsage, Adieu ce teint, adieu ces friands y eux, etc.
Les fidèles chantaient :
Adieu la chair, adieu mondain servage, Adieu vous dis, monde pernicieux !
Je n'eus jamais de vous grand avantage ; Au Seigneur Dieu j'espère beaucoup mieux.
Charles-Quint lui-même approuva cette version de Marot et lui donna de l'argent pour la continuer. L'empereur désirait avoir le plus tôt possible, en français, son psaume de prédilection, le CXVIIIC : Confitemini Domino, quoniam bonus. Marot le lui traduisit, hélas!
probablement le plus tôt possible : Rendez à Dieu louange et gloire, Car il est bénin et clément;
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Qui plus est, sa bonté notoire Dure perpétuellement, etc.
Ces vers sont petits, on ne saurait se le dissimuler : c'est un flageolet (Sainte-Beuve a dit le vrai mot) qui s'essouffle à vouloir accompagner la harpe du Prophète.
Ce qui manquait à Marot pour créer chez nous par les psaumes un art vraiment supérieur et vraiment religieux, c'était avant tout la foi robuste et la voix puissante de Luther. C'était aussi la langue et spécialement le langage poétique : nos petits vers trottinant et gambadant parce qu'ils' ne savent encore marcher, notre décasyllabe à rimes plates, si alerte dans l'épitre et dans le récit, ne pouvait s'élever ni surtout se soutenir à la hauteur de la grande poésie lyrique. Il nous fallait une renaissance qui nous donnât du souffle et des ailes ; il suffit d'avoir parcouru les psaumes de Marot pour comprendre l'utilité de Ronsard.
Cependant, telles qu'elles étaient, ces chansons bibliques furent si vite adoptées par les huguenots que le poète se trouva de gré ou de force enrôlé dans leurs rangs; il apprit un beau jour, en rentrant chez lui, qu'il était décrété de prise de corps. Il se rendit alors à Genève (1543) où il publia ses cinquante psaumes précédés d'une épître aux dames de France. Il y fut bien reçu par Calvin et se lia d'amitié avec Bonivard, mais le vent n'était pas à la poésie et le Conseil refusa au fugitif une pension qui lui eût permis de « parachever sa traduction ». D'autre part le pauvre homme était molesté par la police cléricale : un jour il eut affaire au Consistoire pour avoir joué avec Bonivard, au cabaret, une partie de tric-trac en buvant un quarteron de vin (20 décembre). Ennuyé de ces tracasseries, il se réfugia en Savoie où il mourut
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l'année suivante et Théodore de Bèze, qui ne l'aimait pas,
écrivit sur lui cette phrase dure : Moresparum christianos ne in extrema quidem œtate emendavit.
Marot fut donc un huguenot médiocre et ses coreligionnaires, qui se croyaient ses maîtres, ne voulurent pas le prendre au sérieux. « Dans mon chemin, dit Jurieu, j'ai rencontré Marot ; j'ai pensé le laisser où je l'ai trouvé, comme un homme auquel nous prenons assez peu d'intérêt. » Même de nos jours, les protestants ne le veulent pas sous leur drapeau ; M. Jules Bonnet dit de lui assez finement : « Ame impressionnable et légère, il traversa la Réforme comme une aventure de plus dans les vicissitudes de sa vie. » — Saint-Marc Girardin touche la même note : « Marot n'était pas fait pour vivre dans des temps de secte et d'hérésie. Poète ingénieux et galant, né pour chanter le charme d'un doux nenni, il n'avait rien d'un sectaire. Aussi fut-il d'abord protestant par bon ton, j'imagine, plus que par enthousiasme. Comme dans les premiers temps de François Ier la Réforme était à la cour le parti des gens d'esprit et des jolies femmes, Marot fut huguenot. Protestant par bon ton et par malice, Marot le resta par honneur quand vinrent les jours d'épreuve. » — Dans ce jugement, relevé par le dernier trait, Saint-Marc Girardin a peut-être dit le mot définitif.
Mais les psaumes et même la Réforme prirent très peu de place dans la vie de Marot ; il fut, de son temps, en France au moins, « le poète des princes et le prince des poètes. » On dit qu'il n'innova guère, ni dans la diction, ni dans la versification, « ni dans le ton général de la poésie ; » il se servit, ajoute-t-on « des instruments littéraires qui lui avaient été transmis et qui suffisaient
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aux besoins de son talent. » Cela n'est pas tout à fait juste; en tout cas, s'il n'innova guère, il fit mieux : il amena la langue et le vers dans la voie purement française et les y poussa si loin que lorsque, après Ronsard, les Gaulois revinrent, ils n'eurent qu'à reprendre où on les avait laissés, pour les pousser plus loin encore, la langue et le vers de Marot. Notre poète est autrement moderne que tous ses devanciers, y compris Villon « qu'il tira du ruisseau pour l'introduire à la cour » : c'est lui qui, le premier, sut rire avec grâce; et apprit cet art à la Fontaine, qui le transmit par Voltaire à Musset, le dernier venu de l'école, le plus Français de tous nos contemporains.
Un doux nenny avec un doux sourire Est tant honnête : il vous le faut apprendre ; Quant est d'oui, si veniez & le dire, D'avoir trop dit je voudrais vous reprendre ; Non que je sois ennuyé d'entreprendre D'avoir le fruit dont le désir me point ; Mais je voudrais qu'en me le laissant prendre Vous me disiez : « Non, vous ne l'aurez point ! »
Le ton était donné, il y a trois siècles et demi ; depuis lors et jusqu'à nos jours, les lyriques de cour et de salon n'auront plus qu'à toucher les mêmes notes : Si je vous le disais qu'une douce folie A fait de moi votre ombre et m'attache à vos pas !
Un petit air de doute et de mélancolie, Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie.
Peut-être diriez-vous que vous n'y croyez pas.
Trouver ainsi la musique amoureuse d'une nation, c'est plus difficile que d'inventer de nouveaux rythmes ; encore
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est-il faux d'affirmer que Marot n'en trouva pas. Quantité de coupes heureuses dont on fait honneur à Ronsard se trouvaient déjà employées dans la version des psaumes.
En même temps le poète émondait, ébranchait, débarrassait le vers des mièvreries et des virtuosités, des tours de force et des jeux de mots qu'un art déjà caduc avait mis en vogue. Certes il lui restait encore du mauvais goût régnant quelque préciosité : En vous plaisant me plaît de leur déplaire.
Il jonglait quelquefois avec les consonnances et les tournait en calembours :
En m'ébattant, je fais rondeaux en rime Et en rimant bien souvent je m'enrime : Bref, c'est pitié d'entre nous rimailleurs, Car vous trouvez assez de rime ailleurs, Et quand vous plaît mieux que moi rimassez ; Des biens avez et de la rime assez : Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille, Je ne soutiens (dont je suis marri) maille.
et le reste : il y a encore dix-huit vers de même acabit.
Enfin ses « coq-à-l'âne, » comme il les appelait, étaient de pures cabrioles, mais dans ses œuvres réussies il allégea, dégourdit, assouplit, avança la langue plus que n'avaient fait ses devanciers et toucha presque à la perfection.
De Venise et de Ferrare où Marot fit un long séjour, il ne rapporta rien que le sonnet (peut-être) et l'art de se taire : Car ces Lombards avec qui je chemine M'ont fort appris à faire bonne mine, A un mot seul de Dieu ne deviser, A parler peu et à poltroniser ; Dessus un mot une heure je m'arrête ; S'on parle & moi, je répons de la tête.
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A son retour d'Italie, le poète avait déjà donné sa mesure et presque tout ce qu'il a fait de mieux, notamment cette fable étonnante, le Lion et le Rat qui semble partir du roman de Renart, pour aller jusqu'à la Fontaine.
Mais ce Lion, qui jamais ne fut grue, Trouva moyen et manière et matière D'ongles et dents de rompre la ratière, Dont maître Rat échappe vitement, Puis mit à terre un genou gentement, Et, en ôtant son bonnet de la tête, A mercié mille fois la grand'bête, Jurant le dieu des souris et des rats Qu'il lui rendroit.
Voilà les vieilles façons du Thierepos, les bêtes causant, saluant comme les hommes. Continuons ; le narrateur, à chaque pas, se rapproche de nous. Le Lion à son tour est pris au piège et le Rat vient lui offrir son secours, mais la petite bête est fort mal reçue par la grande.
Lors le lion ses deux grands yeux vestit Et vers le rat les tourna un petit (1) En lui disant : « 0 pauvre verminière, Tu n'as sur toi instrument ne manière, Tu n'as couteau, serpe ne serpillon Qui sût couper corde ne cordillon, Pour me jeter de cette étroite voie.
Va te cacher, que le chat ne te voie.
— Sire Lion, dit le fils de Souris, De ton propos certes je me souris ;
(1) Marot avait-il vu, dans l'Enfer de Dante, le regard de Farinata? (INF., X. 41-42.) Tosto che al pié della Bua tomba fui, Guardommi un poco.
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J'ai des couteaux assez, ne te soucie, De bel os blanc, plus tranchants qu'une scie ; Leur gaîne, c'est ma gencive et ma bouche ; Bien couperont la corde qui te touche De si très près, car j'y mettrai bon ordre. »
Lors sire Rat va commencer à mordre Ce gros lien : vrai est qu'il y songea Assez longtemps, mais il vous le rongea Souvent et tant qu'à la parfin tout rompt.
« Vrai est-ce qu'il y songea assez longtemps » : n'est-ce pas déjà du la Fontaine ? — Et nous n'avons pas encore cité le chef-d'œuvre qu'on ne relira jamais assez : J'avais un jour un valet de Gascogne Gourmand, ivrogne et assuré menteur, Pipeur, larron, jureur, blasphémateur, Sentant la hart de cent pas à la ronde, Au demeurant le meilleur fils du monde.
Ce vénérable hillot (1) fut averti De quelque argent que m'aviez départi Et que ma bourse avoit grosse apostume ; Si se leva plus tôt que de coutume Et me va prendre en tapinois icelle, Puis vous la mit très bien sous son aisselle, Argent et tout (cela se doit entendre) Et ne crois point que ce fût pour la rendre, Car onques puis n'en ai ouï parler.
Bref, le vilain ne s'en voulut aller Pour si petit ; mais encore il me happe Saye et bonnet, chausses, pourpoint et cape ; De mes habits en effet, il pilla Tous les plus beaux, et puis s'en habilla Si justement, qu'à le voir ainsi être Vous l'eussiez pris, en plein jour, pour son maître.
Finalement de ma chambre il s'en va Droit à l'étable où deux chevaux trouva ;
(1) Faquin ou ilote : esclave, valet.
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Laisse le pire et sur le meilleur monte, Pique et s'en va. Pour abréger le compte, Soyez certain qu'au partir du dit lieu N'oublia rien, fors qu'à me dire adieu.
Voilà Marot, dans son genre et en pleine verve, non pas le huguenot sérieux, psalmiste de la Réforme, mais tout simplement le poète de François Ier, roi très chrétien et très galant, auquel il tendait la main avec beaucoup d'aisance et de bonne grâce, lui promettant de lui rendre l'argent prêté Quand on verra tout le monde content, Ou, si voulez, à payer se sera Quand votre los et renom cessera.
Marot fut le Musset de son temps, le Français par excellence ; mais Musset, venant après Victor Hugo, profita largement de la révolution littéraire accomplie, tandis que Marot, étant venu avant Ronsard, n'avait rien pu lui emprunter. Cependant, disait la Bruyère, « par son tour et son style, Marot semble avoir écrit depuis Ronsard. Il n'y a guère entre le premier et nous que la différence de quelques mots. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot. »
III.
On a vu que Marot, s'exilant à Genève en 1543, avait fait amitié avec Bonivard et poussé « l'inconduite » (ce
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« fut le mot employé) jusqu'à jouer au tric-trac avec cet « homme de mauvaise vie. » Le pauvre Bonivard, ainsi conspué par les calvinistes, n'était autre que le fameux « prisonnier de Chillon, » dont les poètes et les peintres de notre temps (Byron et Delacroix en tête) ont fait une sorte de héros et de martyr. Depuis trente ans environ, on a étudié l'homme de plus près : à la figure idéale, indécise imaginée par les artistes, s'est substituée une physionomie très vivante et gagnant en expression ce qu'elle a pu perdre en pureté. Bonivard fut un homme de la Renaissance, un peu dépaysé dans la Réforme, un érudit d'humeur pensive et rieuse, qui s'inquiétait à ses heures, en dilettante ou en curieux, de philosophie, de philologie, d'histoire et d'historiettes : en un mot, un prédécesseur de Montaigne. Grâce aux travaux récents, le héros a diminué sans doute, mais l'écrivain a grandi, et c'est tant mieux pour notre siècle qui a plus besoin d'anciens écrivains que d'anciens héros.
François Bonivard, né vers 1493 à Seyssel, cadet de famille et destiné à prendre les ordres, avait d'abord mené la vie d'écolier, puis était devenu prieur de SaintVictor, couvent de bénédictins aux portes de Genève. Il s'attacha au pays qu'il habitait et lui rendit de signalés services qui lui valurent l'inimitié du duc de Savoie, une première détention de trois années, enfin sa fameuse captivité de six ans dans le château de Chillon. Sur ce dramatique épisode Byron a chanté en beaux vers tout ce qu'il a voulu; la vérité, racontée par Bonivard luimême, est que les deux premières années de prison furent assez douces : le capitaine de Beaufort traita le prieur tout à fait honnêtement, le mit dans une chambre et lui tint compagnie : ces deux joyeux sires se racontaient des
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histoires et s'amusaient ensemble pour tuer le temps. Par malheur, M. de Savoie vint à Chillon et « ne sais, dit Bonivard, si pour le commandement du duc ou de son propre mouvement, Beaufort me fourra en unes croc tes desquelles le fond étoit plus bas que le lac sur lequel Chillon étoit situé, et avois si bon loisir de me promener, que j'empreignis un chemin en la roche qui étoit le pavement de céans, comme si on l'eût fait avec un martel. »
En se promenant ainsi, Bonivard composait « tant en latin qu'en françois beaucoup de menues pensées et ballades ».
Voilà tout ce qu'on sait sur « la passion » du martyr.
Délivré en 1536, lors de la prise de Chillon par les Bernois, il fut ramené en triomphe à Genève; ce triomphe devait être court. Pendant sa captivité, une grande révolution s'était accomplie : Genève affranchie, réformée, n'avait plus de duc ni d'évêque, partant plus de bénéfices ni de couvents. Saint-Victor n'existait plus, démoli par les moines. Les martyrs sont exigeants : Bonivard espérait beaucoup de la petite république et n'obtint que peu de chose ; il dut recourir à Berne pour avoir de quoi payer ses dettes et souper copieusement, car il s'était habitué à bien vivre et la prison ne l'avait pas corrigé ; la prison ne corrige personne. Enfin tout s'arrangea pour le mieux et l'ex-prieur, qu'on appelait pour le narguer monsieur Sans Saint-Victor, finit par vivre en paix avec la « seigneurie » de Genève qui le traitait bien, lui avançait de l'argent, le soignait malade, rachetait les livres qu'il avait mis en gage, le logea même dans une chambre chauffée, ce qui était un grand luxe en ce temps-là. Il vieillit ainsi entre deux anciens serviteurs et mourut en 1570 âgé de soixante-dix-sept ans, ne laissant guère que
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des dettes et un certain nombre de livres qui, légués à l'État, commencèrent la bibliothèque publique de Genève. Il s'était marié quatre fois depuis sa libération ; la quatrième femme, accusée et convaincue d'infidélité, fut cousue dans un sac et jetée dans le Rhône. La loi était dure, mais c'était la loi.
Bonivard ne dut pas se trouver trop bien dans ces mœurs : il aimait le plaisir et, n'étant réformé qu'en haine des papes, n'admettait pas les dogmes un peu cruels de la nouvelle religion. De plus, il était à tout moment cité devant le Consistoire, non seulement à cause des parties detric-trac qu'il jouait avec Marot, mais parce qu'il n'allait pas au prêche et portait un bouquet sur l'oreille, « ce qui lui sied mal, disent les registres, à lui qui est vieil. » Excédé par ces tracasseries, il se fût brouillé vingt fois avec Genève et avec Calvin, s'il n'avait pas été, depuis sa sortie de Chillon jusqu'à sa mort, le polémiste et le chroniqueur officiel de la Réforme. Ce fut là son office : il y était préparé par de bonnes études, savait le droit et les langues, même l'allemand, avait séjourné à Fribourg en Brisgau, à Strasbourg, à Turin, même à Rome au temps de Léon X : enfin c'était un esprit très ouvert et très orné qui eût pu briller au Louvre ou à la cour de Ferrare. Il écrivit les Chroniques de Genève dont Calvin trouva le style grossier, puis des Advis et devis contre les libertins, contre les papes et même contre les « difformes réformateurs, » car il ne voulait ménager personne.
« Nous avons dit par ci-devant beaucoup de maux des papes et des leurs, mais quel bien pourrons-nous dire des nôtres ?. Ce monde est fait à dos d'âne ; si un fardeau penche d'un côté et vous le voulez redresser et mettre au milieu, il n'y demeurera guères, mais penchera de
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l'autre. Aussi Cicéron, en la guerre citoyenne entre Pompée et César, requis d'un chacun côté disoit : quem fugiam scio, ad quem nescio. » Partant de là, le pamphlétaire se lance le fouet à la main sur tous les princes allemands, sur l'Anglais Henry VIII et sur beaucoup d'autres : « Nous crions contre les papistes, dit-il, et faisons pis qu'eux : princes et peuples sont débordés. »
Bonivard avait beaucoup lu : son traité De noblesse dut apprendre bien des choses à ses contemporains sur l'histoire des hautes castes et le droit féodal. Le malin prieur se moquait agréablement de ces petits princes encore nombreux de son temps qui, n'ayant pas 400 florins de revenu, ne reconnaissent aucun souverain,.
« exerçant tous actes royaux, excepté de battre monnoie, non pas parce qu'ils ne le doivent, mais parce qu'ils n'ont pas de quoi. » Ce n'est pas qu'il veuille mépriser l'état de noblesse, car, dit-il, je me mépriserois moi-même qui en suis, et non pas premier de ma race ; Dieu veuille que n'en sois le dernier ! » Mais il est sans pitié pour les parvenus, les bourgeois gentilshommes, les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf. — Il raille aussi la monarchie et prétend qu'on pourrait graver sur une seule cornaline toutes les armes des bons princes.
Comme il affirme que derrière la monarchie marche la tyrannie, on peut le ranger parmi les ennemis du gouvernement personnel et aussi du gouvernement militaire, car il ne pardonne point à Auguste d'avoir pris le titre imperator. Cependant Bonivard ne paraît pas estimer beaucoup plus l'aristocratie , c'est-à-dire la « prépon dérance de quelques-uns, » serait-il donc démocrate?
Nullement, car l'état populaire , selon lui, traîne à sa queue l'anarchie : autant de têtes, autant de tyrans.
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Il a fait là-dessus des « carmes en latin et en gaulois » : Bellua quam plures nain minus una nocet.
Vu que plus dommageable est bête De plusieurs que de seule tête.
Ainsi ni monarchie, ni aristocratie, ni démocratie : que veut donc Bonivard ? Tout simplement un gouvernement électif : « Suffit à un peuple que Dieu lui donne grâce de pouvoir élire un prince ou plusieurs. » Sur quoi il a composé le quatrain suivant : Quand seront heureuses provinces, Royaumes, villes et villages ?
Quand l'on fera sages les princes Ou (qu'est plus court) princes les sages.
Telle est la politique de Bonivard. Dans tous ces Advis et devis le négligent prieur se promène un peu au hasard, en long et en large, sachant où il va, mais ne prenant jamais le plus court, nous échappant par des digressions continuelles. Il cause à bâtons rompus, car il est assailli de souvenirs et d'idées et tient à dire tout ce qu'il sait.
Ainsi, dans son Amærtigénée, il cite dès les premières pages Salomon, Prudence, Pétrarque, saint Augustin, l'oracle de Delphes, Josèphe, Ovide et Clément Marot ; il évoque, à propos de la création, toute la philosophie ancienne et moderne, introduit dans sa dissertation des anecdotes sur Diogène, sur les sauvages, sur les vipères et les tarentules, sur Alexandre le Grand et le roi Pyrrhus, sur Epicure comparé à Luther, entremêlant cela de couplets moraux et d'épigrammes contre toute sorte de gens, notamment contre les communistes. A son avis, même les cannibales des terres neuves n'ont garde de tout
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mettre en commun, puisque « non contents des vivres de leurs voisins, ils (se) mangent les uns les autres. » Pareillement défions-nous des anabaptistes et des déchaux « qui ne diront pas mon mantel, mon bissac, etc., mais notre mantel, notre bissac et semblable, et descendront jusques à cela, qu'ils diront bien notre bourse en nombre pluriel : mais quand viendra à parler de ce qui est dedans, ils retourneront au singulier et ne diront pas notre argent, mais mon argent. » C'est ainsi que flânait gaiement et nonchalamment ce causeur savoyard plein de réflexions et de lectures : on voit l'homme habitué à vivre en compagnie d'êtres intelligents qui l'écoutaient ; sa dernière femme, celle qui fut noyée pour crime d'adultère, savait du grec. Il en savait aussi quelque peu; quant au gaulois (il ne voulait pas dire le français, parce que Genève n'appartenait pas à la France) il l'écrivait avec cette liberté, cette variété, cette fantaisie, ce luxe de consonnes inutiles, ce mépris de la ponctuation qui distinguent tous les écrivains du temps ; il avait de plus un accent du terroir qu'on chercherait en vain chez les autres réformés : Calvin, Farel, Bèze, etc., tous ou presque tous, Viret excepté, venant de France. Le prieur de Saint-Victor était bien réellement bugiste ; du patois savoyard qui se parlait à Seyssel et même à Genève, il garda non seulement beaucoup de mots, mais aussi le ton, l'accent, certaines particularités qui tirent l'œil : damier au lieu de dernier, cominençarent au lieu de commencèrent, puis des imparfaits du subjonctif étonnants : qu'ils marchissent, qu'ils mangeassent. Quant au style, ce n'est pas celui de Montaigne, mais c'est encore moins celui de Calvin. « Je confesse que le beau parler est chose fort douce et amiable et allichant ailleurs, mais en
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philosophie il n'est ni bel ni agréable. A un bateleur est bien séant tourner les yeux ça et là, bien danser, sauter, gambader, bien jouer de souplesse ; mais si un homme de conseil ou un philosophe s'essaie de ce faire, il n'y a personne qui ne se donne honte de son honte. Si nous avons une petite fille jolie, mignonne et de bonne grâce que die des mots infantiles, il n'y aura personne qui n'y prenne plaisir et ne la loue ; mais si une femme de réputation s'essayoit de ce faire, qui ne s'en moqueroit ? »
Ainsi écrivait Bonivard, mais il ne suivait guère son précepte et manquait tout à fait de gravité; même en défendant l'Ecriture, il s'amusait, voulait plaire, lançait le mot pour rire, l'anecdote graveleuse, jetait par-dessus les moulins sa toque et sa robe « frétilloit » enfin, « extravaguoit » tout son saoûl. Son église était celle de Rabelais, ou, si c'est trop dire, celle de Marot, un temple où il fût permis d'entrer en portant un bouquet sur l'oreille. Tel était le martyr qu'on a eu tort de prendre au tragique ; n'oublions pas cependant qu'il fut bien réellement le prisonnier de Chillon. Dans ce souterrain où il passa quatre années à marcher autour d'un pilier en marquant ses pas dans la roche, il sut garder assez de vigueur, assez de liberté d'esprit pour tourner gaiement « des carmes latins et gaulois » sur toute sorte de sujets. Si ce n'est pas d'un héros, c'est d'un brave.
IV.
L'homme et l'écrivain, le Luther de la réforme française, ce ne fut donc point François Bonivard ni Clément Marot, ce fut Jean Calvin. Il la 'fit sienne et pa-
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reille à lui de caractère et d'humeur, d'esprit et de langue ; il convient donc avant tout d'expliquer l'œuvre par l'ouvrier, et de le faire loyalement. La règle essentielle en critique, M. Taine l'a donnée : c'est « d'arriver par degrés à reproduire en soi-même des sentiments auxquels on était d'abord étranger, de voir qu'un autre homme en un autre temps a dû penser et croire autrement que nousmêmes, de nous mettre à son point de vue, de le comprendre, » en un mot d'aller chez lui au lieu de rester chez nous. Les derniers ouvrages publiés sur Calvin sont importants et intéressants (1); pour nous, qui étudions surtout l'écrivain, nous le laissons parler lui-même.
Dans la préface de son commentaire sur les Psaumes il se compare au roi David. « Vrai est que ma condition est beaucoup moindre et plus basse, et n'est pas besoin que je m'arrête à la montrer : mais comme il fut prins d'après les bêtes et élevé au suprême degré de dignité royale, ainsi Dieu de mes petits et bas commencements m'a avancé jusqu'à m'appeler à cette charge tant honorable de ministre et prêcheur de l'Évangile.
« Dès que j'étois jeune enfant, mon père m'avoit destiné à la théologie, mais puis après, d'autant qu'il considéroit que la science des lois communément enrichit ceux qui la suivent, cette espérance lui fit incontinent changer d'avis. Ainsi cela fut cause qu'on me retira de l'étude de philosophie et que je fus mis à apprendre les lois : auxquelles, combien que je m'efforçasse de m'employer fidèlement, pour obéir à mon père, Dieu toutefois par sa
(1) HBRMINJARD, Correspondance des réformateurs, 1866-1880. —
KAMP SCHULTE, Johann Calvin, etc., 1869. — A. ROGET, Hist. du peuple de Genève, 1870-79.—PIERRE VAUCHER, Calvin et les Genevois 1880.
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providence secrète me fit finalement tourner bride d'un autre côté.
« Et premièrement, comme ainsi soit que je fusse si obstinément adonné aux superstitions de la papauté, qu'il étoit bien malaisé qu'on me pût tirer de ce bourbier si profond, par une conversion subite, il dompta et rangea à docilité mon cœur, lequel en égard à l'âge, étoit par trop endurci en telles choses.
« Ayant donques reçu quelque goût et connaissance de la vraie piété, je fus incontinent enflambé d'un si grand désir de profiter, qu'encore que je ne quittasse pas du tout les autres études, je m'y employois toutefois plus lâchement. Or je fus tout ébahi que, devant que l'an passât, tous ceux qui avoient quelque désir de la pure doctrine se rangeoient à moi pour apprendre, combien que je ne fisse quasi que commencer moi-même. De mon côté, d'autant qu'étant d'un naturel un peu sauvage et honteux, j'ai toujours aimé requoi (retraite) et tranquillité, je commençai à chercher quelque cachette et moyen de me retirer des gens : mais tant s'en faut que je vinsse à bout de mon désir, qu'au contraire toute retraite et lieu à l'écart m'étoient comme écoles publiques.
Bref, cependant que j'avois toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement proumené et fait tournoyer par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusques à ce que maugré mon naturel il m'a produit en lumière et fait venir en jeu, comme on dit. »
Calvin se réfugia donc à Bâle où il écrivit en latin son Institution chrétienne, puis courut en Italie où il ne fit que paraître à la cour de Ferrare ; de là il songeait à gagner Strasbourg et n'eût voulu passer qu'une nuit à Ge-
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nève, mais le réformateur Farel, averti de son passage, fit incontinent tout ce qu'il put pour le retenir. « Et après avoir entendu que j'avois quelques études particulières auxquelles je me voulois réserver libre, quand il vit qu'il ne gagnoit rien par prières, il vint jusqu'à une imprécation qu'il plût à Dieu de maudire mon repos et la tranquillité d'études que je cherchois, si en une si grande nécessité je me retirois et refusois de donner secours et aide. Lequel mot m'espovanta et ébranla tellement que je me désistai du voyage que j'avais entreprins : en sorte toutefois que, sentant ma honte et ma timidité, je ne voulus point m'obliger à exercer quelque certaine charge. » Ceci nous étonne chez Calvin, mais il est de ceux qu'il faut croire sur parole. Vinrent les anabaptistes, les libertins, les mécontents de toute couleur et quantité de séditions « les unes sur les autres » — « Si bien que moi, pusillanime de ma nature, il me fallut toutefois dès les commencements, soutenir ces flots impétueux. »
Il se plut dans la lutte et s'y raidit tellement qu'il finit par se mettre en guerre, non seulement contre les hérésies et les mauvaises mœurs, mais contre la population et le gouvernement de Genève, si bien que, chassé de la ville en 1538, il s'en réjouit, « plus qu'il ne falloit » et alla vivre à Strasbourg où l'attirait Bucer. Trois ans après, Genève le rappela et il y revint « avec tristesse, larmes, grande sollicitude et détresse, comme le Seigneur m'en est très bon témoin. » Depuis lors, toujours à l'exemple du roi David, il passa par quantité de tribulations, « car comme ce saint roi a été fâché de guerres continuelles par les Philistins et autres peuples étranges, ses ennemis, mais encore navré plus grièvement au milieu de son peuple par la malice d'aucuns déloyaux et
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malheureux : ainsi je puis dire quant à moi que de tous côtés j'ai été assailli, tellement qu'à grand'peine ai-je pu être en repos un bien peu de temps, que toujours je n'eusse à soutenir quelque combat, ou de ceux de dehors, ou de ceux de dedans. » L'homme d'étude et de méditation, « tout faible et craintif qu'il étoit, dut payer de sa personne et se jeter à travers les coups, risquant sa vie. »
Les libertins d'abord, c'est-à-dire les libéraux du pays, aimant la liberté couronnée de roses, lui donnèrent beaucoup de fil à retordre ; d'autres tâchèrent de renverser « l'éternelle prédestination de Dieu, » les autres voulaient « maintenir le libéral arbitre. » Aussi put-il s'écrier avec David, en voyant les oppositions qui se dressaient contre lui du sein de son église même : «c L'homme de ma paix et qui mangeoit le pain avec moi, a levé le talon contre moi. » La calomnie ne reculait devant aucune invraisemblance; on accusait l'ascète de vivre somptueusement ; on lui reprochait sa « trop grande autorité et puissance infinie ». Or la lutte incessante aigrit à la longue les caractères les mieux trempés, surtout ces petites luttes des petits endroits où tout homme, fut-ce un esprit supérieur, n'est qu'un voisin chez qui l'on peut regarder par le trou de la serrure. Aussi ne voit-on de lui que ce que le trou de la serrure en peut montrer, et c'est là-dessus qu'on juge une conscience, une pensée, un génie ! Dans ces froissements quotidiens avec des esprits obstinés et médiocres, on devient soi-même opiniâtre, irritable, impatient de toute contradiction, intolérant et tyrannique, capable des plus atroces cruautés pour faire triompher son opinion : tel était Calvin qui, par zèle religieux, commit un perpétuel attentat contre les droits de la conscience et de la liberté. On ne l'aimait guère, té-
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moin ce proverbe : « Mieux vaudrait l'enfer avec Bèze que le paradis avec Calvin. »
Ainsi parlent les adversaires qui citent volontiers les victimes du réformateur : Pierre Ameaux, Jacques Gruet, François Favre, Ami Perrin, Jérôme Bolsec, Michel Servet : ce dernier brûlé vif à Champel, parce qu'il avait sur la Trinité des idées particulières. II est vrai que « Farel, Bullinger, Mélanchthon, tous les réformateurs l'un après l'autre », Bolsec lui-même, approuvèrent ce meurtre théologique, mais le siècle entier fût-il complice, Calvin ne serait pas absous. D'ailleurs le siècle entier ne fut pas complice. Le chancelier de Berne, Nicolas Zerkinden, écrivit à l'homme qui venait d'immoler Servet : « Le temps ne viendra jamais d'une parfaite unité dans les opinions, et si nous prétendions réserver l'exercice de la charité pour le jour de cet universel accord, je crains bien qu'elle ne trouvât jamais d'emploi.
L'homme est du reste ainsi fait qu'il cède plus sûrement à la persuasion qu'à la force, et tel s'est roidi devant le bourreau qui n'eût pas résisté au langage de la douceur. »
Nobles paroles, s'écrie un historien de bonne foi (1) : que de bûchers s'allumeront avant qu'elles soient comprises!
Calvin fut donc de son temps comme les papes, les empereurs et tous les rois, même François Ier, qui brûlèrent des hérétiques, mais ceux qui ne voient dans Calvin que le meurtrier de Servet ne le connaissent pas. Ce fut une conviction, une intelligence, une des forces les plus étonnantes de ce grand siècle : pour le peser selon son mérite, il faut jeter dans la balance autre chose que
(1) L. VULLIEMIN, Histoire de la Confédération suisse (1876).
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nos tendresses et nos pitiés. Il faut voir tout l'homme, et le voir tel qu'il fut : « un corps frêle et débile, sobre jusqu'à l'excès, » rongé par des maladies et des infirmités qui devaient l'emporter avant le temps, mais acharné à sa tâche, « ne vivant que pour le travail et ne travaillant que pour établir le royaume de Dieu sur la terre ; dévoué à cette cause jusqu'à lui tout sacrifier : » le repos, la santé, la vie, plus encore : les études favorites, et avec une infatigable activité qui épouvantait ses adversaires, menant de front, à brides abattues, religion, morale, politique, législation, littérature, enseignement, prédication, pamphlets, œuvres de longue haleine, correspondance énorme avec le roi et la reine de Navarre, la duchesse de Ferrare, le roi François Ier, avec d'autres princes encore, avec les réformateurs, les théologiens, les humanistes, les âmes travaillées et chargées, les pauvres prisonnières de Paris. Il écrivait dans l'Europe entière ; deux mille Églises s'organisaient selon ses idées ou celles de ses amis ; des missionnaires, animés de son souffle, partaient pour l'Angleterre, l'Ecosse, les Pays-Bas, « en remerciant Dieu et lui chantant des psaumes. » En même temps cet homme seul, ce malade surmené s'emparait à Genève d'un peuple allègre, raisonneur, indiscipliné, le tenait dans sa main et le forçait d'obéir. Sans être magistrat ni même citoyen (il ne le devint qu'aux dernières années de sa vie), sans mandat officiel ni titre reconnu, sans autre autorité que celle de son nom et d'une volonté inflexible, il commandait aux consciences, il gouvernait les maisons, il s'imposait, avec une foule de réfugiés venus de toute part, à une population qui n'a jamais aimé les étrangers ni les maîtres ; il heurtait enfin de parti pris les coutumes, les traditions, les susceptibi-
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lités nationales et il les brisait. Non seulement il pesait sur les consciences et les opinions, mais aussi sur les mœurs, proscrivait la luxure et même le luxe, la bijouterie, la soie et le velours, les cheveux longs, les coiffures frisées, la bonne chère : toute espèce de plaisir et de distraction ; cependant, malgré les haines et les colères suscitées par cette compression morale, « le corps brisé, mais la tête haute, » il gouverna longtemps les Génevois par l'autorité de son caractère et fut accompagné à sa tombe par le peuple tout entier. Voilà l'homme dont il est facile de rire, mais qu'il importe avant tout de connaître. Calvin détruisit Genève pour la refaire à son image et, en dépit de toutes les révolutions, cette reconstitution improvisée dure encore : il existe aux portes de la France une ville de strictes croyances, de bonnes études et de bonnes mœurs : une « cité de Calvin ».
Y.
Toutes ces qualités de l'homme se retrouvent en ses ouvrages universellement applaudis dans son siècle et jusqu'à nos jours. On discute le réformateur, le théologien, le justicier, mais on ne discute pas l'écrivain sur lequel adversaires et partisans sont d'accord : tout le monde admire. Étienne Pasquier disait de Calvin : « Car aussi étoit-il homme bien écrivant. et auquel notre langue françoise est grandement redevable pour l'avoir enrichie d'une infinité de beaux traits. »
Patru l'appelait a le père de notre idiome. » M. Désiré Nisard le louait d'avoir présenté tant d'idées neuves
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« d'une façon grave, forte et populaire, » et d'avoir affranchi la théologie de la philosophie. « La nouveauté de la langue, dans Calvin, suit naturellement la nouveauté de la matière et de la méthode. Le même art de composer qui, dans l'exposition de la doctrine, range les choses dans leur ordre et leur proportion, se fait voir dans le langage par la suite, la gradation, l'exactitude des expressions, qui, pour le plus grand nombre, sont définitives. L'image de cet esprit pénétrant et audacieux par lequel Calvin s'éleva, principalement en France, audessus de Luther, reluit dans la hardiesse et la subtilité de sa langue. Mais que pourrais-je dire de la langue de Calvin qui ne dût être froid après le bel éloge qu'en a fait Bossuet, lequel lui donne, outre la gloire d'avoir aussi bien écrit en latin qu'homme de son siècle, celle d'avoir excellé à parler la langue de son pays (1). »
Paul Lacroix (le bibliophile Jacob) va plus loin encore : « Le style de Calvin est un des plus grands styles du seizième siècle : simple, correct, élégant, clair, ingénieux, animé, varié de formes et de tons, il a commencé à fixer la langue française pour la prose comme celui de Clément Marot l'avait fait pour les vers. Ce style est moins savant, moins travaillé, moins ouvragé, pour ainsi dire, que celui de Rabelais, mais il est plus prompt, plus souple et plus habile à exprimer toutes les nuances de la pensée et du sentiment ; il est moins naïf, moins agréable et moins riche que celui d'Amyot, mais il est plus incisif, plus imposant et plus grammatical ; il est moins capricieux, moins coloré et moins attachant que celui de Montaigne, mais il est plus concis, plus grave
(1) D. NISARD, IIist. de la littérature française, tome I, p. 333.
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et plus français, si l'on peut reprocher à l'auteur des Essais d'écrire quelquefois à la gasconne (1). »
Il y a peut-être, dans ce jugement, quelque enthousiasme d'éditeur. Ce qu'on peut dire en toute sincérité, sans encourir le reproche d'exagération, le voici. Lorsqu'arriva Calvin, vers 1536, nous n'avions pas encore en France de grande prose. Les premiers livres de Pantagruel (1533), la première version de Gargantua (1535), avaient déjà paru, mais c'était là une orgie de langue et de style : pour en faire son repas quotidien, il ne fallait rien moins que l'estomac de Rabelais. Nous n'avions encore, en prose, qu'une littérature narrative ; la muse pédestre, l'idiome national ne s'était pas encore aventuré dans les hautes questions de croyance et de conscience ; il n'était point armé pour l'éloquence ou même pour la discussion. Bien plus, il était si peu fixé qu'il mettait en un profond embarras les esprits soucieux et scrupuleux, cherchant le tour correct et le mot juste. Pierre Robert Olivétan, qui publia en 1535 une traduction de la Bible, nous dit dans sa préface que « le françois est mêlé de latin et souvent de mots corrompus ; » aussi le traducteur est-il forcé de s'accommoder à son temps cc en parlant barbare avec les barbares. » Au surplus, ajoute-t-il, « ai étudié tant qu'il m'a été possible de m'adonner à un commun patois et plat langage, fuyant toute afféterie de termes sauvages emmasqués et non accoutumés, lesquels sont écorchés du latin. » A quoi s'ajoutait la difficulté d'être goûté, compris même de tout le monde, « car nous voyons que ce qui plaît à l'un, il déplaît à l'autre : l'un
(1) Œuvres franqoises de J. Calvin, recueillies par P. L. Jacob, bibliophile, 1842.
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affecte une diction, l'autre la rejette et ne l'approuve pas. Le François parle ainsi, le Picard autrement, le Bourguignon, le Normand, le Provençal, etc., etc., tous ont chacun sà particulière façon de parler différentes les unes des autres. »
Ce fut Calvin qui apporta un peu d'ordre et de discipline au milieu de cette anarchie. Dans la première et la moins connue de ses œuvres françaises, le Catéchisme (1), il montre déjà dans son style la netteté, la précision, la rigueur d'un esprit qui sait vouloir. Il faut l'entendre, quand il commande l'obéissance aux supérieurs, même à ceux qui « abusent tyranniquement de leur puissance jusques à ce que, par ordre légitime, nous ayons été délivrés de dessous leur joug. Car comme un bon prince est un témoignage de la bénéficence divine pour conserver le salut des hommes, ainsi un mauvais et méchant est un fléau de Dieu pour châtier les vertus du peuple. Toutefois, ceci soit généralement tenu pour certain que, tant aux uns qu'aux autres, la puissance est donnée de Dieu, et que nous ne pouvons résister que nous ne résistions à l'ordonnance de Dieu. — Mais, en l'obéissance des supérieurs, il faut toujours excepter une chose, c'est qu'elle ne nous retire de l'obéissance de Celui aux édits duquel il convient que les commandements de tous rois cèdent. Le Seignear doncques est le Roi des Rois, lequel, quand il a ouvert sa très sacrée bouche, est à ouïr seul pour tous et pareillement par-dessus tous. En après, nous sommes sujets aux hommes, lesquels sont constitués sur nous, mais non point autrement qu'en lui.
(1) Le Catéchisme français de Calvin, publié en 1537, perdu depuis lors, retrouvé récemment par M. Henri Bordier, réimprimé pour la première fois en 1878 par MM. Albert Rilliet et Théophile Dufour.
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S'ils commandent quelque chose contre lui, on n'en doit rien faire ne tenir compte, ains plutôt celle sentence ait lieu : qu'il faut plus obéir à Dieu qu'aux hommes. »
C'est par cette maxime 'que se termine le Catéchisme de Calvin, « maxime excellente, dit M. Rilliet, et qui serait infaillible, si l'on était toujours sûr, en croyant obéir à Dieu, que c'est bien à Dieu qu'on obéit. » Dans cette conclusion écrite en 1536, à l'âge de vingt-sept ans, on voit déjà l'écrivain, fidèle interprète du réformateur : un style qui est tout l'homme. Dans la version française de l'Institution chrétienne (qui est de 1541 (1) et dès les premières pages de la fameuse dédicace à François Ier, la main du maître a pleinement acquis son assurance et sa fermeté.
« Or à toi appartient, très gracieux roi, de ne détourner ne vos oreille3 ne votre courage d'une si juste défense, principalement quand il est question de si grande chose : c'est à savoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur terre, comment sa vérité retiendra son honneur et dignité, comment le règne de Christ demeurera en son entier. 0 matière digne de tes oreilles, digne de ta jurisdiction, digne de ton trône royal ! Car cette cogitation fait un vrai roi, s'il se reconnaît être le vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume, et au contraire, celui qui ne règne point à cette fin de servir à la gloire de Dieu, n'exerce pas règne, mais briganderie. »
C'est ainsi qu'en 1541 Calvin était déjà et se sentait maître de toute sa virtuosité littéraire : nul n'ignore,
(1) C'est la date de la première édition, celle que nous citons plus bas. Ne pas se laisser dévoyer par la date qui termine la dédicace (23 ou 1er août 1535). — Voir là-dessus l'Introduction de MM. Baum, Cujiitz et Beuss en tête de l'édition in-4° de Brunswick (1865).
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disait-il, « combien je sais presser un argument et combien est précise la brièveté avec laquelle j'écris. » Bossuet le raille de cette immodestie, mais il est forcé de reconnaître que si l'écrivain se vantait un peu, ce n'était pas sans titre. « Donnons-lui donc, puisqu'il le veut tant, cette gloire d'avoir aussi bien écrit qu'homme de son siècle ; mettons-le même, si l'on veut, au-dessus de Luther : car encore que Luther eût quelque chose de plus original et de plus vif, Calvin, inférieur par le génie, semblait l'avoir emporté par l'étude. Luther triomphait de vive voix, mais la plume de Calvin était plus correcte, surtout en latin, et son style, qui était plus triste, était aussi plus suivi et plus châtié. » « Plus triste, » voilà un mot qui étonne sous la plume de Bossuet. Boileau n'avaitil donc pas dit que les mystères du christianisme « ne sont pas susceptibles d'ornements égayés ? » Cependant Luther, en traitant les mêmes sujets, était resté jovial.
Cette tristesse nous frappe et nous envahit, quand nous nous arrêtons longtemps chez Calvin; même dans ses satires il ne rit que pour montrer les dents : c'est une raillerie qui mord et qui tue. Un de ses pamphlets (ce n'est pas le plus dur) attaque un certain cordelier nommé Antoine Cathelan : les injures pleuvent dru comme grêle : badaud, maraud, ruffien, ivrogne! « Voilà comment ce tavernier ou marmiton de cloître a bien appris à arguer. » Telles étaient les plaisanteries de Calvin ; loin de le dérider, le rire lui faisait de nouvelles rides. Même en parlant des reliques, sur lesquelles il a écrit tout un livre, et en répétant là-dessus quelques drôleries de Boccace, il ne parvenait pas à s'en amuser. Il se hâtait de les noter en prenant le plus court, comme s'il eût été fâché de sourire. Il demande un inventaire exact et complet des re-
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liques dispersées dans le monde : « Par tel moyen, dit-il, se découvriraient les vilaines tromperies des maquignons de religion. Et adviendroit ce que souloit dire l'abbé Amelunxborn, homme docte et vénérable, être advenu à un roi d'Angleterre jadis travaillé du mal des dents, qu'icelui ayant commandé qu'on lui apportât les dents de sainte Apolline qui se trouveroient en tous les temples de son royaume, on en fit un tel amas en l'île d'Angleterre qu'il y en eut pour emplir quelques grands tonneaux. Ajoutons ce qui avint à un charlatan du temps de nos pères qui, s'était vanté d'avoir entre autres reliques des plumes du Saint-Esprit, quelques bons compagnons crochetèrent finement la boîte, enlevèrent les plumes et y supposèrent (substituèrent) des charbons. Le lendemain, après avoir en son sermon fait un long discours de ses plumes, le peuple attendoit à genoux fort dévotement la vue d'icelles — ouvrant sa boîte, pour des plumes il (le charlatan) trouva des charbons. Mais, comme bien entendu en son métier, tournant le propos, il commence à dire qu'il avoit pris une boîte pour l'autre et que c'étoient des charbons rescoux (retirés) de dessus le gril sur lequel on avait rôti saint Laurent. Mais laissons ces recherches à qui voudra les décrire. »
On le voit, Calvin en a vite assez ; ces traits-là, loin de le récréer, lui répugnent. On sent la colère qui lui monte à la gorge, il lui tarde de hausser la voix pour flétrir les « maquignons de religion, » et le concile de Trente « qui s'est étudié de confermer l'erreur en se bandant contre la vérité, laquelle demeure invincible, malgré la fureur de Satan et du monde. »
Ces exemples suffisent pour montrer la plume de Calvin. De tous ses contemporains, il est le plus français
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et le plus moderne. C'est lui qui, impérieusement, a fait entrer notre langue dans la voie étroite -si l'on veut, mais directe où la ramènera Descartes, et d'où, jusqu'à nos jours, elle ne sortira plus. C'est lui qui, ébranchant la période pour y faire entrer l'air et le jour, inventa l'art tout français d'aller au fait sans louvoyer dans les inversions, les incises et les redondances; c'est lui qui, rétablissant les articles, les pronoms, restituant au verbe le poste d'honneur, remettant chaque mot en sa place, a forcé l'écrivain de dire ce qu'il; veut, rien de plus, en termes nets et clairs, de mener droit sa phrase, non au galop, mais au pas, sans piaffe oratoire, tranquillement, loyalement. En un mot, il sut imposer à la langue encore enfantine les viriles qualités de sa pensée et de son caractère. A partir du dix-septième siècle, dans tout prosateur français remuant des idées et des croyances, il y a quelque chose de Calvin.
VI.
Ainsi la Réforme influa tout d'abord sur la langue, en même temps sur les études en général. Genève où était Calvin devint un point lumineux qui attira bientôt les érudits, ceux-là surtout qui ne se sentaient pas en liberté ni même en sûreté chez eux, les Estienne entête. Qui ne connait pas cette illustre famille d'imprimeurs : Henri Ier, le chef de la dynastie ; ses trois ( fils : François, Robert Ier et Charles ; Henri II, fils de Robert ; puis les autres : Robert II, François II, Paul, Robert III, jusqu'au dernier, Antoine, qui mourut à l'Hôtel-Dieu en 1674; les
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souverains finissaient déjà mal. Robert Ier, qui imprima trois cent quatre-vingt-deux ouvrages (dont onze éditions de la Bible entière et douze du Nouveau Testament en français, en latin, en hébreu et en grec), fut persécuté en France et se réfugia à Genève en 1551. Ce fut un bienfaiteur de l'esprit humain : il recevait chez lui, à sa table de famille, dix savants de tout pays qui étaient les hôtes et les collaborateurs du maître. Pour leur faire honneur, toute la maisonnée, même les enfants et les femmes, même les servantes parlaient latin. Son fils Henri Estienne, second du nom, passa une grande partie de sa jeunesse à Genève où la Saint-Barthélemy jeta le jurisconsulte Hotman et l'humaniste Joseph-Juste Scaliger, fils de ce Jules-César que nous avons rencontré parmi les adversaires d'Érasme. Joseph-Juste, amené à la Réforme par Viret, parlait treize langues anciennes et modernes, et pouvait travailler jour et nuit sans manger ni dormir. Il enseigna la philosophie à l'académie de Genève (157274) où Hotman professa le droit (1573-78) : tous les érudits de France, persécutés ou menacés, accouraient dans la « ville du Refuge. » Un fils de réfugié, Isaac Casiubon, y naquit en 1559 et y enseigna la philosophie en 1582. On le voit, cette académie, fondée par Calvin (1559) et dont Théodore de Bèze fut le premier recteur, devint vite une très grande maison, grâce à la Réforme.
Il s'y fit tant de lumière que les adversaires eux-mêmes, surtout les voisins, en furent frappés et comprirent à quel point la science, ou tout au moins le savoir pouvait être utile dans les débats religieux. François de Sales « le gracieux saint » de la Savoie, écrivit à son clergé : « Je puis vous dire avec vérité qu'il n'y a pas grande différence entre l'ignorance et la malice ; quoique l'ignorance
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soit à craindre si vous considérez qu'elle n'offense pas seulement soi-même, mais qu'elle passe jusqu au mépris de l'état ecclésiastique. Pour cela, mes très chers frères, je vous conjure de vaquer très sérieusement à l'étude ; car la science à un prêtre, c'est le huitième sacrement de la hiérarchie de l'Église, et son plus grand malheur est arrivé de ce que l'arche s'est trouvée, en d'autres mains que celles des lévites : c'est par là que notre misérable Genève nous a surpris (1). »
Cependant, il importe de le répéter souvent, le calvinisme et l'humanisme ne pouvaient marcher longtemps d'accord. Le temps n'était plus où le doux Mélanchthon avait le droit de dire : « Nous avons entre les mains Homère et les Épitres de Paul. C'est là que vous pourrez juger combien la propriété du style, sermonis proprietas, sert à l'intelligence des saints mystères, et aussi quelle différence sépare les interprètes versés dans le grec de ceux qui l'ignorent. » L'entente cordiale dura peu : la Renaissance voulut rester fidèle aux anciens dieux qu'elle avait ressuscités et rajeunis, tandis que la Réforme ou ses chefs, notamment Viret, n'admettaient l'antiquité que comme « chambrière et servante. » Ils s'acharnèrent tous à parler français ; Calvin le premier, l'un des plus habiles latinistes de son temps, renonça de plus en plus, en avançant dans la vie, aux archaïsmes classiques, et s'attacha au vulgaire qu'il aplanit, empierra, tassa fortement pour en faire un chemin ferré en ligne droite. Tous les réformés furent de bons ouvriers en gaulois, comme disait Bonivard. La Noue, le soldat si brave qui avait
(1) A.. SAYOUS, Études littéraires sur les é crivains français de la Rvfor motion. 1841.
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des vertus héroïques et « le fondement de toutes les autres, une admirable piété, » maniait la plume en maître; Du Plessis-Momay, le conseiller de Henri IV, « le pape des huguenots, » serrait de près dans un français énergique les idées des Pères et des stoïciens. Même l'helléniste Henri Estienne proclamait « la précellence du langage françois, » en marquait « les conformités avec le grec, » et se moquait du faux goût qui importait jusque dans le parler parisien des modes italiennes. C'est lui qui montre l'italianissime Philausone abordé par Celtophile et lui répondant en un jargon gallo-toscan : « Bonjour à Votre Seigneurie, Monsieur Celtophile.
Puisqu'elle iallègre tant de m'avoir incontré, je jouirai d'une allégresse réciproque de m'être imbattu (imbattuto) en ce lieu, mais il plaira à Votre Seigneurie piller (pigliare, prendre) patience, si je lui dis qu'elle a usé en mon droit d'une façon qui n'a pas bon garbe (garbo, bonne grâce). »
Mais peu d'humanistes partageaient les idées et les goûts d'Henri Estienne. Les plus nombreux, notamment les triumvirs (1) : Juste Lipse, Joseph-Juste Scaliger et Isaac Casaubon restaient dans les langues mortes. Ce dernier « le phénix des beaux esprits » parlait le français comme paysan et ne se sentait à l'aise que dans le latin, le grec et l'hébreu : c'est dans ces idiomes savants qu'il rédigeait son journal intime. Chez quelques-uns, cet amour de l'antiquité allait jusqu'à l'intolérance et à l'irréligion. Les théologiens se mirent donc sur la défensive. Ils tenaient si fort à leur prééminence et à leur pré-
(1) CHARLES NISARD, Du triumvirat littéraire: Juste Lipse, Scaliger et Casaubon (1852.)
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potence, qu'ils ne permettaient guère à l'académie d'autre enseignement que le leur. Ils craignaient, par exemple, (Hotman en sut quelque chose) que l'étude du droit n'ôtât de leur lustre à toutes les autres sciences, ajoutant que « ceux qui s'appliquent à cette étude sont pour la plupart débauchés. » Qu'en eussent dit L'Hospital, Séguier, Montholon, Pithou, Molé, Harlay, Pasquier, de Thou, les meilleurs Français du temps, que Montaigne appelait de « belles âmes frappées à l'ancienne marque. »
C'est que les théologiens d'alors pensaient et disaient avec une conviction impérieuse : « Hors de nous pas de salut. »
Les humanistes ne pouvaient pas les suivre, même les triumvirs qui étaient protestants. Juste Lipse, luthérien à Iéna, réformé à Leyde, puis catholique à Cologne, n'eut qu'un moment de ferveur, lorsqu'il conseilla de traiter les dissidents par le feu et piM* le fer : ure et seca. Mais il revint bientôt de cet emportement et déclara que ces deux mots n'étaient qu'une manière de parler en médecine. « La peine de mort, ajouta-t-il, contre les hérétiques, ne doit être employée que rarement et secrètement : les confiscations, l'exil, la dégradation civique, l'infamie suffisent dans les cas ordinaires. » C'était là, pour le temps, un langage plein de modération. Quant à Joseph Scaliger, si impétueux ou arrogant quand on discutait philologie ou quand on osait contester la noblesse de sa famille, ce « preux de pédanterie, » comme on l'appelait, ne prenait aucune part aux querelles religieuses ; bien qu'il fût protestant et bon protestant, la controverse l'ennuyait. Enfin Isaac Casaubon, homme de famille et de cabinet, père de vingt enfants, travailleur infatigable et savant incomparable, il était très religieux et « mêlait le culte des lettres profanes avec le
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culte du Dieu toujours présent et vivant (1), » mais il n'entrait qu'à contre-cœur dans les disputes confessionnelles. Nul plus que lui cependant ne fut tourmenté,
tiraillé par les partis religieux : « le siège de sa conscience, mené et suivi de très près par l'habile et persuasif du Perron, ne dura pas moins de dix ans (1600-1610) ; c'est plus long que le siège de Troie et Casaubon n'a pas capitulé. » D'autre part, il hésitait à se livrer tout à fait aux réformés, craignant d'être poussé aux abîmes. Aussi était-il embarrassé, toujours à la gêne et, comme il le dit « sur le tranchant d'un rasoir. » Il en voulut à Henri IV d'abord, puis au roi Jacques d'Angleterre, d'avoir été lancé par eux dans les querelles théologiques et finit par se trouver à son aise dans les libertés monarchiques du régime anglican, avec la Bible pour GrandeCharte et l'épiscopat pour Chambre des lords.
Les humanistes furent donc des réformés insuffisants au moins pour la lutte : Scaliger ne put vivre longtemps à Genève et Casaubon lui-même, bien qu'il y fût né, quitta le pays « sans beaucoup de regrets. » Quant à son beau-père, Henri Estienne, il n'eut guère à se louer de la Rome protestante et de son Saint-Office. On le vit plusieurs fois appelé par le Consistoire pour rendre compte de ses libertés de plume et d'esprit. Henri Estienne fut mis en prison, malgré tout son mérite et sa notoriété. Voilà un petit fait qui suffit pour dénoncer la rupture définitive entre la Réforme et la Renaissance.
(1) SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, XIV.
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VII.
La Réforme française ne favorisa donc point les lettres antiques, encore moins les arts, car elle était i\conoclaste ; les noms de Jean Goujon et de Bernard Palissy, deux grands artistes huguenots, ne peuvent être mis en cause, car ni l'un ni l'autre ne vécut sous la discipline de Calvin. La poésie surtout eut à souffrir dans un monde où l'on échangeait, comme dit l'excellent Senebier, « la légèreté des grâces contre la solidité de la raison. » Rien ne montre mieux le profond mépris des théologiens pour les poètes que le jugement de Jurieu sur Marot; Jurieu vécut pourtant sous Louis XIV et ne mourut qu'en 1713.
« Il n'est pas vrai que Marot ait été célèbre parmi nous : c'était un poète, et un poète de cour, et ce caractère est à peu près incompatible avec le grand mérite. Marot était assurément ce que sont tous ces honnêtes gens du monde qui s'érigent en auteurs par des romans, par des comédies et par des poésies efféminées. Il n'avait pas une morale fort sévère, je le crois : ainsi sont faits tous ceux qui s'occupent à chanter les aventures de l'Amour et de Psyché, et autres semblables. Ils sont toujours prêts à changer leurs romans en histoires, et à courir des aventures réelles avec les femmes et les filles de leur prochain. »
Cependant Calvin avait permis à Marot de traduire les psaumes et l'y avait même encouragé. Le Réformateur nous dit, de plus (et il faut bien qu'il le dise pour qu'on le croie), qu'il se sentait lui-même un certain penchant naturel à la poésie : ad poeticen naturâ satis eram
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propensus. Nous savons qu'il composa des psaumes qu'on pense avoir retrouvés de nos jours. Cependant le Réformateur n'avait guère de temps à donner aux muses.
Aussi fut-il ravi de commettre à son successeur, Théodore de Bèze, la traduction que Marot avait dû interrompre, parce que le Conseil de Genève ne voulait pas lui donner d'argent.
Bèze est un de ces hommes du seizième siècle sur lesquels il est difficile de prononcer un jugement simple.
D'une part il écrit un livre : De hœreticis gladio puniendis où il affirme que nous avons le droit de tuer ceux qui ne pensent pas comme nous : un livre où il « manque au genre humain, » selon l'énergique expression de Senebier qui ajoute pourtant comme palliatif : « il est vrai qu'il déraisonnait avec toute l'Europe. » Bèze est dur dans la discussion, maladroitement opiniâtre. D'autre part, on admire la conviction, la volonté, la puissance, l'infatigable activité de ces hommes de fer qui se trouvaient partout, payant de leur plume et de leur personne, où la cause de la Réforme était à soutenir. Que sont nos parlements inoffensifs en comparaison du colloque de Poissy, du synode de la Rochelle, de ces assemblées palpitantes qui avaient pour lendemain la vaillante aventure de Condé ou la Saint-Barthélemy ? Quelle ardeur désintéressée jusque dans la vieillesse ! De 1589 à 1591 Genève fut obligée de renvoyer, faute d'argent, deux professeurs de théologie ; Bèze occupa gratuitement leurs chaires. On dit qu'à cette époque, il était à lui seul toute l'académie ; il avait soixante-dix ans.
Bèze fut théologien, polémiste, professeur, prédicateur, comme son maître Calvin dont il n'eut pas le génie ; de plus, poète dès l'âge tendre, auteur de Juvenilia, péchés
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de jeunesse dont il se repentit plus tard ; puis il continua la traduction des Psaumes où il se montra inférieur à Marot qui ne valait guère; cependant le plus beau vers du recueil est de Bèze; on le trouvera dans le psaume XLIIIc où le fidèle invoque le secours divin, Qui me fait, ô Dieu, réjouir Caché dans l'ombre de tes ailes.
Bèze que cite Montaigne parmi « les bons artisans du métier de poésie » avait tourné également des vers latins et s'amusa jusque dans l'âge le plus avancé, à polir des rimes françaises. Il s'essaya aussi dans le drame : on a de lui un Sacrifice d'Abraham (1550) « si bien retiré au vif, dit Pasquier, que le lisant, il me fit autrefois tomber des larmes aux yeux. » La pièce, qui fut jouée à Lausanne d'abord, puis en France, était tour à tour comique et tragique ; un Prologue à l'italienne interpellait gaiement le spectateur ; puis, dans la tragédie, se présentait le personnage bouffon : c'était Satan en habit de moine.
Je vais, je viens, jour et nuit je travaille, Et m'est avis, en quelque endroit que j'aille, Que je ne perds ma peine aucunement.
Règne le Dieu en son haut firmament, Mais, pour le moins, la terre est toute à moi.
Dieu fait la paix, et moi je fais la guerre ; Dieu a créé et la terre et les deux, J'ai bien plus fait, car j'ai créé les dieux !.
Dieu ne fit onc chose tant soit parfaite Qui soit égale à celui qui l'a faite,
Mais moi j'ai fait, dont vanter je me puis, Beaucoup de gens pires que je ne suis.
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Satan ajoutait, montrant son habit de moine : Habit encore en ce monde inconnu, Mais qui sera un jour si bien connu Qu'il n'y aura ne ville ne village Qui ne le voie & son très grand dommage.
Ce froc, ce froc un jour connu sera, Et tant de maux au monde apportera, Que si n'étoit l'envie dont j'abonde, J'aurois pitié moi-même de ce monde, Car, moi qui suis de tous méchans le pire, En le portant, moi-même je m'empire.
Dans la partie sérieuse du drame, il y a une scène quasi cornélienne entre Abraham et Sarah. Le patriarche vient d'annoncer à la mère inquiète que, sur l'ordre de Dieu, il va partir avec Isaac pour un pays lointain, inconnu, où il doit faire un sacrifice, mais il ne révèle pas, bien qu'il en soit informé, qui sera la victime ; Sarah fait toute sorte d'objections. Elle dit à Abraham, qu'elle appelle monsieur ou monseigneur (exactement comme Renée Burlamaqui appelait son second mari, Agrippa d'Aubigné) :
— Nous avons cet enfant seulet Qui est encore tout faiblet, Auquel gît toute l'assurance De notre plus chère espérance.
ABRAHAM.
Assurée soyez Que Dieu le garde et me croyez.
SARAH.
Mais Dieu veut-il qu'on se hasarde?
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ABRAHAM.
Hasardé n'est point que Dieu garde.
SARAH.
Je me doute de quelque cas.
ABRAHAM.
Quant à moi, je n'en doute pas.
SARAH.
C'est quelque entreprise secrète.
ABRAHAM.
Mais, telle qu'elle est, Dieu l'a faite.
SARAH.
Au moins, si vous saviez où c'est,..
ABRAHAM.
Bientôt le saurai, si Dieu plaît.
SARAH.
Il n'ira jamais jusque-là.
ABRAHAM.
Dieu pourvoira à tout cela.
SARAH.
Mais les chemins sont dangereux.
ABRAHAM.
Qui meurt suivant Dieu est heureux.
Rien de plus poignant que les angoisses de Sarah après le départ de son mari et de son fils, si ce n'est les doutes du père avant le sacrifice. Abraham est tenté par Satan
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qui, présent sur la terre, demeure pourtant invisible aux yeux du vieillard. — Non ! non ! c'est impossible ! s'écrie le père troublé par la maléfique influence du diable : Dieu ne veut pas d'offrande si cruelle ; Maudit-il pas Caïn n'ayant occis Qu'Abel son frère, et j'occirois mon fils !
La scène du sacrifice est vraiment pathétique; Chamisso, le poète franco-allemand, la comparait aux plus divines productions des Grecs. Satan lui-même en est attendri et murmure à part : Ennemi suis de Dieu et de nature, Mais pour certain cette chose est si dure, Qu'en regardant cette unique amitié, Bien peu s'en faut que n'en aye pitié.
La première pensée d'Isaac, en apprenant qu'il va être sacrifié, touche au sublime ; il s'écrie : « Hélas, ma pauvre mère ! » — Puis, après un mouvement naturel d'affliction, de touchants et naïfs adieux à la vie, l'enfant se redresse en héros : c'est lui qui donne du courage à son père. —
Otez toutes ces peurs, lui dit-il : Je vous Buppli, m'empêcherez-vous donques D'aller à Dieu?
ABRAHAM.
Hélas ! las ! qui vit onques En petit corps un esprit aussi fort?
Hélas I mon fils, pardonne-moi ta mort !
Bien que le vers soit encore enfantin, maladroit et maigre, on sent dans ces courts passages une forte veine
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poétique et même dramatique ; par malheur ces essais de théâtre n'étaient alors tolérés qu'à titre de prédication On jouait la comédie dans l'unique intention de prouver au troupeau qu'il fallait tout sacrifier au service de Dieu, même la tendresse paternelle. Quand elles n'avaient pas quelque chose de pareil à démontrer, la muse, toutes les muses étaient bannies. Rien pour le plaisir des yeux ; défense de danser et de voir danser, d'entonner « chansons lugubres et vaines. » La musique fut interdite même aux fêtes nuptiales ; on ne toléra que celle des psaumes alternant avec le bruit des clairons, des tambours ou des fifres, ou avec la fanfare du trompette qui guettait l'ennemi du haut de la tour. Même la musique sacrée était suspecte à Calvin : dans sa pensée, le chant d'Église pouvait servir à l'édification « pourvu toutefois que l'on se donnât garde que les oreilles ne fussent plus attentives à l'harmonie du chant, que les esprits au sens spirituel des paroles. » Il était écrit dans le nouvel évangile : Attristez-vous devant le Seigneur.
Il y eut pourtant, en France, des poètes huguenots, mais seulement dans l'entourage de Henri IV; le plus célèbre de son temps fut Guillaume de Salluste, seigneur du Bartas. Né en 1544 (l'année où le Tasse vint au monde et où Marot en sortit), ce gentilhomme fut bon soldat, bon négociateur, se battit à Ivry, mourut jeune encore de ses blessures (1590) et avait eu le temps, entre ses campagnes et ses ambassades, d'écrire de longs poèmes en son château de Bartas. Ces poèmes, ou du moins le seul qu'on lise encore, la Première Semaine, sont aujourd'hui jugés très durement : on ne voit dans l'auteur qu'un élève de Ronsard qui vivant en province, solitairement, exagérait les défauts de son maître ; on sourit volontiers de ses bizarre-
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ries, de ses gasconnades et plus d'un a fermé le livre au quatrième vers : Toi qui guides le cours du ciel porte-flambeaux, Qui, vrai Neptune, tiens le moite frein des eaux, Qui fais trembler la terre et de qui la parole Serre et lâche la bride aux postillons d'Éole.
Cependant les vers qui suivent valent déjà mieux : Élève à toi mon âme, épure mes esprits Et d'un docte artifice enrichis mes écrits !
0 Père, donne-moi que d'une voix faconde Je chante à nos neveux la naissance du monde !
0 grand Dieu, donne-moi que j'étale en mes vers Les plus rares beautés de ce grand univers, Donne-moi qu'en ton front ta puissance je lise Et qu'enseignant autrui, moi-même je m'instruise.
Les railleurs se plaisent à citer, après Sainte-Beuve, une anecdote recueillie par Gabriel Naudé : « L'on dit en France que du Bartas, auparavant que de faire cette belle description du cheval où il a si bien rencontré, s'enfermoit quelquefois dans une chambre, et, se mettant à quatre pattes, souffloit, hennissoit, gambadoit, tiroit des ruades, alloit à l'amble, le trot, le galop, à courbette, et tachoit par toute sorte de moyens à bien contrefaire le cheval. » Cette inspiration obtenue par la gymnastique amuse beaucoup de gens qui ne connaissent d'ailleurs qu'un vers ou deux de la description célèbre, ceux où « le fougueux cheval Débande tous ses nerfs, à soi-mêmes échappe, Le champ plat bat, abat, destrape, grape, attrape Le vent qui va devant. »
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Et on ne manque pas de rappeler à ce propos le vers de Virgile :
Quadrupedanteputrcrn sonitu quatit ungula camlJum.
Mais on a oublié les beaux passages de la description :
Le cheval forcené De se voir fait esclave et fléchir sous la charge Se cabre, saute, rue et ne trouve assez large La campagne d'Hénoc; bref, rend le péletron (1) Semblable au jouvenceau qui, sans art et patron, Tente l'ire du flot. Le flot la nef emporte, Et la nef le nocher.
Son pas est libre et grand, son trot semble égaler Le tigre en la campagne et l'arondelle en l'air, Et son brave galop ne semble aller moins vite Que le dard biscaïen ou le trait moscovite.
Mais le fumeux canon, de son gosier bruyant, Si raide ne vomit le boulet foudroyant Qui va d'un rang entier éclaircir une armée, Ou percer le rempart d'une ville sommée, Que ce fougueux cheval.
Mais l'échauffé destrier s'embride fièrement, Fait sauter les cailloux, d'un clair hennissement Demande le combat, pennade (2), ronfle, brave, Blanchit tout le chemin de sa neigeuse bave, Use son frein luisant ; superbement joyeux, Touche des pieds au ventre, allume ses deux yeux, Ne va que de côté, se carre, se tourmente, Hérisse de son cou la perruque tremblante, Et tant de spectateurs qui sont des deux côtés, L'un sur l'autre tombant, font largue (3) à ses fiertés.
(1) Cavalier, le Pelethronitu, Lapithe ou Centaure.
(2) Bondit.
(3) Fanno largo, prennent le large, font place.
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L'homme qui écrivit ces vers avait dû s'inspirer, non seulement de Virgile, mais encore et surtout du livre de Job : c'est par là qu'il frappa ses coreligionnaires. Pour la première fois en France, la poésie biblique retentissait dans de grands vers : aussi du Bartas a-t-il mérité cette épitaphe latine : qui musas ereptas profanez lascivité, sacris montibus reddidit, sacris fontibus aspersit, sacris cantibus intonuit. Sainte-Beuve s'est trompé en insinuant que le poète gascon n'avait rien de spécialement huguenot, « de sectaire, » et qu'il répondait tout uniment aux besoins religieux de son siècle. Il fallait un lecteur assidu du Nouveau Testament pour écrire, par exemple, le dernier vers du passage où il est parlé du « céleste Phénix. »
Des siècles abattu, il lui prend une envie De laisser en dépôt à la flamme sa vie, De mourir pour renaitre et d'entrer au tombeau Pour après en sortir cent mille fois plus beau.
Ainçois le même oiseau qui, né de sa semence, Deux cents lustres nouveaux, trépassant, recommence, Au milieu du brasier sa belle âme reprend, Infini par sa fin, dans la tombe se rend, De soi-même se fait, par une mort prospère, Nourrice, nourrisson, hoir, fils et père et mère, Nous montrant qu'il nous faut et de corps et d'esprit Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ.
« Mourir en Adam, » jamais poète catholique n'eût écrit ces trois mots. Du Bartas était donc un homme d'innovation et aussi de riche imagination ; dans son poème où l'on ne voit plus qu'enflure et abus de couleur, il y a presque à chaque page une surprise, une trouvaille qui ne déparerait pas la Légende des siècles. Ainsi cette invocation au soleil, à la fin du [quatrième livre : le poète rappelle à
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l'astre-roi le grand jour où le ciel combattait pour les Hébreux contre les Amorrhéens Et que, pour abolir d'un fer victorieux Tout ce qu'échapperoit & la fureur des cieux, Josué t'adjura, ta brillante lumière Fit ferme au beau milieu de ta longue carrière, Et, pour favoriser l'exercice sacré, S'arrêta tout un jour en un même degré, Afin qu'une nuit brune, à l'ombre de ses ailes, Clémente, ne sauvât les fuyards infidèles.
Ceux qui vivoient là-bas sous un pôle divers, Voyant que l'astre clair qui dore l'univers Tardoit tant à montrer sur eux sa face belle, Estimoient cette nuit une nuit éternelle.
L'Indois et l'Espagnol ne pensoit de son œil Voir plus chez soi lever ne coucher le soleil, L'ombre des tours faisoit en même lieu demeure, Le cadran ne marquoiv en douze heures qu'une heure.
Le succès de la première Sepmaine ou création du monde fut prodigieux : il y en eut plus de trente éditions françaises en moins de six ans, puis des traductions en latin, en italien, en espagnol, en anglais, en allemand, en hollandais, en suédois : dans toutes les langues, notons le fait, que parlait la Réforme. La traduction italienne en vers blancs (par Ferrante Guisone) parut en 1592; c'est la même année que le Tasse commença son poème des Sette giornate: dut-il quelque chose à du Bartas ? Le fait serait vérifié depuis longtemps si les Bette giornate valaient la Gerusalemme. Il est probable en tout cas que Milton, le poète définitif de la Création, connut l'œuvre de son prédécesseur : en ce temps-là les sujets étaient à tout le monde et l'on n'hésitait pas à reprendre son bien où on le trouvait. Opitz, qui fut le père et le restaurateur de la poésie
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allemande, imita jusqu'aux défauts de la Semaine. Le fameux quatrain sur l'alouette, ce détestable essai d'harmonie imitative dont on se moque aujourd'hui partout : La gentille alouette, avec son tire-lire, Tire l'ire à l'iré, et tire-lirant tire Vers la voûte du ciel : puis son vol vers ce lieu Vire et désire dire : Adieu Dieu, adieu Dieu !
Opitz trouva cela si joli, qu'il tâcha d'en reproduire l'effet dans sa langue :
Die Lerche sclireit auch: Dir, dir, Zieber Gott, allein Singt alle Welt: Dir, dir, dir will ich dankbar sein.
Bien plus, jusqu'à nos jours, l'Allemagne est restée fidèle à du Bartas. Goethe nous reproche de ne plus parler de lui qu'avec mépris. « Nous autres Allemands qui observons l'état de cette nation (la France) d'un autre point de vue, nous sommes disposés à sourire quand nous trouvons réunis chez ce poète, que le titre de ses ouvrages proclame le prince des poètes français, tous les éléments de la poésie française, mêlés, il est vrai, d'une étrange façon. Il traita des sujets importants et vastes, où il trouva l'occasion d'étaler, sous une forme narrative, descriptive, didactique, un tableau naïf de l'univers et les diverses connaissances qu'il avait acquises dans une vie active (1 ). Nous sommes frappés de la grandeur et de la variété des images que ses vers font passer sous nos yeux ; nous rendons justice à la
(1) GŒTHE, Mélanges (X* voL de la traduction Porchat). La fin de ce jugement se trouve dans un autre écrit de Gœthe traduit par MM. de Saur et de Saint-Geniès et cité par Sainte-Beuve (article sur du Bartas, dans la seconde partie du Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle.)
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force et à la vivacité de ses peintures, à l'étendue de son savoir en physique, en histoire naturelle. En un mot notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite, et qu'à l'exemple de cet électeur de Mayence qui fit graver autour de la roue de ses armes sept dessins représentant les Œuvres de Dieu pendant les sept jours de la création, les poètes français devraient aussi rendre des hommages à leur ancien et illustre prédécesseur, attacher à leur cou son portrait, et graver le chiffre de son nom dans leurs armes. »
« J'ai eu connaissance privée du baron Dubartas , écrit Agrippa d'Aubigné (1). Un jour, du Brach m'apporta sa Judith et un gros livre de poésie imprimée où je ne trouvais pas grand goût : et puis il me montra un jeune gentilhomme qui l'avait suivi, et à peine lui donna le courage de me montrer quelques cahiers en vers. Je mis le nez dedans, et comme je fis quelque cri d'admiration : — « Il écrit gentiment, » dit du Brach; lors en colère je pousse du coude son livre, et vais accoler ce jeune homme tout honteux qui étoit M. Dubartas, qui me fit voir les commencements de sa première Semaine de laquelle je n'ai besoin de rien dire. J'eus peine à lui donner bonne opinion de sa besogne et de l'ôter à celui qui l'avoit amené. » Notons que ce jeune homme avait sept ans de plus qu'Agrippa d'Aubigné (né en 1551) qui le traitait si dédaigneusement ; c'est que du Bartas, au rapport de l'historien De Thou, n'était rien moins que capitan dans la vie privée ; il semblait de près « bonhomme, sans éperons, sans panache et tout à fait modeste. » Peut-être d'Aubigné le
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regardait-il avec une certaine jalousie d'artiste, en homme qui avait écrit ou devait écrire lui-même une Création sans grande valeur. Du Bartas, ajoute-t-il, était « une excellente abeille pour disposer les fleurs qu'il cueilloit, n'étant pas si heureux en invention. Quand nous l'eûmes fait partisan, il voulut s'égarer de son gibier et se mêler d'écrire d'amourettes, ce qui ne lui réussit pas. Un jour, il nous vint trouver, Constant et moi; à l'entrée de la chambre, il nous dit qu'il s'étoit vaincu soi-même, s'étant soi-même ravi en admiration, à savoir pour un sonnet hiéroglyphique à la louange de la reine de Navarre. Certes, nous trouvâmes que c'étoit un rébus de Picardie. »
Cette mauvaise humeur d'Aubigné contre du Bartas nous étonne un peu : les deux poètes huguenots auraient dû faire en tout, même en vers, cause commune. Entre eux deux le vrai matamore, le vrai Gascon, c'était bien Agrippa. « Aubigny, celui-là, disait Brantôme, est bon pour la plume et pour le poil, car il est bon capitaine et soldat très savant, et très éloquent, et bien disant s'il en fût oncques. » Ah ! quel temps et quel homme ! S'il faut l'en croire, à six ans, il lisait déjà le latin, le grec et l'hébreu ; à sept ans et demi, il traduisait en français le Criton, ouvrage que son père lui promit de faire imprimer, avec le portrait de l'auteur en tête. Un an après, ce même père, un vrai huguenot, « digne des guerres civiles, » mena l'enfant à Amboise et lui montrant les gibets des conjurés, ses frères d'armes : « Mon fils, lui dit-il, ils ont décapité la France, ces bourreaux. Il ne faut point épargner ta tête après la mienne pour venger ces chefs pleins d'honneur. Si tu t'y épargnes, tu auras ma malédiction. » L'enfant fut au siège d'Orléans, puis à treize ans il alla finir ses études à Genève : il faisait déjà plus de vers latins qu'une plume
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diligente n'en peut écrire et « lisait tout courant les rabbins sans points. » Théodore de Bèze, sous lequel il étudiait, lui pardonnait ses « postiqueries » (espiègleries) comprenant que c'étaient des tours de levrault, non de renard. En même temps Agrippa devenait amoureux d'une jeune fille, bonne helléniste, « qui se servit de cette puissance pour le forcer par reproches, par doctes injures auxquelles il prenait plaisir, par la prison qu'elle lui donnait dans son cabinet comme à un enfant de douze à treize ans, à faire des thèmes et des vers grecs. Mais tous les maîtres n'avaient pas le charme de Loyse Sarrasin. Tel précepteur à main rude était un Orbilie (le plagosus Orbilius d'Horace) et le jeune Agrippa reçut le fouet : aussi après deux ans quitta-t-il furtivement Genève pour s'en aller à Lyon où il se remit aux mathématiques ; il y étudia de plus les « théoricques de la magie, » et y connut la pauvreté.
Un soir, étant à jeun depuis la veille — il n'osait retourner à l'auberge parce qu'on lui avait demandé de l'argent — il s'arrêta sur le pont de la Saône, la tête penchée vers l'eau « pour apaiser les larmes qui tombaient en bas ; il lui prit un grand désir de se jeter après elles. » Mais il voulut prier d'abord et dire son Credo. Lorsqu'il arriva au dernier mot de cette confession de foi v « Je crois la vie éternelle, » ce mot l'effraya et « le fit crier à Dieu qu'il l'assistât en son agonie. » Il était sauvé.
Nous savons comment il devint poète : c'est lui-même qui l'a raconté dans ses Mémoires. Dès sa dix-neuvième année, en 1570, il était devenu amoureux de Diane Salviati, fille du sieur de Talcy. « Cet amour lui mit en tête la poésie française, et lors il composa ce que nous appelons son Printemps, où il y a plusieurs choses moins polies, mais quelque fureur qui sera au gré de plusieurs. »
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Talcy était le nom d'une terre où le jeune partisan se tint caché quelques mois pendant les guerres de religion.
« Un jour (poursuit-il en parlant de lui-même à la troisième personne) il contait ses misères au père de sa maîtresse 5 et comment il ne pouvait aller faire son travail à la Rochelle, faute d'argent. Le sieur de Talcy lui répondit : — « Vous m'avez dit autrefois que les originaux de « l'entreprise d'Amboise avaient été mis en dépôt entre « les mains de votre père, et de plus, qu'en l'une des « pièces vous aviez le seing du chancelier de l'Hôpital qui, « pour le présent, est retiré en sa maison près d'Etam« pes : c'est un homme qui ne sert plus de rien et qui a « désavoué votre parti. Si vous voulez que je lui envoie a un homme pour l'avertir que vous avez cet acte en « main, je me fais fort vous faire donner dix mille écus « ou par lui, ou par ceux qui s'en serviront contre lui. »
« Sur ces paroles, Aubigné va quérir un sac de velours fané, fit voir ces pièces, et après y avoir pensé, les mit au feu, ce que voyant, le sire de Talcy le tança. La réponse fut : « Je les ai brûlées de peur qu'elles ne me brûlassent, car j'avois pensé à la tentation. »
« Le lendemain, ce bonhomme prit l'amoureux par la main avec tel propos : cr Encore que vous ne m'ayez cr point ouvert telles pensées, j'ai trop bons yeux pour « n'avoir pas découvert votre amour envers ma fille ; vous « la voyez recherchée de plusieurs qui la surpassent en « bien. » Ce qu'étant avoué, il poursuit ainsi : « Ces pa« piers que vous avez brûlés de peur qu'ils ne vous brûcc lassent m'ont échauffé à vous dire que je vous désire « pour mon fils. » Aubigné répond : « Monsieur, pour « avoir méprisé un trésor médiocre et mal acquis, vous « m'en donnez un que je ne puis mesurer. »
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A quelques jours de là, Aubigné mit pied à terre dans un village de la Beauce. Un homme qui « le chevalait » (le poursuivait à cheval) monté sur un turc, faillit le tuer sous la porte d'une hôtellerie. Aubigné se débattit de son mieux et mit l'homme en fuite ; après quoi « il partit avant jour pour aller mourir entre les bras de sa maîtresse. » — Vingt-deux lieues à cheval avec deux blessures dont l'une douteuse (dangereuse), pour revoir sa Diane avant d'expirer : on voit que tous les réformés ne ressemblaient pas à Calvin, le puritain rigide. Il résulta de cette imprudence une « fluxion de sang » qui enleva momentanément à Aubigné « la vue et la vie ; » son pouls ne battait plus, il demeura deux jours sans mouvement, on le crut mort. Cependant l'affaire avait fait du bruit ; l'évêque d'Orléans envoya son promoteur avec six officiers de justice au sieur de Talcy, le sommant de livrer le huguenot. Talcy fit la sourde oreille et le promoteur s'en retourna bredouille en jurant qu'il brûlerait la maison.
Alors « Aubigné monte à cheval, joint ce train à deux lieues de là et, avec le pistolet entre les dents, fait renoncer au promoteur tous les articles de la papauté. » Yoilà comme on convertissait les gens au temps forcené des guerres civiles.
Le roman finit mal. Aubigné étant décidément trop pauvre, son mariage fut rompu par un oncle de Diane « sur le différend de la religion. » L'amoureux devint malade de chagrin et fut visité par plusieurs médecins de Paris, notamment par Postel qui resta près de lui pour le garder : c'était alors nécessaire. On massacrait volontiers les huguenots, même avant la Saint-Barthélemy.
Les premiers vers d'Aubigné, le Printemps, furent donc composés, en grande partie au moins, pour Diane ;
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il semble que le poète se soit fait quelque illusion sur la valeur de ce recueil. On y trouve beaucoup plus de « poli, » beaucoup moins de « fureur » qu'il ne pense ; ce sont des concetti venus tout droit d'outremont :
Votre présence me dévore Et votre absence m'est encore Cent fois plus fâcheuse à souffrir: Un seul de vos regards me tue ; Je ne vis point sans votre vue, Je ne vis donc point sans mourir.
Ce n'est qu'en pensant à son métier de soldat qu'Aubigné montre une certaine fureur, une fougue martiale et cavalière :
Combattu des vents et des flots, Voyant chaque jour ma mort prête, Et abayé d'une tempête D'ennemis, d'aguets, de complots ; Me réveillant à tous propos, Mes pistolets dessous ma tête, L'amour me fait faire le poète, Et les vers cherchent le repos.
Pardonne-moi, chère maîtresse, Si mes vers sentent la détresse, Le soldat, la peine et l'émoi :
Car, depuis qu'en aimant je souffre, Il faut qu'ils sentent comme moi La poudre, la mèche et le soufre.
L'œuvre immortelle d'Agrippa d'Aubigné, c'est le poème des Tragiques achevé dès sa jeunesse. C'est là qu'on trouve toutes les qualités vantées si haut par Sainte-
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Beuve : la verve sombre, l'indignation puissante, l'exaltation fatidique, la crânerie de style, l'alexandrin franc et loyal : çà et là des vieilleries, qui portent leur date, des préciosités, des hyperboles que Shakespeare eût enviées, mais quelle puissance et quelle verve ! Quelle honnêteté surtout, quelle vaillance, quelle fierté d'esprit et d'accent :
Va, Livre, tu n'es que trop beau Pour être né dans le tombeau Duquel mon exil te délivre.
Sois hardi, ne te cache point !
Entre chez les rois mal en point !
Que la pauvreté de ta robe Ne te fasse honte ni peur, Ne te diminue ou dérobe La suffisance ni le cœur !
Comme il s'excuse vigoureusement de tous ses excès d'énergie et de violence !
Si quelqu'un me reprend que mes vers échauffés Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,
et qu'ils produisent enfin « une satiété d'horreur, » Je lui réponds : Ami, ces mots que tu reprends Sont les vocables d'art de ce que j'entreprends : Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style ; Cueillons les fruits amers desquels il est fertile.
On dit qu'il faut couler les exécrables choses Dans le puits de l'oubli et au sépulcre encloses, Et que par les écrits le mal ressuscité Infectera les mœurs de la postérité.
Mais le vice n'a point pour mère la science Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance.
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Que d'images saisissantes qui ne font que passer, mais qui vous restent dans l'esprit : ce courtisan qu'on voit marcher mignonnement, Traîner les pieds, mener les bras, hocher la tête, Lancer regards tranchants pour être regardé, Le teint de blanc d'Espagne et de rouge fardé; le tableau de toute cette cour où c'est plus de honte d'être Malavisé qu'ingrat, mal prévoyant que traître.
Le souffrir est bien plus que de faire l'injure ; Ce n'est qu'un coup d'État que d'être bien parjure ; le roi lui-même, le roi des mignons, flétri d'un vers brûlant : à le voir, on ne sait au premier abord Si l'on voit un roi femme ou bien un homme reine ;
les esprits souples, doux, « sans humeur et sans honneur, » comme les appellera Saint-Simon, apostrophés d'une sentence inexorable : apostats dégénères Qui léchez le sang frais, tout fumant de vos pères Sur les pieds des tueurs !.
puis, toutes ces scènes de la Saint-Barthélemy : le sang « cherchait la rivière, » le ciel « était fumant de sang et d'âmes, » La justice couvrant sa face désolée De ses cheveux trempés faisait, échevelée, Un voile entre elle et Dieu ; les victimes se laissaient massacrer sans résistance ; on ne sait qui montrait le plus d'insensibilité L'un à bien égorger, l'autre & tendre la gorge ;
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les corps étaient jetés vivants dans la Seine, tandis que le roi Charles IX, des fenêtres du Louvre, Giboyait aux passants trop tardifs à noyer.
Telle était la muse d'Aubigné, « la Melpomène en sa noire fureur, la bouche sanglante et épuisant ses flancs de redoublés sanglots, » la muse féroce quelquefois qui aimait les scènes lugubres, et qui s'arrêtait dans les villes assiégées et affamées, à regarder une mère étranglant son enfant :
Des pouces elle étreint la gorge qui gazouille Quelques mots sans accent, croyant qu'on la chatouille.
Que de poésie enfin dans cette scène du Jugement dernier où tous les ressuscités sortent de la mort « comme l'on sort d'un songe ; » où tous les éléments se dressent contre les persécuteurs, le feu leur demandant : « Pourquoi m'avez-vous fait allumer des bûchers ? » l'air : « Pourquoi m'avez-vous empoisonné de cadavres? » l'eau : « Pourquoi m'avez vous changée en sang ? » les grands monts :
Pourquoi nous avez-vous rendus vos précipices?
toute cette scène enfin, jusqu'aux gémissements des damnés dans l'enfer où il n'y a plus pour eux Que l'éternelle soif de l'impossible mort.
Même en prose, Aubigné avait la voix ferme et l'accent personnel : ses pamphlets, notamment le Baron de Fœneste, à peine compris aujourd'hui, n'eussent pu être faits par un autre. Dans son Histoire universelle, on ne relira
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jamais assez quantité de passages éloquents, héroïques, notamment la fameuse scène, digne de Shakespeare, où l'amirale parle à Coligny comme Portia parlait à Brutus : « C'est à grand regret, Monsieur, disait-elle, que je trouble votre repos par mes inquiétudes ; mais, étant les membres de Christ déchirés comme ils sont, et nous de ce corps, quelle partie peut demeurer insensible? Vous, Monsieur, n'avez pas moins de sentiment, mais plus de force à le cacher. Trouverez-vous mauvais de votre fidèle moitié, si, avec plus de franchise que de respect, elle coule ses pleurs et ses pensées dans votre sein ? Nous sommes ici couchés en délices et les corps de nos frères, chair de notre chair et os de nos os, sont les uns dans les cachots, les autres par les champs à la merci des chiens et des corbeaux : ce lit m'est un tombeau, puisqu'ils n'ont pas de tombeaux; ces linceuls me reprochent qu'ils ne sont pas ensevelis. »
Coligny répondit avec tristesse : « Puisque tant de forces du côté des ennemis, tant de faiblesse du nôtre ne vous peuvent arrêter, mettez la main sur votre sein, sondez à bon escient votre constance, si elle pourra digérer les déroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinaire ment les peuples quand ils jugent les causes par les mauvais succès, les trahisons des vôtres, la fuite, l'exil en pays étrange. ; votre honte, votre nudité, votre faim et, qui est plus dur, celle de vos enfants. Tâtez encore si vous pouvez supporter votre mort par un bourreau, après avoir vu votre mari traîné et exposé à l'ignominie du vulgaire ; et pour fin, vos enfants, infâmes valets de vos ennemis accrus par la guerre et triomphant de vos labeurs. Je vous donne trois semaines pour vous éprouver, et quand
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vous serez à bon escient fortifiée par de tels accidents, je m'en irai périr avec vous et avec nos amis.
L'amirale répliqua : « Ces trois semaines sont achevées : vous ne serez jamais vaincu par la vertu de nos ennemis, usez de la vôtre, et ne mettez point sur votre tête ces morts de trois semaines. Je vous somme, au nom de Dieu, de ne nous frauder plus, ou je serai témoin contre vous en son jugement. »
« Ces trois semaines sont achevées : » impossible de monter plus haut : c'est que nous sommes à l'âge héroïque des guerres civiles. Il y avait alors dans l'air une magnanimité qu'Aubigné savait rendre en belle prose, parce qu'il avait su la montrer en belles actions. Le suivrons-nous dans sa vie aventureuse, depuis le jour où il s'échappa « en chemise, à pieds nus » pour joindre une troupe de soldats qui passait, jusqu'à l'heure de l'exil et de la retraite où il chanta tristement : Laissez dormir en paix la nuit de mon hiver.
Nous aurions à raconter toute l'histoire de Henri IV.
Le poète servit fidèlement son roi surtout dans la mauvaise fortune : il fut des fêtes galantes, mais avant tout des combats hasardeux, risqua vingt fois sa vie dans ces guerres de politique et de religion qui surexcitaient toutes les passions humaines. Franc, hardi, bouillant, sans frein, disant tout ce qu'il avait sur le cœur, aussi fort aux coups de langue qu'aux coups d'épée, il se fit des ennemis partout. A chaque instant, il quittait le bon roi Henri dont il n'aimait pas les faiblesses ; il lui reprocha surtout ce qui était (à ses yeux) la suprême défaillance, la messe où le huguenot déchu se laissa conduire parce que Paris la valait bien. Mais, en dépit de tout, il revenait toujours
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à ce maître qu'il ne cessait ni de blâmer ni d'aimer, et qui le lui rendait bien : aux yeux de Henri « Agrippa mécontent valait plus que la reconnaissance des autres. »
C'étaient bien deux francs et fidèles amis, malgré la couronne que portait l'un d'eux, celui qui mourut le premier et qui fut longuement pleuré par son vieux frère d'armes. Quand le roi fut parti, l'écuyer ne voulut plus de maître : il ne se laissa ni consoler, ni apaiser, ni séduire et alla prendre à Genève « le chevet de sa vieillesse et de sa mort. »
Ce fut là surtout, dans ses dix dernières années (16201630) qu'il fit de la littérature, acheva des œuvres interrompues et les publia, non sans avoir maille à partir avec les autorités de la petite ville. Décidément les huguenots de France, les hommes au franc parler, aux libres allures, Agrippa d'Aubigné comme Henri Estienne ne pouvaient faire bon ménage avec les élèves genevois de Calvin. Le Baron de Fœneste fit rougir les prudes du consistoire : on y trouva « plusieurs choses impies et blasphématoires qui scandalisaient des gens de bien. » Le livre fut poursuivi, l'éditeur Aubert mis en prison et à l'amende : bien plus, on décréta que monsieur d'Aubigné en personne (qui marchait sur sa quatre-vingtième année) serait « appelé à l'auditoire par messieurs les scholarques et autres seigneurs qui seront appelés, et qu'il lui soit remontré le tort qu'il se fait à lui-même et à ce public, et que désormais il se départe de faire semblables écrits lesquels ne peuvent qu'apporter du mal à cet État. » — Aubigné ne comparut pas : au moment où cet arrêté fut rendu (le 12 avril 1630) il venait de mourir.
Agrippa fut bien le huguenot français de son temps : il avait « la chevalerie des guerres civiles. » Les hommes
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de ce siècle, armés de toutes pièces, dès leur dixième année avaient vu la mort en face et traduit Platon. Ils se hâtaient d'apprendre, d'aimer, d'agir, de vivre enfin, parce qu'ils étaient environnés de périls et que, d'un moment à l'autre, au seuil de la maison paternelle, ils pouvaient rencontrer la balle qui devait les envoyer à Dieu.
Hâtons-nous donc, vite, vite : le latin, le grec, l'hébreu, toutes les sciences, voire la magie : nous avons quelques heures pour apprendre tout cela ; demain, les champs de bataille, la guerre des rues, le tocsin, l'incendie, des villes entières en armes, la moitié d'une population se ruant sur l'autre au cri de : tue, tue ! — Vingt mille morts d'une seule nuit ! En ce temps de bravoure, à proclamer son opinion, à confesser sa foi on risquait sa tête ; ces rudes soldats « soudoyés de vengeance, de passion et d'honneur » ne ressemblaient nullement à ce qu'on appelle aujourd'hui des esprits forts : ils croyaient. N'étant pas rassurés sur la vie future par la sécurité de la vie présente, ils sentaient ce besoin d'espérer que donne le péril quotidien, la mort toujours menaçante et vue en face. En même temps, ils avaient ces vertus fières et droites qu'impose la solidité des convictions : une loyauté à toute épreuve, une parole sur laquelle on pouvait bâtir. Aussi osaient-ils, comme Agrippa, traverser même les orgies « sans craindre de s'y souiller. » Tel fut le poète huguenot, malgré ses défauts et ses vices. Il avait eu dès le berceau l'ambition d'être un homme, et il avait appris par l'étude des anciens comment il faut s'y prendre pour le devenir. Il fut soldat, lettré, savant, orateur, poète ; à soixante-douze ans il était jeune encore et se remaria pour recommencer la vie ; il mourut enfin dans son lit, octogénaire, après avoir échappé à la peste, à la Saint-Barthélémy, à vingt ba-
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tailles sans compter les duels, à autant d'assassinats et à quatre condamnations à mort. Quand on a regardé de près Calvin, puis Agrippa d'Aubigné, on sait qui furent en pays français les hommes de la Réforme.
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CHAPITRE III.
RABELAIS ET MONTAIGNE.
I. — La Réforme et la liberté d'examen.
II. — Rabelais : sa pensée.
III. — Rabelais : sa langue et son style.
IV. — Rabelais à l'étranger : Fischart, Burton. - Rabelais en France, après sa mort et jusqu'à nos jours.
V. — La Pléiade, — Du Bellay, Ronsard.
VI. — La prose, les ligueurs. — Les politiques. — Jacques Amyot.
VII. - Montaigne.
I.
La Réforme agit en France plus qu'ailleurs peut-être, elle n'y put fonder cependant une religion d'État. La politique s'y opposait, peut-être aussi l'esprit national : ce qu'apportaient Luther et Calvin, c'était trop ou trop peu pour nos pères qui n'auraient pas renversé leurs belles églises peintes pour aller s'enfermer dans un temple nu.
Le mouvement du seizième siècle était moral avant tout : la pensée morale cherchait à reprendre sa place (1). Pour
la lui rendre les Luther voulurent remettre d'accord cette pensée morale avec le sentiment religieux : à la plupart des Français, un pareil accord a toujours paru inutile.
(1) A. VINET, Moralistes des seizième et dix-septième siècles, 1869.
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Nos moralistes laïques ont rarement cherché à ramener au bien par la foi. Or c'était là le grand point, à Genève comme à Wittenberg, tout le reste passait pour secondaire. « Il faut même en convenir, dit Vinet, la liberté de conscience ne fut point le mobile qui poussa les réformateurs. L'histoire des persécutions, des supplices mêmes qu'ils autorisèrent, témoigne tristement de leur inconséquence à cet égard. C'était d'une autre liberté, tout intérieure et spirituelle, qu'ils étaient préocupés ; c'est plutôt chez des penseurs restés catholiques qu'on rencontre des protestations en faveur de la liberté de conscience. » Le grand intérêt des réformateurs était donc celui-ci : remettre la morale dans la religion. Croire et vivre étant devenus deux choses de plus en plus distinctes : il fallait rétablir l'unité détruite, en s'appuyant sur la Bible et en s'abritant sous la foi. Répétons ce mot essentiel : « il s'agissait de rétablir l'unité détruite. »
D'autres, les Latins en général, et spécialement les Français qui n'avaient pas voulu aller à Genève, entendaient la réforme d'une autre façon. Repoussant l'autorité, cherchant en dehors de la religion une base et une règle pour la vie, « ces esprits, plus embarrassés que servis par leur liberté, se trouvèrent sur un terrain à la fois stérile et encombré. Oiseaux chassés du nid avant d'avoir des plumes, jetés du sein d'un dogmatisme stérile, mais sûr, dans les hasards d'un scepticisme vague, laissant peser sur eux une disproportion inévitable et constante entre le but et les moyens, entre les ressources et les exigences de leur situation ; sans vigueur pour la synthèse et réfugiés dans l'analyse, ils se trouvaient serrés entre les lumières de leur esprit, qui condamnait une religion incapable de le satisfaire et un vieux respect, ou même
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un besoin de cœur pour quelques-uns. Ils commencèrent donc par faire une réserve solennelle en faveur de ce culte qu'ils voulaient pouvoir retrouver à l'heure du besoin. »
Semblables à des gens qui, avant de courir à travers champs, commencent par bien fermer la maison et, tenant à y rentrer en cas d'orage, emportent la clef dans leur poche, ils causaient très librement de tout, se permettaient toutes les imprudences et toutes les pétulances, et se retroussant (comme Montaigne), se montraient épicuriens, pyrrhoriens, déistes tout juste, ç'a et là quasiment athées, mais ils gardaient toujours la clef du logis dans leur poche et à la première alerte, savaient où se mettre à couvert (1).
« Il y avait dans le même individu deux êtres qui se faisaient place l'un à l'autre et avaient grand soin de ne se pas coudoyer : l'homme d'habitude et de calcul qui était catholique et l'homme de pensée qui était tout autre chose. Ils prétendaient avoir une religion d'une part, de l'autre une morale fondée sur des principes rationnels. » Saint-Marc Girardin a dit le mot : « une sagesse et une vertu séculières. » Les sages se complurent dans le doute, « un doux oreiller pour les têtes bien faites, » a dit Montaigne, l'abeille gourmande qui, pillotant ça et là des idées, y trouvait un goût de thym et de marjolaine et en faisait un miel qui était tout sien. A d'autres, « le doute est un fagot d'épines qui les empêche de dormir. »
Mais ces derniers sont nos contemporains, des tristes.
Au seizième siècle, presque tout le monde plus ou moins pantagruélisait et l'on sait ce qu'est le pantagruélisme :
(1) Lire dans les Essais, liv. II, chap. XII (édit. Lefèvre, II, 5) tout le paragraphe commençant ainsi : « La première repréhension qu'on fait de son ouvrage. » C'est le passe-partout de la maison.
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« une certaine gaîté d'esprit confite en mépris des choses fortuites. » Nous voici à la porte de l'abbaye où l'on fait vœu de mariage, de richesse et de liberté, qui n'est pas gouvernée au son de la cloche « mais au dicté du bon sens et de l'entendement, » qui enfin n'a pas de muraille, afin que personne n'ait envie d'en sortir. Il y a sur la porte : « Fais ce que tu voudras ! » C'est l'abbaye de Thélème. Nous sommes chez Rabelais, rajeunissons-nous de trois siècles et entrons tout droit.
II.
Entrons tout droit, mais rajeunissons-nous d'abord de trois siècles et demi : c'est indispensable. En restant dans l'année où nous sommes, en gardant nos habitudes et nos décences, nous ne pourrions vivre un quart d'heure avec Panurge sur les genoux de Pantagruel. Ce qui frappe tout d'abord, rebute les honnêtes gens et allèche les autres, c'est la parfaite obscénité du langage ; Sainte-Beuve luimême, qui avait la rougeur difficile, n'ose ouvrir le gros livre sans prendre un certain air effarouché. « Rabelais a de ces licences qui ne sont qu'à lui, et que la critique la plus enthousiaste ne saurait prendre sur son compte.
Quand on veut lire tout haut du Rabelais, même devant les hommes (car devant les femmes cela ne se peut), on est toujours comme quelqu'un qui veut traverser une vaste place pleine de boue et d'ordures : il s'agit d'enjamber à chaque moment et de traverser sans trop se crotter ; c'est difficile. » Il faut renoncer à certaines délicatesses, comme lorsqu'on voyage dans le Midi, et se
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transplanter à la cour des Valois vers l'an 1535, en un temps et en un lieu où même les reines contaient des gravelures pour instruire et moraliser, où même les prédicateurs en débitaient à l'église. Rabelais hurlait avec les loups ; s'il eût baissé la voix, l'aurait-on écouté ?
Après le langage, la langue étonne et il faut s'y faire ; puis le sujet même, l'extravagance des personnages et des aventures, l'exubérance de l'imagination, l'énormité du rire ; les esprits studieux, qui cherchent à comprendre, avertis par le prologue s'évertuent à rompre l'os pour « sucer la substantifique moëlle » et découvrir « la doctrine absconse, » qui se cache, comme chez Dante, sous le voile des propos obscurs. Puis, quand ils se sont essoufflés à battre la forêt en suivant les commentateurs, quand on leur a bien montré derrière Grangousier, Jean d'Albret ou Louis XII ; derrière Gargantua, Henri d'Albret ou François Ier ; derrière Pantagruel, Antoine de Bourbon ou Henri II ; derrière Picrochole, Ferdinand d'Aragon ou Charles-Quint ; quand ils ont cru voir euxmêmes le cardinal de Lorraine dans frère Jean et le cardinal d'Amboise dans Panurge, voici un éclat de rire partant l'on ne sait d'où, lancé par Rabelais lui-même qui ne cherchait qu'à vous dérouter et qui est tout fier d'y avoir si bien réussi. Il y a bien des écoles à faire quand on s'obstine à vouloir entrer dans le secret de ce rire formidable. On y renonce à la fin et on se livre les yeux fermés au tohu-tohu des idées et des images qui roulent par tourbillon : alors seulement on commence à comprendre, ou du moins on se rend compte de certaines impressions très fortes ; on a couru toute une nuit, éperdument, à travers des végétations fantastiques où cabriolaient des ombres colossales, dans un charivari de coups de foudre et
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un pétillement de fusées flamboyant comme des éclairs.
Il en reste un étrange étourdissement, une sorte de frayeur bouffonne qui petit à petit s'apaise ; à force d'y revenir, on s'acclimate dans les extravagances qui ne paraissent plus que des singularités ou des caprices ; il est enfin un nombre assez grand d'esprits point vulgaires que l'horreur des banalités ou la force de l'habitude ramène sans cesse à Pantagruel ou à frère Jean, même à Panurge : parmi les « hommes d'un seul livre » on en cite plusieurs dont le livre unique est celui de Rabelais.
C'est qu'il est facile de vivre avec le moine-médecin quand on s'est résigné une bonne fois à le laisser tout dire et à ne pas entendre tout ce qu'il dit. Après tout, il vaut mieux que sa légende; on l'a faite d'après le roman, en supposant que de pareilles drôleries n'avaient pu être imaginées que par un drôle : c'est le châtiment quelque peu mérité de ceux qui ont écrit trop librement.
En réalité cependant, Rabelais a dû être un galant homme. En dépouillant sa vie des anecdotes, inventées après coup, qui la rabaissent, on la trouve sinon héroïque, au moins sans affectation de mauvaises mœurs. Né en 1483 ou vers 1495 — on ne sait pas au juste — on le trouve d'abord dans un couvent de franciscains; les premiers documents authentiques nous le montrent lié avec les quatre Du Bellay, avec Geoffroy d'Estissac, un futur évêque, avec des jurisconsultes qui resteront ses amis, avec Guillaume Budé, l'humaniste. Il sait déjà du grec et passe, avec l'agrément du pape, des cordeliers aux bénédictins qui tolèrent l'étude et le travail. Mais bientôt, dégoûté de saint Benoît comme de saint François, il jette le froc aux orties et court le monde; son ancien compagnon, d'Estissac, devenu évêque de Maillezais,
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l'accueille dans sa petite cour, sorte d'abbaye de Thélème, où se rencontraient Marot, Des Périers, Salel, Hérouet, Calvin. Tous ces hommes sont à peu près d'accord : tous plus ou moins « bruissent après la Réforme. » Ils ont, de loin, entendu Luther et iraient volontiers à lui ou l'appelleraient à eux, s'ils ne craignaient pas le bûcher. Rabelais lui-même est pour ceux qu'on brûle et Gargantua s'écrie après avoir lu certaine énigme prophétique trouvée aux fondements de l'abbaye de Thélème : « Ce n'est de maintenant que les gens réduits à la créance évangélique sont persécutés. Mais bienheureux est celui qui ne sera scandalisé, et qui toujours tendra au but et au blanc que Dieu par son cher fils nous a préfix, sans par ses distractions charnelles être distrait ni diverti (1). » On sait aussi que Gargantua, les jours de pluie « alloit (2) ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques. » On sait les conseils que Gargantua donnait à son fils Pantagruel : « Et par quelques heures du jour commence à visiter les saintes lettres : premièrement, en grec, le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres; et puis, en hébreu, le Vieux Testament (3). » Lire la Bible en grec et en hébreu : c'était braver l'Église et la Sorbonne. Plus hérétiquement encore sonnait la prière de Pantagruel : « Seigneur Dieu qui as toujours été mon protecteur et mon servateur.
s'il te plaît à cette heure m'être en aide, comme en toi seul est ma totale confiance et espoir, je te fais vœu que
(1) Gargantua, chap. LVIII.
(2) Gargantua, chap. xxiv.
(3) Pantagruel, II, VIII.
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par toute contrée, tant dans ce pays de Utopie que d'ailleurs où j'aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Évangile purement, simplement et entièrement, si que les abus d'un tas de papelards et faux prophètes qui ont, par constitutions humaines et inventions dépravées, envenimé tout le monde, seront d'entour moi exterminés (1). »
Tout cela était déjà publié en 1535 : c'est la période protestante de Rabelais. Vinrent alors de nouvelles persécutions : la cour de Maillezais se dispersa, Calvin s'enfuit à Bâle et Marot à Ferrare : Marot qui ne demandait que des loisirs studieux, le plaisir dans la paix, l'indépendance. Rabelais prit peur et, après avoir erré quelque temps en France, fit un second voyage à Rome, le refuge des pécheurs. Ce n'était plus la Rome de Jules II qui avait révolté Luther ni celle de Léon X qui avait amusé Bonivard ; Paul III était pape, un Farnèse ; et le cardinal Du Bellay, grand ami des lettres, avait l'oreille de Sa Sainteté. Rabelais jugea qu'il était bon de ne pas trop s'engager dans la révolte. Il remit à Paul III des excuses très correctes, une Supplicatio pro apostasia dans laquelle il demandait pardon d'avoir quitté non l'église, mais le couvent. Il obtint fort aisément une absolution plénière ; bien mieux, le pape lui permit d'être en même temps médecin et bénédictin. Quand il revint en France (1537) le moine refroqué avait tout à fait abandonné la Réforme.
Il prit un grade de docteur en médecine et pratiqua son art où il se montra fort habile homme ; on sait qu'il était très fort en anatomie et qu'avant son cadet André Vésale il avait publiquement à Lyon disséqué le corps d'un
(1) Livre II, ch. xxix.
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pendu. On a là-dessus des vers latins d'Étienne Dolet qui ont été recueillis par Sainte-Beuve (1).
C'est qu'il faut bien le redire, Rabelais n'était point un héros ; le martyre ne l'attirait guère. Il voulait bien soutenir son opinion avec beaucoup de constance, mais, ditil plus d'une fois, jusqu'au feu exclusive. 11 n'hésita pas à trouver très beau que Pantagruel eût bientôt quitté Toulouse en voyant « qu'ils faisaient brûler leurs régents tout vifs comme harengs saurets. » La Réforme en France ne lui aurait point déplu si elle eût été faite par un roi : par François Ier, par exemple. Ce n'était pas un hérétique ou un schismatique : tout au plus aurait-on pu le traiter de gallican ; il se fût déclaré satisfait en tempérant, dans son pays, le pouvoir des papes. Outre l'horreur du bûcher, il avait certaines libertés d'esprit qui ne pouvaient s'accorder avec les nouveaux dogmes. Le serf arbitre de Luther et la prédestination de Calvin lui répugnaient évidemment. Aussi, le vit-on corriger ses deux premiers livres qui sentaient un peu trop le protestant; bien plus, à partir du troisième, il se déclara formellement anti-calviniste. On se rappelle cette Antiphysie « laquelle de tout temps est partie adverse de nature. et étoit en admiration à toutes gens écervelés et dégarnis de bon jugement et sens commun. Depuis elle engendra les matagots, cagots et papelards ; les maniacles pistolets, les démoniacles calvins imposteurs de Genève. les cafards, chattemittes, cannibales et autres monstres difformes et contrefaits en dépit de nature ! »
Grâce à ces attaques prudentes, Rabelais put vivre tranquille jusqu'aux dernières années de François Icp.
(1) Causeries du lundi. III, 4.
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Cependant la nouvelle fuite de Marot, l'exécution de Dolet lui donnèrent à penser ; la protection du roi allait lui manquer ; Rabelais chercha un refuge à Metz où il vécut comme médecin aux gages de la ville, assez pauvrement à ce qu'il paraît. Pour se refaire, il se laissa emmener pour la troisième fois à Rome; à son retour çn France, il trouva de bonnes protections : celle des Guise, de Diane de Poitiers et de Henri II. Enfin, en 1550, il devint curé de Meudon et curé très bon à ce qu'on assure. Tous ces faits excluent les anecdotes gaillardes qu'on s'est plu à imaginer pour mettre sa vie d'accord avec ses écrits. Il avait contre lui la Sorbonne qui lisait entre les lignes, mais pour lui, François Ior qui se fit lire Pantagruel et n'y trouva « passage aucun suspect. » Henri II le défendit aussi contre le Parlement et reconnut avec l'auteur qu'il n'y avait dans l'ouvrage que « folâtreries joyeuses, sans offenses de Dieu ni du roi. »
Protégé ainsi par deux souverains, béni par deux papes, le curé put vieillir tranquillement, avec dignité : rien n'autorise les pantalonnades qu'on lui a prêtées, celles surtout de la dernière heure. Aucun de ces mots de la fin n'est probable, pas même le mieux trouvé : « Je vais quérir un grand Peut-être. » Rabelais a pu penser cela, mais il l'eût dit autrement (1).
L'a-t-il même pensé? La réponse est bien difficile.
Assurément ce n'était pas un ascète et il ne songeait nullement à mortifier sa chair. « Bien crois-je l'homme replet de viandes, et crapule difficilement concevoir notice des choses spirituelles : ne suis-je toutefois en l'opinion de ceux qui, après longs et obstinés jeûnes, cuident plus
(1) AnNsTAEDT, Rabelais und sein Traité d'éducation, 1872.
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avant entrer en contemplation des choses célestes. Souvenir assez vous peut comme en Gargantua mon père (lequel par honneur je nomme) nous a souvent dit les écrits de ces ermites jeûneurs, autant êtres fades, jejunes et de mauvaise salive, comme étoient leurs corps, lorsqu'ils composoient, et difficile chose être bons et sereins restés les esprits étant le corps en inanition. » Il serait facile de citer quantité de passages contre les couvents, les sacristies et les gens d'Église. Cependant Rabelais se découvrait devant Dieu et parlait toujours avec dignité des vérités éternelles : « Car quand, par le plaisir de lui qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ains passer d'un lieu en autre, attendu que en toi et par toi je demoure en mon image visible en ce monde, vivant,voyant, et conversant entre gens d'honneur et mes amis comme je soulois. » Ainsi parle Gargantua, écrivant à son fils, et il ajoute : « Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n'entre point en âme malivole et science sans conscience n'est que ruine de l'âme ; il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui mettre toutes tes pensées, et tout ton espoir, et par foi formée de charité être à lui adjoinct, en sorte que jamais n'en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire ; mais la parole de Dieu demoure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs ; fuis la compagnie des gens auxquels tu ne veux pas ressembler, et les grâces que Dieu t'a. données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras, que tu auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi, afin que je te voie et donne ma bénédiction
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avant que mourir. — Mon fils, la paix et la grâce de Notre-Seigneur soient avec toi. Amen. »
On objectera que ce beau passage est daté de Utopie, ou encore que cette lettre de Gargantua, continuellement citée par ceux qui veulent montrer les beaux côtés de Rabelais, appartient au second livre, c'est-à-dire à l'épo- que où le moine défroqué pouvait encore se rencontrer avec Calvin. Voici pourtant un passage du livre quatrième où le sérieux devient presque épique. Plutarque raconte que dans le voisinage des Echinades une voix retentit tout à coup, ordonnant à un pilote nommé Thamous de crier à haute voix, quand son navire serait arrivé à tel point sur la mer, que Pan, le grand dieu, était mort.
« Il n'avait encore achevé, continue Pantagruel, quand • « furent entendus grands soupirs, grandes lamentations « et effroi en terre, non d'une personne seule, mais de « plusieurs ensemble. Cette nouvelle (parce que plusieurs « avaient été présents) fut bientôt divulguée en Rome.
« Et envoya Tibère César, lors empereur de Rome, quérir « cestuy Thamous. Et, après l'avoir entendu parler, ajouta « foi à ses paroles. Et se guémentant es gens doctes qui « pour lors étaient en sa cour et en Rome et en bon « nombre qui était ce Pan, trouva par leur rapport qu'il « avait été fils de Mercure et de Pénélope. Toutefois, je « le interpréterois de celui grand Servateur des fidèles « qui fut en Judée ignominieusement occis par l'envie « et iniquité des pontifes, docteurs, prêtres et moines « de la loi mosaïque. Et ne me semble l'interprétation « abhorente. Car, à bon droit, peut-il être en langage « gregois dit Pan. Vu qu'il est le notre Tout, tout ce que « sommes, tout ce que vivons, tout ce que avons, tout « ce que espérons est lui, en lui, de lui, par lui. C'est le
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« bon Pan, le grand pasteur., qui non seulement a en « amour et en affection les brebis, mais aussi les bergers.
« A la mort duquel furent plaincts, soupirs, effroi et « lamentations en toute la machine de l'univers, cieux, « terre, mer, enfers. A cette mienne interprétation com« pète le temps. Car ce très bon, très grand Pan, notre « unique servateur, mourut lez Jérusalem, régnant en « Rome Tibère César. » Pantagruel, ce propos fini, resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après, nous vîmes les larmes découler de ses yeux, grosses comme œufs d'autruche. »
Enfin, au dernier chapitre du cinquième livre, Rabelais fournit une idée et une image à Pascal : « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuale, de laquelle en tous lieux est le centre et n'a en lieu aucun circonférence, que nous appelons Dieu. »
Cette belle image n'est pas d'un athée. Tout en bouffonnant, le moine pensif, quoique malin, lançait des idées très fines, très fortes, étonnamment avancées pour le temps : celles qu'il a fournies sur l'éducation à Montaigne, à Locke, à Jean-Jacques, à Guizot qui les a commentées gravement, sont encore toutes fraîches. D'autres, sur la gloire militaire, s'adressent à un temps où nous ne sommes pas encore parvenus. « Je n'entreprendrai jamais guerre, dit Grandgousier, que je n'aie essayé tous les arts et moyens de paix. » Au temps de François Ier et de Charles-Quint, ces choses-là risquaient d'être assez mal prises. Il faut lire aussi l'expédition de Picrochole qui mit en feu deux royaumes pour venger ses fouaciers.
« Pour mieux confirmer son entreprise, envoya sonner le iabourin à l'entour de la ville. Lui-même, cependant qu'on apprêtoit son dîner, alla faire affuster son ar-
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tillerie, déploya son enseigne et orijlant et chargea force munitions tant de harnois d'armes que de gueules. En dînant, bailla les commissions. » L'expédition commence et les beaux faits d'armes : les soldats s'en vont de ci de là « gâtant et dissipant tout par où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane, emmenant boeufs, vaches, taureaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, etc., etc., abattant les noix, vendangeant les vignes, emportant les ceps, croulant tous les fruits des arbres. et ne trouvèrent personne qui leur résistât, mais un chacun se mettant à leur merci, les suppliant être traités plus humainement en considération de ce qu'ils avoient été de tout temps bons et amiables voisins. esquelles remontrances rien plus ne répondoient, sinon qu'ils leur voulaient apprendre à manger de la fouace. » Sautons quelques feuillets, jusqu'au chapitre XL VIe, le prisonnier Toucquedillon est amené devant Grandgousier, qui l'interroge sur l'entreprise manquée de Picrochole, et « quelle fin prétendait ce roi par un vacarme si tumultueux. »
A quoi répondit Toucquedillon que la fin et destinée de Picrochole « étoit de conquester tout le pays s'il povait, pour l'injure faite à ses fouaciers.
— « C'est, dit Grandgousier, trop entreprins : qui trop embrasse peu étreint. Le temps n'est plus d'ainsi conquester les royaumes avec dommage de son prochain frère Christian : cette imitation des anciens Hercules, Alexandres, Hannibals, Scipions, Césars et autres tels est contraire à la profession de l'Évangile par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres. Et ce que les Sarrasins et barbares jadis appeloient prouesses, mainte-
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nant nous appelons brigandelies et méchancetés. » Ah !
que nous sommes encore barbares et Sarrasins, et que ce « maintenant » de Grandgousier est chose confuse, lointaine, de plus en plus renvoyée par delà les siècles fabuleux de l'avenir, à l'impossible royaume d'Utopie !
Voilà bien des idées jetées au hasard par un cerveau très riche ; encore ne voit-on pas nettement ce qu'est le livre et ce qu'il veut. Il faut avant tout faire la part de la fantaisie, et se rappeler qu'au bon vieux temps, sur tous les points de la France, se déroulait « un vaste cycle légendaire dont les héros étaient des géants ». Ils étaient énormes en stature, en force, en appétit, en enjambées. « Chacun de ces personnages eut une existence à part et un nom particulier ; puis, à une époque difficile à déterminer exactement, ils ont été, pour la plupart, dépossédés de leur individualité et absorbés par un seul : Gargantua, de même que l'Hercule romain avait fini par prendre les attributs de tous les héros congénères. » Et maintenant que la science fait tout remonter jusqu'à l'Inde antique, on s'est demandé si Gargantua ne serait pas quelque dieu solaire transformé en géant (1).
(1) PAUL SÉBILLOT, Gargantua dans les traditions populaires, 1883.
« Mais à part le fragment où Gargantua produit de la neige et la fait ensuite fondre, je ne crois pas que les nouveaux documents apportent beaucoup d'arguments pour ou contre la thèse soutenue, avec prudence d'ailleurs, par M. H. Gaidoz dans Gargantua, Essai de mythologie celtique. — Tous les dialectes romans d'origine, et même les dialectes celtiques, possèdent la racine onomatopique gar, et quel que soit le suffixe qui la suit, elle éveille l'idée d'avaler. Un nom bien fait et aux syllabes pleines étant formé sur ce radical se trouvait être compris de tous et éveillait à lui seul un des attributs essentiels du géant. » Outre les livres cités, voir sur cette question La novellina del Gigante (dans la Storia delle novelline popolari de M. De
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Rabelais put donc exploiter les contes populaires, les chroniques gargantuines et collaborer peut-être à celle qui parut à Lyon en 1532. Il eut de plus sous les yeux un recueil qu'il cite plus d'une fois : Merlini Cocaiipoetm Mantuani macaronices, libri XVII (Venise, 1517). On sait que Merlin Coccaïe était le pseudonyme d'un moine défroqué, nommé Folengo, qui après avoir quitté son couvent et mené joyeuse vie, écrivit ce vers édifiant :
Est peccare hominis, nunquam emendare diabli est.
Il ne voulut pas rester diable, fit pénitence et reprit le froc. Merlin Coccaïe fournit à Rabelais quelques traits que les commentateurs ont relevés (1), mais il y a loin de Balde à Pantagruel et des contes de nourrice à La vie inestimable du grand Gargantua, livre plein de pantagruélisme. Rabelais a beau faire, il ne peut rire à l'italienne, comme Folengo, comme Berni, dans l'unique intention de s'égayer. Le grave historien De Thou voyait « dans son écrit très ingénieux, » non seulement une raillerie bouffonne, mais encore « la liberté d'un Démocrite : » C'était pour lui comme une vaste pièce « où étaient mis en scène, Gubernatis) et un article de M. Gaston Paris (Revue critique du 22 mai 1869).
(1) La version française du poème de Folengo, publiée en 1606 et réimprimée dans la Bibliothèque gauloise du bibliophile Jacob (1869), est intitulée : Histoire macaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rablais (sic). L'imprimeur (Pierre Pautonnier) a soin de répéter dans sa courte préface : « Lecteur, voicy un prototype de Rabelais (MERLIN Coco AIE), histoire de belle invention, autant diversifiée d'allégorie et d'heureux rencontre, que les esprits et les goûts les plus différents sauroient désirer. Ainsi qu'en une table bien couverte, chacun pourroit rechercher des viandes à son appétit, le sujet est universel. etc. s
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sous des noms supposés, pour être livrés à la risée du peuple, tous les ordres du royaume et toutes les classes de la société (1). » Voilà donc, dès le seizième siècle, aux yeux des hommes les plus sérieux, l'œuvre de Rabelais élevée à la hauteur d'une comédie humaine. Les deux premiers livres surtout, composés sous l'influence de la Réforme, renfermaient de fortes leçons : Dieu même y était. Plus tard, il est vrai, le burlesque grossit et devient si touffu que l'idée échappe ; il semble qu'il ne soit plus question que de rire de tout, en particulier des femmes, et de marier Panurge ou de ne pas le marier. Ouvrons nos yeux cependant; les esprits les plus austères (2) n'ont pas dédaigné de regarder derrière le rideau. « L'horizon s'élargit encore : il s'agit désormais de la recherche de la vérité en général, des auxiliaires qui peuvent y aider, des entraves qui retardent sa conquête, ou des ennemis qu'il faut vaincre pour s'en rapprocher. » Il y a un grand mot à connaître, un mot nécessaire à Panurge pour qu'il se puisse marier et à Pantagruel qui poursuit des idées plus hautes ; mais ce grand mot, nul n'a su le leur dire, ni les sibylles, ni les sages, ni les cloches, ni les sciences : il ne reste qu'un moyen de s'éclairer, c'est d'aller loin, bien loin, dans le pays de la Dive Bouteille « qui seule pourra donner la réponse certaine, définitive à la grande question. » On se met donc en voyage et l'on s'arrête en bien des îles étranges, on arrive enfin au pays de Lanternois où le pontife Bacbuc présente Panurge devant la Dive Bou-
(1) Democlitica libertate et scurrili interdum dicacitats, scriptum ingeniosissimum fecit quo vitas regnique cunctos ordines quasi in scenam sub fictis nominibus produxit et populo deridendos propinavit.
(2) M. Albert Réville dans la Revue des Deux-Monde» du 15 octobre 1872.
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teille « toute revêtue de pur et beau cristallin, en forme ovale, excepté que le limbe étoit quelque peu patent, plus qu'icelle forme ne porteroit. Là fit Bacbuc, le noble pontife, agenoiller Panurge et baiser la marge de la fontaine : puis le fit lever et autour danser trois ithymbons (danse bachique). Cela fait, lui commanda s'asseoir. puis déploya son livre ritual, et lui soufflant en l'oreille gauche, le fit chanter une épilénie (chant de vendanges), comme s'ensuit :
0 bouteille Toute pleine De mystère, etc.
Cette chanson parachevée, Bacbuc jeta je ne sais quoi dedans la fontaine, et soudain commença l'eau bouillir à force. Panurge écoutait d'une oreille en silence, Bacbuc se tenoit près de lui agenoillé, quand de la sacrée bouteille issit un bruit, tel que font les abeilles naissantes de la chair d'un jeune taureau occis et accoutré selon art et invention d'Aristeus, ou tel que fait un garrot débandant l'arbalète, ou en été une forte pluie soudainement tombant. Lors fut ouï ce mot : Trincq ! (Trink, bois, en allemand.) — « Elle est, s'écria Panurge, par la vertu Dieu rompue ou fêlée, que je ne mente : ainsi parlent les bouteilles cristallines de nos pays, quand elles près du feu éclatent. »
« Lors Bacbuc se leva et print Panurge sous le bras doucettement, lui disant : « ami, rendez grâces ès cieux, la raison vous y oblige : vous avez promptement eu le mot de la Dive Bouteille. Je dis le mot plus joyeux, plus divin, plus certain, qu'encore d'elle aie entendu depuis le temps qu'ici je ministre à son très sacré oracle. Levez-vous,
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allons au chapitre en la glose duquel est le beau mot interprété. »
La réponse de la Dive Bouteille est d'une clarté parfaite ; il faut boire ! boire à l'allemande ! Sur la façade du temple, était en lettres ioniques d'or très pur écrite cette sentence : iv otvco àX^Qeia (in vino veritas), Les philosophes sont allés plus au fond : ils ont attaché l'attention sur les deux inscriptions des « tables d'aimant indique » encastrées dans le mur du temple. L'une portait ce vers de Senèque :
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt,
(Les destinées mènent celui qui consent, tirent celui qui refuse.) L'autre inscription disait ceci : « Toutes choses se meuvent en leur fin. » Donc il faut aller à la vérité, sans qu'on nous y traîne, et toutes choses se mouvant en leur fin, nous nous en approcherons toujours davantage ; c'est par approximations successives qu'on parvient à la conquérir. Le Temps, Saturne, est père de Vérité, Vérité est fille de Temps, elle se fait d'heure en heure.
C'est pourquoi il faut boire ; je ne dis boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes ; je dis boire vin bon et frais. « Et ainsi maintenons que non rire, ains boire est le propre de l'homme. »
III.
Cependant, malgré la profondeur de « la doctrine absconse, » Rabelais n'eût pas duré comme il a fait, montant toujours plus haut en gloire ; on ne l'eût point défini
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l'Homère bouffon, le Jacob aimé de Dieu et luttant contre lui pour lui faire plaisir, s'il n'avait pas été un si grand maître en langue et en littérature. Est-il vrai qu'il ait fait pour le français ce que Dante avait fait pour l'italien ?
C'est beaucoup dire ; on peut concéder pourtant à Michelet que l'auteur de Pantagruel a employé, fondu tous nos dialectes, « les éléments de tout siècle et de toute province que lui donnait le moyen âge, en ajoutant encore un monde d'expressions techniques que lui fournissaient les sciences et les arts. Un autre eût succombé sous cette variété immense. Lui, il harmonise tout. L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les langues modernes, lui permettent d'envelopper et de dominer la nôtre. Les rivières, les ruisseaux de cette langue reçus, mêlés en lui comme en un lac, y prennent un cours commun, et en sortent ensemble épurés. Il est dans l'histoire littéraire ce que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaux vives qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en fleuves, et s'appeler la Reuss ou le Rhône ou le Rhin. »
Tout cela est juste ; il ne faut pas oublier cependant que Calvin fut un contemporain de Rabelais et que Pantagruel était loin d'avoir tout dit quand parut en français VInstitution chrétienne. Le plus grand service que Rabelais rendit à la langue, ce fut de la ramener à la source, et d'en éloigner ce qui venait de l'école ou de l'étranger. A Panurge qui lui parlait allemand, arabe, italien, anglais, hollandais, espagnol, danois, grec, hébreu, basque même, — « Dea, mon ami, dit Pantagruel, ne savez-vous parler françois ? — Si fais très bien, seigneur, répondit le compagnon : Dieu merci, c'est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ai été nourri jeune
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au jardin de France, c'est Touraine. » Sur quoi Panurge parla français et Pantagruel l'aima toute sa vie.
Par la même raison Rabelais goûtait peu le parler de Quinte-Essence : on sait le compliment de bienvenue que fit cette dame à Pantagruel : « L'honnêteté, scintillante en la circonférence de vos personnes, jugement certain me fait de la vertu latente au centre de vos esprits : et voyant la suavité melliflue de vos discrètes révérences, facilement me persuade le cœur vôtre ne pâtir vice aucun, n'aucune stérilité de savoir libéral et hautain, ains abonder en plusieurs pérégrines et rares disciplines : lesquelles à présent plus est facile, par les usages communs du vulgaire impérit, désirer que rencontrer : c'est la raison pourquoi je, dominante par le passé à toute affection privée, maintenant contenir ne me puis vous dire le mot trivial au monde, c'est que soyez les bien, les plus, les très que bien venus (1). »
Enfin l'un des chapitres les plus connus est le sixième du second livre, celui où l'écolier limousin parle une sorte de français macaronique tout saupoudré de latin — « Et bien, bien, dit Pantagruel, qu'est-ce que veut dire ce fol ?
Je crois qu'il nous forge ici quelque langage diabolique et qu'il nous charme comme enchanteur — A quoi dit un de ses gens : « Seigneur, sans doute il veut contrefaire la langue des Parisians; ne fait qu'écorcher le latin, et cuide ainsi pindariser. » D'où l'on a conclu que dès ce second livre du roman, le premier qui ait paru — dès 1533, — Rabelais avait voulu attaquer les doctrines de Ronsard qui en 1533 n'avait que neuf ans et
(1) Livre V, chap. xx.
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qui ne publia pas ses premiers vers avant 1550. Tout cela paraît minutieux et pédantesque ; il importe pourtant de bien marquer les dates, si l'on veut suivre l'histoire de la langue : hors de là pas de sécurité.
1533. — Premier livre de Pantagruel qui sera le second de l'œuvre définitive.
1535. — La Vie inestimable du grand Gargantua père de Pantagruel. Ce sera le premier livre.
1541. — L'Institution chrétienne (en français) de Calvin.
1545. — Tiers livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel.
1549. — L'Illustration de la langue françoyse. Ce fut le Manifeste de la nouvelle école.
1550. - Les Odes de Ronsard.
1552. - Quart livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel.
1553. - Mort de Rabelais.
1559. - Les vies des hommes illustres. translatées de grec en français par Amyot.
1580. — La première édition, ne comprenant que deux livres, des Essais de Montaigne.
Celui qui voulut faire pour la France ce que Dante avait fait pour l'Italie, c'est-à-dire trouver « la langue aulique », ce fut Joachim Du Bellay. Cet essai d'ennoblissement fut postérieur à la floraison luxuriante de Pantagruel. Rabelais ne put donc le combattre directement ; tout au plus attaqua-t-il l'imitation trop servile des anciens, qui devait faire tant de tort à la nouvelle école. Mais il ne put empêcher le mal; on ne saurait donc affirmer qu'il contribua beaucoup à l'avancement du français. Assurément il le maniait d'une main autrement
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souple, agile, adroite, fougueuse, hardie que celle de ses successeurs, mais cette main-là, nul n'eût pu la lui prendre ou en imiter les mouvements ; on eût plus vite enlevé la massue d'Hercule. D'autre part, à force de remonter aux sources et d'exploiter les patois, il devint plus ancien que son temps et fit, sans s'en douter, de l'archaïsme ; le vocabulaire bien moins riche de Calvin parut plus avancé peut-être, en tout cas plus commode à toutes mains. Puis la pensée, en bien des matières, commençait à chercher une dignité soutenue, une gravité d'expressions dont Rabelais donnait rarement l'exemple ; le rieur effréné, toujours emporté par la fougue de sa joie ou de sa folie, ne pouvait garder longtemps son sérieux. Ses plus fortes idées « s'éclaffaient de rire. » Il est certain que chez nous tout peut se dire gaiement (ce qui ne le peut n'est point vrai); encore faut-il, pour atteindre à cette gaieté claire, parfaite lumière de l'art, et même pour la supporter, une certaine légèreté supérieure et de tout temps assez rare. Par cette raison, le français devait être ennobli, aggravé, pour les esprits de poids. Il était destiné, a-t-on dit finement, à devenir « la langue noble par excellence », langue hors de ligne, chez les modernes, pour la morale, la politique, l'histoire, la critique, etc. Il est donc permis de penser que Du Bellay, après Calvin, mena le français sur sa pente, et Amyot sut très dignement le maintenir en traitant les hauts sujets de Plutarque. Après eux Montaigne, bien qu'il eût aussi le parler franc et assez leste, dut pourtant, bon gré mal gré, garder quelque tenue et ne put être qu'un Rabelais de bonne maison.
Ce fut tant mieux pour Rabelais qui resta seul dans la pleine liberté de ses allures et ne fut point terni, effacé par la main banale des copistes qui usent tout. Comme
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il ne se souciait pas de faire école, il alla droit son chemin, en se passant toutes les fantaisies de virtuosité, tous les caprices, toutes les lubies d'imagination et d'érudition qui le tenaient en joie ; il jonglait avec les idées, même avec les mots qu'il tenait en équilibre, ou heurtait en antithèses, ou appariait symétriquement pour le plaisir des oreilles et des yeux ; souvent il les amassait en foule, ou les rangeait en ligne ou les poussait devant lui, en file interminable, produisant par là des effets exhilarants, stupéfiants d'accumulation, et tout cela courait, dansait, chantait, hurlait, comme un tourbillon de masques en délire : mêlée formidable où tous les vocables du dictionnaire, se ruant les uns sur les autres, bousculés, culbutés, disloqués, ivres, fous, se battaient. Jamais avant, jamais après on ne vit dans l'œuvre d'un seul auteur tant de tapage et de tumulte. Certes la symphonie n'est pas complète ; il y manque à la fin surtout des repos ou des lenteurs, des émotions qui durent : ces tendresses élevées, par exemple, que Pétrarque avait connues et que retrouvait Michel-Ange, ou encore ce recueillement austère que Montaigne éprouva devant « le tombeau de Rome », et qui éveilla en lui quelque chose comme la religion des morts. On ne trouve pas dans Rabelais qui était pourtant grammairien, antiquaire, naturaliste, médecin, jurisconsulte, théologien, et, ce qui vaut mieux que tout, humaniste, car il savait beaucoup de grec : on ne trouve pas en lui toute la Renaissance. Quand Hippothadée théologien dit à Panurge. « Là vous trouverez (par les sacrées bibles) que jamais votre femme ne sera ribaude, si la prenez issue de gens de bien, instruite en vertus et honnêteté, non ayant hanté et fréquenté compagnie que de bonnes mœurs, aimant et craignant Dieu, etc., etc. —
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Vous voulez donques, dit Panurge en filant les moustaches de sa barbe, que j'épouse la femme forte décrite par Salomon ? Elle est morte sans point de faute. Je ne la vis onques, que je sache : Dieu me le veuille pardonner.
Grand merci, toutefois, mon père. Mangez ce taillon (morceau) de massepain ; il vous aidera à faire digestion ; puis boirez une coupe d'hypocras clairet ; il est salubre et stomachal. Suivons. »
Rabelais a pourtant des passages exquis, même de sentiment, celui-ci par exemple, que Sainte-Beuve aimait : « Et me souvient avoir lu que Cupido, quelquefois interrogé de sa mère Vénus pourquoi il n'assailloit les Muses, répondit que il les trouvait tant belles, tant nettes, tant honnêtes, tant pudiques et continuellement occupées, l'une à contemplation des astres, l'autre à dimension des corps géométriques, l'autre à invention rhétorique, l'autre à compositon poétique, l'autre à disposition de musique, que, approchant d'elles, il débandoit son arc, fermoit sa trousse et éteignoit son flambeau, de honte et crainte de leur nuire. Puis ôtoit le bandeau de ses yeux pour plus apertement les voir en face, et ouïr leurs plaisants chants et odes poétiques. Là prenoit le plus grand plaisir du monde. Tellement que souvent il se sentoit tout ravi en leurs beautés et bonnes grâces et s'endormoit à l'harmonie. »
Tel était le poète quand il se souvenait des Grecs. Il est doux de le quitter avec ce parfum de miel aux lèvres.
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IV.
Possession merveilleuse de sa langue et de son art, verve étincelante et pittoresque, étourdissante volubilité de paroles et d'images ; c'est par là sans doute que Rabelais conquit tant d'esprits, même à l'étranger. En effet, on ne l'a pas dit assez souvent et assez fort : ce fut lui qui releva notre littérature hors de France. Depuis le Roman de la Rose, on nous négligeait beaucoup ; c'est en Italie que les Espagnols, les Anglais, même les Allemands allaient chercher des idées et des modèles. Mais Rabelais fit un tel tintamarre qu'il attira les yeux sur lui et les ramena sur nous. Dès la seconde moitié du siècle, un Allemand de Mayence, Jean Fischart, qui passa une grande partie de sa vie à Strasbourg et mourut à Forbach en 1589 ou en 1591, fut un imitateur déclaré de Rabelais, non seulement dans l'esprit, mais dans le style. Homme de la Renaissance et en même temps de la Réforme, il appela Gargantua au secours et au service de Luther.
« Il avait, dit Heinsius, un fond inépuisable de saillies et il flagella les sottises de son siècle, tantôt avec cynisme, tantôt avec finesse, toujours avec une grande connaissance du monde. Il se servait de la langue allemande avec une étonnante hardiesse, la traitant en esclave, lui imposant des termes et des comparaisons entièrement neuves ; il est incomparable dans l'expression comique. » Tout cela, c'est la marque de Rabelais que Fischart suivait gaillardement, avec de telles enjambées et des bonds si énormes qu'il finit par le dépasser, selon Jean Paul. C'est beaucoup dire, et il ne semble pas que les Allemands par-
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tagent cet enthousiasme ; les éditions de Fischart ne se sont guères multipliées depuis trois cents ans. Jean Paul lui-même souhaitait vivement que « ce fleuve charriant l'or rencontrât un habile homme qui, versé dans la connaissance des langues et des mœurs, en sût tirer le précieux métal. » Tout n'était donc pas à garder dans le fringant satirique du seizième siècle. Les critiques récents lui reprochent un excès de bizarrerie, plus de singularité que de personnalité, l'absence de goût, de mesure et de style, même dans ce qu'on admire le plus de ses écrits (1).
On l'a porté beaucoup trop haut : ce n'était pas un talent poétique. Il avait de l'esprit, de l'intelligence, de la « génialité », de poésie point. Il était plutôt traducteur qu'inventeur, bien qu'en traduisant, il gardât ses coudées franches. Ainsi parlent les adversaires : il y a cependant bien du charme et de la verve dans l'œuvre poétique de Fischart. Sans parler des pures satires : « la Puce, » par exemple, ou encore, contre les jésuites, « la Légende du chapeau à quatre cornes : » on cite de lui un poème sérieux, plein de sentiments très nobles et de vers très vifs, quoique réguliers, qui courent bien. C'est le Gluckhafft Schiff (le Vaisseau fortuné) apportant en un jour, de Zuric à Strasbourg, une bouillie de millet chaude encore, tant l'équipage avait pris de zèle et de force à gagner le Rhin. Les Zuricois voulaient montrer par là qu'en cas de péril, ils accourraient vite au secours de leurs alliés. En racontant cette tradition, Fischart tenait de plus à prouver que l'homme de cœur triomphe de tous les obstacles.
(1) Das stylloseste, verzwickteste und ungeheuerlichste was die deutsche Sprache besitzt. (Otto Roquette, Geschichte der deutschen Dichtung, 1872).
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Son imitation de Gargantua est très libre : ce sont les mœurs allemandes que flagelle le satirique en partant de Rabelais pour suivre son propre chemin. Aussi ressemblet-il à son modèle beaucoup plus que s'il le suivait pied à pied, avec la gêne d'un interprète littéral. Ce qu'il fait, c'est ce que faisait le maître : laisser courir sa fantaisie et sa plume, à l'aventure, au hasard, hors des voies battues, sans souci des règles, en préférant l'impossible et le monstrueux ; amasser les idées et les images, faire sauter les mots, comme des balles élastiques, les presser, les gonfler, les déformer, les détourner de leur sens et de leur voie, avec des caprices d'enfant tapageur qui casse tout.
Un autre rapport entre les deux humoristes à outrance, c'est le mélange ou plutôt le choc du langage populaire et du langage érudit qui se raillent constamment l'un de l'autre. On retrouve dans l'adaptation allemande jusqu'à cesénumérations, ces accumulations de vocables qui, frappant à coups centuplés l'oreille, produisent à la longue un effet de stupeur. Ce fut donc un vrai sosie de Rabelais qu'on entendit vers 1580 en Alsace et en Lorraine (1).
(1) Malheureusement ces audaces d'esprit et de langue sont intraduisibles. Tout ce qu'on peut faire, pour montrer la manière de Fischart à ceux qui savent un peu d'allemand, c'est de transcrire le titre de son livre en entiei : Affentheurliche, Naupengeheurliche Geschichtklitterung von Thaten, und Rathen der vor kurtzen, langen und je weilen vollenwolbeschreiten Helden und Herren Grandgoschier, Gorgellantua und desz eiteldiirstlichen, durchdurstlechtigen Fiirsten Pantagruel von Durstwelten, Kônigen in Vtopien, Jederwelt Nullatenenten und Nienenreich, Soldan der neœen Kannarien Faumlappen, Dipsoder, Durstling und Oudissen Inseln, auch Grossjureten in Finsterstall und Nubel Nibel Nebellandt Erbvogt auf Nichilburg, und Niederherren zu Nullidingen, Nullenstein und Nirgendheim. Etwan von M. Franz Rabelais Franzôsisch
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Les Allemands sont restés fidèles à l'auteur de Gargantua : Wieland l'éleva au premier rang; Herder le salua comme un précurseur des écrivains du grand siècle ; Goethe l'appela son ami ; Jean-Paul, tout en lui préférant Fischart, l'étudia, l'imita même avec une telle prédilection, qu'il se fit surnommer « le Rabelais de la métaphysique ; » Chamisso avait toujours un Pantagruel sur sa table; Gervinus, qui aimait tant Cervantes, déclara que c'était un fils du curé de Meudon. Un contemporain, M. Gottlob Régis, a consacré dix ans de sa vie (1830-1841) à traduire et à commenter le livre le plus fou du seizième siècle. Plus récemment encore, en 1872, un autre Allemand, M. Arnstaedt, après avoir étudié avec le plus grand soin les théories pédagogiques de Ponocrates et de Gargantua, en a suivi le développement et l'application chez les principaux éducateurs modernes. Ainsi, même au lendemain de la guerre, la gloire de Rabelais n'avait pas baissé au delà du Rhin : c'est un fait à noter.
En Angleterre, Pantagruel fit promptement son chemin ; Bacon appela Rabelais « le grand railleur de France. »
Robert Burton(qui mourut en 1640) l'avait lu et relu avant d'écrire son Anatomyofmelancholy. Ce Burton, bien qu'hypocondre, avait des accès de gaieté folle et se faisait surnom-
entUJorffen. Nun aber ûberschrecklich lustig in einen Teutschen Model vergossen und ungefàhrlich oben hin, ure man den Grindigen lausst, in unser Mutterlallen uber oder drunten gesetzt. Auch zu diesen Truck
wider auff den Amposz gebracht und dermassen mit Pantadurstigen Mythologien oder Geheimnusdeutungen verposselt, verschmidt und verdangelt, dasz nicht ohn das Eisen, Nisi dran mangelt. Durek Uldrich Elloposeleron. Si laxes erepit : si premas erumpit. Zu Luck entk,'ieckst ein Trucks entziechts. Im Fischen Gilts misclien Gedruckt zu Grensing im Gcïnsserich. 1590.
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mer Democritus junior : c'est lui-même qui composa son épitaphe : Paucis notus, paucioribus ignotus — hic jacet — Democritus junior — cui vitam dedit et mortern — Melancholia. Burton avait lu Rabelais en français, puisque la première traduction anglaise, celle de Th. Urquhardt ne parut qu'en 1653. Depuis lors, l'humoriste gaulois (on l'a ainsi défini, bien qu'il n'y eut aucune sensiblerie dans son fait), fit souche en Angleterre. Rappelons parmi ses descendants Swift et Sterne qui lui dut bien des pages de Tristram Shandy. Enfin il suffit de feuilleter les sept volumes du « Docteur » de Southey pour constater les longues stations que le lakiste avait dû faire à l'abbaye de Thélème.
En Espagne et en Italie, Rabelais avait eu des prédécesseurs (1), mais il n'y fit pas école; les motifs de ce fait
(1) En Italie, on l'a vu, Merlin Coccaïe; en Espagne l'archiprêtre de Hita. C'est peut-être dans le livre étonnant de Jean Ruiz que Rabelais apprit comment Panurge « fit quinault l'Angloys qui arguoit par signes D (Voir livre II, chap. xix.) Chez l'archiprêtre, il s'agit d'un débat entre un portefaix romain et un docteur grec : comme ils ne parlent pas la même langue et ne s'entendent point, il est convenu qu'ils disputeraient par gestes. La séance est ouverte au milieu d'un grand concours de spectateurs. Le Grec se lève le premier et montre un seul doigt, l'index, puis se rassied majestueusement. Le Romain saute sur ses pieds, tend trois doigts au Grec, les recourbant en griffes, puis reprend son siège avec un air de satisfaction. Le Grec ouvre sa main et l'étend devant lui en prenant une expression profondément pensive. Le Romain se redressant d'un bond ferme le poing et l'agite contre son adversaire qui, rompant le silence, s'écrie que les Romains, jusque-là calomniés ont l'esprit tout à fait ouvert.
— En effet, explique-t-il, j'ai demandé à ce Romain s'il n'y a qu'un Dieu, et il m'a répondu aiffrmativement, tout en avançant trois doigts pour montrer que ce Dieu est en trois personnes. Je lui ai demandé si la volonté de Dieu est toute puissante ; il m'a répondu que Dieu
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seraient intéressants à rechercher. Peut-être eût-il été dangereux, vers 1550, de traduire Pantagruel en espagnol ou en italien ; on sait d'ailleurs que le roman fut inscrit dans les Index de Rome. Jusqu'ici, les recherches faites aux bibliothèques d'Italie n'ont pu exhumer qu'une seule mention de Gargantuasso, dans un recueil de facéties publié en 1609: encore n'est-il pas bien sûr que cette mention se rapporte au livre de Rabelais. Faut-il croire qu'en ce temps-là l'Espagne et surtout l'Italie étaient trop grandes dames pour s'occuper de nos écrivains ? Ce doit être la raison principale ; cependant le Tasse, qui fit un voyage en France moins de treize ans après la mort de Rabelais, ne dédaigna pas de s'incliner devant Ronsard et de le saluer comme un maître. Il est permis de penser que la langue du satirique tourangeau était trop touffue trop chargée de mots difficiles, exotiques ou excentriques pour arriver de prime-saut à l'oreille des étrangers. De ses voyages en Italie, il reste fort peu de traces ; il n'en reste aucune des ouvrages qu'il écrivit en thuscan et qui sont
tient le monde dans sa main, voilà pourquoi il a fermé le poing comme s'il tenait un globe. Donc il connaît le mystère de la Trinité ; donc les Romains méritent toute sorte d'égards. Interrogé à son tour, le Romain explique ainsi la pantomime : « Le Grec m'a dit qu'avec son doigt il me crèverait un œil, cela m'a mis en colère et je lui ai répondu que je me chargerais de lui crever les yeux avec trois doigts, et de lui casser les dents avec le pouce ; il m'a dit de prendre garde à mes oreilles et qu'il me souffletterait; je lui ai répondu que je lui donnerais un si vigoureux coup de poing, que de sa vie il ne pourrait ni l'oublier ni s'en venger. Dès qu'il a vu que la chose tournait au sérieux, et que je n'étais pas homme à me laisser intimider, il s'est cru pressé de faire la paix. » A de Puibusque, Histoire comparée des littératures espagnole et française. 1844. - Th. de Puymaigre, les Vieux Auteurs castillans (1862), tome II, p. 70.
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signalés dans un privilège du roi. Un érudit très fin (1) suppose que Rabelais ne devait pas beaucoup estimer l'Italie de son temps, et cite des passages de son livre peu obligeants pour les Italiens. Politien entr'autres y est malmené, en passant, d'une bourrade un peu rude. Grandgousier ne voulait même pas manger de saucisses de Bologne, parce qu'il craignait les poisons d'Italie, li bouconi de Lombardi.
Il n'est pas probable que ces coups de griffe aient fait DeaUCOUP de peine aux Italiens ; tout porte à croire qu'ils les ignorèrent. Le seul d'entre eux (nous le prouverons plus loin) qui semble avoir connu Panurge et l'écolier limousin, ce fut Giordano Bruno. La France ne reprit sa puissance littéraire en Italie qu'au siècle suivant ; et Rabelais n'a pas encore été traduit en toscan, pas même en bergamasque.
Dans son pays, du premier jour, avant même que maître Alcofribas, abstracteur de quintessence, y eût aidé, Gargantua était devenu populaire; une chronique gargantuine avait paru en 1532, trois ans avant celle du maître, avec un tel succès qu'il s'en était « plus vendu par les imprimeurs en deux mois qu'il ne sera acheté de bibles en neuf ans. » Cependant le libertinage du livre, dans tous les sens très étendus qu'avait alors le mot, souleva bientôt des haines acerbes. Les moines d'abord, cela s'entend, crièrent haro sur le transfuge, l'appelant « monstre pestilentiel, docteur de débauches. souillé de vices sans nom. » Vinrent après les réformés, Calvin en tête, ce Calvin qui, dans Pantagruel, était traité de « démoniacle » ;
(1) M. Olindo Guerrini, dans un article intitulé Rabelais in ltalia.
(Rassegna settimanale, vol. III, num. 55.)
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derrière Calvin, Théodore de Bèze oublia le distique latin qu'il avait composé en un meilleur temps sur Rabelais :
Qui sic nugatur tractantem ut seria vincat, Seria dum faciet, die mihi quantus erit.
s.
Bèze lui tourna le dos, comme firent tous les protestants : Robert Estienne eût voulu que l'« athée » fût brûlé ; Henri Estienne le mit au rang des blasphémateurs, et quand le consistoire que Bèze dirigeait voulut poursuivre Henri Estienne, il l'appela « le Pantagruel de Genève ».
En même temps sévissait l'opposition de la Pléiade : Joachim du Bellay, dont nous lirons bientôt le manifeste, visait à l'ennoblissement de la langue ; il ne pouvait donc permettre les façons débraillées de Panurge et de frère Jean. Ronsard, dont le curé de Meudon s'était moqué plus d'une fois et qui, plus jeune que lui d'une trentaine d'années (pour le moins), n'avait peut-être point osé lui répondre ; Ronsard se vengea cruellement quand le Gaulois fut mort. On connaît sa cruelle épitaphe :
Une vigne prendra naissance De l'estomac et de la panse Du bon Rabelais qui boivoit Toujours cependant qu'il vivoit.
Jamais le soleil ne l'a vu, Tant fût il matin, qu'il n'eût bu, Et jamais au soir la nuit noire, Tant fût tard, ne l'a vu sans boire, Car altéré, sans nul séjour, Le galant boivoit nuit et jour.
Il chantoit la grande massue Et la jument de Gargantue.
Et d'Épistème les combats.
Mais la mort, qui ne boivait pas,
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Tira le buveur de ce monde Et ores le fait boire en l'onde Qui fuit trouble dans le giron Du large fleuve d'Achéron.
L'opposition de la Pléïade put faire du tort au pantagruélisme ; on est étonné devoir Montaigne, qui éleva si haut la poésie de Ronsard, mettre le roman de Rabelais parmi elles livres simplement plaisants » et « dignes qu'on s'y amuse ». On voit que même les oreilles libres ont pris une certaine habitude et comme un besoin de solennité.
Au siècle suivant, on revient à Pantagruel, même à Panurge qui se retrouvent comme chez eux chez Molière et chez la Fontaine, même dans les grandes maisons de Racine et de Boileau ; cependant le siècle vieillit et s'attriste.
La Bruyère écrivait dans la cinquième édition de ses Caractères (1590) : « Marot et Rabelais sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits : tous deux avoient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible ; son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable ; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien au delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusques à l'exquis et. à l'excellent ; il peut être le mets des plus délicats. » Ce passage souvent cité prouve qu'en 1690 « les plus délicats » admiraient encore derrière l'éventail, et que « la canaille » restait sous le charme. Le fait est confirmé par un autre témoignage daté de 1697 : « Si
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Rabelais revenoit au monde, il seroit étonné de voir que son nom et des livres composés pour se divertir y aient fait tant de bruit (1). »
Après la compression, le relâchement ; Philippe d'Orléans devait amener au pouvoir « les fanfarons de vice ».
Est-il vrai que ce prince, allant à la messe avec Louis XIV, ait porté à la main, au lieu de bréviaire, un volume de Pantagruel ? Un soir en tout cas, en sortant de l'Opéra, il loua très fort ce livre en présence de Voltaire qui en conclut ceci : « Je le pris pour un prince de mauvaise compagnie qui avait le goût gâté. » De son propre aveu, Voltaire (comme Bayle du reste et d'autres) tenait Rabelais à mépris, le mettait plus bas que Swift, et osait dire tout crûment : « C'est un philosophe ivre qui n'a écrit que dans le temps de son ivresse. » Il affirma aussi que « l'ouvrage devrait être réduit au demi-quart. » Ne nous fâchons pas : il faut tout entendre et tout comprendre. En ce temps-là, c'était « le goût » qui régnait en France, c'està-dire, même dans les vilenies, un certain air de décence et de propreté. Un peu plus tard, en s'éloignant toujours plus de Versailles, Voltaire fit le pèlerinage de Meudon : il écrivit à Mme du Deffant, en 1760 : « J'ai relu, après Clarisse, quelques passages de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entomeures et la tenue du conseil de Picrochole ; je les sais pourtant presque par cœur, mais je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c'est la peinture du monde la plus vive. Ce n'est pas que je mette Rabelais à côté d'Horace. Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons : il ne faut pas
(1) Observations sur les œuvres de maître François Rabelais (1692), ouvrage cité par Sainte-Beuve (Port-Royal, III, 117).
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qu'il y ait deux hommes de ce métier dans une nation, mais il faut qu'il y en ait un. Je me repens d'avoir dit autrefois trop de mal de lui. »
L'élan était donné ; en critique littéraire, au siècle dernier (nous aurons à le prouver plus tard), c'est Voltaire qui ouvrit et rouvrit le plus de portes. Vint Bernardin de SaintPierre qui écrivit très gravement : « C'en était fait du bonheur des peuples, et même de la religion, lorsque deux hommes de lettres, Rabelais et Michel Cervantes, s'élevèrent l'un en France, et l'autre en Espagne et ébranlèrent à la fois le pouvoir monacal et celui de la chevalerie.
Pour renverser ces deux colosses, ils n'employèrent d'autres armes que le ridicule, ce contraste naturel de la terreur humaine. Semblables aux enfants, les peuples rirent et se rassurèrent. »
Cela est faux comme si c'était écrit d'hier : la critique transcendentale allait naître. Mais quel joli mot sur le ridicule « ce contraste naturel de la terreur humaine » !
Comme c'est bien trouvé : le rire, contraire de la peur !
Après l'acclamation de Bernardin, les autres suivirent; à Lamartine qui tâchait de conspuer encore <t le grand boueux de l'humanité », Chateaubriand jeta ce mot : g Rabelais de qui découlent les lettres françaises. » Tous les romantiques applaudirent et Michelet, le plus convaincu, le plus vibrant de tous, poussa le suprême hourrah de l'ovation : « Rabelais, le fou le plus sublime de la Renaissance, l'engendreur de Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai, de la foi profonde unie à la science. »
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V.
Il faut pourtant retourner au seizième siècle. On a vu que Rabelais eut contre lui les moines, les réformés et le groupe de Ronsard, qui était déjà formé en 1553.
Le manifeste de Joachim du Bellay, La défense et Villustration de la langue française, avait paru dès le 15 février 1549. Voici, en substance, la pensée du novateur qui comptait vingt-cinq ans à peine : « Je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns de notre nation qui, n'étant rien moins que Grecs ou Latins, déprisent et rejettent d'un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en françois : et ne me puis assez émerveiller de l'étrange opinion d'aucuns savants qui pensent que notre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition. Notre langue ne saurait être nommée barbare. Si elle n'est si copieuse et si riche que la grecque ou latine, cela ne doit être imputé au défaut d'icelle, comme si d'elle-même elle ne pouvait jamais être sinon pauvre et stérile, mais bien on le doit attribuer à l'ignorance de nos majeurs (aînés, devanciers). » Si cette langue « commence à fleurir sans fructifier ou plutôt.
n'a pas encore fleuri, » ce n'est pas la faute de sa nature « aussi apte à engendrer que les autres ; » c'est la faute de ceux « qui l'ont eue en garde, et ne l'ont cultivée à suffisance, ains comme une plante sauvage, en celui même désert où elle avoit commencé à naître, sans jamais l'arroser, la tailler, ni défendre des ronces et épines qui lui faisoient ombre, l'ont laissée envieillir et quasi-mourir. »
Il faut donc cultiver notre jardin, mais de quelle ma-
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nière ? Par des traductions de livres grecs ou latins ?
C'est insuffisant; mieux vaut imiter les Romains qui ne traduisaient pas, mais qui enrichirent leur langue en « imitant les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant, et après les avoir bien digérés, les transformant en sang et nourriture. C'est chose grandement louable, emprunter d'une langue étrangère les sentences et les mots et les approprier à la sienne ».
Il faut donc, non pas traduire, mais s'assimiler les anciens : c'est le moyen de « donner à notre langue l'excellence et lumière des autres plus fameuses. Quelqu'un dira : Marot me plaît, pour ce qu'il est facile et ne s'éloigne point de la commune façon de parler ; Heroet (1) (dit quelqu'autre) pour ce que tous ses vers sont doctes, braves et élabourés. Quant à moi, telle superstition ne m'a point éloigné de mon entreprise : pource que j'ai toujours estimé notre poésie françoyse être capable de plus haut et meilleur style que celui dont nous nous sommes si longuement contentés. » Il s'agit donc d'« amplifier notre langue : » on n'y peut arriver cr sans doctrine et sans érudition ». Il y faut de longues privations et « de longues vigiles ». 0 poète futur, lis donc et relis
(1) Heroet, nommé plusieurs fois dans cet écrit de Du Bellay, fut évêque de Digne et mourut en 1568. Il eut donc, de son vivant, une certaine notoriété ; on ne connaît guère aujourd'hui de lui que le titre d'un poème érotique, la Parfaite amie qui se transformait de mille manières pour plaire sans cesse à son ami : Si se tenir à une est difficile, Il peut de moi seule en forger un mille ; Si le changer lui plaît, il changera, Et, variant, de moi ne bougera.
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premièrement, « feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poésies françoises aux jeux floraux de Toulouse et au puy de Rouen (ou puy de Palinod, confrérie littéraire), comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries qui corrompent le goût de notre langue et ne servent, sinon à porter témoignage de notre ignorance. Chante-moi ces odes inconnues encore de la Muse françoise. et qu'il n'y ait vers où n'apparoisse quelque vestige de rare et antique érudition. Sur toutes choses, prends garde que ce genre de poème soit éloigné du vulgaire, enrichi et illustré de mots propres et d'épithètes non oisifs, orné de graves sentences, et varié de toutes manières de couleurs et ornements poétiques. Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne. » Tu y trouveras pour modèles, Pétrarque et d'autres Italiens plus récents. « Chante-moi d'une musette bien résonnante et d'une flûte bien jointe ces plaisantes églogues rustiques à l'exemple de Théocrite et de Virgile (églogues) marines à l'exemple de Sannazar, gentilhomme neapolitain. Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les vouloient restituer en leur ancienne dignité, je serois bien d'opinion que tu t'y employasses. »
Joachim du Bellay voulait donc relever et « magnifier » la poésie française qui, depuis les chansons de gestes, avait replié ses ailes, et n'allait plus qu'en marchant ou en sautillant comme les oiseaux familiers. C'était un poète de bonne maison qui avait vécu longtemps en Italie, chez Pétrarque et l'Arioste ; il eût voulu que Laure la Provençale ou Roland le paladin de France eussent été chantés grandement par un poète de leur pays. Le vif et simple
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gaulois de Marot ne suffisait plus aux Français qui avaient vu Rome, écouté Dante. Montons au Capitole : nous n'avons plus à craindre « ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille qui, sous ombre de bonne foi, nous surprennent tout nus. » A Rome et en Grèce, ô jeunes gens ! « pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple delphique, ainsi que vous l'avez fait autrefois ; et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles ni ses flèches rebouchées (émoussées ). Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne attachée à sa langue » (allusion à l'Hercule gaulois décrit par Lucien).
Tel fut le cri de guerre poussé par Joachim Du Bellay.
Par malheur ce poète qui vécut peu (1524-1560), mal armé contre les luttes de la vie, n'était pas homme à commander la bataille; tout ce qu'il sut faire, ce fut d'assouplir le langage lyrique et de « sonner des sonnets » qui auraient émerveillé même les Italiens :
De fleurs, d'épis, de pampre je couronne Paies, Cérès, Bacchus, afin qu'ici Le pré, le champ et le terroy aussi En foin, en grain, en vendange foisonne.
De chaud, de grêle et de froid qui étonne L'herbe, l'épi, le cep n'ayant souci, Aux fleurs, aux grains, aux rayons adouci Soit le printemps, soit l'été, soit l'automne.
Le bœuf, l'oiseau, la chèvre ne dévore L'herbe, le blé ni le bourgeon encore.
Faucheurs, coupeurs, vendangeurs, louez donques
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Le pré, le champ, le vignoble angevin : Granges, greniers, celliers on ne vit onques Si pleins de foin, de froment et de vin (1).
Joachim Du Bellay revint bientôt d'Italie et se plut en France, dans la poésie tempérée, mais non sans fraîcheur et sans chaleur, de l'air natal. On répète volontiers son sonnet, peut-être le meilleur, où il chante la cheminée de son petit village. le clos de sa pauvre maison qui lui est une province et beaucoup davantage : Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux Que des palais romains le front audacieux ; Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine, Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, Plus mon petit Liré que le Mont Palatin, Et plus que l'air marin la douceur angevine.
Celui qui commanda le mouvement fut Ronsard il prit la poésie où l'avair, laissée Marot et la conduisit jus-
(1) Ce défilé de mots marchant trois à trois a toujours plu aux sonettistes, Aubigné devait dire : A ce bois, ces prés et cet antre Offrons les jeux, les pleurs, les sons, La plume, les jeux, les chansons D'un poète, d'un amant, d'un chantre.
Et M. Joséphin Soulary, de nos jours : Si j'avais un arpent de sol : mont, val ou plaine, Avec un filet d'eau : torrent, source ou ruisseau, J'y planterais un arbre : olivier, saule ou frêne, J'y bâtirais un toit : chaume, tuile ou roseau.
Sur mon arbre un doux nid : gramen, duvet ou laine, Retiendrait un chanteur : pinson, merle ou moineau; Sous mon toit un doux lit : hamac, natte ou berceau, Retiendrait une enfant blonde, brune ou châtaine.
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qu'à Malherbe. Quoi qu'en aient dit les novateurs contemporains qui l'ont voulu pour père et pour maître, le chef de la Pléïade travailla, plus que tout autre, à amplifier, à ennoblir la langue poétique : il fut le premier en date des classiques français. Ce que Boscan avait fait en Espagne, ce que Surrey venait de faire en Angleterre, il le fit en France : il élargit et releva la poésie à l'exemple des Italiens, par l'imitation de l'antique, et cela de parti pris, après beaucoup d'étude et de réflexion. Un peu forcément, comme son contemporain et ami Du Bellay (ils étaient nés tous deux en 1524), Ronsard se remit à l'étude à la suite d'une innnnité; il était devenu sourd dans une mission à Turin et cette « surdité bienheureuse » le contraignit à quitter la diplomatie pour les lettres. En 1543, à dix-neuf ans, il recommença ses classes chez l'humaniste Dorat (ouDaurat, d'Aurat, Auratus) poète lui-même et directeur du collège de Coqueret où fut fondée la Brigade, premier noyau de la Pléiade. En même temps, Ronsard composait ses premières odes lentement, patiemment, laborieusement, sans se hâter de produire et de se produire; il laissa les autres passer devant lui. Il voulait porter coup dès sa première œuvre et y réussit pleinement ; ses odes (il n'importa pas le mot, déjà lancé par Du Bellay, mais tenta le premier l'aventure) le rendirent aussitôt célèbre. Célébrité méritée à bien des égards, il faut le reconnaître : dès la première strophe de la première ode on admirait une envergure et un déploiement d'aile inconnu jusqu'alors en pays français :
Toute royauté qui dédaigne La vertu pour humble compaigne
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Dresse toujours le front trop haut, Et, de son heur outrecuidée, Court, vague sans être guidée De la raison qui lui défaut.
0 Roi par destin ordonné Pour commander seul à la France, Le Dieu tout puissant t'a donné Ce double honneur dès ton enfance, Lequel (après la longue horreur De Mars vomissant sa fureur Et l'âpre venin de sa rage Sur ton pays noirci d'orage) Par l'effort d'un bras souverain A fait ravaler la tempête Et ardre à l'entour de ta tête Un air plus tranquille et serein.
A cette strophe de dix-huit vers succédaient une antistrophe d'égale grandeur, puis une épode de quatorze vers et comme la triade se renouvelait dix fois, l'ode entière d'un beau souffle lyrique mesurait quatre cents vers : on n'avait jamais rien entendu de pareil dans notre langue.
Derrière ces grands morceaux, que le poète appelait pindariques, dansaient des pièces plus courtes et d'un tour plus vif que l'oreille française a mieux retenues :
Mignonne, allons voir si la rose, Qui ce matin avoit déclose Sa robe de pourpre au soleil, A point perdu cette vesprée Les plis de sa robe pourprée Et son teint au vôtre pareil.
Ronsard excellait encore dans le sonnet qui remplit dresque entièrement son second recueil, les Amours
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(1552), consacré à Cassandre et à beaucoup d'autres Le temps s'en va, le temps s'en va, madame ; Las ! le temps non, mais nous nous en allons.
Et tôt serons étendus sous la lame; Et des amours desquelles nous parlons Quand serons morts n'en sera plus nouvelle.
Pource aimez-moi cependant qu'êtes belle.
Cette même idée, mélancoliquement épicurienne, revient souvent dans les Amours ; c'est elle qui inspira encore ce beau sonnet, celui qu'on redit le plus, et avec raison, car nul autre ne montre mieux le talent et aussi le caractère, le fort et le faible du poète : Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu dévidant et filant, Direz chantant mes vers et vous émerveillant : Ronsard me célébrait tandis que j'étois belle.
Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant Bénissant votre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ; Vous serez au foyer une vieille accroupie Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ; Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Telle était la note de Ronsard, plus rapproché de Marot qu'il ne le croyait, pétrarquisant à la gauloise ou à la manière d'Horace et ne s'évaporant pas dans l'extase à la poursuite d'une Béatrice en l'air. C'est dans ces jolis
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vers érotiques savamment écrits, mais sincèrement sentis, qu'il est tout à fait à son aise : point guindé ni tendu, ni hors de lui, point « ahanné » comme il se montrait assez souvent quand il voulait atteindre Pindare. Il y avait chez lui, quand il sautait aux astres au lieu de suivre sa pente, un échauffement factice et une fureur de parti pris. On sent en lui l'esprit studieux qui a voulu retourner à l'école jusqu'à vingt-sept ans : il a des théories, des procédés qui lui sont propres ; il ne fait rien d'inspiration, ne laisse rien au hasard. Sur tout ce qui regarde un ouvrage en vers, dans son Art poétique et dans ses préfaces de la Franciade, il nous a laissé des recettes et des prescriptions. Défense d'employer des épithètes naturelles, comme « verte ramée » ou « rivière courante ». Liberté pleine de forger des mots ou d'en accoupler à la façon des Grecs (mains ivoirines, bandeau sommeillard, cheveux blondement longs, menton rondement fossellu, détremper tout orgueil en humblesse, l'astre perruqué de lumière, les géants serpent-pieds, les centaures domptepoulains ; les poètes mâche-lauriers, etc.). Permission d'abréger, d'allonger les mots, d'en changer même le son de dire troupe, par exemple, au lieu de trope (ce troupe est resté) ne fût-ce que pour la rime. Ne point nommer les choses par leur nom, chercher les circonlocutions, les périphrases, éviter les inversions (Ronsard s'en permit cependant de très fortes), ne pas craindre l'hiatus et l'enjambement. Mais surtout chercher les grands mots sonores, éclatants, remplissant bien la bouche. Veut-on deux beaux vers ? Les voici :
Son harnois il endosse et, furieux aux armes, Profendit par le fer un scadron de gendarmes.
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Dans ces écrits didactiques, Ronsard traite aussi du
vers alexandrin sur lequel il changea d'avis plusieurs fois ; après l'avoir remis en honneur, il l'abondonna le trouvant trop long, sentant trop la prose « ayant trop de caquet » ; le fait est qu'il le menait lui-même assez mollement, d'une main lâche et flasque. Il ne l'employa pas dans sa Franciade, alléguant que Charles IX lui avait imposé le décasyllabe ou vers commun. Charles IX avait peut-être raison; le décasyllabe en effet (ou hendécasyllabe en le mesurant à l'italienne) a chassé partout l'alexandrin et il est devenu, sous la main de Dante et du Trissin, de Camoens et d'Ercilla, de Shakespeare et de Milton, de Lessing et de Goethe, le vers héroïque et dramatique. D'où vient donc qu'il n'ait pu se maintenir chez nous ? De plusieurs raisons qu'on a dites et d'une principale à laquelle on n'a pas songé : c'est que nos poètes, en particulier Ronsard dans sa Franciade, ont voulu s'en tenir aux rimes plates. Or le décasyllabe exige des rimes croisées : il n'a pu fournir une longue carrière, comme dans la Divine Comédie ou le Roland furieux, qu'en formant des terzines ou des octaves, ou encore en se passant de rime, comme il a fait dans les drames et dans le Paradis perdu. Même en badinant (dans la Pucelle par exemple et ailleurs) Voltaire n'attelait pas deux à deux ses décasyllabes. Seul, l'alexandrin est assez long pour supporter des rimes plates ; encore l'a-t-on disloqué de nos jours parce qu'il agaçait par sa monotonie la fine oreille d'André Chénier.
Ronsard ne s'en tient pas à la vàsification, il tâche encore de fixer, sans y mettre beaucoup d'ordre et de soin, les règles du poème héroïque. Après avoir porté Virgile aux nues, il le prend de haut avec d'autres :
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avec l'Arioste, par exemple, dont le « fantastique » lui déplaît ; n'oublions jamais que Ronsard fut un raisonneur et un sage. Chez l'Arioste, quelques membres lui paraissaient beaux « mais le corps tellement contrefait et monstrueux qu'il ressemble plutôt aux rêveries d'un malade de fièvre continue qu'aux inventions d'un homme bien sain. » Quant aux règles du genre, il donnait celleci : ne pas commencer une épopée par le commencement; les bons ouvriers l'attaquent au milieu et joignent après le tout avec tant d'industrie « que de telles pièces rapportées ils font un corps entier et parfait. »
— Ce Delille prématuré recommandait encore « les descriptions des lieux, fleuves, forêts, montagnes, de la nuit, du lever du soleil, du midi, des vents, de la mer, des dieux et déesses avec leur propre métier, habit, chars et chevaux, te façonnant ainsi (dit-il à son élève) à l'exemple d'Homère que tu observeras comme un divin exemple, sur lequel tu tireras au vif les plus parfaits linéaments de ton tableau. » — Ainsi décrire, non d'après nature, mais d'après les anciens : c'est un précepte que l'Italie donnait et suivait déjà depuis un siècle. Ronsard ajoutait, de son crû peut-être, qu'il fallait beaucoup décrire « pour faire grossir le poème en un juste volume » : voilà un conseil qui plaît encore à nos romanciers.
Suivent d'autres instructions naïvement minutieuses, même sur le costume : habiller les héros « tantôt de la peau d'un lion, tantôt d'un ours ; » ne pas oublier « les admonestations des dieux » déguisés en simples mortels ; chercher des métaphores dans les arts et métiers (tels que l'industrie du fer et la vénerie) qui honorent le genre humain; introduire dans le récit des courtoisies faites aux étrangers, magnifiques présents de capitaine à capi-
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taine ; s'étendre, en la détaillant pièce à pièce, sur l'armure du héros ; marquer le battement de pied des che vaux, l'éclair des armes entrechoquées, les tourbillons de poussière, les cris des soldats : « froissis de piques, brisement de lances, accrochement de haches. » Tenonsnous-en là : ce luxe de prescriptions et de préoccupations nous montre suffisamment pourquoi la Franciade fut une œuvre manquée. Cela ne coulait pas de source, comme les jolies odelettes où Ronsard allait à son pas sans échasses en laissant battre son cœur. Assurément en 1572 notre grande poésie était encore à naître : il suffit, pour s'en convaincre, de comparer la Franciade non seulement aux poèmes italiens de deux cent cinquante ans plus vieux, mais même à la prose française du siècle : n'oublions pas qu'en 1572 Rabelais et Calvin étaient déjà morts.
Mais si Ronsard n'atteignit pas la grande poésie, au moins dans une œuvre capitale, il fut avec Du Bellay le premier qui eut le courage de la poursuivre, cela soit dit à son éternel honneur. Il écrivait au début de son Art poétique : « Sur toutes choses, tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vénération, et ne les feras jamais servir à choses déshonnêtes, à risées, ni à libelles injurieux, mais les tiendras chères et sacrées comme les filles de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu qui de sa sainte grâce a premièrement par elles fait connaître aux hommes les excellences de sa majesté. » Ces fières paroles expliquent l'importance de Ronsard, de son vivant et après sa mort, jusqu'à l'avènement de Malherbe. Malgré l'opposition des marotistes, notamment de Mellin de Saint-Gelais, qui se moquaient des « pindariseurs, » l'auteur des Odes était devenu, dès sa première œuvre, le prince des poètes et même, par excellence « le poète fran-
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çais ». L'Académie des jeux Floraux ne se contenta pas de lui décerner l'églantine d'or, elle lui offrit une Minerve d'argent massif. Ses maîtres, Turnèbe et Dorât, l'élevèrent au rang d'Homère et de Virgile. Les étrangers le portèrent aux nues ; il fut bien réellement le premier poète d'entre Seine et Loire qui eût passé le Rhin, les Alpes et la mer. Les Allemands l'expliquaient dans leurs écoles ; le Tasse, moins âgé que lui de vingt ans, vint le consulter sur les premiers chants de la Jérusalem. Plus tard, Élisabeth d'Angleterre lui offrit un diamant; Marie Stuart, un buffet qui avait coûté deux mille écus; les deux reines ennemies étaient d'accord sur le mérite du poète. Brantôme, se trouvant à Venise dans une imprimerie où il demandait un Pétrarque, y rencontra un ancien ambassadeur qui lui dit : « Mon gentilhomme, je m'étonne comment vous êtes curieux de venir chercher un Pétrarque parmi nous, puisque vous en avez un en votre France plus excellent deux fois que le nôtre, qui est M. de Ronsard. » Quant au roi Charles IX, tout le monde sait à quel point il honorait son poète et les beaux vers qu'il lui adressa : Il faut suivre ton roi qui t'aime par sus tous Pour les vers qui de toi coulent, braves et doux.
Tous deux également nous portons la couronne : Mais roi, je la reçus ; poète, tu la donne.
Quand le triomphateur mourut (1585), tous les rimeurs du temps le pleurèrent ; il se trouva même quatre sonettistes italiens, pour mener le deuil du gran Ronsardo.
Vingt-cinq ans plus tard pour le moins (après la mort de Henri IV et l'avènement de Louis XIII), l'auteur des Odes et des Amours était encore aux yeux d'un adversaire
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religieux, Agrippa d'Aubigné, le premier poète de France Arrêtons-nous ici, car nous tenons un document que l'histoire littéraire n'a pas encore vulgarisé (1). Dans une lettre sans suscription, Agrippa, racontant à un inconnu le mouvement poétique du siècle précèdent, partage les lyriques en trois bandes ou volées : « La première, dit-il, sera de la fin du roi François et du règne de Henri second, et lui donnerons pour chef M. de Ronsard que j'ai connu privément, ayant osé à l'âge de vingt ans (de seize ans, dit-il ailleurs) lui donner quelques pièces, et lui, daigné me répondre. Notre connaissance redoubla sur ce que mes premiers amours s'attachèrent à Diane de Talcy, nièce de Mlle de Pré, qui était sa Cassandre. Je vous convie, et ceux qui me croiront, à lire et relire ce poète sur tous. C'est lui qui a coupé le filet que la France avoit sous la langue, peut-être d'un style moins délicat que celui d'aujourd'hui, mais avec des avantages auxquels je vois céder tout ce qui est écrit de ce temps, où je trouve plus de fluidité, mais je n'y vois point la fureur poétique sans laquelle nous ne lisons que des proses bien rimées. »
Cela dit, Aubigné montre « la suite » de Ronsard; il faut suivre exactement l'ordre et l'orthographe des noms qu'il donne « du Bellay, Salel, Le Chevalier, Lopital, Jodelle, Belleau, Pontus de Thyar, Filieul, Peletier du Mans, Bayf, Sève Lyonnois, Marot (!), Bèze, Florant Chrestien, Denizot, Saincte Marthe, Aurat, La Roche Chandieu, Marc Antoine de Muret, Guy, Le Faivre. »
N'est-il pas singulier de voir Marot, soixante-dix ans
(i) Œuvres complètes d'Agrippa d'Aubigné, édition Réaume et La Caussade (1873), tome I, p. 457.
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environ après sa mort, jeté par son coreligionnaire Aubigné parmi la foule à la suite de Ronsard ? Vient ensuite la seconde bande « qui a trouvé le chemin battu par les premiers. Je ferai mener la danse par le cardinal Du Perron, suivi par Desportes, Laval, Byard, Billard, Amadis Jamin, Benjamin Jamin son frère, Dubartas, Trelon, Bonnefon, président de Thou, de Brach, Raspin, Bely, Vatel, la Gessée et du Monin. La primauté que je donne au cardinal Du Perron n'est point tant fondée sur l'ordre de ses écrits que sur leur excellence. Desportes écrivit heureusement sur les inventions d'autrui. »
Après avoir jugé sommairement les poètes de la seconde bande (et fort étrillé Du Bartas), Aubigné arrive à la troisième bande qu'il fait commander par Bertaut, suivent « Malerbe, Desiveteaux, Lynjande, Motin, Sponde, le marquis d'Urfé, Nervèze, Foncheran, Gombault, Expilly, Gamon. » et une damoiselle dont le nom reste en blanc. Malherbe donc, vers 1610, n'était pas encore universellement reconnu pour le maître des maîtres. Aubigné ajoute que la première bande, celle de Ronsard, « guérit le françois de toute barbarie et lui apprit à piller la Grèce ; » la seconde, celle de Du Perron, « a profité abondamment dans les poètes italiens.
et la dernière, qui est du règne présent (Louis XIII), observe plus exprès que les autres que la construction françoyse n'ait rien de différent au langage commun ; » ce que n'approuvait pas Aubigné qui aimait les locutions « emphatiques et majestueuses. » Il admira donc et imita jusqu'en ses vieux jours la magniloquence de Ronsard.
Entre tous ces poètes, qui n'ont rien amené de nouveau en littérature, si l'on cherche une tendance générale, on
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ne trouvera guère que celle-ci : tous ou presque tous (sauf les huguenots Du Bartas et Aubigné) furent plus sages, plus contenus que le maître. Même Régnier, qui croyait suivre Ronsard, était retourné à Marot : il fut de ceux qui ouvrirent le grand siècle où nous le retrouverons. Même Ronsard, en sa vieillesse, tâchait de se contenir et de s'effacer : comme les autres, il allait à Malherbe. Et Malherbe, à tout prendre, n'eut plus à réagir contre lui : il ne fit que le continuer en le contenant, en l'effaçant davantage, en le biffant même tout à fait un jour d'humeur, mais en gardant de lui ce qui était à garder : l'ampleur de la période lyrique, la dignité soutenue, la dévotion de l'art, le souffle et les ailes. La vague qui s'est avancée sur la grève ou le canon qui vient de vomir sa mitraille reculent naturellement. Malherbe fut le recul de Ronsard.
VI.
La Pléiade, appuyée par la Sorbonne, n'attaqua pas seulement Rabelais, elle attaqua aussi la Réforme, affaire d'antipathie autant que de situation et d'intérêt : les artistes purs, amis de la tranquillité, n'aiment pas les idées qui font trop de bruit dans la rue. Ronsard se montra fort agacé de cette insurrection contre le culte établi.
Dans son discours sur Les misères de ce temps, il gourmanda Théodore de Bèze :
Ne prêche plus en France une Évangile armée, Un Christ empistolé tout noirci de fumée Portant un morion en tête, et dans sa main Un large coutelas rouge de sang humain.
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Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au Prince, Cela n'est qu'un appât qui tire la province A la sédition, laquelle dessous toi Pour avoir liberté ne voudra plus de roi.
Ainsi parlait Ronsard, fâché de l'attention qu'attirait la Réforme : il descendit même aux gros mots et lança contre un prédicateur une épigramme où quatre injures marchaient de front dans chaque vers : Ton erreur, ta fureur, ton orgueil et ton fard Qui t'égare et t'intente et t'enfle et te déguise, Dévoyé, fol, superbe et feint contre l'Eglise, Te rend confus, félon, arrogant et cafard.
Le catholicisme avait des vengeurs plus sérieux que Ronsard : Montluc par exemple, un Aubigné papiste, prisonnier à Pavie, chevalier à Cerisoles, défenseur de Sienne, puis lancé avec fureur dans les batailles religieuses où « il se rendit épouvantable, » au dire d'un ennemi. Il écrivit ses Commentaires, un beau livre que Henri IV appela « la bible du soldat : » bible souvent féroce, où il dit des guerres civiles : « Ce n'est pas comme aux guerres étrangères où on combat comme pour l'amour et l'honneur, mais aux civiles il faut être ou maître ou valet, vu qu'on demeure sous même toit, et ainsi il faut venir à la rigueur et la cruauté ; autrement, la friandise du gain est telle, qu'on désire plutôt la continuation de la guerre que la fin. » Il faut entendre Montluc raconter les sorties qu'il faisait, suivi de deux laquais qui lui servaient de bourreaux ; on allait ainsi donner la chasse aux religionnaires. La première fois, on en rencontra quatre : le premier fut égorgé, deux autres pendus ; quant au quatrième, comme il n'avait que dix-huit
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ans, Montluc ne voulut pas le faire mourir, « afin aussi qu'il portât les nouvelles à ses frères ; mais bien lui fisje bailler tant de coup de fouet aux bourreaux qu'il me fut dit qu'il en étoit mort au bout de dix ou douze jours après. Et voilà la première exécution que je fis au sortir de ma maison, sans sentence ni écriture, car en ces choses j'ai ouï dire qu'il faut commencer par l'exécution. »
Non moins cruels et plus acharnés peut-être étaient les prédicateurs de la Ligue. L'un des plus ardents, Jean Boucher, celui qui du haut de la chaire chrétienne, à SaintGermain l'Auxerrois, vociferait « qu'il falloit tout tuer, qu'il étoit grandement temps de mettre la main à la serpe et d'exterminer ceux du Parlement et d'autres, » Boucher n'épargnait personne, pas même Henri III : « Ce teigneux est toujours coiffé à la turque d'un turban, lequel on ne lui a jamais vu ôter, même en communiant ; et quand ce malheureux hypocrite faisoit semblant d'aller contre les reîtres, il avoit un habit d'Allemand fourré et des crochets d'argent, qui signifioient la bonne intelligence et accord qui étoient entre lui et ces diables noirs empistolés. Bref, c'est un Turc par la tête, un Allemand par le corps, une harpie par les mains, un Anglais par la jarretière, un Polonois par les pieds et un vrai diable en l'âme. YBoucher ne ménagea pas même Henri IV au moment de l'abjuration : c'est alors, au contraire, qu'il le flétrit avec le plus de rage. « Quelle cendre? quelle haire?
quels jeûnes ? quelles larmes ? quels soupirs ? quelle nudité des pieds ? quels frappements de poitrine ? quel visage baissé ? quelle humilité de prières? quelle prostration par terre en signe de pénitence ? Les gens de guerre embâtonnés, les fifres, les tambours sonnants, l'artillerie et
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escopetterie, les trompettes et clairons, la grande suite de gentilshommes, les demoiselles parées, la délicatesse du pénitent appuyé sur le col d'un mignon, pour le grand chemin qu'il avoit à faire, environ cinquante pas, depuis la porte de l'abbaye jusqu'à la porte de l'église ; la risée qu'il fit, regardant en haut avec un bouffon qui étoit à la fenêtre : « En veux-tu pas être ? » le dais, l'appui, les oreillers, les tapis semés de fleurs de lis, l'adoration faite par les prélats à celui qui se doit soumettre et humilier devant eux sont les traits de cette pénitence. » Ce Boucher, qui vécut longtemps (1551-1646) fut recteur de l'université de Paris, prieur de la Sorbonne et curé de Saint-Benoît, « trompette de sédition, » a dit de lui Bayle. Avocat audacieux du régicide, il applaudit au meurtre de Henri III et il écrivit l'apologie de Jean Châtel.
Ainsi, dès cette époque, on ne respectait plus rien, pas même le roi ; ce qui dominait, dans la Ligue et ailleurs, c'était l'esprit révolutionnaire. La France, en suivant sa pente naturelle, n'allait pas à la Réforme qui l'eût contenue, elle roulait déjà du côté de la Révolution. Toutes les traditions étaient écartées, tout frein rompu, non seulement par ceux qui croyaient bien faire en cassant le trône pour étayer l'autel, mais encore par les adolescents affamés d'idéal et grisés d'héroïsme. Tel était cet Étienne de la Boétie qui mourut à trente-trois ans (1563) en laissant d'une vie si courte une trace assez profonde pour que Montaigne, son ami, l'ait proclamé grand homme, « le plus grand que j'aie connu au vif, je dis des parties
(1) Cu. LABITTE, De la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue. 1841.
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naturelles de l'âme et le mieux né. » Dans une déclamation véhémente, le Contr'un, ce jeune homme osa porter la main sur la monarchie.
Ce n'était pourtant point là tout l'esprit français. Entre les camps surexcités, il y avait les sages, les modérés, les « politiques » : l'Hôpital, de Thou, Pasquier, etc. : ceux à qui devait se rallier la prudence de Henri IV. En 1561, l'Hôpital, « le plus grand homme de la robe qui fut ni qui sera jamais » selon Brantôme, grava un mot nouveau : « tolérance religieuse » dans les lois de notre pays. Il espérait calmer les esprits à force de sagesse, mais en ce temps de haines violentes, il dut bientôt comprendre que les hautes pensées ne suffisent point pour abattre les vagues de la mer. Ce qui dut le consoler un peu de ses déceptions, c'est qu'il les avait prévues. « Je sais bien que j'aurai beau dire, écrivait-il, je ne désarmerai pas la haine de ceux que ma vieillesse ennuie. Je leur pardonnerais d'être si impatients s'ils devoient gagner au change, mais quand je regarde tout autour de moi, je serais bien tenté de leur répondre, comme un bon vieil homme d'évêque, qui portoit, comme moi, une longue barbe blanche et qui, la montrant, disait : « Quand cette neige sera « fondue, il n'y aura plus que de la boue. »
Cependant si l'excellent l'Hôpital qui aurait voulu « ôter ces noms diaboliques, noms de partis et de séditions : luthériens, huguenots, papistes, » et ne pas changer « le nom de chrétiens, » si l'Hôpital fut déçu et battu de son vivant (il mourut en 1573, un an après la SaintBarthélemy), son esprit devait triompher à la longue et monter sur le trône avec Henri IV. Le torrent débordé rentra dans son lit; même la polémique finit par se calmer et se ranger; après les invectives des ligueurs,
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nous eûmes la Sat-ire ménippée où l'esprit était assez maître de soi pour rire avec grâce. Le pamphlet en prose et en vers s'élevait jusqu'à l'éloquence, jusqu'à la comédie. Il faut entendre Passerat souhaiter aux Allemands tout sorte de bonheur pour les inviter à rester chez eux et à cesser « leurs pilleries ».
Les oiseaux peints vous disent en leurs chants : Retirez-vous, ne touchez & ces champs ; A Mars n'est point cette terre sacrée, Ains à Phébus qui souvent se récrée.
N'y gâtez rien et ne vous y jouez : Tous vos chevaux deviendroient encloués : Vos chariots, sans aisseuils et sans roues, Demeureroient versés parmi les boues.
Et, en fuyant, battus et désarmés, Boiriez de l'eau que si peu vous aimez.
Gardez-vous donc d'entrer en cette terre : Ainsi jamais ne vous faille la guerre ; Ainsi jamais ne laissiez en repos Le porc salé, les verres et les pots ; Ainsi toujours. sous la table ; Ainsi toujours couchiez-vous à l'étable, Vainqueurs de soif et vaincus de sommeil, Ensevelis en vin blanc et vermeil, Sales et nus, vautrés dedans quelque auge, Comme un sanglier qui se souille en sa bauge !
Brief, tous souhaits vous puissent advenir, Fors seulement d'en France revenir Qui n'a besoin, ô étourneaux étranges, De votre main à faire ses vendanges !
Peu à peu, Henri IV aidant, les lettres s'apaisent et cet apaisement va jusqu'à l'indifférence : elles se désintéressent toujours plus de la politique et de la religion, et « ne s'occupent plus que d'elles-mêmes » : c'est un caractère
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qu'elles garderont jusqu'à la fin du dix-septième siècle.
Tout y poussait : d'abord la fatigue des guerres civiles, puis le penchant naturel de nos meilleurs écrivains, dont la plupart n'étaient pas des hommes de guerre et ne demandaient que des nuits tranquilles, des loisirs studieux.
Amyot fut de ce nombre. Né à Melun de parents pauvres, instruit à Paris où il ne dédaignait pas, pour vivre, d'être le domestique des écoliers — sa mère lui envoyait, par les bateliers de Melun, un pain chaque semaine, et la nuit, faute de lumière, il lisait à la lueur de charbons ardents — puis maître ès arts à dix-neuf ans, étudiant en droit, bientôt professeur à Bourges, abbé de Bellozane, comblé de caresses et de faveurs, le bon Amyot, comme on l'appelle « sans trop savoir (1) » passa cinq ans en Italie, alla au Concile de Trente (1551) avec une commission du roi, fut précepteur de deux princes royaux (1554) et traduisit Daphnis et Chloé J puis les Vies des hommes illustres (1559), enfin les (Euvres morales du même Plutarque qui parurent en 1572, l'année de la Saint-Barthélemy, dédiées au roi Charles IX « pour témoigner à la postérité (dit la dédicace) et à ceux qui n'ont pas cet heur de vous connaître familièrement que Notre-Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature. »
Ce passage prouve la candeur d'Amyot qui vivait à l'écart, s'effaçant volontiers, jouant du clavecin, car il aimait la musique, et restant malgré tout le plus modeste des hommes. Il eut pourtant affaire à la Ligue qui fit de lui, jusque-là si heureux et si florissant, « le plus affligé, détruit et ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en
(1) SAINTE-BEUVE, Causerie» du lundi, IV.
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France. Outre le danger de ma personne, m'ayant été la pistole plusieurs fois présentée sur l'estomac, et les ordinaires indignités et oppressions que je reçois journellement de ceux d'Auxerre, le tout pour avoir été officier et serviteur du roi ; étant demeuré nu et dépouillé de tous moyens, de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse mort étant survenue (celle du roi Henri III, son bienfaiteur) me fait avoir regret à ma vie (1). »
Quand Amyot écrivit ces tristes lignes, il était déjà fort avancé en âge ; il mourut quatre ans après, en 1593, à quatre-vingts ans.
Dans cette longue carrière, il avait fort avancé la langue, on peut même dire que ce fut lui qui l'avança le plus. De ses prédécesseurs, l'un, Rabelais, était resté trop Rabelais; l'autre, Calvin, s'adressait à trop peu de gens pour accomplir chez nous ce que Luther avait fait en Allemagne; quant à Montaigne, qui vint après, c'était un Français d'outre-Loire, plein de pétulance, de hardiesse, fringant et pittoresque, mais Gascon comme Montluc, et n'ayant pas le délié, le coulant d'Amyot. Le traducteur de Plutarque est le plus français et le moins provincial des contemporains : tous les magasins et tous les trésors de la langue (dit Vaugelas) « sont dans les ouvrages de ce grand homme et encore aujourd'hui nous n'avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu'il ne nous ait laissées ; et bien que nous ayons retran-
(1) Lettre d'Amyot au duc de Nevers, du 9 août 1589, citée dans la vie d'Amyot par l'abbé Le Bœuf.
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ché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l'autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade. » Amyot voulait un style « élu, » composé des mots « les plus propres. plus doux, sonnant le mieux à l'oreille, plus coutumièrement en la bouche des bien parlants. bons françois et non étrangers. » Il trouva ce qu'il voulait et Henri Estienne put dire de lui : « Il a sucé sans affectation tout ce qui étoit de beau et de doux en notre langue. »
Amyot fut le prince des traducteurs ; on l'a trouvé « étrangement pesant et traînassier » quand il écrivait pour son propre compte. Il n'avait son génie propre que quand il était « porté par un autre, » et n'arrivait à la parfaite aisance de l'originalité que lorsqu'il voguait « dans le plein courant de pensée d'un de ses auteurs favoris ». Ce qui ne diminue en rien son mérite. Toutes les langues que fit le seizième siècle furent faites par des traductions. Seulement, voici un point qui aurait dû sauter aux yeux des critiques : on traduisait la Bible pour constituer définitivement l'allemand, l'anglais, le hollandais, le danois, le suédois. Ce ne fut pas la Bible qui fixa le français, ce fut Plutarque. En passant par Amyot, qui le rendit naïf et bonhomme, Plutarque agit puissamment sur l'esprit national. « Toute l'ancienne prose française, a dit Joubert, fut modifiée par le style d'Amyot et le caractère du livre qu'il avait traduit. » Montaigne était du même avis : après avoir donné à Jacques Amyot la palme sur tous nos écrivains français, pour le savoir, la persistance du travail, la naïveté et pureté de langage, etc., etc., l'auteur des Essais ajoute : « Mais surtout je lui sais bon gré d'avoir su trier et choisir un livre si digne et si
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à propos pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier : sa merci (grâce à lui) nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d'école; c'est notre bréviaire. » C'est pourquoi Montaigne, qui, de son propre aveu, n'entendait rien au grec, lisait si assidûment le Plutarque d'Amyot et, même quand il écrivait, le tenait ouvert sur sa table, l'appelant notre Plutarque, mon Plutarque « depuis qu'il est français ».
Les écrivains du dix-septième siècle restèrent fidèles à leur doux aïeul; quand Tallemant s'avisa de vouloir corriger son ouvrage, Boileau appela Tallemant « le sec traducteur du français d'Amyot. » Racine, qui lisait à Louis XIV les « Vies des hommes illustres » non sans en rajeunir quelque peu la langue, parce que le roi n'entendait pas l'ancien français ; Racine disait de ce beau livre d'où tant de beaux drames sont sortis : il a « dans le vieux style du traducteur une grâce que je ne crois pas pouvoir être égalée dans notre langue moderne. » La Bruyère nous apprend que de son temps on lisait encore Amyot. et Coëffeteau; mais, ajoute-t-il, oc lequel lit-on de leurs contemporains (1) ?» Au siècle suivant, l'heureux traducteur « qui avait rendu Plutarque populaire et que Plutarque rendit immortel, » était encore étudié avec grand profit par Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Enfin de nos jours, à part quelques pédants
(1) On lit Montaigne dont vous venez de parler, pourrions-nous répondre à la Bruyère. Montaigne en effet (1533-1592) était bien plus le contemporain d'Amyot (1513-1593) que le dominicain Coëffeteau, évêque de Marseille, prédicateur de Henri IV et traducteur de Florus. Il n'en est pas moins intéressant de savoir qu'en 1690 Amyot et Coëffeteau étaient mis sur la même ligne.
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qui reprochent au facile prosateur de n'avoir pas su assez de grec, tout le monde lit Amyot et reste sous le charme.
Châteaubriand lui-même, qui n'aimait pas Plutarque, et qui le définit « un agréable imposteur en tours naïfs, » se laissa prendre pourtant quand, au retour d'un voyage en Orient, il lut dans la traduction d'Amyot la mort de Pompée. Il déclara que c'était le plus beau morceau des deux écrivains ; lisons-le donc, puisque Châteaubriand le met si haut. On sait l'histoire : Pompée, battu à Pharsale, s'était enfui presque seul sur un vaisseau à Lesbos où l'attendait Cornélie, sa nouvelle épouse. Il partit de là pour demander asile, en Egypte, à son pupille Ptolémée XII; mais les ministres de ce jeune roi, craignant César, firent assassiner Pompée en mer, sous les yeux de sa femme Cornélie et de son fils Sextus. Les assassins étaient allés chercher leur victime jusque sur sa galère pour l'amener sur le territoire égyptien. Pompée prit congé de Cornélie, et descendit dans la barque avec une suite très mince. «. Quand ils vinrent à approcher de la terre, Cornelia, avec ses domestiques et familiers amis, se leva sur ses pieds, regardant en grande détresse quelle seroit l'issue. Si lui sembla qu'elle devoit bien espérer quand elle aperçut plusieurs des gens du roi qui se présentèrent à la descente comme pour le recueillir (Pompée) et l'honorer : mais sur ce point, ainsi comme il prenoit la main de son affranchi Philippus pour se lever plus à son aise, Septimius (un de ses anciens soldats) vint le premier par derrière, qui lui passa son épée à travers le corps, après lequel Salvius et Achilles dégainèrent aussi leurs épées, et adonc Pompeius tira sa robe à deux mains au devant de sa face, sans dire ne faire aucune chose indigne de lui, et endura vertueusement les coups qu'ils lui
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donnèrent, en soupirant un peu seulement, étant âgé de cinquante-neuf ans, et ayant achevé sa vie le jour ensuivant celui de sa nativité. Ceux qui étoient devant les vaisseaux à la rade, quand ils aperçurent ce meurtre, jetèrent une si grande clameur que l'on l'entendoit jusqu'à la côte, et levant en diligence les voiles, se mirent à la rame pour s'enfuir, à quoi leur servit le vent qui se leva incontinent frais aussitôt qu'ils eurent gagné la haute mer, de manière que les .Ægyptiens, qui appareilloient pour voguer après eux, quand ils virent cela, s'en déportèrent, et, ayant coupé la tête, en jetèrent le tronc du corps hors de la barque, exposé à qui eut envie de voir ce misérable spectacle.
« Philippus, son affranchi, demeura toujours auprès, jusque à ce que les égyptiens furent assouvis de le regarder, et puis l'ayant lavé de l'eau de la mer, et enveloppé d'une sienne pauvre chemise, parce qu'il n'avoit autre chose, il chercha au long de la grève, où il trouva quelque demourant d'un vieil bateau de pêcheur dont les pièces étoient bien vieilles, mais suffisantes pour brûler un pauvre corps nu, et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain homme d'âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la guerre sous Pompéius : si lui demanda : « Qui es-tu, « mon ami, qui fais cet apprêt pour les funérailles du « grand Pompéius? » Philippus lui répondit qu'il étoit un sien affranchi. — « Ah 1 dit le Romain, tu n'auras « pas tout seul cet honneur, et te prie veuille moi rece« voir pour compagnon en une si sainte et si dévote ren« contre, afin que je n'aie point occasion de me plaindre « en tout et partout de m'être habitué en pays étranger, « ayant en récompense de plusieurs maux que j'y ai
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« endurés, rencontré au moins cette bonne aventure de <c pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le « plus grand capitaine des Romains. » Voilà comme Pompéius fut ensépulturé. Le lendemain, Lucius Lentulus ne sachant rien de ce qui étoit passé, ains venant de Cypre, alloit cinglant au long du rivage, et aperçut un feu de funérailles, et Philippus auprès, lequel il ne reconnut pas du premier coup ; si lui demanda : « Qui est « celui qui, ayant ici achevé le cours de sa destinée, re« pose en ce lieu ? » Mais soudain, jetant un grand soupir, il ajouta : « Hélas! à l'aventure est-ce toi, grand « Pompéius? » Puis descendit en terre, là où bientôt après il fut pris et tué. Telle fut la fin du grand Pompéius. »
Amyot nous conduit vers son successeur immédiat, son frère en Plutarque et son admirateur le plus chaud : plume gasconne, avons-nous dit, mais esprit bien français, contenu, tempéré, peu ou point tourmenté par l'infini, se contentant du : « Que sais-je ? » qui répondait à toutes ses curiosités : nous allons aborder Michel de Montaigne.
VII.
« Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré, autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose que de passer en repos et à part ce qui me reste de vie, il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté s'entretenir soi-même et s'arrêter et rasseoir en soi, ce que j'espérai qu'il pût meshui (désormais) faire plus aisément, devenu avec le
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temps plus poisant et plus mûr, mais je treuve, comme
Variam semper dant otia mentem,
que, au rebours, faisant cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-même qu'il n'en prenoit pour autrui, et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en roolle espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même. (1).
« Je naquis entre onze heures et midi, le dernier jour de février 1533 comme nous comptons à cette heure, commençant l'an en janvier. Il n'y a justement que quinze jours j'ai franchi trente neuf ans : il m'en faut, pour le moins autant. Cependant s'empêcher du pensement de chose si éloignée, ce serait folie. Mais quoi ? les jeunes et les vieux laissent la vie de même condition : nul n'en sort autrement que comme si tout présentement il yentroit ; joint qu'il n'est homme si décrépit, tant qu'il voit Mathusalem devant, qui ne pense avoir encore vingt ans dans le corps. Davantage, pauvre fol que tues, qui t'a établi les termes de ta vie ? Tu te fondes sur les comptes des médecins : regarde plutôt l'effet et l'expérience.
Par le commun train des choses, tu vis piéça (depuis longtemps) par faveur extraordinaire : tu as passé les termes accoutumés de vivre. Et qu'il soit ainsi, compte de tes cognoissants combien il en est mort avant ton âge plus qu'il n'en y a qui l'aient atteint. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort, nulles nouvelles : tout cela est beau ; mais aussi, quand elle arrive ou
(1) E,sai" Uv. I, chap. vin.
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à eux ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude (soudainement) et au découvert, quels torments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable ! vîtesvous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus? Il y faut prouveoir de meilleure heure et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la tête d'un homme d'entendement, ce que je treuve entièrement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c'étoit ennemi qui se pût éviter, je conseillerois d'employer les armes de la couardise : mais puisqu'il ne se peut, puisqu'il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu'honnête homme., et que nulle trempe de cuirasse ne nous couvre. apprenons à le soutenir de pied ferme et à le combattre ; et pour commencer à lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie toute contraire à la commune, ôtons-lui l'étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n'ayons rien si souvent en la tête que la mort ; à tous instans représentons-la à notre imagination et en tous visages : au broncher d'un cheval, à la chute d'une tuile, à la moindre piqure d'épingle, remâchons soudain : « Eh bien ! quand ce seroit la mort même ! »
et là-dessus roidissons-nous et nous efforçons. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté : qui a apprins à mourir, il a dèsapprins à servir ; le savoir mourir nous affranchit de toute subiection et contrainte : il n'y a point de mal en la vie pour celui qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal. Je suis pour celle heure en tel état, Dieu merci, que je puis déloger quand il lui plaira, sans regret de chose quelconque. Je me dénoue partout ; mes adieux sont tantôt prins de chacun, sauf de moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en
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desprint plus universellement que je m'attends de faire.
Les plus mortes morts sont les plus saines (1).
« Le bon père que Dieu me donna, qui n'a de moi que la reconnoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde, m'envoya dès le berceau nourrir à un pauvre village des siens et m'y tint autant que je fus en nourrice et encore au delà, me dressant à la plus basse et commune façon de vivre : magna pars liberlatis est bene moratus venter.
Son humeur visoit encore à une autre fin, de me rallier avec le peuple et cette condition d'hommes qui a besoin de notre aide, et estimoit que je fusse tenu de regarder plutôt vers celui qui me tend les bras que vers celui qui me tourne le dos ; et fut cette raison aussi pourquoi il me donna à tenir, sur les fonts, à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m'y obliger et attacher. Son dessein n'a pas du tout mal succédé : je m'adonne volontiers aux petits, soit pource qu'il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion qui peut infiniement en moi (2).
« C'est un bel et grand adgencement (ornement) sans doute que le grec et le latin, mais on l'achète trop cher.
Je dirai ici une façon d'en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même : s'en servira qui voudra. Feu mon père. en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, me donna en charge à an Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue et très bien versé en la latine. Oettui-ci qu'il avoit fait venir exprès, et qui étoit bien chèrement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux
(1) Livre I, ch. xix.
(2) Livre III, ch. XIII.
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autres moindres en savoir, pour me suivre et soulager le premier : ceux-ci ne m'entretenoient d'autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'étoit une règle inviolable que ni lui-même ni ma mère, ni valet, ni chambrière ne parlaient en ma compagnie qu'autant de mots de latin que chacun avoit apprins pour jargonner avec moi.
C'est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprindrent assez de latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance pour s'en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques qui étoient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont prins pied par l'usage, plusieurs appellations latines d'artisans et d'utils. Quant à moi, j'avais plus de six ans avant que j'entendisse plus de françois ou de périgordin que d'arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avois apprins du latin tout aussi pur que mon maître d'école le savoit (1). L'esprit je l'avais lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit ; l'appréhension, tardive ; l'invention, lâche ; et, après tout, un incroyable défaut de mémoire. J'étois si poisant, mol et endormi, qu'on ne me pou voit arracher de l'oisiveté, non pas (même) pour me faire jouer. Ce que je voyois, je le voyois bien, et sous cette complexion lourde, nourrissois des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon âge. Il n'y a rien tel (pour instruire un enfant) que l'appétit et l'affection : autrement on ne fait que des ânes chargés de livres, on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science ; laquelle, pour bien
(1) Livre I, ch. xxv
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faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser.
« Au demourant, mon langage n'a rien de facile et poli ; il est âpre et dédaigneux ayant des dispositions libres et déréglées : et me plaît ainsi, sinon par mon jugement , par mon inclination : mais je sens bien que parfois je m'y laisse trop aller, et qu'à force de vouloir éviter l'art et l'affectation, j'y retombe d'une autre part. Je suis tout simplement ma forme naturelle : d'où c'est, à l'aventure, que je puis plus à parler qu'à écrire. Le mouvement et action animent les paroles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fais, et qui s'échauffent; le port, le visage, la voix, la robe, l'assiette peuvent donner quelque prix aux choses qui d'elles-mêmes n'en ont guère, comme le babil. Mon langage françois est altéré, et en la prononciation, et ailleurs, par la barbarie de mon crû : je ne vis jamais homme des contrées de deçà, qui ne sentît bien évidemment son ramage, et qui ne blessât les oreilles pures françoises. Si ce n'est (encore n'est-ce pas) pour être fort entendu en mon périgordin, car je n'en ai non plus d'usage que de l'allemand, et ne m'en chault guère; c'est un langage (comme sont autour de moi, d'une bande et d'autre, le poitevin, xaintongeois, angoumoisin, limosin, auvergnat) brode (lâche), traînant, esfoiré : il y a, bien au-dessus de nous, vers les montagnes, un gascon que je treuve singulièrement beau, sec, bref, agissant et à la vérité, un langage mâle et militaire plus qu'autre que j'entende, autant nerveux, puissant et pertinent comme le françois est gracieux, délicat et abondant.
Quant au latin, qui m'a été donné pour maternel, j'ai perdu par désaccoutumance la promptitude de m'en pou-
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voir servir à parler, oui et à écrire : en quoi autrefois je me faisois appeler maître Jehan. Voilà combien peu je vaux de ce côté-là (1).
« Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement : ou si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. Les difficultés, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles ; je les laisse là après leur avoir fait une charge ou deux. Si ce livre me fâche, j'en prends un autre ; et je ne m'y adonne qu'aux heures où l'ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pource que les anciens me semblent plus pleins et plus roides. Les livres qui m'y servent (à ranger mes opinions et conditions) c'est Plutarque. et Sénèque. Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche y est traitée à pièces décousues qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, de quoi je suis incapable. Quant à Cicéron, sa façon d'écrire me semble ennuyeuse. ce qu'il y a de vif et de moëlle est étouffé par ses longueries d'apprêts. Si j'ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moi, et que je rammtoive ce que j'en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps, je n'y treuve que du vent. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soutenir l'effort; ni les subtilités grammairiennes, ni l'ingénieuse contexture de paroles et d'argumentation n'y servent. Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute : les siens languissent autour du pot ; ils sont
(1) Livre II, ch. xvir.
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bons pour l'école, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller et sommes encore, un quart d'heure après, assez à temps pour en retrouver le fil.
« Les historiens sont ma droite balle (mon plus facile amusement) ; car ils sont plaisants et aisés : et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paroit plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu (1 ).
« Cela m'a semblé un peu lâche, qu'ayant eu à dire qu'il avait exercé certain honorable magistrat (magistrature) à Rome, il (Tacitus) s'aille excusant que ce n'est point par ostentation qu'il l'a dit. Ce trait me semble bas de poil pour une âme de sa sorte, car le n'oser parler rondement de soi accuse quelque faute de cœur : un jugement roide et hautain, et qui juge sainement et sûrement, il use à toutes mains des propres exemples ainsi que de choses étrangères, et témoigne franchement de lui comme de choses tierces. Il faut passer par dessus ces règles populaires de la civilité en faveur de la vérité et de la liberté.
J'ose non seulement parler de moi mais parler seulement de moi : je fourvois quand j'écris d'autres choses, et me dérobe à mon sujet. Je ne m'aime pas si indiscrètement et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier (à part moi) comme un voisin, comme un arbre : c'est pareillement faillir de ne voir pas jusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on n'en voit. Nous devons plus d'amour à Dieu qu'à nous, et le connaissons moins et si (cependant) en parlons tout notre saoul (2).
(1) Livre II, ch. x.
(2) Livre III, ch. vin.
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« Voire mais, on me dira que ce dessein de se servir de soi, pour sujet à écrire, serait excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur réputation, auraient donné quelque désir de leur connaissance. Cette remontrance est très vraie, mais elle ne me touche que bien peu. Je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d'une ville ou dans une église, ou place publique : c'est pour le coin d'une librairie (bibliothèque) et pour en amuser un voisin, un parent, un ami, qui aura plaisir à me raccointer et repratiquer en cette image. Les autres ont prins cœur de parler d'eux, pour y avoir trouvé le sujet digne et riche ; moi, au rebours, pour l'avoir trouvé si stérile et si maigre qu'il n'y pût échoir soupçon d'ostentation. Je juge volontiers des actions d'autrui ; des miennes, je donne peu à juger, à cause de leur nihiliM; je ne trouve pas tant de bien en moi, que je ne le puisse dire sans rougir. Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à des pensements si utiles et agréables?.. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait : livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et étrangère, comme tous autres livres.
Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi, si continuellement, si curieusement. Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ? et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles.
Quantes fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction. Je n'ai aucunement étudié pour faire un livre; mais j'ai aucunement étudié pour ce que je l'avois fait : si c'est aucunement étudier, que effleurer et
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pincer, par la tête ou par les pieds, tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions ; oui, pour les assister pieça formées, seconder et servir (1).
« Je me mariai à trente-trois ans. (2) de mon dessein j'eusse fui d'épouser la sagesse même, si elle m'eût voulu. Mais nous avons beau dire, la coutume et l'usage de la vie commune nous emportent ; la plupart de mes actions se conduisent par exemple, non par choix ; toutefois je ne m'y conviai pas proprement, on m'y mena, et y fus porté par des occasions étrangères ; or non seulement les choses incommodes, mais il n'en est aucune si laide et vicieuse et évitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident, tant l'humaine posture est vaine : et y fus porté, certes, plus mal préparé lors et plus rebours (à contre-cœur), que je ne suis à présent après l'avoir essayé. J'ai en vérité plus sévèrement observé les lois du mariage que je n'avois ni promis ni espéré. Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraver : il faut prudemment ménager sa liberté ; mais depuis qu'on s'est soumis à l'obligation, il s'y faut tenir sous les lois du devoir commun, au moins s'en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s'y porter avec haine et mépris font injustement et incommodément : et cette belle règle que je vois passer de main en main entre elles, comme un saint oracle : Sers ton mari comme ton maître Et t'en garde comme d'un traître, qui est à dire : « porte-toi envers lui d'une révérence contrainte, ennemie et défiante, » cri de guerre et défi, est
(1) Livre II, ch. XVIII.
(2) Livre II, ch. VIII.
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pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mol pour dessein si épineux. A dire vrai, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d'habileté et galantise d'esprit que de confondre la raison avec l'injustice et mettre en risée tout ordre et règle qui ri accord» (ne s'accorde pas) à mon appétit : pour haïr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l'irréligion. Si on ne fait toujours son devoir, au moins le faut-il toujours aimer et reconnaître : c'est trahison de se marier sans s'épouser. Un bon mariage, s'il en est, refuse la compagnie et conditions de l'amour, il tâche à représenter celles de l'amitié. C'est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre infini d'utiles et solides offices, et obligations mutuelles (1).
« La touche d'un bon mariage et sa vraie preuve, regarde le temps que la société dure, si elle a été constamment douce, loyale, et commode. En notre siècle, elles (les femmes) réservent plus communément à étaler leurs bons offices et la véhémence de leurs affections envers leurs maris perdus ; cherchent au moins lors à donner témoignage de leur bonne volonté : tardif témoignage et hors de saison ! Elles peuvent plutôt par là qu'elles ne les aiment que morts : la vie est pleine de combustion; le trépas, d'amour et de courtoisie. Comme les pères cachent l'affection envers les enfants, elles volontiers de même cachent la leur envers le mari pour maintenir un honnête respect.
Ce mystère n'est pas de mon goût : elles ont beau s'écheveler et s'égratigner, je m'en vais à l'oreille d'une femme de chambre et d'un secrétaire. « Comment étoient-ils? comment ont-ils vécu ensemble? » —
(1) Livre III, ch. v.
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Il me souvient toujours de ce bon mot de Tacite : Jactantius mœrent quœ minus dolent : leur rechigner est odieux aux vivants et vain aux morts. Nous dispenserons (permettrons) volontiers qu'on rie après, pourvu qu'on nous rie pendant la vie. Est-ce pas de quoi ressusciter de dépit, qui m'aura craché au nez pendant que j'étois, me vienne frotter les pieds quand je ne suis plus? S'il y a quelque honneur a pleurer les maris, il n'appartient qu'à celles qui leur ont ri : celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au dedans.
Aussi ne regardez pas à ces yeux moites et à cette piteuse voix, regardez ce port, ce teint et l'embonpoint de ces joues sous ces grands voiles ; c'est par là qu'elles parlenr françois (1).
« Un rhétoricien du temps passé disoit que son métiet étoit « de choses petites les faire paroître et trouver « grandes ». C'est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. On lui eût fait donner le fouet en Sparte de faire profession d'une art piperesse et mensongère. Ceux qui masquent et fardent les femmes font moins de mal, car c'est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur naturel.
« Cette farcissure est un peu hors de mon thème ; je m'égare : mais plutôt par licence que par mégarde ; mes fantasies se suivent, mais parfois c'est de loing, et se regardent, mais d'une vue oblique. Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque. J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades : c'est une art, comme dit Platon, légère, volage, démoniacle. Il est des ouvrages
(1) Livre II, ch. xxxv.
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en Plutarque — Plutarque, c'est mon homme — où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout étouffé en matière étrangère. 0 Dieu ! que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté!. Je vais au change (je donne le change) indiscrètement et tumultuairement : mon style et mon esprit vont vagabondant de même. Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise (1). Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné comme véhément et brusque. plutôt difficile qu'ennuyeux ; éloigné d'affectation, déréglé, décousu et hardi : chaque lopin y fasse son corps, non pédantesque, non fratesque (monacal), non plaideresque, mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Julius Cæsar (2).
« Or je suis d'une taille un peu au-dessous de la moyenne : ce défaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité à ceux là mêmement qui ont des commandements et des charges, car l'autorité que donne une belle présence (prestance) et majesté corporelle en est à dire. J'ai, au demourant, la taille forte et ramassée, le visage non pas gras mais plein ; la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude; la santé forte et allègre, jusque bien avant en mon âge, rarement troublée par les maladies. J'étois tel, car je ne me considère pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéça franchi les quarante ans. Ce que je serai doréna-
(1) Livre III, chap. ix.
(2) Livre I. chap. xxv.
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vant, ce ne sera plus qu'un demi-être, ce ne sera plus moi, je m'échappe tous les jours et me dérobe à moi. D'adresse et de disposition, je n'en ai point eu. de la musique, ni pour la voix, que j'ai très inepte, ni pour les instruments, on ne m'y a jamais su rien apprendre. A la danse, à la paume, à la luicte, je n'y ai pu acquérir qu'une bien fort légère et vulgaire suffisance; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ai si gourdes (maladroites) que je ne sais pas écrire seulement pour moi; de façon que, ce que j'ai barbouillé, j'aime mieux le refaire que de me donner la peine de le démêler ; et ne lis guère mieux : je me sens poiser aux écoutants : autrement bon clerc. Je ne sais pas clore à droit une lettre, ni ne sus jamais tailler plume ni trancher à table, qui vaille, ni équiper un cheval de son harnois, ni porter à poing un oiseau et le lâcher, ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes à celles de l'âme : il n'y a rien d'allègre, il y a seulement une vigueur pleine et ferme ; je dure bien à la peine, mais j'y dure si je m'y porte moi-même, et autant que mon désir m'y conduit. Autrement, si je n'y suis alléché par quelque plaisir, et si j'ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien ; car j'en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du torment d'esprit et de la contrainte. Extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art, je prêterais aussi volontiers mon sang que mon soin. J'ai une âme libre et toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode : n'ayant eu, jusques à cette heure, ni commandant ni maître forcé, j'ai marché aussi avant et le pas qu'il m'a
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plu ; cela m'a amolli et rendu inutile au service d'autrui, et ne m'a fait bon qu'à moi. Et pour moi, il n'a été besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fainéant ; car, m'étant trouvé en tel degré de fortune, dès ma naissance, que j'ai eu occasion de m'y arrêter, et en tel degré de sens que j'ai senti en avoir occasion, je n'ai rien cherché, et n'ai aussi rien prins; je n'ai eu besoin que de la suffisance de me contenter. Peu de passions m'ont troublé le sommeil ; mais des délibérations, la moindre me le trouble. Aux événements, je me porte virilement; en la conduite, puérilement; l'horreur de la chute me donne plus de fièvre que le coup. Le jeu ne vaut pas la chandelle : l'avaricieux a plus mauvais compte de sa passion que n'a le pauvre,. et il y a moins de mal souvent à perdre sa vigne qu'à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme : c'est le siège de la constance ; vous n'y avez besoin que de vous ; elle se fonde là et appuie tout en soi. Quant à l'ambition qui est voisine de la présomption, ou fille plutôt, il eût fallu, pour m'avancer, que la fortune me fût venue quérir par le poing, car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, et me soumettre à toutes les difficultés qui accompagnent ceux qui cherchent à se pousser en crédit sur le commencement de leur progrès, je ne l'eusse su faire. A quelque chose sert le malheur : il fait bon naître en un siècle fort dépravé ; car, par comparaison d'autrui, vous êtes estimé vertueux, à bon marché : qui n'est que parricide en nos jours et sacrilège, il est homme de bien et d'honneur (1).
Nos mœurs sont extrêmement corrompues et penchent
(1) Montaigne dit ailleurs : « Il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés, selon nos mérites. »
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d'une merveilleuse inclination vers l'empirement : toutefois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur état, et le danger de ce croulement, si je pouvois planter une cheville à notre roue et l'arrêter en ce point, je le ferois de bon cœur. Le pis que je trouve en notre état, c'est l'instabilité, et que nos lois, non plus que nos vêtements, ne peuvent prendre aucune forme arrêtée. Il est bien aisé d'accuser d'imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines, et il est bien aisé d'engendrer à un peuple le mépris de ses anciennes observances : jamais homme n'entreprint cela qu'il n'en vînt à bout ; mais d'y rétablir un meilleur état en la place de celui qu'on a ruiné, à ceci plusieurs se sont morfondus de ceux qui l'avoient entreprins. Je fais peu de part à ma prudence de ma conduite; je me laisse volontiers mener à l'ordre public du monde. Heureux (le) peuple qui fait ce qu'on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tormenter des causes ; qui se laisse mollement rouler après le roulement céleste ! l'obéissance n'est jamais pure ni tranquille en celui qui raisonne et qui plaide (1).
« Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte ; et ai raison, car j'en vois des effets très dommageables : celle qui nous presse depuis tant d'ans (vingt-cinq ou trente ans, disait l'édition de 1588), elle n'a pas tout exploité ; mais on peut dire, avec apparence, que par accident elle a tout produit et engendré, voire et les maux et ruines qui se font depuis, sans elle et contre elle : c'est à elle de s'en prendre au nez :
Heu I patior telis facta vulnera meis ! (2)
(1) Livre II, chap. xvil.
(2) Ovide. — Essais, livre I, chap, xxn.
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« Le soin de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c'est la voie par où il s'est précipité à la damnation éternelle; l'orgueil est sa perte et sa corruption ; c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier des voies communes, qui lui fait embrasser les nouvelletés, et aimer mieux être chef d'une troupe errante et dévoyée au sentier de perdition (ceci est contre les réformateurs) ; aimer mieux être régent et précepteur d'erreur et de mensonge, que d'être disciple en l'école de vérité, se laissant mener et conduire par la main d'autrui à la voie battue et droiturière (1).
« Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'église défend l'usage promiscue (mêlé), téméraire et indiscret des saintes et divines chansons (les psaumes traduits par les réformés) que le Saint-Esprit a dictées à David. Il ne faut mêler Dieu à nos actions qu'avec révérence et attention pleine d'honneur et de respect. Ce n'est pas raison. de voir tracasser par une salle et par une cuisine le saint livre des sacrés mystères de notre créance. Ce n'est pas l'étude de tout le monde ; c'est l'étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle ; les méchants, les ignorants s'y.empirent; ce n'est pas une histoire à conter, c'est une histoire à révérer, craindre et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l'avoir rendue palpable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu'aux mots, qu'ils n'entendent tout ce qu'ils treuvent par écrit ? Dirai-je plus ? Pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent : l'ignorance pure, et remise toute en autrui, étoit bien plus salutaire et plus savante que n'est cette science verbale et vaine,
(1) Livre II, chap. xii.
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nourrice de présomption et de témérité. Je crois aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus de danger que d'utilité (1). »
Trois sauvages, « ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine.
furent à Rouen du temps que le feu roi Charles neuvième y étoit. Je parlai à l'un d'eux fort longtemps. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevoit de la supériorité qu'il avoit parmi les siens, car c'étoit un capitaine et nos matelots le nommoient roi, il me dit que c'étoit « marcher le premier à la guerre. » (Je lui demandai encore) si hors la guerre toute son autorité étoit expirée ; il dit qu'il lui en restoit cela que, quand il visitoit les villages qui dépendoient de lui, on lui dressoit des sentiers au travers des haies de leurs bois par où il pût passer bien à l'aise. — Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi ! ils ne portent point de haut de chausses (2).
«. En la vertu même, le dernier but de notre visée c'est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecœur (3). Je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose faire, et me déplais des pensées impubliables : la pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide, comme je trouve laid et lâche de ne l'oser avouer (4). La sagesse a pour son but la vertu qui n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux et inaccessible : ceux
(1) Livre I, chap. LVI.
(2) Livre I, chap. xxx.
(3) Livre I, chap. XIX.
(4) Livre III, chap. v.
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qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peut-on y arriver, qui en sait l'adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie comme est celle des voûtes célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de déplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes ; ils sont allés, selon leur faiblesse, peindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l'écart, emmi des ronces : fantôme à étonner les gens (1). »
« Si me faut-il voir enfin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette quête qu'il y a employée depuis tant de siècles l'a enrichi de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide. Le plus sage homme qui fut oncques, quand on lui demanda ce qu'il savoit, répondit : « Qu'il savoit cela qu'il ne sa« voit rien ». L'ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entière ignorance; pour l'être, il faut qu'elle s'ignore soi-même : de façon que la profession des pyrrhoniens est de branler, douter et enquérir, ne s'assurer de rien, de rien ne se répondre. Vautil pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer (s'embrouiller) en tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a produites ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que se mêler à ces divisions séditieuses et querelleuses ?
Qu'irai-je choisir ? « Ce qu'il vous plaira, pourvu que
(1) Livre I, chap. xxv.
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« vous choisissiez. » Voilà une sotte réponse. Prenez le plus fameux parti, jamais il ne sera si sûr qu'il ne vous faille. De toutes les opinions humaines et anciennes, touchant la religion, celle-là me semble avoir eu le plus de vraisemblance et plus d'excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible. De celles (des religions) auxquelles on a donné corps, comme la nécessité l'a requis parmi cette cécité universelle, je me feusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le soleil. d'autant qu'outre cette sienne grandeur et beauté, c'est la pièce de cette machine que nous découvrons la plus éloignée de nous, et par ce moyen si peu connue, qu'ils étoient pardonnables d'en entrer en admiration et révérence. Je vois les philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler, car il leur faudrait un nouveau langage : le nôtre est tout formé de propositions affirmatives qui leur sont du tout ennemies ; de façon que, quand ils disent je doute, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer qu'au moins assurent et savent-ils cela qu'ils doutent. Cette fantasie est plus sûrement conçue par interrogation : QUE SAIS-JE ?
comme je la porte à la devise d'une balance (1). »
Tel fut Montaigne d'après Montaigne. Pour le connaître par le menu dans sa vie entière, depuis les fredaines de son jeune temps jusqu'aux coliques de sa vieillesse, il suffit de le laisser parler; nul n'a décrit avec plus de franchise et de fidélité ce « sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant qui est l'homme, » et qui fut Montaigne. Y mit-il, comme l'a cru Jean-Jacques,
(1) Livre II, chap. xit.
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de « la fausse naïveté », et, « en faisant semblant d'avouer ses défauts, » eut-il grand soin « de ne s'en donner que d'aimables? » On peut répondre qu'en tout cas, aux yeux du plus grand nombre, les Essais sont un livre de meilleure foi que les Confessions. « Quand je me confesse à moi-même religieusement, disait le gentilhomme périgourdin, je trouve que la meilleure bonté que j'aie a quelque teinte vicieuse. » Jean-Jacques n'a jamais fait d'aveu si franc. « Ce n'est pas pour la montre, disait encore l'auteur des Essais, que notre âme doit jouer son rôle ; c'est chez nous, au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nôtres. » Au fond, c'était un sage, très conservateur, aimant les natures tempérées et moyennes, peu digne des guerres civiles, eût dit Agrippa d'Aubigné. Il fut plus d'une fois victime de sa modération, « pélaudé (écorché) à toutes mains, » guelfe au gibelin, gibelin au guelfe. Après sa mort, il intrigua encore et fâcha certains esprits qu'il inquiétait : « Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ! Et cela, non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et. principal ! Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire, mais d'en dire par dessein, c'est ce qui n'est pas supportable. » Cependant Pascal écrit ailleurs : « On ne peut voir sans joie, dans cet auteur (Montaigne), la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme. » Il semble un moment que Pascal va se livrer tout à fait, mais on sent qu'il se défie de cet esprit si mobile et agile, s'échappant si vite et si loin. « Il le traitait de pyrrhonien et l'accusait de ne penser qu'à mourir mollement et lâchement
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par tout son livre (1). » Un autre, au contraire (le cardinal Du Perron), déclare que ce livre est le bréviaire des honnêtes gens. D'autres y ont vu du stoïcisme ; d'autres, une philosophie qui inspire « la nonchalance du salut » ; M. F. Bigorie de Laschamps déclare que Montaigne fait croire à la vie éternelle. De Thou trouve en lui un homme franc ; M. de Sacy (de Port-Royal) le traite d'épicurien ; M. de Sacy (du Journal des Débats) l'aime et le lit beaucoup, mais ne s'en vante pas ; l'ancien Balzac le louait de savoir ce qu'il disait, tout en l'accusant de ne pas toujours savoir ce qu'il allait dire ; Nicole (à en croire La Bruyère) « ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; » Malebranche « pensait trop subtilement pour s'accommoder de pensées qui sont naturelles. » De nos jours enfin, car on aurait trop à faire à
(1) Pascal était hanté par Montaigne; les Pensées naissent des Essais et en pins d'un lieu les reproduisent : a Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà (Pascal). » — « Le trajet d'une rivière fait crime.
Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà (Montaigne) !» — Et cette pensée entière n'est-elle pas de Montaigne? « Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. Rien n'est vrai, en l'entendant du pur vrai. Que dirat-on qui soit bien? La chasteté? Je dis que non, car le monde finirait.
Le mariage? Non, la continence vaut mieux. De ne pas tuer? Non, car les désordres seraient horribles et les méchants tueraient les bons.
De tuer? Non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie et mêlé de mal et de faux. » Non, cette pensée est de Pascal (Edit. Molinier, I, 168). — Au reste, le cadet avouait ses emprunts et les excusait dans sa préface : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j'y vois. Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux. »
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recueillir tous les témoignages, Saint-Marc Girardin a déclaré Montaigne un peu égoïste, sceptique et doutant en un temps où l'on s'entr'égorgeait pour des opinions, dilettante en morale et remuant tout sans rien renverser, trop paresseux pour faire un choix et un triage parmi les croyances : enfin quiétiste en politique et en religion, « dédaigneux des formes au point de les maintenir ».
Sainte-Beuve a dit le mot définitif : « C'est le Français le plus sage qui ait jamais existé (1) ; » en ajoutant le « plus Français» on ne serait que juste. Chez d'autres, en effet, la langue est plus gauloise, moins gasconne, mais l'esprit français qui, même dans ses pétulances et ses turbulences, a seul appris des anciens l'art de se modérer, de se contenir ; « ces arrêts ronds et nets, où l'on reconnaît la force d'un bon cheval ; » cette gaîté du bon sens qui s'ingénie à rester dans le vrai, même aux heures de licence et de folie ; le nil nimis, le quod decet qui tient la fantaisie en bride, et l'empêche de s'abattre aux endroits scabreux ; le talent de tout dire sans choquer, de passer entre les gouttes, de glisser comme chat sur braise, de prouver qu'on aime la modestie même en choisissant telle « sorte de propos scandaleux », voilà qui appartient en propre à Montaigne. Aussi, bien qu'il eût écrit le moins chrétien de tous les livres, reçut-il l'honneur, à Rome, de baiser la mule du pape Grégoire XIII, qui l'exhorta paternellement à « continuer la dévotion qu'il avait toujours portée à l'Église » et lui conféra le titre de citoyen romain.
Montaigne sortit donc de France et arriva d'emblée un peu partout, chez les esprits pensifs aimant la sagesse
(1) Nouveaux lundis, II, 177.
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aisée et pratique. Traduit en anglais par un Italien (Giovanni Florio), il était déjà populaire outre Manche aux premières années du dix-septième siècle. Samuel Daniel disait de lui en 1602 : « Notre prince Montaigne ou plutôt notre roi. » Cette traduction parvint sous les yeux du premier dramatiste anglais et le conduisit peut-être à Plutarque. En tout cas, on possède encore le Montaigne anglais qui appartint à Shakespeare et qui fut annoté de sa main. C'est ainsi que Rabelais d'abord et Calvin, puis Ronsard, Amyot, Du Bartas, enfin Montaigne, relevèrent la France, un peu dédaignée et négligée depuis Jean de Meung, au rang de grande puissance littéraire.
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CHAPITRE IV.
LE TASSE.
I. — La Réforme en Italie et la réaction. - Le Concile de Trente.
VIndex. - Les Jésuites.
II. — i e style fleuri.
III. — La jeunesse du Tasse.
IV. — La Jérusalem délivrée.
V. — Le déclin du Tasse..
I.
Ainsi la Réforme, en France, éveilla, remua quantité d'esprits qui, pour la plupart, devaient la quitter et la combattre ; en Espagne et en Italie, elle n'eut guère d'autre effet que de susciter une puissante réaction. Rome se fit longtemps prier pour y prendre garde : on ne vit d'abord, dans la révolution religieuse, qu'une querelle d'Allemands entre augustins et dominicains : tel était l'avis de Léon X qui se contenta d'excommunier les mauvais payeurs d'indulgences. « Et cependant, écrit Bonivard, fallut que se trouvât vrai le dit du sage : l'extrémité de joie est commencement de tristesse et ne peut demeurer aucune chose trop haut longuement, car ce pape fit plus de bien que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs, non pas
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de soi-même, mais par accident, car de son malfait advint bien, mais comment ? Tous ses prédécesseurs avaient toujours tenu les Allemands pour bêtes, si que le pape Jules les appelait pecora campi, et à bon droit, car ils se laissaient à eux bâter et chevaucher comme beaux ânes en façon ou les menaçant des coups de bâton d'excommuniement, ou les alléchissant pour leur présenter des chardons de pardons, ils les faisaient trotter au moulin et de là leur apporter tant de farine qu'ils voulaient ; mais ce pape Léon pour trop presser l'âne et le charger, il le fit ruer et verser le sac duquel il l'avait trop chargé ; ce âne s'appelle Martin comme tous les ânes ; de son surnom Luther (1). »
Léon X ne vit donc pas qu'au delà des Alpes la Réforme serait une insurrection nationale et une transformation religieuse. Ce pape ingénieux ne connaissait bien que son pays où le mouvement ne pouvait réussir, parce que, dans son pays, il n'y avait plus rien de religieux et de national. La Renaissance était allée jusqu'à l'antiquité pour combattre le moyen âge ; elle ne pouvait revenir sur ses pas, ni s'arrêter à mi-chemin, ni se tenir à mi-côte en donnant des demi-satisfactions à la raison et à la foi.
D'autre part les politiques ne sentirent point le parti qu'ils pouvaient tirer du soulèvement religieux; Guichardin, on l'a vu, ne s'en douta que bien tard et n'osa le dire à personne. Un seul homme eut, dans sa vie active et militante, l'idée d'exploiter la Réforme au profit de l'indépendance et de la liberté : ce fut François Burlamaqui, citoyen lucquois (2) : il périt sur l'échafaud, très brave-
(1) FRANÇOIS Bonivard, Advis et devis de la source de l'idolâtrie.
(2) Ernesto Masi, Burlamacchi, 1876.
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ment, en homme qui avait appris l'héroïsme dans Plutarque.
C'est ainsi qu'en Italie, privée d'appui politique et
de base religieuse, la Réforme ne produisit que des agitations stériles et de longues persécutions. Quelques livres luthériens importés à Pavie par un libraire (dès l'an 1519) ; des conciliabules à Naples autour d'un gentilhomme espagnol, Jean Valdès, « très noble chevalier de César, encore plus noble chevalier du Christ ; » une colonie de Vaudois établie en Calabre ; une académie de courtisans, réformés à huis-clos, groupés à Ferrare au-
tour de Renée de France ; enfin une chapelle fondée à Lucques et desservie par le plus sage des savants, Pierre Martyr : voilà toute la réforme italienne. La répression fut prompte et dure; une jeune femme très lettrée, Olympe Morata (1), qui, sauvée de l'incrédulité par la Réforme, adressait à Die,\\, des vers grecs et latins, dut émigrer en Allemagne où elle connut toutes les misères ; la duchesse Renée, séparée de ses enfants, isolée, humiliée, fut forcée, dit-on, d'aller à la messe; les assemblées de Naples furent dissoutes; les Vaudois des Calabres, massacrés; les réformés de Lucques, persécutés jusque dans l'exil ; les réformateurs Pierre Martyr, Socin, Gentil, Bernardin Ochin, réduits à fuir pour échapper au bûcher ou à la potence; ceux qui restèrent, Carnesecchi, Aonio Paleario, d'autres encore, condamnés au feu : on les pendait quelquefois avant de les brûler. Ainsi finit en Italie la révolution religieuse. ✓
Il y eut pourtant un essai de réforme intérieure; tout en livrant aux flammes les calvinistes et les luthériens,
(1) JULES BONNET, Olympia Morata, 1866.
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on sentait qu'à certains égards ils avaient raison. Le Concile de Trente essaya de faire leur besogne et y réussit en partie. Ce concile a été diversement jugé par les historiens qu'il a produits. L'un d'eux, le frère Paul, Paolo Sarpi, de Venise, avait étudié toutes les sciences, même la théologie, sans trop se compromettre : il se disait catholique en gros et protestant en détail. C'était un petit homme très doux, très simple, vivant en ascète, sans plus manger que ne fait un oiseau; de plus, patriote obstiné, acharné ; « quand il eut à défendre son pays, il devint plus grand que le doge ». Son Histoire du Concile de Trente est un récit tout uni, sans phrases, ne donnant que des faits sans avoir l'air de prendre parti pour personne, et présentant ainsi, comme une comédie d'intrigue étonnamment frivole, les solennelles délibérations qui devaient fixer à tout jamais le régime religieux de la catholicité. D'autres historiens (notamment le jésuite Pallavicini) relevèrent le concile en citant d'autres faits, non moins exacts peut-être, et en accompagnant leur récit de beaux gestes oratoires. Il est à supposer que tous les deux eurent à moitié raison. Des critiques patients, après les avoir confrontés avec soin, les ont trouvés d'accord sur les choses essentielles : il n'y a guère entre eux qu'une différence de point de vue et de couleur.
Le frère Paul, défendant Venise, fut constamment protégé, honoré même en son pays. Il est vrai qu'on l'assassina un beau soir (5 octobre 1607), au moment où il rentrait dans son couvent, mais il ne mourut pas de la blessure. Ayant touché le stylet qui l'avait frappé, il le fit suspendre au crucifix de l'église des Servites avec cette inscription : Dei Filio liberatori. Après sa mort (1623), le peuple l'honora comme un saint, parce qu'il avait sauvé
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l'honneur et les droits de Venise. Son dernier mot, adressé non pas à son âme, mais à sa patrie, fut celui-ci : Esto perpetua.
Le Concile de Trente avait prononcé la rupture définitive de l'Église avec la Réforme et la Renaissance. Avant cette rupture, en Italie (1), la théologie et la philosophie vivaient l'une à côté de l'autre sans trop se gêner, à peu près comme le classicisme et le catholicisme; les plus fortes hardiesses faisaient leur chemin, à l'abri d'une clause commode, salva la fede, déclarant qu'elles ne touchaient point à la foi. C'était comme un compromis tacite qui permettait au monde de se pousser en avant, sans trop de secousses. Après le concile, plus d'équivoque possible : d'un côté la raison, la science, la conscience armées de tous leurs droits, de l'autre l'Église qui s'était mise enfin d'accord avec la monarchie ; le pape et le roi, appuyés désormais l'un sur l'autre, consacrés l'un par l'autre, inviolables, indiscutables, s'immobiliseront.
Mais l'autorité ne pouvait s'imposer aux esprits de la Renaissance ; il était aussi impossible de restaurer la foi que de commander la vertu. Tout ce qu'on put obtenir, ce fut l'observance des formes : en termes plus francs, l'hypocrisie. On érigea en règles de sagesse la dissimulation, la fausseté dans le langage, dans la conduite publique et privée, immoralité profonde qui enleva toute dignité à la vie, toute autorité au for intérieur. Les classes cultivées, incrédules et sceptiques, se résignèrent à cette vie en masque aussi aisément qu'elles s'étaient accommodées à la domination étrangère. Quant aux plèbes, elles végétaient. Grâce à cet état d'acquiescement passif
(1) De Sanctis, Settembrini, etc.
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et de somnolence morale, tous les genres de réaction purent sévir impunément, et l'on vit paraître Y Index librorum prohibitorum, cette revanche du Moyen Age restauré sur la Renaissance qui avait inventé l'imprimerie.
Avant Paul IV (Caraffa), la Sorbonne, et avant la Sorbonne, Charles-Quint, avaient déjà catalogué les produits défendus de la presse ; mais quand l'ordre de ne pas lire vint de Rome, il fut exécuté avec plus de soumission qu'on ne croirait. Il y a là un fait littéraire dont les conséquences ne sont pas encore assez connues. L'Index de 1559 mit en interdit soixante et une imprimeries et défendit de lire tout ouvrage qui en sortirait dorénavant, quelle qu'en fût la matière. Un bon catholique, Latini, écrivait à ce propos : « A quoi rêvez-vous, de vouloir publier de nouveaux ouvrages, à l'heure où on nous interdit presque tous les ouvrages existants? Ou je me trompe, ou parmi nous on ne trouvera de longtemps personne qui ose écrire autre chose que sa correspondance (1). » L'un des premiers livres défendus fut le Nouveau Testament annoté par Érasme, l'humaniste aimé de Léon X. Puis Machiavel et tous ceux qui avaient attaqué la papauté, ne fut-ce qu'en son pouvoir temporel ; enfin, un peu tard, les auteurs obscènes, pas tous cependant; Straparole, Bandel, Firenzuola et beaucoup d'autres furent épargnés. Boccace, il est vrai, parait au nombre des interdits, mais seulement donec corrigatur; on ne le jette donc pas au feu, on l'expurge; on supprime dans ses contes la pointe hérétique en y laissant la pointe grivoise qui ne peut faire de mal. Chaque fois que les cen-
(1) CH. DEJOB. De l'Influence du concile de Trente sur la littérature et les beaux-arts chez les peuples catholiques, 1884.
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seurs cr rencontrent un membre du clergé dans une intrigue compromettante, ils le changent, d'un trait de plume, en un étudiant, en un professeur ; ils transforment les abbesses en bourgeoises; en un mot, ils sécularisent les moines séducteurs et les nonnes galantes. »
C'est un défenseur de l'Église et du Concile, M. Ch. Dejob, qui a écrit cela.
Il est aisé de voir ce qui résulta de ces prohibitions : ignorance presque partout, çà et là désobéissance ou hypocrisie. De plus les presses émigrèrent dans les pays réformés : en Allemagne, en Hollande, en Suisse. Aussi fat-ce en partie pour garder ses imprimeurs, dont l'industrie était fructueuse, que Venise se mit en lutte avec Rome et passa quelque temps pour une ville de liberté.
Avec le Concile de Trente et l'Index, vinrent les jésuites. Ici encore la critique voudrait désarmer ; même après avoir lu les livres récents des contradicteurs (1), on ne peut qu'admirer dans Ignace de Loyola l'une des plus grandes figures du seizième siècle. Ses portraits nous montrent un visage accentué, d'une forte ossature, des yeux petits mais brillants et perçants, le nez aquilin, la bouche énergique, la lèvre inférieure un peu forte, le teint olivâtre ; tout cela, joint à la maigreur de l'ascète, devait frapper les yeux. Ignace avait, de plus, se croyant élu de Dieu, l'autorité de la conviction, le zèle ardent, l'exaltation mystique, des rêveries maladives, une volonté de fer, une invincible ténacité dans l'action et dans la souffrance, une certaine tendresse dans la piété ; l'observation et la divi-
(1) Der Jesuiten-Orden, etc., charahterisirt von Dr Johannes Huber, 1873 (trad. franç. de A. Marchand, 1875.) — La Contre-révolution religieuse au seizième siècle, par Martin Philippson, prof. à l'Université de Bruxelles, 1884.
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nation ; des superstitions étranges avec une rare finesse, une étonnante sûreté de coup d'œil ; l'esprit d'entreprise poussé jusqu'à la témérité, incapable de défaillance; le don de connaître les hommes et l'art de les mener ; beaucoup de vigueur et de séduction, et par-dessus tout cela, le génie de l'organisateur et du stratégiste. En le regardant de trop près et d'un côté seulement, on n'a su voir qu'un fou, un saint ou un masque ; en réalité, c'était un homme très supérieur aux autres, un digne contemporain de Calvin et de Luther, auxquels il ressemblait en plus d'un point. Sincère, convaincu, tout à son œuvre, il savait, comme Calvin, repétrir les hommes à son image et les faire marcher à son pas ; de Luther il avait les tourments intérieurs, les tempêtes, les extases. A Manrese, dans un couvent de dominicains et non, comme on l'a dit, dans une caverne, il passa bien des jours à se macérer, à se flageller, ne vivant que de pain et d'eau, se croyant damné, tenté de se jeter par la fenêtre. Seulement il fut tiré de cette crise par des visions plus douces où il contemplait les anges ; Loyola en sortit cramponné à son dogme : la rémission du péché par Jésus-Christ.
Toutes les qualités d'imagination et d'observation, portées si loin par Loyola, se trouvent dans ses Exercices spirituels, qui sont comme une méthode d'entraînement mystique. La doctrine et la discipline du maître se résument en deux mots : croire aveuglément, obéir servilement, « se persuader que tout ce qui est ordonné est juste et dépouiller avec une entière soumission toute opinion, tout avis contraire. Ceux qui vivent sous la règle d'obéissance doivent se laisser conduire et gouverner par la Providence, laquelle agit par les supérieurs comme s'ils étaient un cadavre qui se laisse porter où l'on
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veut et manier en tout sens, comme le bâton du vieillard qui obéit à celui qui le tient, en quelque lieu que celui-ci le porte et quelque usage qu'il en fasse. » Ainsi obéissance passive, obéissance de cadavre. La société veut pour disciples non des vivants, mais des morts; ce qu'elle réclame et produit avant tout, c'est l'écrasement de la volonté.
Tout cela peut être soutenu en pédagogie. Il est certain qu'avec leur système, les jésuites ouvrirent de bonnes écoles et eurent dans leur ordre des hommes distingués : Molina, Suarez, Bellarmin, Mariana, Bolland et les Bollandistes, on pourrait ajouter Bourdaloue ; ils comptèrent parmi leurs élèves (en France seulement) François de Sales, Descartes, Corneille, Molière, Bossuet, Montesquieu, Diderot, Voltaire lui-même, et tous, même après avoir quitté non seulement le collège, mais aussi la doctrine de leurs maîtres, ont conservé d'eux un bon souvenir. Lamartine les appelait, en leur disant adieu : Aimables sectateurs d'une aimable sagesse.
Ces religieux avaient la qualité de leur défaut ; ils rendaient tout aisé, plaisant, gracieux, même l'étude. A leurs élèves ils commandaient de ne pas se rider le front, ni surtout le nez, afin que la gaieté du dehors montrât la sérénité intérieure. On a écrit qu'ils formaient des docteurs pour tous les goûts. Il leur était permis d'être ascètes avec les ascètes, stoïciens avec les stoïciens, mais avec les autres, ils pouvaient librement attaquer « cette mélancolie qui se moque de tout par une gravité sombre et pédantesque ». Tels sont les termes exprès du P. Garasse, qui donnait le fouet à Charron. Ainsi ces religieux pleins de charme ne forçaient pas, mais séduisaient les
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esprits à l'obéissance passive en mettant partout de l'agrément, jusque dans l'inscription de leurs collèges, Domino musisque sacrum. C'est pourquoi Montesquieu disait en parlant d'eux non sans crainte ou du moins non sans prudence : « Il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant heureux. »
II.
Malheureusement, avec l'Inquisition, avec l'Index, avec toutes les réactions religieuses et politiques, la société concourut à l'effacement de la pensée qui amena l'extrême ornementation de la forme ; on cacha sous des paillettes la ténuité de l'étoffe qui s'effilait. Ce que les Italiens appellent six-centisme (seicentismo) n'est pas une épidémie qui se déclara vers l'an 1600 : elle sévissait déjà un peu partout dans la seconde moitié du seizième siècle. Avant le marinisme, le gongorisme, le conceptisme, l'euphuisme, l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, même la France en étaient infestés. D'où est venu le mal ? se demandent aujourd'hui plusieurs Italiens. — D'Espagne sans doute.
N'y eut-il pas là de tout temps une littérature fastueuse et fanfaronne comme la langue, une emphase et une jactance qui portaient beau? C'était dans la race avant même qu'elle parlât castillan. Les deux Sénèque et Lucain étaient Espagnols, et aussi Quintilien, qui avait bien dans sa diction quelque phosphorescence. Cicéron disait : Cordubœ natis poetispingue quiddam sonantibus atque peregrinum.
Les Espagnols subirent, de plus, l'influence des Arabes qui furent eux-mêmes des précieux : un de leurs défauts
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était l'allongement infini des métaphores. « Quand ils en tiennent une, ils ne la lâchent pas, » a dit un voyageur récent, M. De Amicis, revenant du Maroc. On trouve non seulement chez leurs poètes, mais encore chez leurs historiens, des phrases comme celle-ci : « Le fil dont l'émir se servait pour enfiler les perles variées du collier de sa puissance. » N'est-ce pas déjà le maniérisme de six-centiste italien : « Sur la place publique de votre attention je ferai danser l'ours de mon éloquence (1) ? »
Vinrent après les Provençaux, qui s'inspirèrent des Arabes : il y a chez eux bien des mièvreries, comme dans les vers amoureux de tous les temps. Pétrarque n'en était pas exempt : on ne connaît que trop ses jeux de mots sur le nom de Laure, et cette définition de l'amour : Ou mort vivante on mal délicieux,
ce qui nous conduirait aux « mortes morts » de Montaigne. Dante lui-même (plus rarement) a été pris en flagrant délit de mignardise : n'a-t-il pas comparé le paradis à un dïbître dont Jésus-Christ est l'abbé ? Ces façons de parler ne lui venaient pas d'Espagne.
On peut ajouter qu'en Italie, même au plus beau temps de la Renaissance, on trouve de ces jolivetés impertinentes, notamment chez l'Arétin (1492-1557) : « N'ensevelissez pas mes espérances dans le tombeau de vos promesses menteuses. — Je vais pêcher dans le lac de ma mémoire avecl'hameçon de ma pensée.- Arrêtons avec le mors de la prudence la bouche ardente de la jeunesse. —
(1) iSulla piazza della vostra attenzione farÓ ballar l'orso della mia eloquenza. Voir là-dessus, dans la Nuova A ntologia (16 octobre 1882), un article de M. Francesco d'Ovidio : Secemismo-Spagnolismo.
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Vous jetez les bûches de votre courtoisie dans le foyer brûlant de mon amitié. »
Or, du temps de l'Arétin, il n'y avait pas encore d'Espagnol en vue. On se rappelle que Charles-Quint dédaignait la littérature de son royaume et ne lisait volontiers d'autre langue que l'italien. Cervantès (qui d'ailleurs n'eut rien de précieux) ne vint au monde qu'en 1547 ; Lope de Vega en 1562; les autres sont postérieurs; les Conceptos esperituales de Ledesma parurent en 1600 ; on avait déjà depuis longtemps « le clinquant » du Tasse. Gongora, qui vécut jusqu'en 1627, ne fit du gongorisme que lorsque le cavalier Marin avait déjà fait du marinisme : les Rime amorose de ce dernier sont de 1602.
Nous retrouverons tout ce monde, a suo tempo, quand nous assisterons à la lutte de l'esprit français contre le goût d'outre-mont, de Pascal à Boileau, sous Molière. Pour le moment, sans rejeter tous les torts sur aucun pays, on peut noter le fait suivant. L'art, en vieillissant, volontiers se surcharge ou s'enjolive : il va du dorique à l'ionique et de l'ionique au corinthien ; du simple au rayonnant et du rayonnant au flamboyant; le style fleuri est toujours un signe de décadence. Il y a de plus, dans toutes les littératures, un beau moment : celui où l'écrivain, même le poète, a quelque chose à dire. A ce moment-là, c'est l'idée qui domine et cette idée cherche pour s'exprimer le mot le plus simple et le plus clair. Quand l'idée ne domine plus, c'est la draperie qui devient l'essentiel, c'est bientôt la bijouterie. Or, en Italie, depuis la chute de Florence et le triomphe de Charles-Quint, on vécut en pleine réaction politique et religieuse ; il ne fut plus permis de penser pour soi. On n'écrivit plus que pour écrire : de là l'importance énorme qui fut donnée aux questions de forme, de
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grammaire, de langue, de mesure, de nombre, etc., etc. De là aussi ce qu'on a voulu appeler « le style jésuite ».
Est-ce bien le mot juste et faut-il attribuer à l'école d'Ignace un mal dont souffrait déjà Pétrarque, et avant lui les Arabes et leurs élèves les troubadours ? Assurément non, mais on peut dire que les jésuites encouragèrent puissamment le goût de la verroterie. Un de leurs beaux esprits a dit qu'ils réduisirent l'éthique à un mot : « Obéissez ! » et l'alphabet à quatre lettres 0. B. I. C.
Ainsi comprimées, la conscience, la pensée, l'imagination ne pouvaient ouvrir leurs ailes; elles étaient donc réduites à lustrer leurs plumes et à faire la roue, comme des oiseaux de basse-cour.
Qui a lu dans le catéchisme du Père Vogler un chapitre intitulé : « Amusements des enfants? » On y trouve ce dialogue : « Le jeu est-il permis dans votre société ? —
Nous jouons toute la journée. — Jouez-vous aux cartes ou aux dés. — Ce sont les vauriens et les têtes de linotte qui jouent à ces jeux. — Vous jetez-vous des boules de neige ou de la boue ? — Les enfants mal élevés, les valets et les garçons d'écurie font de ces mauvaises manières.
— A quoi jouez-vous donc? — Nous élevons de petits autels, nous allons en pèlerinage, nous portons des croix, nous visitons des églises, les tombes des saints, nous chantons à vêpres, nous jouons à la poupée. — Qu'est-ce que ce jeu-là ? — Quand je mets le cher enfant Jésus à côté de moi. et qu'il me lance des ballons. — Qu'est-ce que ces ballons ? — Le ciel et la terre que je jette à mon tour à Jésus quand je m'en sers à sa gloire et à son honneur. »
Cette pédagogie est critiquable, et aussi son goût et son style.
« Les chevaliers de Jésus se font maîtres d'école ; ordre
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nouveau, ils sont de leur siècle, ils savent quel langage il faut lui parler pour s'en faire écouter ; ils connaissent les besoins, les désirs inquiets qui le travaillent, et ils s'appliquent, non à les satisfaire, mais à les tromper. Ces magisters complaisants n'ont garde de heurter de front la Renaissance; mais ils savent si bien la prendre, qu'elle se réduit par leur conseil aux proportions d'un événement littéraire. De quoi s'agit-il après tout ? D'aller chercher dans Platon des rayons de lumière divine, de reconnaître la voix de Dieu dans les oracles de l'antique sagesse ? A Dieu ne plaise ! le concile de Trente et le vieil Aristote des scolastiques suffisent à satisfaire toutes les curiosités de l'esprit. Seulement il est bon de lire Virgile et Cicéron, pour apprendre d'eux à orner son langage et son style (1). »
Donc on laissa de côté tout ce qui pouvait agiter, remuer l'âme humaine : la métaphysique, la politique, la morale qu'on remplaça par la casuistique, pour n'étudier que la littérature décorative et la musique des mots. Enfin l'académie de la Crusca surgit; ce fut (le mot est de De Sanctis) le concile de Trente de la langue. Ce tribunal proscrivit les dialectes, déclara le toscan seul orthodoxe et traita l'italien comme s'il eût été du latin, c'est-à-dire comme une langue achevée et fermée : il ne restait plus qu'à en dresser l'inventaire, à partager les vocables en deux classes : les purs et les impurs, les élus et les damnés.
C'est ainsi que l'italien, séparé de l'usage vivant, devint une chose morte. Hors de Pétrarque et de Boccace, point de salut. Le choix des termes, la mélodie de la phrase devint l'unique préoccupation de ces têtes vides. On ad-
(1) VICTOR CHERBULIEZ, le Prince Vitale.
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mirait tel prédicateur qui composait ses périodes au bruit du violon. La parole, isolée des choses, acquit une personnalité propre, devint par elle-même, non par ce qu'elle exprimait, belle ou laide, riche ou pauvre, de bonne famille ou de basse extraction. On recherchait, non le mot juste, mais le mot orné ; loin d'appeler les choses par leur nom, on les enveloppait de périphrases. Ce qu'on voulait avant tout, Sperone Speroni l'avoue, c'était ogni cosa con altrui voce adornare, c'est-à-dire parer le geai des plumes du paon. Tel fut le style des jésuites.
Et cette « pompe fleurie, » ils la portèrent dans tous les arts. « Ils ont un goût, comme ils ont une théologie et une politique : toujours une conception nouvelle des choses divines et humaines produit une façon nouvelle d'entendre la beauté : l'homme parle dans ses décorations, dans ses chapiteaux, dans ses coupoles, parfois plus clairement et toujours plus sincèrement que dans ses actions et dans ses écrits. »
Pour nous mettre devant les yeux la vérité de cette opinion, M. Taine (1) nous conduit au Gesù, qui est l'église des jésuites à Rome, et qui fut bâtie dans le dernier quart du seizième siècle. « La grande renaissance païenne s'y continue, mais s'y altère. Les voûtes à plein cintre, la coupole, les pilastres, les frontons, toutes les grandes parties de l'architecture sont, comme la renaissance ellemême, renouvelées de l'antique ; mais le reste est une décoration et tourne au luxe et au colifichet. Avec la solidité de son assiette et les rondeurs de ses formes, avec la pompeuse majesté de ses pilastres chargés de chapiteaux d'or, avec ses dômes peints où tournoient de grandes figures
(1) H. TAINE, Voyage en Italie.
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drapées et demi-nues, avec ses peintures encadrées d'or ouvragé, avec ses anges en relief qui s'élancent du rebord des consoles, cette église ressemble à une magnifique salle de banquet, à quelque hôtel de ville royal qui se pare de toute son argenterie, de tous ses cristaux, de son linge damassé, de ses rideaux garnis de dentelle, pour recevoir un monarque et faire honneur à la cité. La cathédrale du moyen âge suggérait des rêveries grandioses et tristes, le sentiment de la misère humaine, la divination vague d'un royaume idéal où le cœur passionné trouvera la consolation et le ravissement. Le temple de la restauration catholique inspire des sentiments de soumission, d'admiration, ou du moins de déférence, pour cette personne si puissante, si anciennement établie, surtout si accréditée et si bien meublée qu'on appelle l'Église. »
Ne dirait-on pas l'épopée du Tasse, la « Jérusalem délivrée » traduite en pierre et en or ?
III.
Le Tasse, en effet, né à Sorrente en 1544, avait été élevé aux jésuites. Dix ans après, il rejoignit à Rome son père Bernardo, poète applaudi, puis à Bergame, à Urbin, à Venise, à Padoue, il fut choyé par des parents, des camarades, des lettrés ou des grands seigneurs, enfin en 1562 il publia un roman en octaves intitulé Rinaldo; l'enfant de dix-huit ans fut aussitôt célèbre.
On a cherché et trouvé bien des raisons pour expliquer l'hypocondrie qui devait assombrir plus tard le poète, on a oublié celle-là : la culture précoce, la production prématurée, les pommes vertes de la gloire mangées trop tôt.
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Dès ce moment, le Tasse imberbe rêva de donner à son pays ce que l'Arioste et le Trissin n'avaient pu lui offrir un poème sérieux, héroïque, une Iliade ou une Enéide. A cet effet il se mit à étudier les règles et à les formuler ; il cherchait déjà le simplex et l'unum. A Bologne, il composa les premiers chants de sa « Jérusalem » qu'il intitulait alors le Gotifredo : plusieurs octaves de ce premier essai sont restées dans l'œuvre définitive. La même année (1562 : il avait encore dix-huit ans), il entra dans Padoue à l'académie des Eterei, qui imprima ses poésies ; à vingt et un ans il était déjà au service du cardinal d'Este, à qui, sur le conseil de son père, il avait dédié son Rinaldo.
Son premier séjour à Ferrare fut une longue suite de succès et de bonheurs ; il y arriva la veille d'une grande fête nuptiale et obtint d'entrée des faveurs, des privilèges, ne mangea point avec les autres « serviteurs », s'assit bientôt à la table des maîtres, fut admis auprès des princesses, filles de Renée de France, qui, très ornées et un peu précieuses, tenaient cour d'amour. « L'amour, comme dit Ginguené, n'était pas alors seulement un sentiment et une passion, il était encore une science », une métaphysique très subtile qui aiguisait l'esprit et le passait au laminoir. Le Tasse, en ces réunions doctement galantes, eut un jour à soutenir cinquante propositions pareilles à celle-ci : « L'homme aime plus fortement et plus constamment que la femme. » Enfin, c'était encore un enfant gâté, trop heureux ; la mort de son père, en 1569, fut sa première épreuve : Bernard ne lui laissait rien, pas même de quoi lui élever un monument.
En 1570, le Tasse partit pour la France avec le cardinal ; en ce temps-là le voyage était long, périlleux, et on faisait son testament avant de partir. Celui du poète fut
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très filial : il consacrait le bénéfice de ses œuvres (les « Poésies amoureuses » et les trois premiers chants du Gotifredo) à l'érection du tombeau de son père. ,C'était tout ce que le jeune homme pouvait léguer ; en quittant Ferrare, il avait dû laisser des chemises en gage. Son voyage ne lui rapporta guère ; il s'en revint avec l'habit qu'il portait au départ ; on dit même qu'il dut emprunter un écu à une dame de Paris. Cependant, par fierté peutêtre ou par philosophie, il refusa les présents de Charles IX auquel il avait été présenté comme le chantre de l'héroïsme français. Il réussit à cette cour où le roi se piquait de poésie et où Desportes gagnait une abbaye avec un sonnet : il n'y a point de stance de Torquato (remarque à ce propos Balzac) qui ne vaille autant pour le moins que le sonnet de Desportes. Le poète italien vit Ronsard, son aîné en gloire, et le consulta sur le « Grodefroy » ; il devait le louer plus tard (dans son dialogue des « Idoles ») et le mettre à côté, même un peu au-dessus d'Annibal Caro, ce qui voulait dire quelque chose. Le Tasse dut quitter la France (on l'assure du moins) à cause de son franc parler : il trouvait Charles IX trop doux pour les huguenots (un an avant la Saint-Barthélemy) et lui reprochait de pactiser avec le roi de Navarre. Il revint en Italie en 1571 ; à la fin de l'année il était à Rome où il baisa la mule de Pie Y qui fêtait alors la victoire de Lépante. Y eut-il alors chez le poète un éveil ou un réveil de zèle religieux ? On peut croire, en tout cas, que cette victoire éclatante remportée sur le Grand Turc dut exalter le chantre de Godefroi qui était alors en train de délivrer Jérusalem.
A Ferrare, où il retourna bientôt, il entra au service du duc Alphonse qui lui fit une pension, et il mena une vie de fêtes et déplaisirs. Ces quatre années (1571-1575)
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furent pour lui comme un paradis terrestre précédant le purgatoire et l'enfer : il travaillait en même temps à ses chefs-d'œuvre, l'épopée de Jérusalem et la pastorale d'Aminta; cette idylle dialoguée fut représentée en 1573.
Fut-ce un genre nouveau inventé par le Tasse ? Sans remonter jusqu'au livre de Ruth et au Cantique des cantiques, on trouve quantité d'anciens, Théocrite en tête, qui s'inspirèrent de la vie des champs ; Virgile fit parler noblement les bergers et revêtit les forêts d'une dignité consulaire (1) ; les Italiens, Politien entre autres, avaient développé l'églogue en drame pastoral. Le Tasse n'eut donc rien à inventer ; la matière était fournie depuis longtemps, le ton donné par 'd'autres. Une fable amoureuse, romanesque, tout en dialogue et en récits, sans action apparente, mettant en scène de simples bergers, mais des bergers fils de dieux, aux sentiments élevés, au langage soutenu : tel fut le genre adopté par le Tasse et imposé depuis lors par son talent et son succès aux poètes de tous les pays, Guarini l'imita tout d'abord dans le Pastor fido, puis les Espagnols, les Français, les Anglais auront des pastorales. Qui sait si la vogue du drame lyrique, la seule poésie qu'on supporte encore au théâtre, n'est pas en grande partie venue de là ?Ce qui nous frappe dans l'Aminta, surtout si nous le comparons à la Jérusalem, c'est la simplicité, la fluidité du style. Ceux qui parlent ne sont pas, quoi qu'on ait dit, des bergers héroïques, ce sont les dames et les cavaliers de la cour de Ferrare assemblés dans l'île du Belvedère, que le poète désigne assez clairement. Dans ce monde il introduit, sous le nom d'Elpin, le Pigna, secrétaire et fa-
(1) Si canimus sylvas, tylvœ tint contule digna.
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vori du duc ; il s'y met lui-même en scène sous le pseudonyme de Tircis : l'habit pastoral n'est donc qu'un costume de mascarade. Le faux Tircis raconte l'entrée du Tasse à cette cour :
Et par hasard, Quand j'approchai de l'heureuse demeure, Il en sortait des voix sonores, douces De cygnes et de nymphes, de sirènes, De sirènes célestes ; des musiques Suaves, claires et tant d'autres charmes Qu'étonné, jouissant et admirant, Longtemps je m'arrêtai. Là, sur le seuil, Se tenait, pour garder ces belles choses, Un homme à l'air magnanime et robuste, Tel qu'on ne sut me dire s'il était Ou meilleur capitaine ou (meilleur) chevalier.
Il m'accueillit, & la fois grave et bon, Avec une royale courtoisie, :
Lui grand, illustre, moi petit, obscur.
Que vis-je alors? qu'ai-je éprouvé? Je vis Des déesses, des nymphes sveltes, belles, Des Orphées, des Linus, d'autres beautés Sans voile, sans nuage, comme aux yeux Des Immortels paraît la vierge Aurore Semant l'or et l'argent sur les rayons, sur les rosées ; Je vis Phébus et les Muses répandre Leur féconde lumière ; entre les Muses Je vis Elpin assis. En ce moment Je me sentis plus grand que je n'étais, Plein de vertu nouvelle et de nouvelle Divinité. Je chantai les héros, Dédaignant la rudesse pastorale, Et bien qu'ensuite on me vît revenir Dans les forêts, je retins quelque chose De cet esprit sublime, et ma musette Ne sonne plus humble comme autrefois,
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Mais d'une voix plus fière et plus sonore, Émule des clairons, remplit les bois (1).
(1) A caso Passai per là dov' è '1 felice albcrgo.
Quindi uscian fuor voci canore e dolci E di cigni e di ninfe e di sirene, Di sirene celesti ; e n'uscian suoni Soavi e chiari, tanto altro diletto, Ch' attonito, godendo ed ammirando, Mi fermai buona pezza. Era su l'uscio, Quasi per guardia delle cose belle, Uom d'as petto magnanimo e robusto, Di cui, per quanto intesi, in dubbio stassi S' egli sia miglior duce o cavaliero; Che con fronte benigna insieme e grave, Con regal cortesia invitô dentro, Ei grande è 'n pregio, me negletto e basso.
Oh ! che sentii ! che vidi allora ! Io vidi Celesti dee, ninfe leggiadre e belle, Nuovi Lini ed Orfei, ed altre ancora Senza vel, senza nube, e quale e quanta Agi' immortali appar vergine Aurora, Sparger d'argento e d'or ruggiade e raggi ; E fecondando illuminar d'intorno : Vidi Febo e le Muse ; e fra le Muse Elpin sedere accolto : cd in quel punto Sentii me far di me stesso maggiore, Pien di nova virtù, pieno di nova Deitade : e cantai guerre ed eroi, Sdegnando pastoral ruvido carme.
E sebben poi (com' altrui piacque) feci Ritorno a queste selve, io pur ritenni Parte di quello spirto : nè già suona La mia zampogna umil, come soleva ; Ma di voce più altera e più sonora, Emula delle trombe, empie le selve.
(Aminta, acte I, scène n.)
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Le Tasse heureux, l'enfant gâté de la cour de Ferrare, le poète applaudi de VAminta, est tout entier dans ces vers. Ils semblent écrits au meilleur temps de la Renaissance dans la langue de l'Arioste ou de Politien. C'est la forme souple, aisée, légère, ondoyante, flottant sur l'idée comme une draperie antique. Cependant la « Jérusalem » fut composée au même temps que VAminta ; il n'est donc pas permis de chercher un autre homme dans' l'épopée sérieuse, héroïque. Plus d'un critique, oubliant les dates, y a vu des peines d'amour, des pronostics de folie, bien plus : des fragments d'autobiographie sentimentale. Que de commentaires n'a-t-on pas imaginé sur la strophe où Tancrède gémissant semble atteint du mal de René : J'irai seul, en traînant mes tourments sur la terre Et mes justes fureurs, vagabond, insensé ; J'aurai peur de la nuit dont l'ombre solitaire Dressera devant moi les torts de mon passé; J'aurai peur du soleil éclairant ma misère, Peur de moi-même ; — en vain je voudrai, plein d'effroi, Me fuir — je serai là, toujours, derrière moi (1).
On sait que Jean-Jacques Rousseau s'attribua l'octave et se disait en la répétant : « le Tasse a pensé à moi. »
(1) Vivro fra i miei tormenti efra le cure, Mie giuate furie, forsennato, errante ; PaventerÕ l'ombre solinghe e acure, Che '1 primo error mi recheranno avante ; E del sol che scopri le mie sventure, A schivo ed in orrore avro il sembiante, Temerb me medesmo, e da me stesso Sempre fuggendo, avrô me sempre appresso.
(Germalemme, XII, 77.)
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Beaucoup d'autres, plus modestes, ont écrit que le poète avait songé à lui-même; cependant, en 1575, l'année où il acheva son poème, il n'était encore ni vagabond ni forcené, n'avait peur ni de la nuit ni du jour, et depuis son retour de Paris, n'avait guère eu d'autre désagrément qu'une fièvre quarte. D'où vient donc la distance énorme qui sépare la « Jérusalem » du « Roland furieux, » ces deux poèmes que les anciens manuels, classant les œuvres par genres, mettaient obstinément bout à bout ? C'est qu'entre l'un et l'autre il y a plus d'un demi-siècle, et dans ce demi-siècle, le grand événement religieux qui arrêta l'épanouissement de l'art italien, le concile de Trente.
IV.
Or, n'oublions pas que le Tasse enfant fut élevé aux jésuites. Certains critiques ne veulent attribuer aucune importance aux quelques années que le bambin passa près des révérends pères ; les hommes de cabinet ne savent pas combien les premières impressions sont vives, surtout sur une âme inflammable, explosible comme était celle-là.
Nous avons d'ailleurs un témoignage qu'on ne peut récuser, celui du Tasse lui-même. En racontant au marquis Giacomo Buoncompagno, que les jésuites l'avaient fait communier à huit ans, bien qu'il ignorât encore la présence réelle du Christ dans la sainte hostie, il ajoute que néanmoins, « ému d'une secrète émotion, il devina le sacré mystère à la joie étrange qu'il sentit en lui ». Voilà bien l'effet de cette préparation, de cet entraînement exercé sur les imaginations que surchauffait l'ascétisme. Plus tard, sans doute, enlevé aux jésuites, il monta sur l'arbre
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de la science aux fruits défendus. « Il fut un temps, ô mon Dieu, s'écrie-t-il, où, plongé dans les ténèbres de la chair. je doutais si tu avais créé le monde, je doutais si tu avais doté l'homme d'une âme immortelle, et si tu étais descendu sur la terre pour t'y revêtir d'humanité. »
Toutefois, il s'en voulait de douter : il eût volontiers interdit ces pensées à son intelligence avide de chercher et de savoir, il l'eût volontiers réduite à croire de bon gré tout ce que croyait, tout ce qu'enseignait l'Église. « A la vérité, Seigneur, je le désirais moins par amour pour toi et ton infinie bonté que par une crainte servile des peines éternelles. » Et c'est ici que les traces de l'éducation première éclatent aux yeux : le pénitent avoue qu'il entendait la trompette du jugement et la voix tonnante du Christ : « Allez-vousen, maudits, dans les peines éternelles ! » Alors il prenait peur et allait se confesser et communier dévotement.
Peu à peu, en fréquentant les saints offices, en récitant chaque jour des oraisons, il sentait sa foi s'affermir, et finit par se moquer de ses doutes. « Je n'osais, Seigneur, te demander de me ravir au ciel comme saint Paul, ou de te montrer à moi face à face comme à Moïse ; mais je m'approchais de la nuée derrière laquelle tu te caches, et, me tenant au pied de la montagne des contemplations, les oreilles et les yeux purifiés, je cherchais à entendre cette voix qui prononce des paroles de pitié et à voir la montagne fumante et tout étincelante de foudres et d'éclairs. »
Voilà pourquoi le Tasse voulut écrire un poème religieux. Cependant il subissait toutes les influences de son temps, et son temps cherchait la correction, la régularité, l'héroïque. Oui, l'héroïque, c'était l'héroïque avant tout qu'il s'agissait de trouver. L'Arioste, bonhomme écri-
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vant selon son cœur, n'avait su produire qu'un roman, pas même : une fin de roman, puisqu'il achevait l'œuvre de Boiardo. Mais « l'héroïque, » mais les règles, mais le simphx et Vunum : Homère, Virgile, Aristote, Horace !.
Il s'agissait de donner à l'Italie une Iliade, une Énéide, une épopée religieuse d'abord, puis héroïque et sérieuse : voilà ce que devait être la « Jérusalem ?.
Elle ne fut ni l'un ni l'autre, par la raison qu'en Italie il n'y avait plus ni sérieux ni religion. A la vérité, le poète essaya d'exploiter le merveilleux catholique et de représenter les deux camps armés de Loyola, la lutte entre le ciel et l'enfer, entre les anges et les démons ; il imagina un Pluton qui ressemblait au Lucifer de saint Ignace : il lui donna un aspect féroce d'une horrible majesté, une bouche vomissant des fumées de soufre et des flammes, il lui fit dire à ses démons : « Allez, allez véloces, entrez chez les fidèles, employez contre eux la force et la ruse ; que leur camp périsse et tombe en ruine, qu'il n'en reste plus rien (1). De plus il choisit un sujet que
(1) Orrida maestà nel fero aspetto, Terror n'accresce e più superbo il lende.
E in guisa di voragine profonda, S'apre la bocca d'atro sangue immonda.
Qual'i fumi sulfurei ed infiammati, Escon di Mongibello, e'1 puzzo, e'1 tuono, Tal dalla fera bocca i neri fiati.
Itene o miei Fidi consorti, o mia potenza e forza, Ite veloci ed opprimete i rei.
Fra loro entrate, e in ultimo lor danno, Or la forza s'adopri co or l'inganno.
Pera il campo e ruini, e resti in tutto, Ogni vestigio suo con lui distrutto.
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la guerre contre les Turcs venait de rafraîchir, les croisades, et dans ce sujet, outre les fastes de la maison d'Esté, il mit des messes, des litanies, des processions : tout l'extérieur du culte. Mais où est le fond, l'esprit qui vivifie, la crainte et non la peur de Dieu, la haute moralité sans laquelle il n'y a pas de foi vivante ? Tous ces personnages, ou presque tous (Godefroi n'est qu'une abstraction), composent un monde romanesque et voluptueux qui pratique et « fait le signe de la croix, » la religion n'est qu'une formalité, ne pénètre pas au plus profond du cœur, n'inspire pas la vie entière. La vierge Marie n'est qu'une muse qui, là-haut, dans le ciel, parmi les chœurs bienheureux, porte une couronne d'étoiles (1). Ce que les croisés vont chercher en Orient, ce sont des aventures ; certes, ils ont un mouvement d'enthousiasme en voyant apparaitre la ville sainte, quand ils s'écrient tous d'une voix : Jérusalem !
Jérusalem (2) ! Mais ceci n'est qu'une réminiscence de l'Arioste qui, plus chrétien que le Tasse, en apercevant la cité biblique, pense au Christ (3). Le Nazaréen ne joue aucun rôle dans la « Jérusalem, » les lieux sacrés ne
(1) O Musa tu che di caduchi allori Non circondi la fronte in EUcona, Ma au nel cielo, infra i beati cori, Hai di stelle immortali aurea corona.
(2) Ecco apparir Gerusalem si vede, Ecco additar Gerusalem si acorge, Ecco da mille voci unitamente Gerusalemme salutar si sente.
(3) A1 finir del cammino aspro e salvaggio, DalT alto monte alla lore vista occorre La santa terra, ove il superno Amore, Lav6 col proprio sangae il nostro errore.
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rappellent au poète aucun souvenir évangélique : il n'y cherche ni la crèche de Bethléem, ni la maison de Lazare, ni le puits de la Samaritaine, ni le jardin des Oliviers, ni le Golgotha. Tout ce qu'il demande au pays d'Abraham et de Jésus, c'est un paysage d'idylle où il puisse cacher son Herminie. On sent que l'auteur a fréquenté Sénèque et Virgile beaucoup plus que les évangélistes ; les saintes Écritures étaient pour lui l'Enéide, l'Iliade, les chefsd'œuvre du genre héroïque et sérieux.
Sut-il au moins trouver dans la « Jérusalem » le sérieux et l'héroïque ? Extérieurement, mécaniquement, peut-être : ici encore, De Sanctis a exactement indiqué ses intentions.
Chercher une action simple et une, le simplex et l'unum, sur laquelle tous les épisodes pussent converger ; placer au centre un protagoniste effectif, Godefroi de Bouillon, vrai chef et roi à la mode moderne ; humaniser le surnaturel en le rendant explicable et presque allégorique, anoblir les caractères, supprimer le comique et le grotesque, sonner le clairon du premier au dernier vers ; diminuer la part du hasard et de la force brutale pour augmenter d'autant celle de la force morale et du savoir ; donner au récit une apparence historique, une vraisemblance et une cohésion qui, en s'approchant de la perfection logique, produisît l'illusion de la réalité : tel était le rêve du Tasse, rêve préconçu, longuement prémédité, largement exposé dans des poétiques préliminaires, vigoureusement débattu contre les critiques et marchant à sa réalisation, sans rien accorder au hasard, au caprice de la mise en œuvre, avec toute l'assurance, toute la ténacité d'un parti pris.C'est pourquoi, si l'on voulait juger le Tasse d'après ses intentions, il faudrait déclarer que la « Jérusalem » est une œuvre manquée. Elle n'est pas simple et elle n'est
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pas une ; tout l'intérêt se porte sur les épisodes, souvent inutiles et rapportés. Le protagoniste effectif, Godefroi de Bouillon, est une figure artificielle, toute d'une pièce, sans intimité, sans réalité ; le merveilleux ne se rapproche en rien de la vraisemblance : c'est toujours la sorcellerie des romans connus; la forêt enchantée, qui constitue l'élément essentiel de l'action, n'est qu'une vieille machine de féerie. On a signalé récemment de nouvelles sources de la « Jérusalem, » dans nos anciens poèmes, notamment dans la geste de ces ducs de Bouillon, à laquelle appartenait Godefroi (1). Quant à l'anoblissement des caractères, le poète n'y parvint qu'aux dépens de la vie et de l'expression : son Renaud, par exemple, « n'a pas une personnalité claire; ce qu'il est et ce qu'il devient ne se développe pas dans sa conscience et n'a pas l'air d'être son ouvrage ; c'est le produit d'influences maléfiques ou bienfaisantes qui se le disputent avec acharnement. » Renaud n'est d'ailleurs qu'une réduction de Roland, comme Argant n'est qu'un Rodomont poussé au noir; bien plus, tous ces personnages étaient peints d'après l'antique. C'est le Tasse lui-même qui l'avoue en parlant de la « Jérusalem conquise, » l'amiral Jean est une imitation de Nestor, Rupert d'Ansa ressemble à Patrocle, les deux Robert aux Ajax, Tancrède à Diomède, Raimond à Ulysse, Richard à Achille, Baudouin à Ménélas, etc. : tous les portraits sont des copies.
Nos chevaliers étaient au siège de Troie, leur christianisme n'est donc qu'un déguisement.
Tout cela est-il sérieux, malgré l'exclusion du comique
(1) D'Ancona, Di alcune fonti délia Gerutalemme liberata. ( Vœrietà etoriche e letterarie, Milan, Treves, 1883.)
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et du burlesque ? Reste l'apparence historique, mais ce n'est qu'une apparence, le poète n'a pas pénétré dans l'esprit, dans la vie des croisades ; il n'en a donné que l'aspect matériel et superficiel. Le style enfin, toujours noble, toujours tendu, fatigue à la longue : « c'est une emphase sonore, avec certaines pauses, certains trilles, certaines reprises, certains éclats de voix : cela ne se récite pas, cela se déclame. Il y a du commencement à la fin, un arma virumqm cano, l'accent d'un homme qui serait dans un état d'exaltation chronique, » partout un choix de mots ronflants, une bourre d'épithètes et d'adverbes, une noblesse conventionnelle d'expressions, une pauvreté de mots, de phrases, de tours : enfin le langage de la rhétorique. Il s'agit de s'en tenir aux généralités, de raviver des lieux communs avec un échauffement factice, une détonation d'apostrophes, d'épiphonèmes, d'hypotyposes, d'interrogations et d'exclamations, ce qui arrive surtout quand le virtuose veut exprimer avec force des mouvements passagers, comme les chagrins de Tancrède et les fureurs d'Armide. Telle est, en substance, l'opinion sévère des derniers critiques italiens.
Les contemporains du Tasse se montrèrent encore plus féroces. Un jeune homme, Galilée, écrivit pour lui-même des « considérations sur la Jérusalem, » et les commença par cette phrase un peu vive : « Un défaut, parmi les autres, très familier au Tasse, est né d'une très grande étroitesse de verve et pauvreté de conception. C'est que, comme la matière lui fait très souvent défaut, il est forcé de coudre ensemble des idées décousues, indépendantes et séparées l'une de l'autre, si bien que sa narration devient plutôt un travail de marque-
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terie qu'un tableau à l'huile. La marqueterie, en effet, est un assemblage de petits morceaux de bois de différente couleur qui ne peuvent jamais se joindre et se fondre si doucement que leurs bords ne soient pas saillants, et crûmént distingués par la diversité des couleurs. Il en résulte nécessairement des figures sèches, crues, sans rondeur et sans relief ; tandis que dans les tableaux à l'huile, les contours se fondent doucement, et l'on passe sans crudité d'une teinte à l'autre ; la peinture en devient moelleuse, ronde, et peut ressortir avec vigueur. L'Arioste arrondit et fond, ayant une grande abondance de mots, de phrases, de locutions et d'idées ; le Tasse mène ses œuvres à bâtons rompus, sèchement et crûment par la pauvreté de toutes les ressources nécessaires pour bien travailler (1). »
Voilà le jugement d'un mathématicien qui, dans sa jeunesse, avait un joli brin de plume à son compas. La forme du Tasse, aux yeux des lecteurs habitués à l'Arioste,
(1) Uno tra gli altri difetti è molto familiare al Tasso, nato da una grande strettezza di vena e povertà di concetti, ed è che mancandogli ben spesso la materia è costretto andar rappezzando insieme concetti spezzati e senza dipendenza e connessione tra loro, onde la sua narrazione ne riesce più presto una pittura intarsiata che colorita a olio ; perché, essendo le taraie un accozzamento di legnetti di diversi colori, i quali non possono già mai accoppiarsi e unirsi cosl dolcemente, che non restino i loro confini taglienti, e dalla diversità dei colori crndamente distinti, rendono per necessità le lor figure sooche, crude, senza tondezza e rilievo ; dove che nel colorito a olio sfumandosi dolcemente i confini, si passa senza crudezza dall' una ail' altra tinta, onde la pittura riesce morbida, tonda, con forza e con rilievo.
Sfumae tondeggia l'Ariosto, come quegli che è abbondantissimo di parole, frasi, locuzioni e concetti ; rottamente, seccamente e crudamente conduce le Bue opère il Tasso per la povertà di tutti i requisiti al bene oprare. v ,
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était donc coupée, disjointe, formée de pièces de rapport.
Cherchant l'effet, non dans l'ensemble, mais dans lès parties, et donnant au plus petit membre de la phrase une sorte de valeur personnelle, le poète disloquait la période et lançait des idées ou des traits qui allaient deux à deux, se relevant l'un l'autre : il en résultait une série ininterrompue d'antithèses, « une harmonie produite par des objets semblables ou dissemblables se faisant vis-àvis. »
Molto egli oprò col senno e colla mano, Molto soffrl nel glorioso acquis to; E' invan 1' inferno a lui a' oppose, e' invano,
S' armò d'As1a e di Libia il popol misto (1).
De là au bel esprit, il n'y a qu'un pas : le Tasse amena, fixa du moins dans la poésie le style fleuri des jésuites.
Tout ce qu'on a appelé depuis le précieux, le maniéré, le joli, le cultisme, le gongorisme, le marinisme, l'euphuisme; ce luxe de festons et d'astragales qui, depuis le Concile de Trente jusqu'au règne littéraire de la France, ne cessa de surcharger toutes les littératures et tous les arts, pèse déjà sur les plus beaux endroits de la « Jérusalem délivrée. » Ici les concetti sautent aux yeux et s'enfoncent dans la mémoire ; on ne peut oublier le combat de Soliman : son fer ne s'abat point qu'il ne touche, ne touche point qu'il ne blesse, ne blesse point qu'il ne tue; le poète en dirait davantage, mais le vrai a l'air d'être faux (2). Ah ! s'il n'en avait que l'air ! mais
(1) Beaucoup il opéra par la tête et par la main, beaucoup il souffrit dans la glorieuse conquête : et en vain l'enfer lui fut opposé, et en vain s'arma le peuple mêlé d'Asie et de Libye.
(2) Non cala il ferro mai, ch' appien non colga, : Nè coglie appien, che piaga anco non faccia ;
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ce n'est là qu'une peccadille. Armide pleure : ô miracle d'amour ! Elle tire des étincelles de ses larmes et enflamme les cœurs dans l'eau (1). Plus tard elle veut mourir et s'écrie : « Puisque aucun autre remède n'est bon pour moi, et qu'il ne faut que des blessures à mes blessures, oh! qu'une plaie de flèche guérisse la plaie d'amour, et que la mort soit une médecine à mon cœur (2)! »
Tenons-nous-en là, le poème est plein de ces gentillesses.
C'est ce qu'on a appelé le « clinquant du Tasse, » et le Tasse affubla de ses oripeaux tous ceux qui l'approchèrent, même le sage Montaigne qui l'alla visiter à l'hôpital des fous.
« Quel saut, s'écria l'auteur des Essais, vient de prendre, de sa propre agitation et allégresse, l'un des plus ingénieux, judicieux et plus formés à l'air de cette antique et pure poésie qu'autre poète italien ait jamais été ?.
N'a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l'a aveuglé ? à cette exacte et tenace appréhension de la raison qui l'a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences qui l'a conduit à la bêtise ? à cette rare aptitude aux exercices de l'âme qui l'a rendu sans exercice et sans âme ? J'eus
Nè piaga fa, che l'aima altrui non tolga ; E più direi, ma il ver di falso ha faccia.
(1) 0 miracol d'amor che le faville Tragge dal pianto e i cor ne l'acqua accende !
(IV, 76.)
.1 (2) Poi ch' ogn' altro rimedio è in me non buono, Se non sol di ferute a le ferute, Sani piaga di stral piaga d'amore, E fia la morte medicina al cor, (XX, 125.)
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plus de dépit encore que de compassion à le voir à Ferrare en si piteux état. »
Ce passage paraît traduit du Tasse, qui l'a lu peut-être et s'y est reconnu. Mais quoi ! si le chantre de Godefroi n'a su faire ni un poème religieux, ni un poème sérieux, ni même un poème en bon style, qu'est-ce donc que la « Jérusalem délivrée, » et pourquoi est-elle restée parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit humain ? La réponse n'est pas difficile.
Ce qu'il y a d'immortel dans la « Jérusalem délivrée, » on peut le dire en deux mots : c'est ce qu'il y reste de la renaissance italienne, de Politien, de l'Arioste, les deux poètes de la grande époque : ce sont les dames et les chevaliers, les armes et les amours :
Le donne, i cavalier, 1' armi, gli amori.
Cherchez-y le religieux, le sérieux, l'historique, l'héroïque, le régulier, le vraisemblable, tout ce que la préméditation du critique érudit et subtil y avait voulu mettre, vous trouverez l'épopée moins réussie que la Chanson de Roland. Cherchez-y ce que le poète y a jeté à pleines mains, sans le vouloir, en suivant sa pente, la poésie amoureuse et chevaleresque; alors, ravi d'emblée en dépit des fioritures et des mièvreries, vous resterez sous le charme jusqu'au dernier vers.
Le Tasse était essentiellement un élégiaque : la note sentimentale prévaut toujours chez lui, même dans les récits de combats. Les héros sont indécis, indistincts, abstraits pour la plupart; leurs mouvements sont indiqués à l'oreille plutôt qu'aux yeux par le fracas des épithètes :
Superbi, fonnidabili, feroci.
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Mais les personnages deviennent intéressants par l'attendrissement lyrique. Nous voilà donc avertis : c'est un récit amoureux que nous allons lire, une série d'épisodes romanesques où le cœur bat de toutes les façons. Les pédants ont reproché au Tasse d'avoir dit en commençant ;
Canto 1' armi pietose.
ce qui, à leur avis, ne signifie pas « les armes pieuses, » mais bien « les armes compatissantes ». Si les pédants ont raison, le poète, sans le vouloir, aurait dit le mot juste : il y a dans sa « Jérusalem » beaucoup moins de piété que de pitié.
Les croisés, conduits par Godefroi, partent pour Jérusalem. Que se passe-t-il dans la ville sainte? Il y avait là une vierge d'une beauté superbe et négligente, fuyant les regards des amoureux, mais un jeune homme l'a vue (1). Il se nomme Olinde, elle Sophronie, tous deux sont du même pays, de la même foi ; il est aussi modeste qu'elle est belle, désire beaucoup, espère peu, ne demande rien. Une madone miraculeuse, enlevée à une église chrétienne et déposée dans une mosquée, a disparu tout à coup; Aladin, roi de Jérusalem, ordonne le massacre de tous les chrétiens qui sont dans la ville. Sophronie se dévoue pour sauver son peuple et se déclare coupable du larcin qu'elle n'a pas commis. C'est elle, elle seule, qui a dérobé l'image et qui l'a brûlée. Elle sera donc martyre ; elle est dépouillée de ses vêtements et attachée sur
(1) Colei Sofronia, Olindo egli s' appella, D' una cittade entrambi e d'una fede ; Ei che modesto è s) com' essa è bella, Brama assai, poco spera e nulla chiede.
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l'échafaud. Olinde accourt et suspend l'exécution ; bien qu'innocent comme elle, il crie bien haut qu'il a commis le crime : « A moi revient l'honneur, à moi la mort ; que celle-ci n'usurpe pas ma peine; ces chaînes sont à moi, pour moi ces flammes s'allument ; ce bûcher, il me le faut (2)! »
Aussitôt une lutte de générosité commence entre les deux jeunes gens : ils mourront l'un et l'autre, liés tous deux, dos à dos, au poteau fatal. L'élégie continue; Olinde, à l'heure suprême, avoue pour la première fois son amour à Sophronie ; elle l'exhorte doucement à élever sa pensée là-haut : « Vois comme le ciel est beau, vois le soleil : on dirait qu'il nous attire et nous console (1). »
Mais tout à coup apparaît un heaume surmonté d'un tigre; la visière baissée cache un visage de femme : c'est Clorinde, la musulmane, la belle païenne, comme on disait alors ; elle intercède pour les deux jeunes gens et les délivre. Cet épisode n'est qu'un hors-d'œuvre au point de vue de la critique entichée de simplex et d'unum. Assurément, mais au point de vue musical, c'est une ouverture pleine de tendresse et de pitié qui nous donne le ton de tout le drame lyrique.
Les croisés sont devant Jérusalem, un combat s'engage et le plus élégiaque des chevaliers abat d'un coup de lance le heaume d'un ennemi. Aussitôt, les cheveux
(1) A me l'onor, la morte a me ai deve, Non uaurpi costei le pene mie : Mie son quelle catene, e per me questa Fiamma s' accende, e '1 rogo a me s'appresta.
(2) Mira il ciel com' è bello e mira il sole Ch' a se par che n' inviti e ne console.
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dorés épars au vent, une jeune femme apparaît (1) : c'est encore Clorinde, la belle païenne. Tancrède l'a déjà vue auprès d'une source et du premier regard l'a aimée éperdûment; il ne se battra donc pas avec elle, mais, en laissant tomber ses bras, il lui présente sa poitrine sans défense et la conjure de le frapper. Une troupe de combattants s'approche et les sépare.
Le pieux Godefroi est dans son camp, entouré de ses preux; une femme y pénètre hardiment : c'est la plus séduisante des magiciennes envoyée par l'enfer : Armide.
A l'apparition de cette beauté nouvelle, un chuchotement court de bouche en bouche au milieu des croisés ; tous les yeux sont fixés sur elle (2), comme sur une comète ou une étoile qu'on n'a pas vue pendant le jour, et tous s'approchent pour voir la belle étrangère et qui l'envoie. Un jeune homme, Eustache, comme le papillon vers la lumière se tourne vers la splendeur de la « divine beauté (3). » Ici le Tasse est chez lui : sa verve lyrique accumule tous les charmes et toutes les séductions sur cette figure préférée. Armide arrive auprès de Godefroi et lui raconte avec un art merveilleux ses prétendues infortunes ; elle demande que dix chevaliers veuillent
(1) E le chiome dorate al vento sparse, Giovane donna in mezzo al campo apparse.
(2) Air apparir della beltà novella Nasce un bisbiglio e'1 guardo ognun v'intende, Siccome là dove cometa o stella Non più vista di giorno in ciel risplende; E traggon tutti per veder chi sia Sl bella peregrina et chi l'invia.
(3) Come al lume farfalla ei si rivolse A lo splendor della belt& divina.
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bien la suivre et réparer les torts qu'on lui a faits.
Godefroi hésite un instant, enchanté lui-même; enfin il refuse, alléguant que les épées chrétiennes sont au service de Dieu. Armide pleure, et tous les croisés, dont la tête est déjà tournée, trouvent Godefroi bien dur. Le jeune Eustache bondit et s'écrie : « Non ! il ne sera pas dit en France, et là où la courtoisie est en honneur, que nous ayons fui les fatigues et les périls pour une cause si juste et si « pieuse (1). » Godefroi doit céder, Armide enchante les croisés par tous les artifices de la coquetterie ; les compétitions qu'elle suscite amènent la mort de Gemand, prince de Norvège, tué par le jeune Renaud, tige de la maison d'Este, qui, furieux comme Achille, s'éloigne du camp. La charmeuse emmène ses dix défenseurs, fleur de la chevalerie chrétienne. Ils ont tous oublié « le grand sépulcre » et les « armes pieuses : » amor vincit omnia, comme dans la vieille devise des troubadours.
Cependant Herminie la païenne aime Tancrède : du haut d'une tour, assistant à la bataille, elle le voit blessé et veut le guérir ; à cet effet, elle descend dans le camp, revêtue des armes de Clorinde. On la prend pour l'héroïne et tout le monde la poursuit, même Tancrède qui, en la poursuivant, demeure prisonnier dans le château d'Armide : la diabolique enchanteresse les tient tous sous sa main. Cependant Herminie qui n'a pu revêtir, avec l'armure, la vaillance de Clorinde a pris peur et
(1) Ah ! non fia ver, per Dio, che si ridica In Francia, o dove in pregio è cortesia, Che si fugga da noi rischio o fatica Per cagion cosl giusta e cosl pia.
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s'est enfuie « parmi les plantes herbeuses d'une antique forêt : »
Intanto Erminia infra le erbose piante.
et nous rentrons dans l'idylle : cet épisode est de ceux que tous les Italiens savent par cœur. Pendant toute la nuit, pendant tout le jour, la belle fugitive erre sans conseil et sans guide, ne voyant que ses larmes, n'entendant que ses cris. Mais à l'heure où le soleil détache ses coursiers et plonge dans la mer, elle arrive près des eaux claires du Jourdain et s'étend sur la rive du fleuve. « Là.
le sommeil qui par son doux oubli rend aux mortels le repos et la paix, assoupissant la douleur d'Herminie, l'abrita sous le calme de ses ailes. Mais pendant qu'elle dort, sous mille formes, l'amour ne cesse pas de la troubler. — Elle ne se leva qu'au gazouillis des gais oiseaux, qui saluaient l'aurore, au murmure du fleuve et des arbustes, aux jeux frais de la brise avec l'onde et les fleurs.
Elle ouvre alors ses yeux languissants et regarde les abris solitaires des pasteurs ; il lui semble, entre les eaux et les ramées, qu'une voix la rappelle aux plaintes, aux soupirs (1). » Là elle rencontre un bon vieillard tissant des
(1) Ma '1 sonno che de' miseri mortali È col suo dolce obblio pace e quiete, Sopi co' sensi i suoi dolori, e l'ali Dispiego sopra lei placide et chete, Nè pero cessa Amor con varie forme La sua pace turbar, mentre ella dorme.
Non si destô finchè garrir gli augelli Non senti lieti, e salutar gli albori, E mormorare il fiume e gli arboscelli, E con l' onda scherzar 1' aura e co' fiori.
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corbeilles à côté de son troupeau ; ses trois enfants chantent auprès lui. Quoi donc ! tant de paix et de sécurité si près des champs de bataille ? Est-ce une grâce du ciel qui relève l'humilité d'un berger inoffensif ? Est-ce le dédain du tonnerre qui ne tombe que sur les hautes cimes ?
« Les épées étrangères, dit le vieillard, n'oppriment que les têtes superbes des, grands, et les soldats avides de butin ne sont pas alléchés par notre indigence. » L'esprit se repose en écoutant ce pipeau qui sonne tout à coup au milieu des clairons.
Cependant la guerre sainte continue, de plus en plus furibonde; Tancrède rencontre encore Clorinde, seule, sur le champ de bataille, et ne la reconnaît pas ; le duel s'engage avec une férocité qui fait peur : Clorinde enfin, blessée à mort, s'affaisse. Alors, tout à coup, un nouvel esprit l'inspire, elle murmure doucement : « Ami, tu as « vaincu, je te pardonne ; pardonne aussi, toi, non au corps « qui ne craint rien, mais à l'âme, oh! prie pour elle, et « donne-moi le baptême qui lave tous mes péchés. »
Dans ces paroles résonne un je ne sais quoi de plantif et de suave qui, glissant dans le cœur, éteint en lui toute colère et donne aux yeux l'envie et le besoin de pleurer (1). Une fontaine est près de là, Tancrède court et
Apre i languidi lumi, e guarda quelli Alberghi solitarj de' pastori ; E parle voce udir tra l'acqua e i rami, Ch'ai sospiri ed al pianto la richiami.
(VII, 4, 5.)
(1) Amico, hai vinto, io ti perdon. perdona Tif ancora, al corpo no, che nulla pave,AU' alma bI ; deh ! per lei prega, e dona
Battesmo a me, ch' ogni mia colpa lave.
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remplit d'eau son heaume, puis revint près de la mourante et soulève la visière qui lui masquait le front : alors seulement il la reconnut. Et il ne mourut pas, mais il rassembla toutes ses forces pour rendre la vie, par le baptême, à celle qu'il avait tuée. Et tandis qu'il murmurait les saintes paroles, elle, transfigurée par la joie, le sourire aux lèvres, semblait dire : « Le ciel s'ouvre, je m'en vais en paix. » Et pâle, les yeux au ciel, elle tend sa main nue et froide au chevalier en signe de réconciliation. C'est ainsi qu'elle expire et on dirait qu'elle dort.
Tancrède qui survit, dans l'effarement du remords et de la douleur, devient véritablement tragique. Le drame se dénoue saintement, Clorinde est montée au ciel, comme Laure et Béatrice. Elle apparaît en songe à Tancrède, vêtue d'une robe étoilée, plus radieuse que jamais, et se penchant sur lui pour essuyer ses larmes, elle lui dit : « Vois combien je suis belle et combien je suis heureuse, ô mon fidèle, apaise en moi ta douleur. Telle je suis grâce à toi ; tu m'as enlevée par erreur du monde des vivants, tu m'as élevée par pitié dans le sein de Dieu.
Ici, bienheureuse, je jouis en aimant, ici j'espère qu'une place t'est réservée où, au grand soleil et dans le jour éternel, tu t'enivreras de ses beautés et des miennes.
Vis donc, et sache que je t'aime, et je ne te le cache pas, autant qu'il est permis d'aimer une créature humaine. » Elle dit et flamboya d'un zèle sacré.,, puis s'en-
In queste voci languide risuona Un non so che di flebile e soave Ch' al cor gli serpe, ed ogni sdegno ammorza," E gli occhi a lagrimar gl' invoglia e sforza (XII, 66.)
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ferma dans la profondeur de ses rayons et disparut (1).
Voilà l'amour idéal, tel que l'avaient rêvé Dante et Pétrarque ; il y a aussi dans le poème l'amour humain, dévoué, celui d'Herminie soignant les blessures de Tancrède ; il y a même (chose rare en Italie,) l'amour conjugal, celui d'Odoard et de Gildippe, ces deux époux inséparables qui combattent et meurent ensemble fidèlement.
Il y a enfin l'amour terrestre, nécessaire alors, même dans les épopées héroïques, où l'on chantait « les armes pieuses » et le « grand sépulcre du Christ ». Il fallait aux
(1) Ed ecco, in sogno, di stellata veste Cinta gli appar la sospirata arnica, Bella assai più ; ma lo splendor celeste L' orna e non toglie la notizia antica.
E con dolce atto di pietà, le meste Luci par che gli asciughi, e cosi dice : Mira come son bella e come lieta, Fedel mio caro, e in me tuo duolo acqueta.
Tale i' son, tua mercè : tu me dai vivi Del mortal mondo, per error, togliesti ; Tu in grembo a Dio fra gl' immortali e divi, Per pietà, di salir degna mi festi, Quivi io beata amando godo, e quivi Spero che per te loco anco s' appresti, Ove al gran Sole e nell' eterno die Vagheggerai le sue bellezze e mie.
Se tu medesmo non t'invidi il Cielo, E non travii col vaneggiar de' sensi, Vivi e sappi ch' io t' amo, e non tel celo, Quanto più creatura amar conviensi.
Cosi dicendo, fiammeggib di zelo Fer gli occhi, fuor del mortal uso accensi : Poi nel profondo de' suoi rai si chiuse, E sparve, e novo in lui conforto infuse.
(XII, 91-93.)
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croisés des machines de guerre ; pour en construire, ils sont allés chercher du bois dans la forêt, mais la forêt, ensorcelée par les démons, les repousse. Un seul chevalier peut détruire l'enchantement, c'est Renaud, mais où est-il? Dans l'île d'Armide. Ici commencent des descriptions voluptueuses d'une richesse et d'une profusion qui rappellent et font regretter les peintures plus légères de l'Arioste. Renaud a délivré les chevaliers chrétiens (y compris Tancrède), enfermés dans la prison de la magicienne ; elle a voulu se venger de lui et a su l'attirer par ses sortilèges : elle le tient maintenant endormi sous sa main. Mais avant de le frapper, elle le regarde, et aussitôt la charmeresse est charmée à son tour, elle ne songe plus qu'à le retenir ; puis, plus tard, quand on l'aura délivré de ses mains, elle ne songera plus qu'à le reprendre et, quand elle aura désespéré de la victoire, elle voudra se donner la mort. Triomphe suprême de l'amour : pour regagner le cœur de Renaud, elle renonce au diable et se fait chrétienne. Elle engage sa foi par une parole évangélique : voici ta servante, ecco l'ancilla tua; la fille de l'enfer, à qui tout est pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé, sera la reine de l'Orient, et qui sait ? montera peut-être sur un trône d'Occident. Le poème finit là : la forêt a été désenchantée par Renaud, Clorinde et les principaux chefs des Sarrasins sont morts, le pieux Godefroi n'a plus qu'à soumettre ou à détruire une poignée d'hommes pour se rendre ensuite au saint sépulcre et accomplir son vœu : tout cela se fait en huit octaves. Le dernier mot du Tasse est bien celui d'Armide : « Voici ta servante, » humilité d'une foi qui se rend, d'une âme qui s'abandonne avec toute la dévotion de l'amour.
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Voilà ce qui est immortel dans la « Jérusalem délivrée ». Ce n'est pas l'œuvre d'un esprit tumultueux, déjà troublé par le désordre de la folie, c'est le rêve et le caprice d'une imagination romanesque s'ébattant sous le harnais classique et mordant le frein religieux qu'elle a voulu s'imposer.
V.
Les tribulations du Tasse ne commencent qu'en 1575, après l'achèvement du poème. Alors seulement il eut des scrupules, des inquiétudes et se demanda s'il avait fait bien réellement une œuvre pie, répondant à « l'étroitesse des temps » (la strettezza dei tempi) où il vivait. Il voulut en avoir le cœur net et obtenir l'approbation de l'Église : à cet effet, il envoya son manuscrit à Rome et le laissa examiner par un conseil de révision. De ce conseil était un lettré bien assis qui devait devenir cardinal ; cet homme de poids, Silvio Antoniano, d'opinions très fermes avec des manières très douces, ne se déclara pas satisfait. Trop de libertés, trop de licences, certaines expressions qui sentaient le fagot : i creduli devoii (les crédules dévots) par exemple. Puis des exclamations d'idolâtre : le jeune Eustache, à la vue d'Armide, ne s'écriait-il pas :
Donna, se pur tal nome a te conviensi, Che non somigli tu coaa terrena.
« Femme, si un pareil nom te convient, car tu ne ressembles pas à une chose terrestre ! » Quoi ! parler de la sorte à une magicienne, fille de l'enfer? Puis que de locutions païennes encore ! Le poète, pour montrer que telle
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bataille était indécise, avait osé dire : « Mars est en suspens. » Encore n'était-ce là que des peccadilles : il y avait bien d'autres choses à supprimer. D'abord tout l'épisode d'Olinde et de Sophronie délivrés par Clorinde : est-ce qu'une musulmane peut avoir le beau rôle dans un poème chrétien ? haro sur Mahomet ! Tous ceux qui croient en lui doivent être des sacripants et des brutes. D'autre part, signor Tasso, vos croisés ont des faiblesses de cœur.
Tous devraient ressembler au pieux Godefroi, tous impeccables et infaillibles. Enfin que viennent faire ici vos sorciers, vos enchanteurs dont quelques-uns sont d'honnêtes gens ; vous croyez donc au surnaturel humain, à la magie blanche ? Il faut biffer tout cela, jeune homme, ôter le miel trompeur que vous avez mis au bord du vase et n'y laisser que les sucs amers qui peuvent guérir (1).
Vous voulez être lu par les gens du monde ; vous avez tort : je voudrais que vous ne fussiez lu que par des prêtres et des nonnes (2).
Le Tasse, désappointé, se débattit d'abord, essaya de rire, déclara que de telles censures venaient bien de Rome et de ce fameux collège germanique institué pour convertir les Allemands. Mais ses inquiétudes et ses impatiences croissaient de jour en jour : il disputait pied à pied le terrain, cédait quelquefois, regimbait ensuite, montrait des velléités de révolte aussitôt réprimées par
(1) Cosi ail' egro fanciul porgiamo aspersi Di soave licor gli orli del vaso ; Succhi amari ingannato intanto ei beve, E dall' inganno suo vita riceve.
(I, 3.)
(2) Desidererebbe che '1 poema fosse letto non tanto da cavalieri che da religiosi et da monache.
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de fortes appréhensions. « Je suis assuré, écrivait-il à son protecteur Gonzague, de pouvoir faire imprimer mon poème à Venise et en tout autre lieu de Lombardie avec la licence de l'inquisiteur, sans changer aucune chose et en ne modifiant que certaines expressions ; mais ce qui m'épouvante, c'est l'exemple de Sigonius qui avait fait imprimer avec la licence de l'inquisiteur, après quoi la licence lui fut retirée. Ce qui m'épouvante, c'est la sévérité de. (Silvio Antoniano, probablement), car j'imagine qu'à Rome il y en a beaucoup de pareils (1). » Et, dans ses frayeurs, le patient consentait à des mutilations, s'engageait à expurger certaines parties, à convertir Herminie, s'il le fallait, et à la mettre au couvent. « Ainsi le veut la nécessité des temps (come comanda la necessità dei tempi), » disait-il avec tristesse.
En effet, les temps étaient durs pour les poètes nés trop tard ; on reprochait à Guarini, l'auteur bucolique du Pastor fido, d'avoir fait plus de mal par ses vers langoureux que Luther et Calvin par leurs hérésies. Un jour le Tasse, pour se tirer d'affaire, eut une idée digne de ses censeurs, celle de mettre un double fond à son poème ; il imagina une allégorie qui devait rassurer l'Église, et en même temps accorder Aristote et Platon, car il se disait chrétien et platonicien. L'armée des croisés composée de princes et de simples guerriers symbolisait l'homme composé d'une
(1) Io son sicuro di far stampare il mio poema in Venezia e in ogni altro luogo di Lombardia con licenza dell' Inquisitore, senza mutar cosa alcuna, con la mutazion sola d' alcune parole ; ma mi spaventa l' esempio del Sigonio, il quale fè stampare con licenza dell' Inquisitore e poi li fu sospeso. mi spaventa la severità di. immaginandomi che molti sieno in Roma simili a lui.
(Lettera LXVI a Scipione Gonzaga.)
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âme et d'un corps; cette âme, comme les chefs alliés, n'était pas simple, mais partagée en différentes puissances. Jérusalem, bâtie sur une hauteur, figurait la félicité difficile à acquérir sur les escarpements de la vertu. Godefroi représentait l'intelligence ; les autres chevaliers, d'autres facultés de l'âme ; par les amours, il fallait entendre les combats que livre à la puissance raisonnable la puissance concupiscible et irascible. Le Tasse écrivit cette allégorie en un jour pour se défendre et s'amuser. « Vous rirez, écrit-il à un ami, en lisant ce nouveau caprice.
Je ne l'ai fait que pour donner de la pâture au monde. Je ferai le col tors et je démontrerai que je n'ai eu d'autre but que de servir la société civile, et par ce moyen j'assurerai de mon mieux les amours et les enchantements. »
Cependant le commentateur facétieux finit par devenir sa propre dupe. Il trouva son idée si ingénieuse et une telle concordance entre le dessus et le dessous de l'œuvre qu'il se demanda si cette allégorie imaginée après coup n'avait pas été conçue avant qu'il eût écrit son premier vers. Mais cette interprétation équivoque ne suffit pas, on exigeait qu'il remaniât tout le poème. D'autre part, ses patrons, « le magnanime Alphonse, » duc de Ferrare, et les princesses le pressaient de le publier. Que faire ? « Je ne peux plus vivre ni écrire, disait-il à ses confidents. Il me roule dans l'esprit un je ne sais quoi. » Sa conscience prenait peur : aurait-il été bien réellement coupable?
serait-il déjà dénoncé à l'inquisition par les ennemis qui fouillaient dans ses papiers? Dans son angoisse, il alla trouver l'inquisiteur de Bologne et se confessa des doutes qu'il avait eus, des paroles qu'il avait dites ; il se chargea même de péchés qu'il n'avait pas commis. L'inquisiteur lui donna l'absolution, mais l'absolution ne pouvait
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suffire à cette âme inquiète ; il lui fallait un procès, un jugement, une confrontation avec ses accusateurs.
« Le Tasse, écrivait un témoin (Matteo Veniero, résident de Toscane à Ferrare), est atteint d'une maladie d'esprit toute particulière : il est tourmenté par la persuasion de s'être rendu coupable d'hérésie. » La monomanie s'enracinait fatalement.
Voilà tout un côté de la vie du Tasse qui a été mis récemment en lumière avec beaucoup d'éloquence et de sagacité (1). Cet homme de la Renaissance entra dans la vie trois quarts de siècle trop tard : chrétien et platonicien, il eût dû vivre entre Marcile Ficin et Pic de la Mirandole, à côté de Politien, aux pieds de Laurent de Médicis. Mais il vint au monde pendant le concile de Trente et fut élevé aux jésuites ; il fut donc poussé à faire un poème religieux et à le laisser juger comme poème religieux ; l'inquisition, qui en ceci n'eut pas tort, estima que l'œuvre était profane et libertine. Le poète se défendit longtemps, mais finit par se rendre : vaincu à la longue par des adversaires moins forts que lui, mais plus puissants, plus tenaces, il se laissa envahir et subjuguer jusqu'au plus profond de la conscience par les scrupules mêmes contre lesquels il s'était débattu. De là une lutte intérieure, singulièrement poignante entre son imagination païenne et son exaltation catholique ; en réalité, c'était la Renaissance et l'inquisition qui se disputaient sa pensée et la déchiraient. Ce fut la première épreuve, la plus rude peut-être qu'eut à subir ce sublime enfant gâté ; ce fut assurément une des causes principales de sa folie.
(1) VICTOR CHERBULIEZ, le Prince Vitale.
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Il y en eut d'autres, sans compter la légende amoureuse, l'anecdote du baiser recueillie par Muratori un siècle et demi après coup et fixée par Gœthe dans un noble drame. Les psychologues et les aliénistes ont étudié le cas du Tasse avec toute la patience et la sagacité de la critique moderne (1). Il paraît certain que le poète fut atteint de lypémanie : de là cette humeur inquiète, ombrageuse, ces écarts, ces fuites, ces retours, ces égarements, ces violences qui le menèrent à l'hôpital des fous. Il en sortit (1586) après sept années de détention, pendant lesquelles, en de longs intervalles lucides, il avait rédigé des dialogues très subtils, souvent exquis, notamment « le Père de famille. »
Il n'en était pas moins défiant, effaré, halluciné, monomane et quelquefois surexcité jusqu'à la fureur, même à la veille de sa libération. Une lettre de Costantini, publiée pour la première fois en 1869, donne sur ce fait des indications très nettes. Ce Costantini, qui allait souvent à l'hôpital Sainte-Anne, affirme que le malade avait la main leste et se portait volontiers aux voies de fait, surtout pendant le décroissement de la lune ; « moi-même, ajoute-t-il, hier au soir je l'ai échappé belle, si bien que j'ai juré de ne plus aller le voir, à moins que la lune ne soit pleine, ou bien de ne lui parler qu'au guichet (2). »
En même temps le pauvre malade avait à lutter contre les grammairiens de Florence. L'académie de la Crusca, récemment instituée, fondit sur lui sans ménagement. La Jérusalem (en sa première version, la bonne) avait été publiée à Venise, en 1580, sans son aveu, par un pirate
(1) Voir surtout la savante étude de M. le prof. A. Corrodi, le Infermità di Torquato Tasso. 1880.
(2) D'Ancona. Torquato Tasso ed. Antonio Contarini (Varietà sto- riche e letterarie, 1883.)
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littéraire que nous devons pourtant bénir à genoux, car c'est lui qui a sauvé le poème, et cette publication avait fait fortune, puisqu'en 1581 six éditions s'en étaient écoulées en six mois. La Crusca fut impitoyable. Celui qui tenait la plume pour elle, le chevalier Lionardo Salviati, surnommé l'Enfariné (VInfarinato), disait tout crûment : « La Jérusalem ne mérite pas le nom de poème et ne rachète par aucune beauté ses innombrables défauts.
Composition sèche et froide, unité mince et pauvre : un dortoir de moine. Le poème de l'Arioste est une toile grande et magnifique, celui du Tasse est moins une toile qu'un ruban, moins un ruban qu'un fil. » et autres aménités pareilles : les académiciens firent plus encore, « ils raisonnèrent en inquisiteurs : ce que Silvio avait dit avec douceur, ils le répétèrent d'une voix tonnante et avec des gestes d'énergumène ; ils déclarèrent que le Tasse s'était couvert d'infamie en traînant dans la boue des héros chrétiens et en leur attribuant des vices charnels et des péchés immondes. » Repoussant jusqu'à l'allégorie derrière laquelle le poète avait cherché à s'abriter, ils diront que ce masque avait été souvent employé par les poètes grecs « pour recouvrir l'impiété de leurs plus scélérates fictions, per ricoprire l'empietà delle loro più scellei'ale finzioni. »
Le Tasse se défendit mollement, parce qu'à ce moment de sa vie, il donnait raison aux académiciens. Ne leur avait-
il pas prêté le flanc par sa prétention même au genre religieux, historique, héroïque? Cet Arioste qu'on lui jetait à la tête avait eu le bon sens de s'en tenir au roman chevaleresque, aussi pouvait-on lui pardonner tout, même la folie de Roland. Mais le chanteur des « armes pieuses » armait contre lui la piété, sincère ou simulée, de ses con-
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tradicteurs. Il avait annoncé une épopée sérieuse et donné un roman aux trois quarts érotique. Bien plus, sentant lui-même à quel point il s'écartait de son programme, il s'était livré spontanément, depuis dix années, au jugement de l'inquisition. Enfin, pleinement d'accord avec ses censeurs ecclésiastiques et ses censeurs littéraires, il avait l'intention de refondre le poème, imprimé à son insu pendant sa détention : il en voulait & corriger tous les vices, » réformer aussi l'allégorie, « plus platonicienne que chrétienne, » retrancher tout ce qui gardait une odeur de paganisme, tutto quello che ritiene odore dipaganesimo ; ajouter «. beaucoup de choses tirées de saint Augustin, de l'Apocalypse, de saint Paul, du pape saint Grégoire et d'un nouveau discours sur les armes et les pièges des démons réduits en forme d'art par le révérend don Giulio.
Candiotti de Sinigaglia, archidiacre de la sainte maison de Lorette. »
Cette fois le poète ne tint que trop sa promesse et nous donna la « Jérusalem conquise, » hélas !
C'était la « Jérusalem délivrée » expurgée à l'usage du Gesù. Cette nouvelle version, remaniée de fond en comble, parut en 1593 et avait l'intention d'effacer l'autre'.
« J'estime, écrivait-il, que je me suis surpassé moi-mêmeautant que je reste au-dessous du prince des poètes grecs. » Et il souhaitait en vers, dès la troisième strophe de la nouvelle œuvre, qu'elle fît taire celle qui retentissait alors avec tant de fracas. En effet, au point de vue de l'épopée sérieuse, cette refonte marquait un progrès qui mérite d'être constaté. La Jérusalem non plus
(1) Stimo d'aver tanto superato me stesso, quanto cedo al principe dei greci poeti.
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« délivrée » mais « conquise, » ne se plaçait pas, comme l'autre, sous le patronage de la sainte Vierge travestie ou plutôt déshabillée en muse céleste, c'étaient les saintes Intelligences que le poète évoquait dévotement. L'ouvrage n'était plus dédié au « magnanime Alphonse » qui avait tenu sept ans le pauvre homme en prison, mais au cardinal Cintio, neveu du pape. Renaud, tige de la maison d'Este, était remplacé par Richard, appartenant à la race des Guiscards. L'épisode d'Olinde et de Sophronie était supprimé; Herminie, changeant de nom, s'appelait maintenant Nicée et elle aimait toujours Tancrède, mais elle ne se réfugiait plus chez un simple berger, indigne de figurer dans le grand monde des paladins.
On trouvait dans la Jérusalem expurgée plus d'unité, plus de vraisemblance, plus de conduite, plus de soumission aux règles, plus d'emprunts aux modèles antiques, moins de passion et de tendresse profane (il en restait pourtant beaucoup), plus de dévotion. Peut-être même certaines figures (celle de Renaud, entre autres, changé en Richard, et celle de Godefroi de Bouillon) avaientelles gagné en relief et en accent, le Saint-Office et la Crusca n'avaient presque rien à dire. Oui, mais le charme n'y était plus.
A quoi bon insister sur les dernières années du Tasse, et qu'ajouterons-nous à l'histoire littéraire en attestant qu'après la Jérusalem délivrée et la Jérusalem conquise il écrivit les Sette Giornate, peut-être d'après la Sepmaine de Du Bartas ? Le déclin d'un pareil homme n'a d'autre avantage que d'apprendre aux plus petits que les plus grands sont sujets à leurs infirmités : il n'y a pas là de quoi être bien fier. En sortant de l'hôpital, le pauvre Tasse reprit sa vie inquiète, errante ; on le vit à Mantoue,
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à Lorette, à Florence, à Bologne, à Naples, toujours harcelé d'ennemis vrais ou faux qui l'obsédaient. Un moment, à Naples, chez le Manso, marquis de Villa, qui fut plus tard un de ses plus chauds biographes, on crut que le poète se résignerait enfin à être heureux, mais il n'y put tenir et reprit le large. Enfin le pape Clément VIII, celui qu'on a pu surnommer le Léon X de la réaction, appela le Tasse à Rome, lui promit le triomphe au Capitole et l'accueillit par ce mot célèbre : « Je vous offre la couronne de lauriers, afin qu'elle reçoive de vous autant d'honneur que les autres, avant vous, en ont reçu. » Le poète allait donc monter au faite des honneurs, aussi haut que Pétrarque. Mais le neveu du pape voulut retarder la cérémonie pour la rendre plus belle, si bien qu'en 1595, exténué par toutes les misères, les souffrances, les agitations de sa vie, le malade ne songeait plus qu'à mourir : il voulut s'enfermer au couvent de Saint-Onuphre. C'est de là qu'il écrivit à son ami Costantini cette lettre navrante qu'on ne relira jamais assez (1) :
(1) Che dirà il mio signor Antonio, quando udirà la morte del suo Tasso? E per mio avviso non tarderà molto la novella ; perch' io mi sento al fine della mia vita, non essendosi potuto trovar mai rimedio a questa mia fastidiosa indisposizione, sopravvenuta aIle moite altre mie solite, quasi rapido torrente del quale, senza potere aver alcun ritegno, vedo chiaramente esser rapito. Non è più tempo ch' io parli della mia ostinata fortuna, per non dire dell' ingratitudine del mondo, la quale ha pur voluto aver la vittoria di condurmi alla sepoltura mendico ; quando io pensa va che quella gloria che, malgrado di chi non vuole, avrà questo secolo da i miei scritti, non fusse per lasciarmi in alcun modo senza guiderdone. Mi son fatto condurre in questo monistero di Sant-Onofrio, non solo perchè l'aria è lodata dai medici più che d'alcun' altra parte di Roma, ma quasi per cominciare da questo luogo eminente, e con la conversazione di questi divoti padri, la mia conversazione in cielo. Pregate Iddio per me : e
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« Que dira mon seigneur Antonio quand il apprendra la mort de son Tasse ? A mon avis, la nouvelle ne peut tarder longtemps, car je me sens à la fin de ma vie, n'ayant jamais pu trouver de remède à cette fâcheuse maladie qui s'est jointe à mes autres infirmités habituelles, et qui, je le vois clairement, sans que j'y puisse opposer aucun obstacle, comme un torrent rapide, va m'entrainer. Il n'est plus temps de parler de ma malechance obstinée, pour ne pas dire de l'ingratitude du monde, qui a voulu avoir cette victoire de me conduire mendiant au tombeau, au moment où j'espérais que cette gloire, qu'en dépit de ceux qui ne le voudraient pas, ce siècle retirera de mes écrits, ne me laisserait pas tout à fait sans récompense. Je me suis fait conduire à ce monastère de SaintOnuphre, non seulement parce que l'air en est loué par les médecins plus que celui de tous les autres quartiers de Rome, mais pour commencer en quelque manière, de ce lieu élevé, et avec la conversation de ces pères dévots, mes conversations dans le ciel. Priez Dieu pour moi — et soyez sûr que, comme je vous ai aimé dans la vie présente, ainsi ferai-je pour vous, dans l'autre vie plus vraie, ce qui convient à la non feinte, à la sincère charité. Et à la grâce divine je recommande vous et moi-même. »
Quelques jours après avoir écrit cette lettre, le Tasse était à l'agonie et renonçait même à « la juste récompense » qu'il avait si longtemps espérée, attendue si vainement. Au cardinal Cintio qui l'alla voir et lui demanda
siate sicuro, che si corne vi ho amato ed onorato sempre nella présente vita, cosl bro per voi nell' altra più vera, cio che alla non tinta ma verace carità s'appartiene. Ed alla divina grazia raccomando voi e me stesso.
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ses dernières volontés, il répondit : « Je n'en ai qu'une, c'est qu'on brûle ma Jérusalem. » Plus rigoureux que Clément VIII, il rendait l'épée au saint-office. Il mourut le 25 avril 1595, âgé de cinquante et un ans.
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CHAPITRE V.
GIORDANO BRUNO.
I. — Les heureux : le cavalier Marin.
II. - Les persécutés : Galilée.
III. — Campanella.
IV. — Giordano Bruno. — Ses voyages.
Y. - Le Candelaio. — Le Spaccio della bestia trionfante.
VI. - Le procès et le supplice de Giordano Bruno.
I.
Nous avons vu les malheurs du Tasse, victime de la réaction, mais victime résignée, expurgeant ses idées, sa conduite, son poème, et mourant dans la pénitence finale.
Après lui la répression continue et s'exagère, altérant et diminuant de plus en plus la pensée, enjolivant et enrichissant de plus en plus la forme : après le poème du Tasse, le poème du cavalier Marin, l'Adone : quarante mille neuf cent soixante-seize vers sur l'amour de Vénus pour Adonis. Le cavalier Marin donna son nom au marinisme et alla publier son poème à Paris (1623) : il y laissa son esprit, qui plus tard entra dans la langue des Précieuses. C'est lui qui comparait le nez de Marie de Médicis « à un petit mur séparant deux prairies de pourpre blanche et de neige purpurine. » Sans parler des vilenies musquées, nous avons là le style jésuite poussé aussi loin
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qu'il pouvait aller. Cependant Lope de Vega dit sérieusement de Marin : « Il émeut jusqu'aux pierres, comme Amphion : il est au Tasse ce que le soleil est à l'aurore. »
Ce ne sont là que des afféteries inoffensives : passe encore si la réaction n'avait produit qu'une débauche momentanée de mauvais goût. Mais cette ornementation ne servait qu'à masquer le vide de la pensée. Dans tout le poème, il n'y a que trois ou quatre vers parlant de religion et prouvant que le cavalier Marin (chevalier de Saint-Lazare) était catholique. Aussi le poète des voluptés put-il vivre en paix, même en joie, à Rome, à Turin, en France ; il revint après triompher à Naples, sa ville natale, et il mourut tranquillement.
Mais malheur à ceux qui s'occupaient de science et de philosophie ! Les moins maltraités n'étaient condamnés qu'à l'abjuration, d'autres passaient de longues années dans les cachots, d'autres périssaient dans les flammes : Galilée, Campanella, Giordano Bruno. Commençons par Galilée.
II.
Galileo Galilei, le plus grand des Italiens qui vécurent au commencement du dix-septième siècle. Tout le monde connaît ce fondateur de la philosophie expérimentale : ses découvertes, ses expériences, son génie de mathématicien et de physicien, ses démêlés avec Rome, les premiers coups qui lui furent portés dès l'an 1616 (1), le procès qu'il eut à subir en 1633, le mot célèbre qu'il prononça, dit-on, après son abjuration : Epur si muove. Il fut, de plus, le
(1) DOMENICO BERTI, il Processo contro Galileo Galilei.
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meilleur écrivain de son temps ; pour s'en convaincre, il suffit de le lire. Nous avons déjà vu son écrit si pétulant et, en bien des endroits, si judicieux contre la Jérusalem délivrée. Parcourons encore la fameuse lettre où il raconte ses malheurs ; nous ne savons pas si elle a été déjà traduite.
« Vous savez bien, père Vincent, que ma vie n'a été jusqu'ici qu'un sujet d'accidents et d'aventures : un philosophe seul les peut regarder avec indifférence, comme les effets nécessaires de tant de révolutions étranges auxquelles est soumis le globe que nous habitons. Nos semblables, quelque peine que nous nous donnions pour leur bien, nous paient à tort et à travers en ingratitude, avec des larcins et des accusations : tout cela se retrouve dans le cours de ma vie. Que ceci vous suffise, sans plus m'interpeller sur un procès et sur un délit que je ne sais pas même avoir commis. Vous me demandez compte, dans votre lettre du 17 juin, de ce qui m'est arrivé à Rome et de la façon dont j'ai été traité par le père commissaire Hippolyte-Marie Lancio et par monseigneur Alessandro Vitrici, assesseur. Tels sont les noms de mes juges que j'ai encore présents à la mémoire ; on vient de me dire pourtant que l'un et l'autre ont été remplacés, qu'on a nommé assesseur monseigneur Pierre-Paul Febei et commissaire le P. Vincent Macolani. Il s'agit là d'un tribunal où, pour avoir été raisonnable, on m'a regardé comme un peu moins qu'hérétique. Qui sait si les hommes ne me réduiront pas, de la profession de philosophe à celle d'historien de l'inquisition ? Mais on m'en fait tant à la fin que je vais devenir l'ignorant et le sot d'Italie, et que je devrai en conclusion faire semblant de l'être.
« Cher père Vincent, je ne m'oppose pas à mettre sur le papier mes sentiments sur ce que vous demandez.
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Cette lettre vous suffira, parce que je ne me sens point porté à écrire un livre sur mon procès et sur l'inquisition, n'étant pas né pour faire le théologien, encore moins l'auteur criminaliste. J'avais dès ma jeunesse étudié et médité pour publier un dialogue sur les deux systèmes de Ptolémée et de Copernic. A ce sujet, dès les premiers temps où je professai à Padoue, j'avais continuellement observé et philosophé, poussé surtout par une idée qui me survint d'expliquer par les mouvements supposés de la terre le flux.et le reflux de la mer. Quelque chose à ce propos me sortit de la bouche quand daigna venir m'entendre à Padoue le prince Gustave de Suède qui, en sa jeunesse, voyageant incognito en Italie, s'arrêta plusieurs fois avec sa suite dans cette université. J'eus le bonheur de lui présenter mes hommages grâce aux spéculations nouvelles et aux curieux problèmes que je proposais et résolvais journellement ; il voulut aussi apprendre de moi la langue toscane. Mais ce qui fit connaître à Rome mes opinions sur le mouvement de la terre, ce fut un assez long discours adressé au très excellent cardinal Orsini : je fus alors accusé d'être un écrivain présomptueux et téméraire.
Après avoir publié mes « Dialogues » je fus appelé à Rome parla congrégation du Saint-Office; j'y arrivai le 10 février 1633 et je fus soumis à la suprême clémence de ce tribunal et du souverain pontife Urbain VIII, qui néanmoins me croyait digne de son estime, bien que je ne fusse point habile à tourner l'épigramme et le petit sonnet amoureux. Je fus enfermé dans le délicieux palais de la Trinité des Monts. Le lendemain (de mon incarcération) je reçus la visite du P. commissaire Lancio qui, m'ayant pris avec lui en voiture, me fit en chemin diverses questions et montra du zèle pour m'engager à ré-
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parer le scandale que j'avais produit dans toute l'Italie en soutenant l'opinion du mouvement de la terre, et j'avais beau lui exposer de solides raisons et les mathématiques, il me répondait que terra autem in œiermm siaMi, quia terra in œternum stat, comme dit l'Écriture. En conversant ainsi, nous arrivâmes au palais du Saint-Office. Ce palais est situé à l'est de la magnifique église de SaintPierre. Je fus présenté aussitôt par le commissaire à monseigneur Vitrici, assesseur et je trouvai auprès de lui deux moines dominicains. Ils m'enjoignirent civilement de produire mes raisons en pleine congrégation, ajoutant qu'on prêterait l'oreille à ma disculpation en cas que je fusse trouvé coupable. Le jeudi suivant (1), je fus présenté à la congrégation, et là, m'étant escrimé pour fournir mes preuves, j'eus le malheur de n'être pas compris et je m'évertuai longtemps sans me faire entendre. On parvenait avec des digressions de zèle à me convaincre du scandale, et le passage de l'Écriture était toujours invoqué comme l'Achille de mon délit. M'étant rappelé à temps un passage de l'Écriture, je l'alléguai, mais avec.
peu de succès. Je disais que dans la Bible, il me semblait trouver des expressions qui se conformaient à ce qu'on croyait autrefois sur les sciences astronomiques, et que de telle nature pouvait être le passage qu'on citait contre moi. En effet, ajoutai-je, il est dit dans Job, XXXVII, 18, que les cieux sont fermes et polis comme un miroir de cuivre ou de bronze. Elihu est celui qui dit
(1) Il giovedi dopo fui presentato alla congregazione ; ed ivi accintomi alle prove, per mia disgrazia non furono queste intese, e per quanto mi affaticassi non ebbi mai l'abüità di capacitare. Si veniva con digressioni di zelo a convincermi dello scandalo, e il passo délia Scrittura era sempre allegato per l'Achille del mio delitto.
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cela. On voit donc bien qu'il parle d'après le système de Ptolémée démontré absurde par la philosophie moderne et par ce qu'a de plus solide la droite raison. Si donc on fait tant de cas de l'arrêt du soleil produit par Josué, pour démontrer que le soleil remue, il faudra aussi prendre en considération le passage où il est dit que le ciel est composé de beaucoup de cieux disposés en miroir. La conséquence me semblait juste, bien qu'elle eût toujours été négligée, et je n'eus pour réponse (1) qu'un haussement d'épaules, échappatoire ordinaire de ceux qui sont persuadés par des préjugés et des opinions préconçues.
Enfin je fus obligé de rétracter mon opinion comme vrai catholique et, en punition, l'on prohiba mon Dialogue.
Après cinq mois, on me congédia de Rome (au moment où Florence était infestée par la peste), et on me destina pour prison, avec une pitié généreuse, l'habitation du plus cher ami que j'eusse à Sienne, monseigneur l'archevêque Piccolomini. J'ai joui de sa très aimable compagnie avec tant de calme et de contentement dans l'âme, que reprenant chez lui mes études je trouvai et démontrai une grande partie des conclusions mécaniques sur la résistance des solides, avec d'autres spéculations. Après cinq mois environ, la peste ayant cessé dans ma patrie, Sa Sainteté a daigné commuer l'étroitesse de cette maison en la liberté de la campagne qui m'est si chère : si bien que je m'en retournai à la villa de Bellosguardo et depuis à Arcetri où je ,me trouve encore, heureux de respirer cet air sain près de ma chère patrie Florence. Portez-vous bien. »
(1) e non ebbi per risposta che un' alzata di spalle, solito rifugio di chi è persuaso per pregiudizio e per anticipata opinione.
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Toute la vie de Galilée est dans cette lettre historique.
Il n'y manque qu'un point essentiel. Le plus grand homme de l'Italie alors vivante ne fut pas livré, comme on l'a dit, à la torture, mais, âgé de soixante-dix ans, il dut signer de sa main et répéter mot à mot, à genoux devant les Eminences, la formule d'abjuration. Galilée eut tort, le père Lancio et monsignor Vitrici eurent raison ; l'immobilité de la terre fut décrétée. La terre a beaucoup tourné depuis lors: e pur si muove.
III.
Naples était en Espagne et, par conséquent, plus indépendante de Rome que d'autres pays italiens. L'inquisition n'y régnait point : c'est le peuple qui n'en voulait pas et qui l'avait repoussée violemment par une émeute.
Telesio, ce philosophe calabrais, ce précurseur de Bacon qui l'appela le premier des modernes, put librement professer à Naples et secouer le joug d'Aristote ; s'il se retira sur le tard à Cosenza, ce ne fut pas de force, et il mourut dans son lit à soixante-dix-neuf ans (1509-1588). Ce fut encore à Naples que vécut longuement (1540-1615) le physicien Della Porta, qui eut des caprices et des lubies, chercha des secrets inutiles à la médecine et aux sciences, mais qui découvrit la chambre obscure et composa quatre volumes de comédies, les meilleures peut-être (ce n'est pas beaucoup dire) de ce temps-là. De Naples encore ou des provinces napolitaines (de la Terre d'Otrante) était le philosophe Vanini (1584-1619) , qui défendit Aristote et tomba, dit-on, dans l'athéisme ; celui-ci finit mal, mais non dans son pays : il alla se faire brûler à Toulouse. La
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molle Parthénope, en ce temps-là, permettait donc de penser et de savoir, mais elle traitait fort mal les rêveurs qui voulaient s'occuper des affaires d'État. Le pauvre Campanella en sut quelque chose.
Encore un Calabrais, né en 1568 avec la rage de savoir : il mûrit avant de fleurir et n'eut pas d'enfance.
Docte avant l'âge et curieux de mystères, il se fit accuser de magie et dut voyager tout jeune, mais il put rentrer au pays, abattre Aristote et les autres, puis rêver une réforme de la science en revenant à la nature, « ce manuscrit de Dieu ». Tout cela était permis, même les prophéties, les guérisons mystérieuses, les extravagances de l'imagination, même le roman communiste, « la Cité du soleil. » C'étaient là des utopies qui n'inquiétaient personne. Mais Campanella fut accusé d'avoir trempé dans une conspiration contre l'Espagne : l'Espagne le mit en prison et l'y retint vingt-huit ans.
C'est ici que l'intérêt commence. Le malheureux, qui s'était laissé prendre en Calabre, fut jeté à Naples dans la fosse du Miglio, qui est un des souterrains du ChâteauNeuf. Cette fosse est obscure, humide, on y respire à peine ; il dort avec des fers aux jambes, en haillons, presque nu : il a faim, des hémorragies l'exténuent. « On m'a placé, dit-il, comme Jérémie, en un lieu inférieur où il n'y a ni lumière ni air, mais puanteur et saleté, nuit et hiver perpétuels. Comme Socrate et comme presque tous les sages, je suis ici enfermé, accusé, tandis que mes ennemis ne peuvent rien alléguer contre moi qui suffise pour me punir (1). » Tout son tort (à ce qu'il affirme), c'est d'aimer Dieu, et l'Italie sa patrie, et sa splendeur qui
(1) DOMENTOO BERTI, Tcmmaso Campanella. 1878.
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éclate dans le principat apostolique « pour lequel il écrivit, opéra et parla merveilleusement (1). » — Pourquoi donc l'a-t-on accusé d'être un rebelle ? Parce qu'en observant le soleil, la lune et les étoiles, il y a découvert des signes annonçant la fin du monde contre l'opinion d'Aristote qui le veut éternel. Voilà, dit-il, tout son crime.
Et dans la solitude de la prison, il pense non seulement à Dieu et à l'Italie, mais au peuple qui est tout et ne s'en doute pas, se laisse mener par un enfant « qu'il pourrait défaire d'une secousse ». Chose stupéfiante ! tout ce qui existe entre ciel et terre est à lui, mais il l'ignore et, si un homme le lui dit, il abat cet homme et le tue (2) : Il disait cela en vers, car il était poète, le plus sincère peut-être et le plus vibrant de tous ses contemporains.
Il leur criait avec sa franchise habituelle : « La valeur s'est changée en orgueil, la sainteté en hypocrisie, les politesses en cérémonies, le jugement en subtilité, l'amour en faux zèle et la beauté en fard.
« C'est grâce à vous, poètes, qui chantez de feints héros, des ardeurs infâmes, des mensonges et des sottises, mais non les vertus, les secrets et les grandeurs de Dieu, comme on faisait aux temps anciens.
« Les œuvres de la nature sont plus merveilleuses que vos fictions et plus douces à chanter. (3). »
Quelle fière réponse aux mièvreries libertines du cava-
(1) Amo Deum, et Italiam patriam meam ejusque splendorem qui in apostolico principatu fulget, pro quo scripsi, feci ac dixi mirificè.
(2) Tutto è suo quanto sta fra cielo e terra Ma no '1 conosce : e se qualche persona Di cio l' avvisa, e' l' uccide e l' atterra.
(3) Opere di Tommaso Campanella, édition de M. D'Ancona (Turin Pomba, 1854), tome I, p. 18, 24, 30, 33, 79, 91, 99, 105, 151, etc.
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lier Marin et des autres ! Campanella ne passait pas son temps entre Vénus et Adonis, mais entre la pensée et la science ; il méditait et lisait assidument : « Je vis dans une poignée de cervelle ; je dévore tant, que tous les livres que contient le monde n'ont pu assouvir mon appétit vorace. Combien n'ai-je pas mangé ! et je meurs de faim ! »
Aussi vivait-il en haut, au-dessus des perversités humaines. Il disait « au Christ, Notre-Seigneur » : « Ceux qui te suivent, ressemblant moins à toi, le Crucifié, qu'à ceux qui t'ont mis en croix, errent aujourd'hui, bon Jésus, loin des mœurs que ta sagesse a prescrites.
« Luxures, injures, trahisons et guerres, voilà ce que fomentent les saints les plus vénérés, puis des tourments inouïs, des horreurs et des gémissements ; il y a moins de plaies dans l'Apocalypse.
« Leurs armes sont levées contre tes amis méconnus, tel que je suis : tu le sais, si tu vois dans les cœurs ; ma vie et ma passion témoignent que je suis à toi.
« Si tu reviens sur la terre, reviens armé, Seigneur, car de nouvelles croix te sont préparées par des ennemis non turcs ni juifs, mais de ton royaume. »
La foi du poète était sincère : elle résistait même aux révoltes de sa raison. Quand il voit d'un côté la construction du monde et de toutes ses parties, les lois qui le gouvernent et le maintiennent, il reconnaît la sagesse, la beauté infinie du Créateur. D'autre part les abus des brutes, la joie des mauvais, le martyre des bons lui troublent l'esprit : on lui dit, à lui qui ignore (a me cleignoro) : c'est la faute des maçons qui n'ont pas suivi le plan de l'architecte. Ici la raison lève la tête : Quoi donc ! « la puissance, l'intelligence, l'amour infini commet à d'autres
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le gouvernement et se repose ? Le maître vieillit donc ou se fait négligent? — Non, répond la foi, un seul est Dieu qui débrouillera tout ce chaos et les motifs secrets des choses. Nous saurons alors pourquoi tant de gens ont péché. »
C'est ainsi qu'il se consolait dans sa prison, où il vivait enchaîné et libre, en compagnie et seul, gémissant et calme, « insensé aux yeux du monde, sage aux yeux de Dieu; les ailes abattues à terre et volant aux cieux, l'âme joyeuse dans une chair triste. » Mais c'est à la guerre que les vertus se montrent, « le temps est court près de l'éternité, rien n'est léger comme un fardeau qu'on aime. De mon amour je porte au front l'image sûr d'arriver à temps, le cœur en fête, là-haut où sans parler on est toujours compris. »
Cependant ses juges étaient féroces : ils voulaient à toute force que le pauvre homme eût conspiré. Sept fois, en février 1600, il eut à subir l'estrapade,
Le membra sette volte tormentate,
et dans ces tortures, il eut les nerfs détruits, les os rompus, les chairs déchirées,
I nervi strutti, e l'ossa scontinuate, Le carni lacerate.
« Au temps de Mandina, écrit-il lui-même en prose, je fus, à l'instance de Sances, conseiller fiscal, tourmenté quarante heures par une petite corde usque ad ossa ; attaché à bras tordus, pendant sur un bois aigu, tranchant : c'est ce qu'on appelle la vigilia, la veillée. Une livre de chair me fut coupée par-dessous, et il en sortit après quantité d'autre pétrie et pourrie, et je fus soigné ainsi
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pendant six mois, et il me sortit plus de quinze livres de sang des veines et des artères rompues (1). »
Ceci n'est pas du réalisme, c'est de l'histoire : Transféré ensuite au château Saint-Elme, dans un souterrain où l'eau dégouttait des murs, Campanella eut de nouveaux tourments à subir : ses juges s'obstinaient à lui faire dire « ce qu'ils voulaient, à qui ils voulaient, comme ils voulaient ». Ils le combattaient avec « des sbires, des fosses, des menottes, des fers, des tourments, le bourreau, l'obscurité et la faim. » Faut-il donc s'étonner qu'il ait écrit alors des livres insensés, qu'il ait cru voir le diable dans un miroir et persisté dans ses divagations prophétiques? Dans cette longue captivité, s'il eut des moments de défaillance, où il prêchait la théocratie ou l'absolutisme, il osa pourtant défendre Galilée au moment même où Descartes, par prudence, jetait au feu les livres de l'astronome incriminé. Tantôt il persistait dans ses rêveries et ses divagations, tantôt il se les reprochait avec effarement, dans une rage de pénitence : « Seigneur, j'ai trop péché, trop, je le reconnais ! Seigneur, je ne m'admire plus de mon martyre horriblement atroce. Mes prières abominables ne furent pas dignes qu'on les soulage, c'est un poison mortel que j'aurais mérité. Ame insensée à courte vue ! J'ai dit à Dieu : justice et pas de grâce ! Mais ta haute et douce endurance sans qui tu m'aurais dû foudroyer tant de fois me laisse
(1) Al tempo del Mandina fui, ad istanza del Sances fiscale, tormentato quaranta ore di funicella usque ad ossa : legato nella corda a braccia torte, pendendo sopra un legno tagliente ed acuto, che si dice la vigilia. Mi taglio di sotto una libra di carne e molta poi ne usci pesta e infracidita, e fui curato per sei mesi con tagliarmi tanta carne e mi usci più di 15 libbre di sangue dalle vene ed arterie rotte.
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un peu d'espoir encore que tu m'as pour la fin réservé le pardon. »
Un dernier trait : Campanella, qui resta vingt-sept ans en prison sans procès, sans jugement, exténué par toutes les privations, toutes les souffrances et toutes les tortures, ne se donna pas la mort. Il explique le fait dans un sonnet plein de philosophie. Pourquoi changer d'existence ?
Est-on sûr d'y gagner? Tous les rivages se ressemblent, et ne puis-je oublier mes gémissements d'aujourd'hui, comme j'en ai oublié mille autres ? Qui sait ce qui adviendra de moi, puisque le Tout-Puissant garde le silence, puisque je ne sais pas moi-même si j'eus la guerre, quand j'étais un autre être, ou si j'eus la paix ? Philippe III m'enferme aujourd'hui dans un cachot pire que l'autre, et il ne le fait pas sans la volonté de Dieu. « Restons donc comme Dieu le veut, puis qu'il ne peut se tromper. »
Stamo come Dio vuol, poichè non erra.
Voilà bien Campanella, toujours un peu illuminé, croyant aux existences antérieures comme aux existences futures, mais sage, courageux, résigné, dans une heure lucide : quittons-le sous cette bonne impression.
IV.
En 1600, l'année où le philosophe dominicain fut emprisonné à Naples, un autre philosophe, également dominicain fut brûlé à Rome : Giordano Bruno (1). Celui-ci
(1) DOMENICO BERTI, Vita di Giordano Bruno da NoTa (1868).BARTHOMIÈSS, Jordano Bruno (1846). — BRUNNHOFER, Giordano Brrmo's Weltanschauung und Verhângniss, 1882.
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nous retiendra plus longtemps, parce qu'il fut, comme penseur et comme écrivain, plus avancé que Campanella, plus moderne. Ajoutons qu'il passa quinze années de sa vie en Suisse, en France, en Angleterre, en Allemagne et qu'en voyageant avec lui, nous irons partout.
Giordano Bruno naquit en 1548 à Noie, dans la Terre de Labour, tout près de Naples, au pied du Vésuve; il aimait son clocher où, au cinquième siècle, avaient sonné les premières cloches et il s'intitulait volontiers le Nolain.
De Noie aussi fut cet Algier (Pomponio Algieri), accusé en 1555 « comme contempteur de la foi et religion chrétienne ; après longue détention ès prisons de Padoue et de Venise, il fut condamné à perpétuelles galères » ; mais le légat « l'ayant demandé à la seigneurie, afin d'en faire offre agréable à son maître », Algieri subit à Rome le dernier supplice, « effrayant par sa constance et sa magnanimité tous les plus vénérables Pères de Rome, spectateurs d'icelle ». Ainsi s'exprime le martyrologe calviniste cité par M. Bartholmèss.
Noie est un pays volcanique « comme l'atmosphère, comme l'eau, comme ce vin noir et épais qui a le nom significatif de mangiaguerra. De là le feu du sang, du teint et de la fantaisie, de là la finesse des organes, la vivacité du geste, la mobilité de l'humeur, l'ardeur passionnée du caractère. » Giordano naquit d'une famille vaillante (son père avait été soldat), mais peu riche : aussi dut-il, encore enfant, se tirer d'affaire tout seul. Dès sa onzième année, il se rendit à Naples ; à quinze ans, il entra comme novice dans un couvent de dominicains.
Les bons pères ont nié le fait, alléguant que s'il était entré chez eux il y serait resté (si fuisset ex nobis, utique nobiscum permansisset convictu et sensibus) : nous n'in-
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sistons pas sur cette raison. Dans le couvent que hantait encore la grande ombre de saint Thomas, Giordano « eut des livres et des loisirs et se jeta dans la philosophie, mais il fut bientôt scandalisé par l'abjection intellectuelle de ses camarades qui, au lieu des œuvres de saint Thomas, avaient à la main des livres de dévotion. Il cherchait un foyer de science et trouvait un refuge d'ascétisme. La
rébellion commença dans son esprit. »
N'est-ce là qu'une conjecture ? On pourrait le croire, puisque le Nolain ne quitta pas la maison et qu'à vingtquatre ans il se fit ordonner prêtre. Pendant quatre années il vécut dans les divers couvents que l'ordre possédait aux environs de Naples, et il ne fit pas parler de lui.
Mais à son retour à la ville, on dit qu'il ne put tenir sa langue et que ses propos sentaient l'arianisme; or, en ce temps-là, Pie V était sévère. Le Père provincial intenta un procès à Bruno qui, habitué à vivre en plein champ, aimait la liberté; il n'attendit pas la prison et prit la fuite.
Il espérait pouvoir se cacher à Rome, mais la police de Saint-Dominique l'y suivit ou l'y retrouva ; aussi dut-il se sauver plus loin, en quittant le froc, mais en gardant le scapulaire. On le vit à Gênes, à Novi, où il vécut en apprenant à lire aux enfants, puis à Savone, à Turin, à Venise où il imprima un livre (on ne sait lequel) qui ne lui donna pas de pain, puis à Padoue où - il aurait pu trouver quelque emploi à l'université, mais il en fut chassé par la peste et par les vacances. L'habit de dominicain, qu'il reprit alors, lui permit de dîner quelquefois dans les couvents ; mais il ne se sentait pas en sûreté dans un pays d'inquisition, si bien qu'en 1579 il passa les Alpes et vint à Genève.
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Ce qu'il y fit, on ne le sait que depuis peu (1) : il s'habilla en cavalier, embrassa le calvinisme, entra comme étudiant à l'Académie, s'y moqua de son professeur et, pour ce fait, comparut devant les autorités ecclésiastiques.
Il fit amende honorable et on lui rendit le droit de communier, mais pouvait-il durer longtemps dans la cité calviniste, avec ses hardiesses de pensée et ses intempérances de langue ? ce n'est pas là, en tout cas, qu'il eût pu donner aux imprimeurs sa comédie rabelaisienne du Candélajo.
En quittant Genève, il voyagea un peu partout et nous a laissé des documents sur l'état intellectuel de l'Europe, de 1580 à 1590 : il est donc utile de le suivre.
On le vit d'abord à Lyon, puis à Toulouse : comment donc le moine défroqué alla-t-il se jeter ainsi dans la gueule du loup? Toulouse était une ville d'inquisition, « le boulevard de la foi dans le Languedoc ; » ses magistrats poussaient à l'intolérance : c'est là qu'en 1619 le malheureux Vanini, déjà nommé, eut « la langue coupée, le corps précipité dans le feu et l'âme dans l'enfer ». Bruno, qui avait lu Rabelais, devait savoir que Pantagruel ne demeura guère à Toulouse « quand il vit qu'ils faisaient brûler leurs régents tout vifs comme harengs saurets, disant : « A Dieu ne plaise qu'ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer davantage. » Le Nolain n'en resta pas moins deux ans à Toulouse ; bien plus, il y enseigna la philosophie, comme professeur ordinaire, à l'université qui réunissait alors dix mille étudiants. Cela prouve, au moins, qu'il n'était pas compromis comme calviniste. Il semble même qu'à ce moment
(1) Giordano Bruno à Genève. Documents inédits publiés par Théophile Dufour, directeur des archives de Genève, 1884.
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de sa vie, il usât d'une certaine prudence puisque le sujet d'un de ses cours était le livre d'Aristote De anima.
Cependant il proposa certaines conclusions et provoqua certaines discussions qui lui firent du tort ; d'autre part, c'est lui qui le dit, les guerres civiles, en ce pays, troublaient les études (1). La ligue et la cause, la Lorraine et la Navarre étaient en guerre et la France « jouait la tragédie sur un échafaud ». Bruno estimant donc qu'il vivrait plus sûrement à Paris, y courut vite et fit sa cour au roi Henri III, jeune homme de mauvaises mœurs, mais protégeant les études; Bruno lui dédia un livre (De umbris idearum) et le présenta, dans la dédicace, comme « un spectacle qui transporte les peuples d'admiration par sa vertu, son génie, sa magnanimité, sa gloire ».
Dans un autre écrit du même auteur, le même souverain est comparé au « lion des antres élevés qui, par les rugissements de sa colère répand l'épouvante et des horreurs mortelles parmi les autres puissants déprédateurs des forêts, et qui, lorsqu'il se repose et s'apaise, exhale des bouffées de libéral et courtois amour (2) ». Nous ne traduisons pas plus loin, la fin de la période est un galimatias marinesque. A la faveur de ces hyperboles, le Nolain put professer à Paris; ce qu'il enseigna d'abord, ce fut le lullisme : un
(1) Ma occorrendo in certe dispute, che diedi fuori e proposi conclusioni. poi per le guerre civili me partii e andai a Paris (sic).
(2) quello che, quando irato freme, come leon da l'alta spelonca, dona spaventi et orrori mortali a gli altri predatori potenti di queste selve ; quando si riposa et si quieta, manda tal vampa di liberale et di cortese amore ch' infiamma il tropico vicino, scalda 1' orsa gelata, e dissolve il rigor de 1' artico deserto, che sotto l'etema custodia del fiero Boote siraggira. (Cena delle ceneri.)
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art mécanique et un peu mystérieux, une mnémotechnie philosophique, accessible à tous, pour se procurer facilement de la science : il paraît que ses premières leçons eurent du succès. On lui offrit le titre de professeur ordinaire , il le refusa « parce qu'il ne voulait pas aller à la messe », mais il accepta celui de professeur extraordinaire qu'il dut à la faveur du roi. Puis, tout à coup, il quitta Paris (1583) « à cause des tumultes qui naquirent (per li tumulti che nacquero) ». Cet audacieux aimait le bruit, celui qu'il faisait lui-même, dans sa chaire, et les applaudissements de ses disciples, mais le fracas de la rue le dérangeait.
Il se réfugia donc à Londres où il fut fort bien traité par M. de Castelnau, seigneur de Mauvissière et ambassadeur de Henri III, écrivain lui-même, traducteur de Ramus et auteur de mémoires estimables. La reine Élisabeth triomphait alors dans toute sa gloire : Bruno la porta aux nues avec une emphase qui ne doit pas nous étonner, c'était la politesse du temps. Il vit aussi beaucoup Philippe Sidney, le gentilhomme qui périt si humainement sur un champ de bataille (1586), en brûlant de soif et en tendant à un pauvre soldat mourant le verre d'eau qu'on lui apportait. — « Cet homme en a encore plus besoin que moi, dit-il (this man's necessity is still greaier than mine), » un de ces mots qui restent.
Ce Sidney était poète ; il avait donné une « Arcadie» dans le goût italien qui régnait alors. Le Nolain dut se trouver fort à l'aise dans cette cour où les gens de son pays faisaient fureur; la reine savait leur langue et la parlait avec eux « ambitieusement (1) », dit l'orateur véni-
(1) (La regina) parla la lingua italîana, nella quale si compiace
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tien Michiel ; elle se modelait sur le code de Castiglione et prenait volontiers l'air et le ton des cours de Ferrare ou d'Urbin. On sait qu'elle traita fort libéralement un ami de Bruno, messer Florio, le traducteur de Montaigne ; ce Florio aurait voulu qu'on écrivît partout dans la langue de Boccace. Il y avait aussi dans les cajoleries d'Elisabeth une certaine prédilection confessionnelle : la plupart des Italiens voyageant en Angleterre étaient des fugitifs, persécutés chez eux pour cause de religion.
Bruno fut admis dans le cercle littéraire de Sidney réunissant Spenser déjà connu par son Calendrier du berger (1579), Harvey, Dyer, William Temple et autres lumières du temps. « Nous nous assemblions, a écrit le Nolain, dans un appartement bien fermé. » Dieu sait tout ce qu'on a tiré de cette petite phrase ! Ce qu'on peut affirmer aujourd'hui, c'est que si un groupe quelconque fit à huis clos de petites débauches d'hétérodoxie, Spenser et Sidney n'en étaient pas. Ce qu'il fallait à Bruno, c'était plutôt un cénacle de penseurs qu'une académie de gens de goût assemblés pour combattre l'euphuisme. Son homme eût été peut-être François Bacon, mais quand l'Italien arriva en Angleterre (1583) le futur chancelier n'avait encore que vingt-deux ou vingt-trois ans et ne s'occupait pas de philosophie. On a supposé que ces deux hommes n'auraient jamais pu s'entendre ; l'un disait : « il faut que les philosophes aient des ailes ; » l'autre devait dire : « ce ne sont pas des ailes qu'il faut attacher à l'intelligence humaine, ce sont des semelles de plomb. » Cela est possible, en tout cas les deux penseurs ne se connurent
tanto, che con gl' Italiani per ambizione non vuol mai parlare altrimenti.
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pas ou ne prirent point garde l'un à l'autre. Bacon n'eut jamais à parler de Bruno.
Que fit ce dernier en Angleterre ? Sa place eût été dans une chaire d'Oxford.. Mais, en ce temps-là, les universités se tenaient en panne ; il n'y soufflait guère qu'une bouffée d'anglicanisme qui ne les remuait pas. Les étudiants, ignorants et grossiers, passaient leur temps à boire et à se battre ; quant aux professeurs, un mot de Sidney les caractérise : « les quatre facultés n'en forment qu'une seule, celle des grammairiens. dum verba sectantur, res ipsas negligunt. » Un jour, pour régaler l'esprit d'un comte palatin, il y eut à Oxford une joute scientifique où Bruno, s'il faut l'en croire, abattit quinze fois l'adversaire désigné pour disputer contre lui. Sur quoi il demanda la permission de professer à Oxford ; sa pétition à cet effet doit être connue : « Le Nolain, docteur d'une théologie mieux élaborée, professeur d'une sagesse plus pure et inoffensive (magis laboratœ theologiœ doctor, purioris et innocuic sapientm professor), philosophe connu dans les principales académies de l'Europe, qui a fait ses preuves et qui a été accueilli honorablement, qui n'est étranger que chez les barbares et le vulgaire, qui réveille les esprits du sommeil, qui dompte l'ignorance présomptueuse et récalcitrante, qui, dans toutes ses actions, développe une sympathie générale pour l'humanité, qui aime d'une égale affection Italiens et Anglais, mères et jeunes épouses, têtes mitrées et têtes couronnées, gens de robe et gens d'épée, ceux qui portent capuchon et ceux qui n'en portent pas; qui a pour règle de regarder, non pas au chef oint, ni au front marqué, ni aux mains lavées, mais à l'endroit où se trouve le visage véritable de l'homme, c'est-à-dire aux forces de
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l'esprit, aux qualités du cœur ; qui est détesté de ceux qui propagent la sottise et servent l'hypocrisie, cher à ceux qui aiment la probité et le travail, admiré des plus nobles génies. »
Bruno se rendait justice : c'est quelquefois le meilleur moyen d'arriver. Aussi put-il enseigner à Oxford : il y fit deux cours, l'un De quintiplice sphœra, l'autre sur l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire « l'immutabilité de la substance, absolument simple, toujours la même, qui pense et veut en nous ». La vie, à son avis (et peu de gens le comprenaient ainsi), n'était qu'une sorte de mort; la mort, en revanche, une naissance réelle, un avènement à la véritable vie :
Persentire datur paucis quam vivere nostrum hoc Sit periisse, mori hoc sit verse adsurgere vitse.
Il ne paraît pas que Bruno réussit à Oxford, qui était pourtant l'œil droit de l'Angleterre, la lumière de tout le royaume :
The right eye of England, The light of whole realm.
Aristote y régnait en despote ; les bacheliers et les maitres ès arts qui ne suivaient pas strictement ses doctrines étaient passibles d'une amende de cinq shellings. Certes la reine avait des lettres et savait du grec; Shakespeare, après Spenser et avec Bacon, allait illustrer son règne Mais on y était bien loin encore de la liberté d'écrire (1),
( 1) La presse était si peu libre en Angleterre que toutes les œuvres italiennes de Giordano Bruno, parues & Londres, n'y furent pas imprimées ostensiblement. La Cena delle ceneri porte la date de Paris ; De Vinfinito universo e mondo, celle de Venise ; De la causa, principio
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de penser, de parler. En 1585, la chambre étoilée n'autorisa que deux imprimeries hors de Londres, celle d'Oxford et celle de Cambridge ; ce tribunal surveillait l'impression, saisissait les livres, brisait les presses, les vrais savants prenaient peur et, par prudence peut-être, se faisaient pédants. Bruno trouvait chez eux des raisonnements « dignes du bouvier » ; le reste de la population ne valait guère mieux, s'il faut l'en croire. Les marchands étaient grossiers, le peuple féroce traitait les étrangers de traîtres et de chiens (cani, tradiÚJri). La cour seule, où brillaient Sidney, Walsingham, Leicester gardait quelque lustre ; la cour et les femmes dont Érasme avait déjà dit tant de bien : « gracieuses, charmantes, souples, tendres, belles, délicates, blonds cheveux, peau blanche, joues vermeilles, bouche friande, yeux divins (1). » Mais quelle populace !
Un troupeau de loups et d'ours ! Il faut lire là-dessus ses dialogues intitulés la Oena delle ceneri : on y verra les « Embarras de Londres » à la fin du seizième siècle. On peut donc affirmer que Bruno ne se plut pas en Angleterre : aussi n'y resta-t-il que deux ans (1583-1585) et il revint à Paris avec son protecteur Castelnau qui l'a-
e uno, celle de Venise ; le Spaccio de la bestia trionfante, celle de Paris ; la Cabala del cavallopegaseo, celle de Paris ; De gli eroicifurori, celle de Paris. Tous ces ouvrages parurent en 1584 et en 1585 et sont dédiés à Sidney (Sidneo) ou à Castelnau ou Mauvissière (Castelnovo ou Mauvissiero), sauf la Cabala qui est mise sous le patronage du reverendissimo signor don Sapatino, abbate successor di San Quintino e vucovo di Casamarciano.
(1). graziose, gentili, pastose, morbide, belle, delicate, biondi capelli, Manche guancie, vermiglie gote, labbra gucckiose, occhi divini. Voir aussi le sonnet qui termine l'argument du livre intitulé De gli eroici furori : De l'Inghilterra o vaghe ninfe e belle.
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vait sauvé de la faim et des pédants d'Oxford. Toutes les fois qu'il parle de ces docteurs, ses antagonistes, le Nolain entre en belle humeur et ne tarit pas en sarcasmes.
« Ils parlaient bien latin ? demande Smithe. — Oui, répond Théophile. — Honnêtes gens ? — Oui. — De bonne réputation ? — Oui. — Doctes ? — Assez compétemment.
— Bien élevés, courtois, civils ? — Trop médiocrement.
— Docteurs ? — Oui, messire, oui, père, oui, madone, oui, mère, oui, docteurs, docteurs d'Oxford, je crois. — Qualifiés ? — Je crois bien : hommes de choix, de robe longue, habillés de velours ; l'un d'eux avait au cou deux chaînes d'or luisant ; l'autre, pardieu, avec sa précieuse main qui portait douze bagues à deux doigts, avait l'air d'un bijoutier richissime. — Avaient-ils l'air de s'entendre en grec? — Et en bière item. — Comment étaientils faits ? — L'un paraissait être le sénéchal de l'ogre et de la géante ; l'autre, le grand vizir de la déesse de la réputation. »
Ce fut à Paris, en 1586, le jour de la Pentecôte, que Giordano Bruno obtint une discussion publique où Aristote devait être ouvertement combattu. C'était hardi, mais le Nolain avait d'avance et fort habilement fait excuser cette audace, en affirmant qu'Aristote avait reçu de l'Académie de Paris plus qu'il ne lui avait donné (plus Aristotelem universitati quam universitatem Aristoteli debere). La vérité, ajoutait-il, est plutôt nouvelle qu'ancienne ; il faut permettre à tout le monde d'être philosophe en philosophie, de penser et de parler librement.
C'est la raison qui nous excite et nous pousse. Défionsnous de nos croyances : commençons par le doute, afin de plaider notre cause plus librement, plus sincèrement.
C'est une suprême ignorance que de se figurer qu'on sait.
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Il n'est pas d'opinion ancienne qui n'ait été nouvelle un jour. Si l'âge seul a raison, nous sommes dans le vrai, bien plus qu'Aristote : nous avons vingt siècles de plus que lui. Si la vérité, quelle qu'elle soit, veut durer, il faut qu'elle soit reconnue par la divinité lumineuse qui réside en nous, dans le sanctuaire de nos âmes. Telles sont les idées que le Nolain jetait au vent ; elles seront ramassées par Descartes. Bruno le dit lui-même : il fut un réveilleur d'intelligences endormies (dormitantium animorum excubitor). « Secouer, remuer, stimuler, surprendre, contredire, exciter de toutes façons les esprits, et, selon la formule socratique, les accoucher, était une vocation salutaire. Il fallait, pour bien penser, commencer par penser autrement, aliter srntire; c'est à quoi les Ramus, les Bruno forcèrent leurs contemporains (1). »
Réussit-il à Paris ? Pas plus qu'à Oxford, nous le tenons de lui-même. Ce temps de luttes sanglantes était mal fait pour les pacifiques vaillances de l'esprit. — Quel bruit pouvait faire le pauvre Nolain au milieu de ces misères et de ces « tumultes ? » Il se sauva en Allemagne (juin 1586), heureux d'y avoir échappé. On le vit d'abord à Mayence, puis à Marbourg dans la Hesse ; il s'y fit immatriculer à l'université comme docteur romain en théologie (théologies doctor romanmsis) et demanda la permission d'enseigner ; on la lui refusa pour de graves motifs (ob arduas causas). Fut-ce la qualité de romain qui lui valut cet échec ? on l'ignore ; on sait seulement qu'il se mit fort en colère et alla insulter le recteur dans sa maison. Il voulut que son nom fût rayé des registres de l'université « ce qui, dit Nigidius, lui fut accordé sans
(1) Bartholmèss, I, 97.
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peine. » Et il courut de Marbourg au centre du luthéranisme, à Wittemberg.
« Wittemberg, dit Bruno, c'est l'Athènes de la Germanie » : il y restait, en effet, quelque chose de Melanchthon. Il y régnait une sorte de tolérance ; les étrangers^ même catholiques, y venaient apprendre le grec. Le Nolain put y séjourner sans gêne et y enseigner librement ; c'est lui-même qui nous l'apprend dans un « discours d'adieux » (oratio valedictoria) qu'il prononça publiquement, avant de quitter cette académie justement célèbre.
« Vous ne m'avez pas questionné sur ma foi que vous n'approuvez pas. vous m'avez permis de n'être qu'un ami de la sagesse et un amant des Muses ; vous ne m'avez pas interdit d'exposer sans réserve des opinions contraires à vos enseignements. Vous n'êtes pas philosophes ; votre piété primitive vous fait préférer la physique et les mathématiques du bon vieux temps ; cependant vous m'avez écouté sans colère. J'ai trouvé chez vous, en mon exil étroit, la patrie la plus large (in angusto exilio patriam amplissimam) ; vous avez repoussé les calomnies répandues contre moi pendant les deux années que je viens de passer parmi vous. Le proscrit a été comblé d'honneurs et de grâces. » Bruno louait ensuite, dans ce discours d'adieux, Albert le Grand, Cusa, « l'incomparable Copernic, » enfin Luther lui-même, plus grand qu'Hercule, puisqu'il avait pu abattre sans massue, avec sa plume seule,
De clava noli quserere, penna fuit,
un monstre plus formidable que toutes les hydres des temps passés. « Tu as vu la lumière, ô Luther, tu l'as contemplée, tu as entendu l'esprit de Dieu qui t'appelait, tu lui as obéi, tuas couru, sans arme et faible, au-devant
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de cet anreux ennemi des grands et des rois ; tu l'as oombattu avec ta parole, et couvert de dépouilles et de tro- phées, tu es monté aux cieux. »
On a conclu de cette prosopopée que Bruno s'était fait luthérien, bien qu'il y dit tout le contraire : « Vous ne m'avez pas questionné sur ma foi que vous n'approuvez pas; » un pareil esprit ne pouvait tenir dans aucune chapelle. Pourquoi donc ne resta-t-il que deux ans à Wittemberg et pourquoi courut-il à Prague, chez saint Népomucène, qui ne pouvait lui faire que du mal ? Les uns supposent des tracasseries à l'avènement d'un nouvel électeur (Christian Ier) qui était un peu piétiste ou puritain.
D'autres ont expliqué cette vie nomade par une certaine inquiétude d'esprit ; les adversaires ont insinué que le philosophe errant était talonné par la faim et « ne savait de quel bois faire flèche ». On pourrait présumer encore que le Nolain tenait à promener sa science et à propager sa gloire. Quoi qu'il en soit, à Prague, saint Népomucène ne lui fit aucun mal. L'empereur Rodolphe y tenait sa cour ; ce prince bizarre et plein de contradictions s'amusait aux sciences occultes. Or, Bruno estimait que le haut regard des souverains devait se tenir attaché aux astres ; il put donc plaire au César allemand, qui lui fit présent de trois cents thalers. Mais il ne lui fut point permis d'enseigner dans l'université catholique. Il quitta donc Prague et alla se présenter chez le prince de Brunswick, à l'université de Helmstaedt (1589), conduit, écritil, non par le hasard, mais par une certaine providence ; cependant il n'y eut pas de bonheur. Dès son arrivée, le duc régnant mourut, et le Nolain eut à prononcer à ce propos une oratio consolatoria, qui lui valut quatre-vingts écus et un grand renom d'éloquence. Il y disait en par-
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lant de lui-même et de ses malheurs : « Souviens-toi, ô Italien, qu'arraché à ta patrie, à tes amis, à tes études, tu fus exilé pour avoir aimé la vérité et qu'ici tu es traité en citoyen. Là tu étais exposé à la dent vorace du loup romain, ici tu jouis d'une pleine liberté. Là tu étais asservi à des pratiques superstitieuses et absurdes; ici on t'exhorte à suivre un culte purement réformé. Là tu étais comme mort par la violence de plus d'un tyran ; ici tu vis par la douce équité du meilleur des princes, comblé de grâces et d'honneurs. C'est à lui, comme à ton véritable souverain, à ton protecteur et bienfaiteur que tu as toutes les obligations imposées par la gratitude. »
Par malheur, Bruno, réduit à enseigner la philosophie à Helmstaedt, déplut au chef du clergé qui l'excommunia en plein temple sans l'avoir entendu : « arrêt personnel et très inique. » Le Nolain protesta de toute sa force, en s'appuyant sur Sénèque :
Qui statuit aliquid parte inaudita altera, -35quum licet statuerit, haud æquus fuit.
Mais il ne semble pas qu'il ait obtenu justice ; couvert par la protection du prince, il continua ses leçons pendant un an ; mais excommunié d'un côté par les catholiques, de l'autre par les luthériens, il ne put plus longtemps tenir en place. A la fin de 1590, nous le trouvons à Francfortsur-le-Mein.
C'était alors une ville de plaisir et de tolérance : les catholiques, même les israélites, même les sociniens n'y étaient pas molestés. C'était de plus un grand centre de librairie : les Wechel y tenaient leurs presses : là où sont les imprimeurs affluent aussi les écrivains. Bruno descendit chez les Wechel, qui le firent héberger largement
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dans le couvent des carmélites et publia chez eux trois ouvrages latins, notamment son livre De monade, numéro et figura. Il en fit graver sous ses yeux les estampes et en corrigea les épreuves jusqu'à la fin de la feuille pénultième ; après quoi il partit brusquement, écrit Jean Wechel : casu repentino a nobis avulsus. A partir de ce moment et jusqu'à son retour en Italie, on perd sa trace ; les biographes qui cherchent à la retrouver ne sont pas d'accord. Tout ce qu'on peut supposer, c'est qu'il ne pressentait pas le péril, se croyant couvert par sa réputation qu'il s'exagérait peut-être. A ce moment de sa vie il rêvait un grand ouvrage : « Des sept arts libéraux, » qui aurait été l'encyclopédie de tout le savoir humain. Espérait-il offrir ce monument au pape Clément VIII, à ce « Léon X de la réaction » qui, à son avènement, donna de si belles espérances ? Se flattait-il de lui prouver que la raison libre et la science indépendante ne sont pas en désaccord avec les dogmes de la religion ? Ou faut-il croire que le mal du pays le reprit tout à coup, le poussa fatalement vers les lagunes ? — « Italie, Naples, Noie, s'écriat-il un jour, cette région bénie du ciel, qui fut parfois, en même temps, la tête et la droite de notre globe, pour gouverner et dompter les autres générations, a toujours été regardée par nous et par d'autres comme la maîtresse, la nourrice et la mère de toutes les vertus, de toutes les sciences, de toutes les humanités (1). »
Ce cri du cœur suffit pour expliquer la sainte imprudence qui le ramena vers la terre natale. A partir de ce
(1) Italia, Napoli, Nola, quella regione gradita dal cielo, e posta iusieme tal volta capo e destra di questo globo, governatrice e donatrice dell' altre generazioni, è sempre da moi ed altri stimata maestra, nutrice e madre di tutte le virtudi, discipline, umanitadi.
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moment et jusqu'à sa mort, il n'eut plus qu'à se débattre dans des luttes stériles et de longues souffrances contre une persécution sans pitié. Son œuvre était achevée ; il est donc temps de nous arrêter pour la parcourir, ou du moins pour étudier l'écrivain, l'un des plus fougueux, des plus personnels et des moins connus de la littérature italienne. A cette fin, deux de ses écrits pourront suffire : la comédie du « Chandelier, » qui date de sa jeunesse, et « l'Expulsion de la bête triomphante, J) qui devait le conduire au bûcher.
V.
Qu'est-ce que le Candelaio (le Chandelier) de Giordano Bruno? — Une comédie infâme et scélérate, » répond Scipione Maffei. — Riccoboni n'est guère moins sévère pour l'auteur : « On ne peut lui refuser beaucoup d'esprit ; il y a dans sa pièce des pensées qui pourraient plaire à plusieurs personnes, mais qui généralement font horreur aux honnêtes gens. » Libri, en revanche, ne se sent pas d'aise : « Il s'est montré l'émule des meilleurs auteurs de son temps. » Wachter admire aussi sans repentir : « Il y a déployé un comique aussi vigoureux que délicat et agréable. » Lequel de ces critiques a raison ? Lisons la brochure.
« Le Chandelier, comédie de Bruno Nolain, académicien de nulle académie, dit le Dégoûté (il Fastidito). »
Epigraphe : In tristiiia hilaris, in hilaritate tristis. Seraitce un humoriste, « un Démocrite héraclitisant et un Heraclite démocritisant ? » comme disait Rabelais. Suit un sonnet qui crie gaiement misère, et une épître dédica-
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toire à la signora Morgana, anglaise selon les uns, vénitienne selon les autres : en tout cas « docte, sage, belle, généreuse au superlatif ». Ce morceau est peu intelligible, il y a des souvenirs et des allusions que les commentateurs n'expliquent pas. Suit l'argument, c'est-à-dire le sujet de la pièce. Il fallait beaucoup d'explications aux lecteurs de 1582. « Il y a trois matières tissées ensemble dans la présente comédie : l'amour de Boniface, l'alchimie de Barthélemy et la pédanterie de Manphurius. » Arrêtons-nous là, nous tenons la pièce. Trois caractères, trois ridicules, conséquemment trois actions entrelacées : un libertin sur le retour, un chercheur de pierre philosophale et un écolâtre en us, poursuivant chacun sa chimère et dupé par elle : tous trois jetés dans un monde équivoque de femmes perdues, de filous se déguisant en sbires, tous trois enveloppés dans un de ces imbroglios d'aventures qui amusaient alors l'enfance peu exigeante du bon public. Nous avions déjà vu tout cela chez l'Arétin et autres bouffons du siècle. Il y a pourtant un « antiprologue ». Voilà qui est nouveau : qu'est-ce que cela ? —
C'est un prologue fort embarrassé qui, ne sachant se tirer d'affaire, nous parle de l'auteur.' « L'auteur, si vous le connaissiez, vous diriez qu'il a une physionomie égarée ; on dirait qu'il est toujours en contemplation devant les peines de l'enfer. C'est quelqu'un qui rit, mais seulement pour faire comme les autres. Les trois quarts du temps, vous le verrez dégoûté, revêche et bizarre : il ne se contente de rien, rechigné comme un vieux de quatre-vingts ans, fantasque comme un chien qui aurait reçu mille coups de dent; enfin, nourri d'oignons, car il a horreur des richesses. Au diable tous ces poètes philosophes et pédants ! — En servant une
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pareille canaille, j'ai si grand'faim que, s'il me fallait vomir, je ne pourrais vomir autre chose que l'esprit (1).
comme un pendu. En conclusion je veux aller me faire moine, et si quelqu'un veut faire le prologue, qu'il le fasse! »
Le passage est vif et annonce au moins que si la pièce n'est pas d'un dramatiste, elle est d'un écrivain. C'est là, en effet, son mérite. L'intrigue est usée jusqu'à la corde et les caractères ont traîné partout, mais le langage a un relief, une couleur, une verve et une fougue toute napolitaine ; les lazzi tombent dru comme grêle, entremêlés de contes, de proverbes, de malices et de gaietés qui vous portent jusqu'au bout. Écoutons ce raisonnement d'une personne très folle et très avisée.
« Attendre le temps, c'est le perdre : si c'est moi qui l'attends, ce n'est pas lui qui m'attendra. Il faut nous servir des autres, pendant qu'ils ont besoin de nous.
Prends le gibier pendant qu'il te suit et n'attends pas qu'il te fuie. Tel attrapera mal l'oiseau qui vole, s'il ne sait pas garder celui qu'il tient en cage. Les sages vivent pour les fous et les fous pour les sages. Si tous étaient seigneurs, ils ne seraient pas sages ; si tous étaient fous, ils ne seraient pas fous (2). »
(1) ho tanto délia fame che, se mi bisognasse vomire, non potrei vomir altro ch' il spirito.
(2) Chi tempo aspetta, tempo perde. S' io aspetto il tempo, il tempo non aspetterà me. Bisogna che ci serviamo di fatti altrui, mentre par che quelli abbiano bisogno di noi. Piglia la caccia, mentre ti iliegue, e non aspettar ch' ella ti fagga. Mal potrà prender l' uccel che vola, chi non sa mantener quello ch' ha in gabbia. 1 savi vivono per i pazzi, ed i pazzi per i savi. Se tutti fussero signori, non sarebbono saggi, e se tutti pazzi, non sarebbono pazzi. (Act. II, sc. 4.)
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C'est ainsi que les personnages dissertent volontiers ; on sent que l'auteur est un philosophe. Le peintre Bernard, le sage de la pièce, a un couplet sur la fortune très joliment tourné : « Cette fortune traîtresse rend honoré qui ne le mérite pas, donne bon champ à qui point ne sème, bon jardin à qui point ne plante, beaucoup d'écus à qui ne sait dépenser, beaucoup d'enfants à qui ne peut les élever, bon appétit à qui n'a pas de quoi manger, des biscuits à qui n'a plus de dents. Mais que dis-je ? elle doit être excusée, la malheureuse, parce qu'elle est aveugle, et, en cherchant où distribuer les dons qu'elle a dans les mains, elle marche à tâtons et le plus souvent tombe sur les sots, insensés et fanfarons dont le monde est plein. C'est grand hasard quand elle atteint les dignes, car il en est peu. A qui donc la faute ? A qui l'a faite ainsi. »
Souvent les personnages se racontent des anecdotes ; en voici une débitée par un filou nommé Marc : on prendra garde à la vivacité du récit et du dialogue : « Moi qui n'ai pas tant de rhétorique, seul seulet, sans compagnie, comme je revenais l'autre hier de Noie par Pomigliano, après que j'eus mangé, n'ayant pas grande envie de payer, je dis au maître de la taverne : « Messire « hôte, je voudrais jouer. — A quel jeu, dit-il, voulons« nous jouer ? J'ai ici des tarots. » Je répondis : & A ce « maudit jeu je ne peux gagner parce que j'ai une mémoire « exécrable. » Il dit, lui : « J'ai des cartes ordinaires. » Je répondis : « Elles sont peut-être biseautées, et vous en « reconnaîtrez les marques. En avez-vous qui n'aient pas « encore servi ? » Il répondit que non. — « Donc, pensons « à un autre jeu. — J'ai un trictrac, sais-tu ? — Je n'y en-
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« tends rien. —J'ai des échecs, sais-tu ? —Ce jeu me ferait « renier le Christ. » Alors la moutarde lui monta au nez.
« A quel diable de jeu veux-tu donc jouer, toi ? propose. »
Ici Marc propose différents jeux que nous n'indiquons pas, parce qu'ils exigeraient trop de commentaires. Le tavernier se fâche, et le voyageur goguenard, après la boule, le mail, les trois dés, les cinq dés, la toupie, etc., offre enfin une partie de course.
« Or sus, dis-je, jouons à courir. — En voilà d'une « bonne ! » dit-il ; — et j'ajoutai : « Je jure par le sang de « l'Immaculée que tuy joueras.-- Veux-tu bien faire ? dit« il. Paie-moi, et si tu ne veux pas t'en aller avec Dieu, « va-t'en avec le prieur des diables. » — Je dis, moi : « Je « jure que tu y joueras. — Et que je n'y jouerai pas, » « disait-il. — « Et que tu y joueras, » dis-je. — Et que ja« mais, jamais je n'y ai joué ! — Et que tu y joueras à « l'instant même ! — Et que je ne veux pas. — Et que « tu voudras. » — A la fin je me mis à le payer avec mes talons, id est, en courant. Et voilà que ce porc qui disait tout à l'heure et jurait qu'il ne voulait pas jouer, se mit à jouer des jambes, et jouèrent aussi deux autres, ses marmitons, si bien que, me courant après un bon moment, ils m'atteignirent enfin, mais seulement avec leurs cris.
Après quoi je te jure par la terrible plaie de saint Roch que je ne les ai plus entendus et qu'ils ne m'ont plus vu » (1).
(1) Ma io, che non so tanto di rettorica, solo soletto senzacompania, l' altrieri venendo da Nola per Pumigliano, dopo ch' ebbi mangiato, non avendo troppa buona fantasia di pagare, dissi al tavernaio : « Messer oste, vorrei giocare. — A quel gioco, disse lui, volemo giocare? Qua ho de' tarocchi. » Risposi : « A questo maldetto gioco non posso vincere, perché ho una pessima memoria. » Disse lui : « Ho de' carte ordinarie. » Risposi : « Saranno forse segnate, che voi le co-
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Il y a aussi dans la pièce des maximes dépouillées d'artifice où la morale commune et moyenne se démasque assez impertinemment. Telle est l'opinion du peintre Bernard sur l'honneur : nous ne la recommandons à personne.
« L'honneur n'est autre chose qu'une estime, une réputation ; il est donc toujours intact quand l'estime et la réputation se maintiennent. L'honneur est la bonne opinion que les autres ont de nous ; tant qu'elle dure, il dure également. Ce n'est pas ce que nous sommes et ce que nous faisons qui nous rend honorés ou déshonorés ; c'est ce que les autres estiment et pensent de nous.
« — Mais les anges et les saints ? demande Caroubine.
« — Ceux-ci, répond Bernard, ne veulent pas être vus plus qu'ils ne se font voir, ne veulent pas être craints plus qu'ils ne se font craindre, et ne veulent pas être connus plus qu'ils ne se font connaître. »
noscerete. Avetene, che non siino state ancor adoperate ? » Lui rispose di no. « Dunque pensiamo ad altro gioco. — Ho le tavole, sai? — Di queste non so nulla. — Ho de' scacchi, sai ? — Questo gioco mi farebbe rinegar Cristo. » Allora gli venne la senape in testa.
— « A quai dunque diavolo di gioco vorrai giocar, tu ? Proponi. »
« Or su, dunque, dissi, giocamo a correre. — Or questa è falsa, » disse lui ; ed io soggiunsi : « Al Bangue dell' Intemerata, che giocarai. — Vuoi far bene? disse ; pagami ; e se non vuoi andar con Dio, va col prior de' diavoli. » Io dissi : « Al sangue de le Sorofde, che giocarai. — Eh, che non gioce, diceva. — Eh che giochi, di cevo. — Eh che mai, mai vi giocai. — Eh chevi giocarai adesso. —
Eh che non voglio. — Eh che vorrai. » In conclusione, comincio io a pagarlo con le calcagne, id est a correre. Ed ecco quel porco, che poco fa dicera che non volea giocare, e giurô che non volea giocare, gioco lui e giocorno due altri suoi guatteri, di sorta che per un pezzo correndomi a presso, mi arrivorno e giunsero con le voci. Poi ti giuro, per la tremenda piaga di S. Rocco, che nè io li ho più uditi nè essi m' hanno più visto. (Acte III, se. vu.)
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Voilà une opinion qui sentait le fagot. Il y a beaucoup de Rabelais dans Giordano Bruno, qui devait avoir lu Pantagruel. On pourrait noter de singulières ressemblances entre l'esprit du Tourangeau et celui du Nolain : « Fais ce que tu voudras, » disait l'un ; quid libet licet, disait l'autre.
Tous deux aimaient à rire, Pour ce que rire est le propre de l'homme, et ne craignaient pas les propos « de haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre », recouvrant « des doctrines absconses » et de profonds enseignements. Mais ce sont là des traits communs à quantité d'écrivains du siècle ; ce qui est plus particulier à Rabelais et à Bruno, c'est la verve, la furie pétulante et fringante, l'infatigable volubilité de langue, le débordement d'idées, d'images, d'hyperboles, de citations vraies ou fausses, d'énumérations, de redondances, d'excentricités énormes, une pléthore d'esprit, de science, une débauche de style qui vous grise vous-mêmes et vous rend fous. Il y a un peu de tout cela dans le Candelaio, nous y surprenons aussi des réminiscences. Qui ne se rappelle cet écolier tout joliet qui venait « de l'aime, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce » ? — « Tu viens donc de Paris ? dit Pantagruel, et à quoi passez-vous le temps, vous autres messires étudiants au dit Paris? — Nous transfrétons la Séquane au dilucule et crépuscule; nous déambulons par les compites et quadrivies de l'urbe ; nous despumons la verbocination latiale, » etc.
Eh bien! c'est le langage de Manphurius dans « le Chandelier » de Bruno. Il dit à son élève : « — Quoi donc ! j'aurai jeté en vain mes dictatz, lesquels en mon aime et minerval gymnase, en les excerpant
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de l'acumne de mon mars, je t'ai fait dans les candides pages avec les calames de nigre atramento intincto exarare.
Je dis jetés incassum, id est qu'en temps et lieu, eorum servata ratione, tu ne sais t'en servir. Tandis que ton précepteur, avec ce céléberrime apud omnes etiam barbaras nationes idiome latial te sciscite, tu etiamdum persistendo dans le commerce bestiis similitudinario du vulgue ignare, abdidaris a theatro literarum, me donnant response composée de verbes que de ta nourrice et obstetrice in incunabulis as suscipés, vel, ut melius dicam, suscepti. Dis-moi, sot, quand donc voudras-tu dispuerascere (1)? »On nous objectera peut-être que Rabelais n'avait pas inventé ce personnage ; Montaigne, en son enfance, s'était souvent dépité « de voir ès comédies italiennes toujours un pédant pour badin ». C'était une caricature obligée au théâtre ; les comiques du temps, érudits euxmêmes, étaient égayés par les abus de l'érudition et avaient devant les yeux leurs modèles. Il n'est donc pas bien sûr que Manphurius descende de l'écolier limousin ; nous savons en revanche que le Candelaio, imprimé pour la première fois à Paris en 1582, fut traduit en français sous ce titre : « Boniface et le pédant » (1633), et imité
(1) Oh ! butta ti indarno i miei dictati, li quali nel mio almo minervale gimnasio (excerpendoli da l'acumine del mio Marte) ti ho fatti ne le candide pagine col calamo di negro atramento intincto exarare. Buttati dico incasBum, cum sit che a tempo e loco, eorum servata ratione, servirtene non saL Mentre il tuo preceptore, con quel celeberrimo apud omnes etiam barbaras nationes idioma lazio ti sciscita, tu etiamdum persistendo nel commercio bestiis similitudinario del volgo ignaro, abdidaris a theatro literarum, dandomi responso composto di verbi, quali da la balia et otstetrice in incunabilis hai susceputi, vel, ut melius dicam, suscepti. Dimmi, sciocco, quando vuoi tu dispuerascere ?
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plus tard dans le Pédant jorn, de Cyrano de Bergerac (1654). Molière, qui connaissait la pièce de Cyrano, et qui prenait son bien où il le trouvait, rencontra aussi très probablement le Manforio de Naples et de Noie ; n'y a-til pas, dans le Mariage forcé, un philosophe nommé Marphurius ?
« Mais, dit Panurge, si vous connaissiez que mon meilleur fût tel que je suis demourer, sans entreprendre 'Cas de nouvelleté, j'aimerais mieux ne me marier point. —
Point donques ne vous mariez, répondit Pantagruel. —
Voire mais, dit Panurge, voudriez-vous qu'ainsi seulet je demourasse toute ma vie sans compagnie conjugale? Vous savez qu'il est écrit : vœ soli! L'homme seul n'a jamais tel soulas qu'on voit entre gens mariés. — Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel. »
« Mariez-vous, point ne vous mariez, » les conseils alternent ainsi pendant une longue scène. Ce passage, à coup sûr, devait être connu de Giordano Bruno qui l'imita librement dans le Candelaio. Il nous y montre une dame Angèle, qui est « la pastoure » de toutes les belles filles de Naples. Veut-on des agnus dei, des chapelets bénits, des reliques, « le gras de la moelle du creux des os du corps » de tel saint, c'est à elle qu'il faut s'adresser. Mlle Caroubine alla donc la voir et lui dit : cc Mère, on veut me donner un mari ; il se présente Boniface Trucco qui a de quoi et des moyens (il quale ha di che e di modo). — Prends-le, répondit la vieille. — Oui, dit Caroubine, mais il est trop âgé. — Fille, répondit la vieille, ne le prends pas. — Mes parents me conseillent de le prendre. — Prends-le donc. — Mais il ne me plaît pas trop, dit Caroubine. — Ne le prends donc pas. — Je sais
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qu'il est de bonne famille. — Prends-le donc. — Mais on dit qu'il fait trois bouchées d'un seul haricot. — Ne le prends donc pas. Caroubine reprit : Tout le monde le croit fou. — Prends-le, prends-le, prends-le, prends-le, prends-le, prends-le, prends-le, dit sept fois la vieille; peu importe qu'il fasse trois bouchées d'un haricot, qu'il ne te plaise guère, qu'il soit âgé, prends-le parce qu'il est fou. »
C'est du Rabelais tout pur ; Giordano Bruno avait donc lu le Pantagruel.
« L'Expulsion de la bête triomphante (Spaccio de la bestia trionfante), proposée par Jupiter, opérée par le Conseil, révélée par Mercure, racontée par Sophie, entendue par Saulino, rédigée par le Nolain, — divisée en trois dialogues subdivisés en trois parties, — dédié au très illustre et excellent chevalier le seigneur Philippe Sidney (Filippo Sidneo) , — imprimé à Paris, anno M DLXXXIIII. »
Voilà le titre exact de l'ouvrage qui fit condamner au feu le pauvre Giordano Bruno. Il est vrai qu'on ne l'avait guère lu, très probablement parce qu'il était très difficile de se le procurer : le Spaccio, imprimé clandestinement, disait-on, n'avait été tiré qu'à vingt exemplaires. La rumeur publique eut donc beau jeu contre le philosophe, luthérien selon les uns, athée selon les autres ; cette « bête triomphante » ne pouvait être que la religion ou la papauté. Telle fut l'opinion de l'Allemand Gaspard Schoppe, qui signait &ioppius. — Le Nolain Bruno, qui tient la plume, rend compte d'après un certain Saulino, renseigné lui-même par Sophie, la Sagesse, d'un congrès des dieux. Jupiter, étant devenu vieux, s'est fait
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ermite et veut réformer le ciel. Au lieu d'un bal qui devait fêter l'anniversaire de la victoire autrefois remportée sur les géants, le « patriarche céleste » convoque son parlement et lui propose de désigner les constellations, non plus par « des bêtes triomphantes, » mais par des abstractions morales, par les vertus depuis longtemps bannies et dispersées indignement. C'est ainsi qu'à la place de l'Ourse on installera la Vérité; à la place du Dragon, la Prudence ; à la place de Céphée, la Sagesse, etc. ; ainsi disparaîtront « les quarante-huit signes du firmament scolastique exprimant nos infirmités et nos laideurs ». Les dieux applaudissent, la réforme est décrétée et le congrès finit gaiement par une sorte d'hymne à la joie : « Il n'y eut personne au conseil des dieux, grand ou petit, supérieur ou inférieur, masculin ou féminin, ou d'une ou d'autre sorte, qui de la voix et du geste n'ait pleinement approuvé le très sage et très juste décret jovial (de Jupiter). Aussi l'altitonnant, étant devenu tout allègre et joyeux, se leva et tendit sa main droite vers le poisson austral (le dernier signe à écarter) et il dit : Allons ! vite, qu'on m'ôte de là ce poisson, qu'il n'en reste que l'image, que la substance en soit prise par notre maître queux et qu'on nous le serve tout frais, pour couronner notre souper, en friture, au jus, au naturel, à la sauce romaine. Et que ce soit vite fait, parce qu'à force de raisonnements et de négociations je meurs de faim et vous aussi, je pense ; de plus, il me parait convenable que ce purgatoire (cette expurgation) ne soit pas sans quelque profit pour nous. — Bien, bien, très bien, répondirent tous les dieux, et que là se trouve la santé, la sécurité, l'utilité, la joie, le repos et la suprême volupté qui sont le prix des vertus, la rémunération des études et des fatigues. » — Sur quoi, les dieux en fête
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quittent le conclave ; Saulino va souper et Sophie retourne à ses contemplations.
Telle est la fable imaginée par Giordano Bruno qui, disciple de Copernic, lie étroitement l'astronomie et la morale. Réformons le ciel au propre et au figuré, corrigeons les astres et les dieux : substituons aux vices divinisés les vertus éternelles, ouvrons la voie où Kant un jour trouvera la beauté, la félicité suprêmes : « le ciel étoilé sur nos têtes, la loi morale dans nos cœurs. »
Il n'y avait donc rien dans le sujet qui pût offenser les Sidney ou même les Castelnau, les chrétiens ou les catholiques. Mais ces dialogues entre Sophie, Saulino et Mercure n'allaient pas droit au fait, rigoureusement et gravement. Le Nolain prenait le plus long, musait en chemin, s'ébattait sans gêne, causait de tout et de tous avec une impertinente liberté ; dans ce congrès des dieux où Momus avait son franc parler, il était souvent question de Noie, de Naples, de Rome, des princes régnants, des vices à la mode; l'astronomie et la morale s'égaraient, s'oubliaient volontiers dans des sentiers de traverse où elles fustigeaient et bernaient des préjugés très puissants.
Le vin tournait en vinaigre, la leçon en satire, et le lecteur entraîné, de digression en digression, dans un labyrinthe d'idées et d'images, ébloui par l'éclat, étourdi par le fracas du style, ne voyait bientôt plus, dans ces jets de lumière et de flamme, que les caprices d'un cerveau en éruption. De là l'ébahissement du sage Addison qui ne trouva pas son propre esprit, l'enjouement du bon sens, dans les cabrioles ou plutôt dans les sauts périlleux du terrible homme.
« Mon corps se dessèche, dit Jupiter, mon cerveau s'humecte, mes dents tombent, ma chair se dore, mon poil
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s'argente, mes paupières se détendent, ma vue se contracte, mon souffle s'affaiblit, ma toux se renforce, je titube en marchant et, assis, ne bouge plus, etc., etc. »
Tous les signes de la caducité s'accumulent. Jupiter, « le patriarche du ciel, » est donc soumis à toutes nos infirmités ? Ces façons de parler sont bien hardies, surtout dans la bouche d'un dieu. — Plus tard, quand le conseil est réuni, Jupiter n'épargne pas les dures vérités à ses collègues : « Vous semble-t-il que ce jour soit un jour de fête ? N'est-ce pas le jour le plus tragique de l'année entière ? Qui de vous, après y avoir bien pensé, ne jugera pas chose très honteuse de célébrer la commémoration de notre victoire sur les géants, en un temps où nous sommes méprisés et vilipendés par les souris de la terre? Oh ! que n'a-t-il plu au tout-puissant et irréfragable destin que nous fussions alors chassés du ciel ! La dignité et la vertu de nos ennemis eût au moins rendu moins honteuse notre déroute. Aujourd'hui nous sommes au ciel bien plus mal que si nous n'y étions pas, bien plus mal que si nous en eussions été chassés, car la crainte que nous inspirions et qui nous rendait si glorieux est éteinte. La justice, avec laquelle le destin gouverne les gouvernants du monde, nous a ravi entièrement l'autorité et la puissance que nous avons si mal employées ; nos misères sont maintenant découvertes aux yeux des hommes, et le ciel même, avec une évidence aussi claire que l'évidence et la clarté des étoiles, rend témoignage de nos méfaits. Moi-même, misérable pécheur, je confesse ma coulpe, ma très grande coulpe en face de la justice infaillible et absolue ; et je déclare que jusqu'à ce jour j'ai péché très gravement et aussi que, par le mauvais exemple, je vous ai donné la permission et l'occasion de mal faire. »
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C'est ainsi que le patriarche du ciel dit son mea culpa : admettez après cela l'infaillibilité, l'impeccabilité du patriarche de Rome. Le philosophe ne se laisse enrôler dans aucune église, dans aucune chapelle : ce qu'il met audessus de tout, c'est la vérité. Elle est l'unité et la bonté, l'être par excellence, antérieur à tout, survivant à tout.
La vérité est le principe, le milieu, la fin : métaphysique ou idéale, physique ou naturelle, rationnelle ou logique, elle reçoit mille noms, revêt mille formes, mais toujours la même, dure éternellement. C'est pourquoi Jupiter veut qu'elle brille au plus haut des cieux : « Mais ce que tu en peux voir sensiblement, ce que tu en peux comprendre en élevant ton intelligence, ce n'est pas la vérité suprême et première, c'en est seulement une certaine figure, une certaine image et splendeur. La vérité est supérieure à Jupiter même, à ce Jupiter dont nous parlons souvent et qui est le sujet de nos métaphores (1). »
Plus loin, dans un débat à propos du capricorne, Mercure, se plaint des Égyptiens qui adoraient les images des bêtes. — Je n'y vois pas de mal, répond Jupiter, « parce que tu sais que les animaux et les plantes sont des effets vivants de nature, laquelle nature, comme tu dois le savoir, n'est autre chose que Dieu dans les choses (2). »
— Donc, dit Saulino, naturel est deus in rebus.
Ici nous touchons à l'idée mère de Bruno, à celle qui
(1) Ma certo questa, che sensibilmente vedi et che puoi cou l' altezza del tuo intelletto capire, non è la somma e prima (Verità), ma certa figura, certa imagine e aplendor di quella, la quella è superiore & questo Giove, di cui parliamo aoyente e ch' è soggetto delle nostre metafore.
(2) per che sai che gli animali e piante son vivi effetti di natura, la quai natura, come devi sapere, non è altro che Dio nelle cose.
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reparaît dans tous ses livres (1) : Dieu est l'âme de l'univers. L'univers, c'est Dieu en action : action infinie, éternelle. Dieu est partout, donc l'univers est immense ; si l'univers était limité, Dieu ne serait pas partout, ne serait plus Dieu. « Il est impossible que Dieu cesse de penser et d'agir ; or, que sont ses actes et ses pensées, sinon les mondes, les êtres infiniment variés qui peuplent l'univers ? » Les mondes sont donc innombrables, l'univers est infini, l'univers est éternel comme Dieu. L'âme universelle pénètre tout de sa vitalité, de sa force, « elle anime et spiritualise les atomes et les soleils. » — Telle fut la poétique chimère de Bruno, celle qui a séduit tous les penseurs doués d'imagination et qui est allée par Descartes et Spinosa jusqu'à Jacobi et à Schelling. Le Nolain fut peut-être avant tout un grand poète.
La muse, en effet, intervient dans ses œuvres et y tombe tout à coup du ciel, au milieu d'une dissertation scientifique ou métaphysique où elle lance, non quelques fusées de madrigaux, comme dans nos Lettres à Émilie, mais des vers pleins de force et d'éclat. C'est Bruno qui a dit à l'un de ses patrons d'Angleterre, à la fin d'une dédicace : « Ici j'ouvre dans l'air mes ailes assurées, sans qu'un verre, un cristal m'emprisonne ou m'arrête, je fends les vastes cieux et monte à l'infini. Courant d'un globe à l'autre, au delà de l'éther je pénètre, et bien loin derrière moi je laisse ce que d'autres mortels voient bien loin devant eux (2). »
(1) La Cena de le Ceneri; De la causa, principioet uno; De l'hifinito universo e mondo; Cabala del cavallo Pegaso; Gli eroici furori, etc.
(2) Quindi l' ali sicure a l'aria porgo, Nè temo intoppo di cristallo o vetro, Ma fendo i cieli, e a l'infinito m'ergo,
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Souvent son vers nous paraît bourré, tant il y a voulu mettre de choses ; tel est le début de son sonnet presque indéchiffrable :
Causa, Principio ed Uno sempitemo, etc.
Les tercets ne s'y lient guère aux quatrains, mais dans ces tercets, quelle fierté d'accent, quelle verve éloquente : « Aveugle erreur, temps avare, ingrate fortune, sourdeenvie, rage vile, zèle inique, cruautés de cœur, impiétés de pensées, audaces étranges « Ne suffiront pas pourm'embrunir le front, ne tendront pas devant mes yeux un voile, ne m'empêcheront pas de contempler mon beau soleil (1). »
De pareils vers retrempent une âme et l'arment pour la lutte. Celui qui chante ainsi mourra bien.
VI.
Giordano Bruno alla donc à Venise, attiré, disent les actes du procès, par un jeune gentilhomme avide ou plutôt curieux de savoir, Jean Mocenigo. Venise passait
E mentre dal mio globo a gli altri sorgo, E per 1' etereo campo oltre penetro, Quel ch' altri lungi vede, lascio al tergo.
(1) Cieco error, tempo avaro, ria fortuna, Sorda invidia, vil rabbia, iniquo zelo, Cmdo cor, empio ingegno, strano ardire Non basteranno a farmi 1' aria bruna, Non mi porranno avanti agli occhi il velo, Non faran mai ch' il mio bel sol non mira.
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d'ailleurs pour la cité la plus libre de la péninsule : elle n'était « esclave d'aucun temps, d'aucun régime, » disait le Nolain ; « merveille du monde, pieuse nièce de Rome, honneur et soutien d'Italie, horloge et sage école des princes, » devait dire Campanella. Cette république avait écouté sans horreur les conseils de Mélanchthon : « Assurez aux gens de bien la liberté de penser, et qu'on ne rencontre pas chez vous ce despotisme qui pèse sur les autres peuples. »
En vérité, l'avis n'avait pas toujours été suivi strictement : après avoir laissé parler Ochin, le sénat était revenu en arrière et jugea prudent (entre 1530 et 1580) de faire certaines concessions à l'orthodoxie romaine.
Après 1580, Venise se relâcha de ces rigueurs et permit qu'on répétât la phrase patriotique : « Nous sommes nés Vénitiens avant d'être faits chrétiens; » elle n'inquiéta pas le frère Paul (Sarpi), qui devint plus tard un personnage; cependant, politique avant tout, elle avait souvent à ménager Rome, et elle refusait à ses habitants la liberté de conscience en leur laissant, maigre compensation, pleine liberté de plaisir. Le Nolain se fit-il quelques illusions sur la tolérance de la république ?
On dit qu'en public il sut tenir sa langue et se montra plutôt conciliant; s'il énonçait quelque opinion dangereuse, il s'en excusait à la façon de Voltaire, en disant qu'il parlait « humainement, » selon la philosophie, et non selon la théologie qu'il respectait de toute son âme.
Mais il faut croire qu'à huis clos il se gênait moins et se vengeait de la réserve qu'il devait garder à ciel ouvert. Ce Jean Mocenigo, son élève, qui espérait, paraîtil, devenir auprès de lui, en un clin d'oeil, savant et célèbre, eut assurément des déceptions, peut-être aussi
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des coups de boutoir ; il était superstitieux et son maître put le taquiner dans ses opinions, le blesser même : quoi qu'il en soit, par dépit ou par scrupule, ce fut le gentilhomme qui alla dénoncer le philosophe au tribunal de l'inquisition. Bruno, qui allait retourner à Francfort chez les Wechel pour y faire imprimer son livre des Sept arts libéraux, fut arrêté un beau jour, dans la maison de Mocenigo, et enfermé sous les Plombs, dans un cachot que d'autres écrivains ont rendu célèbre.
« Les jours passés, dit un document daté du 28 septembre 1592 et retrouvé par M. Ranke, a été arrêté et est toujours détenu dans les prisons de cette ville destinées au service du Saint-Office Giordano Bruno de Noie, accusé d'être non seulement hérétique, mais encore hérésiarque, ayant composé divers livres dans lesquels il louait beaucoup la reine d'Angleterre et d'autres princes hérétiques et, de plus, écrivait certaines choses qui ne convenaient pas (che non convenivano) sur les choses de la religion, bien qu'il parlât philosophiquement — et que (sic) celui-ci était apostat, ayant été d'abord frère dominicain ; qu'il avait vécu beaucoup d'années à Genève et en Angleterre, et qu'à Naples et en d'autres lieux il avait été poursuivi sous les mêmes imputations. Et que l'emprisonnement de celui-ci (di costui) étant connu à Rome, l'illustre Santa-Severina, suprême inquisiteur, avait écrit et donné l'ordre que (le détenu) fût envoyé à Rome par la première occasion sûre. »
Les sages (savi) de Venise n'obéirent pas à cette injonction, « la chose étant importante et demandant réflexion, et les occupations de l'État nombreuses et graves ».
Cependant, dès le 29 mai, deux jours après son arrestation, le Nolain avait comparu à Venise devant le tribunal du
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Saint-Office composé du patriarche de la ville, du nonce apostolique, du père inquisiteur et de trois « sages de l'hérésie » (savii dell' eresia) nommés par le gouvernement pour surveiller la procédure. C'était donc un tribunal mixte, plus ou moins soumis à l'inquisition de Rome, selon les intérêts politiques du gouvernement vénitien.
L'accusé comparut : « il était de petite stature, écrit M. Berti, svelte de sa personne, mince de corps, visage pâle, décharné, physionomie méditative, regard vif et triste, cheveux et barbe entre noir et châtain. » Il raconta sa vie et exposa son système. On l'interrogea sur sa religion, il se retrancha derrière la distinction, alors en vogue, entre les choses de la raison et les choses de la foi. On le pressa sur une de ses hérésies, la transmigration des âmes d'un corps à un autre ; il s'abrita derrière Pythagore. Il dut repousser d'autres accusations non moins frivoles, fondées sur les dénonciations de Mocenigo. Dans toutes ses réponses, il se montra coulant, soumis, prêt à rentrer au giron de l'Église et à se présenter devant le pape, avec son nouveau livre à la main, pour se faire pardonner. Il espérait par là se tirer d'affaire à bon marché, subir tout au plus quelque peine légère. Mais Rome le voulait à toute force et accumulait contre lui les charges, rappelant d'anciens procès, commentant le fameux écrit « l'Expulsion de la bête triomphante », où, sous couleur de démolir le paganisme, il ébranlait toutes les religions. Il convint à Venise de céder, et en janvier 1593, date importante à noter, parce qu'elle rectifie d'anciennes assertions, le Nolain fut livré à Rome.
Il y resta détenu sept années, sept années de torture
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inutile, puisque, récidiviste et apostat, il devait mourir.
On n'a qu'un document sur la fin de cette agonie : la lettre d'un Allemand, luthérien converti, qui se nommait Schoppe et signait Scioppius. Ce témoignage d'un ennemi qui faisait du zèle est irréfragable. Après avoir raconté sur la vie et les œuvres du Nolain des détails à peu près exacts, après avoir dénoncé ses erreurs, ou plutôt ses horreurs très absurdes (horrenda absurdissima) : l'infinité des mondes, la transmigration des âmes, l'immanence de l'Esprit-Saint, l'éternité de l'univers, le salut du diable, etc., Scioppius ajoute : « Enfin, à Venise, il tomba dans les mains de l'inquisition. Après y être resté assez longtemps, il fut envoyé à Rome et souvent examiné par le Saint-Office et convaincu par les premiers théologiens. D'abord il obtint quarante jours pour délibérer, puis il promit une rétractation (promisit palinodiam), puis soutint de nouveau ses sottises (nugas), puis obtint un nouveau délai de quarante jours. Mais, en somme, il ne fit autre chose que de jouer le pape et l'inquisition. C'est pourquoi deux ans environ (sept ans !) après être tombé au pouvoir de l'inquisition, il fut conduit le 9 février dernier (1600) dans le palais de l'inquisiteur. Là, en présence des très illustres cardinaux du Saint-Office qui par l'âge, la pratique des affaires, la connaissance de la théologie et du droit, sont au-dessus de tous les autres ; en présence des théologiens consultants et du magistrat séculier, gouverneur de la ville, Bruno fut introduit dans la salle de l'inquisition où il entendit à genoux sa sentence. Dans cette sentence, on racontait sa vie, ses études et ses doctrines, la diligence que l'inquisition avait mise à le convertir fraternellement, lapertinacité à l'impiété qu'il avait mon-
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trée. Après quoi, on le dégrada, comme nous disons, puis on l'excommunia et on le livra pour le châtiment au magistrat séculier, auquel on recommanda qu'il fût puni avec le plus de clémence possible et sans effusion de sang (c'està-dire par le feu). Cela fait, il ne répondit rien, si ce n'est avec un air de menace : « Peut-être prononcez-vous ma « sentence avec plus de frayeur que je ne la subirai (1). »
« C'est ainsi qu'il fut reconduit en prison par les gardes du gouverneur de la ville, et on l'y retint encore huit jours pour voir s'il ne rétracterait pas ses erreurs.
Mais en vain. On l'a donc aujourd'hui mené au bûcher.
Lorsqu'on a présenté à celui qui allait mourir l'image du Sauveur, il l'a repoussée avec mépris, d'un air farouche.
C'est ainsi qu'il a péri misérablement grillé (sic) pour aller raconter, je pense, aux autres mondes imaginés par sa fantaisie de quelle façon les blasphémateurs, les impies sont traités par les Romains (2). »
La plaisanterie est féroce et peint l'époque. Giordano Bruno avait dit et répétait volontiers, se parlant à luimême : « Si Dieu te touche, tu seras un feu ardent. »
Nam, tangente Deo, fervidus ignis eris.
Il dit encore en italien : La morte d'un secolo fa vivere in tutti gli altri, ce qui, traduit librement, signifie : « Meurs bien dans ton siècle, et tu vivras dans tous les autres. » Voilà pourquoi nous parlons aujourd'hui, deux
(1) Majori forsan tum timore sententiam in me fertis quam ego accipiam.
(2) Sicque ustulatus misere periit, renunciaturus credo in reliquis
illis, quos finxit, mundis, quonam pacto homines blasphemi et impii a Romanis tractari soleant.
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cent quatre-vingt-cinq ans après sa mort, de ce pauvre grand homme. Qui parle encore, sinon à cause de lui, du gentilhomme Mocenigo, son délateur, ou de l'inquisiteur Santorio, dit San-Severina, son bourreau ?
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CHAPITRE VI.
CAMOENS.
I. La réforme et la réaction en Espagne.
II. Alonso de Ercilla.
III. Camoens, sa jeunesse.
IV. Camoens, les Lusiades.
V. Camoens, ses malheurs et sa renommée.
I.
En Espagne, comme en Italie, la Réforme fut réprimée avec beaucoup de zèle et de rigueur. Elle y était venue par Erasme. Un esprit d'une certaine vaillance, Alphonse Valdès, s'était complu dans les idées de l'humaniste que Charles-Quint protégeait manifestement. En 1527 ce Valdès écrivit un dialogue où il défendait le sac de Rome et attaquait le pouvoir temporel des papes, non sans flétrir, par la même occasion, les mauvaises mœurs des cardinauxyVers la même époque, en Portugal, un Damien de Goes, historien, premier archiviste du royaume et commandeur de l'ordre du Christ, osa soutenir également qu'Erasme était un grand sage. Mais il fut forcé d'abjurer cette erreur; l'inquisition en Portugal était très forte, aussi n'y eut-il en ce pays, au seizième siècle, ni hérésie ni répression.
L'Espagne, en revanche, produisit quelques hérétiques,
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notamment ce Jean Valdès, frère d'Alphonse, qui fit école à Naples, et l'infortuné Michel Servet, qui tomba sous les coups de Calvie petits groupes luthériens se formèrent à Yalladolid et à Séville. Mais cela dura peu : quelques autodafés, très solennels et très populaires, suffirent pour brûler toute cette « mauvaise graine » importée du Nord. Seule en Europe, l'Espagne était restée profondément catholique : chez elle tout était religieux, même le patriotisme ; le pays et son Dieu ne faisaient qu'un. La chevalerie et la dévotion marchaient ensemble ; toutes les férocités prenaient le ciel pour complice : brûler les hommes par centaines, c'était accomplir un « acte de foi ». Ce sentiment très sincère, fortement national, ,n'avait pas encore eu le temps de se relâcher; l'expulsion définitive des Maures était un fait encore récent et coïncidant avec une conquête éminemment catholique, la découverte du Nouveau-Monde : la foi des fidèles y voyait de nouvelles âmes à jeter aux pieds du vrai Dieu.
La littérature du temps s'inspirait de cette mysticité chevaleresque. Le livre du temps (écrit entre 1492 et 1508), celui que François Ier rapporta de sa prison et qu'on lisait encore un siècle après, c'était V Amodia des Gaules; toujours la piété des armes, toujours la vaillance de la foi.
Voilà comment il se fit qu'un chevalier de CharlesQuint devint le chevalier de Jésus, de Marie et dè saint Pierre. Ignace de Loyola, lecteur passionné de l'Amadis des Gaules, mais blessé à la jambe et forcé de pendre l'épée au croc, s'était mis à lire la « Vie des saints » qui était elle-même un recueil de gestes héroïques. Aussitôt le capitaine affamé d'honneur changea de dame : après avoir servi, dit-on, une princesse du sang, il fit la veillée
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des armes devant une image de la sainte Vierge, à laquelle il voua sa vie et son cœur. C'est ainsi que la religion était une chevalerie : il y avait un point d'honneur de la dévotion, on arborait non sans orgueil une orthodoxie sans tache. Les juifs, les morisques, les protestants périssaient dans les flammes au bruit d'unanimes applaudissements.
En revanche, l'Inquisition redoutable et approuvée faisait la guerre aux livres. Il se trouve encore à la bibliothèque de Madrid quantité de volumes portant l'estampille auctor damnatus, auteur qu'il était défendu de lire en aucun lieu de la terre. On cite le conte d'un homme qui s'embarqua un jour, pour avoir le droit de lire, la prohibition ne disant pas « en aucun lieu de la mer ». Ce n'est là qu'un badinage, mais voici qui est plus sérieux ; par une ordonnance du 7 septembre 1558, Philippe Il décréta la peine de mort contre tout lecteur d'oeuvres damnées. Il était défendu surtout d'écrire sur des sujets philosophiques ou théologiques, et les peines lancées contre les délinquants atteignirent surtout des hommes très religieux : Louis de Léon, par exemple. Ce très digne homme, moine augustin (1528-1591) et professeur à Salamanque, fut arraché de sa chaire en 1572 parce qu'il avait traduit le Cantique des cantiques en espagnol. Précédemment, pour le même motif, on avait longuement molesté Louis de Grenade ( 1504-1588 ), « saint homme influent partout, même à la cour et dans le peuple, professeur de théologie et de philosophie, prédicateur éminent, égal et pur, » chez qui l'on a vu quelque chose de Fléchier et de Massillon (1). Sa tra-
(1) La Guia de pecadores de Louis de Grenade (1656) est restée
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duction de l'Imitation de Jésus-Christ fut prohibée, parce que, bien qu'il n'y eût rien que d'excellent dans ce livre pieux, « tout ne convenait pas au peuple et ne devait pas être mis à sa portée par une traduction en langue vulgaire : » tel était l'avis de l'archevêque de Ségovie, voire de Montaigne et d'autres hommes moins éminents. Un prédicateur français du même siècle n'avaitil pas dit : « On a trouvé une nouvelle langue qu'on appelle grecque ; il faut s'en garantir avec soin. Cette langue enfante toutes les hérésies. Je vois dans la main d'un grand nombre de personnes un livre écrit en cette langue ; on le nomme Nouveau Testament : c'est un livre plein de ronces et de vipères. Quant à la langue hébraïque, tous ceux qui l'apprennent deviennent juifs aussitôt. »
Louis de Léon fut le plus doux et le meilleur des hommes. Lorsqu'il remonta dans sa chaire après une détention de cinq ou six années, il commença sa leçon par ces mots : « Como deciamos ayer, comme nous disions hier. »
Même l'irréprochable carmélite, sainte Thérèse, qui est aussi de ce temps (1515-1582), eut affaire à l'Inquisition : elle mettait une telle ardeur dans sa dévotion qu'on la dénonça comme hypocrite, et que la Sorbonne, en France, parut s'inquiéter des « saintes folies de son amour ». Elle a laissé des œuvres ascétiques (le Chemin de la perfection, le Château de l'âme, des pensées sur l'amour de Dieu) et des lettres où Mme d'Aulnoy, qui prétendait les avoir lues, trouvait beaucoup de douceur et aussi
longtemps célèbre ; le Gorgibus de Molière, dans la première scène de Sganarelle (1660), en parle avec approbation : Le Guide des pécheurs est encore un bon livre : C'est là qu'en peu de temps on apprend à bien vivre.
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de gaité en tout cas. C'était une âme simple, sincère, à
qui M. de Puibusque attribue ce mot ingénu : « On a dit de moi trois choses : que j'étais assez bien faite, que j'avais de l'esprit et que j'étais sainte. » Dans sa pitié sans borne, elle plaignait jusqu'au diable : « Le malheureux ! disait-elle, il ne saurait aimer. » On a d'elle un sonnet autrefois célèbre :
Ce qui me fait t'aimer tant, ce n'est pas, Mon Dieu, le ciel promis à l'âme sainte, Ni l'enfer sombre, au delà du trépas, Qui me fait peur et me tient dans ta crainte ; C'est toi, mon Dieu, toi seul ! c'est quand je vois Ton corps divin, qu'on chérit et révère, Cloué sanglant, décharné sur la croix, C'est l'agonie atroce du calvaire.
C'est toi, mon Dieu, toi qui m'émeus si fort, Que sans le ciel je t'aimerais encor, Et sans l'enfer je te craindrais de même ; Quand je devrais ici-bas demeurer Sans rien attendre et sans même espérer, Je t'aimerais, mon Dieu, comme je t'aime (1).
(1) No me mueve, mi Dios, para quererte El cielo que me tienes prometido.
Ni me mueve el infierno tan temido Para dejar por eso de ofenderte Tu me mueves, mi Dios, muéveme el verte Clavado en esa cruz y escarnecido; Muéveme ver tu cuerpo tan herido ; MuGvenme las angustias de tu muerte.
Muéveme, enfin, tu amor de tal manera, Que, aunque nohubiera cielo, yo te amara, Y, aunque no hubiera infierno, te temiera No me tienes que dar por que te quiera, Porque, si cuanto espero no esperara.
Lo mismo que te quiero te quisiera.
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II était donc dangereux même aux saints et aux saintes, non seulement d'être curieux en religion, mais encore d'y porter trop de zèle. En revanche, la poésie pure, désintéressée, ne songeant qu'au plaisir et à l'émotion de la fantaisie était tolérée, protégée même par les hommes d'Église et par les souverains. Défense de penser, pleine liberté d'aller au théâtre ou de lire des romans de chevalerie : ce fut done la que se jeta toute l'ardeur intellectuelle des artistes et des lettrés. La théologie, la philosophie étant interdites, on se réfugia dans la poésie dramatique et dans la poésie narrative. Les livres de Luther et de Calvin, de Rabelais et de Montaigne, à plus forte raison ceux de Giordano Bruno n'auraient jamais pu paraître en Espagne ; en revanche on eut les pièces de Lope et les contes de paladins dont Cervantes devait se moquer si bravement. On eut aussi des épopées : ce dernier tiers du seizième siècle est l'ère des poèmes héroÏques. La a Jérusalem delivree » était achevée en 1575; les Lusiades avaient paru en 1572, la première partie de r Araucanie courait le monde depuis l'an 1569. Les trois poètes contemporains furent malheureux; le plus vieux, Camoens, mourut en 1579, le Tasse et Ercilla seize ans après, en 1595. Commençons par le dernier, l'Espagnol, qui ne nous retiendra pas longtemps parce qu'il a laissé peu de trace : c'était pourtant un homme de valeur qui ne mérite pas l'oubli.
II.
Alonso de Ercilla, troisième fxls d'un gentilhomme originaire de Biscaye, était né en 1533 à Madrid; il fut page du fatur Philippe II et courut le monde avec ce
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prince. II était a Londres en 1554, quand arriva la nouvelle d'une revolte des Araucans ; Ercilla obtint la permission d'aller se battre contre eux, et tout jeune encore, à vingt et un ans, il parfcit pour le Nouveau-Monde.
« Sur les frontières du Chili, ecrit Voltaire, est une contrée montagneuse, nommée Araucana, habitée par une race d'hommes plus robustes et plus féroces que tous les autres peuples de l'Amerique. Ils combattirent pour la défense de leur liberté avec plus de courage et plus longtemps que les autres Américains, et ils furent les derniers que les Espagnols soumirent. Alonso soutint contre eux une pénible et longue guerre. II courut des dangers extrêmes, il vit et fit les actions les plus étonnantes dont la seule récompense fut de conquérir des rochers et de reduire quelques contrées incultes sous l'obéissance du roi d'Espagne. — Pendant le cours de cette guerre, Alonso conçut le dessein. d'immortaliser ses ennemis en s'immortalisant lui-même. II fut en même temps le con- quérant et le poète ; il employa les intervalles de loisir que la guerre lui laissait à en chanter les événements; et, faute de papier, il ecrivit la première partie de son poème sur de petits morceaux de cuir qu'il eut ensuite bien de la peine à arranger. Le poème s'appelle Araucana, du nom de la contree. »
Cette première partie parut en 1569, trois ans avant les Lusiades : c'était de l'histoire plutôt que de la poésie, une chronique rimée, uu journal en vers. Le poète avait grand soin de nous en prevenir lui-même. Dès sa première octave, il prenait le contrepied de l'Arioste, et au lieu de dire avec lui :
Le donne, i cavalier, 1* arme, gli amori, Le cortesie, 1' audaci imprese io canto,
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il déclarait au contraire, expressément, qu'il ne chanterait point les dames, les amours, les galanteries des chevaliers (1) ; on ne pouvait renoncer avec plus d'abnégation au succès poétique. On a prétendu qu'il s'interdit les fictions amoureuses par scrupule de conscience ou par crainte de l'Inquisition : c'est peu probable ; l'Inquisition et ses familiers (Lope en devait être) n'étaient pas si puritains.
Si Ercilla ne chanta guère que l'amour conjugal, c'est qu'il en eut plus d'exemples sous les yeux, dans sa maison même ; il ne voulait peindre que d'après nature et ne permettait à l'imagination aucun écart. C'est lui-même qui le dit en dédiant son poème au grand roi Philippe II : « C'est une relation de la vérité sans alliage et taillée à sa mesure (2) ; » la description du Chili, qui commence le poème, est d'un géographe ou d'un géomètre arpenteur : « Le Chili est du nord au sud d'une grande longueur, côte de la nouvelle mer appelée du Sud ; il a de l'est à l'ouest cent milles d'étrécissement (sic) même quand on !e prend à l'endroit le plus large. Depuis le 27° de latitude antarctique il s'étend jusqu'où la mer Océane mêle ses eaux à la mer Chilienne par un passage étroit (3). »
(1) No las damas, amor, no gentilezas De caballeros canto enamorados.
(2) Es relacion, sin corromper, sacada De la verdad, cortada a su medida.
(3) Es Chile norte sur de gran longura, Costa del nuevo mar del Sur llamado, Tendri del este à oeste de angostura Cien millas, por lo mas ancho tomado.
Bajo del polo antartico, en altura De veinte y siete grados prolungado, Hasta do el mar Océano y Chileflo Mezclan sus aguas por angusto seno.
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Il est plus d'une octave écrite avec cette précision pénible.
De loin en loin le style s'élève, notamment dans la harangue de Colocolo, le Nestor des caciques ; Voltaire a traduit ce morceau qu'il admirait fort.
« Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir ambitieux de commander n'est point ce qui m'engage à vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec tant de chaleur un honneur qui peut-être serait dû à ma vieillesse et qui ornerait mon déclin. C'est ma tendresse pour vous, c'est l'amour que je porte à ma patrie qui me sollicite à vous demander attention pour ma faible voix.
Hélas ! comment pouvons-nous avoir assez bonne opinion de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur, et pour ambitionner des titres fastueux, nous qui avons été les malheureux sujets et les esclaves des Espagnols ? Votre colère, caciques, votre fureur ne devraient-elles pas s'exercer plutôt contre nos tyrans (1) ? Pourquoi tournez-
(1) La traduction de Voltaire est passablement libre ; voici les deux premières octaves de l'original : Caciques, del estado defensores, Codicia del mandar no me convida A pesarme de veros pretensores.
De cosa que à mi tanto era debida ; Porque segun mi etad ya veis seftores Que estoy al otro mundo de partida : Mas el amor que siempre os hé mostrado A bien aconserajos me ha incitado.
Por que cargos honrosos pretendemos.
Y ser en opinion grande tenidos, Pues que negar al mundo no podemoa Haber sido sujetos y vencidos ?
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vous contre vous-mêmes ces armes qui pourraient exterminer vos ennemis et venger votre patrie? Ah! si vous voulez périr, cherchez une mort qui vous procure de la gloirè. D'une main brisez le joug honteux, et de l'autre attaquez les Espagnols, et ne répandez pas dans une querelle stérile les précieux restes d'un sang que les dieux vous ont laissé pour vous venger. J'applaudis, je l'avoue,.
à la fière émulation de vos courages; ce même orgueil que je condamne augmente l'espoir que je conçois. Mais que votre valeur aveugle ne combatte pas contre elle-même et ne se serve pas de ses propres forces pour détruire le pays qu'elle doit défendre. Si vous êtes résolus de ne point cesser vos querelles, trempez vos glaives dans mon sang glacé. J'ai vécu trop longtemps : heureux qui meurt sans voir ses compatriotes malheureux, et malheureux par leur faute ! Écoutez donc ce que j'ose vous proposer. »
Ce que propose Colocolo, c'est de déférer le commandement à celui qui porterait le plus longtemps une grosse poutre. Malgré cette conclusion, Voltaire n'hésite pas à proclamer la harangue du cacique plus belle que celle de Nestor dans Y Iliade, au livre premier. Voilà.
donc Ercilla porté très haut, mais pour être rejeté plus bas que terre. On ne le trouve, dans un seul endroit, supérieur à Homère que pour le mettre dans tout le reste audessous des plus infimes poétereaux. « Il y a sans doute beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention y nul plan, point de variété dans les descriptions, point
Y en este averiguamos no queremos, Estando aun de Espailoles oprimidos; Mejor fuera esta fnria executalla Contra el fiero enemigo en la batalla.
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d'unité dans le dessin. Ce poème est plus sauvage que les nations qui en sont le sujet. » Tel est le dernier mot de Voltaire.
Depuis lors la critique a changé d'avis et n'admire plus tant l'altiloquence de Colocolo qui parle trop beau pour un cacique. En revanche d'autres endroits du poème sont plus goûtés qu'ils ne furent autrefois, notamment la seconde partie qui ne côtoie plus de si près l'histoire ; on y admire une certaine générosité d'esprit qui ne craignait pas de donner le beau rôle aux sauvages, et en même temps une vaillance, une fierté de style qui sentent bien le soldat et l'Espagnol. Enfin le poète est intéressant par lui-même ; il connut tous les périls et toutes les misères, fut condamné à mort, puis subit la prison et l'exil, mena une vie agitée, vagabonde, n'obtint aucune faveur pour son poème et vieillit dans la pauvreté. Lorsqu'il mourut vers 1595, on l'avait perdu de vue.
III.
Camoens ne fut pas plus heureux qu'Ercilla, mais il eut plus de gloire et le trois centième anniversaire de sa mort lui a valu de nos jours (1872) un regain de popularité (1). Les travaux récents n'ont pu ajouter beaucoup de faits à la monographie très complète du vicomte de
(1) Luiz de Camoens, der Sœnger der Lusiadent par Reinhardstœttner, 1877. — Historia de Camoens, par T. Braga, 1878-1875. Vicomte de Juromenha, Obrascompletas de L.de Camoens, 1860-1869.
— Louis de Camoens, scimmtliche Gedkllte, par Wilhelm Storck, 1880.
— Raffaele Cardon, Luigi di Camoens (Nuova Antologia, 1880-1881).
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Souza-Botelho (Vida de OamÕes) placée en tête de la magnifique édition des Lusiades, chef-d'œuvre de FirminDidot (1817). Mais si l'histoire de l'homme ne s'est pas fort enrichie, la critique de l'œuvre a été poussée plus loin : il est plus facile aujourd'hui, grâce aux progrès de la littérature comparée et au franc parler qu'ont acquis les Portugais, d'apprécier leur poème et leur poète.
Louis de Camoens naquit à Lisbonne, et non à Coïmbre, en 1524, et non en 1517. En ce temps-là, le Portugal commençait à déchoir, le luxe corrompait les mœurs, la peste sévit en 1526 et 1527; la cour de Jean III dut émigrer à Coïmbre où se rendit aussi la famille noble mais pauvre de Camoens. A Coïmbre on faisait alors de bonnes études classiques dans une université célèbre où les étudiants parlaient entre eux grec et latin, dédaignant le vulgaire portugais. L'université ne déclina qu'à partir de 1555, lorsque Jean III y eut introduit les jésuites. Au temps où le futur poète entra en classe, après les littératures antiques, la seule moderne qui fût en faveur était l'italienne. Sa de Miranda, l'auteur le -plus élégant de l'époque et le plus en vue, tâchait de polir sa langue maternelle en lui donnant le garbe du toscan. Camoens enfant s'éprit de Pétrarque et lui donna tout son cœur. Son œuvre de début fut, croit-on, une traduction des Trionfl. C'est à Coïmbre que coule le Mondego, la rivière si souvent chantée. Camoens s'y abreuva luimême et la regretta longtemps en vers imités de Pétrarque : « Douces et claires ondes du Mondego, doux repos de mes souvenirs où l'espérance perfide m'a longtemps traîné, aveugle, derrière elle, « Je m'éloigne de vous, et pourtant je ne nie pas que
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toujours la longue mémoire qui me poursuit et m'atteint ne permet pas que mon cœur change envers vous, mais plus je m'éloigne de vos bords, plus je m'en rapproche.
« Il se peut que la fortune emporte cet instrument de l'âme en des terres nouvelles et étranges, en l'exposant aux vents et aux flots lointains ; « Mais l'âme elle-même qui ne vous quitte pas, sur les ailes légères de la pensée, jusqu'à vous, douces ondes, vole et en vous se baigne (1). »A dix-huit ans, Camoens était rentré à Lisbonne où il fut reçu dans le meilleur monde et mena gaiement la vie : c'était alors un jeune homme bien pris, de taille moyenne, le visage plein, le front pensif, le nez long, relevé au milieu, émoussé à la pointe, les cheveux d'un blond vif, couleur safran. Les Allemands qui s'annexent volontiers même les hommes de valeur, en concluent que celui-là devait être d'origine germanique. Il eut probablement des succès de salon, rien ne le prouve cependant; tout ce qu'on sait c'est qu'il devint amoureux de done Catherine d'Ataïde, demoiselle d'honneur de la reine Catherine. Il l'avait rencontrée dans une église : était-ce encore pour imiter Pétrarque ? on n'en sait rien. En tous cas, voici le sonnet : « On célébrait le culte divin dans le temple où toute créature loue le divin Créateur qui la racheta de son sang.
« C'est là que l'amour qui m'attendait au passage.
avec une beauté rare, une figure angélique, offusqua la lumière de ma raison.
(1) Mas a aima, que de ca vôs acompanha Nas azas do ligeiro pensamento Para vôs, aguas, vôa e em vôs se banha.
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« Moi, croyant que le lieu me défendait contre les libertés qu'amour se donne, et ne sachant pas que nul ne lui échappe en se fiant à lui, « Je me laissai captiver; mais voyant aujourd'hui, Madame, qu'il voulait que je fusse à vous, je me repens du temps où j'étais libre (1). »
Ce madrigal aspergé d'eau bénite est bien dans le goût italien. Camoens chanta Catherine sous le pseudonyme ou l'anagramme de Natercia, en vantant le mouvement pieux et doux de ses yeux, l'honnêteté du sourire, la modestie du maintien, le calme de la démarche, une hardiesse recueillie, etc., etc. (Telle était ma Circé, disait-il en retombant dans la mythologie.) Par malheur, il descendait d'une famille moins haute et moins riche que celle de Catherine ; de plus, c'était alors prohibé d'être amoureux à la cour ou du moins de trop le laisser voir ; le père se plaignit au roi, qui enjoignit au poète imprudent de quitter Lisbonne.
Il fallut obéir. Camoens alla d'abord à Santarem, où il trouva encore le Tage et lui fit des vers ; enfin il résolut d'aller rompre une lance en Afrique : ainsi faisaient volontiers les jeunes gentilshommes de son temps. Il passa donc au Maroc, en 1547, dans sa vingt-troisième année, et dut se battre vaillamment, bien qu'il ne s'en fût pas vanté, soit dit à son honneur. On a retrouvé des lettres qu'il écrivait en ce temps-là ; il y dit assez gaiement des choses tristes : - « La vie est la marchandise avariée dont nous nous
(1 ) Deixei-me captivar : mas hoje vendo, Senhora, que por vosso me queria, Do tempo que fui libre me arrependo.
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servions. — Il en coûte fort de montrer un visage gai quand l'âme est affligée : c'est là une étoffe qui ne prend jamais bien la couleur qu'on veut, puisque la lune reçoit son éclat du soleil et le visage du cœur. J'ai tâté le pouls à toutes les conditions sociales et j'ai trouvé qu'aucune d'elles n'est en bonne santé. (Suivent des censures contre les prêtres et les moines.) L'état de mari est bon à prendre, difficile à garder et plus encore à quitter ; l'état de célibataire est comme un esquif en verre sans gouvernail ; il est malaisé de naviguer dedans. Je répète donc mon refrain ordinaire que ni d'un côté ni de l'autre on ne peut trouver le vrai moyen d'être bien dans cette vie. »Camoens eut un malheur à la guerre : dans une attaque des Mores, il perdit l'œil droit. On ne trouve dans ses vers qu'une allusion à cet accident célèbre : « Maintenant. j'éprouve la rare fureur de Mars, qui voulut que, dans mes yeux, j'eusse à voir et à goûter ses fruits amers, etc. »
En 1549, l'arrêt d'exil étant révoqué, le poète put retourner à Lisbonne ; il n'y trouva pas l'accueil qu'il attendait et qu'il méritait. Cet œil perdu, blessure glorieuse , défigurait pourtant le chevalier de Catherine d'Ataïde ; il se trouva, parmi les rivaux envieux, de mauvais plaisants qui rirent de cette difformité. Aussi dès lors le poète songea-t-il à partir pour les Indes, cette terre désirée et lointaine, sépulture de tout homme pauvre et honoré :
Aquella desejada e longa terra, De todo o pobre honrado sepultura.
Camoens ne partit pas sur-le-champ : il y a entre 1549 et 1553 une partie de sa vie négligée peut-être à dessein
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par les anciens biographes ; les péchés, les folies de jeunesse n'y manquent pas : tapages nocturnes, exploits de cape et d'épée, escapades d'amoureux et de spadassin.
Il y gagna neuf mois de prison (mai 1552-mars 1553).
Fut-ce dans ces arrêts et ce repos forcé qu'il composa le premier chant de ses Lusiades ? Il y travailla en tous cas, s'inspirant des Décades de Joào de Barros, historiographe de la conquête des Indes : cet ouvrage venait de paraître et faisait quelque bruit. Enfin, le poète partit pour le grand voyage. En s'enrôlant, il reçut un viatique de 2,400 reis, environ 15 francs. Il s'embarqua le 24 mars 1553, dimanche des Rameaux, sur le San-Bento.
Adieu Lisbonne !
« Quand j'eus quitté cette terre, écrivit-il après son arrivée à Goa, il me parut que je m'en allais dans l'autre monde, et j'ordonnai par un ban public que tous mes rêves, comme de faux monnayeurs, fussent pendus. Je détruisis toutes les pensées que j'avais dans le cerveau, de façon qu'il n'en restât plus pierre sur pierre. Et placé ainsi en de telles conditions que je me sentais entre la poêle et la braise, les derniers mots que je dis sur le navire furent ceux de Scipion l'Africain : Ingrata patria, non possidebis ossa mea. Ah ! quand je pense que sans avoir commis un seul péché qui pût me faire condamner à trois jours de purgatoire, j'en ai passé plus de trois mille sous les coups de mauvaises langues, de pires intentions, de volontés damnées, etc., etc. Enfin, Monsieur, je ne sais comment j'aurais pu me tirer des pièges qu'on me tendait là-bas, sinon en me sauvant jusqu'ici. »
Ce voyage a été décrit, on en sait toutes les péripéties.
Sous les tropiques une tempête violente assaillit l'expédition, trois vaisseaux périrent avec les équipages. Seul,
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le San-Bento, qui portait Camoens, fut épargné. Au mois de septembre les émigrants arrivèrent à Goa, pays de coquins affamés de lucre. Là, le poète prit part à quelques expéditions, mais éprouva aussi l'ennui de quelques longues stations dans des lieux déserts, sans oiseaux, sans fontaines, sans végétation, appelés par dérision « l'Arabie heureuse ». Il eut de pires épreuves à subir, non, comme on l'a dit, par la haine et l'injustice du vice-roi dom Pedro Barreto (les recherches récentes ont en partie réhabilité ce personnage), mais par la rancune de certains ivrognes dont il s'était moqué dans un pamphlet. Quoi qu'il en soit, il fut envoyé à Macao, c'est-à-dire à la Chine, avec un emploi honorable où il put utiliser les études de droit qu'il avait faites à Coïmbre. Il y fut beaucoup moins malheureux que la légende ne l'a dit. Macao n'était pas un pays de loups, mais une ville peuplée, commerçante ; aux environs, dans de hautes roches, se creusait une grotte naturelle où le poète allait travailler. On la montre encore, et on l'appelle la grotte de Camoens. Ce fut là qu'il composa la plus grande partie de son poème.
IV.
Qu'est-ce que « les Lusiades » ? Peut-être est-il encore nécessaire de résumer ce récit épique, tant il y a de gens qui ne l'ont pas lu. Os Lusiadas, cela signifie les Portugais, c'est-à-dire les descendants de Lusus, compagnon de Bacchus, d'après les érudits de la Renaissance. C'est donc toute l'histoire de sa nation, que le poète veut nous raconter, seulement, comme il a lu Virgile et qu'il sait les règles de l'art, il ne nous donnera pas une sorte de
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chronique rimée. Il y aura au centre de l'œuvre un motif épique, l'expédition de Vasco de Gama, qui, à la fin du quinzième siècle, trouva le chemin des Indes et offrit sa conquête au Portugal. Le poème, partagé en dix chants, est écrit en octaves, comme celui de l'Arioste et comme le fragment de Politien que Camoens devait connaître.
En tout, 1,102 octaves et 8,816 vers.
C'est la plus courte des grandes épopées modernes : encore fallait-il la remplir. Voici comment l'ingénieux auteur s'en est tiré. Au chant premier, la flotte portugaise, sous les ordres de Gama, est en pleine mer et a déjà doublé le cap des Tempêtes. Les dieux de l'Olympe tiennent conseil : Bacchus veut arrêter les Portugais, Vénus et Mars les secondent. Gama poursuit sa route et, après avoir découvert Mozambique, il échappe à une trahison suggérée par Bacchus. A Monbaze, les perfidies du dieu continuent; sans le concours de Vénus et des Néréides qui détournent les vaisseaux du rivage, les fils de Lusus auraient péri jusqu'au dernier. La flotte arrive à Mélinde, où Gama raconte au roi du pays l'histoire du Portugal. Cette histoire remplit le troisième et le quatrième chants ; au cinquième, le narrateur fait le récit de son propre voyage ; après quoi, il se rembarque (au chant VI) : alors seulement commence l'action. Il y a une tempête ; puis (chant VII), après une digression sur l'état politique de l'Europe, les Portugais font une entrée triomphale à Calicut. Le catual ou premier ministre monte sur leur flotte et se fait expliquer les traits de courage figurés sur les bannières : c'est comme un second récit des gestes et fastes des Portugais. Vasco échappe encore à quelques embûches, mais il est évident que le poème est fini. L'Inde est retrouvée, morale-
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ment conquise ; il ne s'agit plus que d'en porter la bonne nouvelle à Lisbonne. Gama se rembarque, et au retour, sur une île flottante, s'oublie dans une apothéose voluptueuse, au milieu des Néréides et aux pieds de Téthys.
Au dixième chant, la déesse annonce aux triomphateurs les hautes destinées qui attendent leur patrie déjà si glorieuse. C'est ainsi que deux récits et une prédiction nous donnent, dans le poème, l'histoire entière du Portugal.
Après cette courte analyse, comme après une première lecture des Lusiades, l'idée qui saute aux yeux est celleci : que viennent faire céans Bacchus et Vénus ? Vasco de Gama était un héros quasi contemporain, qui mourut en 1525, un an après la naissance de Camoens. Ajoutons que le poète, comme le navigateur, se présente à nous en bon catholique; l'œuvre est dédiée au jeune roi Sébastien, qui ne veut conquérir le monde que pour offrir sa conquête au vrai Dieu; Gama fait devant les Mores du Mozambique une magnifique profession de foi. Camoens ne manque pas l'occasion de rompre une lance contre Luther, ce nouveau pasteur qui invente une secte nouvelle en se révoltant contre le successeur de Pierre (1).
C'est ce mélange de christianisme et de paganisme qui a le plus inquiété les critiques de l'ancien temps. Rapin se plaignait déjà de Camoens, « qui parle sans discrétion de Vénus, de Bacchus et des autres divinités payennes dans un poème chrétien ». Voltaire disait tout franc : « Un merveilleux si absurde défigure tout l'ouvrage aux
(1) Do succesBor de Pedro, rebellado, Novo pastor, e nova seita inventa.
(C. VII, 4.)
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yeux des lecteurs sensés. » La Harpe trouve étrange « de voir Bacchus et Mars disputer devant Jupiter pour savoir si un capitaine chrétien ira porter la foi de JésusChrist aux sectateurs de Mahomet et aux adorateurs de Brahma. » Delille déclare ce mélange monstrueux ; Chateaubriand y cherche une excuse pour ne pas s'occuper des Lusiades. Mme de Staël (peut-être sous l'influence de Schlegel) fut la première qui osa non seulement tolérer, mais admirer « l'art avec lequel Camoens a su mêler les faits de l'histoire portugaise aux splendeurs de la poésie et la dévotion chrétienne aux fables du paganisme. On lui a fait un tort de cette alliance ; mais il ne nous semble pas qu'elle produise dans sa Lusiade (sic) une impression discordante ; on y sent très bien que le christianisme est la réalité de la vie et le paganisme la peinture des fêtes, et l'on trouve une certaine délicatesse à ne pas se servir de ce qui est saint pour les jeux du génie même. Camoens avait d'ailleurs des motifs ingénieux pour introduire la mythologie dans son poème. Il se plaisait à rappeler l'origine romaine des Portugais, et Mars et Vénus étaient considérés non seulement comme les divinités tutélaires des Romains, mais aussi comme leurs ancêtres. La fable attribuant à Bacchus la première conquête de l'Inde, il était naturel de le représenter comme jaloux de la gloire des Portugais. »
Il faut ajouter qu'en 1553, époque où Camoens quitta l'Europe, on était encore en pleine Renaissance ; les lettrés vivaient dans l'Olympe et ne se trouvaient point dépaysés dans la compagnie des dieux. A Coïmbre, le poète écolier s'était nourri de mythologie et de paganisme.
On ne croyait pas faire acte de pédantisme ou d'idolâtrie en conservant à la mer l'ancien nom de Neptune;
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bien plus, certaines associations d'idées ou d'images, qui nous choqueraient aujourd'hui comme des anachronismes, ne dérangeaient en rien, dans ce temps-là, les habitudes des oreilles ou des yeux. Voltaire lui-même le reconnaît : Paul Véronèse compta comme un grand peintre, « quoiqu'il ait placé des pères bénédictins et des soldats suisses dans les sujets de l'Ancien Testament ». Un siècle après les Lusiades, l'intervention des dieux dans les récits poétiques était regardée encore, non seulement comme une liberté permise, mais comme une nécessité. Le législateur du Parnasse disait en son Art poétique (1664) : Qu'Enée et ses vaisseaux par le vent écartés Soient aux bords africains d'un orage emportés, Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune; Mais que Junon, constante en son aversion, Poursuive sur les flots les restes d'Ilion.
qu'Éole pousse les vents mutinés, que Neptune se lève sur la mer et l'apaise, voilà ce qui surprend, frappe, saisit, attache ; sans tous ces ornements La poésie est morte ou rampe sans vigueur.
Camoens ne pensait pas autrement, cent ans avant Boileau : il ne pouvait voir le monde qu'à travers les anciens et peuplait ses tableaux de leurs figures divines ; son héros était contemporain, mais le voyage au long cours le tenait à distance, et la poésie, qui aime les lointains, se déclarait satisfaite : n'y avait-il pas autant d'espace de Lisbonne aux Indes que de Vasco à Bacchus ?
Aussi n'hésitait-il pas à envoyer les Néréides et Vénus
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contre les vaisseaux portugais, pour les éloigner de la côte fatale de Monbaze.
Les voyez-vous, les filles de Nérée, Franger d'écume au loin l'onde azurée?
Sur les sillons argentés qu'elle fend Jamais Doto n'eut plus de pétulance, Nisa bondit, Nérine en triomphant Jusqu'au sommet de la vague s'élance ; Les flots courbés reculent, contenus, Laissant passer les nymphes de Vénus.
Droit à la nef du grand Gama qu'elle aime Avait couru la déesse elle-même ; Pour l'éloigner de ces fatales eaux, Contre le vent luttait Vénus la blonde; Contre la proue et les flancs des vaisseaux Vous combattiez aussi, filles de l'onde, Les repoussant des bras nus et du sein ; Les vaisseaux lourds cédaient au frêle essaim (1).
(1) Ja. na agua erguendo vâo com grande pressa Com as argenteas caudas branca escuma ; Doto co' o peito corta, e atravessa, Com mais furor o mar do que costuma ; Salta Nise, Nerine se arremessa, Por cima da agua crespa, em força suma : Abrem caminho as ondas encurvadas De temor das Nereidas apressadas.
Poemse a deosa com outras em direito Da proa capitaina, e alli fechando 0 caminho da barra, estao de geito, Que em vâo assopra o vento, a véla inchando : Pôe no madeiro duro o brando peito, Para detraz a forte nao forçando ; Outras, em derredor, levando-a estavam, E da barra inimiga a desviavam.
(Cant. II, 20, 22.)
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Ces figures ondoyantes que peignaient alors avec tant de charme les maîtres italiens hantaient l'imagination de Camoens qui, de plus, avait lu le Politien et l'Arioste, non sans s'arrêter dans les îles de Vénus et d'Alcine où ces poètes avaient réuni tant d'enchantements. En ce temps-là, de pareils épisodes s'imposaient presque aux longs récits épiques ; on a vu que le Tasse lui-même, èn son poème religieux sur les croisades, devait s'oublier dans les jardins d'Armide, où se laissèrent ensorceler tant de paladins. D'ailleurs, les Lusiades, aux yeux des contemporains, eussent paru trop sérieuses, trop historiques, trop dépourvues de figures féminines ; il y fallait, bon gré mal gré, la page où l'on aime, bien que le sujet, comme eût dit Boileau, ne parût pas « susceptible d'ornements égayés ». De là la fameuse île flottante où la description is warm indeed; c'est l'avis de William Mickle, qui traduisit le poème en anglais. Voltaire et La Harpe firent mine de s'en offusquer, mais ces deux critiques appartenaient au siècle de la raison, tandis que Camoens était né au plus beau temps de la Renaissance.
Alors, immédiatement après l'Arioste, la fantaisie régnait dans l'art. On se gardait bien de peindre d'après nature : on ne s'attardait point à reproduire exactement la végétation tropicale : l'île flottante de Vénus n'offrait aux yeux que myrtes, citronniers, grenadiers, orangers, tous les arbres du Portugal. En ceci encore, Camoens ne doit pas être détaché de son temps où même la description devait être mélodieuse : la flore indienne offrait un buisson de noms étranges et barbares, qui eussent écorché l'oreille d'un classique et que Virgile, d'ailleurs, avait ignorés. Cependant, c'est un maître qui l'a dé-
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claré (1), jamais l'enthousiasme, la mélancolie ou la virtuosité du poète n'ont altéré en rien la vérité des phénomènes : si l'art y a mis du sien, c'est pour ajouter à la grandeur et à la fidélité des tableaux. Camoens, au dire d'Alexandre de Humboldt, est inimitable quand il dépeint l'échange perpétuel qui s'opère entre l'air et la mer, les harmonies qui règnent entre la forme des nuages, leurs transformations successives et les divers états par lesquels passe la surface de l'Océan. D'abord, il montre cette surface ridée par un léger souffle du vent ; les vagues à peine soulevées étincelant et se jouant avec le rayon de lumière qui s'y reflète; une autre fois, les vaisseaux de Coelho et de Paul de Gama, assaillis par une terrible tempête, luttent contre tous les éléments déchaînés.
Camoens est, dans le sens propre du mot, un grand peintre maritime. Il décrit le feu électrique de SaintElme, que les anciens personnifiaient sous les noms de Castor et de Pollux; il l'appelle « la lumière vivante sacrée pour les navigateurs ». Il dépeint la formation successive des trombes menaçantes et montre « comment des nuages légers se condensent en une vapeur épaisse qui se roule en spirale, et d'où descend une colonne qui pompe avidement les eaux de la mer ; comment ce nuage sombre lorsqu'il est saturé, retire à soi le pied de l'entonnoir, et fuyant vers le ciel, laisse retomber en eau douce dans les flots de la mer ce que la trombe mugissante leur avait enlevé. » Camoens excelle encore à embrasser d'un coup d'oeil les grandes masses. Le troisième chant reproduit en quelques traits la configuration de l'Europe, depuis les plus froides contrées du Nord
(1) A. DE HUMBOLDT, Cosmos, tome II, 1, page 64.
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jusqu'au royaume de Lusitanie et au détroit où Hercule accomplit son dernier travail. De la Prusse, de la Moscovie et des pays que lavent les eaux froides du Rhin (que o Rheno frio lava), il passe rapidement aux plaines délicieuses de la Grèce qui crée les cœurs éloquents (que creastes os peites eloquentes e os juizos de alla phantasia). Dans le dixième chant, l'horizon s'agrandit encore : Téthys conduit Gama sur une haute montagne pour lui dévoiler les secrets de la structure du monde (machina do mundo) et le cours des planètes d'après le système de Ptolémée. Toutes les parties de la terre sont passées en revue, même le pays de Sainte-Croix (le Brésil) et les côtes découvertes par Magellan, « ce fils infidèle de la Lusitanie, qui renia sa mère D.
Enfin, aux yeux de Humboldt, Camoens est le poète maritime par excellence ; s'il ne voit la terre qu'à travers les paysages classiques, il a vu la mer de ses propres yeux et il en décrit merveilleusement les beautés, les colères, même les influences maladives : le scorbut, par exemple, qui n'a pas rebuté son pinceau. Yoilà déjà une originalité et une supériorité qui le placent en dehors et au-dessus de la foule. Il y a de plus, chez lui, une physionomie qui nous intéresse : le classique oublie plus d'une fois (notamment au chant VII, oct. 78 et suiv.) qu'il doit s'effacer dans son œuvre, et il parle de ses exils, de ses infortunes, de « l'indigence abhorrée, » qui lui arrache des cris de colère et de douleur. Or, comme on sait qu'il a bien réellement souffert, ses gémissements « font peine et pitié jusqu'aux larmes ». Ce qui frappe encore en lui, c'est le patriote. Tandis que les maîtres italiens ne s'inquiétaient pas de gloires nationales et allaient même chercher leurs héros à l'étranger (Ro-
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land, Amadis, Godefroi), Camoens ne voyait que son petit Portugal et le plaçait à la tête du monde : « Tandis que l'Europe entière est en proie au délire sanglant, seule cette faible Lusitanie ne manque pas à la cause du Christ : elle occupe les ports de l'Afrique et domine en Asie plus que toute autre puissance; elle laboure les champs de l'Amérique, et si la terre s'étendait plus loin encore, les fils de Lusus iraient jusqu'au bout. » En chantant la grande aventure de Gama, on pouvait parler ainsi sans gasconnade.
En voilà sans doute assez pour justifier la célébrité du poème ; ceux qui s'acharnent à y chercher autre chose, Dante ou Shakespeare, l'Arioste ou le Tasse, une composition plus savante, une invention plus riche, plus de relief dans les figures, plus d'éclat ou plus de fermeté dans le style, ceux-là boudent leur plaisir bien inutilement. L'octave coule sans fracas, avec une aimable nonchalance, nette, pure et claire, non encore troublée par ces miroitements et ces chatoiements que le cultisme allait imposer à toutes les littératures. Il est vrai que ces dix chants n'offrent guère qu'une suite d'épisodes et que ces épisodes, presque tous racontés par les personnages, ne se passent pas sous nos yeux ; Gama luimême excelle dans la narration et n'agit guère, mais que d'histoires touchantes et glorieuses nous sont rapportées en ce long voyage et comme elles se gravent impérieusement dans l'esprit ! Inez de Castro, qui a inspiré presque toute la littérature portugaise, est la Françoise de Rimini des « Lusiades » : elle y occupe au troisième chant une large place, et c'est là, selon Voltaire, « le plus beau morceau du Camomns (sic) ». La Harpe le préfère « à tout ce qu'on peut admirer dans le Paradis perdu
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de Milton ; » il est vrai que le Paradis perdu paraissait à La Harpe « un ouvrage extravagant et digne d'un siècle de barbarie ». Pour le lecteur d'aujourd'hui, l'épisode d'Inez ressemble un peu trop à la poésie de Florian, qui a fort bien su le traduire : Cruel amour, toi seul commis le crime, La tendre Inez ne vivait que pour toi : Jamais un cœur ne suivit mieux ta loi, Et tu la fis expirer ta victime !
Ainsi les pleurs des malheureux mortels Pour toi, tyran, n'ont pas assez de charmes, Tu veux encor, non content de leurs larmes, Que de leur sang ils baignent tes autels (1).
On préfère aujourd'hui l'apparition d'Adamastor, le Génie des tempêtes, qui, se dressant tout à coup sur le cap de Bonne-Espérance, barra le chemin aux Portugais.
Gama raconte :
Depuis cinq jours nous voguions loin des terres (2) Par des chemins ignorés, solitaires ; Les eaux dormaient sous les vents adoucis, La brise tiède à peine enflait nos voiles,
(1) Tu, s6, tu puro amor, com força crua, Que os coraçôes humanos tanto obriga, Déste causa à molesta morte sua, Como se fora perfida inimiga.
Se dizem, fero amor, que a sede tua Nem com lagrimas tristes se mitiga, He porque queres, aspero e tyrano, Tuas aras banhar em sangue humano.
(Cant. III, 119.)
(2) Porém jà. cinco soes eram passados Que dalli nos partiramos, cortando Os mares nunca d'outrem navegados, Prosperamente os ventos assoprando:
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Tout semblait calme, et sur la proue assis Les miens dormaient sous la paix des étoiles, Quand un nuage épais, noircissant l'air, Soudain surgit devant nous sur la mer.
Alors, voyant monter la sombre nue, Nos cœurs battaient d'une angoisse inconnue ; Les flots au loin bondissaient, mugissant, Comme brisés contre un écueil tenace.
« Malheur à nous ! criai-je, ô Dieu puissant, Quel effrayant mystère nous menace ?
Quelle ombre énorme obscurcit l'Océan ?
Ah 1 je le crains, c'est plus que l'ouragan ! »
Ainsi criais-je encore en ma détresse, Quand à nos yeux sinistrement se dresse, Démesurée, épouvantable à voir, Une figure à l'œil cave et farouche,
Quando huma noite, estando descuidados, Na cortadora proa vigiando, Huma nuvem, que os ares escurece, Sobre nossas cabeças apparece.
Tão temerosa vinha, e carregada, - Que poz nos corações hum grande medo : Bramindo, o negro mar, de longe brada Como se desse em v&o n'algum rochedo.
a O Potestade, disse, Bublimada t
Que ameaço divino, ou que segredo Este clima e este mar nos apresenta Que mor cousa parece, que tormenta ? »
Não acabava, quando huma figura, Se nos mostra no ar, robusta e valida, De disforme e grandisshna estatura, 0 rosto carregado, a barba esqualida :
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Au poil souillé de fange, au sourcil noir, Noires aussi les dents, noire la bouche ; Sa voix sortant de l'épaisse vapeur, Comme du fond d'un gouffre, faisait peur.
Et la voix dit : « 0 race vagabonde, Peuple hardi plus que tous ceux du monde, Faut-il qu'après tant de combats amers, D'efforts perdus, jamais tu ne reposes?
Qu'à ces derniers confins des vastes mers, L'altier défi que nul n'osa, tu l'oses ?
Tu veux forcer, ne redoutant plus rien, Le pas fatal dont je suis le gardien.
« Puisque tu veux sur l'onde et sur la terre A la nature arracher son mystère, Et pénétrer ainsi violemment Dans les secrets cachés même au génie,
Os olhos encovados, e a postura Medonha, e ma, e a CÔr terrena e palida Cheios de terra, e crespos os cabellos, A boca negra, os dentes amarellos.
E disse : a 0 gente ousada mais, que quanta No mundo commetteram grandes cousas ; Tu que por guerras cruas, taes e tantas, E por trabalhos vaos nunca repousas : Pois os vedados terminos quebrantas, E navegar meus longos mares ousas, Que eu tanto tempo ha que guardo e tenho Nunca arados d'estranho ou proprio lenho : a Pois venB ver os segredos escondidos Da natureza, e do humido elemento, A nenhum grande humano concedidos De nobre ou de immortal merecimento :
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Apprends de moi quel est le châtiment Qui punira ton audace infinie Par les déserts de l'onde et sur le bord Où tes vaisseaux armés portent la mort. »
Le monstre alors nous prédit des années Pleines de deuil, lugubres destinées.
— « Qui donc es-tu, dis-je en me redressant, Ombre dont l'air s'emplit et s'enténèbre ? »
Mais lui, tordant ses yeux noirs et poussant Hors de sa gueule un hurlement funèbre, Comme irrité de m'avoir entendu, D'une voix sourde, âpre, m'a répondu : « Je suis celui qui commande où vous êtes, Adamastor, le démon des tempêtes : Ni vos savants ni les vieux matelots Ne m'ont connu ; nul ne sait mon histoire ;
Ouve os damnos de mi, que apercebidos Estilo a teu sobejo atrevimento Por todo o largo mar e pela terra Que inda has de sobjugar com dura guerra. »
Mais hia por diante o monstro horrendo Dizendo nossos fados, quando alçado Lhe disse eu : Quem es tu? que esse estupendo Corpo certo me tem maravilhado.
A boca, e os olhos negros retorcendo, E dando hum espantoso e grande brado, Me respondeo com voz pezada e amara, Como quem da pergunta lhe pezara.
a Eu son aquelle occulto e grande cabo, A quem chamais v6s outros Tormentorio, Que nunca a Ptolemeo, Pomponio, Estrabo, Plinio, e quantos passaram, fui notorio.
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En terminant l'Afrique, sur les flots Vers le midi j'étends mon promontoire, Ce roc hautain justement irrité Qui brisera votre témérité. »
IV.
Chateaubriand n'aime pas les Lusiades; il faut se rappeler cependant (ajoute-t-il pour atténuer l'effet de cette antipathie) que Camoens « fut le premier épique moderne » (après quantité d'Italiens), « qu'il vécut dans un siècle barbare » (celui de Michel-Ange, entre l'Arioste et le Tasse, entre Machiavel et Galilée), « qu'il y a des choses touchantes et quelquefois sublimes dans les détails de son poème, et qu'après tout le chantre du Tage fut le plus infortuné des mortels. C'est un sophisme digne de la dureté de notre siècle d'avoir avancé que les bons ouvrages se font dans le malheur : il n'est pas vrai que l'on puisse bien écrire quand on souffre.
Tous ces hommes inspirés qui se consacrent au culte des muses se laissent plus vite submerger à la douleur que les esprits vulgaires. Un génie puissant use bientôt le corps qui le renferme; les grandes âmes, comme les grands fleuves, sont sujettes à dévaster leurs rivages. »
Sur ce dernier point, Chateaubriand peut avoir raison. Il est certain que, depuis son départ de Macao,
Aqui toda a Africana costa acabo Neste meu nunca visto promontorio, Que para o Polo Antarctico se estende, A quem vossa ousadia tanto offende. »
(Cant. Y, 87 Bq.)
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Camoens n'eut peut-être pas un seul jour heureux. Accusé de concussion et rappelé à Goa, victime d'un naufrage où il perdit toute son épargne et ne put sauver à la nage que les six chants déjà faits de son poème, puis navré par les nouvelles d'Europe : le danger que courait alors le Portugal, la mort de son roi Jean III, la mort de sa bien-aimée Catherine d'Ataïde, la disgrâce de son père condamné à l'exil perpétuel, enfin arrêté lui-même et mis en jugement pour les calomnies lancées contre lui, le pauvre homme ne sortit de prison qu'après l'avènement d'un nouveau vice-roi, Constantin de Bragance (1558). Il eut à subir une seconde détention pour dettes et disparut après pendant quelques années : on ne sait où il fut ni ce qu'il fit. Enfin, en 1567, Pèdre Barrete, neveu de l'ex-vice-roi, emmena Camoens au Mozambique et l'y abandonna dans la plus affreuse misère ; le poète ne vécut alors que du travail d'Antoine, un petit esclave javanais qu'il avait amené de Macao. Deux ans après, quelques amis qui vinrent le visiter le reconnurent à peine. « A Mozambique, raconte l'un d'eux, nous trouvâmes ce prince des poètes de son temps, mon camarade et ami Louis de Camoens, si pauvre qu'il mangeait le pain d'autrui. Pour qu'il pût s'embarquer, nous dûmes nous cotiser et le fournir de hardes; il fallut même le nourrir. » Il a dit douloureusement dans une canzone, la onzième : « Enfin il n'y eut pas revers de fortune, ni périls, ni cas douteux, ni injustice de ceux que le régime confus du monde, par antique abus, rend puissants pardessus les autres hommes, — il n'y eut pas de revers que je n'eusse éprouvé, attaché à la fidèle colonne de ma souffrance, car l'importune persécution des malheurs met en mille morceaux la force de nos bras. »
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Enfin, le malheureux put rentrer à Lisbonne, le 7 avril 1570, après dix-sept ans d'absence. Mais ce n'était plus la cité florissante de Jean III; la grande peste de 1568 venait de lui enlever 70,000 âmes, y compris le charmant Antoine Ferreira, l'un des poètes d'Inez. Les jésuites gouvernaient le royaume. Camoens, qui rapportait de l'extrême Orient le poème des Portugais, en attendait fortune et gloire : ce fut à peine s'il parvint à le faire imprimer. Il fallait, pour publier un manuscrit, le privilège du roi et la licence du Saint-Office. Or, le roi, dom Sébastien, aimait trop la chasse pour lire des vers; quant aux favoris du prince, ils étaient gens d'Église et ne pouvaient approuver les opinions du poète sur les religieux (1). Fort heureusement Camoens avait fait marché avec de savants dominicains, un frère carmélite et un curé lettré, Manoel Correa, qui devait plus tard commenter les Lusiades. Il reçut d'eux des encouragements et des conseils. Que purent-ils bien lui dire? Ici une conjecture est permise : les moines l'exhortèrent assez probablement à corriger sa mythologie, à l'expliquer du moins et à la justifier. De là cet étrange aveu de Téthys à Gama : « Là-haut (dans l'Empyrée) résident les êtres divins, les vrais, dans leur gloire. Quant à moi, et aux autres, Saturne, Janus, Jupiter, Junon, nous sommes fabu-
(1) Que les moines se contentent de jeûner et de prier, sans prétention de gloire ni d'argent :
Que o bom religioso verdadeiro Gloria vâa nâo pretende, nem dinheiro.
(Cant. X, 150.)
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leux (1), imaginés par une illusion humaine et aveugle.
Nous ne servons qu'à faire des vers délicieux. » Aveu naïf qui rompait le charme des tableaux précédents : « Nous n'existons pas, » disaient elles-mêmes, avec une bizarre ingénuité, les divinités païennes. Le curé Manoel Correa affirme expressément que le poète adoucit, sur le conseil de ses amis dominicains, les scènes trop vives de l'île flottante; bien plus, il s'avisa d'en commenter les plaisirs et de les expliquer allégoriquement. Par Téthys, les nymphes de la mer et l'île voluptueuse, il fallait entendre les honneurs et les joies qui récompensent les héros : les glorieuses prééminences, les triomphes, les palmes, les couronnes de laurier, la gloire et l'émerveillement : tels étaient les plaisirs de cette île. Peu d'années après, le pauvre Tasse dut pareillement masquer sous des allégories les licences de son poème; la douane produit la contrebande, en littérature comme partout. Grâce à ces subterfuges ou à ces accommodements, les Lusiades purent être publiées avec l'autorisation du Saint-Office; le permis motivé du P. Barthélemi Ferreira, président du tribunal de revision, est bon à rapporter.
«. Je n'ai trouvé dans cet ouvrage aucune chose scandaleuse ou contraire à la foi et aux bonnes mœurs ; il m'a paru seulement nécessaire d'avertir les lecteurs que l'auteur, pour accroître les difficultés de la navigation et de l'entrée des Portugais dans l'Inde, se sert d'une fiction
(1) porque eu, Saturno e Jano, Jupiter, Juno somos fabulosos, Fingidos de mortal e cego engano : Sô para fazer versos deleitosos Servimos.
(Ch. X, 82.)
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ou figurent les dieux des gentils. et comme ceci est poésie et fiction, et que l'auteur, comme poète, ne prétend pas autre chose que d'orner le style poétique, nous ne tenons pas pour inconvenante cette fable des dieux dans le poème, la reconnaissant pour fable, et sauf touj ours la vérité de notre sainte foi, que tous les dieux des gentils sont des démons. »
Le poème parut donc et valut au poète une pension du roi Sébastien. On a le texte du décret royal, daté du 28 juillet 1572 : « Moi, le roi, je fais savoir à ceux qui verront ce décret, que tenant compte du service que Louis de Camoens, noble chevalier de ma maison, m'a prêté dans l'Inde pendant bien des années et de ceux que, je l'espère, il me prêtera dans la suite, et par les informations que j'ai reçues sur son esprit et son habileté, et pour la capacité dont il a fait preuve dans le livre qu'il a écrit sur les choses des Indes, je tiens pour bon et il me plait de lui faire présent de 15,000 reis de pension par an, pour l'espace de trois années seulement, à partir du 12 mars de la présente année 1572, et cette somme lui sera payée dans ma grande trésorerie. sur l'attestation. que le dit Louis de Camoens réside à ma cour. »
Tel fut le prix des Lusiades. A condition de ne pas quitter Lisbonne, Camoens reçut pendant trois ans une pension annuelle de 15,000 reis, c'est-à-dire d'environ 76 francs. Encore cette pension ne lui fut-elle pas exactement payée.
Il languit longtemps encore, dans une pauvreté qui soulève le cœur. Ici, les détails abondent : on lit dans toutes les biographies qu'Antoine, son esclave javanais, allait mendier pour lui dans la rue. Tel gentilhomme
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donnait au poète de l'ouvrage, par charité sans doute : des psaumes à traduire, et s'étonnait qu'il y mît tant de temps. - « Hélas ! répondait Camoens, autrefois j'allais plus vite, j'étais jeune et amoureux, maintenant je ne me sens plus de goût à rien et je n'ai plus ma tête. Voici mon Javanais qui me demande deux petits sous pour acheter du charbon, et je ne les ai pas. »
Une seule consolation lui restait : ce bon Antoine, d'un dévouement si actif et si fidèle, ce brave homme mourut. En même temps, le roi dom Sébastien et son royaume, cette patrie que Camoens aimait tant, tombèrent en Afrique sur le champ de bataille d'Alcacer-Quivir. Le poète écrivit sur son lit de mort : « Enfin je vais terminer ma vie, et tous verront que je fus si affectionné à ma patrie, que non seulement je me trouve heureux de mourir dans son sein, mais encore de mourir avec elle. »
Il cessa en effet de souffrir en 1580, le 20 juin : il n'avait que cinquante-six ans.
Cette fin misérable contredit un peu ce qu'on écrit aujourd'hui sur le succès du poème dont il parut en 1572 deux éditions coup sur coup ; il est certain toutefois qu'on ne les réimprima que cinq fois dans le dernier quart du siècle. Au siècle suivant, le dix-septième, sous la domination espagnole, il s'en fit quatorze éditions; dix seulement au dix-huitième. Au dix-neuvième, en revanche, grand retour de faveur : cinquante-trois éditions.
En 1584, sous Philippe II, les Lusiades parurent expurgées par l'Inquisition : les Espagnols craignaient que ces vers ne pussent ranimer la fibre portugaise. Cette inquiétude durait encore en 1639 : on fit alors tout ce qu'on put pour empêcher Manuel de Faria y Souza de rétablir le texte du poème. De nos jours seulement, il fut
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permis de remettre l'auteur et l'œuvre en pleine lumière, dans la magnifique édition de Paris (Firmin Didot, 1817, in-4°, avec 12 gravures de Gérard).
Depuis lors, Camoens n'a fait que monter en gloire.
Frédéric de Schlegel, excessif en tout, l'a proclamé non seulement le premier poète épique, mais le plus grand lyrique non seulement de son pays, mais de tous les temps.
Les Portugais sont plus discrets : la plupart d'entre eux ne réclament pour leur poète que la priorité dans l'épopée sérieuse. Les Lusiades, en effet, parurent en 1572, tandis que la Jérusalem ne fut achevée que trois ans après. Il est certain que le Tasse connut le poème des Portugais : dans un sonnet célèbre adressé à Vasco de Gama, après avoir célébré la glorieuse aventure du navigateur, après lui avoir déclaré qu'Ulysse ne fit pas plus que lui sur les mers cruelles et ne tailla pas plus de besogne aux auteurs, le poète de Ferrare ajoute : « Et maintenant, la plume du savant et bon Louis (de Camoens) étend si loin son vol si glorieux que tes vaisseaux n'allèrent pas jusque-là. »
Ed or quella del colto e buon Luigi Tant' oltre stende il glorioso volo, Che i tuoi spalmati legni andar men lunge.
On a conclu de ce passage que le Tasse avait imité Camoens, au moins dans la description des jardins d'Armide, sans songer, que, pour trouver des modèles, le poète de Ferrare pouvait s'épargner le voyage de Portugal : il avait derrière lui l'île d'Alcine de l'Arioste et l'île de Vénus de Politien. On cite volontiers une lettre où Torquato aurait écrit à un noble Portugais : « En ce siècle, j'ai un seul rival qui puisse me contester la
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palme. Oh! dis-moi, es-tu aussi malheureux que moi, chantre si vertueux des hauts faits accomplis par ta nation ? Le bruit court que tu es malheureux. Tu ne saurais l'être autant que moi. Il peut se faire que l'empire des Indes soit arraché aux mains des successeurs d'Emmanuel et que la superbe Lisbonne ne voie plus débarquer dans son port les trésors de l'Asie et de l'Afrique, mais la première gloire de son immense conquête survivra splendidement dans la poésie de Camoens.
Les nations les plus lointaines verront avec étonnement dans les Lusiades l'incroyable valeur d'une poignée d'hommes qui, défiant des périls terribles, infinis, inouis, portèrent jusqu'aux confins les plus reculés du monde la puissance et la religion de leurs pères. »
Cette lettre paraît apocryphe : il ne semble pas que le Tasse ait pu porter si haut Camoens. Dans le sonnet authentique, il l'appelle tout simplement « bon et cultivé ». D'ailleurs, on ne doit jamais prendre un poète au mot quand il loue un confrère, surtout les poètes de ce temps-là qui ne se piquaient pas de rester dans la mesure et qui recevaient et rendaient imperturbablement les compliments les plus ampoulés.
Parmi les écrivains tout à fait supérieurs, le dernier qui ait parlé de Camoens avec enthousiasme est Edgar Quinet. A son avis, les Lusiades ont inauguré l'ère des temps modernes, ont scellé l'alliance de l'Orient avec l'Occident. C'est une œuvre non de pèlerins, mais de voyageurs et surtout de marchands « l'Odyssée du commerce et de l'industrie ! » — Si au moins le commerce et l'industrie lisaient les poèmes qu'on leur fait !
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CHAPITRE VII.
CERVANTES.
I. L'an 1600.
II. Cervantes. Sa jeunesse et son théâtre.
III. La comedia espagnole.
IV. Les dramatistes : Lope, Calderon, etc.
V. Le point d'honneur.
VI. Les cultistes et les classiques : Antonio Perez, Gongora, Quevedo, les Argensola, etc. — L'opinion littéraire de Cervantes.
VII. Don Quichotte.
I.
Nous avons amené ou à peu près toutes les littératures jusqu'à la fin du seizième siècle. Il convient maintenant de faire halte pour voir où nous en sommes, compter les morts et les vivants.
En l'an 1600, la plupart des écrivains qui nous ont arrêtés avaient quitté ce monde : Marot en 1544, Luther en 1546, Rabelais en 1553, Calvin en 1564, Camoens en 1579, Ronsard en 1585, Montaigne en 1592, Amyot en 1593, Ercilla (?) et le Tasse en 1595, Giordano Bruno en 1600. Quelques-uns même, dont nous n'avons pas encore parlé, s'étaient trop hâtés de mourir, notamment deux Anglais, le dramatiste Marlowe (1593) et le poète Spenser (1599).
D'autres survivaient : Agrippa d'Aubigné et le frère Paul (Sarpi), nés l'un et l'autre en 1552, n'avaient que quarante-huit ans à la fin du siècle. Deux ou trois, que
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nous avons déjà rencontrés, étaient encore jeunes : Galilée avait trente-six ans; Campanella, trente-deux; Marin, trente et un. En Angleterre, François Bacon (né en 1561) et Shakespeare (né en 1564) avaient déjà débuté ; le dernier depuis une dizaine d'années. A la même époque, un contemporain que Shakespeare ne connut pas, Lope de Vega, né en 1562, implantait en Espagne le drame libre, la Comedia, qui ne ressemblait en rien à la tragédie, ni à la comédie classiques. L'école opposée, celle des règles et des unités, l'Anglais Ben Jonson, l'Espagnol Lupercio Argensola étaient sur la brèche ; notre Malherbe qui, souvent enrhumé du cerveau, fut qualifié par le cavalier Marin de poète très sec et d'homme très humide, comptait déjà quarante-cinq ans. Dans le camp opposé, l'émule et l'aîné du cavalier Marin, Gongora (né en 1561) commençait à gonfler ses voiles bariolées. Enfin, il importe de nommer, parmi les hommes de trente-cinq ans, un poète italien, qui appartient à la littérature générale, car il fut le prédécesseur de Boileau dans l'épopée héroï-comique : Alexandre Tassoni, l'auteur de la Secchia rapita, celui Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau, Mit l'Italie en feu pour la perte d'un seau (1).
Cependant l'écrivain du temps qui acquit la renommée la plus rapide et la plus étendue, ce ne fut ni Tassoni, ni Lope de Vega, ni Bacon, ni même Shakespeare qui devait attendre un siècle encore avant de se répandre dans le continent ; ce fut Cervantes qui, en 1600, avait déjà cinquante-trois ans et qui nous devait encore « Don Quichotte ».
(1) BOILEAU, Lutrin, IV, 55, 56.
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II.
Arrêtons-nous auprès de celui-ci, car il est le plus célèbre des Espagnols, et l'on peut grouper autour de lui les principaux écrivains du « Siècle d'or ». Michel de Cervantes, leur aîné à tous, était né en 1547, aux premiers jours, d'octobre, dans la petite ville d'Alcala de Henarès, à vingt milles de Madrid. Ce fut là qu'il fit ses études : dans ses heures de loisir, il allait voir les comédies de Lope de Rueda et lisait, dit Ticknor, tout ce qui lui tombait sous la main, voire les morceaux de papier déchiré qu'il ramassait dans la rue. On croit que d'Alcala il se rendit à Salamanque, où il passa deux ans à l'université; ses premiers vers imprimés sont datés de là (1569); il les avait composés, à vingt-deux ans, sur la mort de la reine Isabelle. L'année suivante, il était à Rome, chambellan de Jules Aquaviva, le futur cardinal.
En 1571, nous retrouvons le chambellan à l'armée où entraient alors tous les poètes espagnols. « Il n'est pas de meilleurs soldats que ceux qui se transplantent du terrain des études aux champs de bataille : nul n'est devenu d'étudiant soldat qui ne l'eut été à l'excès (1). »
C'est pourquoi, le 7 octobre de cette année glorieuse, Cervantes était à Lépante. Dans cette grande bataille navale qui arrêta les Turcs, il perdit la main gauche et
(1) No hay mejores soldados que los que se transplantan de la tierra de los estudios a los campos de la guerra ; ninguno salio de estudiante para soldado, que no le fuese per extremo. (Cervantes, los Trabajos de Persiles y Sigismunda.)
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fut transporté à Messine, où il passa tout l'hiver. Plus tard il fit encore la guerre dont il eut beaucoup à souffrir, et en 1575, capturé par des pirates, il fut conduit « en Alger ». On sait qu'il y fut très malheureux, fort maltraité, qu'il tenta plusieurs fois de s'enfuir, qu'il rêva un jour une formidable émeute où se seraient insurgés les vingt-cinq mille captifs qui étaient alors en Algérie.
Quatre fois il fut condamné à mort et sauvé du pal ou du bûcher, on ne sait comment, peut-être par une secrète sympathie du dey qui estimait en lui un vaillant homme.
Enfin, après cinq années de captivité, Cervantes put être racheté (1580) par les sacrifices de sa famille et par la charité d'une confrérie religieuse : il avait déjà trentetrois ans.
A son retour en Espagne, il attendait beaucoup sans doute et fut déçu. Son père était mort, sa famille ruinée par la rançon qu'elle venait de payer ; toutes les voies se fermaient devant le pauvre homme. Il s'engagea de nouveau ; nous le retrouvons en Portugal où il se remplit l'esprit de belle littérature ; par malheur, Camoens était déjà mort. Le roman pastoral florissait à Lisbonne; Cervantes fit le sien, la Galatea, qui parut en 1584 et qu'il donna, bien qu'il eût déjà trente-sept ans, comme les « prémices de son court génie (primicias de su corto ingenio) ». Les biographes ont prétendu que, dans ce récit bucolique, il a raconté sa propre histoire et que Galatée, l'héroïne, était la jeune personne qu'il devait épouser plus tard. On a l'opinion de l'auteur sur ce livre de début ; les curieux la trouveront au chapitre vi de la première partie de Don Quichotte. « Quel livre est celui-là ? » demande le curé. Le barbier répond : « C'est la Galatée de Michel Cervantes. Depuis bien des années, ce Cervantes
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est mon grand ami, et je sais qu'il est plus versé dans le malheur que dans l'art des vers; son livre a quelques bonnes intentions, il commence quelque chose et ne finit rien. Attendons la seconde partie qu'il promet; peutêtre, une fois amendé, obtiendra-t-il tout à fait la miséricorde qu'on lui refuse en ce moment. » Cette Galatea n'a été que trop connue chez nous par la réduction de Florian : inutile de s'y arrêter davantage.
Quand il fut marié, Cervantes dut songer à vivre ; à cet effet, il essaya du théâtre, la seule littérature alors populaire en Espagne et qui rapportât quelque argent.
Les troupes les plus élémentaires suffisaient alors pour divertir le peuple des campagnes (1); quelquefois, un seul comédien, le bululu, se mettait en route, à pied, dormant sous les étoiles et dînant quelquefois d'une croûte de pain. Lorsqu'il apercevait de loin quelque point blanc indiquant la présence des hommes, il hâtait le pas et courait à l'église, non pour faire ses dévotions, mais pour chercher le curé, son protecteur naturel; en ce temps-là, le clergé ne méprisant pas les gens de théâtre qui avaient aussi charge d'âmes et récitaient des dialogues religieux où la Vierge inspirait de la pitié, où le diable faisait peur. C'est pourquoi l'Église, en Espagne, après avoir longtemps proscrit les spectacles, avait fini par les donner elle-même : on voyait des prêtres, qui venaient de dire la messe, quitter la soutane et monter sur des tréteaux, en habit de bouffon, de matamore ou de
(1) Voir El Viage entretenido d'Augustin Rosas de Villandrando.
Ce livre très amusant et très exact, nous renseignant sur les mœurs des comédiens en Espagne, a une certaine importance historique; le Roman comique de Scarron, peut-être aussi le Capitaine Fracasse de Théophile Gauthier, en sont Bortie.
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ruffian. Sur le théâtre de Madrid, appartenant à une pieuse confrérie, on donnait des « actes sacramentels » qui auraient pu faire partie du culte, comme les jeux scéniques des anciens Grecs. Les spectateurs, debout dans la cour qui servait de parterre ou penchés aux fenêtres qui servaient de loges ; les femmes abritées sous une sorte de hangar qui les tenait séparées des hommes, les mosqueteros turbulents et bravaches qui allaient au théâtre armés jusqu'aux dents pour juger la pièce et imposer leur jugement au public, tous enfin s'inclinaient et se découvraient pieusement en faisant de grands signes de croix, gesticulation très compliquée en Espagne, toutes les fois qu'un saint ou une sainte était nommé par les acteurs. Parfois même, subitement, toute cette foule, oubliant le drame à l'endroit le plus pathétique, tombait à genoux d'un seul mouvement : c'était quand la cloche d'une église ou les clochettes du saint sacrement tintaient dans une rue voisine. Enfin, l'église percevait sur tous les spectacles un impôt spécial qu'elle appelait « l'aumône de la seconde porte » et qui servait à ôter le péché.
Le clergé tolérait donc, exploitait même les spectacles : c'est à peine si de loin en loin s'élevaient des protestations.
On cite volontiers ce mot de l'archevêque de Séville sur Lope de Vega : « Un seul homme a composé mille comédies, qui ont fait commettre dans le monde plus de péchés que n'en auraient provoqué mille démons. » Mais c'était là des oppositions très rares. Les souverains laissaient faire; quelques-uns, notamment Philippe IV, aimaient le théâtre avec passion. Ce prince jouait lui-même la comédie et improvisait des dialogues religieux. Un jour qu'il s'était chargé du rôle de Dieu dans un auto où Calderon figurait notre premier père, le poète étant un
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peu prolixe, selon son habitude, le roi s'écria : « Je ne croyais pas avoir créé un Adam si bavard ! »
Quant au peuple espagnol, celui des campagnes comme celui des villes, il était véritablement fou de spectacles : c'est pourquoi le Bululu, en approchant d'un village, courait droit au curé : « Mon père, lui disait-il, j'ai le pied léger, l'estomac creux et la sacoche vide. Mais je sais par cœur quelque intermède ou prologue ou monologue sacré, voire même des comédies entières, et s'il vous plaît me fournir de quoi vivre jusqu'à demain, je vous réciterai tout cela de bon cœur. » Le curé, ravi de l'aubaine, acquiesçait d'un signe de tête et convoquait aussitôt le sacristain, le barbier, les notabilités de l'endroit. Une table, un tonneau, le premier banc venu suffisait pour le théâtre, où montait le Bululu, masqué d'une barbe épaisse en touffes de laine. Jouait-il une comédie, il disait tous les rôles, indiquant par des parenthèses l'entrée et la sortie des personnages, pendant que le curé' promenait son chapeau d'un spectateur à l'autre, sans rougir de faire la quête pour un pauvre comédien. Aux quelques liards glanés ainsi péniblement, le bon prêtre ajoutait pour sa part un pot de soupe, un morceau de pain et le Bululu, surpris et charmé d'avoir presque dîné ce jourlà, se remettait allègrement en route.
Cependant cet infatigable vagabond pouvait trouver çà et là quelques compagnons de marche et de métier ; alors, eux et lui cheminaient ensemble de village en village et achetaient un tambourin, une guitare à peu près munie de toutes ses cordes, une vieille couverture pour la nuit, tendue le jour en guise de décor, un costume ou deux bien fripés, mais bien pailletés ; enfin, c'était l'essentiel, un supplément de barbes, car ces mèches de
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laine (supprimées plus tard par le poète Naharro de Tolède) furent les masques des premiers comédiens espagnols.
Ce Naharro succédait à Lope de Rueda, le fameux batteur d'or qui écrivit des pastorales en dialogues, des proverbes (pasos) avec prologues (loas) ou des scènes (escenas seguidas), où s'entretenaient des personnages peints d'après nature : étudiants, bacheliers, licenciés, alguazils, valets, bouffons, etc. On ignore la vie de Rueda; on sait seulement que ses œuvres furent publiées en 1567, peut-être l'année de sa mort; on sait encore que, malgré l'humilité de ses débuts, de sa naissance et de sa condition (il fut acteur lui-même), il obtint l'honneur d'être enterré fastueusement dans la cathédrale de Séville. Lope de Rueda ne manquait ni d'observation ni de verve. Cervantes l'appela grand homme et Antonio Perez, « le charme et l'adoration de la cour (1) ».
Quant à Naharro de Tolède, qui fut, dit-on, captif en Alger, puis établi à Rome et réfugié à Naples, il écrivit plusieurs comédies d'intrigue, imprimées sous le titre de Propaladia. Non seulement il abolit les barbes postiches, mais il introduisit d'autres réformes scéniques, inventa les décorations, les nues, les tonnerres, les éclairs, les défis et les batailles. Juan de la Cueba qui vint après éleva l'art jusqu'à la haute poésie, mais viola les règles. « Nous avons rejeté, dit-il, cette condition d'unité qui obligeait à presser tant de choses différentes dans l'étroite limite d'un seul jour. » Un autre écrivain du
(1) SCHACK, Geschickte der dramatischen Litteratur und Kunst in Spanien. 1845-46, 3 vol.
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même temps (seconde moitié du seizième siècle), Cristobalde Verues, donna des pièces de tout genre dont quelques-unes furent même régulières : cette fameuse question des unités, que tant de gens croient née en France au temps de Corneille, se débattait ailleurs depuis un siècle et plus.
AITêtons-nous-y : c'est un point important quand on parle de théâtre (1). Ce fut d'abord en Italie qu'on exhuma les règles classiques. Le Trissin, qui fut non seulement auteur tragique, mais encore législateur du Parnasse, écrivit une Poetica, dans laquelle il disait, répétant Aristote, que la tragédie devait se terminer en une seule journée, c'est-à-dire en un tour du soleil ou peu davantage ; il ajoutait que cette règle n'était pas observée par les poètes ignorants (indocti poeti). Au même siècle, Jules-César Scaliger, en sa Poétique (1561), donna sur la comédie et la tragédie des prescriptions très strictes qui firent loi (2). Il osa s'en prendre à Eschyle lui-même chez qui Agamemnon est « aussitôt enterré qu'assassiné » et cela si vite que l'acteur trouve à peine le temps de respirer. Il lui déplaît aussi qu'Hercule jette Lichas à la mer. « Si vous tirez, dit-il, une tragédie de la fable de Ceyx et d'Halcyone, ne commencez pas au départ de Ceyx, car la besogne de la scène s'achevant en six ou huit heures (quum enim scenicum negotium totiirn sex octove horis peragatur), il n'est pas vraisemblable qu'une
(1) H. Breitinger, professeur à Zurich, les Unités d'Aristote avant le Cid de Corneille, 1879.
(2) In tragœdia reges, principes, ex urbibus, arcibus, castris.
Principia sedatoria : exitus horribiles. Oratio gravis, culta, a vulgi dictione aversa, tota facies anxia, metus, minse, exilia, mortes. (Poe* tices, I, 6.)
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tempête, un naufrage soient possibles en si peu de temps. » Presque tous les défenseurs des règles et de la séparation des genres en ce siècle (1) et au siècle suivant, même en Allemagne (Martin Opitz, Buck von der deutschen Poeterei, 1624), n'ont fait que copier JulesCésar Scaliger.
Donc, vers 1584, quand Cervantes débuta au théâtre, il y avait déjà les deux écoles en présence, non pourtant en lutte, car les novateurs ne régnaient pas encore avec éclat. Lope de Vega n'arriva que plus tard. De 1584 à 1590, Cervantes fut peut-être l'auteur le plus en vue. Il semble avoir ignoré La Cueva et Yirues ; aussi put-il se donner pour le successeur de Torres Naharro, et il crut avoir été le premier à partager les comédies en trois actes ou en trois journées, comme disent les Espagnols. On sait aujourd'hui que cette innovation ne fut apportée ni par Cervantes, ni par La Cueva qui s'en était attribué l'honneur. On a retrouvé des pièces de Francisco de Avendano, composées vers 1553 (Cervantes avait alors six ans) et coupées en trois tranches. Notre auteur, de son propre aveu, donna au théâtre vingt à trente pièces qui, « reçues sans offrande de concombres ni autres projectiles, arrivèrent jusqu'au bout sans tumulte et sans sifflets ».
En ce temps-là, quelle était sa théorie dramatique ? Il devait plus tard se déclarer pour les règles, mais il est
(1) Il y eut en Espagne une Poétique du docteur Lopez Pinciano, c'est-à-dire de Pincia, nom latin de Valladolid. Dans cet ouvrage, qui est de 1596, l'auteur, tout en soutenant les unités, voudrait donner un peu plus d'espace à la tragédie, cinq jours par exemple, « mais les anciens tragiques n'en prenaient qu'un, » — « c'est que les héros antiques marchaient d'un pas plus prompt et plus sûr dans le chemin de la vertu. »
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certain que dans sa première manière, il ne les suivit pas.
Deux pièces de lui nous sont restées : « la Vie d'Alger » (El Trato de Argel) et « Numance ». La Vt'e if Alger est une comédie romanesque et fantaisiste, avec quelques faits observés, car l'ancien captif avait vécu dans le pays.
Parmi les personnages figurent la Nécessité, l'Opinion, un démon et un lion, car le dramatiste s'était aussi attribué, mais à tort l'invention des figures allégoriques.
La Vie if Alger est donc une comédie irrégulière. On en peut dire autant de Numance, œuvre classique cependant, par la grandeur et la majesté. On sait que cette ville héroïque résista quatorze ans à quatre-vingt mille Romains, commandés par Scipion. C'est le sujet de la tragédie où l'Espagne, le fleuve Duero, la Guerre, la Peste, la Renommée viennent déclamer de belles octaves.
Le protagoniste, c'est tout un peuple ; l'action se brise forcément en épisodes ; il y a des scènes entre amis, entre amants, très pathétiques; la plus navrante, entre une mère et son enfant portant des objets précieux qu'ils vont jeter dans un bûcher.
LA MÈRE.
0 fatalité sans merci ! (1) Agonie où Dieu m'abandonne !
L'ENFANT, montrant ce qu'il porte.
Mère, est-il quelqu'un qui nous donne Un peu de pain contre ceci ?
(1) — 0 duro vivir molesto !
Terrible y triste agonia !
— Madré, por ventura habria Quien nos diese pan por esto ?
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-LA MÈRE.
Non, fils.
L'ENFANT.
Quelle gêne est la nôtre !
Il nous faut donc mourir de faim.
Par pitié, mère, un peu de pain Seulement, puis plus rien, rien autre 1 LA MÈRE.
Enfant, que tu me fais souffrir !
L'ENFANT.
Vous ne voulez donc pas, ma mère?
LA MÈRE.
Si fait, mais à cette heure amère Où veux-tu que j'aille en quérir ?
L'ENFANT.
Achetez-m'en, laissez-moi vivre ; Moi-même, j'en achèterai : Tout ce que j'ai là, de bon gré, Pour un seul morceau je le livre.
— Pan, hijo, ni aun autra cosa Que semeje de comer.
— Pues tengo de perecer De dura hambre rabiosa ?
Con poco pan que me deis, Madre non os pediré mas.
— Hijo, que penas me das!
— Pues, que madre no quereis ?
— Si quiero, mas qu6 haré, Que non sé dondé buscallo.
— Bien podeis, madre, comprallo Si non yo lo compraré ; Mas por quitarme de afan Li alguno conmigo topa, Le daré toda esta ropa
Por un mendrugo de pan.
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LA MÈRE, au nourrisson qu'elle porte.
Toi, pauvre chétif innocent, Laisse donc mon sein, je t'en prie !
Tu le vois, la source est tarie Au lieu de lait, tu bois du sang.
Hélas ! je voudrais être morte ; Déchire-moi, tu mangeras ; Vois, pour te porter dans mes bras, Je ne suis plus même assez forte ; Je sens bien que je vais mourir.
Fils de mon âme, vous que j'aime, Que vous donner ? je n'ai plus même, Assez de chair pour vous nourrir.
L'ENFANT.
Je n'en puis plus, mère, oh ! de grâce, Hâtons-nous, j'ai toujours plus faim.
— Qué mamas, triste criatura !
No sientes que a mi despecho Sacas ya del flaco pecho Por leche la sangre pura ?
Lleva la carne a pedazos Y procura de hartarte, Que non pueden mas llevarte Mis floxos cansados brazos.
Hijos del anima mia, Con que os podré sustentar, Si a penas tengo que os dar
De la propia carne mia ?
O hambre terrible y fuerte, Como me acabas la vida !
O guerra sola venida Para causarme la muerte !
— Madre mia que me fino Aquijamos & do vamos,
Que parece que alargarnos La hambre con el camino.
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LA MtBE, montrant le bâcher.
Voilà, tu vas jeter enfin Au feu le poids qui t'embarrasse.
Nous avons traduit à dessein ces petits vers pour montrer le mètre ordinaire adopté sur le théâtre espagnol ; il importe d'ajouter que le plus souvent les rimes n'étaient que des assonances. Quelquefois les rythmes lyriques ou épiques, empruntés aux Italiens, le sonnet, l'octave, la terzine, entraient en scène dans les moments passionnés ou solennels. Dans Numance, par exemple, un sorcier nommé Marquino ressuscite un mort pour obtenir de lui des prophéties. Le mort est profondément affligé de revoir le soleil. La scène très étrange est en octaves.
MARQUINO.
Rentre, ô rebelle, en la demeure humaine Que tu quittas, mais pour un seul instant (1).
LU RESSUSCITÉ.
Apaise en toi ce courroux palpitant ; J'ai bien assez dans le sombre domaine, J'ai bien assez enduré de douleur, Sans que ta rage augmente mon malheur.
— Hijo, cerca está. la casa Adonde echaremos luego En mitad del vivo fulgo El peso que se emharaza.
(1) — Alma rebelde, vuelve al aposento , Que pocas horas ha desocupaste.
— Cesa la furia del rigor violento
Tuyo, Marquino, baste, triste, baste, La que yo paso en la region escura, Sin que tu crezcas mis mi desventura.
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Ta vue est trouble et ta raison dévie Lorsque tu crois que ce monde m'est cher, Que de bon gré je rentre en cette vie Qui va déjà se dissiper dans l'air ; Car tu m'emplis d'un désespoir amer Puisque deux fois la mort inassouvie Doit m'enlever et le souffle et le cœur ; Mon ennemi sera deux fois vainqueur.
La tragédie se dénoue héroïquement : un jeune Numantin, le dernier survivant de la population détruite, se précipite du haut d'une tour pour ne pas survivre à sa patrie et tombe mort aux pieds de Scipion.
La pièce eut-elle un grand succès à la scène ? Est-ce, comme dit M. Schlegel, non seulement un des essais les plus remarquables de l'ancien théâtre espagnol, mais une des plus saisissantes représentations de la poésie moderne ? Schlegel, critique de parti pris, se montait volontiers la tête ; en tout cas, ce n'est pas au théâtre que Cervantes acquit sa réputation. Loin de là, il s'en écarta modestement, pour laisser la place à un plus heureux, et changea de genre et de style : ainsi avait fait Boccace devant Pétrarque, ainsi devait faire Walter Scott devant Byron. « Je trouvai d'autres occupations, je laissai la plume
Enganaste si piensas que recibo Contento de volver a esta penosa, , Misera y corta vida que ahora vivo, Que ya me va faltando presurosa ; Antes me causas un dolor esquivo Pues otra vez la muerte rigorosa Triunfara de mi vida y de mi alma : Mi enemigo tendra doblada palma.
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et les comédies, et parut alors le prodige de nature (1), le grand Lope de Vega, qui s'éleva à la monarchie de la comédie, rangeant sous ses lois tous les acteurs. »
III.
Lope de Vega fut véritablement le Dante de la Comedia espagnole : de populaire, il la rendit littéraire et l'imposa définitivement, avec ses libertés et ses licences, non seulement à la foule du parterre, mais encore à l'élite des lettrés. Ce n'est pas qu'il ignorât Trissin, Castelvetro, Jules-César Scaliger et consorts; il aurait pu, tout comme un autre, invoquer Aristote sans l'avoir lu, car il avait fait des études. Dans un écrit intitulé « l'Art nouveau de faire des comédies », il déclara qu'il savait les règles et qu'il les violait sciemment pour plaire au public. Il disait : « Ces libertés, j'en conviens, révoltent les connaisseurs; eh bien, que les connaisseurs ne viennent pas voir nos pièces. Au surplus comme c'est le public qui paye ces sottises, il est juste qu'on le serve à son goût. Mais entre tous les barbares, nul ne mérite ce titre plus que moi, puisque j'ai l'insolence de donner des préceptes contre l'art. Après tout, je défends ce que j'ai écrit, d'autant que mes pièces, j'en suis persuadé, autrement composées et meilleures, n'auraient pas été autant goûtées du public, car bien souvent ce qui est contre
(1) Monstruo de naturaleza. cuando se alzo con la monarquia comica. Sismondi n'a pas compris ce a monstre de nature » ; il traduit a prodige de naturel ».
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la justice et la loi est par cela même ce qui plaît le plus (1). »
Yoilà donc un théâtre irrégulier, ou, comme on a dit de nos jours, romantique. C'est le premier fait qui saute aux yeux chez tous les Espagnols qui réussirent à la scène depuis l'avènement de Lope jusqu'à la mort de Calderon, c'est-à-dire, en chiffres ronds, de 1580 à 1680.
Le second rapport, qui nous frappe entre toutes ces pièces, est la division en trois journées (jornadas) : ce mot, qui appartenait déjà aux anciens mystères français, mesurait ou limitait la longueur du spectacle permis par l'église en un même jour. En Espagne, une règle, souvent violée, exigeait que l'action de chaque jornada pût se passer en vingt-quatre heures. La jornada, partagée en escenas qui étaient non des scènes, mais des tableaux, durait l'espace de mille vers environ : vers de sept syl-
(1) Voltaire a traduit ce passage à sa manière : Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres, Dédaignèrent le goût des Grecs et des Romains ; Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins, Nos aïeux étaient des barbares.
L'abus règne, l'art tombe et la raison s'enfuit ; Qui veut écrire avec décence, Avec art, avec goût, n'en recueille aucun fruit, Il vit dans le mépris et meurt dans l'indigence.
Je me vois obligé de servir l'ignorance, D'enfermer sous quatre verrous.
Sophocle, Euripide et Térence, J'écris en insensé, mais j'écris pour des fous.
Le public est mon maître, il faut bien le servir ; Il faut, pour son argent, lui donner ce qu'il aime.
J'écris pour lui, non pour moi-même, Et cherche des succès dont je n'ai qu'à rougir.
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labes (ou de huit, en comptant les désinences féminines) dans les scènes d'action et se terminant par de simples assonances. Mais dans les monologues, les longs discours, la pompe lyrique était permise, et l'on voyait apparaître tous les mètres italiens : voilà pour l'œil et pour l'oreille.
Tout cela est extérieur ; entrons plus avant dans ce théâtre. Ce qui nous y étonne bientôt, c'est le caractère espagnol. Lope, Calderon et tous les autres veulent que leurs personnages soient les concitoyens et les contemporains de leur public. Aussi l'anachronisme n'est-il pas seulement toléré, on le croirait exigé. Tous ces auteurs étaient des lettrés qui avaient étudié à Salamanque ou ailleurs. Il est donc bien difficile aujourd'hui d'attribuer leurs erreurs à l'ignorance. Cependant, la géographie de Lope met Constantinople à quatre mille lieues de Madrid, celle de Calderon envoie le Danube couler entre la Russie et la Suède, pousse Jérusalem jusqu'à la mer et décrit l'Amérique d'après Hérodote. La chronologie n'est pas plus sévère : Véturie, femme de Coriolan, a été enlevée par les Sabins. Coriolan lui-même, vêtu comme don Juan d'Autriche, a servi sous Romulus. Aristote porte une perruque frisée et des souliers bouclés, comme les abbés de Madrid.
Regardons de plus près : ce ne sont là ni des tragédies, ni des comédies (1), ni des pièces historiques telles
(1) De là le nom de comedia s'appliquant à toutes les pièces espagnoles, sauf aux religieuses (autos) ou aux inférieures (zarzwelas, fiestas, etc., etc.). La comédie admettait tous les tons, toutes les castes, depuis le roi jusqu'au valet, toutes les aventures, même les plus poignantes ; il y avait des comedias tragicas. D'autres ont appelé le drame espagnol comedia nueva, comedia libre, ou encore représentacion, ce qui correspond au Schauspiel allemand.
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qu'en donnait Shakespeare, ni des études de caractère, telles qu'en fourniront Molière et les comiques français.
En réalité, que la scène fût à Rome ou à Madrid, dans l'antiquité, au moyen âge ou à la Renaissance, c'étaient des drames de cape et d'épée, ainsi désignés par le costume des gentilshommes, hidalgos et caballeros, qui y jouaient le rôle principal. Les personnages étaient typiques : le galant, la dame, le vieillard, etc., etc. Puis le valet et la soubrette, le gracioso et la criada, qui étaient chargés du rôle bouffon. Ce gracioso descend bien de l'esclave antique, mais entre d'emblée dans le drame espagnol : nous le trouvons déjà dans la « Célestine ». Sa principale affaire est d'amener quelque variété dans le drame et d'en couper la monotonie pathétique, pour interrompre et soulager l'angoisse du spectateur. Il tient du fou de cour, dont il a les privautés et les franchises. Il prend son franc parler même avec les ducs et les rois, et ceci « contre les lois, » disait Tirso de Molina, se plaignant de cette invraisemblance. « Quel secret ne lui confie-t-on pas? demande cet auteur dans une de ses pièces. Quelle infante ne lui accorde ses entrées ? à quelle princesse ne plaît-il point? » Un autre poète, Moreto, dans son Marques de Cigarral, se moque aussi des privilèges conférés par les poètes aux laquais. Peines perdues !
le personnage devait rester au théâtre. Ce gracioso, bien espagnol, est le singe de son maître auquel il sert de repoussoir et dont il parodie les prouesses et les amours en des aventures vulgaires et subalternes. Scarron en fera son Jodelet, Molière lui-même ne dédaignera pas de l'amener dans sa maison sous les traits de Gros-René ou de Mascarille. Une autre figure qui reparaît souvent dans Calderon, c'est la muy muger, ce qui ne veut pas dire
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« une femme très femme, » mais bien plutôt un caractère viril qui mène et domine l'action. La muy muger apparaît d'ordinaire en costume d'homme. « Ceci est une comédie de don Pèdre Calderon; aussi faut-il à toute force qu'il y ait un amoureux caché ou une femme déguisée (1). » Qui a dit cela? C'est Calderon lui-même habemus confitentem reum.
Entre ces personnages, il se passe quantité d'aventures surprenantes : mascarades, sérénades, coups d'épée, quipropos, imbroglios de tout genre, intrigues très compliquées qui se débrouillent tout à coup par hasard et se dénouent d'ordinaire par un mariage ou deux, sinon quatre ou cinq. Seulement tous les théâtres ont leurs conventions ; celles de la comédie espagnole ne sont pas les moins étonnantes. Avant de lire ces pièces, il faut admettre un système particulier de mœurs, spirituellement résumé par La Beaumelle (2). Voici les principaux articles de ce code reçu : 1° Toutes les fois qu'un homme, hors qu'il ne soit poursuivi par la justice, se trouve chez une femme, il existe entre eux une liaison criminelle ; 2° Dans ce cas, le père ou le frère doivent extemporanément tuer la coupable d'un coup de poignard ; 3° Une femme voilée ne doit point être démasquée, et pour empêcher qu'on ne l'arrête, qu'on ne la dévoile, qu'on ne la suive, elle peut demander secours au pre-
(1) Es comedia de don Pedro Calderon, donde ha de haber Por fuerza amante escondido O rebozada muger.
(2) Poetique de Calderon, dans la collection des Chefs-d'ceuvrc ilea theatres strangers, 4* livraison, page 25.
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mier venu qui, soit qu'il la connaisse ou non, est obligé d'arrêter l'indiscret au péril de sa vie ; 40 Quand on parle à une femme à son balcon, on doit tuer tous ceux qui passent dans la rue.
Ajoutez à cela les lois sur le duel, les appels, etc., et vous aurez à peu près les données des pièces de Calderon. On lo voit donc, ce sont là des pièces de fantaisie et presque toujours des comédies d'intrigue, où tout l'intérêt est dans la fable : pour s'en convaincre, il suffit de parcourir les Castelvins et les Monteses de Lope de Vega. Il importe que le lecteur soit prévenu : c'est l'histoire de Roméo et de Juliette. Le dramatiste espagnol avait sous les yeux le conte italien que Shakespeare lisait peut-être le même jour. La donnée ne manquait pas de surprises et de péripéties : elle était pourtant trop simple pour suffire à l'Espagnol et à son public ; Lope eut donc avant tout à la compliquer. Roselo (Roméo) aime Julie qui le lui rend à première vue. Les deux jeunes gens, comme dans la nouvelle, appartiennent à des familles ennemies; Roselo, à la suite d'un combat de rue, doit quitter Vérone. C'est ici que l'intrigue se complique et roule dans l'imbroglio.
Roselo tombe dans une embuscade et en est tiré par le comte Paris qui a obtenu des Castelvins la main de Julie ; aussi le jeune homme se croit-il trompé par sa bien-aimée, et ne pouvant tuer le comte qui lui a sauvé la vie, il songe à se venger autrement. Cependant Julie, pour ne point épouser Paris, prend le narcotique indiqué par la nouvelle italienne, tandis que Roselo s'est rendu à Ferrare où il roucoule par dépit sous le balcon d'une dona Silvia. On vient lui dire que Julie s'est empoisonnée , qu'on l'a trouvée morte dans son lit et qu'on l'a enterrée le matin même. Roselo est sur le point de se
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tuer, quand il apprend que le poison n'était qu'un narcotique. Il repart aussitôt pour Vérone avec son valet Marin qui rit toujours. Nous entrons dans le tombeau de famille des Castelvins; Julie vient de se réveiller et Roselo la retrouve à temps : ainsi est esquivé le dénouement tragique. Le public espagnol n'aimait pas les pièces qui finissaient trop mal. Roselo et Julie se sauvent à la campagne en habits de berger, et nous retombons dans l'herbe fleurie des pastorales. Survient le père de Julie amenant un cortège nuptial pour célébrer son propre mariage avec une certaine Dorothée qui ne nous intéresse guère ; il en résulte un nouvel imbroglio qu'il est inutile de débrouiller. C'est ainsi qu'a été gâtée misérablement, pour l'accommoder au goût d'un public enfantin, la pathétique histoire dont Shakespeare a fait un chefd'œuvre.
IV.
C'est là le point faible de ce théâtre ; on ne saurait contester toutefois que l'Espagne eut un siècle dramatique (1580-1680), le plus riche peut-être et le plus brillant qu'on ait vu en aucun pays (1). Jamais ailleurs on ne trouva tant d'auteurs excellents travaillant à la fois dans le même art avec une verve si féconde. A la mort de Lope de Vega (1635), Alarcon et Tirso de Molina étaient célèbres depuis quinze à vingt ans ; les quarante pièces de
(1) Les critiques les plus sévères le reconnaissent. Voir à ce propos la très curieuse et très hardie leçon d'ouverture d'un cours sur la Comedia espagnole, lue au Collège de France, le 4 décembre 1884, par M. Alfred Morel-Fatio. (Paris, Vieweg, 1885.)
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Guilhen de Castro avaient été recueillies et imprimées de 1618 à 1625. Calderon, âgé de trente-cinq ans, était dans toute sa gloire ; Rojas avait trente ans ; Moreto, encore étudiant, allait venir. Dans la Castille seule, en 1632, on comptait soixante-seize auteurs dramatiques. Et, dans cette foule, les meilleurs se valaient. Pas de Shakespeare effaçant les Ben Johnson et les Marlowe. On met volontiers au-dessus des autres Lope de Vega et Calderon, ce ne sont pas eux cependant qui ont écrit les pièces les plus réputées, au moins hors d'Espagne. Le Cid (las Mocedades del Cid) est de Guilhen de Castro ; le Menteur (la Verdad sospechosà) et le Tisserand de Ségovie sont d'Alarcon ; Don Juan (el Burlador de Sevilla y convivado de piedra) est de Tirso de Molina. El desden con el Desden d'où Molière a tiré la Princesse il Élide, est de Moreto ; le Garcia del Gastanar, un des chefs-d'œuvre du théâtre espagnol, est de Francisco de Rojas.
Ce qui met Lope et Calderon au-dessus des autres, c'est que Lope est venu le premier et a fixé définitivement la forme et le caractère du drame national ; il l'avait reçu de ses prédécesseurs « mal agencé, de genre composite, de forme hésitante ; » il l'a adopté tel quel, mais pour le remettre d'aplomb, lui rendre le mouvement et la vie.
Il en a élargi le cadre, a « mieux observé et mieux décrit, » créé des types qui sont restés, dessiné quelques caractères ; il a de plus réglé l'emploi des rythmes que le théâtre pouvait maintenir ou adopter. Il mérita par là l'applaudissement unanime de ses contemporains, même de ses émules : on ne se contentait pas de l'appeler l'honneur du Manzanarès, le Cicéron de Castille, le phénix des beaux esprits, l'Adam de la comédie. Pour vanter n'importe quelle merveille, on disait es du Lope : c'est du Lope.
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Quant à Calderon, en continuant ce même drame, il en a exploité les ressources et poussé les effets avec une puissance et une habileté supérieures. Ce qui élève encore ces deux chefs au-dessus des autres, c'est leur prodigieuse fécondité, vertu nécessaire pour vivre ; Lope était pauvre : « Nous nous associâmes, dit-il, la nécessité et moi, pour le commerce des vers. » La propriété littéraire et dramatique était chose inconnue en Espagne comme partout ; les directeurs de troupe (c'étaient eux qu'on nommait auteurs, autores) donnaient 500 réaux par pièce (130 francs). Il en fallait donc fournir beaucoup pour dîner tous les jours. Par bonheur, le public s'y prêtait, il y avait foule au théâtre ; à la mort de Lope, trois cents troupes de comédiens parcouraient l'Espagne, et il en demeurait six à Madrid. Au dix-huitième siècle, la Huerta compta les comédies espagnoles qu'il connaissait, et il en trouva 3,852, mais il n'a pu compter celles qu'il ne connaissait pas, dix fois plus nombreuses peut-être. Un seul libraire de Madrid avait rassemblé 4,800 pièces d'auteurs anonymes (1). Un an avant sa mort, Calderon donna la liste de ses pièces : il y avait cent onze comédies et soixante-dix drames religieux, autos sacramentelles. Bien plus fécond encore, Lope a composé, selon M. Eugène Baret, deux mille deux cents ouvrages dont l'authenticité n'est pas contestée. Maintes fois, de son propre aveu, des pièces « passèrent en vingt-quatre heures de son cabinet au théâtre. » Les Anglais ont évalué son
(1) L'anonyme était gardé soit par prudence (on craignait les terribles mosqueteros qui jugeaient les ouvrages nouveaux), soit par nécessité, parce que ces ouvrages étaient souvent de plusieurs mains, bâclés en collaboration, quelquefois par six auteurs, six beaux esprits de cette cour, seis ingenios de esta carte, disait l'affiche.
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travail à neuf cents vers par jour et le nombre total de ses « lignes » à 21 millions 316 mille.
On trouve partout l'anecdote que rapporte son élève et collaborateur Montalvan : « Nous faisions une comédie en société; chacun de nous composa un acte le premier jour, et l'on se partagea le troisième pour le lendemain. Je voulais devancer mon vieux maître ; je me mets à l'œuvre vers deux heures du matin, et à dix je cours porter mon travail. Lope de Vega était dans son jardin, occupé à émonder un oranger qui avait souffert de la gelée.
— J'ai fini mon demi-acte, lui criai-je dès que je l'aperçus.
— J'ai aussi terminé le mien, me répondit-il.
— Et quand donc ?
— Je me suis levé à cinq heures, j'ai fait le dénoûment de la pièce, et voyant qu'il n'était pas encore tard, j'ai écrit une épitre en quarante terzines ; j'ai déjeuné et je suis venu arroser mon jardin : je viens de finir, mais je vous avoue que je suis un peu fatigué. »
C'est ainsi qu'outre son théâtre Lope put laisser quantité d'ouvrages de tout genre, notamment des épopées héroïques, historiques et burlesques, dont une « Jérusalem conquise », que le cavalier Marin préférait à celle du Tasse ; il est vrai que Lope, en comparant les deux conceptistes de l'Italie, avait dit que le Tasse était à Marini ce que l'aurore est au soleil.
Voilà bien des rapports entre Lope et Calderon ; les différences sont plus difficiles à saisir, au moins du point de vue où nous sommes. Avec leur œuvre énorme, leurs drames de cape et d'épée partagés en trois tranches, écrits en petits vers très sonnants, où se glissent de loin
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en loin des fioritures épiques et lyriques, composés un peu à la diable, sans souci des règles et des vraisemblances, des temps ni des lieux, ignorant la psychologie des nationalités qui est peut-être la plus chimérique des sciences et n'admettant que l'Espagne et les Espagnols, Espanoles sobre todo, les Espagnols par-dessus tout, il semble que ces deux maîtres soient un seul et même homme. Ils se ressemblent même par la vie, sont d'abord soldats, puis poètes et finissent prêtres, sans cesser d'écrire pour le théâtre, sans même modifier leurs sujets.
Ils meurent honorés, très dévots et très riches. Aucun d'eux n'est marqué d'un signe particulier ; on ne voit rien de distinctif, même dans les éloges que l'un adresse à l'autre ; Lope dit de Calderon :
En estilo poetico y dolzura Sube del mopte a la suprema altura.
« Par le style poétique et la douceur, il gravit la montagne jusqu'au plus haut sommet. » Calderon en eût pu dire autant de Lope. Ceux qui les ont beaucoup étudiés l'un et l'autre voient dans l'aîné plus de veine et de verve, plus de vigueur et de passion. Le cadet serait plus décent (non pourtant sans escapade) et aussi plus avancé : « Calderon, a-t-on dit, c'est la pleine maturité de l'Espagne. »
Il sait mieux féconder un sujet, en tirer tout le parti possible; sa composition est plus serrée, parfois trop artificielle (überkunstlick, dit Schack). Il se distingue aussi par certaines particularités scéniques : ses expositions, par exemple, sont volontiers en récits, parfois très longs, mesurant jusqu'à cinq cents vers et au delà.
En le regardant de très près, Schack a vu en lui trois phases : la jeunesse d'abord, surabondante, exorbitante,
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avec des abus de bel esprit et des excès de fougue : c'est le temps des imbroglios comme « la Maison à deux portes. » Vient ensuite une secondemanière (1635-1660), plus .simple, sans débauche de couleur; le poète, maître de lui, excelle dans la composition et dans le groupement des caractères ; c'est alors qu'il donne ses chefs-d'œuvre : el Magico prodlgioso, el Postrer duelo de Espana J etc.
Puis vient le déclin, le retour du cultisme et du conceptisme : le sang se fige et le feu s'éteint. Ce jugement paraît vrai, mais on pourrait l'appliquer à beaucoup d'autres.
Il est donc bien difficile à un étranger appartenant à la seconde moitié du dix-neuvième siècle de distinguer bien nettement ces deux Espagnols égaux peut-être en génie et en gloire; on a déjà vu l'énorme succès de Lope ; quant à Calderon, dès que le bruit de sa mort se fut répandu, il y eut des cérémonies funèbres à son honneur, dans toute l'Espagne d'abord, puis à Lisbonne, à Naples, à Milan, jusqu'à Rome. Il expira le 25 mai 1681, le jour de la Pentecôte, à l'heure où, sur tous les théâtres du royaume, était représenté l'un de ses drames religieux.
V.
Nous n'avons fait jusqu'ici que débrouiller le sujet, il faut aller plus au fond chercher l'idée maîtresse, l'intérêt dominant, l'idéal moral de ce théâtre. On l'a bientôt trouvé : c'est le point d'honneur; en d'autres termes, la fidélité, la foi, d'abord à Dieu, puis à la patrie, au serment, au devoir, à la passion même : tout le drame espagnol est là.
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Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir quelques chefs-d'œuvre, par exemple tétoile de Séville de Lope de Vega.. Il s'agit ici d'un roi qui veut se venger d'un gentilhomme, Busto Tabera, l'un des régidors de Séville. # L'exécution de cette vengeance est commise à un soldat, Sancho Ortiz, surnommé le Cid de l'Andalousie; mais Sancho est le fiancé d'Estelle (l'étoile de Séville), sœur de Busto Tabera. Le jeune homme est donc placé entre l'honneur et l'amour, la fidélité au roi et le dévouement à la bien-aimée. L'honneur l'emporte, il frappe Busto et il est mis en prison. Pour en sortir, il lui suffirait de déclarer qu'il n'a fait qu'obéir au roi, mais il garde le secret qu'il a juré, et le roi finit par déclarer qu'il a luimême ordonné le meurtre. Il ne reste donc plus qu'à obtenir le pardon d'Estelle, mais la Chimène sévillane, plus vaillante que l'autre, est dominée elle aussi par un point d'honneur plus fort que son amour. Les deux fiancés sont en face l'un de l'autre, le roi veut les unir, mais il y a un obstacle. Que manque-t-il donc ?
« L'union des âmes, répond don Sanche.
- Et cette union, ajoute Estelle, le mariage ne pourra jamais l'établir.
— Je le sens bien; c'est pourquoi je te rends ta parole.
- Je te rends la tienne. Voir tous les jours auprès de moi le meurtrier de mon frère, cela me ferait trop de mal.
— Et pour moi quel chagrin de passer ma vie auprès de la sœur de l'homme que j'ai tué injustement, quand je l'aimais comme mon âme.
- Ainsi nous demeurons libres.
- Libres.
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- Eh bien ! adieu.
- Adieu!
- Un moment ! dit le roi.
— Sire, reprend Estelle, l'homme qui a tué mon frère ne sera jamais mon époux, et pourtant je l'aime.
— Et moi, qui l'aime tant, ajoute don Sanche, je renonce à elle, cela est juste. »
Les deux amoureux s'éloignent, séparés pour jamais.
Dans le Prince constant, de Calderon, c'est un infant de Portugal qui a son point d'honneur à garder. Cet infant, dom Fernand, est allé porter la guerre au Maroc ; il est pris les armes à la main, et on lui offre la liberté contre la reddition de Ceuta. Le prince refuse.
Il piéfère la captivité, les privations, les peines du corps à la honte et à l'impiété de livrer aux infidèles une ville chrétienne. Ainsi mourra captif et martyr dom Fernand de Portugal, le prince constant dans la foi.
Une autre manifestation bien caractéristique du point d'honneur sur le théâtre espagnol, c'est la jalousie. La jalousie n'est pas seulement une passion, une fureur de l'amour ou plutôt de l'égoïsme, c'est véritablement une sorte d'orgueil domestique poussé jusqu'à la férocité.
Le mari ne veut pas que sa maison soit profanée ou même soupçonnée : sur le moindre indice ou la moindre apparence de faute, la femme n'a plus de grâce à espérer. Cette rigueur s'irrite jusqu'à la folie dans certains drames de Calderon. Le Médecin de son honneur, par exemple, don Guttierre est un justicier inflexible qui, sur les premières lignes d'une lettre surprise et saisie par hasard, condamne sa femme à mort ; la malheureuse est avertie du sort qui l'attend. Elle trouve
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sous sa main un papier contenant ces quatre vers :
El amor te adora, el honor te aborrece, Y asi el uno te mata, y el oltro te avisa.
Dos horas tienes de vida; christiana eres ; Salva el alma, que la vida es impossibile (1).
Cet avertissement donne le frisson, comme le mot de Shakespeare : « Avez-vous prié Dieu ce soir, Desdémone? » La jeune femme, dona Mencia, est sacrifiée; seulement don Guttierre ne veut pas que le châtiment s'ébruite ; à cet effet, avec mille précautions, il introduit dans sa maison un chirurgien dont les yeux sont bandés et qui ouvre les veines à la condamnée. D'autres poètes sont encore allés plus loin, notamment Francisco de Rojas. Dans son beau drame, Don Garcia del Castanar ou « Personne au-dessous du roi (Del Rey abajo ninguno), » la femme est parfaitement innocente et son mari le sait, mais il la croit recherchée par le roi, et comme il ne peut se venger de son souverain (ainsi le veut l'honneur), il se vengera sur sa femme. Ce conflit de passions violentes et farouches revient à tout moment dans les chefsd'œuvre du théâtre espagnol.
Calderon surtout paraissait s'y complaire : quatre ans après le Médecin de son honneur, il écrivait : « A outrage secret, secrète vengeance. »
Le sujet de cette pièce est emprunté à une comédie de Tirso de Molina, intitulée : le Jaloux prudent. Il y a là un mari qui ne se venge pas sur-le-champ, comme ceux
(1) L'amour t'adore, l'honneur t'abhorre; Ainsi l'un te tue et l'autre te prévient.
Tu as deux heures à vivre ; tu es chrétienne, Sauve ton âme ; quant à la vie, c'est impossible.
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de Calderon, mais qui avertit sa femme et qui a l'air de vouloir lui faire peur.
« J'ai lu, lui dit-il, d'un mari offensé par un grand qu'il se vengea de celui-ci en secret. Il invita, pendant l'été, son ennemi à se baigner avec lui, et comme pour jouer, au moment où ils entraient ensemble dans l'eau, le prenant dans ses bras, il l'entraîna ainsi au milieu de la rivière, où il vengea son injure, en faisant de ses bras la corde et du courant le bourreau, puis il ressortit de l'eau en criant : Au secours ! mon ami se noie, venez tous le secourir ! Et de cette sage manière son honneur reçut un nouvel être, son agresseur un châtiment mérité, et nul ne sut l'offense. »
La pauvre jeune femme, à qui cette anecdote est racontée, commence à s'inquiéter, mais ses alarmes se changent en terreur, lorsque le mari ajoute : « J'ai lu aussi que ce mari prudent, ayant vu sa femme endormie, mit le feu à l'appartement ; car la complice doit avoir le même sort que le principal coupable. Puis, fermant la porte sur elle, après qu'il se fut bien assuré de sa mort, et que la flamme eut dispersé son outrage dans les cendres, pour que personne n'en eût connaissance, il sortit tout déshabillé et demanda à grands cris de l'eau pour éteindre le feu. » Seulement, dans la pièce de Tirso, ce n'est qu'une menace; dans celle de Calderon, justice est faite : la femme est brûlée et l'homme noyé.
Toujours la même pénalité impitoyable. Un des personnages les plus sympathiques et les plus célèbres de ce théâtre est l'alcade de Zalamea, Pedro Crespo, simple laboureur qui devient maire de son village, soutient jusqu'au bout, avec une énergie tenace, son point d'honneur
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de paysan et aussi de magistrat contre le point d'honneur arrogant et prépotent des hommes d'épée. Un fait à noter, c'est que ce drame, un de ceux qui réussirent et réussissent encore le plus au théâtre, sort tout à fait du moule consacré. Les personnages, peints d'après nature, ont une physionomie distincte, l'action court naturelle, sans surprises ni mascarades ni invraisemblances, et va droit son chemin jusqu'au bout.
Plusieurs de ces pièces inaugurent un nouveau genre où Marivaux devait exceller plus tard en France et tant d'autres après lui : la miniature psychologique, les fines études de femmes, on dirait chez nous les proverbes. Il y a, en effet, dans le théâtre espagnol, quantité de pièces qui ont un proverbe pour sujet et pour titre (la Vie est un songe, le Meilleur est de se taire , Gardez-vous de Veau qui dort, On ne badine pas avec l'amour, le Pire n'est pas toujours le certain, etc., etc.). Tel est le Chien du jardinier, de Lope. Il s'agit ici d'une comtesse de Belflor, nommée Diane, qui est jalouse de son secrétaire Théodore, amoureux de Marcelle, une des femmes de chambre de la maison. Diane veut donc enlever Théodore à Marcelle; mais, d'autre part, elle ne veut pas que Théodore élève ses désirs jusqu'à elle, parce qu'elle a aussi son petit point d'honneur de grande dame à garder. Il y a là un va-et-vient, un chassé croisé très amusant de menus travers, de passions en globules : agacerie, jalousie, coquetterie, orgueil de race, jeux de l'amour et du hasard. Quand Théodore s'est détaché de Marcelle, Diane le repousse avec hauteur; quand Théodore, ainsi rebuté, retourne à la soubrette, la comtesse le rappelle tendrement. Elle est le chien du jardinier qui ne mange pas les fruits du jardin, mais ne veut pas que d'autres en mangent.
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Moreto excella plus tard dans ce genre de pièces ; son chef-d'œuvre intitulé : le Dédain par le dédain (el Desden con el desden) est emprunté, dit-on, à une comédie de Lope : les Miracles du mépris (Milagros del desprecio). Il s'agit encore d'une Diane qui se rit de l'amour et ne veut pas être mariée : c'est en vain que les princes voisins les plus vaillants et les plus aimables s'empressent autour d'elle et font assaut de courtoisie et de bravoure, elle les méprise tous et les rejette froidement.
Arrive enfin un comte d'Urgel qui fait semblant de la négliger : elle prend garde à lui et se laisse prendre, en quoi le comte d'Urgel s'est montré fort avisé, instruit d'ailleurs par les leçons de son valet, qui lui a dit dès le commencement de la pièce :
Atento, senor, he estado, Y el suceso no me admira, Porque eso, senor, es cosa Que sucede cada dia ; Mira : siendo yo muchacho Habia en mi casa vendimia, Y por el suelo las uvas Nunca me daban ccdicia; Paso este tiempo, y despues Colgaron en la cocina Las uvas para el invierno; Y yo viéndo las arriba, Rabiaba por comer dellas : Tanto que trepando un dia Por alcanzarlas, cai, Y me quebr6 las costillas.
Este es el caso, él por él (1).
(1) Seigneur, j'ai tenu l'oeil ouvert et le succès ne m'étonne point,' car c'est là, Seigneur, june chose qui se répète chaque jour. Voyez, étant encore enfant, on faisait chez nous la vendange; le raisin qui
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Ce qui revient au mot de Chamfort : « La femme est comme votre ombre : suivez-la, elle vous fuit ; fuyez-la, elle vous suit. »
Les Espagnols ont donc inventé les proverbes, voire les saynètes : c'est un mot que nous leur avons emprunté. Ce qui leur est encore particulier, et ce qu'aucune autre littérature ne saurait leur prendre, c'est un drame religieux. Les mystères du moyen âge n'ont pu se perpétuer qu'en Espagne ; les actes sacramentels ou drames du saint sacrement ne sont pas autre chose : des spectacles très catholiques, pouvant faire partie du culte, où figurent des personnages allégoriques, tels que la foi, la grâce, le judaïsme, l'islamisme, ce dernier représenté par un géant de carton.
On a fait rentrer dans ce genre toutes les pièces où la foi était en jeu : on a dit, par exemple, que Robert le Diable était un acte sacramentel, pareillement, le Faust dont Calderon a donné une variante étonnamment espagnole : el Magico prodigioso (le Magicien prodigieux). C'est l'histoire de Cyprien qui, non encore converti, rencontre Satan, contre lequel il soutient une discussion théologique, et devient éperdument amoureux d'une Justine que Satan cherche en vain de corrompre par toutes les puissances et toutes les séductions de l'enfer. Justine et Cyprien se font chrétiens et sont condamnés au dernier supplice; Satan, à la fin du drame
couvrait le sol ne me faisait jamais envie ; ce temps passa vite et depuis on suspendit dans la cuisine le raisin pour passer l'hiver, et moi, voyant en haut les grappes, j'avais la rage d'en manger, tant qu'un jour, grimpant jusqu'en haut pour les atteindre , je tombai, et tombant, me rompis les côtes. Tel fut le cas exactement.
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vient annoncer, au milieu des éclairs et des tonnerres, que les deux martyrs sont au ciel. Mais ici la fantaisie trouble un peu l'émotion religieuse. Un autre drame de Calderon est bien plus poignant : la Dévotion à la Croix. Il s'agit là d'un homme, Eusebio, condamné par une fatalité atroce à commettre tous les crimes : meurtrier de son frère qu'il frappe en duel, amoureux de sa sœur qu'il va enlever dans un couvent, chef de brigands et multipliant chaque jour ses assassinats et ses rapines, armé contre un père qui représente la justice humaine, et cependant, malgré toutes ces horreurs, continuellement sauvé par sa dévotion à la croix, signe sacré qu'il porte empreint sur sa poitrine.
A la fin de la pièce, il meurt, percé de mille coups, mais ressuscite un instant pour ne pas mourir sans confession et sans absolution. Le vrai sujet de la pièce, c'est donc la croix plantée au milieu de la scène, cette croix dont il a dit ailleurs : Arc-en-ciel de paix qui s'élève entre les crimes du monde et les colères du ciel :
Iriz de paz que se puso Intra las iras del cielo Y los delitos del mundo.
Calderon fut le poète catholique par excellence ; de là ces honneurs excessifs qui lui furent décernés au commencement de ce siècle, surtout par les romantiques allemands, « La religion, s'écriait Schlegel, c'est l'âme de son âme. On dirait qu'il a tenu en réserve pour cet objet unique nos plus fortes et nos plus intimes émotions. Éclairé de la lumière religieuse, il pénètre tous les mystères de la destinée humaine ; le but même de la
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douleur n'est plus une énigme pour lui, et chaque larme de l'infortune lui paraît semblable à la rosée des fleurs dont la moindre goutte réfléchit le ciel. Quel que soit le sujet de sa poésie, elle est un hymne de réjouissance sur la beauté de la création, et il célèbre avec une joie toujours nouvelle les merveilles de la nature et celles de l'art, comme si elles lui apparaissaient dans leur jeunesse primitive et dans leur plus éclatante splendeur. »
Cet enthousiasme n'a pas duré : Sismondi et Ticknor (peut-être parce qu'ils étaient protestants) ont jugé ,1e théâtre espagnol avec une admiration plus calme. Les derniers venus (notamment M. Alfred Morel-Fatio) se ont montrés sévères : à leur avis, la comedia des Espagnols est un spectacle populaire, au goût et à la portée des mosqueteros : trop exclusivement frivole, trop manifestement improvisée, n'offrant qu'une « observation insuffisante, une forme médiocre et trop étrange, des mœurs trop particulières » : enfin ne méritant pas même d'être imprimée, de l'aveu même des auteurs que la modestie n'étouffait pas. Il n'en est pas moins vrai qu'au point de vue historique ce théâtre eut une importance considérable : la comédie française en est sortie, non seulement celle de Scarron et de Hardy, mais la comedia tragica ou la tragicomedia de Pierre Corneille : n'oublions jamais que le Cid fut taillé dans un bloc énorme de Guilhen de Castro. N'oublions pas non plus que le poète espagnol fournit non seulement le sujet, la situation, les personnages, mais l'escrime brillante et serrée du dialogue : ce qu'on devait appeler plus tard le style cornélien. Il fut un temps en France où tout le monde savait l'espagnol et avait lu dans l'original la
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grande et courte scène entre don Rodrigue et don Diègue :
— Conde!
- Quien est
- A esta parte Quiero decirte quien soy.
— I Que me quieres ?
— Quiero hablarte.
Aquel viejo que esta alli, I Sabes quién es?
— Ya lo s6.
I Porqné lo dices ?
— l Porqué?
Habla bajo, escucha.
- Dí.
— i No sabes que fu6 espejo De honra y valor ?
- Si seria.
— I Y que es sangre suya y mia La que yo tengo en los ojos Sabes ?
— Y el saberlo (acorta
Razones) I que ha de importar?
— Si vamos a otro lugar Sabraa lo mucho que importa.
Corneille n'a eu qu'à traduire.
— A moi, comte, deux mots.
- Parle.
— Ote-moi d'un doute : Connais-tu bien don Diègne?
- Oui.
— Parlons bas, écoute : Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l'honneur de son temps? le sais-tu ?
— Peut-être.
— Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c'est son sang, le sais-tu ?
— Que m'importe ?
— A quatre pas d'ici je te le fais savoir.
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Ces quelques vers sont bons à redire, ne fût-ce que pour rappeler aux juges les plus difficiles que même dans la diction tout n'était pas emphase, forfanterie, gongorisme, verbosité lyrique, débauche de bel esprit, gaspillage de perles et d'étoiles. N'oublions pas non plus qu'après le Cid, l'Espagne nous a donné Don Juan.
VI.
Hélas! avant de nous donner Don Juan et le Cid, l'Espagne nous avait donné le maniérisme : avant le cavalier Marin, avant Gongora, dès le dernier quart du seizième siècle, grâce au long reflet du prestige dont s'était auréolé Charles-Quint, le goût espagnol régnait au Louvre et dans tout Paris. Agrippa d'Aubigné nous l'a déjà dit avec son rire amer ; Mathurin Régnier se contentait d'en sourire :
J'oyois un de ces jours la messe & deux genoux, Quand un jeune frisé, relevé de moustache, De galoche, de botte et d'un ample pennache, Me vint prendre et me dit, pensant dire un bon mot : « Pour un poète du temps vous êtes bien dévot. »
Il me prit par la main, après mainte grimace, Changeant sur l'un des pieds à toute heure de place,
Et, dansant tout ainsi qu'un barbe encastelé, Me dit en remâchant un propos avalé : « Que vous êtes heureux, vous autres belles âmes, Favoris d'Apollon qui gouvernez les dames. »
Glorieux de me voir si hautement loué, Je devins aussi fier,qu'un chat amadoué ; Et, sentant au palais mon discours se confondre, D'un ris de saint Médard il me fallut répondre.
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Je poursuis. Mais, amis, laissons-le discourir, Dire cent et cent fois : Il en faudroit mourir !
Sa barbe pinçoter, cajoler la science, Relever ses cheveux, dire : En ma conscience!
Faire la belle main, mordre un bout de ses gants , Rire hors de propos, montrer ses belles dents, , Se carrer sur un pied, faire arser (1) son épée, Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée.
Toutes ces locutions : en ma conscience, il en faut mourir, Jésus soie, sans compter quantité de mots : tabac, alcôve, galant, caramel, guitare, sieste, dominos, incartade, baroque, bizarre, soubresaut, hâbler, etc., etc., nous venaient d'outre-Pyrénées : celui qui en apporta le plus fut le diplomate Antonio Perez, ancien secrétaire de Philippe II et longtemps réfugié en France où il mourut en 1611 (2) ; ce courtisan n'avait pas attendu le règne de Gongora pour écrire à lady Riche, en lui envoyant des gants de peau de chien : « L'amour peut faire qu'on s'écorche pour sa dame, et qu'on lui fasse des gants de sa propre peau ; j'ai d'abord pensé à me sacrifier ainsi. Je me suis au moins déchiré l'âme ; je me serais mis en pièces sur un mot de vous ; et si les gants que je vous eusse envoyés alors n'avaient pas été de chien, soyez certaine qu'ils eussent été d'une personne qui en a l'affection et la fidélité. »
Perez était capable de rédiger autre chose que ces agudeyas, il a donné aux courtisans des conseils pratiques dignes de Machiavel. C'est lui qui a dit ce mot : « Qui
(1) Arser, redresser. Régnier, sat. VIII.
(2) Plusieurs écrivains, en France, se sont occupés d'Antonio Perez : Puibusque, Philarùte Chasles, Mignet dès 1845 (Antonio Perez et Philippe II).
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veut faire tomber un favori n'a qu'à l'encenser en présence du prince. » L'aphorisme est étayé d'une anecdote : « Le roi don Manuel avait une réponse à faire au pape ; il dit à son ministre Luis de Silvera : « Écrivez de votre « côté, et j'écrirai du mien, et la meilleure lettre partira. »
Luis de Silvera obéit avec toute la négligence nécessaire pour laisser l'avantage à son maître ; mais, contre toute attente, sa lettre fut préférée : il retourna aussitôt à sa maison, et, bien qu'il fût déjà midi, il fit dîner ses deux enfants, ordonna aussitôt de seller leurs chevaux et leur dit en les embrassant : « Que chacun de vous se mette en sûreté, le roi a reconnu que j'en savais plus que lui. »
Il y avait alors un tel engouement pour les mots et le langage de Madrid que le bon roi Henri dut céder au courant, lui qui avait dit aux Espagnols en leur fermant la porte : « Partez et ne revenez plus. » Il traita fort bien Perez et lui demanda des leçons d'espagnol. On a la réponse musquée du diplomate : « Assurément Votre Majesté a choisi un gentil barbare pour maître : barbare dans ses pensées, barbare dans son langage, barbare en tout (1). »
A la vérité, Perez revenait d'Angleterre fort imbu d'euphuisme ; reconnaissons pourtant que l'Espagne avait dû le préparer à tous les genres d'affectation. Il importe d'y revenir et d'y insister, car c'est là un mal qui attaque périodiquement toutes les littératures à la fois aux époques de décadence. L'épidémie de 1606 (1575-1670 environ) fut la plus longue et la plus forte : il ne fallut
(1) Por cierto, V. M. ha escogido gentil barbaro por maestro, barbaro en los conceptos, en la lengua, barbaro en todo.
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pas moins que le grand soleil de notre dix-septième siècle pour la détruire en France d'abord, puis partout.
En Espagne, l'hyperbole est comme chez elle : ce n'est point forcer la note que de dire, par exemple, à l'heure de dîner : Estoy rabiando de hambre, j'ai une rage de faim. « Avoir du sel dans la conversation, » c'est en espagnol « être salé » ; à la bonne heure, mais ce n'était pas assez d'appeler salada une jeune fille aimable, on l'appelle salero, salière ou grenier à sel. Un ouvrier, en buvant du vin ordinaire, pour exprimer qu'il est bon dira : sale à gloria, il a le goût du paradis, c'est un avant-goût de la gloire éternelle. Un soulier qui va bien est un soulier comme « un ciel » ; un poisson qui est cher est un « œil à la tête » ; une grosse imposture est un mensonge « comme une maison ». On demandait à un paysan de la Manche de combien de troupes se composait le corps qui défendait le passage de la Sierra Morena ; il répondit : Un medio mundo delante, un mundo entero detras, y mas airas la santissima Trinitad : un demimonde en première ligne, un monde entier derrière, et en réserve la très sainte Trinité ; et dans ces expressions, il n'y avait que la dernière qui fût emphatique (1).
Ces façons de parler allèrent bientôt d'Espagne en France où la mode ne permit bientôt plus qu'on dît les choses naturellement. Cathos dut accuser un furieux tendre « pour les hommes d'épée » et déclarer que les plumes de Mascarille étaient « effroyablement belles ».
On pourrait même croire que ces excès de langage auraient pu s'imposer sans l'influence de Perez et de Gongora. Ce dernier, né à Cordoue en 1561, Weut pas de
(t) Citefs-d'oettm des théâtres étrangers, tome XV.
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bonheur en sa vie : à l'âge de quarante-cinq ans, il se fit prêtre pour dîner tous les jours. Il se rendit à Madrid qui lui inspira des sonnets tristes : « Une vie bestiale d'enchantement ; des harpies conjurées contre vos bourses ; mille vaines prétentions déçues ; des écouteurs qui feraient parler le vent ; « Des carrosses et des laquais ; des centaines de pages, des milliers d'habits avec des épées vierges ; des dames babillardes, des méprises, des messages secrets, des auberges chères, des plats frelatés ; « Des mensonges effrontés, des avocats, des prêtres sur des mules. des fourberies, des rues sales, une boue éternelle ; « Des gens de guerre à moitié estropiés, des titres et des flatteries, des dissimulations : voilà Madrid ou, pour mieux dire, voilà l'enfer (1).
Dans cet enfer, Gongora devint aumônier du roi, mais c'était un poste maigre. Ce fut pour attirer sur lui l'attention qu'il se jeta dans ce qu'il appelait le nouvel art ou le style cultivé (estilo culto), et qu'il écrivit, après 1505, plusieurs poèmes (las Soledades, el Polifemo, Pyramo y Tisbe) qui ne purent être compris, même des contemporains, sans commentaires : le signe particulier du cultisme, c'est l'obscurité. A force de tropes, de vocables rares ou inédits, d'importations grecques et latines, de pédanterie mythologique, il jeta tant d'ombre dans
(1) Mentiras arbitreras, abogados, Clerigos sobre mulas, como mulos, Embustes, calles sucias, lodo eterno.
Hombres de guerra medio eBtropeados Titulos y lisonjas, disimulos, Esto es Madrid, mejor dixera infierno.
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ses ouvrages que, pour y voir clair, il fallait beaucoup d'érudition et de sagacité, du précieux même dans l'esprit du lecteur : de là, le succès du genre. Quantité d'hommes importants : Paravicino, prédicateur de la cour ; le comte de Villamediana, celui qui fut assassiné, dit-on, parce qu'il plaisait à la reine, mirent le public, et surtout les femmes, du côté de Gongora. Ces obscurités avaient l'attrait des rébus : quand on lisait les hauts faits « des cloches de plumes sonores qui donnent le signal de l'aube au soleil, lorsque celui-ci, sur son carrosse, quitte le pavillon d'écume », on était flatté de deviner que le poète avait voulu parler des oiseaux. Quand il chantait élégamment : « Le printemps, chaussé d'avril et habillé de mai, voit arriver les roses vêtues, qui chantent, entourées de guitares ailées ; à leur voix, le ruisseau fait de sa blanche écume autant d'oreilles qu'il y a de cailloux dans son lit, » quel triomphe d'avoir compris que ces roses vêtues étaient des bergères !
On affirme que, malgré sa vogue, le poète de Cordoue finit mal. Une maladie lui fit perdre la mémoire et abrégea sa vie : il mourut en 1627, un an avant le cavalier Marin, son émule : ils étaient l'un et l'autre d'une taille élevée et d'une maigreur remarquable. La figure démesurément allongée de Gongora et son goût pour la chronique scandaleuse l'avaient fait surnommer « la cigogne de la cour ».
Bien qu'il fît école de son vivant, il fut discuté par les maîtres, notamment par Lope de Yega, qui dit de lui : « Il voulait enrichir la poésie et la langue d'ornements inconnus. Plusieurs ont adopté ce nouveau genre et ils ont eu raison, car tel homme qui, sous l'ancien système, n'eût jamais été poète, le devient maintenant dans un jour, au moyen de quelques transpositions, six mots la-
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tins, et quatre sentences ou phrases ambitieuses. » Lope se moque ailleurs de ces compositions pleines de tropes et de figures, faces bouffies, comme celle des anges qui soufflent dans la trompette du jugement, ou de ceux qui figurent les vents dans les cartes de géographie (1).
Gongora et son école eurent aussi contre eux celui qu'on a surnommé « le Voltaire de Castille », Quevedo (1580-1645) : en tous cas un homme de beaucoup d'esprit, très ouvert et très libre, qui ne pouvait vivre heureux dans l'Espagne d'alors. Forcé de quitter son pays, à la suite d'un duel, il vécut en Sicile, à Naples et à Rome : après quoi, entraîné dans la disgrâce du duc d'Ossune, il fut détenu dans ses terres pendant trois ans et demi. Son innocence reconnue, on l'exila, puis il redevint libre, mais il demanda des dommages-intérêts et fut exilé de nouveau. Rappelé à la cour et secrétaire du roi, il eut une assez grande situation et se maria un peu tard, à cinquante-quatre ans, avec une femme de qualité qui mourut peu de temps après la fête nuptiale. Arrêté de nouveau comme auteur d'un libelle, Quevedo fut jeté dans le cachot le plus étroit d'un couvent : un ruisseau passait sous son chevet, et il vécut d'aumônes, le corps couvert de plaies, sans chirurgien. Il disait alors : « Il ne me manque pour être mort que la sépulture. » Après vingt-deux mois de détention, on le trouva innocent et on lui ouvrit la porte ; mais trop ruiné pour vivre à Madrid, exténué par la maladie, il alla mourir dans ses terres en 1645.
(1) Esto es una composicion llena de tropas y figuras, un rostro colorado a manera de los angeles de la trompeta del juicio o de los vientos de las mapas.
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On a de lui beaucoup d'écrits, des vers recueillis sous un titre pompeux : El Parnaso espanol, mais qui sont souvent jolis, gais et justes. On connaît mieux ses ouvrages en prose dont quelques-uns, très sérieux, ont fait leur temps; on lit plus volontiers, encore aujourd'hui, son roman picaresque : Vida y aventuras délgran Tacano, imprimé pour la première fois en 1627. C'est l'histoire d'un aventurier, peu vaillant, mais très fourbe, qui cherche à faire sa fortune et n'y arrive pas : la société qu'il parcourt ne vaut pas beaucoup mieux que lui : c'est la moralité du livre. On l'a traduit pourtant dans toutes les langues et plusieurs fois. La première traduction française de Genest est de 1644; on en connaît une autre de Rétif de la Bretonne et d'Hermilly : « le Fin matois ou Histoire du grand Taquin» (1776); la dernière, de M. Germond Delavigne (1843), est intitulée « Don Pablo de Ségovie ».
Quevedo laissa beaucoup d'autres ouvrages comiques ou satiriques, notamment les Cartas del caballero de la Tenaza, contenant la correspondance d'un avare avec sa maîtresse, amusant conflit de rouerie, pour obtenir de l'argent et pour en refuser. Un autre badinage très curieux est intitulé : La Fortuna con seso y la hora de todos (la Fortune ayant de la cervelle et l'heure de tous). Jupiter, fâché des injustices que la Fortune commet journellement, se détermine à tenter une épreuve redoutable : tout homme sera traité selon son mérite. pendant une heure seulement. Cette heure suffit pour tout brouiller dans le monde : le médecin est changé en bourreau, la femme qui fait des mariages est mariée elle-même, et ainsi de suite. Jupiter se hâte de renvoyer la Fortune sur la terre pour tout arranger.
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Une dernière citation pour montrer l'esprit de Quevedo : nous la trouvons dans Ticknor, qui l'a empruntée à l'une des Visions ou Buenos du satirique : « Il me sembla, dit-il, voir un garçon qui fendait l'air et donnait de la voix à une trompette, en soufflant si fort, qu'il s'enlaidissait un peu. Le son de la trompette trouva de l'obéissance dans les marbres et des oreilles chez les morts ; aussitôt toute la terre se mit à remuer, donnant licence à tous les ossements d'aller à la recherche les uns des autres. Après un temps assez court, je vis ceux qui avaient été soldats et capitaines se lever de leurs fosses avec fureur, en croyant que c'était un signal de guerre.
Je notai ensuite la manière dont certaines âmes fuyaient leurs anciens corps, les unes avec dégoût, les autres avec frayeur. A l'un manquait un bras, à un autre un œil ; cette diversité de figures me fit rire. J'admirai de plus leur prudence : bien qu'ils fussent tous mêlés les uns avec les autres, aucun d'eux, par erreur de compte, ne se mettait les jambes ou les bras du voisin. Il n'y eut qu'un seul cimetière où il me sembla que les têtes se troquaient : je via là un notaire à qui son âme n'allait pas bien, et il avait envie de dire, pour s'en détacher, que ce n'était pas la sienne. Quand se fut répandu partout le bruit que c'était le jour du jugement, il fallut voir comme les luxurieux ne voulaient pas que leurs yeux les trouvassent, pour ne pas produire contre eux-mêmes des témoins au tribunal de Dieu. J'aurais ri si, de l'autre côté, je n'avais pas été affligé par la peine que se donnaient quantité de notaires pour fuir leurs oreilles, désirant n'en pas avoir pour ne pas entendre ce qui les attendait. Mais vinrent seulement sans oreilles ceux qui les avaient perdues comme voleurs, et, par oubli, ce ne fut pas le plus
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grand nombre, ce qui m'effraya le plus, ce fut de voir les corps de deux ou trois marchands qui avaient mis leur âme à l'envers et qui avaient tous leurs cinq sens dans les ongles de la main droite. »
Enfin l'Espagne, à la même époque, avait des classiques purs, à qui répugnaient non seulement le cultisme de Gongora, le conceptisme du cavalier Marin, mais encore les libertés de Lope de Vega et des autres. Tels, les deux Argensola, Lupercio et Bartholomé, deux Aragonais qui, au dire de Lope, étaient venus à Madrid pour enseigner le castillan aux Espagnols. C'étaient de bons ouvriers en sonnets, en pastorales, en odes sages, en épîtres rassises, en satires qui ne riaient pas. Tous deux grands personnages : l'un, Lupercio, mourut à Naples en 1613, ministre de la guerre du vice-roi de Sicile, après avoir composé des tragédies correctes, et fondé l'académie des Oisifs (de los Oeiosos), qui lui fit de magnifiques obsèques; l'autre, Bartholomé, homme d'Eglise, laissa des rimes et des travaux d'historien. « Si la langue leur doit beaucoup, dit Quintana, la poésie est loin de leur avoir d'aussi grandes obligations. Ce qu'on a remarqué en eux et ce qui fait le principal fondement de leur réputation, ce sont les défauts qu'ils n'ont pas plutôt que les qualités qu'ils possèdent. » Un auteur sans défaut, un sonnet sans défaut : telle était déjà la prétention des classiques, trois quarts de siècle avant l'Art poétique adapté au goût français. Un élève des Argensola, Villegas (15951669), joli poète anacréontique, mais grisé par un succès trop précoce, ne voulut plus écrire qu'en latin ou en mètres latins, ce qui prouve toujours une certaine fatigue d'imagination.
Dans ces batailles littéraires, où trouverons-nous Cer-
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vantes? Chambellan, puis soldat, il avait vécu en Italie, voyagé de Palerme à Venise; il connaissait les poètes de Florence et de Ferrare, notamment l'Arioste, et on lui a reproché des italicismes; il put donc se déclarer classique et arborer franchement son drapeau. Le fameux chanoine de don Quichotte, l'homme de goût qui a toujours raison, prend parti pour Lupercio de Argensola dont il vante les trois pièces : la Isabela, la Filis et la Alejandra.
« Votre Grâce, seigneur chanoine, dit alors le curé (homme non moins judicieux), vient de toucher un sujet qui a réveillé chez moi de vieilles rancunes. Lorsque la comédie, au dire de Cicéron, doit être le miroir de la vie humaine, l'exemple des mœurs et l'image de la vérité, celles qu'on joue à présent ne sont que des images d'impudeur, des exemples de sottise et des miroirs d'extravagance. En effet, quelle plus grande impertinence peut-il y avoir que de faire paraître un enfant au maillot à la première scène et de le ramener à la seconde homme fait avec la barbe au menton (1) ? »
Enfant au premier acte et barbon au dernier, répétera Boileau qui avait lu Don Quichotte. Le curé continue sur le même ton, critique l'inconvenance de certains personnages (le vieillard bravache, le laquais rhétoricien, la princesse laveuse de vaisselle), soutient enfin l'unité de temps, voire l'unité de lieu, contre le vagabondage des comédies à la mode. « N'ai-je pas vu telle comédie dont le premier acte commence en Europe, le second se conti-
(1 ) Que mayor disparate puede ser en el sugeto que tratamos, que salir un nino en mantillas en la primera escena del primer acto, y en la segunda salir ya hecho hombre barbado ? — Don Quijote, part. 1, cap. XLVIII.
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nue en Asie, le troisième finit en Afrique, et, s'il y en avait eu quatre, le quatrième se dénouerait en Amérique, de façon que la pièce aurait fait le tour des quatre parties du monde ? » Sur quoi, le curé s'élevait contre les drames religieux, les miracles amenés comme coups de théâtre. A qui la faute ? Au goût du jour qui est mauvais, aux comédiens qui s'y prêtent, aux poètes qui, pour vendre leurs pièces, se soumettent aux fantaisies des comédiens. De là tout le mal. Voyez donc « les pièces en nombre infini qu'a composées un heureux génie de ces royaumes avec tant de fécondité, tant d'esprit et de grâce, un vers si élégant, un dialogue si bien assaisonné de saillies plaisantes et de graves maximes, qu'il remplit le monde entier de sa renommée. Eh bien, parce qu'il cède au goût des comédiens, elles ne sont pas arrivées toutes, comme quelques-unes d'entre elles, au degré de perfection qu'elles devaient atteindre. » Par ces raisons, le curé demandait une censure préventive, un réviseur officiel chargé de permettre ou de prohiber la représentation des pièces nouvelles en les jugeant au point de vue du goût.
Quel était donc, « l'heureux génie de ces royaumes » que visait Cervantes tout en fléchissant le genou devant lui ? — Évidemment Lope de Vega, le seul dramatiste qui fût en pleine gloire au moment où parut la première partie de Don Quichotte (1605) ; les autres débutaient à peine ou étaient encore à venir ; Calderon avait cinq ans.
C'est donc à Lope que Cervantes en avait ; c'est devant lui qu'il avait reculé en renonçant au théâtre, et comme il confondait dans la même réprobation les romans de chevalerie et les comédies à la mode, on pourrait croire qu'au commencement du moins le chef-d'œuvre de la littérature espagnole fut pointé contre le système dra-
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matique de Lope de Vega. Non seulement le discours du curé, mais le prologue du livre est plein de malices et de vertes allusions s'adressant au « phénix de la poésie ».
VII.
Le roman de Cervantes n'a plus besoin d'être analysé, résumé, classé, jugé ; il est dans toutes les mains ; on a dit depuis longtemps déjà que tout enfant qui naît assure un nouveau lecteur à Don Quichotte. Il importe seulement de bien établir quelle fut l'idée de l'auteur en prenant la plume et en quel sens cette idée première a été modifiée, dans les trois derniers siècles, par les variations du goût public.
En commençant son livre, vers l'an 1600, Cervantes ne songeait qu'à lancer un manifeste contre la folie romantique, la chevalerie et Le style figuré dont on fait vanité.
Dès les premières lignes, on raillait le galimatias du temps : « La raison de la déraison qu'à ma raison vous faites affaiblit tellement ma raison qu'avec raison je me plains de votre beauté (1). » Cervantes, contemporain de Malherbe, jouait donc le jeu de Malherbe Et réduisait la muse aux règles du devoir.
C'est bien ainsi qu'on prit Don Quichotte à l'origine ; Lope de Vega, bon diable et grand seigneur, ne s'en
(1) La razon de la sinrazon que a mi razon se hace, de tal manera mi razon enflaqueze, que con razon me quejo de la vuestra formosura.
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fâcha pas et reconnut que l'auteur ne manquait ni de grâce ni de style; mais les autres, Gongora en tête, jetèrent feux et flammes, bien inutilement. Le succès fut énorme : ce fut un éclat de rire et un cri de joie/En voyant un étudiant qui marchait un livre à la main et s'arrêtait de temps en temps en faisant des gestes désordonnés : « Ou cet homme est fou, dit le roi Philippe III, ou il lit Don Quichotte. » Dès qu'il eût ouvert l'histoire du chevalier de la Manche, Quevedo voulut brûler tous ses propres écrits. L'Espagne entière applaudit, puis la France : Don Quichotte était déjà traduit dans notre langne en 1616. Dès 1615, des gentilhommes français attachés à une ambassade furent très étonnés, en arrivant à Madrid, d'apprendre que Cervantes n'était pas nourri aux frais du trésor. Louis XIII voulait (dit-on) apprendre l'espagnol pour lire le roman dans l'original. Saint-Evremond déclara que c'était le seul livre qu'il eût voulu avoir.
fait ; Boileau écrivit à Racine : « Je m'efforce de traîner ici ma misérable vie du mieux que je puis, avec un abbé très honnête homme qui est trésorier d'une sainte chapelle, mon médecin et mon apothicaire : je passe le temps avec eux à peu près comme Don Quichotte le passait en un lugar de la Mancha, avec son curé, son barbier et le bachelier Samson Carrasco ; j'ai aussi une servante, il me manque une nièce ; mais de tous ces gens-là, celui qui joue le mieux son personnage, c'est moi, qui suis presque aussi fou que lui. »
Boileau lisait donc le texte espagnol (1687); cependant la traduction de Filleau de Saint-Martin courait déjà le monde depuis dix ans ; elle eut plus de cinquante éditions, bien qu'elle fût moins que médiocre. Tout le monde a cité le mot de Montesquieu :
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« Vous pourrez trouver de l'esprit et du bon sens chez les Espagnols, mais n'en cherchez pas dans leurs livres.
Voyez une de leurs bibliothèques : les romans d'un côté et les scolastiques de l'autre ; vous diriez que les parties en ont été faites et le tout rassemblé par quelque ennemi secret de la raison humaine. Le seul de leurs livres qui soit bon (Don Quichotte) est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres. »
Seulement, ceux qui transcrivent si volontiers les derniers mots de ce passage oublient de rappeler que Montesquieu s'y moque de la promptitude française à porter des jugements. En transmettant cet arrêt à Usbek, Rica se hâte d'ajouter (dans la L XXVIIIe des Lettres persanes) : « Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France, je crois qu'il vengerait bien sa nation. Quel vaste champ, pour un homme phlegmatique et pensif ! Je m'imagine qu'il commencerait ainsi sa description de la France : « Il y a ici une maison où l'on met les fous : on croirait « d'abord qu'elle est la plus grande de la ville ; non, « le remède est bien petit pour le mal. Sans doute que « les Français, extraordinairement décriés chez leurs « voisins, enferment quelques fous dans une maison, « pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont « pas. »
On le voit, le mot si souvent cité de Montesquieu pique la France beaucoup plus que l'Espagne. Cependant les hommes du dix-huitième siècle ne comprirent pas Cervantes : le rire tout franc n'était plus de mode et sentait déjà son vieux temps. Jean-Jacques lui-même, en dépit de son imagination, laissa échapper ce mot presque dur
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dans la seconde préface de la Nouvelle Héloïse: « Les longues folies n'amusent guère : il faut écrire comme Cervantes pour faire lire six volumes de visions. »
Pendant ce temps, en Espagne, on se décidait à élever un monument typographique à la gloire de l'immortel écrivain. La solennelle édition de Don Quichotte, qui parut en 1780, était précédée d'une préface où le roman était exhaussé au niveau des plus hautes épopées : on comparait le chevalier de la Triste Figure au pieux Énée qui était descendu aux enfers, comme son émule descendait dans la grotte de Montesinos. Pareillement la comtesse Trifaldi rappelait Didon, reine de Carthage. Ainsi raisonnait la critique des académies au siècle dernier.
De nos jours, autre guitare : Don Quichotte est remonté aux astres, mais vêtu au goût des temps nouveaux. On mit Cervantes à côté de Rabelais, et on leur assigna la mission d'avoir détruit le moyen âge. Cette idée, on l'a vu, vint à Bernardin de Saint-Pierre; quelques Allemands entrèrent volontiers dans l'opinion de Bernardin.
C'était vers l'an 1800 : en ce temps-là on aimait à nous jeter les étrangers à la tête. Il fut doctement démontré, pendant un ou deux lustres, que l'esprit français était lugubre et qu'il n'y avait de gaieté que dans Cervantes.
Survint un autre Allemand, instruit et avisé, Bouterweck, qui dit tout le contraire et prit le roman tout à fait au sérieux : à son avis, l'auteur espagnol « avait été frappé de la richesse que lui offrait l'idée d'un enthousiasme héroïque qui se croit appelé à ressusciter l'ancienne chevalerie : c'est là le germe de tout son ouvrage. » A la bonne heure, nous voilà petit à petit retournés; Cervantes va devenir un romantique. Sismondi s'empare de l'idée de Bouterweck et en tire tout ce qu'il veut : « Les hommes d'une
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âme élevée se proposent, dans la vie, d'être les défenseurs des faibles, l'appui des opprimés, les champions de la justice et de l'innocence. Comme don Quichotte, ils retrouvent partout l'image des vertus auxquelles ils rendent un culte. Ce dévouement continuel de l'héroïsme, ces illusions de la vertu sont ce que l'histoire du genre humain nous présente de plus noble et de plus touchant. Mais le même caractère qui est admirable, pris d'un point de vue élevé, est risible, oonsidéré de la terre. » Conclusion : le roman est triste; il était si gai tout à l'heure ! Que voulez-vous ? avec des verres fumés, on voit tout en noir.
L'élan donné, on ne s'arrêta plus. Sainte-Beuve a eu sous les yeux une brochure imprimée en 1858, à Porto, sous ce titre : « Don Quichotte expliqué par Oœtz de Berlichingen. » Encore un pas, et nous arrivons à cette sentence de Victor Hugo : « Railler l'idéal, ce serait là le défaut de Cervantes, mais ce défaut n'est qu'apparent ; regardez bien : ce sourire a une larme. »
Ah! que nous voilà loin de l'étudiant qui, sous Philippe III, lisait le livre en se démenant d'allégresse. Et comme il entrait mieux, celui-là, dans l'idée que l'auteur s'était fait suggérer par un homme de sens, son meilleur ami : « Ainsi donc, puisque votre livre n'a d'autre but que de fermer l'accès et de détruire l'autorité qu'ont dans le monde et parmi le vulgaire les livres de chevalerie, qu'est-il besoin que vous alliez mendier des sentences de philosophes, des conseils de la sainte Écriture, des fictions de poètes, des oraisons de rhétoriciens et des miracles de bienheureux ? Mais tâchez que tout uniment et avec des paroles claires, honnêtes, bien disposées (voilà le classique), votre période soit sonore et votre récit amusant que vous peigniez tout ce que votre imagination conçoit,
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que vous fassiez comprendre vos pensées sans les obscurcir et les embrouiller (avis aux cultistes). Tâchez aussi qu'en lisant votre histoire, le mélancolique s'excite à l'hilarité, que le rieur s'y exalte (où est donc le pleur de ce rire?), que le simple ne s'ennuie pas, que l'habile admire l'invention, que le grave ne la méprise point et que le sage se croie tenu de la louer. Surtout visez continuellement à renverser de fond en comble cette machine mal assurée des romans de chevalerie (1) !. »
Cervantes y revient toujours ; il faut la fatuité de notre critique pour s'obstiner à le démentir et à lui enseigner ce qu'il a voulu faire, en découvrant dans son Quoi qu'on die des dessous et des doubles fonds. Que si une satire bouffonne, dirigée contre la manie littéraire d'un siècle et d'un pays, est devenue le régal de tous les pays et de tous les siècles, c'est que, parmi la foule des auteurs qui veulent plus qu'ils ne font, il en est aussi, quelquefois, rarement, qui font plus qu'ils ne veulent. Ils partent le matin pour aller prendre l'air sur la grande route, et se trouvent le soir, en pantoufles, à dix ou douze milles de là.
Chemin faisant (l'Arioste en sut quelque chose), ils ont suivi leur idée ou leur rêve et composé des strophes immortelles. Dans le roman espagnol, tout semble à la fois très fantastique et très réel ; l'excentrique rentre dans le cadre de l'humanité; les figures sont étonnamment vivantes : le barbier, le curé, les hôteliers, les muletiers, Maritorne, Sancho Pança et son âne, même Rossinante et le paysage, les moulins à vent d'Espagne, moins hauts que ceux du Nord et ne dépassant pas la taille moyenne
(1) En efecto llevad la mira puesta a derribar la màquina mal fundada destos caballerescos libros.
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des géants. Tout cela est vrai comme nature, il n'y a que les aventures qui soient folles : on dirait un conte de fées, dont tous les personnages seraient pris sur le fait, et rendus avec une vérité saisissante ; jamais l'imagination et l'observation ne se sont entendues si bien pour créer ensemble et d'accord.
Don Quichotte surtout est un perpétuel sujet d'étonnement pour tous ceux qui écrivent. Certes, au début, ce n'est qu'un maître fou, de ceux qu'on bafoue et qu'on étrille ; mais après tout, ce fou est un homme : en vivant avec lui, on arrive assez vite à le comprendre : comprendre, c'est déjà pardonner. A le regarder de plus près, on ne peut se tenir de l'aimer, bientôt on le respecte et on l'admire. Quel est son tort, en effet? En quoi diffèret-il de ces chevaliers errants qu'on vantait si fort au moyen âge ?
On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter, Blêmir la trahison et se déconcerter Toute-puissante, injuste, inhumaine, usurpée Devant ces magistrats sinistres de l'épée.
Malheur à qui faisait le mal ! Un de ces bras Sortait de l'ombre avec ce cri : « Tu périras ! »
Contre le genre humain et devant la nature De l'équité suprême ils tentaient l'aventure ; Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu, Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu.
Don Quichotte ne voulait pas autre chose : son seul tort était de s'être trompé de siècle et d'avoir attendu, pour entrer en scène, trois ou quatre cents ans de trop : Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux, aurait-il pu dire avec le poète. Seulement, les romantiques de notre temps ont parlé de lui avec beaucoup trop
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de magniloquence ; il en est résulté des fautes de ton et de mesure, qui changent le personnage et nous empêchent de le voir tel qu'il était dans la pensée de l'auteur.
« Sa folie, nous dit-on, n'est qu'une monomanie ; une seule fêlure héroïque, comme celle d'un glaive, entame son cerveau. » Cela paraît faux, parce que c'est dit en trop beau style ; Cervantes était resté dans le vrai en exprimant la même idée plus simplement. « Don Quichotte, nous dit-il, ne perdait la tête que lorsqu'on touchait à la chevalerie, montrant sur tous les autres sujets une intelligence claire et facile, de manière qu'à chaque pas ses œuvres discréditaient son jugement et son jugement démentait ses œuvres. » On a donc tort de mettre toujours un plumet ou un panache au simple bonnet du conteur.
Plus loin, le même critique très éloquent monte au ciel devant le lit de mort du chevalier de la Manche : « Sa folie tombe, et il meurt. il rend sa grande âme à la Raison qui lui revient sous les traits sévères de la mort, comme un soldat rend son épée à un ennemi victorieux. »
La phrase est belle, mais hors de propos : en quels termes parlera-t-on de Roland, si l'on parle ainsi de don Quichotte ? Veut-on la note juste, il faut la demander à don Antonio Moreno parlant au bachelier Samson Carrasco : « Ah ! seigneur, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qu'il possède ! Ne voyez-vous pas, seigneur, que jamais l'utilité dont pourra être le bon sens de don Quichotte n'approchera du plaisir qu'il donne avec ses incartades. Mais j'imagine que toute la science et toute l'adresse du seigneur bachelier ne pourront suffire à rendre sage un homme si complètement fou ; et,
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si ce n'était contraire à la charité, je demanderais que jamais don Quichotte ne guérît, parce qu'avec sa guérison nous aurons à perdre non seulement ses gracieuses folies, mais encore celles de Sancho Pança, son écuyer, dont la moindre action est capable de réjouir la mélancolie même. » (Part. II, ch. LXV.) Voilà comme il faut parler du chevalier de la Manche ; quand nous entrons chez Cervantes, tâchons au moins de prendre le ton de la maison. Les critiques plus récents, les naturalistes, ceux du moins qui méritent ce nom, qui ont de la réflexion et de la culture, Ivan Tourgueneff en tête (1), ont beaucoup mieux parlé du chef-d'œuvre espagnol. N'est-il pas étrange que ces deux figures si dissemblables, don Quichotte et Hamlet, soient nées presque en même temps ? L'homme du Midi est tout aux autres. Les romans de chevalerie lui ont tourné la tête, c'est là qu'il a puisé son idéal, mais cet idéal existe en lui, dans toute sa pureté première : c'est une honte à ses yeux que de vivre pour soi. Chez lui, pas une trace d'égoïsme. Il peut paraître complètement fou, « parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme : il voit bien réellement des Mores vivants dans des marionnettes et des chevaliers dans des moutons. » De plus, il est borné parce qu'il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n'est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d'un objet à un autre. Son tempérament moral est d'une solidité à toute épreuve. « Remarquez bien que ce fou, ce
(1) Dans un article très curieux intitulé Hamlet et Don Quichotte (Bibliothèque universelle, juillet 1879).
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chevalier errant, est l'être le plus moral du monde. Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les séductions comiques et humiliantes où il tombe constamment. Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l'idée, ébloui par sa splendeur. »
C'est donc le dernier chevalier du moyen âge, appartenant à ces temps de folie où l'on s'immolait. Hamlet, au contraire, est le premier des modernes : il représente « l'esprit d'analyse avant tout, l'égoïsme et l'absence de foi : il vit tout entier pour lui-même. Don Quichotte sait tout au plus écrire ; Hamlet tient certainement son journal. »
A son lit de mort, don Quichotte ne rend pas sa grande âme à la Raison, comme il rendrait son épée à un vainqueur; sa fin est beaucoup plus simple. Sancho Pança lui dit pour le consoler qu'ils reparaîtront bientôt pour de nouvelles aventures. « Non, répond le mourant, tout cela est fini; je demande pardon à tous"; je ne suis plus désormais don Quichotte. Je suis de nouveau Alonso le Bon, comme on m'appelait autrefois. »
Alonso le Bon! Gros Jean comme devant! Voilà bien la conclusion d'un livre sage et sain, c'est-à-dire gai jusqu'au bout, bien qu'il fût écrit en des temps d'épreuve et de tristesse. On sait, en effet, qu'aucune misère, pas même la prison, ne manqua aux dernières années de l'auteur nécessiteux qui vivait d'aumônes. Cependant sa bonne humeur ne se démentit jamais. Dans le prologue de ses Novelas ejemplares (1613), il regretta seulement que son portrait n'ait pas été mis en tête du livre ; il eût voulu écrire dessous : « Celui que vous voyez ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et dé-
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couvert, les yeux vifs, le nez courbé, quoique proportionné, la barbe d'argent (il n'y a pas vingt ans qu'elle était d'or), les moustaches grandes, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il n'en a que six sur le devant, encore sont-elles mal conditionnées et plus mal rangées, puisqu'elles ne correspondent pas les unes aux autres, le corps entre deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint clair, plutôt blanc que brun, un peu chargé des épaules et non fort léger des pieds ; ce visage, dis-je, est celui de l'auteur de la Galatée, du Don Quichotte de la Manche, du royage au Parnasse, qu'il fit à l'imitation de Cesare Caporale, de Pérouse, et d'autres œuvres qui courent les rues égarées de leur chemin et peut-être sans le nom de leur maître. On l'appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra. »
Ces « Nouvelles exemplaires » — il ne faut pas prendre le mot d'exemplaire dans son sens actuel — sont ellesmêmes très plaisantes et empruntées directement à la vie espagnole. On y trouve une Gitanilla, qui fera son chemin en littérature : elle et son entourage serviront de modèle aux écrivains de genre et aux auteurs d'opéracomique en tous pays et jusqu'à nos jours. Un autre de ces contes, Rinconete y Cortadillo, présente d'aimables vauriens assez pareils aux camorristes de Naples. Ils vivent dans un monde où l'on se parle très poliment : « Votre Grâce est-elle par aventure un voleur ? — Mais oui, pour servir Dieu et les bonnes gens (1). »
Ce Voyage au Parnasse, dont parle plus haut Cervantes, est une satire en terzines, où le poète se moque de sa
(1) è Es vuestra merced por ventura ladron? - Si, para servir a Dios y a la buena gente.
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pauvreté. Apollon lui dit : « Si tu veux sortir de ta dispute, joyeux, non confus, consolé, plie en deux ta cape et assieds-toi dessus. — Il paraît bien, seigneur, répond Cervantes, que vous ne vous êtes point aperçu que je n'ai pas de cape. — Cela est vrai, reprend Apollon, mais j'aime à te voir (1). »
On le voit, toujours faire contre fortune bon cœur.
Écarté du théâtre par le retentissement des pièces de Lope, il tâcha d'y rentrer, une trentaine d'années après, en s'appuyant sur le triomphe de Don Quichotte. Mais les directeurs de théâtre lui firent froide mine, estimant, peut-être avec raison, qu'il n'avait pas de qualités scéniques : les huit comédies nouvelles et huit Entremeses (intermèdes) parurent en volume chez un éditeur qui en donna quelque argent. Le succès fut mince; les pièces étaient composées à la mode nouvelle : c'était un sacrifice que le poète faisait au public ; il le fit si complètement, avec tant de déférence et si peu de rancune qu'on put croire, cent ans après, qu'il avait voulu, non imiter seulement, mais parodier l'école victorieuse. Cette opinion purement conjecturale est aujourd'hui rejetée : on ne veut même pas que le pauvre Cervantes ait eu la consolation de mystifier son public.
Il ne lui manquait plus qu'un malheur, celui d'être volé ; tout le monde sait qu'Avellaneda s appropria Don
(1) « Mas si quieres salir de tu querella, Alegre, y non confuso, y consolado, Dobla tn capa y sientate sobre ella. »
« Bien parece, senor, que no se advierte,
Lo respondi, que yo no tengo capa. »
El dijo : « Aunque sea asi, gusto de ver te. »
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Quichotte et osa écrire une suite du roman, non sans injurier l'auteur dans sa préface : il y disait du glorieux mutilé de Lépante : Tiene mas lengua que man08 (il a plus de langue que de mains). Cervantes se vengea en donnant de son côté la fin du roman, et en faisant mentir sa propre opinion, que les secondes parties n'ont jamais été bonnes (nunca segundas partesfueron buenas). Don Quichotte ne fit que grandir jusqu'au jour où il redevint le simple Alonso. L'ouvrage eut le plus rare des succès : il atteignit son but et abolit sans rémission les romans de chevalerie ; ceux qui voulurent en faire encore y perdirent leur peine; Cervantes lui-même dans son Persiles y Sigismunda (1617), qui ne fit que paraître et disparaître après sa mort.
Il réussit donc pleinement, dans un chef-d'œuvre gai qu'il continua et qui le soutint dans les mauvais jours de la vieillesse. A moins qu'on n'ait l'esprit très faux, on ne peut se figurer un Cervantes triste. Il garda son courage, et par conséquent son sourire, jusqu'au dernier jour.
On a lu dans la préface de « Persiles et Sigismonde » la rencontre qu'il fit d'un étudiant qui s'écria en lui prenant le bras gauche : « Oui, oui, le voilà bien, ce glorieux manchot, ce fameux tout, cet écrivain si gai, ce consolateur des muses. » On vint à parler de ma maladie, continue Cervantes, et le bon étudiant me désespéra en disant : « C'est une hydropisie, et toute l'eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand même vous la boiriez goutte à goutte. Ah! seigneur-Cervantes, que Votre Seigneurie se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle guérira sans autre remède. Oui, répondis-je, on m'a déjà dit cela bien des fois, mais je ne puis renoncer à boire quand l'envie m'en prend, et il me semble que
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je ne sois né pour faire autre chose de ma vie. Je m'en vais tout doucement, mon pouls me le dit; s'il faut l'en croire, c'est dimanche que je quitterai ce monde.
Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier de l'intérêt que vous me portez. »
On le voit, nulle lâcheté, nulle amertume, nul pessimisme, pas même à la dernière heure, quand le mourant venait de recevoir l'extrême-onction et qu'il écrivait au duc de Lemos lui rappelant une romance d'autrefois : Déjà le pied à l'étrier, Grand seigneur, bien qu'à l'agonie, J'ouvre pour vous mon encrier (1).
Sur lui encore, Sainte-Beuve a dit le mot vrai : « Cervantes, un des bienfaiteurs immortels de la race humaine : j'appelle ainsi ces rares esprits qui procurent à l'homme de bons et délicieux moments, en toute sécurité et innocence. »
(1) Puesto yo el pié en el estribo, Con las ansias de la muerte, Gran senor, esta te escribo.
-----..N'fVV-
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CHAPITRE VIII.
SHAKESPEARE.
I. — Le règne d'Elisabeth. — L'allégorie : Spenser et le poème de la Reine des Fées.
II. — François Bacon et sa philosophie.
III. — L'art poétique de Sidney. — L'euphuisme. — Ben Jonson.
IV-VI. — Shakespeare : son thé&tre, ses personnages.
I.
Cervantes mourut en 1616, la même année que Shakespeare, on a cru longtemps le même jour, parce qu'on ne tenait pas compte de la différence des calendriers.
Shakespeare, né en 1564 (l'année où moururent Calvin et Michel-Ange, où naquit Galilée), fut aussi un contemporain de Lope de Vega et débuta ainsi que lui vers 1590.
Nous avons donc dans l'histoire littéraire ce fait très singulier : deux théâtres, libres, irréguliers, quasi romantiques, naissant en même temps, à Londres et à Madrid, aux deux extrémités de l'Europe occidentale, sans que les auteurs des deux nations, alors en guerre, se fussent connus même de nom, et sans se douter que chacun d'eux travaillait de son côté à une œuvre analogue, très nationale, très populaire, pour son public et pour son pays.
Shakespeare était venu au bon moment, après Henri VIII et la reine Marie, avant Cromwell, à une époque de
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trêve, où les partis et les passions n'avaient pas désarmé, où la guerre, toujours imminente, était pourtant contenue, ajournée par la main puissante d'Elisabeth. L'Espagne était abaissée, l'Angleterre victorieuse prospérait, la reine savait du latin, même du grec, et voulait réformer sa cour à l'italienne ; des hommes très distingués, tels que Sidney, Essex, Raleigh, Southampton, attiraient sur eux les regards par la fougue de leur conduite et l'éclat d'une culture un peu voyante ; enfin, tout portait aux fêtes de l'esprit, excepté les puritains. Un comique du temps, Ben Jonson, accusait ceux-ci de décréter l'ignorance générale, d'interdire les livres grecs et latins et de ne permettre que l'Ancien Testament, parce qu'ils ne se doutaient pas de l'existence du Nouveau. En 1577, les puritains lancent déjà des diatribes contre le théâtre ; en 1589, ils firent fermer deux salles de spectacle où l'on s'était moqué d'eux, mais grâce à Élisabeth, ils n'eurent pas de succès. Sous le règne de cette princesse, on vit en même temps onze théâtres ouverts à Londres, dix fois moins peuplée qu'aujourd'hui (1). Sous Jacques Ier, il y en eut jusqu'à dix-sept.
Cette protection de la reine suffit à pousser dans les lettres des hommes tout à fait supérieurs. Pour la première fois depuis Chaucer, l'Angleterre eut un poète, et, chose remarquable ! ce poète, Edmond Spenser, fit dans son siècle (1552-1599) ce que Chaucer avait fait dans le sien : il s'empara de toute la poésie du temps et la fit sienne, traduisit, par exemple, les Visions de Pétrarque et les Ruines
(1) A la fin du seizième siècle, il y avait à Londres 300,000 habitants au plus; aujourd'hui, l'on en compte 3,816,483, et avec le « greater London » près de 5 millions.
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de Rome de Joachim du Bellay. Dans sa jeunesse, il avait aimé une Rosalinde, qui lui fut ingrate ; sur cette mésaventure, il écrivit un recueil de pastorales et de complaintes, publiées en 1579, avec une dédicace à Philippe Sidney, celui qui, peu après, devait patroner Giordano Bruno. Spenser devint en 1580 secrétaire de lord Grey, vice-roi d'Irlande : il obtint de lui une concession de terres confisquées (1586) et s'occupa d'administration. En Irlande, il reçut chez lui Walter Raleigh, son second protecteur, celui qu'il surnomma le « berger de l'Océan », et il attaqua le poème sur lequel il comptait pour sa réputation : la Reine des Fées (the Faërie queene). C'était rebrousser chemin et se replonger dans l'allégorie. Chaucer était allé du Roman de la Rose à Boccace; Spenser remonta de l'Arioste au Roman de la Rose. Il en eût voulu faire une œuvre colossale, partagée en douze livres de douze chants chacun. Douze livres, douze vertus morales privées dont le poète voulait fournir des exemples aux hommes afin de les former à ces grandes qualités du cœur qu'il figurait par douze héros, reliés eux-mêmes et commandés parle roi Arthur. La Reine des Fées, Gloriana, qui planait sur tout, était the most excellent and glorious person of queen Elisabeth. Tout cela était terriblement allégorique : l'allégorie était la douce folie de Spenser.
Déjà, dans son Calendrier du berger (the Shepherd's Calendar), il avait brodé des églogues sur un canevas de polémique religieuse. Ces bergers étaient des pasteurs de l'Église, fortement animés d'esprit puritain. Nous n'avons que la moitié : les trois premiers livres avaient paru en 1590, trois autres arrivèrent en 1596 : le reste est perdu, brûlé, dit-on, dans la formidable insurrection irlandaise de 1598, où la maison du poète fut incendiée et pillée, et
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où l'un de ses enfants périt dans les flammes. Le pauvre Spenser ne survécut que trois mois à ce désastre.
La critique anglaise traite aujourd'hui bien durement la Reine des Fées et ne la trouve pas même amusante comme récit. Bien que l'œuvre soit incomplète, on n'en regrette pas ce qui manque, et si, des six livres les trois derniers avaient paru avant les trois premiers, on ne s'en serait pas aperçu. Ainsi parle Craik, et Macaulay n'est pas beaucoup plus aimable. « Spenser lui-même, bien qu'il fût assurément l'un des plus grands poètes qui aient jamais existé, n'a pu parvenir à rendre son allégorie intéressante. C'est en vain qu'il a prodigué les richesses de son esprit en peignant la maison de l'Orgueil et la maison de la Tempérance. Le poème entier de la Reine des Fées a le même défaut impardonnable, le défaut d'être ennuyeux.
Nous nous lassons bientôt de ne rencontrer que des vertus cardinales et des péchés mortels, et nous réclamons une société composée d'hommes et de femmes ordinaires.
Parmi les personnes qui commencent la lecture de Spenser, il n'y en a pas une sur dix qui aille jusqu'à la fin du premierlivre, et il n'y en a pas une sur cent qui persévère jusqu'à la fin du poème. Ceux qui assistent à la mort de la bête beuglante sont peu nombreux et bien fatigués. Si les six derniers livres, qui, à ce qu'on raconte, ont été détruits en Irlande, avaient été conservés, le courage d'un commentateur seul eût peut-être été assez robuste pour arriver jusqu'au bout (1). »
Cependant, la poésie de Spenser est peut-être la plus poétique qui fût jamais sortie de l'imagination d'un
(1) Macaulay, Essai sur John Bunyan, traduction Guillaume Guizot, 1865.
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homme : dans nul autre, le sens de la beauté, la complète possession de toutes les ressources de la langue, la musique des mots et des phrases, la profusion des images, la magnificence des descriptions et des objets décrits, n'a été poussée, nous ne dirons pas plus loin, mais si loin. Spenser était un voyant comme Milton, comme Chaucer, comme certains contemporains anglais ; il avait cette étonnante invention des yeux qui crée des merveilles, et revenait du pays des fées, la mémoire toute ruisselante des richesses et des splendeurs qu'il y avait vues, comme s'il y eût bien réellement demeuré. — Par malheur, ces effets-là ne peuvent être rendus en français ; notre vers est trop mince pour porter tant de pierreries. Tout au plus pouvonsnous donner une idée du rythme et de la strophe, qui a gardé le nom de « Spenserienne » et que Byron a adoptée pour Childe Harold. La chasseresse Belphabé, qui va nous apparaître, représente, elle aussi (en attendant Gloriana), la reine Elisabeth.
Son front si beau ne parait pas de chair, Mais couleur d'ange : un éclat qui repose, La pureté du ciel quand il est clair, Les plus doux tons fondus : c'est une rose Qui rougirait parmi les lis éclose, Et le parfum de l'ambroisie en sort.
Jamais mortel ne vit plus belle chose, Frappant les yeux d'un plaisir assez fort Pour guérir un malade ou ranimer un mort (1).
(1) Her fiesh so fair as flesh it seemed not, But heavenly pourtrait of bright angel's hue, Clear as the sky, withouten blame or blot, Through goodly mixture of complexions due ; And in her cheeks the vermeil red did shew Like roses in a bed of lillies shed,
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On voit que cette strophe de neuf vers décasyllabiques se terminant par un alexandrin et offrant de difficiles répétitions de rime n'est pas sans rapport avec l'octave : Spenser, comme Chaucer, savait l'italien et traduisait Pétrarque. Il recueillit ses sonnets sous le titre d'Amoretli (1595). Son ambition était d'écrire douze comédies dans le goût de l'Arioste. Ramener l'Arioste à Chaucer et vivre avec eux au beau pays de Féerie, tel fut le rêve de Spenser. ILva sans dire que ce rêve n'avait pas été arrangé pour les hommes du dix-huitième siècle : la lecture du poème était pour Hume une tâche plutôt qu'un plaisir ; les archaïsmes faisaient alors un bruit de vieille ferraille. Il est étonnant que de nos jours, avant 1818, au temps où Walter Scott écrivait encore en vers, Spenser n'ait pas pris une revanche glorieuse : cette féerie, pays des chevaliers vaillants, des dames protégées, des monstres terrassés, des enchanteurs pleins de secrets bienfaisants ou de mystérieux maléfices, tout cela redevenait à la mode et décorait les pendules en bronze doré. Derrière, il y a un enseignement avantageux, des exemples de vertu, de prudence, de continence.
Le premier des six livres qui restent, celui que les Anglais admirent le plus, c'est la légende du chevalier de la Croix rouge qui personnifie la sainteté, champion de la
vérité : celle-ci apparaît sous les traits de lady Una, une belle dame qu'on persécute. Pour servir lady Una, le chevalier entre dans le labyrinthe de l'Erreur et tue le mons-
The which ambrosial odours from them threw, And gazera' sense with double pleasure fed, Able to heal the sick, and to revive the dead.
(Faerie queent", II, 3.)
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tre qui l'habite ; mais, tenté par l'enchanteur Archimago, emblème de l'Hypocrisie, il est attiré, entraîné par la sorcière Duessa, qui représente la Fausseté, et qui, pour le séduire, a revêtu les traits de sa pure et sainte rivale. De là une séparation pleine de souffrances et de dangers ; ceux que court Una, la noble dame abandonnée par son chevalier, sont décrits avec beaucoup de grâce. Enfin, dans la maison de la Sainteté, le chevalier est instruit dans la repentance : purifié, fortifié par cette instruction religieuse, il tue le dragon et devient le fiancé de lady Una. Tout cela est bien simple, vague, insaisissable, sans contour arrêté, ni réalité, ni consistance ; cela ne vit que par l'imagination du poète et celle du public, lasses l'une et l'autre du brouillard et de la suie, aspirant à de grands espaces bleus où une muse leur donne des fanfares de lumière et de couleur. Voilà pourquoi les lyriques anglais ont toujours été les plus riches, les plus étincelants, les maîtres en bijouterie et en orfèvrerie.
II.
Au reste, en ce temps-là, sous Spenser et après lui, tous les écrivains, par certains côtés, étaient des lyriques; il y avait même dans la prose une demi-poésie ; même dans les sujets sérieux (Laws of ecclesiastical polity, qui sont de 1594), Richard Hooker mettait une langue jeune, fraîche, vivante, pleine de force et d'agilité. Vingt-sept ans après (1621), Robert Burton donnait à son public l'Anatomy of melancholy, qui est peut-être l'avènement du spleen en littérature : on y trouve une érudition énorme et le besoin de l'accumuler, d'en accabler l'attention ahurie du lecteur
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et en même temps de l'assombrir par une continuelle effu-
sion d'humeurs noires, par l'étude minutieuse de cette mélancolie qui l'enivrait et l'obsédait. Voici l'épitaphe de Burton composée par lui-même : Paucis notus, paucioribus ignotus, hic jacet Democritus junior, cui vitam detlit et mortem Melancholia. Son livre devait être fort exploité par les humoristes anglais, notamment par Sterne. Burton fut un Rabelais méthodique, à idée fixe, et poussé au noir.
Le plus important et le plus en vue des écrivains du temps fut François Bacon. On a voulu faire de lui un très grand savant, un très grand philosophe et un très grand auteur dramatique ; assez récemment, on est allé jusqu'à prétendre et à démontrer que les pièces de Shakespeare étaient de François Bacon. Cette opinion n'a pu durer, et il ne reste pas de ce grand personnage une renommée absolument intacte. On a beau vouloir dédoubler l'homme, mettre d'un côté le génie, de l'autre le caractère, on n'arrive pas à oublier que Bacon, né en 1561, après une vingtaine d'années d'études, de voyages, de laborieux efforts pour se caser, avait fini par s'attacher au comte d'Essex et devint, grâce à lui, solliciteur général; arrivé là, il profita de sa situation pour attaquer l'honneur et la vie de son bienfaiteur. Sous Jacques Ier, il grandit en fortune et en crédit, monta de grade en grade jusqu'aux fonctions de grand chancelier, fut fait baron de Verulam, comte de Saint-Albans, puis croula tout à coup sous des accusations terribles, consacrées par un vote infamant.
Lui-même, il dut s'avouer coupable en termes navrants (1)
(1) Upon advised considération of the charge, descending into mine own conscience, and calling my memory to account as far as 1 am able, do plainly and ingenuously confess that 1 am guilty of corruption, and do renounce ail defense.
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et renoncer à toute défense ; au pouvoir, il s'était montré vénal, avide et bas. Mais c'était un génie extraordinaire.
A son avis, pour observer la nature, il ne suffit pas d'avoir des yeux ; il faut, de plus, un art pour diriger ses observations; il en faut un, plus difficile encore, pour interroger les phénomènes : c'est cet art qu'il a recherché, c'est pour le trouver qu'il a institué ses méthodes (le Novum Organum) (1). Il put ainsi rendre d'éminents services à la pensée et à la science, bien qu'il ne fût ni le Descartes, ni le Galilée de son temps. Comme savant, disent de lui les admirateurs tempérés, il a peut-être montré plus d'esprit que de véritable compétence, « il a bien entrevu l'attraction newtonienne, mais il a laissé à Newton l'honneur de l'établir et de la démontrer ». Bolingbroke disait de lui : « C'était un si grand homme que j'ai oublié ses vices. » On le portait très haut au siècle dernier ; nos philosophes le tiraient à eux, le voulaient pour maître. Les matérialistes auraient été flattés de le voir à leur tête : ils eurent tort et lui firent du tort.
Bacon s'affirma toujours très religieux, nous n'avons pas le droit de ne pas le croire sur parole ; en mettant sa doctrine en désaccord avec sa conduite comme font les très petits moralistes, nous n'arriverions qu'à fournir un argument de plus à cette opinion déjà connue, que les bonnes idées ne produisent pas forcément de bonnes actions.
« Je ne fais pas le bien que j'aime et je fais le mal que je hais. » Celui qui a dit cela, c'est Paul, l'apôtre.
(1) Les principaux ouvrages de Bacon sont les Essaya (1597); le Novum organum (1620) ; De augtnentis scientiarum ( 1623 ) et une histoire de Henri VII, remarquable surtout comme œuyre d'art.
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De nos jours, on s'est beaucoup refroidi pour Bacon et l'on aurait voulu beaucoup le diminuer. C'est un illustre Allemand, le chimiste Liebig, qui ouvrit les hostilités en 1863; dans cette déclaration de guerre, on réduisait considérablement le savoir de l'Anglais qui, disaiton, n'embrassait pas les mathématiques. D'autres se levèrent pour le défendre, notamment le philosophe Kuno Fischer, qui se montra, comme toujours, très éloquent dans sa plaidoirie : Francis Bacon und seine Nachfolger (1875). Survint un Italien, M. Pasquale Villari, bon patriote, fort attaché aux gloires de son pays, n'admettant pas qu'on en détournât rien au profit de l'Angleterre et s'écriant en dépit de tout : « Le fondateur de la méthode expérimentale, ce n'est pas Bacon, c'est Galilée (1). »
Avant M. Villari, Georges Lewes, un Anglais, avait osé dire : « Bacon conseillait d'étudier la nature, mais ne pouvait guider le lecteur dans cette étude, n'étant maître d'aucune science ni capable d'apprécier les conditions réelles de la recherche (2). » On daignait pourtant reconnaître que Bacon, malgré les lacunes et les limites de sa compétence, demeura très important dans l'histoire de la philosophie et surtout dans la formation de l'esprit anglais.
Muni d'une plume excellente, il appela l'attention sur l'observation et sur l'expérience qu'il mit à la base, non seulement des sciences naturelles, mais aussi des sciences morales. Ce fut, de plus, un génie éminemment pratique ; pour lui, dit Villari, la science était un moyen de pouvoir : elle seule peut retrouver les lois auxquelles il faut obéir, si l'on veut subjuguer la nature. Les vé-
(1) Arte, storia e JUotofia, 1884.
(2) The History of philosophy (1871).
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rités que la science découvre deviennent pratiquement, dans la vie, des règles de conduite, et des moyens d'assurer la domination de l'homme sur le monde extérieur.
Il résulte de tous ces témoignages que Bacon, fort heureusement pour lui et pour les lecteurs, fut beaucoup plus un écrivain qu'un naturaliste. Au grand désespoir des pédants, il mettait les choses de l'imagination fort au-dessus des sciences exactes : c'est lui qui a écrit ces paradoxes si souvent répétés qu'ils passent aujourd'hui pour des lieux communs. « Plus que tout autre chose, la poésie tend à relever la dignité de la nature humaine. En effet, comme le monde sensible est inférieur en dignité à l'âme raisonnable, la poésie semble donner à la nature humaine ce que l'histoire leur refuse, et satisfaire par des ombres l'âme qui sent le vide et la vanité du réel. Si l'on approfondit le sujet, on découvrira dans la poésie une preuve solide de cette vérité, que l'âme humaine demande et cherche partout plus de gnmdeur et plus d'éclat, plus d'ordre, de variété et d'harmonie, en un mot, plus de perfection qu'on n'en peut trouver dans la nature depuis la chute de l'homme. Or, les événements et les actions dont se compose l'histoire n'ayant point ce caractère de beauté qui plaît à l'âme humaine, la poésie survient qui imagine des faits plus héroïques, et, comme il n'est pas possible à l'histoire vraie de nous montrer dans ses récits la vertu et le crime toujours payés d'après leurs mérites, la poésie la corrige, et fait des dénoûments plus conformes aux lois de Némésis. Ce n'est donc pas sans raison que la poésie semble avoir quelque chose de divin, puisqu'elle nous relève et qu'elle nous ravit dans les régions sublimes ; en appropriant ses fictions aux besoins de notre âme au
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lieu de soumettre notre âme à la réalité, comme le font l'histoire et la critique (1). »
Le plus connu des livres de Bacon, celui qu'on lit encore à l'école et partout, c'est le court volume des Essays, dont le titre fait honneur à Montaigne : le titre et rien autre, car les deux auteurs et les deux ouvrages nese ressemblent pas. Celui de Bacon, loin d'être une causerie à bâtons rompus voletant de sujet en sujet, s'arrête sur un point, l'examine à fond, le discute avec ordre, avec méthode , en fait quelque chose comme un article de revue.
C'est pourquoi Hallam n'y trouve pas assez de vivacité, de souplesse et d'aisance : à son avis, c'est un peu sec et sentencieux. Cependant l'imagination n'y manque pas, ni l'éloquence et les larges perspectives. Que si Bacon proclame en philosophie la souveraineté de l'utile, c'est qu'il est Anglais, et qu'il n'a jamais beaucoup prisé la métaphysique ; écolier à Cambridge, il écartait déjà, tout en l'admirant, la philosophie d'Aristote, « incapable, à son avis, de produire des œuvrer qui servissent au bienêtre de l'homme. »
Ce qui plaît surtout dans Bacon, c'est qu'on retrouve chez lui, définitivement formulées, quantité d'idées qui nous étaient déjà venues à l'esprit et qui s'y étaient gravées comme des vérités indéniables. Celle-ci par exemple : « J'aurais plutôt cru toutes les fables de la légende du Talmud et de l'Alcoran, que je n'aurais admis que cette universelle charpente est dénuée d'intelligence ; et conséquemment que Dieu n'a jamais fait de miracles pour convaincre les athées, parce que ses œuvres ordinaires suffisent à cet effet. Il est vrai qu'une petite philosophie
(1) De augmentis tcientiarum, trad. Paul Stapfer, I, 297.
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incline l'esprit de l'homme à l'athéisme, mais la profondeur en philosophie ramène les esprits des hommes à la religion (1).Il faut donc croire, mais pas tout : Bacon est un de ces esprits tempérés qui craignent de rouler aux extrêmes Il vaudrait mieux, dit-il, n'avoir de Dieu aucune opinion du tout, que d'en avoir une qui soit indigne de lui : car si l'un est incrédulité, l'autre serait outrage, et certainement la superstition est l'opprobre de la Divinité. Sur ce point, Plutarque dit d'excellentes choses : « Assurément, dit-il, j'aimerais mieux qu'une grande quantité de gens vinssent à déclarer un jour qu'il n'y eut jamais de Plutarque au monde, que si ces mêmes gens s'avisaient d'affirmer qu'il y eut bien un Plutarque, mais que ce Plutarque mangeait ses enfants aussitôt qu'ilsétaient nés. »
C'est ce que les poètes racontaient sur Saturne. Et comme l'outrage est plus grand envers Dieu, ainsi le danger est plus grand envers les hommes. L'athéisme abandonne un homme à ses sens, à la philosophie, à la piété naturelle , aux lois, à la réputation : toutes choses qui peuvent le conduire à une vertu morale extérieure, bien que la religion n'y soit pas. Au contraire, la superstition démonte tout cela pour ériger une monarchie absolue dans les esprits des hommes. Il résulte de là que l'athéisme n'a jamais troublé les États, et les temps qui ont incliné vers ces idées négatives (ceux d'Auguste César, par exemple) furent des temps civils. Mais la superstition a été la confusion de plusieurs États et les a entraînés vers une sorte de primum mobile qui met en branle toutes les sphères du gouvernement.
Le maître en superstition, c'est le peuple ; dans toutes les superstitions, les sages suivent les fous (2).
(1) 1 had rather believe ail the fables in the legend, and the Talmud, and the Alcoran, than that this universal frame is without a mind ; and, therefore, God never wrought miracles to convince atheism, because his ordinary works convince it. It is true, that a little philosophy inclineth man's mind to atheism, but depth in philosophy bringeth men's minds about to religion.
(2) It were better to hâve no opinion of God at lion than such
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Tenons-nous-en là, bien que nous puissions citer encore bon nombre d'écrivains anglais qui ont avancé la langue.
L'important pour nous est de désigner ceux qui ont conduit l'esprit anglais sur sa pente : le plus important et le plus influent de tous, à l'époque où nous sommes arrivés fut François Bacon.
III.
Ce fut sur la scène que s'épanouit avec le plus d'éclat la littérature d'imagination, la poésie pure. En Angleterre comme en Espagne, le théâtre était naïvement populaire et n'offrait pas, comme en Italie et comme plus tard en France, un exercice académique, un divertissement de cour. C'est pourquoi les anciennes « représentations », ou spectacles populaires, profanes et religieux, si vite abolis à Rome et à Paris, continuèrent-ils à Madrid et à Londres jusqu'au dix-septième siècle. Sous le règne d'Elisabeth, après l'avénement de Shakespeare, le peuple eut encore des mystères et des moralités. Ce fut la principale raison du système dramatique adopté par la plupart des auteurs : ils eurent à rester fidèles au goût des masses.
Tout ce qu'on a voulu appeler les libertés romantiques, le mélange du comique et du sérieux, par exemple, existait déjà dans les Mystères : le diable était le personnage bouffon des drames religieux. Ce n'est pas qu'on ignorât les règles : depuis longtemps les poètes avaient importé
an opinion as is unworthy of him ; for the one is unbelief, the other is contumely ; and certainly superstition is the reproach of the Deity.
Plutarch saith well to that purpose, etc.
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d'Italie les us et conventions de la Renaissance ; Sénèque fut traduit en anglais dès 1559 ; dès 1561, on donna devant la reine à Whitehall, une tragédie quasi régulière, toute en récits, où tout le monde mourait à la fin, mais dans les coulisses : Gorboduc. De 1561 à 1580, Élisabeth vit jouer un Oreste, une Ipkigénie, un Ajax et Ulysse, un Narcisse, un Alcméon, un Quinctus Fabius et .un Mucius Scevola.
En 1595, Philippe Sidney, le protecteur de Giordano Bruno, de Spenser et de tant d'autres, donnait, presque un siècle avant VArt poétique de Boileau, une Apology for poetry, où les règles classiques sont déjà présentées comme des articles de foi : « La scène ne devrait présenter qu'un seul et même lieu; le temps, selon Aristote et selon le bon sens, ne devrait pas excéder l'espace d'un jour, » tandis que, même dans Gorboduc, ces règles n'étaient pas observées. La licence allait encore plus loin dans les drames populaires. « Là, vous aurez l'Asie d'un côté, l'Afrique de l'autre, et tant de sous-royaumes par-dessus le marché, que l'acteur en arrivant sur la scène doit toujours commencer par nous dire où nous sommes sous peine d'être victimes d'un malentendu. Voici trois dames se promenant et cherchant des fleurs, cela vous oblige de prendre la scène pour un jardin. Peu après, vous entendez parler d'un naufrage dans le même lieu et vous seriez fort à blâmer si vous ne l'acceptiez pas pour un rocher. Mais voici, aussitôt après, un monstre hideux dans un tourbillon de fumée et de flammes, et les malheureux spectateurs sont forcés de se croire dans une caverne. Presque au même moment, deux armées s'élancent sur la scène, représentées par quatre épées et quatre boucliers ; quel serait le spectateur assez cruel pour ne pas se croire en face d'un champ de
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bataille? Quant au temps, on est encore plus généreux, car c'est d'usage que deux enfants de roi tombent amoureux l'un de l'autre. Après bien des contre-temps, madame se trouve enceinte, elle met au monde un beau garçon, qui disparaît, se fait homme, tombe amoureux, devient père à son tour et tout cela en un tour de main, en deux heures de temps. »
C'est exactement ce que nous avons déjà lu dans Cervantes qui, très probablement n'avait point lu Sidney.
Malgré toutes les leçons qu'on lui fit, le drame populaire garde ses coudées franches ; notons d'ailleurs que le sansfaçon de la mise en scène rendait les unités inutiles, favorisait et simplifiait les changements de décor. Deux épées croisées indiquaient une bataille, une chemise par-dessus l'habit constituait une armure de chevalier ; une jupe sur un manche à balai figurait un cheval de guerre. Un théâtre riche, qui dressa son inventaire en 1598, possédait « des membres de Maures, un dragon, un palefroi avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de Turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d'enfer ». Un autre théâtre avait un diable et un pape sur sa mule. Un acteur barbouillé de plâtre représentait une muraille ; il écartait les doigts pour ouvrir la lézarde à travers laquelle Pyrame et Thisbé pouvaient échanger des soupirs. Un homme portant un fagot et une lanterne passait pour l'image de la lune. Un drapeau déployé annonçait le lever du rideau ; un écriteau indiquait les changements de décor ; la scène tendue de noir avertissait que la pièce était tragique. Au commencement, pour attirer l'attention, on jouait le drame en pantomime, usage rappelé dans le fragment dramatique que Hamlet fait jouer devant Claudius. A cause de ces naïve-
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tés, un étrange raffinement : c'est le temps de Lily et de l'euphuisme; encore une variété de l'épidémie littéraire qui sévissait partout. Lily revenait d'Italie, d'où il n'avait su rapporter que les afféteries des pétrarquistes. Ce poète, qu'on nous montre comme un bourgeois de Londres, bon père de famille, « esprit sérieux et religieux, un peu théologien même, » montra, dans son livre d'Euphuès (1579), « le plus singulier mélange qui se puisse imaginer, celui d'une certaine sévérité puritaine dans la pensée et d'une coquetterie extrême dans l'expression » (1).
Cet euphuisme est-il bien différent du marinisme et du gongorisme qui régnaient ailleurs ? Il faut y regarder de bien près pour distinguer les nuances et les dissemblances.
Ce qui caractérise Euphuès, ce n'est assurément pas la délicatesse de nos Précieuses (encore à venir), qui effaceront le mot propre, le remplaçant par des périphrases, et appauvriront la langue pour l'épurer. C'est plutôt l'abus des concetti, des jeux de mots, les tours de prestidigitation, opérés avec des vocables sonores. Un euphuiste dira : « Suis-moi de pied ferme, jusqu'à ce que la semelle de tes escarpins soit usée : » voilà une petite hyperbole qui met l'idée en relief. Mercutio ne fait que paraître, en lançant des fusées, dans les premières scènes de « Roméo et Juliette » ; on disait que Shakespeare s'était débarrassé de ce personnage, parce qu'il craignait de ne pouvoir le mener jusqu'au bout. « Je le tue pour n'être pas tué par lui, » disait l'auteur. Les dramatistes ont dit quelquefois des choses moins modestes. Il importe encore de bien marquer que le roman d'Euphuès précéda les œuvres de Gongora
( l) A. MÉZIÈRES, Prédécesseurs et contemporains de Shakespeare, 1863.
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et de Marini. L'Italien Florio (protégé d'Elisabeth et traducteur de Montaigne), étant fort opposé au drame national et partisan féroce des trois unités, publia en 1598 un dictionnaire des Précieuses intitulé : Un monde de mots. Ce Florio faisait la pluie et le beau temps à la cour.
Shakespeare l'a bafoué dans Peines a: amour perdues.
Il lui fait écrire à une paysanne : « Commanderai-je ton amour? je le puis. Forcerai-je ton amour?
je le pourrais. Implorerai-je ton amour ? je le veux bien. Contre quoi échangeras-tu tes guenilles? contre des robes ! des indignités? contre des dignités ! toi-même ? contre moi ! Sur ce, en attendant ta réplique, je profane mes livres sur ton pied, mes yeux sur ton image, et mon cœur sur tout ton individu.
A toi, dans la plus tendre intention de te servir, Don Adriano de Armado.
Il y avait donc un public très mêlé à satisfaire. Les théâtres étaient des cours d'hôtellerie où le peuple s'entassait à découvert, tandis que les jeunes seigneurs, s'emparant de la scène, riaient, fumaient, jouaient aux cartes ou échangeaient, des lazzis et des projectiles avec la canaille du parterre qui tumultuait à leurs pieds. L'auteur devait plaire en même temps à cette populace très naïve et aux gentilshommes très raffinés qui parlaient comme Florio ou comme Euphuès. Aux uns, l'action violente, les brusqueries, les férocités ; aux autres les mièvreries, les coquetteries, les afféteries. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher bien loin et bien haut l'esthétique particulière de tel théâtre ; il suffit souvent d'étudier avec soin le public : c'est lui qui d'ordinaire nous explique le mieux les auteurs (1).
(1) RmIELIN, Shakespeare-studien, 1874.
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• En arrivant au théâtre, Shakespeare trouva donc des habitudes et des exigences toutes faites : il eut de plus des prédécesseurs qui avaient frayé la route et qu'il fut obligé de suivre, à peine de ne pas réussir. De ces derniers fut Marlowe, né comme lui en 1564, mais qui arriva au public avant lui. C'était, dit-on, un fils de cordonnier qui put faire des études à Cambridge. Il alla chercher fortune à Londres, où il se 'fit comédien et se cassa la jambe en tombant dans une trappe. Dès lors, ne pouvant plus jouer la comédie, il se mit à écrire et vécut dans la débauche : on le fait mourir en 1593, d'un coup de couteau qu'un laquais lui aurait porté dans l'œil. Marlowe ne passa donc que vingt-neuf ans dans ce monde, il n'en trouva pas moins le temps d'avancer l'art dramatique : ce fut lui qui supprima la rime sur la scène anglaise et y installa le vers blanc. Dans sa tragédie RÉdoiiard II, il inaugura le drame historique, ou, si l'on veut, la chronique dialoguée que Shakespeare devait porter si loin. Son « Juif de Malte » est un premier crayon, beaucoup trop noir, de Shylock.
Enfin la « Yie et la mort du docteur Faustus » a fourni des scènes à Goethe. En restant dans les données de la légende, le dénouement du Faust anglais est plus logique et en même temps plus tragique que celui du Faust allemand.
Le docteur est condamné, le temps assigné à ses épreuves et à ses débauches touche à sa fin ; il sent venir la mort et désespère : « 0 mon Dieu (1), le voudrais pleurer, mais le démon retient mes larmes. Que mon sang sorte à la place de mes larmes; oui, ma vie et mon âme ! Oh ! il arrête ma langue ! Je voudrais lever les mains, mais,
(1) Ah, my God, I would weep 1 But the devil draws in my tears.
Gush forth, blood, instead of tears ! Yea, life and soûl ! 0, he stays
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voyez, ils les retiennent, Lucifer et Méphistophélès les retiennent.
Plus qu'une heure, une pauvre heure à vivre. L'horloge va sonner, le démon va venir, Faust sera damné. Oh ! je veux sauter jusqu'à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en arrière ? Regardez, regardez làhaut, où le sang du Christ coule à flots sur le firmament ! Une goutte sauverait mon âme, une demi-goutte. Ah ! mon Christ ! Ah! ne déchire pas mon cœur pour avoir nommé mon Christ ! Si, si ! Je l'appellerai Oh ! il y a une demi-heure de passée ; toute l'heure sera bientôt passée.
0 Dieu, que Faust vive en enfer mille années, cent mille années, mais qu'à la fin il soit sauvé ! Oh 1 l'heure sonne, l'heure sonne. Ah ! que mon âme n'est-elle changée en petites gouttes d'eau, pour tomber dans l'Océan, et qu'on ne la retrouve jamais ! »
Même en français, dans la belle traduction de M. Taine que nous avons suivie, ce monologue a toujours produit un grand eflet : Goethe, qui tergiversait, n'eût osé le faire.
my tongue. 1 would lift up my hands. But see, they hold them, Lucifer and Mephistophilis.
Oh, Faustus, Now hast thou but one bare hour to live, And then thou must be damn'd perpetually.
Rtand still, you ever moving spheres of heaven, That time may cease and midnight never come.
The stars move still, time runs, the clock will strike, The devil will come, and Faustus must be damned.
Oh ! 1 will leap to heaven. Who pulls me down?
See where Christ's blood streams in the firmament : One drop of blood will save me. Oh, my Christ !
Rend not my heart for naming of my Christ.
Yet will 1 call on him.
Oh, half the hour is past : 't will ail be past mow.
Let Faustus live in hell a thousand years, A hundred thousand, and at the last be saved : It strikes, it strikes ; Oh, soul be chang'd into small water drops, And fall into the océan : ne'er be found.
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C'est ainsi que Shakespeare avait autour de lui des rivaux.
De son vivant, les critiques autorisés ne lui concédaient que le sixième ou le septième rang, ce qui était mince.
Outre Marlowe, il y avait Ford, Massinger, Webster, Beaumont, Fletcher, dix autres entre lesquels le suffrage universel hésitait. Dans cette foule il n'y a guère qu'un homme qui doive encore nous arrêter parce qu'il inventa ou voulait du moins inventer quelque chose : il se nommait Ben Jonson.
Né dix ans après Shakespeare, mort vingt et un ans après lui (1574-1637), il ne peut être considéré que comme postérieur au maître. Il fut aussi malheureux que la plupart de ses compagnons de coulisse. Sa mère s'étant remariée avec un maçon, Ben fut voué d'abord à la truelle ; il la quitta pour la plume, alla étudier à Cambridge et s'engagea comme soldat ; ce fut après qu'il devint acteur et auteur.
Entre autres malechances, il eut celle de tuer un camarade en duel. Comme dramatiste, il osa s'attaquer à Shakespeare, malgré la très haute opinion qu'il avait de ce rival déjà vainqueur. Il lança bien sur lui, à son lit de mort, un de ces larges coups d'encensoir qu'échangeaient si volontiers les poètes ; il lui dit, avec emphase : « Tu es un monument, mais, le monument n'est pas une tombe car tu demeures toujours vivant. » C'était là l'éloquence voulue des oraisons funèbres. Dans l'intimité, Ben Jonson montrait moins de déférence : l'auberge de la Sirène a longtemps gardé le souvenir des disputes longtemps prolongées entre Shakespeare, la fine goelette et Ben Jonson, l'homme de science et de suffisance, le puissant vaisseau de haut bord.
Ben avait son idée : il voulait peindre la nature telle qu'il la voyait, dans tout son relief, et en même temps,
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rester classique, dûment serré dans le triangle des règles.
Comme Cervantes et Sidney, il se moquait des auteurs qui, dans la même pièce, montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante ans ; qui, « avec trois épées rouillées et des mots longs d'une toise, font défiler devant vous toutes les guerres d'York et de Lancaster, qui tirent des pétards pour effrayer les dames, étalent des trônes disjoints pour amuser les enfants. » Son intention était de peindre d'après nature et de jouer avec les folies humaines en montrant non plus des monstres, mais des hommes, des hommes comme nous en voyons dans la rue, avec leurs travers et leur humeur, avec « cette singularité prédominante qui, en portant du même côté toute leur puissance et toutes leurs passions », les marque d'une empreinte unique. Voilà ce que se promet Ben Jonson et il se tient parole : sa satire est impitoyable contre les puritains, les usuriers, les coureurs d'héritage, tous les vices et toutes les fureurs du temps, grossis avec une sorte de rage. Son Volpone, prétendu moribond qui exploite et pressure jusqu'au sang ceux qui convoitent sa succession, est vivement enlevé d'une main violente et habile. C'est là une farce lugubre, datant de 1605 ; il en est une autre, Epicene, beaucoup plus gaie où l'auteur nous montre une femme qui ne parle pas : silent thunder, eût dit Byron.
Ben Jonson n'eut pas de bonheur, bien qu'il se fût attiré toutes sortes de protection. Shakespeare lui avait rendu des services ; le roi Jacques sut l'employer à écrire des « Masques », ces comédies lyriques et fantastiques, spectacles fastueux qui se donnaient à la cour ; mais cela ne pouvait suffire pour nourrir ce pauvre homme, très malade, sans argent, toujours libéral, frappé de paralysie et d'hydropisie ne pouvant plus ni quitter sa chambre, ni même
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y marcher seul. Dans l'épilogue de Netv Inn (1627), il disait avec douleur : « Si vous attendiez plus que vous n'avez eu ce soir, songez que l'auteur est malade et triste (1). »
Il ne lui restait plus qu'une consolation, le vin des Canaries. Sa femme, ses enfants étaient morts, et il sentait son talent aussi l'abandonner : « La muse bloquée, claquemurée, étriquée, clouée à son lit, incapable de retrouver la santé ou même le souffle (2), haletait et peinait, dit M. Taine, pour ramasser quelque idée ou ramasser quelque aumône. Ainsi traîne et finit presque toujours tristement et misérablement le dernier acte de la comédie humaine : au bout de tant d'années, après tant d'efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé. » Cela est vrai, mais au bout de peu de temps, ces misères sont oubliées, et l'on ne garde dans la mémoire que des tragédies remarquables au moins pour le savoir et la peine qu'elles ont coûté (Sejanus, hisfail, 1603; Catiline, his conspiracy, 1611); puis cinq ou six comédies (Every man in his humour, 1596; Volpone or the Fox, 1605 ; Epicene, or the Silent ivoman, 1609; the Alchemist, 1610, etc., etc.), études de mœurs et de caractères souvent excessives, exorbitantes, mais produisant des effets et des figures d'une puissante laideur. C'est par là que le dramatiste a réussi, non par des théories classi-
(1) If y ou expect more than y ou had to night, 1.
The maker is sick and sad.
(2) The muse.
lies block'd up, and straiten'd, narrow'd in, Fix'd to bed and boards, unlike to win Health, or scarce breath, as she had never been.
(AnEpistle mendicant, 1631.)
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ques dont nul ne lui a su gré ; cette épithète de classique ne lui allait pas, la violence de son tempérament le rejetait hors des voies battues.
Telles sont les idées qui nous viennent aujourd'hui, quand nous rencontrons Ben Jonson, et, loin de le plaindre ou de le mépriser, nous admirons que son nom ait survécu, gardé même un rang élevé à côté de Shakespeare.
Quand l'auteur de. Volpone fut mort, on prit ce corps exténué qui venait de s'abattre dans les bras d'un prêtre et d'une garde, et on le déposa dans un monument où éclate encore cette épitaphe : « 0 rare Ben Jonson ! »
IV.
Voilà ce que Shakespeare avait derrière lui : un théâtre populaire, un drame national, une cour au langage raffiné, toute la liberté possible et des prédécesseurs qui avaient poussé déjà l'art assez loin. Que reçut-il de plus avant de se mettre au travail ? Les plus érudits l'ignorent. Tout ce que nous savons avec quelque certitude, c'est qu'il naquit à Stratford sur Avon, qu'il se maria jeune et eut des enfants ; qu'il se rendit à Londres, où il joua la comédie et composa des pièces ; qu'il revint à Stratford, où il arrondit sa propriété, fit son testament, rendit l'âme et fut enterré ; toutes choses qui arrivent à beaucoup d'autres. Ceux qui prétendent en savoir davantage prennent leurs conjectures ou les anecdotes du temps pour des articles de foi.
On ne saurait donc, faute de documents, affirmer que la vie intérieure ou extérieure lui ait beaucoup appris. S'il quitta trop tôt sa jeune femme pour aller chercher fortune
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à Londres, cela ne prouve rien contre elle, ni même contre lui : avant tout il fallait vivre. Nous savons d'ailleurs qu'il ne se détacha jamais de sa ville natale et de sa maison : il y revint plusieurs fois pendant sa vie de comédien, et finit par s'y retirer avec 500 livres sterling de rente, qui équivaudraient de nos jours à 40,000 francs ; enfin, il mourut à cinquante-deux ans, après avoir marié ses deux filles : bonne vie de bourgeois très sensé qui se repose de bonne heure, dès qu'il a gagné de quoi vivre honnêtement.
Cet équilibre d'esprit, cette sagesse de conduite ayant déplu à certains critiques, ils sont allés chercher dans les sonnets de Shakespeare de quoi prouver à quel point leur poète était romanesque, passionné, malheureux. Ils y ont vu des déchirements de cœur, une lutte poignante entre l'amour et l'amitié, tous les crève-cœur du génie relégués dans une condition subalterne : sujet inépuisable de discussion pour les commentateurs de loisir. Mais sur un terrain si mouvant, impossible d'établir une opinion qui tienne. Ces sonnets obscurs, ambigus même, mystifient la critique ou plutôt la déconcertent ; plus d'un, et des plus patients, a jeté loin de lui ce recueil de demi-confidences parfois indéchiffrables et souvent contradictoires en se demandant si le « cygne de l'Avon » n'avait pas voulu se moquer de lui.
Il serait donc téméraire d'affirmer que la vie lui donna de fortes leçons directes et personnelles. En revanche, les événements extérieurs, les aventures des autres purent lui apprendre beaucoup de choses, stimuler ses rares facultés d'observation et d'imagination. En ce temps de révolution et, par conséquent de transformation, l'Angleterre offrait tous les contrastes : simplicité, profusion ; rudesse, afféterie ; ingénuité, subtilité ; l'extrême idéal dans le rêve et
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l'extrême brutalité dans la vie. Victor Hugo nous apprend que telle grande dame était levée à six heures et couchée à neuf. Lady Géraldine Kildare, chantée par Surrey, déjeunait d'une livre de lard et d'un pot de bière. Les jeunes femmes du roi Henri VIII se tricotaient des mitaines, volontiers de grosse laine rouge. Dans ce Londres d'alors, la duchesse de Suffolk soignait elle-même son poulailler, et, troussée à mi-jambes, jetait le grain aux canards dans sa basse-cour. Dîner à midi, c'était dîner tard. Les joies du grand monde étaient d'aller jouer à la main chaude chez lord Leicester. Anne Boleyn y avait joué : elle s'était agenouillée, les yeux bandés, pour ce jeu, s'essayant sans le savoir à la posture de l'échafaud. Cette même Anne, destinée au trône d'où elle devait aller plus loin, était éblouie, quand sa mère lui achetait trois chemises de toile, à six pence l'aune, et lui permettait, pour danser au bal du duc de Norfolk, une paire de souliers neufs valant cinq shellings (1). Tels étaient les plus grands seigneurs.
Mais il faut monter plus haut encore. Le roi (Henri VIII) saute les fossés à la perche : il aime si fort la lutte que son premier salut à François Ier est de « l'empoigner à bras le corps, pour le jeter par terre. » La cour assiste à des combats d'ours et de taureaux, où les chiens se font éventrer, où l'animal enchaîné est parfois fouetté à mort. Rien d'étonnant qu'ils se servent de leurs bras, comme les paysans et les commères. Élisabeth donnait des coups de poing à ses filles d'honneur, « de telle façon qu'on entendait souvent ces belles filles crier et se lamenter d'une piteuse manière. » Un jour, elle crache sur l'habit à franges de sir Matthew ; une autre fois, comme Essex, qu'elle tançait,
(1) VICTOR HUGO, William Shakespeare, 1864.
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lui tournait le dos, elle le souffleta. La pauvre Jane Grey était parfois « si misérablement bousculée, frappée, pincée, et maltraitée encore en d'autres façons qu'elle n'osait pas rapporter », qu'elle se souhaitait morte (1). Les mœurs restaient donc féroces : au milieu des fêtes somptueuses et des galanteries savantes, les plus brillants cavaliers, les favoris de la reine (Essex, Raleigh) finissaient sur l'échafaud.
Il y avait de plus à voir de près le peuple le plus brutalement grossier qui fût alors : il se donnait en spectacle, au parterre des théâtres, sans vergogne et surtout sans pudeur. Entre la populace, qui fournissait des types de clowns pour les comédies ou des groupes de citoyens pour les drames antiques, et le monde alambiqué, byzantin de la cour, il y avait les classes intermédiaires que Shakespeare dut examiner de près, puisqu'il les dépeignit si bien : l'hôtelier, le maître d'école, le curé ou le pasteur, le pédant, l'avocat, le médecin, le juge et ainsi de suite, en montant toujours, jusqu'à l'écuyer, au chevalier qui touche au gentilhomme. Ces profils se montraient avec une netteté de contours et une franchise d'accent qu'ils ont perdues dans la société du dernier siècle : Shakespeare a pu les voir encore dans la native rudesse de leurs traits. Muni de tant de documents, que pouvait-il demander encore aux livres ?
On a beaucoup disputé sur ce qu'il avait pu apprendre à l'école et on est arrivé à cette conclusion : point de grec, peu d'italien et de latin, pas beaucoup plus de français.
Sur quoi les pédants se sont mis à relever ses « âneries » géographiques, historiques, chronologiques, les erreurs de fait, les faussetés de ton : il est si doux, pour la médio-
(1) TAINE, Ilist. de la littérature anglaise, t. IER, 425 sq.
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crité, de prendre le génie en faute ! Deux auteurs semblent avoir produit sur Shakespeare une très forte et très profonde impression : Plutarque et Montaigne. Plutarque lui apprit Rome et la dignité de l'histoire ; le second lui apporta, dans une langue pittoresque et facile, toute la sagesse de l'antiquité. C'est par Montaigne que le dramatiste anglais connut Amyot, par Amyot qu'il connut Plutarque.
Ses derniers drames sont pleins de passages empruntés aux Essais; dans le dernier, the Tempest, il introduira l'âge d'or sauvage rêvé par le philosophe gascon. Là, il n'y aurait aucune espèce de trafic : For no kind of traffick Would 1 admit.
Aucune connaissance des lettres, nulle science des nombres, nul nom de magistrat (no name of magistrale), nul usage de service (no use of service) et ainsi de suite naturellement (1). On voit donc que Montaigne fut son homme et qu'il l'étudiait à fond ; ce prétendu ignorant était plein de lectures. Non seulement il avait usé son exemplaire de Chaucer et de Spenser, il savait, de plus, tous les anciens chroniqueurs anglais, ou racontant les époques douteuses de l'histoire d'Angleterre qu'il fit monter sur les planches, la poussant jusqu'au règne de Henri VIII. Il avait, de plus, parcouru toute la même littérature narrative de France et d'Italie. Fables, contes, nouvelles, romans, toutes les aventures possibles ou extravagantes qui intriguaient alors l'oisiveté ou la frivolité du public, il les connaissait. Aussi put-il multiplier sans effort ces pièces
(1) Philarète Chasles, Shakespeare traducteur de Jfontaigne. (Études sur William Shakespeare, etc., 1851.)
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de fantaisie qu'il inventa peut-être et qu'il fit en tout cas réussir autrefois, même aujourd'hui. Dans cette partie de son théâtre, on ne sait au juste où l'on est ni en quel temps ; nous faisons naufrage dans une Bohême qui est au bord de la mer (1) ; le vieil Antigonus y est dévoré par un ours ; on va consulter l'oracle de Delphes et l'on invoque Jupiter ; le peintre du temps se nomme Jules Romain.
Non loin de là, s'étend la forêt des Ardennes (2) habitée par des princes, de grandes dames et des gentilshommes parlant le jargon le plus maniéré du seizième siècle ; on trouve pourtant aussi dans la forêt un lion, un philosophe pessimiste et un serpent. Ou bien, l'on nous mène à Éphèse (3), ville grecque gouvernée par un duc nommé Solinus ; on y trouve un couvent dont l'abbesse est mariée.
Le lieu de la scène est souvent une ville italienne, Messine, Vérone, Milan, Padoue, Venise, ou encore la Navarre, l'Illyrie, ou Vicence ; tous ces pays ont des ducs, le duc de Vienne se nomme Vincentio (4).
La fable est empruntée aux conteurs du temps : c'étaient d'anciens mythes orientaux, importés en Europe au temps des premières invasions, recueillis plus tard en France, en Italie : éternelles histoires qui amuseront la foule, même les happy few, jusqu'au jugement dernier. C'est une jeune fille, Hélène (5), qui,, ayant guéri le roi de France ma, lade, obtient de lui la main d'un gentilhomme qu'elle aime, mais qui la rebute ; elle le suit alors à la guerre sous un déguisement et, grâce à un stratagème, elle obtient le
(1) Winter's Tale.
(2) As you like it.
(3) Comedy of errors.
(4) Measurefor measure.
(5) A Il is vell that ends well.
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prix de sa persévérance et de son amour. — Une autre jeune fille, Viola (1), travestie en page pour servir son bien-aimé, pousse l'abnégation jusqu'à porter des messages d'amour à sa rivale. Un roi jaloux (2) met sa femme en prison et abandonne au bord de la mer sa petite fille nouveau-née qui, recueillie par un berger, sera aimée seize ans après par un prince de sang royal. La reine injustement accusée, qu'on avait mise en prison et qui passait pour morte, a pu se réfugier dans un temple où elle vit, déguisée en statue : au dénoûment, elle descend de son piédestal pour tout arranger en pardonnant à tous.
Une seule fois, Shakespeare essaie de rire à la manière antique et emprunte soit à Plaute, soit à Bibbiena, ou au Trissin ou à vingt autres, le sujet des Ménechmes (3), mais on sent qu'il n'est pas là chez lui. L'intérêt ou l'amusement sortant d'un imbroglio n'est point son fait ; ce qui l'amuse, c'est plutôt l'esprit, l'humour, les coups de bec, l'escrime galante et discourtoise, les saillies d'imagination que lancent les précieuses et les beaux-esprits. Rien de plus vif et de plus impertinent que le duel de langue entre Bénédict, le jeune dégoûté, et l'allègre Béatrice, celle qui disait avec tant de charme : « Quand je suis née, une étoile dansait (4). »
« Contre ma volonté, dit Béatrice à Bénédict qu'elle va chercher jusque dans le parc, je suis envoyée pour vous avertir de venir dîner.
— Belle Béatrice, je vous remercie pour vos peines.
— Je n'ai pas pris plus de peine pour mériter ces re-
(1) Ttoelfih night.
(2) Winter's tale.
(3) The Comedy of errora.
(4) Much ado about nothing.
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merciements que vous n'en prenez vous-même pour me remercier; si cela m'avait été pénible, je ne serais pas venue.
- Alors, c'est plaisir que vous a fait ce message ?
- Oui, à peu près autant de plaisir que vous en auriez à mettre la pointe d'un couteau dans le cou d'une grue.
Vous n'avez pas appétit, signor ? Bonjour, alors. »
Et elle sort; Bénédict, resté seul, fait des réflexions avantageuses : « Ah! ah! contre ma volonté, je suis envoyée pour vous avertir de venir dîner. » Il y a dans ces mots un double sens. « Je n'ai pas pris plus de peine pour mériter ces remerciements, que vous n'en prenez vous-même pour me remercier. » Cela équivaut à dire : « Quelques peines que je prenne pour vous, elles me sont aussi faciles que des remerciements. » Si je n'ai pas compassion d'elle, je ne suis qu'un vilain ; si je ne l'aime pas, je ne suis qu'un juif.
Je vais aller me procurer son portrait. »
Ailleurs (1), c'est un seigneur de la cour de Navarre, Biron, qui attaque Rosalinde, une dame d'honneur de la princesse de France.
« N'ai-je pas dansé avec vous autrefois dans le Brabant ?
— Je sais bien qu'oui, reprend Biron.
- Alors, à quoi bon me questionner?..
- Votre esprit est trop chaud, il court trop vite , il se fatiguera.
— Pas avant d'avoir jeté son cavalier dans l'ornière — Quelle heure est-il, à présent ?
— L'heure où les fous la demandent.
(1) Love's labours lost.
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- Bonne chance à votre masque !
- Bonne chance au visage qu'il vous cache !
- Et que le ciel vous envoie beaucoup d'amoureux, Rosalinde. Amen, pourvu que je ne soie pas du nombre. »
Shakespeare se plaisait dans ces assauts de paroles. Un pareil goût porte à l'épigramme, et l'épigramme s'attaque surtout aux laideurs ; aussi a-t-on taxé le poète de pessimisme. Il avait trop d'esprit pour tomber dans ce travers.
Les pessimistes de son théâtre sont d'honnêtes gens, parfois très gais, qui s'amusent à jouer un air de satire contre le genre humain. Ce Jacques le Misanthrope qui se sauve dans la forêt des Ardennes pour vivre seul, à l'écart, oublieux, oublié, chante un fort joli couplet sur nos misères : « Le monde entier est un théâtre où tous', hommes et femmes, ne sont que des comédiens : ils ont leurs sorties et leurs entrées, et le même homme, en son temps, peut jouer plusieurs personnages, les actes de sa vie étant sept âges différents. D'abord, c'est l'enfant, qui geint et bave entre les bras de sa nourrice ; après, l'écolier pleurnicheur avec sa gibecière et son brillant minois du matin : comme un limaçon, il se traîne à contre-cœur vers l'école ; puis l'amoureux qui soupire comme une fournaise une lamentable ballade, faite à l'honneur des sourcils de sa maîtresse; puis le soldat, plein de jurons étranges, barbu comme un léopard, jaloux en honneur, prompt et vif à la querelle, cherchant la bulle d'air de la renommée jusque dans la bouche du canon; puis le juge au beau ventre rondelet, bourré d'un bon chapon, yeux sévères, barbe à coupe formaliste, plein de sages dictons et de sentences à la mode : voilà le personnage qu'il fait. Le sixième âge nous le transforme dans le personnage du maigre Pantalon, avec ses pantoufles1, ses lunettes sur le nez et son aumônière au
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côté ; la chemise de sa jeunesse, si elle avait été conservée, serait trop large d'un monde pour son torse efflanqué, et sa forte voix virile, redescendue au fausset de l'enfant, rend maintenant des sons de flageolet et de sifflet. Enfin, la dernière scène de toutes, celle qui termine cette étrange histoire pleine d'événements, est la seconde enfance et le complet hébétement : plus de dents, plus d'yeux, plus de goût, plus rien (1). »
Tout ce monde (Orlando, Rosalinde, Viola, Bénédict, Béatrice, Mercutio, dans Roméo et Juliette) est plein d'esprit, et c'est un esprit de mots; cependant Shakespeare semblait réprouver le style mièvre d'Italie et le style fanfaron d'Espagne : on a déjà vu avec quelle verve il ba-
fouait le pauvre Adriano de Armado. En lisant une lettre de ce personnage, la princesse de France demanda : « Quelle est la plume de paon qui a rédigé cette lettre ?
Quel est le coq de clocher qui en est l'auteur ? » La princesse avait raison, mais elle-même et toute cette cour de Navarre où elle était tombée, une cour de jeunes savants qui veulent oublier le monde et la vie pour ne se vouer qu'aux livres, tous ces raffinés ne sont guère moins précieux que don Adriano de Armado. C'est Euphuès contre Gongora : ils se valent.
Ce qu'il y a de charmant toujours dans Shakespeare, même dans ses comédies un peu fardées et musquées, ce sont les figures de femmes : la chaste Hermione ; Pauline, une héroïne de l'amitié ; Viola, si obstinément dévouée ; Hélène, que ne rebute aucune marque de mépris, quand c'est le bien-aimé qui la tourmente ; Isabelle (dans Measurefor measure), si pathétique lorsqu'elle va demander la
(1) As you like it, acte II, se. 7 (trad. Montégut).
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grâce de son frère, si fièrement indignée lorsqu'elle refuse cette grâce au prix d'une mauvaise action. Le frère, en revanche, le jeune Claudio, n'est qu'à fleur d'homme. Il pousse un cri d'une poignante vérité, dans son cachot, la veille de l'exécution décrétée, lorsqu'il apprend de sa sœur qu'elle ne le sauvera pas en se déshonorant.
« Isabelle ! — Que dit mon frère ? — La mort est une terrible chose (1) !
Ce sont là des figures idéales, mais il en est d'autres, Catarina, par exemple, l'enfant gâtée qui est devenue terrible et qu'il s'agit de dompter : c'est Petruccio, qui s'en charge et qui la guérit par l'homéopathie (Taming of the skreUJ). Ici le poète pouvait prendre d'après nature et trouver assez près de lui son modèle : on le dit, mais on n'en sait rien ; quoi qu'il en soit, la peinture est franche et juste. Le dramatiste n'allait pas volontiers au hasard et ne suivait pas servilement la tradition. Les masques de la comédie antique ne l'attiraient pas : le soldat fanfaron, par exemple, le miles gloriosus, n'apparaît que dans une de ses pièces (AU is well that ends UJell) sous le nom français de Parolle (sic).
Bien plus nombreux sont les personnages que Shakespeare a pu voir de ses propres yeux : tel est cet Holopherne (Lovés labours lost), chez qui l'on a cru reconnaître l'Italien Florio, favori de la reine. Le puritain apparaît aussi dans ses comédies, mais timidement, masqué encore sous un nom italien, Malvolio, et relégué dans une Illyrie
(1) 0 Isabel 1 — What says my brother ?
— Death is a fearful thing.
(Measure for measure, acte III, se. 1.)
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fantastique. Il est intendant de la comtesse Olivia, qui le connaît bien.
« Oh ! vous avez la maladie de l'amour-propre, Malvolio, et vous avez le goût d'un appétit dérangé. Quand on est généreux, sans remords et de franche nature, on prend pour des flèches à moineau ce que vous tenez pour des boulets de canon. Il n'y a rien de malveillant dans un bouffon émérite qui ne fait que plaisanter, comme il n'y a rien de plaisant dans un sage prétendu discret qui ne fait que censurer. > Dans la même pièce (le Soir des Rois), on revient sur ce personnage. Marie, la soubrette, dit à sir Tobie, oncle d'Olivia : « Eh bien, Monsieur, cet homme est par moments une espèce de puritain.
— Oh ! si je croyais cela, s'écrie sir André, je le battrais comme un chien.
- Quoi ! demande sir Tobie, s'il était puritain ?.
- C'est un diable de puritain, répète Marie, ou à coup sûr ce n'est rien moins qu'un homme accommodant ; un âne plein d'affectation, qui, sans étude, sait la société par cœur, et débite ses maximes par grandes gerbes, tout féru de lui-même et se croyant tellement bourré de perfections qu'il est fermement convaincu qu'on ne peut le voir sans l'aimer, c'est dans ce travers même que ma vengeance va trouver un notable sujet de s'exercer. »
On voit déjà sur ce théâtre de fantaisie que ce qu'il cherchait avant tout, c'était l'homme. Les aventures ne l'intéressaient guère : il les reproduisait exactement ou ne s'en inquiétait pas, selon le caprice du jour. Tout cela lui paraissait secondaire ; les faits le remuaient peu, même ceux de sa propre vie. Aussi ne faut-il pas chercher dans
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son œuvre un lyrique, il ne l'était que dans l'expression, toujours éclatante et poétique; nul n'oubliera jamais la scène du balcon entre Roméo et Juliette, ou le duo de Jessica et de Laurent dans le jardin de Portia (1).
« La lune resplendit, s'écrie Laurent. Dans une nuit pareille à celle-ci, pendant que l'air caressant baisait doucement la cime des arbres qui frémissaient à peine, dans une nuit pareille, Troïlus monta sur les murailles de Troie et, regardant vers les tentes des Grecs, mit toute son âme dans un soupir, en songeant que Cressida y dormait.
— Dans une nuit pareille, Thisbé, craintive, foula d'un pied léger la rosée et vit l'ombre du lion avant de le voir lui-même, et, affolée, prit la fuite.
— Dans une nuit pareille, Didon, une branche de saule à la main, se tint sur le rivage de la mer farouche, rappelant avec des gestes désespérés son amant à Carthage.
— Dans une nuit pareille, Médée cueillit les herbes magiques qui rajeunirent le vieil iEson.
— Dans une nuit pareille, Jessica s'envola de la maison du riche juif (son père) et, riche d'amour, courut de Venise à Belmont.
— Et dans une nuit pareille, le jeune Laurent lui jura qu'il l'aimait bien, et lui vola son cœur par mille serments de fidélité, dont pas un n'était vrai.
— Et dans une nuit pareille, riposte Laurent, la jolie Jessica, comme un petit démon mutin, calomnia son bienaimé, et il lui pardonna. » Un peu plus loin, Laurent s'écrie : « Assieds-toi, Jessica. Vois comme le parquet du ciel
, (1) The Merchant of Venice, act. V, sc. 1.
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est jonché de patènes d'or. Le moindre de ces globes, où s'attachent tes regards, module par son mouvement comme une hymne d'ange accordée aux voix des chérubins dont les yeux restent jeunes. Cette musique est dans les âmes immortelles, mais tant que nous restons captif de nos grossiers vêtements de boue, elle ne parvient pas à nous, nous ne l'entendons pas (1). »
Shakespeare eut le langage lyrique de son temps et le mania d'une main très souple et très ferme ; il ne fut pourtant pas un lyrique dans la stricte acception du mot, un homme qui se regarde, s'écoute, se palpe, se prend pour sujet, se chante lui-même ; un de ces malheureux qui n'ont cessé de pleurer avec les saules de Babylone depuis Pétrarque jusqu'à Leopardi, même au delà. Au contraire, s'il est un homme qui se soit effacé dans son œuvre, ce fut bien lui. « Un bon lecteur, disait Emerson, peut, d'une
(1) Sit, Jessica. Look how the floor of heaven Is thick inlaid with patines of bright gold : There's not the smallest orb which thou behold'st But in his motion like an angel sings, Still quiring to the young-ey'd chérubins.
Such harmony is in immortal souls ; But, whilst this muddy vesture of decay Doth grossly close it in, we cannot hear it.
(The Merchant of Venice, acte V, sc. 1.)
Voir aussi la chasse du lièvre dans le poème de Venus and Adonis.
Du lyrisme & l'euphuisme il n'y avait alors qu'un pas. M. Paul Stapfer relut, dans l'autre poème de jeunesse que Shakespeare a signé, the Rape of Lucrece, cette phrase étonnante sur Lucrèce endormie : « Sa , main de lis est sous sa joue de rose, frustrant d'une caresse légitime cet oreiller qui se sépare en deux, et des deux côtés se relève pour réclamer le baiser qui lui est dû. » Shakespeare et l'antiquité, t. Ier, 120 (1879).
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certaine façon, faire son nid dans le cerveau de Platon, et se mettre à penser de là, mais non dans le cerveau de Shakespeare ; nous restons toujours à la porte. (1) » Ses œuvres ne nous donnent sur lui aucun renseignement ; on a déjà vu que les Sonnets ne fournissent que des documents fort troubles et passablement équivoques ; on en pourrait dire autant de ses drames, où il évite de se montrer. Cette discrétion n'a fait qu'intriguer davantage la curiosité des critiques allemands : l'un d'eux, et non des moindres, Gervinus (1), a voulu déterminer l'évolution du caractère et du talent de son auteur, d'après la chronologie de ses pièces. Au commencement, beaucoup d'hésitation et de tâtonnements : le petit paysan de Stratford arrive à Londres et ne trouve pas sa voie : alors il imite, ou collabore, ou reprend de vieux sujets qu'il traite librement, en les marquant de sa griffe (Titus Andronicus, Pericles, Henry VI, etc.). Ce métier de subalterne dure peu. Arrive bientôt le plein épanouissement de la jeunesse et du bonheur (1591-1598) : c'est le temps des comédies gaies (Two gentlemen of Verona, Midsummer night's dream), des amours comiques et même tragiques ; c'est alors que Roméo et Juliette peuvent répéter le vers si touchant de Dante :
Amor condusse noi ad una morte.
Survient une troisième période de maturité, de tristesse ; les tragédies se suivent, plus nombreuses que les comédies, les grands drames, tous pleins de terreur ou de
(1) A good reader can, in a sort, nestle into Plato's brain and think from thence, but not into Shakespeare's ; we are still out of doors. —
Emerson, Representative men.
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pitié, paraissent coup sur coup entre 1605 et 1611 : King Lear, Macbeth, Julius Cœsar, Antony and CleopclJtra, Coriolanus, Othello. Mais tout cela est conjectural.
Après Malone, Chalmerset Drake qui avaient essayé de se mettre d'accord pour fixer la chronologie des drames et qui n'y sont point parvenus, d'autres ont amené des opinions ou des hypothèses nouvelles. On se perd dans toute cette érudition, dans toute cette sagacité dépensée pour démasquer un homme et le refaire au goût du public. Le critique chasse le poète qui passa toute sa vie à se dérober, l'arrête au coin d'un bois, le fouille sans vergogne, l'interroge, non seulement sur ses plaisirs ou ses peines d'amour, mais encore sur ses opinions : fut-il protestant ou catholique ? Shakespeare ne répond pas. Dans tels de ses drames, il flétrit la cour romaine, l'épiscopat qui absout Richard III, l'invincible Armada qui voulait ramener l'Angleterre aux anciens dogmes ; ailleurs cependant, avec une tolérance périlleuse, il semble admettre le purgatoire, la confession, le couvent, même le crucifix; il ennoblit, en y enveloppant la tête d'un souverain, la cagoule du moine : « il allie la race arabe à la race chrétienne, en mariant Othello à Desdemona, comme en mariant Lof* renzo à Jessica, il réconcilie la famille chrétienne avec la tribu juive (1) ». Cependant cette intention si probable, Shakespeare ne l'a jamais avouée ; ici encore ce sont les commentateurs qui lui ont forcé la main.
Connaissons-nous mieux sa politique ? Plusieurs de ses contemporains, même au théâtre, se piquaient d'arborer un drapeau : Massinger se disait républicain, Beaumont et
(1) François-Victor Hugo, traducteur, Œuvres complètes de Shakespeare, introduction au tome XII (1873).
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Fletcher, légitimistes. Shakespeare fit-il comme eux? On ne le sait pas. Certes, dans ses drames historiques, il a l'air d'exécrer « ces tyrans divers qu'on nomme peuple ou roi », et d'ajouter avec un des nôtres : que ces malfaiteurs
Déshonorent la pourpre et salissent la boue, La honte qui les couvre est la même pour moi !
mais il nous montre aussi des figures royales d'une grande majesté ; d'autre part, dans Julius Gmart c'est le républicain, le régicide Brutus qui a le beau rôle. Il est donc impossible d'entrer dans la pensée de Shakespeare : il ne patronait aucune idée, parce qu'il les comprenait toutes et que, parvenu à une certaine hauteur de génie, l'homme supérieur cesse de pouvoir être partisan. Les comédies et les drames ne nous renseignent que sur certaines théories littéraires de notre auteur. Nous pouvons déterminer assez nettement ce qu'il pensait des unités. Il n'en pensait rien, ne les acceptait pas comme règle, profitait des libertés acquises et, en général, s'affranchissait le plus possible de toutes les conventions. Il se raille quelque part par la bouche de Polonius, de toutes les classifications qui encombraient déjà la scène.
« Les acteurs sont ici, Monseigneur. les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale comique, l'histoire pastorale, la tragédie historique, la tragi-comédie, les pièces avec unité ou les poèmes sans règles. Sénèque ne peut être lourd, ni Plaute trop léger pour eux ; pour le genre régulier, comme pour le genre libre, ils n'ont pas leurs pareils. »
On a cru longtemps, en lui prêtant nos préoccupations de 1830 que c'était un rude condottière du romantisme
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et qu'il livrait sur son théâtre du Globe des batailles d'Hernani. Tout au plus discutait-il ces questions avec Ben Jonson, au cabaret de la Sirène. Tel critique en retard voyait encore, il y a dix ans, dans TroU/us and Oressida une sorte de parodie de l'épopée et du théâtre grec ; quelque chose comme la Belle Hélène.
Rien de plus inexact. La pièce est tout simplement une de ces légendes antiques, refaites par le moyen-âge, ramassées par nos chroniqueurs et fabliers, reprises par Boccace et par Chaucer. Il importe de noter que l'Europe, Rome en tête, adopta surtout les légendes troyennes, où les Troyens étaient sympathiques (1) : Énée, Hector, Troïlus et leurs descendants : Francion, Brute, etc., fondateurs des dynasties qui devaient régner en Occident.
Shakespeare était, comme tout le monde, pour les Troyens ; voilà pourquoi il bafoue les Grecs et ménage Hector. Là comme partout, il cherche l'homme : que l'humanité dans Cressida, dans Troïlus, dans Pandarus, dans Thersite, et jusque dans Diomède qui marchait sur la pointe des pieds !
A côté de cela, s'exaltaient des morceaux grandement tragiques ; on voyait Cassandre en fureur traverser la scène en roulant des prophéties foudroyantes, et l'on ne pouvait entendre sans émotion les lamentations de Troïlus sur la mort d'Hector, son ami. Le drame n'est donc pas une parodie, et les règles n'y sont pas violées plus qu'ailleurs ; Shakespeare ne s'en tourmentait guère : il lui arriva même, peut-être sans le vouloir, de les observer, ce fut dans sa dernière œuvre, the Tempest.
Une fois dans Winler's Tale, il eut à enjamber d'un seul bond seize années entre le troisième et le quatrième acte.
(1) Paul Stapfer, Op. cit.
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Étonné lui-même de la liberté qu'il avait prise, il crut devoir la justifier en amenant le Temps en personne sur les planches, déguisé en Prologue et chargé de dire tout franc au public : « Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous les hommes ; objet de joie et de terreur pour les bons et pour les méchants ; moi qui fais et qui défais l'erreur, je prends ici sur moi (car je me nomme le Temps) de me servir de mes ailes. Ne me faites point de reproche, n'incriminez pas mon vol rapide, si je glisse par-dessus seize années, laissant inexploré tout ce vaste intervalle, puisqu'il est en mon pouvoir de renverser la loi, et, dans l'espace d'une des heures dont je suis le père, de fonder et d'anéantir une coutume. Laissez-moi rester ce que je fus, ce que je suis toujours, avant l'ancien ordre de choses comme avant le nouveau. Je demeure le témoin des siècles écoulés qui ont inauguré des usages maintenant abolis ; je survivrai aux plus récentes innovations qui règnent de nos jours, et je ternirai l'éclat du temps présent qui, semblable à ce conte, ne sera bientôt plus qu'une vieille histoire. Avec votre permission, je retourne mon sablier et j'avance considérablement mon récit, comme si vous aviez dormi dans l'intervalle. »
C'est ainsi qu'il se tira très aisément d'un scrupule.
Il prenait pourtant son art au sérieux. A regarder de près son œuvre, on constate avec étonnement qu'il n'inventa rien et n'innova pas. Cependant, si on le suit de près, on arrive à cette conclusion inattendue qu'il essaya sur le théâtre anglais la même réforme qui devait être poussée si loin sur le nôtre. Il adoucit le drame, l'apaisa, en écarta de plus en plus les clowns, en éteignit le feu d'artifice des hyperboles. Il voulait que Hamlet fût un
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cavalier. Il demande aux comédiens de rester dans le simple et dans le vrai, de parler couramment : « Si vous braillez cette tirade comme font beaucoup de nos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par le crieur de la ville. Ne sciez pas l'air avec vos bras, usez de tout sobrement. Au milieu du torrent, de la tempête, du tourbillon même de la passion, ayez et conservez une modération qui lui donne de l'harmonie. »
Ainsi parle Hamlet aux comédiens ; tout l'art classique est dans ce précepte.
« Cela me blesse, ajoute-t-il, jusque dans l'âme de voir un robuste gaillard à perruque échevelée mettre une passion en lambeaux, voire en haillons, et fendre les oreilles de la galerie, qui généralement n'apprécie qu'une pantomime incompréhensible et le bruit. Je voudrais faire fouetter ce gaillard-là, qui exagère ainsi le matamore et outrehérode Hérode. »
Shakespeare va plus loin ; il ne se contente pas de donner d'excellents conseils et de magnifiques exemples, il combat face à face l'enemi, le précieux, l'euphuisme.
L'enflure italienne et espagnole régnait avant lui, à Londres, comme elle régnait avant Corneille, à Paris.
Hamlet ose parodier, devant un public de précieux ridicules, les festons et les astragales du grand style maniéré : « Pyrrhus est maintenant tout gueule : il est horriblement coloré du sang des mères, des pères, des filles, des fils, cuits et empâtés sur lui par les maisons en flammes qui prêtent une lumière tyrannique et damnée à de vils massacres, etc. »
Voilà tout ce qu'on peut affirmer avec quelque certitude sur la carrière du dramatiste, les progrès de son talent et
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l'influence qu'il exerça pendant sa vie. Après avoir débuté par l'imitation, il fit en esprit son voyage d'Italie, d'où * il rapporta les poèmes érotiques de Vénus et de Lucrèce.
Plus tard, il se corrigea de ses défauts. Ses premières œuvres sont les plus précieuses : les comédies les plus débordantes, les drames historiques les plus féroces (Richard III). Petit à petit, il s'apaise, le progrès qui se fait en lui est celui que produit partout la culture qui avance : la pensée s'élève, la forme se dégage et s'éclaire, l'esprit comme la main s'adoucit. La dernière des comédies qu'il ait laissées est entièrement classique, non seulement de coupe mais de mouvement et d'impression : c'est une œuvre calme. Mirande épouse Ferdinand, le sylphe Ariel triomphe de Caliban le mauvais drôle, et Prospero le charmeur, l'enchanteur, le poète, brise sa baguette magique pour aller se reposer dans la paix des champs sous le toit rustique de Stratford.
Tel est l'effet produit sur ses contemporains. Bientôt après sa mort, il paraîtra sauvage ou du moins inculte.
Miltoxi l'appellera le wild Shakespeare. De son temps, on l'appelait le poète à la langue de miel. Il adoucit donc le théâtre, mais ce fut là son moindre mérite. Un autre eût pu le faire sans avoir son génie, et à défaut de cet autre, le mouvement naturel de la civilisation. Ce qu'il y eut en lui de merveilleux, d'inexplicable, ce fut une faculté maîtresse que ni la race, ni le climat, ni le milieu n'auraient pu produire tout seuls. Il fut le plus étonnant créateur d'hommes qui ait existé en littérature. C'est par là qu'il domine de toute la tête ses contemporains, ses devanciers et ses successeurs.
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Y.
Regardez-les donc, ces hommes qu'il a créés ou plutôt élevés, poussés au point où, sans cesser d'être des individus, ils deviennent des types.
C'est un point à souligner dès à présent pour qu'il ne soit jamais perdu de vue : les personnages de Shakespeare, tous distincts, n'avaient pas la prétention de rendre un caractère abstrait, tout d'une pièce, n'existant que par sa passion ou son ridicule, son vice ou sa vertu. Othello par exemple, c'est sans doute le jaloux ; pour ceux qui aiment à symboliser, ce sera peut-être la jalousie. Pour le dramatiste, c'est autre chose encore : un More, un capitaine, un généreux qui a le sang chaud, se monte la tête, agit en Africain. Que sont auprès de lui les Orosmane ? Sedaine disait, au siècle dernier : « Celui qui n'a su prendre que Zaïre dans Othello y a laissé le meilleur. »
Il est difficile cependant de nous reconnaître au milieu de cette foule sortant de terre à l'appel de Shakespeare et accourant à lui, de l'antiquité, du monde romain, du moyen âge, de la renaissance, de tous les coins de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre où il avait tant de modèles sous la main. Cette multitude peut être partagée en plusieurs groupes : les précieux, les passionnés, les scélérats, les bouffons par-dessus lesquels triomphe le gros Falstaff. Les précieux, nous les connaissons déjà pour les avoir rencontrés dans les comédies : c'est Biron et Rosalinde, Béatrice et Bénédict, la princesse de France et le roi de Navarre, c'est enfin ce charmant Mercutio qui n'avait qu'un défaut, celui de trop aimer les querelles.
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Cependant, loin d'avouer cette faiblesse, il la reprochait à d'autres et disait à son ami Benvolio : « Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre. Toi ?
mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l'œil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l'œuf est plein du poussin ; ce qui ne l'empêche pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'avoir été battue à chaque querelle. Tu t'es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'astu pas cherché noise à un tailleur parce qu'il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c'est toi qui me fais un sermon contre les querelles? »
Quant aux passionnés et aux scélérats, nous les retrouverons dans les grands drames historiques et psychologiques.
Place maintenant aux bouffons, à ce Falstaff, le plus colossal de tous, si exorbitant de toutes manières qu'on le croirait inventé par Rabelais. Il s'est mis, non seulement hors la loi, mais hors de toute règle : n'ayant que des vices et les ayant tous, il pousse l'immoralité jusqu'à des hauteurs où on ne la voit plus. Aussi, ne contrariait-il pas la pruderie de la reine Elisabeth ; aujourd'hui encore, il amuse tous les Anglais : l'épaisseur de sa graisse suffit à les mettre en joie. Ce qui le sauve, c'est une gaieté naturelle et tenace qui ne le quitte pas, même quand il est battu ou mystifié. D'autre part, il avoue très
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nettement qu'il a peur de la mort. Si c'est une dette qu'il doit payer à Dieu, rien ne presse : il attend l'échéance et n'est point assez sot pour courir après un créancier qui ne lui demande rien. Voilà pourquoi il ne se bat pas à la guerre et se tient à une honnête distance des combattants.
Il est le plastron de tout le monde, mais il se moque aussi de tout le monde.
Très capable de détrousser les gens et de se faire dé-.
trousser par eux, il raconte cet exploit dans une taverne, en se vantant d'avoir fait un fameux coup : a Je suis un coquin, si je n'ai pas croisé l'épée avec une douzaine d'entre eux, deux heures durant. J'ai échappé par miracle ! J'ai reçu huit bottes à travers mon pourpoint, quatre à travers mon haut-de-chausses ; mon bouclier est percé de part en part ; mon épée est ébréchée comme une scie à main. Ecce signum. Je ne me suis jamais mieux comporté depuis que je suis un homme. Tout a été inutile. Peste soit de tous les couards ! Qu'ils parlent, eux ; s'ils disent plus ou moins que la vérité, ce sont des scélérats, ce sont des fils de ténèbres ! »
Ce qu'il y a de plus amusant dans la scène, c'est que ces forfanteries de Falstaff sont étalées devant le prince Henri, l'héritier de la couronne, qui était présent à l'affaire et peut la démentir sur-le-champ.
« Je ne veux pas, dit le prince, être plus longtemps complice de ce mensonge. Cet impudent couard, ce casseur de reins de cheval, cette énorme montagne de chair. »
Falstaff veut arrêter le prince en l'appelant : « Meurtde-faim! peau de gnome, langue de veau séchée » : les bouffons ont toujours été familiers avec les grands seigneurs. Mais Henri ne se laisse pas arrêter par ce flux de paroles, et ajoute :
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« Nous vous avons vus, tous quatre, tomber sur quatre hommes ; vous les avez garrottés, et vous vous êtes emparés de leur avoir. Écoutez, maintenant, comme un simple récit va vous confondre. Alors, nous deux, nous sommes tombés sur vous quatre, et d'un mot nous vous avons fait lâcher votre prise, et nous nous la sommes appropriée, si bien que nous pouvons vous la montrer ici dans la maison. Et quant à vous, Falstaff, vous avez emmené vos tripes avec une agilité, avec une promptitude, avec une prestesse ! Et tout en courant, vous mugissiez : grâce ! avec les beuglements les plus plaintifs que jamais veau ait poussés. Quel misérable il faut que tu sois, pour avoir ébréché ton épée comme tu l'as fait et venir dire ensuite que c'est en te battant ! Quel subterfuge, quel stratagème, quelle échappatoire, pourras-tu trouver à présent pour te soustraire à ta confusion manifeste ?
« — Pardieu, je vous ai reconnus aussi bien que celui qui vous a faits. Ah ça, écoutez-moi, mes maîtres : étaitce à moi de tuer l'héritier présomptif ? Devais-je attenter au prince légitime ? Eh ! tu sais bien que je suis aussi vaillant qu'Hercule ; mais remarque l'instinct ; jamais le lion ne touche à un vrai prince. L'instinct est une grande chose ; j'ai été couard par instinct. Je n'en aurai qu'une plus haute idée de moi-même et de toi, ma vie durant, de moi, comme lion vaillant, et de toi comme vrai prince (1). »
Falstaff joue ce rôle abject et important dans les deux parties du drame d'Henri IV: Henri Y, son protecteur et son compagnon de plaisir, n'est encore que prince de Galles et s'oublie de loin en loin dans les cabarets en fort mauvaise compagnie pour mieux connaître son peuple,
(1) Henri IV, 1re partie, se. 7, trad. François-Victor Hugo.
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surtout dans les bas-fonds. Élisabeth fut si fort amusée par le rôle de Falstaff dans le drame historique, qu'elle ordonne au poète de ramener cet homme corpulent dans une pièce purement bourgeoise où on le montrerait amoureux. Il était dangereux de désobéir à la reine ; la comédie fut faite en quinze jours. C'est un ouvrage tout à fait à part : la seule pièce de Shakespeare toute contemporaine, écrite d'après nature, sans personnage poétique ou idéal : c'est l'hôtelier, le chevalier, l'esquire, le curé, le juge, le marchand, les garçons d'auberge. Le sujet fut pris dans un conte du Pecorone, le même d'où Molière a tiré l'École des Femmes. L'École des Femmes et les Merry Wives of Windsor, deux fleurs sorties de la même tige ! Qui le croirait, si les textes n'étaient pas sous nos yeux?
Il y a pourtant un rapport entre les deux poètes, malgré la différence des races, des théâtres, des écoles et des publics. En adaptant le conte italien à leurs théâtres, ils l'ont corrigé pour le rendre acceptable. Le récit du conteur florentin est absolument immoral : le mari seul y est ridicule. Dans les adaptations de Shakespeare et de Molière, on voit que la moralité du théâtre a fait des progrès. Chez l'Anglais, ce n'est pas seulement le mari jaloux, c'est encore et surtout le galant ventru qu'on raille sans miséricorde. Chez Molière, il ne s'agit pas du tout du mari : Agnès est libre ; le personnage bafoué est un vieux tuteur qui s'obstine à se marier hors de saison.
Ce qui est bien anglais dans les Joyeuses commères de Windsor, c'est la complication des intrigues, la foule des personnages, le choc des intérêts divers, la pleine liberté de bouffonnerie, la mystification extravagante et fantastique qui termine le drame dans la forêt de Windsor. Il fallait tout cela pour égayer le public en Angleterre : la
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cérémonie du Bourgeois gentilhomme, qui fut jouée en 1670 à la Comédie Française, n'est pas une œuvre beaucoup plus sensée et posée. Nous ne devrions pas oublier ces choses-là.
Ce Falstaff, qui devient sympathique, malgré son cynisme, à force d'imagination et de gaieté, a laissé beaucoup de sentences qui pourraient servir encore. Il a dit aux hommes de guerre de son pays, qui n'ont pas toujours suivi ce conseil : « La meilleure partie du courage, c'est la prudence. » Il a dit de lui-même avec une sincérité dont on devrait lui tenir compte : « La chair est faible ; j'ai plus de faiblesse que les autres, ayant plus de chair. »
Malheureusement, les Commères de Windsor font exception dans l'œuvre de Shakespeare. Il était trop poète pour faire le métier des naturalistes et reproduire exactement ce qu'il voyait. La comédie de fantaisie plaisait mieux au caprice de son imagination, et il ne craignit pas d'aller de la fantaisie jusqu'à la féerie, où Spenser venait de ramener, le goût des Anglais. Il fit deux pièces, Midsummer's night dream et the Tempest, la première en sa jeunesse, la seconde à la fin de sa carrière dramatique, et tâcha de s'oublier dans le monde poétique et singulier des gnomes, des lutins, des sylphes et des fées.
Le gnome, qui n'apparaît que dans la Tempête, c'est Caliban, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, grondant comme une bête sous la main de Prospero, qui l'a dompté. Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C'est un loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaie de mordre quand on l'approche et qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine
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dégradée. Un matelot débarqué dans l'île, Stefano, lui donne du vin : il lui baise les pieds et le prend pour un dieu ; il lui demande s'il n'est pas tombé du ciel et l'adore.
On sent en lui les passions révoltées et froissées, qui ont hâte de se redresser et de s'assouvir. Stefano a battu son camarade. « Bats-le bien, dit Caliban, et, après un peu de temps, j'oserai le battre aussi. » Il supplie Stefano de venir avec lui tuer Prospero endormi, il a soif de l'y mener; il danse de joie et voit d'avance son maître la gorge coupée et la cervelle épanchée par terre.
« Je t'en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu, ceci est l'ouverture de sa cellule. Va doucement et entre, fais ce bon meurtre ; tu seras maître de l'île pour toujours, et moi, ton Caliban, je te lècherai les pieds (1). »
Tel est Caliban, le mauvais gnome, monstre à quatre pattes qui a des jambes d'homme et des nageoires comme des bras : méchant, malfaisant, portant des ongles longs pour déterrer les truffes et agripper des mouettes. Pour l'achever, Shakespeare lui met à la bouche des mots de libre penseur et même de nihiliste. Il s'écrie en parlant de ses bienfaiteurs : « Bafouons-les, secouons-les, la pensée est libre (2). »
Le lutin, lui, n'est pas mauvais : il protège une famille et lui rend toutes sortes de bons offices, à moins que la famille ne soit ladre et ne lui rogne son morceau de pain ou sa tasse de lait.
Le lutin qui n'est point méchant, mais malicieux c'est
(1) Taine, Littérature anglaise} t. II, 117.
(2) Flout 'em and skout 'em ; and skout 'em and flout 'em ; Thought is free.
(Tlte Tempett, acte III, ac. 3.)
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le Robin ou le Puck du Songe et une nuit d'été, celui qui court toujours avec une effrayante vélocité et peut faire une ceinture autour de la terre en quarante minutes.
« N'êtes-vous pas celui, demande une fée, qui effraie les filles du village, écrème le lait, tantôt dérange le moulin et fait que la ménagère s'essouffle vainement à la baratte, tantôt empêche la boisson de fermenter, et égare la nuit les voyageurs, en riant de leur peine? Ceux qui vous appellent Hobgolin et charmant Puck, vous faites leur ouvrage, et vous leur portez bonheur ; n'êtes-vous pas celui-là ?
« — Tu dis vrai ; je suis ce joyeux rôdeur de nuit. J'amuse Obéron et je le fais sourire, quand je trompe un cheval gras et nourri de fèves en hennissant comme une pouliche coquette. Parfois je me tapis dans la tasse d'une commère sous la forme exacte d'une pomme cuite, et, lorsqu'elle boit, je me heurte contre ses lèvres et je répands l'aie sur son fanon flétri. La matrone la plus sage, contant le conte le plus grave, me prend parfois pour un escabeau à trois pieds : alors je glisse sous son derrière ; elle tombe, assise comme un tailleur, et est prise d'une quinte de toux; et toute l'assemblée de se tenir les côtes et de rire, et de pouffer de joie, et d'éternuer, et de jurer que jamais on n'a passé de plus gais moments. »
Le gnome hantait les souterrains, le lutin se plaisait au foyer domestique ; plus haut le sylphe, l'elfe qui étaient doux, amoureux du printemps, tout de vert habillés, vivaient dans la nature ou dans l'air. Tel se montre Ariel dans la Tempête : il suce où suce l'abeille, a pour lit la clochette d'or de la primevère, s'y couche quand les hiboux crient, s'envole sur le dos d'une chauve-souris, gaiement, à la suite de l'été.
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« Gaiement, gaiement, dit-il, je veux vivre désormais sous la fleur qui pend à la branche et se change en nymphe de la mer. »
Plus haut encore planent les fées autour de Titania, leur reine : elles font des rondes, passent leur vie à chanter, à tuer des vers dans des boutons de rose musquée, elles guerroient avec les chauves-souris pour avoir la peau de leurs ailes et en font des cottes aux petits sylphes.
Il serait difficile et maladroit de vouloir raisonner sur des œuvres de pure fantaisie. Deux ou trois points cependant veulent être relevés : tout le Songe d'une nuit d'été
repose sur une brouille entre le roi et la reine des fées, Obéron et Titania. La nature entière en est troublée, et non seulement la nature et les hommes, des amoureux qui vivaient en paix se quittent, se fuient, se prennent en horreur : il y a quelque chose dans l'air qui détraque les esprits en desséchant les plantes et qui met partout la défiance et le désaccord. Titania en a conscience et en rejette la faute sur Obéron : « Jamais depuis le commencement de la mi-été, nous ne nous sommes réunies sur la colline, au vallon, au bois, au pré, près d'une source cailloutée, ou d'un ruisseau bordé de joncs, ou sur une plage baignée de vagues, pour danser nos rondes au sifflement des vents, sans que tu aies troublé nos jeux de tes querelles. Aussi les vents, nous ayant en vain accompagnés de leur zéphir, ont-ils, comme pour se venger, aspiré de la mer des brouillards contagieux qui, tombant sur la campagne, ont à ce point gonflé d'orgueil les plus chétives rivières, qu'elles ont franchi leurs digues. Ainsi le bœuf a traîné son joug en vain, le laboureur a perdu ses sueurs, et le blé a pourri avant que la barbe fut venue à son jeune épi. Le parc est resté vide
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dans le champ noyé et les corbeaux se sont engraissés du troupeau mort. Le mail où l'on jouait à la mérelle est rempli de boue ; et les délicats méandres dans le gazon touffu n'ont plus de trace qui les distingue. Les mortels humains ne reconnaissent plus leur hiver : ils ne sanctifient plus les soirées par des hymnes et des noëls. Aussi la lune, cette souveraine des flots, pâle de colère, remplit l'air d'humidité, si bien que les rhumes abondent. Grâce à cette intempérie, nous voyons les saisons changer ; le givre à crête hérissée s'étale dans le frais giron de la rose cramoisie ; et au menton du vieil Hiver, sur son crâne glacé, une guirlande embaumée de boutons printaniers est mise comme par dérision. Le printemps, l'été, l'automme fécond, l'hiver chagrin échangent leur livrée habituelle, et le monde effaré ne sait plus les reconnaître à leurs produits. Ce qui engendre ces maux, ce sont nos débats et nos dissensions ; nous en sommes les auteurs et l'origine.
— Mettez-y donc un terme, répond Obéron ; cela dépend de vous. Pourquoi Titania contrarierait-elle son Obéron ? »
Que pensait Shakespeare de ce monde fantastique, entre ciel et terre, où son imagination s'ébattait si librement ? Peut-être nous l'a-t-il dit, à la fin de la pièce, par la bouche de Thésée : « Tout cela est plus étrange que vrai. Je ne pourrai jamais croire à ces vieilles fables, à ces contes de fée. Les amoureux et les fous ont des cerveaux bouillants, des fantaisies visionnaires: qui perçoivent le peu que la froide raison ne pourra jamais comprendre. Le fou, l'amoureux et le poète sont tous faits d'imagination. L'un voit plus de démons que le vaste enfer n'en peut contenir, c'est le fou ;
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l'amoureux, tout aussi frénétique, voit la beauté d'Hélène sur un front égyptien; le regard du poète, animé d'un beau délire, se porte du ciel à la terre et de la terre au ciel ; et comme son imagination donne un corps aux choses inconnues, la plume du poète leur prête une forme et assigne au néant aérien une demeure locale et un nom.
Tels sont les caprices d'une imagination forte : pour peu qu'elle conçoive une joie, elle suppose un messager qui l'apporte. La nuit, avec l'imagination de la peur, comme on prend aisément un buisson pour un ours ! »
Cette déclaration du maître suffit à expliquer pourquoi il ne s'égara pas souvent dans le fantastique. Il s'en servit sans doute dans quelques-uns de ses grands drames (Richard III, Jules César, Hamlet, Macbeth, etc.), mais seulement en quelques scènes, et pour produire un grand effet sur le spectateur. Il y revint dans sa dernière œuvre la Tempête, mais en modifiant le genre de telle sorte qu'il le rend très réel et très humain. Ici, les fées ne jouent pas le rôle principal, et une bisbille entre Obéron et Titania ne suffit pas à troubler l'harmonie universelle. C'est un homme, un savant, Prospero, qui gouverne le monde des esprits. Il vit seul, dans une île déserte, avec son sylphe et son gnome et n'ayant près de lui qu'une seule créature humaine, sa fille Miranda. C'est elle qui attire toute l'attention aussitôt qu'elle s'est montrée ; jamais Shakespeare n'a produit une figure aussi suave et aussi vraie. Transportée toute enfant dans ce désert, elle n'y a point acquis ces ignorances de salon qu'on attribue si légèrement à l'état de nature, mais il y a chez elle une franchise, une fraîcheur, une pureté d'impressions et d'émotions que la vie mondaine n'a pu ternir. Dès qu'elle voit le prince Ferdinand jeté par un naufrage dans son île, elle dit à son père :
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« Qu'est-ce? un esprit? Seigneur, comme il regarde autour de lui ! Croyez-moi, Monsieur, il revêt une superbe forme, mais c'est un esprit. »
Prospero fait le méchant pour éprouver le jeune prince : il le condamne aux travaux les plus durs.
« Il y a des jeux fatigants, murmure ce fils de roi, mais la fatigue en rehausse le charme ; certains genres d'humiliations peuvent noblement se subir ; et les plus pauvres moyens mènent à des fins magnifiques. L'humble tâche que je remplis serait pour moi aussi lourde qu'odieuse, si la maîtresse que je sers, ranimant ce qui est mortifié, ne changeait mes peines en plaisirs. Oh ! elle est dix fois plus charmante que son père n'est bourru ; et il est la dureté même. Je dois transporter des milliers de ces bûches et les mettre en pile, d'après son ordre cruel. Ma douce maîtresse pleure, quand elle me voit travailler et dit que si vile besogne n'eut jamais pareil exécuteur. Je m'oublie, mais ces douces pensées rafraîchissent mes fatigues et me rendent heureux de mon labeur. »
A ce moment, entre Miranda, suivie de Prospero, qui se tient à distance.
« Hélas ! je vous en prie, dit-elle à Ferdinand, ne travaillez pas si dur. Je voudrais qu'un éclair eût brûlé ces bûches qu'il vous est enjoint d'empiler. De grâce, déposez celle-ci et reposez-vous. mon père est tout à ses études.
— 0 maîtresse chérie, s'écrie Ferdinand, le soleil se couchera avant que j'aie terminé la tâche que j'ai à faire.
— Si vous voulez vous asseoir, je porterai vos bûches pendant ce temps-là. De grâce, donnez-moi celle-ci, je vais la mettre sur la pile.
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— Non, précieuse créature, j'aimerais mieux me rompre les nerfs que de vous voir subir une telle humiliation. »
Une scène qui commence ainsi ne peut que marcher vite, surtout quand la jeune fille est confiante et qu'elle croit son père absent. Miranda demande tout net au prince de Naples : « M'aimez-vous?
— 0 ciel ! ô terre 1 exclame le jeune homme, soyez témoin de ces accents, et couronnez mes aveux d'une conclusion favorable, si je dis vrai. Si mes paroles sont creuses, changez en malheur tout le bonheur qui m'est destiné. Oui, plus que tout au monde, je vous aime, je vous estime, je vous honore.
— Niaise que je suis, de pleurer de ce qui fait ma joie. » * C'est dans ces notes vibrantes, point féeriques, profondément humaines, que Shakespeare se relève et se retrouve toujours.
Il se sentait plus à l'aise dans l'histoire que dans la fantaisie. Le drame historique était un moule tout préparé par ses prédécesseurs, on y coulait les anciennes chroniques pour apprendre au peuple anglais sa propre histoire et ausssi la moralité de cette histoire. Avant Shakespeare, il y avait déjà au théâtre un Roi Jean, un Édouard Iet, un Édouard II, les Fameuses victoires d'Henri F, Y Histoire du règne d'Henri VI, en trois parties ; la Tragédie de Richard III: toutes ces pièces et beaucoup d'autres que nous passons étaient anonymes et grossières, sauf l'Édouardpr de Georges Peele et VÉdouard //de Marlowe.
Shakespeare reprit ces sujets, en refondit plusieurs, en remania légèrement quelques-uns, en ajouta d'autres au
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répertoire : on eut ainsi son Roi Jean, son Richard II, ses Henri IV, Henri V et Henri VI (trois parties) et cet Henri VIII chargé de crimes, qu'on ne pouvait sans témérité faire monter sur la scène, lui, père d'Élisabeth, même sous le règne de Jacques Ier.
Il ne paraît pas qu'en ce temps-là, la police dramatique fût bien tracassière : tous ces drames, d'un franc-par- ler qui nous étonne, passèrent sans difficulté. D'autre part, ils n'étaient pas difficiles à faire. Avec des écriteaux indiquant les décors et une poignée de comparses figurant une bataille rangée, on pouvait aisément presser les faits et remplacer les récits par des actions. Une pièce ainsi conçue n'était guère autre chose qu'une chronique rimée et dialoguée où le dramatiste n'avait qu'à suivre pas à pas le chroniqueur. Shakespeare, cependant, sans rien se refuser de ces licences et en cousant bout à bout des scènes qu'il trouvait toutes faites dans Holinshed, parvint à relever le genre, en y portant la préoccupation qui le suivait partout, l'étude des caractères et des passions, la recherche de la vérité humaine.
Son Henri V par exemple, celui qui, encore prince de Galles, était le complice de Falstaff, est une des figures que le poète a composées avec le plus de sympathie : aussi a-t-on dit, chez les Allemands, qu'il avait voulu s'y peindre lui-même. Henri, on l'a vu, dans sa jeunesse évaporée, hante les tavernes avec de jeunes bandits, leur permettant de détrousser les passants et s'amusant luimême à voler les voleurs. Le caractère du prince est complexe : on dirait un écervelé qui s'égaie avec préméditation, se grise de parti-pris en gardant toute sa tête. Puis, l'âge vient, son vieux père va lui laisser la couronne ; il s'agit de la porter dignement et, à cet effet, de congédier Falstaff
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et les autres compagnons de débauche. Mais tout cela est prémédité de longue main. Henri s'était dit à lui-même, dès les premières scènes de la pièce : « Je vous connais tous et je veux bien me prêter quelque temps à l'humeur effrénée de votre désœuvrement.
En cela, je veux imiter le soleil qui permet aux nuages infimes et pestilentiels de voiler au monde sa beauté, afin d'être admiré davantage, lorsqu'après s'être fait désirer, il consent à reparaître en dissipant les sombres et hideuses brumes de vapeurs qui semblaient l'étouffer. Si les jours de fête remplissaient toute l'année, le plaisir serait aussi fastidieux que le travail, mais, venant rarement, ils viennent toujours à souhait ; et rien ne plaît que ce qui fait événement. Aussi, lorsque je rejetterai cette vie désordonnée, et que je paierai la dette que je n'ai jamais contractée, plus je dépasserai ma promesse, plus j'étonnerai les hommes. Et, comme un métal qui reluit sur un terrain sombre, ma réforme, brillant sur mes fautes, aura plus d'éclat et attirera plus les regards qu'une vertu qu'aucun contraste ne fait ressortir. Je veux faillir, mais pour faire de mes défaillances un mérite, en rachetant le passé quand les hommes y compteront le moins. »
Viennent les années sérieuses, Henri se couvre de gloire à la guerre et devient roi. Alors, rejetant loin de lui son passé, il tient la promesse qu'il s'est faite. Falstaff, qui ne doute de rien, veut l'aborder avec la familiarité d'autrefois : « Mon roi ! mon Jupiter ! c'est à toi que je parle, mon cœur!
— Je ne te connais pas, vieux homme, répond le roi.
Mets-toi à tes prières. Que les cheveux blancs vont mal à un fou et à un bouffon ! J'ai longtemps vu en rêve un
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homme de cette espèce, aussi gonflé d'orgie, aussi vieux et aussi profane ; mais, étant réveillé, je méprise mon rêve.
Tâche désormais d'avoir moins de ventre et plus de vertu ; renonce à la gourmandise ; sache que la tombe s'ouvre pour toi trois fois plus large que pour les autres hommes.
Ne me réplique pas par une plaisanterie de bouffon. Ne t'imagine pas que je sois ce que j'étais. Car, Dieu le sait et le monde s'en apercevra, j'ai rejeté de moi l'ancien homme, et je rejetterai ainsi ceux qui furent mes compagnons. Quand tu entendras dire que je suis encore ce que j'ai été, rejoins-moi, et tu seras ce que tu étais, le tuteur et le pourvoyeur de mes dérèglements. Jusque-là, je te bannis sous peine de mort, comme j'ai banni le reste de mes corrupteurs, et je te défends de résider à moins de dix milles de notre personne. Quant aux moyens d'existence, je les fournirai, afin que le manque de ressources ne vous force pas au mal ; et si nous apprenons que vous vous êtes réformés, alors dans la mesure de votre capacité et de votre mérite, nous vous donnerons de l'emploi. »
Parmi ces pièces empruntées à l'histoire d'Angleterre, il en est une qui, par la puissance et l'ampleur, dépasse toutes les autres. L'auteur, encore jeune, y est déjà maître de toutes les ressources de son art. Il ne lui manque plus que la chose essentielle, la mesure qu'il acquerra plus tard.
Ce drame est RichardIII: encore un tyran, sans doute, mais non un inconscient comme le roi Jean ni un halluciné comme Macbeth, c'est un être difforme et défiguré moralement par sa difformité. Désespérant d'être aimé, il se résigne à la haine publique. Dès la première scène, parlant seul comme une sorte de prologue, il le dit cyniquement : « Moi en qui est tronquée toute noble proportion, moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, moi
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qu'elle a envoyé avant le temps dans le monde des vivants, difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini, tellement estropié et contrefait que les chiens aboient quand je m'arrête près d'eux; eh bien, moi, dans cette molle et alanguissante époque de paix, je n'ai d'autre plaisir pour passer les heures que d'épier mon ombre au soleil et de décrire ma propre difformité. »
Nous voilà donc avertis, nous savons à qui nous avons affaire. Loin d'épargner Richard, le poète l'exagère et le charge même des crimes que les historiens tiennent pour douteux. Avant le lever du rideau, le monstre a déjà tué le prince de Galles et peut-être le roi Henri VI. Pendant la durée de la pièce, il fait jeter son frère Clarence en prison, où après l'avoir poignardé, des assassins le noient dans un tonneau de malvoisie. Richard n'a pas besoin de tuer son autre frère, le roi Édouard IV, qui est en train de se suicider par la débauche. En revanche, avec une férocité tenace, l'ambitieux, déjà couvert de sang, qui aspire au trône, sacrifie tout ce qui s'élève entre le trône et lui : le comte Rivers, lord Grey, sir Thomas Vaughan, lord Hastings qui avait voulu protéger la race d'Edouard; puis les deux enfants d'Edouard, le prince de Galles et le duc d'York. C'est ainsi que de crime en crime et de perfidie en perfidie, — car Richard garde continuellement le masque de la religion, de la loyauté et de la générosité, — il parvient à s'asseoir sur le trône et à s'y croire inamovible. Il y a chez lui une verve de fraude, une rage de sang qui ne se montre chez aucun autre : il immole sans merci non seulement tout ce qui lui résiste, mais encore tout ce qui hésite à le seconder (Buckingham). Ce crapaud bossu, comme l'appelle la reine Marguerite, n'a pas seulement le génie, l'intelligence et la force du mal, il en a encore la
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fascination. Dès le commencement du drame, après une scène, il est vrai, très longue, il obtient la main de la reine Anne, veuve d'un prince qu'il a tué, et menant le deuil d'un roi qu'il a tué. A la fin de la pièce, il demande et il obtient la main de la fille d'Elisabeth, veuve d'Édouard et mère des deux jeunes princes que Richard vient de faire égorger. L'homme est si puissant que ces énormités paraissent possibles.
Il y a aussi beaucoup de grandeur dans les malédictions prophétiques de la vieille reine Marguerite d'Anjou qui, au début de la pièce, pour réjouir sa vengeance, prophétise à chacun une mort prochaine et sinistre. Elle dit aux courtisans : « Rivers, et toi, Dorset, vous étiez là, et tu y étais aussi, lord Hastings, quand mon fils fut frappé de leurs poignards sanglants. Je prie Dieu que nul de vous ne vive son âge naturel, et que vous soyez tous fauchés par quelque accident imprévu !
— As-tu fini ta conjuration, horrible sorcière flétrie?
interrompt Richard.
— J'allais le lâcher, reprend Marguerite. Arrête, chien!
car tu m'entendras. Si le ciel tient en réserve des châtiments plus terribles'que tous ceux que je puis te souhaiter, oh I qu'il les garde jusqu'à ce que tes crimes soient mûrs, et qu'alors il précipite son indignation sur toi, le perturbateur de la paix du pauvre monde ! Que le ver du remords ronge éternellement ton âme ! Puisses-tu, tant que tu vivras, suspecter tes amis comme des traîtres, et prendre les traîtres les plus profonds pour tes plus chers amis ! Que le sommeil ne ferme jamais ton œil funèbre, si ce n'est pour qu'un rêve accablant t'épouvante par un enfer d'affreux démons î Avorton marqué par le diable ! Pourceau
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dévorant ! Toi qui fus désigné à ta naissance pour être l'esclave de la nature et le fils de l'enfer ! Guenille de .l'honneur! toi, exécrable.
- Marguerite ! exclame Richard.
- Richard!
— Quoi?
- Je ne t'appelle pas.
- Je te demande pardon alors, je croyais que tu m'avais appelé de tous ces noms odieux.
— Oui, certes ; mais je n'attendais pas de réponse.
Oh ! laisse-moi finir la période de mes malédictions !
— Je l'ai achevée, moi, par : Marguerite !
— Ainsi, dit Élisabeth, vous avez exhalé vos malédictions contre vous-même.
— Pauvre reine en peinture! répond Marguerite.
Vaine effigie de ma fortune ! Pourquoi donc verses-tu tout ce miel sur la monstrueuse araignée dont la toile meurtrière t'enveloppe de toutes parts ? Folle ! folle ! Tu repasses le couteau qui te tuera. Un jour viendra où tu souhaiteras que je t'aide à maudire ce crapaud tout bossu de venin ! »
Les prédictions de Marguerite s'accomplissent. Vers la fin du drame, il y a un trio de désespoir entre les trois reines tombées, assises devant le palais, sur la terre nue : Élisabeth, qui vient de perdre ses fils; la duchesse d'York, mère d'Édouard IV, de Clarence et de Richard, meurtrier de Clarence ; enfin Marguerite, la désespérée, « experte en malédictions, » comme l'appelle Élisabeth qui lui dit, les mains jointes : « Apprends-moi donc à maudire mes ennemis.
— Abstiens-toi de dormir la nuit, et jeûne le jour; compare ton bonheur mort à ton bonheur vivant, repré-
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sente-toi tes enfants plus beaux encore qu'ils n'étaient, et celui qui les a tués, plus hideux qu'il n'est : exalter une perte, c'est en empirer l'auteur. N'oublie rien de tout cela, et tu apprendras à maudire. »
Enfin justice est faite : le comte de Richmond, qui sera plus tard Henri VII, vient venger Jes victimes, fermer les plaies civiles et ramener la paix. C'est dans une bataille suprême où il perd le trône et la vie que Richard pousse le cri célèbre : « Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval ! »
Quant aux drames romains, empruntés à Plutarque (il y en a trois : Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre), le poète y reste fidèle à son système dramatique, s'inquiète peu des faits, accepte ceux qui lui sont fournis par les documents et cherche toujours la bête ou l'âme humaine.
Ce qui l'attire et le tourmente dans le sujet de Coriolan, c'est Coriolan. Faut-il voir en lui un héros de sa foi, un martyr de sa cause ? Les citoyens romains qui le jugent nient qu'il ait tout fait pour son pays : « Il a tout fait pour plaire à sa mère et pour servir son orgueil. » C'est un aristocrate parlant au peuple avec arrogance : « Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules et me laissait tirer l'épée, je ferais de ces milliers de manants une hécatombe de cadavres aussi haute que ma lance. » Un tribun du peuple, Siciniusditde lui : « Sa nature, stimulée par le succès, dédaigne jusqu'à l'ombre qu'il foule en plein midi. » S'il n'est point avide des premiers titres et des premiers rangs, c'est encore à cause de son esprit impérieux, il veut rester son maître : « J'aime mieux servir les Romains à ma guise, que de les commander à la leur. » Trop orgueilleux pour se plaire aux louanges qu'il
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trouvait indignes de lui, il dédaignait jusqu'aux honneurs du consulat : pour les obtenir, il refusa longtemps d'invoquer les suffrages du peuple et de lui montrer ses blessures. Vaincu enfin par l'obsession des conseils, des exhortations, des supplications qui lui venaient de partout et que ne lui épargnait même pas sa mère, il consentit à se présenter au Forum, mais en posant tout d'abord des conditions toujours insultantes : « Que les citoyens à qui on le fait parler se lavent le visage et se nettoient les dents ! ».
Plus tard, cédant encore aux instances de sa mère, il consent à se justifier devant le peuple, mais voici comment il se justifie. Au premier mot que lui adresse un général, il répond violemment : « Je ne veux rien savoir. Qu'ils me condamnent aux abîmes de la mort tarpéienne, à l'exil du vagabond, à l'écorchement, aux langueurs du prisonnier, lentement affamé, je n'achèterai pas leur merci au prix d'un mot gracieux; non, pour tous les dons dont ils disposent, je ne ravalerais pas ma fierté jusqu'à leur dire : Bonjour ! »
Puis il se laisse exiler : « C'est par mépris pour vous que je tourne le dos à votre cité : il est un monde ailleurs. »
Puis il se réfugie chez l'ennemi, marche avec lui sur Rome et quand il est devant la ville, résiste à toutes les prières, à toutes les excuses, ne veut pas même voir son ami, son ancien partisan, Menenius, et ne cède qu'à sa mère Véturie que Shakespeare, comme Plutarque, appelle Volumnie.
On le voit, l'aristocrate persiste : ce qu'il respecte, c'est la sang, la race, le nom, la famille; voilà pourquoi il est bon fils.
Jules César est beaucoup moins intéressant. Shakespeare se plaît à le montrer par les petits côtés : faiblesse physique, poltronnerie superstitieuse, sourd d'une oreille, tom-
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bant du haut mal, de plus arrogant et emphatique. On s'est fort étonné que ce grand homme, qui a donné son nom au drame, disparaisse tout à coup au troisième acte et laisse l'action se poursuivre et se dénouer sans lui. La réponse est facile : l'homme disparaît, mais le nom reste.
Il ne meurt pas, mais il demeure dans ce qu'il a en lui d'immortel : l'empereur et l'empire. Son spectre se dressera encore devant Brutus : « Qui es-tu? demande le rebelle épouvanté à l'esprit de Jules César, qui erre par le monde et tourne les épées des patriotes romains contre leurs propres entrailles.
— Je suis ton mauvais génie, répond le spectre, et nous nous reverrons à Philippes. »
Le personnage sympathique du drame, c'est Brutus, une belle nature, non telle cependant que la représente la tradition ou une certaine imagination : ce n'est pas le buste de Michel-Ange ; c'est un homme d'étude devenu, malgré ses répugnances, un homme d'action et jeté par les événements hors de sa nature (1). Au bruit des réclamations populaires, Brutus, celui de l'histoire, dit doucement : « Je crains que le peuple ne choisisse César pour son roi.
— Vous ne le voudriez donc pas ? demande Cassius.
— Non, je ne le voudrais pas et pourtant j'aime bien César. »
Il aimait aussi la musique, et Cassius, un puritain, maigre, ne l'aimait pas. Tous ces traits alors étaient relevés par les poètes qui passaient pour barbares.
Ce qu'il y a de merveilleux dans Jules César, c'est le peuple : jamais Shakespeare n'a peint la vile multitude
(1) Gaston Boissier, cité par M. Paul Stapfer.
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avec plus de colère et de mépris. Aucun spectateur, aucun lecteur ne saurait oublier les deux discours prononcés au Forum, après l'assassinat de César, par Brutus et Antoine.
Brutus est logique, très ferme et très serré, sans effets d'orateur; il parle en prose. L'effet qu'il produit sur les masses est si grand quand il leur dit qu'il a tué son meilleur ami pour que cet ami n'usurpe pas le titre royal de César, que les citoyens s'écrient : « Vive Brutus! vive, vive Brutus! — Ramenons-le chez lui en triomphe. — Donnons-lui une statue au milieu de ses ancêtres. — Qu'on le nomme César. »
C'est là peut-être le mot le plus profond qui ait été dit au théâtre.
Antoine n'est pas sans rapports avec Brutus : lui aussi est artiste, seulement il aime le paraitre et l'apparat. Il adresse cette prière à ceux qui viennent de frapper César : « Tuez-moi près de lui, ce serait une belle mort. » Antoine est bon, généreux, prodigue, oriental. Croyant Cléopâtre morte, il veut mourir pour la rejoindre : « Là où les âmes couchent sur des fleurs, nous irons la main dans la main et nous éblouirons les esprits de notre auguste apparition.
Didon et son Énée perdront leur cortège, et la foule des spectres nous suivra. »
A Cléopâtre le poète a voulu donner une physionomie : elle n'est pas belle de cette beauté correcte et froide qu'on inflige à toutes les reines de théâtre ; c'est une charmeuse qui sait toutes les langues ; sa voix est une musique. « Enchanteresse, magicienne, fée, sorcière, serpent du Nil à qui tout sied : gronder, rire, pleurer ; chez qui toutes les passions réussissent à paraître belles et à se faire admirer. » Ainsi la juge Antoine.
« Je l'ai vue une fois, raconte Enobarbus, sauter dans
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la rue quarante pas à cloche-pied : ayant perdu haleine, elle voulut parler et s'arrêta palpitante, si gracieuse Qu'elle faisait d'une défaillance une beauté et qu'à bout de respiration elle respirait le charme. L'âge ne saurait la flétrir ni l'habitude épuiser sa variété infinie. »
Dans tout ce qu'elle fait, dans tout ce qu'elle dit, elle ne connaît pas de frein ; il lui plaît de ravaler Fulvie, épouse d'Antoine, en l'appelant la femme mariée : « Que dit la femme mariée ? » Elle a pour Antoine une affection très passionnée ; ce n'est qu'après une longue résistance qu'elle le laisse partir pour Rome : pendant son absence, qui doit être longue, elle voudrait boire de la mandragore pour tomber endormie et ne plus penser à rien.
« 0 Charmion, demande-t-elle tout à coup à son esclave, où crois-tu qu'il est maintenant ? Est-il debout ou assis ?
Est-il à pied ou à cheval ? 0 heureux cheval, chargé du poids d'Antoine, sois vaillant ! car sais-tu qui tu portes ?
le demi-Atlas de cette terre, le bras et le cimier du genre humain! En ce moment il parle et dit tout bas : Où est mon serpent du vieux NU! car c'est ainsiqu'il m'appelle. v Peu après un messager arrive d'Italie.
« D'Italie ? » s'écrie Cléopâtre en bondissant vers lui.
Le messager murmure : « Madame, Madame.
— Antoine est mort ! Si tu dis cela, drôle, tu assassines ta maîtresse ; mais s'il est libre et bien portant, si c'est là ce que tu viens m'apprendre, voici de l'or et voici mes veines les plus bleues à baiser ; prends cette main que des rois ont pressée de leurs lèvres et n'ont baisée qu'en tremblant.
- D'abord, Madame, il est bien.
— Tiens, voici encore de l'or. »
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Enfin, le messager lâche son secret : Antoine est marié à Octavie, sœur de César. Aussitôt la nature éclate dans sa fureur et sa violence native : Cléopâtre bat le messager, comme Élisabeth battait ses filles d'honneur. Nous savons aussi par les chroniqueurs du temps que la reine d'Angleterre prenait partout avec une étrange curiosité des renseignements sur Marie Stuart ; Shakespeare n'a pas négligé ce trait de caractère.
« As-tu aperçu Octavie ?
— Oui, reine redoutée.
— Où?
— A Rome, Madame. Je l'ai regardée en face ; je l'ai vue marcher entre son frère et Marc-Antoine.
— Est-elle aussi grande que moi ?
— Non, madame.
— L'as-tu entendue parler? A-t-elle la voix claire ou sourde ?
— Madame, je l'ai entendue parler : sa voix est sourde.
— Cela n'a rien de gracieux ! Elle ne peut lui plaire longtemps. Voix sourde et taille naine. A-t-elle de la majesté dans sa démarche ?
— Elle se traîne. Immobile ou marchant, elle est toujours la même. Elle a l'air d'un corps plutôt que d'une âme, d'une statue plutôt que d'une personne vivante.
- Est-ce certain ?
- Oui, ou je ne sais pas observer.
- Estime son âge, je t'en prie.
- Madame, elle est veuve.
- Veuve, Charmion, tu entends.
- Et je crois bien qu'elle a trente ans.
- As-tu sa figure dans l'esprit ? Est-elle longue ou ronde ?
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— Ronde jusqu'à l'excès.
— Avec cette forme de visage, on est presque toujours niais. Ses cheveux, de quelle couleur ?
— Bruns, madame, et son front est aussi bas que si elle l'avait commandé tel.
— Voici de l'or pour toi. Tu ne dois pas prendre mal mes premières vivacités. Je veux que tu fasses un nouveau voyage. Je te trouve très propre aux affaires. »
11 ne suffit pas à Shakespeare que Cléopâtre aime Antoine ; il veut encore qu'elle soit femme et qu'elle porte toutes les défaillances, toutes les pusillanimités de son sexe dans les guerres universelles qui se livraient alors.
Elle prend peur à la bataille d'Actium, fléchit vers le vainqueur, donne la main à baiser au messager d'Octave, puis se réconcilie avec Antoine et le trahit encore ; enfin, elle éclate en admiration quand il meurt et se frappe ellemême non parce qu'elle a tout perdu, mais pour échapper à l'humiliation d'être menée en triomphe à Rome et regardée de près par la populace, qui sent mauvais. Voilà pourquoi elle se laisse piquer par « le joli serpent du Nil qui tue sans faire souffrir ».
Ce beau drame suffit à renverser une théorie soutenue avec éclat au siècle dernier et maintenue jusqu'à nos jours avec une certaine persévérance : on a prétendu et on prétend encore qu'il ne peut plus y avoir d'intérêt au théâtre que dans la tragédie domestique. Il serait facile de réduire Cléopâtre à ces proportions et d'en faire une sorte de courtisane bourgeoise; mais aurions-nous alors ce grand choc : l'Europe, l'Asie, l'Afrique soulevées et jetées l'une sur l'autre par le caprice d'une femme de plaisir ? Aurionsnous, selon l'énergique expression de Hazlitt, l'écroulement de tout un monde au milieu d'une orgie ?
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Ce côté ironique et poignant de la situation n'échappe pas au vieux Enobarbus, un vétéran sceptique et dévoué, qui aime Antoine, voit ce qui se passe et prédit ce qui arrivera. Il avait assisté au banquet de Misène, offert sur sa galère par Sextus Pompée aux triumvirs qui se sont partagé le monde connu. L'un de ceux-ci, Lépide, roule sous la table ivre-mort. « Voilà un vigoureux gaillard, dit Enobarbus en montrant l'esclave qui a relevé Lépide.
— Pourquoi ? demande Ménas. — Il porte le tiers du monde: ne vois-tu pas? » Sur quoi, la musique joue et les deux autres tiers du monde, Antoine et Octave, se mettent à danser : la république est morte et l'empire est fait.
C'est la moralité de cette comédie.
VI.
Cela dit, et en laissant de côté certains ouvrages, comme Timon d'Athènes, dont l'authenticité n'est point un article de foi, nous n'avons plus à citer que des chefs-d'œuvre : le Roi Lear, Othello, Macbeth, Hamlet. Quant au premier, le Roi Lear, il est encore discuté de nos jours avec un étrange acharnement. On ne veut pas admettre la superbe indifférence de Shakespeare à l'endroit de la fable ; on ne lui permet pas d'accepter une simple donnée de conte populaire et de bâtir dessus un de ses drames les plus amples, les plus palpitants, les plus chargés de pitié et de terreur. Il s'agit, on le sait, d'un père qui, pour éprouver ses trois filles, demande à chacune, séparément : Combien m'aimes-tu? Les deux aînées répondent par d'emphatiques protestations d'amour filial; la réponse de
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la troisième, Cordelia, est plus discrète et plus sincère : Mon père es et j'aime tant toi Comme je mon père aimer doi, Tant as, tant vaux et tant je t'aime.
Or, Shakespeare acceptait ce que lui donnaient les légendes, les chroniques ou les décamerons : sa préoccupation était de mettre les personnages d'accord avec les données. Comment expliquer l'aveuglement d'un père capable de partager son royaume entre les deux filles qui le flattent et de déshériter, en la maudissant, la Cendrillon qui lui a dit la vérité ? Hé, bon Dieu ! c'est tout simple.
Il nous montrera d'emblée, posera son Lear en prince hébété par le pouvoir suprême, rapportant tout à lui, égoïste, absolu, n'admettant aucune résistance, grisé d'encens ; il tombe de son haut quand Cordelia lui parle franchement.
« Si jeune et si peu tendre !
— Si jeune et si sincère ! répond-elle.
— Eh bien ! que la sincérité soit ta dot. »
Be the truth thy dower !
Tout part de là. La suite est indiquée : les filles aînées sont ingrates. Lear ne commande plus, il implore, d'abord le ciel : « 0 cieux, si vous aimez les vieillards, si votre doux pouvoir encourage l'obéissance, si vous-mêmes êtes vieux, faites de cette cause la vôtre, lancez vos foudres et prenez mon parti. » Le tonnerre accourt à l'appel, mais contre Lear, non contre Goneril ou Regane : « Ciel, gronde de toutes tes entrailles ! crache, flamme!
jaillis, pluie! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n'êtes
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point mes filles. Éléments, je ne vous accuse pas d'ingratitude. Jamais je ne vous ai donné de royaume, jamais je ne vous ai appelés mes enfants. Vous ne me devez pas obéissance ! Laissez donc tomber sur moi l'horreur à plaisir ! »
Avec le malheur vient la pitié. Sur cette bruyère où il est exposé à toutes les impitiés de la nature, il s'inquiète d'un autre, du pauvre bouffon de cour qui l'a suivi : « Comment es-tu, mon enfant ? As-tu froid ? J'ai froid moi-même. Pauvre diable de fou, j'ai une part de mon cœur qui s'attriste aussi pour toi ». Et non seulement il s'intéresse à son fou, mais à tous les pauvres sans asile : « Pauvres indigents tout nus, où que vous soyez, vous que ne cesse de lapider cet impitoyable orage, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment sous vos guenilles trouées et percées à jour, vous défendez-vous contre des temps pareils ? Oh! j'ai pris trop peu de souci de cela. » On comprend que dans ce tumulte, tempête du dedans, tempête du dehors, il devienne fou. Cette folie ne s'apaise que sous l'œil caressant de Cordelia, mais trop tard. Ce vieillard brisé par tant d'épreuves ne saurait plus porter, comme le voulait la légende, la couronne d'Angleterre.
Sa dernière fille, la seule bonne, meurt elle-même. A quoi bon lui survivre ? Il a souffert trop longtemps, il ne faisait qu'usurper sa vie.
« Ne troublez pas son âme, dit Kent. Oh! laissez-le partir ! C'est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l'étendre plus longtemps.
- Oh ! il est parti en effet, répond Edgar.
- L'étonnant, reprend Kent, c'est qu'il ait souffert si longtemps : il usurpait sa vie.
— Il nous faut subir le fardeau de cette triste époque ; dire ce que nous sentons, non ce qu'il faudrait. »
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C'est dans cette œuvre touffue que passe la lumineuse figure de Cordelia, cette Cendrillon que vit et qu'aima Shakespeare. Rien de plus idéal, et à côté, rien de plus brutal que certaines scènes : c'est là que Cornouailles arrache de ses mains les deux yeux de Glocester et les écrase en criant : « A bas, vile gelée ! » {Out vile jelly /) En lisant ces férocités, on se croirait transporté à la première jeunesse du poète, au temps où il imitait Marlowe et les Croquemitaines du théâtre enfantin. Cependant il était toujours préoccupé d'adoucir la scène. Dans Otltello, par exemple, la nouvelle italienne de Giraldi Cinthio (Hecatommithi, III, 7) ne lui fournissait qu'un More anonyme (le nom d'Othello est de Shakespeare), homme très vaillant, très vertueux, très sympathique à Desdémone, mais qui, c'est l'opinion d'Iago, ne tarderait pas à l'ennuyer « avec son teint noir ». « Vous autres Mores, disait Desdémone, vous vous enflammez si violemment, que la moindre chose vous excite à courroux et vengeance. » Shakespeare suit la fable jusque dans les petits moyens indiqués par Cintio, l'anecdote du mouchoir par exemple; toutefois, dans la scène capitale de la fin, il semble reculer. Nous trouvons son dénouement féroce : on n'étouffe plus sur la scène une femme entre des coussins et des matelas. Cinthio, le conteur italien, avait pourtant raconté un assassinat bien plus bestial encore. Le More est décidé à tuer sa femme, mais hésite entre l'épée et le poison.
L'enseigne (Iago) lui dit : « J'ai trouvé un bon et sûr moyen. La maison où vous demeurez est très vieille, et le plancher de votre chambre a beaucoup de fentes; il faut que nous battions Desdémone, avec une chausse pleine de sablon, tant qu'elle en meure afin qu'en elle n'apparaisse signe de meurtrissure et coup; quand elle
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sera morte, nous ferons tomber une partie du plancher, et lui romprons la tête, feignant qu'une poutre, en tombant, la lui ait rompue et tuée ; et de cette manière, personne n'aura aucun soupçon de vous : et chacun estimera qu'elle sera morte par une infortune. »
Le cruel conseil fut agréé du More, et ayant attendu le temps convenable, étant une nuit couché avec elle et ayant déjà caché l'enseigne dans une garde-robe prochaine, l'enseigne, suivant le mot du guet, fit je ne sais quel bruit en la garde-robe, et le More, l'ayant entendu dit à sa femme : « As-tu ouï ce bruit ?
— Oui, dit-elle.
— Lève-toi, dit le More, et vois ce que c'est. »
La pauvre Desdémone se leva, et aussitôt qu'elle fut auprès de la garde-robe, l'enseigne en sortit, étant fort et puissant, lui donna un grand coup de chausse pleine d'arène, sur l'échiné, et la fit tomber, sans pouvoir à peine mettre hors son haleine.
Mais elle appela le mieux qu'elle put le More, pour lui aider : lequel étant sorti du lit, lui dit : « Méchante femme, tu as le salaire de ta déshonnêteté ; on traite ainsi celles qui, feignant d'aimer leurs maris, leur font des cornes. »
La pauvre femme entendant cela, et se sentant arrivée à la fin, pour ce que l'enseigne lui avait redoublé un coup, dit qu'elle appelait la justice divine, en témoignage de sa foi, puisqu'elle ne pouvait avoir celle du monde, et appelant Dieu à son aide, au troisième coup elle demeura morte et tuée par le méchant enseigne !
Cette asphyxie entre deux matelas, si fort reprochée à l'auteur d'Othello, n'est donc qu'un adoucissement, une commutation de peine. Et quand on compare le récit en-
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fantin du conte à la magistrale scène du drame, on est étonné de voir à quelle dignité, à quelle majesté de pensée et d'expression le maître a su s'élever tout en laissant échapper çà et là quelques mots de bas étage dans cet accès de folie où tout son être n'est plus que passion. Voilà un fait sur lequel on n'insistera jamais assez, car il jalonne la route de l'art en tous pays et en tous temps : ce que Corneille commencera en France dans trente ans, Shakespeare l'a déjà essayé à Londres.
Cela dit, ce qu'il y a de vraiment supérieur dans Othello comme partout, c'est l'étude de l'homme, celle du More, homme intelligent et presque délicat, dont la jalousie fait une brute ignoble; celle de Desdémone étonnante d'ingénuité, d'abnégation, de tendresse, de soumission, d'imprudence, l'épouse trop loyale pour résister longtemps à la calomnie, à la perfidie des ennemis de son bonheur ; enfin Iago, le chef-d'œuvre : l'envieux de toute joie des autres, empli de fiel et de haine, l'être mauvais, méchant, qui a droit plus que Triboulet à cette devise sinistre : Mêler du fiel au vin dont un autre s'enivre, Si quelque bon instinct germe en toi, l'effacer, Etourdir de grelots l'esprit qui veut penser, Traverser chaque soir comme un mauvais génie Ces fêtes qui pour moi ne sont qu'une ironie ; Démolir le bonheur des autres par ennui, N'avoir d'ambition qu'aux ruines d'autrui, Et contre tous, partout où le hasard nous pose, Porter toujours en soi, mêler à toute chose, Et garder et cacher sous un rire moqueur Un fond de vieille haine extravasée au cœur.
Encore un pas, et nous atteignons Macbeth, la plus belle étude psychologique du maître.
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On a voulu voir, dans les parties fantastiques de l'arrière-plan, quelque réminiscence ou quelque essai de restauration de la fatalité antique. Rien de plus faux, de moins shakespearien. « Les hommes, cher Brutus, sont les maîtres de leurs destinées ; si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous et non à nos étoiles. »
Ainsi parlait Cassius, qui exprimait peut-être l'idée de l'auteur. En tout cas, avant de rencontrer les sorcières, Macbeth était déjà un ambitieux ; ce mot qu'on lui jette : « Tu seras roi ! » ne fait que mettre sa passion en branle et la pousser à l'œuvre. « Si la chance, pense-t-il, veut me faire roi, la chance peut bien me couronner sans que je m'en mêle. »
Au fond, c'est ce qu'il voudrait : arriver au faîte les mains nettes et propres. Sa femme, qui le connaît bien, dit de lui : « Je me défie de ta nature : elle est trop pleine du lait de la tendresse humaine pour que tu saisisses le plus court chemin. Tu veux bien être grand ; tu as de l'ambition, mais pourvu qu'elle soit sans malaise. Ce que tu veux hautement, tu le veux saintement ; tune voudrais pas tricher, et tu voudrais bien mal gagner. Ton but. te crie : « Fais cela pour m'atteindre. » Et cela, tu as plutôt peur de le faire que désir de ne pas le faire.
Accours ici, que je verse mes esprits dans ton oreille, et que ma langue valeureuse chasse tout ce qui s'écarte du cercle d'or dont le destin et une puissance surnaturelle semblent t'avoir couronné. »
Macbeth a donc des terreurs, des scrupules. « Si ce coup pouvait être tout et la fin de tout, ici-bas, rien qu'ici-bas, sur le sable mouvant de ce monde, je me jetterais tête baissée dans la vie à venir 1 » Mais ici, l'action s'impose, non par la fatalité, qui ne sait ce qu'elle fait,
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mais par l'inexorable logique des choses. Un clou chasse l'autre, un crime chasse l'autre; impossible de monter sur le trône sans supprimer le roi ; impossible d'y rester sans abattre les fils du roi ; impossible d'y faire souche, sans détruire Banquo et la race de Banquo qui doit fournir une lignée de rois. Tout cela doit être : ce n'est point fatal, c'est nécessaire. Macbeth, une fois engagé dans le sang, ne peut s'arrêter ni reculer : il y marchera sans cesse en frappant toujours, à droite et à gauche, tout ce qui lui fait obstacle, tout ce qui lui fait ombrage, jusqu'à ce qu'il y soit enfoncé si profond qu'il n'en puisse plus sortir. Tout cela est d'autant plus tragique, que Macbeth ne semble pas entraîné jusque-là par sa nature ; il n'est pas cruel, et il doit l'être malgré lui pour sauver sa fortune et sa race.
Sa femme, lady Macbeth, est autrement plus forte, au commencement du moins, dans le mal. On a dit que le poète avait voulu peindre en elle l'infamie pure : cette conjecture ne paraît pas exacte ; d'abord, aux yeux d'un esprit supérieur, l'infamie pure n'existe pas ; puis Shakespeare a montré comme un parti pris d'indiquer en courant chez cette méchante femme quelque chose d'humain : le sens conjugal, le sentiment maternel et une ombre de piété filiale. Elle est allée jusqu'au lit où reposait le roi Duncan, mais n'a point osé le frapper, et elle dit pourquoi : « S'il n'avait pas ressemblé dans son sommeil à mon père, j'aurais fait la chose. »
La femme n'est donc pas éteinte en elle ; voilà pourquoi elle invoque les esprits qui accompagnent la pensée de la mort : « Dépouillez-moi de mon sexe, rendez-moi implacable et cruelle, épaississez mon sang, barrez le passage à la pitié, afin que nuls scrupuleux retours à la nature
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n'ébranlent mon dessein et ne mettent une trêve entre lui et son exécution. » Elle demande aux ministres du meurtre d'entrer dans ses mamelles et de se servir de son lait comme de fiel; elle demande à la nuit d'être noire afin que le couteau ne voie pas la blessure et que le ciel ne regarde pas.
L'énergie de la femme ne se soutient pas toujours : elle a des faiblesses et des défaillances ; c'est elle toutefois qui soutient son mari, le reprend et le relève, l'excuse auprès des convives qui l'ont vu pâlir devant le spectre invisible de Banquo. Puis, tout à coup, son énergie dépensée, la volonté se brise. Nous assistons à un cas singulier de névrose et de somnambulisme : elle traverse la scène, plongée dans un sommeil convulsif, dans un rêve tumultueux où elle se trahit en dénonçant ce qu'elle croit voir et sentir, affolée par les terreurs ou par les illusions du remords. Elle a une tache dans ses mains que rien ne dissipe : « Qui aurait pensé que ce vieillard aurait encore tant de sang ? »
Elle meurt donc, écrasée par l'action que n'a pu porter longtemps sa nature débile. Femme très hardie, prompte au conseil, prompte à l'exécution, elle n'a pas la force physique, la vaillance de la volonté, qui persiste et qui persévère. Un phénomène de magnétisme suffit pour la terrasser : Macbeth a eu tort de lui dire à un moment d'extrême admiration : « Oh ! n'enfante que des hommes ! »
Lui, en revanche, se relève et se bronze dans l'action. A l'heure du châtiment, quand tous les dangers le menacent et que la nature même, une forêt vengeresse, marche contre lui, lorsqu'enfin il se trouve en face d'un danger réel, non plus de terreurs vagues évoquées par son imagination ou sa conscience, alors, il saute sur ses armes, se jette dans la mêlée et ne manque pas sa mort.
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Arrivons à Hamlet. Prenons-le d'abord où Shakespeare l'a trouvé, dans les histoires de François de Belleforest, l'un des hommes de lettres les plus médiocres et les plus féconds du seizième siècle. Il fut élevé aux frais de la reine de Navarre, et il écrivit pour gagner de l'argent. A cet effet, il eut la très heureuse idée de raconter un jour « avec quelle ruse Hamleth, qui depuis fut roi de Danemark, vengea la mort de son père Horwendille, occis par Feugon, son frère, et autres occurrences de son histoire », Dans cette nouvelle qui nous le décrit pour la première fois avec quelques détails, Hamleth est tout simplement un jeune prince qui contrefait le fou pour cacher ses desseins et pour préparer, sans attirer sur lui les soupçons, une terrible vengeance filiale.
« Dans cette intention il se soulloit tout de vilenies, se vautrant es ballayures et immondices de la maison et se frottant le visage de la fange des rues, par lesquelles il couroit comme un maniaque, ne disant rien qui ne ressentist son transport de sens et pure frénésie. Et toutes ses actions et gestes n'étoient que les contenances d'un homme qui est privé de toute raison et entendement, de sorte qu'il ne servoit plus que de passetemps aux pages et courtisans éventés qui étoient à la suite de son oncle et beaupère. Mais le galant les marquoit, avec intention de s'en venger un jour avec tel effort qu'il en seroit à jamais mémoire. Voilà un grand trait de sagesse et bon esprit en un jeune prince que de pourvoir, avec un si grand défaut à son avancement, et par son abaissement et mépris, se faciliter la voie à être un des plus heureux rois de son âge.
Aussi jamais homme ne fut réputé avec aucune sienne action plus sage et prudent que Brute, feignant un grand dévoiement de son esprit : vu que l'occasion de telle ruine,
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feinte de son meilleur, ne procéda jamais d'ailleurs que d'un bon conseil et sage délibération, tout afin de conserver ses biens et éviter la rage du tyran, le roi superbe, qu'aussi pour se faire une large voie de chasser Tarquin, et affranchir le peuple oppressé sous le joug d'une grande et misérable servitude. Aussi tant Brute que celui-ci, auquel vous pouvez ajouter le roi David, qui feignoit le forcené entre les roitelets de Palestine, pour conserver sa vie, montrent la leçon à ceux qui, malcontents de quelque grand, n'ont les forces suffisantes pour s'en prévaloir, ni se venger de l'injure reçue. »
Tel était l'Hamlet de la nouvelle française : un Brutus du moyen âge, aux traits un peu vulgaires et grossièrement dessinés. Quant à ses aventures, elles n'étaient que bizarres. La scène se passait en Danemark longtemps avant que ce royaume « reçust la foi de Jésus et embrassast la doctrine et saint lavement des chrestiens ». Les peuples étaient barbares, les princes cruels : « ils ne jouaient qu'au boute hors, taschant à se jeter de leurs sièges ou à s'offenser, fust en la robe ou en l'honneur et le plus souvent en la vie ; » ils rançonnaient et tuaient leurs prisonniers : ils se défiaient au combat corps à corps pour mer surer leurs forces : le vaincu perdait tous ses biens et ne demandait qu'à être enterré honnêtement. Dans un de ces duels féroces, un guerrier danois, Horwendille, avait fait merveilles : aussi devint-il le favori de son roi qui lui donna sa propre fille Géruthe en mariage, « et, pour trousser brièvement matière, de ce mariage sortit Hamlet ».
Mais Horwendille avait un frère nommé Feugon, un traitre de mélodrame, dévoré d'ambition et d'envie qui séduisit Géruthe, etbientôtfratricide, aprèsle meurtre d'Horwendille, épousa la mère d'Hamlet. Les crimes étaient
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connus de tous et absous par le succès. Hamlet était informé comme tout le peuple du meurtre de son père et de la complicité de sa mère. De là sa folie simulée, qui le protégeait contre la férocité de Feugon. Mais le jeune prince méditait sa vengeance et aiguisait auprès du feu « des bûchettes en forme de poignards et d'estocs ». Les sots le tenaient pour insensé, mais les hommes cr accorts et qui avaient le nez long » estimaient que sous cette folie « gisait une grande finesse ». Pour lui arracher son secret, ils essayèrent de la séduction, mais Hamlet avait son étoile ; la jeune fille qu'on envoya pour le mener à mal l'aimait dès l'enfance et l'avertit de la trahison. Alors on recourut à un autre moyen : on enferma Hamlet seul avec sa mère dans une chambre où était caché un espion : telle est l'origine de cette grande scène qui a produit tant d'effet sur tous les théâtres. L'espion de la nouvelle fut tué d'une façon plus grotesque encore que ne devait l'être Polonius. Il s'était caché sous un loudier (matelas ou couverture) ; quand Hamlet entra dans la chambre où était sa mère, « se doutant de quelque trahison et surprise, il se prit à chanter tout aussi qu'un coq, et battant tout ainsi des bras comme cet oiseau fait des ailes, sauta sur ce loudier, et sentant qu'il y avait dessous quelque cas caché ne faillit aussitôt d'y donner dedans à tout son glaive, puis tirant le galant à demi-mort, l'acheva d'occire et le mit en pièces, puis le fit bouillir, et cuit qu'il est, le jeta par un grand conduit de cloaque par où sortaient les immondices, afin qu'il servist de pasture aux porceaux. »
Ce coup fait, Hamlet revint vers sa mère et lui adressa les reproches sanglants qui sont dans Shakespeare. C'est ainsi qu'il sortit sain et sauf de cette nouvelle épreuve.
Cependant Feugon, qui n'osait le frapper de sa main par
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égards pour Géruthe ne cessait pas de le craindre et de le soupçonner. Aussi l'envoya-t-il en Angleterre, où le jeune prince était condamné à périr. Nous n'insistons pas sur les incidents de ce voyage, où Hamlet, au lieu de périr, fit fortune et montra la sagesse de Joseph ou de Salomon.
Le roi d'Angleterre lui donna sa fille en mariage et s'efforça de le retenir à sa cour ; mais le prince qui avait son père à venger voulut retourner en Danemark. Alors seulement il fit son devoir filial avec une férocité sans exemple : il commença par brûler le palais où les courtisans étaient en train de fêter ses funérailles ; puis il se rendit dans le corps de logis où s'était retiré Feugon, et il lui donna un grand coup sur le chignon de sorte qu'il lui fit voler la tête par terre, disant : « C'est le salaire dû à ceux qui te ressemblent que de mourir ainsi violemment : et pour ce, va ! Et étant aux enfers, ne faux de conter à ton frère, que tu as occis méchamment, que c'est son fils qui te fait faire ce message, afin que, soulagée par cette mémoire, son ombre s'apaise parmi les esprits bienheureux et me quitte de cette obligation qui m'étreignait à poursuivre cette vengeance sur mon sang même, puisque c'était par lui que j'avais perdu ce qui me liait à cette consanguineté et alliance. »
Là ne s'arrêtent pas les aventures d'Hamlet. Il devint roi du Jutland ; il eut en même temps deux femmes, et, comme la bigamie porte en elle-même son châtiment, il eut deux belles-mères. L'une de ces belles-mères fit tant et si bien, que son gendre périt l'épée à la main. Telle est l'histoire de Belleforest, tel était Hamlet avant Shakespeare.
Le tragique anglais (on en a la preuve) lut fort jeune encore cette nouvelle, qui produisit sur son esprit une vive
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impression. Les contes l'amusaient ; seulement il ne les lisait pas comme nous faisons, pour savoir comment ils finissent. Ces récits naïfs ne lui donnaient que des pantins taillés à l'emporte-pièce ; il y voyait des hommes et les refaisait, âme et chair, dans son imagination. Les historiens , les romanciers lui fournissaient des événements ou des anecdotes qu'il acceptait d'ordinaire les yeux fermés, sans y ajouter grand'chose ; l'affabulation de ses drames l'inquiétait peu, sa grande préoccupation était d'y mettre des vivants et de les laisser vivre. Il se demandait avant tout : « Quels devaient être les hommes à qui pareilles choses ont pu arriver? » De là cet accord merveil- leux, et qu'on ne se lassera jamais d'admirer, entre ses personnages et leurs aventures. C'est ainsi que des fantoches exhumés par Belleforest, Feugon, Geruthe, l'espion du loudier, la jeune séductrice à peine indiquée, il a fait ses créatures palpitantes, impérissables, qu'il a nommées Claudius, Gertrade, Polonius, Ophélie.
Mais Hamlet? Ici je n'invente rien, je ne substitue pas mon imagination à celle du maître, c'est le drame seul qui me fournit tous mes documents. Ce qui étonna surtout Shakespeare dans la nouvelle, ce fut l'inaction du jeune vengeur. Que fait-il donc là, dans cette cour, ce fils dont on a tué le père ? Il se roule dans l'ordure, il aiguise des flèches et il n'en frappe pas le meurtrier, qui est sous sa main. Il fait le fou pour se couvrir ; il ne prendra une décision qu'après son retour d'Angleterre." A quoi bon cet ajournement ? Qui retient sa main ? De quel droit le poset-on en Brutus ?
Pour justifier son héros, Shakespeare a un peu modifié le début du conte. Au commencement du drame, le crime de Claudius est inconnu de tout le monde ; Hamlet en est
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informé par la tragique apparition de son père mort. Mais à peine informé, qui l'empêche d'agir ? Pourquoi reste-til les bras croisés pendant cinq actes. Pour expliquer ces lenteurs, un dramaturge vulgaire aurait inventé de nouveaux accidents ; Shakespeare a créé un caractère.
Quel est donc cet Hamlet authentique et définitif sur lequel on a tant discuté ? Il faut le demander à Gœthe qui, dans Wilhelm Meister, a donné la solution du problème. Les autres, ceux qui sont venus après, n'ont fait que développer le commentaire du maître — ou l'obscurcir.
Gœthe a été proclamé le premier critique de notre temps, parce qu'il en fut le premier poète. Pour être expert en équitation, il faut avant tout savoir monter à cheval.
Reprenons le commentaire de Gœthe, en y joignant les additions de ses successeurs et les nôtres.
Hamlet, jeune homme de vingt-quatre à vingt-six ans ; tempérament d'artiste, lymphatique et nerveux ; un peu gras et le souffle court. Éducation de prince, élégance, courtoisie et distinction, une certaine adresse aux exercices chevaleresques, auxquels il a pourtant besoin d'être excité.
Du courage par moments, par soubresauts, avec un grand fonds d'indolence. Du goût pour les arts, l'oreille juste, le sentiment de la mesure : il donnera d'excellents conseils aux comédiens. Ami charmant, très sûr, amoureux médiocre : plus de sentimentalité que de tendresse, plus d'imagination que de passion. En somme, un contemplateur et un visionnaire. Là-dessus, un voyage en Allemagne et des études à Wittemberg (cet anachronisme est un trait de génie), où l'être et le non-être, le subjectif et l'objectif l'ont achevé. Dès lors toute son activité s'épuise en réflexion; à l'hésitation de son caractère viennent s'ajouter des incertitudes métaphysiques. Déjà mou par tempéra-
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ment et embarrassé par loyauté de cœur, il le devient cent fois plus par cette défiance de soi et de tout que donne l'habitude de raisonner : il ne saura plus être dès lors qu'un solitaire, un spectateur, un pessimiste. Il cherchera partout dans ses anciennes croyances et dans ses nouveaux doutes, dans les scrupules de la philosophie, même dans les préjugés de la superstition, des motifs de ne point agir.
Bien plus, il est devenu fataliste, c'est la religion des paresseux ; il s'écriera volontiers : « Ma destinée me hèle, » ou encore : « Il y a une providence spéciale pour la chute d'un moineau. Si mon heure est venue, elle n'est point à venir ; si elle n'est pas à venir, elle est venue ; que ce soit à présent ou plus tard, je suis prêt. Voilà tout. »
On voit tout ce que Shakespeare a dû accumuler de traits pour composer la figure et pour justifier l'inaction d'Hamlet. Et tout se tient dans ce caractère où je trouve, quoi qu'on dise, beaucoup de complications, mais point de contradictions. C'est l'irrésolu tragique : un rêveur déplacé dans un rôle où il faut agir ; une âme délicate et .charmante dépaysée dans la grossièreté, dans la vulgarité d'un monde où les violents seuls pouvaient avoir raison.
H a déjà le mal de René, l'inexorable ennui de ceux qui vont seuls ; il a de plus l'humour qui est la gaîté des mélancoliques , l'abus de l'analyse et, comme on l'a dit à merveille, « ce scepticisme élevé et découragé qui le rend inèapable des choses que le plus vulgaire des hommes mènerait à bonne fin. » Voilà pourquoi, dès le début du drame, quand il a entendu l'appel terrible de son père mort, il ne court pas à la vengeance, mais il s'écrie avec amertume : « Le monde est détraqué, malédiction ! Pourquoi donc est-ce moi qui dois le remettre debout ? »
Voilà pourquoi il hésite, il recule toujours, se pose des
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objections, réclame des preuves, et s'attarde, au lieu de faire son devoir, dans de longues méditations sur la vie et la mort. Quand l'assassin est sous sonépée, il ne le frappe point, parce qu'il le trouve en prière et se donne pour excuse qu'il ne veut pas l'envoyer au paradis. Cette perplexité, si intéressante pourtant, cette dramatique inaction remplit trois actes entiers : Hamlet est impuissant à venger son père. La fatalité se charge enfin de la besogne, et dès lors, dit Montégut, les événements se pressent, l'action se précipite avec une effrayante rapidité. Tous les plans se disloquent, tous les complots avortent, mais tout le monde agit, frappe et tue, les yeux fermés, comme entraîné par une force aveugle ; « la vie humaine, tantôt si molle et si lente, disparaît dans un tourbillon. »
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NOTE DES ÉDITEURS.
Pendant que les dernières feuilles de cet ouvrage étaient sous presse, une mort cruelle et rapide (17 avril 1885) enlevait M. Marc-Monnier à sa vie de noble labeur.
L'auteur a eu au moins la consolation de voir son livre presque terminé, et de lui donner, pour ainsi dire, son dernier regard et sa dernière pensée.
Certes il a dû regretter de ne pouvoir ajouter de sa main si sftre 'Histoire de la Littérature mo un dernier tableau, à son qui devaIt, après la Renaissance et la Réforme, porter pour titre : la Révolution.
La littératuro, comme il nous l'a décrite, emportée sur le grand courant philosophique et religieux, exigeait chez son historien la finesse du bon sens et une sage prudence de l'esprit.
De telles qualités sont rares en tout temps. Aussi le public, qui a su les apprécier chez M. Marc-Monnier, gardera-t-il à son œuvre un durable souvenir.
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=11 ™BL E' DÉS MATIÈRES.
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ragen.
AVANT-PROPOS.
CHAPITRE PREMIER.
LUTHER.
1. - Luther: sa vie. 1 II. — Les auxiliaires et les adversaires : Mélanchthon et Zwingle. 16 III. — Luther écrivain et poète. 25 IV. — La Réforme Scandinave, néerlandaise, anglaise. — Stérilité littéraire. — Le Simplicissimus. — La Bible. 35
CHAPITRE II.
CALVIN.
I. — La Réforme en France. 43 II. — Clément Marot. 46 III. — François Bonivard, le prisonnier de Chillon. 58 IV. — Jean Calvin : l'homme. 65 V. - L'écrivain. 72 VI. - La Réforme et les humanistes '79 VII. - La Réforme et les poètes. — Théodore de Bèze, du Bartas, Agrippa d'Aubigné. 85
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l'agcs.
CHAPITRE III,
RABELAIS ET MONTAIGNE.
I. — La Réforme et la liberté d'examen. 111 II. - Rabelais: sa pensée. 114 III. — Rabelais : sà langue et son style. 129 IV. — Rabelais à l'étranger : Fischart, Burton. — Rabelais en France, après sa mort et jusqu'à. nos jours. 136 V. — La Pléiade. — Du Bellay, Ronsard 147 VI. — La prose, les ligueurs. — Les politiques. — Jacques Amyot. 162 VII. - Montaigne 174
CHAPITRE IV.
LE TASSE.
I. — La Réforme en Italie et la réaction. - Le Concile de Trente. — L'Index. — Les Jésuites. 199 II. - Le style fleuri. 208 III. — La jeunesse du Tasse. 214 IV. — La Jérusalem délivrée. 221 V. - Le déclin du Tasse. 241
CHAPITRE v.
GIORDANO BRUNO.
I. - Les heureux : le cavalier Marin. 253 II. — Les persécutés : Gali lée 254
III. - Campanellà. 259 IV. — Giordano Bruno. — Ses voyages.;. 265 V. — Le Candelaio. — Le Spaccio della bestia <rM)m/am<<' 281 VI. — Le procès et le supplice de Giordano Bruno. 296
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Parcs.
CHAPITRE VI.
CAMOENS.
I. - La réforme et la réaction. , , 303 II. - Alonso de Ercilla. , , 308 III. - Camoens : sa jeunesse. , , ,' , 313 IV. - Camoens: les Lusiades 319 V. - Camoens : ses malheurs et sa renommée 333
CHAPITRE VII.
CERVANTES.
I. - L'an 1600 341 II. — Cervantes : sa jeunesse et son théâtre 343 III. — La comedia espagnole 356 IV. — Les dramatistes : Lope, Calderon, etc. 362 V. - Le point d'honneur. 367 VI. - Les cultistes et les classiques : Antonio Perez, Gongora, Quevedo, les Argensola, etc. — L'opinion littéraire de Cervantes. 378 VII. - Don Quichotte. 390
CHAPITRE VIII.
SHAKESPEARE.
I. — Le règne d'Elisabeth. — L'allégorie: Spenser et le poème de la Reine des Fées. 405 II. - François Bacon et sa philosophie 411 III. - L'art poétique de Sidney. — L'euphuisme. — Ben Jonhson. 449 IV-VI. — Shakespeare : son théâtre, i" 479
i-~ *~ - ~, -" tFIN DE LA TABJif MATIÈRES." y
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