Livre de Caliban <P%ÉF>ACE E
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De ViAcaâêmie française
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ALPHONSE LEMERRE EDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31 M DCCC LXXXVII
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ALEXANDRE DUMAS
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Livre de Caliban
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Tous droits réservés.
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Livre de Caliban 'P'R,ÉF,ACE
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De VtAcademie française
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ALPHONSE LEMERRE EDITEUR 27-3I, PASSAGE CHOISEUL, 27-3I M DCCC LXXXV11
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ALEXANDRE DUMAS
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Préface
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Vu-
plus entendu pailer de toi depuis que le duc légitime de zMilan avait reconquis son trône. Il t'avait rendu l'île dont tu te prétendais le pi entier et le seul maitre et dont il {avait dépossédé, tu le disais du moins et le lui reprochais au point de vouloir sa mort. 'Toujours est-il que vos rapports manquaient d'uibanité. Tu lui souhairais routes les pustules qu'une rosée malfaisante recueillie par ta mère Sycorax sur un marécage pernicieux avec une plume de cm beau puisse soulever sur la peau d'un homme, et il te menaçait de piqûres plus cuisdhtes que si elles étaient faites par les aiguillons des abeilles et de crampes
T%ÉFcACE
OYONS, Caliban, dis-moi la vérité; d'oit viens-tu? qui ta transformé en l'état charmant où je te retrouve! Je navals
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et de points de coté qui le couperaient le souffle. Et cependant il avait été bon pour toi dans le commencement tu le reconnais toi-même. « Tu me donnais de petites tapes d'amitié, lui disais-tu, tu me faisais boire de l'eau avec du jus de baie; tu m'apprenais comment il faut nommer la grosse lumière qui biûle pendant le jour et aussi la petite lumière qui brûle pendant la nuit. Et alors moi, je t'aimai et je te montrai toutes les ressources de l'ile, les ruisseaux d'eau fraiche, les creux d'eau salée, les plans stériles et les plans fertiles. Que je sois maudit pour lavoir fait! que tous les charmes de Sycorax, crapauds, escarbots, chauves-souris s'abattent sur vous! car je compose à moi seul tous vos sujets, moi qui étais d'abord mon propre roi, et vous me donnej_ pour chenil un creux de ce dur tocher, pendant que vous me retene^ le reste de l'île. »
Tout cela était vrai; mais, comme tous ceux qui sont nés pour faire le mal, tu ne parlais que de celui qu'on lavait fait et qui n'était que le châtiment logique et encore modéré de ton ingratitude et de ta trahison. Vrospero avait voulu t élever des ténèbres à la lumière; il avait tenté sur toi ce que tu tentes
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aujourd'hui sur d'aurres, de t'apprendre ce qu'il savait, qu'il considérait comme la vérité. Il s était imposé, comme il le dit quand Shakespeare le lui demande, la fatigue de te faire parler, de {enseigner à toute heure une chose ou une autre; alors que tu ne savais pas, sauvage, démêler ta propre pensée et que ru jappais des bruits inarticulés comme la plus brute des créatures, il avait pourvu tes sentiments obscurs d'expressions qui les rendaient intelligibles. Et tu ïen récompensais en voulant ravir 1 honneur à zMiranda sa fille. Tout ce qu'il avait gagné à t'apprendre à parler c'était de i avoir appris à donner une forme à ta bassesse et à ta haine. Tu étais enfin l'éternel esprit dit mal, celui que les uns veulent exterminer d'un seul coup, que d'autres veulent éclairer peu à peu. Qui a raison de l'exterminateur ou de l apôtre.' L'apôtre évidemment. Et la preuve, c'est que lorsque Trospero quitte son ile, ton de puisque tu prétendais qu'elle était à toi, tu as déjà fait asse\, à tes dépens, l'expérience de l'inutilité du mal pour qùailon\o se contente de dire en parlant de toi a Voici la créature la plus étrange que j'aie encore vue Et tu léponds ̃̃ «"Désormais, je
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serai plus sage et je m'efforcerai d' obtenir ma grâce » Shakespeare te laisse là et ne nous en dit pas davantage. Il est las, lui aussi, d'avoir inutilement voulu instruire les hommes, et il dispaiait dans sa retraite de Straffori sur oivon, juste le temps qu'il faut pou/ oublier les hommes, planter un mûrier et s'entendre avec T)ieu. Trospero avait promis d'expliquer, en tête-à-tête, arec ses amis, en une heure de loisir ce qui pouvait paraître obscur dans les événements et la philosophie de la Tempête. Shakespeare ne s'en soucie plus et meurt en nous laissant cette énigme à deviner. zMoi, j'y renonce. Faut-il te l'avouer, Caliban? il y a dans cette Tempête non seulement bien des choses qui m 'échappent mais quelques autres qui m'ennuient. Toi qui as vécu auprès de Tiospero et qui utilises si bien maintenant tout ce qu'il ia jadis enseigné, ru devrais bien nous dire ce qu'il pensait. 'D'autant plus que si j'en crois un nouveau magicien qui a soulevé de bien autres tempêtes que celle où zâlon\o a failli perdre la vie, si j'en crois "Renan, tu as bien profité des leçons de 'Prospero. Tu l'as finalement détrôné; ru as pris sa place; tu as substitué la république que tu rêvais à la monarchie
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qu'il exerçait au nom de ses pères, que son frère lui avait ravie et qu'il avait reconquise à force de science et d énergie. Tu as détruit ce qu'il savait à l'aide de ce qu'il t'avait appris. "Bien joué, Caliban. Et il s écrie lui-même au moment de mourir, car il meurt, tandis que toi, tu ne meurs jamais, il s écrie « Vive Caliban! fe n'aime pas beaucoup qu'on me parle de la difficulté vaincue. Celui qui a eu tant de mérite à jouer le rôle d'un aristocrate, que ne lestait-il ce qu'il était et ne laissait-il le rôle, pour lui si laborieux, à ceux qui le jouent sans effort? {Mais la grande troupe de comédiens, choisie et formée par le destin pour jouer ce qiîon appelle l'histoire sur les tréteaux de ce monde, a besoin d'emplois très divers. Caliban, cesse de parler de la fatuité d'oiriel! cette fatuité, c'est sa raison d'être elle est légitime. Il faut quil y ait des délicats, aiùel, tu n'es pas encore placé aussi près que moi de l'infini; cesse de mépriser Caliban. Sans Caliban, point d'histoire. Les grognements de Caliban, l'âpre haine qui le porte à supplanter son maître, sont le principe du mouvement dans l humanité »
Et le grand magicien "Renan ajoute que Trospero
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meurt en te recommandant cAriel, l'esprit invisible de Tair, [idéal pur, et Célestine, la religieuse, la prêtresse de l'idéal humain, officiel, limiré, compréhensible pour les pauvres en esprit. « cAriel et Célestine sont incapables de lutter conne les difficultés de la vie. Je te demande pour c4riel une sinécure, la garde du château de Sermione, qui n'a aucune importance pour la république de {Milan et qui suffira complètement à ses besoins. »
Et tu lui réponds a {Maître, tu seras obéi. » Et Trospero meurt tranquille en demandant qu'on lui joue les airs d'cAmalfi et du golfe de ^Qaples, et qu'on ait soin qu'il ne voie pas un visage triste et qu'il n'entende pas un soupir.
Shakespeare t'avait laissé libre après la restauration de 'Prospero; %enan te laisse chef de république bien avant la mort du duc de {Milan Tu n'as pas perdu ton temps, mon gaillard. {Mais le second, pas plus que le premier, ne nous dit ce qui s'est passé ensuite, et tandis qu'après la Tempête, et Caliban, et l'Eau de Jouvence, j'attends un nouveau poète philosophe qui me dise ce que tu es devenu, voilà que tu frappes à ma porte avec un livre. "Voilà
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Caliban homme de lentes! Que s'est-il passé? 5\> va-t-elle déjà plus, ta république, et en es-tu réduit, comme Lamattine, à vivre de ta plume après avoir appris la liberté aux hommes? Ou bien le pouvoir te laisse-t-il asseï de loisirs, comme à zMarccAurèle, pour que tu puisses écrire ce que tu penses' ois-tu réalisé le rêve de cet homme de bien, trompé par sa femme et empoisonné par son fils, qui ci oyait que les peuples seraient heureux si les philosophes étaient rois ou si les rois étaient philosophes? La république de Milan est-elle vraiment libre, inrelligenre, respectée de ses voisins et même de ceux qui Font fondée? Ton parlemenr s'occupe-r-il quelquefois des affaires? Ton budget est-il en équilibre? Ta police est-elle bien faite.' cAs-tu pour conseillers et pour ministres quelques honnêtes gens connaissant à peu près les matières dont ils doivent traiter? Le pouvoir ta-t-il appris quelques-unes des choses que ïon croit savoir toutes avant d'y arriver.' vis-tu mis ta conduite de chef d'État en accord avec ce que tu demandais avant de l'être, quand Trospero régnait et faisait de son mieux; il faut bien le reconnaître maintenant qu'il n'y est plus! Tu ne nous dis rien de
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tout cela. Ton livre est plutôt celui d'un sceptique revenu des illusions de ce monde et définitivement convaincu, sans en plus souffrir qu'il ne convient, de la bêtise humaine, que celui d'un homme ayant encore quelque confiance dans la perfectibilité de l'homme. Explique-toi. 'De ce faire suprême où tu étais arrivé par un coup de main, as-tu été précipité par un simple coup de pied? Cela se voit de nos jours, bien que je ne m'explique guères comment un homme arrivé au gouvernement de ses semblables peut s'en laisser déposséder. Ilfaut qu'un chef d'État soit bien maladroit pour ne pas rester le chef toujours. Il ne sait donc pas combien les peuples aiment à être gouvernés, et par n'importe qui, pourvu qu'ils puissent se dire, tous les jours, en se couchant, que ce qu'on appelle les affaires publiques est [affaire d'une seule personne. Ce qu'il faut que cette seule personne ait fait de sottises et d'infamies pour que les peuples se décident à la renvoyer, c'est incroyable! Et encore ceux qui le regrettent sont-ils plus nombreux que ceux qui l'ont renversé c4 quel point les hommes ont besoin d'un tyran, on ne le saurait concevoir, si 1 histoire du monde n'était là pour en faire la preuve.
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Ce qu'il y a de patience, de résignation, de lâcheté dans le troupeau humain, ceux-là seuls qui le conduisent peuvent s' en tendre compte, ai peine a-t-on fini de s'étonner qu'un peuple ait supporté si longtemps un Louis XI), qu'on s' aperçoit que ce n'était que pour se préparer à supporter un Robespierre ou un zMaiat. Tu sais tout cela aussi bien que moi, Caliban, et si tu n'es plus chef d'État, c'est que tu n'as plus voulu ïêtie. Tu te seras dégoûté des hommes en les voyant si soumis. Tu es un de ces philosophes dont £Marc<Aurïle voulait faire des rois, oubliant que la première condition de la philosophie étant justement de mépriser le pouvoir, son rêve ne pourrait jamais se réaliser. Et te voilà simple citoyen de l'éternelle république des lettres, indépendant, disant tour ce que tu sais, tour ce que ru penses sur les hommes et sur les choses, et le disant avec un bon sens irréfutable et une verve étincelante. 1)ois-tu, Caliban, s'il est un bonheur en ce monde, c'est de bien regarder, de bien voir et de bien dire; et personne n'aura mieux regardé, n'aura mieux vu, n'aura mieux dit que toi sur l'extérieur et le fond des choses contemporaines. 'Tu as fait un livre, Caliban, j'en-
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rends un livre qui doit rester, c'est-à dire ce qu'il y a de plus rare. Et tu l'as fait peut-être sans t'en douter. C'est ainsi, je le crois, que se font les livres qui doivent rester. Je me défie beaucoup des gens qui se mettent à leur table avec l'intention bien arrêtée d'écrire un chef-d'œuvre et qui, pour plus de sûreté, font connaître d'avance leur intention. Ceux-là ne manquent guères aujourd'hui, et s'il reste de la littérature actuelle seulement la centième partie des chefs-d'œuvre annoncés par leurs auteurs, leurs éditeurs et leurs amis, le vingtième siècle aura de quoi lire quand il sera sorti des difficultés politiques et sociales que le dix-neuvième lui aura léguées. J'ai d'aurant plus de plaisir à dire publiquement ce que je pense de ton livre, mon cher Caliban, que beaucoup des articles qui le composent mont charmé sans que je connusse le véritable nom de celui qui les écrivait. zAprès avoir lu ta première boutade humoristique dans le Figaro, j'ai attendu impatiemment la seconde, puis l'ayant trouvée de même saveur que la première, je suis devenu un de tes attentifs. Je ne demandais pas qui était ce Caliban; non seulement je ne suis pas curieux, mais j'adore fano-
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nyme et /'inconnu en ces matières. Le vers de SMusset: cc Qu 'importe le flacon pourvu qu'on ait Tivresse! n s applique encore plus, selon moi, aux jouissances de l'esprit qu'à celles de l'amour. Et puis, si le nom véi itable de l'auteur de ces articles qui me ravissaient eût été celui d'un de mes adversaires littéraires, d'un de ceux qui me menacent, par exemple, de me mettre au poteau à la première Commune, cela m'eût gêné dans ma sympathie. Je me serais senti disposé à plus de partialité, peut-être à l'injustice; on est homme, après tout. Peu à peu, je cessai de chercher ta signature, qui, parfois d'ailleurs, aurait pu, tout aussi bien, être celle dc4riel, tant tu te montres, par moments, idéaliste et tendre. J'appris aussi à te reconnaître tout de suite, dès les premières lignes, à cerre franche attaque du sujet, à cette construction excennique et lumineuse de la phrase, à ce choc inopiné de motsqui ne s'étaient jamais rencontrés jusque-là et qui font éclater le rire sur les lèvres avec quelque bonne vérité dans l'esprit. Tu as un syle à toi, Caliban, tu as ta griffe; je ne sais pas si elle te vient de ta mère, la sorcière Sycorax, mais on la sent à toutes les pages. Celui qui n'apas
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besoin de signer pour qu'on le nomme en le lisant est un maître ouvrier dans notre art, et ru es de ceuxlà, Caliban. Un jour, par hasard, j'ai appris qui tu étais. J'y ai perdu mon étonnement mais mon plaisir s'en est doublé, car je t'aimais depuis longtemps sous le nom qui m'était révélé.
C'est alors, mon cher Hergerat, que je vous ai écrit ce que je pensais pour vous féliciter et vous encourager dans ce travail original et charmant. Quelque forme que revête la vérité, elle a une qualité contre laquelle personne ne peur rien, c'est d'être la venté. Elle finit toujours par avoir raison. aiussi faut-il aider de toutes ses forces au succès de ceux qui la disent. "Vous estime^, mon cher ami, que mon opinion, placée en tète de votre volume, vous sera de grand appui auprès dit publie; vous me faites beaucoup d'honneur et je vous envoie lien volontiers ces quelques lignes en ni excusant de vous les avoir fait attendre un peu longtemps.
J'étais nés fatigué; je suis parti pour aller respirer un peu d'air, là où il y en a le plus, en face de l'Océan. J'avais choisi Cherbourg, où je devais assister à des expériences de canons-revolvers
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et de torpilles. Les hommes n'ont pas asse\ de la terre pour se haïr; il leur faut la mer. Ils veulent la blessure plus memtrihe, l'agonie plus douloureuse, la tombe toujours ouverte, anonyme et sans fond. Que leur volonté soit faire. "Vous ave^ bien raison de rire des hommes, mon cher ami; cela leur sera peutêtre plus utile que de les conseiller et de les plaindre. Là-dessus, donne\-moi rut exemplaire à grandes marges, en papier de Hollande, de votre livre qui sera excellent d'un bout à l'autre si vous en retranche^ le chapitre en tête duquel j'ai fait une croix. Quelqu'un a dit, Qe suis d'autant plus de l'avis de ce quelqu'un que ce quelqu'un c'est moi;) quelqu'un a dit: n Les esprits inférieurs attaquent les gens; les esprits supérieurs n'attaquent que les choses, » 'Restei dans les derniers, croyej-moi, et je ferai mettre les Notes sociologiques pour nuire à l'histoire de mon temps dans une belle reliure janséniste en maroquin du Levant et je les placerai sur un des rayons de ma bibliothèque de choix entre Henri Heine et Champ fort, pas nés loin de Voltaire et de Diderot. 'Bien à vous.
A DUMAS FILS.
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Uoilàj mon cher *Bergerat. Si j'avais eu plus de temps, ce serait mieux. L 'article auquel je fais allusion, à la fin, c'est ï article sur Sarcey. S\V faites pas de personnalités dans un livre comme celui-là, qui vaut beaucoup plus que vous ne paraisse^ le croire et que je ne le dis. J'ai relu au moins trois fois vos épreuves et chaque fois avec un plaisir nouveau. C'est excellent. Que Lemerre imprime bien cela et vous ire^ dans les bonnes bibliothèques. LETTRE A L'AUTEUR.
Comme en témoigne le billet ci-dessus, joint par M, Alexandre Dumas à l'envoi de sa préface, le chapitre marqué d'une croix est celui qui a trait à la personnalité de M. Francisque Sarcey. Certes j'aurais accédé sans hésiter i l'injonction amicale de mon illustre présentateur, si je n'en étais empêché par M. Francisque Sarcey lui-même, qui, dans un article de La Frcmce, m'a pour ainsi dire mis au defi d'enrichir le présent volume (alors en préparation), de l'étude, d'ailleurs sans fiel, insérée par le Figaio, le 23 octobre 1886. Je ne tiens au morceau que parce que notre critique national a voulu m'en dégoûter. Comme c'est bien çj, I-i nature humaine
A présent, mon cher maître, voici. A la cinquième édition du Livre de Cahban, je m'y engage, le chapitre i la croix sera supprimé. 11 ne tient plus qu'a M. Francisque Sarcey de me faire enlever les quatre premières.
Emile Bergerat.
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CHAPITRE PREMIER
Notes Sociologiques
POUR NUIRE
A L'HISTOIRE DE MON TEMPS
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I
CABOTINVILLE
Aïs s aussi quelle ville
Elle n'est que théâtre; elle ne pense que théâtre; elle n'exprime que théâtre.
A Paris, rour le monde agit, conçoit, juge, aime ou hait comme on hait, aime, juge, conçoit et agit sur les tréteaux, et c'est un spectacle grandiose dans le bouffon que celui de deux millions et demi d'âmes vivant leur vie factice de fantoches sous le lustre fumeux de notre soleil
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d'hiver. Il semble que la nature s'arrête aux octrois et n'aille pas plus loin. En deçà des fortifications, le carton commence
Paris! Il y a des philosophes qui s'épuisent à chercher le mystère de la cité folle Mais il crève les yeux, ce mystère
Partez de cette hypothèse – Si un million et quart d'acteurs, avec un autre million et quart d'actrices, étaient (par ordre d'un Dieu facétieux et cruel) enfermés ensemble dans une enceinte ou une île de 7,800 hectares de périmètre et condamnés à ne se mouvoir, à ne parler, à ne rêver même que d'après les rôles et selon les auteurs d'un répertoire donné, soit de se marier comme dans les comédies, de se tuer comme dans les drames, de causer conformément aux dialogues établis, de rire et de pleurer ainsi que dans Leur métier, c'est-à-dire « par coeur, » d'avoir des duels pour les seules causes qui appellent le sang au théâtre, d'aimer les enfants, d'être patriotes, de faire l'aumône et d'être cocus à la dose juste, exacte, réglée de paternité, de chauvinisme et d'adultère que fixe la rampe et qu'ordonne la « scène à faire; » – si, en d'autres termes plus graves, cette population insulaire de cabotinvillois avait dégagé de la pièce de théâtre un compendium de philosophie sociale, en avait
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extrait des lois, des mœurs, des usages, des dogmes particuliers, ne reflétant l'homme, la nature et la vie qu'à travers la vision dramatique dans le miroir concave et grimaçant de la convention, et si cette société absurde fonctionnait, en son île, par l'exercice de ce lieu-commun formidable, enragé, épileptique qui est l'Evangile de théâtre, quelle ville formeraient ces deux millions et demi d'histrions martyrs?
Paris!
Etonnez-vous donc après cela du billet que mon confrère M Bernard-Derosne vient de recevoir de Mme Sarah Bernhardt! Partout ailleurs qu'à Paris il paraîtrait prodigieux, ce billet Mais ici, à Cabotinville, il est logique. Il explique et couronne la question Dudlay-Goblet. Il l'auréolise. Tous nos poètes vont chanter. C'est un événement populaire.
Mon confrère, M. Bernard-Derosne a le premier tort d'être critique dramatique, comme Fréron, Sarcey et Zoïle. Il se permet d'écrire sur le théâtre à Théâtropolis même, et c'est déjà par conséquent un révolutionnaire, un insurgé. Ensuite, ayant jugé que Mme Sarah Bernhardt était, dans le rôle d'Ophélie, inférieure à ce qu'il s'en promettait, il L'A DIT!
Ici, je le lâche. C'est trop. Aussi lorsque la
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première de nos comédiennes lui a répondu en style lapidaire « qu'il n'était pas de bonne foi » et que par conséquent « c'était un malhonnête homme doublé d'un imbécile, » il est évident ou que Paris n'est plus Paris ou que la comédienne est dans son droit strict.
Qu'est-ce qui fait, en effet, que notre Sarah Bernhardt est la grande tragédienne plus qu'européenne, dont la gloire éclipse toute autre gloire française et verse des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs? Répondez, pâle Bernard-Derosne. C'est que. Pans se mire en elle. L'énorme déformation du sens moral des insulaires de Cabotinville jette ses fusées d'artifice dans les caprices de cette femme-synthèse. Cette vie terrible qu'elle mène, sans repos aucun, impatiente de toute règle bourgeoise, toujours en fermentation de publicité, et d'une telle outrance que tout en pète autour d'elle, qu'est-ce sinon la condition d'ctre normale à Théâtropolis? Serait-elle ce qu'elle est si elle devenait contestable ? Vous représentez-vous Sarah Bernhardt, t, par exemple, faisant des progrès dans son art, et même dans un art quelconque, apprenant ce qu'elle ignore et suppléant à des défauts de nature ou d'étude? Mais c'est impossible, confrère. Qu'en dirait l'Europe?
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Il est de l'honneur de Paris, peut-être même de son existence, que ses représentants demeurent infaillibles d'abord et impeccables le reste du temps. Car il n'y a que dans la nature que l'on grandit, et la nature s'arrête aux octrois, vous le savez. Chez nous, dans l'île du factice, les grands hommes ont six pieds en sortant du ventre de leurs mères, et jamais ils ne rapetissent. La sublimité d'une Sarah Bernhardt ne doit jamais être soupçonnée sous peine de n'avoir jamais eu lieu. Personne ne doit s'apercevoir que Victorien Sardou lui fait des rôles à sa taille, et, si l'on s'en aperçoit, on ne doit pas le dire. Votre prévarication, confrère, est notoire quand vous doutez de l'Ophélie qu'une pareille individualité daigne nous donner d'après et malgré Shakespeare. Et si demain l'illustre omnicomédienne veut nous faire l'honneur et le plaisir d'incarner la Juliette de ce poète, mort jeune pour l'âge qu'il a aujourd'hui, vous devrez courber la tête et effacer simplement de votre exemplaire de Musset le vers désormais ridicule
Quinze ans, o Roméo, l'âge de Juhette.
Ou bien, alors, si vous ne l'effacez pas, c'est que vous n'êtes pas un Parisien, soit un com-
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plice idolâtre, un théâtropolitain avéré, un cabotinvillois patriote et fier de sa ville. Vous êtes un critique, un étranger, un jaloux. Et votre mauvaise foi est doublée de la plus noire imbécillité. Elle ne vous l'envoie pas dire.
Dans une cité dolente où il ne se fait que du théâtre et qui n'est elle-même que le guignol gigantesque de l'univers, la critique dramatique est une anomalie. Feriez-vous de la critique gibbeuse dans une ville de bossus? Non, n'est-ce pas? Or, ici, toute la population est bossue de cette bosse théâtrale, et MmeSarah Bernhardtest la reine. Qu'est-ce alors que la critique théâtrale? – C'est de l'opposition, tout bêtement. La reine vous a envoyé un communiqué. C'est bien fait. Il fallait la trouver naturellement admirable en Ophélie. Dans ces cas-là, on boit pour s'entraîner. Il est permis de boire, confrère! Oh je sais ce que c'est, allez, j'y ai passé. Si la reine est implacable, ses sujets ne sont pas moins féroces. N'ai-je pas eu, l'autre jour, l'imprudence d'écrire cette phrase malencontreuse à propos de la triple démission annoncée de MM. Got, Delaunay et Coquelin « Alors plus de Député de "Bombignac Plus de Smilis! Plus d'cAnroinene J^gaud! Adieu, chefs-d'œuvre modernes » Ce n'était pourtant pas bien méchant.
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Le lendemain, je recevais mon avertissement. L'un des auteurs (eh quoi! les auteurs aussi!) m'envoyait sur sa carre le petit ukase cabotinvillois suivant: ce Telum imbell'e sine iauj Le coup de pied de l'âne » J'en accuse réception à « ce vieux lion blessé, » car c'est ainsi, je crois, que s'appelle la fable d'où est tirée sa citation française. L'autre, la latine, est de Virgile, dit-on. Mais, évidemment, j'avais transgressé mon droit. Il m'est permis de trouver, certes qucAntoineue T{igaud est un chef-d'œuvre moderne, mais il m'est interdit de le déclarer publiquement. Ça aussi, c'est de l'opposition.
De telle sorte, confrère, que nous avons marché tous les deux sur des cors et des oeils-deperdrix auprès desquels l'enfer n'a point de tortures. La liberté d'apprécier les manifestations d'art à Paris s'arrête devant cette manifestation même. C'est Paris qu'on attaque quand on discute ses produits. C'est le bon goût séculaire de la Ville-Lumière que l'on met en question quand on sort du rôle de spectateur muet, résigné et payant qui est la seule critique possible à Cabotinville.
Aussi, voyez ce que nous avons, dans l'espèce. Lorsqu'un brave homme, tel que vous me semblez l'être, confrère, sans autre souci que la recherche
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de la vérité et sachant à quoi il expose son crédit s'il se trompe (car enfin Sarah Bernhardt pouvait être excellente en Ophélie), se risque à écrire d'une œuvre manquée qu'elle est « manquée, » il n'y a qu'un cri dans la ville « Qu'est-ce qu'il lui a fait? » Quant à l'oeuvre, elle n'est pas en cause. Oh l'on s'en soucie bien, de l'œuvre. Mais un éreintementaussi formidable (manquée!) doit cacher une animosité mystérieuse dont le cabotinisme public sollicite l'éclaircissement. Car, en général, lorsqu'un producteur sympathique s'est trompé, le critique se borne à déclarer que le « nouveau chef d'oeuvre du célèbre auteur est supérieur à tout ce qu'on a de lui. » Et Cabotinville comprend ce que cela veut dire. Or il a écrit « manquée, » le critique Est-ce que l'auteur lui aurait pris sa maîtresse? L'immortel cliché de jadis Nous attendons la revanche de cet homme d'esprit, « est une injure sanglante aujourd'hui et que peu de gens pardonnent. J'ai vu, de mes yeux vu, une actrice de talent trembler de tout le corps derrière la toile, à une dixième représentation, simplement parce que Sarcey était dans la salle et qu'elle l'avait aperçu par l'un des trous du rideau, a Sa présence me fait peur! » me disait-elle. – Seriez-vous plus rassurée par son absence? lui demandai-je.
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Non, fit-elle. Alors quoi? On ne sait plus. C'est la danse de Saint-Guy de la vanité. C'est le cabotinisme aigu
Et partout la même angoisse. Chez les hommes publics, chez les industriels, les peintres, les fonctionnaires et jusque chez les concierges Le désir d'être en vue et la terreur d'être éreinté se partagent l'âme de ce peuple. Est-ce le journal qui a développé cette ivresse tremblante de publicité? Est-ce elle au contraire qui fait la prospérité du journal ? je l'ignore. Toujours est-il qu'il n'est pas un Cabotinvillois de Paris qui ne cherche d'abord et avant tout son nom dans la gazette déployée. Oui, les concierges voudraient y être traités de concierges sublimes, et si l'on publiait d'eux qu'ils ont tiré mollement le cordon, ils intenteraient au rédacteur un procès en diffamation. Et ils le gagneraient! Car on les gagne, ô Voltaire!
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UN TABLEAU DE PARIS
LE "BOULEVaiHV
bjN"Tf-><SL y a sur la terre un lieu d'une céléwijKilr ^rité telle que les rois nègres en rêvent!
Connaître ce lieu, le traverser seulement et pouvoir dire qu'on l'a vu, c'est ce que demandent à leurs dieux divers tous les enfants de Sem, de Cham, et de Japhet aussi, dans leurs prières prosternées. On y vient d'ailleurs des cinq parties du monde, toutes les routes y mènent; toutes
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les locomotives empanachées de fumée y dardent leur ceil rouge et cyclopéen et y jettent d'heure en heure l'élite des fortunés, des ingénieux et des forts.
Car ce lieu n'est pas un lieu, c'est le Lieu même. Le reste de la terre, sorte de terrain vague, joue autour du Lieu les plaines SaintDenis
Le Lieu ne mesure pas un demi-kilomètre d'étendue; il n'a pas vingt mètres de largeur. Et pourtant au delà l'ortie commence, avec la province.
Imaginez une chaussée entre deux trottoirs. De dix pas en dix pas cette chaussée aligne en bordure un arbre, un réverbère, un kiosque à journaux, une vespasienne et un décrotteur de souliers.
Pendant la journée, c'est une rue ordinaire, passagère, bruyante, rue de Londres ou de Vienne, plutôt d'Amsterdam, avec cette différence que l'arbre n'y ramifie pas, que le décrotteur n'y décrotte guère et que les réverbères y sont plus rares que partout ailleurs. Seuls les kiosques prospèrent, et, quant aux vespasiennes, grottes embaumées du lieu, leur succès est inouï; elles ne désemplissent point. Mais là autant
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qu'ailleurs, pas davantage, la chasse au veau d'or roule le tumulte de ses chars. Embarras de voitures, accrochages de roues, écrasements, invectives, c'est le courant des capitales. Fiévreux, convulsés, tirés à hue et à dia par cette loi commune dont Succi et Merlatti espèrent libérer l'humanité, des gens corrects, c'est-à-dire blancs bordés de noirs, s'agitent. Ils vont déjeuner ou ils en viennent. Le lieu n'est pas encore le lieu. Il n'est pas l'heure.
Mais voici.
Avez-vous vu un bain se transformer en cirque ?
Le soleil se couche derrière la Madeleine et il tire ses couvertures de nuées grises. D'imperceptibles lueurs pointent dans les lanternes des torchères municipales. Elles vont épaissir l'obscurité de cette simple Canebière, lorsque l'initiative privée, telle une traînée de poudre, embrase d'un seul jet toutes les devantures. Cette fois, c'est le lieu des lieux. Voici le boulevard! Rêvez, rois nègres.
Le boulevard
Les boulevardiers arrivent, hommes d'esprit, hommes d'argent, hommes d'amour, avec, aux lèvres, le sourire du boulevardier. D'où sortent-
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ils ? On ne sait les uns de Batignolles, les autres de Perse seulement. Ils ont leurs provisions de mots, de potins, de ragots. Ils savent la cote et les cours. Ils connaissent le scandale de la Chambre. Ils ont lu l'article à succès du jour. Ils vont vivre. Car c'est une si drôle de chose, la vie, qu'on ne vit qu'en ce seul lieu, à cette heure seule, du moins comme on rêve de vivre, paraît-il. Et en effet elle est unique au monde, cette rue tout d'un coup transformée en salon, où des êtres de toute race, de toute religion; de toute opinion, de toute moralité même, pourvu qu'ils paient de leur personne en intelligence, en bravoure, en travail et en courtoisie, fraternisent, s'accordent et désarment devant le génie français, c'est-à-dire l'esprit de politesse.
Sur le boulevard on peut tout dire, tout entendre et tout imaginer. C'est le forum idéal de la Ville libre. On y pèse les choses à leur vrai poids et les hommes à leur valeur vraie. Ce qui est consacré là fait le tour du monde, car c'est le Beau. Quelle province maussade que le reste du globe! Aussi être vu au boulevard, reconnu, salué, montré du doigt par les boulevardiers, c'est le to be or not to be du poète. La gloire souffle du carrefour Drouot. La vie s'arrête à la place du nouvel Opéra.
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Ainsi rêve le roi nègre.
En voit-il assez passer, de ces privilégiés, dans son rêve, le moricaud deshérité, de ces savants, de ces poètes et de ces femmes délicieuses La respire-t-il, la fleur de civilisation En entend-il de ces paroles raffinées et paraffinées comme les allumettes suédoises Voudrait-il assez y être dans ce lieu des lieux
Viens prendre une absinthe, pauvre anthropophage, et regarde de près la réalité de ton rêve.
Voici d'abord les voitures d'Old England, régal des yeux, gloire de la carrosserie, construites sur le modèle gai de la barque à Caron. Si tu aimes le rouge, en voilà.
Ecoute à présent la causerie de ces deux maîtres du verbe, tes voisins, et aux histoires qu'ils se content, dis si tu oserais les manger avant de leur avoir récuré la langue.
Vois maintenant les trottoirs se remplir de cette épouvantable procession de guenuches sinistres, dont les yeux verts cernés de pourpre dardent sur toi des éclairs strabiques de vampires affamés. Admire la chimie de leur teint violet, le faisandage savant de leurs carnations vitreuses, le travail architectonique de leurs chevelures facul-
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tatives, et devine, si tu l'oses, ce que te promet la révélation du doux mystère auquel tu brûlais, sous ta tente de peau de mouton, d'être initié. Que dis-tu de ces boulevardières ? Ce composé de soufre, de potasse et de protoxyde d'azote te représente l'amour du lieu des lieux. Nous avons, comme Athènes, nos courtisanes. Amuse-toi, bon Bamboula.
A présent, passons à la politesse dite nationale, celle qui est dans le sang du peuple et dont le lieu des lieux est le Conservatoire. Hèle seulement un cocher, et. écoute! Le chapelet d'injures est égrené. La plus douce correspond, dans ta langue, à proxénète. Dans la nôtre, elle métaphorise à travers la pisciculture.
Mais ce n est pas fini. Encore une absinthe, ô Majesté d'ébène, et demande les journaux du soir. Lisons. Voici « L'atroce canaille qui me « reproche ce matin, dans son papier abject, « d'avoir été condamné pour vol, avant même a d'être député, oublie qu'il a subi lui-même des peines infamantes pour attentat public aux « moeurs. » – Et plus loin, dans la partie gaie du journal « Nous ne voulons pas révéler « le nom du déplorable mari dont la femme « vient d'être surprise en flagrant délit de déli-
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a quescence avec un vidangeur; qu'il suffise de savoir qu'il demeure rue. numéro. au pre« mier étage, et que son père était référendaire a la cour des Comptes en 1 86. » A présent, roi nègre, retourne-toi et vois rigoler les consommateurs autour de leurs tables. Tous des gentilshommes, et d'un boulevardier!
Mais ceci n'est rien. Nous sommes sous la troisième République française, et, par conséquent, en plein progrès. Il va sans dire que le lieu des lieux a suivi le mouvement. Je l'ai connu moins triste sous l'Empire, mais non pas moins agréable.
Ne bouge pas, prince africain, et laisse venir à toi cet individu louche, vêtu d'une redingote sordide, qui zigzague entre les tables de la terrasse, parlant bas et guettant de l'œil les sergents. Celui-là, c'est le camelot. Le roi du boulevard sous Grévy. Il date de la liberté. Monsieur veut-il des cartes transparentes ?.
Il passe furtif; un autre suit
Demandez les mystères de l'Elysée ou les amours secrètes du Président de la République française.
Puis un autre
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Arrestation du Régent de la Banque de France.
Puis un autre encore
Le détournement de mineure de Mgr l'évêque de Châtellerault. Complicité des Visitandines. Curieux détails!
Et le défilé continue -Le suicide de M. de Soubeyran Les oeuvres de Piron illustrées! La faillite du Crédit Foncier! L'ensablement de l'isthme de Suez! Expulsion du gérant du cercle des Panais! Révélations sur les jeux de Monaco, trois pendus! Un espion prussien dans le Polygone de Vincennes Mariage de Sarah Bernhardt avec l'Empereur du Brésil! Découverte de trois cadavres violés dans le cimetière de Saint-Ouen
Ainsi chantent et susurrenr les chers camelots, honneur et joie du Boulevard sous la Troisième. Et quand je les appelle a chers, » c'est qu'ils le sont sans doute à la police. Toujours est-il qu'ils ont conquis le lieu des lieux et qu'ils l'emparadisent. Ces gardiens de la paix que tu' vois, si tu as de bons yeux, n'ont qu'un désir, c'est de les laisser circuler. Peut-être en ont-ils un autre qui serait d'acheter leur marchandise. Je me le demande quelquefois, en les voyant si calmes, sous l'œil de Dieu.
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Et toi, que ferais-tu, souverain sombre des races intermédiaires, si dans ton royaume, autour de ta tente suifeuse, on se permettait de salir les airs de pareils cris, bêtes, ignobles et sauvages ? Peut-être ta fierté d'homme inférieur te suffirait-elle à t'indigner Voilà ce que c'est que de ne pas écouter les missionnaires quand ils veulent vous civiliser.
Nous n'avons plus besoin de cela, nous autres, et si Paris est le nombril du monde, le boulevard est le petit coin choisi, le fin repli de ce nombril Aussi, comme on nous l'envie chez les autres peuples! On sent bien qu'il est notre prééminence, que toute force nous vient de lui, qu'il est le lieu par excellence, et que le génie français vibre là, entre les vespasiennes, dans les voix argentées et cristallines des camelots.
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LA MEDIOCRATIE
SFïT-jK»l est évident que tous les systèmes conVi*I 11? nus pour paitre un peuple avaient dit leur dernier mot. L'aristocratie? Nos
rois l'avaient usée. La théocratie? Les papes en avaient tout tiré. L'Empire avait fatigué la ploutocratie. Et quant à la démocratie, elle tournait au vieux jeu. Tous ces vieux sceptres dédorés par l'usage laissaient voir le bâton. Il fallait autre chose. On demandait une « cratie » nouvelle. Nous venons enfin Vive la France! -d'en trouver une. Voici la « cratie » demandée. Elle n'avait été prédite par aucun prophète. On savait
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seulement que la bureaucratie, régime sous lequel nous vivions intérimairement, nous présageait quelque chose de doux dans le sévère qu'on ne pouvait déterminer, même par le rêve. On attendait. Dans l'alambic du progrès, qui correspond par un tube avec la cornue de l'avenir, il cuisait et mijotait une « cratie » magnifique et pas chère, dont le jus sentait déjà très bon. Ça y est. Le couvercle a sauté, admirez la Médiocratie.
Enfoncé, Louis Quatorze! Aplati, Napoléon! Et toi donc, pâle Robespierre Enfin tous les gens de timon, les cochers du char, les équilibristes européens, les ex-génies gubernatoires. C'est maintenant qu'on va mener la France. Où cela? Au bonheur.
Que personne ne se fasse honneur de la découverte Non, même au siècle des Jules, pas un Jules n'a conçu ni trouvé cette dynamite gouvernementale, la médiocratie. Elle résulte d'un choc de mœurs avec nos idées. Elle est le fruit d'un baiser de la cornue à l'alambic. C'est une colique de la démocratie.
Avènement des médiocres, salut! Ere historique du Moyen, du Juste-Milieu, des Mitans sages, du Lieu-Commun, de l'Entre-Deux-Eaux et du Ni-l'un-ni-l'autre, tu sonnes à l'horloge de
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la civilisation l'heure brune du chien et loup. Voici venir les demi-talents et les demi-caractères. Ni nains ni géants, taille moyenne, nez ordinaire, yeux indécis; signes particuliers, aucun. Et tous, un parapluie violet. L'institution des gendarmes n'a plus d'objet, et l'art de constater les identités va se perdre avec les autres. Dupont, c'est Durand, qui n'est autre que Benoît, lequel se confond avec Martin, et voilà la nation française
Quand on y réfléchit, en effet, on ne tarde pas à s'apercevoir que tous nos malheurs nous viennent de nos individualités. Si Calypso mérita de ne pas se consoler du départ d'Ulysse, c'est qu'elle dépassait ses nymphes de toute la tête. Ulysse remarqua cette différence de stature, et tout fut perdu. Les êtres hors ligne sont proprement la calamité de leurs patries. Il était temps de le remarquer, car on ne savait plus où on allait. Songez, en effet, quel désastre a été pour la poésie l'apparition de Victor Hugo! Si Victor Hugo n'avait pas existé, nous serions tous de grands poètes, et pour un qu'elle a, la France en aurait vingt millions, tous égaux, mais heureux! Donc ce sera la gloire du siècle des Jules d'avoir rendu aux médiocres la place qui leur est dévolue dans une société bien faite. Et cette
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place, c'est toutes les places. L'Etat est à eux. Cette vérité restait à découvrir. Elle est découverte. Maintenant, il peut pleuvoir! Je crois que nous allons donner un grand exemple à l'Europe. Nous avons des députés, des ministres, des présidents et des autorités de toutes sortes qui, sous l'ère des Jules, sont franchement des Jules. Ils réalisent l'idéal du gris sur gris dont la pluie est le symbole. Cette fois, on les a triés sur le volet. Pas une tête ne dépasse. La médiocratie est fondée. L'individualité étant une monstruosité, on ne peut pas dire que nous ayons un seul monstre au pouvoir. Je ne vois que Lockroy qui détonne dans cet ensemble médiocrate, car il est quelqu'un parmi ces gens qui ne sont que quelque chose. Ses amis le réclament. Il est égaré comme une colline dans la Beauce, il nuit au paysage, il fait bosse dans la plaine.
Or, ce n'est pas seulement de l'autorité politique que la médiocratie s'est emparée; c'est de l'esprit, du goût, du caractère, des usages, des arts et de l'âme entière du peuple français. Elle dicte ce qui s'écrit, inspire ce qui se fait, suggère ce qui se dit et modère ce qui se pense. Comme Farhbach est à la joie, nous sommes « à la bonne moyenne! » Le médiocre est la cible qu'il faut
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atteindre, soit d'en haut, soit d'en bas, et quand on touche dans le mille, il en sort un monsieur correct qui vous remet un chèque de la part du goût public. Vous avez plu. Vous êtes au niveau fixé par l'instruction gratuite et obligatoire, ni trop en dessous, ni trop au-dessus, patriotiquement médiocre. Le chèque vaut un million. Quant à la gloire, la médiocratie n'en distribue pas, du moins aux gens raisonnables. Cette monnaie de singe est bonne pour les fous qui ne veulent pas faire à leur pays le sacrifice d'une individualité fatale et d'une originalité blessante, à ces orgueilleux qui prétendent rester eux-mêmes sous le règne de Monsieur Tout le Monde, à ces égarés des siècles précédents dans la médiocratie des Jules. Heureusement qu'il en reste fort peu, et que demain il n'en restera plus du tout. Elargissons les ornières? Sous un à-peu-près de clarté faisons un à-peu-près de besogne, avec un à-peu-près de conscience pour un à-peu-près de public.
Oyez que la médiocrité est la base du pacte auquel nous devons d'être frères. Car telle est la vérité nouvelle, celle qui va désormais gouverner le monde. Ni forts, ni faibles, ni bons, ni mauvais, ni croyants, ni sceptiques, moyens! Moyens en tout et partout. Eh bien! mais, nous
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voilà devenus sages, monsieur le Chancelier de Fer, et vous ne pourrez pas accuser Paris de ressusciter Babylone. C'est une petite ville de la Souabe, notre Paris médiocratisé, et le bourgmestre n'est pas le moins bête de la ville. Il fallait que ces choses se vissent; elles sont terriblement logiques. Du temps que le peuple ne savait pas d'où lui venaient ses grands hommes, il les croyait providentiels, et il en avait. Depuis qu'on lui a enseigné qu'ils sortent de lui et qu'il peut en faire, il s'épuise en bacheliers et il n'obtient que de la moyenne. La médiocratie est la résultante de l'effroyable quantité d'avocats, de professeurs, de demi-savants et de quarts d'artistes que l'ambition sociale du peuple et le déclassement ont jetés dans la capitale. La force du nombre aboutit à l'avènement de ce pouvoir, car la médiocrité, c'est la première exaltation de l'ignorance. Le médiocre est celui qui sait quelque chose parmi ceux qui ne savent rien. Il est à ceux-là comme le génie est au talent.
En outre, il est encore l'idéal de civilisation proposé aux affamés du pain de la science, par les distributeurs gratuits, et enfin le baccalauréat le consacre et lui dit « Tu as passé la borne » » La borne de quoi? On n'en sait rien, puisqu'il il
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n'y en a pas, de bornes, dans le champ des connaissances humaines. Mais enfin, c'est la borne. Il s'y asseoir, le médiocre, son diplôme de « monsieur » a la main, et il attend. Il n'est plus peuple, il est bachelier. Il sait un peu de tout. Sans être militaire, il peut gagner des batailles sur le papier; sans être poète, il peut compter sur ses doigts les six pieds d'un hexamètre; sans être physicien, il a des notions sur l'air et le son. Sans être orateur, il peut tenir le crachoir une heure dans un café. Sans être sociologue, il est socialiste. Mais il ne va pas plus loin. La baccalauréat non p!us. Tous les chemins sont fermés dès le seuil à son activité, car il est médiocre, et aucun ne l'appelle, ne le tente et ne s'impose à sa volonté. La société l'a fait apte à tout sans que la nature l'ait fait apte à quelque chose, et cette intelligence moyenne vient grossir l'armée des millions d'autres intelligences moyennes que notre fureur d'instruction augmente tous les ans de cent mille déclassés.
C'était écrit. Il fallait qu'ils trouvassent une issue. Ils les ont forcées toutes. La médiocratie est fondée, vous dis-je, et l'avenir est à elle. Les médiocres s'empiffrent dans Rome. Ils ont pris les places, les fonctions, les appointements, les honneurs et les rentes. Ils font de la politique,
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de la science, des vers, de la musique, du théâtre, de la justice, de la pâtisserie, de la médecine, de la finance, pêle-mêle, sans préférence, avec une égale assurance dans la médiocrité. Ils occupent les Instituts, les Académies et les chaires doctorales. Ils ont réduit le public à leur mesure, les contribuables à leurs volontés, les clients à leurs caprices. Et tout s'abaisse humblement pour prendre le niveau nbacheliéreux;n l'esprit, le caractère, les moeurs, tout s'mciine vers la moyenne. La France est médiocratisée.
Ce qui va naître de cet état de choses, Dieu seul le sait, s'il s'en occupe. Mais les individualités ont fait leur temps. Je crois que Michel-Ange lie serait pas à la noce, s'il recevait le jour aujourd'hui, avec les dons assez monstrueux qui constituent son génie. Tâchons, tâchons de faire des enfants dans le mouvement, ni trop beaux ni trop laids, ni trop bêtes ni trop fins, laborieux sans excès, et mal doués pour les vocations précises. Le bachot mène à tout, et tout y mène. C'est le point important. Il met un Français en mesure d'occuper toutes les situations connues sous les Jules, et même d'en priver ceux qui en sont dignes. Vive la médiocratie!
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L'HORIZONTALERIE
~j~ ORS (QU'ELLE publia le carnet de linge Ça sale, qu'elle intitula c?~'moH-<?.f de Cora ~~J~i P~7; j'eus l'honneur amer d'en recevoir un exemplaire dédicacé, et je le dus sans doute au renom de philosophie joviale qui s'attache à mes écrits. Si on reliait en peau de vache, j'aurais encore ce livre dans ma bibliothèque. Mais les relieurs n'ont que du veau, depuis le krach. Quels jours maussades que les nôtres
Lire ce document de haute galanterie au dixneuvième siècle, je le pouvais. Peut-être le de-
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vais-je. Mais, je ne sais pourquoi, les prostituées de mon temps ne m'intéressent pas du tout. Je les trouve pénibles. J'en reste à celles qui pouvaient reconstruire à leurs frais les cent portes de Thèbes ou payer aux barbares la rançon d'une République. Entrer à la Comédie-Française me semble petit exploit, qui ne vaut pas un coup de lyre. Enfin je résiste à l'horizonralerie.
Dire que ma dédicaceuse me laissait froid avec sa vie complète, c'est dire la modeste vérité. Volontiers j'en aurais agi avec elle comme un farceur de mes amis, grand sceptique de l'école zutiste et boulevardier fini, lequel, présenté un jour à une illustre impure de la décadence, la salua de cette question toute balzacienne Eh bien et cette machine à coudre?. On venait, en effet, de l'inventer pour les honnêtes filles qui vont à pied. Donc, je ne lus pas les Mémoires de Cora Pearl. J'eus tort. Je viens de les lire. C'est un bouquin extraordinaire
Il devrait être sur toutes les tables. On n'a rien écrit, on n'écrira jamais rien de plus fort, de plus terrible contre le libertinage, et je le donne aux plus puissants moralistes des cinq mondes. Ce qu'il en ferait vendre, des machines
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à coudre, s'il était connu, ce n'est pas croyable! Mais souffrez que je me recueille.
La première sensation d'ensemble est celle-ci: – Pourquoi avait-elle quitté ce nom de Cruch que lui avait octroyé la nature ? Il était le seul qui lui convînt. Mais cette sensation est brève; on se dit tout de suite que, pour avoir cru intéresser son siècle avec un recueil de cornichonneries aussi phénoménal, il a fallu que l'infortunée se soit embêtée sur la terre à hurler Et ce fut ainsi, en effet.
Quelle vie, Dieu de Dieu
Auprès d'elle et en comparaison, celle de l'huître sur le rocher est le paradis des bivalves! La punaise perdue dans le beurre est moins lugubre à imaginer que cette lamentable Anglaise dans le tourbillon du second Empire. Que) spleen, ô Schopenhauer C'est ça qui te la coupe. Voilà ce qu'on appelle s'ennuyer, à la bonne heure
Elle raconte, cette Aspasie (la plus illustre dont notre âge ait enrichi l'histoire du plaisir), elle raconte que pour se distraire elle avait inventé de se laisser voler par son ct~t'n~ Ça ne la faisait pas rire, non, hélas! mais ça l'empêchait de pleurer Que dites-vous de ce trait savoureux ? Les Arabes fatalistes ont la danse du
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ventre. Elle avait, elle, la danse de l'anse du panier! Quand ce cuisinier lui comptait un oeuf à la coque dix-sept francs, elle se sentait un peu vivre. Un gigot d'agneau dénoncé huit cents livres lui jetait une chaleur dans la circulation. Elle allait elle-même chez son boucher constater qu'il ne valait que trois francs soixantequinze, ou bien elle y envoyait le Prince. Tels furent ses menus plaisirs. Le reste, c'est la pluie morne.
Je vous dis qu'il devrait être sur toutes les tables, ce sinistre livre de confidences et comptes.
On se demande par moments comment ce Prince, le Prince dont il est question, n'a jamais eu l'idée d'attacher à la personne de la malheureuse un chirurgien jeune et pauvre. Pourquoi faire, ce chirurgien ? mais pour lui raccrocher de temps en temps la mâchoire. Il lui devait bien cela, si j'en crois ces Mémoires.
Qu'on ne vienne plus me parler des fameux dix-huit ans de corruption! J'ai maintenant un renseignement exact et certain sur cette orgie. Si c'est comme cela qu'on s'amusait dans les sphères gouvernementales, on devait suivre les enterrements avec passion et regarder les croquemorts avec envie. Dix-huit ans d'oubliettes et de
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.<-f)'f duro, voulez-vous dire. Et elles en redemandent Car elles en redemandent, les marchandes de joie, les horizontales, les verticales, les courbes, les parallèles et les lignes-brisées, toutes.
Or, voici la question que ces confessions mémorables posent à la philosophie joviale. Personne ne l'a donc entendue, cette question, parmi mes confrères de la chronique? Ohé, tas de Labruyère
Une Anglaise, destinée à durer quarantequatre ans, naît dans le Devonshire. A peine nubile elle débarque à Paris, ville excessivement babylonienne, et dont le babylonisme est encore fomenté par un règne désopilant, débordant de gaieté, orgiaque, dit l'histoire. Elle se donne à ce règne, corps et âme. Elle sera l'Aspasie de tous ses Alcibiade. Sa carrière s'ouvre sur dix-huit bonnes années de pure corruption. Elle sacrifie tout à ce rôle, jusqu'aux dimanches du coeur, les dimanches de petit jeune homme. Elle proclame dans ses Mémoires qu'elle n'a jamais aimé pour son propre compte. Elle ne s'est point permis un seul passant à la Coppée. Tous les matins on en relevait un sur son paillasson, la guitare au travers du corps, mais elle était impitoyable. Tout pour le gouvernement et sa famille.
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Pour prix de cette loyauté, devant laquelle on recule d'admiration, qu'est-ce qu'elle demandait au personnel du règne? Quelques facéties, un ou deux calembours peut-être. Elle n'en a rien eu Lisez, lisez En dix-huit ans, pas un éclat de rire n'a fleuri le Champ de Mars de sa couche ténébreuse et dolente Le spleen noir tout le temps. Comme on change de draps elle changeait de linceuls. Des amours de taupe aveugle. Et cela pendant la période la plus exhilarante de l'histoire de France. Qu'eût-ce été, miséricorde, si elle se fût donnée à notre République gréviste ? Elle se serait fait enterrer vive pour jouir un peu. Lisez, vous dis-je.
Voici donc l'enseignement qui ressort de la vie de notre Imperia, racontée par elle-même, à l'heure où l'on dit tout. Il appert de ce récit de quarante-quatre ans de saturnales éperdues, que la déplorable créature de Dieu n'a entendu sous le soleil, père des o'seaux et des fleurs, que le bruit mat de la tirelire. Elle s'en va avec ce chant de la terre de pipe dans les oreilles, espérant peut-être rencontrer là-haut Schopenhauer, et s'accrocher, dans une planète meilleure, à cet atome lugubre, qui lui, au moins, causait après, et disait quelque chose.
Avouez que la pauvre Cruch se serait beau-
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coup plus amusée si elle avait eu douze enfants et pas de pain pour les nourrir. Ce n'est pourtant pas gai, par le temps qui court, le traditionnel métier de maman, et la fécondité fait un rude sort à la femelle du mammifère pensant. Le dilemme pour elle est de plus en plus celui-ci Douze enfants et pas de pain – Ou Douze pains et pas d'enfants. On comprend que la jeune Anglaise ait hésité en tombant du brouillard de Plymouth dans la kermesse du Second Empire. Mais son choix ne lui a pas réussi, voilà tout. Mon ami le zutiste avait raison, une bonne machine à coudre eût été préférable.
A présent c'est fini, la voilà morte. Elle ne bâillera plus. Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, tout dise ils l'ont aimée, et que le Dieu juste lui épargne, parmi ses anges, la rencontre de Schopenhauer, elle en deviendrait folle.
Que voulez-vous, la courtisane contemporaine, la bonne, la vraie, celle que nos moeurs scientifiques ont produite, et dont Cora Pearl est le type, ne trouve pas le chemin de ma pitié sociale. Je regrette l'autre, celle du vieux jeu, Manon, par exemple. L'horizontalerie me paraît ressembler, comme art, à la boucherie, ou tous les morceaux rapportent et sont cotés au tableau
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des tarifs. Les pièces de première qualité ont de petits bouquets de papier découpés en dentelle, mais c'est tout ce que les Muses artistes font pour elles. Cora fit monter les cours et fut reine en Bourse de chair humaine. Elle n'aurait pas jeté un os à un pauvre, je parle de l'un des siens, et quand l'été venait, elle allait à la mer pour se présaler
Mais son ennui fut effroyable, tellement effroyable, que si on lui érige une statue (ce que j'espère) je propose que sa vie triomphante et exemplaire soit allégorisée par un croûton de pain derrière une malle. Car tel est le symbole exact de ce qu'elle a enduré sur les marges du Code, ce puits, et l'idée de ce cuisinier qui la volait pour la distraire m'obsède. Ce serait le bas-relief du monument.
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LE RUBAN ROUGE
~F~f~ N E fois au moins- tenez, rien qu'une! ')!))c\ – avant ma mort, je soulagerai ma SS–'gë~' conscience. Je le dirai, et si, lorsque je l'aurai dit, les sociétés dont je suis membre me déclarent à leur tour indigne de leurs seins, qu'elles m'expulsent, voilà tout. Mais pour moi l'heure est venue de pousser ce cri Non! Napoléon n'était pas précisément une fichue bête!
Je sais que je heurte toute l'école historique de mon temps. J'ai lu Lanfrey. J'ai blagué Béranger, comme tous ceux de ma génération;
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enfin j'ai déboulonné! Quel est celui de nos contemporains qui n'a point paraphrase le Corse aux cheveux plats u d'Auguste Barbier ? Enfin Sainte-Hélène n'a plus aucun succès. Napoléon ne pouvait se sauver qu'en étant naturaliste, et il n'a pas eu le temps de l'être. Cambronne a eu le temps, lui Aussi survit-il à son maître. Et pourtant non, l'Empereur ne fut pas un simple imbécile.
Qu'il n'ait eu aucun talent militaire, soit! D'abord, c'est amusant à soutenir. Dans son livre fameux la Guerre el la Paix, le comte Léon Tolstoï nie son génie guerrier, et il attribue ses victoires à l'âme seule de la grande armée. Vivent les paradoxes! Ils nous consolent des lieux-communs. Au théâtre, dans les pièces militaires, c'est l'amant de la jeune fille qui gagne la bataille d'Austerlitz. Tout dépend de l'effet qu'on cherche et de l'opinion qu'on veut avoir. Il est évident que la célèbre charge de Balaklava est tout à l'honneur des chevaux et que les cavaliers n'y furent pour rien. Et c'est ainsi qu'on explique le crétinisme militaire du Petit Caporal. Un homme qui passe la journée de Marengo sur un mamelon à se fourrer l'œil dans une lorgnette, qu'est-ce que cela représente dans le gain de la bataille? Mais rien du tout. Tolstoï a
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raison. Et l'Université aussi. Lorsque l'Université nous élève dans cette idée que Napoléon ne fut qu'une résultante, une synthèse à quatre pattes du peuple armé, l'Université s'amuse au jeu des combles. Qui oserait dire qu'elle change ? En France, l'Université ne change pas c'est son enseignement qui se modifie d'un règne à l'autre.
Soyez témoins que je ne regimbe pas contre les leçons dont mes maîtres, gens fort libéraux, ont bercé ma jeune philosophie. Je crois en Napoléon-Résultante-Premier. Si Napoléon-Résultante-Trois a moins bien réussi, c'est qu'il résulta moins intimement et ne sut pas synthétiser avec vigueur. D'abord, et avant tout, écrivons bien l'histoire.
Quelle oie que ce Bonaparte! Je veux dire quelle oie ce serait s'il n'avait pas inventé la Légion d'honneur!
Je le confesse, l'invention de la Légion d'honneur me trouble; elle ébranle mes convictions; elle me fait douter de Lanfrey, de Tolstoï, de l'Université et de mes maîtres de philosophie historique. Car enfin j'ai lu, le 1 er janvier 1886, en bon citoyen, le yourna/ o~ de mon pays, et je commence à comprendre ce que c'est que la trouvaille du petit ruban rouge, quel rôle il joue
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dans la .civilisation moderne et comment il a bouleversé, en moins d'un siècle, des moeurs qu'aucune révolution religieuse, politique ou sociale n'avait sérieusement atteintes.
En arriver à distribuer (je dis distribuer) pour étrennes (je dis pour étrennes) du ruban symbolique à des citoyens parce qu'ils sont honorables (je dis honorables), c'est faire fonctionner une institution sublime, dont le créateur, loin d'être une ganache, me paraît avoir eu plus d'esprit que Voltaire, Rabelais et Aristophane réunis. Napoléon? l'imbécile de Lanfrey? Eh bien! et la décoration ? Avoir observé cela que plus on avance en Egalité et plus on éprouve le besoin d'en sortir, et avoir opposé à la grande utopie de de la Révolution française cette « noblesse de poche » qu'on appelle la Légion d'honneur, grâce à laquelle nous sommes tous égaux sans l'être, et être traité de résultante! Car enfin la grande armée aurait pu s'y mettre tout entière, jamais elle n'aurait extrait de son âme anonyme cette superlative découverte. Elle est l'oeuvre du farceur aux cheveux plats, et j'ose dire d'un rude lapin, un lapin qui connaissait à fond l'humanité d'abord et la nation française ensuite, celle que l'on donne pour ingouvernable.
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Ingouvernable, elle l'était devenue. Elle ne croyait plus à rien, ni à ses dieux, ni à ses sages, ni à son passé, ni à ses lois. On ne savait plus par ou la prendre. Il fallait lui trouver quelque chose de nouveau, inconnu de l'antiquité, qui n'eût jamais servi, la tirât du marasme et lui remplaçât tous ses cultes usés, toutes ses lois. La mare aux grenouilles coassait affreusement et elle refusait tous les soliveaux. H prit un bout de faveur rouge et m'attacha à sa ligne. Toutes les rainettes entrèrent en danse. Elles avaient un dieu, une patrie, des lois, une justice, une société et des mœurs' La faveur rouge leur représentait tout cela. Leur vie à présent avait un but; la mare s'emplit d'allégresse. Les ingouvernables étaient gouvernés pour l'éternité.
Décidément, je me réconcilie avec Napoléon, car la Légion d'honneur, après la Révolution, est un trait d'esprit colossal. Aucun pince-sansrire connu n'a atteint ce degré d'ironie, puisque Lanfrey lui-même portait le ruban rouge! Et la plupart de mes professeurs d'histoire itou! pour parler une langue vivante.
Aussi je me demande par quelle déveine dans la fatalité, après cette facétie effrayante qui laisse loin derrière celte du paradis d'almées de Mahomet, Napoléon n'a pas imposé sa dynastie
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au peuple français. Ses héritiers, sans doute, n'ont pas bien compris ridée du camp de Bougne, ils n'ont pas su se servir de la Légion d'honneur. Si, à l'heure où nous sommes, il ne restait plus un Français à décorer, il n'y aurait pas de Waterloo ou de Sedan qui tinssent, les Bonapartes régneraient encore. Mais la moitié de la nation seulement a reçu la faveur rouge, et voilà pourquoi nous restons en République. Le premier qui saisira l'idée du camp de Boulogne fondera une dynastie si durable que celle de Teglatphalazar lui-même paraîtra brève auprès d'elle. Cette idée, la voici tous les Français sont décorés de droit, et par le fait seul de leur naissance. Le rôle du chef de l'Etat est de trouver les occasions, et les prétextes mêmes, en l'honneur desquels celui qui ne l'est pas encore peut le devenir. Le talent est un de ces prétextes. Le jour del'anen est un autre.
Celui qui voudra pousser son gouvernement jusqu'à l'idéal d'un bon gouvernement français s'inquiétera moins de savoir pourquoi un citoyen est décoré que d'apprendre pourquoi un autre ne l'est pas encore. Quelle que soit la cause de l'injustice, il s'attachera à la réparer. Il poursuivra même les rebelles, et, par force ou par ruse, il les forcera à porter à leur boutonnière ce
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que les autres y portent bien. A l'origine, et seulement pour la lancer, la Légion d'honneur n'était décernée que pour action d'éclat, et spécialement dans la carrière militaire. Mais l'action d'éclat par excellence, c'est d'être né. En France, voir le jour et être décoré ne font qu'un. Les berceaux royaux ont la jarretière; les crèches du peuple ont le ruban de pourpre.
Le Français sera décoré parce qu'il est debout, et il le sera également pour être assis. Celui qui vend, au même titre que celui qui achète. Les métiers les plus simples, dès qu'un Français les exerce, deviennent de l'héroïsme. Et si un Français ne fait rien, il aura du galon tout de même pour cela, car un Français qui ne fait rien, c'est déjà plus qu'un autre qui fait quelque chose. Telle est l'idée du camp de Boulogne.
Elle nous a créé des moeurs dont les philosophes jouissent avec recueillement. C'est ainsi que nous avons la saison de la Légion d'honneur, comme on a la saison des poires. Ses époques sorit régulières. A telles dates, la France enrubanne les héros du succès, de l'avancement ec des droits acquis. Ces héros se préparent toute l'année à la surpnse. Ils savent que leur jour est venu: ils ont l'âge.
Car il y a l'âge de la décoration. On est dé-
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coré pour cause de maturité. La France vous félicite d'avoir passé la quarantaine. On dirait qu'elle vous en indemnise.
Nous possédons encore la décoration pour fonction publique. Un préfet ne peut pas ne pas être décoré. Pourquoi? Demandez-le à Napoléon. Vous représentez-vous un gardien du Jardin des Plantes sans liseré rouge? Non. Moi non plus. Les moeurs nouvelles veulent encore que l'employé de ministère, assis depuis dixhuit ans sur son rond de cuir, soit un d'Assas de l'administration. On décore le d'Assas sur son rond de cuir. Il le faut. Je ne sais pas à quel titre, mais lui il le sait. Il a souffert. Un Français ne doit pas souffrir.
Ah! les belles moeurs L'un des titres irrésistibles à la décoration, c'est de l'avoir demandée plusieurs fois sans l'obtenir. La France, saisie de honte devant cet oubli, s'empresse de le réparer. Avoir demandé la Légion d'honneur et ne pas l'avoir eue immédiatement, mais alors à quoi servent les cuirassiers et pour qui fourbissent-ils leurs cuirasses? Demander la Légion d'honneur au gouvernement, c'est une politesse qu'un Français fait à ce gouvernement; il ne craint que ceux qui la refuseraient sous prétexte qu'ils en sont indignes. Et il se joue ainsi entre
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le décoré et le décorateur une comédie admirable dont le Molière futur se fait trop attendre et qui a pour trait capital le Je ne l'ai pas demandée! » populaire.
On ne demande pas la décoration, on se la fait offrir. Et vous dites que Napoléon était une fichue bête!
Sachez qu'avec sa ganse rouge il a refondu toute la société. Il a trouvé l'introuvable, c'està-dire l'exercice de l'égalité. La vraie guillotine, la voila. Nobles ou vilains, capahles ou incapables, riches ou pauvres, nous sommes tous nivelés. Pas une tête ne dépasse l'autre. Tout Français est légionnaire, soit quelque chose de plus que son voisin, mais exactement autant que lui, attendu que celui qui n'est pas décoré menace de l'être et peut crier à l'injustice. On fait d'un peuple ce qu'on veut avec un levier de vanité pareil, et ce qui maintiendra longtemps encore la République chez les Welches, c'est que, elle qui ne comprend rien du tout, a compris l'idée du camp de Boulogne. Elle décore à tour de bras, les jours fériés et les autres, en tas, en masse, à droite, à gauche, à propos de bottes, de services exceptionnels, d'avancement, d'àge, de ronds de cuir, de dédommagement et même de talent. Elle égalise. Et comme en
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outre tout pékin décoré a l'avantage, en laissant pousser sa barbiche, d'être pris dans les omnibus pour un officier, manie prévue par le Corse rusé, il s'ensuit que fort probablement Marianne se tirera d'affaires.
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LA CALIBANITE
&~Tf@~ ne peux pas dire, comme le tambou<?)*J rinaire d'Alphonse Daudet que cc ça S~i~~ venu entendant chanter mesr venu en entendanc chan[er le rossignol. D'abord, il n'y a plus de rossignols. La truffe a tellement donné cette année qu'on les a tous tués pour en faire des pâtés de mauviettes. Puis, s'il restait des rossignols, ils ne demeureraient pas en Europe en ce moment, il y fait trop,froid, trop triste et trop bête La vérité est que cc ça m'est venu n précisément à force de ne plus entendre chanter le rossignol.
Glacé par le silence de loiseau et convaincu
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que jamais plus il ne reviendrait égayer de ses trilles notre lugubre chrétienté, je me mis à écouter ]e ronflement de forges qui, du nord au midi et de l'est à l'ouest, forme aujourd'hui la musique du monde civilisé, et l'ayant bien ouï, je jetai ma lyre. J'étais résolu à être utile, moderne et sage, c'est-à-dire à découvrir quelque chose de manuel dans le scientifique qui fait que l'on dit de vous, dès que vous êtes mort c'est un bienfaiteur du genre humain.
Je m'adonnai d'abord à la mécanique et ne tardai pas à mettre sur pied une machine dont je ne vous dirai que quelques mots. Elle était bien jolie. C'était la machine à répandre des bruits de guerre en temps de paix.
Représentez-vous un orgue de Barbarie, tout en bois de sapin, sans décorations. Quatre boutons en os, correspondant à quatre jeux intérieurs, en permettaient la manipulation à l'enfant le plus ignorant, à l'enfant gratuit et obligatoire. Sous la pression de son doigt rose, le bouton n° 1 faisait entendre le premier bruit d'une séance du Reichtag. Le bouton n° 2 reproduisait le deuxième bruit de la Marseillaise et du patriotisme dans les rues de Paris. A peine le bouton n° était-il sollicité, qu'on entendait le troisième bruit d'une forte bataille dans le goût
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de Sedan.- Enfin, au bouton n°.)., une province se détachait: du territoire.
Telle était la machine à répandre les bruits de guerre en temps de paix. Elle n'avait qu'un défaut. Elle était chère. Je n'avais pu en construire que quelques spécimens, juste autant qu'il y a en Europe de monuments appelés Bourses. Mais un ami m'ayant montré un journal anglais, je dus renoncer à mon orgue j'avais été devancé et dépassé. On avait déjà, pour trois sous, autant de machines à répandre les bruits de guerre en temps de paix qu'on en voulait, et toutes les Bourses de l'Europe en étaient pourvues. Je brisai donc mon instrument à ruiner les gens et je me tournai vers la chimie. A la vérité, je ne savais de cette science que ce que l'on en enseigne à l'Ecole polytechnique. Qu'est-ce que la physique? Tout ce qui tourne. Qu'est-ce que la chimie? Tout ce qui pue. C'était beaucoup. Ce n'était pas assez. Une pensée de Schopenhauer compléta mon instruction. ce Lorsque Dieu nous fit le don du monde créé, il daigna y ajouter le présent de la chimie, qui est la manière de s'en servir, ou, si vous l'aimez mieux, de le faire sauter, C'est à cette phrase qu'on doit la calibanite.
Parmi les corps qui se combinent sous l'oeil
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universel du Père des mélanges, les plus inoffensifs, on le sait, sont ceux qui, en se combinant, réduisent le combinateur à l'état irmnéd~at de souvenir. Mais il y en a d'autres. L'humanité a les regards fixés sur ces autres-là. Elle en attend son avenir. Dès que l'un d'eux est découvert par un chimiste, la pauvre chère humanité l'applique à son bonheur en ce monde et à son salut dans l'autre. Les forges qui ronflent à cette heure sur l'Europe et dont la musique a remplacé celle du rossignol ne ronnent que pour préparer des récipients à ces combinaisons, fulminates, picrates, fulmicoton, nitroglycérine, dynamite et, depuis hier, mélinife. On les revêt de bronze au sortir de l'alambic, et on les échange entre civilisés, telles des dragées pendant le carnaval. Ainsi se trouve justifiée la belle p?nsée de Schopenhauer sur les présents du Créateur à sa créature. C'était là que je devais creuser pour trouver mon invention utile, moderne et sage. Je me promis d'aller plus loin que la mélinite, qui au fond est perfectible, puisqu'elle n'arrive qu'à raser une forteresse en deux secondes, de telle sorte qu'à la troisième seconde seulement les vaches peuvent recommencer à paître sur l'emplacement de la citadelle. Je méditai une substance supérieure, et, le dieu de Schopenhauer
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aidant, je la trouvai. En voici la formule pour les Initiés: V'Qj.(Az"Hy''Ox')B'L'. Ils me comprendront.
Hier donc, je pris mon courage à deux mains, n'en ayant pas d'autres à ma disposition, et je précipitai dans ma cuve de platine les vingt-sept éléments constitutifs et fumants de la délicieuse et épouvantable calibanite. Il était midi et trentequatre minutes. C'est au moment où le soleil s'est mis à rire. Il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé.
La mixture réfrigérée donna une aimable gelée de goyaves, du moins par l'aspect. Avec un bâtonnet, j'en remplis une petite boîte ronde. H faut toujours que la boîte soit ronde, car la calibanite est si sensible que la seule forme de l'angle la fait partir. Et je m'en allai au ministère. Monsieur Berthelot?
C'est ici.
– M est toujours ministre?
– Mon Dieu, oui
Et l'huissier m'introduisit dans le cabinet du savant homme. )t travaillait. Je crois qu'il comprimait des gaz.
Tiens, Caliban! fit-il, elle est bien bonne! 1 Chut 1 ne bougez pas, priai-je, et faitesmoi seulement apporter une rondelle d'ouate.
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Est-ce que vous avez mal aux oreilles? Non. C'est pour poser sur votre bureau cette petite boîte. Savez-vous ce qu'il y a dans cette boîte, mon cher confrère, le devinez-vous? Non, dites.
C'est du V'Q~(Az"Hy'Ox')B'L'. o. Bigre s'écria Berthelot, qui bondit de quelques mètres en arrière. Et vous vous promenez avec ça ?
Avec quoi voulez-vous que je promènc par le temps qui court?
Comme tous les vrais savants, Berthelot est sensible à la logique, quand elle est serrée. 11 se borna donc à me faire observer que j'étais un peu imprudent, attendu que si rien ne résistait à la mélinite, le V'Q;. (Az" Hy' Ox') B' L', lui paraissait, à vue de nez, de force à faire sauter Paris et ses sous-préfectures.
Vous n'en soupçonnez pas la puissance, repris-je. Pour le dernier mot, la calibanite est le dernier mot.
Et je lui en expliquai l'emploi. C'était bien simple. On n'avait qu'à en prendre sur le bout du doigt une lèche dans la boîte, et à graisser seulement sur la carte la ville que l'on désirait supprimer. Des que le papier avait bu la graisse, la ville s'éparpillait au souffle des zéphyrs.
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Voulez-vous essayer? lui demandai-je. Eh bien! on me croira si on veut me croire, Berthelot hésita. S'il n'avait pas hésité, je le tiendrais pour un faux savant, attendu que les vrais savent bien que la science n'a pas de limites et que la chimie, notamment, ne fait que commencer. Je le guettais là. Il ne douta pas de la calibanite, il en eut peur, voilà tout.
Je vous crois sur parole, fit-il avec un geste de conviction joliment aimable. Mais à quoi comptez-vous utiliser votre découverte? Au bonheur de l'humanité Au progrès A la liberté A tout ce qui nous vient enfin par la guerre, l'extermination et le divin chambardement séculaire qui emparadise l'Europe depuis l'invention initiale de la poudre à canon N'estce pas charmant depuis qu'on marche de feu grégeois en feu grégeois? N'est-on pas heureux de vivre et de donner la vie aux autres ? Ah quel bal, Berthelot, quel bal!
Expliquez-vous mieux, ou je sonne.
Voici. Au train dont vont les choses, je ne sais pas si vous serez de mon avis, mais it y a des jours où il me semble que Dieu a besoin de la planète pour un autre essai, et qu'il nous la redemande. Peut-être ne se tue-t-on pas assez! Peut-être se reproduit-on trop Car il est clair
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que nous pullulons. Pas un mètre de sol sur la Terre qui ne soit aujourd'hui défriché, bâti, habité, colonisé et même imposé. Il n'y a plus de déserts ni de steppes nulle part. Jl ne reste aux lions que la Camargue en Provence et la plaine Saint-Denis, aux ours que l'Odéon, aux boas que les bocaux de pharmaciens. Le globe déborde d'hommes. Parcimonieux d'assassinats, nos guerres ne suffisent pas à nous décimer; ce sont de légères tatouilles d'enfants qui laissent à peine deux cent mille mères en deuil par an et ouvrent trente ou quarante mille pauvres successions. Nos instruments sont faibles et sans portée. La mélinite ne conclut pas. Enfin, ça ne va pas, et le genre humain menace de durer cent ans au moins encore. Pourquoi, Berthelot? Parce qu'on ne tire pas de la chimie tout ce qu'elle peut donner, tout ce que Schopenhauer veut qu on en tire, tour ce que le Créateur y a mis lui-même. Voilà ce qui m'induit à vous offrir la calibanite. – Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? – Comment puisque vous n'avez qu'à en prendre une lèche du bout du doigt et à graisser sur la carte la ville dont vous désirez la disparition.
– Et puis après?
– Mais vous êtes sûr ainsi d'exterminer vos
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ennemis, qui sont les nôtres, plus quelques artilleurs sacrifiés d'avance, et de fixer la victoire à la hampe du drapeau français, le drapeau de la civilisation.
Adressez-vous au ministre de la guerre.
Ce n'est donc pas vous? Je croyais que le seul ministre de la guerre possible en France, à l'âge de la mélinite, était un chimiste, car à quoi bon un militaire ?
Voyez Boulanger, vous dis-je.
Sans doute, d'après le nom, le directeur de la manutention? Ce n'est pas la peine.
Et je me suis retiré avec ma boîte de gelée de goyaves.
Je l'ai même jetée dans la rivière. J'étais très triste, car mon invention était belle et vraiment digne du dix-neuvième siècle.
Elle restera incomprise.
Allons, puisque la mélinite leur sufHt, allons manger, mes frères, des rossignols truffés, car c'est tout ce que la science nous laisse.
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LA GUERRE ET LA PAIX
Z~TT~E c4<7 COe~TB L~O~ TOLJ-TO/
vous qui, issu d'une lignée patricienne ~?7/~ et guerrière, avez mis, selon le vers d'Alfred de Vigny, une plume de fer à votre cimier doré de gentilhomme, Maître illustre et gloire du peuple auquel vous avez donné son plus beau livre, La Guerre et la 'Paix, génie candidement chrétien, âme slave, dont la pitié généreuse ne voit plus d'autre leçon possible à la vieille humanité que l'exemple du labeur humble des misérables attachés à la glèbe, comte
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Léon Toistoi, tandis que vous labourez au milieu de vos paysans, poussant à la charrue et jetant dans la pourpre des couchants la graine éternelle et honnête du blé, je pense à vous et je vous crie à travers le grondement sinistre des chariots de la mort « Quelle bête immonde que l'homme! »
Doué, pour tout privilège, de la faculté de se concevoir autrement qu'il n'est, cet animal occupe dans l'espace une planiculette sans la moindre importance cosmique, et quoique cette plani.culette soit ridiculement minuscule, sa vie est déjà si brève qu'il n'arrive pas à en faire le tour avant de mourir. Que dis-je! M lui a fallu deux mille ans pour apprendre que la Terre était ronde, deux mille autres pour savoir qu'elle était ovoïde, et si, par hasard, elle est carrée, il n'en sera averti que dans vingt siècles, par les progrès de ce que le malheureux appelle dérisoirement la Science!
Le peu de phénomènes qui se passe dans le petit astre boueux ferait rire un indigène des autres planètes, et la vérité est qu'il ne s'y passe rien. Le voisinage seul de la Lune prête quelque intérêt au vague globule et la clémence du Soleil l'éclairé parfois et le réchauffe de l'aumône d'un rayon perdu. Dans cette pénombre, le Terrestre
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vit à peu près autant qu'un infusoire de Saturne dans sa goutte d'eau croupie. Le temps de s'accoupler, il est mort. Les plus longévitaux vivent quatre-vingts ans, c'est-à-dire qu'ils voient environ quatre-vingts fois les éclairs du jour piquer l'énorme vitre dépolie des ténèbres, et sur ces quatre-vingts, ils en dorment quarante. C'est pourquoi les autres les enterrent et écrivent sur le marbre Celui-ci a vécu Car telle est la formule des épitaphes.
Vécu! Sur les quarante années défalquez le temps des maladies, de la formation (enfance), de la décrépitude (vieillesse), les accidents imprévus, les cataclysmes réguliers et normaux, pestes, incendies, inondations et tremblements de terre (voir les dernières dépêches du pays ou fleurit l'oranger), toutes les dîmes enfin payées à la sainte Providence sous le nom de fatalités, et comptez ce qui reste. Est-ce tout? Vous le voudriez bien. Mais tl y a la vie sociale.
Elle est bien agréable! Ne parlons pas de l'état de guerre. Il paraît qu'il est exceptionnel. Mais l'état de paix? Entre les peuples archicivilisés qui forment l'Europe chrétienne, c'est-à-dire la crème de l'humanité, l'état de paix est l'état de défense armée. Cet étar de paix soustrait encore au Terrestre trois ou quatre secondes, soit trois
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ou quatre ans, pour parler l'Humain, de telle sorte qu'en fixant à six années, ou six secondes, la somme du temps dont il dispose pour jouir du magnifique don de la vie on lui mesure sa part de bonheur avec largesse. Et c'est pourquoi, selon M. de Moltke et quelques autres philosophes kruppistes, la guerre est un fléau nécessaire. Cette école est vraiment facétieuse.
Il faut bien s'avouer en effet que, malgré leur rareté humiliante, les phénomènes naturels auraient encore de quoi nous occuper, Terrestres furtifs, et remplir le court laps de nosojours, si l'école kruppiste nous laissait faire. Certains conflits de forces inconnues menacent à chaque instant de nous priver du souHIe, de l'alimentation et de l'usage de nos sens. Car la nature aussi est kruppisre, la bonne mère, et en fait de fléaux nécessaires, nul arsenal ne lutte avec le sien. On pourrait peut-être essayer d'y parer si l'on avait le temps entre un Bismarck et un autre. Mais ces grands civilisateurs ne nous laissent point dire ouf! D'où il résulte que la Peau de chagrin s'écorne encore de ce côté.
Dès qu'un problème d'où dépend la conservation de l'espèce se pose entre deux carnages, le Terrestre, sachant qu'il n'a pas le loisir de le
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résoudre, se borne à en accuser réception à la nature. Puis il en doute. Puis il en rit. Puis il en pleure. Enfin il en meurt encore. Car le Terrestre meurt de tout, à propos de mut et sur tour. C'est sa solution.
Parfois, oh! rarement! un Terrestre, moins globuleux que ses frères, profite du moment où on enterre les cadavres de la veille, pour s'écrier « La lumière et le son sont maniables. La vapeur d'eau est un véhicule! L'électricité est domptable » Mais les globuleux de six secondes se contentent par générosité de brûler vifou d'incarcérer le Terrestre assez utopiste pour vouloir les distraire de leur tuerie civilisatrice. A quoi bon augmenter les chances de mourir par des inventions qui toutes tournent mal?
Il en est qui, curieux de savoir si, hors de l'Europe, dans les contrées non civilisées et vierges du globule, il est d'autres Terrestres subissant des destinées moins kruppistes, partent sur des coques de noisettes, disparaissent derrière l'horizon et vont voir le revers de l'humanité. Ceux qui reviennent reviennent scalpés. Ils ont reconnu d'autres Terrestres, rouges, jaunes ou noirs, plus avancés encore que les blancs, car ils se tuent tout le temps, nuit et jour, depuis les époques immémoriales. Seulement, ils ont,
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eux, le courage de se manger et l'excuse de se digérer.
D'autres enfin, ramassant les six secondes de leur vie de Terrestres comme un affamé ramasse les miettes de pain sur une table, fouillent ardemment la boue profonde de la lugubre planetticule, avides de savoir si les générations précédentes ont souffert les mêmes douleurs, enduré le même martyre et laissé des témoignages de leur désespoir. Et les couches géologiques leur répondent par la mise à découvert de champs de bataille superposés, ossuaires sur ossuaires. Hélas! savants, hélas! physiciens, chimistes, explorateurs, ethnographes, archéologues, gâcheurs de temps et tourneurs de pouces! certes, l'avenir serait à vous, s'il y avait un avenir. Assurer sa conservation et son bien-être par la pénétration des lois naturelles; utiliser tous les dons de l'espèce en rapprochant les races et en exploitant les climats; éviter les erreurs et économiser les efforts par l'exemple de ceux qui nous ont précédés sur la terre, telles seraient les trois bases d'un programme de travaux digne de cet entendement dont l'homme est si fier. On y mettrait au moins à profit les six secondes de vie organique qui nous sont dévolues, et l'on pourrait
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parler sans rire de progrès, d'évolution scientifique, de liberté même, de toutes les bonnes blagues enfin par lesquelles nous exerçons la faculté que nous avons, seuls entre tous les fauves, de nous concevoir moins hideux que nous ne le sommes.
Eh bien! à présent, regardez l'Europe, cette crème de la grande civilisation. Elle bout comme une soupe au lait. Prêtez l'oreille à cette petite fête du bronze, toujours nouvelle, dont se menacent, dix-huit cent quatre-vingt-sept ans après la mort de Celui qui expira les bras étendus et qui est le propre Dieu de M. de Moltke, -les liseurs de Btbte et les commentateurs d'Evangile. Qu'est-ce que vous en dites, du Terrestre? Quel bel animal tout de même!
Oui, c'est a vous, comte Léon Tolstoï, prêcheur évangélique de charité, de piété, de fraternité et d'amour, treizième apôtre de Jésus, ainsi que vos paysans vous nomment, c'est à vous que je pense, car j'ai une question à vous adresser par-dessus les monts et les rivières bouleversés.
Est-ce que votre erreur et la nôtre ne seraient pas d'avoir cru que l'homme était sociable? Civilisable, oui; mais sociable? Depuis notre apparition sur la planète tous nos essais de société ont avorté misérablement, et quels qu'en fussent
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les principes fondamentaux Monarchies, Théocraties, Empires militaires, Républiques aristocratiques ou démocratiques, rien n'a perduré. L'Histoire du monde n'est que celle des rêves déçus de l'esprit d'association. Les lois de Paix, gravées sur l'airain par cette espèce de fous qui mènent les sages, s'effacent tous les vingt ans au vent des places publiques, et les tables ellesmêmes, où elles étaient inscrites, s'enfoncent, illisibles, dans le sable et les ruines. Quant aux sociétés fondées par les lois de guerre, elles disparaissent plus vite encore, nous en savons quelque chose, et presque toujours avec le soldat même auquel elles devaient leur équilibre provisoire et monstrueux.
Sociable, l'homme? Décidément, non, mon cher maitre. On dirait que la nature elle-même s'y oppose. Vous vous rappelez le mot si amer du vieux Jean-Jacques à Bernardin de SaintPierre, pleurant un ami perdu « La nature ne se soucie que de l'espèce; elle néglige l'individu. » Est-ce la vraie loi, celle-là ? Est-ce pour cela qu'elle a mis la mort même à notre service? Car le meurtre est une de ses faveurs.
Terrible loi, si elle est celle de notre destinée, car les causes de haine sortent entre nous de la
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terre où nous marchons. Tout se fait arme offensive pour deux hommes en présence, et si, de ces deux antagonistes nés, l'un succombe à la force de l'autre, ou à sa ruse, ou à sa chance, l'espèce y trouve encore son compte, et Darwin lui-même, individu d'élite cependant, applaudit! Que veut-elle donc de nous, la nature? Sociable, l'homme? Allons donc! Pas même par le malheur universel de l'espèce. A peine ce malheur est-il conjuré, que tous les intérêts individuels se déchaînent et que l'association passagère mal cimentée par le danger s'effrite et se disloque. Chacun plie sa tente et s'en va, mais sans oublier ses armes, bien entendu! Sociable? ni dans la guerre ni dans la paix, comte Léon Tolstoï. Tout rêve de société serait donc illusoire ? Répondez-moi.
Oh! que vos ères historiques ont été courtes, Empires prospères des temps révolus! Vos fondations les plus solides n'ont point retenu le nomade incorrigible, dont rien ne fait un citoyen. A l'heure dite, l'horreur de ses villes l'a saisi, et il est retourné, avec ses petits, au-hasard des chemins, à la conquête d'autres cités dolentes, comme dit le Dante. L'horrible nature a jeté son manteau de mousse et de lichen sur ces remparts désertés, ces palais croulants, ce vain essai
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d'habitacle et d'association, et tout est à recommencer.
Où serons-nous dans dix siècles, bêtes de six secondes, qui parlons de nous entr'égorger, pendant que la croûte terrestre elle-même s'ouvre et craque sous nos pieds? Comte Tolstoï, comte Tolstoï, auteur de La Guerre ff la 'Paix, répondezmoi, si vous le savez!
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CHAPITRE II
Têtes et Charges
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GUSTAVE FLAUBERT
r/cd~(B DE f~BB~T
~)~~ s naturalistes cotisés élèvent une sta~) tue à Gustave Flaubert, qui fut un ~i idéaliste convaincu 1 On voit que nous sommes toujours en France.
A la bonne heure, cette statue sera bien accueillie, car Flaubert fut, dans tous les sens du mot, l'honneur des Lettres françaises. Le seul qui pourrait être admis à faire une légère gri-
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mace devant le monument de son élevé serait Théophile Gautier, qui, lui, n'a de marbre que sur sa tombe. Mais le bon Théo ne se plaindra pas. H est bien' trop content d'en avoir fini avec la littérature et de se reposer dans un lieu eu le bruit que fait Gutenberg n'arrive pas jusqu'à ses oreilles.
J'ai connu Flaubert avant qu'il ne se fût laissé bombarder chef d'école, et je l'ai même connu avant que cette école n'existât. H professait alors une horreur extrême pour le Réalisme, entre les bras duquel il devait mourir. A ses yeux, M. Champfleury était un monstre, et il lui préférait ouvertement Lacenaire, qui lui au moins « respectait la langue! » Au fond, il n'a jamais changé d'avis et il est mort dans l'hugolâtrie finale et impénitente, cela est certain.
A l'époque dont je vous parle, Flaubert ne venait que très rarement à Paris. Il y avait un pied-à-terre rue de Murillo, au cinquième, et c'était la que nous grimpions le voir, le dimanche, lorsqu'il était de passage dans la ville. Le plafond de ce logis était si bas que l'écrivain lui-même ne pouvait y tenir debout, mais les fenêtres ouvraient sur le parc Monceau, et cène pauvre mare de verdure lui donnait encore l'illusion d'être dans son cher Croisset. Ce fut
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rue Murillo qu'il nous lut, un dimanche, quelques pages d'un roman qui venait de paraître et dont le lyrisme le transportait. C'était la C~r~ de M. Emile Zola. Flaubert lisait en franc romantique, de toute la voix, avec des gestes excessifs qu'arrêtait seul le malheureux plafond. Lorsqu'il eut fini ses trois pages de la Cw~, il avait le timbre enroué et le poing zébré de meurtrissures.
-Ça, c'est un monsieur, conclut-i) en s'épongeant le front.
Le dimanche suivant, Edmond de Concourt lui amenait le jeune Provençal, et le naturalisme était fondé. J'ose dire que ce fut par surprise et que Flaubert n'eut pas le temps de s'y reconnaître. Ces choses se passaient en i8y~ Dans les arts, en France, on n'arrive que par groupes; ce qu'on appelle des Ecoles n'est pas autre chose que la réunion fortuite d'esprits contemporains, la plupart du temps disparates, mais qu'un commun besoin d'aide réciproque rassemble autour d'un chef reconnu possible et acceptable. Romantique truculent, hugolâtre exaspéré, Flaubert, qui eût décerné le prix Montyon pour une belle métaphore, était fait pour patronner le naturalisme comme un Osage pour
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écosser des pois. Mais les autres illustres étaient morts, du moins parmi les prosateurs. Les Provençaux mirent donc le grand Normand sur le pavois. Mon pauvre Gautier l'a échappé belle et M. Renan a raté une rude occasion.
Flaubert rayonna d'abord discrètement, et de loin. H surveillait le mouvement du fond de la province. Il était visible qu'il se menait un peu. Peut-être pressentait-il Kistemaeckers et l'orgie belge. Il ne lâchait pas George Sand. Il apparaissait flanqué de Tourguenen*, idéaliste slave, enfin il ne régnait que d'un oeil. M. Guy de Maupassant est le fruit de cette époque carthaginoise.
Je remarquai, qu'à partir de .T~na, Flaubert dîna plus souvent avenue d'Eylau, chez Victor Hugo. Sa position de chef du camp ennemi le gênait et il m'avoua un soir qu'il aurait bien voulu repasser la charge. Mais à qui? Il n'y avait que Tourguenefï, et il était russe.
Il faut pourtant sauver le naturalisme, lui dis-je.
C'est vrai, fit-il. Si on en parlait au père Hugo ?.
A quelque temps de là, je reçus sa visite. C'était le temps ou il travaillait à ce Bcuyon~ T'~cucAff qui devait être le Don Quichotte fran-
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çais de la bêtise humaine. Flaubert, ses amis s'en souviennent, s'était pris d'une passion bizarre pour la figure historique du duc d'Angoulême Le duc d'Angoulême le ravissait, précisément parce que personne ne savait de lui ni un acte, ni une parole, ni quoi que ce fût enfin qui témoignât de son existence. Le duc d'Angoulême? Rien Physionomie nulle. Il l'avait flanqué dans S~My~ sous cet aspect zérocratique, et depuis lors, il était toujours dans les transes d'apprendre que le duc d'Angoulême eût fait ou dit quelque chose.
Il entra donc un matin chez moi, très préoccupé. Je suis absolument sûr de mon duc d'Angoulême, me dit-il; j'ai tout lu ce qui le concerne. Mais on vient de me conter que vous aviez des livres ou il est question d'un discours de ce grand homme. Ce n'est pas possible, mais je viens voir tout de même.
Mon cher maître, voici mon humble bibliothèque. Mais souffrez que je vous adresse une question. Puisque vous avez conçu un duc d'Angoulême qui ne fait rien, et qui est très drôle, quel besoin avez-vous de démolir votre bonhomme par la constatation que vous venez chercher ici ?
Vous n'êtes donc pas naturaliste ?
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Je n'osai lui répondre, mais je rougis. II s'en aperçut et reprit
Mais c'est le document! Où cela s'arrêtet-il, le document? On ne sait pas. Si le duc d'AngouIéme s'est seulement mouché une fois devant le front de l'armée française, mon roman est fichu. Je le lâche. Je serais dégommé! Ils éliraient Goncourt à ma place.
Bien entendu, il ne trouva rien dans ma bibliothèque qui pût lui obscurcir la vision du duc d'Angoulême.
Aussi, quel soupir de soulagement il poussa. – J'ai eu une rude peur, fit-il en me serrant la main.
Et, prenant congé, il ajouta avec un grand geste horizontal
Vous savez, cette Nana ? Rien que des documents
Sacrebleu jurai-je.
Oh oui, les naturalistes lui doivent bien une statue, car ils l'ont fait terriblement loucher sur son pavois, leur premier roi chevelu Et s'ils économisaient le bronze, ils seraient des ingrats. Le naturalisme a été surtout un vaste élan provincialiste, une sorte de retour offensifdes patois contre l'unité de la langue, l'invasion des idiotismes de terroir. Flaubert s'en aperçut trop tard.
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Il comprit que sa qualité de Normand, résidant en Normandie, lui valait seule les hommages des provinciaux littéraires, qui toujours lui parlaient de'Bovary et jamais de .Momm~o ni de la TMMf;o/! de ~'nr-o~nroM~, ses vrais chefs-d'oeuvre. C'est M. Chapu, paraît-il, qui est chargé du monument expiatoire qu'ils lui érigent, et, à ce sujet, je voudrais bien savoir comment l'artiste s'y prendra pour l'exécuter. Il est bien entendu, d'abord, n'est-ce pas, que toute allégorie est d'avance proscrite de la conception décorative. L'allégorie étant l'une des manifestations propres à l'idéalisme, le naturalisme l'interdit absolument. A-t-on averti Chapu? D'autre part il n'existe pas de portrait de Flaubert. Le seul que l'on connaisse, c'est-à-dire le dessin à la plume de M. Ernest de Liphart, publié par la Vie c~cderne, a été fait sur un croquis dont je suis l'auteur.
On sait que Flaubert a toujours et obstinément refusé sa tête aux peintres ou photographes. Il avait été merveilleusement beau dans sa jeunesse, et l'on raconte encore cette anecdote de tous les spectateurs du théâtre de Rouen se levant pour applaudir lentrée au balcon de Gustave Flaubert et de sa soeur, un soir de première,
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tant le couple apparaissait superbe Comme la plupart des romantiques, il boudait la nature de ces avantages perdus. Il n'en avait gardéque des yeux d'une douceur extraordinaire, d'énormes yeux d'enfant, bleus, candides et bons, ombragés de cils très longs et dorés.
Le reste du visage avait été envahi par une couperose, dégénérée plus tard en eczéma véritable, et qui l'avait fait comparer par Théophile Gauner à une cerise à l'eau-de-vie tombée dans le feu. Aussi prenait-il prétexte de son mépris des arts plastiques pour se soustraire à toute représentation peinte, sculptée ou photogravée de sa personne. Son acharnement sur ce point était même légendaire.
Je serai le seul homme de mon temps, s'écriait-il, dont on n'aura pas l'« Icône )) Un dimanche, cependant, je lui apportai un crayonnage que Concourt lui-même jugea fort ressemblant, et que je racontai avoir trouvé dans la malle d'un peintre suicidé donc on avait vendu les bibelots à l'hôtel Drouot pour indemniser son propriétaire. Au-dessous du portrait, on lisait en lettres mal formées M. FLOBERT de RouEN, car un peintre n'est point t forcé de savoir l'orthographe des noms illustres, et je comptais sur cet effet de probabilité.
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Flaubert, très vexé de la découverte de l'icône qui démolissait sa légende, ne voulut jamais convenir de sa ressemblance. Non, non, ce n'est pas moi, c'est le père Sandeau C'est visiblement la g. du père Sandeau! – Et à tous ceux qui entraient, il produisait le papier, provoquant leur jugement. Il fut unanime, car on l'adorait. C'était et ce n'était que le père Sandeau. Mais à la sortie ils voulaient tous l'avoir.
A quelques jours de là, Flaubert me fit prier par un ami commun de détruire l'icône. Je le jurai, et n'en fis rien. Et quand le maître mourut je le donnai à de Liphart qui en tira le seul portrait que l'on ait de ce grand et excellent homme. C'est mon unique succès de peintre. Je n'ai jamais révélé à personne le secret de l'icône, mais il y en a un. C'était un décalque, et si Chapu a besoin pour le monument d'un portrait de Gustave Flaubert, j'en ai trois à sa disposition, mais à la condition qu'il y aura des allégories et que le Maître sera célébré comme idéaliste.
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ALEXANDRE DUMAS
LES 'DEUX VRjOFILS
D'ALEXANDRE DUMAS
ftjfe^ M. Goblet avait été malin, je veux dire s'il était venu m'offrir le porteS^Sgg^g feuille des Relations extérieures, qui est surtout celui des belles connaissances, j'avais un plan pour diviser l'Allemagne et jeter la zizanie entre nos implacables ennemis. Ce plan, d'ailleurs très simple, consistait à précipiter les partisans de Goethe contre les partisans de Schiller, et vice versâ. En quelques jours à peine,
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cette querelle littéraire, savamment envenimée par mes reptiles, nous eût débarrassés d'une bonne moitié des fils de Teut, car ils se seraient dévorés entre eux. On ne sait pas jouer de la poésie dans les hautes sphères.
A présent, il est trop tard. Mon ministère est donné. Seulement, quand on voudra une petite révolution, gentille, en France, on n'a qu'à me charger de l'Intérieur. J'ai le pendant de mon plan extérieur. Car au fond, voyezvous, il n'y a en ce monde que de la littérature, et la politique n'est que le volume de vers rentré. C'est chez Lemerre que se préparent les préfets à poigne; c'est la "Revue des TDeux-îMondes qui obtient, par greffe, des hommes d'Etat français. Je dis français pour ne pas humilier les cours étrangères. Mais soyez sûrs que les autres ne nous en doivent rien. Si à la mort de M. de Bismarck on retrouve dans ses papiers de quoi faire un joli recueil de lieds, imités d'Henri Heir.e, racontez à vos enfants que Caliban l'avait prédit.
Quoi qu'il en soit, nous aurions une guerre civile très convenable, rien qu'en mettant aux prises (avec les instruments suffisants bien entendu) les zélateurs de Dumas fils et ceux de Dumas père. Ce démêlé est le seul qui soit vrai-
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ment sérieux chez nous. Tout le reste n'est qu'une question de Légion d'honneur.
Et cela est si vrai que, si je vous avais pour interlocuteurs comme je vous ai pour lecteurs, votre première question serait celle-ci Pour lequel des deux Dumas êtes-vous, Caliban ? Et il faudrait que je me décidasse, sous peine de passer pour un sceptique que les grands problèmes laissent froid.
Ils ne me laissent pas froid. Je pense sur la question, qui nous divise le plus, exactement comme M. Dumas fils lui-même.
Néanmoins ma conviction a été fort ébranlée, je l'avoue, la première fois que l'honneur m'échut de voir de près le célèbre auteur de Francillon. Il y a de cela une douzaine d'années. C'était chez lui, un matin, place Wagram. Il s'occupait alors activement de graphologie. On sait que cette science a pour but de tirer la bonne aventure aux personnes sur la simple inspection de leur écriture. Y en a-t-il de ces sciences nouvelles, y en a-t-il!
Or, au moment même où je pénétrais dans le salon, il donnait une consultation à un monsieur, avide de lumière graphologique, dont la tête ne pouvait laisser aucun doute sur sa malheureuse destinée conjugale un natura-
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liste ne s'y fût pas trompé. On voyait la place des antennes.
Par quel prodige d'innocence cet homme élu soumettait-il à Dumas fils une lettre de sa femme, c'est ce que Dieu ne doit expliquer que le jour du jugement. Il paraît que cela se passe toujours ainsi. J'entends encore l'infortuné demander à l'écrivain avec un sourire navrant Eh bien! me trompe-t-elle?
Et je verrai toute ma vie le regard de Dumas, sous le lorgnon, auprès de cette fenêtre dont il avait écarté le rideau pour mieux étudier l'anglaise effroyablement éloquente de la dame. Non, quel regard Tout son théâtre était là! Les préfaces étaient dans le lorgnon, et, dans le rideau, la mise en scène.
Oui fit-il en rendant la lettre simplement. Les lèvres du bonhomme tremblèrent et il se mit à ricaner. Car il paraît qu'on ricane. Il ne croyait pas, évidemment. On dit qu'on ne croit pas. On doute même de la graphologie. Enfin, c'est la grâce d'état, quoi
Ce qui n'empêche pas, reprit Dumas en saluant gracieusement, qu'elle soit honnête tout de même 1
A la suite de cette visite, je fus obligé de relire tout Dumas père pour ne point passer à Dumas
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fils. Elle était d'une telle force, cette consultation, que ma foi romantique en avait été atteinte. Je ne découvrais rien de pareil, même dans ointony. Avoir trouvé celle-là, pour ce mari désigné de toute éternité « Cela n'empêche pas qu'elle soit honnête tout de même! C'était professer une philosophie immense et magnifique, car on ne m'ôtera pas de l'idée que la graphologie n'est qu'un jeu de société.
Je restai nombre d'années sans revoir le grand optimiste. Il continua à se bâtir un temple de gloire avec toutes les pierres que les Pharisiens ont jetées à Madeleine. Il régénérait à tour de bras dans le sexe régénérable, retapant des virginités et reprisant des innocences. Il jetait au monde stupéfait et acharné son fameux cri de « tue-la qui est le ce Dieu le veut de sa croisade d'Amazones. Je l'apercevais de loin brandissant la bannière de pourpre et d'or sur laquelle on lit, quand on a de bons yeux, la maxime graphologique « Cela ne les empêche pas d'être honnêtes tout de même »
Et les hommes, que personne ne régénère, les maris, les amants, les fiancés absurdes, avec ou sans antennes, jonchaient le sol, broyés par les Amazones enthousiastes.
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J'aime beaucoup les femmes, mais je préfère celles qui, fidèles au vieux jeu, ont deux seins, à cause des jumeaux qui peuvent leur survenir. Or, les Amazones n'en ont qu'un, et c'est pourquoi je m'obstinais à rester à Dumas père. Mon romantisme ne se résignait point à la grande marmelade du sexe fort, auquel j'appartiens, un peu égoïstement, je le confesse, mais avec une conviction sincère. Issu d'une famille bourgeoise dans laquelle il y eut des exemples de femmes ayant placé leur capital sur une seule banque et n'utilisant le vitriol qu'à nettoyer leurs cuivres, il me paraissait dur de laisser au vestiaire de l'enfer social toute espérance de voir reluire les miens.
Ce Dumas, dis-je un jour à Nadar que je venais de rencontrer, tu sais qu'il n'est pas bon.
Duquel parles-tu? Et tout de suite il me posa la question à laquelle deux Français se reconnaissent.
oAmony, fis-je, est une bien belle chose Et la Dame donc! Que dis-tu de la 'Dame? Nadar a l'esprit elliptique. Il désignait par cette abréviation la Dame aux Camélias.
Il est clair que j'admire la Dame. Mais il y a, dans Francillon, un mari. Ah mon Nadar, quel
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mari! tu ne peux pas te figurer comment Mlle Bartet le traite Ah çà qu'est-ce qu'il a, ce Dumas, à trépigner ainsi les pères de famille? Bah repartit Nadar, tout ça, c'est de la littérature Tu ne connais pas Alexandre S'il voyait un mari sur le point de l'être, il le sauverait
Le tableau évoqué par cet objectif de Nadar m'avait ému. Il le vit et reprit
Veux-tu que je te le fasse comprendre, Alexandre, le veux-tu ? A l'entrée des Versaillais à Paris, au moment des incendies, je vois arriver chez moi un individu que je ne connaissais pas, et qui avait une fichue mine, entre parenthèses: « Je suis le général Bergeret, me dit-il, vous êtes Nadar, sauvez-moi Tu sais qu'on les fusillait?
Oui, Nadar.
Je l'enfouis dans une chambre noire, et je me mets à réfléchir. Il ne m'avait pas beaucoup plu, celui-là, de fédéré. Mais je pouvais me tromper. Le faire filer, comment? Il y fallait un auteur dramatique, et je n'en connais qu'un depuis la mort de Dumas père. Or, celui-là, qui est Alexandre, abominait les communards. Oh! il lui manque des cases, certainement! Mais enfin, tel qu'il était, et qu'il est encore, je ne
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voyais que lui pour trouver le dénouement de la situation. Tu sais qu'on fusillait aussi ceux qui les cachaient ?
Oui, Nadar.
Me voilà donc parti chez Alexandre. Du plus loin qu'il m'avait aperçu, il s'était douté de quelque chose, car tu n'as pas idée combien il est futé. Il dessina tout de suite un grand geste qui voulait dire a Non, non, non, je n'irai pas demander à M. Thiers un sauf-conduit pour la canaille au salut de laquelle tu viens me prier de m'employer! a Alors moi j'en dessinai un autre qui signifiait cc Si, si, si, tu iras pour cela chez M. Thiers, car tu es Alexandre II, fils d'Alexandre Ier, et rien de ce qui est français, c'est-à-dire noble, généreux et spirituel, ne te demeure étranger » )
Alors il poussa un soupir et dit « Soit, pourvu que ce ne soit pas le stupide Bergeret, car celui-là m'inspire une répulsion particulière. » Pas de chance, fis-je en riant (car il faut rire, Caliban), c'est lui-même
C'est embêtant, dit Alexandre; mais deux heures après j'avais mon sauf-conduit et mon général Boum filait vers Bruxelles en Brabant. Est-ce du théâtre, ça? me demandait Nadar. La vois-tu, la scène avec le petit Thiers? Et comme
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ça finit bien Moi, je suis une vieille bête, j'aime quand ça finit bien.
En quittant Nadar, je repassai dans ma mémoire tous les dénouements de Dumas père, et il me parut qu'aucun d'eux ne dépassait, pour le pathétique simple, ce dénouement de Dumas fils Je m'étonnai moins que la nation française fût partagée entre les deux Dumas, et je cessai de batailler contre les zélateurs fanatiques de la gloire du second.
Car enfin l'homme qui réunit de la sorte l'esprit (anecdote graphologique) et le cœur (anecdote Nadar) réalise à peu près l'idéal qu'on se fait encore d'une forte individualité française. L'accord de ces deux qualités a produit les chefsd'œuvre de notre langue, du moins jusqu'à présent, et quand on les possède, on est l'égal des plus hautes têtes littéraires, papa compris. C'est sans doute cela que Nadar voulait me dire. Mais aussi, pourquoi diable Nadar est-il si elliptique? Peut-être est-ce l'habitude de faire des portraits en deux secondes.
A quelque temps de là, sous les arcades du Théâtre-Français, je me heurtai à l'auteur de Francillon sortant de sa répétition. Parions, lui dis-je, que vous allez encore professer devant
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ce peuple vitriolé que toutes les femmes sont honnêtes?
En cffet, me répondit-il, elles le sont toutes. Seulement l'honnêteté, aujourd'hui, est comme les saisons, depuis que le globe se refroidit elle s'est un peu déplacée.
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AUGUSTE VACQUERIE
LE PUBLIC ET T\cAGc4LT>c4çBc4S
S^^poMÉDi e-Française ou Odéon,quel que soit le théâtre qui s'y emploie, on va remonter TragalJabas. Et je me
hâte d'ajouter que c'est justice. Vacquerie a signé, dans Tragaldabas, la seule comédie en vers comiques que nous ayons eue depuis Regnard telle est du moins l'opinion des lettrés et des mandarins à trois boules.
Maintenant ratiocinons, comme dit Rabelais. Si le public a sifflé Tragaldabas, c'est que Tta-
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galdabas ne plaisait pas au public. On le lui rend. Bien c'est donc pour le braver? Mais point du tout et le public lui-même redemande son Tragaldabas. Pour le sifHer encore?- Non, pour l'applaudir!
Alors, qu'est-ce que c'est que le public? Il y a bien longtemps que je rêvais de poser cette question du public. au public, et l'occasion est bonne.
Le boulevard fourmille de gens très fins qui vous tiennent doctement ce langage « Le public veut ceci. Vous ne ferez pas avaler cela au « public. Sachez plaire au public, car tout est « là; donnez-lui ce qu'il vous demande. On « ne raisonne pas avec le public. » Ces publicains ont en général leurs entrées franches dans les coulisses, excepté pourtant celles de Guignol, qui n'en a pas, et ils y sont écoutés, redoutés, consultés et flagornés comme personnes possédant le grand secret de Polichinelle! Ils ont avalé sa pratique et ils parlent du nez mêmement. Enfin ce sont gens fort intimidants, dont les directeurs ont une peur horrible et qu'ils gavent de billets de faveur, car et parce que ils connaissent le public.
Dans ma brillante carrière dramatique, il m'a été donné d'en rencontrer quelques-uns, de ceux
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notamment qui entourent les auteurs célèbres et leur jouent à domicile les servantes de Molière. Naïf et avide de gloire, je leur demandais « Qui est-ce, le public? » et j'attendais leur réponse. Mais ils ne répondaient pas. Ils souriaient ironiquement et d'un air qui voulait dire « Vous le savez mieux que nous-mêmes, ou, si vous ne le savez pas, c'est que vous êtes une fichue bête »
J'étais cette fichue bête. Je le suis encore. Et, à propos de la reprise demandée de Tragaldabas, je leur renouvelle mon humble question « Qui est-ce, le public? »
S'il vous plaît, mes bons seigneurs, l'âge, le sexe et la demeure de cette bête d'apocalypse, pour laquelle, à un demi-siècle d'intervalle, 7ragaldabas est un mets détestable et un plat délicieux ? Puisque nous sommes en des jours de recensement, prière de définir l'identité de cette Majesté au nom de qui Francisque Sarcey exerce son vaste sacerdoce, et qui, douée de plus d'esprit que Voltaire, n'utilise cet esprit qu'à des palinodies déconcertantes?
Et ici permettez-moi un apologue.
Le porc aux choux (dont il est question dans 7ragaldabas), même quand le porc est frais et quand les choux sont bons, est un régal si on
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l'aime. Si on ne l'aime pas, c'est le plat du diable. Je suppose que Francisque ne puisse pas le souffrir et que je sois son cuisinier.
Je lui en sers.
Il me le renvoie, avec ces paroles décisives « Je mourrais de faim devant du porc aux choux! » Je me le tiens pour dit et je cherche à composer quelque blanquette. Mais le lendemain il me mande. « Ecoute, me dit-il, j'ai mangé hier, chez un Lucullus, je ne sais quoi de délicieux, où il y avait du porc à base de choux, ou du chou à base de porc, je ne sais plus, et c'est ton affaire. Fais-m'en. >̃>
Je lui représente le plat de la veille, réchauffé au bain-marie; il s'y précipite, il le dévore, et il donne, en le dévorant, tous les signes de la plus vive allégresse.
Qu'est-ce que c'est que ce Sarcey-là? Et par où mérite-t-il le nom même de Sarcey ? Ce Sarcey n'existe pas. Car de deux choses l'une ou il est fou, ou il avait des idées préconçues, soit de routine, soit de parti-pris, contre le porc aux choux, et, dans les deux hypothèses, quel cas doit-on faire du goût d'un pareil dilettante? Aucun. Il est donc préférable d'admettre qu'il n'existe pas. De même pour le public et Tragaldabas. Que pouvez-vous imaginer d'un être, collectif ou non,
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qui demande impérieusement en 1886 ce qu'il a outrageusement reconduit en 1848,, d'une République à l'autre? Vous le niez, comme je le nie, au moins par politesse. Et, en effet, il n'est pas! Les publicains, qui prétendent le connaître, sont des blagueurs. Si il érair, à quelle représentation de Henrieue zMméchal, par exemple, aurait-il donc assisté? Car il y en a eu deux; j'ai assisté aux deux, et, sur ces deux premières, l'une tourna tout de suite en tempête et l'autre immédiatement en apothéose. Laquelle était la bonne? Problème insoluble, problème dit du porc au choux.
J'en dirais autant de l'carlésienne. Est-ce au Vaudeville, sous Carvalho, ou à l'Odéon, sous Porel, que le public honora de sa présence la vraie première de cet ouvrage? Il serait impossible à Porel lui-même de vous renseigner làdessus, et pourtant il le connaît, lui, le public. Il l'a vu chez lui, et précisément tandis qu'il y jouait KoArlésienne Mais qu'est-ce donc alors que Carvalho avait au Vaudeville?
Lorsque M. Grévy honore, lui, de sa présence la première d'une pièce en vers (c'est rare, mais enfin le général Pittié nous décroche parfois cette aubaine), il n'y a pas de doutes à avoir sur son goût tout présidentiel pour les belles-
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lettres. On le voit de tous les coins de la salle; il bâille, mais on le voit. Il y est. C'est le contraire pour le public. Ce Président invisible jouit et abuse du don d'ubiquité. On n'est jamais assuré, lorsque l'on applaudit, que ce soit lui, le Public, qui applaudisse. Et réciproquement. Cela dépend toujours des événements subséquents. Par exemple, lorsque, pendant trentecinq années, les artistes et les connaisseurs se sont délectés de la verve comique de Tragaldabas, de ses vers colorés et de l'idée originale et charmante de son thème, on découvre que le « vrai public n'assistait pas à la Première. Celui qui y sifflait, c'était le faux.
Il y en a donc deux?
Rien ne me laisse plus joyeusement perplexe que cette belle question du public. Lorsque l'un de ces êtres malins, dont je vous parlais en commençant, la traite devant moi, je pense toujours à ce vieux grognard que j'ai connu autrefois débitant de tabac dans une bourgade normande, et qui, selon l'opinion politique de ses clients a était à Waterloo, » ou bien « n'y avait jamais été. »
Alors, père Eliot, lui disais-je, qu'est-ce que l'Empereur vous disait en allumant sa pipe à la vôtre?
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L'Empereur, s'écriait-il, l'Empereur me dit Mon fidèle Eliot (qu'il me dit, dit-il), quel f. temps pour un Waterloo! »
Et, changeant subitement de ton
Du reste, je ne l'ai pas connu en personne, et je n'y tiens pas!
Je me retournais c'était le curé du bourg qui venait d'entrer pour se munir de tabac à priser. Peut-être me trompé-je, mais il me semble que les directeurs de théâtre jouent un peu les Eliot depuis quelques années. On ne les entend dire qu'ils connaissent le public que lorsque la salle est pleine. Dès qu'elle se vide, ils ont des doutes sur son existence, et des doutes amers, qui mieux est. On les entend entre eux se poser le problème fameux de l'oeuf et de la poule. « L'œuf était-il avant la poule, ou la poule avant l'œuf? » « Le succès vient-il du public, ou le public du succès? » Alors celui qui a le public chez lui, à ce moment-là, essaie de renseigner les autres. !1 leur dépeint la bête aux cent mille têtes; mais les autres nient la ressemblance. Ils l'ont vu autrement chez eux, du temps qu'il y venait. Il pleurait de ce dont on assure qu'il rit à présent. Il sifflait ce qu'on prétend qu'il applaudit. Il bissait ce qu'il chute. Ce n'est pas le même, l'impeccable, l'invariable, le sublime
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public, celui qui en sait plus long que tout le !monde et qui mâche la besogne à la postérité. Et tous ces directeurs sont tristes, car ils désespèrent de fixer ce Protée de public, qui déjeune pourtant tous les matins chez Sarcey en têteà-tête.
Le mieux, décidément, c'est de n'y pas croire. Non, le public n'existe pas. Ce veau à deux têtes est une chimère. Le bonheur des reprises en est la preuve. Toutes les fois qu'un directeur sceptique remonte un ouvrage tombé dans sa nouveauté, il réussit et fait fortune. Les autres reprennent les grands succès, et ils se ruinent. Aussi ai-je cessé, depuis longtemps, de consulter les infaillibles publicains du boulevard qui prétendent connaître le veau; ils ne connaissent que le porc.
Et je n'écoute pas non plus les définitions qu'on en donne, de ce public croquemitaineux et invisible, dont Sarcey est le truchement fait chair. A ceux qui s'écrient
Le public, c'est la masse!
Je réplique en secouant la tête La masse de qui? Des imbéciles? Ah vous ne le voudriez pas!
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JEAN RICHEPIN
LA A
LEGENDE T)E m. JEcAPQ 'RJCHEVl^l
Il e poète de La zAfer est un monstre! ^M San» N'y allons pas par quatre chemins §S"-5^|W et cessons de tromper le peuple. Ceux qui se représentent M. Jean Richepin comme un homme simple, normal, faisant partie d'une société de quelque chose, dînant aux heures requises, habillé par un tailleur qu'il paie, fumant des cigarettes autorisées par la Régie et gagnant sa vie avec sa plume, se trompent lugubrement. Je le connais. Je le hante. Voici.
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Ce chef Touranien dissimule sous des dehors illusoires de contribuable français une identité hoffmanesque et Edgar Poétique. Il a une âme nomade, en émigration permanente d'elle-même, si j'ose m'exprimer ainsi, et qu'on ne sait jamais où trouver quand on a besoin de lui parler, et en cela il est pareil à cet assassin de M. Barrême, que les journaux invitent vainement à se rendre à la Préfecture de police.
Cette âme vagabonde tantôt s'embusque aux coins des bois, tantôt se commet avec des gueux, des truands et des ribaudes inavouables, et parfois lance à la Divinité des imprécations telles que, si le ciel n'était pas consolidé par les clous d'or des étoiles, il lui tomberait dessus comme une cloche. Et, fait extraordinaire c'est au moment même où il ce touranise avec le plus de férocité qu'il a le mieux l'air d'un bon bourgeois pacifique et résigné à la vie dolente des civilisations occidentales. C'est cela, voyez-vous, qui trompe les actrices. AvoirM. Richepinàsatable,c'estavoiràdînerun Thug, un étrangleur de l'Inde, un derviche tourneur, un Aiassoua mangeur de moutons vivants, un homme enfin qui, au milieu d'une causerie étincelante, s'évade de lui-même, bondit, arrête une caravane, cette diligence du désert, et est de retour à l'heure du cafe pour finir la conversation.
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Je l'ai vu, moi qui vous parle, et il n'y a pas bien longtemps, jouer le guignol, chez moi, devant une vingtaine d'enfanrs extasiés. Il avait apporté son tambour. Car il touche du tambour dans la perfection. Ce qu'il fit de l'une de ses mains est prodigieux! Les pantins se démenaient et se bousculaient, le tambour ronflait, les décors changeaient, Pierrot était pendu et dépendu, le juge faisait son prêchi-prêcha, et les enfants se roulaient de joie. Pendant ce temps-là, que faisait-il de la main qui restait libre? Il épousait la reine de Madagascar, étranglait un tigre et changeait de religion. Il acheva la représentation des deux mains et comme si rien n'était arrivé. Comme Richepin est l'urbanité même, personne ne s'aperçoit de ces avatars subits et effrayants que dénotent seuls aux regards exercés les éclairs de ses yeux fauves, traversés de visions sinistres, et le hérissement électrique d'une crinière de roi nègre. A ces signes seulement on voit qu'il est ailleurs, là où il fait de l'orage, là où quelque chose rugit, se déchaîne, croule, tatouille ou chambarde. De là sa légende. Car Richepin dégage une légende. A l'âge ou l'on est encore à l'Ecole normale, le poète de La tAfer croisait déjà dans les eaux d'Alger. Il était uscoque. L'uscoque est quelque grade dans la piraterie. Herculéen,
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lyrique et bon enfant, il écumait les flots qu'il devait chanter plus tard, et il enlevait les jeunes Grecques à l'abordage, quand il en passait. Il était aidé dans cet apprentissage de la vie réelle par ses deux seconds, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor, lieutenant, sarcastiques, qui faisaient à eux tout seuls la manoeuvre, la popotte et les signaux. Entre deux aventures on revenait passer ses examens à Paris, sous des déguisements de normaliens. Et puis l'on repartait.
C'est ainsi qu'on rencontra un jour Nana-Sahib, lequel, à cette éqoque, n'était pas sérieusement mort. Nana-Sahib, fatigué de se cacher dans les pagodes, allait opérer, sa soumission à la reine Victoria, ou tout au moins au prince de Galles. Les corsaires voulurent lui faire comprendre à quel point cette résolution manquait de couleur, de caractère, et combien elle était bourgeoise, que dis-je? aryenne! Il ne les écouta pas. Alors l'uscoque le tua, s'empara de ses riches habits, et ayant revêtu sa propre peau, il vint à la PorteSaint-Martin jouer au naturel le rôle hurlatoire, fusillatoire et trépidatoire du révolté indien qui veut embêter l'Angleterre. Et de fait l'Angleterre commençait à être embêtée, lorsque tout à coup (c'est Paul Bourget qui m'a conté cette histoire) Nana-Sahib, imparfaitement assassiné, se pré-
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senta à l'entrée des artistes et réclama sa peau à Sarah Bernhardt. Il fallut la lui rendre.
Voilà ce que le psychologue contemporain raconte. Or, Paul Bourget est surtout un critique, il ne fait de romans qu'à ses heures, il n'a pas l'habitude de mentir.
Huit jours après avoir rendu sa peau à NanaSahid, et avoir repris la sienne, l'uscoque entrait dans un monastère. Il s'emparait de l'atelier de sculpture au mont Athos. C'était lui qui répandait dans la chrétienté ces images étiques, où rien d'humain ne bombe, et qui semblent allégoriser l'amour d'un souffle pour un fil. Le jour où j'appris cette incarnation nouvelle par les journaux, et comment l'uscoque était devenu propagateur d'icônes byzantins, j'étais en Bretagne, sur une petite grève, où la mer est douce, et je causais avec un homme, jeune encore, qui venait de donner une leçon de natation à son petit garçon et semblait très fier des progrès du bambin dans cet exercice. Si quelqu'un n'avait pas l'air d'être au mont Athos, c'était cet hommelà. Et pourtant il y était. Il parut très contrarié d'apprendre qu'on le savait déjà, à Paris. Rien de ce qui concernait sa légende n'échappait donc aux reporters! Et il me prit à témoin
Est-ce que je ne fais pas tout ce que je puis
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pour cacher au monde ce fatal don d'ubiquité, qui est ma perte, et que je n'avoue qu'à mes éditeurs? Vous le savez, voilà plus d'un mois que je réside ici et que je travaille à une comédie pour Coquelin. J'écris, les portes ouvertes pour qu'on me voie. Eh bien! ils savent déjà que je dirige le couvent du mont Athos et que je pêche en même temps la morue à Saint-Pierre-Miquelon Ce n'est plus du reportage, c'est de la police telle qu'on la rêve.
C'est donc vrai, lui demandai-je, et ce que l'on raconte de votre rocambolisme n'est pas une création de Paul Bourget?
Il ne répondit rien, mais une lueur étrange traversa ses paupières, et je compris qu'il venait encore de partir. Le Richepin que j'avais devant moi n'était pas le vrai Richepin, le Richepin de la légende. Celui-là était dans les lacs d'Ecosse peut-être, ou chez Carjat en train de poser pour sa photographie, qui sait? Ou au Brésil, dans les pampas, enfin ailleurs.
Aujourd'hui, le « monstre » publie La éMer. Quand il a fait ce volume, je l'ignore. Entre deux carnages probablement. Sa légende ne raconte rien encore de cette période mystérieuse de sa vie. On a bien essayé d'accréditer qu'il l'avait composé sur un des paquets de cordages,
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entre Bordeaux et Nantes, pendant une nuit de walpurgis. Je ne le crois pas. Et j'ai de bonnes raisons pour ne pas le croire, attendu que j'ai assisté à la perpétration du poème. Cette fois, c'est moi qui tiens la légende.
C'était cet hiver même, dans une grotte profonde et tapissée de goëmons d'une longueur prodigieuse. Il s'était réfugié là, sans Maurice Bouchor, mais avec Raoul Ponchon, qui, pour certains coups de main, est son aide favori. On peut apitoyer Bouchor; Ponchon, jamais. Ils s'étaient façonné des lits en tressant les goémons attachés aux rocs. Leur plan était simple et sombre. Ils avaient observé que les sirènes ne se montrent que lorsqu'il n'y a personne, et, l'hiver, les plages sont désertes. Ils s'embusquèrent dans la grotte et se mirent à imiter tous les cris d'oiseaux de la création. Ils vivaient de moules et d'espérance.
Longtemps les sirènes se firent attendre. Elles sont méfiantes depuis que l'on construit des chalets suisses sur le bord de la mer. Enfin, il en vint une, attirée par le bruit de volière. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient fondu sur elle. Ils la ligottèrent et lui firent chanter toutes les chansons qu'elle savait. Elle les chanta. Le monstre les notait. Et puis ils l'égor-
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gèrent et son sang rose fit une aurore sur la mer, qui en attira quelques autres. Elles eurent le même sort jusqu'à ce que Richepin eût son volume. Alors il écrivit à son éditeur, qui vint les chercher tous les deux. Ils ressemblaient à des vampires. Ponchon, moins que lui. Voilà ce que je sais sur le poème La zMer. Toute autre légende doit être tenue pour controuvée. Avais-je raison de dire que M. Jean Richepin est un monstre?
Car enfin à quoi ces choses ressemblent-elles? Est-ce la vie de ceux qu'on appelle aujourd'hui des poètes? Où est la recherche du prix Montyon là-dedans? Où est le désir de plaire à l'Académie ? De décrocher la Légion d'honneur! De se faire une clientèle parmi les institutrices? Je ne retrouve rien, dans les mœurs de cet homme, des convenances qui font que l'on est un monsieur très bien, estimé à tous les étages, salué par un concierge difficile en locataires et cité comme modèle de bonne paie chez les commerçants d'un quartier. En quoi est-il pareil à nous, ce poète de La iMer? La légende a bien raison, c'est un monstre il est original et il a un grand talent! Quelle horreur!
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PAUL BOURGET
yjrJf->-5»L est l'homme à la mode; il ne l'a pas vole!
Wii"!kvs> Un matin qu'il déjeunait chez Fran-
cisque Sarcey (oh deux œufs !), ce prosateur familier, le voyant pensif, lui dit
– Bourget, qu'est-ce que vous avez ?
– J'ai la vie fit le poète en dégainant une cigarette.
Et l'ours des feuilletons le regarda perplexe, ne sachant s'il badinait ou s'il était grave, car c'était l'heure du café et des confidences
Mais, reprit-il, armé du cure-dents, qu'estce qui .vous chagrine dans la vie, ami Bourget ?
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Ami Sarcey, c'est la mort.
La mort? Moi, je n'y pense jamais.
Nous n'avons pas le crâne fait de même, repartit le romancier de Crime d'amour. Et il ajouta, entre deux bouffées odorantes « Et puis, cette éternelle trahison de la femme !» )) Pour le coup, Sarcey se leva; il se secouait, car il ne s'attendait pas à celle-là. C'était du pur Schopenhauer. Il fit deux tours autour du poêle, et puis parla:
– Ventrebleu! que ténébreuse est cette philosophie Du temps que j'étais trahi, et c'était le bon, je m'en battais l'œil avec la peau d'anguille dont parle l'Ecriture. Après la brune, ami Bourget, il y avait la blonde!
Je vois, fit tristement le jeune psychologue, que vous relisez Paul de Kock.
Et ils désespérèrent l'un de l'autre.
Car, entre ces deux écrivains français, il y a des abîmes sans ponts. L'un est à Stendhal, l'autre à Duvert et Lausanne. Celui-ci veut que l'on se trémousse, celui-là que l'on se penche sur le trou noir de la destinée. Leurs déjeuners ne peuvent finir que par des malentendus. Il faut bien constater que Crime d'amour, le nouveau roman du stendhaliste, n'est pas fait précisément pour donner des gages à la doctrine
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du trémoussement. C'est une superbe étude, certes et d'une puissance d'analyse qu'on ne connaissait plus depuis Balzac, mais si le Père La Joie des conférences en traite à la salle des Capucines, j'engage ses auditeurs à se prémunir de quelques mouchoirs. Je le défie bien d'accrocher l'éloge des couplets de facture à cette œuvre misanthropique. Il y usera cette fois son esthétique girouetteuse.
Bizarrerie curieuse, Paul Bourget se défend d'être pessimiste, du moins il n'en accepte point l'éloge. «Je vois triste! » voilà tout, me disait-il il y a quelques jours. Et j'obtins de lui cette déclaration que l'optimisme et le pessimisme ne sont que des expressions individuelles de tempéraments. « Je voudrais voir gai et je ne le puis pas, » conclut-il.
Gardez-vous-en bien, mon cher Paul, vous y perdriez votre public! Les femmes n'aiment pas les joyeux, encore moins les sceptiques. « Elles voient triste, » elles aussi, et c'est pourquoi vous êtes leur romancier favori, celui dont elles rêvent aux heures brunes, un peu avant qu'on apporte la lampe. Les farceurs leur posent des lapins; vous leur posez des énigmes cruelles. Vous leur contez les douceurs féroces de l'Amour-Haine, un sentiment nouveau trouvé par le dix-neuvième
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siècle, et dont elles raffolent. Vous leur expliquez aussi le Devoir-Faute, une autre très jolie chose, par ou l'amant peut être un mari et réciproquement, selon l'illusion-réalité. Vous excellez à les troubler par des psychologismes insinuants, subtilement généralisés, dans lesquels elles veulent toutes reconnaître leurs pensées informulées, leurs sensations confuses, oui, Paul, toutes, même les plus bécasses. Enfin elles vous adorent. Moi, je crois que vous les pincez dans l'ombre.
Le Crime d'amour est votre plus fort pinçon. Vous y montez même plus haut que d'habitude. Le livre contient des pages d'un pessimisme roucoulant qui m'ont rendu tout chose, moi qui vous parle, et j'ai dû aller faire un tour pour raffermir mon optimisme. Heureusement qu'il avait neigé. Le bois de Boulogne était même extrêmement joli, et les canards faisaient couin couin! sur les lacs, au soleil d'hiver, un soleillune
Et je leur disais, à ces canards Canards, lequel de vous est le Schopenhauer de votre espèce? »
Je leur racontais que nous avons des canes qui sont excessivement malheureuses parce que, après tant de siècles de reproduction, elles en
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sont encore à comprendre le but du rapprochement des sexes. On leur fait des romans pour le leur expliquer, et de très beaux, tels que Crime d'amour, par exemple, mais c'est comme si on leur parlait le cunéiforme. Dès qu'elles ont un canard de mari elles prennent un canard d'amanr, et l'on ne sait plus lequel des trois est le plus heureux, selon les optimistes, et souffre davantage, d'après Schopenhauer. C'est pourquoi elles en élisent un troisième, destiné à élucider les deux autres, et tout finit par cette tatouille, que Darwin dit « combat de cerfs » quoiqu'il soit de canards, et la question de l'amour reste obscure.
Mais comme sur les lacs vitreux s'élevait un couin couin assez énigmatique, je dus renoncer à consulter les palmipèdes. Ils n'en sont pas encore à notre psychologie raffinée. Incomplets, vagues, têtards du néant, ils nagent dans les bourbes du « fieri » de Renan. Ils stagnent dans le « processus » et dans « l'éternel devenir. » Crime d'amour n'est pas écrit pour eux. Sur la trahison de la femme, angoisse horrible, ils pensent (s'ils y pensent), comme le simple Sarcey, et ils en restent encore à la doctrine peu subtile du trémoussement initial et final de cet évangéliste du rigodon.
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Or, la neige se reprit à tomber. IL n'y avait rien à espérer de la nature. J'avais la mort dans l'âme, en songeant à l'infinité de maux que les romans ajoutent à la création, et m'étant imaginé que vous en saviez beaucoup plus encore que vous n'en révélez dans Crime d'amour, je résolus de vous rendre visite, pour m'enquérir, Je sautai donc dans un fiacre de misère. Mon cocher était à Hegel; son cheval était à Kant. L'un fouaillait l'autre rudement. Je ruminais dans la boîte la question que je voulais vous poser, et qui est celle-ci « Si la vie est un mal, tout ce qui la propage est un maléfice. Le propagateur le plus ardent de la vie, c'est l'amour. Donc l'amour est mauvais. Alors pourquoi n'écrivezvous pas des romans sur la métallurgie comparée ? M. de Hartmann dit qu'il n'y a que les métaux qui soient heureux dans la nature. L'école du roman gai est là peut-être. Les métaux n'aiment pas, ils n'ont pas de cruelles énigmes à résoudre. Vous trouveriez la paix dans la métallurgie. »
Vous me reçutes en franc optimiste, et devant un bon feu, digne du docteur Pangloss, et j'admirai d'abord la confortabilité de votre charmant intérieur de gentleman analyste. C'est ici que règne le méthodique et le douillet. Si les femmes
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que vous emplissez d'aise, en les pinçant dans l'ombre, pénétraient dans votre « home, » aux jours tamisés, aux parquets ouatés, aux tapisseries discrètes, elles se croiraient chez quelque abbé de lettres du siècle dernier, un Voisenon ou un Lattaignant. Tout y est préparé pour amasser le silence. Souffrir de l'éternel féminin dans un pareil cadre, c'est déjà mourir sur un lit de roses, c'est se noyer dans le Malvoisie. Il faut être rebelle aux appels de la béatitude pour résister à l'invite moelleuse des chaises longues comme à l'attirance (dit-on attirance ?) des tables chargées d'objets menus, polis et colorés. Ne seriez-vous, ô Paul Bourget, qu'un Hamlet dilettante ?
Mesdames, j'ai vu le bureau mystérieux dans lequel a été écrit Crime d'amour. J'ai vu la table. J'ai vu les plumes. C'est un endroit à faire de l'eau forte. La clarté des soleils y pénètre par une petite baie en demi-cintre, basse, et rasant la tablette. Il y a un canapé à peau rude pour les crises d'analyse et le recueillement. Mais des cheveux que le poète s'arrache pour pénétrer vos secrets, pas un poil ne reste sur les housses. Il fume aussi des cigarettes. Point d'instrument d'anatomie.
Il est encore symptômatique qu'aucune bête
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domestique n'anime ce petit presbytère d'amour. Rien n'y jappe, rien n'y ronronne. Mesdames, vous hantez seules et seules vous peuplez la thébaïde capitonnée de l'ascète balzacien. Vos souffles agitent les portières. Vos plaintes parlent dans les craquements nocturnes des bibliothèques. Vous vibrez, vous pleurez, pâles adultères, chercheuses d'au delà, vertueuses névrosées, ô mondaines, et vous clamez vos tortures de chattes dans le silence de cet atelier de spirite. Les froufrous de vos robes emplissent le petit escalier tournant, et, sur les rampes de velours, vos torses se renversent et vos toisons d'or s'échevèlent. Car il est écrit que toujours vous irez à confesse. Celui qui vous pardonne vos péchés afin de les connaître est le malin d'entre les malins, il a des ouailles.
Celles de Paul Bourget ne se comptent déjà plus, et c'est le résultat le plus certain du pessimisme, une religion vieille comme le monde et toujours pratique. Je ne donnerais pas vingt sous d'un roman gai, car il ne serait lu que par des hommes, et les hommes ne lisent pas de romans. Ils feront bien toutefois de lire Crime d'amour, car ils y verront où nous en sommes de la sainte institution du mariage. C'est tout à fait documentaire. Il y a là un mari qui fait rêver,
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un optimiste bien entendu. Tout se passe pardessus sa tête, soit à cinq cents mètres au-dessus du niveau conjugal. Je ne parle pas de l'enfant, considéré généralement par les romanciers et les dramaturges comme un accident physiologique dont l'analyste sérieux ne tient pas compte. L'enfant serait l'écueil du pessimisme. On l'abstrait. Dieu vous bénisse
Quant au talent déployé dans cette étude, c'est à mon camarade Philippe Gille qu'il appartient de vous en entretenir, mais je serais bien étonné qu'il y résistât. « Allons-nous voir disséquer?» disaient les marquises, nos mères. Leurs filles n'ont plus à se déranger, Paul Bourget leur envoie les planches, et coloriées encore!
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VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
LE FUéMISiME
E vous le dis en vérité, encore un livre 1^*J tel que cette Ève Future de M. Villiers j££2s\ de risle-Adam, et le néologisme savoyard « Fumisme » devient indispensable à la Langue Française. Il va se loger de lui-même au dictionnaire entre ce Fumigation n et « Fumivore, « ses cousins lexicologiques. Car il faut un mot pour définir cette nouvelle formule de la décadence.
Le « Fumisme, » ô mânes de Littré, serait
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quelque chose comme de 1 ironie enragée, atteinte de délire tremblant et mordant tout. Lorsque les critiques sérieux, gendarmes qui arrivent toujours trop tard, s'aviseront de découvrir sa présence sur le territoire de l'esprit français, ils lui trouveront des origines anglaises, bien entendu d'après son passeport. Et ils le signaleront au gouvernement sous le nom de M. Humour, fils d'un nommé Swift, dont il est question dans les livres de Taine. Mais déjà il sera trop tard, et sous un autre nom, de caractère savoyard, il se sera fait naturaliser. Gare alors à ses petits s'il nous en donne! Il faudra leur mettre des muselières, et à cadenas encore
Quel livre, bonté divine! que cette Ève future! L'lliade et l'Odyssée du Fumisme tout ensemble.
Qu'un homme-et remarquez qu'il est doué d'un talent de styliste sans pair! ait conçu froidement l'idée et le plan de cette satire épouvantable et cocasse du progrès; qu'il l'ait exécutée en près de 400 pages sans pitié pour les imbéciles, les naïfs, les gobeurs, les prudhommes et les politiciens convaincus s'il en reste (et il en reste), c'est déjà plus fort que de jouer au bouchon Mais qu'il ait osé publier cette farce éperdue, macabre, inquiétante, en des jours où
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toute l'humanité s'agenouille devant les découvertes de la science et cherche son avenir dans les bouillonnements d'une cornue, voilà qui est d'un brave. Et si l'on ne savait que l'auteur a dans les veines du sang de conquérant du SaintSépulcre, on le devinerait à sa témérité. Mais, en attendant mieux, le voilà passé roi des Fumistes.
Voici. Etant acquis que le vieux jeu des Religions, des Philosophies spiritualistes, de l'Idéal et du Rêve a fait son temps, et que la clef de l'antique Paradis est sur la porte fermée, pour cause de raca universel, le problème est de prédire d'avance le Paradis nouveau promis par la science aux générations progressistes, de les décrire, lui et son arbre à serpents, et d'en formuler l'Eve. Car ce paradis aura bien son Eve, je suppose, et il faut une compagne à l'Adam de la création réformée.
L'Eve du vieux jeu avait été composée d'une côtelette vivante du premier et du plus malheureux des hommes. Dieu, disent les rabbins sérieux, profita du sommeil d'Adam pour risquer cette création de la femme, et d'autres rabbins, d'une érudition plus joviale, ajoutent qu'il en eut immédiatement du remords et que, s'adressant au dormeur « Repose bien, mon pauvre ami,
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fit-il avec pitié, c'est peut-être la dernière fois qu'il t'arrive d'être tranquille! »
M. Villiers de l'Isle-Adam a senti que cette Eve-là était devenue trop idéale pour les neveux scientifiques dont nous sommes encore les vieilles ganaches d'oncles. Elle sentait le rococo, comme son paradis. L'amour qu'elle inspirait jadis à l'homme n'était plus assez mathématique, assez américain, assez « avenireux, » si j'ose risquer un tel vocable. Il a deviné qu'elle serait remplacée par une autre Eve, la bonne, la pratique et la scientifique, l'Eve-équation. C'est pour celle-là, s'est-il dit, qu'on s'en fera mourir, lorsque la quadrature du cercle sera trouvée, c'est-à-dire aprèsdemain au plus tard, ou fin courant, si cela traîne.
Et alors, il a composé, lui aussi, son Eve des jours bénis, l'Ève du progrès, ÏEve future. Je vous réponds que c'est d'une puissance de raillerie formidable, et que l'auteur de Gulliver luimême rendrait les armes à ce fumisme.
Mais je ne vous priverai pas du plaisir de jouir vous-mêmes, en sa fraîcheur, de l'affabulation de ce roman prodigieux, dont le charentonisme voulu atteint à la hauteur d'une danse de SaintGuy héroïque. Qu'il vous suffise de savoir que l'Eve future est mise au compte de M. Edison,
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l'illustre électricien contemporain que vous savez. C'est M. Edison, promu de son vivant à la dignité de magicien tout puissant, qui fait sortir du néant la Femme du vingtième siècle, et suivants, je l'espère.
Il la « cliche » d'après la Vénus Victrix du Louvre, autrement dite la Vénus de Milo. Avec une furie ironique sans précédents et auprès de laquelle le ricanement de Voltaire paraît un sourire ingénu d'enfant, M. Villiers de l'Isle-Adam nous initie au travail mystérieux de son Edison démoniaque, qui, sachant tout et devinant le reste, électrise, aimante, magnétise, photographie, téléphonise, microphonise, photochromise, photosculpte et photorigole à tour de bras, crée de la chair vivante avec du graphite et du nitre, invente des poumons en or vierge, reproduit des regards au moyen de reflets d'étoiles conservés, fait palpiter le sein par des courants de la pile voltaïque savamment gradués, et obtient des déclarations d'amour d'après les Maîtres, sans douleur, qui sont la gloire des phonographes.
L'effroyable mandragore obtenue de la sorte, et grâce à la mise en œuvre de toutes les découvertes rigoureusement scientifiques qui seront le bonheur de nos enfants, s'appelle une andréide3
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du mot grec andros, qui veut dire homme, et son nom est Hadaly, anagramme approximatif de Idéal. Elle est charmante, elle est charmante, elle est charmante Elle réalise à miracle le rêve d'un jeune lord anglais, type exquis du Progressiste, qui désire pour maîtresse une Vénus sans âme. Il l'a, oh il l'a Edison lui a promis de lui donner « celle, » comme dit Boireau, « avec qui on ne peut pas causer après. » Et allez-y, des phosphates, fortement reliés par des fils montés sur isolateurs et animés par la galvanoplastie C'est la vie même. Un petit chien s'y tromperait.
A plus forte raison le jeune lord, qui s'affole de Y Eve furure, et qui. etc., etc etc. Vide pedes, vide manus.
Cependant quelque progressiste, scientifique et o avenireux que se montre le jeune lord, il y a un moment où il se gratte confusément la tête. Je ne me rappelle plus très bien de quoi il doute, d'un détail sans portée peut-être. Il faut voir comme Edison lui rabat le caquet. Je demande la permission de citer ce passage qui est la somme du livre réellement extraordinaire dont j'ai le plaisir de vous entretenir.
« Ce sont là, s'écrie le sévère électricien, des « paroles que vous avez perdu le droit de profé-
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« rer! Car, pour la fumée qui sort d'une « chaudière, vous avez renié toutes les croyances « que tant de milliers de héros, de penseurs et « de martyrs vous avaient léguées depuis plus de « six mille années, vous qui ne datez que d'un « sempiternel demain dont le soleil pourrait fort « bien ne se lever jamais A quoi donc avez« vous préféré, depuis hier à peine, les préten« dus principes immuables de vos devanciers sur « la planète, rois, dieux, famille, patrie ? A ce « peu de fumée qui les emporte, en sifflant, et « les dissipe, au gré du vent, sur tous les sillons « de la terre, entre toutes les vagues de la mer. « En vingt-cinq années, cinq cent mille haleines « de locomotives ont suffi pour plonger vos « âmes éclairées dans le doute le plus profond « de tout ce qui fut la foi de plus de six mille ans « d'humanité. »
Attrape, siècle de la vapeur! Prêter une pareille imprécation à M. Edison lui-même, c'est peut-être un peu hyperbolique, même dans le fumisme. Mais qu'importe Le livre est là. A des peuples pour qui l'idée de Dieu n'est plus qu'une hypothèse écartée par l'astrologie et dédaignée par la métaphysique, – aux yeux desquels la patrie est une convention provisoire et sans raison naturelle, qui tiennent l'amour pour une sorte
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de gourme contagieuse relevant de la physiologie, il est devenu nécessaire de forger un idéal nouveau sur l'enclume du rationalisme.
La voilà la Béatrice des Dantes de l'algèbre; et toi, Elvire des Lamartines de la mécanique, donne-toi donc la peine de t'assoir, car si ce n'est pas cette andréide que rêvent les positifs, ivres de réel et fous de tangible, qu'est-ce que rêvent ces horlogers? Elle est à ressorts, la sublime Hadaly. On la démonte à volonté, et quand on veut aimer, on n'a qu'à pousser un petit bouton, finfini s'ouvre.
M. Villiers de l'isle-Adam n'a pas osé nous montrer les enfants qui doivent naître de l'andréide. Pourquoi? Moi je m'en lamente, car cette fantaisie sarcastique me transporte, et je l'aurais voulue complète. A la prochaine édition, s'il désire me faire bien plaisir, il ajoutera un chapitre définitif où l'on verra Edison appliquer la propulsion des forces motrices et la direction des aérostats à la maternité de l'avenir. Oh les petits de l'andréide et du lord anglais les jolis petits obtenus sans sage-femme, sans grossesse et même sans caresse Nous sommes nés trop tôt dans un siècle trop jeune, nous ne le verrons pas.
Eh bien ce livre fou, outre qu'il embêtera
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ferme les naturalistes, car il leur fourre le nez dans leur affaire, est l'œuvre d'un sage. Le grand bon sens des Maîtres nationaux y chante, en une langue superbe et digne d'eux, l'hymne de vérité, aux strophes amères, dont les poètes ont seuls le secret. Il est dans la tradition ironique du génie français. Rabelais en signerait la filiation, car, lui aussi, il fut un Fumiste, ce pantagruélique docteur ès sottise humaine, ce railleur colossal, le père de c; l'engueulement Comme de son temps, l'ironie douce et tempérée ne mord plus sur une société dévirilisée par la ruine de ses croyances; il yfaut la pierre infernale du Fumisme. L'Eve future s'applique comme un moxa, vésicatoire chinois, sur la partie malade du corps social.
Et maintenant à fumiste, fumiste et demi. M. Villiers de l'Isle-Adam ne doit pas nous rendre injustes pour le pauvre Hamburger, lequel cultiva lui aussi le sarcasme hydrophobique. C'est cet acteur immortel qui, dans une pièce on il devait séduire une Américaine, dont il ignorait la langue, prenait tout à coup son chapeau, s'avançait vers cette hadaly et d'une voix ineffable
Fille du Nouveau-Monde, je t'ai dit mon amour. Tu n'y as rien compris et tu as cru que je
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voulais emprunter de l'argent à ton père. De pareilles confusions ne cesseront qu'avec la République universelle. Il est donc inutile de prolonger notre entretien. Mais je suis Français, c'est-à-dire citoyen d'un peuple où la politesse est dans le sang. J'achève donc sur un mot tout à fait américain Et saluant jusqu'à terre « Fenimore Cooper !» Et il sortait.
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EDOUARD DRUMONT
Lz4 ScAlNlT-<B&l%THÉLEmr JUIVE
cjphM^c h ce sera franchement gai et nous aurons là, entre chrétiens, un bon
moment! Voici, du reste, com-
ment les choses se passeront.
Paris sera d'abord paisible. Rien n'annoncera, ni à la Bourse ni ailleurs, cette nouvelle SaintBarthélemy, bien plus drôle que la première. Tout fonctionnera ainsi que d'habitude. Les journaux auront paru. L'assassinat quotidien aura eu lieu. Les omnibus délivreront des correspon-
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dances pour l'Odéon, où sévit Porel. Les allumettes suédoises résisteront toujours au frotrement. Enfin, tout sera normal et régulier. On aura même repris le êMaître de Forges! Rien sur la terre ni sur les eaux n'annoncera le joyeux chambardement. Il aura un peu plu le matin, mais voilà tout. D'où quelques chevaux abattus et quelques chevaliers écrasés. En province, une dizaine de grèves, pas davantage. A Paris, deux mendiants de plus seulement par porte-cochère. Enfin le courant des affaires. Edouard Drumont lui-même, rencontré place Saint-Sulpice par M. de Blowitz, et par lui suivi jusqu'à celle des Pyramides, aura paru impénétrable à ce connaisseur d'hommes. A peine aurat-il remarqué qu'en passant devant la Jeanne d'Arc de Frémiet, l'auteur de la France Juive a soupiré.
Mais de ce que Drumont aura soupiré devant cette charmante statue de la Pucelle, aura-t-il été raisonnable d'en conclure au massacre des enfants d'[sraèl? Non, cela n'aura pas été raisonnable. Cependant, M. de Blowitz aura envoyé au Times un télégramme vague de pressentiment, et, par un arrêt du dieu des Croisades, le télégramme n'aura pas été inséré. Unique prodrome de l'orgie.
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Tout à coup, à la nuit tombante, la cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, prêtée pour la circonstance par la Comédie-Française, qui la possède, tintera sur la Ville-Lumière. Mais pour tromper les beni-tsraël, malins comme des singes, elle carillonnera la Valse des T~~M. C'est alors que, nous autres les vrais croyants, nous sortirons avec nos hallebardes, car l'heure de Drumont aura sonné.
L'heure de Drumont, c'est-à-dire l'heure de l'extermination fraternelle des juifs. On appelle juif une espèce de citoyen fiançais, moins citoyen, moins Français que les autres, parce que, s'il paie à la patrie tous ses impôts et même l'impôt du sang, il les paie au nom d'un dieu qui est le père du nôtre. D'ou il résulte que le nôtre est le fils du sien. Quant au Saint-Esprit, on n'en entend plus parler il a quitté la France. Donc, nous sortirons avec nos hallebardes. Drumont, en souvenir d'une collaboration lointaine au MM public, journal où il n'y avait pas de juifs, même parmi les abonnés, a bien voulu m'admettre dans la légion des sceptiques. C'est d'ailleurs le gros de sa troupe, si ce n'en est pas l'élite. Tous chrétiens, certes, mais pas très pratiquants Aussi n'a-t-il pas consenti à nous charger du bon quartier des banques. Et il a eu.
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raison. Nous aurions pactisé peut-être pour des sommes relativement minimes, et la Saint-Barthélémy juive était ratée dans les meilleurs arrondissements.
Caliban, m'a-t-il dit, tu épargnerais Rothschild ?
Et comme je brandissais ma hallebarde vengeresse, le terrible Edouard reprit
Oui, pour un million, tu lui laisserais la vie?.
Ah! il me connaît bien, ce Drumont! Et pourtant, je suis aussi bon chrétien que lui. Expliquez cela! Enfin, nous devons opérer dans les quartiers pauvres seulement. Nous nous rattraperons sur la quantité. J'ai demandé le dix-septième, parce que tous mes fournisseurs y habitent. S'ils ne sont pas juifs, ils méritent de l'être. Je compte abuser de la métonymie qui consiste à croire que tous les créanciers sont des beniIsraël. Quelle hécatombe amusante tout de même
Naturellement, ça commencera par le meurtre du Coligny juif.
Mais qui est le Coligny juif? On ne le saura qu'après, comme toujours. Drumont sourit horriblement quand nous lui posons la question,
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car lui, il sait tout, et il a les preuves. Quoi qu'il en soit, retenez bien ceci:-Si M. Arthur Meycr, lardé à domicile par trois bons chrétiens masqués, est, d'une fenêtre du Gaulois, précipité sur le pavé en bois, et si l'un des conjurés pousse du pied son cadavre en disant « Eh! va donc, Coligny! e – c'est M. Arthur Meyer qui sera le Coligny.
Sinon ce sera un autre.
Mais soyez convaincus qu'il y a toujours un Coligny dans une Saint-Barthélémy sérieuse. La nôtre ne restera pas privée de cet élément de succès.
Le Coligny dépêché, nous nous ruerons. Au glas valseur de la cloche, nous égorgerons, nous éventrerons, nous assommerons, nous hallebarderons, et la Ville-Lumière, dépeuplée d'un quart de sa population, empilera les cadavres des beni-israël. La Seine les charriera. Les rues rouleront le sang, comme les rigoles d'une teinturerie roulent lécarlate. 11 n'y manquera que de la musique de Meyerbeer, à moins que l'Opéra, prévenu à temps, ne donne ce soir-là les Ht/gm'/)OM, et ce serait finement allusoire.
Quant aux synagogues, 6 mes amis, c'est là qu'on pourra s'approvisionner de chandeliers à sept branches pour les bouts de tables 1
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Il est évident, quoique Drumont ait oublié de nous le dire, que nous n'épargnerons ni les femmes, ni les enfants des beni-tsrael. Si on épargnait les femmes, elles se remarieraient avec des gentilshommes chrétiens et même ruinés, et on ne pourrait plus s'y reconnaître dans vingtcinq ans. Si on épargnait les enfants, tout serait à recommencer à la même époque, et les juifs repulluleraient.
L'extermination sera donc totale et absolue, ainsi que Drumont l'exige pour le salut de la France. Du reste, il surveillera lui-même la tuerie, à cheval derrière Jeanne d'Arc, sur le bronze de Frémiet.
C'est là qu'on lui amènera les hauts barons de la finance, liés les uns aux autres, et déjà résignés à leur sort séculaire. Et tandis qu'on prépare l'autodafé de ces cohènes, d'un balcon spécial du Louvre, le président Grévy tirera des coups d'arquebuse sur le pont des Saints-Pères, et ce Médicis de Wilson lui tiendra sa poire à poudre. Le lendemain matin, la France sera sauvée. Plus un juif sur le territoire de la fille aînée de l'Eglise. Une bonne odeur de grillade, mêlée aux chauds aromes du sang caillé, emplira Paris et montera, suave, aux narines du vrai Dieu, le fils du faux. Les T~'D~um s'élanceront des nèches
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sonores des cathédrales, et nous aurons tous, pour le repas du soir, un beau chandelier à sept branches encre notre fromage et notre poire de bon chrétien.
Sauvée, la France
En sera-t-elle plus heureuse, mon cher Drumont ? Car tout est là. Pensez-vous que nous y perdrons un usurier, un agioteur, un banquiste ou un déprédateur de la fortune publique? Estimez-vous que la Bourse fermera ? Que les Sociétés financières disparaîtront, et que l'effroyable faix de nos impôts nous sera allégé? En aurons-nous d'autres députés? Un Parlement plus désintéressé? Une littérature moins plate et du pain à meilleur marché ?
L'exaction en ce pays, c'est la maison du bernard l'ermite. Vous connaissez cette petite bête, moitié mollusque et moitié crustacé, qui n'a pour défendre un corps rudimentaire qu'une pince d'écrevisse? Avec cette pince, il déloge tous les habitants des coquillages et il s'installe à leur place. Il en est aussitôt délogé lui-même, et cela dure autant que le coquillage. Que le bernard soit juif ou chrétien, c'est toujours à peu près la même chose, et il y a beau temps que le propriétaire de la coquille est mort.
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Soyez paisible, Edouard Drumont, et trempezvous de philosophie; le lendemain de votre SaintBarthélemy juive, toutes les fonctions occupées la veille pas des beni-israël seraient occupées par des giaours. Ce n'est pas la circoncision qui fait les caractères. Il y a plus de juifs que d'Israélites en ce monde, et en revanche il y a beaucoup moins de chrétiens que de baptisés, mais il n'y a entre eux qu'une question de chandelier à sept branches, parce que ce chandelier est en or. L'idéal d'une société chrétienne tel que vous l'entendez, avec tant de générosité d'ailleurs, serait réalisable non seulement chez des juifs, mais chez des Turcs, s'il était autre chose qu'un idéal. Le peuple qui s'en est le plus rapproché est précisément le petit peuple de Salomon, et bien longtemps avant le Calvaire. Depuis qu'il a été dispersé et qu'il s'est répandu chez les autres, il n'a jamais entravé la civilisation d'aucun d'eux. Et bien au contraire. En ce moment même, il s'est si docilement assimilé nos mœurs et nos progrès qu'il est impossible de le distinguer des aborigènes. Il aime ce que nous aimons. Il fait ce que nous faisons. Il admire ce que nous admirons. Jetez un louis d'or entre un juif et un chrétien modernes, tous les deux se précipiteront en même temps pour le saisir. Si le juif l'agrippe
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le premier, c'est toute la différence, et vous ne le massacrez que pour cela.
Enfin, l'extermination faite selon vos vœux, et bien faite, il nous reviendrait d'autres juifs des cinq parties du monde, plus nombreux, plus actifs, plus volontaires que jamais. Et alors quoi Après la seconde Saint-Barthélemy, il nous faudrait une seconde Révocation de l'Edit de Nantes?.
Oh! non, dites, Drumont? Ça nous ramènerait une seconde Révolution française!
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COQJJELIN CADET
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ous les aimons tellement que nous en avons une pépinière nationale afin C~~y~ d'être sûrs de ne pas en manquer! Qu'est-ce que nous deviendrions, en effet, si un beau jour (beau jour est mis là par antiphrase) la France se trouvait à court de comédiens ? Ecartons cette vision sombre D'ailleurs, il y a la pépinière, c'est-à-dire le bien aimé Conservatoire.
Tous les ans à la même époque, soit lorsque
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juillet mûrit les blés, une vingtaine de jeunes « conservés » de tous les sexes entrent dans la circulation théâtraJe et s'y épandent. Paris se les assimile. C'est ainsi qu'aux jours écoulés le célèbre Minotaure recevait d'Athènes un tribut annuel de quelques beaux gars et de jeunes filles, qu'il dévorait sans sel ni moutarde. Seulement, lui, il les voulait vierges. Paris est moins exigeant il les avale tels que M. Ambroise Thomas les lui livre, et Ambroise Thomas les lui livre tels qu'il les a reçus, l'excellent homme! Je ne sais pas au juste à qui la France est redevable de l'institution du Conservatoire. Je l'ai su, mais je l'ai oublié. Quant à le rechercher dans les livres, il fait trop chaud ce matin! Je crois me rappeler toutefois que c'est une création de la Révolution retouchée par le premier Empire. La « Conserve » n'a pas cent ans. Elle a précédé la naissance de Liebig de quelques années à peine, et ce grand chimiste a pu la voir fonctionner et produire ses fruits bocaleux tandis qu'il cherchait lui-même à remplacer le lait de femme par des phosphates, le pot au feu par le cirage et le pain par les croûtes de fromage trempées dans le vinaigre.
Pendant l'ère moisie des Monarchies, nous ne devions en effet nos comédiens qu'à la nature.
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Elle seule en faisait, et si elle en faisait peu, elle les faisait bons. La société l'y aidait mal et le gouvernement pas du tout. Mais comme ils étaient frais, je veux dire comme ils ne sentaient pas la « conserve! )) Un couple par siècle, et c'était tout. C'était assez. Baron et la Champmeslé, Lekain et la Clairon, Talma et mademoiselle Georges. Ainsi que des melons qui pousseraient sur un mur, ceux-ci venaient dans la bourgeoisie plate, ceux-là dans la petite rocaille de noblesse; le peuple quelquefois fournissait son concombre phénoménal. La vocation en effet est dans cet art un prodige de nature et plus rare que dans tous les autres. Talma, notre Talma, si j'ose m'exprimer ainsi, surgit, sans être annoncé ni prévu, dans un atelier de dentiste, aux cris de douleur tragiques de l'odontalgie.
Enfin, avant la Pépinière, les pépins pépinaient de-ci de-là, semés par le vent même, et ils fleurissaient à l'état libre et sauvage. Mais aussi quel arome et queUe saveur! Aujourd'hui os les obtient sous cloche dans la Pépinière nationale. Ils bourgeonnent en serre par tous les temps, étiquetés, arrosés et fumés par des pépiniéristes en chambre, à la température de vingttrois degrés, qui est celle des bains de santé. Nous en obtenons encore par repiquage, que
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dis-je par greffe, et récemment on a essayé d'en produire par mode de décoration de la Légion d'honneur. Ça a très bien pris.
Aussi cette culture, monopolisée par un gouvernement fort, est-elle l'admiration des peuples étrangers. L'une des visites que les grands de la terre font d'abord aux curiosités de Paris est pour la Pépinière. Ils y voient de petits Talma de toutes provenances, les uns fournis par l'épicerie à la nature et les autres confiés à l'éducation par la conciergerie. Il en grouille. Il en foisonne. De magnifiques pignons de tulipe orageuse attendent là le sourire d'un dieu pour éclore aux feux du lustre. Des cornichons monstrueux et peints en vert, obtenus par des gradations de baromètre, et quelquefois par l'électricité, s'offrent au goût éclairé des directions parisiennes. Des cantalous dramatiques et des culs-de-singe tragiques, nés de pépins illusoires, de pépins de choux de Bruxelles, et même de pépins de parapluies, enrichissent l'mépuisable Pépinière. Je ne sais pas de quoi les Pépiniéristes fabuleux que nous avons ne tirent pas du grand comédien, article français. MM. Got, Delaunay et Maubant en font avec de la pâte à beignets On m'a conté que Got, passant un jour devant un pharmacien, tomba en arrêt devant un de ces bocaux
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ou nagent les promesses d'hommes non tenues. Il venait d'en voir une dont les dispositions pour le théâtre lui parurent extraordinaires. 11 voulait l'acheter pour le compte du gouvernement et en tirer son premier prix de tragédie de l'année, classe des femmes. Heureusement que le pharmacien y tenait.
Comme tout le monde, au temps où je croyais que le théâtre était un art et que les choses sont sérieuses, j'ai assisté à un concours du Conservatoire. Je vous parle d'il y a longtemps, vingtans, je crois. J'avais à la Pépinière un ami en qui je voyais l'avenir d'un Préville et qui travaillait dans la classe de Regnier. Comme il a fait honneur aux espérances de tous ceux qui l'aimaient, je n'hésite pas à le nommer c'était Coquelin cadet. A cette époque, Cadet arrivait d'Angleterre, où il s'était enfui par chagrin de sa vocation contrariée. Avec cette logique burlesque qui est sa dominante et qui l'égaré, au clair de lune, dans les marais du monologue, il avait d'abord déduit de son impossibilité d'être acteur qu'il serait un professeur de dessin excellent. Et il était allé propager la hachure et les deux crayons chez de trop crédules insulaires. Un jour, une mère de famille ayant insisté pour que le profes-
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seur dessinât lui-même une oreille antique, qui ne lui semblait pas correcte, sur le papier de son élève, Cadet, pincé en flagrant délit d'inaptitude aux arts graphiques, avait dû quitter l'Angleterre. Poursuivi par les imprécations d'un peuple justement irrité, il avait sauté sur le premier paquebot en partance et il était débarqué chez son frère, fort éperdu.
C'était là que je l'avais connu. Il était long comme un jour sans pain, et d'une maigreur macabre et noire qui le faisait ressembler à un jeune croque-mort en belle humeur. Mais déjà, dans le geste, la voix, le masque et l'esprit, il avait cette virtuosité simiesque qui décèle son comédien de race. Certainement, abandonné à lui-même et façonné par la vie, il serait devenu un grand bouffon populaire, de la lignée des Scaramouche, et il nous aurait dotés de cette littérature facétieuse qu'il tente instinctivement de créer par ses impuissants soliloques.
Mais son frère était sorti de la Pépinière. 11 fallut qu'il y entrât. Regnier le prit, et il le déforma. Tous les dons qu'il avait, ces beaux dons funambulesques, d'une intempérance italienne, cette verve, cette folie, tout ce que la nature enfin lui avait donné et tout ce que l'Angleterre et le supplice de la hachure avaient exaspéré
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jusqu'au génie, le Pépiniériste lui rabattit tout, comme on rabat les pattes d'un poulet avant de le mettre à la broche. Il fallait en effet en obtenir un sociétaire de la Comédie-Française, car tel est le but unique de la Pépinière.
J'assistai donc à ce concours de massacre, et de ma vie je ne demeurai plus stupéfait. Cadet avait choisi pour morceau d'examen une pièce inututée l'c~g/fn-f ou le fou raisonnable. Ah! que le choix était mélancoliquement juste! C'était bien cela, en effet, et l'on ne pouvait définir mieux la situation. Tout à fait raisonnable, le pauvre fou d'Anglais, si raisonnable qu'il en décrocha, avec notre mâchoire, le prix de pépiniérisme. En un an, il était devenu aussi « conservé » que les autres.
Ce qu'il lui a fallu de temps après cela, et de travail, et de luttes pour se reconquérir et pour rendre à la nature ce qu'elle lui avait octroyé, ceux qui l'ont suivi peuvent le dire. Mais ce rude sociétariat à perpétuité laisse aux plus forts talents sa cicatrice, et lorsque le temps est à la pluie, au Théâtre-Français, soit les jours de répertoire, le joyeux Cadet sent sa blessure. Allez, allez, tous les gouvernements peuvent s'y mettre avec tous les corps de métiers, et tirer
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des acteurs et des peintres du fond de leurs bottes démocratiques, ils n'obtiendront jamais que des sociétaires et des médailles. Le vrai comédien naît là ou la nature, dans un caprice cocasse, le fait naître. Puis, comme tous les autres artistes de tous les autres arts, il se développe au contact des moeurs, par des études propres entées sur des observations personnelles, en vivant. La tradition est une force applicable aux sciences uniquement, et que, par une pétition de principe absurde, on s'acharne à appliquer aux arts, lesquels n'en ont que faire. Apprenons des autres ce que l'on apprend des autres, mais n'apprenons que de nous-mêmes ce qui est en nous seuls. Avec votre Pépinière qui fournit à la consommation effroyable en abaissant le goût d'un peuple encabotiné jusqu'aux moelles, vous en êtes arrivés à prendre des vers luisants pour des étoiles, et jamais de plus mauvaises comédies n'ont été jouées en France par de plus pitoyables interprètes. C'est ce que les directeurs vous donnent à entendre quand ils vous disent n 11 n'y a plus de comédiens, quoiqu'ils en aient cent mille dans leur escalier, tous pépins de la Pépinière.
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L'ABBE LISZT
~IT.~L paraît qu'il n'en joue plus. Ah! je ~>jj ~<~ tecrois!
~~6-) D'abord on ne peut pas toujours en jouer, et puis si, lui, il en jouait encore, qu'est-ce que le pape lui aurait pardonné? Vous savez qu'tl s'est fait prêtre par remords d'avoir abusé de cet instrument-là. La conversion est historique. Or, quand on reçoit les Ordres, on
LA A
CO~(T~?~/C'~ DE Z.BB~ LISZT
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jure de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres,–c'est-à-dire au piano.
S'il en jouait, il serait un renégat, voilà tout. Remarquez qu'il en brûle d'envie, peut-être. Ses grands doigts de faucheux le démangent, et il ne sait ou les fourrer. Mais l'apostasie est là. Elle est là, l'apostasie, dans le métronome qui fait flic-flac. Voilà ce que j'appelle une situation. Malheureux abbé Liszt! jamais plus vous n'aplatirez le bémol noir, le bécarre blanc et les pédales irascibles, oh jamais plus n never /noy~/ B comme dit le corbeau d'Edgar Poë. C'est fini, mon père, de fatiguer le palissandre. Adieu les écroulements de gammes et la fonte des dièzes! Tout cela doit aboutir à la pénitence. Le Père Eternel n'aime pas ce péché-là. Il est dur pour les pianistes. n les condamne à en toucher pendant toute l'éternité. Dans l'Enfer du Dame, il y a un piano blanc, c'est-à-dire un piano ne rendant pas de bruit, où Lucifer les accroche, tout hérissés!
Je regrette de le dire, mais c'est bien fait. Oui, mon père, car le piano n est pas dans la nature. Et même dans la Société, moins il y a de pianos, plus on rit. Si le piano avait dû être dans la nature, il est clair que le Créateur aurait pris dix bonnes minutes des sept jours pour en
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fabriquer le modèle. Puisqu'il ne l'a pas fait, c'est qu'il n'y tenait pas. Or, comme toute chose existante, ou à exister, était prévue par lui et contenue en lui, selon le dogme, j'incline à penser que le piano lui a fait peur. Il a reculé devant la responsabilité de le créer. Et cependant le piano existe!
Il faut donc en arriver par syllogisme à déclarer que le piano est une sous-conception de qui? mais de l'Ange déchu, parbleu! Une farce perverse de Satan, une oeuvre du mal. Le piano est l'ennemi de l'homme, et c'est ce que l'abbé Liszt a fini par comprendre, un peu tard peut-être. Aussi n'ira-t-il qu'au Purgatoire, parce qu'au Purgatoire il n'y a pas de piano blanc. Seulement, il y a des orgues sans tuyaux, sans soumets, dont on tire vainement les boutons pendant quelques bons petits siècles! Je vous conseille, mon père, d'accumuler les indulgences. On raconte'diversement la conversion de l'abbé Liszt et comment il s'aperçut que le piano est l'ennemi de l'homme. Voici la vérité, la vraie. Une fois, il livrait un concert dans une ville ou il y avait beaucoup de chiens. Comme, en ce temps-là, il était fort distrait, il lut mal sur l'affiche la date du concert et vint la veille. Fait extraordinaire, il n'y avait encore personne dans
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la salle, quoique te concert fût pour le lendemain Liszt s'assit tout de même au piano, et il joua pour lui-même. On sait par les ~WM ~'M Voyageur de Gcorge Sand que, lorsque Liszt jouait pour lui-même, c'était quelque chose de prodigieux. Aussi les chiens entrèrent-ils au bruit, roquets, barbets, épagneuls, caniches, tous les chiens. Ils se mirent à hurler à la mort, et le pianiste faillit être dévoré.
Alors Liszt fit ce raisonnement Puisque le chien est l'ami de l'homme, s'il abomine le piano, c'est que son instinct lui dit K Le piano est son ennemi! H Ce ne fut pas encore le chemin de Damas, mais ce fut l'un des sentiers qui y mènent.
Une autre fois, un sculpteur voulut lui faire sa statue. 11 l'avait représenté au piano. Naturellement, c'était un piano à queue. L'artiste l'avait modelé d'après nature, sur un chef-d'œuvre prêté par madame Erard. Liszt arrive dans l'atelier aperçoit le groupe fraîchement massé par le statuaire, et il devient livide!
Quelle idée sinistre avez-vous eue là, demande-t-il, la voix altérée. Vous me tanes jouer du cercueil à musique.
Comment du cercueil à musique? Mais c'est un piano à queue copié d'après nature. Voilà
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ce que cela rend en sculpture. Est-ce que la forme n'est pas exacte?
Horriblement! fit Liszt. Ainsi donc, voici comment j'apparaîtrai à la postérité' Elle me verra suspendu par les ongles à ce coffre funèbre, virtuose échevelé et féroce, occupé de faire revenir un mort et de travailler sa bière à même! C'est quelque chose d'infernal qui donne la chair de poule!
– Je puis remplacer le piano à queue par un piano droit, sourit humblement le sculpteur. Alors, dit Liszt, j'aurai l'air de gratter un fourreau de momie! Et ils me prendront pour un antiquaire dans l'exercice de son sacrilège savant. Et il s'enfuit. Rentré chez lui, il disposa des glaces de façon à se voir sous toutes les faces pendant qu'il pétrissait les osanores éoliennes, et c'est alors que la grâce le toucha. Il comprit que son engin était démoniaque, que rien dans les faunes et les flores du Dieu bon n'en rappelait, même de loin, la forme tragique, que le sculpteur avait raison et que le piano offrait le profil et les épaisseurs de la boîte dénnicive on s'opèrent nos vagues métempsychoses, si cette boîte avait une mâchoire. Et il eut horreur de sa vie. Consterné, l'âme tenaillée par un doute affreux, il lui sembla que sous les quatre-vingt-
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cinq molaires mobiles (dont trente-cinq carriées), qu'il arrachait sans cesse au clavier hurlant, Astaroth lui tirait la langue. Il courut à Rome et se jeta aux pieds du saint Père, en le suppliant de l'exorciser.
La confession dura trois jours et trois nuits. Le possédé n'en finissait pas. Il y avait des crimes que le Pape lui-même ne connaissait pas, dont il n'avait jamais entendu parler, des crimes professionnels, spéciaux aux pianistes, enfin des horreurs en double clef d'ut Cette confession est restée célèbre.
– Saint-Père, s'écriait le misérable, vous ne savez pas tout, vous ne pouvez pas tout savoir! Il y a pianiste et pianiste. Vous croyez que le piano, aussi diabolique qu'il puisse être et qu'il t1 vienne de Pleyel ou d'Erard, ne peut pas rendre plus de bruit qu'il n'en contient? Vous croyez que celui qui lui fait donner toute son horreur est le plus fort, et que le pianisme a des bornes humaines? Hélas! Hélas! Vous vous dites lorsque dans une maison de sept étages les sept locataires donnent congé a la fois au propriétaire timide, qui dira si la cause de leur fuite éperdue s'appelle Saint-Saëns, Pugno ou Chabrier? Ils fuient parce que le piano donne, et donne tout. L'immeuble en est au pianisme aigu et culminant,
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il est inhabitable! Que Votre Sainteté se détrompe. Il y a plus encore!
Et après s'être frappé la poitrine trois fois, il reprenait
Je sais un homme (mais est-ce bien un homme?) qui ne lâche pas le cercueil sonore avant que la rue entière où il sévit ait émigré. Il n'a pourtant que dix doigts aux mains, comme vous et moi, et jamais il n'utilise ceux qu'il a aux pieds. Ce monstre, Saint-Père, il est à vos genoux!
Pie IX frémissait d'épouvante. « Continuez, dit-il, la clémence de Dieu est sans limites. H Alors Liszt s'accusa
D'avoir, par des concerts sabbatiques, rendu folle une moitié de l'Europe civilisée, l'autre moitié revenant à Chopin et à Thalberg, de droit.
(M reste Rubinstein? sourit le Pape.) Liszt fit semblant de ne ras avoir entendu. Il poursuivit Mon père, j'ai propagé le commerce de l'acajou strident, du palissandre vociférateur et de l'ébene ulullante dans les cinq parties du monde acoutisque, de telle sorte que, à l'heure où je parle, on ne trouverait pas un seul ajoupa, une seule cahute de branches, chez les sauvages, sans un piano. Ils commencent même à en fabri-
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quer eux-mêmes, et ils les donnent en dots à leurs filles!
(C'est un peu comme en Europe, souligna Pie IX.)
Avec, fit Liszt, la manière de s'en servir. c?~M culpâ!
Puis il confessa que les singes incapables de dégringoler une gamme étaient rares dans les forêts vierges; que les récits des voyageurs parlaient d'éléphants exécutant avec leurs trompes des variations du Carnaval de Venise, et que c'était lui enfin, Franz Liszt, qui leur avait servi de modèle. Le fléau du pianisme universel s'était abattu d'un pôle à l'autre. e~a cu~a/ c~a culpâ!
Il voulut achever sa confession, pour plus de honte, sur le piano même. Mais Pie IX avait prévu le coup. Il fut impossible d'en trouver un au Vatican. Seul, dans toute la chrétienté, le Pape n'avait pas de harpe en boîte!
Ah! vous êtes bien le Pape! s'écria Liszt en s'agenouillant devant lui.
Et à quelque temps de là il entrait dans les ordres. Ceux qui parlent des choses sans les savoir avaient fait courir le bruit que c'était à la Trappe. Mais à la Trappe, il y en a, et Liszt avait juré au Pape de ne plus en toucher jamais.
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Aujourd'hui le monde respire. Le monstre est désarmé et exorcisé.
Quand Liszt aperçoit un piano, il s'en approche curieusement et demande ce que c'est que ce meuble et à quoi il peut bien servir.
H est vrai qu'il en a un dans sa chambre. Mais il y range ses soutanes.
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ERNEST REYER
jT~*)M~ pas aux autres la musique que vous ne voudriez pas qu'ils vous fissent à à vous-même.
Qui dit cela? Est-ce la sagesse, ou Ernest Reyer? Les deux. Mais Ernest Reyer ajoute: Le chien n'aboie que sur deux notes. Si vous l'imposez de dix francs dans une société calme et bien faite, de combien imposerez-vous le piano qui hurle, lui, sur quatre-vingt-cinq notes 1 Quel est cet homme, envoyé de Dieu, qui pousse la haine du piano jusqu'à l'Economie sociale? C'est un musicien. Mais quand ce musicien parle du piano, il bondit à des hauteurs
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qu'atteignent seuls les bris et les débris de l'assiette du Budget dès qu'un financier les y lance. Quel levier qu'une noble passion
Vous connaissez la réponse de l'explorateur au roi africain qui lui demandait ce que c'était qu'un clavecin Sire, c'est un instrument qui rend à peu près le bruit que vous feriez vous-même si on vous arrachait successivement les trente-deux dents que vous avez dans l'acajou de vos mâchoires.
Et le voyageur ajoutait: –II a la même forme
Ernest Reyer, je le savais, professe ouvertement cette doctrine magnifique; mais je ne savais pas qu'il se fût décidé à la propager. L'idée de l'impôt est tellement belle qu'elle place d'emblée son auteur parmi les bienfaiteurs de l'Humanité, entre les plus grands hommes du siècle, et non loin de Pasteur, peut-être. Célébrons Ernest Reyer, car l'heure est venue.
Pour moi, je l'admire depuis longtemps et je l'aimerai toujours, parce qu'il est c< irrité comme le juste. n Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu autrement qu'en colère. C'est l'état ou il convient de se tenir au dix-neuvième siècle, et c'est par lui qu'on échappe au pessimisme, au suicide et même au naturalisme. L'irritabilité prépare à
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la haine du piano, ce summum de la vertu requise.
Mais il y a colère et colère, et celle de Reyer est la colère des gens d'esprit, la colère gaie. Dieu sait s'il en a, de l'esprit, ce fulminateur, et du fin, et du meilleur, et du bien râpé, de celui qui reste frais dans la tabatière française, et qui n'est pas pour le nchu nez des médiocres, des plats et des ressemeleurs de bottes artistiques! Une heure passée avec Reyer, c'est une heure vécue ad bon temps, au temps où les vaches étaient bien gardées, par de braves critiques à houlettes, et où les oies ne se répandaient pas dans tout le jardin de France sous prétexte qù'elles'savent sauver les Capitoles.
Si cet esprit n'avait pas nui à la carrière artistique de Reyer, nous ne serions pas dans ce jardin, le jardin des oies. Il lui a nui. Sigurd a attendu trente ans l'honneur d'être imposé à la France par la Belgique. Au gré de son auteur, l'Opéra est encore allé trop vite. Il voit à cette hâte une dérogation véritable à des traditions de goût nationales que Berlioz, par exemple, avait su faire respecter. Du haut du ciel, où sont les harpes éoliennes, Berlioz lui reprochait des concessions lâches. Il le soupçonnait peut-être d'avoir écrit quelques parties pour les oies, ou bien de
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se montrer trop réductible encore pour le piano, ou transcriptible à quatre pattes. Enfin, Reyer était inquiet du succès prémature de Sigurd. Est-ce que de mon vivant, dans ma patrie, on aurait fini par s'apercevoir que je suis non seulement un musicien de grande valeur, mais un musicien, et non pas le capitaine d'infanterie de marine que je passe partout pour être chez mes compatriotes?
Et, courant chez son médecin – Ah ça docteur, vous répandez donc le bruit que je vais mourir? Voilà qu'on m'appelle ce cher maître a à présent! Est-ce que je suis condamné? Ne m'en parlez pas, s'écria le médecin, je ne sais plus ce qui se passe. Théodore de Banville sort d'ici; il venait me demander de ses propres nouvelles. Figurez-vous que la Comédie va lui jouer un acte reçu par elle depuis seize ans Il a eu peur. Je lui ai conseillé de se montrer sur les boulevards pour rassurer ses amis. Ah il y a un mouvement étrange en ce moment dans notre pays!
C'est peut-être la République? fit Reyer. Et il s'en retourna chez lui, très préoccupé. M était décidé à frapper un grand coup, car l'ombre de Berlioz ne cessait de lui apparaître et de le larder de sarcasmes Le voilà donc, disait
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l'ombre, ce vrai, ce grand artiste français qui est compris avant sa mort, et toléré sinon accepté par ses compatriotes! Ah! tu ne meurs pas de faim et de tristesse Tu t'imposes Oh là là Voilà qu'on commence à dire de toi que tu es savant, original, sincère et l'un des coloristes de ton art! On compare à ceux de Weber tes paysages harmoniques et les superbes évocations des tableaux de nature où se rencontrent les héros de tes fictions dramatiques D'où saventils cela?. Eh! va donc, cher maître! admiré en France? A quand le couronnement de ton buste ?.
Reyer ne put en entendre davantage. H fallait à tout prix que les choses rentrassent dans l'ordre, qu'on oubliât Sigurd, et que tout ce peuple tranquillisé continuât à ne voir en Ernest Reyer que le capitaine d'infanterie de marine accoutumé, celui qu'un artiste français doit toujours être. Alors il entra aux D~arj et il fulmina contre le piano. Comme cela, pensa-t-il, les bourgeois ne me prendront plus pour un musicien. C'est parfaitement bien raisonné. La musique, en France, c'est le piano. Ceux qui croient à l'éducation musicale du gallo-romain par les concerts, les symphonies, les opéras allemands, se trompent et s'abusent. La mode en passera. La
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révolution lyrique de Richard Wagner n'a pas éteint une seule fanfare de village, pas une musique militaire dans nos jardins, pas une chansonnette dans nos cafés-concerts, pas un quadrille dans nos bals. L'ariette surnage et domine. Pour le Français, la musique commence et finit au clavecin. Et de même qu'en Allemagne toute la littérature se borne à disputer de la préexcellence de Goethe sur Schiller ou de Schiller sur Gœthe, de même chez nous toute musique en demeure au débat séculaire et populaire entre la maison Erard et la maison Pleyel. Les uns sont pour Pleyel, les autres pour Schiller, et ceux-ci en tiennent pour Erard, et ceux-là préconisent Gcethe. La vérité est qu'on ne joue que la Valse des Roses.
C'est pourquoi le coup de Reyer est un si fort coup. Les plus hardis réformateurs pâlissent auprès de cet hérot'que musicien français qui ose déclarer, en plein jardin des oies, que le piano n'est pas de la musique et même qu'il n'est pas la musique même. Assimiler par un Impôt le piano au billard, c'est d'une témérité qui sent son grand homme, certes, mais on a guillotiné des gens qui n'en avaient jamais risqué autant. Le moins qui menace Reyer, c'est la rancune des facteurs et des luthiers et le mépris de la famille
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Prudhomme. Quant à son renom de musicien, il est perdu, ainsi qu'il le désirait.
Quelque braves qu'ils puissent être, jamais MM. Ritt et Gailhard n'oseront plus monter à Paris la nouvelle partition de ce contempteur du clavecin; ils auraient une émeute de la Bourgeoisie dans la salle. Compose en paix ta~a/anM)&o, ô chantre de La Statue, nous n'en aurons pas la primeur. La méprise de Sigurd est à présent réparée, et te voilà rentré dans la règle et la norme qui régit la production d'art en France. Le cours paisible des traditions est rétabli. Rien pendant la vie, tout après la mort. Reprends ton beau rêve posthume, ô Ernest Reyer, et tes saintes colères de rageur charmant, car ceux qui c' gueulent~ sont les bons, et les bénisseurs sont les faibles. Le coup du piano t'a sauvé de l'horreur du succès moderne et, plus heureux que Samson, tu te réveilles avant les ciseaux de Dalila et l'arrivée des Philistins.
Si nous n'étions pas tombés dans la liquéfaction pitoyable ou nos moeurs, notre goût et nos idées nagent comme mouches mortes en cassonade, on pourrait essayer d'expliquer aux gens d'ici comment des caractères tels que celui de Reyer sont plus exemplaires et plus généreux que ceux de nos génies à tout faire. Mais à quoi bon ?
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Les classes élevées croient que le talent dans les arts n'est qu'un reflet de la modestie. La critique table sur ce critérium serein. Il nous faut des Beethoven liants. Reyer est un chat hérissé qui n'aime pas qu'on le caresse, même à rebroussepoil.
En fait de sons, il les possède tous, excepté le ron-ron, qui est celui qu'on lui demande. 11 ne tient pas plus le ron-ron que la patte de velours. C'est pour cela que nous l'aimons. 11 n'est pas donné à tout le monde de pouvoir attendre trente ans, sans perdre son franc parler et la liberté de son génie, que le temps ait tari trois ou quatre générations d'imbéciles et réduit au silence la crécelle de ces marchands de coco qui vendent le bon sens à la tasse et le bon goût en boules de gomme. Ferme, gai, intraitable et solide sur ses ergots, Reyer a mordu pendant trente ans, tant qu'il a pu, toutes les oreilles d'ânes qui passaient; Il a bien fait, et tel fut son devoir. C'est ainsi qu'on entretient ses dents blanches et l'estime des honnêtes gens.
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J.-J. WEISS
J. J. C rY1 S S cil :JI( 'D 'l( E H~
~rT~~ANS une étude qui fait grand bruit, ~jf!&~j~\ M. J.-J. Weiss désespère de la patrie française.
Moi je crois que, pareil l'amant de Philis donc parle Molièrc, il n'en désespère que parce qu'il espère toujours. Mais les « jeunesses » du journalisme s'exaltent contre M. J.-J. Weiss, contractent leur biceps national et lui disent des choses dures sur sa bibliothèque.
D'abord M. J.-J. Weiss a parfaitement le
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droit de dire et d'écrire qu'il désespère, si il désespère, car telle est la liberté. !1 y a un rôle pour les bougons, dans les familles. Puis M. J.-J. Weiss arrive à l'âge ou l'on acquiert le privilège de jouer les Cassandre, je ne parle pas, bien entendu, des Cassandre de la farce italienne. 11 n'a que cinquante-neuf ans. H pourrait encore épouser Colombine.
C'est donc un désespoir mut philosophique que le sien. On y entend encore les accents du patriotisme, du vrai, de celui qui brave l'impopularité et ose crier « Gare là-dessous Tout dégringole! » lorsque la maison penche. Si demain la France reprenait en Europe la place rêvée pour elle par Henri IV, conquise par Richelieu et maintenue par Louis XIV, M. J.-J. Weiss s'en tiendrait au doux commerce des Muses, et Chauvin, père de l'enthousiasme, ne serait pas son cousin. Mais il n'en est pas tout à fait ainsi, du moins pour le quart d'heure. Certes il n'y a rien à dire contre la République;.elle continue à être un essai loyal, et autour d'elle les nations curieuses et même sympathiques font cercle pour la regarder se tirer d'affaire. M. J.-J. Weiss remarque néanmoins, avec bien d'autres, que là se borne leur intérêt. Chacune d'elles continue à laver son linge poli-
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tique en famiUe, mais sans le démarquer le moins du monde, et sans prendre te chiffre béni de la belle lingerie française. Nous avons beau donner au monde le magnifique spectacle d'un peuple en fermentation de réformes, les plus hardis se tiennent à distance respectueuse. On dirait qu'ils attendent le joli moment ou tout craque. De là quelque isolement. C'est sans doute ce qui désole ce pyrrhonien de Weiss; à force d'espérer, il désespère.
Imaginez qu'un homme très riche ait l'Idée grandiose et ingénieuse d'utiliser le Cy-ffM-~MtVTi à ses distractions personnelles. Il achète ce vaisseau-monstre, le pavoise, le charge de pâtés et de vins délicieux, et il invite ses amis à y faire avec lui un voyage aux îles Fortunées. Ses amis se demanderont d'abord pourquoi un pareil navire avait été délaissé, car enfin il passait pour être la merveille des navires. Ils voudront ensuite le voir fonctionner préalablement dans le port, afin de savoir s'il est bien gréé, bien monté, pourvu d'un équipage suffisant, d'un pilote expérimenté et d'officiers dignes du bâtiment qu'ils ont à conduire.
Si, pendant cet essai loyal la manoeuvre se fait en dépit du bon sens, sans ordre, sans discipline, si, pendant qu'on se dispute à bord pour
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des galons, des rations de pâté et des heures de travail, si le pilote est flanqué à l'eau et si te capitaine est traité de ganache par ses seconds et remplacé cinq fois en dix minutes, par un mode de suffrage universel, l'armateur aura beau dire à ses invités « Mon vaisseau est le plus beau vaisseau du monde, et tous les autres à côté ne semblent plus que de vieilles carcasses » ses invités resteront sur la rive, et ils le laisseront aller tout seul aux îles Fortunées.
Et voilà précisément ce qui chiSbnne JeanJacques Weiss dans sa bibliothèque. Là-bas, à Fontainebleau, ou sont les carpes séculaires, on le voit quelquefois s'asseoir sur le dernier degré de sa haute échelle de conservateur et plonger des regards tristes au plus profond de la forêt. C'est le soir, et il n'est venu personne demander des livres. Le soleil se couche et l'ombre ramène le silence cher aux penseurs.
Que cela est bizarre, songe Weiss sur son échelle, et que cela est désespérant aussi La France possède le gouvernement idéal, celui qui se rapproche le plus de l'état de nature et qui rend l'homme le plus heureux sur la terre. Elle l'a. Elle en jouit, et la nuit et le jour. Tous les peuples environnants devraient crever de jalousie, car la République est aux autres
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constitutions ce que le Great-Eastern est aux plus grands vaisseaux. Elle n'a donc, ce semble, qu'à voguer vers les îles Fortunées! Mais point. son équipage est en révolte permanente et refuse d'appareiller. La vapeur chauffe pour rien, et les hélices battent sur l'ancre. Tout le monde veut être capitaine, distribuer les rations et les soldes, tracer l'itinéraire et emboucher le porte-voix. On ne part pas. On ne partira jamais. On navigue en rade. Déjà les pêcheurs viennent cueilhr la moule et le bigorneau sur les flancs verdoyants de la carène, et les poissons s'habituent à l'immobitité du colosse enlisé.
Qu'arrive-t-il? Ceux qui veulent aller aux îles Fortunées, et n'importe comment, pourvu qu'ils y aillent, se résignent à prendre les bateaux du vieux jeu royaliste, les lourds bâtiments à voiles, les vieilles pataches de la mer, qui du moins sont commandées et conduites, et le GreatJEfMff/v; de la République reste en panne. Ainsi médite J.-J. Weiss dans les loisirs que lui crée l'absence de liseurs et la présence de carpes à Fontainebleau. Est-ce sa faute si ces idées noires lui viennent au crépuscule, avec les chauves-souris, par la fenêtre ? Non certes et combien d'esprits libéraux, hier encore pleins d'espérance et toujours pleins de bonne volonté,
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s'abandonnent au découragement! N'est-il point permis de douter de l'avenir d'un peuple qui depuis seize ans n'a pas fait autre chose que de se contester à lui-même la constitution sous laquelle il veut vivre? Depuis seize ans nous avons ouvert boutique de liberté et nous ne sommes pas encore d'accord sur l'enseigne.
Ah çà, quand commence-t-il, votre commerce ? >
Le plus drôle (oh! drôle, si l'on veut), c'est que nous accusons la concurrence d'entraver notre essor. Une concurrence qui vous laisse seize ans pour vous installer est une concurrence assez bonne fille. Par ou depuis seize ans les monarchies ambiantes nous ont-elles empêché de nous entendre sur l'enseigne, de former un personnel et d'accréditer &ur les marchés du monde sublunaire les marchandises de progrès, de réformes et d'institutions libérâtes que nous promettons au public? Ou est-il le voisin farouche, le Tamerlan et le Gengis-Khan qui vous dit « Si vous avez le malheur de perfectionner, d'alléger vos lois, d'aérer votre Code et de favoriser chez vous le travail, l'intelligence et les talents, je vous tombe dessus avec un million d'hommes, et je vous extermine. )) M. J.-J. Weiss est allé de Fontainebleau jusqu'en Alle-
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magne pour trouver cet ennemi-là, et il ne l'a pas trouvé. Mais ce n'est pas de cela qu'il est triste, je suppose.
Cependant il est triste, et il désespère. Je ne dis pas qu'il ait raison, mais il faudrait dire qu'il a tort, et de cela je défie le plus optimiste. Ceux qui le rabrouent se contentent de lui poser la main sur la bouche en lui faisane Chut! chut! on nous écoute!
Eh bien malgré ces seize années perdues et gâchées, malgré le trépignement sur place, malgré le grouillement des médiocrates autour de ce morceau de lard, le pouvoir, en dépit des coqà-l'âne du suffrage universel, de la foire parlementaire, du braillement et du débraillement, il y a quelque chose dans ce peuple, ô mon bibliothécaire, qui sent ~a race d'élite et d'avantgarde. Ce quelque chose, c'est ce qui fait que nos exilés souffrent plus que les bannis des autres terres et pleurent davantage. Vous m'entendez bien.
Les plus heureux, les plus forts de ceux qui, du haut des monts, nous regardent nous manger le nez, ont beau dire comme vous que tout est fini pour cette peuplade nasophage, ils ne le croient pas plus que vous ne le croyez, car, on ne sait comment, mais nos nez repoussent d'eux-
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mêmes, tant le soleil est propice en France à cette végétation.
Assurément le gouvernement dont nous jouissons, et avec quelle pieuse frénésie ressemble beaucoup plus à un interrègne qu'à une république. Certes, un peuple est moitié comique et moitié lamentable dont les citoyens se bornent, à toutes les questions vitales qu'on leur pose, à gueuler pour toute réponse Vive la République depuis seize ans. Mais en désespérer tout à fait, c'est être bien sommaire, et la folle Cassandre elle-même a attendu la mort d'Hector pour vouer Troie aux dieux infernaux. Lorsque l'on peut dire d'une nation qu'elle a une capitale où le beau tient encore ses lits de justice et que tout homme civilisé doit avoir au moins visité pour savoir ou bat le pouls de l'univers, il faut en être arrivé à nier la puissance de l'art et du plaisir sur les pâles fils de Japhet pour conclure d'une éclipse, un peu longue peutêtre, à l'extinction de cette nation. Le monde s'ennuie, monsieur J.-J. Weiss, et la vie qui était déjà riche de larmes, s'est encore enrichie d'un bâillement sans fin. C'est le sublime argent qui lui décroche ainsi la mâchoire, attendu que l'argent est beau, fort, mais stupide. La France est le dernier pays ou l'honneur, l'esprit et
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l'amour tiennent tête encore à ce Moloch, les vieilles carpes radoteuses de trois cents ans ont dû vous le dire, là-bas, au crépuscule, lorsque vous soupirez sur votre échelle, dans la solitude de la Bibliothèque de province.
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FRANCISQUE SARCEY
LE P~~ LE GO~T
~ARtSTARQjL)): amené et calamiteux ~~S~M dans le '7<?m~j', journal ofHciei du ~& Haut-Beotisme national, a osé avouer du Haut-Béotismc national, a osé avouer
Qu'~am/ff I'bMBETAiT, signe depuis trente ans, et sans fatigue, Francisque Sarcey. Il est le prince régnant de la critique française.
Soyons francs devant l'Europe ecarquIHée. A quoi. bon nier? Eh bien! oui, i'innuence de ce vieux bonhomme sur notre littérature est énorme,
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sans rivale, sans exemple et incontestée. Il est M. Le Goû[.
Tout ce qui a un nom au BcffM attend pour décider d'une nouveauté, livre ou pièce, vers ou prose, que M. Le Goût (~ç, rue de Douai) ait délivré son visa à l'auteur. Il timbre le beau, estampille le fin et garde le talon du sublime comme, à la Monnaie, on garde celui du mètre. Et du haut de son atelier, ouvert au Nord, d'ou nous vient la lumière, il agite et agite seul les masses confuses du public payant. Oui, les voyageurs content cela aux peuples penchés sur la France, et les voyageurs ne mentent point. Le dimanche soir, à Paris, les boulevards présentent un spectacle unique au monde. Ceux du Tiers, encore tout cravatés de blanc, sortent de leurs demeures et se précipitent vers les kiosques avec une animation toujours mesurée, mais contagieuse. Ils y achètent pour trois sous leur provision hebdomadaire d'opinion théâtrale. C'est le grand débit de la galette, établissement de M. Le Goût. Douze tranches de bon sens tout chaud, au sel de cuisine, coupé au couteau par l'excellent Hébrard, leur font la semaine. Et plus le beurre est rance, je veux dire plus le style, et plus ils se régalent. Il y en a qui avalent les douze tranches d'un seul coup, oh! ces rarnnés! Les
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autres font durer le plaisir huit jours, ramassent tes miettes dans le creux de leurs mains, les avalent et sucent le papier. Oui, voyageurs, c'est vrai.
Ah c'est une heure toute parisienne que celle ou la cloche du 7'M;~ sonne, sur les boulevards, le dimanche, la galette du père Le Goût! On voit là tout le Haut-Béofisme dans l'exercice de ses facultés dominantes, et l'on comprend notre histoire. L'amour de la galette de pâte ferme est le fond du génie français.
Si 7~M!/< t'embête, nous, il nous crève. Nous n'attendions que ton signal pour le dire. Sonne, cloche du T<"m~. Le dimanche, à Paris, est le jour de la culture intellectuelle. On s'adonne aux arts, et Sarcey prépondère.
Caliban est de ceux que tout amuse, et même d'entendre déclarer par le prince de la critique française que Hi7m/fr est embêtant. Voilà trente ans que le prince en profère de ce calibre, au moins une et quelquefois trente, chaque dimanche. Moi, je ne m'en lasse pas. Qu'on me permette cependant de présenter à mon joyeux pays une observation modeste.
L'Exposition universelle approche; nous convions les Peuples à venir payer tribut d'admiration à notre suprématie dans les Arts. Les peuples
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sont consentants et la France est bien aise. Mais qu'est-ce que dira l'Europe si, en 188~, c'est-àdire trente ans après, elle retrouve encore à la tête, à la fichue tête de ia Critique française (section de la littérature, travée des vues basses), le perpétuel, le douloureux, le vénérable Francisque Sarcey?
Ah! l'Europe serait trop contente.
Eh bien non, la fierté nationale doit y parer. Sarcey lui-même, tel que je le connais, c'est-àdire bon patriote, ne voudra pas nous exposer à une pareille humiliation dans notre dernière suprématie. Il n'attendra pas qu'on l'immole. 11 s'ouvrira les veines dans un bain, comme Sénèque, ec il rendra au Père des sournes épars l'âme du plus honnête et du plus détestable critique qui fut jamais.
Et la République évitera ainsi un meurtre nécessaire. Car il n'est pas possible de lui faire crédit plus longtemps, à ce vieux marchand de galette, de toutes les qualités qu'on exigeait, il y a trente ans encore, des bons régents du Parnasse, et même, mon Dieu, des mauvais. Cette fois, nous ne sommes plus entre nous, et voici le monde qui arrive.
Tant que nous n'avons eu à Paris que des visiteurs passagers, et non invités, Sarcey a été pos-
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sible. On fait chez soi ce que l'on veut, d'abord, et l'on s'y amuse comme on peut, ensuite. Rien n'était plus drôle que de voir fonctionner ce gros organe de la bourgeoisie. Son va-et-vient impayable, son ardeur étonnante, l'aplomb sublime de ses pataquès et la sonorité des coups qu'il assénait à tort et à travers, soit dans le vide, soit sur la muraille, tout cela nous réjouissait, évidemment. Paris possédait en lui son Karageuz, c'està-dire son polichinelle turc, le plus cocasse des polichinelles, celui que nos moeurs prudes n'autorisent point, ei pour cause. Tel était son attrait. Mais cet attrait fut tout parisien.
A deux kilomètres du boulevard, notre cher Karageuz porte déjà moins sur la rate et beaucoup plus sur l'intestin. A la campagne, l'été, vous êtes tout étonné de la tristesse qu'il vous cause. Est-ce le voisinage de la nature qui le rend bête et assommant.? peut-être, mais il l'est jusqu'à la cruauté. En province, il fait peur! On le prend au sérieux. On croit qu'il exprime les opinions du gouvernement en littérature, et l'on n'ose pas broncher. Son incompétence a quelque chose d'officiel qui intimide. Le sous-préfet peut passer et jeter un regard sévère aux récalcitrants, à ceux qui ne jugent pas Hamlet embêtant. Enfin, cette critique du prince de la critique,
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elle désopile rue Drouot et elle désole à Carcassonne.
Mais je crains l'Exposition. Ils vont venir. Dans deux ans ils seront ici, ceux qui savent Hamlet par cœur, et la première chose qu'ils feront sera de se précipiter sur la galette, quand la cloche du Tfm~.f tintera, le dimanche, à toutes volées. Et cela m'inquiète. Aussi bas que nous soyons tombés, il ne serait pas juste de nous juger sur l'influence du père Le Goût. Nous n'en sommes pas, Dieu merci, au niveau dont cette intelligence est l'étiage. Que les recettes d'Hamlet nous défendent.
Comprendront-ils, ces étrangers, pourquoi Sarcey prépondère? Se rendront-ils compte du plaisir particulier que nous trouvons à cette atroce galette, si lourde, si rance, si indigeste, et d'un gros sel si farce? Elle a, pour le comparer à quelque chose d'approchant, le montant canaille de la tripe. On dévore le Sarcey comme on va chez Jouanne, les jours où l'on se sent l'appétit dépravé. Mais eux, les Peuples, ils ne mangent pas la tripe! Que vont-ils penser de notre civilisation ? Ah! cette Exposition est plus embêtante qu'Hftm/<
11 y aurait un moyen, mais il ne voudra jamais. Ce serait que pendant ces deux années, et aussi
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la suivante, le père Le Goût consentît à se plonger exclusivement dans la lecture des maîtres sans communiquer aux autres ses sensations, et qu'il vécût ainsi de ses rentes intellectuelles. Qu'est-ce que ça lui ferait de lâcher le crachoir un moment? Il est jeune encore, pour son âge, et il y a de si belles choses à apprendre, la grammaire française, par exemple, qui est l'art de parler et d'écrire correctement. Elle mène à tout. Je ne dis rien du style, ni du tact, ni du jugement, Dieu seul les donne. Quand l'Exposition serait finie, il reviendrait, et le Temps raccrocherait sa cloche. On serait en famille.
Et s'il ne revenait pas? dites-vous, tremblants.
S'il ne revenait pas, il en reviendrait un autre, tout pareil, équivalent, de la même utilité, Le Goût fils ou Le Goût neveu, dont le béotisme national s'affolerait encore et qui lui mâcherait la bonne besogne de la critique bourgeoise. Car il n'y a pas à perdre la tête en pareil cas. Ceux qui trouvent Hamlet embêtant n'ont jamais manqué à la France; la race y pourvoit. Si ceux-ci sont notaires, ceux-là sont professeurs, mais il y en a toujours. On n'en utilise qu'un pour la critique, voilà tout. Il écrit, les autres dévorent, et les martyres des poètes s'enchaînent.
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Remplacer Sarcey, rien n'est plus facile, et jusqu'à le faire oublier, en vingt-cinq minutes; car sa recette est à la portée des plus humbles bonnes volontés. La voici, analysée à l'éprouvette et précipitée par les acides. Expression totale et absolue de la médiocrité victorieuse; truchement accrédité du poncif, du plat, du retapé, du quelconque et du rien du tout; apôtre né des malins qui ont tiré les Lettres hors de l'Art pour les donner au Commerce défenseur des triomphants, abatteur des vaincus et cornemuseux de la recette, le père Le Goût n'a pas fait autre chose depuis trente ans que se fourrer le doigt dans l'ceil à en perdre la vue.
Rien de ce qu'il prédit n'arrive. Tous ses arrêts sont revisés d'un lundi à l'autre lundi, souvent par lui-même, toujours par les connaisseurs. Quand il dit variable, c'est la tempête. S'il annonce le beau temps, tout Paris prend des parapluies. Sa critique est faite de palinodies, de rétractations et de stupeur hebdomadaire, et si on en composait un recueil (ce qu'aucun éditeur n'osera jamais), on aurait non seulement un manuel complet de l'incertitude, mais l'histoire d'un juge abruti par les procès qu'il a jugés. Tous ses guillotinés se portent à miracle; il n'y a que les acquittés qui sont morts.
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De là une manière qu'on croitinimitable. Vous êtes-vous quelquefois rencontré dans l'une de ces tourelles où l'on ne peut tenir qu'une seule personne avec un concitoyen bien élevé et timide? « Après vous, monsieur! » s'ecrie-t-il avec un geste de discrétion parfaite. « Je n'en ferai rien, monsieur, m répondez-vous plus discret encore. Alors il file à droite, vous filez à gauche, et l'édicule reste vide. Pareils sont les rapports de Sarccy avec le Public. Après toi, orchestre! Nous n'en ferons rien, père Le Goût, nous ne sommes pas pressés. Et moi, je préfère souffrir. S'il en est ainsi, entrons ensemble! C'est ce que le Prince de la Critique Française appelle sa manière. Elle est ronde bosse, sa manière. Mais voici les étrangers. De la tenue! Hamler est drôle.
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\£T1 SïJ/1 héophile GAUTIER, c'est-à dire ti$% ks® l'écrivain le plus étranger qui fût jamais e à toute conception élevée de [art aussi vfJstjy à toute conception élevée de [art aussi bien qu'à tout emploi viril de la plume! ( Etudes sur la littérature conremporaine, tome VIII, p. XXI de la préface, par Edmond Scherer.)
Il faut bien qu'on se fasse lire.
Et, de fait, si vous m'aviez, hier encore, posé cette question « Quès aco, Edmond Scherer? »
SCHERER
LE SME%LE
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je vous aurais répondu « Connais pas. Il n'est pas de chez nous. » A présent, le voilà célèbre.
Ne vous bercez pas toutefois, ô jeunes gens, de trop hâtives espérances. Oui, de pareilles phrases se trouvent dans une carrière littéraire, et alors la gloire descend et vous évente le front avec sa palme; mais c'est encore assez rare, et vous voyez que M. Scherer y a mis huit volumes. Il y a même mis soixante et onze ans, car Larousse, que je viens de consulter, fixe sa naissance à 1 8 r 5 A quel âge Etienne Bequet fit-il le tMouchoir bleu? Félix Arvers, son sonnet? SullyPrudhomme, le Vase brisé: Je l'ignore. Mais M. Scherer a écrit la phrase sur Théophile Gautier à soixante et onze ans. Il était temps. Je ne suis pas de ceux qui résistent à un succès franc; dès qu'un homme s'immortalise sérieusement je me procure tous ses ouvrages. J'entrai donc à la Librairie nouvelle, et, dès Je seuil Tout Scherer, dis-je.
L'excellent Achille rougit un peu, et je lus dans son regard anxieux qu'il n'était pas très rassuré. Il y en a tant d'entre nous qui deviennent fous subitement! Peut-être la démence d'André Gill avait-elle débuté de la sorte; il avait demandé, lui aussi, les œuvres complètes
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de quelque écrivain n'ayant jamais existé, et on l'avait mis à Charenton.
Sans doute, reprit Achille, c'est pour la phrase?.
Oui, insistai-je, c'est pour la phrase. Tout Scherer, je vous prie.
Elle n'est que dans le tome VIII, je vous en avertis.
Est-ce que vous la vendez à part?
Oh dit Achille, les mains levées, ce ne serait pas à faire! Scherer est lourd. Et il cria dans le magasin « Tout Scherer! » On l'entendit du boulevard. Un rassemblement se formait. Les garçons grimpèrent aux échelles. Pardon, dis-je à Achille, avant d'écraser ces braves gens sous le faix, entendons-nous bien je vous ai demandé tout Scherer, et c'est tout Scherer que je veux. Mais en fait d'éditions, je ne goûte que les deuxièmes. C'est donc tout Scherer en deuxième édition que je vous achète et non pas autrement!
Les garçons descendirent des échelles. Le rassemblement se désagrégea. Achille soupira et tout rentra dans le silence. Il n'y avait pas de deuxième édition de Scherer! Dieu sait pourtant si les mauvais livres se vendent!
Devais-je me contenter de la phrase ? Oui, je
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le devais. Mais qui remplit son devoir dans le monde? A défaut du tout Scherer de la deuxième édition (l'édition dite du merle blanc), j'acquis le tome VIII de la première, celle que l'éditeur offre à la presse, et je m'enfuis, rapide, pour le dévorer. Ah quel festin
Me permettra-t-on d'évoquer, pour le dépeindre, le classique souvenir de celui où il ne manque rien, car toujours on y aperçoit un nouveau jambon de Mayence?
Les personnes qui croient que M. Edmond Scherer n'a produit que sa phrase sur Théophile Gautier, et cela au bout de soixante et onze ans d'exercices acharnés, s'abusent sur l'isolement de cette merveille. Rien que le tome VIII en fourmille, j'allais écrire en pétille. Comment un pareil auteur n'est-il pas de l'Académie française ? Mais peut-être est-il Suisse, ou même Belge, ou encore les deux à la fois, car le goût des deux terroirs se mêle dans la saveur idiosyncrasique de son style. Je m'exprime mal; je veux dire que s'il était humainement possible de traduire du belge en suisse, ce tome VIII serait le modèle du tour de force. Ecoutez celle-ci, pâles gautiéristes. Elle est la première du testament. Car il s'ouvre par un testament, l'allègre tome VIII; il est à lire devant notaires. Il y a des gaîtés atroces.
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a Délicieuse chose (i) que la vieillesse, la « vieillesse approchant (2) ou même déjà venue, « avec la santé, bien entendu, cette condition « première, ce substratum (3) de toute jouissance, et avec les facultés assez intactes « pour vous épargner les preuves de la décati dence (4). » (Préface-testament-olographe, page 1.)
1 La vieillesse n'est pas une chose, c'est un état;
2° En France, approcher est verbe actif. Il y a l'adverbe approchant, qui signifie environ; enfin, l'adjectif approchant, approchante, qui se décline (voir Théophile Gautier, passim);
3° Substratum! Ce n'est plus de l'emploi viril de la plume, c'est de l'emploi herculéen. Le traducteur suisse dépasse en énergie de vocabulaire son auteur belge. Il va trop loin. Il laisse passer l'oreille aigue du recteur cosmopolite. C'est un essai de volapuk;
4° Quelle décadence? Celle de l'auteur ou celle de l'éditeur? Et c'est ainsi, tout le temps, dans ce tome VIII. Quand on pense qu'il est précédé de sept autres tomes, et que la chiffonnerie est dans le marasme!
Pourtant je suis volé, oui, Achille, volé de mes pauvres trois francs cinquante. Je demande
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à rendre le volume. Votre essayiste ne m'apprend rien de nouveau pour moi sur le genre qu'il pratique; il n'est même pas le premier de ce genre, et loin de là. Sainte-Beuve a fait des petits mieux plantés que celui-là. De son long commerce immoral avec dame Université sont nés des mardistes, des mercredistes, des jeudistes, des vendredistes et des samedistes d'un ennui encore plus hebdomadaire. Le dimanchien est faible.
Certes, il a la haine qu'il faut avoir contre l'artiste de lettres, et cette haine lui a inspiré la phrase, désormais fameuse, qui lui survivra. C'est une chance, évidemment. Mais d'autres avant lui ont parlé le belgo-suisse, découvert le génie d'Amiel, un bonhomme occupé à étudier son nombril au microscope, et persisté à appeler l'auteur de Lélia « Monsieur Gcorge Sand, » six ans après la mort de cette femme illustre. Le talent critique qui consiste à paraître ignorer le sexe de Mme Sand est un beau talent, mais on en a la recette, et Balzac l'a donnée dans sa éMotwgraphie de la Tresse parisienne au chapitre du critique sérieux. « Ce critique, dit-il, croit devoir être aux idées ce que le magistrat est aux espèces judiciaires. » C'est bien cela.
« Accusé de lettres, levez-vous. Tous les té-
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moins sont entendus. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? »
Ceci, mon juge. La démocratie aura beau populariser l'instruction gratuite et la rendre obligatoire, comme la vaccine et le service militaire, elle ne forcera pas la nature à fournir aux Arts plus d'artistes véritables et doués qu'elle ne veut nous en donner. Sa provende séculaire de peintres, de statuaires, de musiciens et de poètes ne varie guère, et ce serait une erreur de croire que la France possède aujourd'hui beaucoup plus de bons écrivains qu'elle n'en avait sous les Rois Fainéants. Plus que jamais l'art des lettres demeure scellé de la cédule mystérieuse du don. Quant aux professeurs de substratum, on en obtient à gogo par la couveuse artificielle de l'Université. Cette couveuse est une Mère Gigogne de dimanchiens et d'essayistes, pour qui l'art d'écrire consiste à utiliser leur belle écriture et même à seringuer, par un vasistas, les idées des producteurs avec la petite canule chargée d'encre que l'Ecole Normale leur a mise entre les mains. Ce canulage de petite vertu est précisément le talent de M. Scherer. Mais s'il n'a que celui-là, il le partage avec cent autres, dont quatre-vingtdix lui dament le pion, ce qui est pourtant incroyable.
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Tous les soirs, dans les jardins qui entourent ma maison, à l'heure ou le rossignol remplit de roulades enthousiastes le crépuscule vert des frondaisons d'avril, il y a un merle qui siffle. C'est un étrange merle, je vous assure, et qui n'a pas son pareil peut-être, même parmi les critiques d'école et les dimanchiens. Ce merle a vécu longtemps en cage, et il a été élevé par des maîtres qui lui ont appris à siffler l'air de o4u clair de la lune. Or, il le siffle faux, en mineur, et de la façon la plus insupportable. La pauvre bête a dû beaucoup souffrir à l'Université, je veux dire en captivité, et c'est sans doute à cause de cela qu'elle s'est échappée, à la première occasion. A présent elle est libre, elle vit avec les autres oiseaux, et quand le printemps revient, elle peut en célébrer les lilas et les primevères, et se mêler au concert universel. Malheureusement, elle ne sait plus le « merle, » elle ne sait que le Clair de la lune.
Tandis que je lisais ce tome VIII, le merle sifflait. Il sifflait son abominable parodie du Clair de la lune, et c'était si triste cette impuissance d'expression propre, si désolant cette imitation de la voix humaine, que la plus regrettable confusion régnait en mon esprit distrait. Etait-ce le contempteur de Gaurier qui sautillait de branche
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en branche, avec son sifflet d'essayiste, ou bien était-ce le merle qui me parlait de l'absurde Amiel et appelait George Sand « monsieur? » Ce Clair ile la lune n'était pas clair. Jamais je n'ai été en proie à une hallucination plus mélancolique. Il me fallut prendre un volume de Gautier lui-même pour me remettre, et dès que je l'eus pris, le rossignol recommença à chanter. Alors les lilas ouvrirent leurs bourgeons et les primevères leurs corolles.
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%nï\t*0N 1873, dans une villa de Genève, nous nous amusions à faire tourner ^Jz3*& des tables. Ce n'est pas un jeu innocent, mais c'est très drôle, et cela vaut bien les petits papiers. J'étais tombé d'ailleurs dans un cercle crédule, et, qui mieux est, la villa était celle où Théophile Gautier avait écrit son roman de Spirite. La légende du lieu voulait que le poète eût composé cette fantaisie admirable, le digne pendant de Séraphira-Séraphirus, sous l'in-
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HOmE c4 GENÈVE
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fluence d'une apparition quotidienne. a Sous sa dictée c'eût été plus étrange encore, mais on n'osait pas le dire. Toujours est-il que, pendant qu'il écrivait, tout craquait dans sa chambre et que même la table de nuit dansait.
J'en étais convaincu. D'abord parce que Gautier me l'avait souvent raconté lui-même; ensuite parce que si j'en avais douté, il m'aurait traité de «bourgeois, ce qui m'eût été fort désagréable. Enfin il est clair qu'un poète qui ne verrait pas danser les tables de nuit, pendant qu'il écrit un roman où elles dansent, serait un fichu poète, comme qui dirait un poète de l'Ecole du bon sens, enfin quelque chose de fade.
Donc je fis tourner des tables. Et elles tournèrent.
Mais pourquoi n'auraient-elles pas tourné pour moi, puisqu'elles avaient tourné non seulement pour Gautier, mais même pour Victor Hugo, à Guernesey, tandis qu'il écrivait le second tome des Contemplations?
Fort de ces précédents, j'en avais avisé une, toute petite et très jolie, dont les qualités rotatives m'avaient frappé, c'était un amour de guéridon, en bois de rose, doué de trois pieds délicieux, avec laquelle je me mis en communication directe et intime. Et tour de suite,
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vous l'avez deviné, j'y fis venir l'âme de Shakespeare.
Elle m'a dicté tout mon théâtre
Après un pareil résultat, c'eût été abuser du scepticisme que de ne pas croire. Je crus. Je crus même tellement, qu'ayant appris la présence du célèbre Home dans la ville de Calvin, le besoin me saisit de connaître ce sorcier. Home était un homme qui, là on un Victor Hugo ne fait tourner qu'une table de famille, faisait tourner, lui, une table de cent couverts Et sans casser les verres encore Je devais à ma foi nouvelle de rendre mes devoirs à un tel précurseur.
On me présenta à une société qu'il honorait quelquefois, le soir, de sa présence. Mais ce n'était pas régulier, et l'on ne me garantissait rien. On l'attendait, voilà tour, et quand il venait, il venait. L'hôtesse, une bien excellente dame, prit la peine de m'expliquer que lorsqu'il se sentait attiré vers une réunion par une personne sympathique, cette réunion le voyait apparaître. Comme il n'apparaissait pas à la nôtre, je doutai péniblement de mon charme.
Cependant il ne manquait point d'autres personnes sympathiques dans ce salon extraordinaire. Il y avait d'abord un ambassadeur du
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Chili, avec sa fille ou sa nièce, je ne sais plus au juste, terrible/ petite brune aux yeux de panthère noire, luisants dans l'ombre, et pelotonnée dans une encoignure, comme prête à s'élancer sur le profane. L'ambassadeur était bien. L'ambassadeur était très bien. Je ne sais pas s'il ambassadait au dehors, mais, près de la jeune panthère, il semblait un vieil ours séculaire, avec des poils longs comme ça et fleuris par touffes agréables.
Puis, c'étaient trois Anglaises, en tenue d'ascension alpestre, exactement semblables l'une à l'autre, couperosées et dentues, des révoltées du sexe, bien inquiétantes, elles aussi, droites et immobiles sur leurs chaises, à tromper des plantes grimpantes.
Il y avait encore un couple allemand à lunettes. Le mâle du couple, gringalet hoffmannesque, recroquevillé comme s'il avait eu une chenille dans le ventre, tirait à chaque instant d'un étui nouveau des lunettes nouvelles, et il les essayait tour à tour. Cet opticien ambulant craignait sans doute de ne pas voir le magicien Home d'assez près.
Le magicien Home n'arrivait toujours pas. Sans aucun doute je le repoussais par mon scepticisme, et Dieu sait cependant si j'évoquais
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mentalement sa présence Pour tuer le temps on servit le thé.
Mais il y avait sur la table un objet qui m'intriguait singulièrement, et c'était une boule de cristal de roche, de la grosseur d'un petit melon, posée sur un socle de velours écarlate. Sous prétexte de replacer ma tasse, je m'approchai pour le regarder et j'allais y porter la main, lorsqu'une voix m'arrêta
– Malheureux qu'allez-vous faire ?
Et, sous la fusillade des regards, je devins plus écarlate que le socle. La voix reprit
VOUS VOULIEZ DONC FAIRE SOUFFRIR l'ame DE Joseph?!?!
Je me retournai, c'était Home. De taille moyenne, sans barbe, les cheveux frisés sur le fronç et l'aspect d'un fort comédien, tel m'apparut d'abord le grand Psychique. La bouche était fine, mais sans lèvres, pas bonne. Les yeux brillaient d'un vif éclat rehaussé par un halo de bistre. D'ailleurs, une agitation de tout le corps, fiévreuse, et qui allait jusqu'au tremblement des mains. Evidemment, il y avait là un être malade, d'une sensibilité nerveuse exceptionnelle, un écorché vivant.
Toutefois, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il se possédait admirablement, qu'il jouait de
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sa névrose en artiste consommé et qu'il en avait, comme on dit, l'embouchure.
A l'effet produit sur mon visage par son exclamation matagrabolizante, il comprit tout de suite qu'il s'était fourvoyé et qu'il y avait un loup dans la bergerie. Il sourit. Et il était temps, car la panthère se ramassait dans son encoignure et le vieil ours du Chili était déjà tout hérissé.
Quel Joseph? avais-je dit. celui de Putiphar ? ?
Mais l'excellente hôtesse intervint. Elle daigna me révéler que c'était bien en effet l'âme de Joseph, le ministre de Pharaon, le véritable Joseph de la Bible, qui était enfermée dans le melon de cristal de roche, et que seul M. Home pouvait l'en faire sortir. Elle me montra quelques fissures intérieures et prismatiques qui témoignaienc des efforts tentés par le captif pour s'évader, hélas sans le moindre succès, et elle s'adressa à ma délicatesse d'homme bien élevé pour obtenir le secret sur un mystère spirite de cette importance dont le hasard me rendait confident.
Il n'en faut pas moins que la mort du seul libérateur possible de Joseph pour me décider à trahir ce secret. Encore ne m'y résous-je que par pitié pour l'intendant du Pharaon, car il
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doit se faire vieux dans la sphère. J'avais espéré que Home lui rendrait sa liberté ce soir-là, quand cela n'eût été que pour expliquer aux trois Anglaises l'apologue des vaches maigres. J'osai donc l'en solliciter.
Mais il feignit de ne pas m'entendre. En proie à l'opticien allemand, qui en était à sa dixième paire de lunettes, il essayait de lui échapper en sautant d'une chaise à une autre. Sauter est le mot, car à peine y était-il assis qu'il se dressait comme s'il eût été brûlé, et passait à une voisine. Il traversa de la sorte deux ou trois fois le salon, secoué par une de ces singulières chorées nerveuses qu'on remarque chezles pianistes. Une balle élastique eût fait moins de bonds aux angles des meubles.
Cependant, comme j'avais sur le coeur l'accusation d'avoit torturé Joseph dans sa boule, je manoeuvrai de telle sorte qu'il devint impossible à Home de m'esquiver plus longtemps.
Vous m'escamoterez, lui dis-je, mais je saurai pourquoi vous détenez ainsi l'infortuné fils de Jacob dans un presse-papier.
Ce n'est pas moi, fit-il, et j'en soufre autant que lui!
Je vous assure, repris-je, que je ne demande qu'à croire. J'y suis d'ailleurs prédis-
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posé par des expériences réitérées. J'ai obtenu par des tables tournantes des scènes de comédie dignes de Molière, que dis-je, de Labiche luimême, et j'ai un petit guéridon en bois de rose dont je me sers pour composer.
Home secoua la tête.
Je ne crains pas les sceptiques. Mais il y a des êtres qui ne peuvent pas croire. Vous êtes de ces déshérités.
Et, fort aimablement, il m'expliqua qu'il était obligé, par ordre des médecins, de renoncer à ses séances, car elles le tuaient. Il venait d'aller faire une cure en Italie, et il avait pris, dans je ne sais plus quelle station thermale, des bains de boue. Je vais mieux, conclut-il en bondissant sur un canapé, d'où il surgit aussitôt pour aller tailler bavette avec l'ours et la panthère. Puis, tout à coup, il se plaignit de l'odeur du thé. cc Cet arome est terrible sur moi! » On emporta le samovar. Par la même occasion, la boule de cristal de roche disparut. Je remarquai qu'à ce moment le visage de Home se contracta; sans doute, il entendait les hurlements de Joseph Mon désappointement était grand, et je ne me consolais pas de cette impossibilité de croire dont il m'avait taxé à première vue, lorsqu'on développa un paravent, et l'espoir me revint.
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Qu'allait-il se passer devant ou derrière ce paravent ?
Le prince de la science spirite, le célèbre Psychique, s'était assis cette fois, et pour de bon. Il semblait se calmer. Sans doute la communication s'établissait entre lui et le monde surnaturel. Il régnait un silence d'extase. Les yeux de la panthère dardaient comme soupiraux d'enfer. L'ours du Chili bavait dans sa fourrure. Les trois Anglaises collées n'en faisaient plus qu'une. L'opticien avait mis toutes ses lunettes, et je sentais que la foi venait. Eh bien oui, elle venait. Je vais vous chanter quelques chansons comiques, dit le dompteur des Esprits, et il entama le répertoire de Levassor
C'est comme j'ai l'honneur de vous le raconter, il chanta des drôleries où un Anglais jure « Goddem, dit « Aoh yes ), et parle de couver des oeufs d'autruche.
C'était sinistre. Je m'enfuis.
Je ne fais plus tourner les tables.
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CHAPITRE III
A bas Molière!
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MOLIÉROLATRIE
5pÔ^wC u T A N T que je puis m'en rendre compte ef/nv? au moyen de cette arithmétique qui d'ailleurs est mon faible il y a
aujourd'hui même deux cent treize ans que Molière est mort. C'est ce qui vous explique que je commence à m'en consoler. Les plus grandes douleurs tournent à l'indifférence émue quand on leur survit deux cent treize ans. Je ne peux plus pleurer Molière. C'est plus fort que moi.
Peut-être aussi faut-il se faire une raison. Si
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Molière n'était pas mort, il vivrait encore, et ce serait embêtant à plusieurs points de vue D'abord, il faudrait le défendre contre ceux qui le pleurent le plus. Ceux qui le pleurent le plus (mort), l'agoniraient d'outrages (vivant), et notamment les comédiens inconsolables, dont les larmes font mal à voir et qui languissent sur la terre depuis le 17 février 1673.
Ensuite, s'il vivait encore, on ne célébrerait pas les moindres événements de sa vie dans des à-propos annuels et carrément littéraires qui rapportent de cinq cents à mille francs à des poètes dans la débine. Il y a là une fondation pieuse à laquelle nous devons tous d'avoir pu payer notre crèmerie.
De ce côté l'institution est bonne, très bonne! Elle est même irremplaçable. On sait, dans les parnasses, que tous les quinze janvier, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, vingt-cinq louis sont offerts à qui démontrera que Molière est l'honneur du théâtre. C'est pain bénit. Je vous réponds qu'on les accorde, les lyres L'un empoigne son sistre, et l'autre son théorbe. Tout ronfle et tout glapit dans les réduits du Pinde transéquanien et ciséquanien aussi. Molière? Mais on l'inventerait, pour ce prix-là. On lui prête toutes les vertus, celles de Racine, de Corneille, du
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père Malebranche, de Turenne et de saint Vincent de Paul. On lui attribue la découverte du naturalisme, le pressentiment de la vapeur, l'idée confuse mais certaine de l'union des races latines, et tous les mots de Dumas fils. Et on le tutoie! Ah! bonté divine!
Ecourez
Oui, Molière, c'est ton, dont le génie immense
Est de l'éternel sol l'éternelle semence! démence
Te comparer, Molière, a quelqu'un 9 O démence
Quand Molière fimt, Molicre recommence.
Les cordes vibrent à étourdir les hannetons. Les crèmeries bruissent d'enthousiasme. Des ailes! des ailes! Tout chante la mort de Molière, sa vie, son pseudonyme, sa gaieté triste, sa tristesse gaie, son déjeuner avec Louis XIV, son privilège inouï, son passage à Uzès, à Pézenas aussi et cette exquise Laforêt, bonne à tout faire, l'aïeule de la critique contemporaine. En général, l'apothéose se termine par un fort éreintement de la famille Béjart. On écoule là quelques adjectifs amers, recueillis à Bullier, pendant les rondes décevantes. On flanque un petit feu de Bengale dans les jambes de la cruelle à qui l'on doit quelques déboires personnels. Elle sera flétrie publiquement, à l'Odéon même,
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sous un nom historique, soit sans être reconnue, oui, mais flétrie. Car lorsque Ton est dans la peau de Molière, il faut en profiter, et Porel ne choisit pas le même tous les ans.
moliè re, sombre
Apprenez-le, madame, ce m'est une peine extrême que celle où vou» me réduisez 1 Vos attentions pour une personne de qualité que je ne saurais prendre sur mon de nommer (îise^ cette canaille de Rémulot, le jeune premier de Montparnasse) me font sentir deux fo's l'infenonte d'une condition (lise^ ihtjin du mots) qui n'est dépourvue ni d'orgueil (il est poète) ni d'espérance, (Il négocie un fort emprunt sur son héntage).
ARMANDE BÉJART
Que vous jugez mal de mes sentiments, maigre votre génie! (Cela fart du bien par où cela passe). De quel, faux objets vous nourrissez une jalousie, dont je voudrais être fiere (je te crois) pour justifier d'un amour tel que le vôtre! Souffrez que je vous retourne l'un de vos mots celebres (Attention, il s'agit d' éblouir Pcrel il n'a rien pour l'année prochaine) Beau marquis, on espere alors qu'on desespere toujours
Si ce n'est pas un jeu amusant, je demande qu'est-ce qui est amusant en ce monde? Et je répète que la mort seule de Molière nous permet d'y jouer une fois par an. Car les autres ne rendent presque rien. Corneille fournit peu, et Racine est ingrat. On ne sait que chanter en Racine. La Champmeslé peut-être? Mais elle est
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moins drôle que la Béjart. La Béjart est délicieuse. Aussi écope-t-elle pour tout le monde, dans tous les à-propos. On la cogne en vers et on l'abat en prose. En voilà une qui a fait gagner de l'argent à la littérature française!
Ces hymnes, dialogués ou monologues, sont certainement monotones à ouïr, et les critiques critiquants ne voient pas sans malaise arriver ce fatal quinze janvier qui leur double un terme d'une cantate. Les poètes seuls en jouissent. Et les comédiens peut-être. Car les comédiens n'ont pas de plus grand bonheur que de représenter Molière. Ah! incarner Molière! C'est l'être un quart d'heure; c'est presque le ressusciter. Tout comédien contient en lui un Molière qui ne peut pas sortir. O délices! être à la fois l'auteur de ce que l'on joue et l'acteur de ce que l'on a conçu Parler de son Misanthrope, de ses Femmes Savantes. Imiter la modestie de Molière quand on le complimentait de ses chefs-d'œuvre. Souffrir de ce qu'il a enduré, le cher martyr, de sa Béjart. Savoir que l'on aura déjeuné avec Louis XIV, que Ingres s'en souviendra, que l'on n'aura pas été de l'Académie et que l'on doit mourir en disant « JuroM dans un futur cMalade imaginaire. Rendre cela l'immortalité qui vous attend, et le rendre simplement, avec grandeur aussi, sans
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précipiter l'avenir, et comme cela a dû arriver. Fondre le Molière réel avec le Molière rêvé, l'idée que l'on s'en fait et le renseignement qu'on en a, amalgamer cela devant un public qui s'écriera les mains levées a C'est lui craché! » Quelle leçon pour les auteurs actuels, ceux qui ne sont pas morts depuis deux cent treize ans et qui font leurs pièces en personne Car non seulement Molière consultait les comédiens, mais il s'était fait comédien pour se consulter lui-même. Et quand il avait fini de consulter le comédien qu'il était, il consultait le directeur, c'est-à-dire un autre lui-même encore. 11 était trois, ce Molière. Que dis-je? il était quatre, car il touchait aussi à la caisse. Le rôle des rôles, quoi! Eh bien mais, puisqu'il en est ainsi, pourquoi ne multiplie-t-on pas ces petites fêtes? C'est très facile, et le calendrier a des jours pour toutes les gloires théâtrales. Par exemple, Scribe est mort le 20 février 1861. On ne dira pas que ce n'est pas un maître révéré, puisqu'il a son buste au Théâtre-Français, tandis que Victor Hugo et Alexandre Dumas père ne l'y ont pas encore. En outre, si les comédiens bavent d'extase quand ils parlent de Molière, ils tournent de l'œil quand ils traitent de Scribe. Enfin cet homme est mûr pour la cantate.
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J'offre donc à Claretie de lui composer pour le 20 février prochain un à-propos-apothéose, très soigné, que je lui vendrai deux cents francs seulement, à cause de la dureté des temps; et dans cet à-propos (de bottes) je ferai pour Got un Scribe nature et parlant, pour plus d'illusion, la langue inimitable dont il fut l'inventeur. J'y donnerai pâture à la dévotion que nous professons tous pour ce grand homme, et nous fonderons ainsi une institution telle qu'on la rêve quand on est poète, qu'on n'a pas le sou, et qu'il faut faire tous les métiers pour vivre.
L'histoire de Scribe abonde en traits extraordinaires et bons pour la cantate, et si l'on se rappelle que Molière, fils d'un tapissier, est mort en scène, il ne faut pas oublier que Scribe, fils d'un drapier, est mort en fiacre. On peut attendrir avec cela une salle de J,foo personnes un peu prévenues.
Car nous vivons en un temps où l'on porte partout ailleurs qu'à l'église le besoin d'adorer et de célébrer qui est le propre de l'homme. Nous ne mettons plus l'encens dans les encensoirs, mais nous le plaçons dans les seringues du éMalade imaginaire. La confusion est si grande que Molière a une semaine sainte, comme le crucifié du Calvaire, et qu'on lui chante sa Passion (selon Bé-
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jart) aux dates commémoratives. Le jour de sa naissance est un jour gras; celui de son décès, on jeûne. Et si on arrivait à connaître exactement celui ou la Béjart a commencé, toute la France chasserait le dix-cors expiatoire, et de l'aube à la nuit, en souvenir de ce prodige de trahison féminine auprès duquel la plus cruelle énigme n'est qu'une simple question du Bulgare. Alors pourquoi pas les autres? Pourquoi pas Voltaire? Beaumarchais? Diderot? Pourquoi pas Musset? Ils ont eu aussi des malheurs.
Maintenant, si les théâtres d'Etat éprouvent le besoin de décerner vingt-cinq louis par an à des poètes embourbés dans la dèche, qu'ils les décernent, mais que ce ne soit pas pour fonder une religion à coups de luth. La preuve que Molière n'est pas un dieu, c'est que non seulement il n'apparaît pas, mais qu'il ne reparaît même pas. Et en cela, il a bien raison. Car s'il reparaissait, les pommes cuites deviendraient chères sur la place, d'abord. Puis les comédiens lui referaient ses pièces, Sarcey les éreinterait, et la Béjart lui en planterait de si hautes qu'il n'y aurait pas assez de laurier pour les enguirlander jusqu'à la pointe.
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COMME QUOI MOLIÈRE
N'A JAMAIS EXISTE E
cA ZM. Jules Claretie, directeur de la Comédie française.
gïeaficÉLAs! Mais ce n'est pas douteux, mon cher Claretie. Il n'a pas existé. Longtemps, j'ai retenu cette révélation, de peur de gêner votre direction, déjà bien pénible. Je sais combien l'existence de Molière est nécessaire à la prospérité de notre premier théâtre, et notamment à sa subvention. Et puis, l'idée de désoler tant de bonnes gens pour qui le martyre de Molière est une torture de toutes les heures, qui déjeunent de sa naissance, dînent de
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sa mort et portent le deuil éternel de son grand cocuage national, cette horrible idée, dis-je, me brisait l'âme. Mais il le faut. Vous vous préparez, dans votre candeur officielle de directeur, à célébrer encore une fois une ombre sans consistance historique, à déchaîner l'orchestre des cantates sur un mythe, à célébrer à tour de bras un tapissier mystificateur; il est temps de vous prévenir MOLIÈRE N'A JAMAIS EXISTE.
Il est des illusions qu'il convient de laisser au peuple, oui; mais l'existence de Molière estelle du nombre? Non. Que de victimes n'at-elle pas faites C'est elle qui réduisit SainteBeuve à parler belge! Ce lundiste, en effet, a écrit « Aimer Molière, j'entends l'aimer sincèrement et de tout coeur; c'est, savez-vous? avoir une garantie en soi contre. » etc. Pauvre Sainte-Beuve, en arriver là! Du brabançon! Jugez de ses successeurs.
Donc, finissons-en, mon cher Claretie, avec cette légende fatale elle nous tuerait tous nos critiques. Egal en ceci à Homère, à Shakespeare et à Napoléon, Molière n'a jamais existé. A-t-il craint de nous humilier? Je l'Ignore. Toujours est-il que, à leur exemple, il s'est abstenu d'être. Pour Homère, c'est connu. Homère, en grec, veut dire a Au rendez-vous des rapsodes. Ce
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vieillard exerçait le métier d'aveugle et son chien S'appelait Argos. Au lieu de jeter un sou dans la sébile qu'Argos portait aux dents, les poètes de ce temps-là y déposaient tantôt un chant de l'Iliade et tantôt un chant de ï Odyssée. Quand il mourut, on trouva le tout dans sa paillasse. C'était parfaitement homogène.
Une brochure célèbre a démontré de même que Napoléon n'avait jamais eu lieu. Napoléon n'est pas autre chose qu'Apollon, et ses douze maréchaux sont les douze signes du Zodiaque. Apollon, surnommé le Soleil, se couche tous les soirs dans la mer. Camille Flammarion vous le dirait. Or, la mer, c'est de l'eau. Mais par quel mot exprimez-vous l'eau dans la langue de Wellington ? Water. Réunissez, à présent, les deux vocables water-l'eau, et vous avez précisément le nom de la prétendue bataille où s'éclipsa l'astre napoléonien. Concluez vous-mêmes.
Il n'a pas été plus difficile à la Science d'établir victorieusement la non-existence de Shakespeare. Tout le monde sait aujourd'hui que Shakespeare n'est autre que lord Verulam, c'est-à-dire François Bacon, l'auteur du U^Çovum organum. Ce philosophe, les jours où la philosophie l'embêtait, composait, pour se désopiler, les vaude-
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villes d'Hamlet, de zMacbeih et à' Othello, et il les donnait à un palefrenier de ses amis, d'origine tourangelle, qui s'appelait Jacques-Pierre. On remarquera que ce nom de Jacques-Pierre, prononcé à l'anglaise, donne précisément ShakesPeare. Tout est là. François Bacon avait évidemment peur de se compromettre aux yeux de la postérité en avouant des facéties telles que Hamlet, zMacbeth, Othello et d'autres encore dont les directeurs du Palais-Royal eux-mêmes ne voudraient pas pour relever leur théâtre.
Eh bien, pour Molière, c'est encore plus grave, mon cher Claretie. Du reste, voici
Mon quadrisaïeul, celui-là même dont il est question dans le Fesvn ridicule de Boileau, et qui, de son état, fut maître-queux éminent et sut régaler les honnêtes gens avec de la bonne cuisine, a laissé des mémoires inédits que je possède, et par lesquels il est démontré qu'il connaissait beaucoup Molière et le voyait fréquemment à Versailles. Je détache de ces Mémoires la page suivante
« Ce n'est un secret pour personne que Molière n'est pas l'auteur des comédies représentées sous son nom. Le brave garçon n'est même pas capable de signer ce nom dont on l'a affublé.
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Ah! ses autographes seront rares! Quand il a à parler au Roy, il trace une croix sur un papier, et le Roy, qui ne s'y trompe pas, fait aussitôt mettre un couvert de plus à déjeuner. Ces déjeuners entre Sa Majesté et le comédien sont fréquents, et, chaque fois qu'ils ont lieu, Louis XIV remet à Molière un manuscrit noué avec une faveur bleue. « Parfois, c'est le éMédecin malgré lui, souvent ï École des femmes et quelquefois le fameux Tartufe. Et l'on s'occupe de distribuer les rôles. Molière ne sait jamais ce que le Roy lui donne; car, d'abord, il n'y connaît rien, étant directeur de théâtre; mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il ignore quel est le véritable auteur des pièces qu'il signe. Il m'a raconté lui-même que, le jour où il reçut le Tartuffe des mains royales, Sa Majesté, étant allée s'assurer que les portes étaient bien closes, était revenue sur la pointe des pieds, et s'était écriée en renversant légèrement sa perruque
« Pour celle-ci, Jean-Baptiste, c'est du nanan! J'en ai ri toute la nuit avec ma chère Maintenon!
« Et comme Poquelin demeurait béant de la familiarité de Louis XIV, le Roy-Soleil avait ajouté ces paroles significatives pour tout autre plus instruit que mon pauvre camarade
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« Quel talent il a, cet animal-là! Avouez que j'ai eu un rude nez de le faire enfermer à la Bastille. Il aurait découragé tous ses contemporains, et mon siècle était flambé.
« Le Roy parlait du véritable auteur du Tartuffe et des autres comédies, c'est-à-dire du propre frère de Sa éftfajesté! .» »
La première fois que je lus cette page des Mémoires de mon quadrisaïeul, je n'osai pas comprendre. La révélation était si formidable que, par pitié pour l'édit de Moscou, mon cher Claretie, je voulus brûler le manuscrit. Eh quoi! me disais-je, Molière non plus? Après Homère, Shakespeare et Napoléon, que restait-t-il à l'humanité ?. Molière; et il n'a pas lui! Du moins ce n'est pas lui qui a lui, c'est le frère de Louis XIV, un Bourbon déclassé; mais lequel? Car Louis XIV n'a pas eu de frère. Douter de mon quadrisaïeul, impossible, puisqu'il était illettré. Alors quoi? Je poursuivis donc la lecture de ses étranges Mémoires. A la page 217, il y a ceci. Je cite textuellement
« Hier matin, dans les fossés de la Bastille, on a trouvé un plat d'argent sur lequel étaient gravés au couteau douze vers alexandrins visiblement inédits d'une comédie qui doit s'appeler le {Misanthrope. 11 est évident que le Masque de
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Fer, fatigué de l'anonyme, cherche à révéler au public le secret de son incarcération, qui est celui de ses talents. Le plat a été porté à M. de Louvois, lequel est entré, selon son habitude, dans une fureur épouvantable, car le manuscrit du Misanthrope avait été remis le matin même à Molière par le Roy. Mais on en sera quitte pour supprimer les douze vers révélateurs qui étaient les seuls vraiment amusants de la pièce. » Et maintenant, je vous le demande, mon cher Claretie, dois-je détruire mon papier de famille ? La Comédie-Française m'en saura-t-elle gré à ma première lecture, qui est proche? Est-il plutôt de mon devoir de répliquer à la critique allemande qui, lorsqu'on lui dit Shakespeare répond Bacon, en produisant les preuves de la non-existence de Molière? Continuera-t-on à l'applaudir, à l'adorer et à parler belge comme Sainte-Beuve, quand on saura que tous ses chefs-d'œuvre sont du Masque de Fer et qu'ils ont été perpétrés dans les prisons, comme de simples chaussons de lisières? Mon anxiété est extrême. Dédiviniser Molière, c'est grave, à cause des frais du culte.
Et, d'un autre côté, il me semble qu'il est temps et que l'on va trop loin. Au nom seul de Molière, toute la critique française fait les yeux
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blancs. Il a cependant son Bacon, ainsi que vous voyez, et quel Bacon! le Masque de Fer! J'ignore, avec mon quadrisaïeul, si les dates du Masque de Fer concordent exactement avec celles de Molière. Si les dates du Masque de Fer étaient exactes, il ne serait plus le Masque de Fer. Mais, plus j'y songe, plus je suis frappé de l'aisance avec laquelle les deux légendes s'expliquent l'une l'autre. Louis XIV pouvait-il tolérer d'avoir un auteur dramatique dans sa famille? Jamais.
Or, son frère aîné était né pour cette atroce profession, digne au plus d'un tapissier. Il le fit enfermer d'abord aux îles Saintè-Marguerite (première période de son talent les farces, les imitations, les tragédies), puis à Pignerolles (deuxième phase le ton se hausse), et enfin à la Bastille (troisième manière il égale Plaute et dépasse Térence). Tout cela est clair. En outre, si le Masque de Fer n'est pas Molière, qui est-il? Pourquoi Molière déjeunait-il tous les mardis chez Louis XIV? D'où vient qu'on n'a pas de lui un seul autographe, ni même sa signature authentique ?
Croyez-le bien, mon cher Claretie, palefrenier, aveugle, tapissier ou Apollon en exil, tous les hommes de cette taille ont un Bacon. C'est
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pourquoi il ne faut jamais les adorer tour à fait et passer sa vie à leur guimbarder des cantates; d'abord, parce qu'ils ne les entendent plus, et ensuite parce que, trois cents ans après leur mort, la science arrive et prouve qu'ils n'ont jamais existé. Pour Molière, ça y est.
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LA MACHOIRE DE MOLIÈRE
01C1:
yt\\7/M Depuis de longues années, le Co-
mitéguettaitsournoisement, au musée jCswOt. mire guettait sournoisement, au musée de Cluny, le N° 7,308 du catalogue. Personne ne savait au juste ce qu'il représentait, pas même M. Darcel, successeur de Du Sommerard. C'était un ossement fossile, en forme de fer à cheval, que l'on prenait généralement pour un moule à pâtisserie du onzième siècle. Cuvier l'avait regardé avec indifférence, Geoffroy Saint-Hilaire avec dédain, et Boucher de Perthes, consulté, avait déclaré sans hésiter qu'on ne pouvait voir là raisonnablement qu'une enseigne de dentiste brisée par les révolutions.
Mais la force de la Comédie-Française est
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dans ses traditions. Elle en a pour tous les cas, et elle marche ainsi à coup sùr dans sa moliérolâtrie révélée. Il ne fut pas difficile aux sociétaires de reconnaître du premier coup la mâchoire perdue du dieu qu'ils adorent. La tradition de sa bouche, de ses lèvres, de sa langue et de sa mastication ne leur laissait aucun doute à cet égard. Les archives du théâtre conservent le trésor de ses notes chez son dentiste, l'empreinte de son palais, l'or du plombage de la canine attaquée qui le faisait souffrir à gauche et un peu du coton de ses oreilles. Monval sait le nom de son eau dentifrice, il l'a analysée, il peut la refaire. Il a même la mesure exacte des fluxions qui défiguraient Molière quand il attrapait du mal dans les courants d'air en flirtant avec la De Brie, personne coulante, qui a laissé son nom au plus onctueux des fromages.
Or donc ils guettaient la mâchoire sacrée. Ils décidèrent l'habile Emile Perrin à la demander au musée de Cluny. On la leur refusa. Ils n'insistèrent pas, ils attendirent. Elle ne devait pas leur échapper. L'ingénieux Darcel ne se faisait prier que parce qu'il avait des doutes. Quand il n'en eut plus, il la leur apporta lui-même. On le vit arriver, l'autre matin, avec, sous le bras, la mâchoire dans un papier.
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L'Etat vous la donne, fit-il, elle est à vous. Et il la plaça sur le bureau de Claretie. Rien de plus éburnéen n'avait encore illuminé le sombre cabinet du jeune directeur.
L'enthousiasme fut indescriptible. Seul, Got, qui est le scepticisme fait homme, paraissait un peu froid. Il se demandait ce qui avait pu décider ce conservateur à ne pas conserver un objet si rare et peut-être unique au monde.
Elle n'est donc pas très authentique? suggéra-t-il en se frottant le nez.
Elle ne l'est même pas du tout, répondit le savant. Mais vous l'avez réclamée, cela vous regarde. Les mâchoires n'ont d'autre prix que celui qu'on y attache. Celle-ci peut être celle de Molière, si vous en êtes convaincus.
Est-elle au moins de Regnard ? reprit Claretie, avec son humeur conciliante.
Moins encore peut-être, assura le conservateur. Et saisissant son chapeau, il s'enfuit, laissant la relique. On lui courut après, mais c'était un cerf, l'archéologue
A présent, ils ne savent plus que faire, rue Richelieu, de la mâchoire. Le musée de Cluny refuse de la reprendre, et le Comité s'obstine à ne pas la reconnaître. Un proces grandiose immine. ̃ s
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Et pourtant si vous saviez comme elle est belle, la mâchoire D'abord, c'est l'inférieure, la bonne.
Si l'autre, la supérieure, avait pu être détachée de la tête. l'Odéon l'avait. Mais il n'y a pas eu moyen, d'abord parce qu'elle tenait trop et ensuite parce qu'on n'avait pas la tête.
Je ne nie pas qu'il eût été intéressant de posséder toute la charpente de la boîte osseuse du Contemplateur. Mais à quoi servirait Fart de Cuvier si on ne pouvait pas s'en passer? Sur la donnée d'un os la paléontologie reconstruit le mammouth antédiluvien, ses moeurs et ses amours; c'est bien le moins que l'anthropologie se contente de toute une mâchoire de Molière pour reconstituer le vieux répertoire.
Elle est un peu jaune telle qu'elle est. On voit qu'elle a longtemps séjourné dans les vitrines d'un musée archéologique, sous la poussière de l'indifférence générale. Mais son ton est un beau ton de vieil ivoire, très chaud, légèrement mordoré. Elle ferait la joie de l'un de ces industrieux ciseleurs japonais qui sculptent de petites chapelles bouddhiques avec leurs trois cents dieux dans une dent de lait. Si elle tombait entre les mains de l'un d'eux, il pourrait y représenter une séance de lecture au Comité et y trouver
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encore matière pour les petites boules, blanches et noires, avec lesquelles on vote.
Les alvéoles de la dentition en sont assez bien garnies et font honneur à l'art odontalgique du grand siècle. Il y en a seize, soit huit de plus que de sociétaires. Les plus remarquables sont les molaires, carrées, solides et fortement assises elles forment des sièges naturels que l'artiste ivoirier n'aurait pas besoin de retoucher pour obtenir des chaises curules; celles-là seraient pour Got, Maubant, Worms et Mounet-Sully, enfin pour les Part entière. Quant aux incisives, j'y vois plutôt Thiron et Cadet, assis.
Oui, ce serait un joli travail. Mais, hélas nos arts industriels sont en baisse, et vous ne trouveriez plus, même à Dieppe, un ouvrier à qui confier une pareille pièce pour une pareille commande. Aussi la mâchoire de Molière doitelle demeurer simple mâchoire et matière première, absolument comme celle dont Samson se servait pour abattre les Philistins, et qui est au Jardin des Plantes.
Certes, je n'établis aucune comparaison entre ces deux reliques, pas même une simple analogie, croyez-le bien. Je dis seulement qu'à l'heure même où M. Darcel déposait l'une sur le bureau ému de Claretie, parmi les attaques de nerfs de
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Monval, il y avait devant l'autre, au Jardin des Plantes, un homme profondément perplexe. Cet homme, que toute l'Europe connaît sous le nom d'Emmanuel Frémiet, et qui joint un esprit singulier à un don de statuaire-animalier plus rare encore, était debout devant un fossile, quai d'Austerlitz, et songeait.
Si Darcel, se disait-il, est parvenu à poser au Comité le lapin de si mâchoire inférieure de Molière, qu'est-ce que fait dans notre Musée zoologique celle (supérieure) de l'animal biblique et catalogué que Samson avait dans sa panoplie ? Ne serait-ce pas le moment de la caser au baron de Rothschild? Car, pour l'authenticité, elle vaut l'autre, et pour l'intérêt historique, elle la dépasse
Le raisonnement de Frémiet ne laisse pas, en effet, d'être assez juste. Du moment qu'on se met à collectionner des mâchoires, il faut avoir les plus rares et les plus célèbres. On comprend très bien que celle de Molière soit précieuse entre toutes à la Comédie-Française, et cela va de soi. Mais alors pour M. de Rothschild qui est juif, ainsi que Drumont l'a révélé, celle dont se servit Samson contre les Philistins est une relique sans prix, et il y aurait là une bonne affaire pour notre Musée zoologique, lequel est pauvre.
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Malheureusement pour Frémiet, le baron de Rothschild, tel que je le connais, est beaucoup plus diflicile que la Comédie-Française dans le choix de ses objets d'an religieux. H demande généralement des papiers bien en règle prouvant les origines des choses ou de bonnes signatures. Il aimerait mieux acheter à Frémiet une belle statue signée Frémiet qu'une mâchoire d'âne à Philistins signée Samson, et il serait plus sûr au moins d'avoir de l'authentique dans le rare. Et puis cette histoire du Comité et de la mandibule est faite pour lui donner à rénéchir. Pour moi je ne vois pas sans un serrement de coeur ma chère Comédie Française s'engager dans un procès d ou il ne peut sortir pour elle rien de bon, d'aucune manière. D'abord, M. Darcel le gagnera, grâce à l'argumentation irréfutable que voici Qu'est-ce qui prouve que la mâchoire est bien celle de Molière? C'est justement le désir passionné témoigné par le Comité, qui seul s'y connaît, de posséder ladite mâchoire. Si c'était M. Raymond Deslandes, par exemple, qui me l'eût demandée pour le Vaudeville, sa demande ne ferait point titre, et si c'était M. Koning, pour son Gymnase, les doutes s'épaissiraient encore, car ces deux spécialistes ne savent de Molière que ce que [oui le monde
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en connaît. Mais la Comédie-Française ne fait pas un pas sans être étayée par des traditions que Monval incarne visiblement sur la terre. Elle a le mohérisme infaillible autant que facile à suivre en voyage ou à pratiquer en secret. C'est à elle qu'on en réfère dans les litiges moliérâtres. Or, elle a sollicité impérieusement ce fragment de boîte osseuse, qui jusqu'à elle n'était connu par la science que sous le nom de « Numéro 7,~08, fossile mandibulaire de poète comique (ou même de singe ?). » Donc sa réclamation le consacre.
Et la Comédie gardera la mâchoire. Elle lui sera adjugée à dire d'expert. Ce sera bien fait, si elle est fausse et si elle est vraie, elle ne l'aura pas volé. Mais Dieu seul le sait.
Il résulte de tout ceci un grand enseignement, outre que la curiosité s'enrichit du bibelotage des mâchoires. Cet enseignement peut se formuler par cet axiome Signons nos mâchoires, et signons-les bien quand il en est temps encore. On ne sait pas ce qui peut arriver. Pour moi, en vous quittant, je cours à tout hasard chez mon dentiste.
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CHAPITRE IV
Calibaneries
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CALIBAN
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
H ça que se passe-t-il donc ? Comment! la place est vacante, et on ne ,~SE~ me le dit pas! Il faut que je l'apprenne de M. Brisson, organe nasillard de la voix publique? Pas un de mes amis politiques n'aura eu la pudeur de me téléphoner « Halo le temps de Grévy expire, la présidence est à prendre portez-vous. ? A quoi servent les inventions d'Edison alors?
Ils sont bien lâcheurs, dans mon camp; mais à ce point-là, je ne l'aurais pas cru. Car enfin il est connu du monde entier que mon rêve est
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d'habiter l'Elysée et d'y cultiver la tulipe, Heur aux variétés orageuses. J'ai dessiné assez souvent ma candidature à la Présidence dans des articles politiques, insérés à cette place même, pour qu'un Congrès sérieux hésite entre M. Duclerc (de la lune), la Lune elle-même et Caliban. Ou bien, c'est qu'on ne croit plus à rien, en France; c'est que la vertu n'y est plus récompensée nulle part; c'est que nous en sommes à l'adjonction des incapacités. Zéro et zéro, totat zéro, je pose zéro et je retiens zéro. Si c'est cela, notre cher opportunisme ?.
Le seul homme qui ait songé à moi pour la sinécure des sinécures, c'est ce farceur d'Aurélien Scholl. Mais voilà, il sait que je fais du théâtre, et il croit qu'on n'osera plus me refuser mes pièces quand je les ferai présenter au Comité des Sociétaires par le général Pittié. tt a peutêtre raison, car il connaît son temps. Néanmoins, il s'égare mon dessein est plus sombre. Dès que j'aurai succédé au père Grévy, je me mettrai franchement à imiter Louis XIV (histoire de changer un peu), et, sous prétexte de protéger les Lettres à tour de bras, je jouerai moi-même, devant ma cour, le rôle de Daubray dans le Bf~M de Carabasse. Et le premier critique qui bronche. je le décore
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Je ne veux pas débiner mon prédécesseur, ce serait de mauvais ton en ce moment. J'attendrai un peu. Mais enfin, je puis déjà dire que son gouvernement n'a eu que les grands hommes qu'il méritait. Les deux plus illustres sont Vigneaux x et Shlosson. L'histoire impartiale les acceptera pour les Molière et les Racine du règne, Ils ont donné le Tartuffe et l'c~M~'f du billard, et s'il reste à nos neveux l'espoir de prendre aussi bien qu'eux la bille en tête, personne ne doit nourrir l'illusion de couler sur bande avec la même autorité.
Je l'avoue donc et me résigne. Et si mon concurrent, M. Duclerc (de notaire) veut accepter de moi un conseil généreux, il promettra dans son programme d'autres plaisirs que celui du carambolage à la nation française. Elle en est saoule.
Ainsi, dans le mien, je m'engage à assister à toutes les premières de l'Odéon, et c'est pour flatter la jeunesse lettrée et laborieuse. Porel, tu me verras en grand costume, avec, sur la poitrine, le Lion de Perse et des choses en or qui brillent et encouragent les pièces en vers. Je jure encore de m'entremettre entre Emile Zola et les censeurs, s'il y a lieu, et de déclarer dans un ukase qu'il n'y a de périlleux, sous le lustre, que
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la bêtise. Enfin, j'ai un programme soigné, plein de jolis arbitraires et de délicieuses tyrannies qui réconcilieront les gens d'esprit avec la République. Par exemple, le lendemain de mon installation à lElysée, j'enverrai chercher Carvalho entre quatre gendarmes, et, l'ayant fait asseoir devant une choucroute garnie, à ma table présidentielle –« Mange,lui dirai-je, et écoute. Il paraît que tu n'oses pas monter le Z.oA<MgTM dans ton théâtre parce que l'auteur de ce chef-d'œuvre est, ou fur un ennemi de notre patrie? Est-ce que tu nous prends pour des Allemands? '< Et si Calvalho se met à trembler, comme faire se doit en présence d'un chef d'Etat qui connaît son affaire Que dis-tu de cette choucroute, reprendrai-je, elle est bonne, n'est-ce pas, et digne de ma position ? Eh bien, elle vient, elle aussi, d'outre-Rhin, et cette saucisse a vu le jour à Francfort. Et cependant tu la savoures! » J'ai promis de ne pas tomber mon prédécesseur. J'en remets le plaisir à mon discours du trône, » je veux dire au speach que je ferai lire à la réouverture des Chambres. On me permettra bien cependant de trouver, dès à présent, que, si il avait une belle signature, il en faisait un usage assez douteux. J'ai une signature également fort belle, surtout quand je m'applique à la par-
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faire. Mais jamais on ne me verra la galvauder au bas d'un papier sanctionnant la grâce d'un assassin. Elle se rebrousserait d'horreur et deviendrait illisible, même pour le bourreau.
J'ai ceci, hélas de nos despotes historiques, les Saint-Louis, les Henri [V, les pasteurs de peuples du vieux jeu, que les assassins m'étonnent sans me troubler' Au fond, je les aime mieux morts que vivants. Cela tient sans doute à des principes un peu couards, mais très arrêtés de sécurité personnelle. Rien ne me serait plus désagréable que d'être assassiné, soit dans la vie privée, soit dans la présidentielle, même sans cause et pour le plaisir de l'art de saigner. Aussi je m'imagine aisément l'ennui que cela doit causer aux autres. Mon gouvernement sur ce point différera sensiblement de celui de mon prédécesseur, il est de mon devoir d'en prévenir les intéressés. Sous mon glorieux consulat, rien à frire pour les chourineurs. Leur profession ne recevra aucun encouragement, pas un privilège, pas ça de Légion d'honneur.
Je sais que nous vivons en un temps de pessimisme ou l'on entend les poètes chanter la mort comme seul remède à la vie bourgeoise. Mais ceux qui aiment la mort pourront toujours, sous Caliban 1' se l'octroyer largement à eux-
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mêmes. Ce sera autant de gagné pour la gatté nationale. Là s'arrêtent leurs droits à la propagande pessimiste. Je ne signerai de recours en grâce que pour les assassinés.
Reste la question des fêtes et du plaisir sans lesquels un chef d'Etat est toujours accusé de lâcher le commerce. Lâcher le commerce, qui, moi? Ah! par exemple! Mais c'est-à-dire. Point tant de paroles. On sait ce que le nom de M Elysée )) veut dire, et à quel paradis il engage. Une fois que j'y serai, laissez-moi agir, et tu riras, commerce. Et tu te tordras, industrie. L'erreur de mon prédécesseur (ah laissez-moi au moins l'accuser de celle-là!) a été de croire que le nom du palais qu'il habite, et qu'il me cède enfin, lui venait de l'austère prophète qui hérita des vertus d'Elie et de son manteau. Il l'écrivait Elisée avec un i, au lieu de l'écrire Elysée avec un y. De là vient qu'on s'est tant embêté à Paris depuis sa magistrature. J'ai l'orgueil de prétendre qu'on s'embêtera beaucoup moins pendant la mienne, et que les étrangers qui viendront dépenser chez nous le trop plein de leurs rentes trouveront à qui parler quand ils lèveront la jambe à la hauteur de nos institutions. Je suis de ceux qui pensent qu'un gouverne un peuple avec des feux d'artifices.
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Abordons maintenant ce que mes ennemis appellent: mon côté faible l'art d'entretenir de bonnes relations avec les cours étrangères est celui où, prétendent-ils, je défaille. On me croit incapable de peloter la Russie et de jouer l'Angleterre. Pardon. M'a-t-on vu à l'oeuvre? Quand m'a-t-on donné la Russie à peloter? Jamais. Est-ce que mon prédécesseur apprenait à peloter la Russie lorsqu'il jouait sa consommation avec Maubant, à la Régence, en cinquante liés? Je n'ai qu'un mot à repondre à mes détracteurs, et le voici. Donnez-moi le prince de Galles, et vous verrez ce que j'en ferai, de l'Angleterre Une Normandie. Le tout est de me donner le prince de Galles. Gambctta l'a eu, lui, et il n'en a rien fait du tout. Vous lui élevez des statues, cependant. t.
Oh! la politique extérieure, un jeu d'enfants! Je m'en suis expliqué avec mon vieil ami Paul Déroulède, qui n'était que poète il y a deux ans à peine, et qui à présent est à la tête du mouvement. !t se charge de Bismarck. Par conséquent: je puis bien être Président de la République. Et si l'on croit m'intimider encore en agitant devant mes yeux le spectre rouge de l'insurrection, on se trompe. Je ne crains pas la question sociale. J'en ai même une solution décisive. Dès
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qu'on me signale une barricade quelque parc, je fais distribuer immédiatement aux insurgés des billets de faveur pour tous les théâtres qui ne font pas d'argent, et la révolution s'éteint dans les amphithéâtres.
D'où il résulte que, cette fois, si l'on me nomme, la France va avoir un Président de la République digne de ses vieilles traditions monarchiques et de son caractère joyeux. L'absurde spleen qui règne sur le peuple le plus aimable de la terre, un peuple dont un poète a écrit que son histoire était le roman de l'humanité, va disparaître. Les Arts, les Lettres, la Politesse et l'indispensable gaîté vont refleurir sous Caliban [~. Une ère de prospérité inouïe se lève, ec le Palais de l'Elysée mérite enfin son nom paradisiaque.
Mais aussi pourquoi m'avertir si tard? Pourquoi ne pas me prévenir que l'heure était venue? J'oublie toujours les grandes dates politiques et je ne sais pas le premier mot de la Constitution. Gens du Congrès, arrêtez Cahban brigue la couronne.
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CALIBAN ASSASSIN
~?7~~ E qui fait le charme ineffable de Paris, ~(~5 en ce moment, c'est que n'importe qui peut y être assassiné n'importe
où, à propos de n'importe quoi, sans avoir à craindre d'être (je ne dis pas protégé) vengé par la police. Pas de capitale qui lutte avec la nôtre dans cet art de se résigner à la fatalité. On sort de chez soi avec l'Idée souriante qu'on n'y rentrera que sur une civière et l'on se divertit d'avance à la pensée des zigzags fantastiques et vains décrits par la brigade de sûreté pour découvrir votre ou vos chourineurs. La brigade de sûreté est une charmante brigade.
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Moi, je crois qu'on la chante trop dans les romans-feuilletons consacrés à sa gloire et qu'elle a fini par ne plus s'intéresser qu'aux assassinés célèbres. Elle dédaigne un peu les autres, les égorgés de rien du tout, le menu fretin du massacre universel, ceux qui ne sont pas dans le Larousse. Nos Javens et nos Lecoqs ne « donnent » plus que pour des personnages officiels, et il faut être au moins grand-croix de la Légion d'honneur, quand on est saigné à blanc, pour que la brigade s'émeuve et passe sa chique de gauche à droite.
On m'a dit même que le meurtre d'un académicien, loin de suffire à les surexciter, endormirait leur flair. Je le crois.
Voilà ce que c'est que de payer vingt sous la ligne des affabulations, trois fois romanesques, où l'on raconte que le crime est toujours découvert et que Vidocq a fait des petits. Le peuple a la foi en ces choses. 11 se dit que tôt ou tard Rucambole finit par être pincé par la brigade, tantôt au bout de deux cents feuilletons et tantôt au bout de douze volumes, et qu'il faut savoir attendre. Si la justice de Dieu est boiteuse, celle des hommes est cul-de-jatte. Le tout est d'avoir confiance. Les romanciers répandent cette confiance, à vingt sous la ligne, et le pauvre peuple
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est trompé. La brigade ne fonctionne que si le cadavre est chamarré d'ordres et un peu ministre.
Quant aux assassins, ils jubilent La victoire, en chantant, leur ouvre la carrière. Ils parlent dès à présent de se constituer en société, d'avoir une bannière à eux et d'adopter un costume romantique, quoique clair, afin que le sang s'y voie à quinze pas.
Comme je suis du camp contraire, tout cela m'a donné une idée. La voici dans sa simplicité. On peut réveiller la brigade de sa torpeur. Oui, on le peut. Mais il importerait que ce réveil lutdénnitif, c'est-à-dire que l'habitude une fois reprise par eux de découvrir les assassins, ils la conservassent.
J'offre donc ma tête. Elle est belle encore. Sans compter que la Comédie-Française la paierait un bon prix. 11 y aurait là une entrée à vie pour la brigade. Ce boni n'est pas à dédaigner peut-être. Quoiqu'il en soit, je me sacrifie. J'avertis donc ceux de la sûreté que, mardi prochain, à midi au plus tard, Caliban aura l'honneur d'assassiner le président de la République française, en son joli petit palais de l'Elysée. (Voir les Guides de l'étranger dans Paris.)
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Cette fois-ci, s'ils ne découvrent pas l'assassin
Voici d'ailleurs comment je procèderai. Je me lèverai comme d'habitude et me livrerai d'abord à mes ablutions, le visage tourné vers le soleil levant, sans essayer de faire partir mon tatouage. Ce tatouage est connu « A bas l'édit de Moscou » Puis, saisissant sur mon bureau de travail une feuille de papier, blanche et marquée à mes initiales, j'y écrirai lisiblement ces mots pleins de lucidité:–«J'avoue ma prémédita« tion. Je vais, de ce pas, faire passer le goût « du pain au premier citoyen de la République « contemporaine. Je ne lui en veux pas du tout, « et même je le plains. Mais il faut qu'au moins « une fois, au dix-neuvième siècle, un assassin « français ait été découvert par les gens des« tinés à cet office et préposés à cet usage. « De là la nécessité où je suis de choisir un « assassiné bien en vue, celui dont la figure « domine nos vagues dissensions, et qui déjà « trempe un peu dans l'histoire. Adieu, société « mal faite! » Et je signerai. Je daterai même. Que dis-je? Je donnerai mon adresse. J'espère que M. Gragnon ne me forcera pas de faire enregistrer.
C'est à partir de ce moment-là (pourquoi me
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le dissimuler?) que ma tâche sera rude. Non pas qu'il soit bien malaisé d'assassiner M. Grévy, oh! non. C'est un vieillard d'abord, et un vieillard accessible, visible, j'allais dire visable. Il arrache lui-même les mauvaises herbes de ses allées, le matin, pour ses lapins. On n'a qu'à monter sur le mur, du côté de l'avenue Gabriel, et on le voit en train de biner. Le foudroyer pendant qu'il bine, oui. Mais la brigade n'y croirait pas, elle conclurait à une maladresse du factionnaire. Je ne serais pas arrêté. On étourferait l'affaire. On la classerait peut-être. Voici donc ce que je compte faire.
Je prierai un sergent de ville de m'accompagner, et, tout le long 'du chemin, je lui expliquerai mon plan. Je tâcherai qu'il le comprenne « Voyez-vous, mon ami, lui dirai-je, ce que j'en « fais c'est pour l'honneur de la police nationale, « à laquelle vous appartenez. Vous n'arrêtez plus « que des malheureux, ivres de faim et chance« lants de misère, qui demandent l'aumône, et « vous fourrez au poste des mères de sept « enfants, réduits à brouter leurs paillasses, sous « prétexte qu'elles vagabondent. Ce n'est pas « digne de l'uniforme. Vous, évidemment, vous « ne savez pas; vous exécutez vos ordres, sans « les comprendre. Mais moi, je suis un philo-
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« sophe, un bon diable de philosophe, qui com« prends pour vous et qui ai le droit de raisonner. « A mon sentiment, vous devez surtout arrêter « des voleurs et des assassins; le reste est moins « important. Venez avec moi, et je me fais fort « de vous procurer une besogne digne de votre « épée. )) Et j'arriverai ainsi avec lui devant la porte de l'Elysée. Là, je le posterai, et l'ayant posté, je lui recommanderai d'accourir dès qu'il remarquera du remue-ménage dans le palais et qu'il entendra crier A l'assassin « Cet assassin, mon ami, regardez-moi bien, ce sera moi. N'hésitez pas à me mettre la main au collet. » Et làdessus, j'entrerai et je ferai passer ma carte au général Pittié.
Le général Francis Pittié sera évidemment sans défiance, car il est poète. Et puis il m'a envoyé son volume de vers, cA travers la vie, ou il y a de bien jolies choses. Prétextant du besoin de le remercier de son présent, je pénétrerai d'abord dans la place et ensuite dans ses bonnes grâces. « Général, je viens pour tuer M. Grévy, voulezvous me présenter à ma victime ? » Evidemment, il rira, car il la trouvera très drôle. Elle le sera beaucoup moins qu'il ne l'imagine, mais n'importe. Il faut que tout soit limpide pour la brigade. Si le général hésite, s'il est pris d'un soup-
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çon, s'il Faire ma canadierie enfin, je lui avouerai que je suis un locataire de l'une des maisons du patron, et que je viens pour payer un terme d'avance. Nous verrons bien s'il est vraiment poète, ce Francis Ptttié. Si il l'est, il me conduira lui-même à mon faux propriétaire, car il croira au terme d'avance.
Donc me voici en présence de M. Grévy. Il sera onze heures, onze heures et quart. Le parfum de l'omelette aux échalottes annoncera les approches du déjeuner. Ce sera mardi prochain. Surtout que la brigade ne vienne pas mercredi, il serait trop tard; ou lundi, il serait trop tôt. Je dis mardi, à onze heures (consultez le calendrier).
Et alors je resterai seul avec lui.
Ce qui se passera entre nous, Dieu seul le saurait si je ne le dévoilais d'avance. Il m'aura prié de m'asseoir, et j'aurai répondu que je sortais d'en prendre. Alors, pour l'étourdir, je lui aurai parlé en volapuck
« Om proes, dom sen iz divil, o es mena ce dot Ph eze y cena eto? »
Ce qui signine « Mon président, homme vieux et riche, je vous parle avec douleur. Silence Comment vous portez-vous encore ? » Et il est évident qu'il aura tout de suite perdu
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la tête, et moi j'en aurai tout de suite profité pour lui faire signer la grâce d'un assassin dont le nom sera resté en blanc. Ce papier soigneusement plié et rangé dans mon portefeuille, avec, dessus, l'adresse de mon avocat (qui est Léon Cléry, je le choisis d'avance parce que je tiens à payer ma dette à Dieu et aux hommes), je me serai levé et j'aurai crié Faites vos prières! Et la voix lui sera restée dans le gosier. 11 aura voulu appeler M. Wilson, et il ne l'aura pas pu. Pourvu qu'il ne me demande pas d'embrasser une dernière fois sa petite Marguerite! Je me connais, je faiblirais, et tout serait perdu. Pendant un siècle encore, les assassins floriraient en plein soleil, sans être inquiétés parla brigade de sûreté. Ma mission serait ratée et les sociétaires auraient t ma tête pour rien.
Vers onze heures et demie, le crime sera consommé. Seulement, comme il ne restera aucune trace nulle part de ce qui fut le troisième président de la troisième République française, je dois encore guider la police dans la découverte de l'instrument révélateur dont je me serai servi. Il ne sera ni tranchant ni contondant; il ne sera qu'explosible. C'est une composition savante on l'électricité se combine avec la dynamite dans des proportions suffisantes pour envoyer le dôme
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des Invalides sur le Pic du Midi en l'espace de quatre secondes. M. Grévy n'aura pas souffert. Le coup fait, je supplie M. Gragnon de me faire arrêter, juger et guillotiner. Qu'on ne dérange pas les aliénistes. J'avoue et je préviens. Mon but est national et humanitaire. M ne s'agit que de piquer au jeu la brigade, de la contraindre à ne pas se dépoétiser et de justifier le prix de vingt sous la ligne que l'on paie aux romanciers judiciaires qui l'exaltent en douze volumes. Une fois encouragée par ce succès (la découverte de Caliban, assassin de M. Grévy) elle volera de triomphes en triomphes, et pas une fille ne sera chourinée à Paris, pas un marchand de vin, pas un sous-préfet même, sans qu'elle en produise le meurtrier et les complices. Alors Paris sera une ville plus sûre que l'ex-forêt de Bondy, et l'on ne risquera pas de faire une partie de dominos avec des gens qui vous présentent en souriant un partenaire en ces termes « Monsieur Jud, mon ami! »
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LE VERRE DE PANARD
< 3–0~
A N s le joli débat byzantin engagé ces f) ?~7~ temps derniers entre le Pessimisme (Héraclite) et l'Optimisme (Démocrite), il a été beaucoup traité de a la vieille gaîteirançaise.)) »
Peut-être n'avez-vous jamais songé à vous demander ce que c'était que la vieille gaité française; et en quoi elle consistait. n Poser la question c'est la résoudre, comme diraient les stylistes politiques; lavieiUegaité française, c'est la vieille gaîté française, cela s'entend de reste, si les mots ont un sens. n Hélas! ceux-ci n'en ont aucun, il faut bien le reconnaître. Si l'on
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vous priait de préciser par un nom de prosateur ou de poète le type du n vieux gai français, a vous seriez peut-être fort embarrassé. Vous finiriez par citer Paul de Kock, à défaut d'un plus explicite. Il n'y a en effet que l'auteur du a Cocu » qui individualise l'idée que l'on se fait dans le reste de l'univers de cette gaîté dite K française et a vieille)) par-dessus le marché. Eh bien! cet auteur du Cocu m'apparaît comme un franc imbécile. Oserai-je le dire?
Je sais qu'à une époque ou l'on réhabilite tout et où l'on explique Marat par la philanthropie et Néron par la musique, il a paru drôle d'inventer le génie de Paul de Kock. Certains normaliens de l'école pince-sans-rire vous disent encore: te L'avez-vous lu? Non, eh bien, lisez-le! H et l'assimilent ainsi à Baruch. Un jour, je coupai dans le pont; sur le conseil d'Edmond About, qu~ l'aimait en haine du naturalisme, je lus de ce vieux gai français et je crus en devenir notaire.
Je ne sais plus quel roman c'était du romancier, mais il n'y était question que de gens montrant leur derrière ou en tirant des natuosités. Il y avait de quoi devenir fou, à savoir lequel, de l'amant, de la femme, du mari ou de la servante, flatulait avec le plus d'impétuosité, et c'était vraiment
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une cruelle énigme, celle-là. Je constatai en outre avec stupeur chez le « vieux gai français x par excellence, un système pittoresque (tout à fait allégorique, certes), mais d'une esthétique sommaire, qui consistait à particulariser ses créations par des attributs exhilarants, tels que un melon, par exemple, ou un parapluie rouge, soit un accroc à la culotte ou encore une queue de billard, enfin quelque signe de reconnaissance topique, grâce auquel leurs flatuosités propres n'étaient attribuables à aucun autre. De là une clarté dans l'intrigue, une force dans les caractères, une certitude dans la physiologie dont Edmond About avait voulu me poser le triple lapin.
Ce jour-là, comme dit Dante, je n'allai pas plus loin. Car j'étais mort. La « vieille gaîté française, M la traditionnelle, l'authentique, était venue à bout de moi par le désespoir. Et pourtant je suis optimiste, ayant l'estomac excellent. Toutefois je dus à cette lecture pénible le bénéfice de comprendre ce qu'on appelle en philosophie « la vieille gaîté française » et par où elle diffère de l'autre, la gatfé cosmopolite. « L homme ne peut rire que de ses misères, me dis-je, de ses infirmités, de ses accidents, de la constatation ironique de sa faiblesse intellec-
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tuelte, morale ou physique, en disproportion avec le rôle qu'il joue dans la nature. Le seul être comique de la création, c'est lui, l'homme. Il le sait, et il en pouffe devant la glace. Or dans les écoles de gaîté européennes, le civilisé rit de toute sa civilisation, et son être entier, des pieds à la tête, le déride lui-même, sans préférence et sans parti-pris. Mettons sans choix. Tandis que '( la vieille gaîté française » choisit. D'ou Paul de Kock, son maître, proposé par Edmond About, et le Caveau, son Académie, que je vous propose. »
Pour la Société nationale du Caveau et pour l'auteur de « Un de plus, le rire élit une partie favorite de l'être ridicule que nous sommes, i! s'y borne, s'y fixe et s'y ébat. Puissante synthèse! Aux yeux du « vieux gai français ? l'humanité se résume en un postérieur immense, symbolique, grand comme le monde, qui rend son bruit à tout coup. Décochons, décochons nos traits! Et c'est par cette sélection qu'on explique l'esprit inouï de la race, nos grands succès de théâtre et notre préexcellence dans les harmonies imitatives et désopilantes.
Nombre de bons auteurs, épouvantés des ravages du pessimisme (qui n'est qu'une dyspepsie philosophique), préconisent comme remède un
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retour énergique à « la vieille gaîté française. » Sapristi! qu'est-ce qu'il leur faut donc? Elle luit en plein jour, la vieille lune! Et la France tout entière ne forme, de Marseille à Dunkerque, et de Dunkerque à Marseille, qu'un vaste rictus distendu devant elle.
La gauloiserie? Mais elle triomphe de tous côtés! Ses lieux communs, ses ressassements sempiternels, ses calembredaines séculaires, ses proverbes usés, ses dictons flétris, ses sous-entendus populaires, ses pont-neufs, ses coq-à-l'âne, vieux sous les Druides, nourrissent encore les théâtres, les réunions, les livres, les journaux et les correspondances suivies. On leur a même élevé un temple dans le café-concert. Si Thérésa et M. Paulus oflicient selon Schopenhauer, c'est donc que Grille d'Egout est bouddhiste ?
Morte, la vieille gaîté française? Ah! par exemple Vous ne causez donc jamais avec des hommes d'un esprit célèbre, des vaudevillistes, des faiseurs de revues, des boulevardiers et des fc toutparistes ) de premières? Ils n'ont que cela à la bouche. Tout en dérive et tout y aboutit. On ne parle pas d'autre chose. Ce bon vieux thème des aieux, toujours nouveau, il a secoué les bedaines de quatre cent cinquante générations
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de Sicambres et de Welches, et il remue encore nos petits ventres. C'est à ce point qu'un Français se reconnaît à ce signe qu'il ne peut plus voir une forme ronde sans se tordre sur le parquet. Lorsque le professeur de géométrie trace sur le tableau noir une circonférence, tous nos entants s'écrient Ah! oui, je sais! et ils éclatent de nre.
La vieille gaité française, ah! potence! elle bat son plein. Elle a même fini par tuer tout à fait l'esprit de la race, cet esprit dont les étrangers nous font encore honneur par politesse, et crédit sur parole. Plus nous devenons gais, plus nous nous faisons bêtes. Esprit, flamme du bon sens, éteins-toi sous les sabots de la grosse rigolade bourgeoise, car tes feux follets commencent t à sentir bien mauvais, et ils volent lourdement au ras du sol. Oh! ce qui fait rire, à Paris, en ce moment, quand on y pense! Et pourtant c'en est, de la vieille gaîté française, oui, c'en est.
Je vous parlais du Caveau, cet asile de la bonne humeur nationale, le dernier Conservatoire des traditions du rire sans cause, le temple du seigneur Momus. C'est là qu'on vous traite encore de « censeur morose quand vous avez mal à la tête. C'est la qu'on conserve et qu'on
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montre le verre immortel de Panard. Tout s'y fait à la ronde, même l'amour et les enfants, sur des airs notés et numérotés. Sur le larira 2~6,2~). de la Clef, les vieux gais Français poussent Jeanneton dans la coudrette. Ils lui décrochent ses jarretières sur le larirette 68~,2~. Pour les polissonneries, il y a un air de Nicolo spécial. Et les métaphores chères à Momus, les irremplaçables métaphores de la rhétorique de Panard: Le bouton de rose, la cage pour l'oiseau volage, que sais-je ? Puis c'est l'éloge d'Anacréon, la gaîté de l'enfer ou nous irons, les paysanneries où l'on dit f: J'ons et j'avions, les satires sur l'eau, les défis à l'invasion étrangère, les goinfreries des moines et les soirées de Cadet-Buteux à l'Opéra. Si un de ces Epicuriens en délire bachique a célébré n Le Long, H l'autre se lève et chante ce Le Rond, u concurremment. Celui-ci préfère la Brune à la Blonde; celui-là préconise les amours ancillaires. On ferme les portes et, dans un vaudeville imité d'Horace, un sexagénaire parle à mots couverts de Bathyle. Puis.un jeune récipiendaire dit du bien de la femme de cinquante ans et la réhabilite sur l'air du tra. Alors, dans le verre de Panard, on boit à Piis, à Gouffé, à Désaugiers, à la vieille gaité française.
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C'est elle, en effet, qui a présidé à la petite fête. Les Jeux et les Ris ont plané sur ce conservatoire de joie gallo-romaine. Si c'est à cela que nous devons revenir pour nous sauver du pessimisme, il est bien inutile de nous décarcasser, rien à craindre de Schopenhauer; on se trémousse selon la norme des aïeux. Tous les Français sont du Caveau. Tous boivent dans le verre de Panard.
Jamais on ne s'est mieux amusé des antiques imbécillités qui forment le fond de la philosophie bourgeoise. Jamais on n'a lancé des lanturlus plus dégagés aux problèmes inquiétants de la destinée. Pour le pied de nez aux choses graves, nous n'en redevons rien à nos pères. Comme on fait de l'art pour l'art, nous nous faisons des pintes de bon sang à propos de bottes et nous sommes dans la tradition jusqu'au cou. Ce n'est même plus du scepticisme, c'est de la conviction a panardienne u. Il y a un air numéroté pour chaque fatalité, chaque douleur, chaque désastre, à la clef du Caveau de notre optimisme jubilatoire. Et comme d'un autre côté nous avons pour étalon de la vieille gaîté française le vieux gai français magistral qui signa le glorieux CaroH'n (oh! Carotin!), comme nous savons de lui pourquoi on rit sur la terre, et quels sont les
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éternels sujets du rire, ceux auquels ne résiste aucun misanthrope et aucun Auvergnat, je ne vois pas pourquoi nous avons si grand peur de ce farceur de Schopenhauer.
La terre est ronde, le soleil est rond, ronde est la lune, cette Mouquette céleste, et pour peu qu'il vente frais, la rate française se désopile. La France moderne, comme l'ancienne, se défend du pyrrhonisme par le génie de ses vaudevillistes, de ses chansonniers, de ses chroniqueurs, de ses conteurs et de ses causeurs nationaux. C'est pourquoi je lève le verre de Panard et y bois à votre santé.
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LA FRANCE PEINTRE
<&LA)) les Peintres! Sauve qui peut! ~S Ils viennent du Nord, comme la
k~Sc~ lumière. Ces hordes échevelées, prolifiques et sanguinaires apparaissent en mai, dès que le Printemps pleure. Elles remontent le cours des fleuves, ces chemins qui marchent, a dit Pascal, et notamment la Seine, faisant retentir à tour de bras des tambours de toile graissée dont quelques-uns ont un kilomètre carré, au bas mot. Et elles assiègent Paris, s'en emparent et y campent, jusqu'à ce qu'on leur ait payé rançon. Tels les Normands ravageaient la Neustrie, sous la conduite du farouche Rollon, tels
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les Peintres sont menés au butin par le sombre Turquet.
Sauve qui peut, le Printemps pleure.
On espère qu'à l'exemple de ces barbares, leurs modèles, ils finiront par se fondre, au moyen de riches mariages, avec la population autochtone du pays, et l'on croit que, avant la fin du siècle, les ethnologues ne pourront plus distinguer, dans un Français, ou finit le Français et où commence le Peintre. Mais que nous sommes loin encore de cette période de calme Des politiques de premier ordre ont essayé de traiter avec leur chef; on leur a offert une province, ou ils auraient été parqués avec leurs tambours kilométriques; ils s'y seraient reproduits entre eux, et la contrée aurait pris d'eux le nom de « La Peintrie. » Ils n'ont pas consenti à cette transaction, ils veulent toute la France. Ils l'auront. « La France sera Peintre, ou elle ne sera plus » s'est écrié leur terrible capitaine. Je crois qu'il faut céder, pour avoir la paix. Quand nous serons tous Peintres, il n'y aura plus de Peintres. Voyez les Normands d'aujourd'hui qu'est-ce qui les distingue des Gascons? Rien. lis sont assimilés.
Donc, soyons les plus malins puisque nous ne sommes pas les plus forts. Et d'abord apprenons
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leur Langue. Parler la Langue du vainqueur, c'est déjà la revanche du vaincu, et les professeurs d'allemand nous le jurent.
En France, la Langue Peintre est à peu près ignorée. Il n'y a guère qu'une trentaine de savants qui fécorchent. On les appelle des critiques d'art. Ils servent d'interprètes, aux avantpostes, entre l'état-major Français et les chefs peintres. Seuls ils peuvent dire au sombre Turquet
Vous êtes un peu embu, ce matin, capitaine
Ce que l'on peut traduire par Quelle fichue mine vous avez Mais les autochtones ne comprennent pas, eux, ce que cela veut dire. Ils demeurent béants en face de l'ennemi, et ils ne savent pas si les critiques d'art les trahissent. L'obstacle est là. Pas d'assimilation possible, pas de fusion par le mariage. Pas d'incorporation des conquérants tant que cet état de choses durera. Il faut donc apprendre « le Peintre. » C'est excessivement facile, et vous pouvez m'en croire, car je l'ai su en deux heures, et je n'ai pas le don des langues. Le gouvernement du Seize-Mai m'avait envoyé en mission diplomatique auprès des Peintres campés dans les Champs-Elysées, car le Maréchal en avait peur.
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J'avais lu quelques dissertations savantes de vieux critiques d'art chenus sur les rapports mystérieux du Peintre et de L'Argot, et je savais seulement que les radicaux sont les mêmes. Là-dessus je me lançai. Arrivé devant les tentes des conquérants, je me laissai bander les yeux. On m'introduisit dans le camp, et je vis tout de suite, c'est-à-dire dès que mes yeux furent libres, un chef terrible et chamarré qui battait avec furie un tambour de toile démesure. Ce Peintre, en d'autres termes, peignait. Et je crus deviner qu'il appartenait à la tribu des Peintres d'histoire, la plus redoutée.
C'est quelque chose, dis-je, comme un César passant le Rubicon ?
Et me rappelant immédiatement quels rapports étroits unissent le langage peintre à l'argot C'est très chouette osai-je m'écrier.
Le chef sourit poliment, mais vaguement; il me savait gré de l'effort. Peut-être avait-il, par nos critiques, des données confuses sur l'argot. Un peu décontenancé, toutefois, j'allais me décider à m'exprimer par gestes, lorsqu'un autre chefsurgit, qui me parut, lui aussi, relever de la même tribu sauvage des peintres d'histoire. II se plaça devant la toile et dit
Ça manque d'enveloppe. Le César est bou-
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diné. La~acfwt? ne vibre pas. Peint en~y<?M~p<!f~, soit, mais sans rehaurs, avec des ma:~t;~ de brosse. Ça ne jure pas. Le Rubicon est assez fluide, mais il ne fiche pas M~ le camp dans le fond. Ciel truqué. Style poncif. De bons morceaux dans le soldat de gauche, mais il ne joue pas dans l'air ambiant, Demi-succès.
Et tandis qu'il parlait, j'apprenais le peintre. Je me laissai mener devant une autre toile sur laquelle il y avait un portrait, et j'écoutai attentivement. Mais les peintres n'en disaient rien; ils se bornaient à hausser silencieusement les épaules. Je me risquai à émettre quelques sons de ma langue autochtone et naïve « Ah la jolie femme! J'aimerais mieux souper avec elle qu'avec mon propriétaire Alors, tous les peintres parlèrent à la fois
« La chair n'a pas de morbidesse! Pas de rransparence dans les ombres! Les tons n'enH'Mf pas les uns dans les autres. Ça sent le blaireau! On s'est assis sur la figure Il n'y a pas de noir dans la nature. C'est un n<n~)) » Je savais le « peintre. o
Rentré chez moi, je m'y exerçai tout de suite, et comme ma cuisinière venait de me servir pour mon repas un poulet rôti au cresson, je l'engueulai illico comme il suit:
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– Qu'est-ce que c'est que cette naMrf-mcrff.~ Elle n'est pas d'aplomb d'abord. Et puis vous auriez pu prendre la peine, Rosalie, de la modeler en vigueur, ton sur ton, jaune sur jaune, sans la trueller au couteau à palette. Vos rapports sont faux entre le veit mat du cresson de fontaine et les.~fM mordorés de la demi-teinte. Enfin, qu'est-ce à dire, Rosalie, vous fignolez! Votre plat ne plafonne pas et vos ra~H~ sont de chic Mort au ~pm~i' Rosalie, mort au pompier! Cette dernière exclamation en langue peintre précipita la pauvre fille dans une telle épouvante qu'elle laissa tomber le poulet et s'enfuit en hurlant. Et je vis que je parlais le peintre. Et, depuis ce temps-là, je fus reçu critique, et je servis d'interprète entre le Seize-Mai et les envahisseurs. Je le répète, il n'y a que cela à faire, apprendre la langue du conquérant, car ils nous dévoreront, et plus nous allons plus ils deviennent féroces. Leur descente de cette année sur les bords fleuris qu'arrose la Seine prouve une telle fécondité qu'il devient inutile de les exterminer; ils reviendraient plus nombreux encore. Que la France soit peintre puisqu'elle doit l'être. Une fois l'habitude prise, ce volapuk des ateliers deviendra peut-être aussi amusant à pratiquer qu'il est facile à apprendre. Je vous signale
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encore cette consolation. Le lexique peintre à des mots pour tous nos besoins, il peut être à la fois idéaliste et naturaliste. S'il fait regretter la langue française, ce sera à quelques-uns seulement, à ceux qui, dans les défaites, restent du côté de Caton. Mais que de dédommagements gais pour ceux qui restent du côté des dieux. Le peintre fournira sa littérature, mondaine d'abord, populaire ensuite. Avant un an, dans les salons de la fusion, on entendra des dialogues charmants dans le goût de celui-ci
Ah! ma chère, que vous étiez ~n? fon hier au soir. Votre décolletage avait des glacis! Et vous donc, ma chère! Par quels sacrifices aviez-vous obtenu vos reliefs? Vos clairsobscurs faisaient ressortir vos plein-airs/ Enfin, vous étiez épatante
– J'ai trouvé le vicomte un peu flou! Et vous? – Il avait des ~McAu~. Oh il n'est pas peint d'un seul coup tous les jours
C'est comme mon pauvre mari. Ce n'est plus de l'empâtement, duchesse, c'est du crépi, presque de la ronde-bosse!
Il s'enduit un peu, marquise. Le mien a des repeints, et c'est ce qui me désok
Oui, mais il/a;f ~t bien dans ~'or/
Question de cimaise, croyez-le bien
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On voit, d'après cetéchantiHon, qu'il n'y a pas lieu de trop se désoler et que la France Peintre peut encore être heureuse, comme une simple Bourgogne. D'ailleurs, le voulût-on, il est trop tard pour échapper à notre destinée. Nous les avons laissés si souvent camper aux ChampsElysées qu'ils ont fini par lorgner nos filles. Ils épousent à présent. C'est une affaire réglée. Nos petits vont naître des pinceaux à la main.
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CHAPITRE V
Petites Rêveries
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ÉLÉGIE SUR LA MORUE
A morue se meurt! La morue est morte!
~C: Ce cri nous arrive de Terre-Neuve à travers les mers. La pèche a manqué cette année dans cette grande pêcherie, et le désastre atteint toutes nos populations côtiéres, qui vivent presque exclusivement de l'exploitation de ce gade.
Mais, fait plus grave encore, il paraît que non seulement la morue déserte le banc de Terre-
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Neuve, mais encore tous les autres bancs, ceux du Labrador comme ceux de l'Islande, et qu'elle s'en va. Elle en a assez. Elle quitte le globe. La morue demande à changer de planète. Vous n'êtes pas dégoûtée, ma mie
De reste, on ne sait pas ce qu'elle a. Les armateurs que j'ai consultés diffèrent d'avis sur sa résolution. Les uns disent qu'elle se fatigue d'être salée. Pensez donc, monsieur, déposer chaque année neuf millions d'oeufs sur le sable et retrouver, quand on passe, tous ses petits dans la saumure, il y a de quoi décourager l'optimisme de la mère la plus féconde! n Mais cette explication n'est pas sérieuse. Je n'y crois pas.
D'autres armateurs, faisant allusion au décret récent et si intelligent, si intelligent, si intelligent, qui proscrit le commerce de la morue rouge, inclinent à supposer une grève. « Elle est vexée de ne pouvoir être rouge, oui, monsieur, car ses moeurs sont démocratiques, et vous savez que ces poissons se mangent les uns les autres ? » Mais cette grève me paraît encore hyperbolique et ces armateurs me font l'effet d'être d'affreux réactionnaires.
Quoi qu'il en soit, la morue s'en va. Hélas! où va-t-elle? Mais ce que j'y vois de plus clair,
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c'est qu'il faudra désormais attendre d'être en paradis pour manger de la brandade. Et puis il y a encore ceci que la disparition du gade est la ruine de deux provinces. Elle jette à la famine douze ou quinze mille familles normandes ou bretonnes. J'ai la faiblesse d'appeler cela une calamité. Il y a là un bal pour cet hiver. Peutêtre parviendra-t-on à y intéresser le Président de la République en lui expliquant qu'un brick de pêche étant essentiellement mouvant, il est impossible d'y jouer au billard, surtout pendant les tempêtes. Cale touchera.
Vous rappelez-vous la mélancolique rêverie de Puvis de Chavannes Intitulée PauM~ T~cAtwJ* Décharné, réduit à l'état de squelette, le visage plissé par une angoisse mortelle, un misérable à demi nu se traîne au bord de l'eau et il y mire son infortune. Ce tableau me hante quand je songe à ce que sera ma pauvre Bretagne sans sa morue.
Mais enfin pourquoi s'en va-t-elle et qu'est-ce qu'on lui a fait? Découragé de consulter vainement des armateurs sans gravité, dont la zoologie est facétieuse, j'ai pris à tout hasard ma boite d'aquarelle et je m'en suis allé à Cancale causer avec des morutiers. Les gens de Cancale sont très doux, très honnêtes et fort affables comme
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ils aiment beaucoup les peintres, ils posent volontiers devant eux, et pendant la pose on les fait causer. On apprend de la sorte bien des choses que les armateurs ne savent pas ou ne veulent pas dire. C'est pour cela que j'emporte toujours mon attirail.
A peine descendu sur la Houle, qui est le port de la ville, je fus tout de suite abordé par une fillette de douze ans, qui vendait des coquilles d'oreilles de mer. Son petit panier en était tout plein et il miroitait au soleil. Elle était si jolie avec ses cheveux blonds en broussaille, ses yeux couleur de pervenche, son sourire pensif et son attitude modeste, que je lui offris de gagner une pièce blanche en se laissant dessiner. Dès qu'ils m'avaient vu causer avec elle, tous les enfants du port étaient accourus; il en venait des ribambelles; de toutes les rues il en descendait. Une nuée de blondins et de blondines, tous les pieds nus et secouant leurs petits paniers pleins de nacres. A Cancale on ne mendie pas, et M. de Rothschild serait bien embarrassé d'y laisser un louis sans acheter quelque chose, quand ce ne serait qu'une oreille de mer.
As-tu des frères et des sœurs là-dedans? demandai-je à Céleste. Elle' m'avait appris son nom.
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J'en ai douze. Nous étions quinze. Les deux aînés sont morts, là-bas, à la pèche. Quelle pêche, celle des huîtres?
Oh non, monsieur. A celle-là on ne meurt pas. Ce sont les femmes ici qui la font. L'huître, c'est pour les riches de Paris; la morue, c'est pour les pauvres gens. Mes frères sont morts à Terre-Neuve, l'un dn scorbut, l'autre noyé. Le premier avait seize ans, le second quatorze.
– Quatorze ans? On les emmène naviguer à quatorze ans
Il faut bien vivre, disait-elle.
Puis me montrant du doigt, dans le port, une barque autour de laquelle nageaient et s'ébattaient des galopins « En voilà deux qui vont partir cette année. Le père les emmène. » Ton père, où est-il repris-je.
Là-bas fit-elle. Voilà six mois qu'il est parti. 11 a soixante ans, il n'est plus jeune. Et puis il a eu un bras cassé en glissant sur le pont. Mais c'est sa dernière année. L'an prochain, il aura sa pension.
De combien est-elle, sa pension i'
Cent soixante francs, monsieur,
Par mois? demandai-je.
Non, par an, monsieur.
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Je baissai les yeux sur mon aquarelle, et il me parut qu'elle était un peu tremblée. Céleste continuait à poser debout, haute sur l'horizon, enveloppée de lumière.
Vous voyez bien ce brick à l'ancre, dans la baie, monsieur ? Il vient de Saint-Pierre. Il est chargé de morue, mais il ne peut pas la vendre. Il paraît qu'il en demande trop cher. On dit qu'il va partir pour Barcelone, en Espagne. En France, on n'en veut pas; c'est de la morue rouge. Elle est pourtant bien bonne, je vous assure, et aussi dure à pêcher que la verte. Dis-moi, Céleste, quand ton père revient de Terre-Neuve au bout de six mois, il repart tout de suite et tu le vois à peine ? Mais combien laissc-t-il à la maison pour vous nourrir, toi, ta mère et les autres petits?
11 laisse tout ce qu'il a gagné.
Bon, mais combien ?
Cela varie, monsieur. J'ai vu jusqu'à quatre cents francs. L'an dernier, il n'a eu que deux cents francs. Cette fois, on dit que la pèche est mauvaise, nous n'espérons que cent francs, à moins qu'on n'en veuille pas à Barcelone, en Espagne.
Je me levai. Ce que l'aquarelle représentait, je n'en sais rien. C'était un gâchis absurde de
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rouge, de vert, de tous les tons permis ou défendus à la morue par le gouvernement français. Mais comme elle exprimait bien l'état de mon âme! Adieu, Céleste, voici ta séance. Et j'embrassai cette fillette. Elle me donna un de ses coquillages comme souvenir.
Et vous, monsieur, dit-elle enfin, prise d'une fierté singulière, combien gagnez-vous dans votre état?
– Moi, je ne gagne rien avec mes aquarelles. C'est une manie que j'ai. Mais il y a à Paris des gens qui ne te lâcheraient pas un torchon de papier tel que celui-ci à moins de dix mille francs, car, vois-tu, mon enfant, le gouvernement protège les arts, mais il ne protège pas la morue.
Alors je m'en allai et toute la marmaille blonde s'éparpilla. Le temps était radieux et la flottille de Cancale, soulevée par les vagues de la marée montante, dansait. Le brick de Barcelone, les voiles repliées, et tout noir, ressemblait à un grand oiseau blessé, les ailes pendantes, morne. Assises sur leurs portes, les Cancalaises fricotaient des jersiaises et parlaient du retour prochain des forçats de la morue. Et j'étais stupéfait de ne voir que des femmes er des enfants; point d'hommes Cette observation, rapprochée
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de la conversation de Céleste, m'mspira la méditation suivante.
Donc, Caltban, c'est une erreur de croire que la morue sort toute salée de la mer et qu'elle met elle-même en bouteille l'huile de son foie pour les poitrinaires. Terre-Neuve n'est pas un banc sur lequel les gades s'ouvrent eux-mêmes le ventre, à la façon des Japonais qui ont cessé de plaire, et d'ou ils se précipitent dans les tonneaux de marinade, après s'être préalablement tranché la tête. Buffon, Cuvier et Darwin s'opposent à une telle histoire naturelle. Pour arriver à l'état auguste de brandade, le cabillaud remue bien des bras d'hommes, et au bout de ces bras sont des rames, et sous ces rames sont des barques, et près de ces barques sont des navires qui viennent de loin, traversent des orages fort sinistres, et parfois régalent les morues de leurs équipages avant de régaler leurs équipages de morues.
Tu en as mangé, Caliban, à la Béchamelle, qui représentaient sur ton assiette dix morts d'hommes comme toi, meilleurs que toi, plus utiles que toi, et la ruine de tout un village plein d'enfants. Rien n'est plus cher que ce plat bon marché 1
Mais il résulte de tes observations et aqua-
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relies d'après nature que, si la morue disparaît, le morûtier se fait plus rare qu'elle encore. Le morûtier trouve son sort trop amer. Il juge et décide qu'une pension de cent soixante francs pour quarante ans de travaux forcés maritimes à Terre-Neuve, aller et retour, c'est trop peu, et il lâche de plus en plus la salaison. De telle sorte que le vrai cri venu à travers les mers serait celui-ci
« Le morûtier déserte! le morûtier fait grève »
Là est le nœud de la question, et c'est tout justement ce que les armateurs n'avouent pas à la République. Si la morue a neuf millions d'oeufs, le morûtier a quinze enfants, et cette fois-ci c'est l'ovipare scandalisé qui refuse de prêter sa fécondité à l'exploitation du mammifère. Les opinions de la morue rouge lui interdisent cette complicité. Elle aime mieux s'en aller dans une autre planète. Elle a raison.
Telle fut ma méditation et, pendant que je m'y livrais, j'avais porté machinalement à mon oreille le coquillage de Céleste, et j'y entendais une voix qui disait le mot si triste de Puvis de Chavannes « Pauvre pêcheur! Pauvre pêcheur »
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LA ROMANCE
ÉLÉGIE SU% Lc4 \OéM^V^CE
°vÊÊï\\k dernière chanteuse de romances, Mme Iweins d'Hennin, vient de ren-
dre à Dieu son âme plaintive. Les
affreux naturalistes diraient qu'elle a lâché sa harpe. Etant idéaliste, je me borne à constater que jamais plus (oh! never more, never more!) oreilles humaines n'ouïront sur la terre le célèbre Fil de la Vierge de feu P. Scudo, car la Romance est morte, avec la dernière interprète de ce Fil. Ah! vous ne savez pas, vous autres, jeunes
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adeptes du grand Paulus, qui courtisez les marquises sur l'air du Bi du Bout du Banc, vous ne pouvez pas savoir ce qu'a été la Romance pour les enfants du Tiers, éclos vers I84;! i\1me Iweins d'Hennin a fait pleurer Caliban, mais pleurer! Je suis resté des années sans me consoler des pérégrinations lamentables du Fil de la Vierge, qui ne voulait s'accrocher nulle part, et venait peut-être « de Bethléem, » disait le texte. Aujourd'hui, on s'apercevrait tout de suite qu'il émane de la naïve araignée, car la mode est aux documents sérieux. Tous les fils de la Vierge s'accrochent à présent, soit au Bi, soit au Bout du terrible banc de la désillusion, et c'est pour cela que Paulus est un grand homme.
Mais au temps dont je vous parle, Paulus n'eût point obtenu de gloire. Le débat entre la romance et la chansonnette demeurait indécis, et Thérésa n'y avait pas jeté l'épée lourde de son génie de cantinière.
Il me souvient d'une pension où Geraldy donnait des leçons de musique. Une mince cloison séparait notre étude du parloir, orné d'un piano dans lequel l'artiste professait. Or, il possédait une romance, ce bon Geraldy, mais une romance Elle était intitulée i'&lnge déchu. Je n'en écris encore le titre qu'en tremblant d'émo-
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tion. C'était un ange amoureux d'une demoiselle, et qui ne pouvait pas, je crois, la posséder. Sa plainte était bien déchirante. Il finissait par demander au bon Dieu de lui accorder la honte d'être homme. Et naturellement il la lui refusait, car les romances ne sont pas forcées de bien finir.
Eh bien, Paulus peut en rire, toute la pension compatissait à la douleur de ce pauvre ange, à qui Geraldy prêtait un organe mâle de basse chantante, plus cruel encore si l'on y songe, et encore aujourd'hui j'en veux un peu au Père Eternel de sa dureté vraiment inexplicable. Hélas! qui se souvient de l'excellent Jules Geraldy? Qui parle même de Darcier, son maître ? Mais, comme dirait Villon, ou est madame Iweins d'Hennin?
La Romance avait ceci de vénérable qu'elle maintenait la bourgeoisie en état de grâce lyrique. C'est donc une bêtise de l'avoir blaguée d'abord et lâchée ensuite, car, par elle, on était arrivé à ce résultat énorme de donner une poésie et une musique à la fois à l'être déshérité que Balzac a appelé l'épicier. Par la romance, l'épicier rêvait. Et quand l'épicier rêve, pour peu que le poète soit un tantinet pratique, voilà deux
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classes de la société bien près de s'entendre et de fraterniser.
Elle avait fait de beaux mariages, la Romance. Elle en eût fait encore. A force d'entendre, le dimanche, sa fille solliciter sur l'ivoire les vieux échos de la Bretagne, ou jurer d'aller revoir sa Normandie, soit encore d'apostropher les fils d'araignée venus de Bethléem, les notaires les plus droits se familiarisaient avec l'idée d'avoir des chantres pour gendres. Ils se laissaient déjà dédier des volumes de vers. Quelques efforts de plus, ils allaient en payer les frais peut-être. Aussi dur que soit un notaire, le fût-il comme un avoué, il ne résisterait pas longtemps à l'Ange déchu, si tous les soirs la voix vibrante de son enfant lui en détaillait les douleurs. Enfin ça venait, quoi! la fusion des castes, et ça venait par la Romance. Les brahmines souriaient aux parias épris de leurs brahminettes.
Car enfin il faut être juste aussi. Nul de nous ne peut exiger qu'un avoué, aussi artiste qu'il soit, et le fût-il comme un notaire, perçoive tout d'un coup, sans préparations, les grandes révélations lyriques et se rende, avec l'abrutissement requis, aux splendeurs de notre glorieuse déliquescence Pour connaître ce chemin de Damas, il faut être de Damas même. Au temps de la
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Romance, ils y étaient conduits par le Fil venu de Bethléem et guidés par l'Ange déchu, et s'ils allaient d'abord revoir leur Normandie, les échos de la Bretagne ne tardaient point à les troubler assez profondément pour les rendre aptes à tout entendre.
Mais aujourd'hui?
Aujourd'hui, plus de transition. Ou le Bi du Bout ou Stéphane Mallarmé. Ou Paulus ou la Tétralogie! Avouez que c'est dur pour des gens d'ailleurs pleins de bonne volonté, mais auxquels la nature et la société n'accordent qu'un jour de dilettantisme par semaine? C'est même tellement dur qu'ils vont tous au Bi du Bout, et que le grand homme est Paulus.
C'est pourquoi je pleure la Romance. Oui, la bonne ganache de romance, écho du romantisme de r 830, sentimentale, barcarollique et sérénadeuse, je la regrette. Elle m'a bercé dans une Venise de chic, m'a emporté sur le coursier fidèle de l'Arabe, m'a vêtu de la veste soutachée du palhkare, m'a fait émigrer avec les hirondelles de Notre-Dame et m'a jeté aux pieds des manolas andalouses dont je ne soupçonnais pas l'existence dans la fabrique de mon père. Béni soit ce Paul Henrion, à qui j'ai dû des
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rêves! Béni cet Aristide de Latour, qui fit sangloter la Bretagne! Oui, Frédéric Bérat, oui, j'irai la revoir, ta Normandie, puisqu'il est « un âge dans la vie où chaque rêve doit finir! » Que Dieu ait dans son paradis l'auteur de File, file, Jeanne! Qu'il y reçoive aussi Panseron, Clapisson, Abadie, Arnaud et Léopold Amat, à cause de son « Rêve, Parfum ou doux Murmure Et toi, ô Loïsa, mère du Rocher de Saint-Malo, pour qui je voulus m'embarquer, et toi, Hippolyte Monpou, et vous tous qui crûtes à la Romance, soyez assis auprès de Schubert, père des lieds, sous le vent des cithares célestes.
Car vous semiez de l'idéal, en somme, dans un peuple avili par la contemplation de sa décrépitude, et si la graine n'en était pas de qualité supérieure, elle poussait tout de même sous sa gazonnée et mettait des pots de fleurs aux fenêtres.
Il se peut toutefois que vous ayez été ridicules et que nous ayons pâti, ainsi qu'on le dit en Amérique, de la poétique « pendule » propagée par la Romance. Peut-être a-t-elle développé en nous le goût de la convention, à laquelle nous devons l'affaiblissement de nos dons créateurs et innovateurs, et comme certains plaisirs sont à
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la portée des petires bourses, a-t-elle mis les arts à la portée des petits esprits. C'est fort possible. Il est évident que l'esthétique contemporaine est toute à la Romance. Et là est le combat que nous livrent les naturalistes.
Mais si Thérésa d'abord et Paulus ensuite leur viennent en aide, dans ces terribles cafés-concerts où sombrent définitivement la raison et l'esprit français, est-il bien démontré que des destinées plus heureuses soient promises aux générations formées par le Bi du Bout et par la Femme à Barbe? Seront-ils plus pratiques que leurs pères, ceux pour qui Loïsa n'est qu'une vieille baderne et qui savent qu'une manola n'est qu'une femme de chambre? Décrocheront-ils la timbale au mât de cocagne de la félicité, parce qu'ils pourront prouver scientifiquement qu'un fil d'araignée ne peut pas venir de Bethléem, attendu qu'il serait rompu par toutes les flèches des cathédrales avant de parvenir jusqu'à nous? Je n'en sais rien. Je me borne à vous interroger. Je pense toutefois qu'il n'y a pas trop à se lamenter d'avoir été élevés dans l'erreur mélancolique d'un petit idéal. On est toujours libre de l'élargir à la mesure de ses capacités ou de ses acquisitions intellectuelles, sans en dégoûter les
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autres. Je n'irai jamais entendre Paulus et je continuerai à aimer la Romance. Elle garde pour moi le charme des lèvres chéries qui me la chantèrent à l'heure où l'on croit que les oiseaux parlent et que les anges aiment des demoiselles. Du temps qu'Edouard Thierry était directeur de la Comédie-Française, je demandais souvent des places pour ce théâtre, afin d'y étudier un art auquel je comptais alors m'adonner. Or, sous prétexte de pousser ces études jusqu'aux dernières limites, celles où Scribe vous initie au mystère de la recette, j'abusais un peu de l'amabilité du charmant directeur. Un jour, enfin, il me refusa les deux entrées nécessaires à mon instruction, parce qu'on jouait le 'Duc Job et que dans le Vue Job il n'y a rien à apprendre. Comme j'avais promis à une personne très intéressante de la conduire à ce spectacle, je me trouvai fort mortifié, vu que cette personne n'admettait que les places gratuites, étant Parisienne.
Tout à coup je me souvins d'une romance! Cette romance était une de mes préférées. Son romantisme truculent m'enthousiasmait. Elle avait pour titre « les'Lavandières du Couvent » et c'était Edouard Thierry lui-même qui en était l'auteur.
Je me glissai donc jusqu'à la porte de son
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cabinet, et d'une voix stentorique j'attaquai « Holà! la fille brune et blanche! » Thierry sortit épouvanté « Chut! fit-il, si mon Comité le savait! » Et j'eus une loge!
Vous voyez que la Romance a du bon.
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w^reÇ^i vous aimez les problèmes, permettezÇY>vY«W moi de vous poser celui-ci. Par où le S$~2&£ cor de chasse exprime-t-il la joie d'un peuple en carnaval?
Les jours gras, à Paris, la société se renverse. Les honnêtes gens, c'est-à-dire le peu qu'il en reste, s'enferment chez eux avec des provisions de bouche, calfeutrent leurs fenêtres pour ne point voir ce qui se passe dans la rue, se bouchent les oreilles pour ne point entendre, et ils entament des parties de loto pieuses, afin d'apaiser la colère céleste. Car, c'est horrible Il y faudrait Juvénal, Tacite, et peut-être Pétrone, et même tous les trois à la fois. L'enfer en goguette des-
LE COR
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cend de sa Cotircille embrasée, roulant le torrent de ses bacchantes. Le vin coule (au litre) et inonde le pavé (en bois), rivière écarlate. ah mon Dieu Enfin, le tableau défie toute description, et l'on peut dire que le peuple s'amuse. Mais entrons dans de plus grands détails. D'abord, et comme il s'agit d'une fête en plein air, on a bien soin de choisir un temps propice aux manifestations publiques et surtout à la demi-nudité requise. Rien n'est plus allègre que le demi-nu. On s'arrête donc à cette époque de l'année où ce qui tombe d'un ciel verdàtre tient le miheu entre la glace fondue et l'eau de vaisselle puante. Aimable liquéfaction, qui prédispose à la joie. Et l'on obtient ainsi un cortège, tout à fait glauque, qui tousse la mort sous le pampre et la danse avec le thyrse. Quand je dis qu'on obtient ce cortège, c'est une simple hypothèse lyrique, car on ne l'obtient pas. Mais voici ce qu'on obtient.
Une foule effroyable, lente, désoeuvrée, badaude et béante, emplit les voies. Elle est toute noire. Elle a l'air de suivre un enterrement national et populaire. On dirait d'une émigration de tous les nécrophores de cimetières fascinés et attirés par la flûte d'un charmeur de scarabées; ou bien d'une invasion bourdonnante de hanne-
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tons trempés dans l'encre. Par instants, une végétation subite et cryptogamesque de parapluies violâtres surgit au-dessus de cette cohue, la couvre, et l'eau de vaisselle crépite sur ces boucliers. Alors l'orgie se passe sous les portes cochères. Du seuil de ces loges improvisées, que poétisent des courants d'air mortels, on voit s'écraser dans la boue les petits sorbets livides du dégel. Tout à coup un joli nuage fuligineux étouffe le reste de clarté qui flottait aux angles des hautes toitures, et dans un demi-jour de caveau, le dégel regèle et se congèle. Enfin voici la grêle, qui praline cette composition, et Paris se chocolate. Parlezmoi des pays surnommés tempérés, pleins de coteaux modérés, riches en printemps réitérés, que Dieu fit expressément pour les fêtes en plein air, les carnavals et les kermesses. Ici le délire public tombe en mars, avec les giboulées. Trois jours consacrés à la fluxion de poitrine, exclusivement. Mardi-Gras, ne t'en va pas, nous porterons des crêpes
Mais écoutez. Quel est ce son?
Ce son est le son de la trombe en terre de pipe. Il a deux buts, il est à deux fins. En temps ordinaire il signifie « Garez-vous voici le tramway qui arrive » Pendant les saturnales, il veut dire « Ebattez-vous la démence est per-
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mise! » Et ce sont des enfants qui épandent ce signal orgiaque. Oh les chers petits Alors tous les visages s'épanouissent « Bbeû »
Est-ce que vraiment la postérité croira que nous ayons poussé l'enivrement du plaisir jusqu'à ce paroxysme?
Encore étions-nous un peu modérés par la police qui craignait notre tempérament exalté. « Bbeû! L'application du cri des tramways à l'allégresse, au détriment de tous les autres cris, rugissements, ululements, râles de locomotives, fut un privilège longuement débattu avant d'être accordé, et il fallut la République pour que le « Bbeû fût octroyé à la gaieté naturelle de nos enfants bien aimés. Il nous vint des préfets de police qui se souvinrent d'avoir été jeunes, ou qui étaient pères, ou qui étaient nés dans le Midi, enfin de bons zigs de préfets de police. Ils autorisèrent le « Bbeû » exhilarant, rien que pour les trois jours de Bacchanale. Poètes de l'avenir, n'oubliez pas l'Evohé de la trompe en terre de pipe. Il est caractéristique.
Le « Bbeû » fut caractéristique, mais il ne fut pas la dominante jubilatoire de nos Lupercales. Cette dominante, c'était le cor!
Mais ici il convient de gazer. Je prie même les familles de mon temps, celles du moins où il
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reste des jeunes filles à marier, de soustraire à leurs yeux ce dernier tableau de notre corruption. Le Carnaval parisien atteint au point culminant du babylonisme dans cet usage, encore sans précédent, qui consiste à autoriser douze piqueurs réunis chez un marchand de vin à sonner trois jours de suite la mort d'un cerf imaginaire! Cet hallali funèbre fait déborder la joie galloromaine qui est en nous d'une manière tellement frénétique, que, à ce moment-là, on peut réellement dire que nous retournons à l'état sauvage, que le singe reparaît sous l'homme et que la queue nous repousse au derrière. Ah on l'attend, le moraliste S'il revenait un Thomas Couture pour peindre, d'après nature, le spectacle que nous offrons alors au monde, il n'oserait peutêtre pas rendre ces cors ni la danse de Saint-Guy épileptique où leurs grands tontons fontaines tontons nous précipitent. Pourquoi les sons du cor, qui en tous autres temps sont mélancoliques, deviennent-ils trépidatoires en Carnaval? voilà ce que l'on n'a jamais pu savoir. Mais c'est ainsi. Dans tous les entresols des mastroquets, douze piqueurs empilés font reluire les pavillons de leurs cors comme des soleils de cuivre, et les voilà qui pleurent le cerf!
Quel cerf?. On l'ignore. Accents lugubres,
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désespérément lointains, qui semblent exprimer la douleur des forêts sous le givre, la neige et les avalanches d'un ciel malade. D'un quartier à l'autre ils s'appellent, ils se répondent, ils unissent leurs gémissements alternés et correspondants. Les moelles se figent dans les os à les ouïr pleurer ce cerf poursuivi par une chasse infernale qui est tantôt à Batignolles et tantôt à Ménilmontant On a beau se répéter qu'il n'y a pas de cerf et que c'est pour rire, parce qu'on est en carnaval, que ces piqueurs en vacances n'ont d'autre but que de nous désopiler la rate, une tristesse immense vous saisit, un spleen morne vous empoigne et l'on commence à regarder la poutre transversale de son plafond pour voir si elle pourrait vous supporter au bout d'une corde, par le cou.
Oh le cor le cor de chasse pendant les jours gras Oh tous ces Viviers, qui nous montent la scie colossale de nous chatouiller le pessimisme jusqu'à ce qu'on entre en agonie. Tayaut! Tu-Tu Et la chasse du jeune Henri! Et le roi Dagobert! Tontaine, tonton! Où fuir? Le cerf brame à présent vers la place Maubert! Et le dégel regelé redégèle. « Bbeû Bbeû » Et voici des voitures de masques. Mais quelle noce C'est donc l'apogée du plaisir ?
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Car il y a les masques aussi. N'allons pas oublier les masques. Il n'y a plus qu'à Paris qu'on se déguise. Les blanchisseurs, au son du cor, se promènent vêtus en blanchisseuses. Les blanchisseuses, au même son, arborent les culottes des lavandiers. L'imagination costumière ne saurait aller plus loin. Facétie énorme, irrésistible, poignante, dernier cri du balthazar, suprême pensée, conception néronienne! Ousqu'est mon De Sade ?
Enfin les chars. Fermez les yeux, gens vertueux.
D'abord, c'est Old England, tout rouge. Ce char, qui ne contient rien, qui n'explique rien et qui est rouge, marche silencieusement au pas, guidé par un jockey rouge, n'allant nulle part. Et le cheval aussi est rouge. Est-ce de honte ? II a l'air d'emporter des âmes de guillotinés. Autres chars. Dans ceux-ci on préconise une pommade dentaire; dans ceux-là on propose le troc de vieux chapeaux contre des chapeaux neufs. Celui qui suit annonce sur ses toiles tremblantes l'ouverture de la saison de carême et des occasions magnifiques aux magasins du Tout T Pou Rien. Sur cet autre on lit ces mots faits pour dérider: « On pleure à l'Ambigu! » Et d'autres succèdent plus joyeux les uns que les
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autres, remplis de nymphes absentes, et féconds en prospectus Alors il s'élève un petit vent du Nord Le dégel redégelé regèle. Et toujours les cors pleurent le cerfimaginaire
Il est clair que cette orgie, souvenir et tradition des antiques fêtes de Saturne, ne peut pas durer. On s'amuse trop à Paris pendant le Carnaval. On dépasse les bornes, on va trop loin. Une procession de pénitents noirs, en cagoule, portant des cierges à la main, et accompagnant un hérétique à son bûcher, n'est pas une chose gaie certainement; mais sans aller jusque-là, nous devrions nous modérer. L'univers nous accuse d'être un peuple ivre de volupté et de passer, sous le soleil, dans une ronde scandaleuse de rigolade permanente. Eh bien, on finira par lui donner raison. Nous vivons pendant trois jours la tête en bas et les pieds en l'air. Nos enfants («Bbeû !») pourraient naître dans cette position et y rester. Ce serait une race gâchée. Enfin le cor de chasse est un instrument trop excitant peut-être, on en abuse.
Et puis notre climat est si doux Si on s'écoutait, on serait toujours dans la rue!
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A LA MER
HTSV* hilosophes, vieilles ganaches, résiSl gnez-vous, la mer, l'épouvantable mer
ôfï-ijyS. est à 'a mode.
C'est en août qu'elle devient v'lan. En août l'on va à la mer, comme on allait voir disséquer au siècle dernier. Ses naufrages sont bien portés. Celui qui n'irait pas danser dans les casinos pour la veuve et les orphelins d'un marin englouti ne serait pas du Tout-Paris des premières. Si les orphelins sont douze, c'est un succès. Qui est-ce qui disait donc que la République était froide pour la pêche à la morue ? Elle valse pour elle, devant les vagues!
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L'idée de la gaîté de la mer est particulière à notre fin dix-neuvième siècle, et même à sa seconde moitié, la bonne Il y a trente ans à peine, les médecins hygiénistes avaient un mal énorme à décider les malades à s'en aller vivre pendant vingt et un jours devant cette terrible force naturelle. Le bain de mer était une cure. On dosait même l'air salin aux poitrines délicates. Quant à la grande tristesse dont cette immensité menaçante enveloppe l'âme du plus robuste, on la combattait par ces casinos mêmes qui ne doivent qu'à cela leur origine. Ils étaient alors le temple du loto vertueux et de l'écarté vénérable.
En ce temps-là on arrivait dans des villages maritimes dont toutes les habitations tournaient le dos à la grève et qui n'avaient point d'ouvertures sur les vents. On descendait chez de bonnes gens vêtus de laine, lents, lourds et rêveurs, ne riant pas et contant gravement, le soir, à la chandelle, les méchancetés de la femelle des femelles, ses caprices mortels, ses vertigos lunaires et son éternelle perfidie. Ils l'aimaient comme on déteste. Ils restaient là pour la maudire de plus près, boudeurs épris, fous de cette maîtresse enragée qui ment toujours et qui n'en est que plus charmeresse. Ils vous plaignaient d'être
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obligés d'avoir recours à elle, soit pour la santé de l'âme, soit pour celle du corps ils sentaient que dès la première caresse de son flot, dès le premier chuchotement de sa brise, dès le premier regard échangé, vous alliez être pris comme eux et réduits à l'esclavage. Mort à celui qui a vu la mer Tel semblait être l'arrêt de fatalité inscrit sur les chaumières, tapissées de filets et sentant le coaltar, qu'ils partageaient avec vous.
Sans être bien vieux encore, j'ai connu, en Normandie et en Bretagne, quelques-unes de ces grèves, devenues plages mondaines et colonisées par le boulevard, à des époques où le terrain y valait un sou le mètre. Je me souviens d'avoir un jour, au hasard du tourisme, débouché d'un village cauchois sur l'une de ces grèves désertes que dominait un moulin à foulon. Auprès de ce moulin il y avait une maisonnette de style romantique, toute seule, devant laquelle un homme de haute taille, coiffé d'un petit bonnet de coton rose, binait des radis. Le village était à cinq cents mètres de là, au bout d'une cavée. Le dos tourné, toujours, et boudant la mer. Des mouettes croassaient et planaient. Un pêcheur lointain nettoyait son filet brodé de goemons. C'était la solitude. La mai-
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sonnette romantique, bizarrement crénelée et bastionnée, qui s'abritait derrière le moulin à colza, avait l'air d'un petit fort d'avant-poste opposé au débordement d'une armée en marche dont les armures et les boucliers luisaient et bruissaient à perte de vue, jusqu'à l'horizon, avec des tumultes de guerre.
Le Normand gigantesque, le bineur de radis au petit bonnet rose, se redressa un instant pour reconnaître l'audacieux qui attentait à la virginité de son petit golfe et faisait crouler les galets sous son pied profane. C'était le comédien Mélingue.
Il vivait là, six mois de l'année, avec les siens, en tête-à-tête avec l'immortelle traîtresse, en proie, lui aussi, à cette passion mélancolique qui ne pardonne pas, car il avait vu la mer dès l'enfance. Si on lui avait dit qu'elle deviendrait à la mode, qu'on la déclarerait pschutteuse, et que des villas, des cottages, des chalets suisses s'élèveraient sur les falaises sauvages de sa grève, que l'on jouerait aux petits chevaux sur son plant de radis, il aurait jeté de fureur son bonnet rose avec l'un de ces gestes superbes qu'il prêtait à d'Artagnan. C'est fait pourtant.
La mode de la mer est venue; nous en sommes même à la vogue. Le commerce des
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coquillages et des galets peints est en pleine prospérité. Pas une famille de la petite bourgeoisie qui n'ait sur la cheminée l'une de ces conques où l'on colle foreille pour avoir la sensation de l'immensité; et la conque est datée et porte le nom de la station balnéaire (oh! station balnéaire !) où l'on a joué aux petits chevaux et même aux grands, pendant un bel orage, suivi d'un, naufrage délicieux et d'un bal fructueux au profit de vingt-sept familles excessivement intéressantes. Quels gais souvenirs que ces conques 1
Quant aux galets peints, ils ont révolutionné l'art de la peinture, comme aussi son commerce. On ne vend que cela chez les marchands. Si les arts d'un temps reflètent les moeurs de ce temps, la vie de plage et la casinoterie laisseront leurs Téniers et leurs Ostade. Le galet peint forme à lui seul une branche de l'Ecole française, et ce genre enrichit nos salons petites Parisiennes bleues, avec des ombrelles rouges, faisant jouer de petits chiens verts sur le sable jaune, une rangée de belles cabines, sur la droite, sur la gauche, des baquets à bains de pied coquettement empilés. Ou bien c'est la rêverie sur la falaise, allégorisée par un pouf gigantesque, quoique vu en raccourci, au bout duquel est un
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chapeau cabriolet, mauve sur mauve, ou puce sur puce, le tout posé sur l'émail d'une prairie plafonnante. Cette fois l'ombrelle est retournée et gît le manche en l'air, pour exprimer la rêverie demandée. Un petit point blanc représente, là-bas, là-bas, le départ d'une flottille pour Terre-Neuve. Ce que c'est joli Nos peintres ont la mer gaie, eux aussi. Et même ils ont la mer en chambre. J'attends avec impatience celui qui nous donnera (ce sera pour le Luxembourg, dites?) la synthèse définitive du thème, soit un groupe de jeunes actrices ratissant avec des râteaux exquis le sable d'une grève fashionable et vlantesque.
Car voilà tout ce que la mer leur inspire, à nos artistes pleins d'âme et d'une philosophie si profondément humaine des galets peints A l'heure ou nous sommes, c'est-à-dire dans une ère de renouveau magnifique de la marine française d'abord, et ensuite lorsque le monde infini de la Mer, sa vie, ses phénomènes, présagés par les poètes, sont explorés par les savants, nous n'avons pas, sur vingt mille peintres, un seul peintre de marine! Et il y en avait sous Louis-Philippe M. Thiers a eu Gudin.
Ils peignent des galets après les expéditions de l'amiral Courbet, ces naturalistes de malheur,
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d'agréables presse-papiers de galets, où l'on voit leur bien-aimée tremper son orteil rose dans la première vague, en poussant de petits cris. Les voyages d'exploration, les splendides cuirassés, les trombes, les bourrasques, les tourbillons, les courants, les torpillages affreux, les abordages magnanimes, l'héroïsme à l'état quotidien et permanent de ces concitoyens qui sont l'élite, la réserve et la suprême espérance d'un peuple voyoucratisé, tout cela les enlève, nos artistes, les émeut et les enthousiasme jusqu'à leur suggérer les motifs maritimes que vous voyez, soit une grue maigre trempée dans la saumure par un marsouin de baigneur hilare! Et l'on me demande quelquefois pourquoi les peintres me font rire
Mais laissons ces enjoliveurs de galets. Ils suivent la mode et l'expriment. Si l'enfer était visible et s'il devenait à son tour pschutteux et high-life, ils le célébreraient à faquarelle ils nous montreraient de jeunes élégantes pêchant le goujon dans le Styx. Ils ne sont pas responsables et le Seigneur leur pardonne ce qu'ils font. N'est pas Ruysdael ou Van de Velde qui veut. Paix aux canotiers!
Toujours est-il qu'à force d'écouter l'immensité dans des conques, les bons bourgeois de la
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République Troisième sont venus en peupler les bords. Ils se découvrent amphibies.
Les vertus maigres de leurs épouses se mêlent sans rougir, dans les « frascatis » des casinos, aux corruptions étiques du cocottisme pavoisé, et les bébés de toutes les classes fraternisent, la pelle en main, devantdes trous de sable. Chaque plage est un théâtre d'été, où, comme à Paris, l'hiver, les soirs de premières, tous les mondes se confondent; les moeurs y désarment. On y joue des « Maître de Forges » conciliants, mais ce sont les poissons qui assistent à la comédie. Ils accourent des profondeurs céruléennes pour voir s'ébattre et s'ébrouer les boulevardiers et les tortonistes aux beaux torses. Dans les premières vagues transparentes, et tels de jeunes phoques, les tortonistes, les bignoniens, les brébanteux, tous les mangeurs d'actualité offrent au peuple de la mer des représentations de pur parisianisme. L'orchestre est retenu par les huîtres, et l'amphithéâtre par les moules. Je vous réponds que les poissons s'amusent.
Ils emportent surtout, et pour tout l'hiver, un souvenir inoubliable des douces femelles de ces actualivores, car elles sont charmantes! Le hareng dit à la sardine « Les as-tu vues, et bien vues, ma soeur, ces riches créatures mode-
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lées sur le modèle de la ligne d'horizon ellemême, et, à cause de cela, appelées horizontales ? Ah comme entre les bras de ce Mathurin de baigneur elles avouent candidement le manque de fondement des bruits qu'on fait courir sur elles Oui, répond la sardine, elles sont belles à leur manière Le bambou avec lequel on nous appâte est moins noueux que leurs corps tubiques; l'appât de ce bambou est moins vert que leurs têtes savamment morbides; nos rocs ont plus de varech qu'elles n'ont de cheveux réels sur l'occiput, et certainement, si elles se noyaient, ce qu'à Dieu ne plaise, nos frères les requins ne voudraient pas de leurs cadavres. Tu sais cependant qu'ils avalent tout et n'importe quoi, jusqu'à de vieilles savates, s'il en traîne. »
Ainsi causent ces spectateurs dans leurs stalles. Et le brillant maquereau, leur voisin, consulté, se récuse, sous prétexte que, étant de l'espèce spécialement maritime, il n'a que les goûts modestes et purs de son élément.
O mer pleine d'épouvantés 0 poluphlosboiô thalassès, comme dit l'autre, en grec A la mode
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LE MACROBE DE CANCAVAL
f^TiilIt 'i dée de célébrer sa longévité du chimiste Chevreul par une représen-
tlfsÈ^SlH ration de gala à l'Opéra est une de ces idées comme je les aime, ingénieuses, logiques et gaies. Je la chante. Au premier ténor qui atteindra l'âge de cent ans, nous aurons un bal à l'Académie des sciences; c'est promis. On espère que Duprez, qui a aujourd'hui quatre-vingts ans, voudra bien se prêter à cet échange de politesses entre les Arcs et les Sciences.
Toujours est-il que le 3 août, le chimiste Chevreul verra son buste couronné au milieu du déchaînement des cuivres et que des almées offi-
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cielles et légères lui danseront son centenaire, devenu thème de chorégraphie nationale. Elles traverseront la scène sur les pointes en dessinant des zéros allégoriques avec les bras. Ce sera le ballet du chiffre rond. Car, le 3 août, Chevreul aura décroché son siècle.
Les poètes aussi donneront, et l'on pindarisera. C'est mon ami Armand Silvestre qui est chargé de faire rimer Chevreul avec aïeul. Je le connais, il s'acquittera de cette fonction noblement et son hymne unira la conviction à l'éloquence. Silvestre est inimitable dans ces odes au grand rythme qui roulent l'or du renseignement dans les flots de l'enthousiasme. Il est lui-même très savant et, quand il était à l'école polytechnique, il passait ses dimanches à pâlir sur les problèmes les plus ardus de la physique et de la chimie. Quant à l'algèbre, cette sphynge, il ne lui a pas encore lâché les mamelles.
Chevreul sera donc dûment célébré. Le poète dira tout au buste. Il n'oubliera même pas les fameuses* bougies stéarinées qui ont popularisé le nom du centenaire français. Stéarine a des rimes opulentes: czarine, marine, narine, farine, ocarine, barine. Ah! ce Silvestre, il a de la chance!
Il n'y a pas de danger qu'on m'en commande
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à moi, de ces riches cantates, et pourtant, Dieu sait si j'aimerais à faire ronfler mon ludi en l'honneur du père Chevreul ou de tout autre ancêtre encore vivant. Mais, on ne sait pourquoi, le pauvre Cahban passe pour irrespectueux. C'est une grosse erreur. J'ai le sens de l'admiration extrêmement affiné et le macrobisme est une des choses qui me montent le plus, attendu qu'au dix-neuvième siècle après Jésus-Christ, ce qu'il y a de plus difficile pour l'homme, c'est de vivre. Tout s'y oppose.
Lorsqu'on revient, le soir, de Dinan à Dinard, par cet estuaire splendide de la Rance, qui n'a d'égal en beauté pittoresque que les bords du Rhin, les matelots du bateau à vapeur vous montrent, sur un petit promontoire appelé la pointe de Cancaval, une maisonnette dont le reflet, dans l'eau verte, ne mesure pas deux mètres carrés. C'est là que demeure une des gloires de la contrée, le fameux ermite de Cancaval. Or, sa gloire consiste en ceci, qu'il y demeure depuis cent cinq ans. Il fait la pige de cinq années au père Chevreul. Quand le père Chevreul est venu au monde, l'ermite de Cancaval jouait déjà aux billes. La visite au macrobe de la Rance est l'une des parties classiques que l'on organise pendant une saison à Dinard. On s'en
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va, en compagnie, le féliciter d'avoir vécu si longtemps, et il vous répond avec une lucidité rare il n'y a pas de quoi! Car il sait l'histoire. Alors on lui demande son secret de longévité, et il vous le donne il a toujours pêché à la ligne!
Depuis cent cinq ans il est là, sur ce petit cap, à l'abri du vent du nord-ouest, et laissant flotter dans les mascarets du flux et du reflux le joli bouchon philosophique de sa destinée. S'y prend qui veut, à sa ligne, et les poissons le connaissent bien. Parfois ils se sacrifient, car il est l'honneur de la Rance. Ils en sont fiers. Je le suis autant qu'eux de ce macrobisme régional, et dès ce que j'ai su de quelle manière on fêtait son rival et son culot des Gobelins, j'ai couru au théâtre de Saint-Malo et j'ai offert une cantate à la ville, trop heureux de pouvoir utiliser de la sorte les facultés d'enthousiasme à rimes riches que la nature m'a octroyées et que la Rance même exalte tous les jours.
Célébrons ce macrobe, ai-je dit, par une représentation extraordinaire. Je me charge de tout. Je suis du dernier bien avec la ComédieFrançaise, et je n'ai qu'à parler pour que le comité m'envoie au moins Prudhon. Les rimes à Cancaval sont nombreuses, et nous avons à notre
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disposition carnaval, naval, aval, sans compter les noms propres et les hardiesses parnassiennes dont je me fais fort. Si avec cela vous fournissez la musique de la garnison, nous terminons par un bal macrobiologique, et la Rance enfonce la Bièvre 1
Mais la ville de Duguay-Trouin a reçu froidement mes avances lyriques. C'est une municipalité de gens sages et modérés, qui ne s'emballe pas très facilement et qui, en fait de cantates, a des idées réservées. Elle ne gaspille ni les rimes ni le bronze. Je la crois pauvre.
L'un des édiles malouins, homme d'ailleurs vieux, quoique sans excès, m'a tenu ce langage un peu bourgeois, mais clair Certes, la longévité est une vertu et je vous la souhaite, comme d'usage. Nous l'estimons à son prix, et, tels que vous nous voyez, nous entretenons pieusement et faisons réparer à nos frais l'ermitage du Mathusalem de Cancaval, car le respect de la vieillesse est une fleur de morale gauloise qu'on cultive encore en Bretagne. En faire davantage, ce serait trop peut-être. Une fête au théâtre, avec le concours de Prudhon et la musique de la garnison, dérouterait la population naïve de nos côtes; elle croirait au passage de Sarah Bernhardt. Vous avez bien, hasardai-je, la statue de
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Duguay-Trouin, qui, lui, n'a vécu que soixantetrois ans!
C'est vrai, reprit le sage édile, mais ce n'est pas pour ça. Si Duguay-Trouin n'avait fait que pêcher à la ligne pendant soixante-trois ans dans la Rance, nous l'admirerions encore passionnément, mais point jusqu'à la statue. La différence qu'il y a entre Duguay-Trouin et le macrobe de Cancaval, c'est que Duguay-Trouin est une gloire et le macrobe une curiosité. Saisissez-vous? J'avais saisi. Je rengainai ma cantate et ses suites. Loin de moi la pensée irrévérencieuse d'établir un parallèle entre l'illustre chimiste des Gobelins et mon humble pêcheur à la ligne de la Rance. Si l'un a dignement rempli la coupe de sa vie par des découvertes que Silvestre vous dira, en sa présence même, l'autre pourrait à peine, au bout de cent cinq ans, donner quelques indications à Reyer pour son immense travail sur « l'influence des queues de poissons dans les oscillations de la mer. » Il laissera, s'il meurt jamais, beaucoup moins à la science que l'auteur des a Recherches chimiques sur les corps gras d'origine animale. » Enfin, il n'y a pas de comparaison possible, sauf pour l'âge toutefois. Or, c'est cet âge, je crois, que l'on doit tamtamiser à 1 Opéra le trente et un courant. C'est ce qui m'a a
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trompé, et l'édile malouin me l'a fait durement sentir.
Il devient hien difficile de s'entendre et le bonheur sur la terre n'a pas un programme bien défini. Tantôt le doux Ménandre, si poétiquement traduit par Alfred de Musset, nous affirme que lorsque l'on meurt jeune, on est aimé des dieux; et tantôt Ritt et Gailhard déchaînent l'orchestre en l'honneur d'un chimiste ayant duré et perduré autant que deux chimistes. Qui est-ce qui a raison est-ce Ritt, Ménandre ou Gailhard? Les gens de l'Opéra ont au moins l'avantage de l'innovation, et c'est la première fois qu'on félicite un homme publiquement d'avoir souffert deux fois plus que les autres hommes.
Boum! boum! et zing, zing! Voici celui qui, né en 1786, a vu passer plus de gouvernements qu'un préfet dégommé n'en rêve! A moi, les cuivres et les peaux d'ânes! Celui qui a assisté à plus de révolutions, de massacres, de tueries et d'exterminations qu'un boucher de la Villette ne voit d'égorgements de veaux et de moutons dans sa carrière. Siffle, ô flûte de Tulou, module, ô cor de Mohr, en avant les petits Paganinis d'Altès, susurrez, vents des cordes, et vibrez, cordes des vents! Le macrobe que voici en sait plus long sur l'injustice, sur la méchanceté, sur la
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bêtise, sur la lâcheté, sur le vol et l'infamie humaine que trois générations empilées. Il a assisté à cent ans d'histoire de France. Allegro majestuoso, tous les tubes, tous les crins, gloire au chimiste, et hosanna pour l'un des témoins les plus longanimes de la misère des civilisés Eh bien! oui, cette idée d'appliquer à ce mal de cent ans, enduré par un remueur de sulfates l'étourdissement de la grande musique et des tonnerres harmoniques en chambre est une jolie idée. Chevreul a bien mérité qu'on lui joue les Huguenots pour lui tout seul. Mais selon moi, il y avait mieux, et si le demi-macrobe Grévy lui avait, au nom de l'humanité, remis le prix Montyon de 1886, on aurait eu la vraie fête du macrobisme, la bonne, la seule qui lui convienne.
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LE LIÈVRE DE CALIBAN
Il paraît que la chasse est un plaisir v?*l&» extraordinaire et qu'il y a même des feJ^Rs® gens qui s'en font mourir. Je parle de la chasse aux perdrix (carabi), de celle qui consiste à triturer les terres labourées avec de grandes bottes lourdes et à fusiller des oiseaux contre le mur bleu du ciel. Cet exercice féroce est préconisé par des penseurs; il est même donné comme une distraction, un repos! C'est très bizarre. Le chasseur est un compère Guilleri qui, en toute saison, est insupportable, d'abord par sa conversation aussi bornée que sanguinaire, et ensuite à cause de ceci qu'il ne peut rien voir
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voler sans faire le geste d'épauler un fusil imaginaire en imitant le bruit de la détonation, pan, pan, pan! Cet homme est l'ennemi des ailes. En arriver à ne plus comprendre l'oiseau que mort et saignant, voilà ce que j'appelle de la poésie. Du reste, il y a des peintres d'oiseaux morts! Miséricorde, quelle spécialité! Quand on me demande pourquoi je ne m'affilie pas à la Société protectrice des animaux, ma réponse est toute prête « Elle a des chasseurs dans son sein. » Une société protectrice des animaux qui a des chasseurs dans son sein, c'est comme qui dirait une association pour l'abolition de la peine de mort composée de quelques bourreaux. De deux choses l'une ou la perdrix n'est pas un animal, et alors qu'est-ce qu'elle est? ou la Société Grammont est une cocasse de Société, car une perdrix foudroyée, criblée de petits plombs, plumée, lardée et ensevelie dans un linceul de choux n'est pas une perdrix protégée, non, elle ne l'est pas
L'auteur de l'Ornithologie passionnelle, le père Toussenel, un bien bon homme, qui fut dans l'art des lettres ce que le caricaturiste Grandville fut dans l'art du dessin, a souvent essayé de m'expliquer la chasse. La caille, s'écriait-il, se mange, et tout est là Pardon, ripostais-je,
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mais le boeuf aussi Or, on ne chasse pas le boeuf! Le gentilhomme qui joindrait au plaisir de manger le bœuf celui de le poursuivre par monts et par vaux, en sonnant dans le cuivre des tayaux frénétiques, serait un gentilhomme abusif et ridicule. Chasser le boeuf, disait Toussenel, quelle idée folle D'accord, mais où commence le droit de chasse que nous nous arrogeons sur les animaux ? Si c'est à la comestibilité, le bœuf est plus comestible que le cerf. Chassons le bœuf!
Ce paradoxe faisait enrager le bon ornithologue et je me rappelle que, lorsque je voulais l'exaspérer tout à fait, je remarquais sataniquement que l'homme aussi est comestible, et que par conséquent! Alors, il s'en allait, révolté, et déclarant qu'il était impossible de causer sérieusement avec moi.
Excellent père Toussenell Par un système d'analogies instinctives emprunté à La Fontaine et aux fabulistes et poussé par lui jusqu'à la manie, il prêtait aux bêtes des fonctions extranaturelles dont elles ne se sont jamais avisées et par où elles s'assimilaient à des hommes en société. C'est ainsi qu'à ses yeux attendris le geai jouait, dans les arbres; le rôle d'un membre de l'Institut; la pie, c'était le mouchard; le cor-
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beau réalisait le procureur-général. Chaque animal remplissait un emploi le renard, celui de percepteur des contributions; le cygne, c'était l'ingénieur des eaux. Pour lui, le pélican résumait le financier, et la cigogne la femme honnête. Quant à la grue, son analogie est encore populaire.
De telle sorte que, lorsqu'il revenait de la chasse car, par une anomalie qui démolissait tout son système, ce naturaliste était chasseur pratiquant, nous ne manquions jamais de le saluer en ces termes Eh bien, père Toussenel, combien en avez-vous tué, de ces avocats? Ou encore Voici le moment de l'émigration des courtisanes il va y avoir dans le ciel de jolis vols de gourgandines!
Je me hâte d'ajouter que l'ornithologue passionnel était l'un de ces chasseurs hygiéniques comme il y en a beaucoup, et fort heureusement. Il n'avait de sa vie tué personne, pas même un financier ou un procureur empennés. Quand il emportait son fusil, il oubliait ses cartouches, et le lendemain c'était sa gibecière. Car il y a deux écoles, le chasseur qui ne tue rien, et le chasseur qui ne tue pas. Tous les autres sont des braconniers.
Chasser comme chassait Toussenel, à la
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bonne heure. On le peut, même dans le passage des Panoramas. Je comprendrais cette école, si le fusil n'était pas gênant à porter et pesant à l'épaule. Pline le Jeune a donné la théorie de cette chasse qui consiste à partir dès l'aube, avec un livre préféré dans la poche, à s'asseoir au milieu d'un carrefour ombreux et à se faire passer des lapins sur la tête. Toussenel allait plus loin encore il causait avec eux et il leur faisait raconter leur histoire. C'est ainsi qu'il a écrit ses jolis livres, et qu'il a fait ses découvertes zoologiques. Si nous savons aujourd'hui que le lapin aime surtout à jouer au bouchon, c'est aux chasses philosophiques de Toussenel que nous le devons.
Eh bien, je me suis lancé sur les traces analogiques et passionnelles de ce bon compère Guilleri, et je puis dire que moi aussi je suis chasseur. J'ai même innové dans le genre, ainsi que vous allez voir.
Tous ceux qui m'ont fait l'honneur de me rendre visite dans la maisonnette que j'habite ont été frappés de la beauté ample du jardin qui la flanque. Ce jardin mesure quatorze mètres de long sur sept de large; or, pour Paris, c'est immense. Honteux de posséder un tel espace lorsque tant de gens qui valent mieux que moi
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languissent dans des cases piranésiennes, sans air, au huitième étage, il m'a paru décent d'utiliser ce sol perdu pour la sainte bâtisse, et j'y donne des chasses auxquelles on vient assister de fort loin.
D'abord, il me fallait un chien, bien entendu. Ma vieille amie Diane, une épagneule un peu mêlée, mais si douce, consentir à se prêter à mes projets cynégétiques, quoiqu'elle n'eût jamais chassé que les mouches. Le plus difficile à trouver c'était un lièvre, du moins un lièvre vivant. Le hasard me vint en aide. J'en découvris un en cage, chez un marchand de vin de mon quartier, car le dix-septième arrondissement est fort giboyeux. Quand je dis que je le découvris, c'est pour me vanter; cet honneur revient à Diane elle-même. Elle vit ce lièvre chez ce marchand de vin, et avec sa bonté profonde, elle alla lui donner un coup de langue de commisération à travers les barreaux de sa cage. J'achetai le lièvre et je l'appelai Hyacinthe. Puis je le lançai dans l'étendue prétentieuse dont je dispose grâce à un bail de trois, six, neuf.
Je ne sais pas quelle fonction sociale Diane remplit dans la nature selon la doctrine de Toussenel, mais j'incline à croire que c'est celle de
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soeur de charité. Dès qu'elle aperçut Hyacinthe gambadant dans ce clos familier, elle s'élança devant lui pour le distraire, l'amuser, et elle lui en fit les honneurs. Le lièvre, d'abord intimidé et ne connaissant pas encore les opinions zoologiques de la maison, s'était réfugié sous un petit chariot d'enfant, dans lequel une poupée dormait les jambes en l'air. Mais quand il vit que tout était à la joie et que la chienne tournait autour de la pelouse sans s'arrêter, comme pour l'inviter à vivre heureux, il se précipita à sasuite et il la chassa, tayaut, tayaut
Du haut du ciel, votre demeure dernière, père Toussenel, vous devez être content de moi. J'ai un lièvre qui chasse le chien 1
Aussi je donne souvent des fêtes, et l'on sonne du cor dans ma maisonnette. Du reste, Hyacinthe est aimable et sobre. Il se nourrit de ronds de carottes et, le dimanche, d'un peu d'avoine. C'est mon ami. Quand je pars pour la campagne, je l'emmène dans un joli panier et je paie sa place entière aux Compagnies, sans qu'on me force de le museler. Une fois dans les champs, il s'accommode du moindre poulailler, et on peut en laisser la porte ouverte; il ne s'en ira pas. Il joue à saute-mouton avec les poules et courtise les lapines ainsi que faire se doit.
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Diane veille à sa sécurité. Il se plaît tellement à cette vie carrément passionnelle qu'il croit aux fabulistes, et que, s'il ne se comportait pas bien, je n'aurais qu'à lui dire, comme les filles de Victor Hugo à leurs canaris en cage – Je vais vous enfermer dehors
Mais il n'y a rien à craindre, et si l'ouverture de la chasse l'excite un peu depuis quelques jours, c'est qu'il vit auprès de son gibier, je veux dire de Diane, et que la tentation est vraiment trop forte. Aussi préparai-je en l'honneur de saint Hubert une chasse grandiose. On partira dès l'aube, guêtrés, sanglés, la carnassière au dos,avec, dedans, comme dit Goncourt, un bon livre et des provisions de bouche; on piétinera dans les terres labourées, on escaladera des murs et des haies, on exhibera des permis aux gendarmes, on fera quinze lieues pour obtenir des cors, des oignons et des ceils de perdrix, on déchargera des artilleries hasardeuses à droite, à gauche et de tous côtés; enfin Ion s'amusera ferme, tandis que des piqueurs rabattront la chienne sur une clairière. Là, je lâcherai Hyacinthe
Telle est ma chasse à moi; elle en vaut bien une autre, et je prétends y trouver autant de plaisir que ceux qui la mènent à rebours et font
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poursuivre le lièvre par le chien. Quant au profit, il n'y a qu'à entrer, au retour, dans une ferme, et y acheter deux lapins de choux, et nous aurons le même souper que les autres, et au même prix.
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LES TRAINS DE PLAISIR
VYiràgf t y en a qui les blaguent? Tas de wl marchands de République! yf^os^i Créé par le saint-simonisme (socialisme doux) des compagnies, le train de plaisir est au besoin de locomotion ce que le bouillon Duval est au besoin de déjeuner, une nécessité. Nos députés à parcours gratuit diraient C'est un progrès. Et ils le blaguent!
Le train de plaisir est la joie du sédentaire, lisez de tous ceux qui vivent assis, bureaucrates, professeurs, employés, et qui n'ont que huit jours par an pour se dégourdir les jambes. Je trouve en lui la poésie du chemin de fer. Il
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m'attendrit. Je vais le voir passer afin de voir passer des gens heureux.
Axiome Le train de plaisir donne le plaisir du train.
Celui qui ne distinguerait pas un train de plaisir d'un train d'affaires serait peut-être un bon naturaliste, mais à coup sûr, demeurerait un fichu observateur. Je pense que, dans le roman qu'il prépare sur les chemins de fer, Emile Zola ne s'y méprendra pas. Le train où la petite Rougon rencontrera le jeune Macquart sera un joli train d'été, menant au Havre pour neuf francs, plein de Lantiers facétieux, avec, dans une gare, un coquin de Mouret à casquette galonnée et zélateur des express arrogants. Je devine qu'à l'entrée des tunnels Mes-Bottes saisira son cor de chasse et en sonnera dans les ténèbres, parmi les petits cris des dames et demoiselles, car c'est ainsi que cela se passe. «. On débouchait dans la clarté. Mes-Bottes retira son cor de la portière. Il était cramoisi. D'un revers de main, il s'essuya les lèvres, qui avaient un goût de cuivre. Bibi-la-Grillade tenait sa bouteille sur le genou droit, ne pouvant pas boire dans l'obscurité. Il la termina d'un seul trait et il la jeta, par la baie ouverte, sur un talus. Elle s'y brisa, et fit plic ploc, comme font
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toutes les bouteilles en pareil cas. Oh! mince! s'écria-t-il, en se rejetant dans le wagon, le porte-drapeau! Je l'ai raté d'une longueur de tête' –C'était la première aventure de voyage. Elle dilata de joie toute la wagonnée.
Le train filait toujours, brûlant des stations insignifiantes, Coucy-les-Vieux, Tronjonla-Rivière, Château-Godet, des noms à coucher dehors, disait Bec-Salé, qui les criait à tue-tête, sans cesser de manger son fromage d'Italie, posé sur un papier en travers de son pantalon. Si on en grillait une? proposa Laniier. Et il ajouta galamment Avec la permission de ces dames ? Cette politesse était surtout à l'adresse de Zéphyrine Rougon, perdue dans l'extase du paysage et que les chaudes emuves du corps d'Arthur Macquart troublaient profondément. Jamais elle ne s'était sentie si près de lui. Leurs omoplates se touchaient.
–"Oh! des vaches! fit-elle tout à coup, pour se donner une contenance.
cc Ce n'est pas ça qui manque sur la terre, lança l'aimable chapelier, et ce fut un éclat de rire universel.
n Le train filait toujours. Une casquette parut à la portière de gauche. C'était Mouret. Il était
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blême ce Vos billets ? dit-il d'une voix sombre. »
Bien entendu, ce n'est ici qu'une esquisse suggestive du chapitre sur les trains de plaisir qu'Emile Zola écrira dans son roman. Il y manque le faire du maître. Mais il est permis de rêver. J'espère que vous ne les oublierez pas, mon cher confrère, les joyeux trains à prix réduit, les trains socialistes qui filent si vite qu'ils ont l'air de déblayer la voie, car tel est leur caractère sur l'espace. Et vous les peindrez plus ressemblants encore si, à vos personnages habituels, vous ajoutez quelques types du Sédentaire, pour qui ces trains mènent à Chanaan.
Ayez pitié, ayez grand'pitié des pauvres sédentaires; ils sont les malheureux de ce monde. Commis, employés, bureaucrates, buralistes, professeurs, gens de petit négoce et de gagnepetit, amphibies sociaux, moitié bourgeois et moitié artisans, ô peuple du rond de cuir, vous à qui aucun gouvernement ne songe et que la République oublie toujours, dépouillez enfin vos manchettes de lustrine et rangez vos petits papiers. Voici l'heure d'échapper aux caprices maussades des supérieurs et des patrons. Le train de plaisir chauffe en gare. Dans six heures, vous serez au Havre, patrie de feu Casimir Delavigne,
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et vous aurez la sensation exquise de courir le monde, comme ces gredins d'Américains qui sont toujours en route.
On ne voyage que pour avoir voyagé! dit Alphonse Karr, et cela est vrai chez les riches. Mais chez les sédentaires, petites gens, rivés au tabouret professionnel, et qui n'ont que huit jours par an pour vivre, le voyage est une joie en lui-même; il est le remuement, le dégourdissement et l'activité. Ayez grand'pitié des pauvres sédentaires, et vivent les trains de plaisir, avec leurs faces épanouies aux portières. Chacun a ses pauvres en ce monde; moi, je suis, avec beaucoup d'autres sceptiques, pour les misérables de l'habit noir et de l'instruction, et particulièrement pour ceux qui vivent assis, car c'est l'horreur. Tout ce qu'on fait pour alléger leur supplice me va au cœur. Car ils ont des jambes, hélas! et n'en connaissent plus l'usage. La nature les avait donnés ingambes et nomades à la société, qui les lui rend culs-de-jatte et sédentaires. Et voilà pourquoi j'aime les trains de plaisir et pourquoi l'absurbe son du cor me semble doux sous les tunnels.
On n'imagine pas le nombre de bacheliers (ô sainte Université, ma mère!) rivés aux affreuses professions libérales, pour qui le monde finit au
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bureau ou ils s'atrophient de corps et d'âme. Ah! ce n'est pas pour eux que la Terre est ronde Ils n'ont d'autres données certaines sur les forêts que celle des tuyaux de cheminées que leur fenêtre domine. Leurs connaissances ornithologiques s'arrêtent aux combats de moineaux sur les toits ou au sautillement inquiet d'un canari en cage. Les Sédentaires ressemblent à leurs canaris, ils chantent à tue-tête pour un pot de réséda.
Mais depuis qu'on voit le Hâvre pour neuf francs, ils commencent à croire à la République. Car, ne vous y trompez pas, tout a changé en France depuis trente ans, tout, excepté le sort des sédentaires. La libération s'est faite par la vapeur, l'électricité, le jeu, la vie démocratique, l'abus des toxiques et des hypnotiques, par tout ce que vous voudrez, mais elle n'a opéré que sur deux classes, la haute et la basse. Elle n'a point atteint la moyenne, celle des misérables en habit noir, les parias de la bourgeoisie, les ilotes de l'instruction, les martyrs de la profession dite libérale. Dans la haute couche, pour parler le style gambettique, les fortunes ont centupté; dans la basse, les salaires ont décuplé. Seul le traitement du sédentaire est resté fixe le bureaucrate français est payé sous Boulanger
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comme sous Pépin le Bref ou Louis le Hutin. Quant aux professeurs, répétiteurs, surveillants, ils n'ont pas à dix ce que touchait le simple Eginhard pour apprendre le latin aux filles de Charlemagne. Je ne parle pas des commis, comptables, teneurs de livres ou employés de l'Etat; on sait qu'ils sont rous grands prix du concours général, docteurs ès-sciences et décrochent trois francs trente-trois centimes par jour. En vérité, je vous le dis, vous verrez encore bien des grands ministères et bien des petits ministres, mais vous ne verrez pas le ministre ni le ministère qui donneront au sédentaire de quoi vivre. Dans cette ère de poule au pot que nous promettent les remanieurs du pacte social, le sédentaire verra le pot peut-être, mais il ne verra pas la poule.
Aussi, riches, à qui la fortune fait des loisirs multiples et prolongés, blasés de toutes les fêtes, de tous les spectacles et de toutes les sensations, qui fuyez Paris à Dieppe, Dieppe à Nice et vousmêmes partout, ne haussez pas les épaules si, des terrasses de vos châteaux, vous entendez siffler et hurler le train des Petites gens. Il emporte dans ses boîtes roulantes et cahotantes l'une des vieilles traditions de la race, celle du repos gagné rudement par le travail et mille pe-
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tifs bonheurs, faits de rien du tout, que connaissent seuls les Sédentaires. Ils ont huit jours à dépenser, huit jours, hétas! sur trois cent soixantecinq, ces ouvriers en habit noir, que personne ne craint ni ne flatte et que la République nourrir, à la Spartiate, de brouet noir. Pour neuf francs, ils verront la Mer, ils visiteront un cuirassé de l'Etat et ils prendront un bain vivifiant pardessus le marché, sans parler de la statue de Casimir Delavigne, dont le spectacle couronne toute la lëte.
Ah! Monsieur! me disait l'un d'eux l'autre jour, on meurt sans savoir ce qu'on est venu faire ici-bas. On ne voit rien de ce qu'il y a à voir, et, si l'on n'avait pas les journaux illustrés, on ne saurait comment se représenter ce qui se passe! C'était un employé de la Ville.
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LA POUPEE
DE t 0,000 FRANCS
c4 c?)Y. F. Coppée.
)~Q~j<' ON cher Coppée, à présent que vous y)\w/)f j j en êtes, vous devez comprendre.
~~yTl.P Chantre des Humbles, édairez-moi, car, hélas je n'en serai jamais (Desbarolles me l'a prédit) et par conséquent je ne comprends pas, je ne dois pas comprendre.
Qu'est-ce qu'il faut faire pour obtenir L'argent de l'une de ces fondations pieuses dont parle don César de Bazan, que votre Académie dé-
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cerne et qui assimilent la littérature française à un hospice d'incurables doublé d'un asile de nécessiteux ? Comment vous décrocher, ô timbales Vitet, Gobcrt et Bordin, et toi, casserole Thiers, triennale et luisante? Pour grimper à ces mâts de cocagne, de quel suif doit-on se graisser la culotte ?
Sachez, mon cher Coppée, que dans ma petite famille le besoin d'un surplus se fait aigrement sentir. L'autre jour, pendant sa promenade, ma ntlette a vu distinctement à une vitrine de marchand de jouets une poupée de ro.ooo francs. Elle ne l'a certainement pas trouvée trop chère, car elle n'a que trois ans et demi et elle ne sait pas encore la diftérence qu'il y a sur la terre entre un Rothschild et un homme de lettres. Je vous avouerai même qu'elle me l'a demandée, pas la différence, mais bien la poupée de 10.000 francs. 0
Vous dire que j'ai rougi, c'est ne rien vous dire. Ma confusion devant les miens était horrible. Qu'est-ce que c'est qu'un métier dont l'artisan ne peut pas donner à sa fille le joujou qu'elle désire? Mon cher Coppée, c'est te nôtre. Lorsque tout à coup, ayant ouvert le Figaro pour me donner une contenance, j'y lus que mon confrère M. Pierre Loti venait de rece-
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voir de l'Académie, organe de feu Viret, ~.ooo francs pour ses ouvrages. C'était la moitié de la poupée.
Diable pensai-je, mais j'ai des amis, moi aussi, dans le sein de cet organe; votre nom me vint aux lèvres et je me décide à vous écrire. Ne pourriez-vous pas, mon cher camarade, en usant de votre influence et en présentant bien les choses au parti orléaniste, m'obtenir pouf la fois prochaine ma poupée de 10.000 francs? Certes je ne veux pas démentir l'oracle de Desbarolles. 11 a constaté un creux dans ma main à la place de l'académisation. Mais est-ce demander à « en être que d'en solliciter la bénédiction dorée?
Il y a dans mon cas une situation particulière qui touche aux intérêts de la corporation. Si personnellement je n'ai aucun droit aux présents de feu Vitet, de feu Gobert et de feu Bordin (et je le reconnais tout de suite), il n'en est pas moins vrai qu'il existe de par le monde une poupée de 10.000 francs que M. de Rothschild peut payer à sa fille et que je ne peux pas payer à la mienne. C'est injuste, puisque nous sommes en République. J'en appelle à M"" Louise Michel, si spéciale pour ces questions d'égalité sociale. Et cependant mon métier vaut celui de M. de
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Rothschild, et, quelque laborieux qu'il puisse être, je le suis autant que lui. Virée, Gobert et Bordin avaient prévu cette anomalie si bizarre dans les salaires, et leurs fondations pieuses visent les poupées de 10.000 francs, ou bien elles ne visent rien du tout.
Lorsque, le jour de l'an dernier, mon fils me demanda pour ses étrennes « une vraie locomotive », je profitai de ce qu'il avait dix ans pour redresser ses idées sur l'état qu'exerce son père. Je lui racontai qu'il n'y a pas encore quatre siècles on pendait les poètes à Montfaucon, comme poètes, que deux siècles plus tard on les faisait bâtonner par les domestiques, et que j'en avais connu, moi, son père, qui ne mangeaient pas tous les jours. J'évitai toutefois d'appeler ces époques le bon temps 11 comprit, se laissa arracher cette illusion et se construisit une locomotive en carton, presque aussi belle que les vraies locomotives.
Mais quelle illusion arracher à une fillette de trois ans et demi, mon cher poète, lorsqu'elle veut une poupée, si cette poupée est unique et particulière, et si elle vaut deux fois le prix Vit:t ? 11 n'y a qu'à céder.
Et c'est alors qu'il fait bon d'avoir des amis à l'Académie.
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Ne vous bercez d'ailleurs d'aucun rêve d'économie. Je suis allé chez te marchand de jouets et je lui ai marchandé la poupée. Il n'en veut rien rabattre. J'ai lu dans son oeit cette phrase sévère « Tant pis pour vous Ayez les prix d'Académie nécessaires » Il avait même l'air d'insinuer que ce n'est pas si difficile que je me l'imagine, avec tout le peuple français, et qu'on n'a qu'à les demander. Vous êtes témoin que je les demande.
H s'agit donc, ami Coppée, de vous entendre avec Ludovic Halévy et Emile Augier, qui m'ont toujours témoigné une sympathie véritable, pour que je puisse tirer sur l'Académie un bon de dix mille effigies de vingt sous de la République athénienne. S'il faut leur faire une cantate, je la leur ferai 1 S'ils veulent un Mémoire sérieux sur les rapports de Colberc avec Louvois, en style Bossuetique ou Malebranchien, je tiens aussi cet article. Tout pour la poupée [ Je vous révèle d'avance la devise latine qui distinguera mon manuscrit, afin que vous puissiez le choisir, comme par hasard On y lira « ,S\~t't<n'f impar! » Et il sera noué avec une faveur verte. Dues à Ludovic de ne point se tromper. Je concours pour tous les prix.
J'appète au prix Vicet, au prix Bordin, au
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prix Gobert, et à la casserole Thiers et au couvert d'argent Maillé-La-Tour-Landry. Il n'est pas défendu, je suppose, d'avoir du génie dans tous les genres, et si Pic de la Mirandole se présentait, il se ferait une quarantaine de mille francs par an sur l'Académie. Je serai ce Pic. La poupée ne sera certainement pas vendue l'année prochaine. Elle est à moi, si vous y mettez un peu de complicité. Les rubans seront verts.
Aimable Coppée, je vous entends « Il n'y a pK de précédents. Personne n'a jamais eu, en une seule fois, tous les prix d'Académie, tous les revenus imposants de nos pieuses fondations. Jamais feu Bordin ne s'est uni à feu Gobert pour enrichir le même lauréat. Nul n'a totalisé les cinq mille de l'un avec les trois mille de l'autre, plus les quinze cents du troisième, la casserole triennale et les couverts Maillé-La-Tour-Landry )) Ah que voilà bien la routine J'y veux encore le prix Montyon, ou je dirai que vous décachetez les devises d'avance et que l'anonymat n'est pas par vous respecté. Si je suis Pic, tant mieux pour moi. A la poupée, j'ajouterai la locomotive, et voilà tout 1
Ce n'est pas moi qui ai choisi le genre de récompenses proposé par le dix-neuvième siècle
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aux artistes de lettres. Si c'est avec de l'argent qu'on pousse au génie, si l'on fait danser des bourses devant les poètes et les stylistes, le plus malin d'entre eux serait un imbécile s'il s'en tenait au salaire platonique d'Alain Chartier. Gobert, Bordin et Viter nous apprennent que les temps sont passés où le baiser d'une princesse sur des lèvres endormies payait Fart des beaux manieurs du langage. La gloire que nous avons est une gloire monnayée; elle rend comme la Rente. C'est une ferme en Beauce de gloire. Les posthumes nous entretiennent. Est-ce la revanche de Montfaucon? Les Muses aimaient mieux la potence.
Mais qu'importe! Grâce à vous, mon cher Coppée, j'aurai ma poupée de 10.000 francs. Elle passera sous le nez de Rothschild luimême, et ce n'est que chez moi, humble gendeIcttre, qu'elle dira papa et maman avec sa voix naturelle. Et ma fillette ne doutera pas du métier de son père, l'honneur des lettres sera sauf.
Et n'allez pas croire que, sous prétexte de satisfaire un désir sacré d'enfant, je cherche à vous extorquer une somme dont je n'ai aucunement besoin. II ne retourne que de la seule poupée, et le pain chez nous est en abondance.
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Si M. de Rothschild me faisait l'honneur de venir dîner à la maison, il trouverait la soupe et le bœuf des notables avec le pot de moutarde qui ne doit rien à personne. Car l'homme de lettres qui travaille arrive à vivre au dix-neuvième siècle tout comme un autre, et c'est là ce que Vitet, Gobert et Bordin me font l'effet d'ignorer. Le superflu seul est dur à obtenir et ce n'est pas sans sacrifices de toute sorte qu'on arrive à tenir tête à un millionnaire qui vous dispute une poupée de 10.000 francs. Il faut pour cela égorger devant l'Académie son originalité d'abord, son indépendance ensuite et jusqu'à la fierté professionnelle. Il faut se résigner à écrire platement, à penser vulgairement, à refléter quelqu'un et à ne poibt sortir de la médiocrité idéale qu'encouragent les fondations pieuses. Alors le luxe vous arrive et les fillettes ont leurs poupées.
Je ne dis pas cela, bien entendu, pour mon confrère M. Pierre Loti dont j'admire plus que personne le superhe talent, et à qui le prix Vitet tombe sur la tête comme une tuile. Vous ne devez pas, mon cher Coppée, être étranger à cette exception qui confirme la règle, et c'est pourquoi je crois devoir vous assurer que je ferai un bon usage celui que je vous ai dit- des divers encouragements que vous arracherez pour
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moi au parti orléaniste. ~(~ pluribus impar et faveur verre.
Mais une fois la poupée payée, je retournerai à mes chères études, et je me conformerai en cela à l'exemple de ce fameux cul-de-jatte des Vosges, à qui l'Académie décerna un jour le prix Montyon à l'unanimité, et qui, ce prix touché, parcourut les sentiers du vice, sentiers délicieux, ou il commit quarante attentats à la pudeur. Je me bornerai à neuf, car c'est le nombre des Muses.
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CHAPITRE VI
Apothéose
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LA STATUE DE CALIBAN
~qi~T7gtj A i l'honneur de solliciter de la bienc~M )~~ veillance des distributeurs de gloire concemporaine l'érection de la statue de Caliban dans un carrefour un peu fréquenté.
Cette statue~ je dois y avoir droit. Je paie mes contributions. H m'importe peu d'ailleurs qu'elle soit en bronze ou en marbre. J'aimerais mieux le marbre, parce qu'il fait admirablement valoir la redingote moderne mais enfin je me contenterais du bronze, parole d'honneur.
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Si je ne Fat pas demandée plus tôt, c'est d'abord que le moment n'était pas venu. On me l'aurait refusée, il y a vingt ans, quoique la mode commençât à en prendre. Attendre? Je pourrais mourir, je n'en jouirais pas. Or je désire en jouir. Ah quel plaisir ce doit être On arrive négligemment, comme par hasard, au confluent de deux rues populeuses, et l'on se heurte à quelque chose de dur c'est un socle. Comme on est toujours un peu myope en ce monde, on agrafe son lorgnon, on lève la tête, et, sur un fond de nuages, on aperçoit un raccourci. D'abord des souliers, puis un pantalon, puis un ventre, et enfin, sur ce ventre, une tête. Telle une petite boule sur une grosse.
Dans le premier étonnemenf, on n'ose d'abord se reconnaître. On recule, on prend son point de vue, et l'on s'écrie
Mais c'est ma statue Dors-je?. Oui, c'est bien moi, moi-même en matière précieuse, au sein des nuées! Ah! mes chers compatriotes Quel grand pays! Voilà ce que c'est, jeunes gens, que de bien payer ses contributions.
J'imagine qu'il doit y avoir là une joie aiguë, une titillation prodigieuse peut-être. Qu'importe après cela si des gavroches effrontés vous en font
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payer la jouissance, et si l'un d'eux, campé derrière vous, vous chante insolemment Tiens, voilà Mathieu comment vas-tu ma vieille?. S'il y a des sceptiques, il y a aussi des cœurs naïfs, et l'on goûte parfois le délice d'entendre des chuchotements dialoguésj tels que celui-ci: Qui qu'c'est, dis ?
J'sais pas. P't'être Molière t
Encore ?
Enfin, j'en risque l'aveu, et je sais que vous me pardonnerez, j'ai besoin d'augmenter le nombre des statues de mon temps, d'être érigé, n'importe à quel titre, sur du bon granit, avec, dessous, de petites allégories circulaires. Qui cela peut-il gêner que Caliban ait sa statue tout vif, comme les autres Mathieus du dix-neuvième siècle ? En quoi cela peut-il entraver la circulation ? Je ne demande qu'un modeste refuge, au milieu du boulevard. Et l'on me mettra, si l'on veut, une horloge dans le ventre, pour m'utiliser, 6 âge pratique
Les obstacles ?.
Oh je les connais, allez Mais sont-ils insurmontables ? Ne parlons pas des titres. D'abord, je suis né à.Paris. En voilà un de titre. J'estime qu'il surHt. Ensuite, je vous ai révélé ma tenue, lorsque les gens du fisc se présentent chez moi.
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Je paie. C'est-à-dire que j'agis exactement comme agirait Turenne en pareille circonstance. [1 en a, des statues, ce Turenne! Eh bien alors? J'espère que, au siècle de M. Mesureur, vous ne m'alléguerez pas la pudeur naturelle d'être immortahsé vivant. Personne ne t'a plus, cette pudeur. C'est la pudeur du vieux jeu. Comment, je rougirais de me rencontrer en bronze dans la rue, lorsque cette rue porte le nom d'un camarade à qui je viens de gagner deux consommations aux dominos, et qui allait corriger ses épreuves? Vous plaisantez! Pour rentrer chez soi, on n'a plus qu'à jeter son nom au cocher. Avouez que c'est banal, en fait de gloire, et que Caliban est modeste d'en vouloir un peu plus, soit quinze pieds d'airain sur six de quartz, dans une bonne place publique, non loin d'un bureau d'omnibus.
Je vous entends, affreux détracteurs, et vous dites encore – Qui fera les frais de cette statue de Caliban?
Pas Caliban, bien sûr. Il n'est pas assez riche. H ne couvrirait pas sa propre souscription. Mais il y a son éditeur.
Que l'on permette seulement à cet éditeur de faire graver sur le socle, parmi les allégories circulaires, d'abord les titres puis les prix forts de
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mes ouvrages, ensuite les petites notes autocritiques dont, selon l'usage, j'en accompagne l'envoi aux journaux, et encore le chiffre un peu exagéré mais si flatteur des éditions, enfin l'adresse exacte de la maison d'édition ou on les trouve, l'éditeur se chargera de ma statue. Elle sera par-dessus le marché, la chère statue. II est sûr de rentrer dans les frais du bronze. Car si on savait s'y prendre, on aurait de la gloire pour rien. Nous vivons en des jours sereins où la Réclame fait d'avance toute la besogne de la postérité. La statue du pauvre Caliban ne coûterait pas un fifrelin à la France. Paris s'enrichirait de ce bronze sans s'en apercevoir il se réveillerait un matin avec un Mathieu de plus sur un socle, dans un courant d'air, et il lui dirait, comme le Gavroche Tiens, voilà Mathieu comment vas-tu, ma vieille ?
N'allez pas croire au moins que dans ce rêve de statue il entre la moindre préoccupation de vanité. De la vanité, j'en ai eu, à vingt ans, à en revendre à un paon. Hélas je n'en ai plus. Je sais que tout le monde, chez nous, est célèbre. On ne voit que grands hommes, hommes de génie, gibier de sratue et chers maîtres. Nous pataugeons dans l'immortalité, ce macadam
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On allume ses cigares, sur les boulevards, à des cigares emmanchés dans des têtes éternelles. De même que tous les Italiens sont modèles pour peintres, ainsi tous les Parisiens sont sujets de statue ambulants. Et ils le savent.
Deux amis qui se donnent la main ont déjà le frisson de Don Juan quand il met la sienne dans celle du Commandeur. C'est marbre sur marbre. La poignée de mains des grandes ombres aux Champs-Elysées, quartier du mont Parnasse. En leurs causeries tinte l'immemorialité de ces Dialogues des Morts chers à Fénelon et à Montesquieu. Par conséquent, accuser Caliban d'infatuation exagérée parce qu'il rêve d'assister à l'inauguration de son propre monument, d'y prononcer son apologie et de pleurer d'avance sur la perte que les arts feront un jour en sa personne, c'est être injuste. 11 n'est qu'un peu impatient, voilà tout.
Traitons dès maintenant du choix du statuaire il n'y a plus que cette question à régler. Je ne vous cacherai point que l'aventure arrivée à feu le chimiste Dumas m'a beaucoup refroidi sur le système des concours. On sait ce qui lui advint, à ce chimiste, pour n'avoir pas lui-même choisi son statuaire lorsqu'il en était temps encore.
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L'un des concurrents avait envoyé un chefd'oeuvre, et c'est dur, sur un chimiste Le chimiste prête peu à l'attrihut, moins encore à la pose décorative et pas du tout aux bas-reliefs allégoriques. Toujoursest-il que, par une chance qu'on ne s'explique pas, le concours avait fourni une pièce hors ligne au jury épouvanté. II alla aux renseignements et sut que l'auteur anonyme du projet exceptionnel n'était pas un Prix de Rome.
C'était excessivement grave.
Composé par moitié, d'une part de bons bourgeois d'Alais car le chimiste était du Gard, comme tous les chimistes, et de l'autre, de professeurs à l'Ecole des Beaux-Arts, comme tous les professeurs, le jury eut peur. Il y avait de quoi! Les statues des apôtres et des saints ne sont bonnes que rue Cassette. Celles des grands hommes n'ont cours et crédit que rue Bonaparte, la première porte cochère à droite, en venant du quai. Je dis cela pour qu'on le sache. Vous devinez ce qu'il en résulta. Le chimiste aura une statue médiocre au lieu d'en avoir une très belle, car il le faut, et sans cela le Prix de Rome n'aurait plus de sens, et la rue Cassette de spécialité.
Cinq minutes après le vote éploré du jury, un
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autre Dumas se précipitait dans la salle des délibérations, hors d'haleine. C'était l'auteur de /?f)nc/on, M. Alexandre Dumas fils.
Arrêtez! s'écria-t-il.
Et il leur apprit que l'artiste évincé était le signataire réputé de cette ~\j.m~f Écho, la perle de sa collection, l'une des maîtresses pièces de la statuaire contemporaine, et qu't[ s'appelait Adrien Gaudez.
Mais il était trop tard. Ce qu'ils font un nez, à Alais
Je ne veux pas faire ce nez devant la mienne. C'est pourquoi je renonce au système de concours. H est trop impartial pour moi. On y risque d'être ridicule en bronze pour l'éternité, et d'apparaître à nos neveux avec de grands gestes bêtes, ou des attributs peu explicites. Etre coiffé d'un casque romain, qui? Caliban, Jamais Sévir tout nu peut-être sur ce peuple, du haut d'un tertre, par le temps que nous avons ici, horreur! Je refuse la spécialité de la rue Bonaparte, même garantie par le gouvernement, et si j'ai bien payé mes contributions, je veux que mon sculpteur l'exprime d'une façon simple, symbolique, s'il le veut, mais simple. Pas de concours, une partialité éc)ect!que. C'est comme
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cela qu'on a de « la belle ouvrage ». Léon X ne s'y prenait pas autrement.
Alors la mort pourra venir.
Je l'attendrai en ronde-bosse et en bas-relief, d'un pied d'autant plus ferme qu'il sera en des matières résistantes. Je conduirai mon fils tous les dimanches devant 1'cfngie de son père, et je lui expliquerai ma vie, dont il aura deux modèles sous les yeux, l'un paraphrasant l'autre. Il saura à quelle glorieuse époque il est né et combien il lui sera difficile de se distinguer plus tard entre des compatriotes qui ne peuvent se moucher sans que l'univers tonne.
Oui, cet homme que tu vois là immobile, lui dirai-je, et sur lequel les oiseaux seuls s'oublient quelquefois, il travailla pour payer son terme, pour te nourrir, pour t'acheter des souliers, et pour vivre lui-même. Ce fut un héros. Salue-le bien bas. Nous étions tous comme cela en ce temps-là. Ce qui fait qu'tl n'y a plus de marbre à Carrare
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Table
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TABLE
ages
PREFACE. !.–~OTESSoCtOLOGiqUES
POUR NUtREAL'H)STO]RE DE MON TEMPS.
UntabteaudePdrtS. ¡ LaMÉdtocratfe. ~j J I.erubanrouge. 9
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P~ges
La Calibanite 4~ Laguerreet)apaix. tl.–TÊTES ET CHARGES.
GnstaveF!aub?rt. r Alexandre Dumas 8 0 AugusteVacquene. ~i JeanRtchepm. 99 Paul Bourget 10Vi)[[tersdG['ts)e-Adam. i)~ ~doudrdDrumont. 127 Coquehn Cadet. i~ 7 L'abbeLt&zt. t~~ ErtiestReyer. )~ 5 J.-J.We~s. 16; Francisque Sarcey 173 Scherer. t3~ Home. J 9 I!–ABASMOLtERE.
Mottërotatrte. 20~ Comme quoi Mohere n'a jainais existé 3<} 3 LaMàchoiredeMotière. 22~
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IV. CALIBANERIES.
Pages
Caf~banprësidentdeiaRëpubiique. 2;~ ¡ Caliban assassm zq~ LeverredePanard. ~~i E La France peintre 26f V.–PET~TE&R~VERfES.
LaRofnancE.t.. ~St Le Cor. açt AiaMpr. Le Macrobe de Cancaval jof) LeLjevredeCahbaji. 3 17 7 LpbTra'nsdePiaisfr. ~27 La Poupée de no.ooo francs. ;jç 5 VI. APOTHEOSE.
LaStatuedeCatfban. ~7 7
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/~i~ d'imprimer
Le dix-sept mai mil huit cent quatre-vingt-sept PAR
ALPHONSE LEMERRE
(Ang. Spnnger, conducteur)
3j, RVE DES GRANt75-AUGUSTI15
T~'Rf~
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