LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
MONTESQUIEU
ALBERT SOREL
PAR
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'" T9. BOULEVARD SA[NT-GERMA)X, 79 '~887
Droit~ de p,op,i~té,
Droil? da propriété ré·ervés
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MONTESQUIEU
REPRODUCTION DE LA MÉDAILLE DE J. A. DAMER cabinet de France,n'iOM.
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MONTESQUIEU
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COULOMHtEnS. ]M! P. BRODAnn ET GALLOIS.
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MONTESQUIEU
CHAPITRE PREMIER CARACTERE DE MONTESQUIEU
Les ZeMyeN~erM~M parurent en 1721. Ce livre fit un éclat merveilleux. Jamais écrivain n'a mieux répondu a l'état d'une société n'en a dévoilé le secret d'une main plus légère, n'en a débrouillé d'une plume plu& alerte les vœux encore cachés et les pensées encore confuses. L'auteur sentait se dissoudre autour de lui des institutions sociales vieilles de plusieurs siècles les croyances, les coutumes et les mœurs, qui avaient formé et soutenu la monarchie, se ruinaient en France. Il voulut analyser ce mal et tenta d'y remédier; il ne s'aperçut point qu'en le décrivant comme il faisait, il le propageait dans les esprits, et que son ouvrage offrait le plus grave symptôme de la crise qu'il croyait pouvoir conjurer. Ce n'était point un avertissement et un appel à la réforme, c'était le signal d'une révolution dont l'instinct couvait dans toutes les âmes et dont les causes
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se manifestaient par tous les événements. Les Lettres ~eys~s contiennent, en germe l'Z~r~ f/c.s' lois. L'homme qui composé ces lettres avait trente-deux ans Jorsqu'Il les publia. Sa naissance, son éducation le dévelop])ement primitif de sa pensée le rattaclient au xvnc siècle. Personne ne fait mieux comprei~dre, par sa vie et par ses écrits, comment une révolution dé'moeratique sortit, a l'insu moue de ceux qui la préparèrent, de ce règne de Louis XIV, qui semblait avoir fixé en France sur des bases indestructibles t'institutiou de la monarchie. donc ce qu'était. Montesquieu a l'époque ou il composa son premier ouvrage, et essayons de définir le caractère de son génie,avant de voir comment ce génie se révëta.
La famille de Montesquieu était de bonne not)]essc, d'e))eeetderobe. Elle avait adopté ]:< Reforme, en son temps, et l'avait abjurée avec tienri IV. Jacques de Secondat, second fils du baron de Montesquieu, président amortfer au parlement de (juyenne, épous:), en 168G, Françoise de Penel, qui lui apporta la terre et le château de La Brcde, auprès de Bordeaux. C'est ta que de leur union naquit, le 18 janvier 1689, Charles-Louis, le futur auteur de r~o~~M lois. Son père avait de l'austérité aristocratique a la Vauban et a la Catinat; sa mère était pieuse; l'un et l'autre étaient de ces nobles qui se font peuple et populaires, à la fois par devoir de leur rang et par sentiment chrétien. Dans l'instant que CharlesLouis naissait, un tuendiant se présenta au château;
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les Secondât le retinrent pour être parrain de l'enfant, afin « que ce parrain lui rappelât toute sa vie que les pauvres sont ses frères )). Ainsi en avait usé autrefois le père de Montaigne, compatriote de "celui de Montesquieu.
Charles-Louis porta d'abord le nom de La Brède, qui était celui de la terre patrimoniale. Il passa, trois années en nourrice chez des paysans il y fortifia sa constitution et apprit a parler le patois. 11 revint chez ses parents, en ce château de La Brède, auquel son souvenir reste attache. C'est un grand manoir du xin'' siècle, en forme de donjon, crénelé, massif, sans ornements d'architecture, dressant ses murs noirs, Irrégulièrement percés de fenêtres, sur de larges fosses remplis d'eau on y entre par un pontlevis. Charles-Louis y vécut jusqu'à l'âge de sept ans; il perdit alors sa mère, et fut envoyé chez les Cratoricns, a Juilly, ou II resta de 1700 a 1711. Cette éducation, séquestrée de la famille, n'était point faite pour développer en lui une grande tendresse de. cœur; il n'y inclinait point, étant d'un naturel heureux, réftéchi, sans aucune mélancolie. Le collège ecclésiastique aurait dû, semble-t-il, l'attacher a la foi on tout au moins le disposer aux idées religieuses. Sa mère lui avait inspiré le respect de la religion chrétienne; l'éducation toute littéraire, classique et romaine qu'il reçut, le prépara par l'Indifférence a'1'Iucrédulité. A vingt ans, il composa un écrit pour démontrer que les philosophes païens ne. méritaient point la damnation éternelle. Le
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fond de stoïcisme qu'il garda toute sa vie et qui fut toujours son principal fond de philosophie, lui veMit directement de ses études latines. Il le sema, dès qu'il fut maître de ses lectures, d'une forte dose du pyrrhonisme dont la tradition se conservait dans la société du ?'e/K~/c, et qui transpirait au dehors malgré la Sorbonne, la censure et le lieutenant de police.
La Brède fit son droit et fut reçu, en 1714, au parlement de Bordeaux avec le titre de conseiller. Il se maria l'année suivante avec Mlle Jeanne de Lartigue, de famille militaire et d'origine calviniste. Elle avait plus de candeur que de beauté, plus de timidité que de charme, plus de vertu que d'agrément elle lui donna un <ils, en 1716, et deux filles par la suite. En cette même année 1716, La Brède devint président à mortier. Son oncle, l'aîné de la famille, qui possédait cette charge, la lui légua avec tout son bien, a condition qu'il prendrait le nom de Montesquieu. Jamais legs ne fut mieux placé, quant au nom du moins, car, pour la charge, Montesquieu n'y montrait guère de goût. La famiDe et le Parlement occupaient peu de place dans sa vie il parlait' de l'une et de l'autre avec respect, se comportait dans l'une et dans l'autre avec décence, mais s'en distrayait le plus possible. Il s'en affranchit aussitôt qu'il se jugea en mesure de le faire. H aimait le monde et le plaisir, qui l'attiraient hors de chez lui; il ne s'intéressait point aux procès, détestait la basoche, regardait les avocats avec dédain et les .sol-
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liciteurs avec mépris. Il ne se sentait point orateur, et ne se trouvait propre ni aux harangues solennelles ni même aux rapports d'apparat, qui étaient la gloire de la magistrature. Son activité se portait vers la grande curiosité intellectuelle et les divertissements de la pensée; il v trouva le meilleur aliment dans la société de Bordeaux, où sa naissance et son état le mettaient au premier rang.
« Cet état de la robe, qui se trouvait entre la grande noblesse et le peuple », ouvrait le champ le plus large a un observateur politique. Il formait le centre du monde éclairé dans les provinces. Bordeaux était une des villes oii la culture intellectuelle paraissait le plus en honneur. On y avait institué une Académie « pour polir et perfectionner les talents admirables que la nature donne si libéralement aux hommes nés sous ce climat. » Ainsi s'exprimait le fondateur de cette compagnie. Montesquieu y fut admis, de droit en quelque sorte, et il se jeta d'abord dans les études scientifiques.
Sous l'impulsion de Kewton, l'observation et l'étude de la nature se dégageaient de la compilation confuse et de la légende. Montesquieu, qui avait écrit un essai sur La politique des T~/n~/i~ dans /'<?~gM/< et un autre sur Le A'ys~e/vtc des idées, se consacra, pour un temps, a l'anatomie, à la botanique, a la physique il étudia les glandes rénales, les causes de l'écho et celles de la transparence des corps. Mais sa vue, qui fut toujours faible, lui'ren-
-1- -1-- -J- fiait les expériences <î)fucHes son esprit, qui fut
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toujours impatient, les lui rendait ingrates et pénibles. Il n'était point capable de cette minutieuse attention qui est une partie du génie des découvertes scientifiques, et que G<t'thc unissait a l'imagination créatrice. Moi~tcsquieu se poussait tout de suite aux conclusions; il était avide de peindre en grand et -t grands traits. It conçut, avant Hnfl'on, le plan d'une 7/s<M/f ~<e la /cy'7'<; <7/;etc/ie et /MOf7e~Mc. Il adressa, en 1719, des circulaires dans tout le monde savant, pour demander des notes. Au cours de cette reconnaissance dans le passe de l'univers, il retrouva les hommes et l'humanité, et il s'arrêta les considérer. C'était l'objet auquel son génie le destinait; il y inclina de lui-même, par une pente naturelle, et s'y attacha pour t.oujours. ,Mais de ces excursion'' scientifiques et de sonpassagedansleslahoratoires, il lui resta une conception de la science, une méthode de travail et un instinct de l'expérience, qui se retrouvèrent dans ses ouvrages de politique et d'histoire. C'est ainsi qu'il se forma. A trente ans, il était, a quelques nuances près, ce qu'il demeura jusqu'à la fin. Il y a' peu d'écrivains qui aient exerce autant d'influence sur leur siècle, et qui aient été si peu mêles aux affaires de ce siècle. La vie privée de Montesquieu n'a point d Intérêt; elle n'éclaire en quoi que ce soit ses ouvrages. C'était un galant homme et un penseur: il aurait jugé indiscrets ceux qui se seraient enquis de sa personne, il se serait trouvé indiscret lui-même d'en occuper autrui. Il ne voulait être connu que par ses ouvrages,
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et ce n'est guère, en effet, que par ses ouvrages que nous pouvons nous faire une idée de sa vie et de ses sentiments.
De taille moyenne, maigre, nerveux, la figure longue, élégante, au profil très marqué, un profil de médaille, le nez fort, la bouche fine, railleuse, sensuelle, le front un peu fuyant, l'œil largement ouvert et bien qu'affaibli de bonue heure et prématurément voilé, plein de feu, pleni de génie, avide de clarté: « Je vois, disait-il, la lumière avec une espèce de ravissement.)) Une j)I)vsionouue bien française, avec des traits gascons très accuses: les deux caractères se mêlent en lui.
Le gascon forme le fond primitif et gouverne l'instinct. Montesquieu a gardé de cette origine, non~ seulement, l'accent, dont il fait coquetterie, mai~t l'allure, la gasconnadé, au bon sens du mot, une sorte de point d'honneur sur l'article de l'esprit. Sa conversation était pleine de saillies, de surprises et de ressauts. II est resté beaucoup de cette conversation dans son style les coupures un peu brusques, les digressions multipliées, les coups d'éloquence familière les percées de malice et de raillerie pour tout dire, le laisser aller de la causerie, et, dans le trop-plein de la mémoire et l'excès de la verve, un abandon qui s'égareparfoisjusqu'aia licence. Montesquieu aime Montaigne il le range parmi les grands poètes il s'en délecte, il s'en nourrit et, par moments, il le ressuscite. II a, comme lui, une curiosité insatiable et cet appéht de connaître, qui
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est comme une jeunesse inaltérable de la pensée « Je passe ma vie a examiner; tout m'intéresse, tout m'étonne je suis comme un enfant dont les organes, encore tendres, sont vivement frappés par les moindres objets. » Possédé de la passion des lectures, il voyage à travers sa bibliothèque, il s'y promène, il y chasse, il y butine; il barbouille ses livres de notes. Cette battue en forêt anime constamment et féconde sa pensée. Il se complaît aux anecdotes significatives, aux traits qui caractérisent un homme ou un pays, aux historiettes même qui ne sont que divertissantes et ne peignent que la sottise ou la bonté de l'homme de tous les temps. Il les recueille, il les retient, et, pour peu que l'occasion l'y
sollicite, il ne résiste pas au plaisir de les raconter. ~tfombrc de bizarreries, d'allégations et de citations étranges qui surprennent jusque dans les chapitres les plus graves de l'jEspr/f des lois, procèdent uniquement de cette verve native. Montesquieu cite, a propos des lois, « qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution N, Arribas, roi d'Epire, et les lois des Molosses. Que font ici Arribas et les Molosses ? demande un critique. Ils font voir que l'auteur a lu Montaigne, et qu'il est du même pays. Mais il est, en même temps, Français et très Français, de la France sérieuse et méditative. Montaigne a dispersé sa pensée Montesquieu a besoin de rassembler la sienne; il est avide d'ordre, de méthode, de suite. H lui faut du conseil dans toutes les affaircs, des rapports et des enchaînements de causes.
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La plus merveilleuse collection d'objets rares ne lui suffit pas. Il ne se contente point de promener les amateurs dans sa galerie et de jouir, avec malice, de leurs étonnements devant la variété des formes et le renouvellement infini des contrastes, il veut expliquer a lui-même et à autrui cette prodigieuse diversité de la nature, découvrir des règles dans la confusion apparente des faits, et surprendre par les similitudes plus encore que par les oppositions. « Notre âme est faite pour penser, c'est-à-dire pour apercevoir or un tel être doit avoir de la curiosité; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans désirer d'en voir une autre. » C'est la curiosité du savant et de l'his torien.
Cette curiosité implique une indépendance entière de jugement; Montesquieu la posséda toujours. Sa pensée e~'une des plus affranchies de préventions, des plus libres, au sens propre du mot, qui se puisse concevoir. Cependant, s'il n'eut jamaisles préjugés de la superstition, il eut, un moment, ceux de l'impiété. Sous l'empire de la réaction qui se faisait, au temps de sa jeunesse, contre l'orthodoxie des dernières années de Louis XIV, il se montre esprit fort, poussant la liberté de pensée jusqu'à l'irrévérence, et l'indépendance sur l'article de la foi jusqu'à l'hostilité. Il ne demeura point dans ces dispositions. La contemplation même de l'ordre des faits et des idées le détourna du scepticisme l'étude appt'o-
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fondie des institutions sociales l'amena au respect des croyances religieuses. Mais, comme l'a remarqué Sainte-Beuve, dans cet hommage même qu'il rendait « i l'élévation et a l'idéalisation de la nature humaine )), il demeura toujours et particulièrement poli- i- tique et historien. II prit et accepta les idées de justice et de religion plutôt par le cote pratique et positif que « virtuellement et en elles-mêmes )). TI n'avait aucune aptitude pour la métaphysique. Les causes premières lui semblant inaccessihles, il n'essayait point de les atteindre, et s'en tenait aux causes secondes, celles dont les effets tombent sous nos sens et sont objet d'expérience. Ses regards se confinaient sur la terre et ne s'étendaient point audessus de l'humanité. Pour les choses qui sont au delà de l'histoire et du monde, il s'en remettait à son instinct d'être vivant et conscient. II se reposait, en dernier ressort, sur ces beaux lieux communs de l'espérance humaine qui, dans leur mystère même, lui semblaient encore la solution la plus satisfaisante que les hommes eussent trouvée au problème de leur destinée.
« Pourquoi tant de philosophie? Dieu est si haut que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le connaissons bien que dans ses préceptes. ); Ces préceptes sont gravés en nous, et l'instinct social les développe en nos âmes à mesure qu'il nous porte a former la société, « Quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions aimer toujours la justice, C'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler
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a cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait incessamment juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité, » « Quand l'immortalité de l'âme serait une erreur, je serais fâche de ne pas la croire j'avoue que je ne suis pas si humble que les athées. Je ne sais comment ils pensent; mais pour moi je ne veux pas troquer l'idée de mon Immortalité contre celle de la béatitude d'un jour. Je suis charmé de me croire immortel comme Dieu même. Indépendamment des idées révélées, les idées métaphysiques me donnent une très forte espérance (le mon bonheur éternel, a laquelle je ne voudrais pas renoncer, i)
11 conclut presque, en pratique, au pari de Pascal, non par angoisse du cœur et désespoir de la raison, mais par sagesse, par dédain des hypothèses d'école et des systèmes arbitraires, par conscience de législateur surtout, par bon sens de citoyen, par sentiment des nécessités sociales, par estime du genre humain. Son penchant naturel l'entraînait vers les anciens, vers Marc-Aurèlc et les Antonins, qu'il appelle « le plus grand objet de la nature ». « Nés pour la société, ils croyaient que leur destin était ..de travailler pour elle: )) On retrouve dans tous ses ouvrages cet esprit de stoïcisme, amendé par l'urbanité française et imprégné d'humanité moderne. Je tne dis point charité. Montesquieu, qui ne parvint jamais a l'iutelligcnce complète du rôle du christianisme dans la civilisation, parait être resté Im-
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pénétrable au sentiment chrétientll était bon, il se montra généreux. « Je n'ai jamais, disait-il, vu couler les larmes de personne sans en être attendri; je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hommes. » Mais il redoutait de le laisser paraître. H estimait « qu'une belle action est celle qui a de la bonté, et qui demande de la force pour la faire ». Il s'efforçait jusqu'à l'affectation son mépris de la fausse sensibilité se traduisait en froideur il poussait la crainte de paraître dupe de son cœur et celle de paraître tirer vanité de ses bienfaits, se dérober a la reconnaissance.~
Il entrait dans cette retenue une certaine sécheresse et beaucoup de timidité. « La timidité a été le fléau de ma vie. » II avoue qu'il en souffrait surtout devant les sots. On peut croire qu'il en souffrit quelquefois avec les femmes. Il les aimait, il les aima longtemps, il fut aimé de quelques-unes. II aimait sans flamme, sans inquiétude, sans roman, en un mot, mais avec vivacité, avec esprit, plus avide de divertissement que de tendresse, plus superficiel dans l'amour que dans l'étude, mais y portant la même curiosité, avec plus de complaisance. S'il eut des passions, elles l'agitèrent peu; s'il eut des déceptions, il s'en consola vite; s'il s'abandonna souvent, il ne se livra jamais. « J'ai été dans ma jeunesse assez heureux pour m'attacher à des femmes que j'ai cru qui m'aimaient; dès que j'ai cessé de le croire, je m'en suis détaché soudain. )) Il y avait en lui du
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libertin. Il faut bien le dire ici, puisqu'il en reste une marque en ses ouvrages c'est à la fois le signe et la tache du temps. On ne connaîtrait point Montesquieu si l'on ne regardait en lui, au moins en passant et à la dérobée, )c bel esprit de boudoir et le magistrat galant, émule, en parties fines, du président Hénault et du président de Brosses. « La société des femmes, a-t-11 dit quelque part, gâte les mœurs et forme le goût. a On pourrait dire le contraire des femmes qu'il a connues son sens moral ne s'est point emoussë en leur compagnie, son goût s'y est affadi. C'est, pour leur plaire qu'il a composé certains opuscules qui déparent ses œuvres, et qu'il a semé ses plus beaux chapitres de pointes licencieuses, qui les gâtent. C'est ce qui faisait lire ses livres au beau monde d'alors; c'est ce qui risquerait d'en détourner le beau monde d'aujourd'hui. Non que ce monde soit moins frivole, en ses pensées, et se montre plus délicat en sa morale; mais la mode a changé, et la mode, en cette matière et en ce milieu, est le plus intolérant des censeurs. Le libertinage musqué et plein d'afféterie chez Fontenclle, ironique et concerté chez Montesquieu, nvilissant et cynique chez Voltaire, lascif chez Rousseau, lubrique et débraillé chez Diderot, s'est fait emphatique avec Chateaubriand, théâtral avec les romantiques, pédantesque, pathologique et funèbre avec l'école qui a suivi. Il y a loin de cette école et de son galimatias d'hôpital d'hystériques, au badinage de ruelle où s'oublie volontiers Montesquieu il se c)
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dégage de cette littérature une vapeur lourde dont les contemporaines de Montesquieu auraient eu la nausée, et quelque chose d'insupportable, qui pour elles était le pire des scandales l'ennui.
Voilà, un scandale que Montesquieu ne leur donna jamais. C'est qu'il plaisante en ces intermèdes, qu'il ne s'y éternise point et qu'il n'a garde de confondre le motif de la vignette avec le sujet du chapitre. 11 est frivole, comme il est curieux, par dissipation et incartade de verve gasconne; mais le penseur ramène très vite le vagabond au grand chemin. Le philosophe a toujours le dernier mot.
Il tenait grandement a la dignité de soft'noit). Ce gentilhomme libéral était fort épris de sa naissance. Il s'enorgueillissait, de descendre d'une race conquérante. « Nos pères, les Germains, guerriers et libres », cette pensée, qui revient si souvent et sous tant de formes dans ses écrits, est chez lui la pensée de derrière la tête, l'expression d'un préjugé primordial, dont il se flatte, qu'il ne discute pas et qu'il tache au contraire de fortilier par ses lectures. 11 dit complaisamment mes terres, mes Vassaux. Cette aride matière des fiefs, qui éloigne et déconcerte ses contemporains, a pour lui un attrait tout personnel de généalogie.
Mais le feudiste s'allie en lui au parlementaire; s'il n'a point le goût de sa charge, II a la con~ttction passionnée des prérogatives de son corps. Et comme il est nourri de l'antiquité, il porte dans la revendication des libertés féodales une sorte de fierté répu-
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blicaine qui vient directement de Rome « J'ai vu de loin, dans les livres de Plutarque, ce qu'étaient les grands hommes. ? » Il a rapporté de ce commerce avec les anciens l'instinct des grandes choses, la force de l'âme, le culte des vertus politiques dont la tradition se perdait autour de lui et qu'il ne contribua pas médiocrement à restaurer en France. lia a la haine du dénigrement et le goût de l'admiration; il se compose une galerie de grands hommes nationaux, « de ces hommes rares qui auraient été avoués des Romains », de ceux dont on peut dire, comme de Turcnne, que leur vie « a été un hymne à la louange de l'humanité )). Ses plus belles pages sont des portraits de fondateurs d'empires.
Il est avant tout, et par-dessus tout, citoyen, « ~N'est-ce pas un beau dessein que de travailler ;) laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne t'avons été? )) « J'ai eu naturellement de l'amour pour le bien et l'honneur de ma patrie. j'ai toujours senti une joie secrète lorsqu'on a fait quelque règlement qui allait au bien commun. » H cherche ce bien commun II aurait aimé à y travailler, c'eût été sa gloire, et l'on voit qu'il a envié cette gloire un instant. La cour le dédaigna. Il en fut blessé. L'amertume qu'il en garda se traduit en traits qui, pour le sentiment et l'expression, rappellent La Bruyère « J'ai eu d'abord pour la plupart des grands une crainte puérile; dès que j'ai eu fait connaissance, j'ai passé presque sans milieu jusqu'au mépris. » « Je disais à un homme Fi donc! vous
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avez les sentiments aussi bas qu'un homme de qualité »
H a dû souffrir d'autant plus de cette impertinence de Versailles, qu'il était plus réellement modeste. Toute affectation de supériorité le blessait « Les auteurs sont des personnages de théâtre. » Une concevait point la haine, qui lui semblait douloureuse « Partout où je trouve l'envie, je me fais un plaisir de la désespérer. )) tl ne se livrait que dans l'intimité, « dans les maisons où il pouvait se tirer d'affaire avec son esprit de tous les jours n. Cet esprit était merveilleusement alerte, souple, étincelant. Ses amis en étaient charmés et éblouis. Les gens de sa connaissance, qu'il traitait en indifférents, et qui n'avaient que l'écho de sa conversation, lui reprochaient de se montrer, avec eux économe de sa verve. Il se recueillait volontiers, paraissant approuver les importuns pour n'avoir poit a les écouter, ni surtout a les contredire, se dérobant il la discussion, observant de haut, et « faisant son livre dans la société )), ainsi que disait, non sans aigreur, une grande dame auprès de laquelle, dit-on, il réfléchissait trop. Le meilleur des amis, le plus aimable et le plus aimé, il sut s'accommoder de la retraite, et il la rechercha même quand sa vocation de penseur lui en fit ressentir la nécesité. Il avait le tempérament de l'homme content la santé régulière, la clarté d'esprit rapide et continue, la faculté Indéiinic de s'absorber dans l'étude « N'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé~ « Si
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on ne voulait qu'être heureux, cela ferait bientôt fait; mais on veut être plus heureux que les autres; et cela est presque toujours difficile, parce que nous croyons les autres plus heureux qu'ils ne sont. » C'est de la sagesse, trop de sagesse même en ces affaires d'Imagination et de cœur qui en comportent si peu. Bienfaisant et humain sans être sensible, il n'ajamais poussé aucun attachement jusqu'au trouble de l'âme et au déchirement des entrailles. C'est toujours le même fond sto'ique, recouvert ~t comme saupoudré de légèreté gasconne. Les .plantes qui poussent sur ce terrain regorgent de sève et produisent des fruits merveilleusement succulents, mais elles ne développe'nt point de verdure et ne donnent point d'ombre.
Montesquieu aurait été profond et brillant, mais sec, si l'observateur, le curieux et le penseur ne s'étaient doublés en lui d'un artiste. Il n'a pas seulement le sens,politique de l'antiquité, il en a le sens poétique. « Cette antiquité m'enchante, et je suis toujours prêt a dire avec Pline c'est il Athènes que vous allez, respectez les dieux. Il goûte « cet air riant répandu dans toute la fable ». Il trouve Télémaque « l'ouvrage divin de ce siècle ». A part un seul, qu'il ne put lire qu'en son âge mûr, et qu'il a dû goûter, Af<TMOM ZLese~K~ les romans que l'on public en son temps, délayés,' sans observation, sans style, le détournent de la littérature d'imagination; la versification terne, froide et machinale des contemporains, le détourne de la poésie. Il ne la trouve que
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dans Montaigne et dans l'antiquité. Se piquant d'ai)leurs d'écrire en gentilhomme et non en grammairien, il jette sa pensée, comme elle lui arrive, en saillies et en images mais il y revient, et souvent, et longtemps; II revoit, il rature, il corrige il écrit enfin en écrivain qui a raisonné son goût et défini son style. « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est lorsqu'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture. ))
Tel nous apparaît Montesquieu, vers 1720, dans sa maturité. Une admirable modération d'âme, d'esprit et de caractère, réglait en lui et pondérait les unes par les autres des qualités très diverses que la nature associe rarement en un même homme. Ces qualités ne sont pas tout le génie de la France mais elles sont toute la raison et tout l'esprit français. Nous avons eu des philosophes plus sublimes, des penseurs plus audacieux, des écrivains plus éloquents, plus douloureux, plus pathétiques, de plus féconds créateurs d'âmes artificielles et de plus riches inventeurs d'images nous n'avons pas eu d'observateur plus judicieux des sociétés humaines, de conseiller plus sage des grandes anaircs publiques, d'homme qui ait uni un tact si subtil des passions individuelles à une pénétration si large des institutions d'Etat, mis enfin un aussi rare talent d'écrivain au service d'un aussi parfait bon sens. « L'esprit que j'ai est un moule, disait Montes-
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qiiieu; on n'en tire jamais que les mêmes portraits. )) Ces portraits ont eu leurs études et leurs esquisses, et bien des originaux ont posé pour les grandes figures historiques, qui composent la galerie de Montesquieu. Considérons les premiers modèles qui se présentèrent a lui et qu'il se proposa de dessiner. Ce sont les hommes et les choses de la Régence nulle société ne se montra plus volontiers a. nu et ne provoqua plus effrontément la satire.
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LES LETTRES PERSAXES
Louis XIV vient de disparaître; il a fini dans une sorte de' sombre et majestueux coucher de soleil. Les contemporains ne s'arrêtent point à admirer le crépuscule d'un grand règne. Ils sont tout a la joie de l'affranchissement. Personne ne regrette le roi; il a trop durement imposé a tous les Français <t cette dépendance qui a tout assujetti ». « Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie, dit SaintSimon les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple, ruiné, accabié, désespère, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux, d'une délivrance dont ses plus ardents désirs ne doutaient plus. » Dans le monde où vivait Montesquieu, parmi les beaux-esprits et les esprits forts, on ne songea point, comme dans le petit peuple, à rendre grâces a
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Dieu; tout au contraire, l'espèce de liberté qui s'établit, déchaîna le libertinage, qui renversa toutes les (ligues.
11 n'avait jamais disparu. La tradition, dit SainteBeuve, en venait « directe et ininterrompue x de la Renaissance a la Fronde et de la Fronde a la Régence, par Retz, Saint-Évremond, Vendôme, Bayle les épicuriens et les pyrrhoniens. « Le règne de Louis XIV en est comme miné. ;) Ce prince et ses conseillers d'Etat en matière ecclésiastique crurent faire merveille en supprimant les dissidents. Huguenots et jansénistes, tout ce qui prétendait croire selon sa propre conscience et la grâce qu'il recevait du ciel, se vit persécute, proscrit, anéanti. Mais l'Impiété resta elle couvait dans le fond des âmes, ennemie la plus'redoutable que l'Eglise eût affrontée depuis le temps de Léon X; car elle était apaisée, consciente, imperturbable comme la pensée du temps. Les incrédules portaient en leur négation la plénitude et la certitude magistrale d'un Bossuct dans sa foi. « La grande hérésie du monde, écrivait Nicole, n'est plus le calvinisme ou le luthéranisme; c'est l'athéisme. ))
On avait écrasé la Réforme et le Jansénisme, qui procédaient l'une et l'autre de l'esprit chrétien. On avait ainsi ouvert la voie plus large a l'esprit de la Renaissance, qui était celui de l'antiquité païenne. Le roi avait renouvelé les mœurs de l'Olympe exemple plus efficace que tous les édits du monde. La politique tirée par Bossuet de l'Écriture sainte
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ne pouvait prévaloir sur cette morale tirée par Louis XIV de la mythologie. Le roi vieilli, converti et dévot n'y trouva de remède que dans la pénitence s'il l'observa lui-même, il ne parvint a imposer à ses sujets que l'hypocrisie. Le dérèglement prit le masque ou garda le huis clos.
La Régence t'affranchit de tout frein. On vit la forfanterie du vice succéder a t'étalage de la dévotion, les émûtes de don Juan occuper, sur le devant de la scène, la place qu'y occupait récemment ceux de Tartuffe. Tout est mis en question, discuté, ébranlé. La constitution ~i~c/</<Ms passionne tous les croyants les querelles intestines de l'Eglise livrent la brèche aux esprits forts. Dubois introduit la débauche dans la politique; Law l'introduit dans l'économie sociatë. Il n'y avait de tripots que pour les gens de quaHté; il y en eut un désormais pour tout le peuple. Et cependant nul ne se doutait que ce débordement des idées et des passions bouleversait le vieux sol de la France. Le nouveau règne inspirait des espérances sans limites toutes les témérités devenaient possibles par la raison qu'aucun ne semblait redoutable.
Ainsi pensait Montesquieu, emporté par ces mouvements du siècle. Gentilhomme et parlementaire, narquois, frondeur, avec cela généreux, ardent aux réformes et confiant aux illusions, avide de gloire, désireux de plaire, rêvant d'éclairer son pays et de briller dans le beau monde, pris, en un mot, « de cette maladie de faire des livres », qui est sa voca-
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tion, mais, en même temps, prudent de sa personne, scrupuleux sur les bienséances de son rang, sans goût au scandale, encore moins aux épreuves, il cherche a ses idées un voile assez souple et assez discret pour que son ouvrage pique les sens des curieux sans offenser la pudeur officielle des censeurs. H suppose que deux Persans, l'un plus enjoué et plus railleur, Rica, l'aulne plus méditatif et plus réftéchi, Usbek, viennent visiter l'Europe, échangent leurs impressions, renseignent leurs amis de Perse sur les choses de l'Europe et se font renseigner par eux sur celles de la Perse. La fiction n'était pas entièrement nouvelle; il importe assez peu de savoir si Montesquieu l'emprunta a Dufresny il était homme a l'inventer, et, dans tous les cas, il se l'appropria. L'idée de la Perse lui vint de Chardin. Les récits, fort aimables, de ce voyageur, étaient une de ses lectures favorites il en tira sa théorie du despotisme et sa théorie des climats; il s'en inspira dans l'espèce de roman qu'il mêla aux Lettres persanes et dans la composition du décor oit il plaça ses personnages c'est la partie la plus contestable du livre. Elle était toute de mode, elle a entièrement vieilli.
Montesquieu goûtait fort les Mille et M/;c iVM; il v aurait trouvé tous les éléments d'un aimable pastiche de conte oriental. Il n'y a point songé. Son roman rappelle, avec moins de grâce lascive, les écrits de Créblllon fils; avec moins de facilité et d aimables invraisemblances, les contes d'Hamilton.
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H y a un effort de précision, parfaitement déplacé, dans ces récits scabreux, et, par suite, assez désobligeant. Si Montesquieu s'était borné à reproduire les détails de mœurs recueillis par Chardin, ces défaits passeraient, a la rigueur, pour de la couleur locale.
Mais il n'en est rien. Montesquieu brode sur le canevas du voyageur, et y brode a sa façon de parlementaire libertin. « La pudeur, dit quelque part Chardin, ne permet pas qu'on se souvienne seulement de ce qu'on a entendu sur un tel sujet. )) Montesquieu n'a point entendu ce qu'il a imaginé, et il l'a décrit avec Indiscrétion. Il y a tout un attirail de harem, plus gascon que persan, toute une polygamie, plus européenne qu'orientale, dont l'étalage a je ne sais quoi de trav~sti~ de fané, de vieillot et qui nous impatiente et no~ia glace.
Montesquieu ne pousse pas seulement Chardin au licencieux; il le pousse au tragique. Ses Persans ont une jalousie sombre et inquiète. « Malheureux que je suis! s'écrie Usbck. Je souhaite de revpir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore! Eh! qu'y ferais-je?. j'entrerai .dans le sérail il faut que je demande compte du temps funeste de mon absence. que sera-ce, s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même, soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir? )) Il parle d'un ton sinistre de « ces portes fatales qui ne s'ouvrent que pour lui )). Ceux qui les gardent ne sont pas ces « vieux esclaves difformes et fantasques N qu'a observés Chardin
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ce sont les victimes emphatiques d'une destinée fatale. Il y a en eux de l'Abélard posthume et du Triboulet anticipé. Ces eunuques, étaient fort savants et tenaient lieu de précepteurs aux Persans de qualité quoiqu'un d'eux certainement est venu jusque dans le Valais et y a fait l'éducation de Saint-Preux.
Ce sont les faiblesses de l'ouvrage; c'est en partie ce qui en fit le succès. Cette mode a passe; les nôtres passeront de même. Arrêtons-nous a ce qui dure. Le style d'abord il est mcrveilleusement nerveux, bref, « signifiant' )), précis surtout, sobre et d'unc propriété admirable de tours et d'expressions plus vif, plus aisé, plus brusque d'allures que celui de Saint-Évremond; moins tendu et moins concerté que celui de La Bruyère. Montesquieu ne cherche pas autant l'ornement et la figure qu'il le fera plus tard, quand il traitera des sujets plus arides; il lui parait, et c'est juste, que la variété de la pensée suffit ici au divertissement du lecteur. C'est le courant pur de l'esprit français il coule sur un lit un peu pierreux; mais que de limpidité dans les eaux, que de joie, de grâce et de lumière dans les remous et dans les cascatelles! C'est le courant qui s'en va vers Voltaire et Beaumarchais; Stendhal et Mérimée, en notre siècle, le recueilleront et le détourneront vers nous, mais dans un flux moins franc, sur un lit plus sinueux et plus desséché.
Les caractères et les traits de mœurs abondent dans les Lettres persanes. Montesquieu, qui se montra
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par la suite un connaisseur si sagacc de t homme social, se montre dans ces lettres l'observateur pénétrant et ironique de l'homme du monde. La tradition veut qu'il se soit peint dans Usbek Usbek est grand raisonneur d'affaires et grand chercheur de causes, il prône le divorce, vante le suicide, loue les stoïciens; mais il est bien agité dans ses amours, bien mélancolique en ses jalousies et d'un atrabilaire féroce, dans la satiété des plaisirs. Ce ne fut jamais le fait d'un Gascon très dégagé du coté du ca'ur, qui s'attachait avec enjouement, se détachait Mns amertume et se distrayait de toutes ses peines avec quelques pages de Ptutarquc ou de Montaigne. Rica ressemble au moins autant a Montesquieu; mais il n'est, en réalité, qu'une autre figure du même personnage. Ces deux Persans sont frères jumeaux. Usbek tient la plume quand Montesquieu fait la morale à ses contemporains; Rica la prend, lorsque Montesquieu les raille. Et qu'il les raille (htcment
Sa galerie de ridicules vaut les plus célèbres collections du genre le grand seigneur, « un des hommes du royaume qui se représente le mieux », qui « prend sa prise de tabac avec tant de hauteur, se mouche si Impitoyablement, crache avec tant de flegme, caresse son chien d'une manière si on'ensante pour les hommes ), qu'on rie peut se lasser de l'admirer; le directeur de conscience; le faquin de lettres, qui souffre plus volontiers le bâton sur ses épaules que la critique sur ses ouvrages; le « déci-
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sionnaire )), qui fournit le motif d'un des plus vivants croquis de Fouvrage
« Je me trouvai l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure, il décida, trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un decisionnairc si universe); son esprit ne'fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des nouvelles du temps il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus ['attraper, et je dis en moi-même li faut que je me Mtette dans mon fort; je vais nie réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse; mais a peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il nie donna deux démentis, fondes sur l'autorité de Messieurs Tavcrnier et Chardin, Ah! bon Dieu, dis-je en moi-même, quel homme est-ce ta? M connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi Mon parti fut bientôt pris je nie tus, je le laissai parler, et il décide encore." »
Les Persans de Montesquieu sont sévères aux femmes j'entends celles que Montesquieu a fréquentées dans le monde où il se divertissait, et dont il avait peut-être par hji-même observé les faiblesses. Il les accuse de s'adonner au jeu, aiin de « favoriser une passion lilus chère )), lorsqu'elles sont encore jeunes, et pour remplir le vide de cette passion, lorsqu'elles se sentent vieIHIr. Il dira plus tard, et plus crûment « Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa for-
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tune )). Il est Implacable pour les hommes qui parviennent par ce chemin. Il flétrit ces spadassins d'alcôve, prototypes de Lovelace et de Valmont, qui font carrière publique de dépravation et tirent insolemment vanité de leur scélératesse « Que dis-tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où l'on laisse vivre un homme qui fait un tel .métier? où l'infidélité, la trahison, le rapt, la perlidie et l'injustice conduisent à la considération? Ce n'est plus le frivole ou le mondain qui parte Ici, c'est le gentilhomme parlementaire; on se rappelle la harangue de don Louis il don Juan et la majestueuse remontrance du père du Menteur.
C'est le même esprit, bien plus proche de SaintSimon que de Voltaire, qui perce dans la conti-'nuelle satire du roi, de la cour et des grands. Montesquieu exècre Louis XIV, qu'il a vu dans sa dëcrëpitude, infatué de son règne, adulé par les subalternes, enviant au sultan des Turcs la simplicité de son gouvernement. Il n'accorde à Louis que les formes de la justice, de la politique et de la dévotion rien que l'air d'un grand roi. Injuste pour le maître, il ne l'est point pour les valets. Je ne trouve pas dans La Bruyère de touche plus dure que celle-ci & Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs; c'est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le vide des autres états..Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre; et,
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quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides. » Montesquieu nous montre le monarque despote, les ministres sans système, le gouvernement précaire, les parlements déchus, les liens de famille relâches, la ruine des ordres, la jalousie des classes privilégiées, tous les signes, en un mot, de l'effondrement prochain du régime. Quel contraste entre Versailles, <f où tout le monde est petit )), et Paris, « où tout le monde est grand »; où règnent « la liberté et l'égalité a, « l'ardeur pour le travail a, l'économie; où la « passion de s'enrichir passe de condition en condition depuis les artisans jusqu'aux grands a Cette émulation ne va point sans un fond d'envie; elle n'en est pas moins un des ferments de 1 activité nationale. « 11 n'y a point jusqu aux plus vils artisans qui ne disputent sur l'excellence de l'art qu'ils ont choisi; chacun s'élève au-dessus de çelui qui est d'une profession différente, à proportion de l'idée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne. a Et ce Paris n'est que l'image de la nation. On ne voit en France que « travail et qu'industrie ». « Où est donc, écrit Usbek à son ami, ce peuple efféminé dont tu parles tant ? a n
Ce sont des Français; ils sont à la fois ardents à la fortune et passionnés d'égalité. Montesquieu n'aperçoit point en eux les éléments d'une démocratie qui s'est formée à l'ombre de la couronne, et
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qui développera un caractère entièrement différent de celui des démocraties antiques. H en est, et il en restera toujours à la liberté romaine et <'i la vertu politique de Lycurgue. Il oppose, par effet de contraste et par jeu satirique de figures, la république à la monarchie; mais c'est la république des anciens. Il n'en imagine pas d'autre. Dès qu'il touche à ce grand problème, il se perd dans le rêve; et l'on voit se nouer, à travers la fantaisie des Lettres persanes, les liens singuliers qui rattacheront ce réformateur de l'ancien régime aux apôtres de la Révolution. La monarchie, dit Usbek, « est un état violent qui dégénère toujours en despotisme » « Le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie, » « Je t'ai souvent ouï dire, écrivait un des amis d'Usbek, que les hommes étalent nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. s Montesquieu ne l'expliqua jamais très clairement. Cette question des origines et du fondement du droit le trouva toujours embarrassé, fugitif et vague. Faute de mieux, il s'en tire par un apologue, l'histoire des Troglodytes, qui prouve « qu'on ne peut être heureux que par la pratique de la vertu a. Il construit une Salente, mais fort différente de la Salenfc de Fénelon. Celle-ci était l'Idéal du futur gouvernement du duc de Bourgogne sous le ministère
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de BeauviDiers. Les Troglodytes de Montesquieu sont les précurseurs de la cité de Mably et de la république de Rousseau.
Frondeur et paradoxal en politique, Montesquieu, dans ses Lettres persanes, est tout esprit fort en religion. Il est jeune, il est confiant en sa raison, confiant en sa santé, confiant dans la vie. H est tranchant, il est acéré, il est impitoyable aux compromis du monde et aux conversions de la dernière heure. I) l'est d'une main légère, qui semble effleurer la peau et qui coupe sans merci. Toute la polémique voltairienne paraît en germe dans les lettres sur les changements de l'univers et sur les preuves de l'islamisme; mais c'est du Voltaire plus puissant et plus serré. Montesquieu parle de l'Eglise avec ironie, des théologiens avec dédain, des moines avec mépris. Les missionnaires mêmes ne trouvent point grâce a ses yeux « C'est un beau projet de faire respirer l'air de Casbin a deux capucins »
Montesquieu ne juge bon ni a l'EtaL ni a la société que l'on prppage des religions nouvelles; mais il pense que, partout où il en existe de différentes, on doit les obliger a vivre en paix. Cette tolérance oblique et imparfaite est fort éloignée de la liberté de conscience; cependant les contemporains s'en seraient fort bien accommodés. 11 y avait grand mérite a la proposer et grande hardiesse à la soutenir publiquement, Montesquieu la revendique avec
éloquence, Sea lettres sur les autodafés, ses vues
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sur la persécution des juifs, ses allusions à la révocation de l'jp~t'f de A?<e~ comptent parmi les pages qui honorent le plus ses écrits. Elles annoncent l'auteur de l'-&or:f des lois..
Cet auteur se révèle a des signes de plus en plus marques à mesure que la correspondance s'allonge entre les deux Persans. Le roman, la convention, le colifichet oriental, le clinquant du début disparaissent peu à peu de l'ouvrage. Les aperçus de l'historien, les vues du moraliste remplacent tes observations décousues et les pointes dénigrantes du satirique. On prend ici Montesquieu sur le fait, et tel qu'il pensait, au vol de ses lectures. H nie semble que les dernières Lettres ~'cyM'MM nous donnent 1 idée la meilleure et la plus complète des notes qu'il prenait, et qui sont en partie, dit-on, conservées a La Bréde. Montesquieu a développé, dans ces lettres, ce qui lui venait a l'esprit, comme il le concevait, et a mesure qu'il le concevait. 11 aborde, par le coté et en passant, la plupart des problèmes qu'il voudra bientôt approfondir, et qu'il s'efforccra de coordonner. Ses idées sur le droit des gens et sur la conquête, sur l'avancement des sciences, sur la classification des gouvernements, sur les origines féodales et germaniques de la liberté, percent ça et la, et parfois se découvrent avec une véritable ampleur a travers la trame légère de ces lettres. Ses jugements sur la dissolution de l'empire turc et sur la décadence de l'Espagne, qu'il discerna d'un coup d'œil si perspicace, ont été sou-,
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vent cités. Je ne puis me défendre d'extraire quelques lignes de la lettre sur les Espagnols. On v voit bien les raisons de l'admiration de Stendhal pour les Lettres ~e/'M/:e~. Les émules de Montesquieu dans notre siècle ne l'ont certainement point surpasse dans cette façon large et incisive de manier le burin. « II n'y a jamais eu, dans le sérail du Grand Seigneur, de sultane si orgueilleuse de sa beauté, que le plus vieux et le plus vilain matin ne l'est de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu'il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les hras croisés. Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l'honneur et la dignité de sa pean. Mais quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d'une tranquillité philosophique, ils ne l'ont pourtant pas dans le cœur; car ils sont toujours amoureux. Ils sont les premiers hommes du monde pour mourir de langueur sous la fenêtre de leurs maitresses et tout Espagnol qui n'est pas enrhumé ne saurait passer pour galant. Ils sont premièrement dévots et secondement jaloux. Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays mais il faut dire aussi qu'en faisant sa course, il ne rencontre que des campagnes ruinées et des contrées désertes, a
J'ajoute un trait, qui est le trait final du livre et qui est tout l'homme la modération parfaite du juge-
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xment et la sagesse des vœux. La réserve <Iu tegislateur tempère constamment chez Montesquieu la sévérité des opinions et la verve des utopies. C'est cet esprit qui dicte à Usbek ce précepte fameux « tl est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais !e cas est rare; et lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante. » C'est cet esprit encore qui inspire ces maximes qui annoncent et résument l'œuvre a venir « J'ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la raison. Il m'a semble que le plus parfait est celui qui va il son but à moins de frais; de sorte, que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus a leur penchant et a leur Inc!ination, est le plus parfait. » Voila, dans les Letires pe;*so'/«M, toute la politique de I'A~u/ des lois; en voici toute la philosophie « La nature agit toujours avec tenteur, et, pour ainsi dire, avec épargne; ses opérations ne sont jamais violentes;.jusque dans ses productions elle veut de la tempérance; elle ne va jamais qu'avec regtc et mesure; si on !a précipite, elle tombe bientôt dans la langueur. »
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LE MOKDE – LE TEMPLE DE GNIDE L'ACADÉMIE LES VOYAGES
Les /~f~'M~!C/HM ne pouvaient paraître qu'ano'nymes, sous l'enseigne d'un éditeur étranger. La censure s'accommodait de ces subterfuges, dont personne n'était dupe. Imprimées à Rouen, comme leurs illustres devancières, les .P~w/c/a/e.s'~ les Let/re~ persanes reçurent la rubrique d'un libraire d'Amsterdam. Montesquieu pratiquait et inspirait autour de lui la tolérance qu'il prêchait il avait pour secrétaire un abbé Duval, qui ne manquait point de lumières, et pour ami un oratorien, le P. Desmolets, qui n'avait rien de l'inquisiteur. L'abbé Duval corrigea les épreuves du livre; le P.Desmolets dissuada Montesquieu de le publier; mais comme il était homme d'esprit et bon prophète, il ajouta « Cela se vendra comme du pain. )) Ce qui advint, en effet. Les Lettres persanes présentaient, sous une forme qui nattait tous )cs goûts du temps,
CHAPITRE IH
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les pensées qui répondaient aux dispositions de tous les contemporains. L'ouvrage parut en 1721; il en fut fait dans l'année quatre éditions et quatre contrefaçons.
Cet éclat n'alla point sans soulever du blâme et sans éveiller des jalousies. Le nom de l'auteur se répandit promptement. Le monde qui se divertissait du livre, en voulut à l'un des siens de l'avoir composé. C'était l'aHaire d'un libelliste et non celle d'un président à mortier, de censurer de la sorte l'État, les mœurs et la religion. Les gens de lettres écrivent ces pamphlets, les gens du monde s'en amusent, les gen~du roi les condamnent, l'auteur va en prison, et le lecteur s'en félicite. Ce sont, disait d'Argenson, « des traits d'un genre qu'un homme d'esprit peut aisément concevoir, mais qu'un homme sage ne doit jamais se permettre de faire imprimer ». « H faut ménager là-dessus l'esprit de l'homme )), écrivait Marivaux dans son .~ee~feMy /}'<Me;7!s. Les envieux renchérirent sur les critiques. « Lorsque j'eus obtenu quelque estime de la part du publie, rapporte Montesquieu, celle des gens en place se refroidit; j'essuyai mille dégoûts. N On trouva qu'il avait trop d'esprit; on le lui fit sentir en le traitant non plus en frondeur, mais en impie et presque en séditieux. Il en souffrit au point de renoncer a avouer publiquement cet ouvrage, qui faisait sa gloire. « J'ai la maladie de faire, des livres, écrivait-il, et d'en être honteux quand je les ai faits. ')
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C'étaient les déboires du succès; il cn*goûta toutes les satisfactions, qui étaient faites pour le consoler. H vint à Paris; il avait trente-trois ans, et, comme il a pris soin de le dire, il aimait encore. 11 se répandit dans cette société galante et lettrée qui était l'enchantement du siècle et qui en demeure la parure. Il connut Maurepas, le comte de Caylus, le chevalier d'Aydies, qu'il estimait si fort et pour lequel il semble avoir écrit cette pensée « Je suis amoureux de l'amitié. )) Il fréquenta chez Mme de Tencin, chez Mme de Lambert, chez Mme du DefTand; il fut admis à Chantilly chez le duc de Bourbon. II y rencontra Mme de Prie, qui faisait les honneurs de ce prince, ceux de son ch;itcau et ceux de son gouvernement. Montesquieu sut gagner les bonnes grâces de cette favorite. II aurait souhaité, dit-on, de se faire distinguer davantage de la sœur du duc, Marie-Anne de Bourbon, Mlle de Clermont. Elle avait vingt-sept ans, de la beauté, de l'éclat, de l'enjouement surtout. Nattier l'a peinte en naïade très vive de couleur et très insinuante. La tradition veut que Montesquieu ait été ébloui de ses charmes et qu'il ait, pour lui faire sa cour, composé le Z'e?;e de GM:~e.
C'est,un petit poème en prose, qu'il suppose traduit du grec. « Il n'y a, dit-il, que des tê~es bien frisées et bien poudrées qui connaissent tout le mérite du temple de Gnide. )) Il en constate ainsi le caractère artificiel- et l'anachronisme. il le range parmi 'les brimborions que la futilité de son siècle a légués a !:( curiosité du notre. De ce bouquet aux
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parfums voluptueux, qui devait ravir Chantilly, il ne reste plus guère qu'un arôme, très subtil, de sachet dessèche dans un cabinet de rococo. Léonard et Colardeau ont mis en vers ces madrigaux quintessenciés; leur rhétorique galante est, en son genre, plus aimable que celle de Montesquieu. Ce n'est-point faire l'éloge de l'ouvrage.
Cependant cette défaillance même marque la supériorité de Montesquieu. Il est trop serre, trop précis, trop riche de pensées pour ce badinage allégorique. Il ne se décèle que par instants, lorsqu'il oublie ses lectrices poudrées et frisées; prenant alors son pastiche au sérieux, il traduit réellement, en sa belle prose quelque fragment de poème antique dont il s'est inspiré et qui chante dans sa mémoire. Cette grande familiarité qu'il avait des anciens, cette merveilleuse pénétration qu'il s'était acquise de leur génie politique, lui en révèle, par échappées, la poésie et la fraîcheur. C'est une note unique en ce temps-la ni Léonard ni Colardeau ne l'ont entendue; leur clavecin grêle n'aurait pas su en rendre le son clair et plein. H faudra près d'un siècle pour qu'elle trouve son écho dans la littérature, la renouvelle et la rajeunisse. « Quelquefois elle me dit en m'embrassant Tu es triste. Il est vrai, lui dis-je mais la tristesse des amants est délicieuse; je sens couler mes larmes, et je ne sais pourquoi, car tu m'aimes; je n'ai point de sujet de nie plaindre, et je me plains. Ne me retire point de la langueur où je suis; laisse-moi soupirer
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en même temps mes peines et mes plaisirs. Dans les transports de Famour, mon âme est trop agitée; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir au lieu qu'a présent je goûte ma tristesse même. 'N'essuie point mes larmes qu'Importe que je pleure, puisque je suis heureux? »
Ne dirait-on jMs l'argument en prose d'une ë!egie d'André Chômer? La bacchanale du chant Vt fait jtenser aux projets d'églogues inachevées de l'auteur du 7t~M'f~'<wf. Chénier s'était abreuve aux mêmes sources, il avait beaucoup lu Montesquieu et l'on s~en aperçoit dans sa prose. H me semble que le trait d'union se dessine ici entre le plus grand prosateur du siècle et son plus grand poète. Montesquieu n'était point capable de « soupirer un vers plein d'amour et de larmes » il semble, au moins, avoir été touche par le reflet d'un rayon venu de la Grèce. C'est un esprit précurseur; ce caractère, ]c plus singulier chez lui, se marque jusque dans cet opuscule. Il ne fait que s'y jouer, et l'on y voit poindre une étincelle de son génie. On y voit aussi percer ]e jargon et s'étaler la friperie théâtrale que des Imitateurs maladroits prendront pour le style et le costume de l'antiquité « une joie et une innocence )) qui viennent on ne sait d'où chez les nymphes de Vénus, « un cœur citoyen » qui y fait plus étrange figure, et ce croquis, assez fripon, des « nUes de la superbe Lacédëmone a, qui semble pris par quelque dessinateur satirique, au sortird'une fête du Directoire.
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Le Temple de G/~e~e parut a Paris, en 1725, avec privilège du roi. Montesquieu n'eut garde de le signer. Il avait toutes raisons de se féliciter de sa discrétion l'abbé de Voisenon prétend, en effet, que son pastiche « lui valut beaucoup <(e bonnes fortunes, à condition qu'il les cacherait )). Il s'enhardit et' se présenta à l'Académie française. Il avait naguère raillé cette Illustre compagnie; il était du monde où l'on en recrutait les membres il fut élu; mais il passait pour l'auteur des Lettres per.M!MM, et le roi refusa son agrément au choix de l'Académie sous le prétexte que Montesquieu n'habitait point Paris. Montesquieu s'en retourna à Bordeaux et s'occupa de se mettre en règle. II lut il l'Académie de cette ville, en 1725, des fragments d'un traité stoïcien des Devoirs, et des .Re/i'c.r/fw.? ~M/* la considération et la repK~~M/i. H prononça un Z)MMK/ sur les 7KO~ qui <~M'M~ MOMS e/iCOMrc'~er ~.r sciences, plein de beaux traits d'humanité'. Cela fait, il vendit sa charge de président et vint s'Installer à Paris. C'est le temps où il commença d'esquisser dans sa pensée le dessein de I'Fsprit des lois. La consécration lui vint avant le chef-d'œuvre. ]1 se présenta de nouveau a l'Académie <n 1727, Le cardinal Fleury eut encore quelques velléités de, l'écarter Montesquieu et ses amis parvinrent a endormir les scrupules' du ministre. Elu le 5~janvier 1728J il fut admis le 24 du même mois. Son discours n'est point de ceux dont on peut dire qu'il est un titre; on n'en peut louer que la concision,
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avec une belle phrase sur la paix et sur le sang humain, « ce sang qui souille toujours la terre )). Montesquieu célébra, par bienséance et pour se conformer a l'usage, Richelieu, qu'il détestait, et Louis XIV, qu'il avait déchiré. Mallet, qui le reçut, l'invita a justifier son élection en rendant, au plus tôt, « ses ouvrages publics ». Il ajouta, non sans malice « Vous serez prévenu par le public si vous ne le prévenez. Le génie qu'il remarque en vous le déterminera à vous attribuer les ouvrages anonymes où il trouvera de l'imagination, de la vivacité, des traits hardis; et pour faire honneur à votre esprit, II vous les donnera, malgré les précautions que vous suggérera, votre prudence. » MaDet n'avait iui-mcmc composé qu~une ode quand il remplaça, en 1715, le chevalier de Tourreil. La postérité n'en saurait probablement rien, si le hasard n'avait fourni, ce versificateur discret, l'occasion de gourmande!' Montesquieu sur l'insuffisance de ses titres. Montesquieu eut la faiblesse de s'en offenser. 11 parut rarement a l'Académie on prétend qu'il ne s'y trouvait point à l'aise il ne s'y voyait point accueilli comme il l'aurait souhaité. Il désirait voyager afin d'étudier par lui-même les institutions et les coutumes des peuples. Il partit pour faire son tour d'Europe. Il le commença~par l'Allemagne et l'Autriche, en compagnie d'un diplomate anglais, le comte de Waldegrave, neveu du maréchal de Berwick. Montesquieu avait conn~ ce maréchal a Bordeaux, et il l'admirait fort.
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Il fut parfaitement accueilli a Vienne, ou il vit le prince Eugène. L'agrément et la facilité des mœurs, le plaisir d'observer, l'éclat de la vie de cour et le lirestige des grandes affaires, le séduisirent un moment. Il sollicita la faveur d'entrer dans les ambassades. Le ministère de Versailles ne l'en jugea point digne c'était se montrer difficile, mais il ne faut point s'en plaindre. Montesquieu aurait dissipé son beau génie dans cet âpre jeu des politiques, ou la partie se joue toujours avec un mort, qui est l'humanité. Le monde y aurait perdu l'< des lois, et il n'est pas sûr que la France y aurait gagné un diplomate.
Montesquieu avait l'étoffe de l'observateur politique mais ce n'est que le canevas où brode l'homme d'Etat. Il lui manquait l'activité incessante, la pensée du dehors, l'orgueil du pouvoir, l'égoïsme national, sans lesquels il n'y a point de négociateurs, encore moins de ministres. Il avait trop de sympathie humaine pour ce dur métier de laboureur de peuples. « Quand j'ai voyagé dans les pays étrangers, disait-il, je m'y suis attaché comme au mien propre, j'ai pris part à leur fortune, et j'aurais souhaité qu'ils fussent dans un état florissant. » C'est l'esprit d'un législateur; ce n'était point celui des politiques du temps, qui ne considéraient les étrangers que du haut de leur tour, pour les guetter au passage, les attirer dans leur piège et les rançonner à leur profit. « Si je savais, disait-il encore, quelque chose qui fût utile a ma famille et qui ne le fût pas a
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ma patrie, je chercherais a l'oublier. Si je savais quelque chose utile a ma patrie et qui fût préjudiciable a l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime. )) bien l'antipode de Machiavel, mais c'est aussi l'antipode de la diplomatie comme on l'entendait alors et comme on l'a presque toujours entendue depuis. Celui qui pensait de la sorte n'était point propre a la traite des hommes que pratiquaient ses contemporains II eût été un pauvre partenaire a un joueur comme Frédéric. Le fait est que, traversant l'Allemagne, il en considérait les faiblesses songeait a les guérir, souhaitait a ce pays de reformer sa constitution, de rassembler ses forces et de se confédérer vigoureusement; c'eût été la ruine du traité de Westphalie et celle de la politique française. Les commis des affaires étrangère' auraient peu goûté ces rêveries, et ils auraient renvoyé Montesquieu au Temple de G~M~. Convenonsque cette carrière n'était point faite pour lui il aurait eu trop d'occasions d'y devenir dupe, aux dépens de son pays, et trop peu de chances d'y appliquer ses talents au service de la France.
Il visita la Hongrie, où il put étudier la vie féodale et le servage; il considéra, de loin, par-dessus la frontière, la république de Pologne et s'enquit des causes de l'anarchie qui la ruinait puis il passa eh Italie. Venise était l'auberge joyeuse de l'Europe et le refuge des puissances déchues. Montesquieu, qui ne laissa point de s'y divertir, y rencontra Law, qui enseignait l'économie politique
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a rebours, Bonneval, qui se préparait a mettre en pratique, au naturel, les Lettres ~e/a/~es, et milord Chesterfield, qui se lia de grande amitié avec le. voyageur français. Il observa l'aristocratie, le Conseil des Dix, les sbires et les inquisiteurs d'Etat. H les regardait avec quelque persistance il sentit qu'on le regardait à son tour avec la même attention; il en prit ombrage, quitta précipitamment Venise et jeta ses notes a la mer. L'Italie l'enchanta; elle lui ouvrit les yeux sur les beaux-arts. Il se piquait d'être éclectique, en matière d'amitié on le vit fréquenter, à la fois, dans le même commerce cordial, le cardinal de Polignac, ambassadeur de France, auteur de l'~Mit-Z:<ey6'ce, le pasteur calviniste Jacob Vernet, et plusieurs J~fMs/i~y& italiens il en goûtait la compagnie, étant fort intime depuis longtemps avec un Piémontais l'abbé comte de Guasco, qui ne se posait point précisément en « docteur grave a, mais qui passait, a juste titre, pour le plus honnête et galant homme d'Eglise qui se pût rencontrer. L'année 1728 se finit pour Montesquieu en Italie; il'employa les premiers mois de 1729 à parcourir la Suisse, les pays du Rhin et la Hollande, où il retrouva Chesterfield. Ce lord l'emmena en Angleterre. Montesquieu y resta du mois d'octobre 1729 au mois d'août 1731. Il fréquenta le Parlement et apprit à lire les écrits politiques de Locke. Il fit ainsi la découverte du gouvernement libre, et conçut le dessein delà révéler a l'Europe. Il n'y avait guère
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que quelques réfugies français qui, jusque-là, eussent paru soupçonner ce nouveau monde politique. Rapin de Thoyras enavaitpublié, en 1717 et en 1724, une très ingénieuse description. Montesquieu la connaissait, et il en fit si bon usage qu'il la Ht oublier a ht postérité. H vit tout et le vit bien, d'une vue de savant, pénétrante pour le détail du phénomène, étendue pour la recherche des causes et la poursuite des conséquences. Ses notes, prises sur le vif, sont des chefs-d'œuvre d'exactitude, de concision et de relief du la Rochefoucauld politique.
On prête à Montesquieu cette phrase, qui résume ses pérégrinations « L'Allemagne est faite pour yvoyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, la France pour y vivre. )) Il revint à La Brède après plus de trois ans d'absence, retrouva sa. famille, s'occupa de ses affaires cultiva ses vignes, fit dresser sa généalogie et transforma son parc en jardin anglais. Sa principale occupation fut désormais la composition du qu'il portait dans sa tête et qu'il avait promené en Europe. II ne pouvait le mener a lin que dans le silence et les loisirs de la province. Il voulait écrire une histoire de l'humanité sociale l'histoire de l'homme dans la politique et dans les lois. II en avait esquissé maint fragment un j?ss<ï< sur les finances de l'Espagne, des Réflexions ~Mr mo/:c:rc/e K/~<?Mc/<'f /?Krope, une llistoire de Louis JtV. D'après ce qui a subsisté de ce dernier ouvrage, on en peut dire ce que Montesquieu disait de Michel-Ange « On.trouve
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du grand dans ses ébauches mêmes, comme dans ces -vers que Virgile n'a point finis. x
II était tout plein de l'esprit de Rome. « Les ruines d'une si épouvantable machine » n'avaient point frappé son Imagination, comme celle de Montaigne, par leur aspect pittoresque et leur caractère sépulcral. Sous ces débris dispersés, il avait entrevu la cité, et, de tous ces fragments de squelette, un grand être disparu se reconstruisait dans sa pensée. Plus historien que peintre et plus philosophe que narrateur, il cherchait le secret de la vie et de la mort de ce puissant organisme. Ce n'était probablement, dans ses plans, qu'une partie, et comme la preuve principale, le grand épisode de son ouvrage sur les lois. L'épisode menaçait d'envahir le livre. Il l'en détacha, puis le polit et le cisela par prédilection. Il aimait à écrire. II tenait le plus beau sujet du monde, et il se donna la tâche d'embrasser, selon le mot de Florus, « comme dans un tableau raccourci, l'image entière du peuple romain )). C'est ainsi que parurent en 1734 les Co~s~e/'a~oM~ sur les causes de la gT'~MC~Ky de la tZef~ta~e~ee des ~!oM<t!S, et quelques années plus tard, en 1745, le Dialogue de Sylla et t~'Key~e. Ce dialogue forme un admirable appendice aux (7wM;Je7'M, et l'on ne peut l'en détacher.
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CHAPITRE IV
LES CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES
DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE DES ROMAINS LE DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE
Ce qui attire Montesquieu a Rome et ce qui l'y retient, c'est l'étude du plus complet phénomène politique que l'histoire permette d'observer. Plusieurs phénomènes de ce genre, observés ainsi, donneraient la clef de tous les autres. La politique a ses lois l'expérience les dégage, et l'histoire les définit. L'histoire n'est une science qu'autant qu'elle rassemble les phénomènes, les classe, les enchaîne et en détermine les conditions d'enchaînement. « Comme les hommes, écrit Montesquieu, ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes. » La recherche de ces causes dans l'histoire romaine est l'objet fondamental de son livre:
II avait eu, dans cette étude de Rome, d'Illustres prédécesseurs. Polybe, qu'il avait analysé de près,
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Tacite, dont il s inspira au point de l'égaler par instants, Florus, son maître de rhétorique et ses dëlices, avaient montré la suite et la conséquence des affaires romaines; mais l'idée d'une loi générale et supérieure n'entrait pas dans leurs esprits. Machiavel, dans ses Discours sur Tite-Live, demeure au même point de vue. Il est tout empirique, et s'occupe moins de grouper les événements que d'en tirer la leçon. « Le hasard, dit-il, ne gouverne pas tellement le monde que la prudence n'ait quelque part à tout ce que nous voyons arriver. » Grossir cette part, force de calcul et d'adresse, et s'instruire dans cet art a l'école des anciens, voilà ce qu'il se propose. Les causes lui importent peu, les institutions ne l'occupent guère, la différence des temps ne le frappe point il analyse les faits et en tire des recettes pour mener les hommes. L'histoire n'est pour lui que cette grande « pharmacie politique », dont parlait Mirabeau, après une méditation trop prolongée du .Py//<ce.
Machiavel était un politique, et il avait trempé dans les révolutions. Saint-Evremond n'avait guère fait que les traverser en curieux et en aventurier. Dans ses 7!e/7e.T'!u/M sur les divers ge'M du peuple romain, il se préoccupe surtout des hommes et de leurs caractères. Le lien lui échappe. Bossuet le découvre du premier coup. Rome, par sa suite, son concert, le cours constant et régulier de son histoire, convenait a la majestueuse logique de son génie. Personne n'a égalé Bossuet dans le développement de
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la grandeur romaine la plénitude du discours répond a l'ampleur du sujet. Les hommes et leurs passions ne s'y effacent point; mais Bossuet ne leur laisse que le détail des événements, et, en quelque sorte, la figure mobile et passagère de l'histoire. Ce qu'il veut, c'est faire tenir à son lecteur « le fil de toutes les affaires )). Il le fait bien voir, se déroulant continucllement au milieu des hommes et des choses; mais les hommes, qui tordent ce fil et le dévident, ne le dirigent point. Il a son point de départ et son mouvement en Dieu. Il en vient, il y retourne. Quelque influence que Bossuet attribue au « génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvements », et quoique l'historien déborde en lui constamment le théologien, c'est le théologien qui dit le premier mot et qui garde le dernier. Il reste toujours le très humble sujet et adorateur de cette Providence dont il se glorifie, comme on l'a dit spirituellement d'être le conseiller d'Etat. Dieu voulu conclut-il, « que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions )). Cette suite même et ces proportions n'ont eu qu'un objet, le triomphe de l'Église. Voilà « les secrets jugements de Dieu sur l'empire romain mystère que le SaintEsprit a révélé à saint Jean et que ce grand homme, apôtre, ëvangéHste et prophète, a expliqué dans l'Apocalypse. )) Le 7)tscoH~ My l'histoire M/~e7'M//e est, en définitive, une pieuse et solennelle application du système des causes finales à l'histoire. Montesquieu ne se piquait point de théologie et
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n'entendait rien aux causes finales. Il fait, comme Bossuet, la part très large à la liberté des hommes, à leur choix et à l'action des individus dans l'exécution des affaires; il reconnaît, comme Bossuet, que les choses vont dans la politique « comme au jeu où le plus habile l'emporte a la longue )); mais il estime que le jeu a des règles, une table où il se fait, des parties où il s'engage; l'habileté même a des conditions où elle s'exerce, et rien de tout cela n'est l'effet du hasard. L'enchevêtrement des causes et des effets forme la trame, l'attraction réciproque des idées et des hommes, la gravitation universelle des événements règle le cours de l'histoire. « Ce n'est pas, dit Montesquieu, la fortune qui domine le monde on peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu'ils se 'conduisirent sur un autre. H y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'ëlevent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes; et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un Etat, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille en un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. » C'est par cette vue toute scientifique que Montesquieu compte parmi les grands maîtres de l'histoire moderne. La perfection de son style a fait de lui un
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des classiques de notre littérature. Il n'a nulle part été plus entièrement lui-même, c'est-à-dire plus foncièrement Latin et plus franchement Français que dans les Coiisidératiolis. On a loué, dans ce livre, la manière vive et nerveuse, la fermeté et la grandeur des mouvements; la largeur dans l'ordonnance du sujet; « l'image magnifique et brève )) dans l'exposition; cette concision qui rappelle Salluste et Tacite; cet art « a retremper les expressions, et à leur redonner toute leur force primitive )), a les saisir, pour ainsi parler, dans le plein, a les jeter dans la phrase avec leur métaphore initiale, à en doubler l'effet par l'application Inattendue à de grands objets, du mot simple et populaire, obscurci et comme rongé'par l'usage et par la rouille du temps. « Rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupidcs. )) On relèverait des traits de ce genre a toutes les pages des Co/M<cfcr<{f<o/<s. L'ensemble des jugements de Montesquieu est resté juste, comme la méthode de son livre et comme son style. Si l'on voulait instituer un commentaire perpétuel des Cn~st~eM~/i~ et le mettre « au courant B de l'érudition, les notes noieraient le texte. 11 en serait de même des L'poques de la nature si l'on voulait les tenir au niveau de la science depuis Cuvier jusqu'à Darwin. Mais a quoi bon? On lira les historiens modernes de Rome on ne les entendra jamais si bien qu'après une lecture de Montesquieu; on n'entendra jamais si bien Montesquieu, qu'après les
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avoir lus. On pourrait comparer son livre à un temple antique, dont le seuil s'est écroulé en partie les murs de refend sont ruinés, l'intérieur est ouvert a tous les vents; mais les colonnes de marbre du pourtour sont debout, les chapiteaux n'ont point souH'ert, le fronton subsiste, la frise est intacte, ,et, considéré à la distance qu'il faut, l'édifice garde toutes les grandes lignes de son architecture. La restauration que l'on en essayerait, d'après les modèles et les pièces des musées, risquerait d'ébranler le monument sans en augmenter en rien la beauté. Montesquieu n'avait cure delacritique des sources. M ignorait l'archéologie, qui a permis de reconstruire pierre à pierre ce que la légende avait dénaturé et ce que la critique avait anéanti. 1) prend à la lettre Jes récits de TIte-Live sur les premiers temps de Rome. Chose singulière, lui qui devait si complaisamment spéculer et disserter sur les climats, ne paraît point s'être inquiété de celui de Rome, non plus que du caractère des hommes qui ont fondé la cité. Michelet, et après lui MM. Duruy et Momnisen, ont tiré grand parti de ces considérations du sol et de la race. M. Fustel de Goulanges a montré le rapport intime qui existait entre l'histoire de la cité et celle de la religion. On n'en apercevait presque rien au temps de Montesquieu; il n'avait aucun goût a y regarder de plus près que ses contemporains. Les questions sociales et ce qu'on peut appeler l'économie politique de Rome lui échappent également dans la première période de la république. L'élé-
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ment essentiel de l'Induction lui manquait il n'avait point observé de révolutions de ce genre. Tout ce que l'histoire d'Angleterre, et en particulier celle de Cromwell, lui a enseigné, il le met à profit; mais, en Angleterre même, le coté fanatique et révolutionnaire, au sens moderne du mot, ne l'a point frappé. Jl ne s'arrête jamais qu'aux conjonctures politiques. Elles lui fournissent des traits de réflexion remarquables. Celui-ci par exemple Il n'y apoint d'État qui menace si fort les autres d'une conquête, que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile. L'Angleterre n'a jamais été si respectée que sous Cromwcll. ))
Montesquieu ne domine vraiment son sujet qu'à partir du chapitre V; il y donne un tableau magistral du monde à l'époque de la conquête romaine. Il étudie, dans le chapitre suivant, les procédés de cette conquête. Ce sont les pages classiques du livre, l'analyse du génie romain et des causes de la grandeur de Rome l'attachement de chaque citoyen a la cité; l'amour de tous les citoyens pour la patrie; leur application constante à la guerre; leur discipline; la constitution de leur gouvernement. qui concentrait le pouvoir pendant la guerre et qui permettait que, pendant la paix, tout abus de pou.voir pût être corrigé; la suite et la proportion des desseins; le talent des Romains à diviser leurs ennemis leur aptitude a s'approprier toutes les inventions utiles des autrespeuples; leur art, unique dans l'antiquité, a s'adjoindre les nations qu'ils avaient
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soumises et à exploiter les pays qu'ils avaient conquis; leur constance prodigieuse dans les revers; la fermeté de leur sénat; cet heureux concours de circonstances, cette « allure principale » qui faisait que tout leur profitait, jusqu'à leurs fautes, parce qu'ils étaient capables de les comprendre et de les réparer l'application perpétuelle de ces deux maximes auxquelles tout était subordonné, le salut public au dedans, la conquête au dehors; en un mot, partout et toujours, la raison d'État. « C'est ici, selon une belle parole de Montesquieu, qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines x nul ne l'a donné avec plus de grandeur.
Il y est admirable peut-être admire-t-il trop ce terrible jeu de la force scche et raisonnée, ces vertus d'État « qui devaient être si fatales à l'univers e. Le philosophe s'efface trop devant l'observateur. Montesquieu dégagera bientôt, dans l'Esprit des lois, la sanction supérieure et définitive de la conquête; il en décrit ici le phénomène et en marque le caractère implacable et barbare. « Comme Us ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein d'envahir tout, leurs traités n'étaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de l'Etat qui les acceptait. Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince, sous des conditions raisonnables; et, lorsqu'il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles, qu'il était forcé de recommencer la guerre. Rome s'enrichissait toujours, et chaque guerre la mettait
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en état d'en entreprendre une autre. Ils étalent maître de l'Afrique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu'ils ne conquissent que pour donner niais ils restaient si bien les maîtres, que, lorsqu'ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l'accablaient, pour ainsi dire, du poids de tout l'univers. ))
Montesquieu ne se contente point d'analyser le génie de Rome, il le met en action. Il a ressenti, en étudiant les Romains, leurs passions profondes et concentrées il n'a pu résister au désir de les peindre, et il a compose le Z)M/o~M~ de Sylla et ~Mer~fc. On a voulu y découvrir un parti pris d'apologie paradoxale et ironique, de la raison d'Etat et de l'audace dans le crime. Il est plus juste d'y voir, tout simplement, un coup de génie d'un grand historien qui se fait poète, pour un instant, et porte ses personnages sur le théâtre. Montesquieu les présente selon son goût et selon l'esprit de son siècle. M. Mommsen, si l'inspiration l'avait ainsi soulevé, aurait cherché sans doute, en pareille occurrence, à faire du Shakespeare son Sylla « au tempérament ardent, au teint blanc qui se colorait à la moindre émotion, aux yeux bleus et perçants, aux beaux traits, généreux, ironique, spirituel, oscillant entre l'enivrement passionné de l'action et les apaisements du réveil », est une sorte de héros romantique. Celui de Montesquieu est tout français., de l'âge classique; il est nourri de Machia-
\'ct, et il purte comme les formidables coureurs
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d'aventures qui ont servi d'originaux au don Juan de Molière.
a Eucrate, si je ne suis plus en spectacle à l'univers, c'est la faute des choses humaines qui ont des bornes, et non la mienne. Je n'étais point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J'aime à remporter des victoires, a fonder ou détruire des Etats. Je ne me suis jamais piqué d'être l'esclave ni l'Idolâtre de la société de mes pareils; et cet amour tant vanté est une passion trop populaire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je me suis uniquement conduit par mes réflexions, et surtout par le mépris que j'ai eu pour les hommes. )) Et comme il en est las, matgré son orgueil! soûl des hommes, dira-t-on vers la fin du siècle, mais mon rassasié cependant et satisfait! Corneille avait magni-
fiquement exprime le dégoût souverain que laisse un pouvoir sans limites
L ambition déplaît quand elle est assouvic.
J'ai souhaité l'empire et j'y suis parvenu, Mais en le souhaitant, je ne l'ai pas connu.
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« Et moi, dit avec plus d'amertume et d'apreté )e Sylla de Montesquieu, et moi, Eucrate, je n'ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu de Rome; que j'ai regardé autour de moi, et que je n'ai trouvé ni rivaux ni ennemis. J'ai cru qu'on dirait quelque jour que je n'avais châtie que des esclaves. » L'ennui qu'il en éprouve lui inspire la plus surprenante de ses résolutions il se démet de
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la dictature, dans le temps où l'on croit que la dictature est son seul asile.. Tons les Romains se taisent devant lui, et il se retrouve seul, impatient et inassouvi, comme auparavant. H conclut par ces mots « J'ai étonné les hommes et c'est beaucoup. )) C'est assez pour faire des victimes ce n'est point assez pour faire un heureux.
Montesquieu aurait pu retrouver et suivre Sylla dans César. H ne para!t pas y avoir songe. Depuis que nous connaissons Danton et Robespierre, les Gracques ont ressuscité pour nous, et ils remplissent toutes les révolutions de Rome depuis Bonaparte, César envahit l'histoire romaine. La grande révolution du monde moderne a modifié tous les points de vue, même ceux d'où l'on considérait le monde ancien. Montesquieu, qui a jugé de si haut et si bien pénètre le génie d'Alexandre et celui de Charlemagne, semble porté à rabaisser celui de César. Au lieu d'Isoler César dans le monde romain, il voudrait le rejeter dans la foule et le ramener aux communes mesures. Il semble se dire, comme le Cassius de Shakespeare « Qu'y a-t-il dans ce César? En quoi son nom sonnc-t-il mieux que le tien. de quels aliments se nourrit-il donc pour être devenu si grand? » Montesquieu reconnaît le capitaine et le politique (pli, en quelque république qu'il fût né, l'aurait gouvernée. Mais il ne veut voir en César qu'un instrument de la destinée; un de ces hommes qui accomplissent des événements inévitables, mais ne décident point les grandes mutations des empires et ne chan-
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gent point les directions de l'histoire. « Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d'autres auraient pensé comme firent César et Pompée; et la république, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. »
Les noms de César et de Pompée demeurent ainsi accouplés; Montesquieu ne fait point de grande différence entre les deux personnages. Il partage, sous ce rapport, une sorte de préjugé historique, dont Corneille est aveuglé etdont Bossuet subit l'influence. « Pompée avait, dit-il, une ambition plus lente et plus douce que celle de César. II aspirait à la dictature, mais par les suffrages du peuple il ne pouvait consentir à usurper la puissance mais il aurait voulu qu'on la lui remit entre les mains, » Ainsi nous apparaît Moreau, dans sa rivalité avec Bonaparte.
Montesquieu loue Brutus et va même jusqu'à découvrir dans l'assassinat politique une sorte de remède criminel, mais nécessaire, au coup d'état. Il condamne l'empire, et cependant il en fait voir I.) fatalité. Il juge Auguste et son règne comme un sénateur qui aurait continué de vanter l'ancienne. république, tout en .ivouant qu'elle ne se pouvait soutenir désormais. C'est ici que se place la plus éloquente partie des C'f/M/~<r<9'<M/:s.
La décadence se marque à Rome dans toutes les affaires. L'ordre n'est plus qu'une « servitude durable », destinée à « faire sentir le bonheur du gouvernement d'un seul )); La tyrannie s'insinue sous le
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masque de la liberté; la notion même de la liberté se sophistique et se fausse. Les principes qui avaient fait la force de Rome se corrompent par leur propre excès. Les Romains ont trop combattu et trop conquis. « Sans cesse dans l'action, l'effort et la violence, ils s'usaient comme une arme dont on se sert toujours. )) Les agitations civiles, qui entretenaient l'esprit public, ont dégénéré en factions, qui l'ont perverti. Les richesses ont gâté les mœurs privées. La tyrannie s'élève sur cet abaissement des âmes; la servitude achève de les écraser. Rome, qui s'atrophie au centre, se paralyse aux extrémités. Elle s'est étendue trop loin. Les peuples vaincus se révoltent contre les armées dispersées aux frontières, et les armées, en se concentrant, refluent sur l'Etat qu'elles envahissent. Elles cessent d'être citoyennes au morrient où elles s'emparent du gouvernement de la cité. Le ressort de la guerre se détend par l'action même de la guerre. Rome s'était fortifiée en assimilant à son empire les peuples conquis; elle se dissout dans ses conquêtes. Elle essaye de se replier sur soi-même ce poids de l'univers dont elle accablait ses ennemis, l'écrase à son tour. On voit l'empire se rétrécissant sans cesse, et l'Italie redevcnue frontière.
Montesquieu, qui n'avait point discerné le rôle que la religion primitive joua dans les commencements de Rome, ne fait point, dans la dernière partie de son ouvrage, une part suffisante à l'action du christianisme. Il est tout à l'admiration des Antonins la
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révolution qui va transformer le vieux monde ne le frappe point. Au contraire, a mesure qu'il avance dans le tableau de l'empire, les questions économiques prennent de plus en plus de place dans son livre. C'est qu'il possède un document, le Digeste, et qu'il en a tiré, avec l'intelligence des lois de la Rome impériale, le sèntmtent de la ve de la société romaine. Ses vues sur les révolutions du commerce, les crises monétaires, l'abus des Impôts, l'abandon des terres qui en est la conséquence, la ruine des administrations provinciales, sont autant de nouveautés qui lui appartiennent et qui demeurent ac(luises à l'histoire.
Les chapitres sur Byzance ne sont guère qu'un aperçu et un sommaire; mais c'est un aperçu de génie et le sommaire d'un chef-d'œuvre. Il faut, pour en apprécier la valeur et l'originalité, les comparer aux chapitres correspondants de l'T~s~' sur les /Ma?M/'s. Le tissu grêle de Voltaire fait ressortir toute la vigueur de la trame de Montesquieu. Il est impossible de ne point soupçonner quelque allusion aux querelles théologiques du xvrme siècle, dans l'ironie avec laquelle Montesquieu parle de l'Église de Byzance et de ses disputes. Justinien, avec ses prétentions à l'unité de loi, a l'unité de règne, à l'unité de foi, emprunte plus d'un trait à Louis XIV. « If crut avoir augmenté le nombre des fidèles; il n'avait fait que diminuer celui des hommes. ') La comparaison est plus directe entre les luttes des Musulmans avec les Grecs, et celle des
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sectaires de Cromwell avec les Irlandais. Pour les derniers temps, Montesquieu ne fait plus que jeter ses Idées, et il finit en montrant les Turcs qui héritent des causes de décadence de l'empire byzantin, dans l'Instant même où ils conquièrent la capitale de cet empire.
H arrive ainsi aux temps modernes, où sa pensée le portait et où elle devait t'arrêter le reste de sa vie.
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CHAPITRE V
PLAN ET COMPOSITION DE L'ESPRIT DES LOIS
Montesquieu avait environ quarante ans, quand il mit sur le chantier son grand ouvrage. H en rassemblait les matériaux depuis longtemps. « Je puis dire que j'y ai travaillé toute ma vie, écrit-il. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit j'en cherchai l'esprit. )) Ce mot, qu'il devait attacher à son œuvre, ne lui appartenait point en propre. Domat, dans son ?'y~e des lois, avait consacré un chapitre à /<afM/'e e~ l'esprit des ~!s/ mais il entendait par là le sens propre et profond des législations, « cet esprit qui dans les lois naturelles est l'équité, et dans les lois arbitraires l'intention du législateur. » Cet esprit des lois, Montesquieu n'avait pas à le chercher très loin, et Domat le lui aurait tout directement donné; mais il désirait dégager autre chose, la raison d'être de la loi et de son efficacité. Le problème ainsi posé cessait d'être juridique et devenait historique. Il ne suffisait pas de scruter sa conscience, d'interroger sa raison et
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d'analyser les textes il fallait descendre dans l'histoire et demander un de ses secrets, son grand secret d'Etat, la civilisation.
Montesquieu erra longtemps, « Je suivais mon objet sans former de dessein; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions. )) Relisez le chapitre de ~< CoMfK/Me dans Montaigne, vous vous ferez une idée des notes que Montesquieu avait recueillies de toutes mains et accumulées dans ses tiroirs. Montaigne a secoué les siennes au hasard, il les a jetées au vent, et il s'est fait un malicieux plaisir de les imprimer en ce désordre, qui lui paraît le dernier mot de la nature.~11 triomphe de ce pêle-mêle d'hommes, de choses, de temps, de pays, de gouvernements, d'anecdotes, de légendes, de bons mots et de belles maximes. II n'a pas de peine a tirer de ce gâchis humain de quoi ravaler l'homme et mcUrc en loques sa draperie. Pas une ligne du chapitre qui n'étale l'infirmité de notre raison et la contradiction misérable de nos jugements. Cet arsenal étrange que Montaigne a formé pour inquiéter l'homme et ébranler en lui le fondement de toute certitude Pascal s'en empare pour ramener l'humanité à la foi. Dans une incomparable démonstration par l'absurde, il écrase l'esprit humain afin de l'anéantir devant Dieu. Montesquieu ne se contente point de la raison diffuse et vagabonde de Montaigne il ne se résigne point à la raison confondue et prosternée de Pascal. 11 lui faut une explication, et il la veut humaine.
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« J'ai d'abord examine les hommes et j'ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies, Chercher l'idée qui les mène n'est pas seulement faire œuvre de curieux, c'est faire œuvre de législateur et d'ami de l'humanité. Montesquieu ne sépare point les deux objets. Il juge les hommes « fripons en détail et en gros honnêtes gens a. Il en va, pour lui, de la vie, comme du théâtre on n'y applaudit que les belles actions et l'on ne s'y accorde que sur les bons préceptes. H prétend travailler dans l'intérêt de tous pour « instruire les hommes )). Il veut pénétrer dans chaque ~Etat, s'en faire le citoyen, afin de donner à chaque nation la raison de ses usages et de ses maximes; de faire mieux aimer à chaque homme sa patrie et son gouvernement d'apprendre aux peuples comment les États périclitent et comment ils se conservent. Il écrit pour l'homme qu'il se figure à son image « l'homme de bien politique )), comme il le nomme, et il estime que « le bien politique, comme le bien moral, se trouve entre deux limites
S'il a en vue l'humanité, il considère surtout la France. Il la voit inclinant vers le despotisme, et il redoute que le despotisme ne la conduise à l'anarchie, c'est-à-dire à la forme la plus redoutable de la décadence. H veut avertir ses compatriotes, ranimer en eux l'amour de la liberté, retrouver et restaurer leurs titres de citoyens. Apres avoir montré les desseins de Dieu sur le monde, Bossuct tire, de
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ces desseins mêmes, la doctrine qui doit servir de fondement a la monarchie chrétienne et de leçon au Roi Très-Chrétien. Montesquieu, qui a fait voir comment une grande institution sociale s'organise, grandit, prospère, décroît et se ruine, veut à son tour en tirer la leçon pour toutes les législations humaines. Il rêve un livre de science pure et de principes, qui sera aux Co/M:7'<ïf/o~.s ~Mf les .HoM!M ce que la 7'MN tirée de /'7?c7'!fM?'e .!N;e est au Discours SM/' l'histoire M/«peyse~e. Entreprise la plus noble qu'un législateur pût former, mais la plus audacieuse aussi et la plus difficile. Montesquieu, lorsqu'il l'eut exécutée, a pu donner avec fierté cette épigraphe a son ouvrage P/*n/e~H ~Me matre cre<rf~;?!.
Ce n'est pas la matière qui manque elle est immense, et elle échappe aux prises par celte immensité même; c'est l'instrument de travail, le crible et la balance pour rassembler, trier, peser les éléments. Montesquieu ne s'arrête point longtemps a examiner ces éléments en eux-mêmes et en scruter l'origine. <f Il ne parle point des causes, et il ne compare point les causes, dira-t-11 plus tard en parlant de luimême mais il parle des effets, et il compare les effets. )) Le fondement religieux, donné par Domat son Traité des lois, dérobe a Montesquieu la profondeur et la fermeté de la doctrine de l'auteur. Domat ramène ses observations il sa foi; il suffirait de transposer quelques termes pour que ce livre, tout humain dans la réalité, se dépouillât de son voile théologique. Rebelle au mysticisme de Domat,
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Montesquieu ne l'est pas moins au matérialisme de Hobbes. 11 admet « une justice éternelle )), Indépendante des conventions humaines. « Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. »
La science naturelle de l'homme faisait défaut a Montesquieu dans ses études sur les origines de la société, comme l'archéologie et la critique des textes dans ses études sur les origines de Rome. Que n'avalt-11 pu lire Buffon! La septième ~o~Hc /<?, Nature lui aurait très simplement expliqué l'humanité primitive et la genèse des coutume~. « Les premiers hommes, témoins des mouvements convulsifs de la terre, encore récents et très fréquents, n'ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants sur une terre qui tremblait sous leurs pieds, nus d'esprit et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes f de la fureur des animaux féroces, dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie; tous également pénétrés du sentiment commun d'une terreur funeste, tous également pressés par la nécessité, n'ont-ils pas très promptement cherché a se réunir, d'abord pour se défendre par le nombre, ensuite pour s'aider et travailler de concert a se faire un domicile et des armes a n
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Montesquieu n'a fait que l'entrevoir. Faute de notions précises, il s'abandonne a son imagination. Il se plaît à supposer un état de nature où des sauvages timides, faibles et amoureux jouissaient d'une sorte de bonheur animal. La paix fut, scion lui, la première loi des hommes; la guerre fut la seconde, et elle commença dès que les hommes s'étant groupés en sociétés, ces sociétés commencèrent de lutter pour leur existence; comme si l'instinct social qui porte les hommes à aimer leurs semblables et à se -réunir avec eux, n'était pas aussi primordial en eux, que l'instinct égoïste qui les porte à se disputer et à se hair. Montesquieu reste perplexe et confus sur ce grand sujet. Quelques lignes d'une lettre persane sont peut-être encore ce qu'il en a dit de plus clair. « Je n'ai jamais ou'i parler du droit public, qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés; ce qui me paraît ridicule. Si les hommes n'en formaient, point, s'ils se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en demander la raison et chercher pourquoi ils se tiennent séparés; mais ils naissent tous liés les uns aux autres; un fils est né auprès de son père, et il s'y tient voilà la société et la cause de la société. » Cependant, comme il lui faut absolument présenter une opinion et adopter une formule, il se retranche dans la plus vague et la plus générale de toutes. « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. a Cette signification est, en effet,
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fort étendue, si étendue qu'elle se dérobe a l'analyse et s'échappe vers l'Infini. C'est une formule d'algèbre, qui s'applique il toutes les réalités et n'en exprime précisément'aucune. Elle est rigoureusement vraie des lois des mathématiques et des lois de la nature physique; elle ne s'adapte qu'à une grande distance, et assez indistinctement, aux lois politiques et aux lois civiles il faut, pour la suivre jusque-), passer par toutes les transformations et dégradations du sens même du mot loi. Montesquieu ne s'arrête point à cette difficulté. Il pose sa formule, franchit toutes les idées intermédiaires, et arrive a la législation proprement dite, qui est son objet.
La, tes faits sont ses maîtres; mais les faitt l'accaMeht et l'étounent. On le voit, peinant au travail, s'égarant, revenant, harassé, a son chemin, reprenant haleine, repartant et s'égarant encore. « J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avais écrites. je ne trouvais la vérité que pour la perdre. a Enfin l'étoile polaire lui apparut. H trouva sa voie, et n'eut plus qu'à marcher vers la lumière.
C'est vers 1729 qu'il convient de placer cette époque décisive de la carrière de Montesquieu. !I découvrit alors ce qu'il a appelé « la majesté, de son sujet N, et il estima que désormais, s'il gavait se soutenir a cette hauteur, il en verrait, selon son expression, « couler les lois comme de leur source a. « Quand j'ai découvert mes principes, tout ce que )c
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cherchais est venu a moi. J'ai pose les principes et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'euxmêmes. » Arrêtons-nous a ces principes ils donnent la clef de l'oeuvre.
« Plusieurs choses gouvernent les hommes le
climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières; d'où il se forme un esprit général qui en résulte. » Ces éléments qui composent toute société humaine, cet esprit général qui l'anime sont connexes et solidaires. Ce n'est point l'agrégation fortuite de matériaux inanimés; c'est un organisme vivant. Les lois sont comme les nerfs de ce corps social; il faut qu'elles s'approprient a la nature des organes qu'elles animent, et a la fonction de ces organes. Elles dépendent'de certains éléments que l'homme ne peut changer, et d'autres éléments qu'il ne change qu'avec beaucoup d'efforts et très lentement.
« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples; elles.doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, a leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, a leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces
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vues qu'il faut les considérer. C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports ils forment tous ensemble ce que l'on appelle l'TiApT'~ des lois. »
L'institution sociale, ainsi envisagée, paraît à Montesquieu comme l'âme même des sociétés humaines. Si elle est vigoureuse et saine, la société prospérer si elle est débile et corrompue, la société se dissout. De la connaissance qu'on en possède, de l'art avec lequel on la fonde ou la soutient, dépendent les réformes qui régénèrent les sociétés et les révolutions qui les ruinent. Il n'est point d'ailleurs d'espèce d'institution qui soit, par elle-même, supérieure aux autres. H y a des conditions d'existence, des mœurs publiques et privées, un esprit national, une allure principale auxquels toute institution est subordonnée. La meilleure et la plus légitime pour chaque peuple est celle qui est le mieux appropriée au caractère et aux traditions du peuple pour lequel elle est établie.
De ce point de vue, Montesquieu examine les différentes espèces de gouvernements. Il distingue en chacune la nature et le principe. Lajiature du gouvernement, c'est ce qui le fait être. Son principe, c'est ce qui le fait agir. Définir la nature d'un gouvernement, c'est en déterminer la structure; en définir le principe, c'est analyser les mœurs et les passions des hommes qui le pratiquent.
D'après la nature des gouvernements, Montesquîeu les divise en républicains, monarchiques et despo-
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tiques. Si le peuple en corps ou une partie du peuple a la souveraineté, on a la démocratie ou l'aristocratie; si le pouvoir est exerce par un seul, d'après des lois fixes et stables, on a la monarchie s'il est exerce arbitrairement, par la seule volonté ou le caprice du souverain, on a le despotisme. Cette classification a été critiquée. Montesquieu confond la constitution de l'Etat, qui peut être autocratique, oligarchique, aristocratique ou démocratique, avec le gouvernement de l'État, qui est nécessairement monarchique ou républicain. Les types fondamentaux de constitution et de gouvernement se combinent les uns avec les autres et produisent les systèmes mixtes. Mais il n'y a pas lieu d'insister ici sur ces distinctions. Pour Montesquieu, elles ne sont qu'un cadre, et l'important est de voir comment il y a disposé son tableau. On y remarque deux groupes principaux les lois qui résultent de la nature du gouvernement, ce sont les lois politiques; celles qui résultent du principe du gouvernement, ce sont plus particulièrement les lois civiles et les lois sociales. Montesquieu montre les causes de durée et de corruption des unes et des autres. « La corruption de chaque gouvernement, dit-il, commence presque toujours par celle des principes, » C'est sur ce sujet qu'il s'élève le plus haut, et qu'il donne, a vrai dire, l'essence même de sa pensée, le grand et bienfaisant conseil de son ouvrage. « La coutume, avait dit Pascal après une lecture de Montaigne, fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue c~est le fon-
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dement mystique de son autorité. Qui la ramène a son principe l'anéantit. » La loi dérive de la nature des choses, répond Montesquieu; sa raison d'être est le fondement de son autorité. Qui la ramène a son principe l'affermit. Montesquieu a vu plus juste et plus profondément.
L'étude des gouvernements remplit les huit premiers livres de l'jE~y~ des lois. Montesquieu passe de ces lois fondamentales aux lois subordonnées, et il les envisage successivement sous les rapports qu'elles ont avec la défense de l'État, la liberté politique des citoyens, les impots, le climat, le terrain, les mœurs, les manières, la liberté civile, la population et la religion. C'est l'objet des livres IX à XXVI. Les livres XXVII a XXXI, tout considérables qu'ils sont en eux-mêmes, ne forment qu'un supplément consacré a un essai sur les lois romaines touchant les successions et a une histoire Inachevée des lois féodales en France. A vrai dire, l'ouvrage s'arrête au livre XXVI. La puissante cohésion qui y imprime au caractère de majesté ne règne entièrement que dans la première partie. A mesure que les livres suivants se déroulent, l'enchaînement se desserre, et les digressions se multiplient.
C'est que, tout vaste qu'était l'esprit de Montesquieu, il ne pouvait embrasser le formidable amas des notes réunies pendant trente années de lecture. Si large que fût le cadre, le tableau le dépassait la toile déborde sur les cotés et se gonfle, par endroits, a la surface. Montesquieu t'avait sent!. Tant
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qu'il s'en tint aux premiers livres, il demeura toute joie et toute ardeur. « Mon grand ouvrage avance a pas de géant », écrivait-il en 1744 à l'abbé de Guasco. C'était encore le temps où « tout ce qu'il cherchait venait à lui )). Mais, peu à peu, les faits s'entassèrent aux issues et les encombrèrent. Il les presse. « Tout se plie à mes principes )), écrit-il vers la fin; mais il ne voit plus, comme naguère, « les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes ». H fait effort, il sollicite les textes, il juxtapose, il accumule, il ne cimente plus. Il s'acharne, il se fatigue. « Ma vie avance et l'ouvrage recule à cause de son immensité récrit-Il en 1745; et en 1747 « Mon travail s'appesantit. » « Je suis accablé de lassitude. )) Les derniers livres, les féodaux, l'épulsent « Cela formera trois heures de lecture; mais je vous assure que cela m'a coûté tant de travail, que mes cheveux en sont blanchis. )) « Cet ouvrage a pensé me tuer, conclut-il après avoir revu les dernières épreuves; je vais me reposer; je ne travaillerai plus. ))
Cette fatigue le préoccupait surtout pour la perfection de son œuvre. Il avait écrit, pour la placer au début du second volume et avant le livre XX, une invocation aux Muses, où ce sentiment se traduit en quelques-unes de ces phrases exquises, tout antiques de forme et toutes fraîches de pensée, qui don. nent un avant-goût de la prose d'André Chénier « Vierges du mont Piéric, entendez-vous le nom que je vous donne ? Inspirez-moi. Je cours une longue
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carrière; je suis accablé de tristesse et d'ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et'cette douceur que je Sentais autrefois et qui fuit loin de moi. Si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez !e travail* même faites qu'on soit instruit, et que je M'enseigne pas; que je réfléchisse, et que je paraisse sentir. Quand les eaux de votre fontaine sortent du rocher que vous aimez, elles né montent point dans les airs pour retomber; elles coulent dans la prairie. ')
L'artiste est, en Montesquieu, aussi exigeant que le penseur. La composition littéraire de l'ouvrage l'inquiète autant que la recher~Kt des principes et que la méthode. Il veut, dans son livre, un ordre parfait, mais un ordre qui s'insinue et ne s'impose point; une variété incessante dans lcs tours, pour détasser le lecteur de l'uniformité de la route et de t
la pesanteur du bagage. Il tient moins il « faire lire qu'a faire penser )). H veut laisser toujours quelque chose a deviner au ]ecteur c'est une façon de t'associer a son œuvre et de Hatter sa perspicacité. « Nous nous ressouvenons, dit-il quelque part, de ce que nous avons vu, et nous commençons à imaginer ce que nous verrons notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration. )) Il est maître, et maître incomparable, dans l'art de dessiner les allées, d'ouvrir les avenues, de ménager les repos, de disposer les bosquets et les bancs, de découvrir tout d'un coup les points de vue, quand la promenade est plate et facile, de les ménager et de les faire pres-
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sentir quand elle est pénl).)lc et escarpée. 11 connaît à merveille les gens du monde pour lesquels i[ écrit, leur curiosité impatiente, le décousu de leurs lectures, l'horreur qu'ils ont de la fatigue, leur désir d'arriver au but, leur hâte de repartir et l'éternel Impromptu de leurs réflexions. De là toutes les coupures et découpures du livre; ces chapitres qui, en trois lignes, posent un grand problème; ces titres et ces sous-titres multipliés, Me~e/~o constant a la mémoire fugitive, ragoût à la curiosité qui se blase, avertissement continu à la frivolité. Il s'interrompt, interpelle son lecteur, s'excuse pour ainsi dire de le retenir si longtemps et le supplie de le suivre encore « Il faut que j'écarte à droite et a gauche, que je perce et que je me fasse jour. Je voudrais couler sur une rivière tranquille, je suis entraîné par un torrent. »
Montesquieu était distrait; il avait de mauvais yeux et l'haleine courte. 11 dictait, et causait en dictant. Il s'était fait, de sa nature même d'écrivain, son procédé de style. « Je vois, disait-il, des gens qui s'effarouchent des digressions; je crois que ceux qui savent en faire sont comme les gens qui ont de grands bras ils atteignent plus loin. » Montesquieu en ahuse parfois; mais on n'en doit méconnaître ni l'art ni le prix. Comparez 1'<Y <~ef< lois avec la V)~f~'i"r<<{e en /tMe;Me c'est la même structure intime dans l'ouvrage, la même éJ~vation dans ia pensée, la même ampleur dans les vues. D'où vient ce je ne sais quoi de tendu et d'austère, cette sorte
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de mélancolie janséniste répandue dans tout l'ouvrage de Tocquevillc, au lieu de cette allure dégagée et de cet air riant et affable qui donnent tant de grâce a celui de Montesquieu? C'est que Tocqueville est Normand, d'un pays au ciel brumeux, dont les vallées humides s'ouvrent sur une mer incessamment troublée; il est l'homme d'une seule tâche et d'un seul dessein; il n'a pas plus dispersé son esprit dans les lectures qu'il n'a dissipé sa vie dans les divertissements il lui manque la curiosité vagabonde, l'anecdote cueillie au hasard, la saillie qui naît on ne sait d'où, l'esprit en un mot, et la couleur il n'est pas de la race de Montaigne.
La découpure, on pourrait presque dire la hachure des livres et des chapitres de Montesquieu, se retrouve presque dans sa phrase. Elle est alerte, parfois trop brève. Montesquieu aime à lancer le trait, mais il s'y essouffle vite. Comme il multiplie les traits, il multiplie les pauses. Buffon, qui avait la poitrine large, l'haleine longue; qui ne'pouvait se décider à poser des points dans ses paragraphes et à couper ses phrases; qui voyait tout en grands mouvements, par époques, en flux et reflux majestueux comme ceux de la mer, a reproché a Montesquieu ce morcellement continu de la pensée et du style. « Le livre, dit-il dans son fameux discours à l'Académie, en paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur. La critique est exagérée. Ce n'est point l'obscurité qu'il faudrait critiquer chez Montesquieu, mais plutôt,
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sur certains points, une concentration excessive de la lumière et un jeu continuel de lentilles convergentes. Vlme du Deffand, pour faire un bon mot, et Voltaire, par jalousie de métier, lui ont reproché d'avoir mis trop d'esprit dans son livre. Il en a mis pour tous les auteurs qui avaient écrit avant lui sur le droit public, et pour la plupart de ceux qui en ont écrit après. S'il avait besoin d'!ine excuse; la postérité s'accommoderait de celle-là.
Reconnaissons-le, toutefois s'il y a infiniment d'art, un art exquis, dans l'jT~py~ des lois, II y a aussi de l'artifice. Montesquieu s'y crut obligé pour amadouer la censure, dérouter la Sorbonne et obtenir que son livre circulât en France sans inconvénient pour son repos. Il lui répugnait d'être réduit, comme pour les Lettres persanes, à ne point avouer son ouvrage. Il tenait à en avoir publiquement l'honneur, faisant œuvre de moraliste et non plus de satirique. A la licence et à l'irrévérence de sa jeunesse avaient succédé le ton respectueux d'un homme qui prend la vie au sérieux et se donne là tâche d'instruire l'humanité. Ce n'est pas qu'il ne lui restât une pointe de libertinage. Elle perce çà et la, dans les digressions notamment, et lorsque le plan du livre ramène l'auteur aux pays d'Orient et aux mœurs de la polygamie. Ce ne sont plus que des épisodes, et, pour s'y arrêter avec quelque indulgence, Montesquieu ne s'y arrête plus longtemps. Mais, si l'Impiété a disparu, la vénération exclusive n'est pas venue. Montesquieu traite des religions avec
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gravité, comme de toutes les institutions humaines. Dans ses Considérations sur les Romains, il avait, pour ainsi dire, séquestré la Providence de l'histoire il n'écarte pas la religion de la société, mais il la relègue parmi les éléments divers de la vie des Etats, après l'armée, après la constitution politique, après le climat, après le terrain, après les coeurs, entre le commerce, la population et la police. Ce ne sont ni les vraies proportions de l'histoire ni les justes mesures de la société; ce ne sont point surtout les maximes de l'Église; mais c'est bien l'esprit du livre, et cet esprit est le contraire de celui de l'orthodoxie. Montesquieu le savait bien; il se sentait loin de compte avec Rome et avec la Sorbonne, et ne laissait point de s'en inquiéter. II tâcha de se mettre en règle et de prendre ses précautions. Il n'avait pas le choix des procédés il employa celui dont avait usé Montaigne et dont Buffon usa bientôt il sema ça et la dans son livre des phrases de restrictions, de savantes réserves et de belles professions de foi. Elles tranchaient impertinemment sur le fond du discours; mais, prises en elles-mêmes, détachées et extraites, elles devaient éloigner tout soupçon sur la doctrine de l'auteur. Montaigne avait apporté, en ce subterfuge littéraire, une bonhomie ironique et sceptique. Buffon y apporta une hauteur et une aisance, faites pour déconcerter les simples.' Montesquieu, moins indifférent que Montaigne aux engagements qu'il prenait, et moins hardi que Buffon a affronter les gens
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en place, y mit une sorte de timidité gauche où l'on sentait la formule de convention, le carton et la surcharge. Personne ne s'y pouvait tromper et nul ne s'y trompa. 11 plaçait, affirmait-il, la « vraie religion )) à part de toutes les autres; mais il ne l'y plaçait que dans une parenthèse, et, dans tout le corps du livre, il en parlait comme des autres, c'està-dire d'un ton tout laïque et tout civil de législateur. Il admettait qu'il y avait des religions plus ou moins bonnes, et que la plus parfaite, la « religion révélée )). « celle qui a sa racine dans le ciel )), produisait, elle-même, des effets plus ou moins heureux, suivant les pays où on la propageait et les hommes qui la pratiquaient. « Quand Montezuma s'obstinait tant dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité. » Mais il proférait une hérésie, et, s'il n'était pas tenu de le savoir, Montesquieu ne l'ignorait point. Il espérait cependant que la censure se contenterait, sur l'article de la foi, de ces réserves verbales. Il estimait que, sur l'article de la politique, elle se montrerait plus exigeante. Il supprima, comme trop évidemment suspect, un chapitre sur les lettres de cachet. Il enveloppa de voiles savamment disposés les observations qui pouvaient passer pour séditieuses, et les comparaisons qui risquaient de froisser le patriotisme des sots. C'est peut-être une des raisons qui l'amenèrent à décrire, sous une forme toute générale, toute cosmopolite pour ainsi dire, sans
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termes techniques et sans noms propres, le phénomène très local de la constitution d'Angleterre. Il paraît rassembler le résultat de nombreuses observations qu'il a faites sur des pays divers et ramener à un type commun nombre d'institutions analogues cette généralisation, arbitraire en soi, a été souvent considérée comme un acte de prudence. Ailleurs, il procède par allusion. Le chapitre intitulé Fatale conséquence t~K luxe à la C7~e. est tout simplement une K lettre chinoise )) on n'y parle que des Français. Il n'y a pas d'exemple plus singulier de ces précautions oratoires, que le chapitre, un des plus profonds du livre, où Montesquieu explique Comment les lois ~MK<'e/~ eoM~T'M~' à former les /Ka?Kr.~ les manières et le caractère ~'M/ie nation. L'Angleterre seule est en cause, et Montesquieu ne la nomme point. Il la présente par hypothèse; ce mode de raisonnement le conduit à des circonlocutions étranges comme celle-ci
« Si cette nation habitait une île, elle ne serait point conquérante, parce que des conquêtes séparées l'affaibliraient. Si cette nation était située vers le nord et qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues, comme elle manquerait aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuserait, elle ferait un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du Midi. Il pourrait être qu'elle aurait autrefois subjugué une nation voisine qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donnerait de la jalousie ainsi, quoi-
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qu'elle lui eût donne ses propres lois, elle la tiendrait dans une grande dépendance. ))
Voilà l'excès, l'effort et l'abus du procédé. Pour vouloir raffiner sur les insinuations et ne parler qu'à demi-mot aux gens entendus, Montesquieu en arrive aux pires conséquences l'embarras et la lourdeur dans la subtilité. Oh! qu'il est plus grand lorsqu'il ose être lui-même et appeler les choses parleur nom! Que n'a-t-il écrit toute cette pénétrante étude des mœurs politiques de l'Angleterre, de la plume qui, quelques pages plus loin, au livre suivant, expose d'un trait magistral /pr<f <<? l'Angleterre sur le commerce. « D'autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce. C'est le peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses la religion, le commerce et la liberté. » Au lieu d'un tableau dans le goût de Paul Véronèse, comme le dit finement Voltaire, d'un tableau « avec des couleurs brillantes, de la facilité de pinceau et quelques défauts de costume », Montesquieu eût laissé une peinture à la Rembrandt, une image lumineuse et concentrée de la réalité.
Si Montesquieu en use de la sorte par circonspection, il le fait plus souvent par goût et coquetterie de bel-esprit. Un certain mystère dans le langage est de bon ton et relève un sujet, en soi, ingrat et sévère. La généralisation, qui est parfois un voile
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discret à sa pensée, en est plus fréquemment la draperie d'apparat. C'est ]a draperie a ]a mode. Montesquieu en revêt naturellement ses idées, par une disposition d'esprit qu'il partage avec ses contemporains et par un secret penchant a flatter leurs caprices. II a son vocabulaire et sa rhétorique. On doit, pour le bien lire, se familiariser avec ses mots et avec ses figures de langage. Pour les mots, la tâche est aisée il est excellent écrivain, et il ne les emploie qu'à bon escient; une fois que l'on possède son usage, on sait toujours ce qu'il veut dire. Le jeu des figures est plus incertain il faut quelquefois transposer, ramener à l'unité, deviner l'allusion, traduire en noms propres les belles propositions générales mais il ne faut le faire qu'avec infiniment de prudence.
Ce serait s'exposer à de fâcheuses méprises, diminuer Montesquieu et s'abuser sur son dessein, que d*asMIqucr à l'ensemble de son ouvrage un système ~tttîterprëtation, qui n'a sa raison d'être que dans quelques cas limités et très particuliers. Montesquieu est un génie gënërat!satcur c'est sa grandeur et sa faiblesse. Prenons-le pour ce qu'il se donne. Lisons le livre comme il est écrit, sans commentaire, presque sans notes. Ce n'est pas sans motif que Montes<t]~ieu, qui en avait rassemblé tant, en a publié si peu. Si, dans plusieurs passages, il a voulu que le lecteur se dît Voila l'Angleterre ou voilà Versailles; il a entendu aussi que l'on pensât, aux mêmes passages Voilà ce qui adviendra partout où, dans ces condi-
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tions, on agira comme en Angleterre ou a Versailles. Il a désiré que chacun pût approprier les types qu'il présentait, a des espèces différentes; que l'on ne sût point exactement où l'on était à Rome, a Athènes, a.Sparte, mais que l'on se sentît seulement en présence de la démocratie et au sein de la république qu'on reconnût. les traits de l'Espagne, a coté de ceux de la France dans la peinture de la monarchie, que ce ne fût cependant ni l'Espagne même, ni la France, et que ce dissent les conditions communes de l'une et de l'autre. Il s'est proposé qu'il en advînt de tout son ouvrage .comme de tel chapitre du livre XIII, « Comment o~ peut re/MMh'er M la dépopulation ;). Lisez-le en vous tournant vers le sud, et levez les yeux, vous reconnaitrez l'Espagne; tournez-vous vers l'est, et vous croirez découvrir la Pologne. Le fait est que l'exemple est pris en plusieurs pays à la fois, que la conclusion est générale et que la leçon s'applique aussi bien a ces, nations qu'à toutes celles qui se trouveraient dans le même cas. Montesquieu, en un mot, a fait œuvre classique. Il n& suit pas les gouvernements dans leur développement historique et dans leurs révolutions successives il les fait voir arrêtés, complets, définitifs et connue ramassés sur eux-mêmes de toutes, les époques de leur histoire. Point de chronologie ni de perspective; tout est placé sur un même plan. C'est l'unité de temps, de lieu et d'action portée du théaH'e dans la législation. Montesquieu n'envisage que les lois, leur objet, leur influence, leur destinée; le reste
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est le fondement de son ouvrage, ce n'en est point l'édifice. Il a construit solidement ses soubassements et poussé ses pilotis aussi profondément qu'il l'a dû pour trouver la terre ferme et le sol certain, mais il les dérobe aux yeux. 11 a étudié et peint la monarchie ou la république, comme Molière, l'Avare, le Misanthrope ou le Tartuffe; comme La Bruyère, les ,Grands, les Politiques, les Esprits forts. C'est lui faire honneur, comme aux classiques ses maîtres, de montrer comment l'histoire soutient sa galerie et comment on pourrait mettre des noms et des dates sous chacun de ses tableaux; mais on fausserait sa pensée en la particularisant davantage.
On la dénaturerait en la prenant pour abstraite. Montesquieu s'efforce de former des Idées générales au moyen des faits qu'il a observés; il ne prétend point concevoir, par voie de spéculation pure, des idées absolues et universelles. Il tâche de dégager un type commun des monarchies ou des républiques qu'il connaît; il ne déduit point d'un idéal a priori, la monarchie en soi ni la république rationnelle. Il s'ensuit que les principes qu'il pose et les lois qu'il en fait découler, ne prennent tout leur sens et toute leur portée que dans le rapport qu'ils ont avec la réalité.
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L'ESPRIT DES LOIS LES LOIS POLITIQUES ET LES GOUVERNEMENTS
Le livre des gouvernements commence par le gouvernement démocratique, c'est-à-dire par celui où le peuple, en corps, a la souveraineté. Montesquieu le conçoit d'après Rome, aux siècles où la République était encore la cité; d'après Athènes et Lacédémone, « dans un temps où le peuple grec était un monde, et les villes grecques des nations )). La république, ainsi constituée, ne comporte qu'un territoire restreint; les citoyens, peu nombreux, sont divisés en classes; ils possèdent des esclaves; ils ne s'occupent que de politique et de guerre ils ont la faculté, dans le loisir de leur vie privée et grâce à l'étroitesse de la cité, de vaquer par eux-mêmes, directement et constamment, aux innombrables et absorbantes fonctions de la vie citoyenne. Ils ne font point de commerce, ou ils en font peu, et celui-là seulement qui entraîne avec soi l'esprit « de frugalité, d'économie, de mo-
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dération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle )). Les portions de terre se partagent également entre eux des propriétés trop étendues ou un négoce trop développé produiraient l'accroissement des richesses particulières et, par suite, ruineraient l'égalité. La hiérarchie est strictement maintenue entre les classes. « Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. »
Le peuple en corps, c'est-à-dire l'assemblée des citoyens, fait les lois et exerce la souveraine puissance. « Ses suffrages sont ses volontés. B Il choisit ses magistrats parmi les hommes dont il connaît l'esprit et dont il contrôle continuellement la gestion. Il pratique la véritable égalité, qui consiste « à obéir et à commander à ses égaux ». H jouit de cette sorte de liberté que Bossuet avait admirablement définie, avant Montesquieu, un Etat « où personne n'est sujet que de la loi et où la loi est plus puissante que les hommes s. État très singulier, auquel ne sauraient s'appliquer les notions que nous avons, dans nos temps modernes, de la liberté. Notre liberté est avant tout civile et individuelle; celle des anciens est exclusivement civique et toute d'Etat. La liberté de conscience est pour nous la première et la plus essentielle des libertés; les anciens ne la concevaient même point. La liberté, pour eux, consistait uniquement dans l'exercice de la souveraineté. L'individu n'avait d'autre droit que son suffrage, et son suffrage épuisait tout son droit; il demeurait ensuite,
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en toute chose, en ses croyances, en sa famille, en ses biens, en son travail, en chacun de ses actes, asservi il la pluralité des sufl'rages, qui formaient la loi de l'Etat. Voilà, selon Montesquieu, la nature du gouvernement républicain dans la démocratie. Ce gouvernement n'a pu s'établir que dans une société d'hommes où le sentiment profond de la solidarité sociale, la conception commune des intérêts et des besoins de la société, le dévouement égal de tous à la chose publique ont permis de fonder des institutions aussi contraires à l'instinct d'insubordination, d'égo'isme et de concupiscence que tout homme porte en soi. Ces conditions morales du gouvernement démocratique en constituent la raison d'être. C'est pourquoi Montesquieu conclut que le principe de ce gouvernement est la t'ey~t et qu'il dënnit cette vertu « l'amour de la république. l'amour des lois et de la patrie. l'amour de la patrie, c'est-adirc l'amour de l'égalité );.
Cette vertu, qui a fondé les institutions, est seule capable de les soutenir. Les .lois, en conséquence, doivent instruire les citoyens à la vertu et les contraindre à la pratiquer. L'omnipotence de l'État sur la famille, l'éducation forcée des enfants, le partage des terres, la limitation des héritages, les lois somptuaires forment l'esprit de ces législations écrasantes. Tout y dépend de cette maxime « Le salut du peuple est la suprême loi. ))
Cependant, malgré ces terribles remèdes, soit qu'on ne les ait point employés à temps, soit qu'on
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en ait abusé, la démocratie peut se corrompre. C'est lorsque l'esprit d'égalité se fausse, et que l'ambition ne se borne plus « au seul bonheur de rendre a sa patrie de plus grands services que les autres citoyens »; la convoitise personnelle gâte l'ambition et l'orgueil la pervertit; les richesses particulières augmentent, et avec elles l'indifférence au bien public; le sentiment de l'indépendance Individuelle se substitue a celui de la liberté d'Etat; la solidarité se perd; la jalousie se fait jour; plus de discipline; l'égalité dégénère en anarchie; on voit disparaître des mœurs cette austérité qui ne retranchait tant des passions égoïstes que pour donner plus de force aux passions sociales qu'elle laissait subsister; les citoyens, en un mot, perdent « ce renoncement à soi-même » qui était le ferment de toute la vertu républicaine. Alors tout est fini, et les remèdes mêmes deviennent funestes, car la force artificielle qu'ils rendent a l'Etat ne profite qu'a la tyrannie et achève de ruiner la république. « Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'État; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes; la force du principe entraîne tout. )). « L<; principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut être égal a ceux qu'il choisit pour lui commander. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république, »
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La démocratie de Montesquieu semble bien éloignée de notre civilisation moderne. Elle y prend, quand on se l'y représente, je ne sais quel air de paradoxe et d'utopie. Le fait est que Montesquieu, cherchant autour de lui quelque exemplaire survivant de ces sociétés disparues, ne découvre rien d'analogue que dans les couvents de moines ou dans le Paraguay. Rien de plus contraire, en effet, aux conceptions modernes de la patrie, de la religion, du travail; aux idées de transformation incessante des institutions, des croyances, des fortunes, des mœurs mêmes; rien de plus opposé a la doctrine du progrès et à la Déclaration des droits de l'homme que l'esprit de ces républiques anciennes, avec leur hiérarchie, leurs esclaves et leur despotisme d'État. Montesquieu ne prévoyait point l'avènement rapide et le développement prodigieux de la démocratie moderne. Encore moins croyait-il à l'organisation de républiques démocratiques dans de vastes pays. « On ne peut, (lisait-il, à propos des institutions des Grecs, se promettre cela dans la confusion, dans les négligences, dans l'étendue des affaires d'un grand peuple. )) « Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d'autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de richesses, de luxe même. »
Montesquieu ne.soupçonnait point que ces manufactures, ce commerce, ces richesses, ce luxe même qu'il
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jugeait incompatibles avec les démocraties, en deviendraient l'élément fondamental; que cette révolution s'opérerait dans son propre pays et gagnerait toute l'Europe. Cependant il y a dans toute démocratie des caractères organiques et permanents qui subsistent malgré la différence des formes. Montesquieu a regardé de si haut et d'un regard si profond, qu'il a discerne les plus essentiels de ces caractères. Beaucoup des conseils, qu'il tirait du spectacle des démocraties anciennes, s'appliquent avec autant de justesse aux démocraties d'aujourd'hui. Les mêmes excès risquent d'y corrompre le gouvernement. L'État dépend de la pluralité, et la pluralité se compose d'individus que. leurs passions égoïstes travaillent constamment à aveugler sur l'intérêt public. Ces individus sont naturellement portés à confondre la liberté avec la participation au pouvoir, le trésor public avec le patrimoine commun des particuliers, le progrès avec l'innovation perpétuelle et le droit avec le nombre, c'est-à-dire avec la force. De sorte que, dans une constitution fondée sur l'égalité et la liberté individuelle, la majorité tend à assujettir la minorité et l'Etat à absorber la nation. Il faut donc se répéter sans cesse que la liberté ne vaut que par ceux qui l'exercent, la loi par ceux qui la font, le gouvernement par ceux qui le dirigent, l'Etat enfin par la nation, c'est-à-dire par les individus qui la constituent. Chacun est responsable du bien commun et comptable des intérêts de tous. Si )a majorité des citoyens est avide jalouse insubordonnée
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l'égalité entendre la spoliation, l'ostracisme, l'anarchie et produit nécessairement la décadence de l'Etat. Plus les droits de l'individu sont étendus, plus ses passions deviennent impérieuses. Plus l'implacable loi de la lutte pour l'existence étend son empire sur les sociétés, plus il est nécessaire que les démocraties se retrempent en leur principe la solidarité nationale, l'amour supérieur de la patrie, l'union sociale en vue du bien commun. Qu'est-ce que tout cela, sinon la vertu telle que l'a définie Montesquieu ? a
Cette vertu ne serait pas moins nécessaire aux aristocraties, c'est-à-dire aux républiques où la souveraineté est entre les mains de quelques-uns. Montesquieu traite longuement de ces aristocraties mais le sujet ne nous intéresse plus cette forme de république a disparu de l'Europe. Elle y existait encore du temps de Montesquieu. Il l'avait observée à Venise et étudiée d'après la Pologne. Il déploie sur cette dernière république des vues qui portent loin. C'est, dit-il, la plus imparfaite des aristocraties, <( celle où la partie du peuple qui obéit est dans l'esclavage civil de celle qui commande ». La république ne subsiste en Pologne qu'à l'égard des nobles, et ils la ruinent. Pour la soutenir, « les familles aristocratiques doivent être peuple autant qu'il est possible ». II faut que leurs privilèges se renouvellent et se légitiment sans cesse par de nouveaux services; sinon la république n'est plus qu'un « Etat despotique qui a plusieurs despotes. a L'Indépendance
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de chacun d'eux devient l'objet des lois, et ce qui en résulte est l'oppression de tous. Les nobles étant très nombreux, si la corruption les gagne, tout ressort se brise dans l'Etat. « L'anarchie dégénère en anéantissement. )) Il faut qu'une aristocratie ainsi organisée soit sans cesse tenue en éveil par quelque crainte « Plus ces Etats ont de sûreté plus comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre. »
Les sujets d'Inquiétude ne manquèrent nH Venise, ni a la Pologne; mais ces républiques, dans l'aveuglement de leur faiblesse, se fiaient à un droit public illusoire, que personne ne respectait. Elles se rassuraient aussi en considérant la division de leurs ennemis. Les Vénitiens abdiquèrent pour ainsi dire; les Polonais se livrèrent eux-mêmes, plus divisés dans leurs factions que leurs voisins dans leurs rivalités. L'accord se fit plus aisément entre la Russie, la Prusse et l'Autriche pour démembrer la république, qu'entre les Polonais pour la défendre. Les adjurations du doge Rénier, en 1780, et l'essai que tirent, en 1790, les patriotes polonais pour régénérer leur patrie, ne sont que le commentaire des préceptes de Montesquieu. La chute de ces deux aristocraties est la justification de ses jugements. « Si une.ttépublique est petite, elle est détruite par une force étrangère; si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur o, avait-il dit. Venise et la Pologne périclitèrent par le vice intérieur et furent anéanties par la force étrangf're.
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La démocratie, qui n'était pour Montesquieu qu'un phénomène historique, règne aujourd'hui parmi quelques-unes des plus grandes nations du monde et tend à s'introduire chez les autres; la monarchie qu'il a décrite était la forme de gouvernement la plus répandue dans l'Europe elle en a, de nos jours, presque complètement disparu. Montesquieu l'étudie par prédilection, et consacre un chapitre à en établir l'excellence. On ne peut douter qu'en composant cette partie de son livre il ne se soit constamment préoccupé de la monarchie française et de la décadence dont elle lui paraissait menacée. La France tournait au despotisme; et rien n'était plus différent du despotisme que la monarchie telle qu'il la concevait. Bossuet avait distingué la monarchie absohie, où le prince gouverne selon des lois, et la monarchie arbitraire, où il gouverne selon son caprice. Ce gouvernement arbitraire, Montesquieu le nomme despotisme, et qualifie proprement de monarchique l'Etat où « un seul gouverne par des lois fixes et établies )). Il est de la nature de la monarchie d'avoir des lois fondamentales. Le monarque est la source de tout pouvoir politique et civil; mais il exerce ce pouvoir au moyen de canaux « par où coule la puissance ». Ce sont « les pouvoirs Intermédiaires, subordonnés et dépendants )), qui modèrent « la volonté momentanée et capricieuse d'un seul )). Les deux premiers de ces pouvoirs sont la noblesse et le clergé; le troisième est un corps de magistrats qui conserve le dépôt des lois fondamentales et les rappelle au
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prince lorsqu'il il paraît les oublier. Cette hiérarchie est la condition nécessaire du gouvernement monarchique. Si on la détruit, on est fatalement conduit au despotisme ou à la démocratie.
L'honneur est le principe de ce gouvernement, comme la vertu est celui de la république l'honneur n'est pas opposé à la vertu; il est, par excellence, la vertu politique de la monarchie. Pour le répuhlicain cette vertu consiste dans l'amour de la patrie et dans l'amour de l'égalité; pour le monarchiste, elle consiste dans l'amour du monarque et dans l'amour du privilège ce qui fait que l'on sert le monarque, et qu'en le servant on le contient. La monarchie s'est formée parce que la nation n'était point capable de se gouverner elle-même la nation s'en est remise à un chef et aux descendants de ce chef. Ce gouvernement reposant sur l'obéissance, il a fallu, pour le soutenir, que l'obéissance y fût glorieuse, et qu'elle ne dégénérât point en sujétion. A défaut d'Indépendance, il importait qu'il y eût de la grandeur dans les âmes. C'est l'effet de l'honneur on doit, pour bien entendre ce chapitre, le commenter sans cesse avec les Mémoires de ~M~MMi. Les lois qui dérivent de ce principe et qui, par conséquent, forment le ressort de la monarchie, sont celles qui entretiennent le sentiment de l'honneur et les prérogatives sur lesquelles il repose. Ce sont les privilèges, le droit d'aînesse, les substitutions, l'interdiction aux nobles de faire le commerce.
La monarchie subsistant par l'opposition même
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des différents pouvoirs intermédiaires, l'esprit de ce gouvernement est la modération. S'il cesse d'être modéré, il périclite, et on le voit périr par la corruption de son principe. L'honneur tourne à la vanité; l'obéissance dégénère en servitude elle n'est plus une vertu, elle est un moyen de parvenir. Le service de la cour absorbe celui de l'Etat. « Si te prince aime les âmes libres, dit Montesquieu, il aura des sujets; s'il aime les âmes basses, il aura des esclaves. )) il en a, et il les avilit en les pliant à ses caprices; il réduit les magistrats au silence il supprime les lois fondamentales il gouverne arbitrairement, et, cet absolutisme achevant de corrompre la cour, la cour corrompt le peuple par son exemple. Les mœurs qui avaient fait la monarchie disparaissent, les corps perdent leur dignité, les privilèges leurs raisons d'être, les privilégiés leur autorité, et l'on marche, comme on aurait fait par la suppression des privilèges, a l'un ou à l'autre de ces termes Inévitables des monarchies en décadence l'état populaire ou le despotisme. Montesquieu abhorre le despotisme. Il en fait une peinture effroyable mais c'est une peinture qui manque de vie. Montesquieu n'a point observé les faits par lui-même, les documents lui ont fait défaut. Il ne considère que le despotisme oriental, celui d'Ispahan et celui de Constantinople, celui desZeMye~ joe~f<MM, avec ses sérails mystérieux, ses harems redoutables, ses sultans jaloux et ses eunuques mélancoliques. Il lui manque d'avoir connu la Russie. Elle lui eût révélé une forme bien plus intéressante,
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et bien plus accessible aux Européens, du despotisme tempéré par la religion. Montesquieu n'a fait qu'entrevoir, de très loin et confusément, l'autocratie des tsars. Ce que la Russie montrait déjà et ce qu'elle a montré depuis, ébranle beaucoup de ses maximes et en ruine quelques-unes.
K Personne, dit-il à propos des gouvernements despotiques, n'y aime l'État et le prince. » Voici un empire où le prince est la loi vivante et arbitraire, et où l'amour qu'il inspire au peuple fait toute la force de l'Etat. Montesquieu ne pense point que ce gouvernement comporte de magnanimité Catherine II et son petit-fils Alexandre ont prouvé le contraire. U estime que la faculté qu'a le tsar de choisir son successeur, rend le trône chancelant « l'ordre de succession étant une des choses qu'il importe le plus au peuple de savoir ». Le désordre le plus fantasque a régné dans la succession au trône de Russie pendant tout le xv:u~ siècle; ce trône s'est constamment affermi, et le peuple russe ne s'est enquis du nom de ses maîtres que pour changer, dans §es prières, le nom du saint qu'il invoquait. Montesquieu a écrit, pour conclure sur le despotisme en le flétrissant, ce fameux chapitre qui n'a que trois lignes et qui renferme une si graude image « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique. » C'est celui du sultan; ce n'est point celui du, tsar Pierre ni celui de la grande Catherine.
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On se demande pourquoi, ne traitant guère que des despotismes monstrueux de l'Orient, il y a tant insisté; comment il a pu disserter avec tant d'intérêt sur leur nature, leur principe et la corruption de leur principe. La symétrie, sans doute, y est pour quelque chose; pour quelque chose aussi l'impression des lectures de Tavernier et de Chardin. Il est également permis de croire que Montesquieu a cherché un effet de contraste, qu'il a voulu faire ressortir, par une sorte de repoussoir, l'excellence de la monarchie, le danger de sa dégénération, et qu'il a préparé de la sorte, par une transition naturelle, les esprits a mieux saisir ses idées sur la liberté politique.
Il en a traité dans un livre a part, en dehors den gouvernements. La liberté politique, en effet, est compatible avec plusieurs et n'est liée nécessairement à aucun de ceux avec lesquels elle est compatible. Montesquieu la distingue de l'Indépendance nationale, qui est la liberté du peuple a l'égard des étrangers; et de la liberté civile, qui est, dans le sein du peuple, la liberté des personnes et celle des biens. Il définit la liberté politique « le droit de faire tout ce que les lois permettent « La liberté ne peut consister qu'a pouvoir faire ce que l'on doit vouloir et a n'être point contraint a faire ce que l'on ne doit pas vouloir, s Définition vague et insuffisante. La loi peut être, et a été, un instrument de despotisme elle peut m'ordonner ce que je ne dois point vouloir, et m'interdire ce que j~'
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dois vouloir. Les actes qui opprimaient les catholiques et les dissidents anglais, étaient des lois. On jouissait de la liberté de conscience dans les États du grand Frédéric, ou le roi régnait sans contrôle; on n'en jouissait pas en Angleterre, où il y avait un Parlement et des ministres responsables. Où donc se trouve la liberté? « La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
C'est la théorie fameuse de la séparation des pouvoirs. Montesquieu la résume en ces termes « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour lcs exécuter tyranniquement. )) Ori l'a vu, en France, sous le régime de la monarchie pure et sous celui des assemblées. La révocation de l'Edit de Nantes, la loi des suspects et la loi des otages en donnent la preuve. Il faut donc que l'exécutif et le législatif soient séparés; mais, si cela est nécessaire pour garantir la liberté, cela n'y suffit point. « It n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe a
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la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire, car le juge serait législateur. Si elle était jointe a la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. )) C'était, en fait, déjà le cas de plusieurs des gouvernements de l'Europe, du gouvernement français, par exemple, et c'est pourquoi Montesquieu qualifiait ces gouvernements de modérés. Montesquieu n'avait point inventé ce système. Aristote l'avait présenté avant lui; mais personne ne l'avait exposé sous une forme aussi simple et aussi évidente. Montesquieu le fit passer de la théorie dans la pratique et le rendit populaire. Il n'avait vu appliquer l'ensemble de ces règles qu'en Angleterre, et c'est l'Angleterre qu'il décrit lorsqu'il veut présenter l'exemple d'une nation « qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique ».
Il ne fait pas l'histoire de cette constitution, 0 il n'effleure le problème des origines que pour renouveler, dans l'f des /< un paradoxe des Zefn'cx persanes qu'il affectionnait fort. « Si l'on veut !!)'<' l'admirable ouvrage de Tacite sur les MasMr.s' des G<mains, on verra que c'est, deux que les Anglais ont tiré l'idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. » Montesquieu se piquait de descendre de ces Goths qui, « conquérant l'empire romain, fondèrent partout la monarchie et la liberté ». Il avait ses raisons d'état pour chercher dans Tacite les éléments de la constitution
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anglaise, et ses grâces d'état pour les y découvrir. Des érudits très graves les y ont cherchée après lui, les ont trouvés, à leur tour, et montrés à beaucoup de personnes savantes qui sont persuadées de les avoir vus. Il y aurait de l'impertinence à railler Montesquieu sur ce préjugé de naissance, et l'on doit lui savoir gré de l'avoir présenté avec tant de bonne humeur et si peu de pédantisme. Faisons comme lui, n'y insistons pas, et renvoyons le lecteur a MM. Gneist et Freeman, l'un Allemand, l'autre Anglais, qui tiennent pour Tacite et les forêts; a M. Guizot et à son plus récent disciple et continuateur, M. Boutmy, qui me paraissent réfuter le préjugé de Montesquieu au moyen de sa propre méthode ils appliquent ici cette méthode plus largement que Montesquieu ne l'a fait lui-même, lorsqu'ils établissent que la consthution d'Angleterre a des origines beaucoup plus historiques qu'ethniques, et qu'eue est sortie, tout simplement, non des forêts ou des prairies, mais <(des nécessités créées par les circonstances ».
Montesquieu analyse cette constitution dans sa maturité et dans ce degré de transformation où elle est devenue assimilable à d'autres Etats. II la prend pour définitive II en rassemble et en généralise les éléments, comme il l'a fait, pour les républiques de l'antiquité. II met surtout en lumière cette partie des institutions qui peut être transportée ailleurs. Elle l'a été partout, en effet, non seulement dans les monarchies, mais aussi, avec quelques changements
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de formes, dans les républiques où le territoire de l'Etat est trop vaste pour que le peuple puisse gouverner directement.
Voici, pour Montesquieu, « la constitution fondamentale a du gouvernement anglais. Un Corps législatif composé des représentants du peuple élus avec un système de suBrage très large, car il doit comprendre « tous les citoyens, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre s ce Corps législatif fait les lois et en contrôle l'exécution; une Chambre haute, composée de membres héréditaires elle contribue à la confection des lois avec le Corps législatif, sauf en matière d'impôt, où, de crainte que la couronne ne la corrompe, on ne lui concède que le droit d'empêcher; un pouvoir exécutif confié à un monarque, parce que si la législation veut une délibération, qui est le fait de plusieurs, l'exécution exige une volonté qui n'est le fait que d'un seul; le pouvoir exécutif n'a pas nécessairement l'initiative des lois; il n'entre pas dans le débat des affaires; il a un droit de ccfo sur les lois; s'il n'y a point de monarque, le pouvoir exécutif ne doit pas être confié à des membres du Corps législatif, car les pouvoirs seraient confondus; le Corps législatif ne peut juger ni la conduite ni la personne du monarque, car il y aurait confusion dans les pouvoirs; mais,'si le monarque est inviolableet sacré, ses ministres peuvent être recherchés et punis; les deux Chambres se réunissent pério-
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diquement et votent chaque année le chiffre de l'impôt et celui des soldats.
Le caractère très général que Montesquieu a donné à cette théorie, en a fait la force de propagation ce caractère y imprime, par contre, une sorte de sécheresse littéraire. Ce chapitre est tout en maximes. C'est un dessin magistral; la couleur y manque avec la vie. Il faut le compléter par le chapitre du livre XIX où Montesquieu décrit les mœurs politiques des Anglais, et analyse cet esprit public qui est le véritable auteur, interprète et gardien de leur constitution. Il montre la vigueur et la constance de leur amour pour leurs libertés; il fait ressortir, à côté de cette vertu politique, les défauts qui y sont liés l'agitation continuelle dans l'Etat, l'inconsistance dans le gouvernement, la corruption dans les élections et dans les affaires, l'impatience de l'autorité, la jalousie commerciale, l'apreté dans le négoce, la hauteur dans toutes les rencontres, et cette iierté qui fait que, même dans la paix, les Anglais semblent a ne négocier qu'avec des ennemis )). Il généralise sans doute un peu trop vite lorsqu'il estime que les Anglais ne sont point conquérants par nature, et qu'ils sont aSraachis des « préjugés destructeurs Ils ont conquis un des plus vastes empires du monde et opéré des destructions énormes d'indigènes. Montesquieu parle de l'Irlande et du despotisme qui y règne avec trop d'indulgence. Mais, pour l'ensemble, il a bien vu. Il a dégagé et mis en évidence ce terrible ressort
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national des Anglais, qui échappait aux regards des Européens du continent. Il a réfute, d'un trait de plume, ce préjugé qui a trompé si longtemps les Français, abusé les conventionnels et perdu Napoléon. Il a, en un mot, prévu Pitt et discerné le caractère formidable de la guerre de vingt-trois ans, lorsqu'il a porté ce jugement, qui, induit des faits et confirmé par l'histoire, mérite d'être comparé aux plus fortes hypothèses scientifiques « Si quelque puissance étrangère menaçait l'État, et le mettait en danger de sa fortune ou de sa gloire; pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réunirait en faveur de la puissance exécutrice. Cette nation aimerait prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté serait vraie; et il pourrait arriver que, pour la défendre, elle sacrifierait son bien, son aisance, ses intérêts; qu'elle se chargerait des impôts les plus durs, et tels que le prince le plus absolu n'oserait les faire supporter a ses sujets. Elle aurait un crédit sûr, parce qu'elle emprunterait à elle-même et se payerait ellemême. Il pourrait arriver qu'elle entreprendrait audessus de ses forces naturelles, et ferait valoir contre ses ennemis d'immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son gouvernement rendraient réelles. N
On s'arrêterait volontiers devant cette large perspective mais on n'aurait qu'une idée incomplète des vues de Montesquieu sur les gouvernements et sur les lois qui découlent de la nature et. du principe des
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constitutions. Il examine encore ces lois dans le rapport qu'elles ont avec les crimes et les peines, la levée des impôts et les revenus de l'Etat. On vient de voir par quels liens intimes cette question des finances publiques se rattache il la liberté politique des citoyens. La définition que Montesquieu fait des impôts est devenue classique. « Les revenus de l'Etat sont une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l'autre. )) H prouve les avantages des Impôts indirects, et paraît incliner vers l'impôt progressif il y est porté peutêtre par ses illusions sur les républiques anciennes, mais il y est engagé surtout par l'exemple de la capitation, telle qu'on l'appliquait, de son temps, aux privilégiés elle se réglait, non d'après la fortune, mais d'après la dignité et le rang des contribuables dans l'Etat. Montesquieu condamne la régie et s'élève vigoureusement contre la maltôte et la gabelle. « Tout est perdu, dit-il, lorsque la profession lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une profession honorée. N Ses études sur les lois criminelles sont, a juste motif, rangées parmi ses plus beaux titres à la reconnaissance de l'humanité. H n'a déployé nulle part plus de force dans la pensée et plus de finesse dans le style, que dans le chapitre sur la puissance des peines. C'est un de ceux où sa parenté avec Montaigne se signale par le plus de traits « tl ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes; on doit être ménager des moyens que la nature nous
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donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes et non pas de la modération des peines. »
C'est le pur esprit du xvni'' siècle qui commente cette maxime dans le chapitre suivant, tout plein d'allusions et d'insinuations, sous ce titre Inattendu Impuissance des lois japonaises. K Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. » Un législateur sage doit chercher « a ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses par des maximes de philosophie, de morale et de religion. par la juste application des règles de l'honneur; par le supplice de la honte. » Voilà bien, dira-t-on, l'Idylle philosophique et la sensibilité de nos pères! Cependant la science positive de notre temps n'a rien découvert de plus efficace pour amender les criminels, et l'on vit a la fin du siècle passé, après la Terreur et le Directoire, a quoi mènent les répressions excessives. Montesquieu l'avait annoncé « Il reste un vice dans l'État, que cette dureté a produit; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme. »
Tout le monde sait que Montesquieu a eu l'honneur de contribuer a l'abolition de la torture. On a moins souvent remarqué les arguments péremptoires qu'il produit contre les confiscations. Il y avait du courage à les produire en son temps. La confiscation était en plein usage dans les tribunaux criminels; on ne la supprima en 1790 que pour la
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rétablir quelque temps après, et en pousser l'abus au delà de ce qui s'était fait de pire, en ce genre, aux plus mauvaises années de l'ancien régime. Quant aux lettres de cachet, Montesquieu les condamne indirectement, en louant l'habeas ef/pM. H pose les vrais principes de la liberté de penser et de la liberté d'écrire. « Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures. e Ce ne sont point les paroles que l'on punit; mais une action commise, dans laquelle on emploie les paroles. Elles ne deviennent des crimes que lorsqu'elles préparent, qu'elles accompagnent, ou qu'elles suivent une action criminelle. B L'ancien régime ne connaissait point cette liberté; on la proclamée avec éclat dans la Révolution, on l'y a violée avec cynisme. Montesquieu ne considérait que les abus de la législation monarchique; mais il a condamné d'avance les abus de la législation révolutionnaire, lorsqu'il a dit « Rien ne rend le crime de lèse-majesté plus arbitraire que quand les paroles Indiscrètes en deviennent la matière. )) « C'est encore un violent abus de donner le nom de crime de lèse-majesté à une action qui ne l'est pas. n H n'admet l'application de ce crime ni aux cabales contre les ministres, comme sous Richelieu, ni a la fausse monnaie, comme sous Valentinien, Théodose, Arcadius, qu'il allègue, et comme le faisait, pour la falsification des papiers royaux, une déclaration de 1720, qu'il ne cite point, mais dont on se souvint, au temps des assignats. Le pire abus est de l'étendre au sacrilège et à
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l'hérésie. C'était le droit commun a l'époque ou écrivait Montesquieu. L'aventure de La Barre et celle de Calas ont fait assez de bruit pour que nul n'en ignore. La déclaration de 1724, qui confirmait et résumait les plus Implacables mesures de Louis XIV contre les réformés, était en pleine vigueur. On ne peut imaginer de loi plus cruelle; celle qui sévissait en Angleterre contre les catholiques ne l'était pas davantage. On voyait encore des autodafés en Portugal et en Espagne. « Le mal, dit Montesquieu, est venu de cette idée qu'il faut venger la Divinité. )) Le sacrilège simple, délit purement religieux, ne peut être puni que par l'expulsion du temple et la privation de la société des fidèles. Quant au sacrilège qui entraîne un trouble dans l'exercice de la religion, c'est un crime de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens, et il faut le classer avec ces crimes-là. En d'àutres termes, la loi civile ne connaît point le sacrilège et ne saurait le réprimer. Montesquieu s'arrête peu sur la répression de l'hérésie mais il condamne cette répression en quelques lignes d'une raillerie hautaine, par des rapprochements qui sont une flétrissure. « Maxime Importante il faut être très circonspect dans la poursuite de la magie et de l'hérésie. )) Que servent d'ailleurs les persécutions et les supplices? a « Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l'autre vie échapperont au législateur ils auront trop de mépris pour la mort. D Dans cette conviction, il adresse une très humble re~y~cc
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aux M~MM</eM~ ~'F~M et de .Po~MgM~, où le pathétique de la pensée se dérobe sous l'ironie de la forme. II la place dans la bouche d'un juif, et il ne s'agit, dans ce discours, si on le prend à la lettre, que des seuls israélites; mais Montesquieu songe à la France. Il interpelle indirectement les proscripteurs des réformés, lorsqu'au chapitre suivant il prétend expliquer « pourquoi la religion chrétienne est si odieuse au Japon )) « La loi du Japon punit sévèrement la moindre désobéissance. On ordonna de renoncer à la religion chrétienne n'y pas renoncer, c'était désobéir; on châtia ce crime, et la continuation de la désobéissance parut mériter un autre châtiment. Les punitions, chez les Japonais, sont regardées comme la vengeance d'une insulte faite au prince. )) Il en était ainsi chez des Français pour ceux qui avaient l'insolence de se montrer incrédules à la religion du roi.
En matière de tolérance, les conseils de l'Esprit des lois ne dépassent point les insinuations des Let~csjMy~fM~. Montesquieu réclame l'Édit de Nantes, tout l'Édit de Nantes, rien que l'Édit de Nantes. Il craint la propagande religieuse, qui, selon lui, trouble les Etats et ruine l'autorité paternelle dans les familles. II redoute les revanches des sectes proscrites, qui deviennent persécutrices dès qu'elles cessent d'être opprimées. « Voilà, conclut-il, le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un Etat une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut
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pas l'y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérer. » Pour la détruire, si on le juge expédient, les moyens doux et insidieux sont les seuls efficaces. « Il est plus sûr d'attaquer une religion par la faveur, par les commodités dclavle,parl'espérancedelafortune non pas par ce qui avertit, mais par ce qui fait que l'on oublie; non pas par ce qui indigne, mais par ce qui jette dans la tiédeur, lorsque d'autres passions agissent sur nos âmes, et que celles que la religion inspire sont dans le silence. Règle générale en fait de changement de religion, les Invitations sont plus fortes que les peines. Ainsi l'avait entendu Richelieu, grand machiavéllste en ces matières ainsi l'entendaient les politiques qui, comme SaintSimon, reprochaient a Louis XIV d'avoir gâté par sa violence et son orgueil l'a'nvre de la patience et de la suggestion.
Quelques lecteurs seraient peut-être enclins a voir dans ce passage une pure ironie. Je crois qu'ils se tromperaient, et que Montesquieu dit bien ici tout ce qu'il pense. Une religion d'Etat, tempérée par l'indifférence du grand nombre et l'incrédulité de l'élite, lui semble préférable, au fond, a la concurrence des sectes. Il considère le clergé comme un ordre utile dans l'Etat; mais c'est un ordre que l'on doit contenir. L'État en doit limiter les richesses, qui semblent démesurées en France. Montesquieu s'effraye de l'influence du clergé dans les affaires politiques) auxquelles, dit-Il, le clergé n'entend rien. Quant aux tnoines, son mépris pour eux est invétéré, et il n'en
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modère point l'expression. Il va jusqu'à les comparer quelque part aux conquérants, c'est-à-dire, selon ses sentiments, aux plus malfaisants des humains. On ne l'en doit pas moins louer, et très amplement, d'avoir composé ces chapitres. C'était beaucoup déjà, au siècle où il vivait, de traiter publiquement ces questions redoutables, comme un sujet de discussion et un article de politique. Il fallait autant de hardiesse pour en parler librement devant l'Eglise, que pour en parler respectueusement devant les libertins. Montesquieu s'élève, du premier coup, audessus de Voltaire, qui ne put jamais, en matière religieuse, séparer entièrement l'histoire de la polémique et la polémique de la facétie. « C'est, écrit Montes"quieu à propos de Bayle, mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu'elle a produits, si l'on ne fait de même celle des biens qu'elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu'ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. M Ces considérations sur les lois criminelles et sur les tolérance sont graves et austères. Pourquoi faut"il qu'entraîné par on ne sait quelle aberration du goût, Montesquieu ait introduit dans ces beaux essais, en manière de divertissement et d'intermède, la plus inutile, la plus fade et la plus désobligeante des digressions? C'est le chapitre intitulé Violation de ~~K~cM~ dans la répression des crimes; on pourrait ''jouter et dans l'7r.sp;< t/es lois.
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CHAPITRE VIl
L'ESPRIT DES LOIS LES CLIMATS, LES LOIS CIVILES, LE DROIT DES GENS, LES LOIS ÉCONOMIQUES LA THÉORIE DES LOIS FÉODALES.
Il n'y a point de partie de l'ouvrage de Montesquieu qui ait été plus critiquée, surtout par les contemporains, que celle où il traite des lois dans le rapport qu'elles ont avec la H<:fMy<? du climat. Cette théorie, disait Voltaire, est prise de Chardin, et n'en est pas plus vraie. Chardin ne la présentait d'ailleurs que sous forme de digression, dans le chapitre consacré au « Palais des femmes du roi ». Il renvoyait a Galien, qui s'était inspiré lui-même d'Hippocrate. L'idée n'était point nouvelle, et il a fallu, pour s'étonner de la voir reprise par un historien des institutions, vivre dans un siècle où ceux qui se piquaient de légiférer d'après le droit naturel, commençaient par éliminer de leurs spéculations les éléments les plus naturels de la nature l'air, le sol, le pays, la race. L'erreur <)c Montesquieu n'est pas
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devoir recherche l'influence de ces éléments, c'est de n'en avoir considéré qu'un seul et ne l'avoir considéré qu'avec des données très incomplètes. Ses notes sur les climats, recueillies au hasard et très arbitrairement rapprochées, remplies de faits incertains, semées de paradoxes et d'observations ingénieuses, auraient fourni l'étoffe d'un aimable essai a la Montaigne. Montesquieu a prétendu en tirer un système, et tout l'échafaudage s'est écroulé. On a trop beau jeu a ramasser les débris et a déterminer la cause des fractures. « Le gouvernement d'un seul se trouve plus souvent dans les pays fertiles, et le gouvernement de plusieurs dans les pays qui ne le sont pas » le gouvernement parlementaire s'est fondé dans un pays de riche agriculture; les sablonniercs de l'Allemagne du Nord y sont jusqu'à ce jour demeurées impénétrables. Le climat froid, ajoute Montesquieu, produira avec plus de force, plus de confiance en soi, plus de connaissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruse. Voilà bien des vertus pour la gelée et pour l'humidité' elles les engendrent peut-être toutes, mais elles les ont rarement associées. Les premières qualités, la force, la confiance l'esprit d'entreprise, vont bien ensemble, et j'y reconnais les Normands, les Anglo-Saxons et les Germains; mais la suite me déroute, et, pour ne citer que des vérités acquises et des proverbes, je ne m'explique plus ni
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la sapience des Normands, ni la perfidie d'Albion, ni les querelles d'Allemand. La chaleur produit, un peu pins loin, chez les Asiatiques, tous les effets qu'il faudrait attribuer au froid chez les Russes. Je n'insiste pas. H suffit d'avoir montré, dans ces imprudences, un cote du caractère de Montesquieu, celui oh, pour entrer dans ses vues, on est porté a soupçonner l'influence du climat fantasque de la Gascogne.
Montesquieu n'a, pour dire vrai, jeté sur cette partie de la nature qu'un regard de curieux, regard indiscret et dérobé. Il n'a pas vu que ces diverses conditions des sociétés humaines, climat, pays, race, la dernière bien incertaine et confuse dans ses données, les deux autres fort précaires dans leurs effets et saisissables seulement dans les ensembles et dans les masses, ne sont encore que des causes premières, vagues et inaccessibles; mais il en résulte des causes secondes qui produisent, en accumulant leurs effets, les éléments réels et vivants des phénomènes sociaux, c'cst-a-dire les mœurs, les passions, les préjugés, les instincts, le caractère national, en un mot, des indivividus et celui des peuples que ces individus composent. Montesquieu n'était point tenu de connaître une science qui en est encore a instituer ses méthodes, a débrouiller ses collections et a chercher ses frontières mais il en a discerné le principal objet lorsqu'il a écrit « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre; et ces diffé-
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rentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois. » Cette vue lui a suffi pour éclairer sa route, et, parmi nos plus érudits anthropologistes modernes, il n'en est pas un dont on puisse dire qu'il ait fait faire à la connaissance de l'homme social plus de progrès que Montesquieu.
Il considère les lois civiles, « dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent » vaste tableau des efforts des hommes pour organiser les sociétés humaines. Ces chapitres mériteraient, beaucoup mieux que l'ouvrage de Voltaire, le titre d'Essai sur les Hto'Mys et l'esprit des /:<i'fw.?. De ce voyage qu'ils font l'un et l'autre à travers les annales de l'humanité, Voltaire dresse, comme on l'a dit très bien, « la carte sommaire D Montesquieu en compose le livre de raison. Il voit en profondeur ce que Voltaire n'a aperçu qu'en surface. Voltaire ne cherche point les « rapports nécessaires des choses, il se plaît à signaler partout l'ouvrage du hasard dans son acharnement proscrire Dieu de l'histoire, il en bannit la logique, la conséquence, la conscience, et le jugement humain. Montesquieu les y ramène.
II donne des conseils excellents sur la manière de composer et de rédiger les lois. On relèvera, dans les chapitres sur le droit privé, ses vues sur le divo.rce, dont il est partisan; sur la contrainte par corps, qu'il veut supprimer en matière civile sur l'état civil, d,ont il est un des promoteurs; sur l'expropriation, dont il a posé le principe. Il faut lui faire grand holaneur dé
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ses idées sur l'esclavage. Il n'était point inutile d'eu signaler l'abus et d'en montrer les dangers, notamment dans une démocratie. La république des KtatsUnis s'est formée avec l'esclavage; elle ne s'en est affranchie qu'après un siècle d'expériences et après une lutte où elle a failli sombrer. Une révolution a été nécessaire pour supprimer l'esclavage dans les colonies françaises. Il a fallu la grande lassitude des gouvernements après l'Empire et la grande trêve de Vienne, en 1815, pour que l'Europe officielle s'inquiétât des noirs et entendît l'appel que lui adressait Montesquieu plus d'un demi-siècle auparavant. « De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains, disait-il en sa mordante ironie. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié? )' »
Les princes d'Europe ont écouté ce conseil d'humanité ils ont méconnu les conseils de sagesse que leur a donnés Montesquieu dans les chapitres sur le jD~ott <~es ~e/M. On en est encore, sur cet article, a choisir entre un droit idéal que les spéculateurs déduisent dans l'abstraction de l'école, et une jurisprudence réaliste que les politiques .suivent dans le monde. Voltaire la qualifiait de « jurisprudence des voleurs de grands chemins », et Montesquieu, toujours plus déférent envers la nature humaine et plus respectueux du ~eo~Mm politique, la définit « une science
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qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs Intérêts ». Y art-il autre chose ? se demandait Voltaire dans sot) dialogue sur Hobbes, Gratius et Montesquieu. ExtSte-t-ifun droit des gens?– « J'en suis fâche, répond un des interlocuteurs; mais il n'y en a point d'autre que de se tenir continuellement sur ses gardes. Tous les rois, tous les ministres pensent comme nous et c'est pourquoi douze cent mille mercenaires en Europe font aujourd'hui la parade tous les jours en temps de paix. Qu'un prince licencie ses troupes, qu'il laisse tomber ses fortifications en ruine, et qu'il passe son temps a lire Grotius, vous verrez si, dans un an ou deux, il n'aura pas perdu son royaume. – Ce sera une grande injustice. D'accord. – Et point de remède à cela? Aucun, sinon de se mettre en état d'être aussi injuste que ses voisins. Alors l'ambition est contenue par l'ambition; alors les chiens d'égale force montrent les dents et ne se déchirent que lorsqu'ils ont à disputer une proie. » Voilà où en était la sagesse de l'Europe au milieu du xvm'' siècle.
C'est encore le dernier mot de la sagesse du xix", après cent cinquante ans d'expérience de plus ou a sacrifié de nouveaux millions d'hommes sans avoir avancé d'un pas. Les empiriques qui ont charge de nations, en sont restés, dans leur hygiène politique, aux terribles saignées à la Broussais. « Chaque monarque, écrivait Montesquieu, tient sur pied toutes les armées qu'il pourrait avoir
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si ses peuples étalent en danger d'être extermines et on nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l'univers; et bientôt, à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares. ))
Montesquieu ne s'y résigne point il cherche un remède et il le cherche dans la nature même du mal. H ne se place point en dehors du monde réel. Il y entre, il s'y mêle, il le voit, non tel que ce monde devrait être, mais tel que ce monde est et se comporte. « En Europe, les nations sont opposées du fort au fort; celles qui se touchent ont a peu près le même courage. C'est la grande raison. de la liberté de l'Europe. )) Le respect du droit y résulte non de la conciliation des vues, mais de l'opposition des forces. « Les princes, qui ne vivent point entre eux sous des lois civiles, ne sont point libres ils sont gouvernés par la force ils peuvent continuellement forcer ou être forcés. Un prince, qui est toujours dans cet état dans lequel il force ou il est forcé, ne peut pas se plaindre d'un traité qu'on lui a fait faire par violence. C'est comme s'il se de son état naturel. )) La force dispose même de la réputation des peuples <( Ce ne fut que la victoire qui décida s'il fallait dire la /bt~K/?/~Mp ou la foi rom~Me. )) La
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guerre est le fond de ces rapports barbares on fait la guerre pour attaquer, on la fait pour se défendre, on la fait pour conquérir, on la fait pour prévenir l'attaque qu'on redoute et pour éviter la conquête dont on se croit menacé. Tout en ce prétendu droit se ramène à l'intérêt.
L'intérêt en est la seule sanction. La guerre n'est pas un droit, elle est un acte de force; la conquêtene crée aucun droit par elle-même. « C'est a un conquérant a réparer une partie des maux qu'il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature humaine. » C'est à ces conditions seulement que la conquête se justifie et qu'il en résulte un droit du conquérant sur le peuple conquis. Le conquérant gagne ce peuple en le gouvernant bien. Par suite, il y a une limite naturelle à la conquête la faculté d'assimilation. On ne doit conquérir que ce qu'on peut garder et s'identifier. Les Etats ont leurs proportions on ne doit point dépasser les limites du territoire que l'on peut gouverner sans épuiser les forces et sans ruiner le principe du gouvernement. Toutes les règles du droit des gens se ramènent à cette maxime et se résument en ce précepte « que les diverses nations doivent 'se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible, sans nuire a leurs véritables Intérêts. » Il suffit de rapprocher ces aperçus de Montesquieu de la pratique des États pour montrer
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combien les politiques sont encore loin de compte avec l'humanité, le bon sens et l'expérience. Montesquieu n'a guère fait que d'ouvrir des vues sur ce grand sujet qu'il dominait de si haut il s'est complu, au contraire, dans des considérations économiques où la conjecture a trop de part, et où les faits, incomplètement observés et comme amoncelés autour de lui, offusquent ses yeux et l'égarent trop souvent. Son plus grand mérite, ici, est d'être arrivé le premier et d'avoir, avant Adam Smith, essayé de donner une forme scientifique aux problèmes de l'économie d'État.
Le morceau capital et le plus durable de cette partie de l'~spr~ des lois est l'histoire du commerce que Montesquieu y a intercalée elle est d'une large disposition et s'avance d'un beau flux. C'est une étude sur le progrès des relations entre les sociétés humaines et un grand chapitre détaché de l'histoire de la civilisation. On y voit le commerce sortir peu à peu « de la vexation et du désespoir )) pour arriver à la sécurité. Mais au prix de quelles expériences sanglantes et atroces, comme la proscription des juifs et celle des huguenots en France, est-on venu a cette conclusion qui confirme, par les leçons de l'intérêt, toutes les leçons de la politique ? « C'est une expérience reconnue, qu'il n'y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité. )) Lathéorle de Montesquieu sur le commerce repose sur une distinction très subtile entre « le commerce de luxe », destiné a fournir aux nations ce qui flatte
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leur orgueil commerce des grands Etats monarchiques, et « le commerce d'économie », qui vit des transports et des commissions commerce des républiques et des pays peu étendus. Bien que Montesquieu découvre de la grandeur dans le commerce des Anglais, le négoce lui semble, en soi, une anaire de petit gouvernement et de petites gens. Les Romains le dédaignaient, et la monarchie française a de plus nobles soucis. Sans doute la richesse est quelque chose, et la richesse publique tend à se transformer par l'extension des valeurs mobilières. Montesquieu le discerne fort bien. Il va plus loin. « Le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l'univers, est le plus riche », dit-il. Mais il n'envie point cette supériorité pour sa patrie. Honneur et richesse, c'est-à-dire honneur et commerce, ne sauraient aller de pair j'entends cet honneur féodal qui est le principe du gouvernement monarchique.
Quant a l'autre, l'honneur populaire ou bourgeois, Montesquieu estime, au contraire, que cet honneur est l'âme et le soutien du négoce. S'il opine sur le commerce en parlementaire, avec ses préjugés, il en décide en bon magistrat. Ses considérations sur les dangers de la spéculation et du jeu substitués au travail des affaires, sur la nécessité de maintenir dans sa rigueur la législation sur les faillites, méritent d'être d'autant plus méditées que les faits ont plus fortement justifié ses prévisions. II a des données fort justes sur la liberté du taux de l'intérêt et sur le change. Quelques lignes de lui posent plus clairement
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qu on ne l'a jamais fait le problème des tarifs et celui des traites de commerce. L'insoluble conflit de la protection et du libre échange est ramené à ses véritables termes, et Montesquieu indique par quelle voie il convient d'en chercher la solution c La oii il y a commerce, il y a des douanes. L'objet du commerce est l'exportation et l'importation des marchandises en faveur de l'Etat; et l'objet des douanes est un certain droit sur cette même exporta* tion et importation, aussi en faveur de l'État. Il faut donc que 1 Etat soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu'il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point. ))
Je rapproche de ces maximes cet exemple qui les éclaire « C'est une mauvaise espèce de richesse qu'un tribut d'accident et qui ne dépend pas de l'industrie de la nation, du nombre de ses habitants ni de la culture de ses terres. Le roi d'Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n'est, a cet égard, qu'un particulier très riche dans un État très pauvre. Si quelques provinces dans la Castillc lui donnaient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance serait bien plus grande ses richesses ne pourraient être que l'effet de celles des pays ces provinces animeraient toutes les autres; et elles seraient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives au lieu d'un grand trésor, on aurait un grand peuple. a Montesquieu a discerné toute la portée des relations commerciales entre les peuples « Deux na-
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tions qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes. x Des relations bien conduites et des conventions de commerce bien conclues préparent entre deux peuples les liens les plus bienfaisants mais le contraire n'est pas moins vrai, et l'expérience le vérifie plus fréquemment. Montesquieu semble donc avoir généralisé trop vite en affirmant que « l'effet naturel du commerce est de porter a la paix a. Le commerce a besoin de la paix, mais il engendre un esprit de concurrence, très âpre, très jaloux et très soupçonneux, qui pousse a des conflits aussi ardents que les rivalités politiques, et à des luttes de tarifs aussi Implacables que les guerres de limites.
Si Montesquieu avait pu connaître la constitution des États-Unis, il aurait amendé, en plus d'un point, ses chapitres sur la démocratie~ s'il avait observé les mœurs des Américains, il aurait modifié plusieurs de ses vues sur le commerce. Ce n'est point qu'il ait manqué de pressentiments sur l'avenir réservé aux grandes nations industrielles. Il a observé les principales des difficultés qu'éprouvent ces nations à soutenir leurs mœurs publiques elles doivent combattre les effets mêmes du travail qui les fait vivre « Dans les pays où l'on n'est affecté que de l-esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y'font ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice
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exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. » A titre de curiosité et pour finir sur cet article, relevons cette réflexion qui termine le chapitre f/K CowMCT'ce des Grecs « Quelles causes de prospérité pour la Grèce que des jeux qu'elle donnait, pour ainsi dire, à l'univers » Montesquieu inventeur des expositions universelles, voilà une note piquante a ajouter à l'histoire de l'omnibus de Pascal r
On pourrait, en isolant les grands et généreuxaperçus de Montesquieu sur les devoirs de la société envers ses membres, montrer en lui un précurseur du moderne socialisme d'État. « Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas, » dit-il en commençant son chapitre des Hôpitaux, et il poursuit « l'État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. » L'État est tenu de conjurer les crises industrielles, « soit pour empe* cher le peuple de souffrir, soit, pour éviter qu'il ne se révolte ». Le moyen, c'est d'ouvrir des écoles pour les professions manuelles, de faciliter l'exercice de ces professions et d'assurer les ouvriers contre les risques qui s'ensuivent. Dans les pays de com-' meree, « où beaucoup de gens n'ont que leur art, l'Etat est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, dos malades et des orphelins. Un Etat bien
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policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables; il enseigne les autres a travailler, ce qui fait déjà un travail. » Que l'on ne s'y trompe point cependant, Montesquieu n'a en vue ici ni les ateliers nationaux ni le droit au travail, et ce qu'il érige en principe, c'est tout simplement la pratique des monarchies de l'ancien régime. Comparez avec ce chapitre d'eA'~M~~M..c le chapitre de Tocqueville sur les AfasMrs <a'<~M/s~f!f:'pM MMN /'<!MC!'e/z régime, et vous aurez la véritable pensée de Montesquieu.
La monarchie qu'il considère toujours est la monarchie paternelle; ses opinions sur les devoirs de l'État envers les sujets du prince, sortent de la mêcae conception que sa hiérarchie de corps privilégiés et que son système de prérogatives. Toutes ces conséquences procèdent du principe même de la monarchie et du caractère féodal de ses origines. Une histoire des institutions féodales, c'est-à-dire la raison d'être historique de la monarchie et des privilèges, formait ainsi le complément de l'ouvrage de Montesquieu, et se rattachait par des liens multiples, un peu embrouillés sans doute, mais parfaitement noues cependant, à toutes les parties .de l'?/ des lois. Très opposé, en ce point, comme en beaucoup d'autres, et très supérieur aussi a la plupart de ses contemporains; Montesquieu s'intéressait à l'histoire du moyen âge. Il cherchait dans les origines obscures de la France la loi des destinées de sa patrie. L'orgueil du gentilhomme s intéressait autant que la curlo-
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sité du penseur. L'un et l'autre l'attiraient vers ces forêts mystérieuses d'où étaient sortis avec les Germains, ses prétendus pères, les éléments <](' la liberté politique. Il partit à la découverte. Le labeur était ardu, les investigations lentes et pénibles. « II semble, disait-il, que tout est mer, et que les rivages même manquent a la mer. Tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, il faut les lire, il faut les dévorer. )) « C'est un beau spectacle que celui des lois féodales. Un chêne antique s'élève; l'œll en voit de loin les feuillages; il approche, il en voit la tige; mais il n'en aperçoit point les racines il faut percer la terre pour les trouver. ))
Une controverse très vive, qui éclata, sur ces entrefaites, acheva de passionner Montesquieu pour ce travail. En 1727, cinq ans après la mort de leur auteut', parurent les Afc'/Ko~'M historiques du comte de Boulainvilliers .SK~ les ~Mc/e/~s gY)Kff/<me/:M f/c la .M'Mce. C'était la thèse de la conquête germanique et de la liberté par le régime des États généraux. Les conquérants qui avaient assujetti la Gaule, s'étaient, selon Boulainvilliers, donné, par le fait même de leur conquête, le droit et le devoir de contenir la royauté. L'abbé Dubos, secrétaire perpétuel de l'Académie française, soutint une thèse entièrement opposée dans son Histoire critique de <'e'~<&s-'sewenf de la monarchie /a/<et7Me dans les Gaules, qui parut en'1734. Pour lui, les Germains, peu nombreux d'ailleurs, étaient entrés dans les Gaules, non en conquérants, mais en alliés des Romatns, ¡
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)eur InstaHation dans le pays n'y apporta aucune institution nouvelle. Les chefs de ces bandes reçurent des Romains le gouvernement des territoires qu'ils occupaient, et les gouvernèrent selon les coutumes romaines. La révolution qui créa la France ne s'opéra que plus tard eile consista dans la transformation des offices eu seigneuries; c'est l'avènement de la féodaHté qui établit, dans la Gaule, au profit des seigneurs, le régime de la conquête. Montesquieu se piquait de descendre des Germains, mais tout son esprit venait de Rome. Il paraissait destiné a concilier ces deux théories contradictoires. « M. le comte de BoutainvIUIers et M. l'abbé Dubos, disait-H, ont fait chacun un système, dont l'un semble être une conjuration contrf; !e tiers état, et l'autre une conjuration contre la noblesse. )) ft prétendit se placer entre les deux. Ses passions l'entraînaient du coté de Boulainvilliers, qui) traitait en gentitbomme, et l'éloignaient de ))ubos, qu'il tenait, maigre Jour confraternité académique, pour un parvenu et un cuistre de bibliothèque. Il critiqua Boulainvilliers avec considération il n approuva Dubos, dans les rencontres, que d un air de dédain; il ne le discuta qu'en le raillant. Il tourna, pour ainsi dire, autour du sujet avant de iaborder.AutivreXVJH,apropos des lois dans les rapports qu'elles ont avec la nature du terrain, il traite des rois francs, de leur majorité, de leur longue chevelure et des assemblées de la nation sous leur règne. !t reprend la question au livre XXVIII :«-0c~o/
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yt'/«; et des re~o/MfM/M des lois civiles chez les 7'<rM/A'. B II définit largement le sujet, l'entame par un côté, et s'arrête tout à coup. « J aurais mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Egypte, jeta un coup d œil sur les Pyramides et s'en retourna. » Cependant les Pyramides l'attiraient irrésistiblement; il y revint, et, cette fois, il voulut pénétrer le secret du monument. « Je crois, écrivait-il en 1748, après avoir achevé les livres XXX et XXX!, c Cst-a-dire la théorie des lois féodales, je crois avoir fait des découvertes sur une matière, la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnilique matière. ))
Apres avoir traité de l'origine des lois féodales, qu'il trouve dans César et dans Tacite, commentés par les codes des Barbares, il entre en bataille avec Dubos. Il s'efforce de démontrer, contre lui, que les terres occupées par les chefs barbares ne payaient point de tributs. C'est sur ce point que porte tout l'effort du débat. « Dans ces pages où il affirme plus qu'il ne discute et raille plus qu'il ne réfute, » Montesquieu, dit un des plus judicieux et prudents arbitres de ce grand différend historique, M. Vuitry, « Montesquieu ne détruit pas l'ensemble des preuves fournies par Dubos, au moins en ce qui touche le maintien des Impôts romains sous les premiers rois francs a l'égard des Gallo-Romains. Mais ses raisonnements sont plus concluants et plus péremptoires a l'égard des Francs, et l'on ne peut méconnaître que si les
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rois se sont souvent efforcés de soumettre ceux-ci au tribut public, ils n'y sont pas parvenus. )) Montesquieu étudie successivement l'origine des redevances féodales, celle du vusselage, celle des fiefs la question du service militaire des hommes libres; fa justice des seigneurs; la transformation des bénéfices en fiefs et la révolution qui rendit les fiefs héréditaires. Cette révolution amena le gouvernement féodal, et Montesquieu la rattache a cette autre révolution qui changea la famille régnante et unit à un grand fief le royaume qui, dans la dispersion du pouvoir, n'avait plus de domaine. De ces deux événements, contemporains et connexes, il déduit une première conséquence le droit d'aînesse. Les fiefs auparavant étaient amovibles et le royaume se partageait. Désormais la couronné devient héréditaire, comme les fiefs le sont devenus. Le transport des fiefs à des étrangers en est une suite. Il en résulte, pour le suzerain, des droits particuliers le droit de lods et ventes, le droit de rachat, le droit de garde noble; le règlement de l'hommage et ce principe du vieux droit français, que les propres ne remontent point. « Je finis, écrit alors Montesquieu, le traité des fiefs où la plupart des auteurs l'ont commencé. a 1) suspend brusquement son travail sur cette page, et termine par ce beau développement juridique ces trois livres ou, selon le jugement d'un maître, il « a jeté, avec tant de puissance, mais d'une manière si capricieuse et si désordonnée, ses vues sur l'origine de nos institutions sociales a.
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Depuis Montesquieu, l'étude du moyen âge, qui en était encore, de son temps, aux tâtonnements et aux conjectures, a enfanté une science qui occupe une place considérable dans nos écoles historiques. Les fouilles plus profondes que l'on a opérées, l'investigation que l'on a faite des sources, ont renouvelé et étendu singulièrement les discussions qui divisaient les erudits français contemporains de Montesquieu. Ces controverses sont toutes vives au milieu de nous, et si le champ parait clos, le combat n'est point fini. Montesquieu, bien qu'entame sur nombre de coutures, fait encore grande figure en son éloignement. Il a reconnu le terrain, donné l'impulsion. « 11 faut, disait-il, éclairer l'histoire par les lois et les lois par l'histoire. )) C'était tout simplement une science qu'il fondait et une méthode qu'il laissait a ses disciples. Ces deux grands épisodes du commerce et des lois féodales ne se prêtaient point, autant que les précédents, au divertissement littéraire et aux vignettes. Ils forment comme de longues galeries, très ouvertes, mais un peu froides et nues. Montesquieu ne pouvait, pour les orner, y disposer que des bustes ou des statues, c'est ce qu'il a fait. Il y a deux de ces statues qui dominent toutes les autres par l'ampleur du personnage et par la beauté de l'exécution Alexandre et Charlemagne, conquérants et civilisateurs. Montesquieu apersonniué, sous l'Image de ces héros, tout ce que son génie historique lui Inspirait de plus noble et de plus grand dans l'art de gouverner les hommes.
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7M~/M/ Italiam! s'écrie-t-il en arrivant au terme qu'il avait prescrit à son voyage. Il ne conclut point; il ne ferme point son livre, i) le laisse, en q)tf]quc sorte, ouvert sur l'avenir.
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CHAPITRE VIII
CRITIQUE ET DÉFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS DERNIÈRES ANNÉES DE MONTESQUIEU
SON INFLUENCE EN EUROPE SOUS L'ANCIEN RÉGIME SES VUES SUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS L'7Tspr!f des lois fut imprimé a Genève, où il parut, au mois de novembre 1748, en deux volumes In-4". Il n'y avait point de nom d'auteur mais tout le monde y mit celui de Montesquieu. Le livre se trouva, en France, dans les mains de tous les honnêtes gens, bien que ]a censure n'en eût point autorisé la circulation. Le succès fut très vif. Les critiques ne manquèrent pas. Montesquieu était trop simplement grand homme, pour ne pas faire d'envieux. Il heurtait trop de préjugés et déroutait trop d'habitudes pour ne pas soulever de protestations. Il heurtait surtout le préjuge de la raison pure et déroutait le bel arbitraire des reformateurs sur la table rase. Cette école de spéculateurs a toujours été rebelle a l'expérience. Elle condamna l'Esprit des lois sans
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l'entendre, et la méthode historique sans essayer de l'appliquer.
Montesquieu avait un ami dans cette école. C'était Helvétius il composa un traité sur l'esprit en général, mais il ne comprit point celui de Montesquieu. II avait de l'aplomb, a défaut de profondeur; il résuma, en quelques lignes, toutes les objections des abstracteurs de politique contre r.&'sp~f<<'<M lois « Vous prêtez souvent au monde une raison et une sagesse qui n'est au fond que la vôtre. Un écrivain qui voulait être utile aux hommes devait plus s'occuper de maximes vraies dans un ordre de choses a venir, que de consacrer celles qui sont dangereuses. Je ne connais de gouvernements que de deux espèces les bons et les mauvais; les bons sont encore a faire, x Helvétius trouvait que Montesquieu apportait trop de complications dans la politique, que son hygiène était trop lente, et qu'elle exigeait trop de patience de la part du médecin, trop de vertu de la part du malade. Pourquoi tant de conseils minutieux, de diète et de régime? Une bonne formule était si aisée a trouver et une bonne panacée si facile à.prendre « Mon intention, » disait Montesquieu de quelqu'un qui le critiquait ainsi, « a été de faire mon ouvrage et non pas le sien. » Helvétius, qui redoutait l'r/f des lois pour la réputation de son ami, se serait bien trouvé de l'échange.
Montesquieu s'était montré méprisant de la ferme, des fermiers et des traitants de toute espèce. U y en eut un qui voulut se venger il se nommait Claude
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Dupin, et il compila en 1749 des .Re'/Yc.rw~ .s; quelques parties ~< livre Mf/~t~e de /'7?.sjo~f'f des /o~. Ce titre était d'un sot, et le livre valait le titre. « Si vous prétendex à quelque place, disait Dupin, vous ferez bien de prendre une autre route; celle-ci ne vous y conduirait pas. a La place où prétendait Montesquieu était de celles dont les Dupin ne disposent pas. <f Me voila, écrivait-il a uu ami, cite an tribunal de la maltote. Dupin n'osa pas pousser [affaire jusqu'au bout, et se contenta de faire circu!er ses deux volumes sous le manteau. H se rencontrait, dans ce factum, sinon des réflexions, au moins des remarques justes. Montesquieu n'était point sans Inadvertances et sans distractions. Dupin releva ces erreurs, et Voltaire, plus tard, en fit son profit dans les écrits qu'il composa sur Montesquieu, l'A B C en 17C8, et le Co/HMe/iM;7'e sur /'7r.'y~tf des lois en 1777. Voltaire préparait I'jB's.s'~< SK;' les ;7:f)°Mfs lorsque parut l'T: rJe~ lois. Il semble que ce chef-d'ceuvrc l'ait gêné. H n'aimait point Montesquieu. Montesquieu montrait peu de goût pour Voltaire, ne voyant guère en lui qu'un polisson de lettres « II serait honteux pour l'Académie que Voltaire en fût, et il lui sera quelque jour honteux qu'il n'en ait pas été. » « Il a trop d'esprit pour m'entendre )), ajoutait Montesquieu. Voltaire n écouta qu demi et n'entendit qu'à moitié. Il s'arrêta aux pointes, et aperçut a peine le fond. Il loua Montesquieu lorsqu'on l'attaquait, il l'attaqua lorsqu'on le louait, l'écorchant toujours, même en paraissant le caresser, et couvrant ensuite la
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piaie de petites fleurs. C'est de lui pourtant cette belle parole qui corrige bien des épigrammes Le genre humain avait perdu ses titres, M. de Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus, » Ce que Voltaire goûta le plus dans t'~sp~f~M/o: c'est l'opposition que ce livre souleva de la part du cierge. Les jésuites le condamnèrent, en y mettant des formes, dans le ./b!<y/!0;/ de 7~<w<.r; les jansénistes 1 attaquèrent avec acrimonie, dans les A~Mfe~M ece/es?~M~ae~ aux mois d'avril et d'octobre 1749. Les uns et tes autres entreprirent Montesquieu sur le Spinoxismc, sur les climats, sur les stoiciens, sur le suicide, sur Montezuma, sur la polygamie, sur le divorce et sur Julien l'Apostat. Mais ce n'étaient que leurs escarmouches d'avant-postes. Ils portèrent le fort de leur polémique sur le chapitre de la religion, qui était, de leur cote, le faible de la place, et sur celui de la tolérance, ou Montesquieu avait tui-meme ouvert la brèche. Montesquieu, disaientils, considère toutes les religions comme des choses de police; It ne distingue point la véritable, qui a tous les droits, des fausses, qui n'en ont aucun. Ils le notèrent d'Impiété et le convainquirent de contradictions. « Les parenthèses que l'auteur met pour nous dire qu'il est chrétien, écrivait le ~VfMpeHM/c~ sont de faibles garants de sa catholicité. L'auteur rirait de notre simplicité si nous le prenions pour ce qu'il n'est pas. )) Montesquieu inclinait à tolérer les huguenots en France et à interdire les missions en Chine, c'était précisément le contraire de ce que
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voulaient le ./b!</v:a/' de 2~'epoM.K et les 7Vf)!/(~<'A' <'ec/x«?~MM. Ils en conclurent que l'Esprit des lois « donnait gain de cause aux anciens et aux nouveaux persécuteurs de la religion chrétienne ». Le janséniste termina par une bonne dénonciation et par un appel au bras séculier contre un livre « qui aux hommes à regarder la vertu comme <m Il mobile inutile dans les monarchies ».
Montesquieu était sensible a ce genre d'insinuations. M publia une /)e/!°~.<,v' < /s/ </c~ qui parut au mois d avril 17f)0. Le morceau est brillant et d'une belle ironie. Montesquieu rétablit sa pensée dénaturée par des citations fragmentaires. Il triomphe sur la plupart des critiques de détail mais il n'a point raison des critiques de fond. Il lui aurait fallu, pour établir son orthodoxie et faire sa soumission, désavouer le principe même de l'~sp; des lois et brûler la moitié de l'ouvrage. Il ne s'y résigna point, et finit par ou il aurait dû commencer le dédain. « Ce n'est rien, écrivait-il a un ami, de condamner le livre, il faut le détruire. » La Sorbonne n'était pas de taille. Elle se saisit de l'affaire; mais les docteurs ne purent s'accorder sur les principaux chefs d'accusation. On dénonça l'ouvrage à l'assemblée du clergé elle n'écouta qu'avec distraction les dénonciateurs. La congrégation du Sacré Collège mit le livre a l'e.r on en parla peu, et personne n'y fit attention. Malesherbes, entre temps, avait pris la direction de la librairie et levé l'interdit qui arrêtait l'?'/f des lois à la frontière. Ce chef-d'œuvre du
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génie français reçut ainsi, a la fin de 1750, ses lettres de naturalisation. I) en fut fait vingt-deux éditions en moins de deux ans, et on le traduisit dans toutes les langues.
Les Italiens son montrèrent enthousiastes; les Anglais y rendirent un éclatant hommage. Le roi de Sardaignc le fit lire a son nls. Le grand Frédéric, qui avait annote lcs Considérations sur les Romains, ne laissa point de faire quelques réserves sur l'~p7'/< des lois. « M. de Maupertuis m'a mandé, écrivait Montesquieu, qu'il ~'Frédéric) avait trouve des choses où il n'était pas de mon avis. Je lui ai répondu que je parierais bien que je mettrais le doigt sur ces choses. » Mais Frédéric, qui prenait son bien où il le trouvait, n'eut garde cependant de négliger les leçons de Montesquieu, et l'on peut commenter par l'histoire de son gouvernement de la Silésie les sages maximes de l'~s~/f des lois sur les conquêtes. Montesquieu put goûter toute sa gloire. Il vieillit environné de l'admiration de l'Europe. Il n'écrivit plus guère. Un beau fragment stoïcien, Zy~HM~M, l'aimable roman d'J~s~ce et A/Ke/~c~ un ~M<M sur le g'oM~ destiné a r~cyc~jDe~~ sont tout ce qui reste de ses dernières années. H partageait son temps entre Paris et La Brède, jouissant de son bien, jouissant davantage de la société de ses amis. H devenait aveugle et supportait avec sérénité cette grande épreuve. K Il me semble, disait-il, que ce qu'il me reste encore de lumière, n'est que l'aurore du jour où mes yeux se fermeront pour jamais. » H entrait dans le dessein
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de sa vie et dans son sentiment intime de mourir, comme il l'avait dit, « du côté de l'espérance ». Il avait t'ame stoïque; il finit en chrétien déférent et respectueux. Il expira a Paris le 10 février 1755 il avait soixante-six ans.
Sa gloire n'était point surfaite. Elle ne fit que s'affermir et s'élever avec le temps. Il se préoccupait fort du jugement de la postérité et de l'avenir de son livre. « Mon ouvrage, disait-il, sera plus approuvé que lu. » Il aurait pu ajouter plus souvent lu que compris, et plus souvent compris qu'appliqué. Son hygiène hippocratiquc, dédaignée des spéculatifs, irritait les empiriques. Il conseillait aux princes la modération, et tous les gouvernements, en Europe, tendaient a se corrompre par l'abus du pouvoir. Le courant était au despotisme éclairé, dans la pratique, au droit naturel dans la doctrine. Les penseurs et les politiques prirent dans Montesquieu ce qu'ils trouvèrent a leur portée sa méthode leur échappa. On les voit Invoquer son autorité dans le détail, et méconnaître son esprit; appliquer des réformes qu'il conseille et enfreindre les règles qu'il prescrit. D'Alembert fit son ~Yoge et y ajouta une J~a~/M de /p/ des lois, où il tire le livre et l'auteur du côté de l'j6'cyf'~e~«?. Beccaria, qui s'inspire des chapitres sur les lois criminelles, est un pur jurisconsulte il déduit et n'observe point. FIIangieri imite Montesquieu et prétend le corriger « Montesquieu s'occupe de montrer les raisons de ce qu'on a fait; et moi je tache de déduire les règles de ce
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qu'on doit faire. » Bielfeld prend a Montesquieu toute 1 essence de ses 7~f~MM/<A'<~<y!<M,'mais il la noie dans le droit naturel et tache de concilier, par cette mixture, 1 7~< ~e.~ lois avec le système de Wolf.
Les princes en usent comme les phUosophes. aSon livre est mon bréviaire », dit la grande Catherine. Elle en fait des extraits, qu'elle livre aux méditations de sa pompeuse commission du code russe; mais si elle prodigue a ses sujets des maximes d'apparat sur l'égalité et ]a liberté humaines, elle se pénètre, dans la pratique, de cette règle du maitre « qu un empire étendu suppose naturellement un pouvoir inimité dans celui qui gouverne ))~ elle en conclut que le meilleur moyen de soutenir l'Etat russe est d'en fortifier le principe, c est-a-dire l'autocratie. Les auteurs du code prussien de 1792 ne laissent point de subir l'influence de l\&'A~:f des lois. L'ensemble de leur ouvrage ne respire que le despotisme éclaire; niais ces collèges admnnstratifs se contrôlant et se contenant les un'tes autres; cette espèce d'inamovibilité des agents de 1 Htat, qui leur assure Indépendance; cette part considérable faite aux nobles dans administration communale; ce maintien rigoureux de la hiérarchie et des castes; cette interdiction faite aux gentilshommes d'exercer le commerce, rappellent les mesures que Montesquieu proposait pour conserver le principe de la monarchie.
En France, Montesquieu passait toujours pour séditieux près (les pédants et des dévots. Ils l'accusaient
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d'ébranler l'autel et le trône. Crevier entreprit de le avec pièces a l'appui, et publia en 17()4 un voliiine intitule O&serMtfM/MSMy'/e~yef/c'M~ff des lois. Crevier savait l'histoire ancienne ct n'eut pas de peine à prendre, ça et I:), Montesquieu en défaut. Il avait l'esprit naturellement lourd, il eut encore moins de peine à en fournir la preuve. Il reprit ht thèse des Nouvelles ecclésiastiques ne voyant dans Montesquieu qu'un littérateur avide d'une gloire malsaine, il ne découvrit dans l'Esprit des lois que 1 esprit de vanité, de paradoxe et de faction. « A force (t'être ami des hommes, disait-il, l'auteur de l'Esprit f/es lois cesse d'aimer autant qu'il le doit sa patrie. L'Anglais doit être flatté en lisant cet ouvrage, mais cette lecture n'est capable que de mortifier les bons Français. ))
Crevier disait vrai quand il parlait ainsi des Anglais. Ils se montraient flattés du livre; ils faisaient mieux: ils en protitalent. Ils pratiquaient, jusque-la, leur constitution sâns l'analyser. Montesquieu leur donnait la raison de leurs lois. II forma parmi eux des disciples. Blackstone procède de lui, et tous les commentateurs de la constitution anglaise relèvent de Blackstone. 11 y faut comprendre le Genevois De Lolme; son ouvrage, qui parut en 1771, donna la description détaillée de ce régime, dont Montesquieu n'avait présenté que les principes et les maximes.
Bien avant que les Européens songeassent à approprier ces maximes aux anciennes institutions monar-
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chiques du continent, les Américains, par Une expérience plus hardie, les avaient appropriées a la démocratie. Montesquieu avait pressenti que les cotonies américaines de l'Angleterre se détacheraient de la métropole, et il avait indiqué la forme fédératlve comme le seul moyen de concilier ces éléments que l'antiquité n'avait point réunis l'étendue, des frontières, la démocratie et la république. Washington connaissait l'Esprit des lois, et l'Inllu~nce de ce livre sur les auteurs de la constitution 'des États-Unis ne saurait être contestée. Les Américains se sont éclairés des vues de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs.; ils ont placé la démocratie dans les États de l'Union, dont le territoire est restreint; ils ont placé la république dans la fédération de cex États. Ils ont pu organiser cette démocratie et cette république parce qu'ils en avaient les mœurs ils gardaient de leurs origines puritaines le sentiment religieux très intense, la soumission a la règle, le renoncement à soi-même, qui étaient, scion Montesquieu, l'essence des vertus républicaines. Tout en méditant la disposition des lois eonseillécs par Montesquieu aux républiques, ils justifiaient sa pensée fondamentale, et complétaient son œuvre. Ces traditions et ces mœurs, qui faisaient la force des Américains dans leur révolution, n'existaient point en France. On y était plus prés, tout compte fait, de la Rome de César que de l'Angleterre de CromweII. Lorsque Montesquieu pensait à la France, il ne pensait jamais ni a la démocratie ni à la répu-
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b)!que. C'est, disait-il, dans les anciennes lois françaises que l'on trouve l'esprit de la monarchie. Il ne songeait point a. transporter dans sa patrie les institutions anglaises c'eût été contraire a son système sur tes climats il ne songeait qu'a ramener a leur principe propre les « lois fondamentales ).< des Français. Un roi contenu par des corps privilégiés et dépendaïlts; point d'États généraux, mais une magistrature gardienne des lois fondamentales; une noblesse a laquelle le négoce est interdit; point de grandes compagnies de commerce, qui détruiraient la hiérarchie des corps Intermédiaires, en plaçant d'un coté la puissance politique et de l'autre la richesse un gouvernement paternel, éclairé, intelligent, menant les Français, non seulement avec bonté, mais avec esprit ne cherchant point a gêner leurs manières, afin de ne point gêner leurs vertus évitant surtout de les ennuyer, car c'est ce qu'ils supportent le moins leur laissant faire les choses frivoles sérieusement et gaiement les choses sérieuses; de l'honneur partout, de la tolérance pour les croyants, de la gloire pour les gentilshommes, de la liberté civile pour le peuple point d'expéditions lointaines, peu de colonies; plus de ces entreprises qui n'augmentent la. puissance absolue qu'aux dépens de la relative de la modération enfin, au dehors, comme au dedans, « la France étant précisément de la grandeur qu'il faut » voilà, Montesquieu, l'Idéal de la monarchie française. De bons rois et de sages ministres sontle grand ressort de ce gouvernement. La France a fourni d'iDus
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tres exemplaires des uns et des autres Charlemagnc, qui domine toute l'histoire; saint Louis, « la loi, la justice, la grandeur d'âme »; Louis XII, « le meilleur citoyen »; Henri IV, « qu'il suffit de nommer », et Coligny, Turenne, Catinat; puis, pour le contraste et la démonstration par le pire, Richelieu, Louvois, Louis XIV le despotisme et ses instruments de règne.
Montesquieu esquisse cet idéal et ne s'aperçoit pas que la France, telle qu'il la décrit, rend impossible la France telle qu'il la conçoit. Il voudrait rendre du nerf à des institutions qui se meurent le principe en est corrompu, et il a démontré luimême que, quand le principe se corrompt, le gouvernement touche <t sa ruine. La couronne a tout nivelé et tout envahi. Elle a concentre tous les pouvoirs et rapproché tous les rangs, en les aplatissant devant soi. Les nobles sont déchus a l'état de courtisans or, « l'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans l'orgueil, le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l'espérance de ses faiblesses, et, plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courti'sans, marque dans tous les lieux et dans tous les temps ». L'honneur même ne supplée pas les vertus qui leur manquent leur honneur, bâtard et servile, n'est qu'une forme de leur abaissement. « On peut
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être a la fois couvert d'Infamie et de dignités. )) Cette noblesse « tient il honneur d'obéir à un roi, mais regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple. » Le voulût-elle, elle ne le pourrait point. « Son ignorance naturelle,son inattention, son mépris pour le gouvernement civil )), l'en rendent incapable. Les parlements, discrédités par la couronne, ne sauraient remplacer la noblesse. Tout s'en va, et c'est par la chute des contreforts que s'annonce l'écroulement de l'édifice.
On le vit bien sous Louis XVI, lorsque l'on essaya de gouverner selon le plan de Montesquieu, en rendant l'autorité aux parlements et l'influence aux privilégiés. Ils invoquèrent contre Turgot et ses réformes les maximes de l'Ti~r/f des lois, et achevèrent, en combattant ces réformes, de précipiter la révolution. Cet essai de retour vers l'ancien régime ne conduisit qu'a rendre la monarchie plus impopulaire et les privilégiés plus odieux.
Sur un seul point, dans la politique étrangère, les conseils de Montesquieu prévalurent et produisirent leur bienfait. La politique de Vergennes est une excellente application de l'?spr!'f des lois à la diplomatie. Quand on lit les mémoires que ce sage ministre adressait a Louis XVI, à propos de la succession de Bavière, on croit lire un développement de cette phrase qui termine le chapitre de la guerre, au livre du droit des gens « Que l'on ne parle pas surtout de la gloire du prince; sa gloire serait son orgueil; c'est une passion et non pas un droit légitime. M est
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vrai que la réputation de sa puissance pourrait augmenter les forces de son Etat; mais la réputation de sa justice les augmenterait de même. ))
Cela nous am<ne :< la Révolution française, que Montesquieu n'avait pas prévue, qu'il contribua cependant a préparer, et qu'il inspira souvent, sans la gouverner jamais.
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MONTESQUIEU HT LA RËVOLUTfOX
CHAPITRE IX
Tout Français éclairé, a la tin du dernier siècle, avait dans sa bibliothèque un Montesquieu, un Vo!taire, un Rousseau et un BuSon. La convocation des Etats généraux invitant chaque Français a donner ses idées sur la j'cformc de l'Etat, chacun recourut a se:' livres et demanda a ses auteurs favoris de lui fournir des idées ou (tes arguments pour soutenir les principes qu H voulait faire prévaloir. Rousseau et Montesquieu furent les plus consultés. Rousseau suscita plus de disciples, mais Montesquieu procura plus de citations Rousseau ne développait qu un système, le sien; Montesquieu exposait tous ceux que ) histoire avait recueillis. L'r~ </es lois devint comme une sorte de ~tycA'ff/ tous les partis en tirèrent des maximes et. des précédents a l'appui de leurs vœux ou de leurs prétentions.
La noblesse intelligente en prit la pensée Inthne avec la lettre. Les vo'ux de cette noblesse sont bien
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précisément les « cahiers de Montesquieu e aux Etats généraux on y reconnaît sa prédilection pour'Ia liberté monarchique, sa conviction que cette liberté ne pouvait être fondée en France que sur les prérogatives des corps privilégiés. Le tiers état lui emprunta le système de la séparation de;- pouvoirs et mainte réforme particulière; mais il réclama l'égalité et la liberté civiles connue fondements de la liberté politique, et toute la doctrine de Montesquieu sur le gouvernement de la France en fut anéantie. La Révolution fit prévaloir les principes du tiers état. Apres la nuit du 4 août, la monarchie de Montesquieu n'était plus qu'une utopie d'émigré. « Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez bientôt un État populaire ou bien un État despotique. » L'Esprit des lois avait posé ce dilemme qui devint le problème périodique du gouvernement français. Des citoyens, qui tenaient a la monarchie et n'entendaient point sacrifier la liberté, cherchèrent une transaction, et la trouvèrent dans l'.ËspT'if des lois. Ils proposèrent l'exemple de l'Angleterre. C'est la seconde lignée de Montesquieu dans la Révolution. Les grands esprits ont leurs familles, et il en va dans leur descendance comme dans les dynasties ce ne sont point toujours les aines qui font la plus belle fortune et qui assurent la gloire de la maison. Jl y a des cadets qui font souche à leur tour et dont le château efface celui des aînés; il y a des frères, sans héritage, qui s'en vont aux colonies, y découvrent
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des mines, y font de grands mariages et reviennent restaurer la demeure des ancêtres. Certains enfants perdus, étranges ou scandaleux, n'ont point laissé parfois de servir, sinon à l'honneur, au moins a la cétéhrité du nom. Ce fut le cas dans la postérité politique de Montesquieu. La branche aînée émigra on la vit siéger dans les conseils des princes et inspirer les fameuses ~<7e.T'<OKA' de Burlœ sur la révolution de France tout le tableau qu'y trace le fougueux orateur anglais, de l'ancienne monarchie et de sa réforme possible, est tiré de l'/tsp~ des Zw'A'. Les partisans des deux Chambres,les « monarchiens n,comme on les nommait, Ncckcr dans le gouvernement, Mounicr, Lally, Bergasse, Clermont-Tonnerre, Malouet, dans l'Assemblée, MaHet du Pan et Rivarol, au dehors, forment la seconde branche. Le vent la brisa promptement. Elle ne mourut point, mais il lui fallut des années pour reprendre sa sève et pousser de nouveaux bourgeons.
L'esprit public était ailleurs. Il allait a SIeyes, c'est-à-dire à l'antipode de Montesquieu. « Assez d'autres, disait en pensant peut-être a l' des /Ms ce fameux spéculateur, assez d'autres se sont occupés a combiner des Idées servilcs, toujours d'accord avec les événements. La science politique n'est pas la science de ce qui est, mais de ce qui doit être. Cependant, pour entrer dans des voies que Montesquieu n'avait point souhaitées, la Révolution ne lui échappe pas entièrement. C'est le moment où s'exerce son influence indirecte, et où l'on voit entrer en scène,
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dans le trouble du pays, des disciples hasardeux et dissidents, qu'il aurait certainement désavoues, s'il les avait connus à l'oeuvre, mais qui n'en procèdent pas moins naturellement de ]ui.
Cet apologiste de la monarchie, ce restaurateur de l'ancien droit public des Français, était destiné à devenir, entre leurs mains, le prophète de la démocratie égalitaire et de la république a ia romaine. Cette métempsycose singulière tient moins au fond de la pensée de Montesquieu, qu lit forme qu'il y a donnée et aux idées avec lesquelles ses lecteurs Interprétaient son ouvrage. « Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, disait-il, j'ai cherché a en prendre l'esprit. » En essayant de ressusciter les anciens, il les animait de sa propre âme, de l'âme de son siècle. JI n'évoquait point, a vrai dire, !e fantôme d'une antiquité morte pour jamais il dégageait une certaine forme de pensée que son siècle portait en soi, et qui devait renouveler, pour un temps, la politique, la littérature et jusqu'à l'art même en France. Montesquieu est moins un restaurateur de l'antiquité qu'un précurseur de la France néo-grecque et néo-latine, d'André Chômer à David, et de Vergniaud à Napoléon, en passant par Robespierre, Saint-Just et Charlotte Corday. Ce qui semble, de sa part, l'effet d'une divination singulière ou d'une influence plus merveilleuse encore, s'explique par un même état d'âme se produisant, en lui et chez ses disciples révolutionnaires, à des époques diverses et dans des milieux différents. C'est un (n'oblètne de psychologie autant que d'histoire.
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Au moment où Montesquieu faisait la théorie de ta république, l'instinct en naissait dans les esprits et le mot s'insinuait dans le peuple. L'éducation classique entretenait cet esprit; la littérature classique en popularisait le vocabulaire. « Quelqu'un, écrivait d'Argenson en 1747, osera-t-H proposer d'avancer quelques pas vers le gouvernement républicain? Je n'y vois aucune aptitude dans les peuples la ncblesse, les seigneurs, les tribunaux, accouturnés a la servitude, n'y ont jamais tourne leurs pensées; cependant ces idées viennent, et l'habitude chemine promptement chez les Français. » Elle chemina sourdement sous le so), tout nivelé et datte ;'t );) romaine par la monarchie. Il se produisit une secousse qui ouvrit une issue aux eaux souterraines elles se répandirent et coulèrent d'ettes-mêmes dans ce lit (lui semblait leur être destiné.
La même vocation, qui avait appelé Montesquieu a décrire la république romaine et a s en taire littérairement Je citoyen, appela les Français de la Révolution renouveler cette république en France et a s'en faire les citoyens vivants. Leur instinct héréditaire, guidé par les écrits de Montesquieu, leur suggéra ce que son imagination historique lui avait fait apercevoir. Amenés a organiser la démocratie, ils y apportent les mêmes dispositions d'esltrit que Montesquieu avait apportées a en faire l'histoire. Ils la conçoivent d'après les mêmes originaux ils comprennent les anciens comme Montesquieu les a compris; ils les trouvent dans ses ouvrages, comme ds'tes désirent et
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comme il les leur faut. Ils entendent réaliser ce que Montesquieu a décrit. Montesquieu a analysé les lois qui constituent la république et qui la font vivre; ils décrètent ces lois la république, selon eux, en doit résulter nécessairement. Ils ne tiennent compte d'aucune des conditions que Montesquieu a posées et qui sont cssentlenes dans sa théorie, ni le climat, ni les mœurs, ni l'allure générale. Montesquieu avait déjà confondu tous les temps et toutes les républiques ils transportent cette législation idéale à plus de vingt siècles de distance, dans le pays le plus différent et au milieu de la civilisation la plus opposée. C'est le contraire de la méthode de l'y~ des lois; mais c'est l'esprit du siècle, et c'est ainsi que la p)upart des Français de ce temps-la ont compris Montesquieu. Ils lui appliquent les procédés d'interprétation qu'ils ont l'habitude d'appliquer aux classiques isolant les maximes et en déduisant, par la vole dialectique, toutes les conséquences qui en découlent logiquement. De ses idées générales, ils font des idées abstraites et universelles, c'est-à-dire un moule à leurs passions. Montesquieu s'était fait successivement le citoyen de chaque nation, afin de guérir chaque peuple du pire des préjugés, l'ignorance de soi-même. Ses interprètes font de lui le citoyen du monde et le législateur cosmopolite. Loin de chercher chez lui de quoi guérir leurs préjugés, ils v cherchent de quoi les fortifier, et, transposant, pour ainsi dire, son ouvrage, du relatif à l'absolu, ils en font le code prophétique de leur utopie.
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Toute la révolutionterroriste est dans une phrase, et cette phrase est directement inspirée des maximes républicaines de t'sp/ des /M/ « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, dit Robespierre, le ressort du gouvernement populaire en révolution est a la fois la vertu et la terreur la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. )) 11 n'est pas, en effet, d'autre moyen que la terreur pour forcer a ce point la nature des choses, contraindre le Français il transformer son caractère et ses mœurs, l'obliger à remonter du siècle de Louis XV a celui de Lycurgue, et réduire Paris a subir ce que Montesquieu lui-même appelait « le prodigieux ennui de Sparte ». 11 y faut « ces magistratures terribles )), dont' parle l'spr/f des lois, et « qui ramènent violemment l'Etat :i la liberté )) il y faut la loi du salut public, « qui est la loi suprême », et ce précepte invoqué par les sophistes de toutes les tyrannies « Il y a des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme on cache les statues des dieux »; il y faut l'ostracisme et ces arrestations des « citoyens suspects, qui ne perdent leur liberté pour un temps, que pour la conserver pour toujours )) il y faut l'éducation uniforme, l'égalité des biens, cette médiocrité salutaire qui corrige la scélératesse naturelle de la fortune.
Que ne méditaient-ils les chapitres sur la corruption des principes, la vanité de la violence contre les mœurs établies et l'Impuissance des supplices
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contre la nature des choses! Quelques-uns le sentirent ce fut la revanche de Montesquieu, de l'histoire et de l'humanité. Les Girondins comprenaient que la république périssait pour avoir méconnu ses leçons. Tandis que Saint-Just parodiait ses maximes et faisait la caricature de ses images, Camille Desmoulins retrouvait, dans les C'fws/Wcyf~fWS sur les Romains, )c secret de l'éloquence républicaine; il empruntait à Tacite, a travers Montesquieu, ses plus éloquentes invectives contre la tyrannie. Les nobles, persécutés et décimés, recouvrèrent devant la guillotine cette fierté d'honneur, vertu des monarchies, que Montesquieu leur reprochait d'avoir abdiquée devant la couronne. Tout confirma les sombres pronostics qu'il avait portés sur la décadence des mœurs politiques en France; ses jugements, jetés comme en passant sur « les sciences de spéculation qui rendent les hommes sauvages a, et sur les terribles conséquences du despotisme qui s'établirait au milieu des ruines de la monarchie « Dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les Insultes qu'on lui fait dans les trois autres. »
On revint à lui, quand on s'efforça de revenir a 1 ordre, à la modération, a la liberté. H y avait certainement beaucoup plus de son esprit dans la constitution de l'an IH que dans celle de 1791. Quelques-uns de ses disciples furent appelés a siéger dans les assemblées Portalis, Barbé-Marbois, Mathieu-Dumas, Siméon, Camille Jordan, et, dans le
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Directoire même, un diplomate nourri des conseils de Vergennea, le prudent Barthélémy. On réimprima les œuvres de Montesquieu. Pastoret, aux Cinq-Cents, Goupil de Préfein, aux Anciens, proposèrent de lui décerner les honneurs du Panthéon. Mais les violents ne leur en laissèrent point le temps, et le coup d'Etat de Fructidor exila de nouveau l'Tfspf/f ~<M ~< de la république.
La constitution de l'an VIII n'avait rien de commun avec la liberté telle que Montesquieu l'avait conçue. Bonaparte, si l'on en croit Stendhal, n'avait guère fait que feuilleter les écrits de ce grand homme mais il tenait ses élèves en haute estime. S'il leur interdit de parler de politique, il leur confia la magistrature, l'administration et la législation civile. L'illustre conseil d'Ktat qui rédigea ]c Code civil et eut Portails pour principal rapporteur, s'Inspira, pour le fond comme pour la forme, des préceptes de Montesquieu.
Cependant la politique de l'Empereur rompait toutes les maximes de Montesquieu et justifiait eu même temps toutes ses conclusions. On ne saurait trouver une plus complète démonstration de 1 existence des lois de l'histoire, ni une preuve plus péremptoire de celles qu'avait induites Montesquieu. Il avait montré comment un pays en révolution devient plus redoutable au dehors qu'il ne l'a jamais été en d'autres temps; comment, dans une nation oif les moeurs de la monarchie se dissimulent sous les lois de la république, la guerre, commencée comme dans
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les républiqucs, doit se terminer comme dans les monarchies. « Sitôt, avait-il dit, que l'armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. » II avait écrit cette phrase étrange,~ t une époque où les capitaines manquaient tellement t la France qu'il avait fallu chercher un grand mercenaire, le maréchal de Saxe, pour tenir l'épée du roi « La France se perdra par les gens de guerre. » Le Danemark lui avait suggère cette pensée qui s'applique si exactement à la France de 1804 « Il n'v a pas d'autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n'avait pu se limiter luimême. »
Le chapitre sur la politique des Romains dans la conquête contient, en substance, toute la politique de Bonaparte. C'est justement parce qu'il était tout Romain et tout classique dans son génie, que le Premier Consul comprit si bien les Français de son siècle, et les persuada si aisément qu'en obéissant a ses volontés, ils exerçaient encore leur souveraineté. Il y avait certainement des réminiscences d'Alexandre, et probablement de l'Alexandre de Montesquieu, dans les merveilleuses rêveries que le général en chef de l'armée d'Italie caressait à Ancone, et qui l'emportaient vers la Grèce et vers l'Orient. On reconnaît plus d'un trait du Charlemagne de I' des lois dans la vision colossale que Napoléon se faisait de cet empereur et qui hanta constamment son imagination après le consulat.
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Comment ne point discerner l'empire dans ces tahleaux de Rome qui, composés après coup, passeraient pour une allusion ou une satire, et qui, composés plus d'un demi-siècle auparavant, semblent les fragments d'une prophétie? Cette passion maîtresse de la gloire dans tout le peuple; cette nécessité d'étonner les hommes pour les soumettre; cette « guerre de réputation » que le plus audacieux dans l'ambition fait à ses rivaux; cet art de les attaquer « avec leurs propres armes, c'est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la République »; cette Rome impériale qui n'est, a proprement parler, ni empire n république, mais la tête du corps formé par tous les peuples de l'Europe; ces peuples, associés ensemble, et qui n'ont rien de commun que leur commune obéissance; ces nations qui se nouent avec les liens mêmes de la conquête; ces rois que Rome avait semés partout pour s'en faire des esclaves, et qui tournent contre elle les ressources qu'elle leur a distribuées cette impossibilité de soutenir « jusqu'au bout une entreprise qui ne peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les autres, ni manquer un moment sans manquer pour toujours »; Rome enfin détruite parce que toutes les nations l'attaquent à la fois, l'investissent et l'assaillent de toutes parts, résultat si fatal de la politique romaine que Montesquieu l'annonce à quiconque recommencera la même carrière « Si aujourd'hui un prince faisait en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le Nord, adossées aux limites de l'univers, y tiendraient ferme
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jusqu'au moment qu'elles inonderaient et conquerraient l'Europe une troisième fois. » Concluons avec Eucrate, c'est-à-dire avec Montesquieu « Pour qu'un homme soit au-dessus de !'h))m.)nite,it il en coûte trop cher i tons les autres. »
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CHAPITRE X
POSTÉRITÉ DE MOKTRSQUIEU
DANS LA POLITIQUE ET DANS L'HISTOIRE. MONTESQUIEU ET LA CRtTtQUE
La restauration de la royauté en France, en 1814, rendit a la politique cette seconde branche de la lignée de Montesquieu que la Révolution avait proscrite, et que l'Empire avait absorbée dans le sénat ou dans leçon' seil d'État. Elle reprit le gouvernement dans des conditions qui lui permettaient d'accomplir l'expérience de la monarchie constitutionnelle, avortée en 1791. Chateaubriand avait d'abord prétendu recommencer l'~p~ cles lois dans r7~.s<Yf s:< les ref~Kh~~ il n'avait guère fait que transposer les formules et exagérer jusqu'au ridicule les artifices de composition de Montesquieu. Il le loua et l'admira, comme il convenait, dans le Génie du c/<f'f'~M'M<?/ il développa plusieurs de ses maximes préférées dans la Mby:o:re/i;e selon la Charte. Benjamin Constant s'Inspira des chapitres de l'Esprit des lois sur la liberté politique, dans ses Réflexions sur la Constitution. Les doctri-
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Mires s'efforcèrent de corriger la classilication des gouvernements de Montesquieu, en appliquant à la démoeMtie et à la monarchie cette pensée de Pascal « La multitude qui ne se réduit pas a l'unité est confusion, l'unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. )) Louis XVIII avait lu l'Esprit des lois en pur bel-esprit, lorsqu'il n'était que prétendant; il l'Interpréta en roi prudent lorsqu'il fut sur le trône. Le ministère du duc de Richelieu et,.celui de M. de Martignac, la belle campagne de comte de Serre dans la discussion de la loi de la presse, les discours du duc de Broglie et de Royer-Collard contre la loi désastreuse du sacrilège, voilà bien, dans un gouvernement qui eût été sans aucun doute, en ce tempslà, le gouvernement de ses voeux, 1 esprit de Montesquieu.
Talleyrand porta cet esprit dans la diplomatie. Il s'en était pénétré dès sa jeunesse. Le mémoire qu'il écrivait a Londres, en novembre 1792, sur les inconvénients de la politique de conquête, en fournit la preuve. On retrouve cet esprit, avec une élévation de vues et un art de composition qu'un document diplomatique n'a peut-être jamais égalés, dans les Instructions que Talleyrand se lit donner en 1814 pour le congrès de Vienne, et que La Besnardière rédigea sous son inspiration. La conception de l'Europe et la dënnition du droit public y sont empruntées à Montesquieu. Le tableau de la Prusse est un des plus brillants morceaux de son école littéraire. On croit, en vérité, reconnaître une citation dans le passage qui com-
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mence par cette phrase < La Pologne rendue a l'indépendance le serait invinciblement a 1 anarchie. )) Le développement qui suit semble un chapitre inédit de I'7i'~o7'<f des /OM. On en retrouve l'essence même dans cette maxime qui résume toute la pensée des 7/M~Mc~/o/< K La France est dans l'heureuse situation de n'avoir pas a désirer que la justice et l'utilité soient divisées, et de n'avoir point a chercher son utilité particulière hors de lajustice qui estl'utilité de tous. » Ce n'est pas seulement la pensée de Montesquieu, c'est son procédé de style et jusqu'à ses comparaisons qui se renouvellent, comme d eux-mêmes, sous la plume de Talleyrand. Il reprend dans une de ses notes de Vienne, et rectifie en se l'appropriant, une image très belle, mais un peu téméraire, des Co/s<(7e'fTfM/ « La France, dit Talleyrand, n'avait a porter au congrès aucune vue d'ambition ou d'intérêt personnel. Replacée dans ses antiques limites, elle ne songeait plus a les étendre, semblable a la mer, qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes. » Montesquieu avait moins justement écrit, lorsqu il faisait cette réflexion « II est admirable qu'après tant de guerres, les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avaient voulu quitter, comme la mer qui n'est moins étendue que lorsqu'elle se retire d'elle-même. »
Cette allusion aux Cw~~c/M/M nous ramène a l'histoire. Montesquieu n'y fait pas moins grande école que dans la politique. Il y enseigne l'enchaînement des faits, le rapport des causes, la liaison des
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événements, l'explication des lois par l'histoire et l'explication de l'histoire par les mœurs. On voit procéder de lui toute l'école des historiens du droit, et toute celle des modernes philosophes de l'histoire. Guizot n'est pas de la filiation dj[jaecte de Montesquieu mais, quoique le plus indépendant et le plus original des disciples, il l'est cependant de l'auteur de l'Esprit des lois. Il lui a succédé, durant la première moitié de notre siècle, dans le r61e d'Initiateur et d'instituteur de la science historique. « 11 a, dit Augustin Thierry, ouvert, comme historien de nos vieilles institutions, l'ère de la science proprement dite; avant lui, Montesquieu seul excepté, il n'y avait eu que des systèmes, s Guizot applique à l'histoire l'idée du progrès que Montesquieu a pressentie sans la concevoir; Turgot et Condorcet l'ont dégagée; Guizot en fait l'esprit même de la civilisation, qu'il définit (f le perfectionnement de la société et de l'humanité a elle forme la trame de l'histoire, telle qu'il la déroule avec une admirable ampleur dans ses leçons de 1828.
Mme de Staël avait été une des premières a retenir cette conception de la perfectibilité. Elle l'avait unie à beaucoup de pensées tirées de l'jE~p~ des lois, dans son écrit sur I'?H<Mce (~c~~MMMs. Elle reprit cette idée dans son livre de l'Allemague. Elle l'exposa avec une chaleur d':ime et une sorte d'enthousiasme religieux qui manquaient a l'humanité trop sèche et trop raisonnée de Montesquieu. Son dernier ouvrage et le plus fortement conçu, les Considérations sur &R~o-
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/«fMM française, commence par une maxime qui est'le fond de l'histoire de France selon l'Esprit des lois « C'est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est moderne. » Ecrivant l'histoire de la liberté de 1789 a 1814, Mme de Staël fait, pour ainsi dire, l'histoire des Idées de Montesquieu a travers la Révolution et l'Empire.
La branche monarchique des f!)s de Montesquieu avait atteint sa plus haute fortune avec la Restauration. Elle avait fondé ce gouvernement; elle aurait été seule capable de le maintenir en le ramenant constamment a son principe elle n'y réussit point. Ces politiques modérés ne parvinrent pas à faire comprendre aux théocrates de la monarchie restaurée que le mot abstrait de légitimité ne signifie rien en soi; que le droit qu'on en prétend déduire est un simple droit de prescription, que, pour n'être point rompue, cette prescription doit être toujours renouvelée que c'est « dans la suite des temps et par le consentement du peuple » que les gouvernements nouveaux se légitiment selon Bossuet, et que les anciens se soutiennent selon Montesquieu. « Le gouvernement le plus conforme a la nature, avait-il dit, est celui dont la disposition particulière répond le mieux a la disposition du peuple pour lequel il est établi. »
Les disciples royalistes de Montesquieu tombèrent du pouvoir avec la monarchie constitutionnelle. La France eut, une fois de plus, à choisir entre « l'État populaire et l'état despotique. )) La démocratie s'y
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développait sur un vieux sol monarchique, dans une nation de plus de trente millions d'âmes, civilisée jusqu'au raflinement, ne concevant point le progrès social sans le progrès de la richesse, commerçante, industrielle, aimant le luxe et en vivant. Cette démocratie déroutait toutes les notions de l.Z:~E)~ des lois. Montesquieu, qui avait été, en tant d'occasions graves, le conseiller bienfaisant de sa patrie, tui aurait manqué dans celle-là, si son génie n avait Suscite un continuateur et un propagateur de ses idées dans la France moderne Tocqueville. Il représente la dernière branche des descendants intcllectuels de Montesquieu. Cette partie de la fami))c a traversé la Révolution, l'Empire et la Restauration dans une opposition tantôt ardente, tantôt réservée, toujours inquiète et souvent mélancolique. Attachés de cœur et de conscience a la liberté, l'aimant pour elle-même, )a souhaitant a leur pays, considérant 1 avènement de la démocratie comme désormais inéluctable, ces patriotes prévoyants cherchaient a concilier cette révolution avec les traditions de la France. Ils demandèrent aux Etats-Unis, pour cette entreprise, un enseignement analogue a celui que leurs aînés avaient demandé a l'Angleterre, lorsqu'il s'était agi d'accorder la monarchie avec les libertés nationales.
Tocqueville est, comme Montesquieu, un esprit généralisateur et dogmatique plus moraliste, au fond, que législateur, et surtout que politique. Son œuvre, pour la méthode et la distribution
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des sujets, procède entièrement de celle de Montesquieu. II a écrit sa grande étude historique, /l/<c<e/< ye~t'Me et la J!f;t'o/M~'o/~ qui correspond aux C'M~<T~o/M ~M/* les jRMm<< il a composé sa -De'/Kocratie e/! Amérique, qui est son T~rif des lois. H a imprimé, dans la seconde moitié du siècle, aux études polititiques et aux études historiques, une impulsion moins éclatante sans doute et moins avouée, mais aussi efficace et aussi féconde que celle que Guizot y a imprimée dans la première moite. Par lui Montesquieu se rattache a la France contemporaine et y trouve encore ses prises. Elles y sont plus étendues qu'on ne serait tenté de le croire. C'est grâce à l'influence de cet esprit, tout historique et expérimental, dont les institutions et les moeurs se sont peu il peu pénétrées, que l'on a abandonne la mécanique rationnelle de SIeyes, pour adopter la mécanique apphquéc des praticiens; que la république est devenue parlementaire, et qu'elle s'est établie en France par l'efl'ct de la constitution la plus sommaire en son texte, la plus coutumière en ses applications, la plus naturettemcnt issue des mœurs et de la force des choses que la France ait encore possédée.
L'influence que Montesquieu a exercée en Europe égale celle qu'il a exercée en France. On l'aperçoit partout, dès la fin du siècle dernier. C'est le génie même de l'~o~tf des lois qui semble inspirer, dans l'œuvre de régénération de sa patrie d'adoption, le plus grand homme d'Etat que l'Allemagne ait enfanté. Jamais la ruine d'un gouvernement par la corrup-
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tion de ses principes ne se définit avec plus de clarté que dans la catastrophe de la monarchie prussienne après lëna; jamais l'art de relever une nation et de restaurer une monarchie en la ramenant a son principe et en renouvelant ce principe qui s'était altéré, n'a été pratiqué avec plus de pénétration et de profondeur que par le baron de Stein.
Le gouvernement constitutionnel a passé sur le continent, apporté par le livre de Montesquieu, et s'y est propagé par l'exemple des Français. Les deux chapitres de l'&yT'tr des lois sur l'Angleterre et sa constitution sont devenus ainsi une œuvre à part, et ont marqué une étape dans l'histoire des? sociétés humaines. Les grands penseurs éclairent souvent moins par leurs rayons directs, que par leur lumière diffuse et le reflet de leurs satellites.
On a beaucoup écrit sur M<M)tesquicu 1. II me paraît difficile d'être plus large dans l'apologie que ne l'a été Villemain avec son .EV~c et ses ~ero/M sur la lit~e'y~M/'c au ~'777° ~!ce/<?/ d'être plus étroit et plus
1. Le lecteur trouvera une bibliographie des éditions originales de Montesquieu et des ouvrages écrits sur lui, u. la fin du livre de M. Vian /o/re de ~on~c~yKt'eH. Je me suis servi de ce livre, en tenant compte des critiques qui eti ont été faites par MM. Brunctièrc et Tamizey de Larroque, ainsi que des recherches de M. Tourneux. J'ai mis a contribution l'inépuisable trésor des ZH~~M et de .Pfj/7~o~ J'ai trouvé les indications et les directions les plus utiles dans la <~c~que de M. Fustcl de Coulanges, et dans ~r Civilisation et ses lois de M. Fanck-Brentano, en particulier dans le livre 1 de cet ouvrag'e Les m~r~ et les lois des 7M<r/ politiques dans les démocraties et dans les monarchies.
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tranchant dans la contradiction que ne l'a été Destutt de Tracy avec son CoM/MM~f de ~jE~'r<t des lois, Cette critique de Tracy, toute spéculative et a priori, n'est plus celle que nous attendons aujourd'hui, Jl nous importe assez peu qu'un auteur institue une comparaison entre les écrits d'un grand homme et la théorie qu'il s'est faite, à son usage, sur le même sujet. Ce procédé suppose, de la part du critique, la science définitive, qui n'a jamais été te fait de personne, et, de la part du lecteur, une déférence sans limites, qui n'a jamais été le fait que des Béotiens. Nous demandons a ta critique de nous faire connaître les hommes, de nous expliquer la raison d'être et le sens réel de leurs ouvrages. M. Paul Janet dans son Histoire de ~< science ~M/y'n~Me, M. Laboulaye dans les A'ofMes de sa grande édition de Montesquieu, M. Taine dans quelques pages magistrales de son ./t/<e;e/< ~c'~t'Mc, ont montré comment il convient d'appliquer ce fécond procédé de critique a l'auteur de I'7; ~c~ Tous les trois admirent son génie, louent sa méthode et, dans l'ensemble, se rallient a ses principales conclusions.
Sainte-Beuve n'y consent qu'a demi et avec des restrictions munies. C'est dans ses écrits que l'on trouve, sous la forme plus insinuante, les objections les plus graves qui aient été faites à Montesquieu. Outre la notice personnelle qu'il lui a consacrée, Sainte-Beuve l'a pris et repris nombre de fois, abordé de tous les cotés et à tout propos, dans ses ZK~f/M et dans son ~'o~oy<7/. L'homme le séduit,
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l'écrivain le charme, l'œuvre l'inquiète, l'historien l'impatiente, le législateur le déroute.
Au législateur il reproche d'élever trop haut la moyenne de l'humanité, de sacrifier trop à la décoration du monde et au respect humain, de ne pas faire la part assez large à la méchanceté primordiale toujours latente chez l'homme, de trop dissimuler, sous la draperie sociale, l'étoffé humaine, c'est-àdire la guenille. Sainte-Beuve ne voit pas que, dans la grande hygiène politique, l'optimisme est la condition même et l'âme de toute l'entreprise. Comment diriger l'homme si l'on ne le croit dirigeable? )e perfectionner si l'on ne le croit perfectible? l'inciter a l'effort et rendre, par cet effort même, l'activité a ses muscles, si on le croit énervé et paralysé a jamais? guérir ce malade, si malade il y a, et le plier au régime, si l'on commence par lui démontrer que son ressort est usé, que son mal est sans remède que ressort et remède sont d'ailleurs de simples figures de langage; qu'on ne sait au juste ni ce qu'est la santé ni ce qu'est la maladie; qu'en dernière analyse toute la science consiste a décrire un homme sain, et toute la médecine à dire a ceux qui souffrent '( Tachez de vous bien porter ? ?
Dans l'histoire, Sainte-Beuve trouve que Montes(luieu néglige trop l'Inconséquence des hommes et les caprices de la fortune. Montesquieu, d'après lui, simplifie trop et ordonne tout avec trop de mesure; il laisse de coté les accidents; il isole dans la mêlée certains épisodes, les enchaîne et leur impose un
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semblant de raison qu'ils n'ont jamais eu; il ne compte qu'avec les événements qui ont produit leurs effets; il abandonne tous ceux qui ont avorté en chemin; des mille façons dont l'événement aurait pu se dérouler, il en choisit une seule, celle qui a abouti; il supprime l'Imprévu il méconnaît « le vrai de l'intrigue et de la mascarade humaine )) il prétend découvrir les grandes routes, il ne fait passer les siennes, ~csg7'<M<~esfMKfe~o!es, « que par l'endroit de la note illustre ». En dehors de la Providence, qui ne dit point son secret, il n'y a, selon l'auteur et Port-Royal, dans cette cohue du monde que la force, que l'habileté, que lafortune. Pascal avait vu la Fronde, médité sur la révolution d'Angleterre, et cherché le fond des choses; il n'a vu partout que le jeu du hasard le nez de Cléopatre, le grain de sable de Gromwell. II faut en venir la, et ce grand penseur y es*t. venu. Voila pour les hommes qui prétendent mener les autres; quant à ceux que l'on croit mener, ces masses obscures opèrent les grandes oeuvres, mais elles n'en savent rien. Les grandes révolutions et les grandes victoires sont l'ouvrage d'acteurs inconscients tout s'y réduit aux mouvements d'aveugles inconnus qui s'agitent dans l'ombre.
Telles sont les objections. Le mystique et l'épicurien, l'autoritaire et le sceptique, Pascal et Montaigne, Hobbes et La Rochefoucauld s'y rencontrent et, sans s'accorder le moins du monde, y font cause commune. Frédéric enseignait volontiers ce pyrrhonisme il avait ses motifs pour se rallier, de la
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main gauche, à cette ironique doctrine que le fait, dans ce monde, « se couvre de droit comme il peut D. « On se fait ordinairement, disait-11, une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires; mais, lorsqu'on est dans la coulisse, l'on voit, pour la plupart du temps, que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs et par de vils faquins. )) Etre dans la coulisse, c'est la vanité du monde; que de chroniqueurs ont prêté de grands effets à de petites causes, uniquement pour se vanter de les avoir aperçues Voltaire a cru à cette boutade de Frédéric, et Frédéric a plié Voltaire à ses desseins, en le persuadant qu'il servait le hasard; le philosophe en tirait orgueil, et le roi le traitait comme ces fameux meneurs d'hommes ont usage de traiter leurs dupes, en faquin de la politique. Que resteralt-1!, à ce crible, de Frédéric lui-même, de ses campagnes et de sa politique? Montesquieu le confond d'un mot, en le ramenant à lui-même et à sa propre gloire « La fortune n'a pas ces sortes de constance. a H en est des phénomènes de l'histoire comme de ceux de la nature physique le hasard seul ne fait point qu'ils se répètent et se succèdent dans des conditions identiques. Cette succession a ses lois les faits ne sont point juxtaposés et isolés; ils se tiennent, ils ont leur connexion. Le hasard ne dispose que de la forme de l'événement. Le fleuve coule de la montagne et s'en va vers la mer ce rocher le détourne, mais il ne fait point remonter les eaux vers leur source; il n'en modifie point la direction géné-
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raie, qui est Imposée par l'ensemble des mouvements du terrain. Au-dessus de l'action des individus, cause humaine isolée, ily a l'action des sociétés, résultante vivante des causes individuelles accumulées. C'est « l'allure principale qui entraîne avec elle tous les accidents particuliers ». C'est elle qui fait que si César n'était pas venu, un autre aurait pris la place de César. Montesquieu ne l'a jamais mieux définie que par cet exemple « U était tellement impossible que la république pût se rétablir, qu'il arriva, ce qu'on n'avait jamais encore vu, qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut plus de liberté: car les causes qui l'avaient détruite subsistaient toujours, » L'historien détermine et développe ces causes. II suit, dit-on, les grandes routes yo~f~es de l'histoire; ces routes sont aussi les nationales et les populaires. L'humanité y a passé, l'historien relève sur la carte la trace de son passage. C'est la voie large et directe de l'histoire. A quoi bon s'en écarter pour battre les buissons d'alentour? A quoi bon s'égarer sur toutes les pentes et s'évertuer vainement pour discerner la piste de tous les vagabonds? Les premiers piétons qui traversèrent les montagnes ont suivi le cours des torrents; les chemins se sont faits sur les sentiers; les grandes routes ont élargi Jes chemins, et les ingénieurs des lignes ferrées ont a leur tour côtoyé les grandes routes.
Entre Montaigne et Pascal, le trop-plein de l'ironie humaine et l'abîme de la raison anéantie en soi-même, il y a un milieu pour la science, la réflexion et le sens
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commun c'est la place de Montesquieu. M est avant tout l'honnête homme social et politique, a qui rien d'humain n'est étranger, qui cherche a se connaître pour mieux connaître autrui, et à faire connaître aux hommes leur condition ann de leur enseigner a.Ia rendre plus supportable. Ses écrits subsistent parce qu'ils sont historiques et qu'ils reposent sur l'observation de la nature. Ses vues générales, sont justes, c'est l'essentiel; quant il ses erreurs de détail, elles importent médiocrement. Villemain l'a très bien dit Dans un ouvrage de ce genre, ces erreurs ne comptent pas plus que les fractions dans tln grand calcul, » Montesquieu a laissé mieux que des préceptes une méthode qui a permis de développer sa pensée et de l'appliquer à des conjonctures qu'il n'avait pas pu prévoir. H a exercé une action profonde et prolongée sur son temps il est encore plein d'enseignements pour le notre. Son nom est associé il plusieurs des meilleures réformes que nous ayons accomplies depuis un siècle. H représente notre esprit naional dans ce qu'il a de plus précis, de plus large, de plus généreux et de plus sage.
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
CARACTERE DE MONTESQUIEU. 5 CHAPITRE II
LES LETTRES PERSANES. M CHAPITRE 111
LE MONDE. LE TEMPLE DE GNIDE. L'ACADÉMIE. LES VOYAGES. 39 CHAPITRE IV
LES CONSIDERATIONS SUR LES CAUSES DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE DES ROMAINS. – LE DIALOGUE DESYLLAETDEUCRATE. 51 CHAPITRE V
PLAN ET COMPOSITION DE L'ESPRIT DES LOIS. GG CHAPITRE VI
L'ESPRIT DES LOIS LES LOIS POLITIQUES ET LES GOUVERNEMENTS. 89 CHAPITRE VII
L'ESPRIT DES LOIS LES CLIMATS, LES LOIS CIVILES. LE DROIT DES GEKS, LES LOIS ÉCONOMIQUES, LA THÉORIE
t)ES LOIS 1ŒODAT.ES. 115
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CHAPITRE VIII
CRITIQUE ET DEFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS. DERNIERES ANNÉES DE MONTESQUIEU. SON INFLUEXCE EN EUROPE SOUS L'ANCIEN RÉGIME. SES VUES SUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS. 135 CHAPITRE IX
MONTESQUIEU ET LA REVOLUTION. 149 CHAPITRE X
POSTERITE DE MONTESQUIEU DANS LA POLITIQUE ET DANS L'HISTOIRE. MONTESQUIEU ET LA CRITIQUÉ 161
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LIBRAIRIE HACHETTE ET C~ BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS. 5.
LES
GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
ÉTUDES SUR LA VIE, l,ES (EUYEES ET L'INFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS DE NOTRE LITTÉRATURE
Notre siècle qui finit a eu, dès son début, et léguera au siècle prochain un goût profond pour les recherches historiques. Il s'y est livré avec une ardeur, une méthode et un succès que les âges antérieurs n'avaient pas connus. L'histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l'archéologue a rendu à la lumière les os des héros de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l'existence des illustres morts; parfois, de pénétrer dans leur pensée.
Avec une passion plus intense encore, parce qu'elle était mêlée de tendresse, notre siècle s'est appliqué à faire revivre les grands écrivains de toutes les littératures, dépositaires du génie des nations, interprètes de la pensée des peuples. Il n'a pas manqué en France d'érudits pour s'occuper de cette tâche; on a publié les œuvres et débrouillé la biographie de ces hommes illustres que nous chérissons comme
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des ancêtres et qui ont contribué, plus même que les princes et les capitaines, à la fontiatiom de ttFrancc moderne, pour ne pas dire du monde moderne. Car c'est là une de nos gloires, l'oeuvre de la France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l'action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes tBiJItaires on l'a vue prépondérante aux heures les plus douloureuses de l'histoire nationale. C'est pourquoi les grands penseurs de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, mais encore une nombreuse postérité européenne éparse au delà des frontières.
Initiateurs d'abord, puis vulgarisateurs, les Français furent les premiers, au sein du tumulte qui marqua le début du moyen âge, à recommencer une littérature; les premières chansons qu'entendit la société moderne à son berceau furent des chansons françaises. De même que l'art gothique et que l'institution des universités, la littérature du moyen âge commence dans notre pays, puis se propage dans toute l'Europe c'est l'initutjop.
Mais cette littérature ignorait ~Ljttportance de la forme, de la sobriété, de la mesure; elle était trop spontanée et pas assez réfléchie, trop Indifférente aux questions d'art. La France de Louis XIV mit en honneur la forme ce fut, en attendant l'âge du renouveau philosophique dont Voltaire et Rousseau devaient être les apôtres européens au xvm'' siècle, et en attendant la période éclectique et scientifique ou
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nous vivons, l'époque de la vulgarisation des doctrines littéraires. Si cette'tâche n'avait pas été remplie comme elle l'a été, la destinée des littératures eût été changée; l'Arioste, le Tasse, Camoens, Shakespeare ou Spenser, tous les étrangers réunis, ceux de la Renaissance et ceux qui suivirent, n'eussent point suffi à provoquer cette réforme; et notre âge, peut-être, n'eût point connu ces poètes passionnés qui ont été en même temps des artistes parfaits, plus libres que les précurseurs d'autrefois, plus purs de forme que n'avait rêvé Boileau les Chénier, les Keats, les Goethe, les Lamartine, les Leopardi. Beaucoup d'ouvrages, dont toutes ces raisons justifient de reste la publication, ont donc été consacrés de notre temps aux grands écrivains français. Et cependant ces génies puissants et charmants ont-ils dans la littérature actuelle du monde la place qui leur est due? Nullement, et pas même en France, pour des raisons multiples.
n'abord, ayant reçu tardivement, au siècle dernier, la révélation des littératures du Nord, honteux de notre ignorance, nous nous sommes passionnés d'étranger, non sans profit, mais peut-être avec excès, au grand détriment dans tous les cas des ancêtres nationaux. Ces ancêtres, de plus, il n'a pas été possible jusqu'ici de les associer à notre vie comme nous eussions aimé, et de les mêler au courant de nos idées quotidiennes; du moins, et précisément à cause de la nature des travaux qui leur ont été consacrés, on n'a pas pu le faire aisément. Où
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donc, en effet, revivent ces morts? Dans leurs oeuvres ou dans les traités de littérature. C'est déjà beaucoup' sans doute, et les belles éditions savantes, et leg traités artistiquement ordonnés ont rendu moins difficile, dans notre temps, cette communion des âmes. Mais ce n'est point encore assez; nous sommes habitués maintenant à ce que toute chose nous soit aisée; on a clarifié les grammaires et les sciences comme on a simplifié les voyages; l'impossible d'hier est devenu l'usuel d'aujourd'hui. C'est pourquoi, souvent, les anciens traités de littérature nous rebutent et les éditions complètes ne nous attirent point ils conviennent pour les heures d'étude qui sont rares en dehors des occupations obligatoires, mais non pour les heures de repos qui sont plus fréquentes. Aussi, le livre qui s'ouvre, tout seul pour ainsi dire à ces moments, est le dernier roman'paru; et les œuvres des grands hommes, complètes et intactes, immobiles comme des portraits de famille, vénérées, mais rarement contemplées, restent dans leur bel alignement sur les hauts rayons des bibliothèques.
On les aime et on les néglige. Ces grands hommes semblent trop lointains, trop différents, trop savants, trop inaccessibles. L'idée de l'édition en beaucoup de volumes, des notes qui détourneront le regard, de l'appareil scientifique qui les entoure, peut-être le vague souvenir du collège, de l'étude classique, du devoir juvénile, oppriment l'esprit; et l'heure qui s'ouvrait vide s'est déjà enfuie; et l'on s'habitue ainsi
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à laisser à part nos vieux auteurs, majestés muettes, sans rechercher leur conversation familière. Le but de la présente collection est de ramener près du foyer ces grands hommes logés dans des temples qu'on ne visite pas assez, et de rétablir entre les descendants et les ancêtres l'union d'idées et de propos qui, seule, peut assurer, malgré les changements que le temps impose, l'intègre conservation du génie national. On trouvera dans les volumes qui vont paraître des renseignements précis sur la vie, l'œuvrc et l'influence de chacun des écrivains qui ont marqué dans la littérature universelle ou qui représentent un côté original de l'esprit français. Les livres seront courts, le prix en sera faible; ils seront ainsi à la portée de tous. Ils seront conformes, pour le format, le papier et l'impression, au spécimen que le lecteur a sous les yeux. Ils donneront, sur les points douteux, le dernier état de la science, et par là ils pourront être utiles même à ceux qui savent ils ne contiendront pas d'annotations, parce que le nom de leurs auteurs sera, pour chaque ouvrage, une garantie suffisante le concours des plus illustres contemporains est, en effet, assuré à la collection. Enfin une reproduction exacte d'un portrait authentique permettra aux lecteurs de faire en quelque manière la connaissance physique de nos grands écrivains.
En somme, rappeler leur rôle, aujourd'hui mieux connu grâce aux recherches de l'érudition, fortifier leur action sur le temps présent, resserrer les liens
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et ranimer la tendresse qui nous unissent a notre passé littéraire; par la contemplation de ce passé, donner foi dans l'avenir et faire taire, s'il est possible, les dolentes voix des décourages tel est notre but principal. Nous croyons aussi que cette collection aura plusieurs autres avantages. Il est bon que chaque génération établisse le bilan des richesses qu'elle a trouvées dans l'héritage des ancêtres; elle apprend ainsi à en faire meilleur usage; de plus, elle se résume, se dévoile, se fait connaître elle-même par ses jugements. Utile pour la reconstitution du passé, cette collection le sera donc encore, si l'accueil qu'elle recoit permet de la mener à bien, pour la connaissance du présent.
10aYnI]887.
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GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS ÉTUDES SUR LA VIE, LES ŒUVRES ET L'INFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS DE NOTRE LITTÉRATURE Chaque volume est consacré à un écrivain différent et se vend séparément.
Prix du volume, avec un portrait en photogravure. 2 jh*.
Viennent de paraître
VICTOR COUSIN par M. Jules StMON de l'Académie française.
MAD. DE SËVIGNÉ par M. Gaston BoissjER de l'Académie française.
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GEORGESAND parM.E.Caro
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TURGOT
par M. Léon SA~l'
de l'Académie française.
VOLTAIRE
par M. Ferd. BKUKE'nKRE.
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t
~/t préparation
Villon, par M. Gaston PARIS, membre de l'Institut. D'Aubigné, par M. Guillaume GuizoT, professeur au i
Collège de France.
Racine, par M. Anatole FRANCE.
Boileau, par M. t~erdinand BitUNETiERE.
Rousseau, par M. CHERBULIEZ, de l'Académie française. Joseph, de MaiStre~ par' le vicomte Eugène Melchior DE VoGT!E.
LaBiartine~ par M. de PoMAiRoLs.
Balzac, par M. Pami BouRGET.
<(
Musset, par M. Jules L,EMAt.rnE.
'caintS-BoUVe, par M. TA!NE, de l'Académie française. Chlizot, par M. G. MonoD, directeur de la Revue AM<or;'yn< Etc., etc., etc.