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LA
COMÉDIE EN FRANCE
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
EN VENTE A LA L^RAIRIE HACHETTE ET Cie
La satire en France au moyen âge; troisième édition.
1 vol 3 fr. 50
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Ouvrage couronné par l'Académie française.
La satire en France, ou la littérature militante au xvie siècle ; troisième édition. 2 vol .................... 7 fr. "
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LA
COMÉDIE EN FRANCE
AU XV HI' SIÈCLE
PAR
C. LENIENT
PHOFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIIUE HACHETTE ET Co
79, BOULEVARD S A IN T-G E R M A I N, 7!)
1888
Droits de propriété el d. traduction réservAs
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LA
COMÉDIE EN FRANCE
AU XVI 11° SIÈCLE
CHAPITRE XV E
LES ÉPHÉMÈRES : OUBLIÉS OU DÉDAIGNÉS
D'Allainval : L'École des bourgeois. — Boissy : Les Dehors trompeurs. — La Noue : La Coquette corrigée. — Saurin : Les Mœurs du temps. — Desmahis : L'Impertinent. — Barthe : Les Fausses
Infidélités. — Poinsinet : Le Cercle ou la Soirée à la mode.
Nous avons vu Marivaux créer un genre et un style auxquels on a donné son nom. Autour de lui se forme, d'instinct ou par imitation, un groupe d'écrivains secondaires, que nous appellerions volontiers les enlumineurs et les imagers de la société contemporaine. Petite tribu multiple et vagabonde, qui se recrute un peu partout : beaux esprits désœuvrés, gens du monde, chercheurs et bohèmes de la littérature, chacun apporte son appoint. Dans un temps où l'esprit est devenu si commun, le talent de la conversation si répandu, rien d'étonnant qu'on ait la tentation de crayonner un acte de comédie légère et
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rapide sur quelqu'une des scènes de société dont on a été le témoin ou l'acteur. De là cette tarentule de la muse comique qui pique tant de gens. Les grandes dames elles-mêmes, 'comme la duchesse du' Maine, ne dédaignent pas d'y mettre la main, quitte à se faire aider par quelque femme de chambre spirituelle comme Mllu de Launay. Il en est alors de la fureur des comédies ce qu'il en était de celle des portraits au temps de Mlle de Montpensier et de Mlle de Scudéry. Quand un genre littéraire est en vogue, chacun s'en mêle. Les chefs-d'œuvre n'en sont pas moins rares, tout au contraire. Ce ne sont que croquis, aquarelles, dessins à la plume, peintures à la gouache et à la détrempe, plutôt que tableaux fortement et vigoureusement tracés.
Tout ce qui sort de là, œuvres et réputations, semble aussi éphémère que les insectes de l'Hypanis, ou que ces lucioles qui brillent un soir et disparaissent avant l'aurore. Les oubliés et les dédaignés ne sont nulle part plus nombreux que sur ce terrain de la comédie, où tant de gens d'esprit ont passé sans laisser de traces durables. Qui se souvient aujourd'hui de d'Allainval, de Boissy, de La Noue, de Saurin, de Desmahis, de Barthe et de Poinsinet? Qu'on nous permette de les rappeler un moment à la lumière, et de leur rendre un quart d'heure de cette célébrité sitôt éclipsée.
1
Nous commencerons par d'Allainval, le moins heureux de tous : pauvre hère sans feu ni lieu, qui, malgré son titre d'abbé, n'eut jamais grande part aux bénéfices de l'Église ni du théâtre. Après avoir erré
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toute la journée, il se couchait souvent, le soir, dans les chaises à porteurs qui se trouvaient vides au coin des rues. Ce type curieux d'abbé lazarone et philosophe, passant ainsi la nuit à la belle étoile; ce Diogène qui n'avait pas à lui-même un tonneau, trouvait moyen de faire imprimer et jouer quelques-unes de ses œuvres, et nourrissait, à travers son existence misérable, des espérances de fortune et de gloire. Il n'en connut guère que l'ombre et la fumée, sans avoir pu s'asseoir au banquet divin. L'Hôtel-Dieu fut le seul hôtel qu'il connut en ce monde : il y termina ses jours.
Et pourtant, d'Allainval eut l'honneur d'être applaudi par le public et loué un jour par La Harpe, qui marchandait ses éloges à Marivaux. De son théâtre fort oublié et fort digne de l'être, deux pièces ont survécu, du moins par le souvenir : l'une intitulée l'Embarras des richesses, chose dont l'auteur ne pouvait guère parler en vertu de sa propre expérience ; l'autre, l'Ecole des bourgeois, représentée en 1729 et reprise avec succès en 1770.
Cette École des bourgeois est une leçon pour la bourgeoisie et pour la noblesse, qui sans doute n'en devaient pas profiter. C'est une image enlaidie et chargée de la société contemporaine. Rien de profond, mais de gros traits qui rappellent ceux du Bourgeois gentilhomme et de Turcaret. Joignons-y une certaine pointe de réalisme et de crudité, qui a du reste sa date et son cachet.
Le marquis de Moncade, le principal personnage de la pièce, est un produit de la Régence, de ce temps où l'on dit tout, où l'on ose tout,
Où l'on fait tout, excepté pénitence t.
1. Voltaire, La Pucplle.
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Le gentilhomme ruiné, à bout de ressources et d'expédients, après avoir exploité son nom tant qu'il a pu, se décide à le vendre et à s'encanailler, comme il le dit lui-même, pour vivre, en épousant la fille d'une riche marchande et prêteuse sur gages, Mme Abraham. Ce honteux marché d'un noble vendant ses aïeux, déjà flétri par Boileau et La Bruyère au XVII0 siècle, s'était renouvelé plus d'une fois : mais ce qu'il a de particulier ici, c'est l'impudence, le cynisme et la raillerie dont le marquis l'accompagne. Il en rit comme d'un bon tour joué aux bourgeois qu'il va duper, et à la pauvre jeune fille dont il veut la dot, sans se soucier beaucoup de son amour ni de sa main. Impertinent avec sa future belle-mère, il n'a pas plus d'égards pour sa fiancée, et lui expose ainsi les théories du mariage, tel qu'on l'entend dans le grand monde :
A la Cour, un homme se marie pour avoir des héritiers; une femme, pour avoir un nom, et c'est tout ce qu'elle a de commun avec son mari.... On ne s'y pique ni de cette tendresse bourgeoise, ni de cette jalousie qui dégraderait un homme comme il faut. Un mari, par exemple, rencontre-t-il l'amant de sa femme : « Eh ! bonjour, mon cher Chevalier, où diable te fourres-tu donc? Je viens de chez toi, il y a un siècle que je te cherche. Mais à propos, comment se porte ma femme? Êtes-vous toujours bien ensemble ' ? »
Benjamine a le droit de trouver ce langage fort extraordinaire. Tout cela est évidemment chargé, outré; le marquis devient un sacripant. Il est tombé fort audessous de don Juan et de Dorante, qui, dans leur scélératesse et leur friponnerie, gardent du moins un certain ton et des allures de grand seigneur. Moncade, à force de vouloir se divertir aux dépens des bourgeois ses oncles et cousins futurs, en leur sautant au
1. Acte I, scène xv.
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cou pour se moquer d'eux, perd le peu de décorum extérieur qui lui reste, et qui convient même au gentilhomme dégradé. Il finit d'ailleurs par être dupe en cherchant à duper les autres.
Mme Abraham, nom de négoce et d'usure, grosse marchande vaniteuse, après avoir rançonné et ruiné la noblesse besogneuse qui s'adresse à elle, se prépare à lui restituer ses bénéfices plus ou moins licites, sous forme de dot payée au marquis, comme prix de sa main. C'est à la fois la sangsue qui dégorge et la grenouille qui se gonfle, à l'idée de cette glorieuse alliance. Elle a grand soin de n'en prévenir aucun membre de sa famille roturière et de bas étage, qui ferait tache. Il faut que le marquis, pour s'amuser et donner la comédie à ses amis, réclame la présence des parents exclus, et se charge d'aller les inviter luimême. Il est vrai que tout est d'or pour Mmo Abraham, sortant de la bouche du marquis, même les plus grosses impertinences. Telle est cette exclamation qu'il pousse à la vue de sa belle-mère attifée de ses plus brillants atours :
Comment diable, Madame Abraham, comment diable ! Je n'y prenais pas garde. Quel ajustement! quelle parure! quel air de conquête ! En honneur, on vous trouverait encore des retours de jeunesse; oui, on ne vous donnerait jamais l'âge que vous avez.
Mme ABRAHAM. — Vous êtes bien obligeant, Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS. — Non, je le dis comme je le pense. Quel âge avez-vous bien, Madame Abraham ? Mais ne me mentez pas, je suis connaisseur.
MME ABRAHAM. — Monsieur le Marquis, je compte encore par trente. J'ai trente-neuf ans.
LE MARQUIS. — Ah! Madame Abraham, cela vous plaît à dire.
Trente-neuf ans ! avec un esprit si mûr, si consommé, si sage; cette élévation de sentiment, ce goût noble, ce visage prudent? Vous me trompez assurément. Vous avpz trop de mérite, trop d'acquis, pour
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n'avoir que trente-neuf ans. Oh l ma foi, vous pouvez vous donner hardiment la cinquantaine, et sans être démentie.
Mme ABRAHAM. — On s'en fâcherait d'un autre, mais vous donnez à tout ce que vous dites une tournure si polie 1....
Franchement, on ne s'en douterait pas. Benjamine s'est laissé monter la tête par sa mère, par la servante Marton affolée, elle aussi, de grandeur; par l'idée d'aller à la Cour, de devenir une marquise, au mortel désespoir de ses cousines restées simples bourgeoises; et elle a oublié ainsi l'amour honnête et sincère de son cousin Damis, un pauvre soupirant, jeune magistrat sensible, qui se voit évincé et remercié par l'entremise de la soubrette. Moncade est le seul qui ne s'effraye pas de sa présence.
Damis a pour lui un défenseur, l'oncle Mathieu, financier positif, qui s'est laissé prendre jadis à cette chimère d'une noble alliance en épousant une femme aussi bien née que mal dotée, et dont la famille l'a exploité comme une vache à lait. Il vient pour s'opposer au mariage de sa nièce avec ce fou, ce panier percé de Moncade. Mais quand le marquis, dans une scène assez plaisante, l'a embrassé malgré lui, cajolé, dorloté, en l'appelant mon bon oncle, M. Mathieu ne peut résister à tant de séductions. Se voir, lui bourgeois, ainsi traité par un marquis! Il oublie le pauvre Damis qu'il venait défendre. Mme Abraham triomphe plus que jamais, et se glorifie de sa haute politique. On n'attend plus que le notaire pour signer le contrat, quand l'inadvertance d'un coureur ou courrier envoyé par le marquis fait tomber aux mains de la famille assemblée une lettre de Moncade à un duc de ses amis pour l'informer de son mariage. Benjamine
1. Acte I, scène xi.
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attendait une déclaration, des vers galants, un épithalame ; et voici ce que lit l'oncle Mathieu :
Enfin, mon cher duc, c'est ce soir que je..., que... je m'encanaille.
Mme ABRAHAM. — Plaît-il, mon frère? Que dites-vous? Lisez donc, lisez donc bien.
M. MATHIEU. — Lisez mieux vous-même, ma sœur.
Mme ABRAHAM lit. — Que je... m'encanaille.
BENJAMINE lit. — Que je... m'encanaille.
MARTON lisant. —Oui,... canaille.
............
M. MATHIEU. — Continuons de lire.... « Enfin, mon cher duc, c'est ce soir que je m'encanaille. Ne manque pas de venir à ma noce, et d'y amener le vicomte, le chevalier, le marquis et le gros abbé.
J'ai pris soin de nous assembler un tas d'originaux qui composent la noble famille où j'entre »
Et il les dépeint l'un après l'autre, et Mm0 Abraham, cette vieille folle, qu'ils connaissent tous pour leur malheur; et la petite Benjamine, dont le précieux les fera mourir de rire ; et l'oncle Mathieu, qui a poussé la science des nombres jusqu'à savoir combien un écu rapporte par quart d'heure.
Un cri d'indignation générale éclate. La bourgeoisie outragée songe à se venger. M. Mathieu, retrouvant son sang-froid, conseille de ne rien changer aux préparatifs, de laisser arriver le notaire, et aussi le Marquis et ses amis ; et, sans les prévenir, au moment de la signature, de les mystifier à leur tour en faisant avancer Damis pour épouser Benjamine. La farce est jouée et bien jouée. Mais il y a un dédit de cent mille livres, que Mmc Abraham a promis en cas de rupture : elle l'acquitte en rendant à Moncade des billets signés par lui, et qu'il n'eût jamais payés. Le Marquis, dupé cette fois, ne s'en retire pas moins d'un air satisfait et triomphant.
1. Acte III, scène vi.
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Ce personnage du Marquis, déjà si compromis, va pourtant se relever un peu, et jouer un rôle honorable dans les Dehors trompeurs ou l' Homme du jour de Boissy.
II
Si le théâtre n'avait pu enrichir d'AllainvaI, il ne réussit pas mieux d'abord à Boissy, l'un des écrivains dramatiques les plus féconds du temps : esprit léger, plume facile, à qui les vers ne coûtaient guère : ce fut précisément pour lui l'écueil. Il débuta par la satire, métier dangereux, qui lui fit plus d'un ennemi. Collé dit à ce sujet : « Boissy était né satirique et amer; et s'il n'avait pas été l'homme le plus faible, il aurait été l'écrivain de son siècle le plus mordant ». Une chose put ajouter chez lui, comme chez Gilbert, à l'humeur caustique : la gêne contre laquelle il se débattait, et la peine qu'il se donnait pour la cacher. Brouillé avec son père, qui l'avait déshérité au profit d'un frère cadet, marié avec sa blanchisseuse ou sa cuisinière, Boissy a déjà connu ces souffrances de l'orgueil et de la misère qu'Alfred de Vigny a tenté de peindre et de glorifier, en y mêlant tant soit peu d'emphase, dans Chatterton. Il a conçu, lui aussi, cette sombre idée du suicide dans un jour de désespoir. Il s'apprêtait à mourir en compagnie de sa femme, quand des voisins charitables vinrent arrêter cet affreux projet. Réconcilié plus tard avec la vie et la fortune, Boissy trouva, au terme de sa carrière, non plus l'Hôtel-Dieu comme d'Allainval, mais l'Académie Française, où il vint prendre la place de Destouches, un poète plus heureux, mais aussi plus sage dans l'emploi de ses ressources et de son talent.
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Producteur infatigable, Boissy travaille à la fois pour le Théâtre-Français, le Théâtre-Italien et l'OpéraComique. De tout cela qu'est-il resté? Le nom de deux ou trois pièces comme le Babillard, le Français à Londres, les Dehors trompeurs ou l' Homme du jour. Ce n'est, à coup sÙr, ni l'esprit, ni l'imagination, ni l'art de saisir les ridicules qui lui manquent. Il trouve parfois des traits piquants, des scènes charmantes; mais il ne sait pas construire un ensemble, faire vivre et agir ses personnages, et mérite ce jugement de l'auteur des Anecdotes dramatiques :
« On peut dire qu'il a travaillé trente ans pour le théâtre sans le connaître, qu'il a composé de jolis ouvrages, et n'a laissé aucun chef-d'œuvre. » Au milieu de cette vie littéraire, besogneuse et dissipée en œuvres hâtives et médiocres, il en est une pourtant qui justifie les suffrages de l'Académie, et vaut à son auteur, selon La Harpe, une place entre les poètes comiques : c'est l'Homme du jour ou les Dehors trompeurs (1740).
Boissy se retrouve ici écrivain satirique et peintre de la société contemporaine. Il mêle les portraits et les réflexions morales au dialogue souvent trainant. Les relations de la vie sociale sont une des grandes préoccupations du XVIIIe siècle. Les joies du foyer domestique semblent peu goûtées alors : on vit surtout par le monde et pour le monde. C'est là que se gaspillent les heures et les paroles : mais ce n'est pas là que se forment les bons cœurs et les bons esprits. Boissy a voulu nous peindre l'agitation stérile d'une société où les riens se substituent aux choses sérieuses, les liaisons passagères aux affections durables, les convenances apparentes aux obligations
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réelles. La Comtesse se charge de nous expliquer la théorie de ce monde léger et volage :
Soyons toujours en l'air : des choses de la vie
Prenons la pointe seule et la superficie.
Le chagrin est au fond, craignons d'y pénétrer.
Pour goûter le plaisir, ne faisons qu'effleurer
Cette vie de sybarites et d'épicuriens délicats, qui veulent s'éviter à eux-mêmes l'ennui des réflexions et des affections sérieuses, est bien le dernier mot de l'égoïsme ingénieux et raffiné.
Les deux voix contraires de la Comtesse et de Céliante expriment tour à tour les séductions et les périls de cette vie trompeuse et enivrante. L'une dit au Baron :
Être couru, fêté, partout où vous allez ;
Être aimable, amusant, et ne songer qu'à plaire,
Voilà votre état propre, et votre unique affaire.
L'homme du monde est né pour ne tenir à rien ; L'agrément est sa loi, le plaisir son lien ;
S'il s'unit, c'est toujours d'une chaîne légère,
Qu'un moment voit former, qu'un instant voit défaire ;
Il fuit jusques au nœud d'une forte amitié,
Il est toujours liant, et n'est jamais lié 2.
Céliante lui présente sous une autre face les dangers de cette indifférence et l'isolement auquel il s'expose:
Craignez de vous trouver seul dans votre maison,
Et de n'avoir d'ami que- ce monde frivole,
Dont un souffle détruit l'estime qui s'envole3.
Le Baron est le type de l'homme fait pour la montre et pour le monde, dont il est à la fois l'idole et
1. Acte I, scène vi.
2. Ibid.
3. Acte II, scène vi.
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l'esclave, tout en faisant grand bruit de son indépendance. Au milieu de son oisiveté, il est si affairé qu'il n'a pas le temps de rendre service à un ami, de faire pour lui une démarche de la plus haute importance auprès du ministre. Avant cela, il lui faut satisfaire la Comtesse, une évaporée, une folle, en allant avec elle entendre un violon fameux, Yacarmini ; puis conduire la Duchesse pour rappareiller des porcelaines, mettre d'accord la Chine et le Japon, grosse affaire ; puis accompagner ces dames à l'Opéra ; enfin s'asseoir à une table de jeu, où il trouve moyen de perdre neuf cents écus qu'il n'a pas, et que l'ami oublié l'aidera à payer, pour les bons offices qu'il ne lui a point rendus.
Ce personnage, si occupé à ne rien faire, songe aussi à se marier, mais sans élan et sans amour. A cet effet, il a recueilli chez lui la fille de son vieil ami M. de
Forlis, dont il se propose de faire sa femme, et qu'il se promettait de dresser et de former aux usages du monde. Mais il l'oublie et la dédaigne comme une sotte, qu'elle n'est pas. Il garde ses grâces et ses amabilités pour les duchesses, et mème pour les guenons, qu'il rencontre dans la société. Ce parfait modèle de la galanterie, si charmant aux yeux du monde, est insupportable à la maison : égoïste, despote, maussade, il rudoie ses domestiques, sa sœur l'honnête Céliante et sa future femme Lucile, dont il parvient à se faire détester. Céliante se charge de nous le peindre dans son intérieur, où
Le courtisan s'éclipse et le tyran se montre
1. Acte II, scène vi.
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Par sa faute, il arrive à jouer simultanément le double rôle de Barbe-Bleue et de George Dandin, même avant son mariage. Il y joint celui de Lovelace en présence du Marquis, dont il raille les scrupules et la bonne foi. Ce Marquis, par une exception rare, se trouve être un homme de sens et de cœur, malgré sa jeunesse et sa naissance. Aussi la Comtesse le présente-t-elle comme un phénix, dont elle se moque au fond :
Ah ! Baron, venez voir ce qu'on n'a jamais vu,
Et qui ne peut passer môme pour vraisemblable :
Un marquis de vingt ans prudent et raisonnable,
Qui l'ose déclarer, et qui n'en rougit point1.
Dans une première conversation, le Baron et le Marquis échangent mutuellement leurs doléances, l'un se plaignant d'être à la veille d'épouser une belle statue muette et insensible, l'autre désespéré de n'avoir pu retrouver l'objet de sa passion, une jeune fille charmante d'esprit et de grâce. Tous deux, sans le savoir, font de la même personne un portrait bien différent : effet naturel des mirages de l'amour. Par un hasard étrange, le Marquis vient à reconnaître dans Lucile la beauté dont il est épris, et qu'il a vue jadis au couvent. Sans nommer personne, il fait part au Baron de son embarras, et manifeste l'intention de tout révéler à son ami. Le Baron le plaisante sur sa niaiserie :
Ah ! gardez-vous-en bien, vous allez tout gâter.
LE MARQUIS.
Eh quoi! voulez-vous donc que je trompe en ce jour
Un homme que j'estime, et qui m'aime à son tour?
1. Acte l, scène vi.
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LE BARON.
Oui, trompez-le, Monsieur'.
La partie ainsi engagée se complique d'une façon plaisante par l'arrivée subite de Lucile, qui se trouble à l'aspect du Marquis. Le Baron ne voit là qu'une preuve de sotte timidité :
Quoi! vous voilà déjà toute déconcertée?
Vous changez de couleur, vous êtes empruntée ;
Mais rassurez-vous donc 2 !
Heureusement, le sang-froid revient aux deux amants. Le Marquis raconte au Baron qu'il retrouve dans Lucile l'amie de celle qu'il adore et sa plus intime confidente :
Et, comme ma maîtresse, elle connaît mon cœur.
Le Baron est enchanté de cette heureuse rencontre, et pousse tant qu'il peut aux épanchements réciproques. Ils ne manquent pas, et les amants peuvent, en sa présence même, se dire, à mots couverts, tout ce qu'ils pensent.
LE MARQUIS.
Mademoiselle, adieu ; songez bien, je vous prie,
Qu'il faut que votre cœur pour moi parle aujourd'hui 3.
Après quoi, le Baron adresse de nouvelles remontrances à Lucile, sur sa gaucherie et son embarras, faisant appel à son dévouement en faveur du Marquis :
1. Acte II, scène n.
2. Acte II, scène III.
3. lbid.
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Il faut que le Marquis soit par vous secouru.
LUCILE.
Secouru !
LE BARON.
Promptement.
LUCILE.
En quoi donc, je vous prie?
LE BARON.
Il faut à son sujet parler à votre amie.
Quant à l'autre futur qu'on lui destine, peu importe.
Pour l'homme en question, point de ménagement.
LUCILE.
Quoi ! vous me l'ordonnez ?
LE BARON.
Oui, très expressément,.
On ne peut être moins clairvoyant, ni mettre plus de bonne volonté à se tromper soi-même. Une fois lancé, le Baron ne s'arrête plus, et travaille à détruire, sans le savoir, son propre ouvrage. La découverte d'une lettre tendre et passionnée écrite par Lucile au Marquis, loin d'éveiller les soupçons du futur mari, ne fait qu'allumer sa flamme. Il a découvert que sa statue est animée, sait écrire, sait parler, qu'elle a de l'esprit, du sentiment; et sa vanité ne lui permet pas de supposer que la lettre soit faite pour un autre que pour lui-même :
Ah ! Marquis, vous voilà, ma joie est accomplie,
C'est ici le moment le plus dpux de ma vie 2.
1. Acte II, scène IV.
2. Acte IV, scène VIII
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Il devient amoureux au moment où il a moins que jamais chance d'être aimé. A la fin, il faul se décider à voir clair.
LE BARON.
Comment! ce n'est pas moi?
LUCILE.
Non, c'est une méprise.
LE BARON.
La lettre.
LUCILE.
Était pour lui : vous me l'avez surprise.
LE BARON.
Le coup est foudroyant !
C'est sous une autre forme le fameux Ouf! d'Arnolphe dans l' École des femmes.
La Comtesse, toujours incrédule à l'endroit de l'hymen comme de l'amitié, console le Baron en lui disant :
Ne soyez plus ami, ne soyez plus amant,
Soyez l' homme du jour, et vous serez charmant 1.
Malgré la part d'invraisemblance et de crédulité. outrée chez le Baron, il y a là une série de scènes piquantes très finement et très habilem-ent conduites.. Aussi Collé pense-t-il que Boissy a dû être aidé dans le plan et la confection de cette pièce, si différente de ses autres comédies. Son talent le portait plutôt aux petites compositions de courte haleine, comme le Triomphe de Vintérêt, qui eut des conséquences tragiques, en dehors du théâtre, et l' Apologie du siècle,. où l'auteur épancha un jour toute sa bile et son amer-
1. Acte V, scène II.
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tume satirique. Ces deux pièces sont oubliées aujourd'hui. Nous croyons être quitte envers Boissy après avoir rappelé la meilleure et la plus durable de ses
œuvres.
III
Parmi ces jeux de théâtre, dont le succès plus ou moins légitime a valu à leurs auteurs un moment de eourte vogue et de demi-célébrité, il convient de citer encore la Coquette corrigée de La Noue. S'il faut en croire Grimm, elle trouva d'abord un froid accueil, et, selon lui, cette froideur était méritée. « L'auteur, dit-il, a joué lui-même le principal rôle de la pièce, celui de Clitandre. Il a tâché d'intéresser le public en faveur de sa pièce et de sa personne, par un compliment qu'il a adressé au parterre immédiatement avant la représentation : ce compliment et sa présence lui ont procuré une chute plus douce. » Grimm déplore en même temps l'abus qu'on fait des coquettes et des petits-maîtres, dont notre théâtre commence à se lasser. « Si l'immortel Molière pouvait revivre parmi nous, s'écrie-t-il, les sujets neufs ne lui manqueraient pas. » Il blâme chez La Noue l'absence du naturel, le manque de convenance et de vérité dans les caractères et dans le langage.
Cependant, quelques années plus tard, grâce au jeu de M'le Gaussin, l'aimable enchanteresse célébrée par Voltaire, cette même pièce obtint un éclatant succès, et fit courir tout Paris. La Harpe crut devoir protester et s'armer de toute sa rigueur contre l'engouement public. S'il daigne lui consacrer une longue et minutieuse critique, lui-même nous en donne le
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motif : « Je n'ai fait mention d'un si mauvais ouvrage que parce que son succès est un des scandales de nos jours ». La Harpe a-t-il complètement raison? Le public s'est-il tout à fait trompé?
La Noue est un acteur intelligent, qui a la prétention d'être un écrivain : il vise à la finesse et à l'esprit dans son style comme dans son jeu. Mais le naturel manque autant que l'expérience littéraire. Il n'est malheureusement ni un lettré comme Gresset, ni un écrivain d'instinct et de haut vol comme Regnard, ni un dramaturge habile ou un comique de race comme Dancourt. Enfin, chose grave, il ignore le monde, comme beaucoup d'acteurs et même comme certains auteurs de nos jours ; il ne l'a guère connu que de loin ou dans la société interlope à laquelle il s'est trouvé mêlé. De là, les mœurs singulières prêtées aux femmes: la modestie et la pudeur semblen être devenues pour elles les qualités les plus rares. Nous avons remarqué déjà dans Marivaux que les femmes y sont plus hardies que les hommes : c'est bien autre chose dans La Noue. La tante offre sa nièce à Clitandre; la nièce s'offre elle-même; la Présidente fait mieux, elle s'impose et réclame son amant, qu'elle prétend enlever de force. On croirait que l'auteur a pris ses modèles dans les coulisses du théâtre, parmi ces dames qui se disputent parfois la conquête d'une bourse plus encore que celle d'un cœur.
Orphise est une bonne tante, animée des meilleures intentions, qui, sous prétexte de corriger sa nièce, jeune veuve coquette et vaniteuse, voudrait la jeter dans les bras de Clitandre.
Entraînez, séduisez, humiliez son cœur,
Et forcez son orgueil à connaître un vainqueur.
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Vous le savez, Julie étincelle de charmes.
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L'abus de tant d'appas tous deux nous inquiète ;
Mais qu'elle aime une fois, et la voilà parfaite.
C'est pour ce motif qu'elle s'est mis en tête de la marier, et dit à Clitandre en le quittant :
Adieu, mon cher neveu.
A quoi celui-ci, peu rassuré, répond avec assez de raison :
C'est aller un peu vite 1.
Si les femmes ne brillent ni par les mœurs, ni par la délicatesse du langage, il faut avouer que les hommes ne valent guère mieux. Le Marquis, petit fanfaron de vices, qui prétend former son oncle et consoler Éraste de l'abandon de Julie, est un partisan déclaré de l'amour volage et inconstant.
Une vous quitte? eh bien ! une autre vous console.
On se convient ? tant mieux ! entière liberté.
On se déplaît ? bonsoir ; chacun de son côté 2.
Le Comte, vieux guerrier qui se flatte d'associer Mars à Vénus, en se faisant l'adorateur de Julie, n'est qu'un ingénu assez novice, malgré son âge, pour se croire aimé d'elle, parce qu'elle le lui a dit. Éraste, l'amant trahi, menaçant de faire imprimer les lettres anonymes et médisantes qu'il tient de Julie, est encore un assez pauvre personnage.
Il y a pourtant un honnête et galant homme dans
1. Acte I, scène i.
2. Acte I, scène v.
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la pièce, c'est Clitandre, dont les principes contrastent avec ceux du Marquis et de la coquette :
En donnant tout mon cœur, j'en veux un tout entier,
Je hais autant que vous la fadeur pastorale ;
Mais je hais encor plus le bruit et le scandale.
L'honnête me suffit ; et, dût-on me blâmer,
J'estime ce que j'aime ou je cesse d'aimer
Malgré les encouragements et les garanties que lui offre la confiante Orphise, Clitandre a des hésitations et des inquiétudes très légitimes à l'égard de Julie. Pourtant, vaincu à la fin par le repentir et la conversion de la coquette, il tombe à ses genoux.
De cette pièce assez médiocre que reste-t-il à citer? Deux vers, devenus proverbes, sur les infidélités des belles et le parti qu'on en doit prendre :
Le bruit est pour le fat, la plainte pour le sot,
L'honnête homme trompé s'éloigne, et ne dit mot a.
Deux vers dans une comédie en cinq actes, c'est bien peu de chose. Aussi le double jugement de Grimm et de La Harpe a-t-il prévalu sur le succès de Mlle Gaussin, et confirmé une fois de plus cet arrêt de Buffon, que les ouvrages bien écrits passeront seuls à la postérité.
IV
Jusqu'ici les pièces que nous venons de voir, bâtiessur le fond mouvant de la société contemporaine, appartiennent, sinon par la valeur et la portée, au moins par les proportions, au genre de la grande comédieen trois ou cinq actes. Elles en ont l'apparence plus.
1. Acte II, scène ix.
2. Acte I, scène m.
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que la réalité. Il est d'autres productions plus sobres qui, par leur exiguïté même, par leur trame légère et délicate, se rapprochent davantage du genre de Marivaux. Les Mœurs du temps de Saurin, Y Impertinent de Desmahis, les Fausses Infidélités de Barthe, le Cercle de Poinsinet, sont de simples levers de rideau, en même temps que des croquis de l'époque pris au passage.
Saurin, l'auteur de Spartacus et de Beverley (deux œuvres qui firent grand bruit un moment), après s'être exercé dans la tragédie romaine et le mélodrame anglais, laissant la pompe et le vacarme, s'essaye dans la peinture légère à l'estompe et au pastel, en écrivant les Mœurs du temps (1760). La main de Saurin, un homme de sapin, comme l'appelle Grimm, droit et raide, pouvait sembler un peu lourde pour saisir le fin crayon de Marivaux. Mais avec de l'étude, de la réflexion, de bons conseils, des retouches patientes, il arrive à faire ce que Collé appelle une véritable comédie. Lui Collé, qui avait tant sué à Beverley, qui en était revenu avec une courbature, est bien autrement satisfait de cette œuvre courte et légère, une des plus jolies, dit-il, que le théâtre français ait données depuis longtemps '. Il est vrai qu'il a sa part d'amour-propre dans ce succès, ayant fourni à l'auteur l'idée du personnage de Cidalise.
La pièce, composée d'abord en deux actes et refusée par les comédiens, avait été réduite à un acte et reçue enfin grâce au marquis d'Argental, la Providence des gens de lettres : elle obtint un très grand succès. Cependant les Mœurs du temps n'offrent rien de bien
1. Journal historique, t. Il.
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neuf ni de bien original pour la fable, les situations et les personnages. Nous retrouvons là un marquis assez semblable au Moncade de d'Allainval, s'apprêtant à épouser la fille du riche financier Géronte, pour payer ses dettes, et s'en faisant un titre auprès de ses créanciers :
Ils ne savent donc pas que je me sacrifie pour eux, que je me marie.... Il me semble que c'est assez bien s'exécuter 1.
Pour contracter ce mariage, il lui faut trahir sa maîtresse Cidalise et son ami Dorante, un cousin de province ingénu, qui lui demande d'intervenir en sa faveur auprès de Julie. Mais qu'importe ! Fidèle à son rôle de petit-maître, et à l'exemple de ses devanciers, le Marquis affecte le mépris des principes inventés par les sots, et fait étalage d'immoralité. Il ne croit pas plus à l'amour qu'à tout le reste, et se moque du langage naïf de Dorante et de ses sentiments aussi gothiques au moins que son château.
L'amour,... l'amour.... Ce mot ne signifie plus rien....
Apprends donc les usages de ce pays-ci : on épouse une femme, on vit avec une autre, et l'on n'aime que soi 2.
Ce marquis est un représentant des mœurs nouvelles, un ennemi des vieilleries, au nombre desquelles il place la comédie de Molière, par exemple.
Eh mais! ton vieux Molière, si, comme tu dis, il revenait au monde, crois-tu que les gens comme il faut iraient à ses pièces 3 ?
Collé nous dit que le rôle du Marquis, le meilleur
1. Scène VIII.
2. Scène vi.
3. nid.
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de la pièce, selon lui, est vu dans le noble, et d'une très grande vérité. — Tant pis pour les marquis d'alors.
A l'étourderie libertine de ce personnage esprit fort, l'auteur oppose l'honnête simplicité de Dorante : un amant timide comme nous en avons rencontré chez
Marivaux, un époux de la vieille roche, qui veut se marier pour vivre avec sa femme, et qui prétend la garder pour lui seul; un type antédiluvien! Avec sa droiture et sa franchise, il déplaît à la Comtesse en s'abstenant de l'admirer et de l'applaudir dans ses médisances; il blesse l'orgueil du financier Géronte, en déclarant le mérite supérieur à la fortune. L'amant candide se voit à la fin récompensé de sa loyauté, par l'amour et la main de Julie.
Le vieux père Géronte offre un échantillon de financier assez médiocre, inférieur à l'oncle Mathieu de l'Ecole des bourgeois. Tout en disant à sa sœur de bonnes vérités, il s'en fait peu écouter, et finit toujours par céder à ses caprices.
La Comtesse, sœur de Géronte, est une étourdie qui, pour avoir épousé un comte ruiné dont elle est heureusement veuve, se croit en droit de mépriser la bourgeoisie, d'où elle est sortie, et son propre frère, sans lequel elle serait fort embarrassée de vivre. Emportée par le tourbillon, elle s'est jetée à corps perdu •dans ce monde parisien où l'on ne voit que futilités -et aventures galantes, toilettes et plaisirs, où l'on fait du jour la nuit, trouvant que le soleil est ignoble et bon pour le peuple, et que la clarté des bougies sied bien mieux au teint d'une jolie femme,... surtout quand elle emploie le fard, comme la Comtesse. Elle adore cette vie excentrique de la bonne compagnie, et professe un souverain mépris pour ces femmes aux goûts pro-
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fait que paraître, et n ont donné que des prémices et des espérances trop tôt évanouies. De ce nombre est
Desmahis, talent et caractère aimable, enlevé, comme
Vauvenargues, à la fleur de l'âge (trente-neuf ans), un de ces jeunes gens dans lesquels Voltaire aimait à saluer un futur héritier. C'est à lui qu'il envoyait ces jolis vers trop flatteurs peut-être, mais d'une gràce charmante :
Vos jeunes mains cueillent des fleurs
Dont je n'ai plus que les épines ;
Vous dormez dessous les courtines 1
Et des Grâces et des neuf Sœurs.
Je leur fais encor quelques mines;
Mais vous possédez leurs faveurs.
Tout s'éteint, tout s'use, tout passe ;
Je m'affaiblis, et vous croissez ;
Mais je descendrai du Parnasse
Content si vous m'y remplacez.
Je jouis peu, mais j'aime encore ;
Je verrai du moins vos amours :
Le crépuscule de mes jours
S'embellira de votre aurore.
Je dirai : « Je fus comme vous ».
C'est beaucoup me vanter, peut-ètre ;
Mais je ne serai point jaloux :
Le plaisir permet-il de l'être ?
Quel jeune poète eût pu se flatter alors de manier la poésie légère avec tant d'aisance et d'agrément?
Jaloux, Voltaire pouvait-il l'être de personne? L'âge semblait lui apporter de nouvelles grâces dans ce genre familier où, depuis Marot et La Fontaine, il n'a pas rencontré d'égal.
Desmahis, de son côté, n'eut pas le temps d'avoir des envieux. Un volume de poésies fugitives, un acte de
1. Rideaux de lit.
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C'est, m'a-t-elle dit, un homme qui n'épousera point sa femme pour l'aimer, et qui lui laissera toute la liberté qui convient. Je ne sais pas ce que ma tante veut dire. Qu'est-ce qu'épouser pour ne point aimer?
Cidalise se charge de lui expliquer la chose :
Si, par exemple, vous vouliez suivre la mode.
JULIE. — La mode ! je sais bien qu'il y en a une pour se coiffer, pour s'habiller, mais est-ce qu'il y en a une pour s'aimer? est-ce que le cœur suit la mode?
CIDALISE. — Non, le cœur ne suit pas la mode, mais la mode est de se passer de cœur.
JULIE. — Oh bien ! cette mode-là ne vaut rien : je sens que j'ai un cœur, moi1.
Tout cela n'est pas sans doute aussi simple, aussi naïf qu'on pourrait le désirer. Mais le mérite de Saurin est d'avoir plaidé et défendu, sans déclamation, la cause du cœur, un organe supplémentaire, dont tant de gens croient pouvoir se passer alors. L'esprit semble suffire à tout : c'est là l'illusion de ce monde qui en raffole, ou qui ne revient au cœur que pour tomber dans la sensiblerie emphatique et larmoyante. C'est par le cœur joint à la naïveté que Sedaine et Collé ramèneront l'émotion sur le théâtre, avec le Philosophe sans le savoir et la Partie de chasse de Henri lV.
y
Parmi ces éphémères et ces oubliés du théâtre, il en est qui meurent à la peine, comme d'Allainval, comme Boissy, ne laissant derrière eux, malgré des œuvres nombreuses, que le souvenir d'ùne bonne fortune et d'un succès passager. Il y a aussi les jeunes qui n'ont
1. Scène n.
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leurs succès réels ou imaginaires auprès des femmes, qu'ils se flattent de séduire, de compromettre et de désespérer tour à tour. Bien que nous soyons dans l'âge des Julie et des Saint-Preux, du Chevalier des Grieux et de Marion, l'absence de passion sérieuse, l'infidélité érigée en système est un trait commun à ces héros de la galanterie formés à l'école du brillant •duc de Richelieu. L'espèce est du reste ancienne dans notre littérature, dans le roman comme au théâtre : c'est la postérité d'IIylas dans l'Agrée, de Joconde dans La Fontaine, aboutissant au chevalier de Faublas. Ces profanateurs de l'amour n'en font pas moins tourner la tête de toutes les femmes. C'est ainsi que Damis a captivé le cœur de Julie, une femme d'esprit pourtant qui trouve l'honnête Lindor ennuyeux par sa timidité, et qui n'a pu résister au babil et à la frivolité charmante de l'Impertinent. Celui-ci, vrai fanfaron de scepticisme, affecte de s'élever au-dessus de ces préjugés qu'on appelle morale, vertu, famille, mariage, amitié.
Que parlez-vous d'amis, de parents, je vous prie?
Des parents ne sont bons, ou je me trompe fort,
Qu'à figurer dans une galerie.
Quand on hérite d'eux, ils cessent d'avoir tort 1.
Le mariage, pour lui, ne vaut guère mieux. Il rit de la naïveté du brave Lindor, qui s'imagine trouver le bonheur dans une alliance bien assortie :
Je veux te voir un jour, avec ce beau système,
Las de ta Pénélope, encor plus de toi-même,
Trouver ton châtiment dans les plaisirs d'autrui,
1: Scène VII.
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comédie en vers, l' Impeî-linent, ont suffi pour lui assurer une place entre ces jeunes ombres dont la Muse protège le souvenir. Les vers de Voltaire étaient déjà pour lui une sauvegarde et le plus sûr garant contre l'oubli. L'Impertinent (1750) est une bluette, une de ces œuvres rapides où s'essaye et se révèle le talent naissant d'un jeune auteur. Il n'y a pas là sans doute l'étoffe d'une comédie, un grand caractère ni une grande passion, point d'intrigue fortement nouée, mais un chassé-croisé entre gens du monde luttant de finesse, de malice et d'esprit. Une action ou plutôt une situation peu compliquée se déroulant en quelques scènes, un nœud à peine formé, qu'une fine main de femme délie bientôt le plus simplement du monde ; quelque chose d'assez analogue à certaines pièces de Marivaux et à certains proverbes d'Alf. de Musset, roulant sur une pointe d'aiguille, et se soutenant par la grâce et la légèreté de la forme. Tout vaut ici par le talent d'exécution, la prestesse et l'agilité de l'artiste. Sous ce rapport, Desmahis fait déjà preuve d'une habileté incontestable. Comme La Chaussée dans l'Ecole, des mères, il emploie les vers inégaux et les rimes entrelacées, mais avec plus d'aisance et d'éclat. Son style, brillant et imagé, rappelle la libre allure de Piron dans la Métromanie et la finesse de Gresset dans l e Méchant*.
L'Impertinent semble d'ailleurs un proche parent de Cléon, prenant comme lui un malin plaisir à troubler le bonheur d'autrui.
Damis est un de ces jeunes évaporés spirituels et libertins, très infatués de leur personne, très fiers de
1. « Je ne connais que Gresset, duquel à beaucoup d'égards il est imitateur, qui fasse mieux des vers de comédie que M. Desmahis. »
(Collé, Journal historique, 1750.)
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leurs succès réels ou imaginaires auprès des femmes, qu'ils se flattent de séduire, de compromettre et de désespérer tour à tour. Bien que nous soyons dans l'âge des Julie et des Saint-Preux, du Chevalier des Grieux et de Marion, l'absence de passion sérieuse, l'infidélité érigée en système est un trait commun à ces héros de la galanterie formés à l'école du brillant duc de Richelieu. L'espèce est du reste ancienne dans notre littérature, dans le roman comme au théâtre : c'est la postérité d'IIylas dans l'Asie, de Joconde dans La Fontaine, aboutissant au chevalier de Faublas. Ces profanateurs de l'amour n'en font pas moins tourner la tête de toutes les femmes. C'est ainsi que Damis a captivé le cœur de Julie, une femme d'esprit pourtant qui trouve l'honnête Lindor ennuyeux par sa timidité, et qui n'a pu résister au babil et à la frivolité charmante de l'Impertinent. Celui-ci, vrai fanfaron de scepticisme, affecte de s'élever au-dessus de ces préjugés qu'on appelle morale, vertu, famille, mariage, amitié.
Que parlez-vous d'amis, de parents, je vous prie?
Des parents ne sont bons, ou je me trompe fort,
Qu'à figurer dans une galerie.
Quand on hérite d'eux, ils cessent d'avoir tort 1.
Le mariage, pour lui, ne vaut guère mieux. Il rit de la naïveté du brave Lindor, qui s'imagine trouver le bonheur dans une alliance bien assortie :
Je veux te voir un jour, avec ce beau système,
Las de ta Pénélope, encor plus de toi-même,
Trouver ton châtiment dans les plaisirs d'autrui,
1: Scène VII.
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Et, victime de la constance,
Ne plus sentir ton existence
Que par les regrets et l'ennui 4.
Quand Rosalie lui parle d'honneur et de raison :
La raison, dites-vous? Elle n'est alléguée
Qu'à propos de laideur ou d'importunité.
Dans les cercles bourgeois nous l'avons reléguée;
Elle ternit l'esprit et voile la beauté.
Quant à l'honneur du sexe, outre qu'on n'y croit guère,
En est-il un réel qui dépende de vous s?
Il se défie de la constance autant que de la vertu des femmes, et prétend d'ailleurs que ce mérite ne leur sert à rien contre les traits de la médisance.
Décidé à rompre avec sa maîtresse pour voler d'un autre côté, il étale avec une certaine affectation ces belles maximes d'incrédulité devant Julie et sa nièce Rosalie. En même temps il essaye de les rendre jalouses l'une de l'autre, par une petite supercherie, en compromettant son ami Lindor, au risque d'affliger trois cœurs innocents. Mais le complot est déjoué par l'œil clairvoyant de Julie et de la dévouéeLucinde, une bonne âme charitable, comme il s'en trouve quelquefois parmi les femmes, quoi qu'en disent les médisants. Lucinde, pour délivrer Julie d'une malheureuse passion, s'est résignée à subir et a feint d'accepter les assiduités de Damis. Celui-ci, qui croyait duper et railler tout le monde, se trouve à la fin pris au piège, et justifie une fois de plus cette morale de la fable :
...C'est double plaisir de tromper le trompeur 3.
1. Scène x.
2. Scène vu.
3. La Fontaine, Fables, liv. II, fab. 15.
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La scène la plus jolie de la pièce, une scène neuve et théâtrale, selon Collé, est celle où Julie, tenant en main sa vengeance, s'obstine à ne pas donner le congé que Damis voudrait s'attirer par son impertinence.
Elle se déclare résignée à subir toutes les infidélités, et le nargue à son tour, en promettant de l'accabler d'une éternelle affection.
Quel que soit là-dessus le préjugé vulgaire,
De vous aimer toujours je me fais une loi.
DAMIS (à part).
Non, je ne parviendrai jamais à lui déplaire:
Voilà de ces malheurs qui n'arrivent qu'à moi 1.
En vain objecte-t-il la fatigue, le caprice, l'ennui qui pourraient survenir. Julie s'entête plus que jamais dans son rôle d'épouse dévouée :
Je veux qu'en nos vieux ans, l'un près de l'autre assis, Nous soyons de l'amour une image touchante,
Et que nous rappelions Philémon et Baucis 2.
Après avoir berné, moqué, déconcerté, par son aplomb imperturbable, le traître et le perfide qui s'est fait un jouet de son amour, elle termine par une révélation qui achève de le confondre, l'ouverture d'une lettre de Lucinde, nouvel objet des hommages de Damis :
Le perfide Damis s'est flatté de me plaire.
Pour vous en détacher, n'ayant que ce moyen,
J'ai feint de n'être point sévère,
Et j'ai forcé mon caractère
Pour vous détromper sur le sien.
.................
1. Scène VII.
2. Scene xvii.
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En prenant le parti de le congédier,
Vous pouvez lui signifier
Que de ce jour pour lui ma porte est défendue
Damis, remercié et renvoyé, paye encore d 'impertinence pour se consoler :
Tous ces petits revers m'amusent et m'animent.
Comment donc ! j'ai trouvé deux femmes qui s'estiment :
La rencontre est unique, et l'on en parlera.
Quoi qu'il en dise, ce grand dupeur de femmes finit par apprendre, à ses dépens, qu'il est moins fort qu'elles; et Julie résume la morale de la pièce dans ces deux. vers :
Si les femmes voulaient s'entendre,
Les hommes les plus fins ne seraient que des sots.
Heureusement pour nous, elles ne s'entendent pas. toujours, à ce qu'il paraît.
Tout cela est vif, léger, spirituel, glissant à la surface comme une conversation de gens du monde. La comédie ainsi comprise ne s'élève guère au-dessus des proportions d'une Tempête dans un verre d'eau. Mais c'est là seulement, ne l'oublions pas, un coup d'essai, une promesse d'avenir, que la mort empêcha de réaliser. On conçoit que Voltaire, malgré son antipathie pour le genre de Marivaux, ait été sensible aux grâces juvéniles, à la finesse enjouée, naturelle de Desmahis. Cependant nous sommes loin de la vraie, de la haute comédie, telle que nous l'ont fait connaître Molière, Regnard, Le Sage, telle que nous l'offrent encore, bien qu'affaiblie, Destouches, Piron et Gresset. La
1. Scène xvin.
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trame devient de plus en plus frêle, les personnages passent à l'état d'ombres ou d'esquisses ; l'esprit s'émiette, le style s'effile et s'amincit; on dirait un petit monde de myrmidons s'agitant dans le vide et la frivolité. Image d'une partie de la société française à cette époque; et c'est par là que ces aquarelles, ces croquis, ces pastels littéraires sans consistance, sont une page d'histoire contemporaine. Nous en dirons autant des Fausses Infidélités de Barthe.
VI
Bien qu'il ait vécu plus longtemps et visé plus haut que Desmahis, avec moins de grâce et di3 naturel, Barthe ne nous a laissé, lui aussi, comme coup d'essai remarquable au théâtre, qu'un lever de rideau, très supérieur à d'autres productions plus ambitieuses et plus étendues, où il s'est lancé plus tard : la Mère jalouse, l' Homme personnel, comédies de caractère en cinq actes. Tout d'abord, ayant en poche une œuvre de collège aussi naïve qu'invraisemblable, Y A?nateur (1764), sans expérience de la scène et du monde, il est venu comme un jeune papillon marseillais, confiant et présomptueux, se brûler aux feux de la rampe parisienne. Grimm et Collé se sont accordés à tirer un horoscope peu rassurant sur son avenir théâtral. « Si M. Barthe, dit Grimm, fait jamais rien de supportable pour le théâtre, il me surprendra bien agréablement ; mais je lui trouve le goût si faux et si mauvais, que je le crois sans ressource. » Collé s'écrie de son côté après avoir vu ce premier essai :
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« Je pense que M. Barthe ne fera jamais de comédies1 ».
Quatre ans plus tard (1768), Grimm écrivait à propos des Fausses Infidélités : « On a donné sur le théâtre de la Comédie-Française une petite pièce en vers, en un acte, intitulée les Fausses Infidélités, qui a eu un très grand succès. L'auteur, M. Barthe, est un jeune homme de Marseille, connu par des pièces fugitives et une petite comédie intitulée l' Ainateur, qui ne valait pas grand'chose. La comédie des Fausses Infidélités est très supérieure à tout ce que M. Barthe a fait jusqu'à présent. » Ajoutons qu'elle est restée très supérieure à tout ce qu'il a fait depuis. La Harpe n'hésite pas à nommer cette fantaisie un petit chef-d'œuvre. C'est beaucoup, c'est trop dire, en vérité. Collé, tout en faisant certaines restrictions pour le rôle de Mondor, reconnaît le succès et le mérite de la pièce. « Malgré cette petite tache qu'il a laissée dans son petit soleil, sa pièce a le plus grand succès. Elle restera au théâtre. Au dire des gens du monde, elle est du meilleur ton 2. » — Une comédie de bon ton est quelque chose qu'on apprécie encore en France, malgré le relâchement des mœurs. Plus tard, il est vrai, Collé, revenant de sa première impression sur Barthe, déclare qu'il pourra être un faiseur de jolis vers, mais non un faiseur de pièces. Il lui reconnaît de l'imagination, de l'esprit, même le style du dialogue; mais une chose essentielle lui manque et lui manquera toujours, dit-il, c'est le vis comica. Or pour lui toutes les poétiques du théâtre peuvent se ramener à ce double principe, le vis comica et le vis
1. Journal historique, t. II.
2. Ibid., t. III.
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tragica, sans lesquels on n'arrive à rien : en d'autres termes, le tempérament dramatique, auquel ni l'esprit ni le génie même ne sauraient suppléer. Combien d'écrivains médiocres, au contraire, ayant la veine comique ou tragique, ont réussi dans le vaudeville ou le mélodrame !
Qu'est-ce donc que les Fausses Infidélités? Une petite miniature dramatique, un canevas léger, sur lequel l'auteur a brodé deux ou trois scènes de conversation finement et lestement écrites. C'est toujours une Tempête dans un verre d'eau ;
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
ou du cœur, suffit : ce sont des bouffées de zéphyrs qui ne deviendront jamais des aquilons.
De quoi s'agit-il? D'amants qui s'adorent et qui font semblant de se trahir, pour se corriger mutuellement de leurs défauts. Rien de plus mince, de plus subtil et de plus délicat : il faut, comme la société d'alors, avoir bien des loisirs pour se livrer à un pareil jeu. L'auteur a mis en action ou plutôt en dialogue cette grave question des cours d'amour, reprise par Molière dans les Fâcheux, sur l'amant jaloux et celui qui ne l'est point, et sur la préférence qu'on doit accorder à l'un ou à l'autre :
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux
Ce qui n'est dans Molière qu'un incident comique, un ridicule, devient ici un sujet sérieux. Dormilli, l'amant défiant et ombrageux qui voit partout des rivaux, discute avec son ami Valsain, l'amant paisible et rassuré:
J. Acte II, scène IV.
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VALSAIN.
Chevalier, votre amour est une frénésie.
DORMILLI.
Marquis, le vôtre à peine est une fantaisie.
Chacun défend son système. Dormilli tient pour l'amour tempétueux : il en veut à
... Ces gens du bel air, cœurs légers, froids plaisants,
De maîtresse et d'ami changeant comme de modes, Pacifiques époux, et même amants commodes.
Valsain préfère l'amour sans orage :
De l'amour, s'il se peut, n'ayons que les douceurs :
Moi, j'en ai la tendresse... et d'autres, les fureurs 1.
Tandis que les deux amants dissertent ainsi sur leur passion, Dorimène et Angélique se proposent de les corriger, l'un de sa jalousie, l'autre de sa tiédeur, en feignant de répondre aux avances d'un fat ridicule,
Mondor, prétendant universel au cœur de toutes les femmes. C'est Dorimène qui monte le coup, et entraîne à sa suite l'honnête et timide Angélique dans cette périlleuse entreprise.
Par ses transports jaloux Dormilli vous tourmente ; Valsain me déplaît fort avec ses tons glacés ;
Votre amant aime trop, et le mien pas assez.
,
Feignons d'aimer Mondor
Ils seront bien joués, bien plaisants tous les trois.
Quel plaisir d'intriguer trois hommes à la fois 2 !
Mondor, enivré de son double succès et convaincu plus que jamais de son charme irrésistible, montre à Dormilli la lettre qu'il a reçue de Dorimène, amante de
1. Scène I.
2. Scène IV.
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Valsain, et à Valsain celle qu'il tient d'Angélique, maîtresse de Dormilli. Les deux amis se contemplent l'un l'autre, et se font de mutuelles condoléances. Dormilli donne dans le panneau, et se laisse aller à tout l'emportement de la fureur et du désespoir. Il parle d'aller couper la gorge à Mondor, son rival heureux. Valsain vu plus clair dans l'envoi simultané des deux billets, et engage son ami à se calmer. Il soupçonne quelque embûche et va rendre aux dames la monnaie de leur pièce en les désespérant à son tour. Il leur annonce donc qu'en face d'un concurrent aussi redoutable que Mondor, et sur son propre avis, Dormilli a pris le parti de se consoler avec Julie. Quant à lui, il espère bientôt en faire autant. Dorimène, piquée, se mord les lèvres; Angélique se trouble, se lamente, reproche à son imprudente amie de l'avoir entraînée dans ce jeu dangereux, où elle a perdu le cœur de son amant. Heureusement Dormilli a tout entendu, et se jette aux genoux de sa maitresse repentante. Valsain, bientôt réconcilié avec Dorimène, se charge d'expliquer sa froideur apparente et l'emportement de son ami :
Je n'étais point jaloux, mais par excès d'estime;
Et mon ami l'était par un excès d'amour 1.
Ce qui prouve qu'il y a plusieurs manières d'aimer les gens.
Mondor paye les frais de la réconciliation, et reste dupe de sa sottise et de sa vanité. Il en appelle au mariage pour se venger :
Expliquera, morbleu, les femmes, qui pourra!
L'amour me les ravit, l'hymen me les rendra2.
1. Scène xvi.
2. Scène XVII.
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Encore une illusion, espérons-le.
Est-ce là un petit chef-d'œuvre, comme le prétend La Harpe? — Non, mais une bluette ingénieuse, facilement rimée. C'est bien le reflet d'un monde dont
Gresset a pu dire :
Tout est colifichet, pompon et parodie.
Nous y restons enfermés plus que jamais avec le Cercle ou la Soirée à la mode de Poinsinet.
VII
Le Cercle 1 a été aussi le succès d'un jour, et le plus surprenant, le plus inattendu qui fut jamais, pour le public et pour l'auteur. Il y a deux Poinsinet au XVIllo siècle. D'abord, Poinsinet de Sivry ou le Grand, ainsi nommé pour les airs qu'il se donne, et non pour son talent; le père des tragédies de Briséis et d'Ajax, .de l'opéra (YErnelindc, le traducteur d'Anacréon, qui fit un jour, sous le patronage de Diderot, son entrée solennelle à l'Encyclopédie. Personnage vaniteux et bouffi, écrivant à l'abbé de Breteuil : « Monsieur, les engagements que j'ai pris avec mon siècle ne me permettent pas de songer à des affaires d'intérêt », etc. Collé se demande quels pourraient bien être ces engagements, « Serait-ce par hasard de devenir un grand homme ? »
Après lui, son cousin Poinsinet, dit le Petit ou le Mystifié, qui a le privilège de divertir le public moins encore par ses œuvres que par les mauvaises plaisanteries et les bons tours dont il est victime. La
1. 1704.
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famille semble vouée au ridicule, et arrive ainsi à une véritable célébrité. Voltaire écrit de Berlin à l'abbé de Prades (1755) : « Il est venu ici deux jeunes gens de Paris qui m'ont dit qu'il y a un nommé Poinsinet à qui on a fait accroire que le roi de Prusse l'avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l'article du Catholicisme était un peu embarrassant. Il a signé qu'il serait de la religion que le roi voudrait. Il apprend actuellement à danser et à chanter, pour donner une meilleure éducation au fils de Sa Majesté, et il n'attend que l'ordre du roi pour partir. »
Une autre fois on lui annonce qu'il va être nommé membre de l'Académie de Saint-Pétersbourg, mais qu'il faut pour cela savoir le russe. Un de ses amis s'offre à lui donner des leçons: et au bout de six mois, Poinsinet se trouve avoir appris le bas-breton. — Le meilleur ou le plus mauvais tour qu'on lui ait joué, fut de lui persuader qu'il avait tué un homme en duel, ayant à peine tiré l'épée, et que pour ce fait il était condamné à être pendu. Un faux crieur vint hurler le prétendu arrêt de mort sous ses fenêtres. Le pauvre Poinsinet se fit couper les cheveux, tonsurer, et se déguisa en abbé. Enfin le roi lui fit grâce à titre de grand poète cher à la nation. Andrieux a tiré de cette aventure un de ses contes les plus amusants.
Un jour pourtant ce mystifié est devenu à son tour presque un mystificateur. Par un hasard étrange et un heureux accident de sa vie littéraire, ce personnage ridicule s'est trouvé le père d'une comédie fort applaudie, et même assez spirituelle. Grande surprise pour tout le monde et pour l'écrivain lui-même, qui ne s'était jamais vu à pareille fête. « Le nom de l'auteur, dit Grimm, a aussi beaucoup contribué au suc-
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cès de la pièce. On en attendait si peu qu'il n'y avait personne à la première représentation; et l'on a été d'autant plus émerveillé qu'on était moins préparé à voir quelque chose de supportable. M. Poinsinet, auteur de cette petite pièce, n'était connu jusqu'à présent que pour une espèce d'imbécile, faiseur de mauvaises parades et autres drogues détestables. » Aussi Collé accueille-t-il volontiers d'abord le bruit public d'après lequel la pièce ne serait pas de Poinsinet, mais de Palissot. Pourtant il fallut bien se rendre à l'évidence, et enregistrer un succès incontestable, quitte à l'expliquer comme on pourrait. Grimm le fait ainsi : « Ce Cercle a beaucoup réussi. Ce n'est point là une comédie;.... mais un tableau assez frappant des sociétés de Paris1. »
Tout est là. C'est le mérite d'une photographie exacte, qui reproduit la réalité : genre de succès analogue à celui qu'a obtenu de nos jours Henri Monnier, dans certaines parades drolatiques d'une vérité saisissante. La copie ou le décalque remplaçant la création originale, avec le souci des costumes et de la mise en scène, n'est-ce pas un procédé dont on a fort usé de nos jours? «D'ailleurs, ajoute Grimm, on parle dans cette pièce de toutes les affaires du temps, excepté peut-être l'inoculation et les résistances des
Parlements, et cela plaît toujours. » De là naît précisément le grand attrait des Revues au théâtre : or le
Cercle n'est point autre chose, pour le fond et pour la forme. Cette œuvre est une revue comique des salons, assez fidèle pour qu'on ait accusé l'auteur d'avoir écouté aux portes et regardé par le trou de la ser-
1. Correspondance littéraire, t. IV, sept. 1764.
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rure. Au point de vue de l'art, elle laisse fort à désirer : c'est tout simplement une pièce à tiroirs, sans suite, sans unité. L'intrigue en est mal agencée, le dénouement insignifiant. Mais il y a des scènes détachées assez plaisantes qui en ont fait le succès : celles du poète, de l'abbé, du médecin, du colonel, se succèdent comme des tableaux de lanterne magique ou comme des personnages d'ombres chinoises : le public s'amuse à les voir passer.
L'instruction placée au début nous indique déjà quelle importance vont prendre les détails extérieurs.
« Le théâtre représente un salon de compagnie, où se trouvent des sièges, un canapé, un métier de tapisserie, des tables de jeux, des livres de musique, une guitare, etc. » Tout un bric-à-brac nécessaire pour
J'action.
Lisette s'empresse, dès la première scène, de nous faire connaître le caractère de sa maîtresse Araminte et le ton général de la maison.
Veuve depuis deux ans, tour à tour coquette et sensible, incertaine et bizarre, toujours le cœur vide, l'esprit jamais oisif, nous avons successivement aimé la musique et les petits chiens, les magots et les mathématiques. Notre conduite est le résultat des sentiments de la société qui nous environne, et, jeune encore, aimable et riche, nous travaillons moins à jouir de la vie qu'à nous étourdir sur notre propre existence.
C'est pourquoi elle a ouvert un salon, rendez-vous des beaux esprits et des gens à la mode. Tous ces personnages qui défilent devant nous se croisent, s'éclipsent et se jalousent à qui mieux mieux. Le poète Damon est venu pour lire une tragédie, qu'il ne trouve pas moyen de placer au milieu du babil et des étourderies de cette société distraite et inattentive. A
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ce seul mot d'Araminte : « M. Damon nous doit gratifier d'une lecture », Ismène se tournant vers l'Abbé lui dit : « Ah ciel ! soupçonnez-vous ce que ce peut être? »
L'ABBÉ. — Je m'en doute : quelque tragédie de sa façon.
ISMÈNE à part. — Je suis déjà morte. (II&ut.) Monsieur, nous la lirez-vous tout entière ?
DAMON. — Mais... comme il vous plaira, Mesdames.
ISMÈNE. — C'est qu'une tragédie, je crois, est bien longue; cela pourrait vous fatiguer.
DAMON. — Oh! point du tout, Mesdames ; on oublie aisément ses peines quand on réussit à vous amuser. Je vais commencer1.
Mais il n'a pas commencé qu'Araminte, se tournant d'un autre côté, vers l'Abbé, lui demande un morceau de chant. Celui-ci se récuse : « J'ai passé la moitié de la nuit chez une jeune duchesse où l'on m'a fait impitoyablement chanter un acte de l'Opéra et six romances. » Après s'être fait prier, alors qu'on ne songe plus à lui et que la conversation a pris un autre cours, le galant abbé donne son la, saisit une guitare, et chante une romance de son cru, que Damon, en confrère jaloux, trouve détestable. Comparse indispensable dans les soupers comme dans les parties de colin-maillard, l'Abbé se retrouve partout alors. Nous avons entendu Moncade, invitant ses amis à sa noce, leur dire : « N'oubliez pas le gros abbé».
Un autre personnage du temps, qui a déposé la toque et la robe pour se faire mondain, galant et tant soit peu charlatan, c'est le médecin, s'apitoyant sur ses pauvres chevaux, et fort peu sur ses malades, faisint sa cour aux dames dont il dissipe les vapeurs, calme les nerfs, et purge les humeurs errantes avec
1. Scène VII.
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des bols de savon. Nouvel Hippocrate, il a laissé les anciennes drogues faites pour les santés robustes et grossières, et sait proportionner les remèdes à la délicatesse du temps présent. Araminte se pâme d'aise à sa vue : « Ce cher docteur, c'est qu'il est bien moins mon médecin que mon ami. C'est par attachement qu'il me traite; et, dans ma dernière migraine, il ne m'a pas quittée d'une minute1. »
Mais voici qu'un nouvel arrivant attire toute l'attention et captive tous les coeurs : c'est le Colonel ou le Marquis. Le Marquis-Colonel, tirant de sa poche son sac à ouvrage, son étui, ses ciseaux et ses aiguilles, faisant de la tapisserie et brodant2 avec les dames, comme Hercule aux pieds d'Omphale, est un produit du jour, un de ces officiers de boudoir auxquels on a le droit de répéter :
Monsieur le Colonel, qui n'êtes pas soldat.
Il a trouvé dans son berceau un brevet et un régiment, dont il ne s'occupe guère plus que l'Abbé de son église et de ses ouailles. S'il est jamais allé à la guerre, il devait se trouver parmi les fuyards de ltosbach, avec son coiffeur et son cuisinier. Aussi comprend-on que le public français soit disposé à rire de ce terrible guerrier.
Le Baron philosophe et l'honnête Lisidor sauvent un peu l'honneur du sexe masculin. Quant aux trois caillettes de salon, qui représentent ici les trois Grâces,
1. Scène VIII. — Scribe reprendra plus tard ce type dans le Médecin des dames.
2. Le comte de Henrion, ministre de la marine sous Louis XVI, maniait l'aiguille comme une couturière ; il travaillait avec Mm0 de
Genlis, qui confectionnait ses robes.
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Araminte, Ismène et Cidalise, elles personnifient la coquetterie, la légèreté et la frivolité féminine.
Une scène assez jolie est celle de la partie de cartes où l'on annonce la mort d'un ami : les expressions de condoléance et les préoccupations du jeu se mêlent d'une façon plaisante.
LE MARQUIS. — Vous connaissez bien le comte d'Orvigny? CIDALISE. — Oui, vraiment.... Nous en sommes aux tours doubles.
LISIDOR. — Quoi'cet ancien militaire,cet homme respectable? LE MARQUIS. — Justement.... Eh bien ! il est mort.
ISMÈNE. — .Cela est incroyable.... Je demande.
LE MARQUIS. — Il s'est avisé d'expirer subitement hier au soir. ARAMINTE. — Vous me désolez.... Voilà mon roi, deux fiches.
LE MARQUIS. — Cela dérange beaucoup le souper qu'il devait nous donner.
LISIDOR. — Il était votre intime ami, Madame ?
ARAMINTE. — Vraiment oui : vous m'en voyez pénétrée.... C'est à vous à parler, Cidalise.
LE MARQUIS. — Il n'a pas eu le temps de mettre le moindic ordre dans ses affaires.
ARAMINTE. — Je le jouerai sans prendre.... Cela est cruel, Marquis.... Le coup est assez beau.... Sa pauvre veuve.... C'est en cœur, Mesdames.
ISMÈNE. — En favorite! Nous voilà ruinés.... Mais que ne faitelle des démarches?
ARAMINTE. — Sans doute.... Spadille 1 .... Mon cher Comte.... Manille 2.... Il m'a rendu de très grands services.... Valet, dame et roi de cœur.
La mort d'un ami n'a pu lui faire lâcher les cartes ; mais la fuite d'un serin qui vient de s'échapper l'enlève au jeu tout à coup. « Mon serin privé? Juste ciel ! Eh vite, suivez-moi, Lisette. » Ces petits riens composent la vie de cette société mondaine, où l'on prend si gaiement les choses graves, et si gravement les futilités.
1. L'as de pique a.u jeu d'hombre.
2. Neuf ou valet de cœur.
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Grimm fait à ce sujet des réflexions très sensées sur le jugement que portera la postérité, si elle daigne s'occuper de la pièce de Poinsinet
On peut croire qu'elle s'enquerra avec quelque curiosité si ces mœurs ont été réellement les mœurs d'une grande et illustre nation, puisqu'enfin toutes les comédies du temps les ont ainsi représentées.... Il faut espérer que les curieux d'alors pourront se répondre que ces mœurs ont été en effet celles d'une génération aussi courte que frivole, dont les travers ont été réparés par des siècles de vertu. Car, si de telles mœurs avaient duré plusieurs générations de suite, l'histoire apprendrait sans doute en même temps aux curieux des siècles à venir les funestes influences que leur durée aurait eues sur la gloire et la splendeur d'une telle nation s.
L'histoire a répondu en effet par le coup de tonnerre de 1792 et de 1793. Poinsinet, à coup sûr, n'y pensait guère en écrivant le Cercle : mais Grimm voyait plus loin que lui. — Et maintenant, que dira la postérité sur notre époque, si elle la juge d'après les peintures plus ou moins fidèles de son théâtre ou de ses romans ? Des voisins malveillants et jaloux en ont usé déjà pour nous accuser de corruption et de décadence. Sachons gré du moins à ceux qui, au théâtre comme ailleurs, essayent de remettre en honneur parmi nous le Sursum corda : nous en avons besoin pour le présent, et peut-être plus encore pour l'avenir.
1. Cette pièce a été reprise de nos jours dans une des Matinées de la Comédie-Française : elle est tombée à plat, n'ayant plus l'attrait de l'à-propos et de l'actualité.
2. Correspondance littéraire, 1 j (j 1.
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CHAPITRE XVII
VOLTAIRE AUTEUR COMIQUE.
VIndiscret. — La Fête de Bélébat. — L'Enfant prodigue.
Nanine. — L'Écossaise.
1
A ces oubliés, à ces dédaignés de la Muse Comique, il nous faut ajouter un nom illustre entre tous, le plus retentissant du siècle, celui de Voltaire.
Comment, avec tant d'esprit, de malice, de souplesse, tant de flèches à son carquois, Voltaire est-il resté audessous de lui-même dans la Comédie? Il en a essayé toutes les formes, louché toutes les notes, et partout il a échoué : inférieur à Piron dans la farce, à La Chaussée dans la comédie larmoyante, à Palissot dans la comédie satirique et personnelle, et à tant d'autres poetæ minores, qu'il éclipse par l'éclat de sa gloire et de son génie.
D'où vient donc cet échec de Voltaire? — Il manque de naïveté, a-t-on dit : mais Beaumarchais en a-t-il plus que lui? — Il a trop d'esprit : mais Marivaux n'en a-t-il pas aussi singulièrement abusé? — Il n'a pas le vis comica, répliquera Collé : sans doute, mais n'estil pas souvent comique hors de la Comédie?— S'il ne se fût pas essayé dans ce genre, on eût probablement
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déclaré qu'il y aurait excellé. Quelle est donc la grande infirmité de Voltaire comme poète comique? — C'est d'avoir une personnalité qui déborde malgré lui, qui s'impose à tout ce qu'elle touche. Or, au théâtre, il faut que l'auteur s'efface derrière ses personnages.
Mais, dira-t-on, il a réussi dans la tragédie t, - C'est que là il se trouve dans un monde idéal, et soutenu par son imagination. Tout en prêtant encore trop souvent ses sentiments et ses idées aux héros tragiques, il n'en fait pas moins d'Œdipe, d'Orosmane, de Mahomet, de Mérope, de Sémiramis, des personnages sinon vrais historiquement, au moins possibles et vraisemblables, enveloppés du prestige de la convention théâtrale.
Dans la comédie, plus voisine de la réalité, il n'a plus que son esprit; et, en fait d'esprit, il est trop lui pour devenir un autre. Il fait de ses personnages comiques de simples pantins, qu'il afTuble'de costumes et de noms grotesques, tels que le baron de la Canardière, la baronne de Croupillac, le chevalier du Hasard, le président de Fierenfat, etc., etc. On sent trop que l'auteur est dans la coulisse, tenant la ficelle qui dirige leurs mouvements, 'et se chargeant de parler pour eux. C'est ainsi qu'on joue la comédie à Cirey, sur le petit théâtre de Mmo du Châtelet. Voltaire s'y amuse beaucoup avec les Marionnettes : il raffole de Polichinelle. Il est à la fois l'organisateur et l'interprète de ces petites scènes comiques. Mm0 de Grafigny, une des bonnes plumes et des mauvaises langues de l'endroit, nous raconte ainsi une de ces soirées :
« Après souper, Voltaire nous a montré la lanterne magique avec des propos à mourir de rire. Il y
1. Lessing n'hésite pas à le mettre au-dessus de Corneille comme poète tragique : ce que nous sommes loin d'approuver.
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a fourré la coterie de M. le duc de Richelieu, l 'histoire de l'abbé Desfontaines, et toutes sortes de contes, toujours sur le ton savoyard ! Non, il n'y avait rien de si drôle1. » « C'étaient, ajoute M. Desnoiresterres en citant ce passage, des improvisations perpétuelles. Il y avait tel jour où, dans les vingt-quatre heures, il avait été répété et joué trente-trois actes, tant tragédies, opéras que comédies2. »
Il faut avouer que Molière, le grand contemplateur silencieux et recueilli, se préparait autrement à écrire le Misanthrope et le Tartufe.
Voltaire s'essaya de bonne heure dans la comédie, en donnant, à la suite de Marianne, un petit acte en vers, l' Indiscret (1725) : une bluette dans le goût de Y Impertinent de Desmahis, mais inférieure. La pièce ne réussit guère et n'eut que six représentations. « On dit qu'il y a beaucoup d'esprit, écrivait Marais. Cependant elle a déplu à la Chambre basse (le parterre), qui y a trouvé peu de règles du théâtre, et à la Chambre haute (les loges), qui s'y est trouvée trop bien dépeinte. » Quelques vers satiriques sur la cour et les courtisans avaient-ils choqué? Cependant l' Indiscret fut joué, ainsi que Marianne, à Fontainebleau pour le mariage de Marie Leczinska avec Louis XV. Le poète eut l'honneur d'ètre présenté à la jeune reine. « Elle a pleuré à Marianne, écrit-il à Cideville, elle a ri à l' Indiscret : elle m'appelle mon pauvre Voltaire » : sans doute en mémoire de son accident de la Bastille, et des faveurs royales qui tardent à venir.
L'Indiscret méritait d'être oublié. Les plus jolis vers
1. Mme de Grafigny, Vie privée de Voltaire et de Mmc du Châtelet.
2. Voltaire à Cirey, ch. vi.
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de la pièce sont ceux de la dédicace adressée à Mme de
Prie :
Vous qui possédez la beauté
Sans être vaine ni coquette, etc. 1.
Voltaire a bien l'instrument du vers, reste à trouver la Comédie.
A quelque temps de là il s'associait avec le président Hénault et quelques autres, pour composer un pot-pourri comique intitulé la Fête de Bélébat, et représenté dans le château de ce nom, appartenant au comte de Livry. Ce divertissement plus que libre, dédié à son altesse sérénissime Mlle de Clermont. nous donne une idée singulière des mœurs de la bonne société vers la fin de la Régence. Le héros principal et le plastron de cette farce est le curé de Courdimanche, paroisse où se trouvait le château de Bélébat :
Curé dans qui l'on voit les talents et les traits,
La gaieté, la douceur, et la soif éternelle
Du curé de Meudon, qu'on nommait Rabelais,
Dont la mémoire est immortelle 2.
Celui de Courdimanche est un peu moins illustre, malgré Voltaire. La description de cette fête nous montre à quels jeux se livraient parfois les hommes de la plus haute naissance et de l'esprit le plus délicat.
On avait illuminé la grand'salle de Bélébat, au bout de laquelle ou avait dressé un trône sur une table de lansquenet. Au-dessus du trône pendait à une ficelle imperceptible une grande couronne de laurier, où était renfermée une petite lanterne allumée qui donnait à la couronne un éclat singulier. Monseigneur le comte de
Clermont et tous les citoyens de Bélébat étaient rangés sur des tabourets; ils avaient tous des branches de laurier à la main, de
1. OEuvres de Voltaire, t. II, édit. Beuchot.
2. Ibid.
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belles moustaches faites avec du charbon, un bonnet de papier sur la tête en forme de pain de sucre, et sur chaque bonnet on lisait en grosses lettres le nom des plus grands poètes de l'antiquité.... Tout étant disposé, et le Curé étant arrivé dans une calèche à six chevaux qu'on avait envoyée au-devant de lui, il fut conduit à son trône. Dès qu'il fut assis, l'auteur lui prononça à genoux une harangue dans le style de l'Académie, pleine de louanges, d'antithèses et de mots nouveaux. Le Curé reçut tous ces éloges avec l'air d'un homme qui sait bien qu'il en mérite encore davantage.... Après la harangue, on exécuta le concert dont on vous envoie les paroles; les chœurs allèrent à merveille, et la cérémonie finit par une grande pièce de vers pompeux, à laquelle ni les assistants, ni le Curé, ni l'auteur n'entendirent rien
Voltaire s'est réservé un rôle dans la cérémonie. Il adresse une homélie bouffonne au Curé, dont il est proclamé coadjuteur et futur héritier. Le bedeau et les assistants entonnent un chant d'allégresse :
Que de tous côtés on entende
Le beau nom de Voltaire, et qu'il soit célébré!
Est-il pour nous une gloire plus grande ?
L'auteur Œdipe est devenu curé.
C'est la vraiment la comédie telle que la comprend et l'aime Voltaire, celle où il a sa place, où il reçoit une couronne de laurier des mains de Mme la marquise de Prie lui disant :
Pour prix du bonheur extrême
Que nous goûtons dans ces lieux,
Et qu'on ne doit qu'à toi-même, . Reçois ce don précieux;
Je te le donne,
En attendant encor mieux
Qu'une couronne.
Cette bouffonnerie de société, sœur de la farce populaire, est le genre auquel Voltaire s'adonne le plus
1. OEuvres de Voltaire, t; II.
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volontiers d'abord : il y reviendra plus d'une fois et jusqu'à la fin de sa vie. Au milieu de ses grands succès tragiques, il fait représenter les Originaux, pièce en prose et en trois actes, sur un théâtre particulier (1732); puis, l'Échange ou le comte de Boursoufle, autre divertissement de même nature et de même dimension, joué à Cirey avec la collaboration de l'auteur et de Mmedu Châtelet (1734); plus tard repris au château d'Anet, pour la fête de Mm0 la duchesse du Maine, en 1749. Voltaire y a joint, pour la circonstance, un prologue où il se met encore en scène, discutant sur le genre et le style comiques :
Aimez-vous mieux la sage et grave comédie
Où l'on instruit toujours, où jamais on ne rit,
Où Sénèque et Montaigne étalent leur esprit,
Où le public enfin bat des mains et s'ennuie?
MADAME DUTOUR.
Non, j'aimerais mieux Arlequin
Qu'un comique de cette espèce :
Je ne puis souffrir la sagesse,
Quand elle prêche en brodequin.
Malheureusement la farce, telle que Voltaire nous la donne ici, ne vaut celles ni de Scarron, ni de Piron, ni de Le Sage, ni de Fuzelier.
II
Malgré son peu de goût pour la sagesse en comédie, il lui fait cependant une large part dans Y Enfant prodigue (1736), premier sacrifice offert à ce genre larmoyant dont il s'est tant moqué ailleurs. Voltaire, qui n'avait pu jusque-là réussir avec la muse comique,
1. La Gouvernante de La Chaussée, jouée en 1747.
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était en quête d'une veine heureuse, lorsqu .'il rencontra Mlle Quinault, la bonne fée de Piron dans la Métromanie, de La Chaussée dans le Préjugé à la mode. Ce fut elle aussi qui fournit à Voltaire l'idée de l' Enfant prodigue. Elle venait d'entendre cette vieille légende sur le théâtre de la foire Saint-Germain, et y avait trouvé un tel intérêt dramatique qu'elle se proposait de signaler ce sujet à Destouches. Voltaire le saisit au vol, et en rêva toute la nuit. Le lendemain il se rendait chez Mlle Quinault : « Avez-vous parlé de Y Enfant prodigue à Destouches? » lui demanda-t-il, et, sur sa réponse négative, il lui montra un chiffon de papier où le plan d'une comédie se trouvait tout tracé. En deux mois la pièce était faite, et le plus profond secret recommandé à l'aimable et intelligente actrice. Quelques jours avant la représentation l'auteur lui écrivait : « Songez, Mademoiselle, que c'est vous qui m'avez donné ce sujet très chrétien, fort propre, à la vérité, pour l'autre monde ; mais gare les sifflets pour celui-ci ! Il n'y a rien à risquer, Mademoiselle, si vous vous chargez de l'ouvrage, et, en vérité, vous le devez. C'est à vous à nourrir l'enfant que je vous ai fait. L'accouchement est secret : il n'y a que Mme la marquise du Châtelet qui ait assisté à l'opération. »
Par crainte d'un accident ou d'une cabale de ses ennemis, Voltaire s'avisa d'une supercherie dont il a souvent usé et abusé dans sa vie d'écrivain. Le jour de la première représentation, l'affiche annonçait le Britannicus de Racine. Au dernier moment, le directeur vint déclarer qu'une des actrices nécessaires pour la tragédie étant subitement indisposée, on offrirait aux spectateurs une comédie nouvelle en cinq actes et en vers. Le fait était assez étrange : le public soupçonna
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bien quelque coup monté, mais n'en fit pas moins un accueil favorable à l'œuvre imprévue. Le lendemain, on en cherchait, l'auteur. Les uns l'attribuaient à Piron, d'autres à Destouches, à La Chaussée. Voltaire gardait l'incognito, détournant de lui les soupçons tant qu'il pouvait. Il écrivait et faisait écrire en dessous main au directeur du Mercure :
« On l'a attribuée à l'auteur de la Henriade et d'Alzire : nous ne voyons pas trop sur quel fondement. Le style de ces deux ouvrages est si différent de celui-ci qu'il ne permet guère d'y reconnaître la même main. »
Le directeur du journal s'y laissa prendre, et traita même assez rudement la pièce. Desfontaines seul ne s'y trompa pas, et courut sus à Voltaire. Celui-ci persistait à nier, et semblait vouloir mettre son œuvre au compte de Gresset, qui se fâchait et protestait avec .raison. « Vous et vos amis, écrivait-il à M"" Quinault, savez au bout du compte que cela est de Gresset. Je souhaite à ce Gresset, du meilleur de mon cœur, toutes sortes de prospérités. » C'était se montrer bien charitable.
Il reste encore caché sous l'anonyme quand il écrit sa préface de l'édition de 1738. Il s'y déclare partisan du mélange des genres, qu'il a formellement condamné depuis : « Si la vie, dit-il, doit être la représentation des mœurs, cette pièce semble être assez de ce caractère. On y voit un mélange de sérieux et de plaisanteries, de comique et de touchant. C'est ainsi que la vie des hommes est bigarrée. » Puis, insistant sur le besoin de renouveler les formes de l'art, il conclut par cette maxime dont il est l'auteur : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ».
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L'a-t-il complètement évité dans l' Enfant prodigue? Les trente représentations qu'il obtint tout d'abord semblent le justifier en partie; mais cela sufht-il? Non. La pièce n'en a pas moins de très graves défauts et n'est qu'une œuvre médiocre faite à la diable. D'abord l'emploi du vers de dix syllabes ou de cinq pieds, comme l'appelle Voltaire, a je ne sais quoi de maigre, d'étriqué et de sautillant, qui enlève au dialogue toute ampleur et toute solidité. On dirait que ce langage est fait pour des marionnettes plutôt que pour des hommes. L'auteur, qui trouve si bien le trait dans l'épigramme, ne l'a plus dans la comédie. En outre, malgré les arguments et les exemples piquants dont il accompagne sa théorie du mélange des genres, il en fait ici le plus mauvais usage. Qu'on associe le tragique et le comique, le sérieux et le plaisant, peu nous importe, pourvu qu'on sache ménager les tons, les couleurs et les contrastes. Or Voltaire n'y a point réussi. Il déclare qu'une comédie qui ferait seulement pleurer, comme la Mélanide ou la Gouvernante de La Chaussée, ne serait plus une véritable comédie. Il a raison. Mais quel nom donner à sa pièce? Est-ce un drame? Est-ce une tragi-comédie? Rien de tout cela : c'est une œuvre hybride et discordante, comme on en voit encore parfois de nos jours. La convenance et la vérité sont ce qui fait le plus défaut.
Euphémon père et fils, le père indulgent et l'enfant prodigue, sont les deux caractères qui s'éloignent le moins de la vraisemblance et de la nature. L'un est un bonhomme doux et faible, pleurant son malheureux fils et croyant le retrouver dans tous les misérables qu'il rencontre : l'autre est. un vaurien, qu pourtant ne manque pas de cœur. Quant à Lise, si
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touchante à la fin, elle est, au début, d'une sagesse outrée pour une jeune fille. Parlant d'Euphémon le mauvais- sujet, elle dit :
S'il eût aimé, je l'aurais corrigé.
Un amour vrai, sans feinte et sans caprice,
Est en effet le plus grand frein du vice i.
Elle pérore ainsi à dix-huit ans : que sera-t-elle à quarante? et quelle prêcheuse elle nous promet! Ses considérations sur le mariage sont plus étonnantes encore; Aussi Marthe, la servante, a-t-elle raison de s'écrier :
En vérité les filles, comme on dit,
Ont un démon qui leur forme l'esprit:
Que de lumière en une âme si neuve 2 !
C'est bien étrange en effet et bien peu naturel. Heureusement, Lise se relève à nos yeux dans la scène de la reconnaissance et du pardon.
Si nous passons aux caractères comiques, ils sont tous plus faux et plus outrés les uns que les autres. Le rôle de Fierenfat, le fils cadet d'Euphémon, jeune magistrat guindé, gourmé et positif, serait assez amusant, s'il ne tournait trop vite au grotesque :
Tout fier de sa magistrature,
Il fait l'amour avec poids et mesure,
Adolescent qui s'érige en barbon,
Jeune écolier qui vous parle en Caton 3.
Tant qu'il reste à l'état de portrait, vu de loin, tout
1. Acte I, scène iv.
2. Acte II, scène ii.
3. Acte I, scène
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va bien. Mais dès qu'il entre en action, il devient impossible. Parlant à sa fiancée, il lui dit par exemple :
En vérité, quand j'examine au large
Mon rang, mon bien, tous les droits de ma charge,
Les agréments que dans le monde j'ai,
Les droits d'aînesse où je suis subrogé,
Je vous en fais mon compliment, Madame *.
C'est dépasser toutes les bornes de la sottise et de la suffisance. Jamais dindon n'a mieux fait la roue.
Son futur beau-père, M. Rondon, qui a la prétention d'être plaisant, est le plus ennuyeux imbécile que l'on puisse voir, avec ses facéties de mauvais goût, ses idées du pouvoir paternel, et sa prétention de faire tourner, comme il l'entend, le cœur de sa fille :
Que je te donne un mari jeune ou vieux,
Ou laid ou beau, triste ou gai, riche ou gueux,
Ne sens-tu pas des désirs de lui plaire,
Du goût pour lui, de l'amour?
LISE.
Non, mon père 2.
C'est la réponse ordinaire de Lise aux questions saugrenues de son père, qui a le tort de s'en fâcher.
Encor des non? toujours ce chien de ton ;
Et toujours non, quand on parle à Rondon 3 !
Un personnage plus déraisonnable et plus faux encore est celui de la baronne de Croupillac, caricature grotesque, digne tout au plus de la farce, et déplacée ici. La vieille folle, en quête d'un mari, s'est
1. Acte l, scène v.
2. Acte I, scène n.
3. Acte V, scène Ill.
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imaginé de réclamer Fierenfat, qui lui a fait jadis des promesses, et demande à Lise de lui céder son futur.
Puis, dans un accès de fureur matrimoniale, s'adressant à Rondon, elle lui crie :
Il me faut un époux,
Et je prendrai lui, son vieux père ou vous1.
Au milieu de ces charges et de ces insanités peu dignes du génie de Voltaire, deux ou trois situations touchantes ont longtemps suffi pour soutenir et sauver l'œuvre, malgré ses énormes défauts. Notons d'abord celle de la reconnaissance entre les deux amants :
LISE.
Vous Euphcmon! vous m'aimeriez encore?
EUPHÉMON FILS.
Si je vous aime ? Hélas ! je n'ai vécu
Que par l'amour, qui seul m'a soutenu.
J'ai tout souffert, tout jusqu'à l'infamie;
Ma main cent fois allait trancher ma vie ;
Je respectai les maux qui m'accablaient;
J'aimai mes jours, ils vous appartenaient 2.
La scène où Lise prépare le vieil Euphémon à voir son fils, et fait entrer dans son cœur des pensées de miséricorde, avec l'espoir de le retrouver meilleur; celle où l'enfant prodigue se jette aux pieds de son père, sont des coups de théâtre qui s'imposent, et dont l'effet est toujours certain. Mille de Croupillac vient encore une fois, malheureusement, mêler ses prétentions ridicules et son radotage aux joies de la famille. La pièce se termine par ces deux vers plus
1. Acte IV, scène Ill.
2. Acte II, scène iv.
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consolants que poétiques, et qui en forment la moralité.
Non, il ne faut, et mon cœur le confesse,
Désespérer jamais de la jeunesse.
Malgré son éclatante médiocrité, l' Enfant prodigue fut joué à la cour, et valut à l'auteur d'être admis à ces représentations intimes connues sous le nom de théâtre du Cabinet. Les acteurs étaient des personnes du plus haut rang, tels que les ducs de Chartres, de la Vallière, de Nivernais, le marquis de Gontaut, MM. de Brancas, de Livry, etc. Mme de Pompadour y remplissait le rôle de Lise, aimant assez à représenter les filles vertueuses, les bergères et les ingénues. On jouait la vertu sur le théâtre, comme on faisait ses pâques, sans que cela tirât à conséquence 1.
III
Le succès de l' Enfant prodigue ne suffisait pas à rassurer Voltaire pour l'avenir : Nanine 2 fut le second essai par lequel il tenta d'établir sa réputation de poète comique. Cette fois encore, reprenant sa thèse sur le mélange des genres, il met dans la préface la gaieté qu'il ne peut faire entrer dans la pièce, et nous conte une anecdote plaisante pour démontrer que le rire peut s'allier parfois aux plus tristes émotions. « On défendit à un régiment, dans la bataille de Spire, de faire quartier. Un officier allemand demande la vie à l'un des nôtres, qui lui répond :
1. \ oyez Ad. Jullien, Le théâtre des petits cabinets. - La comédie à la Cour.
2. 1749.
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« Monsieur, demandez-moi tout autre chose, mais « pour la vie, il n'y a pas moyen ». Cette naïveté passa de bouche en bouche et l'on rit au milieu du carnage. » Preuve plus ou moins convaincante de l'alliance possible du rire et des larmes.
Du reste, le comique a peu de place dans Nanine : tout au plus est-il saisissable et d'un mince effet avec le rôle de la vieille Marquise. Celte fois, Voltaire se rapproche plus que jamais de La Chaussée, tout en se moquant de lui. Le même sujet avait été déjà traité par ce dernier et par Boissy (sans grand succès, il est vrai), sous le nom de Paméla, l'héroïne de Hichardson. L'usage, aujourd'hui pratiqué, de mettre en action sur la scène un roman plus ou moins populaire, devient assez fréquent déjà au dix-huitième siècle. Grimm et Collé signalent le fait et s'en plaignent comme d'une preuve de paresse et de stérilité. Cependant des écrivains assez riches de leur propre fonds, comme George Sand, Alexandre Dumas, etc., n'ont pas craint d'en faire autant. Voltaire s'est bien gardé de mentionner cette parenté qu'il ne tient pas à révéler. En revanche, il a pris toutes ses précautions pour assurer Ù sa chère Nanine un public bienveillant. La représentation de Sémiramis ne l'a pas occupé davantage. Il convoque le ban et l'arrière-ban de ses amis pour remplir le parterre, les loges et tous les coins de la salle.
« Cet auteur, dit Collé, prend un parti singulier pour attirer le monde à ses pièces : il passe la comédie au public, il donne les deux tiers du parterre et des loges à ses nièces ou à quelques autres femmes de sa connaissance. Enfin les comédiens ont assuré à Dutertre que la réussite de Sémil'amis lui- avait coûté
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800 livres de son argent, au delà des quinze représentations qu'elle a eues. »
« Amusez-vous donc si vous pouvez à Nanine, écrivait Voltaire à Baculard, voici deux billets qui me restent : si vous voulez d'ailleurs vous trouver chez
Procope, je vous ferai entrer vous, vos amis, vos filles de joie ou non joie, partout où il vous plaira. »
Nul ne s'entendait mieux à chauffer un succès : il se faisait chef de claque au besoin. Malgré tout, s'il faut en croire Collé, cette rapsodie (et elle méritait ce nom, n'étant qu'une Paméla retournée) fut assez froidement reçue : on se promit de ne plus y revenir. La pièce valait cependant mieux que Y enfant prodigue, et avait un autre sens et une autre portée, surtout aux yeux de l'auteur.
Nanine ou le Préjugé vaincu est non seulement une comédie sentimentale, mais une théorie philosophique et sociale mise en action. Quel est donc ici le préjugé vaincu? Celui de la naissance : il s'agit du mélange des classes, bien autrement important que celui des genres. Cette question du mariage entre patriciens et plébéiens, qui avait soulevé de si terribles orages dans l'ancienne Rome, travaille encore la société du dix-huitième siècle. Depuis longtemps sans doute les marquis ruinés, tels que Moncade, se résignent à épouser des filles de financiers et de marchands, pour payer leurs dettes et fumer leurs terres, comme on dit. Mais un gentilhomme épousant par amour une paysanne, c'est là un conte du bon vieux temps, qui nous reporte à l'âge fabuleux où les rois épousaient des bergères. Ce qu'il y a de nouveau ici, ce sont les principes mêmes sur lesquels va s'établir cette union. Nanine est une comédie essentiellement démo-
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cratique, remplie de maximes libérales et humanitaires, tout comme une tragédie philosophique. Et ces maximes, où se trouvent-elles? Peut-être dans la bouche des petits, des inférieurs, de ceux qui ont tout à gagner en réclamant l'égalité? Non, mais chez le Comte, chez la Marquise sa mère, chez ceux que leur éducation et leurs préjugés doivent en écarter le plus. Nous reconnaissons les grands seigneurs philanthropes du dix-huitième siècle, tels que d'Argenson et bien d'autres.
Une baronne vaniteuse et jalouse, très entichée de sa fortune et de sa noblesse, va se trouver la rivale d'une fille de rien élevée chez elle par charité, l'honnête et modeste Nanine. Un comte au cœur chaud, à l'esprit libéral, qui donne dans les idées nouvelles, et ne se montre pas trop étonné d'avoir pour compétiteur à la main de Nanine Blaise le jardinier. Une vieille marquise babillarde et radoteuse, volontiers rude pour ceux qui sont de sa caste, et sympathique aux pauvres gens. Joignez-y un personnel de domestiques honnêtes et dévoués, tels qu'on voudrait en posséder toujours. A part la Baronne, nous n'avons affaire ici qu'à de bons cœurs. La vertu abonde, à défaut de comique et de gaieté.
La grande question d'égalité, qui sera résolue plus tard dans la nuit du 4 Août, est posée dès le début par la lecture d'un livre anglais dont le Comte a fait cadeau à Nanine. C'est elle qui parle :
L'auteur prétend que les hommes sont frères,
Nés tous égaux : mais ce sont des chimères ;
Je ne puis croire à cette égalité 1.
1. Acte I, scène v.
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Il s'en faut bien que cette Nanine soit une ingénue comme Agnès : elle lit et elle pense, deux choses dont ne s'avisaient guère les jeunes filles pauvres du temps passé. Remerciant le Comte de ses bontés, elle lui dit :
Je vous dois trop : c'est par vous que je pense.
LE COMTE.
Ah ! croyez-moi, l'esprit ne s'apprend pas.
NANINE.
Je pense trop pour un état si bas.
Nous sommes de son avis; elle pense trop, surtout pour une jeune fille, ou plutôt c'est Voltaire qui pense pour elle. Le cerveau finit par tenir lieu de cœur dans cette comédie sentimentale. Le Comte lui-même est un penseur plus encore qu'un amoureux. Ainsi, expliquant à Nanine la jalousie de la Baronne, il lui fait cette petite leçon de psychologie :
La jalousie en tous les cœurs domine;
L'homme est jaloux dès qu'il peut s'enflammer,
La femme l'est, même avant que d'aimer*.
Il raisonne sur l'inégalité des conditions et voudrait réparer les torts de la fortune envers Nanine.
De la fortune il faut venger l'injure :
Elle vous traita mal ; mais la nature,
En récompense, a voulu vous doter
De tous ses biens : j'aurais dû l'imiter.
C'est l'amour assaisonné d'esprit philosophique, un nouveau genre de préciosité. Encore une fois, on est tenté de se demander si c'est bien le Comte ou plutôt Voltaire qui s'exprime de la sorte :
1. Acte 1, scène vu.
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Ce monde-ci n'est qu'une loterie
De biens, de rangs, de dignités, de droits,
Brigues sans titre et répandus sans choix t.
Prenez garde, Monsieur le Comte! J.-J. Rousseau va venir, et vous poussera peut-être plus loin que vous ne le voudriez. Voltaire alors reculera d'autant. Mais, dans cette première ferveur de philanthropie égalitaire, le
Comte trouve la concurrence de Biaise toute naturelle :
Blaise est un homme, il l'aime, il a raison.
Elle doit plaire aux jardiniers, aux rois,
Et mon bonheur justifiera mon choix 2.
Nous touchons à la fin du premier acte, et nous sommes loin de la comédie. La dissertation a jusqu'ici remplacé l'action et l'intérêt dramatique. Nous y arrivons cependant par la déclaration du Comte, par les intrigues de la Baronne s'efforçant d'entraîner Nanine au couvent, par la découverte d'une lettre que celle-ci envoie à Philippe Humbert, un personnage inconnu dont le Comte devient jaloux. Accusée de perfidie, Nanine se voit chassée par son maître, qui l'adore toujours, et par la Baronne, qui la déteste. Elle ne songe ni à se plaindre ni à se justifier, et reprend ses habits de paysanne. La scène où Nanine reparait ainsi vêtue devant le bon et fidèle serviteur Germon rappelle le touchant récit de Griselidis dans notre vieux fabliau mis en prose à la fin du quinzième siècle.
Et ainsi se partit celle sans plourer, et devant chascun se dévestit, et seulement retint la chemise que vestue avoit, et la tête découverte s'en va, et en cet estat la virent plusieurs gens plourans
1. Acte I, scène IX.
2. Ibid.
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et maudissans fortune; et elle toute seule neplouroit point, ne disoit mot.
Germon, lui aussi, s'attendrit et fond en larmes à l'aspect de Nanine.
Nous pleurons tous en vous voyant sortir.
....................
Certes mon maître est bien mal avisé.
NANINE.
Je lui dois tout ; il me chasse aujourd'hui ;
Obéissons. Ses bienfaits sont à lui ;
Il peut user du droit de les reprendre.
..................
GERMON.
Mais que dirai-je au moins de votre part
A votre maître, après votre départ?
NANINE.
Vous lui direz que je le remercie
Qu'il m'ait rendue à ma première vie,
Et qu'à jamais sensible à ses bontés
Je n'oublierai... rien... que ses cruautés1.
Sur ces entrefaites arrive la Marquise, mère du Comte, une tète à l'envers, mais un bon cœur, réclamant sa chère Nanine, une enfant qu'elle a jadis recueillie ; que la Baronne lui a prise, et qu'elle veut marier avec le fils du sénéchal de Brie. A la fin, la lumière se fait malgré tous les efforts de la Baronne pour éviter une explication. Un vieux paysan demande à entretenir le maître de la maison, qui refuse d'abord de l'entendre. Ce vieillard n'est autre que Philippe Humbert, auquel s'adressait la lettre de Nanine : c'est son père, que la misère a réduit jadis au métier de soldat, et qui n'osait se faire connaitre :
1. Acte III, scène i.
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J'allai servir, forcé par la misère,
Ne voulant pas, dans mon funeste état,
Qu'elle passât pour fille d'un soldat,
Lui défendant de me nommer son père
A cette époque encore, les soldats, recrutés parmi les vauriens et les va-nu-pieds, étaient peu considérés. La conscription a chez nous relevé l'armée; et la République, en rendant le service obligatoire pour tous, a singulièrement réhabilité l'uniforme : personne ne rougit plus aujourd'hui de se dire ou de s'entendre appeler soldat. Au temps de Voltaire il n'en était pas ainsi ; et la Marquise se montre fort supérieure aux préjugés, lorsqu'elle répond :
Pourquoi cela? Pour moi, je considère
Les bons soldats; on en a grand besoin.
Le Comte, son digne fils, continue :
J'estime plus un vertueux soldat,
Qui dé son sang sert son prince et l'État,
Qu'un important, que sa lâche industrie
Engraisse en paix du sang de la patrie2.
Après cette sortie plus agréable au parterre qu'utile à l'action, tout finit par s'arranger. Un assaut de générosité s'engage entre le Comte, Nanine, son père et la Marquise. Le maitre injuste pense devoir une réparation solennelle à la vertu méconnue. Toutes ses hésitations ont cessé :
Non, il n'est rien que Nanine n'honore,
s'écrie-t-il dans un vers devenu fameux comme exemple de cacophonie, et corrigé depuis. Il exige d'elle,
i. Acte III, scène vi.
2. lbid.
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en présence de son père et de la Marquise, la promesse d'obéir et de faire tout ce qu'il voudra.
Je vous ai vue aux genoux de ma mère,
Je vous ai vue embrasser votre père ;
Ce qui vous reste en des moments si doux,
C'est à leurs yeux d'embrasser... votre époux.
Le coup de théâtre tout entier porte sur ces deux mots voire époux. La surprise est générale chez la Marquise, chez le vieil Humbert, chez Nanine, qui aime le Comte sans oser l'avouer. Malgré sa joie intime, elle proteste contre tant de générosité, et conjure la Marquise de s'opposer à une telle mésalliance. Mais la vieille douairière libérale, après quelques objections, finit par se laisser entraîner dans le courant des idées démocratiques, au risque d'avoir contre elle toute sa famille, et joyeuse de ménager une déconvenue à la Baronne. Quand Nanine lui dit :
Puis-je jamais vous appeler ma mère ? *
la Marquise lui répond :
Oui, tu le peux, tu le dois, c'en est fait.
C'est elle qui se charge de résumer à la fin, comme le père de l' Enfant prodigue, la morale de la pièce :
Que ce jour
Soit des vertus la digne récompense,
Mais sans tirer jamais à conséquence !
Qu'entend-elle par cette restriction? Veut-elle dire que les autres feront bien de ne pas trop imiter son fils? Nous retrouvons ici la pointe révolutionnaire de Voltaire atténuée et amortie par l'instinct conservateur.
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Du reste, Nanine n'est point une pièce qui enlève, qui transporte, ni qui embrase, malgré les conversions dont on lui a fait honneur, notamment celle d'un grand seigneur, qui rentra chez lui corrigé de son orgueil et de sa dureté pour les pauvres gens. Elle appartient au genre tiède et tempéré, tant soit peu s.omnolent. On raconte que Voltaire, au sortir de la première représentation, rencontra. Piron, et lui demanda d'un air assez satisfait ce qu'il pensait de sa comédie. « Je pense que vous voudriez bien que ce fût Piron qui l'eût faite, reprit celui-ci. — Pourquoi ? dit Voltaire, on n'y a pas sifflé.—Ah! répliqua Piron, peut-on siffler quand on bâille? » Nanine a le tort, en effet, de ressembler à une thèse et à un sermon tout autant qu'à une comédie.
Préservée des sifflets par la vigilance paternelle de l'auteur, elle n'échappa ni aux épigrammes ni aux parodies. Le Théâtre-Italien donna sous le titre de la Buona figliuola un opéra-comique dont Piccini fit la musique. A la première représentation, Arlequin, s'avançant sur le devant de la scène, fit au public ce petit discours :
Messieurs, on va vous donner la Buona figliuola, ou la Bonne
Enfant.... Mes camarades veulent vous persuader que c'est une pièce nouvelle.... N'en croyez rien : je ne veux pas qu'on vous trompe, je suis trop honnête.... Il y a dix ans que la pièce est faite.... Elle a couru l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre.... Vous vous apercevrez sans doute qu'elle a un air de physionomie avec
Nanine, je sais bien pourquoi. Elles sont sœurs.... Elles ne sont pas du même père, mais de la même mère.... Elles descendent en droite ligne de cette Mlle Paméla qui a fait tant de bruit.
Une descendance qui gênait Voltaire. Et pourquoi? Les auteurs dramatiques ne vivent-ils pas sur un vieux fonds commun depuis des siècles? Le sujet de
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Nanine s'est appelé d'abord Griselidis, plus tard l'amé la; et depuis il a reparu sous le titre des Idées de Mme Aubray, héritière de la Marquise.
Nihil est sub sole novum.
IV
Voltaire, qui avait fait du théâtre une tribune pour ses hardiesses philosophiques, dut être tenté d'en faire également un pilori pour ses ennemis. Ce fut ainsi qu'il composa l'Envieux, comédie satirique en un acte et en vers, où l'abbé Desfontaines était représenté sous le nom de Zoïlin. L'auteur songeait à la faire jouer sur le Théâtre-Français. Mmc du Châtelet usa de toute son influence pour le décider, non sans peine, à lâcher un adversaire indigne de lui, déjà flétri parles tribunaux et par l'opinion publique, et tombé trop bas pour qu'on lui fit l'honneur de le relever en l'attaquant. Une fois que Voltaire tient un ennemi sous sa griffe, il ne l'abandonne pas volontiers. Il est de cette race irritable dont parle Horace, genus irritabile vatum. Mais la foudre, détournée pour un moment de la tête de Desfontaines, s'abattit plus tard sur celle de son disciple et de son émule Fréron, auquel l'abbé avait transmis son venin et sa haine contre Voltaire. Nanine avait été une thèse, l' Ecossaise fut une vengeance.
On a cherché dans ces derniers temps à réhabiliter Fréron, à rehausser en lui l'homme et l'écrivain bien au delà, de sa véritable valeur. A coup sûr, il n'a été ni un sot, ni un scélérat : il n'a manqué ni de savoir, ni d'esprit, ni d'un certain courage et d'un certain aplomb commun aux ferrailleurs de plume et d'épée. Mais il
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représente une basse et laide passion de la république des lettres, l'envie. Il est né sycophante comme d'autres naissent poètes et orateurs. Fréron appartient à cette race de folliculaires ou de moustiques littéraires qui bourdonnent autour des grandes renommées, cherchant à mordre et à déchiqueter la couronne de laurier posée sur le front du génie. Virgile lui-même, le calme et doux Virgile, avait eu ses Bavius et ses Mævius; Marot traînait à ses trousses François Sagon dont il faisait Sagouin1, comme Voltaire fera de Fréron Frélon. Les Scioppius, les Gacon, les Desfontaines, les Fréron sont éternels sous des formes et des noms divers. Le plus grand tort d'un écrivain célèbre est de s'inquiéter des piqûres de ces insectes. Fréron fut un des plus malfaisants et des plus habiles. Son Année littéraire est un bureau de réclame, de publicité et de diffamation, une de ces entreprises industrielles et commerciales où la littérature devient un métier. Le journalisme s'est bien perfectionné depuis dans tous les sens, bons et mauvais : Fréron a été un de ses premiers organisateurs.
Son duel avec Voltaire, duel inégal où l'un trône et lance ses foudres du haut de sa gloire, où l'autre barbote et tire des pétards dans son journal; ce duel commence de bonne heure, dès les premières feuilles intitulées Lettres sur quelques écrits de ce temps. Tous deux se sont sentis et devinés, le géant comme le pygmée. Tous deux luttent de ruse et de duplicité, et semblent d'abord jouer à colin-maillard; Voltaire n'a pas l'air de connaître les articles de l' Année littél'aÍre, ni leur auteur. Fréron lui répond qu'il les connaît si
1. Singe.
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bien qu'il s'en est plaint, il y a déjà cinq ou six ans, au chirurgien Morand. De son côté, il feint de prendre au sérieux les dénégations de Voltaire à propos de certains ouvrages publiés sous le voile de l'anonyme. Il y trouve mille défauts qui démontrent qu'on ne saurait y reconnaître le nom d'un si grand auteur. Ainsi pour Candide: « Non, Monsieur, je ne puis croire que Candide ou l'Optimisme, supposé traduit de l'allemand de M. le Dr Ralph, soit du poète fameux auquel on l'attribue 1 ». Ainsi pour l' Ecossaise, qu'il trouve à tous égards indigne d'un tel écrivain et d'un honnête homme, bien qu'au fond il sache à quoi s'en tenir 2. La mauvaise humeur de Voltaire s'accroît d'autant plus que Fréron a pour le soutenir la faveur secrète de la Cour et du Roi, la cabale dévote et jésuitique, les nombreux ennemis et jaloux que l'auteur de la Henriade s'est faits par ses malices, ses imprudences et ses succès. Un moment il a pu croire que Fréron allait le remplacer, à titre de correspondant et de pourvoyeur de livres, dans la confiance de Frédéric Il. Toute espèce de blessures d'amour-propre, de rancunes accumulées, de colères recuites,
Irseque recoctm,
le poussent à la vengeance. Néanmoins Voltaire n'attaque pas son ennemi à visage découvert ; il a recours encore à l' incognito. L'Ecossaise est offerte au public comme la traduction d'une pièce anglaise.
La comédie dont nous présentons la traduction aux amateurs de la littérature est de M. Hume, pasteur de l'église d'Édimbourg, déjà connu par deux belles tragédies jouées à Londres. II est pa-
1. Année littéraire, 1759.
2. Année littéraire, 1760.
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rent et ami de ce célèbre philosophe M. Hume, qui a creusé, avec tant de hardiesse et de sagacité, les fondements de la métaphysique et de la morale.... Cette pièce paraît un peu dans le goût de ces romans anglais qui ont fait tant de fortune t.
Fréron fera remarquer au contraire que les mœurs et les bienséances anglaises n'y sont nullement observées. Ce qu'il y a de plus divertissant et de plus comique dans Y Ecossaise, ce n'est pas la pièce, mais les incidents de la représentation et les luttes engagées à ce sujet. C'est une grande scène de pugilat littéraire mêlée de gourmades et de travestissements. Les préliminaires de l'action rappellent ces bagatelles de la porte plus amusantes souvent que le spectacle à l'intérieur.
La pièce, imprimée à Genève, arrive par ballots à Paris, où elle subit l'épreuve de la lecture avant celle de la rampe. Voltaire s'était proposé de placer en tête de sa préface une image allégorique figurant un âne qui se met à braire en voyant une lyre suspendue à un arbre. Fréron averti, on ne sait comment, para le coup en annonçant que l'œuvre paraîtrait avec le portrait de l'auteur au frontispice. Voltaire n'osa risquer la gravure, qui pouvait ainsi tourner à son détriment. Il s'en vengea dans sa préface toute imprégnée de malice et de fiel. Justifiant l'écrivain anglais d'avoir mis en scène un personnage aussi odieux que Frélon, plus dégoûtant que comique, il dit plaisamment : « L'emploi du Frélon de M. Hume est une espèce d'état en Angleterre : il y a même une taxe établie sur les feuilles de ces gens-là ». Il invoque en outre cette liberté théâtrale des Anglais, d'après laquelle tout ce
1. OEuvres de Voltaire, t. VII.
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qui est dans la nature doit être représenté. « M. Hume a imité ces peintres qui peignent un crapaud, un lézard, une couleuvre, dans un coin du tableau, en conservant aux personnages la noblesse de leur caractère. » Ces réflexions sont accompagnées d'une appréciation littéraire et morale de la pièce, où les trois unités sont respectées, où le haut comique se mêle à la simple comédie. « Ce qui est beaucoup plus important, c'est que cette comédie est d'une excellente morale et digne de la gravité du sacerdoce dont l'auteur est revêtu.» C'était pousser un peu loin la plaisanterie ; et le pasteur Hume aurait eu le droit de se fâcher. Le morceau se termine par une citation de Montaigne sur l'utilité des spectacles, pour établir la concorde et la bonne amitié entre les hommes. L'exemple de l'Ecossaise était en effet bien choisi. On dirait que Voltaire se moque ici de son œuvre et de ceux qui l'écoutent ; cette préface est déjà un véritable boniment.
A cette parade, faite pour les lecteurs, en succède bientôt une autre, faite pour les spectateurs, la veille de la première représentation : c'est l'Avertissement de Jérôme Carré aux Parisiens, quélque chose d'assez analogue à ce qu'on appelait la montre ou le cri de la Basoche, précédant la pièce sur notre ancien théâtre, avec moins de belle humeur et de franche gaité que chez nos vieux farceurs. Il y a plus de haine et de venin chez Voltaire. Le prétendu Jérôme Carré, natif de Montauban, s'amuse à parodier le style de Fréron et certaines locutions qui lui sont familières comme vis-à-vis de, etc. Il s'étonne en même temps qu'on puisse reconnaître un auteur français dans ce personnage du journaliste anglais dessiné par M. Hume. La police avait exigé que le nom de
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Frélon disparût sur le théâtre : l'auteur y substitua celui de Wasp, qui veut dire « guêpe » en anglais. Répondant ensuite aux critiques récentes de Fréron, qui avait consacré les deux tiers d'un numéro de son Année littéraire à disséquer l'Ecossaise, il cite une prétendue lettre écrite en anglais par M. Hume à son traducteur. Voltaire joue ici la comédie comme il la jouait à Cirey. Il s'anime, il se grise de ses facéties prolongées, et arrive à ne plus garder la mesure, tant la satire lui monte à la tête !
Dans un second avertissement, parlant de la représentation qui vient d'avoir lieu, il pousse l'inconvenance et la cruauté jusqu'à prétendre que Jérôme Carré se vit barbouillé de deux baisers par la femme de Fréron: « Que je vous suis obligée, lui dit-elle, d'avoir puni mon mari. Mais vous ne le corrigerez pas. » Or la malheureuse femme, que son mari avait eu l'imprudence de placer au premier rang de l'amphithéâtre, se trouva mal, nous dit Collé. On se demande comment Voltaire a pu blâmer si fort le genre satirique, quand il en a lui-même si cruellement usé.
Nous n'essayerons pas d'attacher à cette ébauche une importance que l'auteur ne lui a pas donnée, malgré les plaisantes considérations de la préface sur ses mérites littéraires, dont il se moque au fond.
« Cette pièce, écrit-il à d'Argental qui est dans les secrets de la coulisse1, a été faite bonnement et avec simplicité, uniquement pour faire donner Fréron au diable; elle ne pourrait être supportée au théâtre qu'en cas qu'on la prit pour une comédie véritablement anglaise. Elle ressemble aux toiles peintes de
1. 1760
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Hollande, qui ne sont de débit que quand elles passent pour être des Indes. »
Aussi hésita-t-il quelque temps à la risquer sur la scène. Il écrit à Mme d'Épinay :
Je crois deviner que Hume n'a introduit dans son drame anglais ce belître de Frélon que pour peindre un coquin à qui il en voulait. Ce Frélon est sans doute quelque ennemi de la philosophie anglaise. On veut jouer l'Écossaise à Paris et ce n'est pas mon avis.
Est-il bien sincère en parlant ainsi ? — Quand la pièce a réussi, il s'ouvre à d'Argental d'un ton à la fois modeste et satisfait :
Si j'avais pu prévoir ce petit succès, si, en barbouillant l'Écossaise en moins de huit jours, j'avais imaginé qu'on dût me l'attribuer et qu'elle pût être jouée, je l'aurais travaillée avec plus de soin, et j'aurais mieux cousu le cher Fréron à l'intrigue. Enfin, je prends le succès en patience.
L'Ecossaise est moins une comédie qu'une exécution en règle, ce qu'on appelle aujourd'hui d'un nom brutal et cru, un éreintement. On sent que Voltaire tient son ennemi et sônge à se venger plus encore qu'à divertir ses auditeurs. Il le traîne sur la scène comme sur une claie pour le livrer à la risée et au mépris du public. Il le tance, le pique, le larde de mille petits dards envenimés propres à faire crier et hurler le patient sous la douleur. Piron reproche à l'auteur de la Henriade d'avoir compromis sa dignité et son talent en descendant à de pareillès gourmades avec un bateleur de plume comme Fréron1 :
Du vinaigre et de la moutarde partout; du sel nulle part. Pourquoi par exemple avoir fait de ce pauvre diable de Fréron un pen-
1. Lettre à M. d'Arnauld.
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dard formidable? Il n'y a là que du faux et de l'outré, et rien de plaisant. Fréron ne cherche à ôter la vie à personne : il cherche la sienne, et c'est tout.... Voltaire n'a-t-il point honte de se mettre en frais d'une comédie en cinq actes pour tomber sur le corpuscule de son petit adversaire? Hercule lever sa massue le plus haut qu'il peut sur la tête du pygmée! Il est écrasé, le beau fait d'armes! Le beau treizième par-dessus les douze travaux! Vive ma première épigramme !
La pauvre espèce en champ clos qu'un Zoïle !
Rien de si plat ni moins franc du collier.
Dans la mêlée, il tranche de l'Achille,
Et c'est Thersite en combat singulier.
Par passe-temps, jadis bon chevalier,
Je voulus bien désarçonner le maître 1 :
C'est de mon fait ; mais fesser l'écolier,
C'est fait de cuistre, et je ne veux point l'être.
Quand Molière se venge, déjà bien rudement, de Boursault, sous le nom de Lysidas, dans la Critique de VEcole des femmes; de Cotin, sous le pseudonyme trop apparent de Trissotin; il en fait des personnages épisodiques et secondaires, qui nous amusent en passant, trouvent naturellement leur place dans l'action. De nos jours, nous avons vu un petit- fils de Fréron, plus redoutable, plus estimable peut-être, et non moins haï que lui, traduit sur la scène par la muse vengeresse d'un poète comique. Mais enfin, malgré des traits personnels trop faciles à reconnaître, Giboyer, ce soudard de plume, transporté de la loge d'un concierge dans le salon d'une marquise, ne représente pas seulement un individu, mais une espèce, et nous dirions presque une profession, devenue trop lucrative de nos jours. D'ailleurs Giboyer, dont l'auteur s'est bien gardé de faire un belitre ou un scélérat imbécile, comme Voltaire l'a fait de Fréron, se trouve mêlé à d'autres
1. L'abbé Desfontaincs.
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types ridicules ou amusants, et à une action vraiment comique. Il n'est pas seul chargé de nous divertir à ses dépens. La grande dame dévote et intrigante, le vieux marquis sceptique et railleur, le précepteur, jésuite en robe courte, et son jeune élève, petit cocodès égoïste et despote en herbe, sans flamme et sans cœur, forment un cortège suffisant autour du héros principal
Voltaire, ne songeant qu'à Fréron', l'a jeté dans le cadre d'une comédie larmoyante, d'un drame bourgeois et sentimental bâclé à la hâte, où rien ne se tient debout, ni la pièce ni les personnages. Grimm trouve le sujet fort beau, s'il était bien développé. « Malheureusement, dit-il, l'auteur ne s'est pas donné la peine d'en tirer parti et n'en a fait qu'un ouvrage léger et tronqué. » Collé n'y voit qu'un vieux fonds dramatique exploité cent fois depuis Roméo et Juliette, la passion de deux amants contrariée par la haine de deux familles. « C'est un mauvais roman, dit-il, qui veut être une comédie. » Rien de si usé que l'intrigue, de si mal conduit que l'action, de si peu net que la condition des personnes. Un seul caractère lui semble neuf et intéressant, celui de Freeport, sorte de bourru bienfaisant, dont Grimm blâme pourtant la rusticité outrée. Mais ce n'est pas ce rôle non plus que celui de Monrose, de Murray et de Lindane qui ont fait le succès de la pièce. Le seul qu'on aille voir et qui excite la curiosité publique, c'est Wasp ou Frélon. On assiste à l'exécution du journaliste diffamateur, comme on allait, en place de Grève, au supplice d'un grand scélérat.
Ce personnage est-il du moins bien vrai, bien vivant, d'après nature? Pas plus que les autres; tout
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au contraire. Peut-on rien imaginer de plus faux que ce monologue de Frélon au début :
Que de nouvelles affligeantes ! Des grâces répandues sur plus de vingt personnes ! aucune sur moi ! Cent guinées de gratification à un bas officier parce qu'il a fait son devoir ! le beau mérite ! Une pension à l'inventeur d'une machine qui ne sert qu'à soulager des ouvriers ! une à un pilote ! des places à des gens de lettres ! et à moi rien ! Encore, encore, et à moi rien! (Il jette la gazette et se promène.) Cependant, je rends service à l'État; j'écris plus de feuilles que personne, je fais enchérir le papier,... et à moi rien! Je voudrais me venger de tous ceux à qui on croit du mérite. Je gagne déjà quelque chose à dire du mal ; si je puis parvenir à en faire, ma fortune est faite.
« De bonne foi, s'écrie Grimm, qui cependant n'aime pas Fréron, jamais personne s'est-il parlé à soi-même si bêlement? » Comme il le dit très bien, Voltaire n'a jamais connu la différence du ridicule qu'on se donne à soi-même, et du ridicule qu'on reçoit des autres.
Fréron n'était ni assez sot, ni assez maladroit pour s'exprimer ainsi. Les offres de service faites à Monrose ne sont pas moins niaises, sans être comiques :
Je ne suis point de la maison, Monsieur, je passe ma vie au café; j'y compose des brochures, des feuilles; je sers les honnêtes gens. Si vous avez quelque ami à qui vous vouliez donner des éloges, ou quelque ennemi dont on doive dire du mal, quelque auteur à protéger ou à décrier, il n'en coûte qu'une pistole par paragraphe. Si vous voulez faire quelque connaissance agréable ou utile, je suis encore votre homme1.
Sycophante et entremetteur au besoin, il cumule les emplois. Jamais on n'a peint le métier de journaliste sous des couleurs plus odieuses; et, disons-le franchement, Voltaire à son tour calomnie Fréron. Monrose révolté a le droit de lui dire : « Et on ne vous
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1. Acte 1, scène TI.
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a pas encore montré en public, le cou décoré d'un collier de fer de quatre pouces de hauteur? » A quoi Frélon répond, en se souvenant de Sganarelle et de Sosie, mais avec un comique moins franc : « Voilà un homme qui n'aime pas la littérature ! »
A vrai dire, le comique n'existe pas ici : il est étouffé par la haine. Juvénal a pu s'écrier :
Facit indignatio versum,
La colère suffit et vaut un Apollon ;
elle peut suffire pour une satire, mais non pour faire une bonne comédie.
Le pathétique s'y trouve-t-il davantage? Non. Il est perdu, noyé, dans le cours d'une action flottante et indécise qu'on a peine à suivre. Peu nous importent au fond la querelle des Monrose et des Murray, et les infortunes de l'aimable et courageuse Lindane, et la générosité du riche négociant Freeport, et la probité de l'hôtelier Fabrice. Voltaire a beau nous dire qu'il nous a offert ces figures d'honnêtes gens pour nous dédommager et pour épargner aux lecteurs et aux auditeurs la vue trop fréquente de ce misérable FréIon, c'est pour ce dernier que nous venons au théâtre ; mais il nous paraît si forcé, si maladroit dans sa scélératesse, que nous n'éprouvons aucun plaisir à le contempler. Rien de plus ridicule que ses prétentions à l'amour de Lindane. On comprend Trissotin visant à l'hymen d'Henriette, pour la dot qui s'y trouve jointe. Mais Frélon, qui croit se faire aimer en terrifiant Lindane et Polly par la crainte de sa médisance et de ses révélations, joue le plus sot des personnages. Tout est manqué dans ce caractère, qui pouvait offrir, plus d'un trait plaisant à l'observateur et au peintre maître
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de son pinceau, comme l'a été Gresset dans le Méchant. Nous sommes loin de cette fine et délicate peinture. Le Frélon de Voltaire rappelle trop ces grosses charges haineuses et vindicatives dont l'esprit de parti charbonne encore parfois les murs des kiosques et des cabarets.
Malgré sa médiocrité, la pièce n'en fit pas moins grand bruit et obtint un immense succès, dû surtout à la passion du jour. Les amis de Voltaire, les Encyclopédistes, les honnêtes gens neutres, qui méprisaient Fréron, battaient des mains à cette exécution. Il semble en effet qu'on éprouve parfois un plaisir naturel à voir châtier et fouetter en place publique certains insulteurs à gages, qui nous blessent dans nos convictions, dans nos sympathies et nos admirations les plus légitimes. Pourtant ce plaisir a ses dangers et sa cruauté, surtout au théâtre. Aussi Collé, en homme de bon sens, parlant des applaudissements qui éclatent du parterre, des loges, de la salle entière, à chaque trait lancé contre Fréron, ajoute-t-il :
« Je n'ai point à me reprocher de m'y être joint. Dans cette comédie comme dans celle des Philosophes, j'ai été également indigné de la licence scandaleuse qui s'introduit actuellement de jouer le citoyen sur le théâtre; et personne n'a pourtant un plus froid, un plus profond mépris que moi pour Fréron. » Il déplore le triste effet de ces satires amères, en rappelant que celle du docteur Akakia a fait mourir de chagrin Maupertuis. « Dieu préserve tout galant homme, dit-il, tout homme qui se respei^^le cette sorte d'esprit : j'aimerais mieux être bête. »
Fréron, qui n'était de ii côté ni bon ni bête, paya tout d'abord d'aplomb et de sang-froid. Après la pu bli-
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cation de l'Ecossaise il lui consacra un long article où il affectait de ne point se reconnaître, traitant l'ceuvre avec l'impartialité et le mépris d'un homme qu'elle touche médiocrement, et ne voulant pas faire à M. de Voltaire l'injure de la lui attribuer. Quand vint le jour de la représentation, il y assista comme Socrate avait jadis assisté aux Nuées d'Aristophane, et soutint bravement le choc des premières scènes et les applaudissements qu'elles provoquèrent. Cependant M. de Malesherbes, qui était près de lui à l'orchestre, le vit un moment devenir cramoisi, puis pâlir, tandis que sa femme s'évanouissait à l'amphithéâtre. Le lendemain, il reprenait sa plume pour écrire ce qu'il intitulait luimême la Relation d'une grande bataille. Jamais il n'a eu plus de malice et d'esprit que dans ce bulletin de sa propre défaite.
« Hier samedi, 26 de ce mois *, sur les 5 heures et demie du soir, il se donna au parterre de la ComédieFrançaise une des plus mémorables batailles dont l'histoire littéraire fasse mention. Il s'agissait du Café ou del' Ecossaise qu'on représentait pour la première fois. Les gens de goût voulaient que cette pièce fût sifflée ; les philosophes s'étaient engagés à la faire applaudir.
« La toile se lève, le signal est donné; l'armée philosophique s'ébranle : elle fait retentir la salle d'acclamations, le choc des mains agite l'air, et la terre tremble sous les battements de pieds. »
A propos du nom de Wasp substitué à celui de Frélon, l'auteur de l'article rappelle qu'il a demandé instamment que l'on c^fcÉTvât ce dernier, et même qu'on mît celui de Frér^^^J cela pouvait contribuer
1. Année littéraire, août 1760.
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au succès de la pièce. « Notre théâtre aurait acquis une petite liberté honnête, dont on aurait tiré un très grand avantage pour la perfection de l'art dramatique. »
Tandis que les chefs de claque et sergents de bande 'désignes sous les noms de Blaise le savetier, Dortidius, Calchas, Tacite, Théophraste, Micromégas, tous gens faciles à reconnaître pour les contemporains, suivis d'un corps de réserve formé de laquais et de savoyards, conduisent leurs troupes au combat, le Sénat des philosophes, réuni dans le jardin des Tuileries, attend des nouvelles de l'action engagée. Un courrier dépêché après le premier acte annonce que la bataille est chaude. Le faible détachement du goût est écrasé par la multitude des barbares. L'armée victorieuse, débouchant par le pont Royal, défile devant le Sénat. Il y aura des illuminations et un beau feu d'artifice. « Un bal philosophique, qui dura jusqu'à huit heures du matin, termina la fête. Les sénateurs, en se retirant, ordonnèrent qu'on eût à s'assembler aux Tuileries, sur les six heures du soir, pour chanter un Te Voltarium. »
Le combat finissait comme il avait commencé, par une farce et des lazzi, où il entrait plus de rancune que de jovialité. Voltaire, si ami qu'il fût de la liberté, avait le premier réclamé le secours du lieutenant civil contre la plume injurieuse de Fréron.
En définitive, qu'est-il sorti de tout ce bruit; de toutes ces passions, de toutes ces colères? Une mauvaise comédie qu'on ne lit.s, des épigrammes et des traits ensevelis dans l'oubli. Les plus grands admirateurs de Voltaire ont regretté qu'il ait cédé, ce jour-là, à sa passion d'écrivain blessé dans sa vanité
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et qu'il ait montré plus de colère encore que d'esprit. Triste exemple de la fragilité humaine chez l'homme de génie! Combien nous préférons la réponse fière et digne de Lamartine à l'insulteur Barthélémy :
Non, sous quelque drapeau que le barde se range,
La muse sert sa gloire et non ses passions, etc.
Voltaire est d'un tout autre avis. Devenu vieux et malade, il écrit encore à Palissot : « Il faut absolument que nous demandions tous deux pardon à Dieu, et que nous fassions pénitence1. Je consens même d'aller en purgatoire, à condition que Fréron sera damné. » C'est là son dernier vœu.
1. L'un pour l'Écossaise, l'autre pour sa comédie des Philosophes.
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CHAPITRE XVIII
PALISSOT (f730-18f4).
Comédie satirique. — Le Cercle. — Les Philosophes. — L'Homme dangereux. — Les Courtisanes.
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La même année que l'Ecossaise (1760) et quelques mois auparavant, une autre pièce satirique et personnelle avait déjà mis en feu la république des lettres : elle s'appelait la Comédie des philosophes. L'auteur était un jeune homme encore obscur, connu seulement par quelques essais de critique et de théâtre, oit se révélait son humeur agressive et militante : il avait nom Palissot. Derrière lui s'abritaient bien des haines et des rancunes accumulées depuis longtemps.
Les querelles littéraires au xvin'' siècle prennent un caractère particulier. Dans l'âge précédent, quand Boileau ferraille contre les Scudéry, les Chapelain, les Cotin, les Pradon, c'est au nom du bon goût et du bon sens qu'il s'arme du droit de censure. Scudéry lui-même s'enfarine d'Aristote pour attaquer le Cid de Corneille. Sans doute la jalousie, la vanité blessée, toutes les mauvaises passions qui peuvent troubler le cœur et la raison des gens de lettres se mêlent à ces
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luttes. Mais enfin, la question d'art domine et prime tout : la littérature a ses fanatiques et ses enthousiastes.
Au siècle suivant, la question d'art n'occupe plus que le second plan. C'est la religion, la philosophie, la politique, la société même, qui sont devenues objet et matière de discussion : ce sont les croyances et les intérêts alarmés qui jettent les hauts cris. Le monde va se trouver divisé en deux camps : d'un côté, les partisans d'un passé glorieux, qui a perdu son prestige et qui s'écroule malgré les appuis et les résistances dont on essaye de l'étayer; de l'autre, les précurseurs d'un avenir encore indécis, confus, flottant entre les espérances et les chimères, pleins de généreuses aspirations et de témérités périlleuses.
La philosophie nouvelle étend chaque jour ses progrès et ses conquêtes : Bayle, Fontenelle, La Motte, Voltaire ont frayé la voie. L'apostolat philosophique aspire à remplacer l'apostolat religieux. Les conversions sont nombreuses alors, non seulement chez les savants et les lettrés, mais encore chez les gens du monde. Rappelons-nous le Comte et la Marquise dans Nanine. Les idées anglaises importées en France par Voltaire, et développées depuis dans ces conférences de l'Entresol où se rencontrent l'abbé de Saint-
Pierre, le marquis d'Argenson, Bolingbroke, etc., enfantent une sorte de cosmopolitisme humanitaire qui relie les esprits libres de tous les pays. Au moment où la guerre s'engage entre le passé et l'avenir, voici que s'élève la gigantesque Babel de l' Encyclopédie. Chaque libre-penseur apporte sa pierre, comme les ouvriers du temple de Jérusalem, bâtissant et combattant à la fois, tenant la truelle d'une main et l'épée de l'autre. L'esprit philosophique tente alors
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de refaire ce qu'avait fait jadis l'esprit chrétien pour la construction des cathédrales, avec son armée de travailleurs volontaires enrôlés au service de Dieu et de l'Eglise. L'édifice dont un géomètre, d'Alembert, a dessiné le plan dans une majestueuse préface, s'élève sur des assises cyclopéennes comme un effort de nouveaux géants pour escalader l'Olympe. Mais l'Olympe religieux, politique et parlementaire s'émeut; la foudre tonne sous forme de réquisitoire lancé par l'avocat général Joly de Fleury. Les travailleurs sont dispersés, l'œuvre suspendue, les exemplaires saisis, les libraires ruinés, le directeur de l'entreprise et des travaux, Diderot, menacé de la prison qu'il connaît déjà.
C'est alors que Palissot se pose en vengeur des bonnes mœurs et des bons principes outragés par la philosophie nouvelle. Qu'était-ce donc que ce Palissot devenu l'auxiliaire de l'Eglise et du Parlement ? Peutêtre un homme de conviction, de foi ardente, dont la colère a fait un poète indigné? Non, mais plutôt un esprit tiède, modéré et tempéré, flottant et indécis entre des opinions contraires, sans passion ni croyance bien arrêtées, moitié libre-penseur et moitié dévot, ennemi de Diderot, de J.-J. Rousseau, et admirateur de Voltaire; ayant un fond de bon sens et de malice qui lui fait saisir les ridicules, les manèges, l'emphase et le charlatanisme de l'école philosophique, sans en comprendre les parties nobles et élevées. Il reprend ou croit reprendre l'œuvre de Molière contre les précieuses et les pédants d'une nouvelle espèce, plus ambitieux et plus dangereux que ceux de l'âge précédent. Mais il y a cette différence que Molière est dans le courant du siècle, appuyé
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par les sympathies de tous les libres esprits, tandis que Palissot les combat et représente la réaction; parti moins avantageux pour un poète comique et satirique, malgré l'exemple d'Aristophane. Supposez Figaro déclamant et lançant ses traits contre les idées nouvelles : Beaumarchais eût-il obtenu le même succès? Il est permis d'en douter.
Palissot est entré dans l'arène de la comédie satirique et personnelle sans avoir, comme Voltaire, des injures à venger, des rancunes à satisfaire, mais avec l'intention et l'espoir d'arriver plus vite à la célébrité. Il fait lui-même ce qu'il reproche aux philosophes : du tapage pour attirer l'attention. Ce bruit qu'il avait d'abord cherché deviendra plus tard son supplice et son châtiment. De bonne heure, Palissot, précoce et brillant écolier, a senti en lui cet appétit de renommée qui tourmentait déjà Voltaire sur les bancs du collège. Il nous raconte que dom Calmet lui a fait l'honneur de l'inscrire dans son histoire des enfants célèbres. A treize ans, ù l'âge où Bossuet prêchait à l'Hôtel de Rambouillet, il soutenait une thèse de théologie devant la Faculté de Nancy. A seize ans il était reçu bachelier. Après deux mois de séjour dans la congrégation de l'Oratoire de Paris, il en sortait pour céder au démon de la poésie et du théâtre qui l'entraînait. A dixhuit ans il avait déjà fait sa tragédie qui ne fut ni jouée ni imprimée, mais qui lui valut du moins ses entrées à la Comédie-Française. Vers la même époque, toujours précoce en tout, il se mariait avec une jeune fille du même âge que lui. Deux ans plus tard il faisait paraître une nouvelle tragédie, intitulée tour à tour Sardanapale, Zarès, Ninus Il, œuvre de pure
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fantaisie qui pouvait impunément revêtir ces divers noms, et qui n'obtint qu'un mince succès. Le jeune auteur, espoir de la Lorraine, était nommé membre de l'Académie de Nancy fondée par Stanislas.
Palissot, averti par son instinct et par les conseils du duc de Choiseul son protecteur, se dit qu'avec sa plume facile, son esprit caustique et malin, la comédie lui ouvrirait une voie plus sûre à la fortune et à la gloire. En 1754 il donnait les Tuteurs, pièce en trois actes et en vers, imitée du théâtre anglais; coup d'essai médiocre, s'il faut en croire Grimm et Collé. Cependant l'auteur y révélait, à défaut d'invention et d'action dramatique, un certain talent pour la satire, le portrait et la caricature. Il conçoit la comédie fondée sur les types généraux de l'humanité, mais appliquée à des individualités contemporaines* A Molière, dont il se croit naïvement le disciple, il prétend associer Aristophane. Ce fut dans cet esprit qu'il composa d'abord le Cercle (1756), petite revue satirique à l'occasion d'une fête donnée à Nancy par le roi Stanislas. Palissot, talent d'ailleurs peu original et plein de réminiscences, se proposa d'imiter dans cette circonstance Y Impromptu de Versailles, avec toute la liberté d'allusion que s'était permise Molière. Il avait demandé qu'on lui laissât carte blanche, pour préparer un divertissement qui causerait à tout le monde une vraie surprise. La surprise fut grande en effet, et assez désagréable pour bon nombre d'assistants, et pour le roi Stanislas qui se trouva pris dans un guêpier. Au lieu d'un divertissement on avait un scandale, une série d'allusions et de caricatures trop faciles à reconnaître, malgré les dénégations de l'auteur. Passe encore pour le financier vaniteux et
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bourreau d'argent, pour le médecin à la mode qui fait fi d'Ilippocrate ! Mais la femme savante Orphise, qui raffole de la physique, des mathématiques et des énigmes, qui prépare des articles pour l' Encyclopédie et compose un Traité sur la théorie des forces et les sections coniques, rappelait à bien des gens la Muse Lorraine, la divine Uranie à laquelle Voltaire avait consacré quelques-unes de ses plus charmantes épîtres. Mme du Châtelet était morte récemment, et restait toujours chère à l'école philosophique, dont elle était une des gloires. Quant au poète, M. du Volcan, génie incandescent, toujours en ébullition et pestant contre les critiques, des yeux malveillants auraient pu saisir en lui plus d'un trait commun avec l'ami d'Uranie. Heureusement, Voltaire ne s'y reconnut point. Bien en prit à Palissot, qui l'eût payé cher. Du reste il s'empressa d'envoyer sa pièce au Patriarche des Délices, et de lui raconter tous les désagréments qu'elle lui attirait. Il désarmait d'avance ce redoutable adversaire par des flatteries intéressées
Mais le philosophe Blaise-Gilles-Antoine cosmopolite, bateleur et hâbleur qui jongle avec le paradoxe pour faire du bruit et jeter de la poudre aux yeux du public n'y voyant goutte, ressemble fort à J.-J. Rousseau. Son humeur sauvage, son mépris de
1. Dès l'apparition du Cercle, Palissot lui écrivait : « Il est une supériorité qui ne devrait plus laisser de place à la jalousie, c'est la vôtre. L'empire des lettres (et Dieu veuille en éloigner à jamais le moment) deviendra comme celui de Macédoine. On verra une foule de tyrans, soldats sous Alexandre et rois après sa mort, se disputer les débris de votre monarchie, et se détruire les uns par les autres. Pour vous, Monsieur, vous rirez dans l'empyrée entre
Newton, Homère, Thucydide et Sophocle, de ce petit spectacle d'ambitions littéraires ; et je voudrais bien m'y trouver à vos pieds, pour en rire aussi de tout mon cœur. »
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l'argent, le rendent facile à reconnaitre. Palissot croyait par là plaire à Voltaire qui n'aimait pas Rousseau, et au roi Stanislas qui avait réfuté le philosophe de Genève, sans vouloir pourtant l'offenser ni se brouiller avec lui.
Ces portraits effleurés, crayonnés d'une main hâtive, n'en produisaient pas moins un terrible effet dans l'état présent des esprits. Un cri d'indignation s'éleva du camp des philosophes, parmi les admirateurs de Rousseau et les amis de Mme du Châtelet.
Cette première escarmouche fut suivie d'une première tempête qui s'abattit sur la tête de Palissot. Un mémoire anonyme, rédigé, dit-on, par d'Alembert, fut adressé à Stanislas pour le conjurer de venger la philosophie, J.-J. Rousseau et Mmo du Châtelet en expulsant de l'Académie de Nancy un membre désormais indigne d'y siéger. L'auteur du mémoire accusait
Palissot de vouloir marcher sur les brisées d'Aristophane : c'était lui faire beaucoup d'honneur. « Toutes les villes de Grèce, disait-il, reprochèrent avec raison aux Athéniens d'avoir souffert la licence d'Aristophane lorsqu'il osa jouer Socrate dans une pièce intitulée les Nuées. On s'écria que tout spectacle où l'honneur d'un citoyen est compromis ne convient qu'à des siècles de barbarie 1. »
Palissot, retenu alors en province, comme receveur général ou entreposeur des tabacs d'Avignon, place qu'il devait à Choiseul, répondit par une double lettre apologétique : l'une écrite au roi Stanislas, l'autre au lieutenant général de police de Nancy, qui n'avait rien vu de condamnable dans la pièce soumise
1. Le siècle de Périclès eût été alors un âge barbare; car jamais les auteurs comiques ne se permirent plus d'allusions.
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à son jugement. Cette plaidoirie est tout entière en exemples. Il y donne, en passant, une leçon d'histoire littéraire à son accusateur, et lui rappelle :
10 Que le ridicule est essentiellement l'objet de la comédie, et qu'elle ne peut le saisir que dans la société même dont elle' doit être une image fidèle;
2° Que, dans les Femmes savantes, Molière n'a pas craint de représenter les habitués de l'Hôtel de Rambouillet, et Ménage et Cotin;
3° Que le duc de Montausier ne rougissait point de s'3 reconnaître à quelques traits du Misanthrope ;
4° Que Boursault fut nommé dans l' Impromptu de
Versailles ;
5° Que Louis XIV ne dédaigna pas de fournir à Molière un des originaux de la comédie des Fâcheux : son grand veneur, M. de Soyecourt;
6° Que Piron, dans sa Métromanie, a osé mettre en scène la plaisante aventure d'une prétendue muse bretonne applaudie sous le nom de Mlle Malcrais de la Vigne et sifflée le jour où elle s'appela Desforges-
Maillard.
Il réclame en même temps la liberté dont a besoin la république des lettres; raille la prétention des philosophes à l'inviolabilité; et proteste hautement qu'il n'a jamais eu l'intention d'offenser la mémoire de la femme célèbre dont le nom est resté en vénération dans toute la province de Lorraine. Le bon Stanislas ne savait trop auquel entendre, quand J.-J. Rousseau vint le tirer d'embarras en donnant l'exemple de la générosité, invitant ses amis, et d'Alembert tout le premier, à se calmer et à ne point chagriner un honnête homme qui avait usé du droit de critique et de la liberté du théâtre.
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Mais les colères n'étaient assoupies que pour un moment : la guerre se ralluma bientôt. Palissot sembla de nouveau donner le signal en écrivant ses
Petites lettres sur des grands philosophes, charge à fond de train contre le système philosophique et dramatique de Diderot1. Cette seconde escarmouche est en quelque sorte le prélude ou le prologue de la comédie des Philosophes. Dans une lettre supplémentaire adressée à un journaliste, l'auteur soutient cette thèse, dont il a singulièrement abusé, que les personnalités sont nécessaires dans une comédie. Enfin, comme préface et justification de sa pièce, il donne une page de l' Encyclopédie. C'est Diderot lui-même qui parle, et se trouve ainsi transformé malgré lui en avocat de son ennemi :
« Je sais qu'on dit des ouvrages où les auteurs se sont abandonnés à toute leur indignation : « Cela est horrible ! on ne traite « pas les gens avec cette dureté-là ! Ce sont des injures grossières « qui ne peuvent se lire » ; et autres semblables discours qu'on a tenus dans tous les temps, et de tous les ouvrages où les ridicules et la méchanceté ont été peints avec le plus de force, et que nous lisons aujourd'hui avec le plus de plaisir.... C'est une faiblesse répréhensible que celle qui nous empêche de montrer pour la bassesse, l'envie, la duplicité, cette haine vigoureuse et profonde que tout honnête homme doit ressentir2. »
Palissot se flatte d'avoir suivi et appliqué les préceptes judicieux de Diderot.
Il
Cette comédie des Philosophes (17GO), antérieure et supérieure à l' Ecossaise, est un incident mémorable
1. Fréron ose comparer ces lettres aux Provinciales.
2. Dictionnaire encyclopédique, article ENCYCLOPÉDIE.
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dans l'histoire du théâtre. Depuis Tartufe et avant Figaro, nulle pièce n'excita, d'un côté, plus de joie passionnée et de malin plaisir; de l'autre, plus de haines et de colères. C'est une de ces œuvres qui portent, avec le rire, la tempête et la discorde dans leurs flancs. Rappelons-nous, de nos jours, la représentation de Rabagas, le public divisé en deux camps : ce ne sont plus là seulement deux écoles contraires, comme au beau temps d'Hernani; mais des partis, des croyances, des idées politiques, religieuses, sociales, qui se trouvent aux prises : c'était bien autre chose encore à la comédie des Philosophes.
« Depuis la fondation du théâtre, dit l'auteur des Anecdotes dramatiques, on n'avait peut-être jamais vu à la Comédie-Française un concours de monde aussi prodigieux. C'était une presse, une foule, une fureur dont il n'y avait point eu d'exemple. Les ouvrages des Corneille, des Racine, des Molière, des Crébillon, des Voltaire, n'avaient jamais fait autant de bruit, attiré autant de spectateurs, armé autant de cabales. »
Le poste des gardes-françaises au théâtre avait été doublé pour la circonstance.
Une protection occulte et mystérieuse s'étendit sur l'œuvre, et la sauva des oppositions qui tentaient de l'étouffer à sa naissance. Avant la représentation on disait hautement que la comédie serait jouée par ordre de monseigneur le Dauphin, hostile aux philosophes et aux libertins. Mais ce prince fit répandre le bruit dans le public qu'il ne connaissait pas la pièce et ne l'avait jamais lue. D'autres en accusaient le duc de Choiseul, protecteur de Palissot : mais le ministre 'libéral, encensé par les philosophes, ne voulait pas se brouiller avec eux ; il s'en défendit comme d'une
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vilaine action. Au fond pourtant, c'était bien Choiseul qui soutenait Palissot, comme un jeune compatriote auquel il s'intéressait, et dont la plume agile et l'esprit mordant lui avaient servi un jour pour répondre à une ode satirique de Frédéric II contre la France et son roi. Notre ancien allié, devenu notre ennemi *, ne ménageait ni la nation ni le monarque :
0 nation folle et vainc !
Quoi ! sont-ce là ces guerriers,
Sous Luxembourg, sous Turenne,
Couverts d'immortels lauriers ?
Quoi ! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d'une marque
Des opprobres de l'amour,
..............
Cet esclave parle en maître,
Ce Céladon, sous un hêtre,
Croit dicter le sort des rois !
Frédéric, au risque et peut-être avec l'intention de compromettre Voltaire, lui avait envoyé cette ode dans un paquet qui se trouva ouvert. En homme prudent, le philosophe adressa la pièce au premier ministre : celui-ci chargea Palissot de la réponse, Louis XV ne descendant pas jusqu'à rimer en personne, comme Frédéric. La riposte était assez vive et même brutale, ayant tout à la fois une odeur de boudoir et de corps de garde. A propos de Frédéric, le poète disait :
Ce n'est plus cet heureux génie
Qui des arts, dans la Germanie,
Devait allumer le flambeau.
Époux, fils et frère coupable,
C'est celui qu'un père équitable
Voulut étouffer au berceau.
1. 1759.
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Justifiant les galanteries de Louis XV, ce Céladon sexagénaire dont se moquait Frédéric, il ajoutait :
Jusque-là son cœur moins sauvage
Souffre l'innocent badinage
De la nature et des amours :
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n'en as connu l'ivresse
Qu'entre les bras de tes tambours?
Voltaire intervint à temps, comme médiateur, pour arrêter cette gourmade poétique indigne des deux souverains : il engagea Frédéric à ne point faire paraître ses vers, et Choiseul garda la réponse en portefeuille. Mais Palissot avait acquis un titre de plus à la bienveillance du ministre. Rien d'étonnant donc que celui-ci ait soutenu la comédie des Philosophes, ayant pris à cœur la prétendue injure faite par Diderot à la princesse de Robecq, et sachant d'ailleurs qu'il ne déplairait par là ni an Roi ni au Dauphin. Fréron, qui avait part aussi aux faveurs du ministre et de la cour, fut chargé d'aller lire la pièce aux comédiens, et leur déclara que, reçue ou refusée par eux, celle-ci serait jouée, parce qu'on le souhaitait et le voulait en haut lieu. Les comédiens s'inclinèrent : une seule voix protesta, celle de Mlle Clairon absente à l'assemblée. Furieuse à son retour, elle reprocha à ses camarades, comme une honteuse lâcheté, de jouer sur leur théâtre les gens de lettres « qui leur mettaient tous les jours le pain à la main ».
Malgré toutes les oppositions et les craintes qu'elle suscitait, la comédie put être représentée sans encombre, et même sans trop de tumulte : elle réussit beaucoup, nous dit Collé qui ne l'approuve pas, bien qu'il n'aime guère les philosophes. Il en explique ainsi le succès :
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Il me paraît d'abord que tous les pères do famille l'applaudissent de très bonne foi; et les honnêtes gens de la robe, en blâmant le gouvernement de permettre de jouer le citoyen, ne sont pourtant pas fâchés de voir que cette satire tombe sur des gens dont les principes, ou plutôt les opinions, vont à tout renverser.
Beaucoup de gens du monde, qui sans être dévots sont croyants, et que les Encyclopédistes, dans leurs ouvrages, ont confondus avec les sots par cette seule raison, se croient vengés par le succès de cette pièce1.
Aux yeux de bien des juges la comédie des Philosophes est donc une œuvre morale et vertueuse par l'intention, malgré le fiel et le venin dont elle est imprégnée.
Quelle est sa valeur littéraire? Médiocre en somme. On peut lui accorder, si l'on veut, le mérite d'un style facile et correct, de l'esprit et de la malice poussée jusqu'à la noirceur, une certaine finesse de traits et d'observation : mais l'invention et l'action dramatique sont à peu près nulles. Par quelques côtés elle rappelle les Académiciens de Saint-Evremond, œuvre plus légère, plus flottante encore, et moins haineuse. Pour le plan, il est évidemment calqué sur celui des
Femmes savantes de Molière : teS personnages euxmêmes, bien qu'empruntés à la société contemporaine, sont encore des imitations indirectes.
Cidalise, dans laquelle on a cru reconnaître plus d'un trait commun avec Helvétius, est une autre Philaminte transportée dans le monde du XVIIIC siècle. La précieuse de Molière, tout en aimant à manier l'astrolabe et à se perdre dans les tourbillons de Descartes, est avant tout une gardienne féroce de la syntaxe et de la grammaire, exaspérée par les solécismes et les barbarismes de Martine. Cidalise vise plus haut,
1. Journal historique (1760), i. II.
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et veut régenter les peuples et les rois. Elle s'est jetée en plein dans les idées nouvelles : c'est la femme philosophe et esprit fort, déplorant les malheureux effets de l'éducation qu'on a jusqu'alors donnée aux filles, et s'élevant au-dessus des préjugés, des affections et des devoirs vulgaires, tels que les comprennent les petites gens. Mère, elle a fait de la maternité un système rationnel, où le cœur ne semble guère avoir de part :
Je ne consulte point ce sentiment vulgaire,
Amour de préjugé, trivial, populaire,
Que l'on croit émané du sang qui parle en nous,
Et qui n'est dans le fond qu'un mensonge assez doux. ..........................
Je commence à sentir, à penser, à connaître ;
Si je vous aime enfin, c'est en qualité d'Être :
Mais vous concevez bien qu'un autre individu
N'aurait à mes bontés qu'un droit moins étendu 1.
C'est pour initier sa fille Rosalie à ces grandes vérités qu'elle a résolu de la marier avec le philosophe Valère.
Épouse, elle a gardé un médiocre souvenir de son défunt mari, et quand Rosalie lui rappelle la promesse faite par son père à Damis :
Votre père ! Il est vrai que je n'y songeais guère.
Plaisante autorité que la sienne en effet !
L'être le plus borné que la nature ait fait. .................
Mais il est mort enfin, laissons en paix sa cendre.
Femme et philosophe, son large cœur s'est dilaté au dehors et a oublié les affections étroites de famille et de patrie, pour se donner à l'humanité.
1. Acte 1, scène v.
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Mon esprit, épuré par la philosophie,
Vit l'univers en grand, l'adopta pour patrie;
Et, mettant à profit ma sensibilité,
Je ne m'attendris plus que sur l'humanité *.
Son unique préoccupation est d'accoucher d'un gros livre, qu'elle croit avoir fait'et auquel tous ses amis philosophes ont plus ou moins collaboré, Dortidius surtout.
J'y traite en abrégé de l'esprit, du bon sens,
Des passions, des lois et des gouvernements ;
De la vertu, des mœurs, du climat, des usages,
Des peuples policés et des peuples sauvages;
Du désordre apparent, de l'ordre universel,
Du bonheur idéal et du bonheur réel 2.
Immense olla-podrida philosophique, qui pourrait bien ressembler au livre de l' Esprit d'Helvétius. Les mauvaises langues, en effet, prétendaient que ce dernier, plus riche d'argent que d'inspiration, s'était fait aider par Diderot dans la composition de son ouvrage. Que Diderot lui ait fourni quelques idées, il ep donnait à tout le monde, comme une source jaillissante et toujours ouverte libéralement : l'ouvrage n'en est pas moins d'Helvétius, et n'a rien qui rappelle la touche vigoureuse et les explosions éloquentes de
Diderot.
Valère, le futur époux que Cidalise destine à sa fille Rosalie, n'est point un cuistre farci de grec comme Trissotin ; mais un bel esprit froid et sec, homme du monde et philosophe, méprisant fort la vieille morale usée et rebattue, qui prêche l'effort et le sacrifice :
1. Acte II, scène v.
2. Acte I, scène v.
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Comment? sur des rochers on plaçait la vertu!
Y grimpait qui pouvait. L'homme était méconnu.
Ce roi des animaux, sans guide et sans boussole,
Sur l'océan du monde errait au gré d'Eole;
Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur,
L'homme est toujours conduit par l'attrait du bonheur1.
Telle était en effet la doctrine d'Helvétius, du Chevalier de Jaucourt et de toute l'école sensualiste eL matérialiste. Valère, habile homme et grand faiseur, use de la philosophie pour se pousser dans le monde et s'en faire 10000 écus de rente, en épousant Rosalie, sans l'aimer. Il est devenu philosophe par caprice, par mode et par spéculation. C'était ainsi, dit-on, qu'Helvétius s'était laissé entraîner et était devenu à la fin amoureux de son système, comme Pygmalion de sa statue. Collé, qui l'aime et l'estime, nous raconte une conversation qu'il eut un jour avec le financier philosophe. Lui demandant pourquoi il avait abandonné la poésie, où il donnait de si belles espérances, pour une science aussi incertaine et aussi bornée que la métaphysique :
« Mon ami, me répondit-il, la poésie est actuellement passée de mode; c'est la philosophie seule qui donne aujourd'hui la grande célébrité2. » Or Helvétius, comme Palissot lui-même, comme Cidalise, est possédé de cet appétit terrible de la célébrité.
Dortidius3 (anagramme latin de Diderot), qui correspond ici au Vadius des Femmes savantes, est un personnage vaniteux et jaloux, ambitieux et sournois, fournissant en dessous main à Cidalise les idées d'un livre dont Valère recueille le profit. Dans ce caractère
t. Acte II, scène i.
?. Journal historique, t. II.
3. Ce nom fut remplacé plus tard par celui de Marphurius.
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faux, sombre et chagrin il est bien difficile de reconnaître le large et sympathique Diderot. Théophraste (d'Alembert ou Duclos) est le politique transigeant qui prêche la concorde aux frères, sans les obliger pour cela à s'estimer ni à s'aimer.
A cette confrérie de dupeurs et de hâbleurs unis pour exploiter le monde, l'auteur oppose un honnête homme de cœur et de bon sens, Damis, l'amant de Rosalie. On retrouve en lui le Clitandre des Femmes savantes : mais Damis est loin d'avoir la verve et la verge dont Clitandre fustige les Trissotin, les Vadius, les Rasius et les Baldus, tous ces pédants enflés de leur science, qui se croient en droit de monter au Capitole pour avoir dérouillé quelques vieilles ferrailles grecques ou latines, et s'être vus reliés en veau. Damis est un simple raisonneur fort sensé, qui a beau jeu contre Cidalise, mais qui ne se prend pas corps à corps avec les philosophes. Il se contente de réfuter paisiblement leurs doctrines :
Mais quels sont donc enfin ces rares avantages
Attachés, dites-vous, au commerce des sages?
Je ne prends point pour tels un tas de charlatans
Qu'on voit sur des tréteaux ameuter les passants,
Qui mettent une enseigne à leur philosophie :
De tous ces importants ma raison se défie t.
Il leur reproche de manquer de patriotisme :
Louant, admirant tout, dans les autres pays,
Et se faisant honneur d'avilir leur patrie.
Petit travers commun à certains philosophes de
tous les temps, qui croient aiiis^aire acte d'indépen-
1. Acte II, scène v.
II.
7
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dance. Après Rosbach, comme de nos jours après
Sedan, il y avait mieux à faire peut-être que de médire de la France : c'était de l'aimer, de la servir et de la relever. Or Helvétius, tout excellent, tout honnête et bon citoyen qu'il était au fond, entraîné par l'amour du paradoxe, avait osé soutenir que le plus sûr gage de bonheur pour la France serait d'être conquise par une nation étrangère.
Un autre défaut que relève Damis, c'est la manie de la destruction :
.. i » .. Ils ont l'art de détruire,
Mais ils n'élèvent rien, et ce n'est pas instruire.
J.-J. Rousseau, dont l'auteur se moquera bientôt, a exprimé la même pensée, mais avec une tout autre vigueur :
Fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment dans le cœur des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais et de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner, pour les vrais principes des choses, les inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination : du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère; aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent dû fond des cœurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain !
Pour réfuter et combattre les philosophes, il eût fallu pouvoir prêter à Damis l'éloquence de Rousseau ou de Diderot : or Palissot ne l'a jamais connue.
Son tort ou son malheur ici est de s'attaquer à des écrivains qu'entourent l'estime et la faveur publiques.
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Helvétius, Diderot, d'Alembert, Duclos, J.-J. ltousseau étaient des hommes connus pour la droiture et la loyauté de leur caractère. A ne parler que d'Helvétius et de Diderot, représentés l'un sous les traits de Cidalise ou de Valère, l'àutre sous ceux de Dortidius, rien de plus faux et. de plus outré que la façon dont il les peint. Faire d'Helvétius un cœur sec, égoïste, fermé à toutes les affections humaines, c'était peut-être tirer les conséquences logiques de sa doctrine; mais c'était, à coup sûr, calomnier sa personne.
« Rien, dit Marmontel, ne .ressemble moins à l'ingénuité de son caractère et de sa vie habituelle, que la singularité préméditée et factice de ses écrits.... Helvétius avait dans l'âme tout le contraire que ce qu'il a dit. Il n'y avait pas un meilleur homme : libéral, généreux sans faste, et bienfaisant parce qu'il était bon, il s'imagina de calomnier tous les gens de bien et lui-même, pour ne pas donner aux actions morales d'autre mobile que l'intérêt; mais en faisant abstraction de ses livres, on l'aimait tel qu'il était 1. »
Faire de Diderot un orgueilleux poseur, un envieux, et presque un fripon, c'était encore le comble de la calomnie.
« Cet homme, dit également Marmontel, l'un des plus éclairés du siècle, était aussi l'un des plus aimables ; et, sur ce qui touchait à la bonté morale, lorsqu'il en parlait d'abondance, je ne puis exprimer quel charme avait en lui l'éloquence du sentiment. Toute son âme était dans ses yeux, sur ses lèvres. Jamais physionomie n'a mieux peint la bonté du cœur. »
1. Mémoires de Marmontel, t. 1.
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De tous ces libres penseurs, le plus sauvage, le moins sociable, le plus hérissé et le plus orgueilleux, J.-J. Rousseau, est peut-être le moins maltraité, malgré la scène bouffonne où il est ridiculisé sous la figure de Crispin marchant à quatre pattes. Palissot le distingue des autres, pour sa probité, sa franchise et son désintéressement : petit adoucissement que le maréchal de Luxembourg avait réclamé en faveur de son cher philosophe. Collé blâme le double travestissement de Crispin et de Frontin en mannequins philosophiques : c'est pousser loin le scrupule. Molière a bien pu faire de Mascarille et de Jodelet des marquis : pourquoi Palissot ne ferait-il pas de ses valets des penseurs et des savants? N'était-ce pas d'ailleurs le seul moyen d'introduire le burlesque, et par lui un peu de gaieté, dans une pièce fort exposée à rester froide, étant dépourvue d'action, sans faire descendre les philosophes en personne aux vulgarités du bas comique?
Nous avons rappelé ce que Palissot a tiré de Molière : qu'a-t-il de commun avec cet Aristophane auquel on se plaît un peu légèrement à le comparer? Tout au plus l'usage des citations empruntées aux ouvrages de Diderot, de Duclos, de Rousseau, comme ces vers d'Euripide intercalés et parodiés dans les comédies du poète grec; les allusions et les personnalités directes ; quelques scènes qu'on pourrait appeler aristophanesques, parce qu'elles sont plus voisines de la farce que de la comédie sérieuse.
La pièce est presque tout entière en portraits et en conversations : trois scènes pourtant se détachent et sont assez comiques. La première est celle où Valère arrive avec son valet Frontin déguisé en M. Carondas, le savant :
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VALÈRE.
Frontin !
MONSIEUR CARONDAS.
Ce maudit nom fera quelque méprise,
Je vous l'ai déjà dit, et devant Cidalise
Il vous arrivera de me nommer ainsi. ...................
VALÈRE.
D'accord.
MONSIEUR CARONDAS.
Il faut d'ailleurs supprimer entre nous
Les noms trop familiers; puisqu'enfin, selon vous,
Les hommes sont égaux par le droit de nature,
Je suis, quoique Frontin, votre égal.
VALÈRE.
Je te jure
Que c'est mon sentiment.
Tandis que Valère expose à Frontin ses belles idées sur la communauté des biens et sur les moyens de réparer les inégalités sociales, le valet, sans mot dire, met la main dans la poche de son maître :
VALÈRE.
Mais que fais-tu donc là ?
MONSIEUR CARONDAS.
L'intérêt personnel....
Ce principe caché,... Monsieur,... qui nous inspire,
Et qui commande enfin à tout ce qui respire.
VALÈRE.
Quoi! traître, me voler!
MONSIEUR CARONDAS.
Non, j'use de mon droit.
Tous les biens sont communs
Ce dialogue où Frontin, devenu logicien à son tour,
1. Acte II, scène i.
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démontre à son maître qu'il a. le droit de le voler, ressemble assez à celui de Phidippides battant son père Strepsiade dans les Nuées d'Aristophane, et lui prouvant qu'il a raison de le battre.
Une autre scène imitée de Molière, et que Collé n'hésite pas à trouver excellente, nous peint les philosophes réunis, se faisant leurs mutuelles confidences sur la sottise et l'ignorance de la nouvelle Aspasie; nous révélant les secrets de la coulisse, et en même temps leurs vanités et leurs jalousies intérieures, qui éclatent à propos du fameux livre attribué à Cidalise, et composé par Dortidius. La lutte s'engage entre celui-ci et Valère comme entre Vadius et Trissotin.
Théophraste essaye de mettre le holà, en leur disant avec assez d'à-propos :
Messieurs, n'imitons pas les pédants de Molière.
Et il résume ainsi les conditions de l'accord politique plus que jamais nécessaire entre eux :
Il n'est pas question, Messieurs, de s'estimer;
Nous nous connaissons tous : mais du moins la prudence
Veut que de l'amitié nous gardions l'apparence.
C'est par ces beaux dehors que nous en imposons,
Et nous sommes perdus si nous nous divisons t.
C'est aussi le cri de ralliement que fait entendre Voltaire en notant ce vers de Palissot : « 0 frères ! soyez donc unis !
« ..... F}'at1'um quoque gratia rara est 2. '
« Soyez unis en Épicure, en Confucius, en Socrate, en Épictète 3! »
1. Acte III, scène IJI.
2. Ovide, Mélam., I 140.
3. Lettre à d'Alembert, 17GO.
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La scène la plus burlesque et la plus attaquée est celle où Crispin, ancien serviteur de Rousseau, arrive marchant à quatre pattes, pour mettre en pratique les théories de son maître sur le bonheur de la vie animale. On a dit et redit que Palissot avait peint dans cette posture Rousseau lui-même : c'est là une grave erreur. Crispin n'est qu'un valet facétieux, qui invente cette grosse charge pour dégoûter Cidalise de la philosophie et rompre, s'il est possible, l'hymen projeté entre Valère et Rosalie. Ce n'est qu'une bouffonnerie, dans la pensée du personnage comme dans celle de l'auteur :
Sur ces quatre piliers mon corps se soutient mieux,
Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.
En nous civilisant, nous aéons tout perdu:
La santé, le bonheur, et même la vertu.
Je me renferme donc dans la vie animale;
Vous voyez ma cuisine, elle est simple et frugale 1.
En même temps il tire une laitue de sa poche. — Cette scène, jouée par Préville, eut un succès complet de fou rire, malgré son exagération. C'était celle que préférait Voltaire : « Cela est gai, écrit-il à Palissot, cela n'est point méchant: et d'ailleurs, le citoyen de Genève étant coupable de lèse-comédie, il est bien naturel que la comédie le lui rende 2. »
On avait ri le soir, mais le lendemain la bataille fut plus furieuse que jamais. Les épigrammes et les libelles s'abattirent sur Palissot. Piron, qui pourtant
1. Acte III, scène IX.
2. En 1782, quand on reprit la pièce des Philosophes, lo public se souleva contre cet outrage fait aux mânes d'un grand homme.
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n'aimait guère les philosophes, se mettait de la partie et lançait ce dard :
Le Méchant plut, le Méchant plaît.
Gresset le fit, Palissot l'est.
Grimm, l'ami de Diderot, poussait un cri désolé dans son journal sur ce scandaleux et honteux succès :
« La philosophie n'a pas plutôt montré sa lumière parmi nous que la sottise et la superstition se sont élevées de toutes parts pour conspirer à sa perte.... La lumière qui commençait à se répandre sera bientôt éteinte ; la barbarie et la superstition auront bientôt recouvré leurs droits1. » Le critique sensible pleure comme un Jérémie sur les ruines de la Jérusalem philosophique, dont Diderot est le grand prêtre. En même temps il cite une nouvelle épigramme décochée contre Palissot :
Un petit Grec, singe d'Aristophane,
Veut l'imiter dans ses emportements, etc.
Par ironie, Grimm appelle continuellement Palissot « l'Aristophane de nos jours 2 ». Le rapprochement se présente à tous, aux amis comme aux ennemis. Aristophane et Socrate se trouvent mis en cause et discutés de nouyeau. La comparaison n'avait rien que de flatteur pour les uns et pour les autres ; mais l'esprit de parti s'en mêla, et les anciens se trouvèrent compromis encore une fois par les modernes. Aristo-
1. Correspondance littéraire, iuin 1760.
2. Le portrait de Palissot placé en tête de ses œuvres est accompagné de ce distique :
Livor Aristophanen infido nomine dicit,
Hum et Aristophanen gloria vera vocat.
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phane, dans lequel Voltaire ne voyait déjà qu'un bouffon, est encore plus sévèrement jugé par Collé, qui l'appelle un infâme, un délateur, un malhonnête homme, pour avoir décrié par des calomnies dramatiques Socrate et Cléon. Palissot, prenant au sérieux son titre d'héritier d'Aristophane, composa en réponse deux dialogues : l'un entre Érasme et Socrate, où le sage de la Grèce faisait de singulières confidences à son naïf admirateur et lui avouait que, grâce à ses disciples, il avait fait fortune surtout après sa mort.
L'autre dialogue s'engage entre Aristophane et le P. Brumoy. Le poète apprend au savant traducteur du théâtre grec qu'il s'est lourdement trompé sur la comédie d'alors, en la croyant encore voisine du Chariot de Thespis. Il lui rappelle que la Muse comique n'a jamais joué un rôle plus brillant ni plus honorable qu'à cette époque où, fille de la démocratie, elle tempère heureusement, par le rire, les violences et les rigueurs de l'ostracisme, révèle et contient les ambitions, défend la morale et la liberté. Fort du témoignage de Platon, il déclare Aristophane innocent de la mort de Socrate, qu'il eut sauvé peutêtre, si le philosophe avait su profiter de ses avis. Palissot faisait ici preuve de connaissances littéraires et historiques assez étendues.
Tandis qu'il instruisait ainsi le procès de Socrate et d'Aristophane, le sien se poursuivait devant l'opinion publique, très animée et très divisée. L'abbé Morellet, un des tirailleurs de l'école philosophique, lançait une pièce satirique intitulée Vision de Charles Palissot, parodie du style biblique, qu'il range lui-même inter delicta juventutis. — Palissot, dans sa petite chambre de la rue Basse-du-Rempart, sans le sou, et rêvant à
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un habit neuf qu'il voudrait bien se donner à Pâques, entend une voix d'en haut qui lui crie :
Je t'ai choisi entre mille pour sanctifier le théâtre de la Comédie-Française, pour en faire une école de religion, et pour y combattre la philosophie comme on y a combattu le ridicule jusqu'à ce jour.
Et la comédie deviendra un spectacle d'édification ; et les capucins y enverront leurs novices, et les supérieurs de séminaires leurs jeunes clercs, etc., etc.
Cette brochure, dans laquelle la princesse de Robecq, protectrice de Palissot,se trouvait atteinte, valut à l'auteur et au libraire Robin les honneurs de la prison. « Voilà donc Robin-Mouton envoyé à la boucherie ! » écrit Voltaire à d'Alembert. Au milieu de ce tumulte, quel parti allait prendré le Patriarche de Ferney ? Il avait reçu la visite de Palissot aux Délices en 1755, et lui écrivait à quelque temps de là : « On ne peut vous connaître, Monsieur, sans s'intéresser vivement à vous. » Les flatteries continuelles du jeune écrivain, cette espèce d'apothéose anticipée par laquelle il plaçait le grand homme hors des atteintes de l'envie et de la critique, ne lui déplaisaient point. Cependant Voltaire ne pouvait se résigner au rôle des dieux d'Épicure, étrangers aux affaires de ce monde. Quand parut la comédie des Philosophes, il écrivit à l'auteur une lettre moitié gaie, moitié chagrine, mêlée d'éloges et de blâmes, rendant justice à son talent et faisant appel à sa conscience. La philosophie était attaquée : il se souvint qu'il lui devait la meilleure part de sa gloire 1.
J'ai encore la vanité de croire avoir été désigné dans la foule de ces pauvres philosophes qui ne cessent de conjurer contre l'État,
1. «M. de Voltaire, disait un homme d'esprit, ne pardonne pas à l'auteur des Philosophes d'avoir battu sa livrée. »
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et qui certainement sont cause de tous les malheurs qui nous arrivent.... Je me tiens donc pour très coupable de philosophie.... Je suis encore un des premiers qui aient employé fréquemment ce vilain mot d'humanité, contre lequel vous avez fait une si brave sortie dans votre comédie. Si, après cela, on ne veut pas m'accorder le nom de philosophe, c'est l'injustice du monde la plus criante.
Il lui reproche d'avoir si cruellement traité Diderot au moment où il est malheureux et persécuté, et déclare l' Encyclopédie le plus beau monument qu'on pût élever à l'honneur des sciences. Dans une nouvelle lettre à Palissot pour l'engager à se rétracter et à reconnaître qu'il était mal informé, il lui dit:
Vous me faites enrager, Monsieur : j'avais résolu de rire de tout dans mes douces retraites, et vous me contristez. Vous m'accablez de politesses, d'éloges, d'amitiés ; mais vous me faites rougir, quand vous imprimez que je suis supérieur à ceux que vous attaquez. Je crois bien que je fais des vers mieux qu'eux, et môme que j'en sais autant qu'eux en fait d'histoire : mais, sur mon Dieu, sur mon âme, je suis à peine leur écolier en tout le reste.
Quelques années plus tard, Voltaire essayait de réconcilier Palissot avec les philosophes. « Mais je crois, écrivait-il, que je n'y parviendrai que quand j'aurai regagné les bonnes grâces des Fréron et des Pompignan. » La Dunciade, poème satirique à l'imitation de Pope, vint encore jeter un nouveau ferment de discorde. Mais le poète comique doit seul nous occuper ici. Palissot n'a eu réellement au théâtre qu'un grand succès de scandale resté fameux, les Philosophes. Parmi ses autres œuvres dramatiques, on peut citer encore deux pièces qui devinrent pour lui un sujet de polémique, d'aventures et de discussions désagréables avec l'autorité et les comédiens : le Satirique ou l'Homme dangereux, et les Courtisanes ou l'Ecole des moeurs.
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Pour la première, l'auteur usa d'une supercherie qui tourna contre ses intentions. Reprenant ce jeu de colin-maillard où excellait Voltaire, il essaya de faire croire que la pièce était composée contre lui, qu'il s'y trouvait dépeint sous des traits odieux ; et en même temps il pria son ami l'abbé de Voisenon d'aller trouver le lieutenant civil pour obtenir qu'elle ne fût pas représentée, espérant au fond qu'on ne tiendrait pas compte de sa recommandation. L'abbé réussit trop bien. Palissot, déconcerté, changéa ses batteries, et redoubla d'efforts pour que la comédie fût jouée. D'Alembert eut assez d'influence pour faire maintenir l'interdiction, au grand désespoir de l'auteur. Cette œuvre est encorè une satire dialoguée, parsemée de vers incisifs et piquants, qui se dressent comme les dards d'un porc-épic ou d'un hérisson, mais inertes et immobiles comme eux, dans un drame dépourvu d'action. Le héros principal, Valère, dans lequel l'auteur s'est personnifié, a plus d'un trait de ressemblance avec le Cléon de Gresset.
Il répand sa malice et son venin spirituel sur toutes les classes de la société. Grimm, qui cependant n'a guère de sympathie pour Palissot, déclare la grande scène du second acte entre Yalère et Dorante une des meilleures que l'on ait vues sur le théâtre depuis longtemps. Il loue ce vers dont Palissot aurait dû tirer profit :
Croyez-moi, le méchant est seul dans l'univers.
« Ah ! croyez-moi, ajoute-t-il, Monsieur Palissot, on peut vous en croire. »
Les Courtisanes ou l'École des mœw's rencontrèrent un autre obstacle. Tout en reconnaissant le talent de
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l'auteur et le mérite de l'œuvre, les acteurs refusèrent de la jouer à cause de son extrême indécence, peu conforme à la dignité de la Comédie-Française. Palissot entreprit une nouvelle campagne contre les comédiens : mémoires, lettres, discours, sommations, requêtes, se succédèrent durant sept ans, de 1775 à 1782, époque où la pièce fut enfin représentée. Ce monde des courtisanes, qui a fini par envahir tout notre théâtre, était alors une nouveauté et presque une hardiesse sur la scène française. Le tableau de la conversation chez Rosalie nous donne l'idée de ce qu'était un salon de femmes galantes et de filles entretenues à cette époque. Du moins, n'est-ce pas pour les relever et les glorifier que l'auteur les a fait paraître. L'intention morale de l'œuvre et les espérances éveillées par l'avènement du jeune roi Loui XVI sont exprimées dans ces vers de Lysimon :
Ces coupables excès ont duré trop longtemps,
Et j'oserai m'attendre à d'heureux changements.
Le Français suit toujours l'exemple de son maître;
La décence, les mœurs, les vertus vont renaitre.
Germance, l'amant naïf, qui s'est laissé prendre aux charmes séducteurs, à la feinte ingénuité de Rosalie et aux manèges de la servante Marton, après avoir résisté à toutes les considérations les plus sages, revient à lui-même quand il apprend que sa maîtresse, dont il allait faire sa femme, est la sœur d'un cocher de remise. Est-ce là une raison suffisante pour désabuser un cœur fortement épris? Est-ce que Des Grieux s'inquiète de la naissance de Manon? — Mais il fallait un coup de théâtre pour terminer la pièce, et il est, après tout, assez vif et assez comique.
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Néanmoins, comme nous l'avons vu, Palissot nous a conduit dans le domaine de la satire et de la dispute plus encore que sur le terrain de la véritable comédie. Nous allons y revenir avec Sedaine et Collé.
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CHAPITRE XIX
SEDAINE (ni 9-t797).
Son caractère et son talent. —Epitreà mon habit. — Le Philosophe sans le savoir. — La Gageure imprévue.
I
Nous avons vu la comédie tour à tour larmoyante avec La Chaussée, précieuse avec Marivaux, déclamatoire avec Diderot, satirique et personnelle avec Voltaire et Palissot, dégénérer, s'altérer et s'affaiblir entre les mains des gens d'esprit, et même entre celles des hommes de génie plus heureux et mieux inspirés ailleurs. Nous allons la voir renaître et retrouver le franc rire, la gaieté native et parfois aussi l'émotion sincère avec des représentants plus modestes, moins brillants en apparence, mais ayant ce don suprême du naturel et de l'ingénuité, que rien ne remplace au théâtre. Parmi eux, nous citerons au premier rang Sedaine, l'un des talents les plus primesautiers, les plus naïfs et les plus vrais dont la scène française ait gardé le souvenir.
Fils d'un architecte, la fortune, en le soumettant aux plus rudes épreuves dès l'enfance, trempa son âme et son esprit à l'école du malheur, sans l'aigrir ni l'indisposer ; et le fit descendre des rangs de la bourgeoisie, où il était né, dans ceux du prolétariat.
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La Muse répara les injustices de la fortune, en le touchant de son rayon divin. Elle fit de l'ouvrier un poète, et conduisit le tailleur de pierre, de la cour de l'Institut où il travaillait jadis, sur les bancs de l'Académie Française, où il s'assit entre les maîtres de la langue et les seigneurs les plus qualifiés. Dans notre pays de France, où la gaie science, comme on l'appelait, a de bonne heure rapproché les hommes des conditions les plus différentes, et mis de pair, devant la chanson, les nobles et les manants, Thibaut de Champagne et Gace Brulé, Charles d'Orléans et Villon, on aime à retrouver ainsi, à la veille de 1789, cette loi d'égalité planant au-dessus des hauteurs et des préjugés aristocratiques. Un tel hommage est à l'honneur de la société qui l'a rendu, et de l'homme qui en a été l'objet.
Il faut dire tout d'abord que l'homme et l'auteur ne font qu'un. La bonhomie, la franchise, la candeur, la rectitude du jugement, la droiture et la bonté du cœur, une naïveté qui n'exclut pas la malice, une modestie qui s'associe à la fierté et aux goûts de l'indépendance, sont des traits que nous rencontrons dans sa vie comme dans ses œuvres. Jusqu'ici nous avons trouvé sur la route de la comédie nombre d'hommes d'esprit, depuis Regnard et Marivaux jusqu'à Voltaire et Palissot : c'est l'élément qui domine au XVIIIe siècle. Les gens de cœur sont plus rares. Sedaine, qui a autant d'esprit que n'importe qui, et plus que beaucoup d'autres, y joint la sensibilité : non pas la sensiblerie ou le sentimentalisme, chose toute différente dont on a singulièrement abusé alors, mais cette tendresse, cette sympathie ingénue et franche, qui le fait pleurer au récit d'une belle action
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ou d'une grande infortune, même imaginaire. Il sent et fait sentir vivement : c'est là déjà la meilleure part de son talent. Né bon, il a rencontré, parmi les épines et les amertumes de la vie, de bonnes âmes sur son chemin, et il leur a fait place aussi dans ses pièces de théâtre. Le jour où, après la mort de son père, ramenant son jeune frère du fond du Berry à Paris, il le plaçait dans la voiture publique, et suivait lui-même à pied, faute de pouvoir payer sa place, il avait trouvé des voyageurs attendris et un conducteur compatissant, qui le faisait asseoir à ses côtés. La philanthropie ne sera pas chez lui affaire de luxe, sujet de déclamation comme pour tant d'autres, mais un souvenir personnel, une dette de reconnaissance. Plus tard c'est l'architecte
Baron qui devient son protecteur, l'associe à ses travaux, et lui ouvre la porte de l'Académie d'architecture, dont il sera un jour le secrétaire. Sedaine s'acquitte envers son bienfaiteur en élevant son petit-fils, qui deviendra le peintre David. Après Baron, c'est un magistrat nommé Lecomte, un Mécène bourgeois, qui lui offre libéralement l'hospitalité dans sa maison et le moyen de s'adonner tout entier aux lettres.
Sedaine n'avait quitté qu'à regret et en pleurant ses chères lectures et ses études à peine commencées, pour prendre le ciseau du tailleur de pierre. Il fallait vivrè, et surtout faire vivre les siens, nourrir sa mère, ses frères plus jeunes. Il s'était résigné sans murmure ; mais, tout en taillant ses pierres, il ayait urç Jjyrç dans sa poche, et y revenait dans ses quarts d'heure de repos.
Ce fut ainsi que M. Baron le surprit urç jour occupé à lire, et pour la singularité du fait, très rare alors parmi les ouvriers, s'intéressa vivement à lui. Au
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milieu de son travail, Sedaine faisait des chansons pleines de sel et d'esprit, de malice et de gaieté : il se risqua même jusqu'à publier un volume de poésies fugitives, où il prenait hardiment le titre de maître maçon. Le menuisier de Nevers, maître Adam, avait jadis ennobli le rabot : pourquoi la truelle n'auraitelle pas le même honneur ? Dès ses premiers essais, Sedaine est déjà mieux qu'un artisan, par la délicatesse de la touche et la finesse des traits.
Parmi ces pièces légères, il en est une surtout vraiment charmante, l'Épître à mon habit, qui est déjà une scène de comédie aussi bien qu'une fine satire de cette société française si frivole, où l'on juge volontiers les gens sur l'apparence. Le morceau courut d'abord anonyme : plus d'un bel esprit se le laissa volontiers attribuer. Sedaine, après s'être un peu amusé des nombreux pères donnés à son œuvre, finit par s'en avouer l'auteur. On fut d'autant plus surpris en apprenant qu'un maçon avait pu bâtir un si charmant édifice avec sa plume. Il n'a rien écrit de plus vif ni de plus gai :
Ah ! mon habit, que je vous remercie !
Que je valus hier, grâce à votre valeur !
Je me connais, et plus je m apprécie,
Plus j'entrevois qu'il faut que mon tailleur,
Par une secrète magie,
Ait caché dans vos plis un talisman vainqueur.
Et le poète s'amuse à nous peindre les miracles accomplis par son habit, son entrée dans le salon, le beau fauteuil qu'on lui présente :
Je ne vis que des yeux toujours prêts à sourire ;
J'eus le droit d'y parler, et parler sans rien dire.
La maîtresse de la maison, le robin, l'abbé, le blondin,
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tous le consultent et l'écoutent comme un oracle : un marquis, ancien camarade de collège, qui l'avait fort oublié, le reconnaît sous ce costume qu'il ne lui a jamais vu, et lui saute au cou. L'auteur interrompt et coupe sa narration par ce refrain qui revient comme dans un couplet d'opéra-comique :
Ah ! mon habit, que je vous remercie !
C'est vous qui me valez cela.
La métamorphose s'étend jusqu'au porteur de l'habit, autrefois timide, embarrassé, quand il entrait dans un salon, maintenant ayant la désinvolture et l'aisance d'un homme bien vêtu. Le contraste des deux scènes est des plus amusants. Autrefois, dit-il,
J'écoutais en silence et ne me permettais
Le moindre si, le moindre mais ;
Avec moi tout le monde était fort à son aise,
Et moi je ne l'étais jamais.
Un sot provincial arrivé par le coche
Eût été moins que moi tourmenté dans sa peau.
Je me mouchais presque au bord de ma poche,
J'éternuais dans mon chapeau.
Mais à présent, mon cher habit,
Tout est de mon ressort : les airs, la suffisance,
Et ces tons décisifs qu'on prend potir do l'aisance
Deviennent mes tons favoris.
Est-ce ma faute à moi, puisqu'ils sont applaudis ?
Ces vers font songer à ces deux portraits de Giton et de Phédon dans La Bruyère1, et à ces deux mots qui résument tout : Il est rielie, il est pauvre. Le contraste est ici le même.
Le poète, riant de cette bonne fortune d'un habit, s'écrie en terminant :
1. Chap. vi, Des biens de fortune.
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Dieu ! quel bonheur pour moi, pour cette étoffe,
De ne point habiter le pays limitrophe
Des conquêtes de notre roi.
Ce pays, c'est la Hollande. Sedaine, tant soit peu républicain sans le savoir, songe à cette nation laborieuse et sage, où Descartes était venu jadis chercher le droit de penser librement ; où lui-même transportera son philosophe ingénu, M. Vanderk. Les mœurs des deux pays lui semblent bien différentes :
Ici l'habit fait valoir l'homme,
Là l'homme fait valoir l'habit.
Quoiqu'on ait reproché à Sedaine la négligence et l'irrégularité de son style, on peut lire cette pièce d'un bout à l'autre, sans rien trouver à supprimer ni à changer. Elle est, dans son genre, un bijou, comme certaines fables de La Fontaine et certaines chansons de Béranger.
II
Mais ce n'était là qu'un prélude, un coup d'essai : le théâtre, la vraie vocation de Sedaine, l'attirait bientôt et lui ouvrait une longue carrière de succès éclatants. Sedaine en effet est né poète dramatique avant tout : il en a, comme Molière, comme Dancourt, l'instinct et le tempérament ; l'entente de la scène, l'art de conduire une action sans effort et sans complication; de peindre des caractères, sans forcer ni exagérer les traits; de s'identifier et de se confondre avec ses personnages, en s'oubliant soi-même ; d'accommoder le style aux personnes, sans leur donner plus d'esprit qu'elles n'en doivent avoir ; de ménager les surprises et les coups de théâtre, en les amenant graduellement ; â^s^conder par le langage et le dia-
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logue le jeu des acteurs, et toute cette partie de la pantomime à laquelle Diderot attache tant d'importance. Praticien au théâtre, comme il l'a été dans sa vie, il s'occupe toujours plus du spectateur que du lecteur, auquel il ne songe guère. « Ses pièces, disait Voltaire, sont moins faites pour être relues que pour être rejouées. » C'était l'unique ambition de l'auteur, et Voltaire lui accordait tout ce qu'il souhaitait en lui écrivant :
Je ne connais personne qui entende le théâtre mieux que vous, et qui fasse parler ses acteurs avec plus de naturel. C'est un grand art que de rendre les hommes heureux pendant deux heures. Car, n'en déplaise à MM. de Port-Hoyal, c'est être heureux que d'avoir du plaisir : vous devez aussi en avoir beaucoup en faisant de si jolies choses.
En effet, Sedaine vit avec ses personnages, et s'est créé pour ainsi dire une seconde famille, dont il partage les émotions, les joies et les tristesses. On raconte qu'un jour, se promenant dans le jardin de M. Lecomte, et se récitant à lui-même sa comédie du Philosophe sans le savoir, il s'évanouit, comme M. Vanderk croyant entendre les trois coups terribles frappés à la porte par Antoine.
Comme poète, il est de la famille de La Fontaine par la naïveté, la grâce, l'abandon, la franche gaieté, la malice souriante, bien qu'il lui soit très inférieur comme écrivain. Son grand charme est d'être vrai. Dans ce siècle du bel esprit et de la déclamation, entre Marivaux et Dorat d'un côté, La Chaussée et Diderot de l'autre; quand tout devient colifichet, pompon, artifice ou convention, il représente une chose qui ne vieillit pas, qui plaît toujours, la nature. Ami de la réalité, sans tomber dans les grossièretés du
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réalisme, il peint les choses et les hommes tels qu'ils sont. « Il faut avouer, dit Collé, que souvent c'est une nature trop commune que celle que Sedaine nous peint, mais, au bout du compte, c'est la nature; et la nature, même la plus simple, a toujours le don de nous plaire et de nous amuser, quelque commune qu'elle soit. » Tout en étant l'ami et le compagnon de Vadé, il ne l'imite jamais dans sa basse trivialité. Il a même parfois des scrupules de' bon goût, de bon sens et de discrétion que les critiques et le public ne comprennent pas toujours. Ainsi, à propos de l'opéra-comique du Roi et du Fermier, imité d'une pièce anglaise où l'on mange beaucoup, selon la mode du pays. « On a reproché à M. Sedaine, dit Grimm, d'avoir mis le repas derrière le théâtre. Ses critiques ne sont pas aussi judicieux que lui : je n'ai jamais vu de repas sur la scène qui ne fût froid et ennuyeux. J'aime bien mieux le tableau naïf que M. Sedaine a mis à la place 1. » Les amateurs de repas, les gens qui aiment à voir dîner quand ils ne dînent pas euxmêmes, sont plus satisfaits de nos jours dans une pièce comme l' Ami Fritz, qui rappelle d'ailleurs, par certains côtés, la touche et la couleur de Sedaine.
Dans son genre, Sedaine est un talent original et novateur, sans ostentation, sans fracas, sans programme retentissant ni théories transcendentales, où se perd si volontiers Diderot. La pratique vaut mieux pour lui que tous les systèmes, et il a cent fois raison. L'invention est un don qu'on lui reconnaît généralement. Voltaire, au sortir d'une séance académique où il avait remarqué quelques plagiats, lui cria de loin :
1. Correspondance littéraire, déc. 1762.
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«Ah ! Monsieur Sedaine, c'est vous qui ne prenez rien à personne. — Aussi ne suis-je pas riche », répondit celui-ci. Il était trop modeste en parlant ainsi, et sa richesse littéraire était supérieure à celle de beaucoup d'académiciens. Sans piller personne, Sedaine, à l'exemple de Molière, prend son hien où il le trouve. Il tire son opéra-comique de Blaise le savetier d'un ou deux contes de La Fontaine ; celui du Roi et du Fermier, d'une comédie anglaise intitulée le Roi et le Meunier ; la Gageure imprévue, d'un conte de Scarron, la Précaution inutile. Mais il a1 comme Molière, ce don souverain d'imprimer à tout ce qu'il touche un cachet particulier. C'est par là qu'il est vraiment créateur. Dans Blaise le savetier, dans le Roi et le Fermier, dans le Déserteur, dans Richard Cœur de Lion, il prête un nouveau ton, de nouveaux sentiments, une nouvelle forme à l'opéra-comique. Ni Piron, ni Collé, ni Panard, ce roi du vaudeville, n'ont rien fait de semblable.
Dans le Philosophe sans le savoir il reprend le drame bourgeois des mains de La Chaussée et de Diderot, mais en exclut le pathos, la déclamation, les homélies morales et philosophiques et ce verbiage sentimental dont on l'affublait, pour ne laisser parler que le cœur et le bon sens dans toute leur simplicité. Au lieu d'un monde romanesque et chimérique, nous avons un monde réel et vivant. Dans la Gageure imprévue il revient à la comédie de société, de salon et de boudoir, aux gracieux pastels que lui a légués Marivaux ; et cet ancien tailleur de pierre manie les fils délicats de cette trame ingénieuse et subtile avec une adresse, une dextérité prodigieuses, et surtout avec une vérité et une sincérité de sentiments et de langage que n'a
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pas toujours le spirituel auteur du Legs et du Jeu de l'Amou), et du Hasard.
Aussi varié que fécond, Sedaine s'essaye et réussit sur toutes les scènes, à l'Opéra-Comique, au ThéâtreFrançais, au Grand-Opéra. Partout il tente d'ouvrir à l'art des voies nouvelles. Tandis que Collé compose sa .Pa1.tie de chasse de Henri /F, il entrevoit et devine le drame historique en écrivant Maillard ou Paris sauvée tragédie en prose, comme on dit alors pour le discréditer. Cette fois, l'auteur se trouve aux prises avec les préventions du public, mais l'avenir devait le justifier. Enfin, ce mélange du pathétique et du comique où La Chaussée et Voltaire ont échoué tour à tour va se trouver réalisé, par lui, avant le triomphe du romantisme.
Cependant il est un point défectueux, inférieur chez Sedaine, aux yeux de ses plus fervents admirateurs, c'est la forme, le style, qui se ressent de son éducation imparfaite. Parlant de son premier opéracomique, Blaise le savetier, Collé s'exprime ainsi : « Il a rendu sa pièce fort théâtrale et pleine de situations. Si les détails étaient mieux travaillés, ce serait un ouvrage fort comparable à Ninelte à la cour. Mais que le style est éloigné de la perfection de celui de Favart dans Ninette ! » Après la représentation du Roi et du Fermier, Grimm s'écrie : « Si M. Sedaine savait écrire, il ferait revivre la comédie de Molière ». La Harpe, qui le prend de très haut avec lui, comme un pédagogue fier de savoir la grammaire et la syntaxe, tout en reconnaissant son talent dramatique, lui reproche la barbarie de son style. A l'entendre, on croirait que Sedaine parle iroquois ou patagon. Les lettrés ont parfois de ces préjugés contre les écrivains de nature et de race. N'avons-nous pas
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entendu La Bruyère et Fénelon eux-mêmes accuser Molière de jargon et de barbarisme? La Harpe pense donc que l'Académie Française a fait grand honneur à Sedaine en admettant dans son sein un homme qui ne savait pas le français. Aussi, quand le Directoire organisa l'Institut national, Sedaine, quoique membre de deux académies, n'y fut point appelé; et cepen- . dant quel écrivain posséda jamais plus que lui les vertus républicaines? Sedaine en fut très mortifié.
« Ils ne veulent pas de moi, s'écriait-il, et disent que je ne sais pas le français : il n'y en a pas un parmi eux qui eût pu faire Rose et Colas. » Et en cela il ne se trompait guère. Ce qu'il y a de vrai, c'est que Sedaine s'inquiète peu ou point du style. Il disait souvent « qu'il fallait être au moins un an à faire le plan d'une pièce, mais qu'on ne pouvait être qu'un mois à l'écrire' ».
Son talent primesautier se développe naturellement et produit d'instinct des opéras grands et petits, des comédies, des drames, toute une floraison spontanée. De la chanson il arrive de plain-pied à l'opéra-comique, genre aimable et facile, dont l'allure et la versification plus libres lui laissaient les coudées franches, et exigeaient moins de perfection et de régularité dans la forme, qui est restée la partie faible chez lui. Ces petites pièces si dédaignées par certains délicats et hauts barons de la littérature révèlent chez lui, dès le début, un talent supérieur. Avec le flair d'un critique sagace et pénétrant, Grimm a deviné ce qu'un tel homme pourrait faire un jour.
Beaucoup de nos beaux esprits qui, pour avoir obtenu quelques petits succès passagers sur le Théâtre-Français, regardent
1. Éloge de Sedaine par M. de Salm.
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M. Sedaine avec dédain comme un faiseur d'opéras-comiques, ne feraient pas mal de le saluer avec plus de respect. Je fais plus de cas de son petit opéra On ne s'avise jamais de tout, et de Rose et Colas, et surtout du Jardinier et son seigneur, que de tout ce que nos grands faiseurs nous ont donné en comédies, sur le ThéâtreFrançais, depuis quinze ans 1.
Cette partie si riche et si brillante du théâtre de
Sedaine trouvera sa place dans le chapitre consacré à l'opéra-comique et au vaudeville, avec Panard et Favart.
Grimm, en lui témoignant cette haute estime et en lui inspirant une noble confiance, contribua sans doute à le pousser dans cette voie nouvelle de la comédie, où il allait rencontrer la double bonne fortune du Philosophe sans le savoir et de la Gageure imprévue, les deux seules comédies qu'il ait faites, toutes deux restées au répertoire et toujours reprises avec succès.
III
Au Théâtre-Français comme à l'Opéra, Sedaine est tout d'abord lui-même. Le Philosophe sans le savoir nous offre une création neuve dans son genre.
Cette pièce, écrit Collé, ne ressemble à aucune de nos pièces de théâtre, ni pour le fond, ni pour la conduite, ni pour le dialogue. L'on ne peut lui trouver de pièces de comparaison que dans celles de Goldoni ; en observant cependant, à l'avantage de l'auteur français, que, dans l'auteur italien, les incidents de ses drames sont en général fabuleux et romanesques, et que ceux du Philosophe sans le savoir sont naturels et de la plus grande vérité 2.
Une chose étrange, dont on ne se douterait guère
1. Correspondance littéraire, t. V, Ire partie.
2. Journal historique, 17G5.
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aujourd'hui, c'est que cette œuvre si innocente, si pacifique et si morale, eut beaucoup de peine à être représentée. Il lui fallut triompher tour à tour de l'opposition de la police, de la froideur du parterre et de la sévérité des critiques. Grimm écrit, désespéré : « L'auteur n'ayant pu s'arranger avec le censeur, il est fort douteux aujourd'hui que cette pièce paraisse jamais sur le théâtre. » Qu'avait-elle donc de si dangereux? D'abord, son titre primitif, le Duel, avait effarouché la police. Sedaine offrit d'y substituer celui du Philosophe sans le savoir. Mais, le nom changé, le corps du délit n'en subsistait pas moins; le virus restait au fond. Un père (M. d'Esparville), autorisant son fils à se battre en duel, était un exemple funeste et contraire aux lois de l'Église et de l'État. Tel était l'argument du censeur de la police, M. Marin, un Rhadamante impitoyable, qui prétendait fermer à la pièce incriminée la porte du théâtre. Grimm riposte par des plaisanteries mordantes sur l'humeur pacifique des jeunes gens de son temps, plus soucieux de leur vie que de leur honneur, sur les scrupules de M. Marin, qui n'eût pas manqué d'interdire le Cid et d'envoyer Corneille souper à la Conciergerie avec M. Sedaine. Collé, qui n'est pas un ferrailleur, blâme cependant cette mauvaise chicane faite au poète dramatique. « Le théâtre ne fait point loi pour la morale et pour la religion.... C'est dans les collèges, en Sorbonne et dans les chaires qu'il faut s'élever contre le duel.... D'ailleurs on joue tous les jours le Cid; le père y ordonne le duel à son fils : y a-t-il rien de plus fort que « Meurs ou tue » 1? »
1. Journal historique, t. III.
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Malgré tout, M. de Sartines, le lieutenant de police, craignit d'avoir maille à partir avec le Parlement. L'auteur avait fait toutes les concessions possibles : il avait changé son titre, supprimé, modifié sur bien des points au risque de mutiler son œuvre. On n'était point encore rassuré en haut lieu. Avant de livrer au public cette pièce dangereuse, une commission du Châtelet se transporta à l'hôtel de la Comédie-Française pour assister à la répétition. Le jury était composé de M. de Sartines, lieutenant général de la police, de M. de Lys, lieutenant criminel, et de M. le procureur du roi au Châtelet. On croirait qu'il s'agit de quelque grand crime ou de quelque complot contre l'État. Eh bien, non, il est question tout simplement d'une innocente comédie en cinq actes, dont la lecture pourrait être permise dans un pensionnat de demoiselles. Sedaine, en homme qui connaît son public et en diplomate habile, malgré sa simplicité, demanda aux magistrats de vouloir bien amener leurs femmes à cette répétition. « Mais elles n'entendent rien à la partie de la législation, dit M. de Sartines. — N'importe, reprit Sedaine, elles jugeront le reste. » Elles jugèrent si bien en effet que la sévérité des magistrats ne put tenir contre de beaux yeux en larmes, et s'avoua désarmée.
Ce premier obstacle surmonté, il en restait bien d'autres à vaincre : après s'être fait accepter de la police, il fallait l'être du public. Or le Philosophe sans le savoir était pour les spectateurs d'alors ce qu'avait été jadis le Misanthrope de Molière, une surprise, une pièce qui les dépaysait et les étonnait par sa simplicité et sa vérité même. Aussi fut-elle d'abord assez froidement accueillie, rapporte Grimm :
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Le sort de M. Sedaine est de tomber à la première représentation, et puis de se relever peu à peu aux suivantes, et puis de tourner les tètes à la sixième ou septième, et puis d'être joué vingt fois de suite avec un concours de monde prodigieux.... L'hippocrène de ce poète n'est point de ces liqueurs fortes, impétueuses, qui enivrent du premier coup : c'est un breuvage délicieux qui charme les sens peu à peu, et finit par s'en emparer avec la plus douce volupté. Le langage de M. Sedaine est aussi fin et aussi délié que celui de la musique ; pour en saisir toutes les beautés, il faut l'entendre plusieurs fois de suite. On ne sent tout le charme d'un excellent opéra qu'à la troisième ou quatrième représentation : il en est précisément de même des pièces de M. Sedaine 1.
Il lui faudra donc conquérir peu à peu son parterre, mais une fois qu'il le tient, il le garde. Aussi disaitil en plaisantant à propos d'une œuvre médiocrement goûtée d'abord : « Je les attends à la soixantième représentation. » Et cette soixantième arriva en effet. « Il ne revenait pas au public, dit Ducis, c'était le public qui revenait vers lui. » La comédie du Philosophe est trop connue pour qu'il soit besoin d'en donner ici une longue analyse : il suffira d'en indiquer le ton, l'esprit général, les caractères principaux et les scènes qui ont été plus applaudies et le plus discutées.
Tout d'abord le f e de la pièce est-il aussi indifférent, aussi étranger au sujet que le prétend La Harpe? Non, il est du temps; il a sa date, son cachet, son originalité. Un philosophe qui pratique la philosophie sans le dire, sans le savoir lui-même, dans un siècle où tant de gens prétendent au titre sans en avoir la réalité; où la sagesse, comme la vertu, s enveloppe si volontiers d'orgueil hautain et de verbiage solennel ; un tel philosophe est déjà un type nouveau. Le Fils naturel et
1. Correspondance littéraire, t. V, Ire partie, 1765.
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le Père de famille chez Diderot, tout honnêtes gens qu'ils sont, ne savent pas être aussi simples.
Comme La Chaussée, comme Diderot, comme Voltaire, Sedaine, au besoin, soutient bien une ou plusieurs thèses morales, mais sans l'appareil fastueux dont on se plaît trop souvent à les entourer. Il y a d'abord cette question du duel déjà traitée par J.-J. Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse, et reprise depuis par les moralistes et législateurs de tous les temps. A entendre les récriminations du terrible censeur M. Marin, il semble que Sedaine se soit fait l'apologiste du duel : il n'en est rien. M. Vanderk, au contraire, blâme et déplore cet usage barbare :
Fouler aux pieds la raison, la nature et les lois! préjugé funeste ! abus cruel du point d'honneur tu ne pouvais avoir pris naissance que dans les temps les plus barbares; tu ne pouvais subsister qu'au milieu d'une nation vaine et pleine d'elle-même, qu'au milieu d'un peuple dont chaque particulier compte sa personne pour tout, et sa patrie. et sa famille pour rien 1.
Quoi de plus sage et de plus correct que ces réflexions? D'ailleurs les deux jeunes gens finissent par s'embrasser au lieu de se battre. Grimm, à ce propos, reprend la question du duel. Est-ce un bien, est-ce un mal? Il semble hésiter et se demande à quel point il est bon de protéger et d'enseigner la lâcheté dans une nation. Les habitudes, les mœurs, les traditions, le sentiment de l'honneur autrement compris dans le monde qu'il ne peut l'être dans un couvent de capucins, sont autant d'arguments à ses yeux, et, sans conclure, il termine par cette citation de Sénèque : « Il est des vices et des vertus qui se tiennent si étroitement qu'en corrigeant les uns vous anéantissez les
1. Acte III, scène viii.
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autres ». C'est encore l'opinion de plus d'un colonel • dans nos régiments.
Une autre question non moins grave est le préjugé de la naissance, déjà battu en brèche par l'auteur de Nanine, vaincu ici par la philosophie du sage M. Vanderk, et soutenu par sa sœur la Marquise, moin's libérale que dans Voltaire. Le Comte philanthrope de Nanine plaçait l'état militaire fort au-dessus du négoce t. Cette fois, le commerce prend sa revanche : M. Vanderk en parle comme un vrai Hollandais, avec un enthousiasme égal à celui qu'éveillent de nos jours au théâtre les ingénieurs, qui ont détrôné les militaires et les poètes.
Quel état, mon fils, que celui d'un homme qui, d'un trait de plume, se fait obéir d'un bout de l'univers à l'autre ! Son nom, son seing n'a pas besoin, comme la monnaie d'un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l'empreinte : sa personne a tout fait : il a signé, et cela suffit.... Ce n'est pas un peuple, ce n'est pas une seule nation qu'il sert : il les sert toutes, et en est servi : c'est l'homme de l'univers 2.
La bourgeoisie ne pouvait qu'être flattée du compliment. Mais ces considérations ne sont jetées qu'en passant dans le cours de l'action, qui entraine tout. Les personnages ne sortent pas de leur caractère ni de leur condition : ils se contentent d'être vrais. Ici se présente une objection faite par les envieux, les délicats, et reprise en partie par Collé, malgré son estime pour Sedaine. « Il peint la nature, dit-il, mais en petit. Les grands caractères, les grandes passions ne semblent pas faites pour lui.... J'appréhende fort que cet auteur ne soit jamais un peintre en grand. » Sans
1. Nanine, acte III, scène vi.
2. Acte II, scène v.
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doute, mais Sedaine n'y prétend pas : il ne s'est jamais flatté de faire ni le Cid, ni Horace, ni Tartufe, ni le Misanthrope. Collé ajoute un mot que nous approuvons fort : « Je le regarde comme le Greuze du dramatique ». Il y a en effet une parenté étroite entre le peintre et le poète. Tous deux excellent à représenter les intérieurs bourgeois, les scènes de famille, telles que le Retour du fils ingrat auprès de son père mourant, la Belle-Mère, la Lecture du soir, etc. ; puis, dans un autre genre plus léger, la Cruche cassée, etc. On peut dire que Greuze a parcouru avec son pinceau la même gamme que Sedaine avec sa plume, depuis l'opéracomique jusqu'au drame bourgeois. Tous deux ont réalisé ce qu'avait rêvé Diderot sans y arriver luimême. Aussi le bon et loyal auteur du Père de famille éprouvait-il, pour l'artiste comme pour le poète, un sincère attachement et une vive admiration. Après la lecture du Philosophe sans le savoir, saisi d'enthousiasme, il saute au cou de Sedaine en lui disant : « Si tu n'étais pas si vieux, je te donnerais ma fille ».
Les tons moyens, discrets, tempérés, sont ceux que cherche Sedaine. On a un peu abusé de sa modestie pour amoindrir son mérite et diminuer sa gloire. George Sand proteste contre cette injustice qui ramènerait la comédie de Sedaine aux simples proportions d'un intérieur flamand. Elle y trouve non seulement de la fraîcheur, de la naïveté, mais encore de la grandeur. « Où est-elle? dans la forme? — Non, car il n'y a pour ainsi dire pas de forme comme on l'entend de nos jours. — Dans la couleur? — Non, la couleur est bonne, sans être belle précisément. La grandeur est dans les types.' Ces types ne sont pas des types flamands, j'en demande pardon aux critiques : ils sont
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Français et bien français. Ce sont les derniers bons Français du dix-huitième siècle, s'élançant, avec tant de calme qu'on ne s'en aperçoit pas, vers le siècle nouveau1. » Il y a beaucoup de vérité et de pénétration dans cette dernière remarque. Voyons donc ces types.
M. Vanderk, le héros de la pièce, ce sage modeste, cet Épictète bourgeois, né gentilhomme et devenu marchand, réunit en lui toutes les vertus du citoyen, du père, de l'époux, de l'homme sensible et bienfaisant : il nous prouve que l'héroïsme peut se trouve;1 même dans les régions moyennes et dans les conditions médiocres. Sa philosophie toute pratique consiste à supporter les épreuves de la fortune, à les combattre, à les corriger par l'énergie de sa volonté, au lieu de s'emporter et de déclamer contre elles ; à remplir ses devoirs envers la société et la famille, sans emphase ni sensiblerie tapageuse, comme en use trop volontiers le bon M. d'Orbesson chez Diderot ; à pratiquer la charité à l'égard de ses semblables, sans leur faire trop de sermons.
Pour concevoir ce personnage de M. Vanderk, si simple et si naturel, Sedaine s'est inspiré de ses propres souvenirs. Il s'est rappelé qu'un jour il n'avait pas hésité, lui, fils de bourgeois, à prendre le costume de l'ouvrier. M. Vanderk fera de même. Noble d'origine, forcé de s'exiler après un duel malheureux et des revers de fortune, au lieu d'aller mendier ce morceau de pain, si dur quand on l'attend de la pitié de l'étranger, au lieu de se résigner à l'existence besogneuse et humiliante de ces gentilshommes fainéants qui croiraient déroger en travaillant de leurs
1. Préface du Mariage de Victor inc.
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mains, il a bravement déposé son blason de baron de Savières; il a pris la maison et le nom d'un riche négociant hollandais son bienfaiteur, et il ne rougit pas plus de s'intituler marchand que Sedaine ne rougira de rappeler en tête de ses œuvres son titre de maître maçon. Cette leçon de philosophie pratique avait son à-propos et son utilité pour ces fils de grandes familles, pour cette aristocratie oisive, dépensière et folle, que l'émigration allait jeter quelques années plus tard, sans ressource, sur la terre étrangère. Sedaine n'y songeait point alors, mais il vécut assez longtemps pour être témoin de cette terrible épreuve à laquelle il avait soumis son héros.
M. Vanderk nous montre l'équilibre d'une belle âme, qui se possède et se contient. Comme père, il n'est pas moins neuf et original que comme philosophe. Jusqu'alors nous avons vu les pères de comédie presque toujours sacrifiés ou dupés par leurs fils. Le Géronte du Menteur, si grave et si digne qu'il soit, se laisse prendre aux mensonges de Dorante. Don Louis n'est guère plus respecté par don Juan. M. Vanderk inspire à tous la vénération et l'attachement le plus sincère. Comme époux, il veut épargner à sa femme les inquiétudes mortelles qui remplissent son cœur. Comme frère, il pardonne à sa sœur, la Marquise, ses impertinences et ses vanités aristocratiques. Comme maître, il est doux, poli, indulgent pour ses serviteurs et ses commis; mais il sait commander et se faire obéir. Il associe l'ordre et l'économie à la libéralité. Le jour du mariage de sa fille, il veut que tout le monde se réjouisse, mais non que l'on s'enivre dans sa maison. Il a le respect de la dignité humaine, et l'impose à tous autour de lui.
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Son fils, brave et loyal garçon au cœur chaud, impétueux, jaloux de l'honneur paternel, joint aux vivacités de la jeunesse l'amour-propre d'un gentilhomme, bien qu'il se soit cru jusque-là de souche bourgeoise. Un sang noble coule dans ses veines, et il relève le gant avec une fierté imprudente, le jour où un inconnu insulte devant lui la classe des marchands. Or cet inconnu est justement le fils du comte d'Esparville, auquel M. Vanderk rend au même instant un précieux service d'argent, pour favoriser la fuite d'un jeune homme qui pourrait être bientôt le meurtrier de son propre fils.
Un autre caractère charmant et nouveau, ce délicat profil de Victorine, cette amante discrète et réservée, qui n'ose s'avouer à elle-même la tendre passion qu'elle éprouve pour le fils de son maître, était encore, disait-on, un souvenir personnel du poète : celui d'une jeune fille qu'il avait aimée, sans oser le dire jamais. Comme Molière, Sedaine sait ainsi tirer l'idéal de la réalité. La scène où Vanderk fils remet à Victorine sa montre en lui recommandant de ne la rendre qu'à lui,; celle où la jeune fille, apprenant la fausse nouvelle de la mort du jeune homme, se trahit par ses larmes, sont des chefs-d'œuvre de sentiment contenu. Cet amour naissant, couvant en silence dans ces deux âmes qui ne se sont jamais rien avoué, mais qui se comprennent, est dans sa pénombre aussi touchant, aussi chaste, aussi pur que la plus innocente idylle. L'éclat, l'explosion des grandes passions y manque sans doute; mais l'auteur a produit ici tout l'effet qu'il a cherché, et rien de plus. N'est-ce pas le premier et le
1. « Qu'à moil qu'à moi! » Un mot dont George Sand se souviendra.
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grand secret de l'artiste que de rester maître de son pinceau?
Antoine, le père de Victorine, est un simple commis, un homme d'éducation et de condition inférieures, mais un cœur généreux et dévoué, digne lieutenant de M. Vanderk. La Harpe lui reproche son bavardage, ses maladresses, sa prétention ridicule d'aller se battre en duel avec le chevalier d'Esparville, pour sauver la vie de son jeune maître. Le bon Antoine nous fait sourire à demi et nous attendrit en même temps : on l'aime, on l'estime, et l'on comprend qu'il soit le père de Victorine.
L'élément comique, à peine indiqué chez Antoine, se trouve plus largement répandu dans le rôle de la Marquise, une grande dame vaniteuse et babillarde, qui serait désolée de passer pour la sœur du marchand dont les libéralités la font vivre. Éprise des militaires en général et ne comprenant pas d'autre noblesse que celle d'épée, elle est peu satisfaite d'apprendre que sa nièce épouse un robin, un magistrat. Mais elle se console en revoyant dans son neveu l'air martial de son grand-^père. Cette marquise écervelée, égoïste, mais point méchante au fond, obtient près de nous aisément grâce comme auprès de son frère ; on lui pardonne son babil et ses étourderies prétentieuses, en faveur du rire qu'elle éveille, sans tomber dans les extravagances de Mme de Croupillac.
Les autres personnages, Mmc "Vanderk, Mlle Sophie Vanderk et son futur le Président, sont de bonnes âmes et des rôles secondaires qui complètent la mise en scène: la mère affectueuse et tendre, la jeune fille un peu folle et rieuse, comme une pensionnaire en vacances; le Président, honnête homme, qui promet
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un digne gendre à M. Vanderk : tous échelonnés, groupés dans un ordre parfait, comme sur un tableau bien composé avec premier, second et troisième plan. L'effet général est des plus simples et des plus naturels. L'intérêt dramatique nait ici du contraste d'une noce et d'un duel, de la joie et de la tristesse envahissant le même jour une famille bonne et vertueuse. Les épisodes qui se succèdent reflètent cette double impression. La Harpe reproche à Sedaine de tomber dans l'insipidité des menus détails. Il blâme, comme puérile, cette scène où la jeune fille en grande toilette, le jour de son mariage, ayant mis du fard pour la première fois, rend visite à son père, et s'écrie toute joyeuse : « Ah ! il m'a reconnue ! » Le critique pointilleux qui, pour s'en moquer, compare cette exclamation à celle de Pourceaugnac, n'en a pas compris le sens. Il y a ici une antithèse. Ce trait d'enfantillage contraste avec l'explication douloureuse et grave qui va s'engager entre le père et le fils avouant son duel. Collé regrette encore, cette fois, de ne pas trouver l'expression vive et haute, le grand style et les grands mouvements que la situation comportait. Sedaine se tient en garde contre cet écueil de l'emphase et de la déclamation où était venu échouer Diderot. Il aime mieux se borner à quelques mots concis et sobres, allant droit au cœur comme ceux-ci :
Ah ! mon fils, pourquoi n'avez-vous pas pensé que vous aviez un père ? Je pense si souvent que j'ai un fils 1.
Quant au signal des trois coups de marteau à la porte, est-ce là, comme le prétend La Harpe, une imitation du fameux coup de canon dans VAdélaïde Du-
1. Acte III, scène v.
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guesclin de Voltaire? Peu importe. La situation est dramatique et d'un grand effet, au moment où M. d'Esparville, voyant chanceler le malheureux père, lui dit :
Monsieur, vous ne vous trouvez pas indisposé?
MONSIEUR VANDERK.
Ah 1 Monsieur, tous les pères ne sont pas malheureux1 !
La scène suivante, où M. Vanderk revoit son fils qu'il croyait mort, est également très touchante. L'étonnement du bon Antoine, qui ne sait plus où donner de la tête, mêle le rire et les larmes d'attendrissement, comme l'ont fait depuis Mmes de Girardin dans la Joie fait peur, et George Sand dans le Mariage de Victorine et dans François le Champi. Il y a là toute une postérité dramatique qui sort de Sedaine, et s'honore de sa descendance.
A côté de cette comédie si philosophique et si sérieuse, qu'est-ce que la Gageure imprévue? Une bluette, un rien dont l'auteur a fait quelque chose. La fantaisie lui a pris un jour de lutter avec Marivaux et de montrer qu'il s'entendait à ces élégances, à ces finesses de la société aristocratique aussi bien que le maître du genre, en y apportant un peu plus de naturel avec moins d'esprit cherché et d'afféterie délicate. Une grande dame s'ennuie à la campagne dans son château, tandis que son mari est à la chasse. Atteinte de ce mal des heureux qui s'appelle le vide du cœur et de l'esprit, cherchant en vain un sujet de distraction si difficile à trouver pour les gens désœuvrés, piquée d'une petite pointe de jalousie ou de dépit contre un époux qu'elle croit indifférent et peut-être volage, elle risque un coup de tête sans en calculer la
1. Acte V, scène vi.
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portée, prend un nom d'emprunt pour attirer chez elle un cavalier inconnu qui passe, et l'invite à sa table pour n'avoir pas à dîner seule. Surprise tout à coup par le retour du maître de la maison, elle l'amuse en lui proposant une gageure imprévue, lui raconte tout ce qui s'est passé en son absence ; et, après avoir excité sa jalousie, se moque de ses défiances et le met hors d'état de vérifier la présence de l'inconnu, qui entend tout du cabinet voisin, où il est caché. Le pauvre mari, réduit à s'avouer battu et content, sans y joindre le reste, paye le montant de la gageure qu'il a perdue. La femme sort triomphante d'une aventure périlleuse où elle s'est lancée follement; mais bientôt, honteuse de sa victoire, elle reconnaît elle-même ses torts, et avoue que le désir de montrer de l'esprit nous mène souvent à dire ou à faire bien des sottises. Tel est le thème brodé comme une fine dentelle par la main alerte et légère de Sedaine, qui semble se jouer ici au milieu des difficultés accumulées à plaisir. Entre le Legs de Marivaux et le Caprice d'Alfred de Musset, y a-t-il quelque chose de plus adroitement conduit, de plus habilement filé que ce petit acte si frêle, emprunté au monde des salons et des boudoirs ?
Mais enfin, nous n'avons là rien de nouveau que l'essai fait par l'auteur, dans un genre qui ne semblait guère convenir à son talent simple et naïf plutôt que subtil et ingénieux. Une entreprise plus hardie était celle qu'il méditait dans Maillard ou Paris sauvé, première ébauche de drame historique en prose, dont il poursuivit en vain la représentation durant dix-sept ans, et qui troublait les derniers instants de Voltaire mourant. Sedaine montrait cette fois encore qu'il pouvait, sinon tout, du moins beaucoup oser.
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CHAPITRE XX
COLLÉ (1709-1783).
Son caractère et son talent. — Amphigouris et chansons. — Parades et parodies. — Théâtre de Société : La Vérité dans le vin. —
Dupuis et Desronais. — La Partie de chasse de Henri IV.
1
A côté, mais au-dessous de Sedaine,-se place un écrivain qui appartient, lui aussi, à la famille des talents primesautiers et ingénus; qui s'élève des couches inférieures, sinon de la société, au moins de la littérature, à un rang honorable parmi les représentants du théâtre : il s'agit de Collé. Nous le verrons passer de l'amphigouri, de la gaudriole et de la farce à l'opéra-comique, à la comédie et au drame bourgeois, comme il passerâ de la parodie grotesque à la critique sérieuse dans son Journal.
Il y a deux hommes en lui : d'un côté, l'échappé des Repues franches, le chantre du Caveau, le rieur, le farceur dont les aventures en compagnie de Gallet et de Piron divertissent tout le quartier, et parfois les passants sur le Pont-Neuf ; le digne confrère de la société des Cornards et de la Mère Folle ; le complice et le pourvoyeur de ces représentations intimes qui ont lieu chez le duc d'Orléans à Villers-Cotterets et à Bagnolet. D'autre part, l'homme d'ordre et de tradition,
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l'ennemi de Voltaire et de Diderot, le mari modèle, le partisan des vieilles mœurs et des vieux principes.
Bien qu'il lui arrive de s'encanailler et aussi de s'enducailler parfois, comme il le dit lui-même, Collé est resté foncièrement bourgeois. Il l'est par sa naissance, par ses habitudes, par ses goûts, par son esprit narquois, par son bon sens pratique, défiant et positif; menant de front la composition d'une farce et la poursuite d'une sous-ferme, mêlant à la rondeur et à la bonhomie beaucoup de tact et de finesse, de savoir-vivre et de savoir-faire. « M. Collé, dit Grimm, a toujours eu de la réputation à Paris. Un grand fonds de gaieté et de bonne humeur, un ton aussi excellent que fin et original l'ont toujours fait rechercher par la bonne compagnie : l'honnêteté de ses mœurs et de son caractère lui a fait des amis solides. »
Lecteur et bientôt secrétaire du duc d'Orléans, organisateur de ses fêtes et de son théâtre, il s'est fait amuseur du prince par goût, par vocation, un peu par intérêt, à condition que sa place ne l'enchaînât pas trop : « le premier bien de la vie étant, dit-il, la santé, et le second la liberté ». Jaloux de son indépendance et soucieux de sa dignité, il se dispense d'aller souper à Villers-Cotterets chez le duc d'Orléans, qui, un beau soir, l'a relégué avec Monsigny à la table des musiciens. Un autre souper chez le duc de Yillars lui est resté sur le cœur. « On dit proverbialement : Marietoi avec ton égal. — J'y ai ajouté : Vis avec tes égaux; et j'y ajouterai encore : Quand tu deviens vieux, ne vis avec personne; reste dans ton intimité. — C'est par ce moyen qu'un bourgeois devient gentilhomme, id est indépendant : ce qui est encore plus, car bien des gentilshommes ont leur maître. »
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Fils d'un procureur du Châtelet, élevé comme Boileau à l'ombre du Palais et de la Sainte-Chapelle, non loin des lieux où naquit la Basoche, où se livra la grande bataille du Lutrin, il a respiré dans ce voisinage un certain air de gaillardise et de causticité. En même temps, l'influence d'une éducation chrétienne a déposé en lui, sinon la foi, au moins le respect des choses religieuses, de la règle, de la discipline, malgré les frasques et les extravagances de sa gaieté. Sa sœur, Mlle Pétronille Collé, la tête forte de la famille, est une janséniste austère qui rachète, par ses abstinences et ses macérations, les folles équipées de son frère. Longtemps célibataire, il a trouvé d'abord dans la maison d'un ancien camarade de collège, M. de Meulan, les douceurs du foyer, le gîte, le couvert et de bons amis pour applaudir et jouer ses premiers essais dramatiques. Arrivé tarda ce redoutable port du mariage, où Panurge s'effrayait tant d'aborder, il y est entré le cœur tranquille et confiant, avec une femme qui resta jusqu'à la fin son amie et sa maîtresse, son Egérie inspiratrice et bienfaisante. Il l'a aimée à la française, comme eût dit Montaigne, de tout cœur et bourgeoisement. Le jour où elle mourut, il ne se sentit pas le courage de lui survivre.
Autant que son ami Piron, Collé est un Gaulois de race et d'humeur, préférant par-dessus tout les écrivains de la vieille France. « La Fontaine et Marot, Chapelle et Rabelais ne sortirent jamais de mes mains : je les lisais, les relisais et les relisais encore. » Les livres de haute graisse l'attirent et l'affriandent. Cousin de Regnard par le sang, il l'est plus encore par l'esprit, par son humeur joviale et positive : c'est aussi, dans son genre, un cynique mitigé, avec moins d'élégance et
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de brillant. Par son éducation littéraire, il se rattache à l'école du XVIIe siècle : il en a parfois les préventions et les étroitesses. Avec Piron, il déteste l'anglomanie, qui nous a valu la philosophie nouvelle et les mélodrames sombres à la façon de Beverley. Mais, à force d'aimer le passé, il devient injuste pour le présent : «Admirez, dit-il, le goût exquis de ces grands modernes, la hauteur de leurs décisions et la vaste sublimité de leurs prétentions. Ils sont tous des génies dans un siècle qui n'en produit point. » Le siècle qui produisait Montesquieu, Voltaire, J.-J. Rousseau, Buffon, Diderot, d'Alembert, était-il aussi pauvre et aussi stérile qu'il semblait le croire?
En face d'un monde qui se renouvelle, Collé a tout l'entêtement d'un bourgeois cantonné dans son quartier ou dans sa ville et qui n'en veut pas sortir. M. Josse trouve qu'il n'y a rien de tel au monde que d'être né bourgeois et Parisien. Le gai chansonnier, malgré tout son esprit, ressemble un peu à M. Josse. Il ne comprend rien à ce grand mouvement philosophique, et bientôt politique et social, qui se prépare. Il entend bien quelques craquements, il signale quelques points noirs à l'horizon ; mais il n'a qu'une idée vague et confuse de ce qui s'approche. Voltaire, plus clairvoyant, avec l'intuition du génie, disait : « Nos petits-fils verront de grandes choses, mais je ne serai plus là ». Collé, sur la fin de sa vie, devenu chagrin, n'apercevait dans l'avenir que le spectre de la banqueroute, la perte du goût, des mœurs, de la gaieté, et la confusion universelle. Laissons de côté ces tristes pressentiments : c'est du chanteur, du rieur, du grand amuseur public que nous nous occupons ici.
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II
Des chansons et des parodies,
Quelques légères comédies,
Ont fait jusques ici toujours
Ma plus heureuse rêverie.
« Ces vers de Chapelle, écrit-il lui-même, semblent avoir été faits pour me peindre. » La chanson, cette vieille fille de la poésie et de la gaieté françaises, a été le premier et reste le dernier succès de Collé. Il y montre un talent original et une merveilleuse habileté d'exécution. Encore n'y arrive-t-il pas du premier coup. Il débute par les Amphigouris, genre bâtard et inférieur qui rappelle les Fatrasies de Rutebeuf et les Coq à l'âne de Marot. C'était déjà une manière de se rattacher à l'école gauloise, par un de ses plus mauvais côtés. Théophile, Saint-Amant, Scarron, au commencement du xvn° siècle, avaient essayé de faire revivre ce genre que Ronsard et Malherbe avaient justement proscrit, et que la haute raison de Roileau enveloppait dans l'anathème commun lancé contre le burlesque. Malgré cet arrêt, Collé osait y revenir encore, quitte à s'en accuser plus tard comme d'un péché de jeunesse, dont il faisait son mea culpa. Ses amphigouris étaient lus jusque dans les salons du beau monde : témoin celui qui exerçait la sagacité de Fontenelle, au grand divertissement de Mme de Tencin :
Qu'il est beau de se défendre
Quand le cœur ne s'est pas rendu !
Mais qu'il est beau de se rendre
Quand le bonheur est suspendu !
Par un discours sans suite et tendre
Égaré ce cœur éperdu ;
Souvent par un mal entendu
L'amant adroit se fait entendre.
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Fontenelle, habitué à chercher le fin des fins, faisait tous ses efforts pour débrouiller ce rébus poétique. « Eh ! grosse bête, lui dit Mmc de Tencin, ne vois-tu pas que ce couplet n'est que du galimatias? — Il ressemble si fort à tous les vers que j'entends lire et chanter ici, reprit malignement le philosophe, qu'il n'est pas surprenant que je me sois mépris. » Collé alla même jusqu'à écrire une tragédie burlesque en amphigouris. Enfin, Crébillon fils, son ami, le décida à sortir d'un genre indigne de son talent et à composer des chansons.
Tout jeune, il se plaisait à chanter continuellement, nous dit-il, les couplets d'Haguener, un chansonnier du temps fort à la mode, et qu'il regardait naïvement alors comme un grand homme. Celui-ci méritait moins d'honneur, s'il faut en croire Voltaire qui, pour exprimer la froideur de ses compositions, disait que c'étaient des chansons à boire... de l'eau. Plus tard Collé connut Panard, le dieu du vaudeville. Lié avec Piron et Gallet, il devint un des fondateurs et des oracles du Caveau. La chanson lui ouvrit le chemin de la gloire et de la fortune. Celle qu'il composa pour la prise de Port-Mahon, bien qu'assez médiocre, et très inférieure à ses gaudrioles, eut un succès prodigieux. « Voici, écrit Collé dans son journal, la première fois que j'ai l'honneur d'être chanté par les chantres des rues; honneur que je préfère à celui que ma chanson a eu d'être chantée par le roi, qui a, dit-on, la voix fausse 1. » Il avait du moins le cœur généreux, en accordant au poète une pension de 600 livres pour ses couplets : c'était les payer bien cher.
Collé aura de ces bonnes fortunes : ses moindres
1. Journal historique, t. II, juillet 1756;
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farces lui rapporteront cent fois plus que bien des chefs-d'œuvre à Corneille, à Racine et à Molière.
Encouragé par le succès, il perfectionne cet instrument du couplet qui va devenir une arme entre ses mains, surtout dans un temps où l'on met tout en chansons, les victoires et les défaites des généraux, les nouvelles de la république des lettres, les affaires du Parlement et de l'Église. Les vaudevilles de Collé sont attendus, annoncés, et se débitent comme les petits pâtés. Il en compose sur tous les événements du jour, sur les pièces nouvelles, les acteurs, les auteurs, et donne volontiers à ses recueils des titres burlesques comme celui-ci : Chansons joyeuses mises au jour par un ane-onyme-onissime. Nouvelle édition considérablement augmentée, avec de grands changements qu'il faudrait encore changer, à Paris, à Londres et à Ispahan seulement. De l'imprimerie de l'Académie de Troyes. Le comique de Collé se ressent toujours un peu de l'amphigouri et de la parade. C'est par lui en effet qu'il débute au théâtre.
III
Lui-même nous a raconté l'émotion qu'il éprouvait enfant, à dix ans, lorsque son père, qu'il perdit à quatorze, le conduisait à la Comédie-Française : « Je n'entrais pas dans la salle qu'il ne me prît un frisson de plaisir, tel que celui que je sentis à mon premier rendezvous d'amour. » De bonne heure il idolâtre Corneille et
Racine, Molière et La Fontaine. L'instinct dramatique se trouvait éveillé en lui par la lecture de ces grands modèles. Mais, soit défiance, soit modestie, soit légèreté d'humeur, il n'osait affronter le genre sérieux, et
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débuta par une grosse charge, une tragédie en vers amphigouriques intitulée Cocatrix. Le titre seul et les premières lignes de la préface nous donnent une idée du genre détestable et faux auquel il se laissait aller.
Quoique la tragédie amphigourique que l'on va lire ait été souvent représentée avec les plus grands applaudissements, l'on n'en a pourtant jamais entendu le sens. Le spectateur, les acteurs et l'auteur lui-même ne l'ont jamais compris. S'il était possiblo que les lecteurs le pénétrassent, on serait alors assuré du succès le plus décidé t.
Sans y songer et sans le vouloir, Collé, tout grand admirateur qu'il était de Corneille et de Racine, contribuait à ruiner le culte de la tragédie, cette religion littéraire de la France classique, qui s'en allait tous les jours minée par la concurrence du drame bourgeois.
Dans cette première effervescence de jeunesse et de gaieté folle, la parade et la parodie lui inspirent une série d'ébauches hâtives et d'équipées littéraires en vers et en prose, dont le nom est assez significatif : Alphonse dit l'Impuissant, tragédie badine en un acte; llazihus, parade ; Léandre étalon, parade ; l' Amant poussif, parade ; Tragiflasque, tragédie en vers en trois scènes; les Vendanges de la Folie, prologue, etc., etc. La première de ces pièces avait été commandée à l'auteur par le jeune duc de la Vallière, qui se proposait de la représenter, avec ses amis, le jour du vendredi saint. C'était là une de ces petites bravades d'impiété par lesquelles nos jeunes seigneurs croyaient faire acte d'esprit fort, et que des gens plus sérieux ont parfois renouvelées d'une façon plus piteuse encore. Collé s'effraya de cette idée, et vint avec
1. Certaines œuvres de nos décadents pourraient prétendre au même honneur.
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Duclos faire des remontrances, qu'on accueillit aussi mal que celles d'un parlement Maupeou. Le cardinal de Fleury, averti par le comte de Saxe, un de ces jeunes fanfarons qui faiblissent au dernier moment, interdit la représentation. « Je vis bien, dit plaisamment Collé, que M. le cardinal de Fleury n'entendait pas le théâtre. »
A travers toutes ces extravagances de la parade et de la parodie, auxquelles s'ajoutent le vaudeville et l'opéra-comique, plus d'une idée sérieuse se fait jour, comme les réflexions des buveurs de Rabelais parmi le choc des verres et les fumées du vin. La guerre qu'Aristophane avait faite jadis à la philosophie et à la tragédie nouvelle représentées par Socrate et Euripide, Collé la reprend à son tour, modestement sans doute, avec un mince filet de voix et un petit sifflet aigu, contre Voltaire , La Chaussée et Diderot. Aristophane évoquait du fond des enfers Eschyle et Sophocle pour confondre et discréditer l'auteur d'Hippolyte et de Bellérophon. Collé évoque de même les grands noms de Corneille et de Racine, la franche gaieté de Molière et de La Fontaine, qu'il oppose aux fadeurs sentimentales, au pathos oratoire, aux tirades pédantesques de la comédie larmoyante et du drame philosophique. A coup sûr Tragiflasque, Cocatrix, Alphonse l'Impuissant sont de chétives et misérables productions à côté des Nuées et des Grenouilles d'Aristophane. Mais Collé n'est ici qu'un farceur de mardi gras. Après avoir déposé sa marotte et ses grelots, il prendra la férule du critique dans ses
Mémoires et son Journal.
Du reste la parade comme l'amphigouri n'a été pOUf lui qu'un passe-temps et un caprice éphémère. Un
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jour arrive où il y renonce solennellement, dans le prologue du Galant Escroc, malgré les réclamations de Dame Parade qui lui reproche son ingratitude. Une autre dame, à l'aspect grave et prude, et tant soit peu bégueule, essaye de l'enjôler : c'est la Fausse Décence, qui vient lui offrir de nouveaux sujets, tels que la Princesse de Clèves, Paméla, la Belle Maguelonne, Clarisse, tous ces romans qu'on habille sur le théâtre en comédies ou drames bourgeois. Mais ce n'est pas là que Collé ira chercher ses inspirations pour le moment : il aime bien mieux les contes de Boccace ou de La Fontaine :
... Si j'ai quitté la parade,
C'est pour être moins indécent,
Mais je ne veux pas être fade 1.
Dans cette intention, il a résolu de composer ce qu'il appelle des comédies de société. Le Théâtre de Société, succédant aux tragédies amphigouriques, aux parodies et aux parades, marque la seconde étape dramatique de Collé. Pourquoi ce titre? Est-ce parce qu'il s'agit ici de quelques-uns de ces proverbes délicats et fins qui, comme des fleurs venues en serre chaude, réclament la tiède atmosphère d'un salon; ou de ces pièces innocentes comme celles de Berquin, faites pour être jouées en famille? Hélas non! c'est tout le contraire. Elles sont faites pour être représentées à huis-clos, entre gens de plaisir, qui n'ont peur ni du mot cru, ni des plaisanteries épicées.
Le modèle du genre, la Vérité dans le vin, que Grimm n'hésite point à nommer chef-d'œuvre, est un
1. Prologue.
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échantillon de la comédie réaliste et bouffonne au xviue siècle. Elle offre plus d'une analogie avec nos pièces du Palais-Royal. Au gros comique grivois, aux crudités naïves, à la follé gaieté, se mêle souvent beaucoup de finesse, de malice et de sel, qu'on ne trouve pas toujours dans les grandes compositions. Rappelons-nous quelqu'une de ces farces désopilantes, et nous aurons une idée du plaisir que pouvait donner, aux contemporains surtout, la Vérité dans le vin. Cette vérité trop nue est, selon Grimm, un des motifs qui rendent la représentation de ces joyeusetés impossible sur les théâtres publics : « Les mœurs, dit-il, en sont trop semblables aux nôtres ». Le réalisme serait donc le grand obstacle. Espérons et disons, pour l'honneur de la société d'alors, que le tableau est tant soit peu chargé, et que le théâtre exprime ici non la règle, mais les exceptions. Il en est sans doute de cette gaudriole comme de certaines comédies de nos jours, dont on a tant abusé à l'étranger pour nous accuser de corruption. Mais ce qu'il y a de grave, c'est de voir la bonne compagnie prendre tant de plaisir à ces divertissements. Collé résiste d'abord, quand le duc d'Orléans lui demande sa pièce pour la représenter. Soit modestie, soit habileté, il lui objecte que c'est là une polissonnerie indigne d'un si grand prince. Enfin il fait ses conditions, et réclame en échange la promesse d'une sous-ferme, qu'il obtint en effet et dont il tira cent mille livres : le Cid n'avait pas tant valu à son auteur.
Plus tard le sage et vertueux Louis XVI lui-même, ce roi qui devait ramener « la décence et les bonnes mœurs», comme l'avait dit Collé dans un de ses vaudevilles, après avoir vu jouer la Vérité dans le vin, en
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était si charmé qu il fit demander à l'auteur s'il avait encore des gaillardises analogues en portefeuille. C'est ainsi que, de notre temps, des philosophes très sérieux et très moraux vont se dilater la rate aux bouffonneries du Palais-Royal.
Sur ce théâtre de société, tout le monde à peu près se tutoie comme au bal masqué. Ce sont là de ces divertissements qui devaient précéder ou suivre les petits soupers, à l'instar de ceux de la Régence, d'où la morale et la bienséance étaient sévèrement exclues. Le héros principal de la farce est un certain abbé, le plus libertin et le plus effronté qu'on ait mis sur la scène depuis l'Eugène de Jodelle. Mme la présidente Nacquart et son amie Mme Dupuis sont deux Messalines bourgeoises, dont l'impudence n'a d'égal que la sottise et la crédulité de leurs maris, deux benêts de la race de Jennin Dada 1. Dans la farce primitive, l'auteur avait joint à cette société de carnaval un certain évêque d'Avranches, qui jouait là un rôle très inconvenant. Sur l'avis du duc d'Orléans, Collé l'a remplacé par Mylord Sindérèze, dont le baragouin anglais et les remords vertueux font un personnage assez plaisant.
Au milieu de ces types grotesques et de ce débordement de gaieté intempérante, il est cependant quelques scènes de véritable comédie très finement et très habilement conduites. La plus jolie est celle où M. le Président, furieux de voir sa femme rompre avec l'Abbé, lui reproche de lui enlever ainsi tous ses meilleurs amis. Il ne fait que les voir passer dans la maison : « Depuis deux ans en voilà plus de onze ou douze qui ont défilé de chez moi, les uns après les
1. Personnage de la vieille farce.
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autres, et qui n'y remettent plus le pied. » Ils n'ont pas même l'air de le reconnaître, quand ils le rencontrent. Les soupçons que sa femme essaye de lui inspirer, contre les entreprises galantes de l'Abbé, ne peuvent ébranler son amitié : il n'en croit rien. Quand plus tard l'Abbé, dans la tendre effusion de l'ivresse, s'accuse lui-même, avec des larmes, d'avoir trahi son ami, il ne le croit pas davantage, et le chasse, convaincu plus que jamais de la vertu de son épouse. La balourdise conjugale ne saurait être poussée plus loin. Collé a recueilli tout ce que nos vieux fabliaux et nos contes drolatiques, depuis les Cent Nouvelles nouvelles et le Moyen de parvenir jusqu'aux contes de La Fontaine, ont imaginé de plus épicé, en y joignant la morale relâchée du xvm° siècle. C'est toujours, au fond, la vieille histoire de la Bourgeoise d'Orléans, reprise et transformée de mille façons diverses. L'auteur, nageant ainsi en plein comique grivois, est dans son élément. Il va cependant en sortir, pour s'élever à la comédie sérieuse avec Dupuis et Desronais, et avec la Partie de chasse de Henri IV. Ici nous arrivons à sa troisième étape dramatique.
IV
L'ambition littéraire, qu'il n'avait guère sentie jusque-là, s'était éveillée en lui. Ce fut sa femme, cette Egérie bienfaisante dont nous avons déjà parlé, qui la lui inspira, en triomphant, non sans peine, de ses hésitations et de ses timidités. Aussi lui en exprimet-il toute sa reconnaissance : « C'est donc à ma femme qui m'encourageait, et en même temps me critiquait et ne me passait rien, c'est à son amour et à son goût
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sûr que je suis redevable du développement de mon peu de talent pour le théâtre 1. » C'était elle déjà qui l'avait enhardi à donner sous forme de comédie son Nicaise, dont il ne voulait faire d'abord qu'une parade. La pièce de Dupuis et Desronais fut encore le fruit de cette intimité et de cette collaboration conjugale. Bien des gens affectaient de ne voir en lui qu'un baladin, un queue-rouge de la littérature.
Je réponds par cette pièce, dit-il, à ceux qui me jetaient sans cesse aux jambes mes chansons, mes parades et mes amphigouris.
Ils voient malgré eux à présent que je contenais quelque chose de mieux.... Je n'avais de mes jours pensé à être auteur : le plaisir et la gaieté m'avaient toujours conduit dans tout ce que j'avais composé dans ma jeunesse. Lorsque ma fortune a été un peu arrangée et que les passions ont commencé à se ralentir chez moi, ce qui est arrivé de bonne heure, n'étant pas né très fort, c'est dans ce temps-là que j'ai cherché dans mon cabinet des ressources contre l'ennui.
Ce n'est donc plus du Caveau, ni de la Courtille, ni des soupers fins, mais du cabinet que va sortir cette œuvre capitale et préméditée de Dupuis et Desronais. L'auteur nous raconte toute la peine et tout le temps qu'elle lui a coûtés. Il l'avait écrite d'abord en prose, usant des libertés que comporte la comédie de société : ce ne fut que plus tard et sur les instances de sa femme qu'il s'avisa de la mettre en vers, mais en vers libres, comme l'Amphitryon de Molière, pour être moins gêné dans son allure. « Il y consacra, dit-il, la valeur au moins de dix-huit mois de travail, à compter sept ou huit heures par matinée. »
Après le labeur de la composition, vinrent les tribulations de l'auteur aux prises avec les comédiens;
1. Journal historique, janvier 1763.
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puis les angoisses d'une première représentation, si bien décrites par son ami Piron dans la Métro-manie. Il lui faut déjouer les manœuvres de ses ennemis, river le clou au petit Molé, combattre les perfidies de Préville, « le plus faux et le plus menteur des hommes, même des comédiens ». Collé a contre les comédiens tous les préjugés d'un bourgeois. Il ne les estime guère plus que les musiciens, qui sont tous des bêtes, dit-il, à commencer par Rameau malgré son génie, et à continuer par Philidor, qui se croit le premier homme du monde, pour sa force au jeu d'échecs. Malgré la cabale hostile des auteurs et des acteurs, la pièce nouvelle obtint un éclatant succès à la représentation. Grimm nous dit, il est vrai, qu'on fut très étonné de trouver à la lecture une œuvre fort mal écrite et des scènes dénuées d'intérêt, d'idées et de style. « Il est constant, ajoute-t-il, que cette pièce ne peut se lire, et que l'auteur, pour l'intérêt de sa réputation, aurait dû la garder en portefeuille et se contenter du succès soutenu qu'elle a eu au théâtre. » Il rappelle, ce que Collé d'ailleurs avait très loyalement avoué dans sa préface, que le sujet est tiré d'un conte des Illustres Françaises, œuvre d'un auteur longtemps oublié, Chasles, que M. Champfleury a fait revivre dans son livre du Réalisme. Grimm déclare le roman supérieur à la comédie. Il n'y aurait à cela rien d'étonnant : le conte de Griselidis est resté fort au-dessus de toutes les pièces qu'il a inspirées; il en est de même de Paul et Virginie, du Marquis de Villemer, de l' Abbé Constantin, etc.
Mais enfin la comédie de Collé est-elle aussi ennuyeuse et illisible que le prétend Grimm? Non, certes. Sans être ni fortement écrite, ni fortement pensée,
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sans avoir grand mérite d'invention, elle a son intérêt et par le fond et par la forme. A quel genre appartient-elle? L'auteur se pose à lui-même la question, et croit pouvoir déclarer qu'elle ne ressemble ni à celles de Marivaux, ni à celles de La Chaussée, ni à celles de Regnard; peut-être se rapprocherait-elle plutôt de la Mère coquette de Quinault, avec moins de complication et d'intrigue. C'est donc, selon lui, une création sui generis. Les auteurs aiment assez à pouvoir inscrire plus ou moins en tête de leur œuvre, comme Montesquieu au début de l' Esprit des lois : Prolem sine matre creatam. Mais il est bien difficile de n'avoir pas un ancêtre. Malgré son caractère particulier, la pièce de Collé a plus d'un trait de ressemblance avec celles du temps. Par l'émotion, elle se rapproche de la Comédie larmoyante, dont Collé s'est moqué si souvent, et à laquelle il arrive comme y arrivait un jour Voltaire en écrivant Nanine et l' Enfant prodigue. Par les réflexions sentencieuses et les analyses de sentiment, elle tient de la comédie philosophique et morale. Par la simplicité des moyens, elle rappelle le Misanthrope et le Méchant.
Il n'y a là en effet ni action ni intrigue, mais une situation qui se prolonge : celle de deux amants, Desronais et Marianne, ayant à lutter contre l'entêtement d'un père, Dupuis, qui les aime tous deux, et refuse de les unir, afin de mieux garder pour lui-même leur affection. Rien de plus uniforme, de plus monotone, ce semble; et cependant l'œuvre intéressa vivement le public d'alors : elle l'intéresserait peutêtre moins aujourd'hui où l'on aime les imbroglios chargés et compliqués. L'auteur, en jetant au milieu du drame le personnage de la Comtesse, aurait pu sans
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doute y ajouter un élément de comique, de passion, de mouvement et de rivalité qui eût animé l'action. Il ne l'a point fait. On ne voit pas la Comtesse : on entend seulement parler d'elle et de son amour. On croirait que Collé s'est dépouillé à dessein de tous les moyens secondaires, pour montrer ce dont il était capable en face d'un sujet simple, par la seule force de son talent. Il s'en tient au demi-sourire, lui qui a tant de fois versé la grosse gaieté à pleins bords dans ses parodies et dans ses farces.
Par une sorte de retour personnel, ne s'est-il pas dépeint lui-même sous les traits du vieux Dupuis, bon, railleur et malin, que l'expérience de la vie a rendu défiant :
J'étais né confiant, mais je cessai de l'être
Quand l'âge ouvrit mes yeux et qu'il me fit connaître
Le cœur de l'homme malgré moi.
Je me suis vu trahir par gens de toute espèce,
Indifférents, amis, parents, femme, maîtresse,
Tous ceux que j'ai servis,... je dis tous, m'ont manqué.
Ce n'est partout qu'apparence traîtresse.
Tout parait sentiment, amitié, foi, tendresse;
Mais ce sont faux dehors,... tout dans l'homme est masqué1 !
Dupuis est un Alceste d'une nouvelle espèce, sensible au fond, mais froid, moqueur, amer, et ne s'emportant pas. Quand Clénard lui demande :
Quoi ! n'avez-vous point vu d'honnête homme ici-bas ?
Dupuis répond d'un ton badin :
Pas autrement encore, en conscience.
Mais il faut prendre patience :
Peut-être j'en verrai. Par la suite des temps,
Cela viendra. Je n'ai que soixante-douze ans 2.
1. Acte III, scène iv.
2. Acte II, scène n.
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Alliant, par un mélange bizarre, l'égoïsme à la générosité, l'ironie à la tendresse, la ruse à la franchise, il invente toute espèce de détours pour reculer indéfiniment le mariage de sa fille Marianne avec Desronais, son ami. Une lettre de la Comtesse à ce dernier lui fournit un prétexte de différer encore. Poussé à bout par les instances de Desronais, il exprime carrément ses volontés :
J'entends..., je veux que votre mariage,
Que vous pressez tous deux si fort,
Ne se fasse qu'après ma mort1.
Desronais, jeune homme au cœur honnête et loyal, engagé étourdiment dans une intrigue galante avec une comtesse qu'il connaît à peine, poursuivi, relancé par elle, désavoue une passion dont il rougit, et a bientôt reconquis, par sa franchise et son repentir sincère, le cœur de Marianne. Mais il vient se heurter contre l'ironie moqueuse et l'entêtement opiniâtre de son ami Dupuis. Il a des élans de passion éloquente, que celui-ci accueille par un sourire, tandis que Marianne fond en larmes. Il refuse d'accepter la charge que Dupuis lui lègue généreusement, s'il n'y joint la main de sa fille, qu'il menace d'épouser malgré lui.
Mais Marianne n'est point de celles qui se laissent enlever, ou même qui parlent de se retirer au couvent. Amante généreuse et confiante, elle a pardonné à Desronais un quart d'heure de légèreté : elle pardonne même à la Comtesse, et lui épargne une lettre injurieuse : elle souffre, elle gémit de la rude épreuve que lui impose son père, mais elle restera fille obéissante et résignée, dût-elle en mourir pour faire son
1. Acte III, scène iv.
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devoir jusqu'au bout. Elle offre ses jours en sacrifice à l'homme généreux qui, l'élevant du rang de fille naturelle à celui de fille légitime, lui a donné deux fois la vie :
Mon père, ils sont à vous,... je vous les dois, mon père !
A la fin, le vieux Dupuis, bon homme après tout, se laisse vaincre par l'attendrissement. Il cède, et commande qu'on appelle bien vite le notaire, dans la crainte de n'être plus du même avis le lendemain. Gardant son incurable défiance à l'égard de l'humanité, au moment même où il accorde malgré lui la main de sa fille à Desronais, il lui dit :
... S'il se peut, sois toujours mon ami,
Quoique tu deviennes mon gendre.
Deux choses qui ne sont pas absolument incompatibles, Dieu merci! quoi que puisse en penser Dupuis. v
La Partie de chasse de Henri IV couronne dignement la carrière dramatique de Collé et reste son succès le plus durable, grâce au titre peut-être autant qu'au mérite de l'œuvre. Cette pièce qui faisait partie d'abord du Théâtre de Société, antérieure à celle de Dupuis et Desronais, fut imprimée, jouée à Bagnolet et même en province, mais, tant que vécut Louis XV, ne put être représentée sur un théâtre public à Paris. On ne pensait pas que Henri IV dût s'exposer à être sifflé sur les tréteaux. Collé ouvrait ici un genre nouveau, celui de la comédie historique. Sa pièce est pour la comédie ce qu'avaient été pour la tragédie Zaïre,
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Adélaïde Duguesclin, le Siège de Calais. Jadis Campistron, par respect des personnes, n'avait osé mettre sur la scène les aventures de don Carlos, d'Isabelle de France et de Philippe II, et les avait transportées à la cour d'Andl'onic, empereur de Constantinople. Collé ne craint pas de nous montrer sur le théâtre Henri IV, ses ministres, ses courtisans, pris hardiment dans le plein jour de l'histoire avec leurs
' noms : Sully, Bellegarde, Concini, etc.
Sous le règne précédent, ce nom de Henri IV, si grand aux yeux des contemporains, était resté comme éclipsé par l'éclat du nouveau monarque. A part la chanson du roi Henri dans le Misantkrope, et quelques lignes de Bossuet, rappelant à Louis XIV le souvenir du Béarnais, on en trouve peu de traces alors. Le Grand Roi n'était pas disposé à partager, même avec son glorieux aïeul, les honneurs de l'apothéose. Mais quand sont venues les heures d'épreuve et de désenchantement, quand la splendeur du roi-soleil est allée s'éteindre dans les caveaux de Saint-Denis, l'astre de Henri IV reparaît à l'horizon. Le Régent, qui n'était guère aimé du monarque défunt et ne l'aimait guère non plus, sembla vouloir par ses allures, son langage, ses mœurs relâchées, son esprit libéral et sa bonhomie politique, rappeler les traits du Béarnais. C'était flatter le duc d'Orléans et les siens, dont Collé était le pourvoyeur dramatique ordinaire, que de leur présenter cet idéal du roi bon enfant, leur ancêtre. Après Voltaire, nul n'a plus contribué que Collé à vulgariser la légende du bon roi substituée à l'histoire de Henri le Grand. On est las de la grandeur depuis Louis XIV : on lui préfère la bonté, les princes humains et tolérants. Ici encore se reflète l'influence du
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temps, ses idées d'égalité, de rapprochement entre les classes, qui s'introduisent partout, dans la comédie, dans le roman, comme dans les traités philosophiques. Henri IV trinque à table avec le meunier Michau. Qu'eût dit Louis XIV, qui donnait une si grande preuve d'estime et de libéralité en faisant manger Molière, non pas à sa table, mais en sa présence!
Dans la Partie de chasse de Henri IV il n'y a rien d'ailleurs de compromettant pour l'honneur du roi, si ce n'est la familiarité qu'on lui prête avec ses sujets. Mais à une époque où les ducs et les marquis s'encanaillent si volontiers à la Courtille et aux Porcherons, quand le duc d'Orléans se plaît à jouer le rôle du meunier Michau, la bonhomie gaillarde du Béarnais semble toute naturelle. Collé, répondant d'avance aux critiques, a indiqué dans sa préface le but qu'il se propose :
Le titre seul de la pièce annonce assez que je n'ai point eu la prétention de montrer dans ma comédie le grand roi, le premier capitaine de son siècle, le politique équitable, le conquérant légitime.... Cette entreprise aurait été au-dessus de mes forces. Ce sont seulement quelques instants de la \ie privée que j'ai saisis ; c'est, si l'on me permet cette expression, le héros en déshabillé que j'ai essayé de peindre.
De quels éléments l'auteur a-t-il composé sa pièce? 1" d'une comédie anglaise déjà imitée par Sedaine, le Roi et le Meunier ; 2° des souvenirs historiques em1 pruntés, en grande partie, aux mémoires de Sully. Luimême nous indique franchement ces deux sources où il a puisé. Son mérite est d'avoir su associer l'histoire à la fantaisie, et substituer à un roi quelconque le personnage populaire et sympathique de Henri IV.
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Par une heureuse et habile combinaison, il mène de front une double intrigue politique et amoureuse, qui se trouve mêlée à des aventures de chasse et à des scènes de vie rustique. Il s'agit à la fois de renverser un grand ministre, dont on convoite la place, et d'enlever à un brave garçon, le fils du meunier Michau, sa fiancée, dont un grand seigneur a envie de faire sa maîtresse. Le conducteur de ces deux complots est ce Concini dont le peuple de Paris traînera un jour le cadavre à travers les rues. Le roi finit par embrasser son ministre avec lequel on a voulu le brouiller; Agathe épouse Richard, au lieu d'aller remplir le sérail de Concini. Tout est moral, honnête et patriotique, malgré quelques pointes de gaillardise et quelques maximes risquées, familières aux gentilshommes d'alors, qui ne croient guère à la vertu des femmes.
Le premier acte, qui se passe au château de Fontainebleau, nous offre une sorte de lanterne magique, où défilent les personnages transportés de l'histoire sur le théâtre. Ce sont, si l'on veut, des silhouettes plutôt encore que des caractères. Cependant Collé a bien saisi et marqué les traits généraux. Henri IV a le mérite d'être exempt de la boursouflure et de la majesté solennelle qu'on prête si volontiers aux rois. Il apparaît dans son naturel et sa simplicité, boudant un peu Sully, comme cela lui arrivait quelquefois, mais bon et affectueux. L'auteur se rappelle peut-être cette anecdote popularisée par la gravure, le jeu du cheval en famille interrompu par l'ambassadeur d'Espagne, lorsqu'il peint le Roi avant de partir pour la chasse, s'écriant, comme un bon bourgeois : « Il faut que j'aille voir la reine,
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que j'aille embrasser mes enfants : je m'en meurs d'envie 1 ».
Bellegarde a toute la hauteur, la raillerie et l'impertinence dédaigneuse du grand seigneur à l'égard de Concini, de ce parvenu italien qui s'avise de l'appeler « mon cher duc », comme s'il était son égal. Favori du roi, confident et compagnon de ses aventures galantes, il est jaloux de Sully, l'ami solide et sérieux, le Mentor que Henri consulte dans les cas graves, ne laissant à Bellegarde que le partage des plaisirs. Il y a là une nuance très finement comprise et bien marquée.
Concini a le rôle odieux du traître, de l'intrigant, du suborneur en politique comme en amour. Il personnifie la tortuosité italienne, la politique pleine d'embûches, de réticences, de sous-entendus et de mensonges : ce qu'il y a de plus opposé à la vraie politique française, telle que l'entend Sully. Collé a gardé pour Concini toute la haine d'un vrai Parisien : on voit qu'il est de la famille de Henri Estienne, d'Étienne Pasquier, des auteurs de la Ménippée, un Français de la vieille roche, ennemi des influences étrangères et ultramontaines.
A ce caractère du caméléon politique il oppose la franchise, la droiture et la brusquerie de l'honnête et loyal Sully. Le patelinage insidieux de Concini, rappelant au ministre les services qu'il a rendus au dedans et au dehors, finit par l'agacer. L'Italien espère lui arracher quelque explosion de mauvaise humeur qu'il ira reporter au roi ; mais Sully, plus fin et plus habile que lui, ne laisse échapper que des paroles de
1. Acte I, scène iv.
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dévouement et de confiance dans l'affection de son maître. La scène d'explication entre le roi et son ministre est une page d'histoire mise en action. Elle se termine par le triomphe de Sully, que Henri IV embrasse en lui disant : « Appelle-moi ton ami, mon cher Rosny, ton ami ! »
Après ce premier acte préliminaire, tout rempli d'allusions et de conversations politiques, nous arrivons à la partie de chasse, en pleine forêt de Sénart. Ici l'unité de lieu est rompue. Tout a changé de face. Ce ne sont plus des seigneurs élégants et spirituels, mais des paysans qui causent entre eux : c'est Lucas et Catau. Le patois rustique des environs de Paris, déjà mis en usage par Molière dans le Festin de Pierre, et plus tard par Dancourt et Dufresny, est repris avec beaucoup de naturel par Collé, quoi qu'en pense Grimm, qui l'accuse d'employer le style grivois. Le pittoresque de la mise en scène s'ajoute à l'intérêt dramatique. On entend le bruit du cor dans le lointain. La nuit arrive. Le roi, perdu dans la forêt, se rencontre d'abord avec des braconniers qui viennent de tuer une biche, puis avec le meunier Michau, qui l'arrête en lui demandant son nom.
Tacite, dans une belle page de ses Annales, nous montre Germanicus déguisé, le soir, sous le manteau d'un simple milicien, se promenant autour du bivouac, écoutant les propos des soldats sur leur général, et jouissant ainsi de sa propre renommée : Fruiturque rama sui 1. Cette douce joie des belles âmes, Henri l'éprouve lorsqu'il entend Michau rappeler l'amour avec lequel ils défendent et gardent
1. Annales, liv. II.
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tous la chasse de leur bon roi. Depuis Molière et La Bruyère, le paysan a fait de singuliers progrès.
Le travail et l'économie l'ont conduit à l'aisance et à la liberté. Quand Henri, qui se donne pour simple gentilhomme, promet à Michau de lui payer son hospitalité, et lui offre en acompte une pièce d'or, le vilain lui répond fièrement : « Appernais que je n'sis pas courtisan, moi; que je m'appelle Michel Richard, ou plutôt qu'on me nomme Michau ;... que je sis meunier de ma profession; que je n'ons que faire de vot' argent; que je sons riche ». Il a le sentiment de sa dignité : chose nouvelle chez le paysan. Quand Henri lui dit : « Tu me parais un bon compagnon ; et je serai charmé de lier connaissance avec toi, » le meunier se rebiffe et se redresse : « Morgué ! ne m' tutoyais pas, j'n'aimons pas ça1 », ce dont ne se fût jamais avisé le Pierrot de Molière 2.
Agathe, la fiancée de Richard, une simple paysanne élevée dans la maison de Leonora Galigaï, une femme de chambre dont Concini veut faire l'instrument de ses plaisirs, menaçant de se percer d'un poignard plutôt que de se rendre aux désirs impurs de son maître, défendant son honneur avec toute la fierté d'un gentilhomme, et venant demander justice au roi, est un type qui nous transporte bien au delà des Charlotte et des Mathurine, dans l'ordre moral et social.
Richard, le fils du meunier, est déjà un villageois dégrossi et cultivé, qui a fait ses études à Melun, et qui songe à devenir curé, s'il lui faut perdre l'amour
1. Acte II, scène xi.
2. Molière lui-même trouvait tout simple d'être tutoyé par
Louis XIV comme serviteur de sa maison.
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d'Agathe : brave et honnête garçon, plein de confiance dans la parole de sa promise.
Lucas, le paysan défiant, qui met en doute la vertu des filles trop bien vêtues, et qui soupçonne fort Agathe de n'être pas restée si longtemps pour rien chez le seigneur Concini, n'est pas méchant, mais il est bête, et admet plus volontiers le mal que le bien : trait commun à beaucoup de campagnards, et que M. Sardou a retracé dans Nos bons villageois, accueillant tous les mauvais bruits qui courent sur les gens de Paris. Il y a là nombre d'épisodes plaisants et attendrissants à la fois : celui du manant, qui rencontre pendant la nuit les courtisans il la recherche du roi, les prend pour une troupe de voleurs, et offre à Sully de lui laisser sa bourse, pour avoir la vie sauve. La scène du repas, qu'on reprochait à Sedaine d'avoir supprimée dans son imitation de la comédie anglaise, occupe une large place et remplit presque tout le troisième acte. Il est vrai qu'elle est pleine d'incidents, d'allusions et de souvenirs historiques intéressants.
Henri IV, toujours inconnu, rentre avec Michau pour aider la belle Catau, la fille de la maison, la fiancée de Lucas, à mettre le couvert. Le Vert-Galant ne peut se défendre d'une petite pointe de tentation; mais il respecte le toit de son hôte, et ne songe qu'à se l'aire l'avocat des deux amants auprès du bonhomme Michau. On se met à table, on boit, on rit, on trinque à la santé du roi, dont le nom est dans toutes les bouches et dans tous les cœurs. Le repas se termine par des couplets gaillards, que chantent Richard, Margot et Catau, sur la Belle Jardinière, la Belle Gabrielle, etc. Tout cela n'est pas très édifiant, si l'on veut, ni d'une morale très sévère pour de futurs époux, mais se
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trouve dans le courant de l'esprit français d'alors, et complète la légende du Béarnais. C'est à Collé que revient l'honneur d'avoir répandu cette chanson tant de fois répétée :
Vive Henri quatre!
Vive ce roi vaillant!
Henri n'y tient plus, et se sent prêt à verser des larmes, quand arrive Agathe racontant sa fuite et l'indigne conduite de Concini à son égard. En même temps surviennent les serviteurs du roi. Tout s'éclaircit enfin : Michau et les siens restent ébahis d'avoir reçu le monarque à leur table. Concini avoue sa faute : Henri pardonne, marie et dote les jeunes gens avec une libéralité toute royale ; Sully lui adresse un dernier sermon pour l'engager à ménager davantage sa personne et sa vie, dont la France a si grand besoin.
Collé, sans être un créateur, avait ouvert à la comédie une voie nouvelle, qui devait la conduire plus tard au Pinto de Lemercier.
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CHAPITRE XXI
L'OPÉRA-COMIQUE.
Ses origines et ses tribulations. — Ses premiers auteurs. — La troupe de Francisque. — Le Sage et Piron : Le Théâtre de la
Foire. — Panard, le dieu du vaudeville. — L'homme et l'écrivain. — Vadé : Le genre poissard.
1
Parmi les transformations et les conquêtes du génie comique, il est un genre moyen que nous avons déjà signalé, tenant à la fois de l'opéra et de la comédie proprement dite. Comme le vaudeville d'où il est sorti, l'opéra-comique est un produit national, né en même temps de l'inspiration individuelle et de la collaboration spontanée du public, qui se réunissent pour l'enfanter. Son origine est des plus modes tes: : il a pour berceau les tréteaux des foires. Saint-Germain et Saint-Laurent. Ce n'est pas là sans doute qu'il nous faut aller chercher des leçons de bon < goût et de beau langage. Aussi serait-on porté à sedemander si de pareilles œuvres méritent l'honneur d'être rappelées dans l'histoire littéraire. La Harpe ai éprouvé ces scrupules; mais, si sé.vère, si dédaigneux. qu'il soit pour cette première forme de l'opéra-comi-que, il juge pourtant que rien n'est à mépriser en littérature dans ce qui constitue un des grands plaisirs
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de l'esprit public. Boileau n'a pas craint de rappeler le tombereau de Thèspis, en racontant les origines de la tragédie : les tréteaux de la Foire sont-ils plus compromettants ? La Fabula Tabernaria 1 a bien trouvé des historiens : pourquoi l'opéra-comique n'aurait-il pas les siens? D'ailleurs peut-on dédaigner un genre auquel nous devons Ninette à la cour, la Chercheuse d'esprit, le Devin de village, le Déserteur, Richard Cœur de Lion, Joconde, la Dame Blanche, le Pré-aux-Clercs, tant de compositions charmantes, tant d'airs et de couplets qui ont couru le monde entier, et sont devenus une des formes et des expressions de l'esprit français?
Ce qui nous manque pour les comprendre et les apprécier entièrement, c'est tout d'abord le chant. Le Sage, en publiant son Théâtre de la Foire, déclare que la musique est un complément indispensable, et il invite le lecteur à chanter ses pièces tout en les lisant.
Un mot dur nous ôte l'estime
D'un froid lecteur,
Il s'attache à trouver la rime :
Mais un chanteur
Occupé du charme des airs,
En fredonnant, fait grâce aux vers.
Une autre partie importante nous échappe : le geste, le débit, la pantomime et les grimaces, qui jouent un si grand rôle dans la parade et la parodie, ces premières formes de l'opéra-comique. Joignez-y les improvisations, les lazzi échappés aux acteurs : toute cette mimique expressive et parlante dont certains artistes du Palais-Royal peuvent encore nous donner l'idée. On rit à leurs farces, on ne s'avise guère de les
1. Comédie de cabaret ou d'ordre inférieur chez les Romains.
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lire. Aussi La Harpe, blâmant Le Sage et Gherardi d'avoir publié leur théâtre de la Foire, leur dit-il : « Imprimez s'il est possible les lazzi de votre Arlequin, ou n'imprimez pas les pièces qui ne sauraient s'en passer ».
Nous traverserons rapidement ces limbes au milieu desquels l'opéra-comique fait entendre ses premiers vagissements, mêlés de grimaces, de hoquets et de gros rires. L'esprit et la gaieté ne manquent pas ; mais le goût est moins satisfait. Faut-il s'en étonner? La haute comédie elle-même n'a-t-elle pas débuté par des farces grossières, où s'essaye son génie naissant? Ainsi fait l'opéra-comique. Il a sa période d'enfance, de grossièreté naïve : il est, pour rappeler un mot de La Bruyère, « le charme de la canaille avant de devenir le mets des plus délicats ». E~ pourtant, si l'on voulait lui trouver des ancêtres, il serait facile de remonter jusqu'au XIIIO siècle, et de le voir poindre dans le Jeu de Robin et Marion à côté de la farce ou comédie bourgeoise, en même temps que le Jeu de la Feuillée, sous la main d'Adam de la Halle, dit le Bossu d'Arras. Cette pastorale en dialogue mêlé de chant serait le prélude anticipé des Amours de Bastien et de Iiastienne et du Devin de village : singulière destinée d'un genre qui commence et finit par les paysanneries, en traversant le vaudeville. Mais la trame est depuis longtemps rompue quand l'opéra-comique apparaît sur les tréteaux de la Foire entre les marionnettes et les farceurs italiens, deux puissances rivales et jalouses avec lesquelles il faudra bientôt compter. Qu'est-il donc à cette époque « C'était un spectacle,
1. Voyez la Satire en France au moyen fÎge, chap. xx.
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.dit La Harpe, d'un degré au-dessous de la comédie italienne et d'un degré au-dessus de Polichinelle. » Voilà son extrait de naissance. Arlequin et Colombine mêlés aux danseurs de corde en sont les principaux ;acteurs. Le vaudeville y ajoute ses flonflons et ses gai! gai! Cette parenté de l'opéra-comique avec la comédie italienne est un trait que signale Panard :
A la même source
Ils vont se pourvoir,
Et, pour leur ressource,
Tous deux n'ont qu'un tiroir
Un directeur habile et actif, Francisque, inscrivit le premier sur son humble théâtre forain le titre Opéra-Comique, qui annonçait l'alliance du rire et de .la chanson, deux choses également chères à l'ancienne France. La satire et la parodie aidant, le succès du ,nouveau théàtre fut bientôt tel qu'il excita l'envie de ses voisins. Grands et petits lui disputèrent le ,droit de vivre. La Comédie-Française, une princesse hautaine et dédaigneuse, réclama pour elle le privilège du dialogue en vers et en prose : l'Opéra, un :grand seigneur richement doté déjà, revendiqua le monopole des chœurs, du chant et de la musique; les Italiens eux-mêmes, ces étrangers parvenus , voulaient qu'on leur réservât les ariettes. Il n'y eut pas jusqu'aux Marionnettes qui prétendirent garder pour elles seules Polichinelle. Ainsi menacé, traqué, dépouillé de tous côtés, le pauvre Opéra-Comique se trouva un matin réduit au monologue pour tout potage. Nous avons raconté déjà les tribulations de (Francisque et sa visite à Piron, qui le tira d'em-
1. Le Magasin des modernes.
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barras. Contre la coalition des rivaux et des envieux, contre le mauvais vouloir des écrivains blessés par la parodie, au nombre desquels nous rencontrons Voltaire, le nouveau théâtre a pour appui le public, qui se fait l'associé des auteurs et des acteurs. On lui a interdit le dialogue, les chœurs, les morceaux d'ensemble et même les ariettes. La malice et la gaieté françaises trouvent moyen d'éclater, quoi qu'on fasse. Des écriteaux placés dans les différentes parties de la salle indiquent les airs et les paroles des couplets, que le public entonne en faisant chorus. Forme nouvelle de la farce, qui rappelle les fêtes du moyen âge, les grandes liesses populaires où l'on était acteur et spectateur à la fois. L'inspecteur de police était là impuissant, bravé, nargué impunément ; car la loi défendait bien aux acteurs, mais non au public, de chanter.
Le Sage, brouillé avec la Comédie-Française, après lui avoir donné Turcaret, se venge d'elle en lui opposant la concurrence de ce nouveau théâtre, et devient l'un des premiers organisateurs de l' Opéra-Comique. Au titre seul de ses pièces nous voyons que la comédie italienne lui a fourni une part de ses sujets et de ses personnages : Arlequin roi de Serendib, Arlequin Mahomet, Colombine-Arlequin, etc. Personnage bouffon et imaginaire, sorte de Protée de la comédie, Arlequin devient tour à tour comme le Diable du moyen âge, homme, femme, animal, roi des ogres, sultane favorite, Endymion, etc. Le fantastique et le burlesque mêlés aux réalités et aux allusions contemporaines, à la censure des ouvrages et des auteurs, aux questions et aux querelles du jour, aux parades et aux parodies, font de ce premier âge de l'opéra-comique
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une période militante et carnavalesque. Les vrais titres littéraires de Le Sage sont ailleurs. L'auteur de (iil Blas et de Turcaret a fait oublier le pourvoyeur du Théâtre de la Foire. Il n'en reste pas moins vingt ans attaché à cette scène, qu'il enrichit, sans arriver jamais à s'enrichir lui-même. Il a pour collaborateurs Fuzelier et d'Orneval, deux écrivains également féconds, depuis longtemps oubliés. La collaboration est dès le début un trait particulier aux entrepreneurs d'opéras-comiques.
La publication du Théâtre de la Foire, telle que nous l'a donnée Le Sage, d'accord avec ses amis, sans avoir une grande valeur littéraire, nous offre du moins un échantillon des diverses formes qu'a prises le genre nouveau dans cette première période. L'auteur ou plutôt les auteurs ont divisé leur répertoire en trois classes : 1° les pièces par écriteaux, où une partie est laissée au jeu des acteurs et du public; 2° les pièces en pur vaudeville, tout en vers et chantées d'un bout à l'autre ; 3° les pièces mêlées de prose et de vers, où l'on parle et où l'on chante tour à tour. L'histoire de l'opéra-comique et de ses fortunes variées s'y trouve retracée chemin faisant; et c'est là aujourd'hui la partie la plus intéressante de ces œuvres où les lazzi et les pointes ne sont plus que des pétards éteints. — Nous assistons à la Querelle des théâtres qui mettait en émoi tout Paris, et qui fut représentée à la foire Saint-Laurent de 1718. La. Comédie Française arrive appuyée d'un côté sur la Comédie Italienne, de l'autre sur M. Caritidès. Elle déclame les vers suivants dans le goût des héroïnes de théâtre :
N'allons pas plus avant, demeurons, ma mignonne,
Je ne me soutiens plus, la force m'abandonne,
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Mes yeux sont étonnés du monde que je voi :
Pourquoi faut-il, hélas! qu'il nob soit pas chez moi t !
A quelque temps de là, Le Sage et d'Orneval donnaient en commun les Funérailles de la Foire. C'était l'heure où l'Opéra-Comique allait succomber sous les efforts de ses ennemis. Colombine entonne cette complainte lugubre :
La mort barbare
Détruit aujourd'hui tous les ris.
Déjà de tout Paris
J'aperçois l'ennui qui s'empare.
...............
La farce est morte.
A quoi l'Opéra, sous les traits d'Arlequin, ajoute en s'adressant aux spectateurs :
Public, dans ce malheur qui nous regarde tous,
Maudissez les Romains, et dites avec nous :
Que le grand diable les emporte !
C'est encore sur la Comédie Française, les Romains, que retombent les malédictions.
Trois ans plus tard les mêmes auteurs composaient le Rappel de la Foire (1721) pour les débuts du nOllveau théâtre inauguré sous le nom d'Opéra-Comique. Après un traité en forme, le grand Opéra se déclarait le patron de ce jeune cadet qui s'était fait son humble vassal. En même temps la Comédie Italienne se réconciliait avec la Foire, et adressait cet appel à ses compatriotes :
Accourez, acteurs d'Italie,
Dansez, mettez-vous tous en train ;
1. Scène m.
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Célébrez ce jour qui vous lie
Pour jamais au peuple forain.
La pièce ne fut pas représentée, par suite d'une brouille survenue entre les auteurs et le directeur du théâtre. Mais au moment où Le Sage et d'Orneval se séparaient de l'Opéra-Comique, une nouvelle recrue lui arrivait avec Piron. Celui-ci débutait en 1722 par Arlequin-Deucalion, son premier succès dramatique : service éminent rendu à Francisque dans un moment difficile, et dont l'auteur fut largement récompensé par le profit et les bravos qu'il en tira. Nous avons déjà parlé de cette hardie pochade à propos de Piron : nous n'y reviendrons pas1.
Piron devait s'élever à un genre plus noble et plus digne de son talent dans la Métromanie et dans Gustave Wasn. Mais l'opéra-comique, plus libre, plus grivois, plus commode pour sa paresse, demeure toujours son genre de prédilection, et s'honore de le compter comme Le Sage au nombre de ses fondateurs. Malgré le mérite de quelques auteurs et les faveurs du public, ce genre se ressentait toujours de ses origines foraines. Aux crudités de la farce s'étaient jointes celles du vaudeville. La licence des paroles était grande et provoquait parfois les sévérités de la police. Après le Tirésias de Piron, Francisque et sa troupe avaient été conduits au For-L'Evêque.
1. Voyez chap. IX. — Vers la même époque, le Théâtre-Italien donnait l'Arlequin sauvage de Delisle (1721), qui fait pendant à l'Arlequin-Deucalion de Piron, et l'égale ou le surpasse par la hardiesse des réflexions philosophiques et des satires contre la société contemporaine. J.-J. Rousseau s'en souvient en écrivant son Discours sur l'inégalité des conditions.
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II
Avec Panard une destinée nouvelle commence pour le vaudeville et l'opéra-comique. Grâce à lui, la décence et la morale vont monter sur le théâtre de la
Foire, sans en exclure la belle humeur et la gaieté.
Il chansonna le vice et chanta la vertu,
nous dit Favart,son admirateur et son élève. Marmontel l'appelle le Père du vaudeville moral, une antithèse et presque un paradoxe aux yeux de bien des gens. Le vaudeville, cet enfant du plaisir et de la malice, ce frère du sirvente et de l'épigramme, à force de courir les rues et les tavernes, avait singulièrement compromis sa réputation/ Panard, tout grand buveur qu'il est, le relève et le remet en honneur auprès des honnêtes gens. Il se vit d'ailleurs bien payé de ses services et lui dut sinon la fortune, au moins un demi-siècle de gloire et presque de royauté. Humble royaume sans doute, qui ne s'étend guère au delà des limites du Caveau et de la Foire, mais qui suffit à son heureux possesseur.
Panard est une réputation que nous ne comprenons plus guère aujourd'hui. C'est un de ces talents secondaires qui recueillent le profit et l'honneur d'un petit genre où ils excellent, sans exciter l'envie ni la rivalité. Sa bonhomie, sa douceur, sa franchise, son insouciance de la renommée et de l'argent, sont autant de titres à l'indulgence de ses confrères. Il a des vers pour tout le monde, des traits piquants contre les ridicules et les vices, et pas un mot amer ou médisant sur les personnes : avec cela, un air simple, naïf et
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presque niais, qui désarme toutes les jalousies: Un homme, d'esprit qui ne songe point à se faire valoir et qui s'expose quelquefois à passer pour un imbécile, quel mérite ou quelle habileté! Il n'en a pas moins ses admirateurs et ses disciples enthousiastes. Demandez à Collé quel est l'écrivain dont le génie, dont la gloire le ravit et le transporte, qu'il brûle d'imiter, sans prétendre l'égaler? Sera-ce Voltaire, Montesquieu, J.-J. Rousseau, Diderot? Non, c'est Panard, le plus beau et le plus heureux talent qu'il ait connu, le dieu du vaudeville, comme il l'appelle. Ce qu'il vante surtout en lui, c'est le naturel de l'inspiration, l'originalité du style, la richesse de la rime, ce vers qui coule de source sans étude et sans effort. Panard donne et porte des couplets comme La Fontaine portait des fables, comme un pommier porte des pommes. Frère .cadet du fabuliste, il en a, selon lui, la naïveté sublime avec plus de correction, malgré les difficultés de la rime, dont maître Jean n'avait cure. Pour la correction et l'originalité du style, nous ne saurions être de cet avis; quant à la rime, nous avouerons que Panard comme Piron en use parfois merveilleusement. Lui-même sent le besoin de s'imposer des entraves pour arrêter ce flux qui déborde. Il a le don de faire facilement des vers difficiles.
Sa fécondîté prodigieuse n'a d'égale que son indifférence pour ses propres œuvres. Sur une centaine d'opéras-comiques qu'il a composés, il en publie vingt à peine. Joignez-y un nombre infini de pièces de circonstance, de boutades, de couplets, de divertissements à l'usage des gens avec lesquels il a vécu. « J'ai vu, dit Collé, une très grande malle pleine entièrement de ses brouillons de fête, et il m'assura qu'il en avait
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perdu ou jeté au feu quatre fois autant; et il n'était point menteur. » Marmontel nous raconte que lorsqu'il avait besoin de quelques jolis vers pour son Mercure du mois, il allait voir son ami Panard. « Fouillez, me disait-il, dans la boite à perruque. Cette boîte était en effet un vrai fouillis, où étaient entassés pêle-mêle et griffonnés sur des chiffons les vers de ce poète aimable. En voyant presque tous ses manuscrits tachés de vin, je lui en faisais le reproche : Prenez, prenez, me disait-il, c'est le cachet du génie 1. »
Ce qui manque à Panard, selon Collé, c'est d'avoir vécu dans un meilleur monde, ou tout au moins d'avoir parcouru les diverses classes de la société. Il est rarement sorti des sphères bourgeoises et populaires. Collé sans doute y est revenu, pour rester libre ; mais il s'est trouvé en contact avec les grands seigneurs, sans en être ni l'esclave ni la dupe. Or c'est une nécessité, dit-il, pour l'auteur dramatique, de se promener un peu partout, s'il veut peindre le monde et en tirer des portraits ressemblants. La vie de Panard s'est écoulée en grande partie au cabaret, avec des acteurs et des auteurs qui étaient loin de le valoir. La Fontaine avait bien aussi les soupers du Temple, d'où il sortait parfois à l'aurore en trébuchant; mais il y rencontrait les princes de Vendôme, le chevalier de la Fare, l'abbé de Chaulieu : il avait eu en outre pour se former, auparavant, le salon de Mme de la Sablière, où il écoutait et observait, s'il parlait peu. Panard n'était du reste guère plus fait que La Fontaine pour briller dans le monde.
« Des sots, dit Collé, auraient pu le prendre pour
1. Mém. de Marmontel, t. 1, liv. VI.
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une bête,, et les gens d'esprit n'en ont jamais tirégrand parti : il n'avait de l'esprit que quand il écrivait, il ne l'avait point en argent comptant, comme disait M. de Marivaux. Il était rêveur et distrait, avait un rire niais, et la conversation d'un enfant. Je n'ai connu personne qui mît moins dans le commerce ordinaire : il n'y apportait qu'une douceur et une complaisance extrêmes. »
Lui-même nous a transmis ce portrait naïf et sincère de sa personne :
Mon corps dont la stature a cinq pieds de hauteur,
Porte dans l'estomac une masse rotonde,
Qui de mes pas tardifs excuse la lenteur.
Pensif dans l'entretien, craintif, distrait, rêveur,
Aimant sans m'asservir; jamais brune ni blonde,
Peut-être pour mon bien, n'ont captivé mon cœur.
Par sa nature, son tempérament, son imprévoyancede l'avenir, Panard est encore de la famille de Régnier et de La Fontaine. On connaît l'épitaphe du bonhomme :
Jean s'en alla comme il était venu,
Mangeant le fonds avec le revenu.
Panard a suivi le même système économique, vivant au jour le jour. Tant que subsista l'Opéra-Comique, il subsista lui-même des cinq ou six mille francs qu'il y gagnait par an, et qu'il dépensait scrupuleusement au cabaret avec ses amis. Collé, plus prudent, avait su faire des réserves, et s'assurer une sous-ferme sérieuse en échange d'une farce burlesque. Panard, son maître, moins habile en cela, n'a point un sou vaillant, le jour où la fermeture de l'Opéra-Comique tarit pour lui la source des revenus. Comme La Fontaine sur ses
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vieux jours, il s'en remet à ses amis du soin de le loger, de le nourrir, de l'habiller; mais on s'acquitte de tout cela chichement, maigrement, nous dit Collé. Il l'a vu relégué dans un grenier obscur, où l'on n'eût pas fait coucher un domestique tant soit peu considéré. Tout autre en eût été humilié et malheureux. Panard est si simple, si philosophe et si bon enfant qu'il ne songe point à s'en blesser ni à s'en fâcher.
Dans une paix douce et profonde,
Par la Providence affermi,
De la peur des besoins je n'ai jamais frémi.
La mort, douce pour lui comme l'avait été la vie, l'emporta sans souffrance, par une attaque d'apoplexie, à soixante-quatorze ans (1765).
Quinze années plus tard, Collé dans une note de son Journall rendait hommage à ce maître dont il gardait le culte.
J'aimais Panard, j'aimais son talent ; quoiqu'il ait fait mon désespoir par l'impossibilité de l'atteindre, je me suis toujours pll1 à lui rendre justice, au lieu d'éprouver le tourment d'en être jaloux. Je ne mériterais pas qu'on dît que j'ai fait quelques vaudevilles bien tournés et quelques parodies heureuses, si je ne sentais pas toute la valeur du talent de mon maître et de sa supériorité.
Grimm et La Harpe, il est vrai, sont loin de partager cet enthousiasme. Le premier écrivait :
Nous avons encore perdu, dans le cours de l'année dernière, un certain monsieur Panard, chansonnier et faiseur d'opéras-comiques et vaudevilles, d'un genre et d'un goût détestables, mais qui est absolument balayé depuis cinq ou six ans. On ne peut plus jouer aujourd'hui une seule de ces pièces qui eurent tant de vogue dans
1. Note écrite en 1780.
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leur nouveauté. Que d'esprit perdu ! Ces messieurs avaient supérieurement la tournure du couplet, un choix de mots rares, et une facture singulière ; mais nul talent pour le théâtre.
Panard travaille en collaboration avec d'Allainval, Fagan, Fuzelier, Favart, Laujon, Gallet, l'Affichard, toute une joyeuse tribu de chansonniers et de buveurs qui sèment leur esprit au vent, et dont la postérité n'a pas toujours gardé les noms. Dans cette œuvre de camaraderie littéraire, exempte de jalousie et de vanité personnelle, il apporte largement sa part sans. compter. Malgré les cent opéras-comiques auxquels il a plus ou moins mis la main, le talent. dramatique est évidemment la partie faible chez Panard. Où il excelle, c'est dans le couplet, dans la chanson. Aussi lui demande -t-on de fournir le vaudeville final pour les comédies de la Foire, et certains morceaux intercalés comme des pièces de choix dans les opéras-comiques. A défaut d'élément dramatique, Panard y introduit deux choses trop souvent négligées, l'amour du naturel et le respect de la décence. Il a sur ce point des principes littéraires et moraux très arrêtés :
J'aime mieux la faible peinture
D'un portrait léger et croqué,
J'aime mieux un morceau brusqué
Qui sort des mains de la nature,
Qu'un grand ouvrage alambiqué,
Où, par l'effort ou la torture,
On sent que l'esprit est plaqué.
Ailleurs, parlant de sa muse, il dira :
Jamais dans mes chansons on n'a rien vu d'immonde,
Soigneux de ménager, quand il faut que je fronde
(Car c'est en censurant qu'on plaît aux spectateurs) :
Sur l'homme en général tout mon fiel se débonde,
Jamais contre quelqu'un ma muse n'a vomi
Rien dont la décence ait gémi.
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C'est ce vaudeville épuré, tempéré et assagi, avec une pointe de finesse et de malice innocente, qu'il transporte sur le théâtre.
Le Mariage du Vaudeville et de la Foire lui fournit le titre et le sujet d'un de ses premiers opéras-comiques (1731) pièce ou plutôt parodie allégorique, (lui rappelle la Querelle des théâtres chez Le Sage et Fuzelier. L'alliance n'était pas des plus faciles, malgré les vœux des parents, Bacchus, la Joie et Momus, heureux d'unir leurs enfants. Le Vaudeville, avec son humeur libre et volage, hésite à s'enchaîner dans les liens de l'hyménée : d'ailleurs le mariage est devenu déjà chose coûteuse :
Il est certains frais qu'il faut faire,
Ces frais-là demandent du bien :
Elle en a peu, je n'en ai guère;
Guère et peu sont cousins de rien.
Mais la Foire, une fille avisée, sait fixer le cœur de l'infidèle en plaidant sa cause devant le tribunal d'Apollon. Le dieu des vers tenait cour plénière sur le Parnasse en compagnie des Muses et des poètes leurs nourrissons, faiseurs d'odes, de tragédies, d'opéras, gens posés et rentes, fort dédaigneux pour le Vaudeville, un enfant des rues. La Foire s'affuble d'une robe d'avocat et vient défendre les droits de son futur époux. Elle rappelle que le Vaudeville est d'origine française, qu'il est l'âme des festins :
Que ferait-on dans nos repas,
Si la chanson n'en était pas ?
1. Voyez lIist. de l'Opéra-Comique, par des Boulmiers, t. 1, p. 191.
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Vieille tradition gauloise, que nos pères ont gardée longtemps.
Usaiges est en Normandie
Que qui hébergiez est, il die
Fablel ou chançon à son hoste 1.
Cette tradition durait encore au xvm'' siècle, et même sous la Restauration. De nos jours, la chanson de table a disparu : elle est remplacée par la romance de salon. L'étiquette y gagne peut-être, mais non la gaieté ni l'esprit français. — A la fin, le Vaudeville se décide à épouser la Foire, qui l'a si bien défendu.
En général, l'allégorie et la parodie mêlées aux scènes de la vie bourgeoise et surtout de la vie de théâtre et aux nouvelles de la république des lettres forment le principal élément de l'opéra-comique chez Panard. C'est ainsi qu'il compose le Magasin des modernes, les Petites comédies, la Répétition interrompue, etc., etc. La critique et la morale assaisonnées d'une malice sans fiel, les leçons sérieuses jointes aux jovialités en constituent le fond. Dans le Magasin des modernes, la Bagatelle se charge d'expliquer comment elle approvisionne toutes les boutiques nouvelles :
On borne ses connaissances
A des petits riens nouveaux :
Tous les arts et les sciences
Sont en extraits et journaux.
Des ennuyeuses lectures
On évite l'embarras ;
Tout se réduit en brochures,
Tout se met en almanachs -2.
1. La Satire au moyen âge, chap. v.
2. Scène
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L'antithèse est le procédé dont use et abuse volontiers Panard, pour en tirer ce que nous appellerons le vaudeville à ricochets. Tels sont ces couplets de la Répétition interrompue :
Le voleur et le tailleur
Du bien d'autrui font le leur :
Voilà la ressemblance.
L'un vole en nous dépouillant,
Et l'autre en nous habillant :
Voilà la différence.
Belle femme et bon mari
Font aisément un ami:
Voilà la ressemblance.
L'une en se servant des yeux,
L'autre en les fermant tous deux :
Voilà la différence.
Le perroquet et l'acteur
Tous deux récitent par coeur :
Voilà la ressemblance.
Devant le monde assemblé
L'un siffle, l'autre est sifflé :
Voilà la différence 1.
Panard a le don de lancer ainsi le couplet à double jet. Les saillies spirituelles remplacent chez lui l'action dramatique, qui manque trop souvent.
Malgré les magnifiques éloges de Collé, l'héritage littéraire de Panard est en grande partie oublié et perdu aujourd'hui. Il s'est envolé comme s'envolent les chansons qui charment un siècle, et que d'autres remplacent au siècle suivant. Le vaudeville, œuvre de circonstance, est de sa nature éphémère et fugitif. Panard reste surtout comme un nom, comme la personnification d'un genre éminemment français.
t. Scène XXI.
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Bien que le vaudeville et l'opéra-comique soient son principal titre de gfoire, il se plaît aussi à ces poésies de courte haleine taillées et ciselées dans le goût de l' Anthologie grecque, genre où jadis ont brillé Marot,
Mellin de Saint-Gelais et plus tard La Fontaine. Héritier lointain d'Anacréon, il associe les souvenirs de
Cythère à ceux du Caveau. C'est ainsi qu'il écrit sous le nom de pièces anacréontiques la Philosophie de Grégoire et l' Amour vendangeur.
Le philosophe, de nos jours,
Que j'aime le mieux, c'est Grégoire :
A sa thèse il revient toujours,
Et tous ses ergo vont à boire.
Pendant tout le cours de l'hiver,
Le froid ne permet pas qu'on aille prendre l'air ;
Ergo près d'un bon feu, vuidons chacun bouteille.
Dans l'été, le beau temps attire au promenoir ;
On est las, on a chaud ; ergo, pour nous ravoir,
Allons nous rafraîchir à l'ombre de la treille.
Ces ergo n'ont-ils pas plus de solidité
Que Descarte et tout son grimoire ?
J'ai donc raison de tenir ce discours :
Le philosophe, de nos jours,
Que j'aime le mieux, c'est Grégoire.
En parlant ainsi, Panard était sincèr . « Il avait pour le vin une affection si tendre, dit Marmontel, qu'il en parlait toujours comme de l'ami de son cœur; et, le verre à la main, en regardant l'objet de son culte et de ses délices, il s'en laissait émouvoir au point que les larmes lui en venaient aux yeux 1. »
Jamais buveur ne fut plus reconnaissant et plus convaincu, toujours prêt à s'écrier comme frère Jean des
L Mém. de Marmontel, t. 1, p. 338.
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Entommeures : « Oh ! que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot » Aussi ce qui l'afflige par-dessus tout, après la mort de son ami Gallet, c'est la pensée qu'on, a eu la barbarie de l'enterrer sous une gouttière. Il eTh exprime toute sa douleur à Marmontel. « Vous savez: qu'il est mort au Temple. J'y suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Ah ! Monsieur, ils me l'ont mis sous, une gouttière, lui qui, depuis l'âge de raison, n'avait pas bu un verre d'eau. » Le bonhomme Gallet, l'épicier poète et chanteur, plus assidu aux théâtres de la Foire qu'à sa boutique, l'ami et le collaborateur de Panard au cabaret et partout, opposant à la ruine, à l'hydropisie, aux créanciers, et même à la mort son intarissable gaieté, fournira plus tard à Béranger le type de son Petit homme gris.
Il est un petit homme
Tout habillé de gris,
Dans Paris.
La pièce de l'Amour vendangeur sort de la même veine et nous dirions presque du même tonneau, avec un parfum tant soit peu grec et un doux reflet du soleil de l'Attique. Cette gracieuse peinture de l'Amour, qui a inspiré tant d'œuvres charmantes aux poètes et aux artistes de tous les siècles, va se rajeunir encore une fois sous la main de Panard :
Un jour l'entant de Cythère,
Panier et serpette en main,
S'offrit à Bacchus pour faire
La cueillette de son vin.
Bacchus reconnut le traître.
« Ah ! c'est vous, beau vendangeur
Je vais vous faire connaître
Comme on traite un imposteur.
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« Vite, vite, que l'on mette
Dans la hotte l'étourdi;
Qu'on le porte et qu'on le jette
Dans la cuve tout brandi 1. »
La sentence s'exécute,
Et le pauvre Cupidon
Fut baigné dans la minute
Des pieds jusques au menton.
Il fuit enfin ; mais il reste,
Dans le vin dont il sortit,
Certaine vapeur funeste,
Qui fait que l'on s'attendrit.
Ah ! c'est de ce vin sans doute
Qu'Iris nous verse en ce jour ;
Je n'en ai bu qu'une goutte,
Et mon cœur brûle d'amour.
Sans prétendre lutter avec La Fontaine, il s'essaie aussi dans la fable, dont il fait une sorte de couplet ou de vaudeville moral. Témoin ce dialogue du Neuf de chiffre et du Zéro :
Un jour le Neuf de chiffre au Zéro fit querelle ; « Palsambleu, lui dit-il, vous nous la baillez belle, Et vous êtes plaisant, monsieur le Galfretier 2, De vouloir avec nous entrer en parallèle, Vous qui ne valez pas ce qu'on nomme un denier! — Cesse, répond Zéro, cet injuste langage ;
Je me connais, et je sais bien Qu'étant tout seul je ne suis rien;
Mais les autres de moi tirent grand avantage. Toi-même, qui prétends me faire ici la loi,
N'est-il pas vrai, dis-moi,
Que tu vaux neuf fois davantage Quand on me place auprès de toi ? n
Nous pourrions butiner encore dans le champ de ces poésies diverses, où Panard célèbre tour à tour la
1. Tel qu'il est.
2. Vaurien.
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/ Nature, les Amours, les jfœw's du siècle, le Tableau de Paris, les Cafés, et aussi parmi ces étrennes et ces bouquets qu'il envoie à ses amis. Il a repris tout le vieux fonds de l'école gauloise, en y ramenant la grâce de Marot. D'autres, allaient travailler dans un sens tout différent.
III
Tandis que Panard relevait et purifiait le style du vaudeville et de l'opéra-comique, Vadé, par un effort contraire, semblait prendre à tâche de le faire redescendre plus que jamais aux trivialités de la foire et au jargon des halles. Ce retour à la barbarie valut à son auteur un quart d'heure de vogue et de réputation. Il y a là un phénomène littéraire et moral curieux à constater. Le dégoût de l'élégance et de la politesse saisit parfois les sociétés vieillies et blasées par l'excès même de la civilisation. La manie de s'encanailler devient commune à certains grands seigneurs et à certains écrivains du xvm° siècle. Au genre précieux ressuscité par Dorat et Gentil-Bernard, Vadé oppose le genre poissard.
S'il s'agissait ici de Vadé seulement, il serait inutile de s'étendre sur un écrivain et sur un genre d'une mince valeur littéraire. Mais par le progrès des temps, et grâce à la corruption du goût, Vadé est devenu sinon le chef, au moins le précurseur d'une école qui s'imagine être nouvelle, et qui semble affecter aujourd'hui de singulières prétentions. L'auteur de la Pipe cassée se croyait, lui aussi, créateur et novateur, et ne se doutait pas qu'il était rétrograde ; qu'il revenait, en deçà de Molière et de La Fontaine, à Scarron, à Saint-
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Amant, à Théophile, en ajoutant au burlesque de ses prédécesseurs le vocabulaire plus complet de la langue verte.
Ce qu'il y a de sérieux alors, de nouveau même si l'on veut, c'est le réalisme.de bas étage, prémédité, voulu, calculé, avec toutes ses platitudes et ses crudités. En plein XVIIIe siècle, au milieu d'une société polie jusqu'au raffinement, Vadé revient aux Repues franches de Villon, sans avoir comme lui l'excuse du temps, de la misère et de la mauvaise éducation. Bourgeois par sa naissance, il s'en va chercher à la Courtille et chez Ramponneau ses inspirations poétiques :
Voir Paris, sans voir la Courtille,
Où le peuple joyeux fourmille,
Sans fréquenter les Porclierons,
Le rendez-vous des bons lurons,
C'est voir Rome sans voir le pape.
Aussi, ceux à qui rien n'échappe,
Quittent souvent le Luxembourg,
Pour jouir, dans quelque faubourg,
Du spectacle de la guinguette.
Courtille, Porcheron, Villette!
C'est chez vous que, puisant ces vers,
Je trouve des tableaux divers;
Tableaux vivants où la nature
Peint le grossier en miniature 1.
C'est le chemin de l'assommoir. Suivre et peindre la nature sur le vif, telle sera la prétention de l'école réaliste, depuis Vadé jusqu'à nos jours. Elle oublie seulement qu'il y a une grande différence entre copier la nature, belle ou laide, et savoir l'imiter et la faire revivre par l'art. Un décalque et un portrait ne sont
- 1. La Pipe cassée, chant II.
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pas la même chose. Bien que sévèrement jugé par Grimm, par La Harpe, par Collé, qui déclarent le style poissard au-dessous du rien, Vadé a des admirateurs et des prôneurs qui l'appellent le Teniers, le Callot de la poésie française, quelques-uns le Corneille des halles : éloges outrés et ridicules. Lui-même s'enivre volontiers de ces louanges, et se fait adresser dans ses préfaces des compliments tels que ceux-ci : « Les connaisseurs et les gens les plus rigides ne vous ontils point applaudi? Il sait, disent-ils, promener ses auditeurs et ses lecteurs dans une série de tableaux grotesques : l'imagination ébauche les portraits, la vérité broie les couleurs, la nature les applique, et la finesse achève l'ouvrage. » Rien de plus flatteur, mais à coup, sûr rien de moins exact. Les tableaux de Vadé ne sont ni si délicats, ni si parfaits. Ils rappellent plutôt ces gros dessins, au crayon noir et rouge, devant lesquels s'arrêtait l'esclave d'Horace, ou ces caricatures grotesques dont la petite presse satirique nous régale tous les matins. En fait de peinture, Vadé manie la brosse plus encore que le pinceau. Toutes ses pièces sans doute ne sont. pas écrites du même style. Il a essayé aussi des comédies de bon ton, comme celle des Visites du premier de l'an, outrageusement sifflée, ou la Canadienne, qui ne fut jamais représentée; des fables, des épitres, quelquefois d'une allure spirituelle et vive, en langage ordinaire.
Mais nous le prendrons surtout par le côté qui lui a valu sa réputation. Parmi ses opéras-comiques, nous choisirons naturellement ceux qui sont écrits en style poissard, tels que Jérôme et Fanchonnette, les Racoleurs, et la p\,èce dialoguée, signalée partout comme son chef-d'œuvre, la Pipe cassée. Nous laisserons de côté
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les Quatre banquets poissards, les Lettres de la, Grenouillère entre Jérôme Dubois, pêcheux au Gros-Caillou, et Mlle Nanette Dubut, blanchisseuse de linge fin. Cette correspondance offrirait, sinon par les sentiments, au moins par le style, plus d'un rapport avec certains romans de nos jours, émaillés des mêmes images et des mêmes fleurs de rhétorique.
Revenons donc à l'opéra-comique de Verdie etFanchonnette. Malgré la prétention de l'auteur à reproduire fidèlement la nature, peut-être y a-t-il là moins de naturel et de vérité que dans telle pièce de Sedaine et de Favart, plus littéraire et plus correcte. Que penser par exemple de ce dialogue entre les deux amants :
JÉRÔME.
Je ne dors pas, ça me sèche.
FANCHONNETTE.
Pauvre petit mignon !
Quoi qui vous en empêche?
JÉRÔME.
C'est Curpidon.
En vérité, on ne s'attendait guère à.voir Cupidon en cette affaire. Ce mélange de style mythologique et de langage grivois forme un tout hybride et discordant. La préciosité d'un Dorat ou d'un Gentil-Bernard enveloppée des formes populacières et du jargon rustique ou faubourien, est encore assez étrange. Jérôme laisse échapper ce madrigal qui n'est ni simple ni du meilleur goût :
L'amour pour me rendre heureux
N'a besoin que de vos deux yeux.
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Oui, pour moi, Fanchonnette
Il met les fers au feu.
Rendez-lui ce qu'il vous prête
En me donnant beau jeu 1.
L'éloge du roi, mêlé au dialogue de Jérôme et de Cadet, justifie la pension de 400 livres dont l'auteur fut gratifié. Cependant ce ne fut pas lui, comme le prétend Voltaire, mais Panard, qui donna le premier à Louis XV ce titre de Bien-Aimé, dont il se montra si peu digne. Les scènes de pugilat, les jeux de mots à la Jocrisse abondent. Jérôme s'écrie désespère :
De tous côtés me v'là donc misérable,
Et je tombe de Scribe en Syllabe.
La sentimentalité s'allie à la niaiserie dans la scène où se décide le mariage de Jérôme et de Fanchonnette.
Les Racoleurs, autre pièce du genre poissard et grivois, nous transportent dans le monde des halles, parmi les harengères et les soldats. Dès les premiers mots, M"° Javotte nous apprend qu'elle possède à fond le vocabulaire de l'endroit, en apostrophant le téméraire Toupet, gascon et perruquier ou frater, qui ose prétendre à sa .main. Sa mère, Mmc Saumon, marchande de poisson, et sa jeune sœur Tonton ne sont guère mieux embouchées. Les philologues modernes, en quête de locutions populaires, trouveront là un répertoire digne d'attirer leur attention. C'est aujourd'hui le seul profit qu'on puisse tirer de ces œuvres sans intérêt, sans mouvement et sans vrai comique, bien qu'elles aient fourni plus d'un trait à nos opéras
1. Scène m.
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bouffes, et notamment le duel des poissardes dans la Fille de Mme Angot. Mais c'est là une faible gloire.
Nous en dirons autant de cette fameuse Pipe cassée, poème héroï-comique et burlesque en quatre chants, fort admiré jadis de certaines gens, et que les curieux seuls prennent la peine de parcourir aujourd'hui.
Après avoir traité assez rudement l'écrivain, Collé ne peut refuser à l'homme ses sympathies et sa pitié, à la vue des cruelles souffrances et de la mort douloureuse par lesquelles, à l'âge de trente-sept ans, il expia les désordres de sa jeunesse. « Il avait le cœur honnête, écrit Collé, et était désintéressé au point d'avoir sacrifié à l'établissement d'une partie de sa famille ce qu'il avait retiré de ses ouvrages, et de n'en avoir rien gardé pour lui.... Ce garçon était d'un commerce doux et aimable : il chantait fort joliment,, surtout ses chansons poissardes. Il n'avait pas fait ses études, et ne savait rien d'ailleurs. »
Faut-il s'étonner que le goût, la mesure lui aient manqué? On a tenté parfois de le comparer à Villon; mais la distance est grande entre eux. Yillon est un vrai poète, bien autrement franc et naïf. Au milieu de ses égarements, il a des retours, des repentirs et des visions supérieures que n'eut jamais Yadé. Il songe à sa vieille mère, à son père, l'honnête artisan, qui a vainement payé pour lui des mois d'école mal employés .
Mon père est mort, Dieu en ait l'âme !
...................
J'entends que ma mère mourra :
Et le sait bien, la pauvre femme;
Et le fils pas ne demourra.
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Il recommande leur âme et la sienne à la benoîte sainte Vierge. Quand Villon nous parle l'argot des escrocs et des mauvais garçons, il reproduit naïvement la langue même dont il use tous les jours. Vadé est un truand de fantaisie et d'imagination, empruntant aux halles et aux cabarets un langage qui n'est pas le sien, et n'ayant ni remords ni repentir de sa vie et de -ses écrits licencieux, avant le jour où la mort vint le saisir. Villon, outre son Grand Testament, riche en fermes d'argot et de taverne, laisse el la France quelques-uns des plus beaux vers qu'elle ait entendus jusque-là. Boileau lui fait l'honneur de l'inscrire en tête des poètes français. Vadé ne lègue à son pays qu'un genre détestable, dont la contagion dure encore. Le style poissard alimentant le roman en prose, -et prétendant au mérite de l'exactitude et de la précision scientifique, est un phénomène de notre temps. Sous prétexte de moraliser et de guérir la société en lui peignant au vif ses turpitudes et ses laideurs, on croit pouvoir employer en littérature des procédés bons tout au plus pour assainir et déblayer la voie publique. On oublie qu'une plume n'est pas une pelle .et un balai, et qu'un livre n'est point un tombereau. Celui de Thespis se contentait de traîner des acteurs barbouillés de lie et pleins d'une joyeuse ivresse.
Quels que soient le talent et le succès des auteurs, on ne peut que blâmer et déplorer des œuvres qui nous dégradent littérairement et moralement, aux yeux de .l'étranger comme à nos propres yeux. Après les scandales d'en haut, convient-il d'étaler les ignominies d'en bas? Est-ce par de tels moyens qu'on espère rendre à la France le sentiment de sa dignité et de ses devoirs? Il est permis d'en douter. Vadé du moins
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n'eut jamais la prétention de moraliser. Il a voulu tout simplement peindre le laid, l'ignoble, le bas, le trivial ; et il y a trop bien réussi1.
1. Pour être juste envers Vadé, en dépit de son genre, il faut reconnaître qu'il avait de l'esprit, le flair et le goût du pittoresque, un certain sentiment de l'harmonie musicale, qui se révèle dans plus d'une jolie chanson :
Sous un ombrage épais
Fait exprès,
Lisette dormait en paix :
Mais
Le fin Lucas,
Qui ne dormait pas,
La YÎt, s'approche à petit
Bruit.
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CHAPITRE XXII
L'OPÉRA-COMIQUE. (Suite.)
M. ET Mmo FAVART.
Leur histoire et leur talent. — La Chercheuse d'esprit. — Ni?zette, à la cour. - La Rosière de Salency. — Les Moissonneurs. — Les
Trois Sultanes. — La Soirée des boulevards.
1
Nous avons vu l'opéra-comique sortir des limbes de la parade et de la parodie avec Le Sage et Fuzelier, s'épurer et se moraliser comme le vaudeville avec Panard, se dégrader et s'avilir un moment avec Vadé : nous allons le voir se relever, s'épanouir avec Favart, réunir en lui le sentiment et l'esprit, la décence et la gaieté, enfin l'intérêt dramatique qui lui a manqué jusqu'alors.
A la fois auteur et directeur de troupe, chargé de fournir les pièces et de recruter les acteurs et les musiciens, Favart a été, sinon le créateur, au moins le pourvoyeur le plus actif, le plus fécond de l'Opéra Comique durant un demi-siècle : aussi la postérité lui a-t-elle rendu justice en donnant son nom à l'une des rues qui conduisent à ce théâtre. Si l'on en croyait Grimm, Favart serait tout simplement un garçon pâtissier, échappé de la boutique de son maître pour faire des chansons et des opéras. Riende plus
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inexact. N'oublions pas qu'avant de débuter au l théâtre, même sous le voile de l'anonyme, il avait déjà remporté en 1734 un prix de poésie, devant l'Aca- démie des Jeux Floraux, pour une ode en l'honneur t de Jeanne d'Arc. Plus instruit que Vadé, Panard et J Sedaine, il est cependant moins encore un homme £ de lettres qu'un praticien de l'art dramatique. La na- ture l'avait fait d'instinct chansonnier : c'était pour 'i lui du reste un héritage de famille. Son père tenait j un fonds de pâtisserie voisin du théâtre, et s'était J rendu fameux par ses couplets et ses échaudés, nou- veauté gastronomique dont il était l'inventeur et qu'il 1 élevait, dans ses vers, à la hauteur d'une institution nationale, la déclarant « aussi supérieure par sa légè- reté à tous les autres gâteaux, que l'esprit français l'était à celui de tous les autres peuples ».
Le jeune Favart suivait, comme externe, les cours du collège Louis-le-Grand, quand la mort de son père l'obligea de prendre la direction de la maison. Il quitta, non sans regret, Térence et Virgile, pour revêtir la calotte et la veste blanche du marmiton. Coïncidences assez curieuses : Quinault, le créateur de l'opéra français, est fils d'un boulanger ; Sedaine, l'auteur de Richard Cœur de Lion, avait commencé par être tailleur de pierre ; Gallet, l'ami et le collaborateur de Panard, était épicier. De tout temps, l'esprit a volontiers hanté la roture, surtout en France, pour dédommager ceux que la fortune avait maltraités. Favart ne rougit pas de redevenir pâtissier et resta chansonnier comme son père, menant de front les échaudés et les couplets. Ce fut. dans cette petite boutique, en face de ses fourneaux, qu'il composa, tout en travaillant et fredonnant ses premiers opéras-comiques, sans
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livrer au public le secret de son nom. Mais à la fin la gloire ou tout au moins la renommée entra dans la pâtisserie, et y fit un tel vacarme que Favart dut laisser l'officine paternelle pour s'adonner tout entier au théâtre, sa véritable vocation. Il devint directeur de l'Opéra-Comique, pour le compte de l'Académie de musique on Grand-Opéra, qui exerçait sur le théâtre de la Foire un droit de patronage et dé suzeraineté.
Jadis, en parlant de Quinault, nous avons fait ressortir les prodigieuses aptitudes de son talent et de son style pour l'opéra, où il n'a jamais été surpassé ni même égalé par ses contemporains et ses successeurs. On peut dire la même chose de Favart dans l'opéracomique, bien que Grimm lui préfère de beaucoup Sedaine pour le naturel et la vérité. Collé, qui lui gardait rancune d'avoir voulu enlever Monsigny à ce dernier, l'appelle cependant le Racine d'un genre dont Panard serait le Corneille. Tout en maintenant la distance entre les genres et les talents, on peut dire en effet que Favart a, de Racine, la tendresse, les nuances délicates, les mélodies harmonieuses. Il sait allier la naïveté au bel esprit, la simplicité à l'élégance, les traits subtils aux accents de la passion vraie, les finesses de la société polie au langage de la nature. Tel est ce couplet de Jeannette :
Dès que je vois passer Jeannot,
Tout aussitôt j'm'arrête.
Quoique Jeannot ne dise mot,
Près d'lui chacun me paraît bête.
Quand i m'regarde, i m'interdit;
J'deviens roug' comme eun' fraise :
Apparemment que l'on rougit
Lorsque l'on est bien aise l.
1. Les Ensorcelés Olt Jeannot et Jeannette.
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Ou encore cette ariette moins simple de Colin :
Vous voulez m'empêcher d'aimer!
Sur mon cœur quel est votre empire ?
Défendez au grain de germer,
Empêchez le soleil de luire ;
Des ruisseaux arrêtez le cours,
Et vous aurez bien moins de peine
Qu'à m'empêcher d'aimer Hélène :
Je l'aimerai toujours.
Favart ne se rappelait-il pas, en écrivant ces jolis vers, quelque églogue de Virgile qu'il avait expliquée autrefois au collège? On serait tenté de le croire.
L'esprit est la faculté qui domine en lui, sans pourtant étouffer le cœur, qui garde aussi sa large part. Joignez-y une certaine pointe de hardiesse philosophique et politique, qui ne va jamais bien loin, mais qui est comme le cachet du temps; une concession faite à la mode, un grain de piment jeté là pour amorcer et allécher le public, heureux de retrouver dans un opéra-comique ce qui lui plaît si fort dans les tragédies de Voltaire. Grâce à l'habileté et à la flexibilité de son talent, Favart se prête à tout; et c'est même pour lui quelquefois un péril. Dans son répertoire multiple et varié, il embrasse tous les genres nouveaux qui se sont introduits successivement sur le théâtre de la Foire et sur le Théâtre-Italien : opérascomiques, parodies, comédies lyriques, pastorales, pièces de sentiment. « L'histoire des productions de M. Favart, dit l'auteur des Anecdotes dramatiques, est donc en quelque sorte celle des deux théâtres auxquels il s'est le plus attaché ; et l'on verra qu'aucun auteur n'a mieux réussi à varier ses amusements. »
Favart est moins encore un peintre, unjécrivain, un
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moraliste, qu'un amuseur. C'est là son charme et son principal titre auprès du public. Nul n'y a mieux réussi que lui, au grand désespoir des critiques comme Grimm, qui s'étonne et s'indigne de ces succès si persistants et si faciles1. Son rythme, comme son talent, se plie et se prête à toutes les combinaisons : souple et ductile comme un morceau de verre filé, il s'étend ou se resserre, se prolonge ou se rompt au gré de la musique. Il est de lui-même déjà si musical, si cadencé, que, sans le secours des airs, on est disposé à le chanter. Les opéras-comiques de Favart sont, comme les échaudés de son père, ce qu'il y a de plus léger, de plus coulant, de plus facile à digérer sur le théâtre de la Foire. Là, rien qui vous charge trop l'esprit ni la mémoire, qui vous force à méditer ou à raisonner; rien non plus qui vous rebute, comme chez Vadé : de petits vers rapides, élégants, faciles, entrant à la fois dans l'esprit et dans l'oreille, doucement portés par la musique qui en double le charme. A coup sûr, ce n'est pas une nourriture bien substantielle, bien fortifiante : nous ne la conseillerions pas comme aliment pour former de vigoureux penseurs ; mais enfin c'est un plaisir, une distraction, une friandise, si l'on veut. Sans exagérer le mérite de Favart, n'est-ce rien que d'avoir transporté sur le théâtre de la Foire les joies délicates de l'esprit et les douces émotions du sentiment? Saurin lui écrivait après le succès de la Fée Urgèle :
Varié comme la nature,
Vous entralnez sans peine et l'esprit et le cœur :
1. Un peu de la mauvaise humeur qu'éprouve Th. Gatitier contre les éternels succès de Scribe.
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Et c'est ce talent enchanteur
Qui de Vénus est la ceinture.
Vous le possédez, et de plus
Le ciel, pour adoucir l'envie,
Voulut vous accorder les modestes vertus
Et la simplicité du génie.
Malgré les applaudissements du public, la réputation de Favart trouvait des incrédules et des envieux.
Bien des gens prétendaient que ses pièces n'étaient pas de lui, mais de l'abbé de Voisenon, son commensal et son ami. « Ce pauvre Favart, dit Grimm, ne peut rien faire qu'on ne lui donne son meilleur ami pour teinturier. » A quoi Collé répond avec assez de bon sens, en opposant les autres œuvres de l'abbé imprimées et connues : « Il y aurait dans l'abbé de Voisenon une générosité bien peu vraisemblable, qui serait d'avoir fait, en travaillant pour lui, de très mauvais ouvrages, et d'en avoir composé de bons en travaillant pour Favart ». La Harpe estime fort l'homme et l'écrivain pour son talent et son caractère. Grimm, au contraire, déprécie tant qu'il peut l'un et l'autre. Après la représentation de la Rosière de Salency il écrit1 : « Vous trouverez dans cette pièce ce mélange de naïveté apprêtée, de gaieté ou affectée ou grivoise qu'on remarque dans les ouvrages de Favart, faufilé avec le ton précieux, fade et doucereux des bergers de Fontenelle, le tout sans aucune verve ni force comique ». Grimm a saisi et marqué d'un œil malveillant les parties faibles de cette trame légère et chatoyante tissue par la main de Favart. Sans doute, il y a dans ce talent du bon et du mauvais, du naturel et de l'apprêt, de la franchise et de la subtilité : La
1. Corresp litt., 1769.
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Harpe lui-même a signalé plus d'une trace de marivaudage rustique, de phébus pétrarquesque, dont il renvoie surtout la responsabilité à l'abbé de Voisenon. Mais le charme de l'esprit, de la grâce et de la gaieté l'emporte de beaucoup sur les défauts. Voltaire, oubliant un moment ses rancunes et ses antipathies contre le théâtre de la Foire, dont il craignait la concurrence et les parodies, se laisse gagner en voyant ses propres contes transformés en opéras-comiques par l'aimable talent de Favart. Après la lecture d'Isabelle et Gerirude, pièce tirée du conte intitulé l'Education des filles, il écrit à l'abbé de Voisenon :
Ma bague était fort peu de chose ;
On la taille en beau diamant.
Honneur à l'enchanteur charmant
Qui fit cette métamorphose !
« Je vous prie de présenter mes compliments à M. Favart, qui est un des deux conservateurs des grâces et de la gaieté française » L'abbé de Voisenon prend sa meilleure plume et sa plus belle encre pour lui répondre :
Vos jolis vers à mon adresse
Immortaliseront Favart :
C'est Apollon qui le caresse,
Quand vous lui lancez un regard.
« Malgré les preuves multiples qu'il a données des grâces de son esprit, on a l'injustice de m'attribuer ses ouvrages. Je suis bien sûr que vous ne tomberez pas dans cette erreur. »
La Fée Urgèle, autre métamorphose d'un conte ayant
1. Correspondance de Voltaire, 1765.
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pour titre Ce qui plaît aux dames, acheva de conquérir le patriarche de Ferney.
Tout ce que vous faites, écrit-il à Favart, me semble aisé à reconnaître ; et lorsque je vois à la fois finesse, gaieté, naturel, grâces et légèreté, je me dis que c'est vous, et je ne me trompe pas. Vous êtes inventeur d'un genre infiniment agréable. L'opéra aura en vous son Molière comme il a eu son Racine dans Quinault. Si quelque chose pouvait me faire regretter Paris, ce serait de ne pas voir vos jolis spectacles qui ragaillardiraient un vieillard 1.
De pareils témoignages nous expliquent la place légitime qu'occupe Favart dans les annales du théâtre au xvm° siècle. Mais en parlant de lui, il ne faut pas oublier l'interprète et l'auxiliaire qui est de moitié dans ses succès, sa femme.
M. et Mme Favart, deux noms inséparables, nous offrent un des exemples les plus touchants et les plus malheureux dont l'histoire littéraire ait gardé le souvenir. Les plus grands génies, et même parfois les sages, n'ont pas toujours trouvé dans leur femme une véritable moitié. Socrate, qui était bien avec tout le monde, ne s'accorda guère avec l'impérieuse et acariâtre Xanthippe. Molière eut peu à se louer des procédés d'Armande Béjart. La Fontaine ne connut sa femme que pour se séparer d'elle. Racine eut une honnête et pieuse compagne, mais d'un esprit borné, qui ne vit jamais représenter et ne lut même pas une seule des pièces profanes de son mari. Toute autre est l'union de M. et de Mme Favart : c'est l'alliance de deux âmes et de deux esprits; l'un compose, écrit, organise; l'autre chante, interprète et enlève les applaudissements. Fille d'un musicien et d'une
1. Correspondance de Voltaire, 1765.
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musicienne attachés à la chapelle du roi Stanislas, Justine Durouray débutait au théâtre de la Foire sous le nom de Mite de Chantilly. La nature avait fait d'elle une comédienne comme elle avait fait de Favart un chansonnier. Elle excelle à la fois dans le chant, la danse et le dialogue.
Propre à tous les caractères, nous dit l'auteur des Anecdotes dramatiques, elle les rendait avec une variété surprenante. Soubrettes, amoureuses, paysannes, rôles naïfs, rôles de caractère, tout lui devenait propre; en un mot, elle se multipliait à l'infini, et l'on était étonné de lui voir jouer le même jour, dans quatre pièces différentes, des rôles entièrement opposés.
Elle a comme son mari le don de la variété et de la multiplicité. Les applaudissements, les madrigaux et les bouquets pleuvent sur elle de tous côtés :
Nature un jour épousa l'Art;
De leur amour naquit Favart,
Qui semble tenir de son père
Tout ce qu'elle doit à sa mère.
Si Mmc Favart eut des milliers d'adorateurs fanatiques, elle trouva aussi des détracteurs acharnés : à leur tête Grimm et Collé. Tous deux s'accordent à lui reprocher la vulgarité et même l'indécence de son débit et de ses gestes, sa voix aigre et criarde, tout en avouant qu'elle faisait tourner la tête au parterre. « Mais le parterre est fou, s'écrie Collé, et aura bientôt besoin d'un curateur. » Peut-être avait-elle un peu de cette verve endiablée que possédera plus tard Déjazet. Sur le triste et douloureux article de ses relations avec le maréchal de Saxe, les deux critiques ne sont pas moins impitoyables. Grimm, intervertissant les rôles, a l'air de supposer que Favart enleva d'abord au nouvel Achille sa Briséis, pour en faire sa
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femme. Collé se demande si le mariage de Favart et de Mlle de Chantilly était bien sérieux et bien régulier. La correspondance des deux époux est une réponse triomphante à ces bruits injurieux. Rien de plus tendre et de plus honnête. On pourrait citer vingt lettres charmantes comme celles que Favart écrivait de Flandre à sa chère Justine :
Ton absence empoisonne les plaisirs qu'on s'empresse de me faire goûter. On dit que les Flamandes sont aimables. Mes yeux auraient pu le remarquer, si mon cœur l'avait senti. De tous les objets qui ont droit de plaire, je ne verrai jamais que Mlle de
Chantilly, et tout le sentiment dont je suis capable vient d'elle pour n'être réfléchi que sur elle.
Et ailleurs :
Adieu, ma vie, adieu, mon âme; n'oublie pas d'un moment ton mari, ton amant, ton Mentor, ton ami.
Qu'on feuillette les correspondances des grands seigneurs et des grandes dames du xvme siècle : y trouvera-t-on beaucoup de lettres semblables?
Et cette affection si tendre n'est pas celle d'un jour, d'un mois, d'un an : elle dure autant que la vie, malgré les inquiétudes et les terribles épreuves auxquelles elle est exposée. L'année même où Favart épousait Mlle de Chantilly, l'Opéra-Comique, dont il avait si brillamment conduit la fortune, tombait sous la coalition des envieux. Le directeur, mis à pied, obtenait l'autorisation d'ouvrir un nouveau théâtre de pantomime à la foire Saint-Laurent, sous le nom du danseur anglais Matheus. Ce fut là sans doute que Mlle de Chantilly exécuta sa fameuse danse des sabots. En même temps le maréchal de Saxe faisait offrir à Favart la direction de la troupe de comédie qu'il avait
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dans son camp. « Ne croyez pas, lui écrivait-il, que je la regarde comme un simple objet de divertissement. Elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de mes opérations militaires. » La gaieté lui paraissait aussi utile que la bonne soupe pour alimenter le soldat français. L'opéra-comique associé aux victoires du maréchal, c'était assez pour flatter l'amour-propre d'un auteur. Favart accepta. La veille de la bataille de Raucoux, un couplet final, tenant lieu d'ordre du jour, annonçait relâche pour le lendemain, le maréchal se chargeant de donner lui-même une grande représentation au bénéfice de la France. L'auteur annonçait en même temps, pour le surlendemain, les Amours grivois, en réjouissance de la victoire. La chose n'était pas douteuse; le maréchal en répondait.
Cette glorieuse campagne devait avoir pour Favart un triste dénouement. Il eut le tort de faire venir sa femme de Bruxelles. Une passion soudaine s'alluma dans l'âme du héros. Habitué à triompher de toutes les résistances, celui-ci s'indigna qu'une petite femme, comme il l'appelle, osât lui tenir tête plus obstinément que les bataillons anglais. Menacé d'une lettre de cachet pour la Bastille, Favart prit la fuite et se réfugia à Strasbourg chez un prêtre charitable : il y resta blotti dans une cave, se tuant les yeux pour peindre des éventails à la lueur d'une lampe, comme moyen de vivre. Mme Favart de son côté, s'étant enfuie, fut arrêtée et transportée successivement dans deux ou trois couvents, par ordre de son père, qui lui reprochait de résister aux puissances. Enfin, de guerre lasse, elle céda. De toutes les victoires du maréchal, ce fut la seule dont il n'eut pas le droit d'être fier. Favart resta digne et refusa tous les dédommagements pécu-
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niaires qu'on lui offrit. Il écrit à sa mère à propos d'un billet de 1 200 francs que lui envoie le maréchal : « Ma respectable mère, vous penserez comme moi qu'un bienfait qui déshonore est un outrage de plus. Que ce billet soit renvoyé! »
La mort débarrassa les deux époux de ce terrible protecteur, et leur permit de se réunir de nouveau. Mme Favart reparut, non pas à l'Opéra-Comique, qui n'existait plus, mais au Théâtre-Italien, où l'attendaient de nouveaux succès. Elle y resta jusqu'à sa mort. Grimm, malgré son peu de sympathie, raconte d'elle un trait qui prouve du moins une certaine énergie de caractère. Le prêtre venu pour l'assister sur son lit de mort lui demanda de renoncer au théâtre :
« Elle dit qu'elle ne voulait pas se parjurer; que c'était son état; que si elle guérissait, elle serait forcée de le reprendre, et qu'elle ne pouvait par conséquent y renoncer de bonne foi.... Mais lorsqu'elle se sentit expirer, elle dit : « Oh! pour le coup, j'y renonce. » Privé de celle qu'il pouvait justement appeler sa moitié, Favart ne fit plus que languir, et devint muet. Il essaya de se consoler en publiant le cinquième tome de ses œuvres sous le nom de sa femme. Mais son âme, son talent, sa vie d'artiste, s'étaient envolés avec elle. Singulière destinée que celle de Favart ! Il a, ce semble, tout ce qu'il faut pour être heureux en ce monde, et il ne peut jouir en paix de son bonheur. Il possède une femme charmante qu'il aime et dont il est aimé : le maréchal de Saxe la lui enlève. Il compose des pièces applaudies : on les attribue à un autre. Il fait la fortune de l'Opéra-Comique : ses succès mêmes deviennent la cause de sa ruine. Jamais homme ne parut né à la fois sous une meilleure et sous une plus mau-
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vaise étoile. On dirait qu'une fée bienfaisante l'a doué de tous les dons, et qu'une fée maligne l'empêche d'en profiter.
II
L'analyse des œuvres de Favart n'est pas chose facile. Ces bluettes si délicates, cet esprit si fluide et si léger risque de s'évaporer dans le creuset de la critique. Cependant il serait intéressant de montrer par des exemples ce qu'il y a de frivole et de charmant, d'artificiel et de vrai dans ces gracieuses compositions. Favart n'est point arrivé du premier coup à cette forme de l'opéra-comique. Il débute par une parodie du Glorieux de Destouches, Polichinelle comte de Pan fieî,, joué à la foire Saint-Germain de 1732 sur le théâtre des marionnettes. Plus tard il composera une parodie du Mahomet de Voltaire, qui ne fut pas représentée. Durant plusieurs années il alimente ainsi le théâtre de la Foire et le Théâtre-Italien, de vaudevilles, d'opéras, de comédies, sans se faire connaître. La première œuvre dramatique dont il s'avoua l'auteur fut la Chercheuse d'esprit, représentée sur le théâtre de la foire Saint-Germain le 20 février 17M. Elle obtint un succès éclatant, et fut saluée comme un petit chef-d'œuvre d'esprit, de grâce, de malice et de naturel.
Le sujet est tiré d'un des contes les plus scabreux de La Fontaine : Comment l'esprit vient aux filles. Le mérite de Favart est d'avoir su en faire une pièce décente et comique tout à la fois. Prenant son bien un peu partout, il a joint au conte certaines réminiscences de la Mère Coquette de Quinault, notamment l'idée extravagante de M. Subtil le tabellion et de Mme Ma-
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dré la riche fermière, qui, au lieu de se marier entre eux, imaginent de se donner mutuellement leurs enfants en mariage. « Troc pour troc, je vous donne Nicette, et vous me donnez Alain », s'écrie Mme Madré, une grosse mère, qui n'est pas fâchée d'épouser un jeune benêt dont elle fera l'éducation. M. Subtil, de son côté, dégoûté des femmes d'esprit depuis son pre mier mariage, préfère beaucoup une sotte comme Nicette. Mais ces profonds politiques ont compté sans la nature qui parle, et l'esprit qui vient même aux simples, dans certains moments. Alain et Nicette en sont au même point que Daphnis et Chloé dans le roman grec : des enfants de la nature ignorants et innocents, dont les habiles se moquent volontiers. L'art de mettre en scène et de faire parler les ingénus, en les montrant aux prises avec la ruse et la duplicité, est une des choses les plus difficiles et les plus délicates sur le théâtre. C'est précisément ce qui fait le mérite et l'originalité des rôles d'Agnès dans Y École des femmes et de Joas dans Athalie.
Tout le comique et le piquant de la pièce naît ici du mélange de la naïveté et de la malice : la naïveté, pour les personnages; la malice, pour le public s'amusant et riant d'une innocence qu'il ne partage pas. Nicette, si simple et si niaise qu'elle soit, a de l'esprit sans le savoir, et déjoue les savantes combinaisons de sa mère. Rien de plus plaisant que la scène où M. Subtil lui annonce l'intention de l'épouser :
Je viens de vous choisir
Pour ma petite femme.
Auriez-vous du plaisir
En m'épousant?
NICETTE.
Oh ! dame.
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SUBTIL.
Eh bien!
MADAME MADRÉ.
Achevez donc?
NICETTE.
Oh! dame !
Je n'en sais rien.
Mme MADRÉ. — Comment! est-ce ainsi qu'on doit répondre? NICETTE. — Eh mais! je ne puis pas savoir ça, moi.
MME MADRÉ. — Il faut faire une révérence et dire : oui, Monsieur. M. SUBTIL. — Ma chère Nicette, est-ce que vous auriez de la répugnance pour moi?
NICETTE, faisant la révérence. — Oui, Monsieur!
M""' MADRÉ. — La petite impertinente !
NICETTE. — Vous m'avez dit de dire comme ça.
Mme MADRÉ. — Oui, d'abord ; mais, à présent, il faut dire non.
A la fin Mme Madré, impatientée, renvoie sa fille en lui disant :
Allez chercher de l'esprit,
Nigaude, pécore,
Allez chercher de l'esprit
La pauvre Nicette se met en quête, et vient trouver d'abord M. Narquois, un savant, un homme qui lit tout couramment dans les livres, qui a fait, comme il le dit, ses humanités, sa rhétorique, sa philosophie ; mais qui n'a point malgré cela d'esprit à revendre, ce qui arrive quelquefois même aux savants. Le cousin
Léveillé lui en donnerait bien un peu, mais la jalouse
Finette s'y oppose. Nicette rencontre Alain, le fils du tabellion, aussi simple qu'elle, et qui rit de plaisir en la voyant. Nicette lui demande s'il veut se moquer, etllui fait part de ses chagrins :
Ah ! je n'ai point d'esprit, Alain !
1 Scène II.
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ALAIN.
Quoi, c'est ça qui vous met en peine?
Non plus que vous je n'en ai brin.
Et ici s'engage un dialogue animé d'une passion naïve qui s'ignore encore elle-même.
ALAIN. — Je sis fâché de n'en point avoir (d'esprit), je vous en ferais présent.
NICETTE. — Je ne sais, j'aimerais mieux vous avoir c't' obligationlà qu'à d'autres.
.........................
ALAIN. — Je ne sais pas comme ça s'fait, vous me revenez mieux que toutes les filles du village.
NICETTE. — Et vous, vous ine plaisez mieux que Robin mon mouton. ALAIN. — Tatigoi ! sans savoir c' que c'est que l'esprit, vous me donnez envie d'en avoir.
NICETTE.
Cherchons-en ensemble.
Quand nous en aurons,
Nous partagerons.
ALAIN.
Vous avez raison, ce me semble,
J'en trouverons mieux
Quand nous serons deux 1.
Les amants parlent même d'aller à Paris pour en acheter :
On trouve de tout à Paris,
On en vend là sans doute.
Petit trait jeté en passant à l'adresse du public parisien, des journalistes et des gens de lettres, qui débitent cette marchandise plus ou moins frelatée.
Du reste, Nicette pourra se dispenser du voyage, et aura bientôt assez d'esprit pour tenir tête à sa mère. Quand Mme Madré, furieuse de la voir au bras d'Alain, lui dit :
1. Scène vin.
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Pouvez-vous de la sorte agir
Sans rougir, petite pécore?
L'ingénue répond :
Excusez-moi, maman, j'ignore
Encore
Lorsque l'on doit rougir.
Alain, déniaisé par la riche fermière, porte à Nicette le bouquet et les rubans dont l'a gratifié Mme Madré. M. Subtil finit par s'apercevoir que les habiles ont été dupés par les simples ; c'est le cas de s'écrier avec
Pathelin :
Les oisons mènent les oies paître.
Aussi propose-t-il'de marier Alain avec Nicette, pour arrêter les progrès de l'esprit. En même temps il offre sa main à Mme Madré, qui l'accepte en faisant cette réflexion : « Je voulais épouser un nigaud.... Mais c'est la même chose, je vous prends. »
La Chercheuse d'esprit, en nous transportant au village, nous ouvre la longue suite des paysanneries mises à la mode par notre opéra-comique et par le pinceau de Boucher et de Lancret. C'est de la pastorale, sans doute, mais assaisonnée de gaillardise et de bel esprit.
Le Coq du village, Annette et Lubin, les Amours grivois, les Vendanges d'Argenteuil, la Rosière de Salency, les Moissonneurs, nous disent assez dans quel milieu l'auteur va chercher ses personnages. Favart embrasse du reste toutes les conditions sociales. Il nous mène à la cour avec Ninette parmi les grandes dames et. les grands seigneurs; il décrit aussi le monde parisien, les gens de la ville, dans le Bal bourgeois ou dans la
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Soirée des boulevards. Mais c'est surtout aux champs qu'il aime à transporter ses auditeurs. Le public du XVIIIe siècle a le goût de la villégiature, au moins en imagination. De nos jours, avec les chemins de fer, on va chercher aisément la campagne aux champs. On la trouvait alors à l'Opéra-Comique, idéalisée d'ailleurs et bien souvent au-dessus de la réalité.
C'est là qu'on rencontre avec Favart des gens heureux, des cœurs simples et purs, comme ceux dont il parle dans la préface de la Rosière de Salency.
Les Amours de Bastien et de Bastienne appartiennent encore à l'âge d'innocence et de candeur, dont le XVIIIe siècle aime d'autant plus à se rapprocher qu'il s'en éloigne davantage. Bien qu'elle semble parodier le Devin de village, cette pièce en est plutôt la répétition ou le décalque sous une forme rustique et grivoise. L'œuvre de J.-J. Rousseau, écrite en style noble et régulier, fut représentée comme intermède au Grand-Opéra, où elle obtint plus de cent représentations : le nom de l'auteur contribua pour une large part au succès. Le Théâtre-Italien ne fut pas moins heureux avec Bastien et Bastienne. Les deux pièces commencent de la même façon, mais dans un langage différent, l'une plus correcte, l'autre se rapprochant plus de la nature. D'un côté c'est Colette qui chante :
J'ai perdu tout mon bonheur,
J'ai perdu mon serviteur,
Colin me délaisse.
De l'autre Bastienne qui se lamente :
J'ons pardu mon ami;
D'puis c' temps là j' n'avons point dormi,
Je n' vivons pus qu'à demi,
J'ons pardu mon ami.
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Les regrets de l'amour trahi, des sacrifices faits pour l'ingrat, sont à peu près les mêmes chez les deux amantes, plus naïfs pourtant et plus vrais peut-être chez Bastienne. J.-J. Rousseau s'en tient aux termes
■' généraux :
Si des galants de la ville
J'eusse écouté les discours,
Ah ! qu'il m'eût été facile
De former d'autres amours !
¡ Mise en riche demoiselle,
Je brillerais tous les jours ;
De rubans et de dentelles
Je chargerais mes atours.
Pour l'amour de l'infidèle
J'ai refusé mon bonheur ;
J'aimais mieux être moins belle,
Et lui conserver mon cœur 1.
Favart descend, lui, dans les menus détails qui sont une part de la naïveté :
Pour qu'il eût tout l'avantage
A la fête du hamiau,
De ribans à tout étage •
J'ons embelli son chapiau :
D'eune gentille rosette
J'ons orné son flageolet;
C' n'est pas que je la regrette,
Malgré moi, l'ingrat me plaît.
Mais pour parer ce volage,
J'ons défait mon biau corset;
Faut-il qu'eune autre l'engage
Après tout ce que j'ai fait 2 ?
Ailleurs, se rappelant la conversation de Pierrot et de Charlotte dans Molière, et l'histoire des bons tours
1. Le Devin de village, scène Il.
2. Scène n.
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joués par la grosse Thomasse au jeune Robain en signe d'affection, Favart fait raconter par Bastien les preuves d'amitié qu'il a reçues de Bastienne :
»
Si j'allons dans la prairie,
AlI' me guett' venir de loin ;
Pour me fair' queuqu' tricherie,
Ail' se gliss' derrièr' le foin ;
AH' me jette de la tarre,
Et queuqu'aut' l'ois aussi, da,
AU' me pousse dans la marre.
Ce sont des preuves que ça.
Pis, ce jour qu'à la main chaude
On jouait sur le gazon,
Moi, qui ne sis pas un glaude,
Je m'y boutis sans façon.
AU' toujours folle et maleine,
Pour me divartir un brin,
Courut tôt prendre une épeine,
Et m'en tapit dans la main 1.
Voilà, comme dit Pierrot, ce qui s'appelle aimer les gens. Favart, en rivalisant ici avec Rousseau, semble avoir voulu montrer au philosophe de la nature qu'il savait s'en rapprocher aussi bien et mieux encore que lui.
Pourtant, si simples, si ingénus que soient et veuillent paraître les villageois de Favart, ils sont aux antipodes des paysans, des harengères, des poissardes et des racoleurs de Vadé. Ceux-ci péchaient par excès de platitude et de trivialité, même en parlant du petit dieu Cupidon; ceux-là pèchent par l'excès contraire.
Ils ont de l'esprit et en ont souvent trop. Le poète, non content de celui que la nature leur a donné, croit devoir y ajouter du sien. En même temps il leur prête
10 Scène IV.
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ses réflexions morales et philosophiques sur le bonheur de leur état, et leur fait répéter le 0 forlunatos nimium ! avec une conviction qu'ils n'ont jamais eue. A les voir si raisonnables, si contents de leur sort, si dédaigneux des richesses et des grandeurs, on serait tenté de les prendre, non pour des hommes, mais pour des anges. C'est Annette, une paysanne dont le bailli recherche la main, qui s'écrie avec une sagesse digne de la reine de Saba :
Toutes ces maisons magnifiques
Qu'à la ville on trouve partout
Ne valent pas nos toits rustiques.
Ces feuillages nouveaux sont bien plus de mon goût
Que ces planchers pleins de dorure,
Où l'on ne voit le bonheur qu'en peinture *.
Est-ce bien une paysanne qui parle ainsi? et n'estce pas plutôt l'auteur, le citadin dégoûté de la ville et rêvant au bonheur des champs comme le financier d'Horace? Combien sont plus vrais, dans Molière, Pierrot s'extasiant sur les beaux messieurs qui ont du dor sur leurs habits; et l'ambitieuse Charlotte bondissant de joie à l'idée de devenir une grande dame.
Lubin est un philosophe de village autant qu'un bon ouvrier, lorsqu'il dit :
Eh ! morgue ! la nature est une bonne mère ;
Nous avons tous part à ses soins.
Quand on sait travailler, on craint peu la misère ;
C'est dans le superflu qu'on trouve les besoins.
Excellente leçon d'économie politique et privée, nous le voulons bien. Mais les paysans du XVIIC et du
1. Scène m.
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xviiie siècle étaient-ils aussi heureux, aussi satisfaits de leur sort que le dit Lubin? Certaines pages trop connues de La Bruyère, les rapports des intendants de province depuis Boisguillebert jusqu'à Turgot, les Lettres d'un voyageur en France, par Arthur Young, nous révèlent le triste état des campagnes. Sans doute, il est bon d'éteindre dans le cœur des petits ce ver rongeur de l'envie qui est la plaie de nos sociétés démocratiques. Mais il ne faut pas non plus laisser trop ignorer aux gens heureux les misères de ceux qui souffrent.
Du reste, la philanthropie est aussi à l'ordre du jour dans l'opéra-comique comme dans les romans. Lubin, le paysan raisonneur et sentencieux, complimente ainsi son seigneur :
Quand vous voyez des malheureux,
Vous vous intéressez pour eux,
Vous dites à part vous : « Ils sont ce que nous sommes,
Oui, ces pauvres gens sont des hommes 1 ».
Nous sortons de la pastorale pour entrer dans le sermon. C'est là un défaut que Grimm reproche encore à Favart dans ses Moissonneurs :
On a dit que le révérend père Favart était venu prêcher son petit carême, pendant le carnaval, sur le théâtre de M. Arlequin.... Malgré tout cela, les Moissonneurs ont eu un très grand succès, et je soutiens et prédis qu'ils seront fort suivis. C'est que le spectacle est agréable, qu'il rappelle les tableaux touchants et intéressants de la vie champêtre; et pour tout dire, c'est que le parterre et le gros du public aiment les sentences à la folie.
Voilà pourquoi Favart leur en donne si volontiers. Parmi ces paysanneries, il en est une qui dépasse
1. Scène xvi.
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les proportions ordinaires et s'élève au ton de la véritable comédie : nous voulons parler de Ninette à la cour, pièce imitée d'une comédie italienne Bertholde à la cour, qui n'est elle-même qu'un souvenir du Don Quichotte. Nous sommes revenus au temps des amours romanesques. Ce n'est plus seulement un tabellion comme M. Subtil qui veut épouser la fille d'une riche fermière, ni un bailli qui dispute à Lubin la main d'Annette : c'est un prince, et un prince beau comme le jour, s'il faut en croire la légende. Astolphe, le roi de Lombardie, le compagnon de Joconde dans Arioste et La Fontaine, se trouve cette fois le rival de Colas auprès de Ninette, et pour le bon motif, car il prétend l'épouser.
Favart a fait de sa Ninette (rôle tout exprès créé pour sa femme), non point une simplette ingénue et niaise comme Nicette, non point une ambitieuse crédule comme Charlotte, mais une vive et spirituelle soubrette villageoise. Elle a plus d'esprit à elle seule que le roi et toute sa cour. Engagée dans une aventure risible, elle se moque elle-même des falbalas dont on l'attife pour la transformer en grande dame, et des leçons que lui donne Fabrice pour lui apprendre les bonnes manières. Elle joue à ravir les hauts airs, les vapeurs et les pâmoisons. Son voyage à la cour est pour elle tout simplement une occasion de railler les courtisans, de rendre à la princesse Emilie le cœur de l'infidèle Astolphe, et de donner en même temps une leçon au gros jaloux Colas, son amant et son futur époux. Le romanesque et la fantaisie se mêlent ici à la satire et à la peinture de la réalité. Tel est ce tableau de la cour tracé par Ninette ou plutôt par le poète qui lui prête son pinceau :
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J'ai vu de toutes parts de beaux petits objets
A talons rouges, en plumets :
Ne sont-ce pas des femmes en épées?
Colonels enfantins, officiers d'antichambre et de salon, abbés galants, défilent devant nous :
J'ai vu trotter aussi de gentilles poupées,
Qui portent des petits collets.
Ah ! que de plaisants personnages !
Crainte de déranger l'ordre de leurs visages,
Ils parlent tous comme des flageolets,
Tu... tu... tu... tu.... Dans nos villages,
Nous n'avons jamais vu de ces colifichets.
Et puis j'ai vu de graves freluquets,
Qui prenaient un air d'importance;
Et de jolis vieillards coquets,
Qui semblaient marcher en cadence.
L'un d'eux pour me voir de plus près,
Jusque sous mon menton s'approche,
Et tirant un œil de sa poche :
« C'est un bijou, c'est un ange. Eh ! mais, mais... 1 ».
C'est ainsi que Favart, dans le cadre d'une comédie romanesque semée d'ariettes, trouve moyen de crayonner en riant ce monde de la cour déjà peint tant de fois par La Bruyère, Bossuet, Fénelon et SaintSimon.
Les Trois Sultanes, pièce en trois actes et en vers libres, tirée d'un conte de Marmontel, toujours dans le même système, obtinrent un égal succès. Bien qu'il y ait là encore une large part de fantaisie, de caprice et d'invraisemblance, l'histoire des mœurs et des idées, les allusions contemporaines y trouvent aussi leur place. Les Trois Sultanes nous transportent dans un monde qui n'a d'oriental et de musulman que le nom. La couleur locale semble le moindre souci du
1. Acte II, scène vin.
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poète. Soliman est un sultan libéral et tolérant comme il ne s'en est jamais vu.en Orient avant l'Orosmane de Voltaire : monarque blasé et fatigué de son bonheur trop complet et des amours trop faciles du harem, comme il s'en est vu dans tous les temps. Une Française, une vraie Parisienne, Roxelane, digne sœur de Ninette par la gentillesse, l'esprit et la gaieté, s'est mis en tète de renverser de fond en comble l'étiquette du palais des Osmanlis. C'est elle qui apporte au sultan des idées nouvelles sur les droits de la femme, sur les devoirs du souverain; tout un programme libéral dont on ne se doute guère à Constantinople, et qu'on vante beaucoup alors à Paris :
Point d'esclave chez nous : on ne respire en France
Que les plaisirs, la liberté, l'aisance.
Tout citoyen est roi, sous un roi citoyen 1.
Roxelane embellit singulièrement le tableau : le roi citoyen Louis XV laisse bien quelque chose à désirer, et ressemble plus à un sultan qu'à un monarque constitutionnel. Mais le public est satisfait et applaudit. La victoire de Roxelane sur le chef des eunuques Osmin, et son mariage avec le sultan, ont pour résultat l'abolition de la polygamie. C'est le premier acte par lequel la nouvelle épouse inaugure sa souveraineté :
Aux femmes du sérail je donne la volée
Dans cette revue des pièces de Favart aux formes si ondoyantes, si capricieuses et si variées, il est un genre qu'il cultive à ses débuts, et auquel il revient
1. Acte III, scène m.
2, Acte III,scène vi.
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encore vers la fin de sa carrière : la parodie. Ce fut ainsi qu'il composa en 1771 les Rêveries renouvelées des Grecs, parodie de l'opéra d'Iphigénie en l'auride. Malgré tout son esprit, Favart ne peut relever un genre condamné par le bon goût : il a eu le tort d'y consacrer ici trois actes qu'il eût pu mieux employer. Quelques traits plaisants, comme le songe d'Iphigénie, quelques critiques malignes, comme celle où la sœur dit au frère en l'arrêtant dans ses aveux :
Ne me dites rien davantage,
Ce n'est pas encor le moment :
Je veux réserver l'éclaircissement
Pour le dénoûment1.
ne suffisent pas pour constituer une pièce de théâtre. En recueillant les lambeaux de la tragédie grecque pour la parodier, Favart frayait la voie aux facéties burlesques d'Orphée aux enfers et de la Belle Hélène. Art plaisant quelquefois, mais inférieur et dangereux, qui rabaisse les sentiments, travestit les plus nobles inspirations, et substitue le petit et le laid au grand et au beau. Heureusement l'Opéra-Comique et Favart, en particulier, ont d'autres titres à invoquer.
Du reste lui-même indique les limites du genre dans ces conseils adressés aux parodistes :
Sans humeur,
Sans aigreur,
La critique
Sait relever les défauts.
Le sel de ses bons mots
Réveille, sans qu'il pique.
L'enjouement,
L'agrément
Est son style.
t. Acte II, scène x.
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Corrigez en amusant,
Et soyez moins plaisant
Qu'utile.
Comme Panard son maître, doué d'une humeur h douce, joviale et pacifique, Favart excelle dans le / vaudeville et la chansonnette :
Vous qui voulez des chansonnettes,
Venez, venez en faire emplettes,
Filles, garçons.
Une des plus piquantes est celle qui a pour titre :
, N'y a plus d'enfants :
Du temps que vivait mon grand-père,
Dans l'excès on ne tombait guère ;
On était jeune à soixante ans.
A présent, dès l'adolescence,
L'affreuse vieillesse commence :
N'y a plus d'enfants.
Qu'une fille était étonnée
Le premier jour de l'hyménée !
Pour l'instruire il fallait du temps.
A présent de peine on est quitte,
On trouve femme toute instruite :
N'y a plus d'enfants.
Ami de la décence, il lui fait sa part même dans la farce. Rappelons cette scène de la Soii,ée des boulevards, où un père veut apprendre à sa petite fille, âgée de sept ou huit ans, une chanson tant soit peu grivoise :
Mme ROGER. — VOUS lui apprenez de jolies choses!
M. ROGER. — Bon, bon, on ne risque rien d'instruire une honnête fille du bien et du mal : elle pratique l'un et fuit l'autre.
M'ue ROGER. — Je ne pense pas de môme. Roger, Roger, n'enseignons que le bien : le mal s'apprend tout seul.
M. ROGER. — Eh bien ! j'ai tort et tu parles en brave femme.
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Le fond honnête et droit de Favart se montre partout. Nul n'a su se tirer plus adroitement des genres et des sujets les plus scabreux, sans offenser la pudeur ni la vertu, en restant, comme l'a dit Voltaire, le représentant des grâces et de la gaieté française.
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CHAPITRE XXIII
L'OPÉRA-COMIQUE. (Suite et fin.)
Sedaine : Les Sabots. — Rose et Colas. — Le Déserteur Richard
Cœur de Lion. — Marmontel : Zémire et Azor.
1
Nous avons déjà parlé de Sedaine, de ce talent naïf et primesautier, qui, sans bruit, sans fracas, sans programme, trouve d'instinct la voie d'une comédie nouvelle et réalise ce que Diderot a si longtemps rêvé sans pouvoir l'atteindre. Nous avons rappelé ses plus beaux titres littéraires en citant le Philosophe sans le savoir et la Gageure imprévue. N'oublions pas cependant que l'opéra-comique fut pour moitié au moins dans sa fortune, dans sa réputation, et que le succès de Richard Coeur de Lion lui ouvrit les portes de l'Académie Française. Triomphe éclatant, non seulement pour l'auteur, mais pour le genre lui-même qui, parti de si bas, recevait ce jour-là une solennelle consécration.
Sedaine est sans doute trè~ inférieur à Favart comme écrivain, et surtout comme versificateur : il est moins instruit, moins lettré, moins rompu aux gammes poétiques. Pourtant il faut distinguer entre sa prose vive, naturelle et vraie, plutôt parlée qu'é-
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crite, et ses vers souvent faibles, négligés et prosaïques. Lemierre, en le recevant à l'Académie Française, le félicite d'avoir su, par d'adroites réticences, par le jeu, par l'action dramatique, éviter en partie les difficultés de l'art d'écrire. « Toutefois, ajoute-t-il, le mot propre, celui du cœur, qui peint tout un caractère ou récapitule toute une situation, ne vous a jamais échappé. » La Harpe, en lui reconnaissant le talent du praticien, l'instinct dramatique, et ces mots heureux qu'on ne saurait lui contester, déclare qu'il faut aller voir ses pièces, mais ne pas essayer de les lire. Nous avouerons cependant que la lecture du Philosophe sans le savoir et de la Gageure imprévue nous a paru cent fois préférable à celle du Philoctète ou de la Mélanie de La Harpe lui-même.
Pour l'opéra-comique, il en est un peu autrement : privé du charme de la musique, le couplet ressemble trop souvent à un oiseau qui n'a qu'une aile. Mais là encore, tout aussi bien que dans une comédie bourgeoise, Sedaine est à sa façon créateur et novateur. C'est un de ces praticiens dont les critiques doivent tenir grand compte, parce que le succès, au théâtre surtout, est un argument plus puissant que toutes les théories et tous les systèmes. Mairet, Scudéry, Chapelain, Richelieu même auront beau déclarer que le Cid de Corneille est contraire à certains principes d'Aristote, la voix publique aura raison contre eux. Et c'est Boileau, l'homme de la règle, qui le proclame. La Harpe pourra bien nous répéter que les opéras-comiques de Sedaine sont mal écrits, parfois absurdes; cela n'empêchera pas Rose et Colas, le Déserteur, Richard Cœur de Lion, de ravir les oreilles et les cœurs, par la musique sans doute,
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mais aussi par le dialogue et l'intérêt dramatique.
Comme nous l'avons dit, ce qui domine surtout chez Favart, c'est l'esprit : Ninette à la cour, la soubrette villageoise, en est étourdissante. Sedaine n'en manque pas non plus, à coup sûr; la jolie pièce adressée à son Habit, la charmante bluette de la Gageure imprévue, le prouvent assez. Mais enfin, ce qui l'emporte avant tout, dans ses œuvres comme dans sa personne et dans sa vie, c'est le cœur, le sentiment. Les plus beaux traits du Philosophe sans le savoir sont partis de là : c'est de là encore que Sedaine va tirer un élément nouveau pour l'opéracomique.
Fils de la parade et de la parodie, frère du vaudeville, l'opéra-comique a commencé par être un genre éminemment satirique : la médisance et la malice y tiennent une large place avec Le Sage et Fuzelicr. Panard et Favart y ont introduit la morale et la décence, deux choses inconnues longtemps sur le" théâtre de la Foire. Sedaine y fait entrer le pathétique, qui a fini par rester maître de la place. Mais il réserve la part de la gaieté, sentant bien que l'opéra-comique ne pouvait, sans manquer à son origine, dégénérer en tragédie bourgeoise ou en comédie larmoyante. Le rire a des droits antérieurs sur ce théâtre où il régnait seul autrefois. Ce rire, au lieu de l'emprunter à la médisance, aux équivoques obscènes, aux traits malins d'un esprit mordant et satirique, Sedaine le fait souvent sortir de la naïveté même : c'est là un don particulier de son talent. Nul n'a mieux peint et fait parler les paysans : ceux de Favart ont parfois trop d'esprit, ceux de Vadé sont grossiers, ceux de Sedaine sont vrais, sans bas-
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sesse ni trivialité. Leur simplicité va quelquefois jusqu'à la niaiserie plus apparente que réelle, ce qui est encore un trait de vérité. Naïf lui-même, Sedaine prête volontiers à ses personnages des réflexions ingénues qui rappellent les vérités de M. de la Palisse. Tel est ce vers chanté par Alexis dans le Déserteur :
Mourir n'est rien : c'est notre dernière heure 1,
banalité tant soit peu simple et vide, dont se moque un bel esprit tel que La Harpe, mais que le gros public accepte comme l'expression d'une vérité incontestable. Ami de Diderot et de Grimm, Sedaine, lui aussi, mêle à ses opéras une certaine dose de philosophie, non pas transcendante et déclamatoire comme celle du Fils naturel ou du Père de famille, mais populaire et naïve, simple fruit de l'expérience et du sens commun. Témoin ce dialogue de Mathurin et de
Pierre Leroux dans Rose et Colas :
MATHURIN. — Eh bien ! Pierre Leroux, comment vont vos vignes ?
PIERRE. — Ah ! ah 1 assez bien, si ce n'étaient les vers qui nous rongent.
MATHURIN. — Oh ! cela a été de tout temps : qu'y faire ?
PIERRE. — Rien. Il n'y a que Dieu et le temps.
MATHURIN. — La méchanceté des hommes va de mal en pis.
PIERRE. — Quand cela sera au comble, il faudra bien une fin.
Ces braves gens peuvent longtemps causer et raisonner de la sorte sans ébranler les bases de la société, de la religion ni de l'État.
Pourtant ses paysans s'enhardissent quelquefois à pousser plus loin leurs réflexions, comme Richard dans le Roi et le Fermier. Le manant causant fami-
1. Acte II, scène n.
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lièrement avec le roi, qu'il prend pour un simple gentilhomme de la cour, ose lui dire :
Tenez, nous parlons du roi, j'ai vu ce qu'un roi n'est pas toujours à portée de voir.
LE RoI. — Quoi?
RICHARD. — Des hommes
Le mot est bien profond, et tant soit peu prétentieux pour un paysan. Mais Richard est un fils de fermier aisé, qui a lu, étudié, voyagé : c'est déjà un raisonneur et presque un monsieur, quoiqu'il ne veuille pas qu'on lui donne ce nom. Du reste le cas est rare chez Sedaine : sa philosophie est en général plus modeste, plus réservée; exempte de déclamation, elle a le mérite de se résumer en un mot.
Artisans et paysans sont les personnages que l'auteur se plaît surtout à peindre, parce qu'ils sont plus voisins de la nature. Il retrouve d'ailleurs chez eux, en raccourci et sous une forme ingénue, toutes les variétés et les passions de l'espèce humaine : la vanité, l'égoïsme, la ruse, la générosité. Écoutez la conversation du fermier Lucas et du berger Colin dans les Sabots :
LUCAS. — Il faut que tu sois bien sot, d'aller prêter dix écus à un milicien.
COLIN. — Il en avait besoin.
LUCAS. — Oui; et s'il te les emporte?
COLIN. — Il ne m'a pas emporté le plaisir que j'ai eu à lui rendre service. ,
LUCAS. — Pense toujours comme cela, et tu deviendras riche 2 !
Les contes et les fables de La Fontaine ont été pour Sedaine la première Source d'inspiration : il en a tiré
1. Acte 111, scène x.
2. Scène m.
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Blaise le savetier, le Jardinier et son seigneur, le Magnifique, et vingt autres compositions charmantes. La pastorale, gâtée par les fadeurs de Fontenelle et de La Motte, va reverdir sous une forme nouvelle, avec une pointe de gaillardise et de jovialité qui rappelle le ton du Savetier de La Fontaine :
Un savetier chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Ainsi font les bonnes gens de Sedaine, ainsi faisaitil lui-même en taillant ses pierres dans la cour de l'Institut. C'est précisément ce qui l'a poussé d'instinct vers l'opéra-comique, ce théâtre où l'on cause et où l'on chante tour à tour, à bâtons rompus, sans être obligé de s'essouffler et de s'égosiller à perdre haleine comme dans le grand opéra. Genre bâtard, tant qu'on voudra! Sedaine s'en accommode et trouve moyen d'introduire dans ses petits pots-pourris de prose et de vers des scènes ravissantes de fraîcheur, de grâce et de naturel. D'ailleurs peu à peu, sans tumulte, sans violence, il élargit le cadre de l'opéracomique et en renouvelle le fond. Sedaine en effet a deux ou trois manières qui se succèdent. Les Sabots, Rose et Colas, deux petites pièces en un acte mêlées d'ariettes, appartiennent encore au genre simple et primitif. Rien de plus gracieux que ce tableau de Babet et de Colin mangeant des cerises, scène pastorale qui rappelle le Jeu de Robin et de Marion, dans Adam de la Halle : c'est un mélange de passion naïve et d'esprit aiguisé par l'amour :
BABET. — Comme ton pain est bon ! Il est comme de la brioche.
Mange donc, Colin.
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COLIN. — J'ai encore moins faim quand je te regarde.
BABET. — Eh mais! je prends ton pain, je prends tes cerises.
Vois donc ces petits oiseaux qui viennent tout près; jette-leur cela.
COLIN.
Qu'ils sont heureux ces oiseaux !
C'est le mâle et la femelle :
Vois comme il vole après elle.
Les vois-tu sur ces ormeaux ?
Ils agitent les rameaux,
Qu'ils sont heureux ces oiseaux 1 !
Le souffle poétique n'est jamais ni très fort ni très élevé chez Sedaine; mais il respire la candeur et l'innocence, sans exclure pour cela l'esprit. Le vers est faible parfois, mais il s'envole avec la musique et se grave comme elle dans la mémoire. Ainsi ce couplet de Rose et Colas :
Avez-vous connu Jeannette ?
Avez-vous connu Jeannot?
L'un et l'autre était plus sot
Qu'un mouton qui pait l'herbettc 2.
Et cette ballade dont le ton naïf semble nous rendre les rondes enfantines du premier âge :
Il était un oiseau gris
domme un' souris,
Qui pour loger ses petits
Fit un p'tit
Nid 3.
Vrai chant de nourrice, avec lequel Rose espère bien endormir son père, et dont la musique devait encore doubler le charme.
1. Les Sabots, scène ix.
2. Scène vin.
3. Scène XIII.
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Jusqu'alors Sedaine n'avait fait que crayonner des tableaux gracieux et des sujets de composition pour Monsigny, sans s'élever beaucoup au-dessus du conte et de la pastorale. Le Déserteur marque l'avènement d'un genre nouveau (1769). L'alliance du tragique et du comique, ce problème délicat, posé par La Chaussée dans le Préjugé à la mode et l' École des mères, repris depuis par Voltaire dans l' Enfant prodigue et Nanine, va se trouver ici résolu. Aussi Grimm pousset-il ce cri de joie : « Enfin! enfin! nous avons vu le Déserteur, comédie en trois actes et en prose mêlée d'ariettes!... Presque tombé à la première représentation, il était déjà au comble de la gloire à la quatrième. » Il exhale en même temps sa mauvaise humeur contre Monsigny, qui a fait attendre si longtemps sa musique, et reporte à l'auteur de la pièce la meilleure part du succès. Monsigny, selon lui, n'était pas de taille à traiter un pareil sujet. Il eût fallu un Pergolèse. La partie comique est joliment rendue, mais la partie tragique reste très faible.
Quant 4 M. Sedaine, je persiste plus que jamais dans l'estime que je lui porte, et je suis un peu fâché pour nos académiciens, nos connaisseurs, nos merveilleux, de voir le peu de cas qu'ils affectent de faire de lui. Peut-être sont-ils de bonne foi : en ce cas ils sont donc peuple, et ne sentent pas mieux que lui le génie de son allure.... Ils ont donc tort de faire quelque cas de Shakespeare, car je leur prouverai, quand ils le voudront, que le génie de Sedaine est infiniment analogue à celui du tragique anglais; et si je croyais à là métempsycose, je dirais que l'âme de Shakespeare est venue habiter le corps de Sedaine.
Ailleurs Grimm nous raconte l'émotion de Sedaine après avoir lu pour la première fois quelques drames de Shakespeare, dans une traduction française fort imparfaite : il en a été plusieurs jours dans une espèce
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d'ivresse.... « Vos transports, lui ai-je dit, ne m'étonnent point : c'est la joie d'un fils qui retrouve un père qu'il n'avait jamais vu 1. »
Sans doute, le critique enthousiaste va trop loin dans son admiration, et découvre trop aisément des traces de sublime. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a ici pour l'art une petite révolution. L'opéra-comique a pu faire ce qui avait paru jusqu'alors impossible à la comédie française. Alexis, le soldat déserteur, et Montauciel, le dragon, représentent les deux éléments contraires du drame regardés jusqu'alors comme inconciliables : le tragique et le comique associés et trinquant ensemble, un moment, à la même table. Un amour profond et désespéré comme celui d'Alexis et de Louise, la douleur d'une famille, l'approche du supplice, toutes ces tristes émotions mêlées aux facéties et à l'ivresse joyeuse de Montauciel ; le spectacle de la nature joint à celui des passions humaines; le contraste d'une campagne paisible et d'un camp voisin; les coups de théâtre subits qui nous transportent de ce lieu champêtre sur la place publique, où défilent les soldats commandés pour l'exécution : tout cela forme un ensemble de moyens nouveaux introduits dans la comédie. On a pu en abuser depuis, nous donner des œuvres où les décors, les trucs dramatiques, les surprises, ont remplacé le style et la pensée : mais Sedaine n'en a pas moins sur ce terrain l'honneur de l'innovation. Par là il mérite les éloges de Grimm, si outrés qu'ils soient.
Les objections et les critiques n'ont pas manqué non plus à cette pièce accusée d'invraisemblance et même
1. Corresp. de Grimm, t. I, III' partie.
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parfois d'absurdité. Alexis est-il ou n'est-il pas réellement déserteur? Grimm dit oui, La Harpe dit non : peu nous importe. Ce qui nous touche ici, c'est la passion sincère des deux jeunes gens; c'est le désespoir d'Alexis consentant à se laisser condamner comme coupable quand il se croit trahi par sa maîtresse; c'est le dévouement de Louise accourant nu-pieds pour apporter la grâce de son amant. Il faut se laisser aller au charme des émotions et de la musique si habilement associées. Essayez-vous de raisonner, de discuter, le charme s'en va. Le Déserteur, le plus populaire peut-être des opéras-comiques de Sedaine, est aussi le moins logique, le moins bien écrit (Grimm lui-même en convient), mais en revanche le plus dramatique et le plus touchant.
L'esprit chercheur de Sedaine, prompt à saisir les occasions, va trouver dans la lecture d'un ancien conte du XIIIe siècle, rajeuni par Sainte-Palaye, une source nouvelle d'inspiration. C'est de là qu'il tirera Aucassin et Nicolette ou les Mœurs du bon vieux temps. Le bon vieux temps! une chimère que l'on caresse avec d'autant plus d'amour que l'on s'en fait une plus vague idée. Les études sur le moyen âge avaient pris faveur au XVIIIe siècle, grâce aux travaux et aux traductions de Lacurne de Sainte-Palaye, du comte de Tressan, de Legrand d'Aussy, etc. Il y eut alors un parti gothique ou gaulois en littérature. Au moment où elle allait rompre avec le passé, la France s'éprit tout à coup d'une vive tendresse pour ces premiers temps de notre histoire nationale : sentiment analogue à celui qui ramène les vieillards vers les souvenirs de leur berceau. Déjà Voltaire, dans Zaïre et Adélaïde Duguesclin, du Belloy, dans le Siège de Calais, avaient
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donné l'exemple. Sedaine, qui a le goût du naïf et -l'imagination facile à exciter, va reconstituer ces âges évanouis, tout ce monde de chevalerie, de dames châtelaines, de troubadours, de donjons, de créneaux, de ponts-levis. Quoiqu'il ait au fond peu de sympathie pour le régime féodal, et qu'on lui reproche d'avoir peint dans sa pièce un chevalier capable de manquer à sa parole, il n'en trouve pas moins, dans ce lointain, un charme singulier. Si peu instruit qu'il soit, après quelques lectures il reprendra comme d'instinct cette langue du moyen àge qu'il ignore, et même la strophe monorime dans ce couplet qui devait ravir d'aise Sainte-Palaye et ses amis :
Pucelle avec un cœur franc,
Au corps gentil, au corps plaisant,
On voit bien à ton semblant
Que tu parles à ton amant 1.
C'est de ce même courant d'idées et d'inspiration qu'est sorti Richard Cœur de Lion, tiré d'un conte rajeuni par Legrand d'Aussy. Avec lui, l'histoire entrait dans l'opéra-comique, élément nouveau jusque-là, et dont Collé venait de gratifier la comédie, en écrivant la Partie de chasse de Henri IV. Richard, le héros de la croisade, était resté comme un personnage légendaire et romanesque, fameux dans les chroniques de l'Occident et de l'Orient. Sedaine a singulièrement élargi, en son honneur, le cadre et les proportions de l'opéra-comique. Dès le début, la mise en scène indique l'idée du contraste que le poète veut établir enlre l'aspect triste et sévère des lieux, du château
t. Acte II, scène n.
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fort où languit le royal captif, et la joie innocente des paysans qui s'apprêtent à fêter la cinquantaine du vieux Mathurin. Blondel le libérateur, le vieux chantre aveugle, ou du moins passant pour tel, s'avance conduit par le jeune Antonio. Comme l'OEdipe de Sophocle arrivant à Colone, il demande à son guide de lui dire où il est.
ANTONIO. — Vous n'êtes pas loin d'un château où il y a des tours, des créneaux; je vois tout en haut un soldat, qui fait faction avec une arbalète.
Détails pittoresques chers aux poètes anciens, et dont Sedaine comprend d'instinct l'importance. Il a le sentiment de la couleur locale, que Grétry fera passer dans sa musique.
L'auteur semble avoir lui-même marqué d'avance la note musicale dans ce couplet que l'on prendrait pour une villanelle de l'ancien temps.
ANTONIO.
La danse n'est pas ce que j'aime,
Mais c'est la fille à Nicolas.
Lorsque je la tiens par le bra~,
Alors mon plaisir est extrême.
Je la presse contre moi-même ;
Et puis nous nous parlons tout bas.
Que je vous plains! vous ne la verrez pas 1.
Le langage de Blondel est tant soit peu orné et embelli de souvenirs mythologiques : il parle d'Orphée, des Filles de Mémoire, et .entonne le fameux couplet que la musique de Grétry a porté dans le monde entier :
0 Richard, ô mon roi,
L'univers t'abandonne :
1. Acte 1, scène n.
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Sur la terre, il n'est que moi
Qui s'intéresse à ta personnel.
m
La musique, il faut l'avouer, est ici bien supérieure aux paroles qui l'ont inspirée! Cependant on ne saurait méconnaître le talent dramatique dont Sedaine a fait preuve, l'habileté avec laquelle il a mêlé l'histoire et le roman, les souvenirs de la croisade et les amours de Florestan et de Laurette, de la comtesse de Flandre et de Richard. Blondel lui-même, sans le savoir, parle comme le Décroisé de Rutebeuf, dans ce couplet bachique où il célèbre avec Panard la philosophie de Grégoire :
Que le vaillant roi Richard
Aille courir maint hasard,
Pour aller, loin d'Angleterre,
Conquérir une autre terre,
Dans le pays d'un païen !
C'est bien, c'est bien :
Cela ne nous blesse en rien.
Moi, je pense comme Grégoire,
J'aime mieux boire 2.
Puis vient le beau dialogue chanté par le troubadour et le roi, qui se répondent de loin l'un à l'autre. Malgré la faiblesse des vers, la situation est si pathétique et la musique si entraînante qu'on est profondément ému.
Le mouvement dramatique va croissant au troisième acte : une fête et un assaut se préparent en même temps. Il y a bien là encore une part d'invraisemblance; mais du moins l'action marche. Les chants des paysans, les danses, les décors, l'intérêt drama-
1. Acte I, scène m.
2. Acte I,.scène YIII.
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tique, toutes les séductions des yeux et des oreilles se trouvent réunies. Enfin un changement à vue nous montre subitement le château emporté d'assaut, Blondel dépouillant son vêtement de pauvre, sa barbe de vieillard, et conduisant lui-même l'attaque : le roi est délivré.
Jamais l'opéra-comique n'avait déployé un pareil luxe de représentation, de splendeurs artistiques, littéraires et musicales. C'était à rendre jaloux son frère aîné, le grand opéra. Voltaire, alarmé dès longtemps, écrivait à d'Argental : « Je vous le répète, l'opéracomique fera tout tomber. Une musique agréable, de jolies dames, des scènes comiqties et beaucoup d'ordures, forment un spectacle si enviable à la nation, que le Petit Carême de Massillon ne tiendrait pas contre lui. » Le mot de Voltaire parut un moment justifié, moins les ordures, dont Sedaine n'avait pas besoin, et qu'il remplaçait par le pathétique.
La féerie, cet autre domaine du grand opéra, eut aussi son tour. Sedaine terminait sa carrière en tirant des contes de Perrault son Raoul Barbe-Bleue, dont le succès fut médiocre. Dans cette voie, du reste, il avait été déjà devancé par Marmontel, l'auteur de
Zémire et Azov.
II
Marmontel est tout justement l'opposé de Sedaine. C'est un lettré jusqu'au bout des ongles, un écrivain correct, un bel esprit délicat et ingénieux, un critique estimé et patenté, mais auquel manquent par-dessus tout l'instinct et le génie dramatique. Collé lui a
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tâté le pouls après sa première tragédie, IJenys le Tyran, et a constaté qu'il était à la glace : grave infirmité dont on ne guérit pas aisément. Il est vrai que Collé n'aime guère Marmontel, homme très distingué, très instruit, dit-il, qu'on a bien fait de recevoir à l'Académie, mais qu'il se gardera bien de recevoir chez lui. Ses relations avec les Encyclopédistes, ses accointances avec Voltaire qui s'était fait son patron, semblaient autant de titres à la défiance de Collé.
Un certain ton de critique tranchante et pédantesque doublait encore cette antipathie. Aussi va-t-il jusqu'à l'accuser d'être sans mœurs, malgré ses Contes mol'aux, et sans principes, malgré ses prétentions philosophiques.
Pourtant ses Mémoires, qui sont aujourd'hui la partie la plus intéressante-de ses œuvres, et qui contiennent l'histoire de sa vie et de son temps, ne révèlent ni un cœur méchant ni un esprit dépravé; mais un littérateur homme du monde, fort répandu dans les meilleures sociétés ; tour à tour protégé et persécuté; mis à la Bastille pour des vers qu'il n'a point faits; chargé de la direction du Mercure, un des bons canonicats de la république des lettres ; mêlé plus tard aux premiers événements de la Révolution française; sympathique aux idées nouvelles, puis révolté par des excès et des crimes qu'il ne veut ni partager ni approuver; se retirant en Normandie, où il finit ses jours dans l'obscurité et dans l'oubli.
Poète de province et lauréat des Jeux Floraux, Marmontel, en arrivant àl Paris, s'était tout d'abord tourné vers le théâtre : Voltaire l'y poussait. C'était la grande voie qui menait à la fortune et à la gloire : le succès d'une soirée suffisait mieux que dix volumes
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pour rendre un homme illustre. La tragédie, cette première séduction des jeunes poètes, l'attira sur les pas du maître glorieux dont il suivait la trace. Avec un courage digne d'un meilleur sort, Marmontel revint cinq ou six fois à l'assaut, sans pouvoir détacher cette palme que Voltaire adolescent avait ravie du premier coup avec son Œdipe. Cléopâtre suivit dans sa chute Denys le Tyran ; et Aristomène n'eut guère plus de bonheur que Numitor.
La prose lui fut plus secourable : le succès des Contes moraux, la vogue prodigieuse de son Bélisaire, un roman philosophique qui eut la bonne fortune d'être excommunié et recommandé ainsi à l'attention des lecteurs, tempérèrent l'amertume de ses échecs dramatiques. Mais le théâtre restait toujours sa passion secrète, son espoir, son ambition. Le grand opéra ne lui avait pas mieux réussi que la tragédie. L'opéra-comique devint son refuge : il y trouva du moins quelques succès pour guérir les blessures de son amour-propre, si peu ménagé jusque-là par le public.
Un heureux hasard fit de lui, un moment, le sauveur et le protecteur de Grétry. Il nous raconte dans ses
Mémoires comment le comte de Creutz lui recommanda un jeune musicien de talent arrivant d'Italie, qui était, disait-il, au désespoir et sur le point de se noyer, si Marmontel ne venait à son secours en lui fournissant un libretto d'opéra-comique. Marmontel, bien qu'assez ignorant dans la partie, était un versificateur prêt à tout, capable de faire tout ce qui concernait son état, tragédies, opéras, épîtres, compliments, etc. Ce fut ainsi qu'il improvisa, par bonté d'âme, le canevas du Huron (1768), tiré d'un conte
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de Voltaire, Y Ingénit, profané et gâté par cette métamorphose.
« Il n'a pas senti, dit Grimm, qu'il faut avoir tout juste le double de la gaieté, de la folie, de la verve de l'auteur du roman, quand on veut mettre ce roman sur la scène. »
Heureusement la faiblesse du poète était rachetée par le mérite du musicien.
« M. Grétry, ajoute Grimm, est un jeune homme qui fait ici son coup d'essai; mais ce coup d'essai est le chef-d'œuvre d'un maître qui élève l'auteur, sans contradiction, au premier rang. Il n'y a dans toute la France que Philidor qui puisse se mesurer avec lui. »
Marmontel s'attribua naïvement la meilleure part du succès, et, pour obliger une fois de plus Grétry, lui fournit un nouvel opéra, Lucile. Cette fois il crut avoir trouvé sa voie, et se posa comme novateur en face de Sedaine et de Favart.
Je m'aperçus, dit-il, que le public était disposé à goûter ce spectacle d'un caractère analogue à celui de mes contes ; et avec un musicien et des acteurs (il les met sur le même rang) en état de répondre à mes intentions, je pris moi-même un goût très vif pour cette espèce de création; car je puis dire qu'en relevant le caractère de l'opéra-comique, j'en créais un genre nouveau. Après Lucile, je fis Sylvain; après SylvrlÍn, Y Aiîti de la maison et Zémire et Azor : et nos succès à l'un et à l'autre allaient toujours en croissant : jamais travail ne m'a donné des jouissances plus pures.
De toutes ces pièces oubliées aujourd'hui, malgré la musique de Grétry qui semblait devoir les sauver, Zémire et AZ01' (1771) est la seule dont le souvenir ait survécu. Représentée d'abord à Fontainebleau devant la cour, elle y obtint un immense succès, qui se re-
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nouvela devant le public de Paris 1. L'enthousiasme du parterre fut tel que les acteurs amenèrent Grétry malgré lui sur la scène; Marmontel se déroba, non par modestie sans doute, mais par dignité littéraire, aux honneurs de l'ovation. Grimm, en nous racontant cette brillante soirée, demande pourquoi on n'a pas réclamé aussi l'auteur du Magasin des enfants, Mmc Le Prince de Beaumont, qui a fourni le sujet de la pièce ..par son joli conte de la Belle et la Bête : Zémire est la belle et Azor la bête. « De mauvais plaisants ont dit que la belle était la musique et la bête, les paroles : mais les mauvais plaisants ne se piquent pas toujours d'être équitables. » Ils ne l'étaient pas en effet. Si charmant que soit le conte primitif, Marmontel l'a encore embelli sans y ajouter, il est vrai, tout ce que n'eût pas manqué d'y mettre l'imagination d'un Sedaine ou d'un Favart. Mais enfin, le genre une fois donné, l'action n'est pas mal conduite, et les vers, quoique sans relief et sans éclat, sont assez faciles et coulants.
Azor est un jeune prince persan qu'une fée maligne a dépouillé de sa beauté dont il était trop fier, et transformé en une sorte de monstre humain, condamné à ne reprendre sa forme première que le jour où une femme consentira à l'aimer malgré sa laideur.
Pensée morale d'un sens élevé et délicat.
Le costume d'Azor est devenu pour l'auteur une source de tribulations. Marmontel nous raconte les difficultés sans nombre qu'il a éprouvées pour faire accepter de l'acteur cette métamorphose peu flat-
1. La pièce fut traduite dans toutes les langues. Un contemporain raconte. qu'il l'a vue jouée dans une foire d'Allemagne, le même jour, sur trois théâtres, en flamand, en allemand et en français.
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jeuse : « Un pantalon tigré, la chaussure et les gants pe même, un dolman de satin pourpre, une crinière Itèire, ondée et pittoresquement éparse, un masque effrayant, mais point difforme ni ressemblant à un IgjUiseau. » Tel est le nouveau Céladon aspirant à gagner le cœur de Zémire.
I .Le père de celle-ci est un pauvre marchand nommé Sander, qui se trouve comme par enchantement transporté dans le palais d'Azor. Ses filles à son départ lui ont demandé de leur rapporter, l'une des rubans, l'autre des dentelles, la troisième une rose. Il aperçoit un bouquet de ces fleurs dans le palais, sur une pjéotasole, et se permet d'en prendre une. De là fureur tel reproches d'Azor, qui lui impose l'obligation de lui envoyer une de ses filles en échange de sa rose ou de revenir lui-même. A cette condition, il obtient de partir et retourne chez lui porté sur un nuage : voyage fantastique dont Ali, le valet, semble dégoûté pour toujours :
Plus de voyage qui me tente,
Je veux mourir vieux, si je puis :
Je ne serai plus qu'une plante
Et je prends racine où je suis.
Passe encor pour aller sur terre :
" C'est un plaisir quand il fait beau-,
Passe encor pour aller sur l'eau,
Quoique je ne m'y plaise guère ;
Mais voyager sur les nuages,
Et voir là-bas, là-bas, là-bas,
Cela dégoûte des voyages.
Zémire, informée par Ali de l'engagement qu'a pris $ôa père, veut aller affronter le monstre. La scène de est assez jolie et, s'il faut en croire Mar-1 produisait sur les dames un grand effet.
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Du moment qu'on aime,
L'on devient si doux,
Et je suis moi-même
Plus tremblant que vous,
dit Azor à Zémire, qui s'attendait à être dévorée. L'amour opère à la fin le miracle désiré. Zémire fait l'aveu public de sa tendresse, et Azor retrouve sa beauté.
L'honneur revient ici surtout à l'auteur persan qui le premier a inventé cette fable, et aussi à la délicieuse musique de Grétry, dans ce morceau partout répété et devenu classique. Prosateur estimable, Marmontel est un très médiocre poète, surtout au théâtre : il n'a ni le vis tragica ni le vis comica, que sait réunir Sedaine à certains moments. Voltaire disait de lui « que ses vers jetaient un assez joli coton ». Collé les trouve mécaniquement bien tournés, mais sans âme et sans feu. C'est cette poésie cotonneuse et filandreuse, régulière et froide, que Grétry réchauffe un moment des feux de sa musique. Grimm le plaint d'une telle alliance : « Dieu a accordé à la France le charmant Grétry; mais la langue qu'il a le malheur d'interpréter en musique ne lui permettra jamais de prendre le vol des grands maîtres d'Italie ; et l'aigle de l'Ausonie se traînant toujours à côté d'un canard du Limousin désapprendra insensiblement de s'élever dans les airs. » Richard Cœur de Lion lui ouvrira d'autres horizons.
Comparé à Sedaine, Marmontel est bien inférieur, si ce n'est par la correction de son style. Du reste, leur caractère et leur vie diffèrent comme leur talent.
Sedaine est un homme simple, naïf, vivant dans la solitude, où il enfante ses gracieuses créations. Mar-
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mon tel est au milieu de cette fournaise où s'agitent les querelles littéraires et musicales du temps. Esprit critique, aiguisé et stimulé par la controverse, il devient le chef des piccinistes contre les gluckistes; un moment même on parle des monsinistes et des marmontellistes. Toutes ces ardeurs sont éteintes aujourd'hui, mais elles nous expliquent la place accordée à Marmontel dans l'histoire de l'opéra-comique.
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CHAPITRE XXIV
BEAUMARCHAIS (1732-1799).
L'homme et l'écrivain. - Essai sur le genre dramatique sérieux.
— Eugénie. — Les Deux Amis. — Procès et Mémoires. — Génie comique de Beaumarchais. — Le Barbier de itéuille.
1
De Sedaine à Beaumarchais le contraste est grand. D'un côté, un talent naïf et ingénu, gardant une sorte de candeur et de simplicité primitive, au milieu d'un monde où règnent le raffinement et le bel esprit. De l'autre, un génie qui s'égare d'abord dans le système avant de trouver sa véritable voie, mêlant aux plus riches facultés de nature toute une part de calcul et d'artifice. Autant la vie du premier a été droite, unie, paisible, malgré les épreuves du commencement; autant celle du second est agitée, tourmentée, mêlée de zigzags, d'éclairs et d'obscurités, entourée d'une renommée brillante et bruyante, qui trouble, intrigue et passionne l'opinion publique. Le Philosophe sans le savoir et le Figaro expriment et résument en quelque sorte ces deux destinées si différentes.
En parlant de Beaumarchais, il est superflu de
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reprendre, après tant d'autres 1, l'histoire de cette existence aventureuse, semblant appartenir au roman, malgré l'esprit pratique et positif de celui qui l'a si largement remplie. Cependant il faut bien rappeler en quelques mots ce que fut l'homme, pour arriver à comprendre l'écrivain, qui s'est identifié avec ses ouvrages, et n'est devenu vraiment puissant et original que le jour où il y a mis son âme tout entière, les accidents de sa vie et ses passions. Beaumarchais n'est point en effet un de ces artistes qui restent en dehors de leur œuvre, et s'effacent derrière elle. Sa personnalité ressort et se montre partout, quelquefois jusqu'à l'excès. Mais il est si vif, si gai, si pétulant, si spirituel qu'on n'ose guère s'en plaindre. Cet auteur qui se met ainsi à découvert de tous côtés n'en est pas moins resté longtemps un problème, une énigme pour bon nombre de ses contemporains et même pour la postérité. Peu de réputations ont été plus débattues, plus contestées et plus calomniées que la sienne. Il est sorti de cette épreuve comme de toutes les autres, tant soit peu meurtri ou blessé, mais triomphant.
Qu'est-ce donc, au point de vue moral, que Beaumarchais? Est-ce un intrigant, un charlatan, un chevalier d'industrie plutôt qu'un citoyen de la république des lettres, ainsi que le prétend Geoffroy, qui ne l'aime guère? Sans doute, il y a dans sa vie, comme dans ses œuvres, une part d'intrigue et de savoir-faire, mais aussi un fonds de bonté, de fran-
1. Voyez les deux volumes de M. de Loménie sur Beaumarchais et son temps, et, depuis, le travail non bienveillant de M. Bettelheim, lle curieux manuscrit de Gudin publié par M. Tourneux, et la thèse enthousiaste de M. Lintilliac sur Beaumarchais et ses œuvres.
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chise, d'honneur, de générosité, et même de patriotisme qu'on ne saurait oublier. La Harpe, qui l'avait connu, pratiqué dans l'intimité, n'hésite pas à déclarer que l'homme lui a toujours paru chez Beaumarchais supérieur à l'écrivain ; et, songeant aux rivalités que lui a values sa haute fortune, il ajoute : « Quiconque est heureux ou Je parait doit être sans cesse à genoux pour en demander pardon, et même ne l'obtient pas toujours à ce prix, surtout s'il est parti de loin pour arriver où il est1 ». C'était le cas de Beaumarchais, et la modestie est une vertu qu'il n'a jamais connue, pas plus dans la bonne que dans la mauvaise fortune. Il s'enivre de l'une ou brave l'autre.
De là, cette réputation de fatuité et d'impertinence, qui lui est faite tout d'abord.
Mais aussi que d'obstacles il lui faut vaincre pour arriver! Il a autour de lui des envieux, des ennemis puissants, des fripons habiles, des j uges corrompus, qui s'entendent pour le dépouiller et le déshonorer. Il est là, comme Ulysse dans la caverne de Polyphème, obligé de se tirer d'affaire à force de ruse et d'esprit ; car il ne veut pas être mangé, et il a raison. Sa première invention, celle d'un ressort d'échappement en horlogerie, lui est contestée par un rival, Lepaute : l'Académie des sciences donne gain de cause à Beaumarchais.
Peu scrupuleux sur le choix des moyens, employant au besoin la corruption avec des magistrats qui sont à vendre, il essaye de gagner par ses présents la femme du conseiller Goezman. Homme de son temps, il en a les bons et les mauvais côtés, la philanthropie déclamatoire, les sentiments généreux, la morale peu
. J ,COW'S de littérature, t. XIII.
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sévère, appropriée aux goûts d'une société où domine le sensualisme, où l'on parle de la vertu plus qu'on ne la pratique. Mais en somme, avec ces taches et ces défaillances, le bien l'emporte.
Il est bon fils, quand il soulage et honore la vieillesse d'un père maltraité par la fortune; quand il adresse au duc de Chaulnes, un aristocrate au cœur sec et hautain, cette hère réponse : « Vous vous êtes égaré jusqu'à me reprocher que je n'étais que le fils d'un horloger. Moi qui m'honore de mes parents devant ceux mêmes qui se croient en droit d'outrager les leurs 1, vous sentez, Monsieur le duc, quel avantage cette position respective me donne en ce moment sur vous. » Il est bon mari, tendre et sentimental, bien qu'on l'accuse d'avoir empoisonné ses deux premières femmes : accusation absurde, dont se moque Voltaire en disant après la lecture des Mémoires : « Il est trop drôle et trop gai pour être de la famille de Locuste ».
Il est bon père, si l'on en juge par les regrets que lui inspire la mort de son fils, et par les lettres affectueuses qu'il adresse à sa fille, sa chère Eugénie.
Il est bon frère, capable d'aller jusqu'en Espagne pour défendre et venger l'honneur d'une sœur outragée 2.
Il est bon camarade, quand il soutient les droits des gens de lettres contre la cupidité des comédiens, et fonde la première société des auteurs dramatiques.
Enfin il est bon citoyen et patriote, quand il entraîne le gouvernement français à soutenir les Etats-
1. Le duc de Chaulnes plaidait alors contre sa mère, et en disait beaucoup de mal.
2. Aventure de Clavijo racontée par Beaumarchais lui-même, dans son quatrième mémoire.
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Unis et à prendre sa revanche de l'Angleterre, cette rivale jalouse, enrichie de nos dépouilles1 ; quand plus tard, au péril de sa fortune et de sa vie, il s'efforce de procurer à la République française 60000 fusils dont elle a grand besoin contre l'Europe coalisée; quand il pourvoit la ville de Paris d'un nouveau service d'eaux ; quand il crée et embellit près de la Bastille un quartier neuf, qui porte encore son nom.
Sans doute, il trouve moyen de s'enrichir lui-même et mène de front avec l'intérêt public ses intérêts privés. Il croit à la puissance de l'argent, ce nerf de la guerre, de l'intrigue et de l'indépendance. Mais il l'aime surtout pour l'usage qu'il en fait : prêtant aux grands seigneurs, qui oublient souvent de lui rendre; venant en aide aux gens de lettres besogneux comme Dorat, à ses envieux, à ses ennemis, qui s'acquittent parfois en médisant de lui. Il est homme à dépenser un million pour une édition de Voltaire, qui ne lui rapporte rien que l'honneur de l'entreprise ; et passera de l'opulence à la gêne et à la misère même, sans murmurer contre les caprices du sort. Il a des bouffées d'orgueil et de présomption qui lui échappent fréquemment, mais aussi des indignations et des colères éloquentes d'honnête homme, qui soulagent le cœur et la conscience. Il est par moments comédien, déclamateur : mais J.-J. Rousseau et Voltaire ne le sont-ils pas aussi quelquefois? Loin de craindre le bruit qui se fait autour de son nom, il le cherche, il le provoque, ayant pris pour emblème un tambour avec ces mots : Non sonat nisi percussus 2. Ses ennemis
1. Voir à ce sujet l'éloquent mémoire adressé de Londres au roi
Louis XVI, et reproduit par M. Lintilhac dans l'appendice de sa thèse.
2. « Il ne résonne qu'étant frappé. »
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se chargent de le faire résonner en frappant dessus à coups redoublés : et il est loin de s'en plaindre.
Tout compte fait, après avoir lu les deux volumes de M. de Loménie et les pièces justificatives1, on arrive à reconnaître que Beaumarchais, non seulement par l'esprit, mais par le cœur, valait mieux que la plupart des hommes de son temps; qu'il était de toute façon très supérieur au comte de la Blache, au duc de Chaulnes, au conseiller Goezman, et peut-être aussi au président de Nicolaï; comme Figaro est par l'intelligence et la moralité fort au-dessus de Bartholo, de Bazile et même du comte Almaviva. « J'ai peur, écrit Voltaire après avoir lu ses Mémoires, que ce brillant écervelé n'ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel! que d'horreurs! que d'avilissement dans la nation 21 »
Tel est le milieu troublé dans lequel va se développer Beaumarchais. Ajoutons un dernier trait, rare chez un libre penseur du XVIIIO siècle, le sentiment religieux qu'il a puisé dans sa famille, et qui lui revient dans les jours d'épreuve, sous forme de déisme vague, il est vrai, comme chez Rousseau.
Être des êtres, je te dois tout : le bonheur d'exister, de penser et de sentir. Je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle et le fait avancer gaiement dans sa route 3.
On vit même un jour l'auteur du Barbier de Séville venir en aide à l'archevêque de Paris, pour décider le prince de Conti à recevoir les sacrements avant sa mort.
1. En y ajoutant les documents nouveaux cités plus haut.
2. Lettre à d'Argental, 1773.
3. 4e Mémoire.
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Nul peut-être, après Voltaire, n'a fait un plus redoutable usage de la plume et de l'esprit, en agissant sur cette grande complice toute-puissante qui s'appelle l'opinion publique. Pourtant ce n'est point à la carrière des lettres qu'il a demandé tout d'abord le chemin de la fortune. Bien qu'il ait de bonne heure commencé à tourner facilement le vers français, si l'on en juge par une lettre galante et badine adressée à ses sœurs dès l'âge de treize ans; bien qu'il ait un certain talent pour les couplets et les romances qu'il excelle à chanter, il s'est rappelé le mot de Voltaire : « La littérature est le premier des beaux-arts et le dernier des métiers ». Aussi ne songe-t-il pas à en faire son état et son gagne-pain, mais un divertissement, une fantaisie de luxe et de loisir. A l'époque où il débute comme auteur dramatique, Beaumarchais n'est plus un jeune homme : il a trente-cinq ans. Qu'at-il fait jusque-là? Il a travaillé à devenir riche. Né pauvre, roturier, fils d'artisan, il dut à son talent sur la harpe l'honneur d'être admis dans la société de Mesdames Royales, filles de Louis XV; et bientôt il y fit la connaissance du ministre Paris-Duvernev, qui devint son protecteur et l'auteur de sa fortune. Marié avec la veuve du contrôleur Franquet, qui lui avait cédé sa charge quelque temps avant sa mort, il ajouta ensuite à son nom paternel et plébéien de Caron celui de Beaumarchais, tiré d'un très petit fief1. La particule était alors un ornement que se permettaient volontiers les gens en passe d'arriver : c'est ainsi que nous avons vu le jeune Arouet devenir un matin
M. de Voltaire.
1. V. Gudin. Histoire de Beaumarchais, p. 10.
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En 1761 il achetait, au prix de 85 000 livres, la charge très noble et très inutile, comme il le dit luimême, de secrétaire du roi. C'est à ce sujet qu'il répondra plus tard au conseiller Goezman lui reprochant sa roture : « Savez-vous bien que je prouve déjà presque vingt ans de noblesse, et que cette noblesse est bien à moi,... car j'en ai la quittance ». On voit qu'il faisait assez bon marché de ses parchemins, étant tout disposé à en rire avec Figaro. Sa lutte contre les grands maîtres des eaux et forêts qui refusent de le recevoir dans leurs rangs, sous prétexte de roture, même au prix de 500000 livres, lui fournit l'occasion de montrer cette verve caustique et plaisante qui se révélera plus tard avec tant d'éclat dans ses MémoÙ'('s et au théâtre. On sent déjà la pointe de cette terrible griffe. Il se console de son échec en achetant bientôt le titre de lieutenant des chasses au bailliage et capitainerie de la Varenne du Louvre : autre charge non moins noble et non moins inutile. Un second et riche mariage, avec Mmo Lévesque, veuve d'un garde magasin général des Menus-Plaisirs, d'heureuses spéculations auxquelles l'associe Paris-Duverney ont fait de lui un opulent personnage : il a hôtel et carrosse. Il peut maintenant se permettre le luxe de la gloire littéraire, si elle veut bien s'ajouter par surcroit à ses autres bonnes fortunes.
Le théâtre devait le séduire et l'attirer surtout : d'abord comme littérature d'action, répondant à son humeur, à ses goûts, à son tempérament; puis comme moyen d'influence sur le public, avec lequel il devait engager bientôt un si long colloque. Malgré toute son habileté, Beaumarchais allait cependant s'empêtrer et s'enferrer sur la scène dans un genre faux ou du
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moins très opposé à son propre génie. C'est l'heure où les théories de Diderot agitent et troublent toutes les têtes. Beaumarchais s'est lancé dans le mouvement : il est devenu un des adeptes et des apôtres de l'art nouveau. A ce titre il compose son Essai sur le genre dramatique sérieux, véritable prélude à son drame d'Eugénie. Sedaine, sans théorie et sans programme, a trouvé d'instinct le drame bourgeois qu'avait rêvé Diderot. Beaumarchais y arrive en raisonnant, en se rendant compte de ses procédés. Le théoricien systématique a précédé chez lui le praticien : « Je n'ai point le mérite d'être auteur, dit-il au début : le temps et les talents m'ont manqué pour le devenir ; mais il y a environ huit ans que je m'amusai à jeter sur le papier quelques idées sur le drame sérieux ou intermédiaire entre la tragédie héroïque et la comédie plaisante (1767). »
Ce nom de drame sérieux exprime déjà le vague de la conception. Est-ce que Cinna et le Misanthrope ne sont pas des pièces sérieuses? Beaumarchais ne fait guère que reproduire ici les idées de Diderot, qu'il appelle un grand poète, un homme étonnant. C'est le Père de famille, nous dit-il, qui a décidé de sa vocation dramatique : on eût cru plutôt à l'effet contraire. Mais Diderot a ce privilège d'enflammer et de passionner tous ceux qui l'écoutent. Les arguments pour et contre le drame bourgeois avaient été déjà exposés par La Chaussée, le président de Niort, Fréron, que nous retrouvons ici sur la brèche. Vieux routier de la critique, au courant de ces questions depuis longtemps, celui-ci se moque de la naïveté et de l'emphase avec lesquelles Beaumarchais s'excuse de la nouveauté et de la hardiesse de ses idées, et trouve que
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cette justification rappelle un peu le : « Pardon, Messieurs, f imite trop Pindare ».
Si Diderot est le prophète, Beaumarchais se fait ici le tribun de l'art démocratique. Il proteste contre la tyrannie des règles, contre les préjugés de l'école qu'il appelle à la fois classique et barbare : il prend le parti de la foule, du parterre, contre les gens de goût ou soi-disant tels. Le drame sérieux ou bourgeois lui semble plus naturel, plus moral, plus conforme aux conditions moyennes. La tragédie héroïque nous entretient de révolutions, de chutes d'empires ou de dynasties, toutes choses indifférentes à un spectateur moderne. Notons en passant avec quelle sécurité Beaumarchais, le futur auteur de Figaro, se repose dans le doux quiétisme de la monarchie :
Que me font à moi, sujet paisible d'un État monarchique du xviue siècle, les révolutions d'Athènes et de Rome? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d'un tyran du Péloponèse, au sacrifice d'une jeune princesse en Aulide ?.. Pourquoi la relation du tremblement de terre qui engloutit Lima et ses habitants à trois mille lieues de moi me trouble-t-elle, lorsque celle du meurtre juridique de Charles Icr.commis à Londres ne fait que m'indigner?
C'est que le volcan ouvert au Pérou pouvait faire son explosion à
Paris, m'ensevelir sous ses ruines, et peut-être me menacer encore; au lieu que je ne puis jamais appréhender rien d'absolument semblable au malheur inouï du roi d'Angleterre.
En effet, un roi qui monte sur l'échafaud, cela ne s'est jamais vu et ne se verra probablement jamais en France, un pays où les révolutions semblent plus rares encore que les volcans! — Beaumarchais vécut assez longtemps pour être détrompé à cet égard, et pour reconnaître que la tragédie avait sa place, même dans l'histoire moderne.
Ses arguments contre la comédie ne sont guère moins étranges, surtout venant de sa part :
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Je ne crois pas avoir besoin de prouver qu'il y a plus d'intérêt dans un drame sérieux (lue dans une pièce comique.... La moquerie est-elle l'oeuvre avec laquelle on doit attaquer le vice?
Est-ce en plaisantant qu'on croit l'atterrer?
Qui s'en douterait? Ce grand railleur, ce redoutable persifleur de toutes les puissances et de toutes les autorités, conteste ici la valeur du rire et de la gaieté, dont il a si souvent abusé. A l'influence du système venait s'ajouter, peut-être alors, le souvenir d'une passion malheureuse, d'un mariage rompu avec une créole, Mlle Pauline. Beaumarchais broie du noir en ce moment; mais il sort de sa nature. N'est-ce pas lui qui écrira plus tard : « Et vous qui m'avez connu,... dites si vous avez jamais vu en moi qu'un homme constamment gai, aimant avec une égale passion l'étude et le plaisir, enclin à la raillerie, mais sans amertume » ? Ailleurs il reproche à ses ennemis d'avoir cherché à noircir sa jeunesse si folle, si gaie, si Ae«reuse. C'est cette jeunesse qu'il nous rendra en partie dans le Barbier de Séville, désavouant ce jour-là ses théories bizarres en faveur du genre sérieux.
Pour le moment, il plonge et s'enfonce dans les teintes grises et maussades de la comédie larmoyante, avec l'espoir d'y trouver le pathétique qu'il prétend répandre à flots sur la scène française. « Il disait bravement, rapporte Collé, que son drame serait la pièce du plus grand effet que l'on eût encore vue au théâtre ; que feu La Chaussée n'avait fait que toucher faiblement le cœur; que lui, il était bien sûr de le déchirer. » Il en est un peu de sa pièce comme de son manifeste. Malgré la solennité des promesses, le drame d'Eugénie est-il, même dans son genre, une œuvre aussi neuve, aussi originale qu'il semblait l'annoncer? Non. C'est
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tout simplement un roman mis en action. Le sujet et les principales scènes sont tirés d'une nouvelle espagnole, les Amours du Comte de Belflor, qui se trouve dans le Diable boiteux de Le Sage 1. Collé signale d'autres emprunts, faits à la Clarisse de Ilichardson, aux Généreux Amis de Scarron. Beaumarchais procède ainsi volontiers : il entasse, il recueille ses pensées et celles d'autrui sur de petites feuilles de papier éparses. Tous ces éléments réunis bouillonnent, fermentent dans sa tète au milieu du mouvement des affaires et des voyages. Puis le drame s'oriente, s'organise et sort un jour, quand vient l'heure propice à l'éclosion. Mais il ne jaillit pas d'un jet; l'auteur le retouche, le remanie et le reconstruit plus d'une fois.
Qu'est-ce donc qu'Eugénie? Un drame émouvant parfois, supérieur au Père de famille, fortement corsé, tendu, chargé d'incidents et de situations pathétiques. Au lieu d'une action nous en avons deux : la pièce s'embrouille à mesure qu'on avance. Collé avoue que les trois premiers actes ont été bien accueillis et ne manquent pas d'un certain intérêt : les deux derniers lui semblent d'un romanesque absurde et ridicule. De quoi s'agit-il? — D'un grand seigneur, le comte de Clarendon, qui s'est uni par un mariage clandestin et simulé avec la fille d'un baronnet, en faisant déguiser son intendant en chapelain. Grâce à la complicité d'une tante, ambitieuse et folle, Eugénie s'est donnée à l'insu de son père, et elle est devenue grosse au moment où ce père songe à la marier avec un de ses vieux amis, et où le comte de Clarendon de son côté, pressé par sa famille, se prépare à épouser une des plus
1. Le Diable boiteux, chap. iv.
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riches héritières d'Angleterre. Les remords de l'intendant coupable, alors mourant, révèlent à la tante et à la nièce la triste vérité.
On comprend qu'un pareil sujet prête à de fortes et terribles émotions. Bien qu'elle s'embarrasse à la fin, l'action est assez vivement conduite. Mais les caractères sont faibles et à peine esquissés. Le comte de
Clarendon a le défaut d'être un Lovelace ou un don
Juan manqué. Il est assez perfide, assez lâche, pour se faire détester et mépriser de celle qu'il a indignement trompée, et qu'il abandonne par faiblesse, par ambition, en déclaranl qu'il l'aime toujours. Mais il n'a pas jusqu'au bout le courage de sa scélératesse, et finit par implorer un pardon, qu'il obtient en réparant sa faute. Eugénie est intéressante comme l'est toute victime, mais elle n'a point de ces élans de passion, de ces colères et de ces indignations superbes qui conviennent à l'amante et à l'épouse outragées. Elle est moins touchante que Clarisse, et en même temps elle a des confidences étranges sur son état, qui alarment la pudeur des uns, et provoquent le sourire des autres : nuance délicate, 'que le XVIIIe siècle a trop négligée, et qui nous rappelle certains aveux de
J.-J. Rousseau dans la Nouvelle Héloïse et dans les
Confessions.
La tante Murer est une vieille évaporée qui, après avoir perdu sa nièce, essaie de réparer ses imprudences en attirant le comte dans un guet-apens. Le baron Hartley est un bonhomme de père tant soit peu égoïste et bourru, qui semble consulter ses goûts bien plus que ceux de sa fille en voulant la marier à son ami le capitaine Cowerly, dont on parle beaucoup, mais qu'on voit à peine. Ce terrible père n'en
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est pas moins tout disposé à tendre la main à lord Clarendon, quand celui-ci consent à devenir son gendre. De tous ces personnages, pas un seul n'a vécu ni duré plus longtemps que la représentation.
Fidèle aux théories dramatiques de Diderot, l'auteur s'était piqué surtout d'exactitude et de précision dans la mise en scène, dans l'indication des costumes 1, des gestes, des attitudes de chaque acteur. Fréron, sans lui être hostile, le raille légèrement sur cette puérilité minutieuse qui s'attache à des riens, sur ces abus de la pantomime qu'il prétend employer à remplir le vide des entr'actes, en faisant assister le public aux détails de ménage, en lui montrant des domestiques qui rangent des meubles, ouvrent les armoires, nettoient les vêtements. « Pourquoi, dit-il, ne pas appeler un frotteur pour balayer et frotter l'appartement ? » En commençant l'analyse de la pièce, il signalait ce détail caractéristique placé au début du premier acte : « Le baron de Hartley prend an verre de marasquin ». — « Est-ce là, objecte très justement Fréron, ce qu'on peut appeler la représentation de la nature? » et il le renvoie à une excellente -page de La Bruyère qu'on ne saurait trop recommander aux réalistes de tous les temps. « Ces caractères, diton, sont naturels : ainsi par cette règle on occupera bientôt le théâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit. Y a-t-il rien de plus naturel? »
Cette première campagne littéraire avait mis Beaumarchais aux prises avec la police et les critiques. L'autorité s'était montrée chatouilleuse sur certaines
1. En tête figure l'indication suivante : Habillement des personnages suivant le costume de chacun en Angleterre.
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phrases, où il s'agissait de la justice naturelle opposée à la justice civile. D'un autre côté, l'auteur avait d'abord fait de son principal personnage un grand seigneur français, M. de Bassompré. Enfin, ce mariage clandestin célébré sous le voile de la religion semblait d'un mauvais exemple, et pouvait donner lieu à bien des réflexions que ne tarderaient point à se permettre les partisans 'du mariage civil, entouré de garanties légales et de publicité. Beaumarchais, en homme avisé, fit passer la Manche à son séducteur, et rejeta la fraude sur un faux ministre protestant.
Le public s'était trouvé partagé entre les applaudissements et les sifflets : enfin les bravos l'emportèrent, grâce à l'argent de l'auteur, disait-on, aussi habile à conduire un succès qu'une affaire. « Cet ânier-là, qui a plus d'écus que de bon sens, écrit Collé, n'a pas manqué, le samedi 31 du courant que fut donnée la seconde représentation, de jeter dans le parterre deux ou trois cents personnes au moins, qui ont porté sa pièce aux nues. » Parmi les gens de lettres, l'accueil fut peu sympathique. Si Fréron reste à demi impartial, Grimm et Collé s'accordent pour écraser l'œuvre et l'écrivain. L'un le déclare incapable de jamais rien faire, même de médiocre 1 ; l'autre voit dans son drame la preuve évidente qu il n'a ni génie, ni talent, ni esprit. Tous deux, il est vrai, feront leur mea culpa après l'étourdissant succès des Mémoires et du Barbier de Séville, cette double révélation inat-
1. Grimm, le baron de Grimm, qui s'était octroyé à lui-même ce titre, jalouse tant soit peu le fils de l'horloger orné d'une particule et de plusieurs millions. Bien que celui-ci soit l'admirateur et le disciple de Diderot, le critique, si indulgent pour le Père de famille, est impitoyable pour Eugénie,
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tendue. Collé écrira alors : « C'est moi qui suis une bête de l'avoir jugé sans esprit ». Provisoirement il maltraite fort ce prétentieux et pécunieux personnage, qui vient de faire son entrée avec tant de fracas dans la république des lettres, accompagné de son impertinence et de ses millions.
Un second drame, les Deux Amis, semblait justifier l'horoscope de Grimm. Beaumarchais, appliquant cette fois plus que jamais le principe de Diderot qui substitue les situations aux caractères, avait composé une pièce commerciale, où il prétendait associer le pathétique à la question d'argent. C'est autour d'un coffre-fort et d'un livre de comptes que s'engage l'action. Si bizarre que paraisse l'idée, l'auteur, qui a passé lui-même par toutes les transes et les émotions que peuvent donner les grandes affaires, où l'on joue sa fortune et son honneur, a bien pu y trouver pour sa part une source réelle de pathétique. Il peut y avoir là en effet des quarts d'heure terribles qui donnent le frisson. Mais ce sont des passions spéciales, pour ainsi dire, des malheurs privés, qui ne touchent pas le gros du public.
Aurelly, riche négociant de Lyon, se voit à la veille de suspendre ses paiements, faute d'une somme de 600000 francs qu'il attend de Paris, et qui ne vient pas. Il va être ruiné, déshonoré, flétri, quand il est sauvé par son ami Mélac, receveur des finances, qui fàit passer l'argent de la caisse publique dans celle de son ami, sans le lui dire, et s'expose à être poursuivi lui-même comme fonctionnaire infidèle. « Le fond du sujet, dit Collé, est un homme qui, par fantaisie d'amitié, se détermine à perdre son honneur pour sauver celui de son ami ; qui fait banqueroute
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lui-même pour empêcher à son ami de la faire.» Nous préférons franchement, nous aussi, la jolie fable si simple de La Fontaine sur les Deux amis du Monomotapa. Malgré la tendresse particulière de Beaumarchais pour cette pièce sortie de ses entrailles, et tous ses efforts pour la sauver, le nouveau drame tomba sous les sifflets et les épigrammes. Grimm, fort malveillant cette fois encore, cite le quatrain suivant :
J'ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais en un mot vous dire ce que c'est :
C'est un change où l'argent circule,
Sans produire aucun intérêt.
L'auteur, qui va bientôt se venger d'une façon si éclatante, reçoit alors des coups de griffe de tous les côtés. Ici c'est un mauvais plaisant qui, sortant du théâtre, dit : « Il ne s'agit que de banqueroute ; j'en suis pour mes vingt sous ». Un autre qui écrit au bas de l'affiche des Deux Amis : Par un auteur qui n'en a aucun. C'est la spirituelle Sophie Arnould qui répond a Beaumarchais plaignant l'Opéra d'être exposé à n'avoir point de monde : « Vos amis nous en enverront ». Enfin c'est Palissot qui se permet de lui lancer le dernier coup de pied, et d'insulter à sa chétive renommée :
Beaumarchais trop obscur pour être intéressant,
De son dieu Diderot est le singe impuissant.
On lui donnait même le philosophe pour collaborateur dans cette nouvelle pièce. « Bien des gens, écrit Collé, croient que ce génie de dictionnaire a le principal honneur, dans ce bel ouvrage, et qu'il est payé pour cela. M. de Beaumarchais est riche et fat ; il dépense beaucoup pour paraître bel esprit, il n'é-
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pargne rien. » Si Beaumarchais était mort à cette époque (il avait trente-huit ans), eût-il laissé autre chose que la réputation d'un fastueux parvenu, d'un financier ayant des prétentions littéraires, et payant au besoin des écrivains pour l'aider à satisfaire sa vanité? M. Jourdain ou Turcaret à la place de Figaro, quelle difTérence! Et à quoi tiennent bien souvent une destinée et un nom !
Le hasard lui rendit encore une fois service en faisant du dramaturge ambitieux un persécuté et bientôt un avocat du droit, de la justice et du sens commun. Il se révèle écrivain et pamphlétaire de premier ordre, éloquent, spirituel, entraînant, arrachant un cri d'admiration à ceux-là mêmes qui s'étaient moqués de ses ambitions littéraires. Deux procès retentissants, où se trouvent engagés sa fortune, son honneur et presque sa vie, vont devenir pour lui une rude école. Son esprit s'y aiguise, s'y trempe au feu de la dispute, s'arme d'ironie, de sarcasme, de logique invincible, d'éloquence passionnée, et acquiert une prodigieuse puissance de gaieté railleuse et triomphante. La verve comique était restée chez lui jusqu'alors à l'état latent, ou ne s'était montrée que dans quelques chansons et quelques farces de société : il n'avait guère songé à la faire sentir dans Eugénie et dans les Deux Amis. Ici elle va jaillir de source. Beaumarchais nous donnera la comédie dans ses Mémoires avant de la transporter sur le théâtre. « Il n'y a point de comédie plus plaisante, point de tragédie plus attendrissante, point d'histoire mieux contée », écrit Voltaire après la lecture du quatrième mémoire *.
1. Lettre au marquis de Florian. 1774.
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Son procès devient en effet une véritable pièce d'intrigue et de caractère. C'est là que se dévoile son esprit observateur et pénétrant, là qu'il s'exerce à l'art de peindre et de mettre en scène les personnages. Il ne les crée pas sans doute, mais il leur donne un relief qu'ils n'ont pas dans la nature. Il les fait vivre et durer, si bien que nous les voyons encore aujourd'hui. Qui ne connaît le conseiller Goezman et sa femme, et le gazetier Marin, et le grand cousin Bertrand, et Mme Lejay, et tous enfin depuis le petit laquais blondin jusqu'au président de Nicolaï, faisant arrêter l'auteur sous prétexte qu'il lui a fait la grimace?
Beaumarchais a usé de ses Mémoires comme Pascal de ses Provinciales : il a transformé une mesquine et chétive querelle privée en un grand débat public, qui a pour juge toute la France et bientôt toute l'Europe. Simple citoyen, en face d'une cour de justice souveraine et toute-puissante, il se fait l'avocat des droits de l'homme, et attaque les abus et les privilèges, aux applaudissements de ceux-là mêmes qui en profitent et qui en vivent. Le lendemain de sa condamnation, celui que Voltaire appelait un brillant écervelé était devenu un grand citoyen victime de l'arbitraire. Le prince de Conti et toute la Cour à sa suite allaient se faire inscrire chez lui. A ce moment il a pris rang parmi les plus illustres écrivains du temps. Voltaire, le grand distributeur de la renommée, lui a délivré un brevet d'esprit et d'éloquence. Un revirement complet s'est opéré dans l'opinion : après lui avoir tout contesté, on attend tout de lui désormais.
Pour que rien ne manque à son triomphe, il voit ce parlement Maupeou, qui a prétendu le flétrir, tom-
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ber sous les huées et les rires provoqués par ses IJfémoires; il se verra lui-même bientôt réhabilité par les nouveaux ou plutôt les anciens juges rétablis sur leur siège. Il leur en témoigne sa reconnaissance en faisant dire plus tard au comte Almaviva : « Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu'on opprime 1 ». Louange flatteuse, dont la magistrature ne s'est pas toujours montrée d'igné.
C'est dans la joie de la victoire, encore tout chaud de la lutte qu'il a soutenue, tout plein des rancunes, des malices et des gaietés qu'elle lui a inspirées, c'est à cette heure d'épanouissement et de belle humeur qu'il revient au théâtre pour y donner le Barbier de Séville, où se révèle enfin son génie comique.
Il
- Ici nous rentrons dans la veine du rire, de la vraie comédie, celle de Molière, de Regnard, de Le Sage, que la comédie larmoyante nous a fait oublier trop longtemps. La source semblait tarie, et la voilà qui s'élance de nouveau en gerbe éblouissante. Pourtant, si grand, si naturel que soit le talent de Beaumarchais, il faut avouer qu'il est moins simple, moins spontané que celui de ses glorieux devanciers. Il y a chez lui plus dB- calcul, de combinaison, d'artifice, même dans ses accès de gaieté folle et ses bons mots. Une chose lui manque, comme à ses personnages, la naïveté.
Quoi qu'il en soit, Beaumarchais n'en a pas moins créé un type, qui vit et vivra aussi longtemps que la langue et la littérature françaises, en nous donnant
1. le Mariage de Figaro, acte IV, scène vin,
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Figaro. Un tel personnage est une date, parce qu'il représente non seulement un individu, mais une époque tout entière. Figaro est la dernière et la plus brillante incarnation du valet1 qui aspire et qui se prépare à devenir maître à son tour. Qu'étaient-ce que les Dave et les Geta de la comédie antique, et même les Mascarille, les Scapin, les Cliton, les Sganarelle de la comédie moderne? De pauvres hères, tour à tour spirituels, naïfs, gourmands, ivrognes, libertins, s'amusant et amusant les autres de leurs fourberies et de leurs maladresses. Figaro, que Rosine appelle dejà M. Figaro, est un valet demi-bourgeois par son éducation, un déclassé, fils naturel du docteur Bartholo qui a oublié de le reconnaître. Il s'est trouvé jeté sur la grande route du monde, sans asile, sans appui, sans fortune, n'ayant que son esprit pour vivre, faisant flèche de tout bois, maniant tour à tour avec la même dextérité le rasoir, la plume, la guitare, la lancette du chirurgien et le calembour.
S'il s'agissait de lui créer une généalogie, nous lui en aurions bientôt trouvé une. Maître Renart, Panurge, Gil Blas, sont ses véritables ancêtres : il a bien la marque, le cachet de la famille, tout en se distinguant d'eux. Mais, comme on l'a dit cent fois, Figaro c'est, avant tout, l'auteur lui-même, et ajoutons, l'auteur non flatté. Beaumarchais vaut mieux encore que son spirituel et compromettant Sosie, bien que Figaro soit au fond un honnête homme, mais peu sévère, peu scrupuleux, et justifiant volontiers les moyens par la fin. En somme, la ressemblance est évidente, et l'original ne s'en défend guère. N'est-ce pas là Beau-
1. Beaumarchais a beau protester lui-même contre cette descendance, elle n'en existe pas moins.
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marchais avec les souvenirs de sa vie aventureuse, accidentée, ballottée en tous sens, de la faveur à la disgrâce, de l'opulence à la gêne, du pilori au piédestal ; avec ses rancunes contre les abus dont il a souffert; avec ce fonds de scepticisme amer et gai tout à la fois, que lui a laissé la triste expérience des choses et des hommes; avec sa confiance dans le pouvoir de l'argent pour séduire Bazile ou Mme Goezman ; avec cet amour de l'intrigue, des imbroglios où il excelle à se tirer d'embarras ; avec un brin de jactance, de déclamation et de vanité; enfin avec cet aplomb imperturbable, cette sérénité philosophique dont s'étonnaient ses amis, nous dit-il, dans ses grandes infortunes.
Figaro devient le héros d'une trilogie qui repré- """ sente également les trois âges de la vie de l'auteur. Le Barbier de Séville nous le montre dans la première effervescence de jeunesse et de gaieté. Il arrive chantant et jouant de la guitare : double souvenir qui rappelle à la fois l'opéra-comique, forme primitive de la pièce, et l'entrée du jeune Caron chez Mesdames Royales, où il était admis pour son talent de chanteur et de musicien.
En concevant la première idée du Barbier de Séville, Beaumarchais ne se doutait pas lui-même qu'il entrait dans une voie nouvelle pour sa fortune et sa réputation littéraires. Il avait songé d'abord à en tirer tout simplement un opéra-comique, entretnêlé d'ariettes et d'airs espagnols. Par une mésaventure qui devint pour lui une bonne fortune, le ThéâtreItalien refusa de jouer sa pièce. L'auteur alors se décida à en faire une comédie régulière en prose. Cette métamorphose ne s'opéra pas sans crise ni difficulté. L'œuvre, remaniée, corrigée, dut attendre
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trois ans avant de paraître sur la scène. Le succès des
Mémoires avait bien ouvert au brillant écrivain les portes du Théâtre-Français : il était devenu l'homme à la mode ; mais la police avait d'autant plus de craintes. On annonçait que la représentation ferait suite aux Mémoires, qu'elle serait une nouvelle édition du procès Goezman.
Et pourtant le thème était des plus simples et même des plus usés. C'était la vieille histoire du tuteur voulant épouser sa pupille, aux prises avec un amant jeune et galant. Arlequin et Colombine, lés Folies amoureuses de Regnard et vingt autres farces ou comédies avaient reproduit le même sujet. Sans doute: mais il y avait là, disait-on, un certain Figaro, proche parent de l'auteur, dont on se méfiait avec quelque raison.
Néanmoins l'attente du public fut trompée à la première représentation : la pièce tomba. Grimm attribue cet échec à l'affluence même de la foule, trop agitée et trop bruyante pour saisir les traits d'esprit dont l'œuvre étincelle; en même temps il en accuse le mauvais jeu des acteurs et le tort qu'a eu l'écrivain de vouloir mettre en cinq actes une action qui en comportait tout au plus trois ou quatre.
Dans l'intervalle de la première à la deuxième représentation, Beaumarchais prit un parti héroïque : il amputa bravement son œuvre, la réduisit à quatre actes, sa forme définitive, et offrit au public une création nouvelle ressuscitée pour toujours et couverte d'applaudissements pendant cent représentations successives. En face du parterre, Beaumarchais a le sang-froid, l'aplomb d'un chef d'armée : c'est surtout dans les moments difficiles que brillent son intrépidité
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et son esprit de ressource. Les sifflets, loin de l'abattre, le stimulent et provoquent sa veine : il enlève les applaudissements comme la fortune, à force de vouloir. Au XVIIIe siècle il n'y eut peut-être qu'un homme ayant cette même énergie de volonté : Frédéric II, le créateur de la Prusse.
L'auteur nous raconte dans son avant-propos comment s'est fait le sacrifice :
Le dieu des cabales est irrité, dis-je aux comédiens avec force :
Enfants! un sacrifice est ici nécessaire.
Alors, faisant la part au diable, et déchirant mon manuscrit :
« Dieu des siffleurs, moucheurs, cracheurs, tousseurs et perturbateurs, m'écriai-je, il te faut du sang ! bois mon quatrième acte, et que ta fureur s'apaise 1 ! »
Le ton railleur et gouailleur de cette préface, intitulée : Lettre modérée sur la chute et la critique du « Barbier de Séville », contraste singulièrement avec la dissertation amphigourique et solennelle placée en tète d'Eugénie, Beaumarchais a laissé le pathos transcendant, la métaphysique nuageuse et pédantesque pour revenir à sa nature, à son élément, la belle humeur. « Me livrant à mon gai caractère, dit-il, j'ai tenté dans le Barbier de Séville de ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le tQn léger de notre plaisanterie actuelle2. » Il s'est mis à lire nos vieux auteurs du XVIe siècle. Il a quitté Diderot pour Rabelais, et il a retrouvé dans la cuve de Gargan-
1. M. Lintilhac, en comparant les manuscrits, a reconstruit cette genèse du Barbier de Séville. Du reste, la reprise de l'œuvre primitive en cinq actes, dans une matinée de l'Odéon, a prouvé que l'auteur avait bien fait de se mettre en quatre, pour faire marcher sa pièce.
2. Préface du Mariage de Fignro.
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tua ce que Molière et La Fontaine étaient venus déjà y puiser avant lui, un flot de vieille joyeuseté gauloise : il y mêle parfois une certaine pointe de marivaudage, ce qu'il appelle « le ton léger de la plaisanterie actuelle ». Mais si vive, si plaisante que soit la préface, elle l'est moins encore que la pièce elle-même.
Beaumarchais a placé la scène en Espagne, le pays des sérénades, des aventures romanesques, des intrigues et des imbroglios amoureux, où fleurissent les duègnes, les tuteurs et les filles qui ne demandent qu'à être enlevées. Il est difficile de fixer, d'arrêter et d'analyser cet esprit subtil et pétillant qui s'éparpille et s'évapore en tous sens; ce style à facettes, plein de soubresauts et de caprices, soudain et cherché tout à la fois, ayant le mérite de l'à-propos et de la riposte, mêlé et confondu avec l'action, étroitement uni à la pantomime et au débit. Mais il est du moins une partie plus solide et plus consistante, celle des personnages toujours vivants devant nous.
C'est d'abord l'immortel Figaro, type unique en son genre, idéal et réel tout à la fois, philosophe et politique ambulant, agent d'affaires et d'intrigues.
Accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout
, supérieur aux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais, me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère, et faisant la barbe à tout le monde 1.
Tel est le portrait qu'il trace de lui-même. Son dialogue avec le Comte, qui remplit presque tout le premier acte, est un feu roulant de jeux de mots, de réflexions piquantes et sentencieuses, de pointes épigrammatiques :
1. Acte I, scène rt-
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ALMAVIVA. — Je ne te reconnaissais pas : te voilà si gros et si gras !
FIGARO. — Que voulez-vous, Monseigneur, c'est la misère.
ALMAVIVA. — Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?
FIGARO. —L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer1.
Ailleurs il a l'insouciance, non pas naïve, mais raisonnée, d'un siècle qui cherche à s'étourdir en jouissant du présent, sans vouloir songer au lendemain.
Ma foi, Monsieur, les hommes n'ayant guère à choisir qu'entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir; et vive la joie ! Qui sait si le monde durera encore trois semaines 2 ?
A-t-on jamais entendu valet au théâtre parler de la sorte? On comprend la surprise du public en face d'un pareil langage. Une fois lancé dans le monde, Figaro y fera son chemin, et ne périra plus. On peut en dire autant de ce brillant cortège qui l'accompagne : AImaviva, Rosine, Bartholo, Bazile seront eux-mêmes des types consacrés à l'immortalité. »
Le rôle de jeune premier, devenu si fade, si langoureux dans la comédie larmoyante, va se renouveler sous les traits du comte Almaviva, Ce grand seigneur, dégoûté des amours faciles de Madrid, a d'abord tout l'air d'un don Juan ; mais il vient pour le bon motif, avec l'intention d'épouser Rosine. Les ruses et les déguisements qu'il emploie pour tromper le vieux Bartholo donnent à ce rôle de l'amant une vivacité, un entrain et une gaieté qui ne sont point ordinaires aux soupirants. La scène de l'ivresse simulée n'a rien qui compromette la dignité du gentilhomme, transformé
1. Acte 1, scène n.
2. Acte III, scène Y.
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en maréchal vétérinaire du régiment. L'esprit tempère ce que la tenue aurait parfois d'un peu débraillé, comme dans cette discussion engagée avec le docteur sur la médecine : « Un art, dit Bartholo, dont le soleil éclaire les succès. » — « Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues », riposte l'incongru maréchal. La leçon de musique, où le beau Lindor reparaît sous les traits d'un bachelier, est encore un bon tour renouvelé de la comédie italienne, plein de grâce, de malice et de galanterie délicate. Cependant l'ariette fut mal accueillie par le public : Beaumarchais s'en plaint dans une de ses notes. La pantomime et les couplets semblaient à beaucoup de gens mieux placés au Théâtre-Italien qu'à la Comédie-Française. — Après tous ces travestissements, le grand seigneur reparaît à la fin en face du notaire et du contrat, où il se fait connaître sous son véritable nom.
Rosine n'est pas précisément la jeune fille dont Grimm se plaît à constater, on ne sait trop pourquoi, l'innocence et la candeur. D'ailleurs l'innocence n'est plus guère une vertu du temps, même chez les enfants, comme nous le verrons bientôt avec Fanchette et Chérubin. Rosine n'est donc pas une simplette ni une ingénue à la façon d'Agnès; elle en sait long déjà sur toutes choses; et Figaro peut l'appeler Madame, plaisanter et marivauder avec elle, étant bien sûr d'être compris même à demi-mot. Pourtant elle a l'âme assez pure, assez élevée et assez fière pour devenir la digne épouse du comte Almaviva. Elle tient tête à Bartholo en fille qui se sent peu disposée à jouer .le rôle de victime soumise et résignée. A la dure et brutale passion du tuteur qui veut s'emparer simultanément de son bien et de sa personne,
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elle oppose la ruse, la seule arme dont elle puisse user. Comme elle le dit en s'excusant : « Un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l'innocence même1 ». La scène de désespoir et de passion indignée à laquelle elle s'abandonne en se croyant trahie par Lindor mêle un moment le pathétique à la gaité. Mais tout s'éclaircit bientôt, et Rosine, généreuse dans le bonheur, implore d'Almaviva la grâce de cet odieux Bartholo, qui l'a si longtemps tyrannisée :
Non, non, grâce pour lui, cher Lindor. Mon cœur est si plein que la vengeance ne peut y trouver place 2.
Bartholo n'est point un de ces tuteurs imbéciles et crédules comme ceux de la farce italienne : les Cassandre, les Pandolfe ou le vieil Albert des Folies amoureuses, pauvres dupes qui se jettent dans le panneau. Maître Bartholo est un docteur en ruse comme en médecine, prenant ses précautions, et avec qui l'on doit lutter de finesse. Ce n'est pas trop contre lui de toute la diplomatie de Figaro. Quand Rosine, à propos de ce papier tombé de sa fenêtre et qui a disparu, lui répond :
Le vent peut bien avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je ?
Bartholo n'en croit pas un mot.
Le vent, le premier venu!... Il n'y a point de vent, Madame,... point de premier venu dans le monde : et c'est toujours quelqu'un, posté là exprès, qui ramasse les papiers qu'une femme a l'air de laisser tomber par mégarde 3.
1. Acte II, scène xvi.
2. Acte IV, scène vi.
3. Acte II, scène iv.
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La tache d'encre au doigt, la feuille de papier trouvée en moins, vont devenir autant de pièces de conviction pour ce terrible inquisiteur auquel rien n'échappe. Cependant, avec son habileté, il se laisse prendre comme un niais aux larmes et aux évanouissements simulés de Rosine. Il redevient plus ridicule que jamais en s'avisant d'être amoureux :
Si tu pouvais m'aimer, comme tu serais heureuse !
ROSINE. — Si vous pouviez me plaire, comme je vous aimerais!
BARTHOLO. — Je te plairai, je te plairai; quand je te dis que je te plairai !
Nous n'y comptons guère, ni Rosine non plus. Pour compléter le portrait de Bartholo, le peintre en fait un conservateur rétrograde, un ennemi des idées nouvelles, n'ayant point assez de malédictions contre toutes les sottises du siècle : la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina et les drames, autre fléau du temps pour lequel Beaumarchais a toujours un faible, en mémoire d'Eugénie.
Après Figaro, le personnage le plus nouveau, le plus original de la pièce est sans contredit Bazile. Si mince qu'il soit, ce friponneau besogneux, prêt à tomber à genoux devant un écu, ce maître à chanter qui court le cachet, n'en est pas moins à craindre comme un reptile venimeux : c'est qu'il n'est pas seul, c'est qu'il est en même temps légion. Il représente cette puissance occulte, mystérieuse, invisible, qui frappe ses adversaires dans l'ombre et qui s'appelle la calomnie. Pour Figaro comme pour Beaumarchais, c'est là l'ennemi : c'est lui qui chuchote à l'oreille les mauvais bruits; lui qui a répandu contre l'auteur toutes ces infamies sur l'origine véreuse de
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sa fortune, sur l'empoisonnement de ses deux femmes, etc. Aussi Beaumarchais a-t-il plaisir à le flageller : le morceau fameux sur la calomnie semble une page détachée des Mémoires. Il se venge ici comme se vengeait Molière, par la bouche d'Alceste, dans le Misanthrope.
Bazile est un proche parent de Macette et de Tartufe. Comme l'entremetteuse de Régnier, il a le costume ambigu, tenant à la fois de l'Église et du monde ; être hybride et amphibie qui glisse sur les limites des deux sociétés, les exploitant l'une et l'autre; type le plus antipathique qui soit au génie et au caractère français, amis du grand jour et de la clarté avant tout. Policier, espion, délateur, Bazile, quoiqu'étant l'agent de Bartholo, n'en signera pas moins le contrat de mariage du comte Almaviva avec Rosine. Et quand Bartholo lui en fait reproche : « Que voulez-vous? ce diable d'homme a toujours ses poches pleines d'arguments invincibles 1 ». Une bourse lui produit l'effet d'un gâteau de miel sur Cerbère. Figaro a donc eu raison de dire au début : « De l'or, mon Dieu, de l'or; c'est le nerf de l'intrigue 2 ». C'est peut-être aussi le côté peu moral de la comédie : mais Beaumarchais exprime franchement et crûment ce qu'il pense et ce qu'il voit.
Parmi tant de points curieux à noter, il nous reste encore à signaler ce style bigarré, bariolé, pittoresque, mêlé d'archaïsmes et de néologismes, où la correction et le bon goût laisseraient parfois à désirer, si la gaieté n'emportait tout avec elle : ces dialogues, véritables jeux de raquettes où le mot lancé et renvoyé semble
t. Acte IV, scène vin.
2. Acte I, scène vi.
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une balle qui rebondit; où la réponse, comme dit Grimm, est souvent le seul motif de la question. Joignez-y cet esprit qui s'impose à tous les rôles avec ses pointes acérées et ses bons mots; si bien que Bartholo devient parfois aussi mordant que Figaro; enfin, ces imbroglios si vivement noués et dénoués, et cette amusante scène où Bazile est tout étonné d'apprendre qu'il a la fièvre, une des situations les plus comiques qui soient au théâtre.
Aux yeux de La Harpe le Barbier de Séville est la meilleure pièce de Beaumarchais. M. Nisard la regarde comme la plus spirituelle et la plus gaie. Pourtant ce n'est pas celle qui a fait le plus de bruit, qui a soulevé le plus de tempêtes. Elle n'est, pour ainsi dire, que le prélude du grand combat qui va s'engager avec le Mariage de Figaro.
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CHAPITRE XXV
BEAUMARCHAIS (suite).
Le Mariage de Figaro. — Histoire de la représentation. — Composition de la pièce. — Les personnages. — Impressions générales. — Conséquences.
Le Mariage de Figaro ou la Folle Journée : tel est le titre donné à la seconde partie de cette trilogie, et jamais titre ne fut plus justifié. Folle journée en effet, de toute façon : l'auteur, le public, la Cour, tout le monde, dans ce quart d'heure d'ivresse, a sa part de délire et de responsabilité.
La représentation seule de cette pièce est déjà un tour de force, une surprise et une date historique iffi-, portante, par le bruit qu'elle fait dans le monde et par les conséquences qu'elle entraîne à sa suite, par les idées et le mouvement qu'elle communique aux esprits. Depuis le Tartufe de Molière, aucune œuvre de théàtre n'avait causé pareille émotion, excité plus de craintes et d'espérances contraires. Elle devient un moment la grande affaire du jour pour la France et même pour l'Europe entière. Partout, dans les salons, les cercles, les cafés, à la Cour même, on se pose cette question : sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas représentée? Tandis que le pauvre Louis XVI, comme s'il avait eu le près-
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sentiment des prochains orages, hésite, s'effraye, accorde, puis retire son autorisation, Catherine II fait demander à l'auteur sa pièce en lui offrant le théâtre de Saint-Pétersbourg. Mais ce n'était pas là le compte de Beaumarchais : il voulait en appeler au jugement de Paris et de la société française, pour qui sa comédie était faite.
On a dit qu'il lui avait fallu plus d'esprit encore pour la faire jouer que pour la composer. Il y a là une part de vérité. De 1781 à 1784, l'histoire des allées et venues, des intrigues, des correspondances, des rapports, des arrêts contradictoires, de toute la diplomatie dépensée pour arriver à la représentation tant annoncée, tant différée et tant désirée. forme, à elle seule, un imbroglio presque aussi plaisant déjà que l'œuvre elle-même. Beaumarchais s'y révèle comme un digne émule de Figaro. Il en a l'audace, l'aplomb, la verve ironique-en face du roi, des censeurs, du public qu'il flatte, cajole, irrite, impatiente tour à tour. Des lectures nombreuses dans les sociétés privées entretiennent et attisent la curiosité. Jadis Molière avait lu son Tartufe devant le légat du pape. Beaumarchais rencontre chez la maréchale de Richelieu des évêques et des archevêques, dont il ne cite pas les noms, il est vrai, mais qui n'ont rien trouvé de contraire aux mœurs ni à la foi dans sa comédie.
L'auteur avait à vaincre trois résistances opiniâtres : celles du roi, du garde des sceaux et du censeur académicien Suard. Mais ce n'était pas le cas de s'écrier :
Que vouliez vous qu il fit contre trois?
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Ayant pour lui la reine et ses dames d'honneur, la comtesse de Polignac et la. princesse de Lamballe, le comte d'Artois frère du roi, la meilleure partie de la noblesse et presque toute la bourgeoisie, dont Figaro était l'avocat, Beaumarchais ne doutait pas de son succès définitif. Il tint bon, avec cette persistance de l'homme auquel appartient le lendemain, revenant sans cesse à la charge et demandant qu'on lui accorde de nouveaux censeurs. Il s'explique, se disculpe si bien qu'il finit par les conquérir à sa cause. Il pique leur amour-propre par des phrases comme celle-ci : « Il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits ». Qui voudrait passer pour un petit homme? Le comte de Breteuil, d'abord hostile à l'auteur, ne l'osera pas et deviendra son protecteur. Les censeurs, à l'exception de Suard, hésitent à lutter contre la voix publique. L'un d'eux, Desfontaines, rappelle la tolérance heureuse dont a usé Louis XIV envers le Tartufe, et le profit qu'en a tiré l'art comique.
Louis XYI, pour en avoir le cœur net, se fait lire la pièce à Versailles en comité privé, et la déclare injouable et détestable. A quelque temps de là, le comte d'Artois lui arrachait la permission de la faire représenter aux Menus-Plaisirs, en face d'un public choisi et trié sur le volet. Figaro, comme Tartufe, est un régal dangereux réservé d'abord à la bonne société, qui peut s'empoisonner impunément. Déjà les billets étaient distribués, quand un veto royal vint tout arrêter. Un murmure de déception et de mécontentement éclata même parmi les courtisans, dans l'entourage et dans la famille du roi. On prononça les mots « d oppression, de tyrannie », nous dit Mme Campan dans ses Mémoires, comme si la France eût été gouvernée
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par un Tarquin. A ce sujet, on prête à Beaumarchais un propos téméraire, que M. de Loménie révoque en doute avec raison : « Le roi ne veut pas que ma pièce soit représentée aux Menus-Plaisirs : elle le sera, quoi qu'il fasse, fût-ce dans le chœur de Notre-Dame ». L'auteur, soutenu par l'opinion publique, compte plus que jamais sur elle pour forcer la main au roi. En attendant, il partait pour l'Angleterre, chargé d'une mission secrète du gouvernement français1.
Dans l'intervalle, le comte de Vaudreuil revenait à l'idée d'une représentation privée chez son ami le duc de Fronsac à Gennevilliers. Cette œuvre interdite, ce fruit défendu, était l'objet de tous les rêves et de tous les désirs pour une société affamée avant tout de plaisirs et de nouveautés. A la proposition d'y substituer une autre comédie, le comte répondait : « Hors le Mariage de Figaro, point de salut2 ! » Le consentement du roi obtenu de nouveau, non sans peine et avec promesse d'un auditoire restreint, il fallait l'adhésion de l'auteur, alors absent. Beaumarchais profita de l'occasion pour réclamer un nouveau censeur, et stipula en même temps que sa pièce reviendrait de droit aux Comédiens-Français. C'était une manière d'entrebâiller la porte du théâtre, qu'il se promettait de forcer bientôt. Le nouveau censeur choisi était le grave historien et académicien Gaillard, qui se laissa fléchir ou intimider comme les autres, et rendit cet arrêt anodin et rassurant :
1. Il s'agissait d'acheter Théveneau de Morande, le chevalier d'Eon, et autres écumeurs de presse, qui lançaient chaque jour de
Londres, avec le concours du gouvernement anglais, d'immondes libelles contre la Cour et la reine Marie-Antoinette.
2. Lettm de M. de Vaudreuil au duc de- Fronsac.
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La piècè est d'une très grande gaieté : mais quand les gaietés, quoiqu'approchant de ce qu'on nomme gaudrioles, ne vont pas jusqu'à l'indécence, elles font plaisir sans faire de mal. Les gens gais ne sont pas dangereux, et les troubles des États, les conspirations, les assassinats et toutes les horreurs que l'histoire de tous les temps nous apprend, ont été conçus, combinés et exécutés par des gens réservés, tristes et sournois. La pièce d'ailleurs est intitulée la Folle Journée, et Figaro, le héros de cette pièce, est connu, par la comédie du Barbier de Séville dont celle-ci est la suite, pour un de ces citoyens du bas peuple dont l'exemple ne peut être dangereux pour un homme du monde.
Le bon censeur ne regarde que les dangers d'en haut, et ne voit pas ceux d'en bas. Il demande seulement la suppression de quelques traits dont on pourrait abuser malignement par des applications dangereuses ou méchantes. Ce fut ainsi que disparut un passage sur la loterie, institution monarchique qu'il importait de ménager, dans l'intérêt du fisc plus encore que des mœurs.
Un tel rapport était un laissez-passer. Le roi ne put résister longtemps aux instances qui l'assiégeaient de tous côtés, ni refuser à la nation ce qu'il avait accordé à ses courtisans. A contre-cœur, il permit à ce damné Figaro de revenir sur la scène française, n'ayant plus qu'un espoir, celui de voir tomber la comédie sous les sifflets. Elle obtint un succès désolant : ce fut une fièvre, un délire universel. Le récit de la première représentation se retrouve dans tous les écrits du temps. Tous s'accordent à nous montrer le public assiégeant dès le matin la salle du Théâtre-Français; les gentilshommes confondus dans la foule et faisant queue avec les portefaix, les valets et les savoyards ; les grandes dames dînant dans les loges des actrices pour s'assurer de leur place deux heures à l'avance ; les portes enfoncées, les grilles brisées, trois hommes
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étouffés, « un de plus qu'à l'Amour tyrannique de Scudéry », dit malignement La Harpe; puis, pour compléter le tableau, l'auteur lui-même dans une loge grillée entre deux abbés qu'il avait conviés pour lui administrer des secours très spirituels, en cas de mort pour sa pièce ou pour lui-même. L'un de ces abbés était le frère du ministre de Calonne. Beaumarchais lui écrivait :
Arrivez, arrivez : mon barbier andalous ne veut pas célébrer son mariage sans votre officiale attache. Semblable aux souverains,
il invitera par ses placards 120 000 personnes à ses noces. Serontelles gaies? C'est ce que j'ignore. J'ai conçu cet enfant dans la joie : plaise aux dieux que j'en accouche sans douleur!
La douleur ne fut que pour ses envieux et ses ennemis. Le public ne pouvait se lasser de voir et de revoir Figaro. Aussi à la cinquantième représentation Beaumarchais avait déjà touché, disait-on, 36 000 livres pour sa part d 'auteur. Il songe alors à ; célébrer la cinquantaine de son Figaro en consacrant la recette au secours des pauvres mères nourrices, et conçoit la généreuse idée d'un institut de bienfaisance maternelle1, qu'il établit d'accord avec l'archevêque de Lyon, n'ayant pu le fonder à Paris. Les représentations continuent d'autant plus brillantes et lucratives, jusqu'à la centième. Les mémoires, les ; correspondances, les journaux sont pleins de ce nom de Figaro qui tapisse. tous les murs, comme l'écrit le major de L... au marquis de Champcenetz. On ; donne ce nom aux modes, aux chats, aux chiens, aux î chevaux; les uns pour le glorifier, les autres pour
1. Idée fort populaire depuis l'Émile de J.-J. Rousseau.
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s'en moquer : c'est toujours un signe de son immense popularité.
A quoi tient donc le prodigieux succès de cette œuvre qui enflamme et trouble toutes les tètes? Est-ce là un de ces triomphes nés de l'enthousiasme littéraire, comme celui qu'avait jadis remporté le Cid à son apparition? — Non. Dans cette réussite il entre bien des éléments très divers. Sans doute on ne saurait méconnaître un certain débordement de folle gaieté qui entraîne les gens venus au théâtre pour rire avant tout. La farce, la gaudriole, la jovialité voisine du burlesque n'effrayent point l'écrivain et se mêlent chez lui aux traits fins et délicats et aux réflexions morales de la comédie sérieuse. Joignez-y une pointe de sensualité libertine et gaillarde qui chatouille agréablement les instincts d'une société oisive et corrompue. « L'important, dit l'auteur, est de savoir pousser l'indécence aussi loin que possible, sans manquer de bon ton. » Enfin, au-dessus de tout cela, un certain vent de réforme et de révolution qui emporte tous les esprits à leur insu, même ceux qui doivent y trouver leur perte. Un double courant —' rabelaisien e.t aristophanesque associé aux idées du xviue siècle, voilà ce qui fait l'originalité et le succès de Beaumarchais.
Pour le fond même du sujet, le Mariage de Figaro comme le Barbier de Séville est une vieille histoire, . qui se trouve déjà dans les Cent nouvelles nouvelles1 : c'est le vilain défendant sa femme contre les entreprises de son seigneur. Notre ancien théâtre avait tiré de là une moralité édifiante et tant soit peu
1. Dans les Cent nouvelles nouvelles, le seigneur prend la femme du meunier, et le meunier se venge avec la femme de son seigneur.
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mélodramatique : celle de la Povre villageoise qui aime mieux avoir la tête coppée par son père que d'être violée par son seigneur. Nous n'avons rien ici qui soit aussi tragique. Ce qu'il y a de nouveau dans la pièce de Beaumarchais, c'est la mise en œuvre, c'est l'esprit de critique et de persiflage qu'y apporte l'auteur.
Sur le vieux thème de là farce et de la moralité il a greffé une comédie politique et sociale : tel est le titre en effet qu'il convient de donner à cette Folle Journée, dont les éclats de rire ont pour écho les premiers coups de tocsin de la Révolution française.
La comédie politique, si puissante dans Athènes avec Aristophane, n'a guère existé en France qu'à l'état d'ébauche avec Gringore, sous le paternel gouvernement de Louis XII. Depuis, elle a disparu devant le prestige et les injonctions de la royauté absolue. Les hardiesses politiques semées çà et là dans les tragédies de Voltaire, quelques boutades de ses comédies auxquelles manque trop souvent le comique, quelques traits malins ou risqués du théâtre de la Foire, rétablissent la filiation des idées sans constituer un s» genre proprement dit. Le caractère aristophanesque, mêlé de bouffon et de sérieux, avec ce débordement de belle humeur native et parfois d'ironie amère, se retrouve dans Beaumarchais. La scène du Jugement, qui rappelle à la fois les anciennes Causes grasses de la Basoche, les Chats fourrés de Rabelais et les Guêpes d'Aristophane; enfin le monologue de Figaro au cinquième acte, véritable parabase intercalée au milieu de l'action, nous ramènent aux procédés et aux proportions de la comédie athénienne, bien que Beaumarchais y revienne d'instinct sans songer à l'imiter.
Au point de vue de l'art, le Mariage de Figaro pro-
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duit l'effet d'une grande machine dramatique, farcie, bondée, chargée des éléments les plus disparates et les plus variés, de matières inflammables et explosibles, d'aventures risibles et de réflexions sérieuses, de proverbes populaires, de calembours, de digressions philosophiques, d'amplifications oratoires, le tout terminé par un vaudeville ou ronde en couplets, qui rappelle la forme de l'opéra-comique. Il faut l'esprit prodigieux, diabolique de Figaro ou de Beaumarchais, pour soutenir, animer et raviver cette masse flottante, renouer l'intrigue prête à se rompre vingt fois, entretenir l'intérêt par des secousses et des surprises continuelles, sans que le spectateur se lasse ou bâille, dans le cours d'une représentation qui dure trois heures et demie. Du reste, en face de cette machine électrique toujours en mouvement, d'où s'échappent mille étincelles, devant cette salle en ébullition guettant et saisissant au vol les allusions et les malices, il était difficile de sommeiller. La composition cependant est un peu longue, il faut l'avouer. Le Barbier de Séville, grâce à l'amputation qu'il a subie, s'est trouvé allégé, et roule gaiement comme un carrosse auquel on aurait enlevé une cinquième roue embarrassante. Mais la Folle Journée traîne avec elle un bien autre bagage. Autour de l'action principale se — groupent un certain nombre d'actions secondaires, qu'il faut renouer entre elles : d'abord la passion du Comte pour Suzanne, puis les aventures de Chérubin, la triple reconnaissance de Figaro, de Marceline et de Bartholo, le piège ourdi par la Comtesse et la vengeance qu'elle tire de son mari.
Si française par l'esprit et par le style, la Folle Journée semble presque une pièce espagnole ou ita-
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lienne par la complication de l'intrigue. Beaumarchais use ici de l'imbroglio comme il a usé du pathétique dans Eugénie, en le répandant à haute dose et y joignant la pantomime. La scène du Comte et du Page derrière le fauteuil, ces jeux de cache-cache et de colin-maillard, le rendez-vous nocturne où se trouvent rassemblés un moment dans le même pavillon, sans lumière, le Page, Marceline, Suzanne, la Comtesse; les baisers et les soufflets qui s'égarent dans l'ombre; puis la grande illumination de la fin, mettant en pleine clarté la honte et la confusion d'Almaviva, nous ramènent aux procédés de la farce et de la comédie d'intrigue. Grimm, après la première répétition qu'il a entendue, déclare n'avoir pas bien saisi la suite d'un bout à l'autre, tant les fils en sont déliés, subtils et enchevêtrés. C'est en effet un écheveau que Beaumarchais s'amuse à embrouiller de plus en plus jusqu'à la fin, pour le dénouer par un coup de scène imprévu.
A la multiplicité de l'action s'ajoute celle des personnages. D'abord ceux que nous connaissons déjà par le Barbier de Séville : Figaro, le Comte, Rosine,
Bartholo et Bazile. Nous les retrouvons dans une nouvelle phase de leur vie et de leur caractère. A ce groupe primitif est venue se joindre une génération nouvelle : Suzanne, la soubrette et la fiancée de Figaro; Marceline, la duègne, qui s'est trompée dans son amour pour Figaro, et se contente d'ètre sa mère après avoir voulu devenir sa femme; Brid'Oison le juge et Doublemain le greffier, deux personnages chargés d'expier les torts du Parlement Maupeou envers l'auteur; Antonio, le vieux jardinier ivrogne; Chérubin, l'heureux Benjamin, le page amoureux et
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adoré de toutes les femmes; la petite Fanchette, une ingénue de village fort instruite déjà, et Grippe-Soleil, un frère de Pierrot : tous gens bien portants, ayant grande envie de vivre, et vivant grâce il Beaumarchais.
Dans cette seconde partie, Figaro nous revient toujours spirituel, jovial, brillant, sémillant, mais aussi plus bavard, plus sentencieux que jamais, et surtout plus caustique et plus amer. Dans le Barbier de Séville il s'est déjà permis sans doute mainte boutade hardie sur les grands, sur les maitres.
Un grand nous fait assez de bien, quand il ne nous fait pas de mal.
Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets 1.
Mais ce ne sont là que des échappées, des fusées d'indépendance et de libre pensée. Nous allons le voir se livrer aux monologues, aux longues conversations avec lui-même ou avec le public, dont il semble vouloir entreprendre l'éducation. Jusqu'alors Figaro n'a fait que plaisanter légèrement, égratigner à peine, ou plutôt effleurer l'épiderme comme il passe le rasoir d'une main légère sur le menton des gens. Il va raser de plus près, cette fois : il lui arrive même d'écorcher la peau de ceux qui tombent sous sa main. C'est qu'aussi les temps sont changés.
Quand il servait les amours du Comte et de Rosine, il se livrait tout entier au plaisir de l'intrigue par amour de l'art, au bonheur de duper un vieux tuteur égoïste et despote comme Bartholo, et un fripon délateur, espion et policier comme Bazile. Maintenant il est personnellement en cause; il défend son propre
1. Acte 1, scène n.
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bien, sa future femme, contre les entreprises d'un maître ingrat et libertin. Le duel va devenir bien autrement serré et sérieux. Lui-même l'annonce avec un certain fracas dans son monologue du premier acte, où il nous trace son plan de campagne à la façon d'un général d'armée :
Attention sur la journée, M. Figaro! D'abord, avancer l'heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l'or et les présents; donner le change aux petites passions de M. le Comte étriller rondement M. du Bazile, etc. 1.
Dans cette lutte, Almaviva a pour lui la puissance, la richesse, l'influence, l'éducation, les belles manières, le prestige d'un grand nom, tout ce qui peut séduire, éblouir les yeux, corrompre les cœurs. Figaro n'a que son esprit, sa volonté, son énergie, sa ruse, son expérience, son invincible gaieté et sa philosophie contre les accidents de la fortune.
Il y a longtemps que le vilain s'est trouvé pour la première fois aux prises avec son seigneur. Le fabliau du moyen âge nous l'a montré discutant avec Salomon, et même avec saint Pierre jusques aux portes du paradis. Mais ce n'étaient là que d'innocentes facéties, où la verve du conteur pouvait se donner libre carrière, sans danger pour l'autorité d'alors. Au temps où nous sommes, il n'en est plus ainsi. J.-J. Rousseau a publié son Discours sur l'inégalité des conditions, et Figaro l'a lu; on s'en aperçoit. Déjà la Nanine de Voltaire en avait pris quelques idées au fond d'un livre anglais. Mais c'est bien autre chose dans la bouche du redoutable barbier politique et
J. Acte I, scène n.
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philosophe. Le duel engagé entre lui et Almaviva devient celui du tiers-état avec les ordres privilégiés. Le monologue fameux du cinquième acte est un réquisitoire en règle contre la société, un manifeste, et comme un préambule des cahiers de 89. Dans ce monde d'inégalités et de privilèges, où les honneurs et les emplois sont trop souvent en raison inverse des capacités, où la naissance prime le mérite, où les abus écrasent le droit, il proteste au nom de ceux qui n'ont rien, contre ceux qui ont tout. Sa colère, au moment où il se croit trahi par Suzanne, explique d'ailleurs cette explosion :
Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas,... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste homme assez ordinaire ! Tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes 1 !
Figaro se vante un peu sans doute, mais dans cet énergique tandis que moi, morbleu! il n'en devance pas moins la grande déclaration de Sieyès au nom du tiers jusque-là trop oublié 2. Puis, s'échauffant, s'exaltant par degrés au souvenir des obstacles qu'il lui a fallu vaincre, des avanies, des persécutions qu'il a endurées, il parle de tout en passant : des lettres de cachet et de l'arbitraire, du journalisme et de la liberté de la presse, des finances et de la justice, jetant çà et là de ces petites phrases incisives qui éclatent comme des pois fulminants, apostrophant en
1. Acte V, scène m.
2. « Qu'a-t-il été jusqu'ici? — Rien. — Quel doit-il être? — Tout. Il
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pensée ces politiques incapables auxquels il serait si heureux de dire leurs vérités :
Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours,.si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits
Toutes ces maximes de Figaro sur le gouvernement ne sont pas sans doute paroles d'Évangile. Il faut tenir compte de l'ivresse, de l'entraînement d'une tête en ébullition; mais que de choses sensées, équitables, au milieu de ces hardiesses et de ces paradoxes semés au vent! La censure, même de nos jours, supprime encore parfois quelques-unes de ces phrases considérées comme trop risquées ou désobligeantes pour l'autorité. Que devait-il en être au temps de Beaumarchais !
Le philosophisme, cette autre passion du XVIIIe siècle qu'il a prise à l'école de Diderot, est aussi un des travers de Figaro. Après avoir passé en revue les accidents de sa vie, il se pose à lui-même cette question :
Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis; encore, je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, même quel est ce moi dont je m'occupe 2.
Figaro se rencontre ici avec l'Hamlet de Shakespeare, sans y songer. Fataliste au fond, après avoir
1. Acte V, scène [Il,
2. Ibid.
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épuisé toutes les ressources de son habileté, souvent en pure perte, il en vient à reconnaître la souveraineté du hasard.
Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite; ainsi va le monde; on travaille, on projette, on arrange d'un côté, la fortune accomplit de l'autre'.
C'est à son pouvoir qu'il attribue l'heureux dénouement de la journée et les trois dots qui lui arrivent à la fois. La monomanie raisonnante, que nous avons signalée dans le théâtre et la société du xvine siècle, est la dernière infirmité de Figaro. Sur ce chemin, il court risque de tourner au radoteur et au grondeur : qu'il y prenne garde ! c'est ce qui lui adviendra bientôt dans la Mère coupable.
Un autre personnage dont la métamorphose a été plus rapide et plus fâcheuse est le comte Almaviva. Qu'est-il devenu ce jeune et brillant Lindor, cet adorateur de Rosine, si loyal dans la séduction, si spirituel et si gai sous le déguisement du maréchal vétérinaire et sous la robe du bachelier? Au lieu d'un amant joyeux, empressé, passionné, nous trouvons ici un époux infidèle et jaloux, qui s'est blasé, ennuyé de son bonheur, un gentilhomme vicieux qui se rend ridicule par ses mésaventures et ses emportements. Si le valet est glorifié dans la personne de Figaro, le grand s'eigneur est singulièrement abaissé et amoindri dans celle d'Almaviva. Ses accès de jalousie, ses précautions inutiles, ses maladresses, son désespoir de ne pouvoir saisir la vérité, le font rentrer dans la classe des Bartholo. Il est la dupe de tout le monde,
1. Acte IV, scène vin.
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de sa servante, de son valet, de sa femme et de son page : lui l'ambassadeur d'Espagne à Londres, le diplomate prévoyant et avisé que son titre semble indiquer. A la fin, pris au piège et convaincu d'infidélité, il est réduit au rôle de mari confus et repentant. Il lui faudra même entendre cette leçon du jardinier Antônio sur la mésaventure conjugale qu'il redoute si fort : « L'ya parguienne ! une bonne Providence : vous en avez tant fait dans le pays! » Le Comte, un habile pourtant, en vient à se dire : « J'ai voulu ruser avec eux ; ils m'ont traité comme un enfant ». Aveu humiliant pour un politique.
La Comtesse, si charmante qu'elle soit encore, si imposante qu'elle paraisse à Chérubin, a subi, elle aussi, l'effet du temps et du mariage. Ce n'est plus la jeune, vive, espiègle et folâtre Rosine, qui tenait si bien tête à Bartholo, et se montrait si tendre et si passionnée pour Lindor. Délaissée par un époux inconstant, elle n'a point cessé de l'aimer : elle est restée jusque-là vertueuse et respectable, c'est l'auteur qui le jure dans sa préface. Mais peut-il répondre du lendemain? La tendresse qu'elle éprouve pour Chérubin, l'émotion que lui cause son départ, le soin qu'elle met à recueillir le ruban taché de son sang ; la pointe de jalousie imperceptible qu'elle laisse entrevoir contre Fanchette ; les habiletés et les manèges dont elle use, tout en tremblant, pour sauver le malheureux page ; enfin le dernier piège où elle attire son époux en le forçant d'avouer ses torts, nous inspirent quelque inquiétude pour l'avenir, et nous font craindre que Rosine ne soit devenue une grande dame trop expérimentée.
Suzanne, la dernière des soubrettes comme Figaro
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est le dernier des valets, est une nouvelle venue, faisant suite à Dorine et à Toinette, avec un air de distinction et de bon ton qui la rapproche des soubrettes de Marivaux. Figaro s'est chargé de nous tracer son portrait : « La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d'esprit, d'amour et de délices 1 mais sage! 1 » La sagesse! c'est là un point sur lequel insiste Beaumarchais dans sa préface :
Attaquée par un séducteur puissant avec plus d'avantages qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite : sa maîtresse et son fiancé. Dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n'y a pas une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l'attachement à ses devoirs.
Heureusement elle a autre chose pour nous intéresser et nous divertir: son esprit gaillard et enjoué, qui ne craint pas de plaisanter Figaro sur les périls dont il est menacé, en l'engageant à ne point se gratter le front, de peur d'y faire pousser un bouton ; ses vives ripostes à Marceline, la duègne qui prétend lui disputer le cœur de son fiancé. Elle aime bien son cher Fifi comme elle l'appelle : elle l'aime pour sa bonne mine, pour son esprit, pour sa gaieté. Leurs deux cœurs s'entendent et se comprennent : « L'intrigue et l'argent, voilà ton élément, dit-elle à son futur mari. » Elle-même en prendra sa part au besoin. Honnête fille en somme, mais d'une honnêteté relative comme Figaro; dévouée à sa maîtresse, et peu tentée d'aller offrir un quart d'heure de plaisir et de caprice à M. le Comte, un libertin blasé. Maintenant, résis-
i. Acte 1, scène n.
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tera-t-elle à toutes les tentations? qui le sait? Elle se laisse courtiser par le page, un enfant dont elle rit, tout en ayant l'air de se fâcher ; elle se plaît à l'habiller en fille, et montre à sa maîtresse le bras blanc de l'adolescent, avec une complaisance imprudente pour toutes les deux.
Ce Chérubin, aussi beau qu'un ange et aussi lascif qu'un démon, est une des créations les plus charmantes, et nous dirions presque les plus diaboliques de notre théâtre : jamais on n'a représenté l'amour sous des couleurs plus séduisantes et en même temps plus sensuelles et plus voluptueuses, surtout si l'on songe que ce rôle est toujours joué par une jeune et jolie actrice avec le costume masculin. Le petit Jehan de Saintré lui-même, d'illustre mémoire, a l'air d'une fillette ingénue à côté de ce petit lutin amoureux. En nous montrant ce page de treize ans composant une romance pour sa marraine, Beaumarchais s'est-il rappelé, comme on l'a dit, ses propres impressions d'enfance, le temps où, ayant le même âge, il adressait à ses sœurs un madrigal? Dans ce cas Chérubin aurait chez lui précédé Figaro. L'auteur éprouve pour cet enfant gâté une tendresse particulière, que l'on comprend. Faut-il le croire sur parole lorsqu'il soutient dans sa préface que son page aime innocemment comme il est aimé lui-même? Est-ce bien sûr? Quand Suzanne lui prédit que dans trois ou quatre ans il sera le plus grand petit vaurien, se trompe-t-elle beaucoup? N'y a-t-il pas en lui déjà l'étoffe d'un futur Almaviva? Cet adolescent, qui se sent attiré vers toutes les femmes, vers la Comtesse sa marraine, vers Suzanne, vers Fanchette, et même vers Marceline, qui n'est plus jeune, mais qui est toujours
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une femme, nous semble avoir des dispositions qui ne brillent pas par l'innocence. Et les belles dames des loges qui se sont prises à en raffoler aussi, éprouventelles en le voyant une passion aussi pure que le prétend l'auteur? L'aiment-elles comme on aime Paul et Virginie? Il est permis d'en douter. Beaumarchais veut à toute force tirer de ce rôle une leçon morale :
Cet enfant n'est amené que pour ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le plus absolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l'être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.
Et, poussant plus loin la plaisanterie ou le paradoxe trop visible, il ajoute à propos de ce page de treize ans : « J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ses impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste. » On devine ce qu'en pense au fond Beaumarchais.
La question de moralité qu'il traite ici d'un ton moitié badin, moitié sérieux, avait été posée dès le premier jour. Louis XVI n'avait pas hésité un moment sur ce point. Le comte d'Artois, grand partisan et protecteur de Beaumarchais, trouvait dans sa pièce une certaine saveur de péché, qui ne déplaisait pas au public, même dévot, d'alors. Ajoutons, si l'on veut, que ce qu'il y a d'immoral et de risqué se trouve noyé dans l'imbroglio. Au milieu de cette folle journée, on s'abandonne au rire comme dans un jour de carnaval, comme nos pères se livraient jadis aux facéties burlesques des fêtes des Fous et des Innocents. Le torrent de la folie humaine déborde et emporte tout avec lui. Tel était le genre de plaisir qu'y prenaient sans doute bien des gens, sans voir au delà.
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D'autres y dénonçaient non seulement une œuvre immorale, mais subversive et destructive de toute autorité, une offense à la noblesse dégradée dans la personne du comte Almaviva; à la magistrature, bafouée avec Brid'Oison et Doublemain ; à la cour ellemême, dans cette définition de l'art du courtisan qui consiste à savoir prendre, recevoir et demander. Beaumarchais répond à ces objections dans sa préface, en citant telle page de ses Mémoires où il démontre la nécessité de la noblesse ; telle autre où il témoigne son admiration pour les juges intègres attachés à leur devoir. Mais il aggrave encore l'injure dans ce portrait du courtisan ambitieux, briguant la faveur et le pouvoir à tout prix :
Quand je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ; rampant avec orgueil ; ayant toutes les prétentions sans en justifier une; se donnant l'air du proiêgement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu'honorer,... il faudrait toujours revenir au distique de Figaro :
Recevoir, prendre et demander,
Voilà le secret en trois mots.
Peut-être l'auteur faisait-il mieux encore preuve de sincérité lorsqu'il disait : « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c'est son succès ». Cette pièce est en effet le dernier jet éblouissant de l'esprit critique et satirique du xvin® siècle, de cet esprit qui, après avoir tout miné, tout sapé, en tous sens, en religion, en philosophie, en politique, est devenu l'arme la plus populaire et la plus terrible aux mains des novateurs. Jamais on n'a mis plus joyeusement le feu aux poudres, et jamais équipage et passagers n'ont applaudi de
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meilleur cœur à l'étincelle qui va faire sauter le navire en détresse.
Beaumarchais avait-il donc tant de raisons pour vouloir renverser cette société où il s'était fait une place si large, si belle, si heureuse en apparence, qu'elle lui avait valu bien des envieux. Né pauvre, il était devenu riche ; plébéien, il s'était vu admis dans la société des princes et des princesses, dans les secrets des rois et des ministres; ambassadeur clandestin, écrivain célèbre, auteur dramatique applaudi, ayant connu toutes les satisfactions de la fortune, de l'amourpropre, de la gloire littéraire, et même un petit vernis de persécution, qui ajoute encore à sa popularité. Sans doute; mais il s'est vu aussi plus d'une fois heurté, menacé, humilié, par des gens qui valaient moins que lui ; flétri par un jugement inique. A cinquante-trois ans, au milieu des triomphes de son Figaro, un matin il est arrêté, jeté il Saint-Lazarp. comme un vaurien, auquel on ne fait pas même l'honneur de la Bastille. Il en sortira au bout de cinq jours; le ministre de Calonne lui enverra une lettre d'excuses flatteuse : mais enfin un régime où de pareilles erreurs sont possibles laisse bien à désirer. De là, chez lui, des bouillonnements intérieurs, des indignations et des rancunes, qui ont besoin de s'épancher à travers le rire de la comédie. J
D'ailleurs, erj composant sa Folle Journée, pré- voyait-il les conséquences? Non sans doute, pas plus que ceux qui l'applaudissaient tant. Ces joyeuses noces de Figaro, auxquelles se rendaient si gaiement les princes et les princesses, la cour et la ville, toute une société élégante, oisive, étourdie, rappellent un peu ces Noces vermeilles qui précédèrent jadis la
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Saint-Barthélemy. L'aimable reine qui se plaisait ellemême à jouer le rôle de Rosine dans le Barbier de Séville, se fût-elle jamais douté du triste chemin qui devait la conduire, à quelques années de là, sur la place de la Révolution? L'histoire est venue depuis éclairer d'un contraste dramatique cette Folle Journée, en lui opposant les scènes lugubres du lendemain. Mais ce contraste existe surtout pour nous qui le voyons à distance, et qui rétablissons la suite et la logique des faits. Les contemporains n'avaient guère le temps d'y songer.
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CHAPITRE XXVI
BEAUMARCHAIS (suite).
La Mère coupable. — Tarare.
1
En 1784, époque où parut le Mariage de Figaro, le monde avait encore quelques heures de répit pour s'étourdir et s'amuser. Quand Beaumarchais donna la troisième partie de sa trilogie, la Mère coupable, l'orage avait éclaté, une révolution s'était accomplie. Ileprésentée d'abord en 1792 sur le théâtre du Marais, cette pièce fut reprise en 1797 par les acteurs de la Comédie-Française, après le retour de Beaumarchais exilé. Le temps du rire était passé pour les personnages et pour l'auteur: c'était l'heure du drame sérieux el du pathétique larmoyant. Dans sa pensée, cette
œuvre devait être le couronnement de l'édifice dramatique bâti sur le roman de la famille Almaviva.
Peut -être ai-je attendu trop tard, dit-il dans sa préface, pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l'âge. Il m'a tourmenté bien longtemps. Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer.... Enfin, je l'ai composé dans une intention droite et pure, avec la tète froide d'un homme et le cœur brûlant d'une femme, comme on a dit que J.-J. Rousseau écrivait1.
1. Le romanesque de Julie et de Saint-Preux allié aux théories dramatiques de Diderot.
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Nous sommes loin du ton railleur et du persiflage ironique qui distinguent les préfaces du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. On voit que nous rentrons dans le genre maussade d'Eugénie et des Deux Amis. Le pathétique, qu'il a tenté vainement d'intro- « duire avec Figaro et Marceline dans la Folle Journée, est ici le grand ressort sur lequel il compte pour entraîner les spectateurs. Il écrit à la comtesse d'Albany en 1791 :
Faites une observation avec moi : quand je veux rire, c'est aux éclats : s'il faut pleurer, c'est aux sanglots. Je n'y connais de milieu que l'ennui. Admettez donc que vous viendrez à la lecture de mardi: mais écartez les cœurs usés, les âmes desséchées, qui prennent en pitié ces douleurs que nous trouvons si délicieuses.
Ces gens-là ne sont bons qu'à parler l'évolution. Ayez quelques femmes sensibles, des hommes pour qui le cœur D'est pas une chimère, et puis pleurez à plein canal1.
Les larmes sont donc, pour Beaumarchais, une source abondante d'émotions dramatiques. Mais il lui faut des cœurs neufs, et ils étaient rares alors. Le but moral est plus que jamais la grande ambition de l'auteur : il s'agit de montrer dans l'intérieur de la famille les conséquences d'une double faute, l'expiation et le pardon réciproque échangé entre les époux. Malgré certaines scènes d'un effet pathétique vraiment puissant, les teintes grises et sombres du mélodrame s'étendent comme un brouillard de crépuscule sur cette maison, jadis si brillante et si gaie d'AguasFrescas. Les personnages nous reviennent sous un aspect nouveau, vieillis, usés, meurtris par la vie, et justifiant ce mot profond des anciens : « Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux ».
1. Mmo d'Albany lui avait demandé de faire chez elle une lecture de sa Mère coupable.
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Figaro lui-même a perdu sa belle humeur : il est devenu morose, chagrin, grondeur, intriguant toujours, mais sans verve, sans entrain, avec un fonds d'amertume et de désenchantement universel. Ayant à lutter contre un hypocrite retors, il lui oppose froidement le même genre de diplomatie sourde, de mines et de, contremines, auxquelles manquent la flamme et l'élan de la jeunesse. L'argent est d'ailleurs toujours la grosse affaire ; le hasard, le grand dieu sur lequel on compte pour tout arranger. Avant de mourir, le vieux Figaro rend à son vieux maître un dernier service, en sauvant sa fortune des mains d'un fripon qui a failli l'accaparer.
Bazile, que nous avions retrouvé dans le Mariage dl' Figaro, continuant son honnête métier, a disparu : il est remplacé par un major irlandais, Begearss, dans lequel Beaumarchais a décrit un de ses ennemis personnels, l'avocat Bergasse, son adversaire dans le procès Kornman. Begearss, ce nouveau Tartufe, comme l'appelle l'auteur, très inférieur à l'ancien, est un vilain homme n'ayant rien de comique, un traître de mélodrame et rien de plus. Ce n'est point un Tartufe de religion, mais un Tartufe d'honneur et de probité, jouant la délicatesse et le désintéressement. Geoffroy fait remarquer à cette occasion que Dufresny avait déjà donné jadis le Faux honnête homme et le Faux sincère, « où l'on trouve, dit-il, d-es traits originaux fort utiles aux gens d'esprit qui n'ont point le talent d'invention ».
Le Comte, plus morose et plus jaloux que jamais, est venu s'établir à Paris vers la fin de 1790, non sans doute pour y trouver le calme, mais pour y négocier la vente de ses biens et l'échange de sa fortune, qu'il
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veut transporter sur la tête d'une jeune fille, Florestine, élevée chez lui comme sa pupille, mais en réalité sa fille naturelle, qu'il destine comme femme à Begears. Il songe en même temps à déshériter le seul fils qui lui reste, ce jeune Léon dont la naissance lui est suspecte.
La Comtesse, de son côté, pieuse, bonne et toujours mélancolique, expie dans la douleur et le repentir une faute d'un jour, dont le perfide Begearss fournit la preuve à son époux, après vingt ans. Le critique Geoffroy se moque des oraisons ferventes et des jérémiades dévotes de Mme Almaviva, qui garde les lettres de son ancien amant et les relit en secret de temps à autre. N'est-ce pas là, dit-il, un étalage de fausse piété? « D'après des dispositions si équivoques, le plus ignorant vicaire de village ne lui donnerait pas l'absolution. » La fidèle Suzanne est restée près de sa maîtresse, dont elle partage les chagrins et les secrets, aidant Figaro, à déjouer les ruses de l'abominable Begearss, qu'elle feint, un moment, de seconder. C'est toujours l'imbroglio, mais sans l'entrain et la gaieté qui en faisaient le charme dans les deux comédies précédentes. On souffre de voir la pauvre Comtesse accablée sous le remords de sa faute, prise entre le courroux d'un époux offensé et les trames insidieuses d'un scélérat.
Les amours de Léon et de Florestine ont aussi quelque chose de pénible et de troublé. Ces deux jeunes gens, trompés par Begearss, en viennent à se croire frère et sœur, et se trouvent arrêtés dans leur projet d'union. L'heureux hasard d'une naissance irrégulière va rendre possible ce mariage tant désiré.
Cette pièce de la Mère coupable, si elle est, avant
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tout, un drame sentimental, porte aussi la trace des préoccupations contemporaines. Léon, jeune homme épris de la liberté comme toutes les âmes ardentes et neuves, se sent peu disposé à entrer dans l'ordre de Malte, auquel le destine son père. Il vient de faire une lecture fort applaudie sur l'abus des vœux monastiques. Le Comte lui-même, tout en raillant son fils de ses succès oratoires, est aussi tant soit peu entamé par les idées nouvelles; il ne veut pas qu'on l'appelle M. le Comte, mais seulement M. Almaviva. Il a sur sa cheminée le buste de Washington, témoignage dont Begears espère se servir pour le compromettre auprès de son gouvernement.
Figaro de son côté s'est fait prêcheur: s'il a pu nous scandaliser jadis, il se pique maintenant de nous édifier par la sagesse de ses discours, sa vertu et son désintéressement. Après avoir sauvé la fortune de son maître, contribué à réconcilier les deux époux et à faire le bonheur des deux jeunes gens qui s'adorent, il refuse de recevoir aucun salaire, et n'ambitionne d'autre place que celle de concierge du château. Vœu modeste, dont le vrai Figaro ne se fût pas contenté peut-être au lendemain de 89, alors qu'il pouvait songer à devenir conseiller municipal, député ou même ministre, aussi bien que tant d'autres qui ne le valaient pas. Quoi qu'il en soit, grand moteur de l'action, à la fin de cette trilogie, comme il l'était au début sous le balcon de Rosine, c'est lui qui se charge de la terminer en donnant l'absolution à tout le monde et à lui-même, sous une forme un peu trop solennelle et prétentieuse.
Jeune, si j'ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! 0 ma vieillesse! pardonne à ma jeunesse, elle s'honorera de toi....
Chacun a bien fait son devoir; ne plaignons pas quelques mo-
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ments de trouble : on gagne assez dans les familles quand on en expulse un méchant1.
Le style de Beaumarchais, que nous avons trouvé souvent si vif, si pittoresque, si plein d'images et de traits étincelants, a de ces bouffissures, de ces heurts, de ces fautes de goût qui surprennent parfois étrangement. Le jargon précieux ou déclamatoire est un écueil qu'il ne sait pas toujours éviter. Quant à l'effet moral de la pièce, est-il aussi complet que semble le croire l'auteur? Il est permis d'en douter. Ces deux époux, après leurs aveux mutuels, ont-ils gagné beaucoup aux yeux l'un de l'autre? Ils n'ont plus qu'à faire pénitence en commun, et à réciter leur mea culpa. Triste fin pour une comédie, qui du reste n'a rien de gai, il faut l'avouer.
II
Entre le Mariage de Figaro et la Mère coupable,
Beaumarchais avait tenté une autre aventure littéraire en donnant l'opéra de Tarare. On ne s'en souvient guère aujourd'hui ; et cependant ce nom eut un moment tant de célébrité qu'il était dans toutes les bouches. « Dès que l'on fut instruit, dit la correspondance de Grimm, que les répétitions de Tarare étaient commencées, Notables, renvois de ministres, Assemblées provinciales, tout disparut devant ce grand phénomène. Tarare devint l'unique sujet de toutes les conversations ; partout on ne s'entretenait que de Tarare. » Et pourtant les questions intéressantes ne manquaient pas alors : on était en 1787, à la veille des
1. Acte V, scène vin.
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États Généraux. Il est vrai que Tarare offrait l'attrait d'une pièce de circonstance, où l'auteur avait fait entrer toute espèce d'ingrédients philosophiques, politiques, littéraires, économiques. Lui-même nous indique, dans sa préface, sous quelle influence son
œuvre a été composée.
L'esprit de la nation, dit-il, semble être dans une crise heureuse : une lumière vive et répandue fait sentir à chacun que tout peut être mieux. On s'inquiète, on s'agite, on invente, on réforme ; et depuis la science profonde qui régit les gouvernements jusqu'au talent frivole de faire une chanson; depuis cette élévation de génie qui fait admirer Voltaire et Buffon, jusqu'au métier facile et lucratif de critiquer ce qu'on n'aurait pu faire, je vois dans toutes les classes un désir de valoir, de prévaloir, d'étendre ses idées, ses connaissances, ses jouissances, qui no peut tourner qu'à l'avantage universel.
Beaumarchais est un ami du progrès. Tout auteur, dit-il quelque part, est un oseur. C'est ainsi qu'il se flatte de renouveler l'opéra comme il a renouvelé la comédie. Rendre à la poésie, au drame, la place et l'intérêt qu'ils ont perdus en s'effaçant devant la musique, telle est d'abord sa prétention. La grande plaie de l'opéra, c'est l'ennui, si l'on en croit le témoignage de La Bruyère 1 et celui de Voltaire 2, invoqués ici par l'auteur. Il s'agit de nouvelles combinaisons, d'un système qui ferait de l'opéra,, en même temps qu'un grand spectacle, un grand bazar de musique, de littérature, de science, d'économie
1. « On voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle : il en donne une idée, mais je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer. (Des ouvrages de l'esprit.)
2. « L'Opéra n'est qu'un rendez-vous public où l'on s'assemble à certains jours, sans trop savoir pourquoi : c'est une maison où tout le monde va, quoiqu'on pense mal du maître et qu'il soit assez ennuyeux. » (Lettre à Cideville.)
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politique et sociale, un Agora et un Forum. Gluck, auquel Beaumarchais avait confié son projet en espérant l'y associer, s'effraya de cet opéra multiforme et multicolore, où le penseur et l'écrivain semblaient vouloir garder la haute direction sur le musicien. Il lui envoya son meilleur élève, Salieri, que l'auteur de cet étrange libretto remercia plus tard en ces termes : « Vous m'avez aidé, mon ami, à donner aux Français une idée du spectacle des Grecs, tel que je l'ai toujours conçu. » Où l'a-t-il pris en vérité? Les Grecs n'ont rien à voir ici, quoi qu'il en dise 1.
La pièce s'ouvre par un prologue qui a tout l'air d'une immense fantasmagorie, où figurent la Nature, le Génie du feu, les Vents déchaînés, les Ombres destinées à former bientôt des hommes: toute une mythologie nouvelle inspirée par les hypothèses et les découvertes récentes de Buffon, de Jussieu, de La Marck. La Nature, qui vient de révéler à Newton les lois de l'attraction et de la pesanteur, s'adresse en ces termes aux futurs humains :
Humains non encore existants,
Atomes perdus dans l'espace,
Que chacun de vos éléments
Se rapproche et prenne sa place,
Suivant l'ordre, la pesanteur,
Et toutes les lois immuables
Que l'éternel dispensateur
Impose aux êtres vos semblables.
Humains non encore existants,
A nos'yeux paraissez vivants
1. A moins qu'il n'ait voulu imiter les poètes cosmogoniques de l'ancienne Grèce, Anaximène, Anaximandre, Empédocle, qu'il ne connaît guère, et qui n'ont jamais travaillé pour le théâtre. Gœthe seul pouvait se permettre un tel alliage dans un drame fantastique comme Faust.
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Nous avons là un échantillon de la poésie de Beaumarchais, très inférieure à sa prose. Son style, si étincelant ailleurs, se décolore et se fige pour ainsi dire dans les compartiments du vers. Toute cette poésie de laboratoire aurait besoin du génie d'un Lucrèce ou d'un Gœthe pour l'idéaliser. Au chœur des Vents déchaînés exécutant une sarabande infernale, qui nous représente assez les Tourbillons de Descartes mis en vers et en musique, succède le chœur des Ames ou des Ombres exposant la théorie des sensations. telle qu'on l'enseigne à l'école de Locke et de
Condillac :
En jouissant, je sens que je désire,
En désirant, je sens que je jouis.
Puis, comme si ce n'était pas assez de la philosophie et de la physique, la politique entre du même coup à l'Opéra. Le Génie du feu appelle à lui les deux ombres dl Atar et de Tarare :
Un de vous deux est roi : lequel veut l'être ?
L'OMBRE D'ATAR.
Roi?
L'OMBRE DE TARARE.
Roi?
TOUS DEUX.
Je ne m'y sens aucun empressement.
Le métier de Roi est devenu si difficile qu'on ne doit pas trop s'étonner de cette tiédeur indifférente : Louis XVI et Gustave 111 sauront bientôt ce qu'il en coûte de porter la couronne. Et pourtant il y a toujours des prétendants, parait-il :
Enfants, il vous manque de naitre
Pour penser bien différemment.
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Les Ombres, livrées à leur instinct primitif, adressent cette prière à la Nature leur mère :
0 bienfaisante déité,
Ne souffrez pas que rien altère
Notre touchante égalité ;
Qu'un homme commande à son frère !
Parole hardie, presque séditieuse, que Nature a soin de réprimer bien vite :
C'est assez. Éteignons en eux
Ce germe d'une grande idée
Faite pour des climats et des temps plus heureux.
L'idée n'a guère chance de germer, à ce qu'il semble, sur le vieux sol monarchique de l'Europe; mais elle a fleuri déjà dans le Nouveau Monde, avec cette république des États-Unis, dont Beaumarchais a été l'un des auxiliaires et des parrains. A cette date de 1787, une fermentation générale règne dans les esprits : le prologue de Tarare en est la fidèle image.
Ce prologue offre plus d'une analogie avec certaines parties du Faust de Gœthe, telles que la Naissance d'Homunculus, la Nuit du H/alpurgis, l' Assemblée des Phorkyades : grand sabbat philosophique et poétique, où s'égare librement la puissante imagination du poète allemand. Beaumarchais n'a pas le même coup d'aile, pour s'envoler dans ces régions de la chimère et de l'hallucination. Son esprit est trop pratique, trop positif et trop français. Il courrait d'ailleurs le risque de n'être ni suivi ni compris par son public. La Harpe ne voit dans ce prologue qu'une aurore de démence. Aussi la direction du théâtre jugea-t-elle à propos de le supprimer, en l'absence de l'auteur et à son grand regret. Car là était, selon lui, l'idée maîtresse de sa
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pièce : « Tarare, dit-il, est le nom de mon opéra, mais il n'en est pas le motif. Cette maxime, à la fois consolante et sévère, est le sujet de mon ouvrage :
Homme, ta grandeur sur la terre
N'appartient point à ton état ;
Elle est toute à ton caractère.
La dignité de l'homme est donc le point moral que j'ai voulu traiter, le thème que je me suis donné. » En vieillissant, Beaumarchais comme Figaro devient prêcheur, radoteur et moralisant à outrance, même dans l'Opéra.
Quant au drame, tiré d'une nouvelle d'Hamilton et d'un conte persan que l'auteur a omis de rappeler d'abord, mais dont une critique maligne le lit bientôt souvenir, il ressemble fort à un récit des Mille et une Nuits mêlé de couleurs orientales, de philosophie allégorique, et d'allusions contemporaines. C'est le voyage des deux âmes que nous avons vues naitre dans le prologue et qui cheminent à travers la vie, sous la double enveloppe du roi et du soldat. Atar, une âme vile et basse, se montre indigne de la royauté et s'en voit dépouiller à la fin par son peuple. Jaloux de Tarare, le guerrier victorieux, le sauveur de la patrie, il essaye de lui ravir sa femme Astasie, comme Almaviva disputait à Figaro Suzanne. Tarare, âme héroïque et généreuse, le modèle des maris et des sujets fidèles, est élevé au trône malgré lui par l'acclamation populaire, et devient le type du roi-citoyen, tel qu'a pu le rêver jadis Favart dans ses Trois Sultanes. Les enluminures politiques sont la partie la plus intéressante de la pièce. L'hommage rendu au nouveau roi et à la nouvelle reine, par un chœur de
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peuple et de soldats, est en même temps une leçon. où nous trouvons déjà le ton de certaines adresses à Louis XVI et à Marie-Antoinette :
Roi, nous mettons la liberté
Au pied de ta vertu suprême.
Règne sur un peuple qui t'aime,
Par les lois et par l'équité.
Et vous reine, épouse sensible,
Qui connûtes l'adversité,
Du devoir souvent inflexible,
Adoucissez l'austérité 1.
Le rôle du grand prêtre Arthenée unissant sa Cause à celle d'Atar et servant même ses mauvaises passions, rappelle l'alliance intime et toute politique du trône et de l'autel :
Ah! si ta couronne chancelle,
Mon temple, à moi, tombe avec elle '.
Le souffle de la Révolution se fait ici déjà sentir comme les Vents déchaînés du prologue. Il éclate bien autrement dans le Couronnement de Tarare, acte ajouté par l'auteur en 1790, non publié et retrouvé par M. de Loménie. Tarare couronné dans le temple de Brahma, où s'élève l'autel de la Liberté, une divinité nouvelle qui avait de l'avenir, est proclamé modérateur du peuple. A la strophe déjà citée :
Règne sur un peuple qui t'aime,
l'auteur ajoute ces deux vers :
Il dépose en tes mains lui-même
Sa redoutable autorité.
1. Acte V, scène ix.
2. Acte II, scène u.
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Le principe de la souveraineté populaire, de là royauté donnée par contrat et non plus par droit divin, est nettement formulé. Le célibat des bonzes et des vierges brahmanes est supprimé par Tarare :
De tant de retraites forcées
Que les barrières soient brisées;
Que l'hymen, par ses doux liens,
Vous donne il tous des jours prospères 1
Peuple heureux, les vrais citoyens
Ce sont les époux et les pères.
La question du divorce, non moins chère aux philanthropes, se trouve également traitée en ariette et mise en ballet expressif et pittoresque sous forme de chassé-croisé. Celle de l'affranchissement des nègres est éludée en partie ou différée par la politique habile de Tarare, qui promet aux esclaves un traitement plus doux : le bonheur à défaut de la liberté :
Plus d'infortunés parmi nous.
Le despotisme affreux outrageait la nature:
Nos lois vengeront cette injure.
Soyez tous heureux : levez-vous !
Et le nègre satisfait s'écrie :
Holà ! doux esclavage
Pour Congo, noir visage,
Bon blanc, pour nègre il est humain.
Beaumarchais est au fond un révolutionnaire modéré. L'émeute du Champ de Mars lui déplaît et l'épouvante; aussi répète-t-il avec le chœur des bons citoyens :
La liberté n'est pas d'abuser de ses droits,
La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois.
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Si avancé, si hardi que fût Tarare en 1787 et même en 1790, il se trouva bientôt dépassé. Certains vers parurent alors trop royalistes, tels que ceux-ci biffés par l'honnète Bailly lui-même :
Nous avons le meilleur des rois,
Jurons de mourir sous ses lois.
Cet opéra qui vint s'ajouter comme élément d'agitation au Mariage de Figaro, subit les destinées, les métamorphoses et les applications les plus diverses. Pièce monarchique et républicaine à la fois, révolutionnaire et conservatrice, pleine de témérités et de sages conseils, elle devient tour à tour une arme contre la Royauté et contre la Convention. Le Consulat, et plus tard la Restauration même, s'en emparent à leur profit : ce fut là sa dernière transformation. Tarare vécut ainsi trente-deux ans dans un perpétuel devenir : il est bien mort maintenant. Une pareille œuVre, en devenant un instrument de combat plutôt encore qu'un produit de l'art désintéressé, ne saurait gagner à toutes ces métamorphoses. Au point de vue littéraire, elle es~ des plus médiocres, et n'offre d'intérêt que par la curiosité rétrospective qui s'y attache, comme à une page de la Révolution mise en drame et en pantomime. L'auteur se vante d'avoir achevé par là cette sorte d'apostolat théâtral dont il se croyait investi par l'opinion. « Après avoir dit leur fait aux ministres, aux grands seigneurs, dans la comédie du Mariage de Figaro, il lui manquait encore de le dire de même aux prêtres et aux rois : il n'y avait que le sieur de Beaumarchais qui pût l'oser, et peut-être n'est-ce aussi qu'à lui qu'on pût le permettre. » Lorsqu'il ajoute à sa pièce le couronnement de
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Tarare, il le fait précéder d'un avis où il rappelle les services rendus par lui à la Révolution :
0 citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories et labouraient péniblement le champ de la Révolution. Après quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra. L'oeuvre a reçu son complément dans le couronnement de Tarare, l'An 1er de la liberté : nous vous l'offrons pour son anniversaire, 14 juillet 1790.
Beaumarchais a la phraséologie du temps : l'emphase et le mauvais goût, quand il cesse d'être éloquent et spirituel. Malgré ses services très réels et le soin qu'il prend d'en évoquer le souvenir, il n'en fut pas moins rayé sur la liste des représentants de la commune. Accusé plus tard de tiédeur et de modérantisme, il lui fallut prendre la route de l'exil.
Quelles qu'aient été les injustices et les ingratitudes de la Révolution envers Beaumarchais, il n'en est pas moins resté un de ses plus fidèles et de ses plus vaillants soldats. Par son Théâtre comme par ses Mémoires, il a plus qu'aucun autre hâté la chute d'une société qui tombait en dissolution : il tient sa place, au premier rang, parmi les précurseurs, les penseurs et les écrivains de l'ère nouvelle. Il a été en tout et partout un chercheur, un oseur, un homme d'avant-garde, de progrès et de réforme, intempérant, outré parfois dans l'expression, mais au fond raisonnable et modéré. Il s'est vu distancé à un certain moment, mais il n'en a pas moins donné le signal. Il a été un grand inspirateur, un grand moteur des esprits, jetant l'étincelle autour de lui, semant les idées dans le champ de la politique, essayant de renouveler le théâtre comme la société.
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« Beaumarchais, dit M. Saint-Marc Girardin, sent que l'esprit humain est né pour avancer et que chacun ici-bas doit chercher à lui faire faire une part du chemin. Aussi, il le pousse hardiment en avant. C'est là une gloire ou un crime que ne lui pardonneront guère ceux qui marchent en arrière, ceux qui marchent de côté, et enfin ceux qui ne marchent pas du tout'. »
1. Saint-Marc Girardin, Leçons de littérature et de morale, t. I, p. 97. — Étude sur Beaumarchais.
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CHAPITRE XXVJI
FLORIAN (i7oo-l'794). — LES ARLEQUINADES.
Les diminutifs chez Florian. — La légende d'Arlequin. — Les
Jumeaux de Bergame. — Trilogie d'Arlequin. — Les Deux
Billets. — Le Bon Ménage. — Le Bon Père.
En face de ce génie inquiet, tumultueux, militant, qui porte en lui toutes les agitations et les ardeurs de l'ère nouvelle, qui fait de la comédie ou de l'opéra un champ de bataille et de controverse politique et sociale, nous offrirons le contraste d'un talent pacifique entre tous, aimable parfois jusqu'à la fadeur, tendre jusqu'à l'afféterie, calme jusqu'à l'indolence; et pourtant ayant aussi ses aspirations libérales et philanthropiques, sa pointe de malice et de gaieté fraiche et souriante : nous voulons parler de Florian.
Par sa naissance, Florian, comme Almaviva, fils d'une mère castillane, appartient à la classe des heureux et des privilégiés. Bien que son père et surtout son aïeul, grand dépensier, ne lui aient guère laissé qu'un nom, une fortune médiocre et un château délabré avec des dettes à payer, la vie a été pour lui douce et facile. « A dix-sept ans, dit-il, j'étais assez heureux pour avoir une maîtresse, un coup d'épée et un ami. » Il n'a pas connu les obstacles, les froissements, les mésaventures et les rancunes qui ont de
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bonne heure aiguisé l'humeur satirique de Beaumarchais. Page du bon et vertueux duc de Penthièvre, son protecteur ; capitaine de dragons, sans avoir fait beaucoup de campagnes ; pensionné par la cour ; choyé, fêté, applaudi, surtout par les femmes et les enfants dont il fait les délices; il a été toute sa vie un gentilhomme de lettres et un galant convive, jouissant des derniers loisirs et cueillant les dernières fleurs de cette société française qui finissait. Il en a vu et pleuré la chute. Sympathique aux idées nouvelles dans ce qu'elles avaient d'humain, de généreux, mais effrayé bientôt et brisé par les émotions et les douleurs d'une courte détention; au lendemain du 9 Thermidor, il se trouve emporté à trente-neuf ans, dans le naufrage des institutions et des hommes au milieu desquels il a vécu. Né pour le bonheur, il n'était pas de ceux qui résistent longtemps à l'épreuve de l'adversité.
Florian ou Floriannet, comme l'avait baptisé Voltaire, occupe un petit coin seulement dans l'histoire de la comédie au XVIIIe siècle : mais ce coin est bien à lui. Il y a mis tout son cœur et son esprit : un mélange de simplicité et de finesse, de candeur et de subtilité, de sensibilité et d'espièglerie, qui compose le fond de son caractère et de son talent. Le duc de Penthièvre, en le désignant par le nom de Pulcinella, exprimait bien le ton aimable et facétieux de ce gentil esprit. Rien d'étonnant que le petit Pulcinella soit devenu plus tard le compère d'Arlequin au théâtre. Nous ne trouvons plus chez lui, sans doute, ce grand flot de la verve comique qui déborde comme un torrent dans la Folle Journée. Ce ne sont plus ces orageuses représentations qui mettent en émoi la France et l'Europe entière ; ces foules qui assiègent dès le matin l'entrée du théâtre
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' comme pour Tarare et Figaro. Le nom même d'ArA lequinades, donné à ces pièces, indique assez dans quelles limites se tient ici la comédie : l'étroite eni ceinte du Théâtre-Italien, le cercle d'une société ou d'un salon lui suffisent.
En toutes choses, Florian a le goût des diminutifs.
Dans le roman historique, il ne va pas au delà des minces proportions du Numa Pompilius ou du Gonzalve de Coi-doue \ dans la pastorale, au lieu de la manière large et simple de Gessner, il nous offre les élégantes miévreries de Galatée ou d'Estelle et Nénîoî-in ; dans la fable, un de ses triomphes, il se contente généralement de légères et gracieuses enluminures ajoutées à la morale. S'il traduit non Quichotte, il le resserre et l'amoindrit. Ainsi sur le théâtre, il rétrécit le cadre de la comédie. Aux tableaux de grande dimension il préfère les miniatures, et semble dire, avec ce Dorval dont il se moque pourtant un peu ailleurs :
J'aime mieux nos petits tableaux français (à la façon de Boucher), où l'on voit une petite paysanne qui porte un petit pot de lait, et un petit berger qui joue de la flûte ; c'est gracieux, c'est joli : il semble que c'est peint avec des couleurs de rose et de blanc ; et mes yeux sont plus flattés d'un petit tableau comme cela que de ces grands sujets de notre pays (l'Italie), où les personnages sont toujours dans de grandes affections, où tous les hommes nus sont si bruns, si noirs, 0\1 l'on voit leurs muscles, leurs nerfs, à en être effrayé.
Est-ce à dire qu'il ignore ou méconnaisse le grand art? Non sans doute. Lui-même, dans l'avant-propos de son Théâtre, reconnaît que la comédie de caractère est sans contredit le plus beau, le plus utile, le plus difficile de tous les genres. Mais il pense que ce chefd'œuvre, en tous les temps si difficile, l'est devenu plus que jamais. Il en donne pour raisons : l'épuisement
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qui suit l'apparition d'un génie comme Molière ; l'uniformité des mœurs et du langage, qui efface de plus en plus les traits saillants des caractères individuels; enfin l'impuissance où il se trouve d'aborder les grands sujets. Il s',en tient donc aux genres secondaires, en essayant de les renouveler à sa façon, et sur ce point il faut avouer qu'il a réussi. Tenant à la fois de Sedaine par le sentiment, de Marivaux par l'esprit, il s'est constitué un petit domaine dont il est roi. « Ce qui caractérise le plus sa manière, dit Grimm, c'est l'extrême facilité avec laquelle il fait de l'esprit avec du sentiment, et du sentiment avec de l'esprit. »
Arlequin est le héros de ces petits drames bourgeois, où l'auteur se plaît à reproduire les scènes de la vie de famille, les émotions et les joies du foyer domestique, à la façon de certaines toiles de Greuze. Ce serait une histoire curieuse à retracer que celle d'Arlequin parmi nous, depuis le jour où Marie de Médicis lui écrivait de sa royale main pour l'inviter à venir en France avec sa famille, et devenait marraine d'un de « ses enfants1. Florian nous raconte ainsi l'origine africaine et la légende d'Arlequin. « Un petit nègre orphelin se trouvant abandonné dans les rues de Bergame, y est secouru par trois enfants, tous trois fils de marchands de draps, qui, pour habiller leur protégé, volent chacun à leur père une aune de draps de couleur différente. » De ces trois morceaux se compose le premier habit d'Arlequin. En même temps, pour compléter son costume et l'armer chevalier, on lui donne une batte en guise d'épée. Et c'est ainsi qu'Arlequin entre
W
1. Lettre datée de Fontainebleau, 20 mai 1613.
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t dans le monde, où il fera une si brillante fortune1.
[ Que de formes diverses il a revêtues sur les théâtres t de la Foire, des Italiens, dans la farce et l'opéra-cor, mique, en passant par les mains de Regnard, de Du-
ri fresny, de Gherardi, de Le Sage, de Fuzelier, de Piron,
3 de Delisle et de Marivaux. Tour à tour niais, spiri-
t tuel, malin, crédule, dupeur et dupé, grâce à sa ré-
putation de balourdise et de naïveté, il se trouve chargé des hardiesses et des médisances qu'on n'oserait confier à d'autres. Les gros mots, les quolibets, les indécences ne l'effrayent pas. Ce rôle, il est vrai,
a ses périls : plus d'une fois Arlequin et Colombine iront coucher au For-l'Évêque; en dépit de leurs im-
munités.
Avec Florian.le personnage est devenu plus sage, plus discret et de meilleure compagnie, réunissant en lui le bon cœur, la bonne humeur et le bon sens. Arlequin, c'est bien souvent Florian lui-même, comme Beaumarchais est Figaro, comme Alceste était Molière : c'est lui tel qu'il est ou a été, dans sa jeunesse et son âge mûr, amoureux, dépensier, étourdi d'abord ; puis calmé, assagi par l'expérience de la vie et par les conseils de son bienfaiteur le duc de Penthièvre.
L'auteur prenait plaisir à jouer souvent ce rôle d'Arlequin sur les théâtres de société. C'est parfois aussi tel ou tel contemporain dont il aime à reproduire les traits et les opinions, sous ce masque légendaire. « Il . a fait de son Arlequin, dit La Harpe, le contraire de/il ce qu'a fait Beaumarchais de son Figaro : celui-ci est brillant dans son immoralité, l'autre est charmant dans sa bonté. Toutes les pièces où il paraît peuvent
1. Voyez, sur la généalogie et les métamorphoses d'Arlequin,
Riccoboni : Histoire du théâtre italien.
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se lire et se relire avec un plaisir pur et continu ; et si le genre est petit, la louange n'est pas commune. » Arlequin est en effet une contre-partie de Figaro : non pas tue Florian ait annoncé l'intention de lutter contre l'etincelant parvenu de Beaumarchais : la chose etlt été impossible. Figaro est un héros qui arrive, et Arlequin un héros qui s'en va. Or le public aime toujours à saluer le soleil levant et les nouveaux venus. Mais les deux personnages n'en offrent pas moins un contraste frappant. Autant l'un est frondeur, railleur, sceptique, défiant et rusé, âpre et mordant contre la société : autant l'autre est simple, crédule, résigné, facile à tromper, sans manquer pour cela de finesse et parfois d'une douce malice, portant gaiement le poids de la misère et jouissant modestement de l'opulence, quand un gentilhomme son maître aura fait de lui son héritier. Figaro se venge de la misère en daubant sur les heureux du monde :
Arlequin n'établit pas de comparaison entre ceux qui sont mieux nés et plus riches que lui. Il ne s'écrie pas comme le Barbier raisonneur : « Et moi, morbleu ! » Il accepte le monde tel qu'il est, parce que Dieu l'a voulu ainsi. Rien chez lui qui sente le dépit ou la colère, le pamphlet ou le réquisitoire. Sa résignation philosophique est son grand remède à tous les maux :
Toujours joyeux, toujours contrat, "
Je sais braver la misère ; * ^
Pour la rendre plus légère, "*•
Je la supporte en chantant.
Souvent la vie est importune ;
J'ai mon fardeau, chacun le sien :
Ma gaieté, voilà ma fortune ;
Ma liberté, voilà mon bien 1.
1. Les Jumeaux de Berr/ame, scène v.
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A cette gaieté native s'ajoute cependant un grain de mélancolie et de sensibilité, qui va parfois jusqu'aux larmes1. « On serait tenté, dit Grimm, de lui dire quelquefois : « Vous êtes Arlequin, seigneur, et « vous pleurez »;"mais il pleure de si bonne grâce qu'il y aurait de l'humeur à le trouver mauvais. » L'auteur a pris soin dans son avant-propos de nous expliquer comment il a conçu son Arlequin.
Ce n'est rien moins qu'un bouffon; ce n'est pas non plus un personnage sérieux; c'est un grand enfant; il en a les grâces, l'ingénuité, la douceur : et les enfants sont si aimables, si attrayants, que j'ai cru mon succès certain si je pouvais donner à cet enfant toute la raison, tout l'esprit, toute la délicatesse d'un homme.
Il s'est arrangé pour que le même personnage fit pleurer et rire à la fois. Enfin, le but moral est encore une de ses ambitions :
Je voulais surtout présenter le tableau de ces vertus familières, de ces vertus de tous les jours, les plus utiles peut-être, les plus nécessaires au bonheur; car ce ne sont pas, ce me semble, les grands préceptes de la morale et de la philosophie que l'on trouve à mettre le plus souvent en pratique.
Ton modeste, qui contraste avec les prétentions métaphysiques et les hautes considérations de Tarare.
C'est avec ces intentions pratiques qu'il nous représente Arlequin dans les trois états de la vie les plus intéressants : ceux d'amant, d'époux et de père. En lui conservant toujours une part de son caractère originel, il le fait parler différemment parce que ses affections et son âge sont différents. Arlequin a sa trilogie connue Figaro.
1. Ces larmes que Figaro n'a pu nous arracher dans la scéne d'attendrissement et de reconnaissance avec Marceline, Arlequin les fait couler doucement, mêlées au rire.
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Dans les Deux Billets (1779) il garde encore toute la verve, la pétulance et l'étourderie de la jeunesse. Il est pauvre, et il a mis à la loterie, non par amour de l'argent dont il se soucie peu, mais pour l'amour d'Argentine qui a du bien et qu'il voudrait épouser.
Quand il y a, comme cela, de l'argent d'un côté et qu'il n'y a que de l'amour de l'autre, je ne sais pas, mais cela ne va jamais si bien que lorsque tout est égal!.
Une fois pourtant, la fortune va venir en aide à l'amour. Arlequin gagne un beau terne qui doit lui rapporter au moins dix mille livres. Mais bientôt, crédule et naïf, il se laisse duper par Scapin son rival, qui entreprend de lui souffler son billet et sa maîtresse. Pour reprendre une lettre amoureuse d'Argentine que Scapin lui a dérobée, il sacrifie sans regret son billet de dix mille livres. Ainsi Florian, arrivant jeune page chez le duc de Penthièvre, dépensait tout son argent en café et en liqueurs, pour se faire bien venir de ses camarades. Heureusement l'habileté d'Argentine, en confondant la ruse de Scapin, vient réparer la balourdise ingénue du pauvre Arlequin. Tout cela est écrit d'un style vif, alerte, spirituel, mêlé de pointes sémillantes et de traits de sentiment. Arlequin répond à Argentine qui l'accuse d'aimer une autre femme :
Une autre femme! Ah ! mon cœur m'est témoin qu'il n'y a pour moi qu'une femme dans le monde ; et quand je prends mon cœur à témoin, c'est tout comme si je vous prenais vous-même 2.
Encore du marivaudage, si l'on veut; mais du ma-
1. Scène i.
2. Scène xx.
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rivaudage naïf et innocent, comme celui que George Sand prête quelquefois à ses paysans.
- Dans le Bon Ménage (1782) dédié à la jeune reine Marie-Antoinette, Arlequin époux reflète quelquesuns des traits de cette bonhomie paterne qu'on se . plaisait à trouver sur le visage du jeune monarque Louis XVI. Singulier rapprochement, qui nous place loin à tous égards du Jupiter de l' Amphit?,yoîî., de ce dieu galant et conquérant commè le grand roi. La vieille farce italienne ne nous conduisait guère dans les ménages bourgeois que pour nous y faire voir la guerre intestine. Ici tout est changé. La scène d'Argentine occupée à coudre, tandis que ses deux enifants s'amusent l'un à bâtir des châteaux de cartes, l'autre à regarder des images; le retour triomphant d'Arlequin rapportant des joujoux à ses bambins, jouissant autant qu'eux de leur bonheur, sont des Sources d'émotions nouvelles, inconnues à l'ancien théâtre de la Foire et mème à la Comédie-Fran-
çaise i.
ARLEQUIN. — Avez-vous lu ce matin ?
L'AINÉ DES ENFANTS. — Oh! oui, mon papa.
ARLEQUIN. — Votre maman a-t-elle été contente de vous?
LE CADET. — Elle a dit que oui, mon papa.
ARLEQUIN. — Vous ne l'avez pas fait enrager? Elle ne vous a point grondés, ni l'un ni l'autre?
L'AÎNÉ. — Au contraire, mon papa, elle nous a bien baisés.
ARLEQUIN. — Cela étant, venez me baiser aussi. Quand vous voudrez fne rendre bien heureux, vous n'avez qu'à rendre votre mère bien contente 2. ^,
W:
Rien de plus simple^et de plus vrai que ce langage,
1. La scène de la petite Louison dans le Malade imaginaire, celle de Joas dans Athalie, ne sont que de rares et courtes exceptions.
.-1 2. Scène ix.
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dont il ne faudrait cependant pas abuser, sous peine de tomber dans la fadeur et la sensiblerie.
A cette image du bonheur domestique, à ces douces joies de la paternité qu'il prolonge à plaisir, tant il aime les enfants, Florian, par un contraste heureux, va faire succéder une vraie scène de passion, de jalousie, de colère : car, si bon qu'il soit, Arlequin s'emporte quelquefois à tort. La lettre qu'Argentine a reçue de Lélio le rend furieux :
Elle est bien pour vous, cette lettre ; voilà votre nom, le voilà je le vois, je le lis; je n'ai pas le bonheur d'être aveugle. M. Lélio vous y donne un rendez-vous où vous avez couru, même avant de la recevoir; car vous venez de chez M. Lélio, j'en suis sûr, je le sais, je l'ai vu, je vous ai suivie. Osez m'assurer que vous ne venez pas de chez M. Lélio.
ARGENTINE. — Je ne veux pas vous mentir ; il est vrai, je viens de parler à M. Lélio; mais....
ARLEQUJN. — Et pourquoi me le dire? Je n'en étais pas sûr1.
Le pauvre Arlequin voudrait pouvoir se tromper encore. Désespéré, il quittera l'ingrate en lui laissant tout le bien qui est à elle, et même ses enfants qu'il aime tant : « Car, dit-il, je ne pourrais les embrasser sans vous pleurer ». Il lui rend tout ce qu'il a reçu d'elle, son portrait, ses lettres d'amour, un bouquet de violettes qu'il lui porta jadis le jour de sa déclaration, et qu'il avait recueilli depuis comme une relique : « Tenez, il sent encore bon; je n'aurais pas cru que ces violettes-là dureraient plus que votre amour2 ».
Enfin tout s'explique : la lettre de Lélio était destinée à Rosalba, la maîtresse, la bienfaitrice d'Argentine. Arlequin, éclairé et revenu de sa jalousie,
1. Scène XII.
2. Scène ,XVII.
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oidonne à ses enfants ce conseil, qui est la morale de c la pièce :
Mes enfants, vous vous marierez un de ces jours. Si vous avez r le bonheur, comme moi, de trouver une honnête femme, souvenezvous qu'il faut toujours la croire plus que vos propres yeux. Sans cela, pas de bon ménage
Petite leçon à l'adresse de tous, même du roi, de )• cet excellent Louis XVI qui avait parfois, lui aussi, ides visions cornues comme Arlequin. Nous sommes jj loin ici du ménage Almaviva, de la Mère coupable, a et de ce double adultère qu'on se pardonne réciprog quement.
' Le Bon Père (1790), dédié au duc de Penthièvre, i nous montre Arlequin au comble de la fortune, riche, 1 honoré, songeant à marier sa fille avec un gentili homme. L'auteur ne cache pas la parenté qu'il étaI blit entre son protecteur et son héros. Piron nous a donné jadis Arlequin-Deucalion ; Florian nous offre un Arlequin-Penthièvre. « Monseigneur, je vous ai vu avec vos enfants, avec vos vassaux, avec les pauvres; partout j'ai vu le bon père. »
Le duc de Penthièvre, dernier héritier des bâtards légitimés de Louis XIV, cherchait à purifier une fortune d'origine peu honorable par le noble usage qu'il en faisait. Ce fut chez lui que Florian débuta comme page dans son enfance : ce fut à lui qu'il, dut son brevet de capitaine et sa pension, et le dernier asile où il put cultiver les lettres en paix. La dette de reconnaissance se trouve ici acquittée par une apothéose d'un nouveau genre, celle d'un prince sous les traits d'Arlequin. Il est vrai qu'Arlequin s'est singulièrement
1. Scène XVIII.
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transformé dans sa personne comme dans son costume. Il porte un habit de velours, une veste de drap d'or, une perruque à trois marteaux, tout en gardant sa calotte et son masque traditionnels.
Devenu riche par la libéralité d'un grand seigneur qui lui a laissé sa fortune, Arlequin n'a rien de la morgue ni de l'insolence ordinaires aux parvenus. Il est affable pour tous et traite ses domestiques comme d'anciens confrères et de vieux amis. Arlequin maître de maison complète le tableau idéal du bon père. La Brie lui rend ce témoignage : « M. Arlequin est le meilleur et le plus honnête homme du monde ; il nous traite comme ses enfants, et c'est toujours nous qui nous souvenons avant lui qu'il est notre maître ». Lui-même dira : « Je leur parle toujours très poliment, parce que je me souviens du plaisir que me faisait une politesse; et cela coûte encore moins que les gages 1 ».
Nous avons vu, à la fin de la Mère coupable, un Figaro, plus honnête et plus vertueux que jamais, refusant tout salaire pour les services qu'il a rendus. Arlequin est encore plus magnifique en renonçant à la fortune que lui a léguée son maître, pour la restituer au fils naturel du comte de Valcourt. Et quand celui-ci, confus de tant de générosité, lui fait observer qu'aucune loi ne lui impose ce sacrifice, Arlequin lui répond :
Que me fait la loi, quand mon cœur parle ? Vous voyez bien qu'il me crie que votre bien n'est pas à moi. Comment! je serais riche, et le fils de mon bienfaiteur serait pauvre ! Non, mon ami, non, Monsieur, je vais tout vous rendre.
1. Arlequin maître de maison, scène v.
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Il est vrai que tout s'arrange : le chevalier, amoureux de Nisida, fille d'Arlequin, la demande en mariage et déclare n'accepter l'héritage qu'à cette condition. Ainsi, M. Arlequin, l'ancien valet, deviendra le beau-père d'un gentilhomme, et aura des petits-fils qui prendront rang dans la noblesse. Mais la noblesse, que va-t-elle devenir elle-même? Nous sommes à la veille du 4 Août, qui doit réaliser le rêve d'Arlequin-Deucalion, égaliser tous les hommes devant la loi, supprimer les privilèges et les titres aristocratiques, et faire, des enfants d'une même terre, les citoyens d'un même État'. Qui se doutait alors que ces idées de philanthropie, de paix, de concorde, dont Florian s'était constitué l'interprète et l'apôtre, allaient avoir de si terribles lendemains? Nous sommes encore dans l'âge d'innocence avec Arlequin ; nous en sortirons bientôt.
1. Il n'y aura plus désormais les trois États : premier effet de la nuit du 4 Août.
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CHAPITRE XXVIII
COLLIN D'HARLEVILLE (1755-1806). — ANDRIEUX
(1759-1833).
L'Inconstant. — L'Optimiste. — Les Châteaux en Espagne.
Le Vieux Célibataire.
Anaximandre. - Les Étoiii,dis. - La Soirée d'Auteuil.
1
A cette douce physionomie de Florian nous rattacherons deux écrivains pacifiques, qui, par la meilleure partie de leurs œuvres, appartiennent encore au xviue siècle, et par la date de leur mort au xixe. Collin d'Harleville et Andrieux, unis par l'affection et le goût des lettres, n'aspirent à révolutionner ni l'art ni la société : ils reprennent, sans prétention et sans fracas, l'ancienne voie de la comédie, et communiquent aux autres la bonne humeur et la sagesse aimable dont ils donnent eux-mêmes l'exemple dans leur vie.
Né au sein de la bourgeoisie aisée, Collin d'Harleville, ainsi nommé d'un petit bien que possédait sa .famille, n'a jamais songé à tirer de là ni faste ni vanité nobiliaire. Voisin des ducs de Noailles à Maintenon sa patrie, il entretint avec eux des relations courtoises et presque amicales : son père avait obtenu, pour lui et les siens, le droit de chasse sur les terres
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du château. Les idées de paix, de bon accord entre les classes sont celles qu'il a dû puiser autour de lui. Dès l'enfance il a connu cette douce médiocrité,
Mère du bon esprit, compagne du repos,
telle que la souhaitait La Fontaine, son poète favori.
Le chef de famille, M. Martin Collin, père de onze enfants, après avoir été procureur ou avocat à Chartres, s'était retiré près de Maintenon, à Mévoisins, dans un petit domaine qu'il exploitait lui-même, vivant là comme un patriarche et y trouvant l'indépendance et le bonheur. C'est d'après le souvenir de cet excellent père que le poète tracera plus tard, dans l' Optintiste, l'idéal de l'homme toujours content.
Tel fut le milieu d'où sortit Collin, avec la bonhomie souriante, la candeur et la simplicité d'un sage qui cultive et enseigne l'art d'être heureux. Aimant la vie, la société de ses semblables; voyant le bien partout plutôt que le mal, exempt d'ambition et d'envie; doué d'un talent facile, auquel les traits d'esprit ne coûtent pas plus que les jolis vers; se laissant aller doucement à sa veine, malin sans fiel, brillant sans affectation; partout bien accueilli, fêté, à la cour comme à la ville. Sa première pièce au théâtre est un succès. Et pourtant il ne flatte ni les idées nouvelles, ni les instincts niveleurs de la démocratie naissante : sa gaieté, sa franchise, son innocence de cœur et de talent, sont un titre suffisant aux yeux du public. On lui reproche bien un peu la mollesse dans l'expression, dans la conduite de l'action, dans lapeinture des caractères; une fluidité parfois monotone et négligée : mais il y a tant de naturel, d'aisance, dans ce laisser-aller du poète, tant de mots, partis du
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coeur ou du sens commun, tant de traits charmants et spirituels échappés d'eux-mêmes, que l'on se laisse. bercer par cette muse gracieuse, honnête et consolante.
Collin d'Harleville n'est à coup sûr un talent ni très original, ni très élevé, ni très puissant; mais il a le don de la sympathie, qu'il éprouve et qu'il inspire. On ne l'admire pas, on l'aime : c'est bien quelque chose en ce monde. Plus riche encore d'affections et de sentiments que d'idées, il se plaît à nous parler des comédies à venir qu'il porte dans sa tête ou plutôt dans son cœur.
Croire, espérer, aimer, voilà tout l'homme,
dit-il dans une pièce sur les Trois Vertus, lue à une séance de l'Institut en 1799, dans un temps où ces trois vertus théologales n'étaient pas précisément à la mode. Ailleurs, dans une chanson intitulée VAir de famille, il répète encore :
Dieu dit : Se suffire à soi-même
Serait pour l'homme un triste honneur.
Je veux qu'il soit aimé, qu'il aime :
Là seulement est le bonheur.
Pour sa part, il a donc beaucoup aimé, du moins en imagination.
Il aime la poésie comme une première maîtresse, et délaisse pour elle Cujas et Barthole, les mentors austères de sa jeunesse, auxquels il préfère Térence et Molière. Il essaye vainement d'endosser la robe d'avocat pour se rendre aux vœux de ses parents, et revient bientôt à sa passion.
Il aime la campagne, non pas comme un citadin amateur qui vient s'y rafraîchir et s'y retremper un
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[ moment, mais en véritable amant de la nature. Plein 1 des images de cette -charmante vallée de l'Eure, où i s'est écoulée son enfance, où sont nés ses plus jolis i vers, il s'écrie :
Bords fleuris, beaux vallons, où commença ma vie,
Vous la consacrer toute eût borné mon envie :
Au moins je la partage entre la ville et vous'.
L'Inconstant, dans ses rêves de bonheur futur, l'OptiI miste dans ses joies de bonheur présent, le rêveur des Châteaux en Espagne, nous rendent tous ces douces: impressions. Le poète nous raconte les charmes de la campagne, même en hiver.
Autant que la nature, il aime l'humanité, non pas de cette philanthropie fougueuse, ardente et tant soit peu déclamatoire que nous trouvons chez J.-J. Rousseau et Diderot; mais avec cette placidité d'humeur qui lui fait supporter et soulager les misères d'autrui aussi bien que les siennes propres, avec cette bonté indulgente qui s'amusait à voir les enfants du village grimper sur ses cerisiers, comme une volée d'oiseaux grapilleurs, à certains jours.
Il aime la famille, non pas seulement en théorieà la façon de Rousseau, mais en pratique, bien qu'il soit resté célibataire. C'est à sa mère, à ses soeurs,. qu'il lit d'abord ses comédies : c'est dans ce doux cercledu foyer et de l'amitié qu'il trouve ses plus vives jouissances et quelques-unes de ses meilleures inspirations.
Andrieux, dans une notice où il a mis toute son âme,. nous a tracé un charmant portrait de son ami aux
l. La campagne et les vers, poésies fugitives.
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différentes époques de la vie. Il nous l'a montré au collège, écolier à l'air éveillé et spirituel, vaillant coureur aux barres, bon joueur à la balle, grand remporteur de prix au concours général, où ils ont fait ensemble connaissance. Plus tard, étudiant en droit, gai compagnon à l'hôtel Notre-Dame, où l'on dinait pour quatorze sous, et où l'on faisait, le soir, de la musique et de la littérature avec les amis, Levesque, Gaillard, Dessalles, le grand initiateur de Collin, son mandataire bénévole auprès des acteurs Préville et Molé. Heureux temps que Collin a chanté dans ses souvenirs :
Vous souvient-il encor de nos petits repas,
Bien petits en effet, si l'on comptait les plats;
Mais joyeux, mais charmants, mais cent fois préférables
Au luxe, aux vains apprêts de nos superbes tables.
Nous n'avions pas le sou, mais nous étions contents,
Nous étions malheureux ; c'élait là le bon temps !
Plus tard, quand sont venus les années, et la gloire et l'argent, Collin recevait, dans son Tibur de Mévoisins, les amis de sa jeunesse; devenait commandant de la garde nationale villageoise, où il se trouvait le seul homme de sa compagnie en uniforme, avec un costume de fantaisie digne du triomphant d'Orlange dans les Châteaux en Espar/ne. A ces riants souvenirs succèdent les langueurs et les tristesses des derniers temps. Nature vive, enjouée, sensible et faite pour le bonheur, Collin, comme Florian, n'était pas de ceux qui résistent à de trop rudes épreuves. Malgré l'optimisme de Plinville, l'aimable et joyeux rêveur vit un jour le chagrin entrer dans sa maison : il fut pris d'une incurable mélancolie, quand l'affaiblissement de sa santé, le délabrement de sa fortune et l'im-
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puissance de tout travail vinrent s'ajouter aux événements politiques pour l'affliger. Lui aussi dut se dire qu'il avait trop vécu pour être heureux jusqu'au bout.
On peut distinguer trois périodes dans la vie comme dans les œuvres de Collin :
1 ° La période de jeunesse, où tout rit, où l'on nage en plein azur dans le champ de la fantaisie et de l'espoir illimité : c'est le temps où l'auteur compose l' Incoiistaîit, l' Optimiste et les Châteaux en Espagne;
2° La période de la maturité, où l'auteur est dans la plénitude de son talent, moins vif, moins gai peutêtre, mais plus solide, plus reposé, plus maître de luimême ; c'est alors qu'il produit son chef-d'œuvre, le Vieux Célibataire ;
3° La période du déclin et des ombres, qui se reflètent sur les dernières œuvres du poète, les Artistes, les Mœurs du jour, la Famille bretonne.
II
Considéré comme poète comique, surtout au début, malgré la belle humeur dont il est doué, Collin d'Harleville est un rêveur et un viveur aimable, un dessinateur d'aquarelles en vers, de croquis et d'esquisses, plutôt qu'un observateur et un peintre de mœurs ou de caractères. La fantaisie tempérée par le bon sens, la gaieté contenue par la décence, l'esprit joint à la sensibilité, avec une part de romanesque et de chimérique, tels sont les traits d'un talent qui se rattache plus encore à l'école de Regnard et de Dufresny qu'à celle de Molière.
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L'Inconstant, son coup d'essai (1786) *, n'était d'abord, dans la pensée de l'auteur, qu'une bluette en prose faite pour l'Ambigu-Comique. Les encouragements de Préville le décidèrent à étendre le cadre de sa pièce jusqu'à cinq actes, pour le ramener ensuite à trois. C'était là un brillant début plein de promesses, mais non une œuvre originale. Elle rappelait à la fois le Menteur de Corneille, le Distrait de Regnard, l' Ii,résolu de Destouches, Y esprit de contradiction de Dufresny, tout un courant de réminiscences accumulées dans la tête d'un jeune écrivain, dont le cerveau entre en ébullition. L'Inconstant est moins un caractère qu'une convention, ou plutôt un être imaginaire, un maniaque tournant sur lui-même comme un tonton. Enfermé dans les limites des vingt-quatre heures, qui s'imposent encore à la comédie, il lui faut, pour justifier son nom, entasser l'un sur l'autre extravagances, contradictions, démentis. Il chasse son valet Crispin, et le reprend bientôt, quand celui-ci reparaît sous une autre forme, parlant gascon; il retrouve à Paris une maîtresse qui l'a trahi, et recommence à l'aimer encore pour l'abandonner de nouveau, après lui avoir juré un amour éternel. Personnage sans consistance ni réalité, sorti de l'imagination du poète comme un follet qui s'évapore, après nous avoir un moment éblouis et fascinés par son babil et sa gentillesse.
Florimond est ce perpétuel étourdi de vingt ans, qu'on ne se lasse pas de revoir sous les traits de Dorante, de Lélie, de Valère, le confident et l'ami des jeunes poètes à leur début. M. Coppée l'a retrouvé
1. Cette pièce avait été déjà représentée à la cour en 1784.
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f encore dans le Passant. Son histoire n'est-elle pas
) celle de Collin lui-mème, étudiant en droit, suivant
1 les cours de l'école moins régulièrement que les représentations du théâtre, avocat sans cause et n'en cherchant point, dégoûté de son métier, comme Florimond l'est du service militaire :
Dans une garnison, toujours mêmes usages,
Mêmes soins, mêmes jeux, toujours mêmes visages;
Rien de nouveau jamais à dire, à faire, à voir.
Le matin on s'ennuie, et l'on bâille le soir.
Mais ce qui m'a surtout dégoûté du service,
C'est, il faut l'avouer, ce maudit exercice.
Je ne pouvais jamais regarder sans dépit
Mille soldats de front vêtus du même habit;
Qui, semblables de taille ainsi que de coiffure,
Étaient aussi, je crois, semblables de figure.
Un seul mot à la fois fait hausser mille bras ;
Un autre mot les fait retomber tous en bas :
Le même mouvement vous fait à gauche, à droite,
Tourner tous ces gens-là comme une girouette 1.
Girouette! qu'est-il autre chose lui-même? A peine arrivé à Paris, dont il raffole, il s'en dégoûte aussi bien que du reste, et se met à chanter le bonheur de la vie champêtre :
Heureux cultivateur, que je te porte envie!
Et quand son oncle, M. d'Olban, lui annonce le résultat favorable de sa visite à l'ambassadeur d'Angleterre pour obtenir la main de la femme qu'il adore, il ne veut plus se marier, et prétend justifier ainsi son inconstance :
La constance n'est pas la vertu d'un mortel,
Et pour être constant il faut être éternel 2.
1. Acte I, scène i.
2. Acte I, scène x.
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Florimond ne se doute pas qu'il paraphrase saint Augustin : Deus patiens, quia œternus. - - M. d'Olban, homme de l'ancienne école, trouve que la jeunesse abuse du raisonnement pour se dispenser d'avoir du cœur :
Ainsi l'on ne sent plus maintenant, on raisonne :
Par le raisonnement ainsi l'on empoisonne
La source du bonheur, des plaisirs les plus doux 1.
La pièce, comme le caractère du principal personnage, est dans un état de fluctuation impossible. L'incertitude du dénouement en est la preuve. Le poète, aussi bien que son héros, ne sait à quel parti s'arrêter : Florimond parle tour à tour, après son mariage manqué, de s'en aller en Amérique, de monter en ballon, de s'enfermer dans un cloître. Crispin finit par trouver la vraie solution :
Partons, et que Dieu nous bénisse !
Il n'est pas de raison pour que cela finisse.
Et en effet, c'est là un des grands défauts de la pièce : elle n'a pas de conclusion. Mais elle a ce charme de la jeunesse qui fait tout pardonner.
Dans la préface de ses œuvres, Collin dit à propos de Y Inconstant :
Je ne me repens point du tout de ce début à l'étourdie, et, tout en sentant les défauts presque inévitables de cette comédie, je ne suis pas fâché de l'avoir faite. J'avouerai, quoique j'en sois l'auteur, que j'y trouve de la gaieté, assez de verve, un dialogue vif et facile; il est aisé d'y reconnaître un jeune poète qui a mis dans son coup d'essai le peu qu'il avait de talent, tout soi-mêrne : c'est un premier amour.
1. Acte II, scène x.
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Ce qui fait l'attrait, le succès de Y Inconstant, c'est
| ce rayon de printemps que les poètes ne retrouvent pas deux fois, et qui éveille les plus séduisantes espéI rances en révélant au public un talent nouveau.
Plus tard on rencontre d'autres conceptions plus fortes, mieux ordonnées, mais qui n'ont plus cet . éclat printanier. On n'a pas deux fois vingt ans.
L'Optimiste (1788) devint pour Collin l'occasion d'un nouveau triomphe, dont il remercie le public dans sa préface, avec toute l'effusion d'un cœur reconnaissant : « Que je suis heureux ! dit-il: que j'ai sujet de m'écrier avec mon Optimiste : « Tout est bien! » Un auteur applaudi doit penser ainsi naturellement. La nouvelle comédie était moins gaie, mais plus profonde et plus sentimentale, que la précédente. « L'Inconstant avait fait rire franchement : on sourit seulement il Y Optimiste. C'est pourtant celui de mes ouvrages qui eut le plus de succès dans sa nouveauté1. »
Ce M. de Plinville, dans lequel la piété filiale de l'auteur aimait à retracer les traits d'une image chérie, est en quelque sorte la contre-partie d'Alceste. Son optimisme, il est vrai, ne ressemble ni au flegme indifférent de Philinte, ni à la résignation systématique de Pangloss, un théoricien spéculatif qui, pour l'honneur de son système, se fait professeur de nigaudologie, comme l'appelle quelque part Voltaire. Ici l'optimisme est surtout affaire d'humeur et de tempérament. « C'est l'homme toujours content que j'ai voulu peindre », nous dit Collin. Cet homme existe-t-il quelque part? Il faut croire qu'il est bien rare et tant soit peu chimérique : Rara avis in terris,
1. Préface de l'Optimiste.
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si l'on s'en rapporte à l'épître fameuse d'Horace : Qui fit, Mxcenas ? L'excellent M. de Plinville, s'il n'est pas, comme Pangloss, un philosophe de profession, a du moins la monomanie du bonheur. Dès qu'on le met sur ce chapitre, il ne tarit plus et semble croire que le ciel s'occupe avant tout de le servir à souhait.
MADAME DE ROUEL.
Savez-vous que l'aurore est une belle chose ?
MONSIEUR DE PLINVILLE.
Oh ! oui, surtout ici, surtout au mois de mai.
C'est bien le plus beau mois de l'année.
MADAME DE ROUEL.
Il est vrai.
ROSE.
C'est un mois qu'en effet, comme vous, chacun aime ;
Mais en janvier, Monsieur, vous disiez tout de même.
MONSIEUR DE TLINVILLE.
J'avouerai, mon enfant, que toutes les saisons
Me plaisent tour à tour par diverses raisons;
Janvier a ses beautés et la neige est superbe.
MADAME DE ROUEL.
Il est plus doux pourtant de voir renaître l'herbe
Et les fleurs.
MONSIEUR DE PLINVILLE.
Oui, les fleurs. Par exemple en ces lieux,
On respire une odeur, un frais délicieux.
Dis-moi, vit-on jamais plus belle matinée?
Que nous allons avoir une belle journée 1
Il semble en vérité que le ciel prenne soin
D'envoyer du beau temps, lorsque j'en ai besoin.
Il est vrai aussi que le ciel a oublié de lui donner une femme aimable, et l'a doté d'une compagne acariâtre et querelleuse, peut-être par un don spécial, pour exercer sa patience et ajouter encore à ses vertus. Mais il a sa consolation toute prête :
Ma femme a de fâcheux instants :
Heureusement cela ne dure pas longtemps.
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ROSE.
Mais cela recommence.
MONSIEUR DE PLINVILLE.
Elle crie, elle gronde,
Mais c'est la femme au fond la meilleure du monde t.
La maladie même a ses avantages, puisqu'elle nous prépare aux douceurs de la convalescence :
Que le réveil est doux !
Vous renaissez alors, et le monde avec vous.
La mort, enfin, lui semble un mal imaginaire.
A force d'être ou de vouloir être heureux quand même, Plinville arrive à croire que tout le monde l'est autour de lui. Il désole sa fille en voulant la marier à
Morinval, dont il la suppose éprise et qu'elle n'aime pas. Il désespère Belfort, son secrétaire, dont l'air ■attristé lui semble une grâce de plus :
Cette mélancolie
Lui sied et lui vaut mieux cent fois que la folie 2.
Par ce côté, du moins, l'auteur indique le danger de cet optimisme, qui peut être cruel sans le savoir.
Cet hymne éternel du bonheur finirait par devenir insupportable, s'il ne rencontrait quelques contradictions. C'est d'abord le portier raisonneur Picard, qui ne partage pas l'avis de son maître lorsqu'il l'entend
-dire :
Je suis émerveillé de cette providence
Qui fait naître le riche auprès de l'indigent :
L'un a besoin de bras, l'autre a besoin d'argent.
Ainsi tout est si bien arrangé dans la vie
Que la moitié du monde est par l'autre servie.
1. Acte II, scène VII.
2. Acte III, scène vu.
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Admirable harmonie, en effet, qui explique l'inégalité des conditions et qu'Aristophane a déjà exposée dans son Plutus. Mais Picard n'en est pas convaincu :
Bien arrangé pour vous ! Mais moi j'en ai souffert :
Pourquoi ne suis-je pas de la moitié qu'on sert?
MONSIEUR DE PLINVILLE.
Parce que tu n'es pas de la moitié qui paie.
PICARD.
Et pourquoi par hasard ne faut-il pas que j'aie
De quoi payer 1?
Grave question, qui pourrait nous mener loin. Heureusement, Picard n'est point encore un démagogue farouche de l'école de Babeuf, mais un serviteur fidèle et dévoué, quoiqu'un peu criard, et qui finit par reprocher à son maître d'être trop bon, de se laisser voler, gruger, tromper :
On vous battrait enfin, vous diriez grand merci!
Un autre contradicteur est l'ami Morinval, le misanthrope, le grondeur, qui voit tout en noir comme
Plinville voit tout en rose.
Je vous soutiens, morbleu ! qu'ici-bas tout est mal,
Tout sans exception, au physique, au moral.
Nous souffrons en naissant, pendant la vie entière,
Et nous souffrons surtout à notre heure dernière.
Ce Morinval, d'ailleurs, malgré son pessimisme, n'en est pas moins le meilleur des hommes, le plus accommodant et le plus généreux. Quand Belfort lui dispute et lui enlève la main d'Angélique, il offre son propre bien pour unir les jeunes gens et parfaire la dot, que Plinville est devenu incapable de fournir.
1. Acte 1, scène IX.
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Après une série de mésaventures accumulées : incendie de sa grange, perte d'argent prêté à un ami, etc., etc., qu'un heureux hasard vient réparer, Plinville, récapitulant toutes les chances qu'il a eues en vingt-quatre heures, persévère plus que jamais dans sa devise que tout est bien. On voit d'ici la portée sociale et politique d'une telle maxime. Si tout est bien, à quoi bon les réformes? Pourquoi vouloir ètre mieux? Ce vent de révolution qui soufflait dans la préface et le prologue de Tarare, ce besoin d'innover, de changer, de bouleverser l'ordre ancien pour y substituer un ordre meilleur au nom de la justice et de la liberté, tout cela n'est-il pas inutile? Ce fut là le grief et le prétexte dont s'arma la haine jalouse d'un rival moins heureux au théâtre, de Fabre d'Eglantine, pour dénoncer Collin comme un ennemi des idées nouvelles, un ami des aristocrates, un défenseur des privilèges et des abus. Collin ne répondit point à cette odieuse accusation ; il fit mieux, il rendit hommage au talent de l'écrivain qui l'attaquait. La seule justification qu'il se permit fut un court passage intercalé plus tard dans sa pièce. Il y rappelait le terrible hiver de 1709 et les merveilles de la charité publique :
Il fut long, j'en conviens: on souffrit, mais enfin
Personne ne mourut ni de froid ni de faim;
Et le ciel n'a permis cet excès de misères
Que pour nous rappeler que nous sommes tous frères.
111
Collin revint dans ce doux pays des songes, d'où l'avait fait sortir un moment la voix aigre de Fabre, et composa ses Châteaux en Espagne '. Nous nageons
1. 1789.
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encore une fois en plein bleu, dans la région des mirages et des chimères. La pièce elle-même est bâtie comme un château de cartes. L'intrigue a peu de consistance : elle repose sur un quiproquo bizarre qu'un souffle, un mot suffirait pour dissiper •et faire crouler bien vite. Ce frêle édifice, soutenu par une complaisante fiction du poète, n'en est pas moins charmant. N'y cherchez pas des situations dramatiques, des imbroglios fortement noués, des caractères creusés et approfondis. Tout est ici léger, éphémère, vaporeux, aérien comme les rêves qui traversent les esprits. Pourtant nous restons dans le monde bourgeois, sans arriver au fantastique du Songe d'une nuit d'été, à la façon de Shakespeare. — Qui ne connaît ces jolis vers de la fable des Souhaits dans La Fontaine :
Il est au Mogol des follets
Qui font office de valets.
On croirait qu'un de ces aimables lutins a bâti cette heureuse maison de M. d'Orfeuil, ouverte si aisément à tous venants, où chacun rêve pour sdn propre compte : Henriette, au prétendu qu'elle ne connaît point encore et qu'elle se plaît à parer de tous les charmes; Justine, au valet de son futur maître et à l'espoir de l'épouser; d'Orlange, aux aventures qui peuvent lui arriver et parmi lesquelles il range une royauté possible dans une île déserte; Victor, son valet, au gros lot qu'il pourrait gagner à la loterie; de Florville, à la fiancée dont il ne veut se faire connaître qu'après l'avoir éprouvée; enfin, M. d'Orfeuil, au gendre qu'il se promet.
L'idée, aussi bien que la morale de la comédie, est tirée de la fable de Perrette :
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Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux.
Tout homme, en ce monde, a son château, et en bâtit même souvent plusieurs à la fois. Que de rêves dorés, que d'espoirs généreux, que d'illusions charmantes, vont éclore dans les têtes à cette date de 1789 où paraît la pièce! Quel magnifique château en Espagne pour bien des gens,'que cette monarchie régénérée et renaissant de ses cendres comme le phénix sous le soleil de la liberté ! C'est ainsi que cette œuvre légère du bon et innocent Collin a sa date, son enseignement, sa partie morale et politique, quand on la rapproche de l'histoire du temps. D'Orlange lui-même, ce rêveur éveillé toujours en route, qui ressemble si fort aux Visionnaires de Desmarets, à travers ses extravagances, songe bien un peu à ce qui se passe et se dit autour de lui, quand, se voyant déjà roi d'une île inconnue, il trace ainsi ses projets de gouvernement :
Je choisirais surtout un ministre honnête homme ;
Le choix est bientôt fait quand le public le nomme.
Tout le monde reconnaissait M. Necker, celui dont. la sagesse devait, disait-on, relever la monarchie. Ailleurs d'Orlange, rêvant qu'il est devenu sultan, après avoir battu les.Russes et sauvé l'empire turc (encore un château en Espagne), se pose cette question :
Me voilà donc le chef de la sublime Porte !...
Mais ma religion, mais mon culte! Qu'importe
La mitre, le turban, tous les cultes divers?
Mon dogme est d'adorer le Dieu de l'univers. - J
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Il est celui des Turcs; et tous, à mon exemple,
Vont ne bénir qu'un Dieu, dont le monde est le temple 1.
Si sage, si discret, si étranger qu'il soit aux querelles et aux passions du jour, le bon Collin en ressent aussi le contre-coup. Le déisme remplace pour lui la religion d'État.
Ces trois premières comédies, malgré leur succès, n'étaient que d'aimables fantaisies, d'ingénieuses esquisses tracées d'une main légère et incertaine. La Harpe prétend qu'on pourrait, en les réunissant, les considérer comme une pièce en quinze actes. Collin a relevé le mot, Andrieux et Daru l'ont réfuté, en montrant que chacune des trois pièces a un caractère parfaitement distinct. Elles appartiennent, néanmoins, à la même manière et sortent de la même région. Jusque-là on peut dire que Collin d'Harleville a tourné agréablement autour de la vraie comédie sans y pénétrer 2. Il y arrive enfin avec le Vieux
Célibataire3.
L'auteur nous a raconté dans quelles conditions singulières cette œuvre sortit de son cerveau :
En juillet 1789, je tombai dangereusement malade. Une fièvre brûlante m'avait réduit à l'extrémité.... C'est dans une telle crise que, plein de je ne sais quel dieu, malade comme la Pythonisse, j'éclatai comme elle en un délire vague, obscur, moins extravagant peut-être. Enfin, de scène en scène, j'avais poussé la chose jusqu'à cinq actes, le tout sans rien jeter sur le papier. La joie que j'en ressentis ranima mes esprits. Une nuit, il m'en souvient, j'appelle d'une voix faible ma fidèle gouvernante ; je lui demande un bouillon, que j'avale d'un trait; je me fais apporter encre, plume et papier, et sur mon séant, pour la première fois depuis un mois, j'écris, j'écris toute la nuit.
1. Acte III, scène VI.
2. Nisard, Hist. de la lilt. françt. IV.
3. 1192.
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Le lendemain, voyant arriver Andrieux : « Mon ami, lui dit-il, j'ai fait une comédie en vers et en cinq actes ». Celui-ci le crut fou. Mais il fallut bien serendre à l'évidence quand le malade, soulevant son drap, en tira un monceau de papiers, et déroula devant lui sa pièce, scène par scène, au point de l'épouvanter. « Hélas! ajoute Collin, j'ai été depuis bien. souvent malade, je le suis encore,... mais les maladies ne me rapportent plus autant. »
Dans de pareilles conditions, il eût dû, ce semble,. revenir aux hallucinations des Châteaux en Espagne..
Il n'en fut rien: tout au contraire. Peut-être était-cele produit accumulé de réflexions et d'observationsantérieures qu'une fièvre d'éruption dramatique fit subitement sortir. En tous cas, c'est une vraie comédie, et de beaucoup la meilleure qu'ait faite Collin d'Harleville. Nous sortons de la fantaisie pour revenir au naturel et à la vérité : c'est par là que le Vieux Célibataire est supérieur à tous les personnages dessinés jusqu'alors, ou plutôt esquissés par le poète. M. Dubriage est pris au vif de la réalité. Telle n'est pas cependant l'opinion de Geoffroy, qui ne voit en lui qu'une. charge et une caricature. On dirait que l'irascible critique s'est senti blessé et atteint par ce portrait dui vieux garçon.Collin,célibataire lui-même,amis moinsde coquetterie et plus de franchise. Il exprimait à soni ami Andrieux ses regrets sur ce point, et, dans un. dialogue lu à l'Académie, se faisait adresser par son, jardinier des remontrances analogues à celles que le -i portier Georges se permet envers son parrain M. Du-briage.
D'autres reproches ont été faits à l'auteur. Fabre' d'Églantine, son rival jaloux et acharné, le dénonçait,.
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cette fois, comme un plagiaire. Le Vieux Célibataire ne se trouvait-il pas déjà dans le Légataire universel de Regnard, dans la Gouvernante1 d'un certain d'Avisse, dont Collin ignorait l'œuvre et le nom; enfin, dans le Vieux Garçon de Dubuisson, dont on n'a jamais cité qu'un vers :
Je fus tenté vingt fois d'épouser ma servante.
C'est le sujet même du Célibataire, mais c'est aussi tout ce que Collin a pu emprunter à son devancier. Les deux personnages principaux du Célibataire et de la Gouvernante sont bien de sa création et lui appartiennent en propre.
M. Dubriage n'est point un vieillard apoplectique et moribond comme l'oncle du Légataire. C'est un bonhomme de soixante-quatre à soixante-cinq ans, assez bien conservé ; ancien négociant, fort riche, et -en même temps faible, vain, crédule, prévenu contre sa famille, flatté par ses domestiques qui ont'écarté peu.à peu les parents, les voisins, les amis, et se trouvant soumis au double pouvoir d'un intendant qui le vole, et d'une gouvernante qui songe à se faire épouser. Doué d'un cœur aimant au fond, M. Dubriage s'ennuie et soupire au milieu de ce vide qui s'est fait autour de lui :
Mon cœur est plein : il a besoin de s'épancher.
Autour de moi j'ai beau jeter les yeux, chercher:
Je n'ai pas un ami dans toute la nature,
Pour verser dans son sein les peines que j'endure 2.
Il fait alors ce mea culpa tardif qui attend les célibataires obstinés :
1.Représentée en 1737.
2. Acte I, scène VIII.
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Ah ! pourquoi jeune encore, au moins dans l'âge mûr,
Ne faisais-je pas choix d'une femme?
Les mésaventures conjugales d'un associé de commerce l'ont dégoûté du mariage; il n'est plus temps d'y revenir. S'il avait du moins auprès de lui un mauvais garnement de neveu qu'il ne voit plus, qu'il ne veut plus voir, tant on l'a noirci à ses yeux, mais auquel il pense toujours!
Une gouvernante habile, insidieuse, va tenter d'exploiter à son profit ce retour de tendresse et d'affection inassouvie : c'est Mme Évrard, une maîtresse femme, une grande politique, Agrippine de la domesticité, enveloppant de ses manèges, de ses intrigues et de ses caresses le maître qu'elle veut amener à ses fins. La scène où elle fait venir les deux petits enfants du concierge, pour éveiller dans le cœur du vieillard le désir de la paternité; le soin qu'elle prend de rappeler sa propre naissance d'un père âgé de plus de soixante ans ; le souvenir d'une première union et du veuvage auquel elle se condamne depuis deux ans par dévouement à son maître, nous offrent un modèle de bonne et franche comédie.
Je ressemblais aussi beaucoup, je m'en souvien,
A mon père,... digne homme ! il était assez bien,...
Ayant moins de richesse, hélas ! que de naissance ;
On le félicitait sur notre ressemblance :
Aussi m'aimait-il plus que ses autres enfants.
Et puis il m'avait eue à plus de soixante ans !
Je flattais son orgueil autant que sa tendresse :
Il m'appelait souvent l'enfant de sa vieillesse '.
Béline n'est pas plus insinuante auprès du vieil Argan. Mme Évrard, dans son genre, semble peut-être
1. Acte III, scène IV.
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une aventurière plus hardie encore. En même temps qu'elle songe à conquérir la main et la fortune du 'vieux célibataire, elle a introduit dans la maison un jeune domestique, Charles, dont elle compte faire son complice et son amant, et qui la consolera des soixantecinq hivers de M. Dubriage, en lui apportant quelques printemps. Autant elle est arrogante, hautaine avec les autres serviteurs, autant elle est douce, prévenante pour Charles. C'est ici précisément que l'habile ,camériste va, comme le Tartufe de Molière, se trouver prise dans ses filets, victime de sa propre passion. Elle ne se doute pas qu'elle introduit un ennemi dans la place, que ce prétendu Charles est précisément le neveu de M. Dubriage, cet Armand dont elle a inter'cepté toutes les lettres et auquel elle confie maintenant tous ses secrets.
La femme d'Armand, Laure, est venue de son côté rejoindre son mari, comme femme de chambre, sans :se faire connaître. Elle comparaît devant l'intendant M. Ambroise, le second pouvoir constituant de la maison, qui a des vues sur la main de Mme Evrard, et •se prépare à dépouiller, avec elle, l'honnête M. Dubriage. Ce personnage de l'intendant tout bouffi de :son importance est assez plaisant : ses instructions .à Laure sont pérenip[oires :
......... Vous saurez que vous aurez ici
Plus d'un maître à servir.
LAURE.
On me l'a dit aussi.
AMBROISE.
Moi, le premier.
LAURE.
Oh ! oui.
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AMBROISE.
Puis, pour la gouvernante,
Madame Évrard, soyez docile et prévenante.
......................
Enfin il faut avoir pour monsieur Dubriage
Les égards et les soins que l'on doit à son âge 1.
Armand et Laure jouent un rôle un peu humiliant : bien des gens renonceraient à la succession d'un oncle plutôt que de l'acheter à ce prix. Mais il faut songer que la maison est gardée, occupée par les domestiques : les parents en sont exclus systématiquement. Pour y rentrer, le seul moyen est de revêtir un moment la livrée ; de s'insinuer dans les bonnes grâces du vieillard, de le ramener tout doucement à la raison, à la justice, à l'affection naturelle pour les siens. C'est la conquête d'une âme à ressaisir par le dévouement et les égards. Dans cette entreprise délicate, l'auteur a sauvé tant qu'il a pu la dignité du neveu et de la nièce, à force d'adresse et de ménagements par des mots piquants et à double entente. Ainsi quand Mmc Évrard demande à
Charles :
Comment vous trouvez-vous ici?
il répond gaillardement :
Fort bien, ma foi,
Et je serais tenté de me croire chez moi.
Il a pour auxiliaire le fidèle Georges, portier et filleul de M. Dubriage, osant dire la vérité à son maître et tenir tête à l'intendant. C'est lui qui entonne le chant
1. Acte II, scène VIH.
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de victoire quand les fripons sont chassés et les héritiers légitimes rétablis dans leurs droits :
Les bons l'emportent ;
C'est nous qui demeurons, et les voilà qui sortent.
Tous les personnages se trouvent ainsi plus ou moins engagés dans l'action.
La réunion des cousins, ouvrant de grands yeux de convoitise devant le riche mobilier de M. Dubriage, mêle un élément de gaieté à la pièce, qui pourrait sans cela devenir un peu froide et un peu triste.
LE QUATRIÈME COUSIN.
Quels meubles !
LE TROISIÈME COUSIN.
Les dedans, vous verrez, sont pleins d'or.
LE CINQUIÈME COUSIN.
Do bijoux,
LE DEUXIÈME COUSIN.
De contrats,
LE GRAND COUSIN.
Et quand on peut se dire :
Nous aurons tout cela ; ma foi ! cela fait rire 1.
La scène où les deux enfants du portier récitent la leçon d'histoire sainte arrangée par Mme Évrard, avec une mention spéciale du Croissez et multipliez, est peut-être un peu outrée, mais assez amusante.
L'alliance du rire et du pathétique, le double imbroglio dirigé l'un par Mme Évrard, l'autre par Armand et Georges, l'habile conduite de la pièce très supérieure à celle de l' Inconstant, de l'Optimiste et des Châteaux en Espagne, font du Vieux Célibataire une
1. Acte II, scène xiv.
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de ces œuvres de second ordre qui méritent de vivre à côté du Glorieux et du Méchant.
Après ce demi-retour à la comédie de caractère, Collin, oubliant sa joyeuse poussée de M. de Crac, semble s'acheminer vers le drame bourgeois et sentimental dans les Artistes, où il épanche ses souvenirs personnels; dans les Riches, où il exprime son antipathie contre les agioteurs et les parvenus du nouveau régime; dans la Famille bretonne, représentée seulement après sa mort.
IV
De Collin d'llarleville à Andrieux la transition est toute naturelle. Ducis nous rappelle dans une épître touchante la tendre amitié qui les unissait :
Cher Andrieux ! tous deux simples et sans envie,
Les mêmes goûts charmaient votre paisible vie.
Je te vois près de lui, ton crayon rouge. en main,
Notant un manuscrit qui te supplie en vain.
De ta vocation je reconnais la inarque ;
Exprès, Dieu pour Collin te fit un Aristarque.
Andrieux, en effet, joua de bonne heure le rôle de Mentor littéraire auprès de son ami, ce Télémaque de la poésie comme de la vie facile et insouciante. Bonnes âmes, auxquelles on pourrait appliquer le mot d'Horace sur Varius et Virgile :
.... Animæ quales neque candidiores
Terra tulit.
La vocation, ainsi que le dit Ducis, était déjà marquée chez Andrieux : à côté du poète, l'homme de goût, le critique, le professeur. Pourtant ce fut par le barreau
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qu'il débuta, comme son ami Collin, bien que la faiblesse de son organe le condamnât au rôle d'avocat consultant. Plus tard, dans sa chaire de l'École polytechnique et du Collège de France, il n'apportait encore qu'un mince filet de voix ; mais, suivant le mot spirituel de M. Villemain, il réussissait à se faire entendre à force de se faire écouter. Ce fut au milieu
•des paperasses et des dossiers d'une étude que s'éveillèrent ses premières inspirations dramatiques. Il était maître clerc d'un procureur lorsqu'il composa sa comédie d'Anaximandre (1782), simple fantaisie taillée sur un souvenir antique et sur une romance moderne de François de Neufchâteau. C'est l'histoire du philosophe Anaximandre amoureux, et rebuté des galantes Athéniennes, malgré sa gloire et son génie. Il vient trouver Platon :
A pprenez-moi, mon cher confrère,
Dit le sage disgracié,
Comment, chez vous, à l'art de plaire
Le génie est associé ;
Je veux me former sur vos traces,
Votre conseil fera ma loi.
— Eh bien ! dit Platon, croyez-moi,
Mon cher, sacrifiez aux Grâces.
Ainsi parle la chanson, faisant la guerre au pédantisme outré, à la sauvagerie philosophique dont s'affublaient et s'affublent encore certains savants :
L'esprit et les talents font bien,
Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.
Andrieux dans son enseignement restera fidèle à -cette devise toute française qu'il répète ailleurs : ^
C'est trop peu que d'instruire, il faut instruire et plaire. -
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Anaximandre a reçu, d'un de ses amis mourant, ses deux filles à élever et à doter, Frosine et Aspasie. Il va marier la première à Mélidor ; quant à la seconde, il l'aime sans oser le dire, car sa barbe et son manteau de philosophe sont de faibles attraits pour l'amour. Le pauvre sage finit par avouer, non sans peine, sa malheureuse passion à Frosine, qui l'a devinée. Celle-ci lui conseille de se rendre au temple des Grâces pour implorer leur assistance. Il en sort métamorphosé, si bien que sa pupille Aspasie ne le reconnait pas d'abord, et exprime le regret qu'Anaximandre ne soit pas taillé sur le même modèle. A la fin, il se fait connaître, et Aspasie l'accepte de grand cœur pour amant et pour époux. La pièce se termine, comme la chanson, par cette morale :
Vous le voyez, un savoir admirable
Et des vertus ne rendent point aimable.
L'esprit et les talents font bien,
Mais, sans les Grâces, ce n'est rien.
Cette bluette, représentée d'abord sur le ThéâtreItalien et plus tard sur le Théâtre-Français, réussit au delà des vœux et des espérances du poète.
Les Étourdis (1787) sont nés également pendant ces années de stage, où Collin écrivait son Inconstant. L'auteur nous explique lui-même à quel régime il s'était mis pour se préparer à composer sa pièce : il lisait assidûment les comédies de Regnard et les mémoires d'Hamilton, double aliment qui ne pouvait manquer d'éveiller en lui la belle humeur. Cette œuvre, la plus gaie et la meilleure de son répertoire, est une farce d'une nouvelle espèce, lestement conduite et finement rimée, d'un style correct, facile et de bon aloi. Depuis. Regnard on n'avait jamais ri de meilleur cœur au
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théâtre. Sans doute ce n'est pas le rire étourdissant, et parfois amer et sarcastique, de Figaro : la gaieté est ici plus innocente et plus naïve.
- La scène se passe au quartier Latin, ce pays où Marot a depuis longtemps mis en cours la fameuse maxime :
Faute d'argent, c'est douleur sans pareille!
Daiglemont et Folleville, deux étudiants en droit, atteints de cette infirmité, cherchent le moyen d'y remédier. Daiglemont, qui s'est établi sous un faux nom à l'hôtel de Londres, n'ose mettre le nez dehors, tant il craint d'être appréhendé par ses créanciers : la contrainte par corps existait alors en France. Les deux amis ont épuisé la voie des emprunts, des appels aux usuriers et aux parents. L'art de la pince et du croc, jadis enseigné et pratiqué par Villon, à l'école des Repues franches, s'est humanisé, adouci et moralisé, ne s'appliquant plus qu'à la famille ou au juif, 'qui retrouve toujours son compte :
Et, depuis dix-huit mois que nous sommes ici,
Nous avons' bien mangé de l'argent, Dieu merci !
Aussi, pour en avoir, que de ruses ourdies !
Combien n'avons-nous pas compté de maladies,
Tandis que nous étions en parfaite santé ;
Et des cours où jamais nous n'avons assisté,
Et le maître d'anglais, les mois d'académie,
Et de ce droit surtout la dépense infinie 1.
Par un dernier coup de génie, Folleville avec le concours du valet Deschamps, un confrère de Mascàrille et de Scapin, a trouvé un moyen sublime de se procurer les mille écus dont son ami Daiglemont a grand
1. Acte I, scène n.
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besoin. C'est d'annoncer à l'oncle de ce dernier la mort de son neveu, en réclamant l'argent nécessaire pour les funérailles et les premières dépenses inévitables. Daiglemont se récrie d'abord contre l'indignité d'un pareil procédé : il pense à la douleur de son cher oncle, un Daiglemont comme lui; de sa cousine Julie, qu'il espère épouser un jour. Mais l'argent viendrait si à propos qu'il n'ose se plaindre trop fort.
L'arrivée subite de l'oncle et de sa fille, tombant comme la foudre dans le même hôtel où Daiglemont s'est établi sous le nom de Derbain, la position difficile du neveu réduit à se cacher pour faire croire à sa mort; les mensonges de Deschamps jouant la douleur pour dépister les recherches et les défiances de l'oncle, son aveu final à double entente, l'un pour l'oncle, l'autre pour le neveu qui écoute derrière la por.te; l'apparition soudaine de Daiglemont vaincu par la douleur de sa chère Julie, et se montrant comme Rodrigue aux yeux de Chimène; enfin la petite vengeance que l'oncle tire à son tour de la supercherie dont il a été dupe, sont autant d'accidents où s'épanche une aimable et franche jovialité.
Daiglemont et surtout Folleville sont des étourdis qui ne reculent pas devant une mauvaise plaisanterie, sans en prévoir les dangereux effets : têtes folles et bons cœurs, chez lesquels les remords et la raison reviendront bientôt. Daiglemont s'est avisé d'un nouveau stratagème en écrivant une lettre circulaire à ses créanciers, datée de la veille de sa prétendue mort, les invitant à se contenter du payement de la moitié de leurs factures singulièrement enflées. La venue de l'oncle trouble un peu ses joyeuses dispositions testamentaires, et lui font perdre la tête. Mais Folleville
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est là, rieur et gausseur intarissable, fécond en ressources, raillant son ami de sa couardise :
FOLLEVILLE.
Il n'est pas trop aisé de nous tirer d'affaire.
DAIGLEiUONT.
Je le crois.
FOLLEVILLE.
Je ne vois qu'un moyen d'en sortir.
DAIGLEMONT.
Quel est-il ?
FOLLEVILLE.
Ma foi ! c'est de te laisser mourir.
Toi défunt, il n'est plus nécessaire de feindre ;
Tu n'auras de ton oncle aucun reproche à craindre,
Ni moi non plus : cela nous met tous en repos.
Tiens, tu ne peux jamais mourir plus à propos
Cette ironie fine et souriante nous donne la vraienote d'Andrieux dans le genre comique. Nul n'a mieux que lui cette douce gaieté de Térence, ce molle atque facetum qu'Horace aimait à reconnaître dans les Églogues de Virgile.
Le pathétique trouve aussi sa place, modeste et contenue, avec Julie et avec cet excellent oncle qui regrette sincèrement son neveu. Pourtant le bonhomme n'est pas un de ces vieillards crédules et imbéciles, dont on se joue impunément. Il prend sa revanche en homme d'esprit, et sur sa fille, qu'il s'amuse à effrayer,, en lui parlant d'un nouvel époux; et sur Deschamps, le valet, qui tombe suppliant à ses genoux; et sur Folleville, très embarrassé et très honteux du mauvais tour dont il se déclare le seul auteur ; et sur son neveu, qu'il n'a pu voir encore de toute la pièce, et auquel il adresse ce mot parti du cœur :
1. Acte II, scène iv.
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Mais qu'il se montre enfin, s'il veut qu'on lui pardonne1.
Vers charmant, qu'Andrieux avoue devoir à Collin, un jour qu'il l'entretenait de son embarras pour trouver un dénouement. Le vers sortit à l'improviste, tandis que les deux amis cheminaient autour de Saint-Sulpice. Andrieux le recueillit : bientôt après, il rendait la pareille à Collin en lui fournissant toute une scène de son Optimiste. Douce intimité, qui rappelle le Ménage des deux Corneille chez Ducis :
Les enfants confondaient leurs jeux,
Les pères se prêtaient leurs rimes,
Le même vin coulait pour eux.
Ainsi coulaient et le vin et la poésie et l'amitié pour Andrieux et pour Collin. La forme chez celui-là est plus ferme, l'élégance plus soutenue, bien qu'il place modestement Collin au-dessus de lui. On peut dire qu'il est plus écrivain, qu'il a plus de ces vers qu'on n'oublie pas, comme ceux-ci :
Il en coûte bien cher de mourir à Paris,
Et les enterrements, Monsieur, sont hors de prix 2.
La scène des créanciers se lamentant sur l'état pénible des affaires et protestant de leur probité en face de l'oncle Daiglemont, qui n'en croit rien ; la terreur subite qui les saisit à la vue du mort supposé, nous offrent un mélange de la comédie de mœurs et de la farce tempérée par le bon goût et le bon sens. Les Étourdis sont de la famille du Légataire et des Ménechmes.
Andrieux avait pris rang parmi les auteurs drama-
1. Acte III, scène XIII.
2. Acte I, scène n.
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tiques ; mais si la gloire était venue, la fortune se faisait attendre encore. A cette époque, la mort de son père, la nécessité de suffire aux besoins d'une famille peu aisée, le décidèrent à chercher une position plus lucrative et plus solide que celle d'homme de lettres. Il avait d'abord songé au professorat du droit, puis au barreau. Enfin, la Révolution vint lui offrir, comme à tant d'autres, la route des honneurs et des emplois publics. Nommé juge à la Cour de Cassation, il donnait sa démission pour entrer au Conseil des CinqCents. Après le 18 Brumaire, qu'il blâma hautement, il fut néanmoins porté sur la liste du Tribunat. Il accepta ces fonctions en honnête homme, qui se préparait à les exercer pour la défense des institutions républicaines. Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi. Andrieux avait le cœur trop droit pour comprendre cette politique en partie double, qui consiste à miner et à détruire le gouvernement qu'on a mission de protéger. Bonaparte s'étonnant un jour de son opposition à propos du Code Civil : « Citoyen premier consul, lui dit Andrieux, on ne s'appuie bien que sur ce qui résiste ». Sage parole que Bonaparte, devenu Napoléon Ier, comprit trop tard, après avoir éprouvé ce qu'il en coûte de s'appuyer sur ce qui fléchit. Andrieux fut exclu du Tribunat en même temps que Daunou et Benjamin Constant. Dans certains cas, une destitution est un honneur pour celui qui la subit : c'était en même temps un service rendu aux lettres, qui allaient ressaisir Andrieux. Quelques-uns de ses plus jolis contes datent de cette époque : il s'y montre à la fois l'élève de La Fontaine et de Voltaire, avec moins de génie sans doute, mais avec plus de décence et de retenue. Il avait débuté
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dans ce genre en 1783 par le Souper des six sages, petite scène de comédie mise en récit. Plus tard, au milieu de nos dissensions civiles, le Procès du Sénat de Capoue, épisode tiré de Tite-Live, transformé en conte et en dialogue, était un appel patriotique à la concorde :
Français! ce trait s'appelle un avis au lecteur.
Le Meunier de Sans-Souci, devenu bientôt aussi populaire qu'une fable de La Fontaine, fut, avec le Roid'Yvetot de Béranger, une des rares paroles de vérité qui arrivèrent à l'oreille de Napoléon 1er. L'auteur ne songeait pas qu'à Frédéric en disant :
Il mit l'Europe en feu. Ce sont là jeux de prince:
On respecte un moulin, on vole une province.
Cette forme anecdotique et narrative convient Slllgulièrement au talent d'Andrieux. C'est par elle qu'il retourne encore au théâtre dans le Manteau, imité d'un conte du moyen âge, et dans Molière avec ses amis ou la Soirée d'Auteuil.
L'histoire du souper d'Auteuil est-elle bien authentique? On l'a révoquée en doute. Cependant Racine fils affirme que Boileau l'a racontée plus d'une fois comme une folie de jeunesse. Qu'importe du reste? Le thème une fois donné, Andrieux en a tiré le meilleur parti possible. L'entreprise était périlleuse. Mettre en scène et faire parler sans prétention, sans invraisemblance, des hommes tels que Molière, Chapelle, Boileau, La Fontaine, Mignard, Lulli, tous réunis pour la circonstance, pouvait embarrasser même un habile écrivain. Andrieux, servi à la fois par ses souvenirs et par ses propres inspirations, a composé là une petite
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mosaïque littéraire, où les personnages reparaissent avec leurs traits et leur langage assez fidèlement reproduits. Par modestie, l'auteur a cru devoir employer ici les vers libres et inégaux, regardant l'alexandrin comme trop solennel et trop ambitieux.
L'intérêt dramatique ne pouvait occuper une grande place. Cependant Andrieux a emprunté à la Vie de Molière, par Grimarest, et au Roman d'une fameuse, comédienne une part de l'intrigue, en faisant intervenir, sous le nom d'Isabelle, cette Armande Béjai -1 dont Molière est déjà épris et jaloux, bien qu'elle nr soit pas encore sa femme. Chapelle s'est mis en te Le de réconcilier les deux amants brouillés. C'est lui qui est ici le moteur et l'organisateur de l'action, d'ailleurs très simple. Il arrive le premier au rendez-vous pour fêter la convalescence de son ami. L'aimable rieur. buveur et chanteur s'annonce par un joyeux babil avec la servante La Forêt, qu'il interroge sur la santé de son maître, sur ses chagrins et sa malheureuse passion pour une ingrate. Il déclare en même temps il La Forêt qu'il n'a point encore dîné (on dînait alors à deux heures).
Ah! mon Dieu,... si vous vouliez prendre
Quelque chose?
CHAPELLE.
Je crois pouvoir attendre.
LA FORÊT.
Comme vous entriez, six heures ont sonné.
CHAPELLE.
Oui, mais jusques à cinq nous avions déjeuné 1.
Nous retrouvons bien en lui le Chapelle de la légende, le viveur émérite à l'estomac et à l'esprit infatigables.
1. Scène 1.
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Apôtrede l'insouciance, il fait la leçon à Molière sur l'art d'être heureux : c'est lefou prêchant lasagesse et la trouvant quelquefois. Ce caractère est, avec celui de Lulli, le plus vif, le plus gai et le plus amusant de la pièce.
Molière nous apparaît ici rêveur, mélancolique, encore malade, ne buvant que du lait, portant dans sa tête le Bourgeois Gentilhomme qu'il prépare pour la Cour, et dans son cœur l'éternelle blessure d'un amour inquiet et tourmenté. Chapelle le plaisante sur cette passion ridicule :
Tu nous as tous fait rire aux dépens des jaloux,
Et tu serais toi-même atteint de jalousie 1 !
Le pauvre grand homme avoue sa faiblesse et sou impuissance à résister.
Dans ce jour mémorable, Andrieux a trouvé moyen de rattacher au nom de chaque personnage le souvenir d'une œuvre ou d'une action qui honore sa vie. Despréaux, le grand prévôt du Parnasse, comme le nomme Chapelle, revient de Versailles où il est allé supplier le roi de supprimer sa pension de 3 000 livres pour faire en sorte que celle du vieux Corneille soit exactement payée. La Fontaine, errant dans le jardin où il picore et butine comme l'abeille au milieu des fleurs, achève son Élégî'e aManymphes de Vaux. Le bonhomme, perdu dans ses distractions et ses rêveries, en dehors du monde réel, prend d'abord La Forêt pour une grande dame ou pour une nymphe, qu'il supplie d'intervenir en faveur du malheureux Fouquet. Mignard a laissé un moment ses fresques et ses pinceaux pour causer avec Molière et puiser dans son amitié des encouragements contre les rivalitésjalouses,
1. Scène III.
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qui essayent de le compromettre auprès du ministre Colbert. C'est pour lui que l'auteur de Tartufe songe à terminer son Poème du Val-de-Grâce. Lulli semble le bouffon, le gracioso de la bande. Il arrive en chantant un couplet turc du Bourgeois Gentilhomme, où il doit jouer lui-même en personne le rôle du Muphti. Pasquin de génie, mêlant la bouffonnerie aux nobles inspirations de l'art, les grosses facéties italiennes à la finesse déliée du diplomate, comme le fera plus tard Rossini, il nous raconte la plaisante histoire de son opéra d'Armide, que son confesseur lui a demandé pour le brûler, dans sa dernière maladie. L'habile et rusé pénitent en a gardé copie, et le fera jouer bientôt, à la prière de son dévot protecteur le prince de Conti.
Au moment où les amis, réunis autour de la table, portent la santé de Molière, où Mignard exprime ce vœu flatteur :
Ah ! si nous pouvions boire
Ensemble aussi longtemps que durera sa gloire1 ! survient Isabelle ou Armande Béjart, déguisée en fille du jardinier Thomas. Molière a bientôt reconnu l'enchanteresse, dont la voix captive son cœur. Après une courte résistance, il s'avoue vaincu et finit par demander pardon. Tandis qu'il s'est retiré avec sa maitresse, les amis sont restés à table pour fêter cet heureux dénouement. On boit, on cause, on divague à tort et à travers, et finalement on passe de la gaieté à la tristesse; on en vient à parler des malheurs de la vie humaine. C'est Chapelle le premier qui se met à broyer du noir et à trouver que l'existence devient ennuyeuse à la longue :
1. Scène xi.
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Moi, par exemple, puis-je avoir l'âme contente?
Nul travail obligé ne gêne mes loisirs;
Je fais des vers, je bois, je chante,
Je n'ai point à l'hymen asservi mes désirs;
J'ai vingt mille livres de rente,
Bons amis, maîtresse charmante,
Est-ce là du bonheur? Sont-ce là des plaisirs?
Je le dis franchement, je suis las de la vie *.
Boileau rencontre de mauvais vers sur son chemin ; il voit Cotin s'asseoir près de lui à l'Académie : autant de misères qui font prendre le monde en dégoût. Aussi convient-on, d'un commun accord, d'aller se jeter à la Seine. La Forêt, qui a tout entendu, court prévenir son maitre. Molière feint d'approuver ses amis, s'associe à leur projet, et propose seulement de le remettre au lendemain :
Mourons avec éclat, mourons en plein midi.
Une mort dans l'ombre serait honteuse. La motion est adoptée, et le lendemain personne ne songe plus à tenir sa promesse. Chapelle s'indigne et proteste contre cette ridicule intention :
Finir mes jours dans l'eau!... Je l'ai trop en horreur 2.
C'est ainsi qu'Andrieux a ressuscité pour un moment, à nos yeux, les images et les hommes d'autrefois. Doux pouvoir de la poésie, qui fait d'un simple souvenir une source d'émotions et de visions charmantes, où le cœur est satisfait comme l'esprit. Pourtant ce n'est là encore qu'une bluette, comme nous l'avons dit. Si aimable qu'il soit, le talent d'Andrieux, sobre, discret, timide, ne fait que reprendre les sentiers battus, les chemins doux-fleurants du passé. D'autres plus hardis et plus ambitieux rêvaient l'avènement d'un art nouveau.
1. Scène xiv.
2. Scène xix.
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CHAPITRE XXIX
FABRE D'ËGLANTINE (1755-1794). — MERCIER (1740-181 i,.
Les Gens de lettres. — Le Présomptueux. — Le Philinte de Molière.
— L'Intrigue épistolaire. — Nouvel Essai sur F Art dramatique.
— La Brouette du vinaigrier.
1
A ce couple aimable et pacifique de Collin d'Harleville et d'Andrieux nous opposerons deux écrivains qui représentent l'humeur révolutionnaire au théâtre comme en politique : Fabre d'Eglantine et Mercier.
Né à Carcassonne en 1755, Fabre est un brillant et tempétueux fils du Midi. Malgré son origine et ses prétentions démocratiques, il éprouve le besoin d'ajouter à son nom celui d'Eglantine, en mémoire d'un prix gagné à l'Académie des Jeux Floraux. Il a toute la présomption et l'impatience d'un homme avide de fortune et de renommée. Esprit remuant, inquiet, chagrin, envieux, mécontent, petit professeur et mauvais comédien, avec un fonds d'intelligence et de talent très réel, mais inculte et bizarre, il arrive à Paris les poches pleines de tragédies, de comédies, le cœur gonflé d'orgueil, et déjà de rancunes contre ceux qui semblent le méconnaître.
Il est l'antithèse vivante de son heureux rival, Collin
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d'Harlevitle. Le lendemain du jour oit lïnconstaHt (i 786) recueillait les sympathies et les bravos du public, encourageant les débuts d'un jeune poète aimable et bon enfant, Fabre s'annonçait par un défi jeté à ses confrères : une comédie satirique intitulée les Gens de lettres ou le Poète provincial à Paris. L'intrigue en était mal liée, le style dur et heurté; et cependant on y sentait déjà un tour d'esprit incisif et provocant, qui éclate dans cette peinture des coteries littéraires ou bureaux d'esprit :
Des gens que vous vantez, quels étaient les discours ?
De malheureux rébus et de plats calembours,
De sottes questions en mots scientifiques,
Sur un air d'opéra des cours métaphysiques '.
L'oeuvre fut siftlée à l'unanimité : mais l'auteur avait pris rang parmi les réfractaires et les intransigeants du temps.
La seconde tentative de Fabre était. une tragédie, Augusta, où il mettait en scène, sous des noms romains, l'aventure et la mort du jeune chevalier de la Barre, qui avait si fort ému le monde. Malgré les avances faites au parti philosophique, il ne réussit pas mieux cette fois. Le Présomptueux, qu'il tenta d'opposer aux Châteaux en Espagne, fut pour lui l'occasion d'un nouveau déboire. Les spectateurs ne laissèrent pas achever la pièce, et réclamèrent Y Inconstant. Collin d'Harleville intervint personnellement auprès des acteurs pour s'opposer à cette substitution. Les sifflets pleuvaient sur Fabre comme les bravos sur Collin.
De là un sentiment d'envie et bientôt de haine violente s'alluma dans le cœur de l'auteur maltraité.
1. La critique allait droit au Tarare de Beaumarchais.
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contre le favori du public. Les passions politiques vinrent se joindre aux jalousies littéraires et leur servir de voile ou de prétexte. Toute la bile concentrée de Fabre s'épancha dans le Philinte de Molière, sa meilleure comédie et l'une de celles dont on se souvient encore parmi les œuvres du dix-huitième siècle.
La préface, aussi fameuse que la pièce, était une protestation emphatique et une accusation haineuse, dirigée contre l'auteur de l' OI)timiste, dont il disait :
Cette comédie ne tend qu'à affermir les grands et les riches dans leurs usurpations physiques et morales, qu'à pallier leurs cupidités, qu'à effacer l'odieux de leurs vexations, qu'à légitimer leur égoïsme. Par contre-coup, elle porte les opprimés à accepter la servitude, les dupes à l'insouciance, les victimes de l'arbitraire à la lâcheté, et les malheureux au silence.
J'attaque M. Collin comme le ministère public attaquerait le vendeur de mithridate sur ses tréteaux : c'est mon devoir de citoyen que de sauver la vérité, et c'est encore mon plaisir.
La vertu de Fabre ressemble à celle d'un inquisiteur fanatique prêt à crier lui aussi : « Crois comme nous, ou tu seras brûlé ».
« Quand je lis à la tête du Philinte, dit Geoffroy, cette préface homicide assaisonnée de fiel, inspirée par la rage, je frissonne d'horreur ; quelle infernale hypocrisie ! » Sans doute, cette préface n'est un modèle, ni de bon goût, ni de bonne foi, ni de bon style. Le démagogue s'y montre autant que l'homme de lettres envieux. Cependant Fabre n'est peut-être pas aussi ♦criminel, aussi hypocrite que le suppose Geoffroy. Nous avons peu de sympathie pour l'homme dont son ancien collègue Dulaure disait : « Il avait beaucoup de talent, et fort peu de délicatesse ». Mais, à cette époque d'effervescence, on conçoit, jusqu'à un certain point, la guerre faite aux tièdes, aux indifférents, à
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ceux qui s'enferment dans leur égoïsme et leur insensibilité. A l'heure où les grandes luttes de la Révolution s'engagent, où les dévouements vont devenir plus que jamais nécessaires, on comprend cette espèce de fougue, d'élan qui fait d'Alceste un vaillant champion de la justice et de l'humanité :
Le théâtre n'cst-il qu'un passe-temps frivole ?
Aux jours de liberté qu'il devienne une école!
Allez, qui voit le siècle et tout ce que j'ai vu,
Dans le cœur du méchant quand on est descendu,
Et qu'alors indigné, du bord de cet abîme,
On est poussé de verve à démasquer le crime,
A-t-on l'âme timide et le style mielleux?
Déchirons, sans pitié, le voile frauduleux
Dont l'égoïste adroit se pare et s'enveloppe ;
Sur la scène évoquons l'ombre du Misanthrope '.
La sanglante tragédie du siècle est commencée, et Fabre d'Églantine y jouera son rôle ; il y apporte et il y risque sa tête. Ami de Camille Desmoulins, de Lacroix, de Danton, dont il fut le sécrétaire, il les accompagne sur l'échafaud et rachète par une mort courageuse les mauvaises paroles et les mauvaises actions qui ont pu souiller sa vie et son talent. A ce moment suprême, la gloire littéraire est encore sa dernière préoccupation ; il jette au peuple les fragments de ses poésies, que nul ne prit alors soin de recueillir2.
Comme écrivain, Fabre d'ÉgIantine a laissé un nom et le souvenir d'un talent auquel ont manqué le travail et le recueillement, pour donner tout ce qu'il portait en germe. Moins gracieux, moins facile et moins riant que Collin d'IIarleville, il a plus d'énergie, de verve caustique, de profondeur dans les analyses mo-
1. Prologue.
2. Il existe cependant un volume d'œuvres posthumes de Fabre d'Églantine, publié depuis par Thiessé.
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raies. L'incorrection et la barbarie du style s'allient parfois chez lui à des traits heureux, à une certaine puissance dramatique, qui justifie en partie le mot de M. Nisard l'appelant le Crébillon de la comédie. Le grave critique, ordinairement si sévère pour les hommes de la Révolution, est d'une indulgence particulière pour Fabre d Eglantine. Il déclare son Philinte la meilleure comédie de la fin du siècle 1. Admettrons-nous que Fabre reprend et développe l'œuvre de Molière, qu'il achève l'ancien Philinte en le montrant si sec pour autrui, si tendre pour tout ce qui le touche ; qu'il complète Alceste en faisant de lui un généreux philanthrope?—Non. Il les a changés, travestis, mais il ne les a pas continués.
Le Philinte de Fabre n'est plus celui de Molière, mais de J.-J. Rousseau : ce qui diffère absolument. Lui-même nous en avertit dans son prologue :
Quand la France renaît, écrasons l'imposture.
Au reste mon Philinte est peint d'après nature,
Je l'ai vu. De la cour il vint à la cité.
Mais faut-il m'appuyer d'une autre autorité?
C'est Jean-Jacques Rousseau.
Immense réclame complétée par la citation du passage de Rousseau :
Ce Philinte est un de ces honnêtes gens du grand monde dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien. parce qu'ils ont intérêt que rien n'aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu'ils ne se soucient de personne ; qui autour d'une bonne table soutiennent qu'il n'est pas vrai.que le peuple ait faim, et qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu'on déclame en faveur des pauvres; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, assassiner tout le
1. Nous lui préférons le Vieux Célibataire.
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genre humain sans se plaindre, attendu que Dieu les a. doués d'une douceur très méritoire à supporter les maux d'autrui.
tr C'est cette prose ardente, enflammée, dont chaque petite phrase atteint l'adversaire comme un coup de - stylet, que Fabre va mettre en action et en vers, bien inférieurs au modèle. Pour réaliser le vœu le plus cher de Rousseau, il a fait de Philinte un personnage à la fois odieux el ridicule. Essayez donc de rire aux dépens du vrai Philinte de Molière : la chose est impossible. Il a trop de raison, de sang-froid et d'esprit pour cela. Grâce à Fabre, les misanthropes, les gens habitués à broyer du noir, vont avoir leur revanche. Cè Philinte si calme, si résigné à tout, avec son flegme philosophique et railleur, cet ami de la mesure en toute chose, même en sagesse et en vertu, s'est ici singulièrement transformé. Il est devenu tracassier, grondeur, susceptible, vaniteux comme M. Jourdain, depuis qu'il s'appelle comte de Valancès, par la grâce de sa femme ou plutôt d'un oncle de sa femme alors ministre.
La pièce s'ouvre par une petite querelle de ménage où il reproche à Éliante de l'avoir fait descendre à Paris, lui comte de Valancès, dans un simple hôtel garni. Le Philinte de Molière s'en fût peu soucié, mais celui de Fabre est plus exigeant :
Lorsqu'un titre d'honneur exige de l'éclat;
Que tour à tour, chez moi, les plus grands de l'État
Vont venir à la file; il vous a plu de faire
De l'hôtel de Poitou ma demeure ordinaire1.
Il se plaint aussi que sa femme l'ait forcé à renvoyer un intendant fripon, un certain Robert dont il
1. Acte 1, scène i.
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s'accommodait fort bien, mais qui lui causera plus tard de terribles angoisses. Pour comble de malheur, il a perdu en grande partie son esprit si vif, si piquant, et ne fera plus rire que de ses maladresses, de ses naïvetés ou de ses colères.
Le grand mérite de Fabre, selon La Harpe et M. Nisard, c'est d'avoir tracé un portrait vigoureux et nouveau de l'égoïste, devenu un moment victime de sa propre indifférence. Jusqu'alors l'égoïsme s'est produit sous des formes très diverses, associé à quelque passion souveraine, telle que l'avarice, la vanité, la jalousie, etc. Nous l'avons vu tour à tour naïf, subtil, furibond, avec Sganarelle, Harpagon, Argan, Arnolphe. Ici c'est l'amour de soi pur et simple, dans sa froide nudité, apathique et instinctif, en dehors de toute autre passion ; une sorte de paralysie morale, le racornissement et l'endurcissement d'un cœur usé par la vie, par le commerce des hommes, insensible aux idées de générosité, de bienfaisance, même de justice et de probité, cherchant son repos et son bien-être dans une complète indifférence : le moi en un mot, rendu aussi haïssable que possible.
Cet égoïsme n'a pas même la pudeur de se cacher ou de s'envelopper de faux prétextes : il s'étale au grand jour, comme un système, avec une sorte de cynisme et d'effronterie : c'est par là qu'il passe la mesure et la vérité. Décidément ce Philinte a bien perdu en vieillissant, et l'on a le droit de lui répéter avec Éliante :
... Je vous ai connu bien meilleur que vous n'êtes.
La bonne et sincère Éliante, malgré son indulgence, lui adresse d'assez dures vérités :
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Sans zèle pour les bons, faible pour les méchants,
Vous vous ménagez trop, mon cher, dans vos penchants1.
Mais tous ces reproches glissent sur lui sans l'émouvoir.
A cette âme atrophiée, sans flamme, sans élan, Fabre oppose le type généreux d'Alceste, transformé, lui aussi, selon les vues de son ami et confrère en misanthropie, J.-J. Rousseau. Il n'amuse plus personne par ses boutades et ses exagérations. Alceste est devenu une sorte de bourru bienfaisant toujours sérieux, un paladin du bon droit, un maniaque de philanthropie, qui passe sa vie à réparer ou à prévenir les injustices de ce monde; surtout celles qui atteignent ses semblables : car pour tout ce qui le touche personnellement, il est doué de cette impassibilité, de cette ataraxie philosophique si vantée par Rousseau. Son valet, le fidèle Dubois, est réduit à lui reprocher sans cesse de ruiner sa santé, de sacrifier son repos, pour veiller aux intérêts de ses amis et même souvent d'inconnus. Alceste s'est fait le saint
Vincent de Paul laïque et le don Quichotte de ce genre humain dont il a tant médit jadis, et dont il médit quelquefois encore, tout en l'obligeant.
Quoique La Harpe loue fort la conduite de la pièce, nous faisons nos réserves à cet égard. Mais sans nous occuper beaucoup de l'intrigue plus ou moins invraisemblable, arrêtons-nous à la peinture des caractères et à l'idée maîtresse de la comédie. Cette idée, assez ingénieuse, il faut l'avouer, c'est l'égoïsme puni par lui-même. Philinte va être victime d'une infâme escroquerie qu'il refuse de combattre et d'em-
1. Acte 1, scène v.
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pêcher tant qu'elle semble devoir tomber sur un autre, et contre laquelle il s'emporte et s'indigne dès qu'il se voit atteint dans sa personne. La pensée est de J.-J. Rousseau, Fabre n'en est ici que l'exécuteur.
Après la trahison de Célimène, Alceste s'est retiré au désert, c'est-à-dire à la campagne, où il espérait vivre heureux, et faire le bonheur de ses vassaux. Mais son amour de la justice l'a mis aux prises avec un mauvais voisin, parvenu intrigant, dont les manœuvres ont réussi à le compromettre et le forcent à quitter la place, sans que l'on sache ou que l'on comprenne trop pourquoi. Les vieilles colères contre le genre humain vont se réveiller un instant :
Ainsi de proche en proche, et de chaque cité,
File le noir poison de la perversité.
Dans la corruption le luxe prend racine ;
Du luxe l'intérêt tire son origine ;
De l'intérêt provient la dureté du coeur :
Cet endurcissement étouffe tout honneur
Nous sommes loin du style de Molière, de ces mâles accents qui nous rappelaient à la fois Pascal et Juvénal. Cependant on ne saurait lui refuser un certain essor vigoureux, qui se révèle it travers les incorrections de la forme.
Alceste; prêt à s'exiler en attendant qu'on lui rende justice, a voulu voir avant de partir ses deux amis Eliante et Philinte. Il leur défend d'user de leur influence auprès de leur oncle pour lui faire gagner son procès. C'est à son bon droit seul qu'il veut de"voir une éclatante réparation :
Je prétends qu'un arrêt, en termes solennels,
Cite mon innocence en exemple aux mortels 2.
1. Acte 1, scène iii. — 2. Acte 1, scène v.
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L'Alceste de Molière était bien plus plaisant quand il souhaitait de perdre son procès, pour avoir une nouvelle preuve de la scélératesse humaine et le droit d-e pester contre ses juges.
£ Philinte ricane, d'une façon assez inconvenante et assez maladroite, devant les explosions de colère de son ami qui ne sait pas prendre les choses par le bon côté :
î Allons... apaisez-vous... vous n'êtes pas changé J.
ï Mais voici pour Alceste une nouvelle occasion de prendre en main les intérêts de l'humanité. Un avocat honnête homme, auquel il s'est adressé pour lui confier son procès, lui raconte une abominable friponnerie dont il n'a pas voulu se faire complice. Il s'agit d'un faux, d'un vol. Alceste, qui repoussait tout à l'beure la moindre démarche, la moindre instance en sa faveur, quand il s'agissait de son procès, demande à Philinte d'intervenir cette fois et d'user de son influence pour faire triompher le bon droit. Mais celui-ci refuse de se mêler d'une affaire qui ne le regarde pas. Il est du nombre de ceux qui, laissent brûler la maison du voisin, pourvu que la leur soit assurée et préservée de tout danger. D'ailleurs il ne croit pas que l'honneur l'oblige à défendre ou à protéger les gens assez sots et assez maladroits pour se laisser duper. L'argent volé finit toujours par profiter à quelqu'un :
Que le fripon triomphe, il lui faut des complices,
Des agents, des suppôts : par mille-eacriflccs,
De mille parts du vol il sera dépouillé :
.-Le trésor coule et fuit; distribué, pillé,
1. Acte II, scène VII.
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Il se disperse : enfin, par un reflux utile,
La fortune d'un homme en enrichit deux mille.
Un sot a tout perdu, mais l'État n'y perd rien.
Ainsi j'ai donc raison de dire : Tout est bien.
Cette insistance à revenir sur le Tout est bien est une attaque évidente contre l'Optimiste de Collin d'Harleville.
Alceste proteste et blâme énergiquement l'indifférence des gens heureux :
Et voilà donc comment les heureux de la terre
Savent se dispenser aujourd'hui de bien faire !
Tout est bien, dites-vous. Et vous n'établissez
Ce système accablant, que vous embellissez
Des seuls effets du crime et des couleurs du vice,
Que pour vous dispenser de rendre un bon office
A quelque infortuné, victime d'un pervers !
Laissez ce faux système à ces vils opulents
Qui, jusque dans le crime, énervés, indolents,
Dans la mort de leur cœur sommeillent et reposent
Loin des maux qu'ils ont faits et des plaintes qu'ils causent '.
Il y a là, si l'on veut, un certain souffle, un certain élan ; mais l'expression, le terme propre manque trop souvent.
L'avocat honnête homme supplie en vain Philinte pour obtenir de lui une démarche, un mot auprès du ministre. Éliante, toujours bonne et sensible, unit ses instances à celles d'Alceste pour fléchir l'indifférence égoïste de son mari. Celui-ci, dans son intérêt même, croit qu'il est bon de ne pas se brouiller avec : les fripons et les méchants, qui sont gens à craindre.. Mieux vaut les ménager :
Si l'on blesse les bons, épargnons les méchants :
Leur courroux clandestin dure toute la vie 2.
1. Acte II, scène vu.
2. Acte III, scène i.
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Quand Alceste indigné a jeté dehors le procureur Holet, un drôle, agent et complice de la fourberie, Philinte réclame en sa faveur. C'est un malhonnête homme sans doute, mais il faut bien qu'il vive, et la probité n'est pas son métier. Alceste à tort
De demander aux gens plus de droiture d'âme,
Plus de sincérité que la loi n'en réclame1.
Philinte engage même le procureur à pousser l'affaire vigoureusement. Mais voici que subitement le voile se déchire, la lumière se fait. Par un coup de théâtre assez peu vraisemblable, bien que La Harpe le trouve naturel, on apprend que le faux billet dont il s'agit est signé du comte de Valancès. Le volé, c'est Philinte lui-même; le voleur est ce cher et précieux intendant Robert, dont il redoutait le départ. Philinte, devenu furieux, éclate comme Harpagon quand on lui a pris sa cassette :
0 perfidie! 0 siècle et pervers et barbare!
Rage! fureur! vengeance! il faut, on doit punir-,
La scène est d'un effet comique et théâtral, on He saurait le nier, malgré la part d'invraisemblance. Alceste triomphe et, se tournant vers Philinte :
Tout est-il bien, Monsieur?
Cependant, comme le misanthrope est surtout bon et généreux, il met sa fortune et sa personne à la disposition de son ami, car.
1. Acte III, scène viii.
'2. Jbid.
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Tout mérité qu'il est, le malheur a ses droits.
'
Quand vous serez heureux, vous saurez ma pensée ajoute-t-il en s'adressant à Philinte avec une délicatesse que celui-ci ne comprend pas.
Bientôt l'incorrigible moyenneur songe à s'entendre avec le scélérat qui a voulu le tromper : il est toujours l'homme des arrangements et des compromis. Alceste le rappelle à la pudeur :
Et, dupe des méchants, vous savez, sans rougir,
Marchander avec eux un reste de plaisir;
Faites, faites, Monsieur.
L'intrigue, qui semblait rompue, se renoue, s'embrouille et se complique de nouveau par l'arrivée du commissaire et des sergents venus pour arrêter Philinte. Alceste, en essayant de sauver son ami, se fait emprisonner lui-même. Encore un abus de l'ancien régime, contre lequel il a protesté dès le premier acte :
Et peut-on m'alléguer d'iniquité plus noire
Que ce jeu ténébreux et ces perfides soins
Par lesquels, à l'appui de quelques faux témoins,
De l'homme le plus juste, et sans qu'il le soupçonne,
On peut à tout moment arrêter la personne 2?
C'est ainsi que Beaumarchais s'était vu enlevé un matin sans raison, et jeté à Saint-Lazare comme un bandit : c'est ainsi que l'honnête Alceste se trouve appréhendé au corps par un de ces arrêts inexplicables et pour ceux qui les exécutent, et pour ceux qui les subissent. La scène d'ailleurs est assez belle, l'at-
1. Acte III, scène ix.
2: Acte I, scène v.
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titude d'Alceste fière et digne. Tandis que Philinte, immobile et pétrifié, s'écrie :
Alceste, est-il bien vrai? Quel accident terrible!... celui-ci lui répond tranquillement :
Quoi, Monsieur? Vous voyez enfin qu'il est possible
Que tout ne soit pas bien.
PHILINTE.
Après un pareil coup,
Je suis désespéré. Que faire?
ALCESTE.
Rien du tout.
(Au Commissaire.)
Monsieur, me voilà prêt, menez-moi, je vous prie,
Au juge sans tarder t.
Il demande des juges, et proteste de son respect pour les représentants de la loi :
Je ne m'en prends qu'au vice, et jamais à la loi.
Heureux de s'être tiré d'affaire, Philinte laisse aller son ami en prison, et songe tout d'abord à garantir ses propres intérêts. En vain Éliante s'indigne et le supplie de donner tous ses soins à la délivrance d'Alceste : Philinte renvoie la chose au lendemain
Cependant le prisonnier a obtenu du tribunal la réparation qui lui était due. Il a fait mieux : à peine redevenu libre, il est allé arracher à l'intendant
Robert ce fatal billet qui mettait en péril la fortune
1. Acte IV, scène XII.
*2. Le Philinte de Molière disait à Éliante, quand Alceste parle de se retirer dans un désert :
Allons, Madame, allons employer toute chose
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.
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de Philinte : il le lui rapporte, mais en déclarant qu'il a cessé d'être son ami.
Je vous rejette au loin, parmi ces êtres froids
Qui de ce beau nom d'homme ont perdu tous les droits 1.
C'est la leçon morale qui sort de la comédie. « Alceste humilie Philinte en lui rendant sa fortune, et le punit en lui retirant son amitié. »
Le misanthrope bienfaisant triomphe et revient comme un libérateur parmi ses vassaux, avec son cher avocat, qu'il veut garder auprès de lui. Ses derniers vœux et ses derniers hommages sont pour Éliante, qui reste jusqu'au bout un modèle de franchise et de bonté.
Fabre d'Églantine a tiré de la thèse de Rousseau à peu près tout ce qu'elle pouvait donner au point de vue dramatique. Il a eu le tort seulement d'intituler sa pièce le Philinte de Molière. C'est un autre personnage. Néanmoins nous ne saurions oublier les jugements si favorables de M.-J. Chénier, de Lemercier, d'Étienne et Martainville, de M. Nisard lui-même, s'accordant à reconnaître le mérite de l'œuvre, sinon pour le style, au moins pour la conception. « Si ln pièce était bien écrite, dit Chénier, après le chefd'œuvre de Molière, toujours seul sur le trône où l'a placé son génie, quelle haute comédie serait comparable à Philinte? Depuis cent années, la scène comique offre-t-elle un rôle aussi brillant, aussi noble. aussi bien soutenu que le personnage d'Alceste 2 ? » L'éloge est grand : est-il mérité?
Le Misanthrope de Molière, outre ce fonds humain, éternel, universel qui en fait la beauté et la grandeur,
1. Acte V, scène III.
2. M.-J. Chénier, Tableau de la littérature française depuis 1789.
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nous représente la société aristocratique du dixseptième siècle, avec ses grâces, ses délicatesses, ses vanités, ses perfidies, son langage poli, spirituel, aimable ou railleur. Le Philinte de Fabre, bien que très inférieur sans doute, nous offre aussi certains traits généraux de la nature humaine, l'égoïsme d'un côté, le dévouement de l'autre : en même temps il reflète les sentiments, les idées, les préoccupations de la société contemporaine, à la veille de 89. Ce que nous aimons à rencontrer ici, c'est la guerre faite à l'indifférence froide et apathique, à la molle et lâche tolérance qui laisse le champ libre aux coquins sans pudeur, aux juges sans conscience, aux administrateurs sans probité; c'est le combat de la vertu active et militante ne se contentant pas de déclamer contre le mal, mais opposant tous ses efforts pour l'empêcher. Ce qui nous déplaît, c'est l'emphase, le mauvais style, le jargon que Fabre se croit en droit d'employer par système ou par négligence. Il s'imagine pouvoir se créer une langue à lui comme Molière; et c'est là son erreur. Beaumarchais lui-même, bien autrement doué, n'y a pas toujours réussi. Les grands génies seuls ont ce privilège : les Pascal, les Bossuet, les Corneille, les La Fontaine, y arrivent naturellement.
On voit que Fabre d'Églantine a l'instinct, le goût du théâtre ; mais son œuvre est moins encore celle d'un écrivain que d'un imprésario sentencieux et déclamateur. Plus heureuse à la représentation qu'à la lecture, ayant besoin du mouvement, du jeu et du débit des acteurs pour produire tout son effet, elle reste bien loin de ce Misanthrope de Molière qu'elle semble avoir la prétention de contredire, de réformer ou de continuer.
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II
Le Philinte avait valu à son auteur l'honneur d'être rangé parmi les poètes comiques du dix-huitième siècle. Cependant le triomphe n'était pas complet. Bien des gens, tout en lui reconnaissant une certaine verve âpre et mordante, lui contestaient la gaieté, le don du rire, ce ressort principal de la comédie. Ce fut pour répondre à ce reproche qu'il composa l' Intrigue épistolaire.
Cette pièce est-elle d'une gaieté folle, allant jusqu'à la bouffonnerie, comme on l'a dit quelquefois ? Elle ne nous a point paru telle. C'est un imbroglio où la pantomime tient une large place, si l'on en juge par l'indication minutieuse des jeux de physionomie, comme si l'auteur craignait que le texte seul ne fût insuffisant. Molière a-t-il besoin de ces précautions, introduites sur la scène,par Diderot? Fabre d'Églantine ne justifie guère ici ses prétentions de novateur qu'il affectait dans son prologue du Philinte. L'Iiitrique épistolaire n'est autre chose que le Barbier de Séville gâté, allongé, compliqué, moins la verve et les traits étincelants de Beaumarchais. Nous retrouvons pour la centième fois le tuteur voulant épouser sa pupille. Au lieu du profond et astucieux Bartholo, docteur en ruse et en médecine, assisté de son agent Bazile, un autre maître dans son genre, nous avons M. Clénard, un procureur suivi de son huissier Michel, aussi malhonnêtes l'un que l'autre, mais peu redoutables. M. Clénard est assez sot pour se laisser attacher aux pans de son habit les billets galants qu'on adresse à sa pupille, sans préjudice des réponses qu'il rapporte
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par la même voie. Aussi partageons-nous son avis lorsqu'il dit innocemment à Pauline qui l'accuse de finesse :
Moi fin I Ah ! point du tout, point du tout, je t'assure.
Il a bien raison. Le vieil Albert des Folies amoureuses est encore moins niais que lui.
Pauline, sa pupille, reste fort au-dessous de ses devancières : elle n'a certes ni l'ingénuité d'Agnès dans Molière, ni la malice pétulante d'Agathe dans Regnard, ni la grâce mutine et les boutades charmantes de Rosine dans Beaumarchais. Si captive et cloîtrée qu'elle soit par la jalousie de son tuteur, cette prétendue recluse trouve moyen d'aller se promener aux Tuileries avec sa servante Dorothée, d'y faire la connaissance d'un jeune homme, et de lui déclarer tout aussitôt sa passion :
Votre entretien me plaît, vous parlez comme il faut,
Partout où je serai, suivez-moi, je vous prie1
Une pareille invitation pourrait laisser voir en elle autre chose qu'une fille à marier. Ni elle, ni l'amant, ni Clénard à qui elle raconte cette conversation, ni l'auteur qui l'a imaginée, ne semblent s'en apercevoir. Les jeunes filles de Regnard jettent quelquefois leurs bonnets par-dessus les moulins, mais c'est avec tant de folle gaieté qu'on se croit en plein carnaval. Pauline débite de pareilles histoires avec le plus parfait sangfroid. Elle a près d'elle, pour la guider et la surveiller, une sorte de duègne sœur de M. Clénard, Mme Ursule,
1. Acte I, scène i.
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grande radoteuse et diseuse de proverbes, qui finit par se rendre insupportable grâce à ses dictons sentencieux :
Avec les vieux épis le glaneur fait ses gerbes.
Les proverbes sont bons pour régler le devoir ;
Et qui veut se mirer se regarde au miroir t.
La plupart de ses réflexions sont empreintes de la même nouveauté :
A cheval qui veut fuir il ne faut d'éperon....
L'occasion, je sais, fait souvent le larron.
Mais à bon chat bon rat.... J'étais bonne, et je change.... Oui, qui se fait brebis, toujours le loup le mange 2....
On comprend que Clénard impatienté lui dise :
Eh! mon Dieu, laissez là vos éternels proverbes-'.
Sancho Pança en usait d'une façon plus divertissante.
L'amant de Pauline, Cléri, est loin de valoir Almaviva. Le déguisement grotesque dont il s'affuble en prenant la forme d'un mannequin avec Pauline, qu'il a enlevée et transportée dans l'atelier du peintre son beau-frère, au moment où arrivent les recors de
Clénard conduits par l'huissier Michel, ne prouve pas un grand génie d'invention. C'est là une scène de pantomime et de farce italienne plutôt que de véritable comédie. Dans la gaieté comme dans le pathétique de Fabre il y a quelque chose de forcé et d'outré, où l'on sent trop l'artifice du dramaturge.
Les personnages et les détails épisodiques sont peut-être la partie la plus amusante. Telle est la dis-
1. Acte I, scène iv.
2. Acte IV, scène II.
:j, Acte IV, scène VI.
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pute de Mme Fougère, une femme pratique et positive, avec son mari, peintre d'histoire solennel et prétentieux, qui croirait s'avilir en descendant jusqu'au portrait. Mais le portrait fait vivre, et la grande peinture ne rapporte rien à la maison. La situation est encore vraie aujourd'hui, comme au temps de Fabre d'Églantine.
MADAME FOUGÈRE.
C'est, pour nous enrichir, le portrait qu'il faut peindre : L'argent vous tombe alors. Laisse là tes Romains.
Ce barbouilleur pour qui tu dessines les mains
Et sans compter les bras, pour un écu la paire,
Tu le vois bien toi-même, il est riche, il prospère ;
Il a la bague au doigt, le fin cabriolet....
FOUGÈRE, avec indignation.
Fi ! je ne voudrais pas en faire mon valet.
MADAME FOUGÈRE.
Eh ! mais, tu n'en as pas de valet, misérable !
Eh! peins, peins nos bourgeois, et peins plutôt le diable, Et gagne de l'argent. Que t'en coûtera-t-il?
A peindre le portrait est-il quelque péril?
On fait les hommes beaux, et les femmes jolies ;
Et l'on profite ainsi de toutes les folies.
'
A tout payant beau jeu ! L'on encadre, au besoin,
Son boucher, son hôtesse et l'épicier du coin
La quiétude olympienne de l'artiste s'enveloppant de sa majesté en-face de la saisie et des procédés incongrus du procureur Clénard fait de lui le personnage le plus comique de la pièce :
Outrager les talents, c'est une audace, un crime
Dont vous seriez puni, si je m'avilissais
A tremper mon pinceau dans l'encre des procès 2 !
1. Acte III, scène i.
2. Acte IV, scène VIII.
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En somme, Fabre d'Églantine n'a pas creusé dans l'art comique le sillon qu'il s'était promis. Sans doute le temps et peut-être aussi le génie, lui ont manqué. Le Philinte a été pour lui une bonne fortune, due en partie à J.-J. Rousseau; dans l' Intrigue épistolaire il est resté fort au-dessous de Beaumarchais.
Les Précepteurs, autre comédie tirée de l' Emile, représentés seulement après la mort de l'auteur, n'ont rien ajouté à sa réputation. On y retrouve une pointe d'âpreté satirique, des situations originales et bizarres associées à l'étrangeté systématique d'un style qui se croit en droit de bouleverser le vocabulaire. Fabre est resté un révolutionnaire incomplet, agitateur plutôt que réformateur en politique comme au théâtre.
III
Nous avons signalé déjà chez Beaumarchais et chez Fabre d'Églantine la prétention de renouveler l'art et de faire en même temps du théâtre un instrument de propagande active et militante. Les préfaces et les prologues de Yarare et de Philinte nous ont offert une double profession de foi littéraire et politique, où le positivisme s'associe d'une façon bizarre à la chimère. Aspirations vagues d'un monde qui se transforme et pour qui le chaos va précéder encore une fois la création. Ces visées ambitieuses se trouvent exprimées sous une forme plus emphatique et plus solennelle encore dans le Nouvel Essai sur l'Art dramatique 1 de Mercier, l'auteur de l'An .2440 et du Tableau de Paris.
1. Publié à La Haye en 1774 sans nom d'auteur.
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Esprit fantasque, baroque, présomptueux, excen- trique et plus extravagant qu'original, Mercier est le représentant du radicalisme littéraire, dans ce qu'il a de plus naïf et parfois de plus brutal. Sous prétexte de démocratiser l'art, de le dérober à la servitude des règles et aux fadeurs convenues du bon goût, il risque de le dégrader et de l'avilir. Il oublie trop que, même quand on s'adresse au peuple, à ce peuple qu'on a si longtemps dédaigné et qu'on flattera bientôt comme un nouveau maître, il vaut mieux, selon l'expression de Victor Hugo, placer l'idéal en haut qu'en bas. Cependant Mercier a la prétention de relever et de purifier l'art dramatique, si loin encore de l'âge viril. Un théâtre qui nous a donné Corneille, Racine, Molière, Regnard, Le Sage, Marivaux, Voltaire et tant d'autres, pouvait se croire sorti depuis longtemps des lisières et du berceau. Mercier n'est pas de cet avis. Il fallait qu'il parût, lui, Mercier, pour l'émanciper.
D'où vient donc la faiblesse et l'interminable enfance de l'art dramatique parmi nous?
10 De la fausse idée qu'on s'en est faite : « On n'a point aperçu toute la fécondité, toute l'étendue de cet art important : on a eu pour la première forme une admiration superstitieuse. »
2° Des maigres proportions données à nos pièces comme à nos salles de spectacle, « étroites et vides de sens eu égard à un peuple nombreux. Dans nos misérables jeux de paume décorés du nom de théâtre, nos spectacles n'ont été que des chambrées. » Tout en regrettant la misère et l'étroitesse de notre scène à sa naissance, Cinna en est-il moins une grande œuvre pour avoir été joué devant une rampe de chandelles,
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avec le chapeau à plumes, et n'est-il pas infiniment supérieur à Tarare entouré de toutes les splendeurs de l'Opéra?
Parmi les autres causes qui ont chez nous prolongé l'enfance du théâtre, Mercier compte encore l'absence d'originalité et de nationalité.
Notre théâtre, dit-il, n'a jamais appartenu à notre sol; c'est un bel arbre de la Grèce transplanté et dégénéré dans nos climats.
Il a été greffé par des mains grossières et maladroites ; aussi n'a-t-il porté que des fruits équivoques et sans substance.
Tels sans doute que le Cid, Polyeucte, Phèdre, Athalie, l'Avare, le Misanthrope, et autres œuvres de peu de valeur aux yeux de Mercier, qui ne fait grâce qu'au Tartufe. « Nos grands maîtres ont composé avec leur bibliothèque et non dans le livre ouvert du monde, dont le seul Molière a déchiffré quelques pages. » Il veut bien du moins lui reconnaître ce faible mérite.
Une des plaies de notre théâtre a été, selon lui, l'influence pernicieuse des critiques, qu'il appelle les assassins du génie. Bien qu'il n'ait jamais eu à craindre pour lui-même ce nouveau genre d'homicide, on comprend la mauvaise humeur de Mercier contre la critique en général, son horreur des règles, des méthodes, des poétiques, qui enchaînent et gâtent les esprits les plus inventifs. Il arrive à poser ce singulier principe, tant il a de haine pour la tradition :
Oui, pour faire des découvertes dans un art, il est plus avantageux de n'y entendre rien d'abord et d'y marcher seul que d'y être conduit et dirigé par la marche et l'exemple des autres.
Mercier fait bon marché des maîtres qu'il se croit en état de remplacer et de supplanter avec son système.
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Au nom de la démocratie, dont il se fait l'instituteur et l'apôtre, il reproche aux écrivains du dixseptième et même du dix-hui tième siècle leurs préjugés aristocratiques. « Le poète coupable et dédaigneux a élargi encore ces distances inhumaines que nous avons mises entre les citoyens. Il se serait cru homme du peuple, s'il se fût avisé d'écrire pour le peuple. » C'est une prétention singulière de certains écrivains démocratiques ou soi-disant tels, de croire que le peuple aime nécessairement le mauvais style et le mauvais goût, la platitude et la bassesse. Mercier semble trop imbu de cette idée. Sans parler de la tragédie, qu'il déteste, le plaisir de la comédie telle qu'on l'a compris jusqu'alors lui semble fondé sur notre orgueil, sur la joie maligne qu'on éprouve à voir tourner en dérision ses semblables. Le rire, ce ressort principal de la comédie, dont Beaumarchais a su tirer encore un si bon parti, n'est à ses yeux qu'une convulsion machinale regardée comme le signe de la joie, mais laissant au fond le cœur vide. Un tel plaisir était bon peut-être au temps de Molière, mais présentement il faut au public d'autres émotions. « Les deux muscles de la bouche appelés zygomatiques. encore assez simples de son temps, sont aujourd'hui paralysés chez tous les Français : ils sont devenus sérieux, et l'on sait pourquoi Molière revenant aujourd'hui ferait à coup sûr un meilleur Misanthrope » : celui précisément que nous a donné, depuis, Fabre d'Églantine.
Mercier a beaucoup vécu à l'étranger, en Angleterre. en Suisse, en Allemagne, par ses lectures et ses voyages; il imite ou traduit tour à tour Wieland, Shakespeare, Goldoni. Son Tableau de Parh est salué
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en Allemagne comme un chef-d'œuvre; son théâtre y est beaucoup plus admiré qu'en France. Le persiflage, la légèreté, l'ironie et la gaieté française sont choses compromettantes à ses yeux, et qui ne conviennent guère à la gravité de la situation. Il a même, à l'égard de nos grands tragiques et de nos grands comiques, des balourdises et des impertinences qui font songer à celles de Lessing et de Schlegel, plus excusables par la haine et la jalousie que leur inspire la France. L'Avare lui paraît une charge outrée ; les Femmes savantes, une caricature; les Plaideurs, une mauvaise farce : Racine et Boileau, des pestiférés de la littérature *. Nous avons là un échantillon de la cri-
;
t. « Mercier se disait l'inventeur de la prose poétique. Racine et
Despréaux ayant, d'après son système, perdu la poésie, il s'en considérait comme le restaurateur prédestiné ; la prose avait trouvé en lui son Messie : « La prose est à moi! » s'écriait-il en se dressant avec fierté. »
Cette prose illustre lui valut les petits vers suivants, dont Monvel aurait bien pu nous dire l'origine ; du moins les récitait-il à ravir :
Monsieur Mercier, vous êtes un grand homme.
Que votre prose est belle en ses accents nouveaux ?
.........................
Votre Essai dramatique est de toute beauté ;
Comme vous y montrez, avec sagacité,
Que ce Corneille tant vanté
Et ce Racine, par l'envie
Jusqu'à ce moment respecté,
N'ont pas connu la tragédie !
Vos preuves ont vaincu le lecteur enchanté
Comme c'est beau! comme c'est écrit! comme....
Ma foi, Monsieur Mercier, vous êtes un grand homme.
Ah quand on vous a lu comme on dort d'un bon somme !
Comme on aie cœur gros, comme on est contristé
Que cela vaut bien mieux que la folle gaîté,
Dont, depuis si longtemps, Molière nous assomme.
Je le répète, en vérité,
Monsieur Mercier, vous êtes un grand homme!
(Mémoires de Fleury, chap. xxiv, t. I.)
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tique ou plutôt du système de Mercier, chez lequel des idées neuves, justes et même sensées, se mêlent trop souvent à des paradoxes et à des extravagances.
Jusqu'alors le grand tort de la comédie a été, selon lui, de s'attaquer aux ridicules plutôt qu'aux vices. « Je sais que, sans le vouloir, je fais ici le procès à Molière : il n'a rendu le vice odieux que dans Tartufe 1 ; il n'a guère en vue que le ridicule.... Quelque respect que j'aie pour ce grand homme, j'en ai encore davantage pour la vertu; il ne l'a pas toujours respectée; il a souvent confondu le ridicule et le vice; on peut lui reprocher de les avoir immolés du même glaive, et de n'avoir pas fait plus de façons pour l'un que pour l'autre. » Mercier ne fait que reproduire ici et paraphraser avec moins d'éloquence la thèse de J.-J. Rousseau et son réquisitoire contre le Misanthrope de Molière. Il regrette le temps où la comédie faisait monter le vicieux sur l'échafaud de la honte publique, ce temps de l'ancienne censure dramatique dont parle Horace :
Eupolis atque Cratinus Aristophanesque poetse,
.....................
Si quis erat dignus describi, quod malus ac fur,
Quod moschus foret, aut s!ca?':!M, aut alioqui
Famosus, multa cum libertate notabant2.
« Il est dommage que cette salutaire institution ait dégénéré en licence. Si ce genre était renouvelé et que le pinceau fût remis entre les mains d'un homme intègre et vertueux, ce ne serait plus une satire, ce serait un châtiment légitime, et il faudrait honorer le courage du poète. » Mais les défiances de l'autorité,
1. Et dans le Don Juan, et dans Y Avare, qu'en a-t-il donc fait?
2. Satires, liv. 1, iv.
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la timidité et la couardise des écrivains, ont empêché le retour de cette utile et salutaire censure. « Notre comédie est devenue si discrète qu'il n'y a plus que l'auteur qui parle; et comme M. l'auteur est fort poli, il a tellement poli son expression que son ouvrage n'offre qu'une empreinte légère, délicate et si fine, qu'elle s'efface presque entre les doigts. » C'est la même plainte que faisait entendre Fabre d'Églantine dans son prologue du Philinte :
A force d'être pur, joli, doux et galant,
On a tout ce qu'il faut, excepté le talent.
A cette comédie de boudoir faite pour les habitués de rOEil-de-Bœuf, Mercier oppose l'idéal du grand art démocratique tel qu'il le rêve, le poète devenu le « chantre de la vertu, le flagellateur du vice, l'homme de l'univers ». Il enfle sa voix tant qu'il peut et tombe lui-même dans le pathos du mélodrame, pour nous donner une idée de cette formidable puissance. « Le propre de la comédie serait de porter le flambeau de la vérité dans le repaire obscur où les méchants travaillent leurs iniquités, de percer dans le sein des grandeurs le vil automate qui s'érige en tyran, de le traîner tremblant à la clarté importune du crime....
Le théâtre serait une cour souveraine où l'ennemi de la patrie serait cité et livré à l'infamie; le bruit des applaudissements serait, à son oreille, le tonnerre de la postérité. »
En d'autres termes, lui qui dédaigne si fort les anciens, propose de revenir aux premiers temps de la comédie athénienne, moins la gaieté, dont il semble peu se soucier. Il cite l'exemple de M. Foote, qu'il appelle l'Aristophane anglais. La Révolution allait
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fournir à la comédie cet élément et cette liberté que revendiquait Mercier. Le théâtre deviendra non plus seulement une tribune où déclameront Brutus et Figaro, mais un pilori où l'on attachera tour à tour le pape, les rois, les empereurs et leurs ministres, les parlements, les orateurs et les chefs populaires. L'art dramatique n'y gagnera sans doute ni en vérité ni en dignité, comme nous le verrons bientôt; mais, si faibles que soient les œuvres, elles nous offrent une page d'histoire littéraire sur laquelle il conviendra de nous arrêter un instant.
Mercier prévoyait-il ce résultat prochain lorsqu'il écrivait son Nouvel Essai sur V Ai,l dramatique? — Non, sans doute. Quoiqu'il se flatte d'avoir été prophète dans son fameux livre de l'An 2440, où il se vante d'avoir tout prévu, depuis la chute des parlements jusqu'à l'adoption des chapeaux ronds, son but, en composant cet Essai, sous le voile de l'anonyme, était de justifier ses propres drames, trop peu appréciés de son ingrate patrie. Il voulait leur donner l'appui et le prestige d'un système pour sauver son amour-propre d'auteur. Mercier n'est pas seulement un théoricien, mais un praticien de l'art dramatique. Son théâtre, fort oublié aujourd'hui, ne forme pas moins de quatre volumes in-folio ; encore ne l 'avoiis-nous pas tout entier. Pour se consoler des froideurs contemporaines et de l'opposition qu'il rencontre à la Comédie-Fran<;aise, il en appelle à la postérité. « La génération actuelle, disait-il, n'est qu'un parterre qui doit se renouveler demain. » Le parterre du lendemain ne s'est pas encore trouvé pour lui. Heureusement, Mercier n'a jamais douté de sa gloire future, pas plus que de son mérite. « Greuze et moi, disait-il, nous sommes deux
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grands peintres; il a transporté le drame dans la pein ture, et moi la peinture dans le drame. » La postérité a bien établi quelque différence entre leur manièrl de peindre; Mercier ne fait en cela aucune distinc tion, et pourtant ce n'est point un sot, mais un fan tasque, une tête en ébullition et en désordre perpé tuel. Grimm, qui n'en fait pas grand cas, l'appelle ui dramaturge, un dramatiste, un dramomane, auque manquent deux qualités essentielles, le style et le sen commun, mais ayant une certaine puissance, un certaine fécondité romanesque et théâtrale. Ses pièces obstinément refusées par les comédiens-français furent d'abord imprimées, puis jouées en province e plus tard à Paris sur le Théâtre-Italien, où quelques unes obtinrent un véritable succès. Œuvres illisible aujourd'hui surtout, elles sont cependant curieuses ; parcourir comme ébauches d'un genre qui finira pa envahir notre théâtre. Brouillé avec les vers depui l'échec de ses Héroïdes, Mercier a repris le drame ei prose de Diderot : il y ajoute un double élément l'histoire et la politique. Chacune de ses pièces est un thèse, la démonstration ou la discussion d'un principe d'un paradoxe ou d'une vérité ; car l'un et l'autre s confondent perpétuellement dans son esprit comm dans ses œuvres.
Le Déserteur, drame en cinq actes et en prose, qu n'a rien de commun avec celui de Sedaine, eut l'hon neur d'attendrir jusqu'aux larmes la reine Marie Antoinette, et valut à son auteur une pension d 800 livres. C'est une protestation contre la guerre contre les enrôlements forcés et la sévérité impi toyable des tribunaux militaires à l'égard de ceux qu abandonnent leur drapeau. L'action en parut si pathé
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tique et si émouvante que Grimm a pu dire : « Si la maladresse du poète ne détruisait pas souvent une partie de l'illusion, ce spectacle serait, en vérité, trop déchirant, et l'effet n'en serait pas supportable ». Aussi la reine demande-t-elle à l'auteur de changer et d'adoucir un peu le dénouement.
La Brouette du vinaigrier est, dans son genre, une thèse démocratique et sociale en faveur de la fusion des classes, contre l'orgueil des rangs et l'inégalité des conditions. La préface est un véritable plaidoyer. « La même loi qui défend aux frères de s'allier avec leurs sœurs, devrait peut-être interdire aux riches de s'allier aux riches.... Qu'il est beau, même en spéculation, de voir certaines familles descendre d'une hauteur démesurée, tandis que d'autres monteraient, paraîtraient sur la scène à leur tour et se régénéreraient... Quel est l'homme qui trouvera le secret du meilleur système économique? Ce sera peut-être celui qui saura le mieux hacher les grandes et monstrueuses fortunes, les diviser, les subdiviser : il aura trouvé le remède le plus puissant à l'hydropisie qui étouffe les uns, tandis que l'étisie mine les autres. »
On comprend les dangers d'un pareil système attentant à la propriété comme à la liberté individuelle. Néanmoins le Code civil, en partageant la fortune également entre les enfants d'une même famille, a réalisé le vœu de Mercier dans les limites de la justice et de la raison.
Tranquille sur le but moral de sa pièce, l'auteur prévoit qu'on lui reprochera la bassesse de son sujet, ce vinaigrier arrivant avec son tablier sur la noble scène française. Il invoque ici le principe d'égalité sur le théâtre avant qu'il triomphe dans la loi.
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« Le poète dramatique est peintre universel. Le manteau royal et l'habit de bure sont indifférents à son pinceau. Il ne s'arrête point à une décoration extérieure, ouvrage du hasard ou du moment. Après avoir soulevé la première superficie, il verra les mêmes affections régir le monarque et le pâtre. »
Cette Brouette du vinaigrier est la glorification du travail et de l'épargne dans la personne du vieux Dominique. Elle devient la poule aux œufs d'or qui sauve l'honneur du négociant ruiné, M. Delomer, et assure le bonheur des jeunes gens séparés par la naissance et rapprochés par l'amour, que vient fort à propos soutenir l'argent du bonhomme.
L'histoire occupe une place importante dans le théâtre de Mercier. Sans parler de Childéric Ier et de ses amours avec Basine, vieille légende historique et romanesque racontée par tous nos chroniqueurs, nous signalerons Jean Hennuyer, drame emprunté à l'époque de Charles IX, précédant et préparant le Charles IX de Marie-Joseph Chénier, ce triomphe de la muse révolutionnaire en 1789. Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, nous offre l'exemple d'un prélat catholique honnête homme refusant de s'associer aux horreurs de la Saint-Barthélemy. On peut y joindre une autre pièce historique plus décisive encore, la Destruction de la Ligue ou la Réduction de Paris, drame national en quatre actes et en prose, où l'auteur essaye de faire revivre les scènes du temps passé pour l'instruction du temps présent. Nous y voyons figurer Henri IV, Sully, Biron, Montmorency, Bussy-Leclerc, Louchard et les curés ligueurs Lincestre et Aubry. Les réflexions préliminaires exposées dans la préface of- frent peut-être plus d'intérêt que la pièce elle-même.
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L'auteur y témoigne ses regrets sur cette ligue fameuse « qui pouvait régénérer l'État et ne fit que le troubler, qui fut d'abord instituée par les plus sages motifs et dégénéra par le fanatisme des prêtres ». Une chose a frappé Mercier : la stérilité de ces guerres civiles qui, en Angleterre, en Suisse, en Hollande, ont enfanté la liberté et qui, chez nous, aboutissent au despotisme de Richelieu et de Louis XIV. « Ces fameux États de Blois devant lesquels s'anéantit la majesté royale... perdirent le temps à de déplorables disputes. Au lieu de défendre les droits du peuple, ils s'occupèrent de la transsubstantiation et du concile de Trente. » La nation lui semble avoir manqué de prévoyance en négligeant de faire ses conditions au nouveau roi. « Il eût alors accepté bien volontiers toutes les conditions qu'on lui eût imposées. Il avait de l'héroïsme ; il eût commandé avec joie à une nation libre ; elle pouvait, en lui mettant la couronne sur la tête, lui dicter un contrat généreux qu'il eût signé avec noblesse. Mais que lui enjoignit-on? Ce qui était le plus indifférent pour le gouvernement d'un État, de se faire catholique et d'entendre tous les jours la messe. » Le mot d'ordre partait, cette fois encore, du Vatican, et c'était là qu'on allait chercher la paix. La question n'était pas aussi indifférente pour les hommes d'alors que semble le croire Mercier. L'acharnement des Ligueurs lui paraît non moins insensé que celui des Conventionnels déclarant plus tard la guerre à outrance contre l'Europe entière. « Avez-vous fait un pacte avec la victoire? leur demandera Mercier. — Non, répliquera Bazire, nous en avons fait un avec la mort. » Malgré sa conclusion toute monarchique et le cri de Vive TT enri IV! qui la termine, cette pièce, publiée en
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1782, parut séditieuse et fut interdite. L'auteur s'était alors prudemment retiré à Neufchâtel, où il relisait son
Tableau de Paris.
Bien que ses œuvres dramatiques soient antérieures à la Révolution, elles ne s'en rattachent pas moins à ce grand mouvement, qu'elles préparent et qu'elles annoncent. Par son théâtre comme par son rêve apocalyptique de l'An 2440, Mercier est un des prophètes et des précurseurs de l'âge nouveau, sans trop savoir d'abord où il va. Comme Guillaume Postel, comme Georges Spifame au seizième siècle, c'est un de ces hallucinés qui lisent dans l'avenir des signes fatidiques dont ils ne comprennent pas eux-mêmes tout le sens, mais que les événements se chargent d'expliquer et de justifier un jour.
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CHAPITRE XXX
LA COMÉDIE POLITIQUE ET SOCIALE AU TEMPS
DE LA DÉVOLUTION.
La Cour plénière. — Le Réveil d'Épiménide. — Nicodème dans la lune. — Le Club des bonnes gens. — Le Passé, le Présent, l'Avenir. — L'Ami des lois.
Beaumarchais et Fabre d'Églantine avaient offert déjà l'exemple et l'avant-goût de la comédie politique associée à la comédie d'intrigue, de mœurs et de caractères. Mercier lui avait fait aussi sa part dans le drame bourgeois et historique. Tandis que Collin d'Harleville et Andrieux reprennent paisiblement la route frayée par leurs devanciers, d'autres esprits, aventureux, téméraires et passionnés, transportent sur la scène les idées de révolution qui travaillent alors toutes les têtes. Le théâtre, dont l'action a été si puissante dès le commencement du siècle avec Voltaire, va devenir plus que jamais un foyer d'agitation, un forum et un champ de bataille où se rencontrent les partis opposés. Là retentissent les contre-coups de la vie politique et les appels à l'opinion. La question du théâtre est portée devant l'Assemblée nationale par La Harpe.
Auteurs et acteurs sont entraînés dans le courant des
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luttes et des passions contemporaines : Dugazon compose des drames politiques, Talma rédige des manifestes. L'art, en cessant d'être l'objet d'un culte désintéressé pour devenir un instrument de combat, court risque de n'enfanter que des œuvres éphémères comme les passions qui l'inspirent. C'est là précisément lt. grand écueil pour la comédie politique, réduite le plus souvent à n'être qu'un pamphlet, une pièce de circonstance et de parti.
On a cité, 'il est vrai, l'exemple d'Aristophane transportant sur le théâtre les scènes de l'Agora, la parodie des tribunaux et des assemblées populaires; traitant toutes les questions du jour, celles de la guerre et de la paix aussi bien que les disputes philosophiques et littéraires; bafouant Socrate, raillant Euripide, livrant Cléon ou Lamachus aux risées de la foule et plaidant la cause des généraux vaincus au combat des Arginuses. La parabase reste comme un droit d'appel au peuple réservé à la comédie. Mais, il faut le dire, le théâtre athénien, issu d'une démocratie, est unique dans son genre, comme aussi Aristophane est le seul qui ait su associer les plus nobles inspirations de l'art, les accents du lyrisme le plus élevé aux bouffonneries de l'orgie bachique et aux passions dont il était le peintre et l'interprète. Chez lui, le pamphlétaire et l'homme de parti sont subordonnés au poète, qui domine tout. Il a le don de créer, d'idéaliser, de transformer les personnages vivants et contemporains qu'il met en scène. On se rappelle dans les Oiseaux, les Grenouilles, les Guêpes, les Nuées, la Paix, les Acharniens, ce prodigieux mélange du fantastique et du réel, de l'allégorie et de l'histoire. Aristophane voit et peint les démagogues, les généraux, les orateurs, les poètes
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et les philosophes de son temps, comme Homère voyait les guerriers de l'âge héroïque. Il y a là un travail de métamorphose et de transfiguration qui est le propre et la condition même de la poésie. Avonsnous rien de pareil à présenter?
1
Chez nous la comédie politique, à peine entrevue au temps de Louis XII, est restée à l'état d'ébauche : l'Aristophane populaire des halles, Gringore, n'est pas un écrivain, mais un dramaturge traduisant les opinions de la foule, ou cherchant à les diriger, servant les intérêts et la politique du roi dans sa lutte contre le pape. Le théàtre de la Révolution ne sera guère plus riche en œuvres vraiment littéraires, et pourtant on ne saurait l'oublier dans une histoire de la comédie. Tout ce qui a ému, troublé, passionné les esprits sur la scène, a droit à notre attention : « Lorsque la Révolution qui a changé l'état social et politique d'un peuple, dit M. de Tocqueville, commence à se faire jour dans la littérature, c'est, en général, sur le théâtre qu'elle se produit d'abord, et c'est par là qu'elle demeure toujours visible. » Le théâtre ne représente pas seulement, il accompagne et prépare quelquefois ce travail de rénovation. C'est à lui qu'il faut demander un reflet, un écho, des premières émotions qui annoncent la grande crise de 89. Le Mariage de Figaro nous éclaire déjà singulièrement sur l'état mental et moral de la société. D'autres œuvres, moins éclatantes et moins fameuses, contiennent aussi leurs révélations. Telle est, par exemple, cette pièjse intitulée la Cour plénière, héroï-iragi-oomédie en trois actes et
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en prose, représentée sur un théâtre de société, dans un château voisin de Versailles, en 1788. La pièce, attribuée par dérision à l'abbé de Vermond, lecteur de la reine, est l'œuvre d'un avocat au parlement de Paris, M. Duveyrier, mort plus tard président à la cour de Montpellier. C'est un manifeste en faveur du parlement, qui vient d'être frappé par le ministre Loménie de Brienne, après l'arrestation des conseillers d'Espréménil et Goislart. Un vent de révolution souffle plus que jamais sur la société, encore activé par les attentats maladroits d'un pouvoir qui ne sait où donner de la tête et justifie la maxime : Quos vult Jupiter perdere dementat prius. L'opinion s'anime à la résistance contre des violences mêlées de faiblesses et de contradictions.
La Cour plénière, que Brienne prétendait opposer et substituer au Parlement, était une institution nouvelle, libérale par certains côtés, mais impopulaire alors, à ce titre seul qu'elle semblait une reproduction de la réforme Maupeou. L'opinion se prononçait en faveur des parlements, dans lesquels on croyait voir encore les gardiens des traditions et des libertés nationales. Par un malentendu funeste, les deux autorités royale et parlementaire travaillaient mutuellement à se détruire, et allaient se trouver bientôt en face d'un pouvoir nouveau qui devait les supprimer toutes deux : les États Généraux, devenus plus tard l'Assemblée constituante, puis la Convention. La Cour plénière est moins une véritable comédie qu'un pamphlet en dialogue, une revue satirique des choses et des hommes mis en scène et assez finement décrits, mais comme de légers croquis pris sur le vif de la réalité, sans prétention à l'art ni à l'idéal. Ce sont là des silhouettes d'un
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jour, destinées à périr aussi bien que les originaux dont elles offrent la copie tant soit peu chargée. Nous y voyons le premier ministre Brienne, un étourneau qui s'imagine être profond, qui veut passer pour un homme à idées et prétend faire du nouveau en politique; brouillon, tranchant et visionnaire, peu soucieux de légalité. Quand le garde des sceaux Lamoignon, un magistrat d'éducation et de profession, lui parle des lois fondamentales de la monarchie : « Que parlez-vous de lois dans les circonstances présentes, Messieurs? Ce sont des idées qu'il nous faut, des idées nouvelles et non pas des lois. »
Lamoignon lui-même, l'ex-défenseur des parlements contre Maupeou, a oublié ses théories libérales d'autrefois en devenant garde des sceaux. Cependant, par scrupule de légalité, pour se faire illusion à lui-même et aux autres, il voudrait laisser croire qu'on en revient à une ancienne institution délaissée, et intituler la réforme rétablissement de la Cour plénière. Mais Brienne tient à garder pour lui l'honneur de son invention.
Parmi ces figures contemporaines il en est une assez plaisante : celle du vieux chancelier Maupeou : le ministre à poigne de Louis XV, qui s'est avisé un beau matin de supprimer l'ancien parlement, trop peu. docile, et de le remplacer par un autre de sa façon, le même qui croula sous l'immense éclat de rire provoqué par Beaumarchais et sous les scandales du procès Goezman. Le vieux roué de la politique, indifférent, sceptique, poussant le mépris de l'opinion jusqu'à l'impudence, s'applaudit de voir ses adversaires d'autrefois reprendre les mêmes procédés que lui. Les emprisonnés et les exilés de la veille sont devenus les
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geôliers et les proscripteurs du lendemain. C'est, à coup sûr, une jolie scène de dialogue historique et satirique, à l'usage de tous les temps, que celle où
Maupeou apporte à Lamoignon ses remerciements et ses félicitations :
Eh! bonjour, cousin; nous voilà réconciliés. Bon cousin, homme charmant, que je t'embrasse quatre fois! Je te dois une réponse et des remerciements. Tu m'as fait demander la démission de ma charge : est-ce le titre qui te plaît? est-ce l'hôtel de la place Vendôme que tu désires? Mais, avant de parler d'affaires, permets, oh ! permets que je t'exprime toute la reconnaissance dont je suis pénétré.
LE GARDE DES SCEAUX. — Vous m'étonnez ; qu'ai-je donc fait pour vous ?
LE CHANCELIER. — Tu m'as fait le plus grand bien qu'on pût me faire, un bien que je n'espérais plus ; tu es mon bienfaiteur, mon ange tutélaire. Lamoignon, je t'ai persécuté. Lorsque, dans ce cabinet, dans ce fauteuil même, je méditais les projets destructeurs du parlement, dont j'avais juré la perte, tu étais mon plus redoutable ennemi. Qui m'aurait dit qu'un jour je recevrais de toi mon plus grand plaisir, ma plus douce consolation?
LE GARDE DES SCEAUX. — Le diable m'emporte si je vous entends? Quelle consolation?... quel plaisir?
LE CHANCELIER. — Ah! bijou, vous ne voulez pas m'entendre. J'étais sans contredit l'homme de France le plus abhorré ; eh bien ! grâces vous soient rendues ! je ne suis plus que le second objet de l'exécration publique t.
La victoire resta au parlement : victoire de courte durée, à laquelle les États Généraux se chargèrent bientôt de mettre fin en appliquant au parlement luimême le sort commun à toutes les institutions du passé.
Au milieu de ce nombre infini de pièces politiques, qui pullulent, comme des ronces ou des chardons plus ou moins hérissés, dans le champ de la Révolution, il
1. Scène VI.
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est indispensable de faire un choix. Toutes les nuances de l'opinion s'y trouvent nécessairement représentées : par là encore, le théâtre est un miroir assez exact de la société. Nous laisserons de côté le Charles L'Y de M.-J. Chénier, représenté le 4novembre 1789 : grand événement politique et littéraire, qui met un moment aux prises Talma et Naudet, la ComédieFrançaise et la municipalité parisienne, mais qui n'appartient pas au genre comique proprement dit. OEuvre médiocre en somme, faible de style, mais dramatique par le sujet, la mise en scène, et qui dut aux circonstances la meilleure part de son succès. En revanche, il est une autre pièce qui trouve plus naturellement sa place ici, le Réveil d'Epiménide ou les Étrennes de la Liberté, par Flins des Oliviers, comédie à tiroirs, sans grand intérêt dramatique, mais vivement et lestement rimée, en un acte et en vers libres.
Ce sujet avait été déjà traité par Ph. Poisson en 1735, et par le président Hénault en 1755 : il était alors trop tôt. En 1790 l'époque semblait plus favorable pour un réveil. La Révolution se trouvait en plein travail. Épiménide, qui s'était endormi sous Louis XV, rouvre les yeux sous Louis XVI. Il voit avec surprise l'égalité entre les citoyens, les abus détruits, les lois en vigueur,
Et le peuple à la titi comptant pour quelque chose.
Comme le Juif-Errant, Épiménide est un personnage allégorique qui a traversé déjà une longue suite de siècles.
v
Il a vu s'élever les murs de Romulus,
Il vit la Liberté, sous les pas de Brutus,
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Venger le trépas de Lucrèce.
.............
Il a vécu naguère en ces jours si fameux
Où brillèrent Condé, Turenne et la victoire,
Où Louis fit servir ses peuples à sa gloire,
Immola tout pour elle, et ne fit rien pour eux ;
Admiré des sujets qu'il rendit malheureux.
JOSÉPHINE.
Mon père, dites-moi quel âge
Croyez-vous bien qu'il peut avoir ?
ARISTE.
Mais cinq à six mille ans.
L'âge de l'humanité elle-même, s'endormant comme lui et se réveillant à travers les siècles, de loin en loin, pour constater les progrès accomplis. Aux mains d'un vrai poète, à l'imagination puissante, comme celle d'Aristophane ou de Shakespeare, une telle conception pouvait avoir sa grandeur. Flins des Oliviers ne vise pas si haut, et ne songe même point à faire un drame, mais une lanterne magique spirituelle et divertissante pour les contemporains.
Malgré son grand âge et son long sommeil, Épiménide n'est pas, comme on pourrait le croire, un de ces conservateurs opiniâtres, maussades, entêtés, ennemis de tout ce qui est nouveau. C'est un esprit libéral, sympathique aux idées de progrès, de réforme, de justice et d'humanité. Peut-être eût-il été plus comique de le montrer partagé entre ses croyances passées et les idées nouvelles; mais il s'accommode si aisément de tout ce qu'il voit, qu'il est conquis d'avance à la cause de la Révolution. Ariste, le bon citoyen, l'ami des lois et de la Constitution, associe dans un même hommage l'Assemblée nationale et le
Roi :
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.... Près d'ici j'aperçus tout à l'heure
Des hommes qui marchaient modestement vêtus.
Les bourgeois, pour les voir, sortant de leur demeure,
S'écriaient : cc Les voilà, ces sages citoyens,
De l'État et du Roi les plus fermes soutiens n.
Monarchiste constitutionnel, il caresse avec plaisir cet idéal du roi-citoyen et populaire que Beaumarchais se plaisait à tracer déjà dans Tarare.
Il ne s'entoure point d'une garde étrangère *.
Au sein de ses enfants, que peut craindre un bon père ?
Plus on le voit de près, et plus il est aimé.
Ainsi parle Ariste, à la grande joie d'Épiménide, qui s'écrie :
.... Je le vois, la France est heureuse ;
Et l'on a, de nos jours, détruit tous les abus.
Nous sommes encore dans la lune de miel de la
Révolution. Pourtant le bien ne s'est pas fait sans peine : il a fallu combattre les préventions, les défiances, le mauvais vouloir des uns, les emportements et les trahisons des autres :
Maintenant tout va bien, et nous devenons sages.
Mais les fripons, les intrigants, les ennemis de l'ordre nouveau, les faux amis de la liberté, n'ont pas tous disparu. L'auteur en fait défiler un certain nombre devant nous. C'est d'abord le journaliste Gorgé, fabricant de nouvelles, où il montre plus d'imagination que de conscience :
Achevons, avant tout, la feuille de Bruxelles.
Combien nous fàudra-t-il tuer d'Impériaux ?
Il me faut surpasser tous les autres journaux
Par de plus sanglantes nouvelles.
1. Allusion à la garde suisse.
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EPIMÉNIDE.
Mais tromper le public
GORGÉ.
Le public est si bon !
Malgré le mauvais usage que fait ici de sa plume le folliculaire, Épiménide n'en approuve pas moins l'abolition de la censure. Il trouve eur ce point un contradicteur dans la personne de M. Fatras, l'avocat général, accusateur de vocation et de profession, habitué à voir partout des coupables et gémissant sur la mollesse du temps présent, où l'on ne sait plus ni pendre, ni rouer, ni brûler les gens :
Ils ont tout aboli, tout, jusqu'à la torture.
Parmi les décavés et les déconfits du passé, vient ensuite l'Abbé, enfant gâté de l'ancien régime et compagnon de ses dernières folies. Il arrive en chantant sur l'air de J'ai 'perdu mon Ettî-ydice :
J'ai perdu mes bénéfices,
Rien n'égale ma douleur.
Sur quoi, Épiménide fait la réflexion suivante :
Puisqu'elle s'exprime en chantant,
Sa douleur n'est pas bien amère.
Un personnage des temps nouveaux, que nous re... trouverons plus d'une fois dans la comédie et qu'Aristophane avait jadis mis en scène, est Damon le démocrate,
Orateur excellent,
Qui, jadis espion, est tribun maintenant.
Pour certaines gens, le double métier de démagogue et de policier n'était pas incompatible, et s'est re-
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trouvé depuis. Avec son flair de limier délateur et aboyeur, Damon croit voir dans l'honnête Épiménide un suspect, qu'il accusera bientôt de modérantisme. Ariste proteste contre cette défiance haineuse, qui sera une des plaies de la Révolution.
II
Cependant l'esprit constitutionnel et modéré l'emporte d'abord, et avec lui, les idées de paix, de confiance mutuelle entre la nation et le souverain. Ce sont elles qui inspirent le Nicodème dans la lune et le Club des bonnes gens par le cousin Jacques, c'est-àdire par Beffroy de Reigny, ancien camarade de Camille Desmoulins et de Robespierre au collège Louisle-Grand, professeur au collège de Cambrai, et plus tard préfet de l'empire. Beffroy de Reigny, partisan des idées nouvelles, est un homme de juste milieu, gardant son sang-froid et son bon sens, n'étant dupe ni des belles paroles, ni des apparences trompeuses. La pièce de Nicodème fut représentée le 7 novembre 1790. Nicodème s'est vu transporté dans là lune en voiture aérienne, au grand ébahissement des habitants et de l'astronome de l'empereur, qui, sa grande lunette toujours braquée sur la terre, n'a point été informé de son arrivée. Le voyageur raconte ce qui se passe dans notre planète. C'est l'histoire du jour exposée par un chroniqueur, qui peint les choses par leur beau côté avec une pointe de malice :
Oui, Messieurs, tout l'monde en France
A tout d'suite été d'accord ;
Clergé, noblesse et finance
Ont cédé leurs droits... d'abord.
Tout chacun, sans résistance,
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D'y r'noncer a pris grand soin.
(A part.) A beau mentir qui vient de loin.
Le Club des bonnes gens 1, animé d'un esprit de concorde et de paix, se termine par ce couplet :
Vivons désormais tous en frères,
N'affligeons plus notre bon roi !
Sous les yeux du meilleur des pores.
Obéissons tous à la loi.
Mais, après la fuite de Varennes, les intrigues des émigrés, la coalition de l'Europe monarchique et la déclaration de Pilnitz provoquent les colères, et exaltent la fierté d'un peuple jaloux de sa liberté naissante. Le Bonnet de la vérité sur la tête de Mustapha, c'est-à-dire Louis XVI, l'Éniigrante de Dugazon. indiquent les ressentiments qui vont bientôt éclater.
La rivalité établie entre les deux théâtres de la Nation et de la République, l'un représentant l'élément réactionnaire ou modéré, l'autre les partis extrêmes. ajoute encore un nouveau ferment de discorde. A mesure que les passions s'échauffent, que les têtes se troublent, le nombre des auteurs dramatiques s'accroît comme celui des orateurs et des législateurs d'occasion. Un ancien cabotin de province, Collot d'Herbois, qui avait rimé en 1781 une cantate en l'honneur de la famille royale, avant de devenir l'exécuteur des hautes œuvres de la Convention, donnait la Famille patriote ou la Fédération, sorte d'idylle républicaine; tandis que Ronsin, le futur général de la Commune, après avoir célébré Louis XVI comme le restaurateur de la liberté, le dénonçait bientôt dans
1. 22 septembre 1791.
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une tragi-comédie nationale intitulée la Ligue des fanatiques et des tyrans.
Au milieu de tant d'oeuvres et d'auteurs indignes 1 d'occuper l'attention du lecteur, on est heureux de rencontrer un écrivain comme Picard, même à ses débuts. Le futur auteur des Ricochets et des Marionnettes, si vif et si prompt à noter les ridicules et les types contemporains, à les reproduire en croquis dans une sorte de parodie improvisée, ne pouvait rester indifférent aux querelles et aux scènes politiques dont il était témoin. Nul plus que lui n'avait ce coup de crayon rapide qui saisit les caricatures au passage ; et elles ne manquent pas, surtout en temps de révolution. Il y trouvait déjà ces Fantoccini que sa Vieille Jante fera si bien mouvoir plus tard dans les Collatétaux. Un scrupule de conscience ou de prudence l'empêcha de publier en même temps que ses autres œuvres son Théâtre républicain, qui avait chance d'être condamné au pilon par l'Empire et mis à l'index par la Restauration 2. Néanmoins il ne peut cacher sa tendresse et ses regrets pour certaines productions de sa jeunesse, et notamment pour une trilogie comique intitulée le Passé, le Présent, l'Avenir, trois pièces en une, toutes trois en vers, « les mieux tournés, dit-il, et les plus soignés qu'il ait jamais faits ». L'œuvre avait été reçue et apprise au Théâtre
1. On en trouvera la nomenclature dans l' Histoire du théâtre français pendant la Révolution, par Étienne et Martainville. Voyez aussi Welschinger, le Théâtre sous la Révolution.
2. Il fut publié pour la première fois en 1832 par M. Lemesle.
Chose étrange, ni M. Louis Moland, ni M. Welschinger n'ont cru devoir mentionner le Passé, le Présent et l'Avenir dans leur Théâtre de la Révolution. Scribo ne l'avait point oublié en composant plus tard Avant, Pendant et Après.
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de la Nation en 1791, puis subitement abandonnée, sous prétexte qu'elle était trop constitutionnelle : singulier reproche au moment où venait d'être promulguée la Constitution1 !
Au point de vue politique, la pièce était bien dans le courant des idées nouvelles : pleine de malices contre le passé, d'éloges du présent, d'espérances plus ou moins chimériques pour l'avenir. Elle attaquait les abus, glorifiait la Révolution et annonçait une prochaine fédération des peuples, qui devait faire la joie de tous les philanthropes. Au point de vue littéraire, elle était une tentative d'innovation en dehors des prétendues règles d'Aristote, transportant les mêmes personnages dans des lieux et des temps fort éloignés, changeant les situations et les fortunes et offrant sur le théâtre l'image de ces métamorphoses qu'allait subir la société. Jamais l'auteur, s'il faut l'en croire, ne s'était senti plus de verve et d'entrain. « Mon ami Andrieux, écrit-il dans sa préface, m'a dit en confidence que je n'avais plus cette versification forte et élégante. Il y a des scènes bien faites que je ne suis pas capable de refaire. » Lui-même attribue à l'influence de la Révolution cette verve qui s'est attiédie et refroidie depuis. « On respirait alors l'enthousiasme », s'écrie-t-il. Avec l'Empire et la Restauration, il a fallu rabattre de ces ardeurs et de ces audaces aristophanesques.
Une œuvre ainsi recommandée par l'auteur, qui est un homme de sens et d'esprit, et qui a remporté tant d'autres succès, mérite bien qu'on s'y arrête. Sans grande valeur poétique, elle est très supérieure
1. Elle fut représentée seulement sur un théâtre de société et ensuite sur un théâtre des boulevards.
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à la plupart des pièces analogues inspirées par les circonstances.
La première partie, la meilleure des trois, va nous offrir un tableau de ce qu'on est convenu d'appeler le bon vieux temps, supprimé et détruit par cette maudite Révolution. Au début, M. Dunoir, bourgeois libéral et millionnaire, s'entretient avec un jeune abbé infecté, lui aussi, des idées nouvelles et précepteur du neveu du Marquis. M. Dunoir est plein d'espoir dans l'avenir, il voit poindre déjà une ère meilleure :
Nous voici parvenus au temps de la lumière ;
Le sage la dévoile, et le peuple s'éclaire.
L'ABBÉ.
Oui, mais il nous faudrait de trop grands changements :
Nous ne les verrons pas, Monsieur. Avec le temps,
Peut-être nos neveux briseront leurs entraves;
Mais nous, esclaves nés, nous périrons esclaves1.
A voir, en effet, ce qui se passe alors, on serait tenté de croire le progrès encore bien éloigné. Tandis que l'Abbé exprime son doute mélancolique, un nouveau personnage entre en chantant :
Tout le village me l'envie :
C'est une rage, une folie.
Qui chante ainsi? l'Archevêque, frère du Marquis, un de ces galants prélats comme le cardinal de Rohan, si compromis dans l'affaire du collier.
Malgré la légèreté de sa conduite et de ses propos, il a des principes religieux et surtout orthodoxes : il prend soin de le rappeler au jeune abbé, qui semble l'oublier :
1. Scène i.
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J'aimè qu'on ait de la religion,
J'en ai beaucoup aussi.
Il déteste, avant tout, les écrivains libres penseurs. et voudrait qu'on adoptât en France le système de nos voisins d'Espagne :
Chez nous, on brûle un livre; ils en brûlent l'auteur.
.......................... Absous, purifié par une sainte flamme,
On punit le coupable, et l'on sauve son âme
Pour le moment, l'Archevêque et le Marquis nagent tous deux dans la joie en apprenant que leur sœur vient d'être agréée comme maîtresse du Roi : une de ces hautes faveurs qui faisaient autrefois l'honneur et la fortune d'une grande maison.
En même temps le Marquis, pour réparer les brèches de son patrimoine, songe à épouser la fille aînée du riche bourgeois Dunoir ; mais il a pour concurrent un jeune écrivain, homme de cœur et de talent, Dulis, dont le bourgeois libéral s'est engoué. Heureusement Mme Dunoir, qui voudrait voir sa fille marquise, dénonce au noble prétendant les principes subversifs de ce malencontreux rival :
Ses ouvrages sont pleins du préjugé vulgaire
Qu'étant tous ici-bas enfants du même père,
Les hommes en naissant sont tous égaux entre eux.
LE MARQUIS.
Mais vous me parlez là d'un homme dangereux 2 !
Aussi se promet-il de l'envoyer à la Bastille pour se débarrasser de lui.
Sur ces entrefaites, le garde-chasse amène un vieux
1. Scène it.
2. Scène vi.
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paysan accusé d'avoir tué un lapin, qui mangeait ses récoltes. « En prison 1 » s'écrie le Marquis. Le manant supplie en vain et cherche à se justifier :
Mon bon seigneur, je n'ai qu'un petit champ pour bien ;
Tous les jours vos lapins y viennent par centaines :
Il faudrait donc n'avoir pas de sang dans les veines,
Pour se laisser voler sans tuer le voleur!...
Ce paysan est le père de Deschamps, le valet de chambre du Marquis.
Juste ciel! c'est mon père!... Ah grâce, Monseigneur'!
Puis il réfléchit, sort un moment et revient bientôt amenant sa sœur, une fraîche et jolie paysanne :
Elle est fort bien vraiment,
se dit le Marquis;
Le drôle sait mon faible. « Approchez, mon enfant. »
Le vieux paysan, congédié, a trop compris et dit à son fils :
Malheureux ! il fallait laisser punir ton père
DESCHAMPS.
Vous vous moquez, j'assure une dot à ma sœur2.
Ce valet gâté, corrompu par l'exemple de son maître, n'a pas plus de scrupule que lui et s'en vante :
Je fais pour Monseigneur ce qu'il fait pour le Roi.
Mais la jeune paysanne, moins docile que la grande dame, résiste. Elle aime Lucas, un beau garçon bien
1. Scène vm.
2. Scène x.
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taillé, que le Marquis fera partir dans la milice, pour donner au roi un grenadier. Dans cette affaire il a besoin du concours de M. Gripard, le procureur. Mais donnant, donnant : M. Gripard trouve que la Cour et la Noblesse sacrifient trop les droits du parlement, et va poser ses conditions. Ne vaudrait-il pas mieux s'entendre et se faire des concessions mutuelles, au lieu de se manger les uns les autres? Le Marquis est de son avis :
Vous avez bien raison 1... C'est ce que je leur dis :
Pour épargner les grands, frappez sur les petits t.
Cependant la jeune paysanne, enlevée par son propre frère et par les estafiers du château, est délivrée par le généreux Dulis. Deschamps se voit chassé par son maître, qui lui reproche sa maladresse. En même temps on apprend que le roi a fait choix enfin du Marquis pour son ministre, et que l'Archevêque, en récompense de ses vertus et de celles de sa sœur, va recevoir la feuille des bénéfices, et bientôt sans doute le chapeau de cardinal. Dulis ira méditer dans son cachot sur les dangers de l'héroïsme ; et le jeune abbé raisonneur, qui s'est avisé d'adresser des vérités désagréables à son évêque, sera renvoyé en pénitence au séminaire, pour y apprendre l'obéissance ! « Allez, lui dit l'Archevêque :
Là votre tête aura le temps de se mûrir.
Nous, avec notre sœur, allons régner, mon frère 2!
Et c'est ainsi que les choses se passaient, dit-on, au bon vieux temps.
1. Scène xv.
2. Scène xxnt.
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Le Présent ou le second acte de la trilogie nous transporte à deux ans de distance. La Révolution a éclaté : le ci-devant Marquis a cessé d'ètre ministre et s'appelle tout simplement M. Duribar. Mlle Dunoir, qui n'a pas trouvé dans son titre de marquise tout le bonheur promis, a fini par plaider en séparation avec son mari. M. Dunoir, qui s'était un moment exilé de France, y est revenu et a été nommé juge de paix de son quartier. Deschamps, l'ancien valet du Marquis, s'est fait journaliste aristocrate, au grand étonnement de Lafleur, son compagnon et son successeur :
Quoi! Deschamps journaliste!... A peine sais-tu lire.
DESCHAMPS.
Tu dis vrai; cependant je fais métier d'écrire ;
J'ai huit mille abonnés.
Héritier de Figaro et précurseur de Giboyer, sans les valoir pourtant, il use, en habile industriel, de l'esprit et de la sottise comme de la prose et des vers d'autrui : métier lucratif, qui, de nos jours, a conduit à la fortune plus d'un directeur de journal. Plébéien d'origine, il est démocrate au fond, mais sa clientèle aristocratique le fait vivre : cela lui suffit. D'ailleurs plein de mépris pour ces grands qu'il exploite en flattant leurs préjugés, comme il a jadis aidé leurs vices :
. Quand tout était au mieux,
Ils se servaient de nous: il faut se servir d'eux.
Si quelqu'un de nos tours venait à se connaître,
On pendait le valet, on faisait grâce au maître.
Que du sort, à leur tour, ils éprouvent les coups,
Et si l'on pend quelqu'un, que ce ne soit pas nous t.
1. Scène i.
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Une autre métamorphose est celle de I Abbé devenu curé constitutionnel et se justifiant auprès d'Henriette, la seconde fille de M. Dunoir, du reproche d'avoir trahi l'Église. Ici se présente la grave question de la Constitution civile du clergé, cette pierre d'achoppement où vint se heurter tout d'abord la Révolution : Picard la juge avec la tolérance d'un esprit modéré, qui regrette peut-être qu'on ait créé cet embarras.
Le Marquis, n'étant plus ministre, s'est fait conspirateur, chef de la contre-révolution, qu'il dirige avec son frère le Cardinal. Tous deux ont organisé le club des Privilégiés, conciliabule nocturne et clandestin, où l'on travaille à miner la république, à l'empêcher de vivre et de s'établir. Picard nous dit lui-même dans sa préface : « La contre-révolution était en permanence, et c'est à elle qu'on doit tant de sang répandu : le langage de nos aristocrates n'est pas de mon invention, et je l'ai recueilli textuellement des brochures que l'on semait sous le manteau ». Cette longue scène du club des Éteignoirs est assez comique, et la meilleure de la pièce. Là se trouvent réunis les cidevant nobles, parlementaires, dévotes, jésuites, tout l'arrière-ban de la réaction, arrivant sans bruit avec leurs lanternes sourdes à la main. Il pleut : comment en serait-il autrement sous la république?
Qu'il est dur, quand il pleut, d'aller à pied, Marquis! s'écrie la vieille dévote en soupirant. A quoi son voisin répond d'un air de componction résignée :
Par ce nouveau malheur c'est Dieu qui nous éprouve :
Ne nous démentons point, que toujours il nous trouve
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Repentants, résignés au sort le plus cruel,
Et nous laissant mouiller pour la gloire du ciel.
On s'entretient des espérances de salut, des heureux bruits venus du dehors ; car c'est sur l'étranger que l'on compte pour la délivrance.
LA DÉVOTE.
On dit que le Grand Turc s'intéresse au clergé.
LE JÉSUITE.
Cela pourrait bien être : ainsi Dieu s'est vengé
Autrefois, en touchant le cœur du roi de Perse'.
A ces commérages préliminaires succède bientôt le discours solennel du Cardinal ouvrant la séance :
Deux ans déjà passés,
Les esclaves se sont contre nous courroucés :
Nous avons vu la France, autrefois si soumise,
Ébranler à la fois et le trône et l'Église.
....................
Ne précipitons rien : ramenons par degrés
Les biens que nous pleurons. Les esprits égarés
Reconnaîtront bientôt que, grâce à nos ancêtres,
Nous sommes ici-bas faits pour être les maîtres 2.
L'assemblée vote d'enthousiasme l'impression de ce magnifique discours. Mais quand il s'agit de s'entendre sur le partage de la future victoire, les coalisés cessent d'être d'accord : chacun tire le drap de son côté. Le Conseiller voudrait qu'on rendît au parlement ses anciennes prérogatives; le Marquis, qu'on rétablît les privilèges féodaux ruinés par les parlements ; le Jésuite trouve que les droits de l'Église, étant ceux de Dieu, sont supérieurs à tous les autres. A la fin le Marquis, furieux, dit à ses associés :
1. Scène XI.
2. Scène xui.
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Vous étiez des fripons.
LE CONSEILLER.
Et vous donc, qu'étiez-vous?
Tout à coup un bruit se fait entendre au dehors; les conjurés éteignent prudemment leurs lumières, et disparaissent. La gouvernante de l'Abbé croit avoir aperçu des revenants :
Je les ai vus, Monsieur, c'est la vérité pure !
L'ABBÉ.
Va, va te reposer.... Ils sont morts, je t'assure;
Ils ne reviendront pas 1.
Ainsi finit la seconde partie. Quant à la troisième, l' Avenir, c'est un songe, une féerie inspirée par les souvenirs philosophiques de l'abbé de Saint-Pierre, toute pleine des idées de paix et de bonheur universel. Le goût des prophéties avait été mis à la mode par Mercier dans l'An 2440, et par Beaumarchais dans son prologue de Tarare.
Le théâtre représente une vaste campagne bien cultivée, des maisons de paysans simples, mais jolies. L'action se passe dans un village au bord de la mer. C'est là qu'est venu s'établir le vieux Deschamps, maintenant riche et maire de sa commune. Tous les personnages du passé vont reparaître. L'Abbé a été nommé évêque par son département. Deschamps fils, après une vie de misère et d'aventures, rentre au bercail comme l'Enfant prodigue, sous un habit de mendiant, et finit par reconnaître que le métier d'honnête homme est désormais le seul possible en France. Le Marquis se trouve arrêté à son tour, pour avoir tué
1. Scène xvi.
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un lapin sur le champ d'autrui, et conduit devant le maire, ce même Deschamps qu'il a jadis si maltraité dans une situation semblable.
LE MAIRE.
Comment, Monsieur, c'est vous! ....
LE MARQUIS.
Moi-même.... Venge-toi, mons Deschamps; à tes coups
La fortune m'expose : allons, prends ta revanche.
LE MA lRR.
Je ne vous entends pasl.
D'autres pensées plus généreuses occupent en ce moment le cœur du vieux patriote. Une grande fête se prépare à Paris, celle de la fédération des peuples :
Il vient ce jour heureux, ce jour ou, dans Paris,
De l'univers entier les députés unis
Vont se promettre amour et concorde éternelle 2 !
Beau rêve, que nos expositions universelles ont tenté de réaliser depuis, mais auquel la voix du canon est venue donner trop souvent un sanglant démenti. Que ce soit du moins pour la France et la république un honneur d'avoir offert au monde ce premier idéal, ce mirage loin tain de la paix 3 !
La pièce se termine par la rencontre de cinq voyageurs, tous députés à la Convention universelle : un Espagnol, un Anglais, un Russe, un Turc et un Nègre. Le Grand Lama lui-même vient, en compagnie du Grand Mogol et du Sophi de Perse, abjurer ses vieilles prétentions à l'omnipotence fondée sur la sottise et la
1. Scène VII.
2. Scène i.
:1. En 1798 François de Neufchâteau présentait au Directoire le premier projet d'Exposition nationale.
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crédulité publiques. Dans ces agapes fraternelles,
Le Juif mange du porc, et le Turc boit du vin.
Chaque peuple a tiré, de ce libre-échange, des sentiments et des vertus qu'il ignorait jusque-là.
LE MAIRE.
Des bords du Sénégal aux rivages du Tibre,
L'homme est sensible.
LE TURC.
Instruit.
L'ANGLAIS.
Gai.
L'ESPAGNOL.
Tolérant.
LE NÈGRE.
Et libre 1.
Picard vécut assez pour reconnaître que cet avenir rêvé par lui et par tant d'autres amis de l'humanité était devenu une chimère en face des tueries de la Révolution et du premier Empire. Bientôt après, affolée, furieuse, mêlant aux plus nobles inspirations du patriotisme les excès et les crimes, la république allait trébucher et se noyer dans le sang, quand Laya eut le courage, malheureusement inutile, de la rappeler à la justice et à la raison, en osant mettre sur la scène son Ami des lois (2 janvier 1793).
III
Par son éducation, ses principes et ses services, Laya appartient à l'Université, à la Faculté des
t. Scène x.
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Lettres en particulier : il y enseigna sous l'Empire la littérature française, en même temps que la rhétorique au lycée Napoléon. Sans être un poète ni un écrivain de haut vol, il a obtenu et mérité l'honneur de s'asseoir entre les illustres, sur les bancs de l'Académie Française, qui s'honora elle-même de le posséder. — Qu'avait donc fait cet homme? Il avait été, un jour, le représentant du courage civique et littéraire, en face de l'échafaud où Louis XVI allait monter, où lui-même risquait de le suivre bientôt. Malgré les menaces, les clameurs qui tentèrent d'étouffer sa voix', il avait intrépidement soutenu son droit de parole et de censure au théâtre : il s'était fait l'avocat de la clémence, de la vérité, du bon sens, au nom de cette liberté outragée et trahie par ceux-là mêmes qui avaient mission de la maintenir et de la fonder parmi nous.
Depuis le Mariage de Figaro et le Charles IX de M.-J. Chénier, nulle œuvre dramatique à coup sûr n'avait excité de pareilles passions. Ce n'est point ici seulement la foule assiégeant dès le matin le théâtre et les rues voisines, réclamant à grands cris la pièce interdite d'abord par la Commune et permise par la Convention. C'est la force armée mise en mouvement; ce sont les clubs qui s'agitent et grondent; ce sont les canons braqués sur la salle de spectacle, que les plus ardents jacobins s'apprêtent à foudroyer comme un repaire d'aristocrates; c'est Santerre, le commandant des gardes nationales parisiennes, venant se faire huer et siffler du parterre impatient et indigné. Laya, au milieu de la tempête, a moins d'esprit, sans doute, mais autant de calme, de sang-froid et de ténacité que Beaumarchais. Il dédie sa pièce aux représen-
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tants de la nation, à la Convention, qui lui a donné raison contre la Commune. Le ton de la dédicace est sobre et ferme :
Citoyens législateurs, je ne vous fais point un hommage en vous dédiant ma comédie : c'est une dette que j'acquitte. L'Ami des lois ne peut paraître que sous les auspices de ses modèles.
Éloge habile, qui mettait ainsi l'Assemblée de moitié dans le succès de l'écrivain. La préface est à la fois une justification et un défi jeté à ses adversaires :
Je n'ai qu'un mot à répondre : je livre ma vie entière à leurs discussions calomnieuses; et s'ils y découvrent un seul instant qui ne soit pas digne de moi, je consens à ce qu'ils me proclament leur semblable.
Il était difficile de se montrer plus fier et plus dédaigneux. L'auteur a soin de rappeler en même temps ses principes libéraux et républicains : il rend hommage à cette Révolution « qui sera toujours aux yeux du sage le triomphe de l'humanité et de la raison ». C'est parce qu'il l'aime, qu'il rougit et s'irrite de la voir déshonorée, souillée et compromise par des misérables ou des monstres indignes de la représenter. En prenant la plume, il obéit moins à l'ambition littéraire qu'à un cri de sa conscience :
Très faible auteur, mais très bon citoyen,
Je borne ici ma gloire à faire un peu de bien.
Au reste, si le cœur peut agrandir la tête,
L'amour de son pays doit créer le poète.
Le cœur est plus fort et plus riche que la tête chez Laya. Ne nous en plaignons pas trop : Pectus est quod disertos facit; et il a trouvé parfois la véritable éloquence, à défaut de poésie. La vertu indignée a
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bien aussi sa grandeur. Certes, la comédie de Laya est moins alerte, moins piquante, moins gaie que la trilogie de Picard, mais tout autrement hardie et périlleuse, prenant plus directement au vif les hommes et les faits contemporains. C'est une pièce de combat telle que l'ancienne comédie athénienne, désignant clairement les gens, frappant au visage les adversaires qu'elle attaque, et les dénonçant dès la première scène, avant même qu'ils aient paru.
C'est Nomophage ou Robespierre,
Un héros, l'Attila
Des pouvoirs et des lois. Grand fourbe politique,
De popularité semant sa route oblique.
C'est Duricrane ou Marat,
Journaliste effronté, qu'aucun respect n'arrête :
Je ne sais que son cœur de plus dur que sa tête.
C'est M. Plaude (Hébert, Babeuf ou quelque autre) :
Cet esprit tout corps qui maraude, maraude
Dans l'Orateur romain, met Démosthèno à sec,
Et n'est, quand il écrit, pourtant latin ni grec.
FORLIS.
Ni Français, n'est-ce pas?
VERSAC.
Animal assez triste,
Suivant de ses gros yeux les complots à la piste,
Cherchant partout un traître, et courant à grand bruit
Dénoncer le matin ses rêves de la nuit t.
A ces sycophantes semant la haine, la calomnie, la délation et l'assassinat, Laya oppose le type du républicain honnête homme et patriote. Forlis, le
1. Acte I, scène i.
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héros de la pièce, l'ami des lois, est un ci-devant marquis, ouvert et sympathique aux idées nouvelles par libéralité d'âme et par raison ; un de ces républicains du lendemain, qui valent quelquefois mieux que ceux de la veill'e pour établir et fonder un édifice durable. On a reproché à l'auteur d'être allé le prendre dans l'aristocratie : il répond avec assez de justesse et d'habileté que le véritable amour de la liberté se prouve par des sacrifices.
Était-ce donc un grand effort, dit-il, qu'un homme sorti de la classe opprimée se ralliât au nouvel ordre et fit la guerre à la caste des oppresseurs ? Non. Mais faire triompher de ses préjugés celui' à qui ces préjugés faisaient couler une existence commode et douce; mais faire briser de ses propres mains les liens si puissants de l'amour-propre ;... mais exposer aux yeux le véritable homme libre, le sage par excellence aux prises avec la scélératesse et l'adversité, bénissant sur les débris de sa fortune cette révolution qui le ruine, avant laquelle il vivait heureux et paisible, n'était-ce pas la sanctifier à jamais?
Forlis est un personnage idéal, chimérique, si l'on veut, tel que Laya l'a conçu dans son imagination, et qu'il se plaît à parer de toutes les vertus, comme Fabre d'Églantine a fait pour son Alceste. Au mo.ment où la modération est devenue suspecte et se trouve exposée à toutes les calomnies, il s'en déclare plus que jamais le représentant énergique et convaincu.
Auprès de ce grand seigneur libéral et patriote, l'auteur a placé un ci-devant baron, son ami, aristocrate de naissance et d'opinion. Tous deux restent unis par l'affection, bien que séparés par la politique : bel exemple de- tolérance, devenu trop rare dans un temps où les dissensions civiles ont rompu souvent les
liens de la famille et de l'amitié. M. de Versac déteste
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d'autant plus la Révolution qu'elle est entrée dans sa maison, malgré lui, avec sa femme, qui attire chez elle, par ambition, les chefs du parti démagogique, et menace son mari du divorce si l'on s'oppose à ses désirs :
... Je suis roturier déjà de leur façon :
Ma femme, en me quittant, peut me rendre garçon'.
Malgré sa mauvaise humeur, Versac n'est pas un de ces réactionnaires furieux qui vont à Coblentz grossir les rangs de l'étranger. II est de ceux qui pensent, tout comme Danton, qu'on n'emporte pas sa patrie Ù la semelle de ses souliers :
Et s'il faut franchement dire ce que j'éprouve
Sur tous nos émigrés, mon cœur les désapprouve 2.
Si Forlis s'est rangé, par sympathie généreuse, du côté de la Révolution, Mme de Versac, en s'y ralliant, a d'autres vues, et songe à trouver un parti brillant pour sa fille et une satisfaction pour sa vanité : un proconsul républicain, par exemple :
Pour ma fille, en un mot, puisqu'il n'est plus de princes,
Je veux un gouverneur de deux ou trois provinces 3,
A l'indolence désintéressée de Forlis, restant simple * citoyen, elle oppose la noble ambition de ces patriotes hardis qui ont saisi le gouvernail des affaires. Forlis bondit et frémit d'entendre appeler de ce beau nom * les organisateurs des massacres de Septembre.
Il déteste, il dénonce, comme les plus mortels enne-
1. Acte I, scène i.
2. Ibid.
3. Acte I, scène iv.
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mis de la république ces faux patriotes qui rappellent les faux dévots, peints jadis par Cléante dans le
Tartufe. Ici les imitations de Laya sont, malheureusement, loin de valoir les vers de Molière dont elles s'inspirent :
Ce sont tous ces jongleurs, patriotes de places,
D'un faste de civisme entourant leurs grimaces ;
Prêcheurs d'égalité, pétris d'ambition,
Ces faux adorateurs, dont la dévotion
N'est qu'un dehors plâtré, n'est qu'une hypocrisie :
Ces bons et francs croyants, dont l'âme apostasie,
Qui, pour faire haïr le plus beau don des cieux,
Nous font la liberté sanguinaire comme eux 1.
Mais ces faux républicains ne prouvent rien contre la république. Les excès, les violences même dont il est victime ne peuvent décourager Forlis. Quand son intendant vient lui annoncer l'incendie de sa maison pillée par une troupe de bandits, Versac triomphe en lui disant :
Le voilà donc, Monsieur, ce magnifique ouvrage !
Voilà ces belles lois, ces droits du premier âge,
Du bonheur des États éternels fondements!
Qu'ont-ils produit? Le meurtre et les embrasements.
Vous vous taisez?
FORLIS.
Forlis ne sait point se dédire.
Monsieur, écoutez bien ce que je vais vous dire :
Les hommes, dans leur tête, ont de quoi tout gâter,
Mais le bien sera bien, quoiqu'ils puissent tenter.
Du coup qui m'atteint seul ma raison se console;
Dans l'intérêt commun mon intérêt s'immole 2.
Belles et généreuses paroles, que ne peut comprendre une âme vulgaire, mais qui rappelle celles d'un grand
1. Acte III, scène m.
2. Acte IV, scène v.
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citoyen mourant sur l'échafaud et recommandant à son fils de rester toujours fidèle aux principes de la Révolution. Quand Versac accuse l'ingratitude et la folie du peuple, c'est Forlis encore qui prend sa défense :
Le peuple! Allons, le peuple! Ils n'ont que ce langage;
Tout le mal vient de lui, tout crime est son ouvrage.
Picard nous a montré déjà, dans le club des privilégiés, d'où partent quelquefois les instigations des folies et des fureurs populaires. Laya, en séparant le peuple, le vrai peuple, des coupe-jarrets et des scélérats, faisait acte de justice et d'habileté. Il a voulu, dit-il dans sa préface, venger le peuple des calomniateurs qui lui attribuent le crime des brigands. Ainsi fait l'honnête et loyal Forlis, croyant aux bons instincts de la foule plus encore qu'à ses mauvais penchants, et déplorant les erreurs auxquelles l'entraînent des suborneurs intéressés à la tromper. Quand l'Officier de justice, honteux luimême de sa mission, se présente pour l'arrêter, Forlis le suit sans résistance. Aux offres insidieuses, aux câlineries hypocrites de Nomophage qui s'offre à le sauver, il ne répond que par le mépris. La victoire lui reste à la fin : il parle au peuple le langage de l'honneur, de la loyauté, de la raison, dénonce les traîtres Nomophage et Duricrane, qui ont tramé contre lui cet odieux complot, et les abandonne aux rigueurs légitimes de la justice.
Autant Laya s'est efforcé d'embellir, d'idéaliser le héros du modérantisme, ce Feuillant, comme on l'appelle alors, autant il a noirci les deux chefs du parti jacobin. Forlis et Versac sont deux personnages de
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fantaisie; mais Nomophage et Duricrane sont, dans la pensée de l'auteur, faciles à reconnaître. Laya nous en prévient lui-même dans sa préface :
Mes fripons, vinssent-ils de Rome ou de Pékin,
Auront non pas le cœur, mais le visage humain.
Puis-je empêcher les gens, en bonne conscience,
De venir dans leurs traits chercher leur ressemblance ?
Cette ressemblance est-elle exacte et complète de tous points? Non, sans doute, pas plus que le portrait de Socrate, de Lamachus ou de Cléon dans Aristophane. Les personnages de Robespierre et de Marat nous apparaîtront un jour sur le théâtre bien autrement dessinés, avec plus de relief et de vérité dans la Charlotte Corday de Ponsard : c'est qu'alors l'éloignement des temps aura déjà produit la perspective dramatique. L'histoire elle-même a consacré ces figures dans leur laideur morale, dans leur sombre et farouche énergie. Les contemporains ne saisissent guère que les traits mesquins et particuliers, les on-dit, les médisances et parfois les calomnies, sans se rendre bien compte du rôle joué par les individus dans l'ensemble du drame. Pétion ne se trompait pas lorsqu'il écrivait :
Les révolutions veulent être vues de loin ; ce prestige leur est bien nécessaire ; les siècles effacent les traces qui les obscurcissent, la postérité n'aperçoit que les résultats. Nos neveux nous croiront grands : rendons-les meilleurs que nous.
Certes, on ne saurait dire que Laya ait de tout. point calomnié Robespierre en faisant de lui une sorte de Tartufe démagogue, jaloux, vaniteux, avide de pouvoir et de popularité. Sur ce point, nous avons encore le témoignage de Pétion :
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Robespierre est extrêmement ombrageux et défiant ; il aperçoit partout des complots, des trahisons, des précipices; son tempérament bilieux, son imagination atrabilaire lui présentent tous les objets sous de sombres couleurs. Impérieux dans son avis, n'écoutant que lui, ne supportant pas la contrariété, ne pardonnant jamais à celui qui a pu blesser son amour-propre et ne reconnaissant jamais ses torts,... voulant par-dessus tout les faveurs du peuple, lui faisant sans cesse la cour et cherchant avec affectation ses applaudissements t.
Mais Laya est-il dans le vrai lorsqu'il lui prête l'idée d'un fédéralisme antipathique aux Jacobins, défenseurs de l'unité nationale et politique? lorsqu'il lui attribue le ridicule projet de se faire empereur ou roi du Poitou, en réservant à son ami Filto la viceroyauté du Maine? Robespierre a cent fois mieux à la Convention. N'est-il pas le chef d'une grande et terrible république, et le chef plus absolu, plus redouté, plus flatté que ne le fut jamais aucun monarque? Y a-t-il plus de justice à le charger de je ne sais quel fatalisme matérialiste qui ferait de lui un disciple des Holbach et des La Mettrie? Robespierre est plutôt un déiste et un déclamateur de l'école de J.-J. Rousseau, décrétant l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, comme dogmes obligatoires; un pédant austère et sentencieux, ayant l'infatuation de sa pauvreté et de ce qu'il croit être sa vertu. Bien que Laya l'ait amoindri et rabaissé par certains côtés, il lui laisse encore une part de cet immense orgueil que
Milton donne à Satan. La vue même de l'abîme ne l'effraye pas. Quand Forlis, le menaçant de la vindicte populaire, lui dit :
1. Voyez Thiers, Révolution française, t. III, Appendice ; Michelet,
Histoire de la Révolution française, et aussi l'histoire apologétique de Robespierre par M. Hamel.
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Le peuple est là, Monsieur; il vous connaît : tremblez !
Nomophage lui répond froidement :
Je ne compose point pour racheter ma vie :
Je brave tout mon sort; et sais envisager
Le prix d'une action bien moins que son danger.
A côté du succès je mesure la chute;
Et, certain de tomber, je marche et j'exécute 1.
Que n'avons-nous ici le vers de Corneille et les mâles accents de Cléopâtre dans Rodogune, pour exprimer cette fièvre d'ambition qui va droit au crime comme à l'abîme, sans hésiter !
Sous les traits de Duricrane, Laya a esquissé une des plus hideuses figures dont l'histoire ait gardé le souvenir, ce Marat que Pétion dénonce en ces termes : « Si ses folies n'étaient pas féroces, il n'y aurait rien d'aussi ridicule que cet être que la nature semble avoir marqué du sceau de sa réprobation ». Acolyte de Robespierre, journaliste, policier, délateur, à l'affût des secrets qu'il peut saisir, pourvoyeur de la guillotine et des prisons, il est fier de son talent :
J'ai dénoncé dans moins d'une quinzaine
Huit complots coup sur coup ; c'est quatre la semaine !
Peu de bons citoyens, sans me vanter, je crois,
En ont su découvrir tout au plus un par mois 2.
C'est lui qui surprend et vole la liste des malheureux secourus par Forlis, et dont il va faire autant de conspirateurs. Peut-on dire que le poète l'ait enlaidi ? Non, la chose était impossible. On dirait plutôt qu'il est demeuré au-dessous de l'original. Si odieux que soit Duricrane, il n'a point cette fureur de haine, cette
1. Acte V, scène iv.
2. Acte II, scène m.
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rage envieuse, épileptique, qui saisit le Marat de Ponsard, et que l'acteur Geffroy exprimait d'une façon si terrible en s'écriant :
A l'ombre, les habits! au soleil, les haillons!
........................ Chapeau bas, grands seigneurs, bourgeois et valetaille !
Nos maîtres vont passer : saluez la canaille 1 !
Laya nous offre ici des silhouettes plutôt encore que des portraits. C'était déjà beaucoup alors que d'exposer ainsi de profil, crayonnées à la hâte, de pareilles figures, dont l'aspect seul faisait pâlir et reculer nombre de gens. Il est des heures où les fantômes suffisent à épouvanter : qu'est-ce donc lorsqu'à ces fantômes s'ajoutent d'effroyables réalités?
Parmi ces sinistres physionomies, on peut cependant en citer une presque comique ; celle de M. Plaude, l'économiste, qui propose de supprimer à la fois le vice et la propriété, pour assurer le bonheur universel. Rien de plus simple et de plus logique, en effet, que ce système, dont Babeuf est devenu l'apôtre :
De la propriété découlent à longs flots
Les vices, les horreurs, Messieurs, tous les fléaux.
Sans la propriété point de voleurs; sans elle
Point de supplice donc : la suite est naturelle.
Point d'avares, les biens ne pouvant s'acquérir ;
D'intrigants, les emplois n'étant plus à courir ;
De libertins, la femme, accorte et toute bonne,
Étant à tout le monde, et n'étant à personne.
Dans votre république, un pauvre bêtement
Demande au riche : abus! Dans la mienne, il lui prend.
Tout est commun; le vol n'est plus vol, c'est justice :
J'abolis la vertu pour mieux tuer le vice 2.
1. Charlotte Corday, acte IV, scène VII.
2. Acte III, scène m.
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Au milieu de ces énergumènes et de ces loups-cerviers de la démagogie, Laya place un jeune homme honnête au fond, mais ardent, crédule et faible, , comme le Seïde de Mahomet dans Voltaire, suivant en aveugle la voix qui le fascine, puis tout à coup effrayé de la pente criminelle sur laquelle on l'entraîne :
Ces deux enragés-là, Nomophage surtout,
Ont fait un intrigant de moi, contre mon goût.
J'étais né pour la vie honnête et sédentaire :
C'est le plus grand des maux qu'être sans caractère.
Filto est partagé entre son admiration pour Nomophage et sa pitié pour l'honnête Forlis. Enfin la vertu l'emporte, quand il a reconnu le lâche complot de son maître ; et, s'adressant à Forlis, il s'écrie :
Sous le crime abattu,
Je puis près de vous seul renaître à la vertu '.
Cet exemple, qui pouvait détacher plus d'une volonté chancelante du parti de Robespierre, était une tentation et un danger. On comprend l'opposition furieuse de la Commune et du parti jacobin contre une pareille œuvre. Elle fut représentée néanmoins, grâce au courage de l'auteur et à l'appui de la Convention. Une dictature l'eût interdite : une assemblée l'autorisa. Soutenu par la voix publique, Laya triompha de tous les obstacles. Grande leçon pour les organisateurs de terrorisme. Un gouvernement, quel qu'il soit, conservateur ou révolutionnaire, monarchique ou républicain, engage une partie impossible quand il essaye de violenter les consciences, de braver
1. Acte V, scène vi.
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les pudeurs et les antipathies de l'opinion. Robespierre y échoua, malgré le régime d'intimidation qu'il avait établi sur toute la France, comme y échoueraient à la longue tous ceux qui tenteraient de l'imiter. Un petit homme faible, chétif, n'ayant pour résister à la violence et aux menaces qu'une humble plume et un mince filet de voix, saura tenir tête à toutes les puissances comme à toutes les passions du jour, les plus brutales et les moins scrupuleuses. — Et comment? En devenant l'écho de la justice, de la raison et de la vérité. Ne serait-ce pas le cas de rappeler cette admirable page de Pascal dans la 12° lettre à un Provincial :
« C'est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever davantage. » — On connait le reste. — Tel est le genre d'impression que vous laisse la pièce de Laya. A défaut d'une haute leçon littéraire qu'on ne saurait y chercher, elle nous offre une haute leçon morale. Dans un temps où les caractères sont encore plus rares que les talents, il n'est pas inutile de rappeler ces droits imprescriptibles de la conscience humaine et cet exemple de la résistance légale, qui est, à certaines heures, la seule ressource des honnêtes gens.
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CHAPITRE XXXI
LA COMÉDIE POLITIQUE ET SOCIALE AU TEMPS
DE LA RÉVOLUTION (fin).
Pièces jacobines : Le Jugement dernier des rois. — La Journée du Vatican ou le Mariage du Pape. — La Papesse Jeanne. — L'Époux républicain. — Pièces thermidoriennes : Le Bon Fermier. — L'Intérieur des Comités révolutionnaires. — Le Souper des Jacobins. — Le Directoire : Madame Angot. — Le 18 Brumaire, vaudevilles réactionnaires : Une Journée de Saint-Cloud ou la Pêche aux Jacobins, etc. — Nouvelles destinées de la comédie.
L'Ami des lois était un dernier effort du parti constitutionnel et modéré, bientôt proscrit avec les Girondins. Les Jacobins, maîtres du théâtre comme de tout le reste, y apportent leurs violences et leurs saturnales dramatiques, qui ne sont pas toujours à l'honneur de la langue et de l'esprit français. On voit là un phénomène curieux de la colère éélipsant l'intelligence et conduisant le public, les auteurs et les acteurs à l'abêtissement. Le chef-d'œuvre du genre est le Jugement dernier des rois, par Sylvain Maréchal, l'auteur du Dictionnaire des Athées, mort bibliothécaire à la Mazarine. Cette pièce, représentée sur le théâtre de la République le 18 octobre 1793, est une pochade burlesque et sauvage, digne de
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Guignol pour la composition, et du père Duchesne pour le style. Tous les rois de l'Europe, y compris le Pape et la Czarine, transportés dans une île déserte, et chargés de chaînes sous la garde de bons sansculottes, se disputent les morceaux de pain ou de biscuit qu'on leur jette par grâce, s'injurient, se menacent, se reprochent leurs crimes et leurs infamies; l'Impératrice et le Pape finissent par se battre, l'une avec son sceptre, l'autre avec sa croix. A la fin, un volcan s'ouvre et engloutit tous les despotes dans les entrailles de la terre. Ce beau divertissement est offert aux patriotes français comme une revanche des humiliations passées. L'auteur a pris pour devise ce vers de Gresset en le parodiant à sa façon :
Les rois sont ici-bas pour nos menus plaisirs.
Il ajoute dans sa préface :
Citoyens, rappelez-vous donc comment, au temps passé, sur tous les théâtres, on avilissait, on dégradait, on ridiculisait indignement les classes les plus respectables du peuple souverain, pour faire rire les rois et leurs valets de cour. J'ai pensé qu'il était bien temps de leur rendre la pareille, et de nous en amuser à notre tour. Assez de fois ces messieurs ont eu les rieurs de leur côté, j'ai pensé que c'était le moment de les livrer à la risée publique; voilà. les motifs des endroits un peu chargés du Jugement dernier des rois.
Aux plaisanteries cyniques sur la mort de Louis XVI s'ajoutent de basses flagorneries à l'adresse de ce nouveau souverain qui s'appelle le peuple.
Le citoyen Sylvain oublie seulement une chose, c'est que lorsqu'on a l'honneur de s'adresser à un public français, nourri de la sève comique de Molière. de Regnard, de Le Sage, de Marivaux, de Beaumar-
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chais, lorsqu'on a la prétention de le faire rire, il faut lui offrir autre chose que les platitudes et les grossièretés idiotes par lesquelles on a chance, non de l'instruire, mais de l'avilir et de le dégrader. Et cependant, telle est la force de l'entraînement et de l'esprit de parti, que cette misérable rapsodie était applaudie avec fureur sur la même scène où l'on applaudissait jadis te Cid et le Misanthrope. Il est vrai que, pour éviter toute comparaison fâcheuse, les pièces de Molière étaient interdites, comme suspectes d'ancien régime, par certains patriotes impitoyables. Loubon s'exprimait ainsi à Cambrai :
Le théâtre, au lieu d'être un foyer brûlant de patriotisme et l'école des vertus, paraît plongé dans l'obscénité et l'insignifiance des pièces de l'ancien régime. Au moment où tout doit embraser les citoyens pour l'amour de la liberté, on les appelle à la repré-, sentation des Fourberies de Scapin. Cela n'arrivera plus.
Pour remplacer ces vieilleries de Molière, on offre au public des nouveautés comme la Journée du Vatican ou le Mariage du Pape, comédie-parade en trois actes, jouée en 1793 sur le théâtre Louvois. Le Pape accepte la Constitution française et se marie avec Mme de Polignac ; il exécute avec elle un fandango et chante :
Perdre en un jour la papauté,
Le droit d'infaillibilité ;
Vraiment cela désole.
Mais régner, par la liberté,
Sur les Romains, sur la beauté ;
C'est ce qui me console.
La Papesse Jeanne, cette vieille histoire exploitée jadis par les protestants, est reprise par les Jacobins.
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Elle supprime les deux tiers des impôts, et fait prendre la même somme sur les biens des cardinaux. Puis elle ajoute :
Le célibat, du vice est la source infinie;
Je veux que désormais le clergé se marie.
Et elle donne l'exemple en épousant Florello. h*Époux républicain, de Pompigny, représenté vers la fin de 1793, nous offre l'édifiant spectacle d'un mari patriote dénonçant sa femme comme aristocrate, devant le tribunal révolutionnaire, qui envoie celle-ci à la guillotine : procédé plus simple encore que le divorce, pour se débarrasser d'une moitié incommode, et mériter en même temps les honneurs du civisme. L'auteur, appelé et acclamé par le public, se présenta sur la scène en carmagnole, coiffé du bonnet rouge ; et d'un ton pénétré :
Citoyens, dit-il, je n'ai pas eu de mérite en- traçant ce petit tableau patriotique; quand le cœur conduit la plume, on fait toujours bien ; et je suis sûr qu'il n'y a pas dans la salle un mari qui ne soit prêt à faire comme mon époux républicain *.
Le trait est vraiment curieux, et plus amusant que la représentation elle-même.
Dans une autre comédie du temps, le Modéré de Dugazon, nous voyons un domestique venant dénoncer son maître comme suspect de tiédeur républicaine. Le tribunal révolutionnaire ordonne la saisie des biens de Afodérantin, et nomme le vertueux domestique gardien des scellés. Toutes les passions brutales du jour sont justifiées et applaudies par un public en
1. Th. Muret, l'Histoire par le théâtre, t. I.
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démence. Le Modérantisme est avant tout la bête noire dont on se défie. C'est ainsi que la Paméla de François de Neufchâteau, innocent drame, imité du roman de Richardson, attire les sévérités de la censure républicaine par ces deux vers :
Ah! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
Et les plus tolérants sont les plus raisonnables.
La tolérance, si longtemps réclamée par Bayle et Voltaire au nom de l'esprit philosophique, est devenue chose compromettante. Le lendemain de la représentation, la troupe de la Comédie-Française, ayant à sa tète Fleury et MlIe Contat, était conduite à la Conciergerie, en attendant mieux ou pis. Collot d'Herbois, l'ancien cabotin sifflé, s'était écrié : « La tète de la ComédieFrançaise sera guillotinée, et le reste déporté ». Le 9 Thermidor vint fort à propos démentir cette sinistre prédiction.
Pour être juste, il faut avouer que la réaction thermidorienne, si elle fut moins brutale, ne se montra guère moins violente ni moins passionnée, dans son genre, que ne l'avait été la terreur jacobine. Cependant un nouveau sentiment se fait jour, celui de la pitié pour les victimes. Le Conciliateur ou l'Homme aimable, par Demoustier, œuvre assez fade et maniérée comme l'esprit et le style de l'auteur, était déjà un premier appel au retour de la clémence. Le Bon Fermier, par de Ségur jeune, est encore un plaidoyer dans le même sens. Après les infâmes bravos accordés à la délation érigée en vertu civique, on célèbre maintenant la fidélité et le dévouement. « Un fermier, dont le propriétaire est mort sur l'échafaud, s'est rendu acquéreur des biens du condamné, pour les remettre aux enfants
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orphelins qu'il a cachés et recueillis 1. » La note sentimentale, étouffée ou comprimée par la Terreur, reprend ici son empire.
En même temps on traîne sur la claie et l'on voue aux gémonies les proscripteurs de la veille. L'Intérieur des Comités révolutionnaires ou les Aristide* modernes, comédie en trois actes, par le citoyen Ducancel, représentée le 8 floréal an III (1795), est un factum mis en action. Pièce improvisée comme la plupart des œuvres de circonstance, faite, apprise et mise en scène dans l'espace de vingt-sept jours, elle ne laisse supposer ni composition, ni méditation, ni étude des caractères, mais offre un simple tableau esquissé d'une main rapide avec de gros traits et de hâtives ébauches. L'auteur le déclare lui-même dans sa préface :
Au surplus, je le dis franchement, je n'ai point ambitionné quelques lauriers littéraires en traçant ce faible ouvrage. Si j'ai fortifié l'horreur des bons citoyens contre les anarchistes et les buveurs de sang, j'ai reçu la seule récompense que j'attachais à mon travail. Échauffons l'opinion publique contre nos oppresseurs, et nous parviendrons peut-ètre à précipiter l'action trop lente des lois contre des hommes qui étaient bien moins scrupuleux pour nous égorger qu'on ne l'est aujourd'hui pour les punir.
La comédie devenant un instrument de la vindicte publique court risque de perdre la belle humeur et la gaieté dont elle a besoin: les rancunes, même les plus légitimes, ne sauraient constituer un élément comique suffisant, et le théâtre transformé en pilori peut satisfaire les passions d'un jour, mais non les règles éternelles de l'art et du goût. L'opinion, par un de ces revirements si fréquents dans notre pays, et qui
1. Th. Muret, l'Histoi1'e par le théâtre, t. I.
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restent comme une leçon à l'adresse de tous les partis triomphants, fut heureuse de faire expier aux terroristes de la veille l'effroi qu'ils avaient causé. La pièce de Ducancel, si médiocre qu'elle fût, n'obtint pas moins de deux cents représentations successives au théâtre de la Cité et à la salle Montansier. Ce ne fut pas trop de deux scènes réunies pour rassasier la curiosité éveillée par ce spectacle. Un vieillard, emprisonné jadis pendant la Terreur, avait loué au théâtre de la Cité une loge de baignoire, et assistait chaque soir à la représentation, pleurant de joie, battant des mains, s'agitant sur sa banquette et répétant : « Ah! comme je me venge de ces coquins-là ! »
En effet, ce sont de vrais bandits que ces grotesques personnages affublés de noms grecs et romains : Aristide, ancien chevalier d'industrie, président du comité; Caton, ancien laquais, escroc, grand aboyeur; ; Scévola, coiffeur gascon; Torquatus, rempailleur de chaises, membres du comité. En face d'eux, un honnête homme, dont la présence les gêne et qu'ils ont résolu de perdre, M. Dufour, négociant, officier municipal et membre également du comité; puis son fils, officier de la garde nationale, suspect et persécuté comme son père ; la citoyenne Dufour mère, venant plaider la cause de son mari devant cet aréopage grotesque; Fanchette, la servante, tenant tête au terrible tribun Aristide et se raillant de ses menaces; Deschamps, un honnête domestique, refusant de calomnier ses maîtres et de faire des rapports mensongers, qu'on essaye de lui dicter.
Dufour est un libéral sincère et naïf, qui est loyalement entré dans le mouvement de 89, qui en représente toutes les généreuses aspirations, rêvant, pour
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les hommes et pour les peuples, la fraternité universelle, parlant de la protection due au commerce, aux arts, à la philosophie, etc. Aristide ne voit là que des balivernes, dont il se moque; avec un cynisme effronté il proclame le droit souverain de la force. Son langage est d'une brutalité voulue et calculée, flattant la vanité, l'ignorance et les passions envieuses des masses :
Le commerce, les arts, la philosophie!... Avec tous ces grands mots, citoyens, on perd la liberté. Je ne connais, moi, qu'une philosophie : c'est la force du peuple ; voilà toute la science qu'il faut lui apprendre. Que tous les individus, hommes, femmes et enfants, sachent qu'ils sont souverains et libres, qu'ils n'ont pas besoin des lumières de leurs voisins pour se diriger, puisque tous les hommes sont égaux. En un mot, que chacun d'eux se dise : « Je me suffis à moi-même ». Voilà la véritable indépendance. Aussi je ne cesserai de dire, parce que je suis l'apôtre de la souveraineté populaire : « Chassez-moi de vos administrations ce tas de beaux parleurs, de brillants écrivains, dont l'arrogance et les talents sont l'outrage le plus sensible fait à l'égalité. Mettez-y, morbleu ! de bons sansculottes; qu'ils sachent lire ou qu'ils ne sachent pas, qu'importe! pourvu qu'ils n'oublient pas qu'ils sont souverains »
Le ci-devant gentilhomme transformé en démagogue, prenant à tâche de troubler et d'égarer la raison publique par des sophismes impudents, est un type qui s'est revu même de nos jours. La chasse aux fonctionnaires, dont on convoite les places, fait encore partie de certains programmes; la haine des intelligences et des talents, qui outragent l'égalité, serait facile à retrouver dans plus d'un cénacle politique.
La pièce se termine par l'arrestation des membres du fameux comité, qu'on trouve nantis d'assignats,
1. Acte II, scène v.
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de montres, de breloques, de tabatières enlevés à leurs victimes. L'Officier Municipal joue ici le même rôle que l'Exempt de police dans le Tartufe :
Gendarmes, saisissez ces misérables, et conduisez-les, affublés de leurs bonnets rouges, à la maison d'arrêt.... Qu'ils traversent à pied, et au milieu des justes imprécations du peuple, une commune qu'ils ont baignée de sang et couverte de brigandages, jusqu'à ce que le glaive de la loi en ait purgé la terre «.
L:échafaud reparaît comme le dernier terme de la comédie, dénouement peu gai, il faut en convenir, malgré les applaudissements unanimes dont il était alors couvert. La province accueillit avec la même faveur, ou plutôt avec la même fureur, l'œuvre de Ducancel, qui fit le tour de la France et ne disparut de l'affiche que vers la fin de 1796, par ordre de l'autorité. Le gouvernement craignit que la réaction n'en tirât un trop bon parti contre la république.
Le théâtre, après avoir exprimé d'abord les généreuses espérances de 89, après avoir partagé les emportements et les colères de 92 et de 93, s'associe au mouvement rétrograde qui suit le 9 Thermidor : flux et reflux inévitable dans les jours de révolution. A cette même date appartient le Souper des Jacobins par Armand Charlemagne, comédie politique en vers représentée le 30 octobre 1795 sur le théâtre Molière, rue Saint-Martin. Trois terroristes, Crassidor, Furtifin, ex-journaliste, Aristide, ancien membre du tribunal révolutionnaire, se sont réunis incognito pour s'offrir une dernière bombance patriotique. Au lieu de s'entendre, ils se querellent, comme font les chevaux quand le foin manque dans le râtelier, et se ren-
1. Acte III, scène m.
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voient des vérités désagréables telles que celles-ci :
FURTIFIN.
Qui toi, parler d'humanité?
C'est comme si Mandrin parlait de probité.
Ce nom, mon cher ami, va très mal à ta bouche,
Tes patrons sont Carrier, Robespierre et Cartouche.
ARISTIDE.
Ils valent bien le tien, puisque c'est saint Marat.
On te vit comme lui prêcher l'assassinat.
Des injures ne sont pas des raisons et ne prouvent rien que la passion violente de l'auteur et celle des spectateurs applaudissant de tels propos. L'équilibre, cette loi suprême de la santé physique et morale, avait été rompu. Il fallait attendre qu'il se rétablit pour faire rentrer peu à peu le bon sens et le bon goût dans l'esprit français. A cette condition seule la véritable comédie pouvait renaître parmi nous.
Le Directoire, plus tolérant et plus modéré, avec ses agioteurs et ses parvenus, ses mœurs relâchées, son goût dou plaisir et du luxe effréné, ses toilettes extravagantes, offrait bien des éléments d'observation, de caricature et de critique : la comédie ne s'en fit pas faute, profitant de la liberté relative que les nouveaux pouvoirs laissaient à la presse et au théâtre. L'Agioteur, les Modernes enrichis, Madame Angot ou la Poissarde parvenue, sont les pièces à la mode du temps. La dernière surtout, personnifiant, sous une forme bouffonne, l'ascension des nouvelles couches sociales, obtint une vogue telle qu'on la reproduisit avec des titres divers ; elle eut bientôt fait lé tour du monde : on vit successivement paraître Madame Angot au sérail de Constantinople, les Dernières folies de Madame Angot, Madame Angot au Malabar ou la
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Nouvelle Veuve. Tout fut enfin à la Madame Angot.
La pièce originelle n'avait en réalité aucune portée sérieuse. Mais le public, las des allusions et des sermons politiques prêchés par des énergumènes, demandait à rire tout simplement pour rire, après les longues tristesses de la Terreur. L'opéra-comique de Madame Angot répondait à ce besoin. L'auteur, une célébrité d'un jour comme Ducancel, le citoyen Maillot, ancien déserteur, comédien, et commissaire de la Convention dans le Loiret, ne cherche point à surfaire son œuvre en lui prêtant de hautes visées :
Madame Angot, dit-il, n'aura ni rimes ni raison ; elle parlera comme elle pourra, pourvu qu'elle fasse rire. Tant d'autres, en faisant bâiller, ont le privilège de déraisonner.... On a voulu me persuader que j'avais eu un but moral. J'avoue bien sincèrement que je n'y ai pas pensé.
C'est un retour au Théâtre de la Foire, tout au plus une amusante caricature d'un type contemporain, sans rien d'agressif ni de profond. Mme Angot n'est même plus une bourgeoise comme Mme Patin ou Mme Abraham : c'est une poissarde, une marchande de morue aux Halles, écorchant le français comme son garçon de boutique Nicolas. Devenue riche et richissime, elle veut marier sa fille Nanon avec un prétendu chevalier de la Girardière, qui n'est qu'un chevalier d'industrie, ancien clerc de notaire, escroc, servi par un autre fripon de ses amis, La Ramée, se donnant pour son valet. Nanon, plus sensée que sa mère, ne se soucie pas du faux gentilhomme, et préfère épouser un simple boutiquier d'origine plébéienne comme elle, François.
L'art comique ramené aux gros procédés de la farce nous offre ici une collection de figures gro-
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tesques accumulées : M. Dutaillis, gendre de Mmc Angot, marié à sa première fille, marchand de bois, si bien approvisionné de cette denrée, grâce à sa femme, qu'il ne saurait jamais en manquer : on juge par là du personnage et du ton de la plaisanterie. « Soyez bien tranquille là-dessus, mon mari », ajoute Mmc Dutaillis, une femme sensible qui raffole des militaires et des gentilshommes. M. Dutaillis se console en faisant de l'érudition à tort êt à travers, rappelant qu'Ulysse a jadis adoré Didon, et qu'Annibal au siège de Troie combattait plus pour l'amour d'Eurydice que pour la gloire. L'entrée de Mme Angot est annoncée par son garçon de boutique sur l'air de Alalborough :
Madame Angot s'avance,
Mironton, etc.
Elle se pâme de désespoir quand sa fille Nanon refuse d'épouser le chevalier, un si beau parti. L'obséquieux Girard lui offre des sels, son flacon : « Non, non, donnez-moi plutôt une goutte d'eau-de-vie 1 », reprend la poissarde avec un cri qui part du cœur. Ce comique au gros sel obtint un succès prodigieux grâce à l'acteur Corsse dans le rôle de Mmc Angot. Seul un homme pouvait représenter cette opulente personne, la Sémiramis des Halles, dont le souvenir s'est encore réveillé chez nous grâce à la musique de Lecocq.
Tandis que le public s'amusait à ces burlesques facéties, le gouvernement du Directoire, ébranlé plutôt qu'affermi par le 18 Fructidor, n'inspirant
1. Acte II, scène vi.
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au fond ni estime ni crainte, laissait tout aller à la dérive, au dedans comme au dehors, et se contentait de jouir du présent, qui lui échappait tous les jours. L'épicurien Barras, mêlé à des tripotages lucratifs, ne se croyait pas obligé de défendre la vertu de ses amis, ni la sienne propre, dont il n'était pas bien sûr. Cette indifférence tournant en léthargie allait rendre plus facile la surprise du 18 Brumaire. Le théâtre et surtout le vaudeville, écho mobile de l'opinion, s'en fit bientôt le complice et l'apologiste. En quatre jours Sewrin improvisait pour la salle Favart les Mariniers de Saint-Cloud, et, s'adressant au Conseil des Cinq-Cents, il leur disait :
D'après vos affreux systèmes,
Vous comptiez sur des succès.
Crac ! vous êtes pris vous-mêmes,
Pris... dans vos propres filets.
C'est l'Assemblée qu'on accuse alors de conspiration, comme on l'en accusera plus tard au moment du 2 Décembre. Bonaparte les avait pris, disait-on, pour n'être pas pris lui-même, étant devenu gênant après son retour d'Égypte. Le théâtre Louvois, fermé depuis le 18 Fructidor, se rouvrait pour offrir au public Une Journée de Saint-Cloud ou la Pêche aux Jacobins, par Léger, Chazet et Armand Gouffé. Au Vaudeville, la Girouette de Saint-Cloud livrait aux risées du public le personnage de M. Tourniquet, l'homme aux nombreuses volte-face :
Chaumétiste,
Maratiste,
Royaliste,
Hébertiste,
Dantoniste,
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Babouviste.
Il n'existe
Pas un iste
Qu'en un jour
Il n'ait pris tour à tour.
Les vaudevillistes eux-mêmes ne sont-ils pas les premières girouettes, que nous verrons tourner de la même façon sous la République, sous le Consulat, sous l'Empire et la Restauration ?
En rèvanche, on exalte le sauveur qui vient tirer la
France de l'anarchie :
La fuite en Egypte jadis
Conserva le sauveur des hommes.
Pourtant quelques malins esprits
En doutent au siècle où nous sommes.
Mais un fait bien sûr en ce jour,
Du vieux miracle quoi qu'on fen pense,
C'est que de l'Égypte un retour
Ramène un sauveur à la France.
Le sauveur devait lui coûter cher plus tard; mais on était alors tout à la joie et aux illusions du premier moment. « Paris, nous dit Roger dans sa préface de Caroline, ressemblait, dans son ivresse, à une ville assiégée qu'un libérateur inespéré vient de sauver de l'incendie et du pillage ; car le pillage et l'incendie, c'était la Révolution; et chacun croyait la Révolution finie. » Paris, tiré d'un péril imaginaire, se livrait à toute l'effusion de la reconnaissance. Cependant, au milieu de ces couplets enthousiastes, le vieux Lebrun, le chantre républicain du Vengeur, laissait échapper cette épigramme sceptique à propos de la nouvelle constitution :
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Nous avons abjuré le pouvoir monarchique,
Nous avons des consuls, nous avons un Sénat,
Nous avons même un Tribunat,
Et peut-être une République.
Le peut-être était bien problématique et trahissait une inquiétude légitime. Encore une fois les Grenouilles, se lassant de l'État démocratique et du gouvernement-soliveau, avaient pris une grue pour les protéger. Le théâtre s'en aperçut bientôt et commença par y perdre la liberté, dont il avait fait plus d'une fois un si triste usage. La comédie après Molière, partie du Joueur de Regnard et du Turcaret de Le Sage, pour arriver à Madame Angot, n'avait guère à se féliciter de ses progrès. Elle allait cependant se relever, en dépit des entraves que lui impose la censure impériale, et fournir un nouvel aliment à la gaieté française avec Picard, Alexandre Duval, Étienne et Désaugiers, en attendant Scribe, Casimir Delavigne, Alexandre Dumas et toute la brillante
pléiade qui depuis a fait l'honneur et la fortune de
notre théâtre contemporain.
FIN.
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XVI
LES ÉPHÉMÈRES : OUBLIÉS OU DÉDAIGNÉS.
D'ALLAINVAL : L'École des bourgeois. — BOISSY : Les Dehors trompeurs. — LA NouE : La Coquettç corrigée. — SAURIN : Les Mœurs du temps. — DESMAHIS : L'Impertinent. — BARTHK : Les Fausses Infidélités. — POINSINET DE SIVRY :
Le Cercle ou la Soirée à la mode 1
CHAPITRE XVII
VOLTAIRE, AUTEUR comiqux (1694-1778). — L'Indiscret. — La Fête de Bélébat. — L'Enfant prodigue. — Nanine. — L'Écossaise 44
CHAPITRE XVIII
PALISSOT (1730-1814). — Comédie satirique. — Le Cercle. —
Les Philosophes. — L'Homme dangereux. — Les Courtisanes. 81
CHAPITRE XIX
SEDAINE (1719-1797). — Son caractère et son talent. —Épitre à mon habit. — Le Philosophe sans le savoir. — La Gageure imprévue ......................................... 111
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CHAPITRE XX
COLLÉ (1709-1783). — Son caractère et son talent. — Amphigouris et chansons. — Parades et parodies. — Théâtre de société : La Vérité dans le vin. — Dupuis et Desronais. — La Partie de chasse de Henri IV 136
CHAPITRE XXI
L'OPÉRA-COMIQUE.
Ses origines et ses tribulations. — Ses premiers auteurs. — La troupe de Francisque. — LE SAGE et PIRON. — PANARD, Le dinu du vaudeville. — L'homme et l'écrivain. — VADÉ.
— Le genre poissard 163
CHAPITRE XXII
L'OPÉRA-COMIQUE (suite).
M. et Mme FAVART (17 10-1792). — Leur histoire et leur talent.
— La Chercheuse d'e,;pl'il. — Ninette à la cour. — La Rosière de Saleucy, — Les Moissonneurs. — Les Trois Sultanes. — La Soirée des boulevards 191
CHAPITRE XXIII
L'OPÉRA-COMIQUE (fin).
SR,DAINE : Les Sabots. — Rose et Colas. — Le Déserteur. —
Richard Cœur de Lion. — MARMONTEL : Zèmire et Azor... 219
CHAPITRE XXIV
BEAUMARCHAIS (1732-1799). — L'homme et l'écrivain. — Essai sur le genre dramatique sérieux. — Eugénie. — Les Deux Amis. — Procès et mémoires. — Génie comique de/
Beaumarchais. — Le Barbier de Séville 240
CHAPITRE XXV
BEAUMARCHAIS (suite), — Le Mariage de Figaro. — Histoire
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de la représentation. — Composition de la pièce. — Les personnages. — Impressions générales. — Conséquences. 271
CHAPITRE XXVI
BEAUMARCHAIS (fin). — La Mère Coupable. — Tarare 293
CHAPITRE XXVII
LES A[ILEQ II IN A DE S.
FLORIAN (1755-1794). — Les diminutifs chez Florian, — La légende d'Arlequin. — Les Jumeaux de Bergame. — Trilogie d'Arlequin. — Les Deux Billets. — Le Bon Ménage.
— Le Bon Père 309
CHAPITRE XXVI11
COLLIN D'HARLEVILLE (1755-1806), - ANIHIIEUX (1759-1833). — L'Inconstant. — L'Optimiste. — Les Châteaux en Espaqne.
— Le Vieux Célibataire. — Anaximandre. — Les Étourdis.
— La Soirée d'Auteuil 322
CHAPITRE XXIX
FABRK D'ÉGLANTINE (t755-1 j91). — MERCIER (1740-1814). —
Les Gens de lettres. — Le Présomptueux. — Le -Philinte
de Molière. — L'intrigue épistolaire. — Nouvel Essai sur l'Art dramatique. — La Brouette du vinaigrier 358
CHAPITRE XXX
LA COMÉDIE POLITIQUE ET SOCIALE AU TEMPS
DE LA RÉVOLUTION.
La Cour plénière. — Le Réveil d'Épiménide. — Nicodème dans la lune. — Le Club des bonnes gens. — Le Passé, le Présent, l'Avenir. — L'Ami des lois ................... 391
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CHAPITRE XXXI
LA COMÉDIE POLITIQUE ET SOCIALE AU TEMPS
DE LA RÉVOLUTION (fin).
Pièces jacobines : Le Jugement dernier des rois. — La Journée du Vatican ou le Mariage du Pape. — La Papesse Jeanne. — L'Époux républicain. — Pièces thermidoriennes : Le Bon Fermier. — L'Intérieur des Comités révolutionnaires. — Le Souper des Jacobins. — Le Directoire : Madame Angot. — Le 18 Brumaire, vaudevilles réactionnaires : Une Journée de Saint-Cloud ou la Pêche aux Jacobins, etc. — Nouvelles destinées de la comédie 428