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RABELAIS
SA PERSONNE, SON GÉNIE, SON ŒUVRE
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Il a été tiré à part, sur papier de Hollande, vingt-cinq exem- plaires de RABELAIS, sa personne, son génie, son œuvre. i
Ces exemplaires sont mis en vente au prix de 7 fr.
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RABELAIS
SA PERSANE, SON GÉNIE, SON ŒUVRE
PAR
PAUL STAPFER
Professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux
PARIS
ARMAND COLIN ET C'% ÉDITEURS
1, 3, 5, RUE DE MÉZIÈRES
1889
Tous droits réservés.
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PRÉFACE
Par une singularité, d'ailleurs aisément explicable, l'écrivain français qui, étant le plus vieux de nos grands génies originaux, semblait réclamer plus que les autres une sérieuse étude introductive de détail et d'ensemble, à la fois large et précise, générale et particulière, n'a pas encore été l'objet chez nous d'une seule tentative de ce genre. Que possédons-nous dans notre langue sur l'auteur de Pantagruel et de Gargantua^
D'abord, quelques discours : j'entends par là des considérations à vol d'oiseau, pouvant avoir l'envergure d'un volume, mais parcourant des choses la cime et la superficie, tantôt vaguement déclamatoires, tantôt vives et spirituelles, toujours sommaires par définition. Le plus récent de ces discours, modèle de concision élégante, mérite d'être hautement distingué : c'est un morceau d'éloquence académique, où M. Emile Gebhart, rajeu-
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nissant l'antique éloge, a su mettre autant de critique et de sèience qu'en comportait ce genre renouvelé par l'audace heureuse de son talent; mais, de bonne foi, un Rabelais d'académie pouvait-il être autre chose qu'un profil excessivement fin et fuyant du maître humoriste, qu'il faut savoir envisager en plein et de toutes faces, par devant et par derrière?
En second lieu, plusieurs articles ou causeries discursives, choisissant, pour y insister, tel ou tel point particulièrement intéressant du roman satirique de Rabelais et croquant, en quelques traits, la physionomie de l'auteur et de l'homme. Ces articles pénètrent fort avant et ont une valeur du premier ordre, quand ils sont signés Sainte-Beuve, Scherer, Réville ou Brunetière; mais ce sont, de leur nature, soit des fragments, soit des esquisses.
Enfin, beaucoup de travaux d'érudition, d'enquêtes spéciales sur les parties obscures de la vie ou de l'ouvrage de Rabelais : contributions très précieuses pour le livre à faire ; mais toute pensée de généralisation est étrangère et souvent même répugne à ces doctes recherches.
Ce que la bibliographie française offre de plus exact et de plus complet sur la vie de notre auteur, c est l'excellente notice biographique de M. Rathery, qu'il faut lire en tête de la seconde éditipn. des œuvres de Rabelais, donnée en collaboration
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avec M. Burgaud des Marets, et que M. Moland, dans son édition, a résumée et rectifiée sur quelques points; mais il n'entrait pas dans le plan de M. Rathery d'apprécier l'œuvre et le génie de l'homme dont il a raconté le premier la véridique histoire. En 1877, M. Jean Fleury, lecteur à l'université de Saint-Pétersbourg, a enrichi notre littérature de deux volumes utiles qui sont un estimable essai de vulgarisation; mais sa consciencieuse analyse est plutôt une paraphrase expurgée du texte, guidant pas à pas le lecteur à travers les cinq livres de
Rabelais et lui donnant toutes les instructions variées dont cette promenade peut être l'occasion, qu'une forte et libre étude de critique littéraire.
Il est bien possible, après tout, que M. Fleury ait sagement fait d'adopter cette allure modeste, que sa méthode soit la seule bonne et que son livre reste le meilleur. Ecrire pour soi tout seul est un amusement comme un autre; cependant, la plupart de ceux qui prennent la plume seraient bien aises d'avoir des lecteurs. Or, comment les lecteurs se divisent-ils par rapport à Rabelais? En deux catégories distinctes : d'une part, les initiés, que n'arrêtent ni les obscurités de la langue du xvi" siècle, ni le cynisme de l'écrivain; ceux-ci avalent Rabelais tout cru dans son texte et n'ont pas besoin qu'on le leur mâche. D'autre part, les personnes plus ignorantes ou plus délicates .qui né
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peuvent ni le comprendre ni le tolérer sans toutes les explications et atténuations nécessaires pour qu'il soit mis à leur portée. Donnez-nous donc ou Rabelais lui-même dans quelque bonne édition réduite aux notes indispensables, ou un Rabelais accommodé proprement à l'usage des dames et des gens du monde. J'avoue qu'il y a là un dilemme assez embarrassant, dont je ne me flatte point d'avoir trouvé l'issue. Le présent volume s'adresse à une troisième catégorie de lecteurs qui pourrait bien ne pas exister, et alors il ne me restera que le plaisir de m'être amusé tout seul : il suppose (illusion naïve) des amateurs qui, étant assez instruits, assez forts pour pouvoir se régaler de Rabelais dans son œuvre, accepteront qu'on le leur serve par petits morceaux choisis arbitrairement, classés de même, et noyés dans un commentaire infiniment moins divertissant que le texte !
Mais une réflexion vient me rendre un peu de confiance. J'ai rencontré par le monde des gens bien assez cultivés pour pouvoir déchiffrer Rabelais dans une édition annotée et l'ayant au moins parcouru, que cette lecture superficielle avait laissés froids, et qui d'ailleurs ne demandaient pas mieux que d'être édifiés à fond, sur le mérite d'un auteur si généralement admiré. Ils m'interrogeaient curieusement, s'attendant à avoir, en humant leur café, la révélation de son génie. C'est
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à eux, d'abord, que je présente cette étude surtout esthétique. Je la présente aussi à tous ceux qui, aimant d'instinct Rabelais et son œuvre, éprouveraient le désir intellectuel de voir plus clair dans une tendre affection dont la légitimité a été parfois contestée, et de la raisonner un peu. Je l'offre aux étudiante de bonne volonté, pour lesquels la lecture de Gargantua, de Pantagruel, est un travail en même temps qu'un plaisir, et qui cherchent un fil conducteur dans ce labyrinthe de richesses entassées et confuses. J'ose même presque l'offrir à un petit nombre de dames de grand seirs et de libre esprit, qui, ayant en littérature ces « clartés de tout » dont parle Molière, mais n'étant ni assez hardies ni assez érudites pour affronter « le monstre lui-même », ont entendu dire que Mme de Sévigné se délectait à certains passages lus par son fils (on peut être sûr qu'ils étaient salés), et n'ambitionnent point la gloire de passer pour plus bégueules que cette honnête femme.
Si la plupart de ceux qui voudraient, sans lire notre vieux satirique, en avoir une idée, demandent, avec plus ou moins de sincérité, qu'on adapte à leur usage un Rabelais spécial, nettoyé de sa fange comme de sa rouille, les plus intelligents se défient de tous les apprêts de ce genre. Ils ont l'instinct très juste que les polissonneries et
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les ordures entrent comme éléments essentiels dans la caractéristique de son génie, et qu'on ne peut pas plus conserver à Rabelais sa physionomie vraie en laissant dans l'ombre ses indécences qu'on ne conserverait à Corneille la sienne en effaçant de son théâtre les subtilités ou les rodomontades.
Pour dire toute ma pensée, je ne crois pas beaucoup à l'ingénuité des haut-le-corps et des fronts qui rougissent derrière l'éventail. Hélas, que peuvent nous faire aujourd'hui quelques images libres et quelques termes crus? Nous en avons vu bien d'autres! Il est bon d'ailleurs, il est sain que notre nature animale se détende parfois et prenne sa revanche de la contrainte prolongée du décorum où elle risque de se fausser, et voilà justement l'homme qui nous procure, sans péril aucun pour la morale, avec la plus parfaite innocuité, la dose de licence utile et salutaire pour que .nous ne devenions pas des poupées de société confites en politesse minaudière, en pudeurs factices et convenues. Grand médecin des corps et des âmes, Rabelais continue sur les détraqués de notre temps la cure commencée par lui, il y a trois siècles, sur d'autres malades : il peut nous. guérir des excès du naturalisme par une sorte d'homéopathie, pendant qu'il oppose allopathiquement à la mélancolie et au pessimisme l'hygiène de la gaieté, de la bonne humeur et de la joie.
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L'étude que je soumets à une portion du public lettré est donc nouvelle en ce sens qu'elle s'adresse à des lecteurs curieux d'approfondir, en compagnie d'un guide, ce qu'ils ont déjà lu ou seraient de force à lire seuls, et qu'au mépris de certaines faiblesses respectables elle prend le vieil auteur tel qu'il est, sans l'avoir habillé d'un costume moderne et décent.
Une bonne édition de Rabelais est l'indispensable complément de notre volume pour qui voudra le lire avec fruit. La plus pratique est celle de MM. Rathery et Burgaud des Marets. En attendant le glossaire.que M. Marty-Laveaux nous a promis, le meilleur reste celui de l'édition Moland. J'ai presque toujours cité le texte exactement; mais ma religieuse exactitude n'étant point de la superstition, il a pu m'arriver, bien rarement d'ailleurs, de le modifier très peu pour faire l'économie d'une note. L'orthographe du xvi° siècle est, par rapport à celle du moyen âge, une nouveauté absurde; je n'ai conservé de sa bizarre irrégularité et de sa complication pédantesque, avec les meilleurs éditeurs de Rabelais, que la mesure suffisante pour que la forme des mots parût en harmonie avec la couleur du style. On verra, dans un des derniers chapitres. de cet ouvrage, pourquoi la multiplication des lettres parasites est un artifice très faux dont le résultat serait de rajeunir relativement plutôt que
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de vieillir en réalité l'orthographe de notre écrivain.
Quant aux gravelures et aux incongruités, les amateurs de ce genre d'épices pourraient croire, après ce que j'ai dit, qu'elles foisonnent dansce livre. Ils seront peut-être déçus. Je les ai abordées, non avec prédilection, mais avec indifférence, et sensible uniquement à ce qu'elles pouvaient recéler de saveur esthétique. Or, si les bonnes indécences de Rabelais sont beaucoup plus nombreuses que n'ont l'air de le croire La Bruyère -et la tradition établie dans la critique par son autorité, il ne m'a point paru que toutes fussent bonnes. Je fais, par exemple, une grande différence entre les énormes et insipides saletés de' Panurge sur une façon nouvelle de bâtir les murailles de Paris, et la grossièreté sublime de Villon répondant à une insolence du roi d'Angleterre. Mais quel est ici mon critérium? Pour être franc, je n'en ai point d'autre que cet instinct essentiellement relatif, subjectif, individuel, mobile, changeant, contradictoire, faillible et incertain, qu'on appelle le goût. Il est bien évident que, si je juge innocentes ou charmantes les citations que j'ai faites, tel autre, plus sévère, pourra en être choqué, pendant qu'un troisième, au contraire, me trouvera timide et aurait porté la limite plus loin. Car, que l'on en convienne ou non, toujours
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on se pose une limite; on ose plus ou moins, voilà tout.
C'est la conscience de cette limitation nécessaire de tous les côtés, c'est l'impossibilité sentie et reconnue d'embrasser, d'épuiser un sujet tel que celui-ci, qui m'a réduit à faire dans les matières que j'avais à traiter un choix non moins arbitraire que celui des citations. J'ai résolument passé sous silence toute la légende de Rabelais, dont il convient de débarrasser enfin la vie de ce grand homme, mais qui garde son intérêt à titre de document sur la grosseur et l'espèce de sa popularité, et je l'ai si radicalement supprimée qu'on ne trouvera même pas dans cet ouvrage l'origine d'une locution proverbiale passée dans la langue : le quart d'heure de Rabelais ». Je signale cette omission aux critiques pressés qui voudraient mettre la main de suite sur quelque gros délit à reprendre; mais ceux qui se donneront la peine de lire ce livre n'auront que l'embarras du choix dans la multitude des sujets d'une contestation plus intéressante. La dispute principale devra porter sur l'idée même que je me fais de Rabelais : je le tiens pour moins terrible et pour plus débonnaire qu'on ne se le figure communément, et je crois peu à son « autorité » dans la Révolution française 4;
1. Titre d'un ouvrage de Ginguené : De Vautorité de Rabelais dans la révolution présente (1791).
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mais si je le vois ainsi, est-ce bien parce qu'il est réellement ainsi? J'ai donné plus de place à l'analyse du génie de l'auteur comique et satirique, comme à celle de la pensée du moraliste et du talent de l'écrivain, qu'à cet examen historique de points de fait, souvent d'une extrême insignifiance, qui constitue, à notre époque de science positive, l'alpha et l'oméga de la critique soi-disant littéraire. Pourquoi? apparemment parce que l'esthétique m'amuse plus que l'érudition.
J'avoue avec tranquillité la part de fantaisie et d'humeur personnelle que contient cette étude, la frêle solidité matérielle d'un édifice composé surtout d'idées, de sentiments et d'impressions. Puisqu'on nous menace de l'avènement prochain d'une critique « scientifique », définitivement fixée danssa méthode, n'usant que de termes exacts, marchant à pas réglés par des chemins connus vers un résultat sùr et promis à toute médiocrité docile qui s'appliquera patiemment (ne bâillez-vous pas d'ennui profond devant cette perspective?), dépêchons-nous de nous égarer à plaisir, pendant qu'il en est temps encore, dans la critique œuvre de goût, d'art et de liberté.
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RABELAIS
SA PERSONNE, SON GÉNIE, SON ŒUVRE
1
VIE DE RABELAIS AVEC UN APERÇU DE SON OUVRAGE
Années d'enfance et de jeunesse
Un homme d'un savoir universel, d'une humeur constamment sereine et gaie, d'un esprit très piquant sans. rien de blessant ni d'amer, d'une parole naturellement éloquente et de la plus agréable conversation ; avec cela, avenant de sa personne et même ne manquant pas. d'une certaine majesté gracieuse : telle est l'idée que les contemporains de Rabelais s'accordent à nous donner de lui. Sa vie, débarrassée des légendes qui la défiguraient par de faux ornements, n'est guère qu'une suite assez monotone de petits faits parfois incertains et obscurs, généralement d'un intérêt médiocre, qu'on essaie de mettre en ordre pour relier ces quelques témoignages authentiques, dont la rareté fait le prix.
Né, comme il est probable, dans la dernière décade du xve siècle, François Rabelais vit le jour à Chinon,
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« ville insigne, ville noble, ville antique, voire premiere du monde, selon le jugement et assertion des plus doctes Massoretz 1 ». Nous savons en effet par l'Ecriture sainte que « Caïn fut premier bastisseur de villes » ; or, Chinon ou Caino, comme on dit en latin, reçut évidemment ce nom de Gain, son fondateur, de même qu'Alexandre devait plus tard imposer son nom à Alexandrie et Constantin à Constantinople 2. Rabelais parle mainte fois de sa ville natale avec attendrissement; il garde, entre autres souvenirs, celui du bon vin frais qu'il y avait bu dans la cave peinte en face de la boutique d'Innocent le pâtissier 3. Son père, Thomas Rabelais, était père de plusieurs garçons, dont le dernier était François. La tradition ne nomme point de sœurs et ne fait aucune mention de la mère : page blanche qui n'est pas sans signification dans la biographie d'un écrivain aussi absolument étranger à toute influence féminine et dont une ligne, en particulier, professe hautement pour le sexe féminin une indifférence que l'on sent partout : « On dit que Gargamelle mourut de joye » à ce festin; « je n'en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d'elle ny d'autre » femme que ce soit (I, 37). On ignore la profession du père. On sait seulement qu'il possédait, aux environs de Chinon, un clos de vigne, le clos de la Devinière, renommé pour son excellent vin pineau, et que sa maison de ville, quand l'historien Jacques de Thou la visita vers la fin du xvie siècle, était devenue un cabaret.
Non loin du clos de la Devinière, au village de Seuillé, il y avait une abbaye où Rabelais fut mis d'abord à
1. Nouveau Prologue du livre IV.
2. V, 35.
3. IV, 20; V, 35.
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l'école. De là son père l'envoya au couvent de la Baumette, près d'Angers : heureuse fortune pour le jeune homme, source première et permanente de toute sa prospérité future; car c'est alors qu'il se lia d'amitié avec les personnages puissants plus tard dans l'Etat ou dans l'Eglise, qui vinrent l'aider dans le péril et le protéger contre ses ennemis : en premier lieu, les quatre frères Du Bellay, qui furent évêques, ambassadeurs, ou capitaines illustres, et dont les deux aînés, Guillaume et Jean, occupent dans l'histoire du siècle une place considérable; puis, Geoffroy d'Estissac, prélat spirituel et lettré, titulaire à vingt-trois ans du siège épiscopal de Maillezais en Vendée, et centre d'une petite société aimable d'hommes de talent et de savoir.
Cependant, l'heure était venue pour Rabelais de prendre un état. Son père voulut qu'il fût moine, et, qui pis est, moine cordelier 1 ou mendiant, de l'ordre de Saint-Prançois-d'Assise, où l'étude était condamnée et où l'on faisait, au témoignage de Colletet, « vœu d'ignorance encore plus que de religion ». Thomas Rabelais était-il trop pauvre pour faire en faveur de son dernier garçon les frais de l'apprentissage d'une profession libérale ou d'un métier utile? Prit-il quelque méchant plaisir à contrarier chez François l'essor d'un jeune esprit qu'il avait trouvé trop curieux et trop avide de connaissances? On peut faire ici toutes les conjectures, mais non point supposer que Rabelais ait de son propre gré choisi l'état de moine surtout dans un ordre fainéant; cette idée paraîtra la moins probable de toutes à ceux qui, par la lecture de son œuvre et de ce que l'on sait de sa vie, ont appris à connaître ses goûts naturels pour les
1. C01odige1'ltrn esse vult pater (Antoine Leroy, XVIIC siècle).
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livres, les voyages, le mouvement, le monde, la propreté physique, l'élégance intellectuelle, pour la science enfin et la compagnie des savants. Il y a dans le dernier livre de Pantagruel un passage où quelques commentateurs ont cru sentir l'exceptionnelle amertume d'un souvenir et d'un ressentiment personnels. Le héros, arrivé dans « l'Isle Sonnante », terre fantastique qu'il trouve toute peuplée de moines, s'enquiert de leur provenance; on lui dit qu'ils ont été déportés dans cette île par la volonté de leurs parents, misérables habitants des contrées « grandes à merveilles » de Joursanspain et de Trop d'itieux (trop d'enfants) :
Je m'esbahis, ajoute l'interlocuteur, si les meres de par delà les portent neuf mois en leurs flancs, vu qu'en leurs maisons elles ne les peuvent porter ni patir neuf ans, non pas sept le plus souvent, et leur mettant une chemise seulement sus la robe, sur le sommet de la teste leur coupant je ne sçay combien de cheveux... les font tels devenir que présentement les voyez... poids inutile de la terre
(V, 4).
François Rabelais fut mis au couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte. Il y resta une quinzaine d'années, de 1509 à 1524. Il passa par tous les degrés du sacerdoce jusqu'à la prêtrise, « vaquant souvent au saint ministère de l'autel », comme il l'a lui-même déclaré dans une de ses suppliques au pape, et se livrant avec succès à la prédication. Mais il n'était pas homme à se contenter de l'existence médiocre en honneur dans cet ordre monastique dont le fondateur avait dit : « Que ceux qui ne savent ni lire ni écrire gardent leur ignorance ». Les quinze années de son mo-inage 1
1. Expression de nos chansons de geste rappelée par M. Moland.
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furent pour Rabelais un temps de vastes lectures, de travail assidu, pendant lequel nous pouvons voir en lui le vivant modèle de l'homme absorbé par l'étude, tel que plus tard il en a fait la description :
Contemplez la forme d'un homme attentif à quelque estude.
Vous verrez en luy toutes les arteres du cerveau bandées comme la corde d'une arbaleste... En tel personnage studieux, vous verrez suspendues toutes les facultés naturelles, cesser tous sens exterieurs; brief, vous le jugerez n'estre en soy vivant, eslre hors soy abstraict par ecstase
(III, 31).
La science, au xvie siècle, pouvait encore ambitionner d'être encyclopédique ', le cercle des connaissances humaines étant naturellement alors bien moins étendu qu'aujourd'hui ; telle fut la science de Rabelais, à la fois large et profonde à un degré dont s'étonnaient ses contemporains. Il paraît avoir étudié dans la première période de son activité intellectuelle le droit, les malhématiques, l'astronomie, et surtout les langues et les littératures grecque et latine. L'étude du grec est le trait le plus original de la jeunesse studieuse de Rabelais et celui qui lui fait le plus grand honneur. Au temps dont nous parlons, rien n'était plus rare que l'étude du grec; car rien n'était plus difficile, vu le manque de livres et de maîtres, et rien n'était plus périlleux, le grec étant suspect, aux yeux des conservateurs farouches du passé, d'être la source de l'hérésie.
Il va sans dire qu'un moine aussi savant que frère François était vu d'un fort mauvais œil par toute la confrérie, qui disait, nous pouvons le croire, en le
1. Le mot est de Rabelais, II, 20 : « Je vous puis asseurer qu'il m'a ouvert le vray puitz et abysme de encyclopedie. »
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montrant du doigt : « Quelle mousche l'a picqué? Il ne fait rien qu'estudier depuis je ne sçay quand. Je n'estudie point, de ma part. En nostre abbaye nous n'estudions jamais, de peur des auripeaux (oreillons). Nostre feu abbé disoit que c'est chose monstrueuse voir un moine savant » (I, 39). Un de leurs principaux griefs contre Rabelais était « qu'au lieu de consacrer à la table conventuelle les profits annuels qu'il retirait de la prédication évangélique, il les affectait à l'entretien d'une nombreuse bibliothèque (ingentis Musœi), où il passait la plus grande partie de son temps à feuilleter des livres 1 ».
Heureusement pour Rabelais qu'il n'était pas seul. Son humeur communicative et joyeuse lui faisait trouver partout des amis; un isolement fier ne fut jamais dans ses goûts. Il avait rencontré au couvent de Fontenay un moine avide comme lui de science et qui, ayant sur lui la supériorité de l'âge et des connaissances acquises, ne fut pas un complice seulement pour le jeune moine, mais un guide et un appui. Il s'appelait Pierre Lamy. Il était en correspondance avec Guillaume Budé, le grand excitateur des études grecques en France, le savant professeur du Collège de France ou Collège du Roi, qui, fondé plus tard par François Ier à son instigation, devait être le foyer de l'esprit nouveau et l'âme de la lutte contre les traditions rétrogrades de la vieille Sorbonne. Lamy fit connaître Rabelais à Budé, et, dès lors, l'illustre helléniste, en écrivant au premier de ces religieux, ne manqua pas d'envoyer ses compliments au second : « Saluez de ma part votre frère en religion et en science, Rabe-
1. Ant. Leroy, traduit et cité par M. Rathery.
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lais ». — « Adieu, et saluez quatre fois en mon nom le docte et gentil Rabelais, ou de vive voix, s'il est près de vous, ou par missive, s'il est absent. » Docte et gentil, c'est-à-dire savant avec une gaieté aimable, sans la moindre morgue pédantesque : rien peut-être ne caractérise mieux l'esprit de Rabelais que ces deux épithètes, qu'on retrouve jointes de la même façon dans un dizain anonyme adressé à l'auteur de Pantagruel et publié en tête du chapitre premier du second livre, à partir de l'édition de 1552.
Plein d'une juvénile admiration pour le grand Budé,
Rabelais ambitionnait l'honneur de recevoir directement une lettre de lui. Il lui écrivit, sa lettre est perdue, mais on a l'épître responsive du maître écrite comme la sienne en latin et en grec, d'un style qui laisse très bien deviner celui de son correspondant. Ce qui frappe le plus, dans presque tous les échantillons du style épistolaire en France jusqu'à l'époque où Mme de Sévigné inventa de génie la lettre naturelle, à peu près comme La Fontaine a créé la fable poétique, c'est leur caractère lourd et artificiel, qui les fait ressembler à des exercices de rhétorique bien plus qu'à une conversation polie ou familière. Rabelais n'échappe pas à cette règle commune; ses lettres, tant celles qu'il fait écrire aux personnages de son roman que celles. qu'il a signées de son propre nom, sont remarquables par la totale éclipse du style vif et des saillies de belle humeur qui font de lui le premier des écrivains plaisants. Il avait, dans sa lettre grecque et latine à Budé, dressé laborieusement contre Pierre Lamy un acte d'accusation en forme, l'appelant ami trompeur, amicum dolosum, parce qu'il lui avait fait espérer de leur grand correspondant une lettre qui n'arrivait jamais, et me-,
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naçant d'intenter à ce frère une action de dolo malo. Avec la grâce d'un éléphant dansant un menuet, Budé répond, dans le même style, qu'il fallait d'abord essayer de l'action ex stipulatu, que l'édit du préteur n'accorde que subsidiairement la grave action doli mali, etc. Trois choses sont intéressantes dans la prolixe et lourde épître de Budé : le témoignage qu'il rend aux études de droit qu'avait faites Rabelais, juris studiosus fuisti ; l'applaudissement qu'il donne à sa rare connaissance du grec et du latin, epistola tua utriusque linguœ peritiam singularem redolem ; enfin la petite réprimande qu'il lance à sa jeunesse un peu trop pétulante :
« Vous vous étonnez, comme un jeune homme qui ne doute de rien, que je n'aie pas répondu aussitôt à votre appel, et vous prenez feu, vous disant méprisé de moi. Mais ne deviez-vous pas d'abord vous assurer que ce grief était fondé, vous enquérir si la maladie ou mes occupations multiples ne m'avaient pas empêché de vous écrire? »
Lamy et, par son intermédiaire, Rabelais firent à Fontenay même ou dans la contrée d'autres connaissances, un peu moins illustres que celle de Guillaume Budé, mais honorables et précieuses : Jean Brisson, avocat du roi à Fontenay; André Tiraqueau, juge, puis lieutenant au tribunal de la même ville, « le bon, le docte, le sage, le tant humain, tant debonnaire et équitable André Tiraqueau 1 », écrit l'auteur de Pantagruel, dont la plume aime à répéter les noms des hommes et des lieux qui lui sont chers.; Aimery Bouchard, président de Saintes; Briand Vallée, président de
1. IV, Nouveau prologue.
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Poitiers, etc. Lamy, étant allé passer quelques jours à Saintes chez Bouchard, exprime dans une lettre à Tiraqueau le regret qu'il éprouve d'être loin de lui et de leur « cher Rabelais, le plus érudit de nos frères franciscains ». Il trouve une consolation dans la pensée que ce même Rabelais, « si diligent à remplir les devoirs de l'amitié », tiendra compagnie à l'absent par des lettres, « soit latines, dont la composition lui est familière, soit grecques, dans lesquelles il s'essaie depuis quelque temps ». Il termine en remettant le reste de l'entretien au jour « où ils pourront à loisir reprendre leurs séances sous le bosquet de lauriers, et leurs promenades dans les allées du petit jardin ». Voilà un parfum de poésie platonicienne qu'on ne s'attendait guère à respirer dans une correspondance de magistrats et de moines.
Mais la jovialité, la gaillardise, plus habituelles que la grâce poétique à l'érudition des magistrats comme à celle des moines, ne sauraient tarder à reprendre leurs droits. Tiraqueau avait publié en latin un traité des Lois du mariage, où l'obscénité se mêle à la science avec cette bonhomie parfaite qui rend certains écrits contemporains de ceux de Rabelais, et les siens avant tous les autres, innocents comme la nature même. Bouchard y répondit par un livre de la Nature féminine. Tiraqueau riposta. Les deux jurisconsultes n'étaient pas d'accord; l'un se faisait le champion du beau sexe outragé par l'autre, et ce qu'il y avait de plus piquant dans cette polémique faite à armes courtoises, c'est qu'elle avait, comme M. Rathery le remarque, pour juges du camp deux moines : des vers latins et grecs, de la composition de Lamy et de Rabelais, figurent en tête de la seconde édition du livre de Tiraqueau. Dans cette
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seconde édition, Tiraqueau invoque déjà l'autorité de Rabelais, qui lui-même se souvint plus tard de l'érudition déployée par les deux doctes adversaires lorsqu'il écrivit les chapitres où Panurge, avant de se marier, consulte une suite de savants « sur le doubte de coquage ». Tiraqueau cite aussi avec éloge une traduction du premier livre d'Hérodote qu'avait faite « François Rabelais, frère mineur, homme, dit-il, d'une habileté consommée dans les langues latine et grecque et dans toutes les sciences, au-dessus de ce qu'on attendrait de son âge, et en dehors des habitudes ou plutôt des scrupules excessifs de son ordre ».
Les scrupules excessifs des Franciscains, nimia religion ne devaient pas rester toujours renfermés dans une protestation sourde contre leurs frères trop savants, et dans des murmures sans effet; l'orage formé lentement éclata tout à coup. Un jour de l'année 1523, on fit une descente dans la cellule des deux moines; on y trouva des livres suspects d'hérésie, c'est-à-dire grecs, avec quelques écrits d'Erasme; papiers et livres furent confisqués, et sans nul doute leurs personnes aussi auraient été mises sous bonne clef, s'ils n'avaient échappé par la fuite à la prison qui les menaçait. Dans le chapitre 10 du livre III, où Panurge reçoit le conseil de consulter les « sors virgilianes » sur l'avenir de son mariage, c'està-dire d'ouvrir avec l'ongle un exemplaire de Virgile et de prendre pour oracle le vers contenu à telle ou telle ligne déterminée d'avance, Rabelais s'amuse à donner toute une liste de personnages historiques qui ont tenté ce moyen de connaître leur destinée, et il clôt cette liste par le nom de M. Pierre Lamy. « Il explora, dit-il, pour savoir s'il eschapperoit de l'embusche des farfadets et rencontra ce vers, sEneid., 111 :
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IIeu! fuge crudeles terras, fuge liltus avarum.
Puis eschappa de leurs mains sain et saulve. »
La persécution en demeura là, grâce aux protecteurs de Lamy et de Rabelais. L'avocat Brisson, le juge Tiraqueau ne restèrent sans doute pas inactifs; le jeune évêque de Maillezais, complice des deux moines auxquels il avait prêté des livres 1, ne put manquer d'intervenir; enfin et surtout Guillaume Budé, qui remplissait alors à la cour les fonctions de maître des requètes, n'aurait pas été le père des premiers hellénisants français s'il avait laissé deux de ces braves aux mains de leurs pires ennemis. C'est vers lui d'abord que les deux amis en détresse avaient tendu leurs bras suppliants. Le péril écarté, Budé écrivit à Lamy une lettre grecque où sa sympathie pour les victimes de l'ignorance et de la superstition s'exhale, comme on l'a dit, en exclamations toutes classiques.
Les livres étaient rendus, les personnes étaient libres ; mais un plus long séjour dans un couvent de Cordeliers devenait impossible à des moines en rébellion aussi ouverte contre la règle de leur ordre. Rabelais quitta Fontenay en 1524, grâce encore à la protection de l'évêque du diocèse, Geoffroy d'Estissac, qui obtint du pape Clément VII pour son ancien camarade du couvent
1. Le fait résulte d'un document curieux découvert par
M. Benjamin Fillon et cité par M. Rathery dans sa Notice. C'est une quittance d'un des voyageurs en librairie de H. Estienne qui confesse avoir reçu par les mains de frère Pierre Lamy la somme de sept écus au soleil « à cause des livres vendus cejourd'huy à Mgr l'evesque de Malezois; c'est assavoyr la Cronicque (de
Nuremberg), Aristoteles, Quevela pacis (d'Erasme), Homerus,
Cicero, Carrara, la J'oye celeste et le Triumphe de Mantuene. Faict à Fontenay le Comte ce dernier jour de juing mil cinq cens dix et neuf. »
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de la Baumette un induit l'autorisant à passer de l'ordre de Saint-François-d'Assise dans celui de Saint-Benoît, et à entrer dans l'abbaye bénédictine de Maillezais, avec le titre et l'habit de chanoine régulier et la faculté de posséder des bénéfices malgré son vœu de pauvreté.
Il y a aujourd'hui pour nous une grande différence entre l'ordre des Bénédictins, confrérie studieuse, savante, et celui des Franciscains illettrés ; mais cette différence n'était guère sensible à l'époque où Rabelais passa d'un de ces deux ordres dans l'autre, les doctes occupations chez les religieux de Saint-Benoît n'étant encore organisées que très imparfaitement. Faut-il voir dans cette circonstance la cause du peu de satisfaction que
Rabelais semble avoir trouvé dans sa communauté nouvelle, et du peu de durée de son séjour à Maillezais? Il est peut-être encore plus simple d'admettre qu'il était excédé de l'état monastique, ayant toujours eu des goûts d'activité extérieure, de vie indépendante et nomade auxquels son âge lui permettait enfin de donner librement carrière. Le fait est que nous le voyons bientôt, sans la licence de ses supérieurs, quitter le couvent de Maillezais, prendre l'habit de prêtre séculier et voyager à travers le monde, tantôt exerçant la médecine dans les maisons de son ordre et ailleurs, tantôt disant la messe, les heures canoniques et les autres divins offices à l'occasion, et, par cette vie vagabonde, encourir la double flétrissure de l'irrégularité et de l'apostasie. Ces expressions sévères n'ont rien que Rabelais ne pût avouer, puisque c'est lui-même qui les emploie dans une supplique adressée plus tard au pape Paul III, supplicatio pro apostasia. Il était naturel qu'en s'adressant au chef de l'Eglise pour obtenir son pardon, le pécheur parlât de sa faute sans ménage-
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ments; il ne faut pas la grossir, mais il n'y a aucune raison non plus pour l'atténuer, et il est bien certain qu'à ce moment de sa vie Rabelais se trouve dans la position franchement réfractaire d'un moine en rupture de vœux, qui a jeté son froc aux orties.
L'aimable évêque de Maillezais ne conçut de cette incartade aucun déplaisir. Il fit fête à Rabelais dans son château de Ligugé, rendez-vous d'hommes du monde et d'hommes d'Eglise, amis des études et des divertissements honnêtes. Nous possédons deux documents intéressants sur le châtelain de Ligugé, sur l'accueil qu'il faisait à ses hôtes et l'hospitalité que Rabelais trouva chez lui; c'est une épître en vers français de François Rabelais à Jean Bouchet, datée de Ligugé, et la réponse de celui-ci.
Ce Jean Bouchet, procureur à Poitiers, poète et prosateur fort en renom de son temps, avait annoncé sa visite; au nom de la brillante compagnie réunie au château, Rabelais lui écrit pour lui rappeler sa promesse. Il peut lui assurer (ce que Bouchet sait bien d'ailleurs) que les plus nobles d'entre les connaissances de l'évêque mettront de côté leurs titres et leur grandeur pour mieux jouir de la conversation du savant écrivain, dont les œuvres, en l'absence de sa personne, font les délices des gens de goût. Il date et signe
A Ligugé, ce matin de septembre,
Sixième jour, en ma petite chambre,
Que de mon lit je me renouvelais
Ton serviteur et amy Rabellays.
Dans sa réponse, Bouchet allègue comme excuse les fâcheuses occupations du métier, « petits tripotages de plaids, procès et causes » où peu il se deduit, mais indispensables pour faire aller le ménage et leur permettre
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de vivre, lui, sa femme et ses enfants. Sans cela il irait à Ligugé tou{' les trois jours. Il fait de la résidence épiscopale, situéé sur -la rivière du Clain, une description "attrayante, mai-s toute mythologique, avec Nayades, Driades, Amadriades, Oréades, Nappées et « Castellins ruisseaux ». Il célèbre les borïl vins et les bons fruits, aimés des Poitevins, qu'on sert sur la table de l'évêque; il loue la compagnie seigneuriale du château, où l'on trouve, sans flatterie, « plus de douceur et plus d'humilité cent mille fois » que chez les rustiques bourgeois de la ville; surtout il loue le maître même du lieu, sa bonté, sa piété éclairée, sa science des choses divines et humaines, enfin cette mondanité qu'un homme d'Eglise
Doit avoir entre les rois et princes
Pour gouverner villes, cités, provinces.
Grâce à cette dernière qualité de son éminent esprit, Geoffroy d'Estissac aime la société des gens instruits en grec, en latin, en français, en théologie, en histoire, « dont tu es l'un », dit Bouchet à Rabelais,
Car en toute clergie
Tu es expert.
Le savoir encyclopédique de Rabelais frappait tellement ses contemporains que la plupart oublient de mentionner chez lui une autre qualité, non moins essentielle et caractéristique cependant : ils parlent à peine de sa gaieté et de son esprit. A la liste des sciences qu'il avait d'abord étudiées, il convient d'ajouter désormais et de mettre en premier rang la médecine et la botanique, car c'est vers cette époque, semble-t-il, qu'elles devinrent l'objet principal de son immense curiosité. On suppose avec vraisemblance que la rivière du Clain
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vit plus d'une fois Rabelais herboriser le long de ses rives, et à ce propos on aime à citer le passage suivant de Gargantua, où nous apprenons comment le héros et son précepteur remplissaient un des articles de leur programme d'éducation :
Passans par quelques prés ou autres lieux herbus, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escrit, comme Theophraste, Dioscorides,
Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galen; et en emportoient leurs pleines mains au logis ; desquelles avoit la charge un jeune page nommé Rhizotome; ensemble des manochons, des pioches, cerfouettes, beches, tranches, et autres instrumens requis à bien arborizer (I, 23).
Mais il y a ici dans la vie de Rabelais une période de six ans dont on ne connaît pas bien l'emploi. Il est certain qu'il ne passa pas tout ce temps à Maillezais ni à Ligugé. Il commença probablement, dès qu'il eut foulé aux pieds l'odieuse robe de moine, cette existence de grand curieux, d'une insaisissable mobilité, qui nous montre Rabelais, comme Pantagruel son héros, continuellement en voyage, tour à tour à Paris, Poitiers, Toulouse, Bourges, Orléans, Angers (sans parler de la Touraine); à Montpellier et à Lyon; à Grenoble et à Chambéry; à Castres, à Narbonne, aux îles d'Hyères 1 et à Metz ; passant quatre fois les Alpes et visitant Turin, Florence et Rome, peut-être aussi l'Angleterre et les îles de la Manche 2, mais certainement bien plus de
1. En tête de son troisième livre (1546) Rabelais, inscrivant son vrai nom pour la première fois, s'intitule « docteur en medecine et calloier des isles Hieres ". Au chapitre 50 du même livre il dit encore : « Mes isles Ilieres. »
2. « Je vous asseure (dit Panurge) que telle est ceste terre icy, quelles autrefois j'ay vu les isles de Cerq et Herm entre
Bretaigne et Angleterre » (IV, 66).
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lieux intéressants que ses biographes n'ont pu en noter.
L'évidence ou la probabilité de tel ou tel voyage de
Rabelais résulte le plus souvent du texte même de son
œuvre, en certains endroits où il parle de choses, de personnes et d'usages qu'il n'aurait sans doute pas songé à mentionner si ses yeux n'en eussent été témoins. Tel est, par exemple, presque d'un bout à l'autre, le chapitre cinquième du livre II, qui rappelle d'abord et qui explique à la façon rabelaisienne l'existence d'une pierre levée, c'est-à-dire d'un dolmen, aux environs de Poitiers :
Pantagruel vint à Poitiers pour estudier et y profita beaucoup : auquel lieu voyant que les escoliers estoient aucunes fois de loisir, et ne savoient à quoy passer temps, il en eut compassion. Et un jour prit, d'un grand rochier qu'on nomme Passelourdin, une grosse roche, ayant environ de douze toises en carré, et d'espaisseur quatorze pans, et la mit sur quatre pilliers au milieu d'un champ, bien à son aise; afin que lesdits escoliers, quand ils ne sauroient autre chose faire, passassent temps à monter sur ladite pierre, et là banqueter à force flaccons, jambons et pastés, et escrire leurs noms dessus avec un cousteau; et, de present, l'appelle on la Pierre levée.
Quelques lignes plus loin nous lisons : « De là vint à
Toulouse, où il apprit fort bien à danser et à jouer de l'epée à deux mains, comme est l'usance des escoliers de ladite université. » La Rochelle, Bordeaux, Montpellier, le pont du Gard, l'amphithéâtre de Nîmes, Avignon, Valence, Bourges et Orléans sont successivement mentionnés et visités dans ce chapitre avec plus ou moins de détails circonstanciés et précis. Nous rencontrons ailleurs la comparaison assez inattendue, mais naturelle sous la plume d'un grand voyageur, d'une île escarpée
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et montueuse où aborde Pantagruel, avec une des sept merveilles du Dauphiné, le mont Aiguille, « en forme d'un potiron » (IV, 57).
Etudes de médecine et premières publications
En 1530, nous trouvons Rabelais à Montpellier, où il s'était rendu pour achever ses études de médecine au foyer même de cette science et pour prendre ses grades. Il arrivait bien préparé; car, inscrit le 17 septembre comme candidat au baccalauréat, les registres de la faculté le montrent reçu bachelier au bout d'un mois et treize. jours : dérogation tout à fait exceptionnelle à l'ordre et à l'usage, les candidats n'étant régulièrement admis à l'épreuve du baccalauréat qu'après trois ans d'études. Il est vrai que ce bachelier avait alors au moins trente-cinq ans et qu'il n'était pas un écolier ordinaire.
Une anecdote, légendaire peut-être, mais où la légende se fonde sur le fait d'ailleurs bien établi de l'éloquence de Rabelais et de l'air d'autorité qu'une science sûre d'elle-même donnait à sa personne, nous le fait voir, dès son entrée dans la faculté, y apparaissant comme un maître. Une thèse était débattue sur les herbes et les plantes médicinales, froidement de part et d'autre, au jugement de Rabelais, qui ne put s'empêcher de donner des signes d'impatience. Le doyen s'en aperçut, et, frappé de l'intelligente et belle physionomie du personnage, il le fit inviter à prendre place parmi les argumentateurs 1. Rabelais commença par s'excuser
1. La participation d'un simple auditeur à la discussion d'une thèse n'était pas contraire aux usages du temps. « Dans toutes
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modestement de prendre la parole au milieu de tant jj d'illustres docteurs, lui qui n'était pas même bachelier; puis il traita la question controversée avec un tel succès que l'auditoire éclata en applaudissements et le proclama non point docteur, comme on l'a dit en grossissant les choses, mais digne du doctorat.
Décidément, c'est le savant chez Rabelais, que les premiers biographes, comme les contemporains, veulent à l'envi nous faire admirer; pour avoir des renseignements sur le rieur, demandons-les à Rabelais lui-même, qui nous les fournira de bonne source. Il raconte qu'il s'est beaucoup amusé à Montpellier. Il y joua, avec des camarades dont il donne les noms, la morale comedie de celuy qui avoit espousé une femme mute (muette).
Le bon mary voulut qu'elle parlast. Elle parla par l'art du medecin et du chirurgien, qui luy coupperent un encyliglotte qu'elle avoit sous la langue. La parole recouverte 1, elle parla tant et tant, que son mary retourna au medecin pour remede de la faire taire. Le medecin respondit en son art bien avoir remedes propres pour faire parler les femmes, n'en avoir pour les faire taire. Remede unique estre surdité du mary, contre cestuy interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd, par ne scay quelz charmes qu'ilz firent. Sa femme voyant qu'il estoit sourd devenu, qu'elle parloit en vain, de luy n'estoit entendue, devint enragée. Puis le medecin demandant son salaire, le mary respondit qu'il estoit vrayement sourd, et qu'il n'entendoit sa demande. Le medecin luy jetta au doz ne sçay quelle poudre par vertus
les thèses, on avait à répondre aux argumentations des professeurs,' des agrégés, des docteurs, des licenciés, des bacheliers, des étudiants et même des étrangers qui désiraient aussi se mêler il la lutte. » E. Turner, article sur les études médicales de Rabelais dans le Progrès médical du 11 mars 1882,
1. Recouvrée. Au xvi- siècle, et encore du temps de Vaugelas, on confondait recouvrir et recouvrer; cette confusion se trouve dans Malherbe.
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de laquelle il devint fol. Adonc le foi mary et la femme enragée se rallierent ensemble, et tant battirent les medecin et chirurgien qu'ilz les laisserent à demy mors. Je ne ris onques tant que je fis à ce patelinage (111, 34).
Molière s'est souvenu de cette farce dans la scène VI de l'acte III du Médecin malgré lui :
GÉRONTE. — Ah! quelle impétuosité de paroles! Il n'y a pas moyen d'y résister. Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.
SGANARELLE. — C'est une chose qui m'est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez.
Les règlements de la faculté obligeaient tout bachelier en médecine, aspirant aux grades de licencié et de docteur, à faire pendant trois mois des leçons publiques. Rabelais ouvrit donc à Montpellier, en 1531, devant un nombreux auditoire, un cours dans lequel il expliqua les Aphorismes d'Hippocrate et l'Ars pnrva de Galien. Il profita d'un manuscrit grec dont il était possesseur pour critiquer et corriger la traduction latine imprimée à l'usage des étudiants.
Au commencement de l'année 1532 ou peut-être dès la fin de l'année précédente, Rabelais se trouve à Lyon. Ce qui semble l'avoir attiré dans cette ville, c'est l'ambition de paraître sur un plus grand théâtre et d'obtenir, par la publicité que donnent les imprimeurs et les libraires, des lecteurs autrement nombreux que l'auditoire qui se pressait autour de sa chaire de Montpellier. Lyon était alors le centre principal de la librairie en France, par suite le rendez-vous des savants et des hommes de lettres; Rabelais y rencontra et y connut Etienne Dolet, Clément Marot, Bonaventure Despériers, Symphorien Champier, Maurice Scève, Charles Fon-
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taine, pour ne mentionner que les plus illustres. Il trouva facilement un éditeur, le fameux Sébastien Gryphe, pour ses commentaires sur Galien et sur Hippocrate. L'épître dédicatoire, datée de juillet 1532, est adressée à Geoffroy d'Estissac, évêque de Maillezais. Un mois plus tôt, Rabelais avait dédié à André Tiraqueau une édition des lettres latines de Giovani Manardi, médecin de Ferrare; les premières lignes de cette dédicace respirent un bel enthousiasme pour la renaissance des sciences succédant à la nuit funèbre du moyen âge et font peut-être une allusion spéciale aux moines ignorants de Fontenay :
Comment se fait-il, très savant Tiraqueau, qu'au milieu de la lumière qui brille dans notre siècle, et lorsque, par un bienf ait spécial des dieux (singulari quodam deoriim munere), nous voyons renaître les connaissances les plus utiles et les plus précieuses, il se trouve encore çà et là des gens qui ne veulent ou ne peuvent ôter leurs yeux de ce brouillard gothique et plus que cimmérien dont nous étions enveloppés, au lieu de les élever vers la brillante clarté du soleil?
Une troisième publication, dédiée la même année à Aymery Bouchard, devenu conseiller du roi et maître des requêtes, était une plaquette contenant 1° un prétendu « Testament de Lucius Cuspidius », 2° un Contrat de vente soi-disant « de la vénérable antiquité*») : pièces apocryphes, comme on l'a reconnu plus tarchj\ mais assez habilement fabriquées pour avoir trompé un érudit de la force de Rabelais Telles sont les premières publications savantes de l'auteur de Pantagruel; il en fit d'autres, mais nous ne les connaissons pas toutes,
1. Ces deux documents, retrouvés par M, Arthur Heulhard, viennent d'être publiés pour la première fois. Rabelais légiste, Dupret, 1887.
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puisque dans le Privilège du roi Henri II, daté de 1550 et précédant une nouvelle édition du troisième livre, il est fait mention de plusieurs ouvrages qu'il aurait composés « en grec, latin, français et toscan ».
A l'année 1532 se rapporte une autre lettre latine de sa composition qui a fort intrigué les commentateurs. Elle est adressée à Bernard de Salignac, personnage inconnu, mais auquel Rabelais parle comme un élève au maître le plus chéri et le plus vénéré et témoigne une telle reconnaissance qu'il faut, d'après les termes mêmes dont il se sert, le mettre au premier rang de tous ses bienfaiteurs. Les plus récents travaux de la critique confirment une supposition qu'on avait déjà faite : ce correspondant si magnifiquement loué est la plus grande illustration littéraire du temps; Bernard de Salignac n'est rien de moins qu'Erasme lui-même 1.
A Bernard de Salignac, salut profond en Jésus-Christ sauveur.
Georges d'Armagnac, le très illustre évêque de Rhodez, m'a envoyé dernièrement l'histoire juive de Flavius Josèphe sur la prise de Jérusalem en me priant, au nom de notre ancienne amitié 2, de vous la faire remettre dès que je trouverais une personne de confiance qui se rendît là où vous êtes. J'ai saisi avec empressement cette occasion, ô mon père très humain (humanissime), de vous témoigner par quelque bon office quels sont pour vous mon profond respect et ma piété toute filiale. Mon père, ai-je dit; je vous appellerais ma mère si votre indulgence m'y autorisait. Car ce que
1. Voyez la belle plaquette tirée à 200 exemplaires numérotés :
Erasme ou Salignac? élude sur la lettre de François Rabelais, avec un fac-similé de l'original de la bibliothèque de Zurich, par Théodore Ziesing, agrégé à l'université de Zurich. Paris, Alcan, 1887.
2. M. Rathery suppose que ce Georges d'Armagnac pouvait être, lui aussi, un ancien compagnon d'études de Rabelais à la
Baumette.
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nous voyons journellement arriver aux femmes, qui nourrissent le fruit de leurs entrailles avant de l'avoir vu, avant de savoir même ce qu'il sera, qui le protègent, l'abritent contre l'inclémence de l'air, vous l'avez fait pour moi, moi dont le visage même vous était inconnu et dont le nom obscur ne pouvait me recommander à vous; vous m'avez élevé, vous m'avez prêté les chastes mamelles de votre divine science; tout ce que je suis, tout ce que je vaux, je Je dois à vous seul : si je ne le proclamais hautement, je serais le plus ingrat de tous les hommes. Salut encore une fois, père chéri, honneur de la patrie, génie tutélaire des lettres, champion indomptable de la vérité.
Une question dont Rabelais avait à se préoccuper avant toute autre, et que ses biographes ne doivent point oublier, c'était de vivre, tout simplement. La libéralité de ses riches protecteurs, tels que l'évêque de Maillezais, attestée, comme nous le verrons, par des documents ultérieurs, ne pouvait aller jusqu'à le défrayer de tout, dépendance insupportable pour tout homme ayant la moindre dignité. De quoi avait-il vécu depuis la rupture de ses vœux monastiques et le commencement de son existence nomade? Probablement de l'exercice de la médecine, plus ou moins irrégulièrement pratiquée, puisqu'au début il n'était pas même bachelier. A Lyon, ses ressources furent de deux sortes : il fut médecin du grand hôpital du Pont du RhÔne, quoique non encore docteur 1, de novembre 1532 à la fin de février 1534, à raison de 40 livres par an; au bout de ce temps, on lui donna un successeur parce qu'il s'était absenté deux fois sans congé. L'autre res-
1. La licence, licentia docendi, suffisait pour exercer la médecine, comme pour l'enseigner, et Rabelais devait être licencié il cette époque; mais, pour des raisons indiquées plus loin, son acte de licence n'a jamais été produit.
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source de Rabelais, ce fut les publications de librairie; mais alors, comme aujourd'hui, les ouvrages de pure érudition, quoiqu'ils trouvassent un public particulièrement empressé dans l'élite intellectuelle de ce grand xvi° siècle passionné pour la science, n'étaient point de ceux qui assurent des rentes aux auteurs ni à leurs libraires. Un almanach, un mauvais roman, se sont toujours mieux vendus qu'une édition d'Hippocrate.
La confection des almanachs au xvic siècle était réservée aux hommes les plus versés dans les sciences mathématiques et naturelles. De 1533 à 1550, Rabelais paraît avoir composé, à la demande sans doute d'un libraire, une série ininterrompue d'almanachs dont on n'a conservé que quelques fragments. Ces fragments sont graves, édifiants même ; ce sont de véritables phrases de sermon, très propres à nous donner une idée de ce que devait être la prédication orale de Rabelais. L'auteur trouve, par exemple, une preuve de l'immortalité de l'àme dans ce fait, que les hommes ont un infini « appetit et désir de sçavoir et apprendre, non les choses presentes seulement, mais singulièrement les choses advenir, parce que d'icelles la cognoissance est plus haute et admirable ». Ce désir n'étant point satisfait « en cette vie transitoire », la nature n'ayant rien fait sans cause et Dieu ne pouvant vouloir nous tromper, il « s'ensuit qu'une autre vie est après ceste-cy, en laquelle ce desir sera assouvi ». Souhaitez donc, dit Rabelais à ses lecteurs (j'allais dire à ses ouailles), comme le souhaitait saint Paul (PhilippI, cupio dissolvi et esse cum Christo), « que vos ames soient hors mises ceste chartre tenebreuse du corps terrien, adjoinctes à Jesus-Christ. Lors cesseront toutes passions, affections et imperfections humaines : car en jouissance
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de luy aurons plenitude de tout bien, tout sçavoir et perfection, comme chantoit jadis le rov David, psalme 16 : Tune satiabor cum apparuerit gloria tua. »
En tête des almanachs de 1533 et de 1535, Rabelais s'intitule un peu prématurément « docteur en médecine » (il n'obtint ce grade qu'en 1537), et il ajoute « professeur en astrologie ». Ironie pure, car il ne cesse de protester avec force contre cette prétendue science pleine de « vanité » et dont les promesses annuellement répétées abusent les gens simples, étant impuissante à pénétrer dans « les secrets du conseil etroit du Roy eternel... estably devant que les cieux fussent formés... lesquels vaut mieux taire et les adorer en silence ». Cette haute raison n'était point chose commune en un siècle où les hommes les plus éclairés, les Erasme, les Machiavel, les Melanchton, les Luther, et plus tard les François Bacon, ont eu leur petit coin de superstition, sans parler de la crédulité universelle du peuple et des demi-savants; l'astrologie, en particulier, a eu la vie dure : on sait que les rois ont conservé longtemps leurs astrologues officiels, que non seulement Ruggieri et Nostradamus furent de grands personnages à la cour des Médicis, mais qu'on tira plus tard l'horoscope de Louis XIII et de Louis XIV, et que dans notre siècle les deux Napoléons ont cru encore à leur étoile.
Un seul des almanachs de Rabelais est comique, et celui-ci, nous le possédons tout entier : c'est la Pantagrueline Pronostication, certaine, veritable et infaillible, pour l'an peî-petîiel : Nouvellement composée au profit et advisement des gens estourdis et musars de nature, par Maistre Alcofribas, Architriclin dudit Pantagruel. La plaisanterie, dont l'idée n'appartient pas à Rabelais
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(il y avait eu en Allemagne, avant le sien, des almanachs du même genre), consiste en des prédictions telles que celles-ci :
Pour ceste année, les chancres iront de costé et les cordiers à reculons... Le lard fuyra les pois en caresme. Le ventre ira devant, le cul s'assoira le premier... Les bestes parleront en divers lieux... Et se feront ceste année plus de sept verbes anomaulx (irréguliers), si Priscian ne les tient de court (si la grammaire n'y met bon ordre)... Vieillesse sera incurable ceste année, à cause des années passées. Ceux qui seront pleuretiques auront grand mal au cousté. Ceux qui auront flux de ventre iront souvent à la selle percée : les catharres descendront ceste année du cerveau es membres inferieurs : le mal des yeulx sera fort contraire il la vue... Et regnera quasi universellement une maladie... epidemiale...
qu'on appelle faulte d'argent... Et attendu la comete de l'an passé, et la retrogradation de Saturne, mourra àl'hospital un grand marault tout catharrhé et croustelevé, à la mort duquel sera sédition horrible entre les chatz et les ratz, entre les chiens et les lievres, entre les faulcons et canars, entre les moines et les œufs.
Les quatre derniers chapitres passent en revue les quatre saisons de l'année en appropriant à chacune d'elles des prédictions du genre dont je viens de donner un échantillon suffisant. Dans son almanach comique, comme dans les autres, Rabelais attaque l'astrologie; les lignes suivantes du chapitre intitulé « De l'estat d'aucunes gens » sont, sans doute, les plus intéressantes de toute la Pantagrueline Prunosticatioll :
La plus grande folie du monde est de penser qu'il y ait des astres pour les roys, papes et gros seigneurs, plus tost que pour les pauvres et souffreteux... Tenant donc pour certain que les astres se soucient aussi peu des roys comme des gueux, et des riches comme des maraulx, je laisseray es autres folz pronostiqueurs à parler des roys et riches, et parleray des gens de bas estat.
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Gargantua et Pantagruel
La P antagrueline Pronosticatton, contenant dans une phrase de la préface et dans son titre même une allusion à Pantagruel, est postérieure à ce roman. Nous voici donc arrivés à l'histoire des origines de Gargantua et de Pantagruel. Je crois devoir prévenir le lecteur que cette histoire est incertaine et diversement racontée; cette réserve faite, je vais simplement, sans m'engager dans les minuties de la controverse, l'exposer en termes généraux de la façon qui me paraît la plus claire et la plus vraisemblable.
Nous avons vu que les occupations et les ressources de Rabelais à Lyon étaient de deux sortes : médecin du grand hôpital, il faisait en même temps, pour les maisons de librairie, des publications très diverses, les unes savantes, les autres populaires, depuis une édition annotée d'Hippocrate et de Galien jusqu'à des almanachs comiques. Entre autres ouvrages de moindre importance, il réédita, vers la fin de 1532, un petit roman sans nom d'auteur, ancien ou nouveau, on ne sait, mais en tout cas médiocre, appartenant à ce genre de littérature facile et vulgaire qui devient impersonnelle à force d'être banale, et où nul individu ne met sa griffe. Cela était intitulé : Les grandes et inestimables chroniques du grant et enorme géant Gargantua 1.
C'est, en quelques pages, un puéril entassement de toutes les extravagances monstrueuses que la première imagination venue prodigue à si peu de frais dans une
1. On les trouve jointes à plusieurs éditions de Rabelais, notamment à la belle édition de M. Marty-Laveaux, tome IV.
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fable dont le héros est un géant. Ni esprit dans l'invention, ni talent dans le style. Si Rabelais, en corrigeant les épreuves, a changé ou ajouté quelques mots dans cet insipide fatras, il n'a certainement pas pris la peine de le récrire. Mais l'intelligent libraire qui l'avait chargé de la réédition des Chroniques gargantuines savait le peu d'importance du mérite littéraire pour le succès d'un livre. Lancées par un commerçant habile, revues par un savant médecin qui commençait à faire parler de lui, répondant surtout à une fantaisie ou passagère ou permanente du goût populaire, les Chroniques obtinrent une telle vogue, qu' « il en a esté plus vendu par les imprimeurs en deux mois, qu'il ne sera acheté de Bibles de neuf ans 1 ». Aujourd'hui, il n'en reste plus que deux ou trois exemplaires.
Ce grand succès, dont il fut probablement assez surpris, frappa Rabelais et le lit réfléchir. Il y eut là, je me le figure, comme une soudaine indication de la voie où il devait engager son génie. Il entrevit, dans une vision rapide, une œuvre étrange sans proportions définies, dont le canevas fantastique laisserait vagabonder sa plume en toute licence, où il pourrait verser les trésors de son immense érudition, déployer joyeusement sa verve naturelle, satiriser hommes et choses, produire enfin, à côté et à l'abri des bouffonneries et des extravagances, une foule d'idées hardies ou sérieuses.
Les Chroniques gargantuines avaient été fort goûtées par une catégorie de lecteurs qui l'intéressait particulièrement : ses malades.
J'en ay vu par le monde (ce ne sont fariboles) qui, estant grandement affligez du mal des dents, après avoir tous
1. Prologue du livre Il.
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leurs biens despenduz en medecius sans en rien profiter, n'ont trouvé remede plus expedient que de mettre lesdites chroniques entre deux beaux linges bien chaulx, et les appliquer au lieu de la douleur 1, les sinapizant avecques un peu de poudre d'oribus. Mais que diray je des pauvres verolez et goutteux?... Toute leur consolation n'estoit que d'ouïr lire quelque page dudit livre... Est-ce rien cela?
Trouvez moy livre en quelque langue, en quelque faculté et science que ce soit, qui ait telles vertus, proprietez et prerogatives, et je payeray chopine (Prologue du livre II).
C'est à ses chers malades que Rabelais s'adresse dans ses prologues, c'est à eux qu'il pense constamment, et il ne me semble pas douteux que le désir de leur faire du bien par le régime excellent du rire n'ait fait partie de son inspiration première. Ce savant de si bonne compagnie se faisait du parfait médecin une idée conforme à celle d'Hippocrate et bien différente de la figure grotesque que nous prêtons trop volontiers, depuis les caricatures de Molière, à tous les docteurs de l'ancien temps. Il voulait, avec le père de la médecine, que le médecin fût d'abord un homme bien élevé, propre dans ses vêtements et sur toute sa personne, jusqu'aux ongles inclusivement, aussi soigneux de sa tenue et de sa mise que s'il avait à jouer un rôle d'amoureux dans une comédie ; et il voulait aussi que le médecin eût « la face joyeuse, seraine, gracieuse, ouverte, plaisante », afin de « resjouir le malade 2». Nous avons remarqué, non sans sur-
1. Cette plaisanterie n'est pas une pure imagination de l'auteur; elle a une réelle valeur historique et satirique. Il parait qu'on employait ainsi avec une confiance ingénue certains livres édifiants, en particulier la Vie de sainte Marguerite. « On lui croyait, dit M. Marty-Laveaux, une telle efficacité pour soulager les femmes en mal d'enfant, qu'au lieu de la lire on se contentait parfois de la leur appliquer sur la poitrine. »
2. Ancien prologue du livre IV, et dédicace au cardinal Odet de Châtillon.
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prise, que les contemporains de Rabelais parlaient de son savoir beaucoup plus que de sa gaieté; on a pourtant quelques témoignages de celle-ci, et il faut en citer. Un certain Louis Rouzeau, après avoir loué son « infatigable lecture et le profond abîme de sa science encyclopédique », ajoute en latin : « Je dois de la reconnaissance à cet homme, car sa conversation m'a délivré plus d'une fois de ma mélancolie par une cure rapide et délicieuse. » Hubert Susanneau, poète latin, dans ses Ludi imprimés en 1538, raconte qu'ayant une maladie de langueur, les remèdes ne pouvaient rien pour le guérir, quand le cher docteur, par sa seule présence, lui a rendu la force et la sérénité. Si la conversation de Rabelais faisait de tels miracles, l'efficacité de ses écrits pouvait s'étendre bien autrement loin; à l'en croire, il aurait composé « par esbat » ses « mythologies pantagrueliques », ne prétendant par là « gloire ni louange aucune », et voulant seulement procurer aux affligés et aux malades absents le « peu de soulagement » que son art essaie de donner à ceux qui sont présents
Sans doute, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les déclarations ou trop modestes ou trop artificieuses de notre auteur sur la façon dont il a conçu et écrit son œuvre, et personne, par exemple, n'est obligé de croire qu' « à la composition de ce livre seigneurial il ne perdit ny employa onques plus ny aultre temps que celuy qui estoit estably à prendre sa refection corporelle, savoir est beuvant et mangeant » 2. Mais c'est une erreur contraire et pire, à mon avis, d'exagérer chez Rabelais l'ambition de l'écrivain, la réflexion du philosophe, et la
1. IV. Dédicace au cardinal de Châtillon.
2. Prologue du livre I.
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scrupuleuse patience de l'artiste. Chercher à toute force chez cet auteur extraordinaire un dessein profond et prémédité, vouloir trouver dans sa bizarre production le développement d'une idée logique, un sens clair et suivi, voilà dans une étude de l'œuvre et du génie de Rabelais la faute capitale, l'erreur par excellence, et il faut croire que cette erreur est tentante, car presque tous les commentateurs, jusqu'à M. Jean Fleury inclusivement, y sont tombés les uns après les autres. Ne craignons donc pas de rétablir, avec quelque insistance, la part de l'inconscience et le rôle du hasard dans les origines d'un livre que Rabelais ne commença, d'après les calculs qui reculent le moins possible la date de sa naissance, qu'à l'âge d'à peu près quarante ans, et qu'il écrivit dès lors à bâtons rompus, l'abandonnant sans cesse, durant les vingt années qui lui restaient à vivre, pour d'autres occupations et d'autres entreprises. S'il goûta, à n'en pas douter, d'intimes jouissances dans la rédaction de son épopée bouffonne, s'il en faisait grand cas, et s'il était averti par le succès qu'elle eut du cas que ses contemporains en faisaient aussi, il fondait sur d'autres titres le sérieux honneur de son nom, et il était assurément fort loin de penser qu'un siècle devait bientôt venir où la critique l'appellerait, à cause de Gargantua et de Pantagruel, « le père des lettres françaises », le plaçant à côté d'Homère et des plus grands auteurs de tous les temps.
Vers le commencement de l'année 1533, Rabelais voulant donner une suite de sa façon à ces grandes et inestimables Chroniques du grand et enorme geant Gargantua, dont la vente avait été si fructueuse, publia Pantagruel : Les horribles et espouvantables faits et prouesses du Ires renommé Pantagruel, roy des IJipsodes, fils du grand geant Gargantua, composez nouvellement
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parmaistre Alcofribas Nasier. Ce livre est celui qui porte aujourd'hui le numéro II dans la série des cinq livres de Rabelais. Plus tard, en 1535, l'entrée en matière lui paraissant désormais trop inférieure à la suite, il refit entièrement le petit roman sans valeur littéraire et sans auteur connu, dont la réédition avait été le point de départ de ses publications gargantuines et pantagrueliques, et il donna Gargantua : La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel, jadis composée par l'Abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Sans être absolument certain, puisqu'on peut toujours supposer l'existence d'éditions plus anciennes qui se seraient perdues 1, cet ordre de publication ressort avec une très grande probabilité du texte même de Rabelais, parlant de Pantagruel et du pantagruelisme dans le titre de son Gargantua, faisant dans le prologue et dans le chapitre premier de cet ouvrage des allusions et des renvois au Pantagruel supposé connu, s'adressant aux lecteurs des « grandes et inestimables chroniques » dans le prologue de Pantagruel, disant enfin dans le dernier chapitre du livre II : « ley je feray fin à ce premier livre. » Si le livre suivant est
1. C'est l'hypothèse de M. Moland; MM. Hathery et Burgaud des
Marets soutiennent aussi l'antériorité du livre 1; M. Gebhart, de même. Malgré de telles autorités, je crois que cette manière de voir tendra de plus en plus à devenir l'exception. L'antériorité du livre II avait été soupçonnée dès le XVIIIe siècle. Un capucin, auteur des notes de l'édition de 1152 en trois volumes in-18, disserte
(ou divague) sur le pantagruelisme et dit : « Il est bien surprenant que ce mot se trouve à la tête de Gargantua. Comment le lecteur peut-il savoir ce que c'est que le pantagruelisme s'il n'a pas lu auparavant Pantagruel? Il faut donc que le Pantagruel ait été composé avant le Gargantua, et cependant Gargantua est père de Pantagruel. On ne conçoit rien à toutes ces extravagances. »
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le « Tiers livre des faitz et ditz heroïques du bon Pantagruel », il est clair qu'un autre a été écrit dans l'intervalle, lequel ne peut être que Gargantua 1.
Un autre argument en faveur de la primogéniture du livre II se tire de son infériorité relative : non pas qu'il ne compte quantité d'admirables pages, mais il est, à tout prendre, moins bon que les autres, surtout que le livre 1, où monte à flots la sève du génie rabelaisien, et que le livre III, où ce génie s'épanouit dans sa maturité. Les inventions puériles et frivoles, les fantaisies de l'ordre purement merveilleux occupent dans le livre II trop de place; il semble que Rabelais ait l'imagination encore obsédée du souvenir des Grandes chroniques. C'est un fait remarquable, qu'à mesure que l'œuvre avance et que l'auteur s'éloigne de son point de départ, la donnée primitive, à savoir le géant, s'efface, s'oublie et finit par n'être plus mentionnée que pour mémoire, cédant le pas de plus en plus à la satire, à la philosophie et aux scènes excellentes de la comédie humaine. Le livre II présente, à l'état d'ébauche, plusieurs tableaux que le livre 1 exécute avec une perfection magistrale 2. Celui-ci est supérieur, en somme, par l'importance des matières traitées, l'éducation, la guerre,
1. Ce numérotage est d'ailleurs inexact, puisque le troisième livre de l'ouvrage entier n'est en réalité que le second de Pantagruel-, il en résulte une certaine confusion, dont le pire inconvénient est d'embarrasser un peu le critique qui veut, comme nous, renvoyer son lecteur au texte. Le parti le meilleur est de supprimer les dénominations inutiles de Gargantua et de Pantagruel et de désigner simplement les livres de Rabelais par leurs numéros d'ordre : 1, II, III, IV et V.
2. Comparez, par exemple, la guerre de Pantagruel et la guerre de Gargantua, ou, pour prendre un détail, l'histoire du prisonnier auquel Pantagruel fait grâce (II, 28) et l'histoire de Touquedillon dans Gargantua (I, 46 et 47).
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I la société idéale, comme par 1 ampleur et la richesse I de la mise en œuvre. Formant à lui seul un ensemble f achevé, il semble avoir été écrit en dehors de la suite E que Rabelais avait dans l'idée, pour exister à part et i indépendamment du reste. Il est vrai que Panurge est absent du livre premier; mais les critiques qui ont tiré de ce fait leur principal argument contre notre chronologie des livres rabelaisiens, disant qu'un personnage aussi original, une fois créé par Rabelais, n'a pu être abandonné de lui pendant tout un livre, n'ont pas réfléchi à deux choses : d'abord, frère Jean, création non moins originale, est absent, lui, du livre II ; et puis, Panurge ne possède pas au début les traits essentiels, couardise et fanfaronnerie, qui feront de lui un héros comique, tandis que frère Jean se manifeste dès sa première apparition dans l'opulence entière de sa vaillante nature. Tous deux reparaissent au livre III, pour être désormais opposés l'un à l'autre,et c'est alors seulement que le grand écrivain ajoute au caractère de Panurge les traits qui l'achèvent et en font un type immortel.
Rabelais a conservé dans ses deux premiers livres plusieurs inventions des Chroniques qcii-rl(-intuines : la jument de Gargantua abattant de sa queue les forêts de la Beauce et réduisant tout le pays en campagne nue ; Gargantua assis sur les tours de Notre-Dame et enlevant les grosses cloches pour les faire servir de grelots au cou de sa jument; la ville de Paris, toute en tumulte à ce spectacle, décidant de lui envoyer une ambassade pour redemander ses cloches; les Gos et les Magos armés de pierres de taille, etc.
Une question, la première de toutes, reste à poser et demande réponse pour compléter notre histoire de l'origine des livres rabelaisiens : Qu'est-ce, primitivement,
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que Gargantua, que Pantagruel? Quelle peut être la signification de ces deux noms? A quel moment les surprend-on pour la première fois soit dans la bouche du peuple, soit dans les écrits des poètes?
Le nom de Gargantua figure assez fréquemment dans la géographie de la France. Les personnes qui ont parcouru tant soit peu la montagne ou la plaine n'ont pas été sans rencontrer certains rochers que la superstition ou simplement la blague populaire a baptisés de quelque nom pittoresque rappelant la légende du géant : dents, bottes, soupière, lunettes ou fauteuil de Gargantua. Parfois encore, comme aux environs de Grenoble, c'est un de ces termes qualifiés de « très bas » par le dictionnaire de la langue française, mais familiers au vocabulaire scatologique de Rabelais, et montrant que, si Gargantua mangeait énormément, le résultat de ses digestions était pyramidal. A quelques lieues d'Etampes s'élève un grand rocher isolé, le gravier de Gargantua; on raconte que le géant jeta dans la prairie ce caillou qui se trouvait dans son soulier et lui blessait le pied. Dans le département de Seine-et-Marne une butte a été formée par la boue des sabots de Gargantua, qui vint les décrotter en cet endroit. Il paraît que la Beauce, le Berry et la Franche-Comté sont particulièrement fertiles en souvenirs de ce genre ; mais on en trouve partout, en Bretagne comme dans le Dauphiné, et jusque dans le canlon des Grisons. Maintenant, faut-il croire qu'avant les auteurs et les livres toutes ces appellations soient nées spontanément d'une légende vivante et de l'imagination populaire? ou bien ont-elles été ultérieurement répandues, soit par la littérature rabelaisienne, soit encore par une littérature antérieure, d'où celle de Rabelais serait sortie ? C'est ici que les érudits se partagent.
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MM. Gaston Paris et Baudry nous apprennent que pendant tout le moyen âge on ne rencontre nulle part le nom de Gargantua. Un rocher des environs de Rouen, nommé aujourd'hui chaise de Gargantua, s'appelle cathedra gygantis dans les chartes du xni° siècle. La première mention de Gargantua que l'on connaisse ne date que de 1526; elle a été faite par le poète Charles Bourdigné dans des vers où, recommandant aux lecteurs sa légende de Maistre Pierre Faifeu, il les invite à quitter pour elle Pathelhi, le Roman de la Rose, les poésies de Villon, Hubert le Diable, « les quatre fils Aymon vestus de bleu », enfin « Gargantua qui a cheveulx de piastre M. Ces cheveux de plâtre sont une énigme; mais les vers de Bourdigné prouvent qu'il existait un livre sur Gargantua avant 152G, et que ce livre était célèbre, puisqu'il se trouve associé aux productions les plus populaires de la littérature du moyen âge. Ils nous montrent aussi, en passant, que l'éditeur de 1532 savait ce qu'il faisait quand il remit en circulation un ouvrage aussi goûté du public. Mais si, de cette fameuse Chronique gargantuine dont le débit fut si considérable, il ne reste plus aujourd'hui que deux ou trois exemplaires, quelle instruction n'y a-t-il pas à tirer de ce fait sur l'effrayante facilité avec laquelle se perdent et disparaissent les livres qui furent célèbres un jour!
Dans ce fait significatif, M. Gaidoz, partisan de la haute ancienneté de la légende de Gargantua, trouve une réponse à l'objection tirée du silence de tout le moyen âge. Frappé en outre de la quantité de lieux géographiques qui consacrent le souvenir de Gargantua, M. Gaidoz se refuse à croire qu'une œuvre littéraire puisse pénétrer assez avant dans les croyances populaires pour que le nom de son héros s'attache aux
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monuments naturels des vieux âges et remplace leurs noms plus anciens. Suivant lui, il n'y a rien à conclure des mots cathedra gygantis, désignant dans les chartes du xiii- siècle ce rocher de Rouen qu'on appelle aujourd'hui chaise de Gargantua; car le scribe qui tenait la plume a fort bien pu dédaigner de traduire dans son latin une superstition populaire dont sa fine culture se moquait. Les documents écrits qui font défaut en France,
M. Gaidoz croit les avoir découverts dans la Grande-
Bretagne, où il retrouve Gargantua, sous une forme plus ou moins transparente, dans le Gurgunt de la légende galloise.
D'une suite d'analogies et de déductions ingénieuses, le savant linguiste conclut enfin que le mythe de Gargantua est celtique, et que ce héros est probablement un Hercule gaulois, qui a pu être, à l'origine, une simple personnification du soleil. Il se serait passé pour luiquelque chose de semblable à ce qui est arrivé à l'Hercule grec. Heraclès, qui est au commencement « la gloire de l'air », le soleil vainqueur et glorieux, détruisant les créations monstrueuses des marécages, le dieu purifiant et bienfaisant, devient ensuite un rude et joyeux compagnon, qui mange et boit d'autant, l'UpaxXîjç fsou'-payo;. C'est par une dégénération toute pareille que Gargantua serait tombé du rang de divinité céleste au rôle ridicule de géant goinfre. La racine gar, dont garg est une forme intensive, signifie avaler, dévorer. Elle se retrouve dans le sanscrit gar gar a (abîme), dans l'espagnol garganta (gosier), dans le provençal gargantuan (homme ou bête vorace), dans les mots français gargote, gargariser, gargouille, gargamelle, etc. Gargantuas, ancienne orthographe dont on retrouve quelques spécimens, est la forme du nominatif celtique ;
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gargant est un participe présent, et ce mot, simple épithète ajoutée d'abord au nom du dieu soleil, qui avale et dévore, qui boit les fleuves et dessèche les sources, devint plus tard, en se séparant de son substantif, une divinité par elle-même, puis le géant insatiable dont la légende a multiplié sans fin les grotesques exploits.
Quant à Pantagruel, ce mot offre moins de mystères. C'est un nom propre et un nom commun. Comme nom propre, il désignait primitivement un diable, qu'on voit paraître deux ou trois fois dans le théâtre du xvl-' siècle. Sa malice était d'exciter la soif en jetant du sel dans la bouche des gens endormis. Comme nom commun, le pantagruel est le mal de gorge. On disait : « Le pantagruel le gratte si fort qu'il ne peut parler. » — « A-t-il point le pantagruel? » demande, dans la Sottie du Roy des Sots, Sottinet parlant d'un personnage qui fait le muet, et le Roy des Sots répond : « On ne l'a jamais si cruel qu'il garde de parler aux gens. » L'un et l'autre sens de ce mot se retrouvent dans Rabelais; non pas que chez lui Pantagruel soit un diable, c'était au contraire « le meilleur petit et grand bon hommet qui onques ceignit espée »; mais il a pour arme contre les trois cents géants une barque pleine de sel, il tient à la gorge Thaumaste et l'écolier limousin, et il est le roi des Dipsodes, c'est-à-dire des altérés. Une sécheresse effroyable qui mit la France aux abois en 1531 ne fut vraisemblablement pas étrangère à l'inspiration du Panlagl'uel; le deuxième chapitre y fait longuement allusion.
Voyages en Italie
Rabelais avait à peine commencé la publication de ses écrits satiriques que la Sorbonne, sa plus terrible
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ennemie, le poursuivait déjà. Dans le courant de l'année 1533, elle avait fait mine de vouloir censurer un livre de la reine Marguerite de Navarre, le Miroir de l'ame pecheresse ; cet excès d'insolence ayant causé un certain scandale, le curé de Saint-André-des-Arcs déclara, au nom de la faculté de théologie, comme nous l'apprend Calvin dans une lettre latine datée du mois d'octobre, que l'ouvrage de la reine avait été simplement mis à part pour être examiné et qu'on n'avait tenu pour décidément condamnables que « l'obscène Pantagruel, la Forest d'amour et autres choses du même billon, ejusdem monetse ».
Au commencement de l'année suivante, Jean du Bellay, évêque de Paris, ambassadeur de France, le second des quatre frères avec lesquels Rabelais s'était lié à la Baumette, passa par Lyon se rendant à Rome. Il venait d'Angleterre, où François Ier l'avait chargé d'une importante mission : il s'agissait d'empêcher la rupture de Henry VIII avec le saint-siège. Ayant mené à bien la première partie de son ambassade, Jean du Bellay poursuivait son voyage pour la terminer. Il revit Rabelais avec grand plaisir; il goûtait fort non seulement ses écrits, mais sa personne, l'appelant omnium horarum hominem. L'ambassadeur du roi offrit à son ancien camarade d'études de l'emmener en qualité de médecin attaché à sa personne ; Rabelais accepta la proposition, avec quel empressement et quelle joie, nous le savons par une épître latine en tête d'une publication savante dédiée par lui à du Bellay cette année même.
Parcourir l'Italie, voir Rome, « capitale du monde », et la voir dans de telles conditions, en compagnie d'un grand personnage qui était en même temps un homme aimable et instruit; s'entretenir avec les érudits, par
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toutes les villes où il passerait, de certaines questions difficiles qui le préoccupaient depuis longtemps, de ambiguis aliquot problemath, quœ me anxiumjamdiu habebant; ensuite (ce qui se rapportait spécialement à son art), observer des plantes, des animaux, des substances pharmaceutiques qui manquaient à la France et qu'on disait abonder en Italie; enfin, faire de Rome avec sa plume une description aussi exacte, aussi claire que si on la voyait dessinée ou peinte : c'était un beau et ancien rêve, que Rabelais espérait enfin réaliser. Il avait amassé de longue date et il emporta dans son bagage une quantité de notes extraites des auteurs grecs et latins, farraginem annotationum ex variis utriusque linguæ auctoribus collectarn.
Malheureusement, ce premier séjour en Italie fut trop brusquement abrégé pour que le docte voyageur eût le temps de remplir aucune des parties de son programme. Du Bellay fut rappelé en France dès le mois d'avril, ayant échoué dans sa mission, malgré la rare éloquence dont il fit preuve et qui remplit d'admiration le souverain pontife et son conseil, au témoignage de Rabelais, présent à la séance du consistoire. Rien de nouveau et d'intéressant ne s'offrit à l'observation du botaniste, sauf un platane unique, à la Rizzia. L'archéologue eut un peu plus de satisfaction. Grâce à l'érudition qu'il possédait déjà par les livres, il apprit en peu de jours à connaître si bien tous les coins et recoins de la ville de Rome qu'il put dire, comme Juvénal, que personne ne connaissait mieux sa propre maison. Il commença une topographie de l'ancienne Rome, mais il interrompit bientôt son travail en apprenant qu'un antiquaire milanais, nommé Marliani, allait publier un ouvrage sur le même sujet. Cette nouvelle paraît l'avoir moins con-
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trarié que soulagé, au contraire, d'une grosse entreprise dont il sentait et redoutait le poids. Il se contenta, lors de son retour à Lyon, de donner une édition revue et corrigée de l'ouvrage de Marliani, Topographia antiguœ Romœ, et c'est à cette édition qu'il ajouta la dédicace latine à du Bellay, d'où ses biographes tirent les renseignements qui précèdent. J Un critique délicat, M. Emile Gebhart, a jugé utile de remarquer que Rabelais n'avait pas « le sens poétique », que les ruines de la ville éternelle ne lui inspirèrent ni aucune pensée philosophique, comme à Montaigne, ni aucune effusion du cœur, comme à Pétrarque, et il a opposé, non sans dédain, au moine défroqué de Fontenay les incomparables amateurs de beauté et d'élégance que la Renaissance multipliait alors à Florence et à Rome. Il est bien certain que Rabelais a porté en Italie, comme partout, la curiosité d'un savant plutôt que celle d'un poète et d'un artiste; mais un fait plus intéressant peut-être à constater, c'est que ce savant avait les yeux bien ouverts, c'est qu'il était doué du don de voir, peu commun chez les grands liseurs, et qu'en cela il ne ressemblait aucunement au type de l'érudit de bibliothèque, dont un historien d'Erasme nous a laissé une description applicable à presque tous les grands lettrés du XVIO siècle :
Il faut en prendre son parti avec la plupart des savants de la Renaissance, le sentiment archéologique leur manque aussi bien que celui de la nature. En traversant les Alpes, ils ébauchent des vers sur les ennuis de la vieillesse; arrivés à Rome, ils sont bien capables de se détourner de la place du Colisée et de couper court, pour être plus tôt rendus à la bibliothèque du Vatican ou à celle du cardinal Grimani 1.
1. Erasme, par Gaston Feugère.
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Tel n'était point Rabelais. Pour parler comme Montaigne, sa suffisance n'était pas pure livresque ; il est très évident qu'il voyait avec une netteté rare les choses de l'art et de la nature, et il n'est nullement prouvé qu'il fût incapable de les apprécier par leurs beaux aspects. Dans un chapitre de Pantagruel (IV, 11) il rappelle, pour s'en moquer, le jugement d'un moine qui, en véritable barbare du Nord, trouvait qu'il y avait à Florence trop de statues et pas assez de rôtisseries.
Il y a environ vingt ans 1, nous estions bien bonne compagnie de gens studieux, amateurs de percgrinité (voyages), et convoiteux de visiter les gens doctes, antiquités et singularités d'Italie. Et lors curieusement contemplions l'assiette et beauté de Florence, la structure du dome, la sumptuosité des temples et palais magnificques. Et entrions en contention qui plus aptement les extolleroit par louanges condigne& (nous luttions de louanges à qui mieux mieux), quand un moine d'Amiens, nommé Bernard Lardon, comme tout. fasché et monopolé, nous dist : « Je ne sçay que diantre vous trouvez icy tant à louer. J'ay aussi bien contemplé comme vous, et ne suis aveugle plus que vous. Et puis r Qu'est-ce? Ce sont belles maisons. C'est tout. Mais Dieu, et monsieur saint Bernard, nostre bon patron, soit avec nous, en toute ceste ville encorcs n'ayje veu une seule routisserie, et y ay curieusement regardé et considéré... Dedans Amiens,, en moins de chemin quatre fois, voire trois qu'avons fait en nos contemplations, je vous pourrois monstrer plus de quatorze routisseries antiques et aromatizantes... Ces porphyres, ces marbres sont beaux. Je n'en dis point de mal, mais les darioles d'Amiens sont meilleures à mon goust. Cesstatues antiques sont bien faites, je le veux croire; maispar saint Ferreol d'Abbeville, les jeunes bachelettes de nos pays sont mille fois plus advenantes.
Rabelais, de retour à Lyon, « siège de ses études », comme il le dit dans sa lettre à du Bellay, y reprit sans.
1. C'est la date donnée dans l'édition de 1552.
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doute son occupation principale, l'exercice de la méde- | cine. On peut placer ici, faute d'indications tout à fait 1 précises, deux faits importants de sa biographie au- thentique, la seule que nous ayons entrepris de raconter : le premier est une leçon publique d'anatomie qu'il lit sur le cadavre d'un pendu. De pareilles séances étaient j une fète scientifique assez rare à cette époque ; la per-J mission de disséquer des corps humains était difficile-1 ment accordée. A la fin du xive siècle, l'Ecole de Mont-1 pellier ne pouvait disséquer que deux cadavres par an; | cent ans plus tard, elle n'en disséquait pas encore une j demi-douzaine 1. Rabelais devançait André Vésale, qui f passe pour le fondateur de la science anatomique et J qui, âgé alors d'une vingtaine d'années, n'était guère 1 qu'au début de ses études. Une poésie latine d'Etienne 1 Dolet, faisant partie du recueil imprimé à Lyon en 1538, 1 consacre le souvenir de cette mémorable leçon d'anatomie. Le pendu est censé parler, et voici en gros ce qu'il dit :
En vain la Fortune ennemie a voulu me couvrir de honte .et d'opprobre; si j'ai péri d'une manière infamante, voilà qu'en un instant j'obtiens plus que personne n'eût jamais j osé espérer de la faveur du grand Jupiter. Exposé dans un 1 théâtre public, on me dissèque. Un savant médecin explique devant tous, à mon sujet, comment la Nature, mère des choses, a fabriqué le corps de l'homme, avec quelle beauté, J avec quel art, avec quelle parfaite harmonie. Un cercle nom- 1 breux m'environne et admire, en écoutant le professeur, les merveilles de l'organisation humaine.
L'autre fait, qu'il convient de rapporter approximativement à la même date, est la naissance d'un petit i Théodule Rabelais, fils de l'auteur de Pantagruel, qui
1. Rabelais médecin, par le docteur Félix Bremond, p. XII.
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mourut à l'âge de deux ans. L'existence de cet enfant n'est connue que depuis peu d'années ; elle nous a été , révélée par M. Rathery, dans l'excellente notice qui pré-
' cède sa seconde édition des œuvres de Rabelais : deux érudits de Toulouse l'avaient renseigné très explicitement sur ce point. Il existe en effet à la bibliothèque de cette ville un recueil manuscrit de poésies latines de Jean de Boyssonné, professeur de droit à l'université de Toulouse et ami de Rabelais, qui portait à ce maître une vénération affectueuse et qui l'appelle « le' tres docte et vertueux Boyssonné, l'un des plus suffisans qui soit huy en son estat 1 ». Dans ces poésies, les deux Rabelais, le père et le petit enfant, sont désignés avec une clarté qui ne peut laisser aucun doute, puisqu'ils sont nommés expressément en toutes lettres : « Lyon est sa patrie, Rabelais est son père. Qui les ignore tous deux ne connaît pas deux grandes choses en ce monde... » « Sous cet étroit sépulcre repose le petit Théodule, petit de corps, d'âge, de traits, mais grand par son père, ce personnage savant et versé dans tous les arts qui conviennent à un homme bon, pieux et honnête. Le jeune Théodule, s'il lui avait été donné de vivre, se serait approprié cette science et, de petit qu'il était, serait devenu grand à son tour. » Deux vers mystérieux semblent faire allusion aux caresses que l'enfant aurait reçues des plus grands personnages : « Moi qui repose sous cette tombe étroite, vivant j'ai eu des pontifes romains pour serviteurs. » Le bon Boyssonné devient tout à fait touchant et même édifiant lorsqu'il suppose entre le père et le fils un dialogue où l'un demande pourquoi, si jeune encore, renoncer aux
1.111, 29.
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joies de l'existence, et où l'autre répond que ce n'est point par haine de la vie qu'il l'abandonne, mais pour vivre éternellement avec le Christ.
Paul III, successeur du pape Clément VII, ayant donné à l'évêque de Paris, Jean du Bellay, le chapeau de cardinal, ce prélat reprit le chemin de Rome en
1535 et emmena de nouveau son médecin avec lui. La principale affaire de Rabelais, dans ce second voyage, fut de faire régulariser sa situation religieuse. Il adressa au pape une supplique pour apostasie, supplicatio pro apostasia, dans laquelle, après avoir confessé sa désertion de la vie monastique et son « vagabondage à travers le siècle », il demandait au souverain pontife une absolution pleine et entière, avec la permission de reprendre l'habit de Saint-Benoît, de rentrer dans quelque monastère de cet ordre et de pratiquer l'art de la médecine dans les limites imposées canoniquement aux religieux, c'est-à-dire à la condition de ne pas recevoir de salaire et de n'employer ni le fer ni le feu dans les opérations chirurgicales, citra adustionem et incisionem, pietatis intuitu, sine spe lucri. Rabelais se félicite, dans une lettre à l'évêque de Maillezais, d'avoir « expedié tout son affaire » sans avoir eu besoin d'y employer ni M. le cardinal du Bellay, ni M. l'ambassadeur *, bien qu'ils lui eussent gracieusement offert leurs services; car deux cardinaux italiens, qui l'avaient pris en affection, appuyèrent sa requête, et, le 17 janvier 1536, un bref du pape Paul III absolvait en ces termes l'auteur de Pantagruel, de Gargantua et du petit Théodule : « Voulant avoir égard au zèle pour la religion, à la science et à la littérature, à l'honnêteté de la vie et des mœurs,.
1. L'é'.êque de Mâcon.
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à tous les mérites et vertus qui vous recommandent, touché par vos supplications, nous vous absolvons, etc. » Un passage des lettres de Rabelais à l'évêque de Maillezais semble indiquer que Mgr Geoffroy d'Estissac l'avait chargé de solliciter pour lui le chapeau de cardinal. La chose n'a rien d'invraisemblable quand on voit le crédit et la considération dont Rabelais jouissait à Rome : le voyageur Thevet, qui se trouvait dans cette ville en même temps que lui, raconte, au tome II de sa Cosmographie, qu'un jour qu'il examinait, lui Thevet, des antiquités dans le jardin d'un seigneur romain, on l'injuria et le traita d'espion ; « mais, estant ledit seigneur adverty par Rabelais, qui a tant fait depuis parler de luy, de ma curiosité et voyages par moy faits, lors j'eu:; entrée de toutes farts 1 ».
Rabelais prit à Rome quelques leçons d'arabe et eut pour maître de cette langue l'évêque de Caramith, comme il nous l'apprend lui-même incidemment dans sa « Briefve declaration d'aucunes dictions plus obscures contenues au quatriesme livre des faicts et dicts heroïques de Pantagruel * ».
Ses lettres à l'évêque de Maillezais sont en français, et elles sont curieuses par l'absence même de tout ce que la curiosité attend d'écrits signés du nom de Rabelais. Dans cette correspondance, d'une certaine étendue, et qui comprend trois grandes lettres offrant chacune l'aspect d'un journal, je veux dire d'une relation faite jour par jour d'événements publics ou personnels, il n'y a absolument rien pour rire, pas un trait facétieux, pas un mot jovial. Redisons-le ici, dans toute la
1. Cité par M. Rathery dans sa Notice biographique sur Rabelais. *
2. Au mot. : Caladupes du Nil.
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correspondance latine ou française de notre auteur, rien n'est sur le ton de la plaisanterie, à l'exception d'un seul billet, court d'ailleurs et peu clair, daté « de Saint-Ay, ce premier jour de mars »,et adressé au grand bailli d'Orléans. Il faut évidemment admettre chez Rabelais une rare faculté d'abstraction : l'homme chez lui ne se confondait pas avec l'auteur; le savant se distinguait de l'écrivain comique; le personnage de la suite du cardinal du Bellay n'avait garde de compromettre sa haute situation par des paroles, des lettres, des actions dignes de Panurge. Cette remarque met à néant les légendes qui prêtent à un homme si habile et si grave au besoin des farces indécentes et ridicules, et elle peut servir à expliquer plusieurs choses : la contradiction qui éclate chez Rabelais entre le dérèglement de l'imagination et la prudence de la conduite ; les illustres-et puissants amis qu'il conserva sans avoir jamais fait rougir aucun d'eux de son amitié pour lui; l'impression plus forte que les contemporains reçurent de sa science que de sa verve bouffonne ; puis, au contraire, la facilité avec laquelle se répandit après sa mort la légende d'un Rabelais bouffon dans sa vie comme dans ses écrits, quand le souvenir de l'homme s'effaça de plus en plus dans la popularité croissante de l'auteur.
Rabelais à Rome entretient son grand correspondant de Vendée des événements généraux de la politique et de la guerre, notamment de l'attente où l'on était au Vatican de la visite de Charles-Quint, visite dont le pape se serait bien passé.
Monseigneur, je vous envoye un livre de pronosticz duquel toute ceste ville est embesoignée, intitulé de Eversione Europx. De ma part je n'y adjouste foy aucune. Mais on ne vit onques Rome tant adonnée à ces vanités et divinations,
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comme elle est de present... Je vous envoye aussi un almanacli pqur l'an qui vient... Davantage, je vous envoye le double d'un bref que le Saint Pere a decreté nagueres pour la venue de l'Empereur.
Le pauvre pape, maître d'une ville ruinée par le fameux sac des lansquenets en 1527, n'avait ni sou ni maille pour recevoir l'empereur avec pompe. Il commença par lui envoyer des légats pour le supplier de retarder sa visite de cinq ou six semaines, et il obtint en effet qu'elle fût remise à la fin de février. « Si j'avois, écrit Rabelais, autant d'escuz comme le pape voudroit donner de jours de pardon à quiconque le remettroit jusques à cinq ou six ans d'icy, je serois plus riche que Jacques Cueur ne fut onques. » On fit un nouveau chemin tout exprès pour l'entrée de l'empereur, car on voulait le faire passer (c sous les antiques arcs triomphaulx de Constantin, de Vespasian et Titus, de Numetianus et autres... Pour lequel chemin dresser et esgaler, on a desmoly et abattu plus de deux cens maisons, et trois ou quatre eglises raz terre. Ce que plusieurs interpretent en mauvais presage... C'est pitié de voir les ruines des eglises, palais et maisons que le pape a fait demolir et abattre pour luy dresser et applaner le chemin... Et n'est fait payement ny recompense (compensation) aucune es seigneurs d'icelles. » Loin d'indemniser les propriétaires, on leva de nouveaux impôts sur tous les habitants et jusque sur les porteurs d'eau.
La science botanique de Rabelais, frustrée dans ses attentes lors de son premier voyage en Italie, trouva mieux son compte dans le second. Nous le voyons expédier à Mme d'Estissac, mère de l'évêque, des graines et des plantes pour son jardin de Ligugé, avec grandes recommandations à l'adresse des jardiniers de se bien
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garder de semer les graines d'aussi bonne heure qu'en Italie, vu la différence des climats. Ils devront semer les salades deux fois l'an, à savoir en carême et en novembre; les cardes, aux mois d'août et de septembre; les melons, citrouilles et autres fruits du même genre, en mars ; il faudra avoir soin de les « armer de joncs et de fumier leger » les jours où on craindra la gelée. « Touchant les graines que vous ay envoyées, je vous puis bien asseurer que ce sont des meilleures de Naples, et desquelles le Saint Pere fait semer en son jardin secret de Belveder. » C'est ainsi que des fleurs, des salades, des légumes, indigènes ou acclimatés en Italie, furent, grâce à Rabelais, également cultivés en France. On lui attribue l'introduction de la laitue romaine, du melon, des artichauts, des œillets d'Alexandrie 1.
Notre savant médecin adressa, d'autre part, à Etienne Dolet la recette du mystérieux garum des anciens, à la fois sauce et remède, dont la composition était restée inconnue jusque-là. Dans une courte épître en vers latins, il déclare le garum incomparable pour rendre les forces et l'appétit, débarrasser de la pituite et relâcher le ventre.
Rabelais, qui envoyait de Rome en Vendée des paquets et des lettres, en recevait aussi de son correspondant. Il se montre très soucieux de toutes les précautions à prendre, de part et d'autre, pour que les expéditions se fassent par la voie la plus économique et la plus sûre. De Rome à Lyon, route sûre et port gratuit, car il met sa correspondance privée dans le grand paquet qui est pour les affaires du roi.
1. Discours de M. Drouyn de Lhuys à la Société d'acclimatation, cité par M. Rathery.
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Quand le courrier arrive à Lyon, il est desployé par M. le gouverneur. Lors son secretaire, qui est bien de mes amis, prend le paquet que j'adresse, au-dessus de la premiere couverture, au sire Michel Parmentier, libraire, demeurant à l'escu de Basle. Pourtant (c'est pourquoi) n'y a difficulté sinon depuis Lyon jusques à Poitiers. C'est la cause pourquoy je me suis advisé de le taxer, pour plus seurement estre tenu à Poitiers par les messagiers, sous l'espoir de y gaigner quelque teston. De ma part, j'entretiens toujours le dit Parmentier par petits dons que luy envoye des nouvelletés de par deça, ou à. sa femme, afin qu'il soit plus diligent à chercher marchands ou messagiers de Poitiers qui vous rendent les paquets... Je serois d'opinion que, la premiere fois que m'escrirez, mesmement (surtout) si c'est affaire d'importance, que vous escriviez un mot audit Parmentier, et, dedans vostre lettre, mettre un escu pour luy, en considération des diligences qu'il fait de m'envoyer vos paquets et vous envoyer les miens. Peu de chose oblige aucunes fois les gens de bien.
Rabelais tient beaucoup à ce point, car il y insiste de nouveau dans une autre lettre, recommandant encore à l'évêque d'envoyer à Parmentier, avec quelques mots de politesse, ou bien un « ese u sol, ou quelque autre piece de vieil or, comme royau, angelot ou salut ».
Lui-même, il a besoin des générosités de Geoffroy d'Estissac, et deux fois il y fait appel en toute simplicité :
Je suis contraint de recourir encores à vos aulmones. Car les trente escuz qu'il vous pleut me faire icy livrer sont quasi venuz à leur fin, et si (et pourtant) n'en ay rien despendu en meschanceté, ny pour ma bouche : car je boy et mange chez M. le cardinal du Bellay, ou M. de Mascon. Mais, en ces petites barbouilleries de depesches et louage de meubles de chambre et entretenement de habillement s'en va beaucoup d'argent, encores que je m'y gouverne tant chichement qu'il m'est possible. Si vostre plaisir est de me envoyer quelque lettre de change, j'espere n'en user que à votre service, et n'en estre ingrat au reste.
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Je ne sais trop sur quoi l'on s'est fondé pour dire que
Rabelais à Rome se montre « médiocrement informé des affaires politiques, exclusivement naturaliste, philologue et archéologue 1 ». Le fait est, au contraire, que la plus grande partie de ses lettres à Geoffroy d'Estissac est remplie des nouvelles d'Europe et d'Asie. Le correspondant de l'évêque lui expose le différend du sultan avec le Sophy, blâme la stratégie des Turcs, raconte leur défaite, puis leur revanche et la fuite des Perses de l'autre côté du Taurus; il lui donne le détail des événements qui se passent sur les côtes barbaresques, et, pour mieux faire entrer son lecteur dans le vif des questions du jour, il lui envoie le portrait de Barberousse avec un plan de Tunis et des villes maritimes des environs.
L'Italie, Rome, l'empereur et sa prochaine venue, le pape et la maison du pape sont naturellement ce qui l'occupe le plus, ce qui doit surtout intéresser l'évêque, son ami, et tout ce qu'il peut dire à ce sujet, il le dit ; mais il ne pouvait pas tout dire, comme nous en avertit cette petite phrase d'une de ses lettres où il regrette de n'avoir pas de chiffres convenus pour correspondre secrètement : « Faute de chiffre m'engarde vous en escrire davantage. » Rabelais se désintéressait si peu de la politique courante qu'il faillit une fois lui en cuire pour s'en être un peu trop mêlé. Etant de retour en France, soit après son premier, soit après son deuxième voyage d'Italie, il échangea avec ses amis de Rome quelques lettres aujourd'hui perdues. Une de ces lettres fut inter-
1. M. Moland, dans sa Vie de Rabelais, d'ailleurs très exacte et qui rectifie même et complète sur quelques points la Notice biographique de M. Rathery.
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ceptée par le cardinal de Tournon, dont le sourcil, à cette lecture,
Prit l'effroyable aspect d'un accent circonflexe.
Il n'osa, de sa seule autorité, faire mettre Rabelais en prison; mais il lui défendit de bouger de la ville de Lyon où il était, jusqu'à ce qu'il en eût référé au roi, et d'une plume frémissante d'indignation il écrivit au chancelier Du Bourg :
Monsieur, je vous envoie une lettre que Rabelezus escripvoit à Rome, par où vous verrez de quelles nouvelles il advertissoit ung des plus mauvais paillards qui soit à Rome ; je lui ay faict commandement que il n'eust à bouger de cette ville jusques à ce que j'en sceusse vostre volonté; et, s'il n'eust parlé de moy en ladite lettre et aussy qu'il s'advoue au roy et reyne de Navarre, je l'eusse faict mectre en prison pour donner exemple à tous ces escripveurs de nouvelles.
Vous m'en manderez ce qu'il vous plaira, remectant à vous d'en faire entendre au roy ce que bon vous en semblera 1.
A quel moment, à quel propos Rabelais retourna-t-il en France? Il dut accompagner ou suivre de près le cardinal du Bellay, qui partit précipitamment de Rome dans les circonstances suivantes. Charles-Quint avait fait son entrée triomphale à Rome, le 5 avril 1536. Trois jours après, il prononça « dans un consistoire tenu par le pape, en présence des ambassadeurs français, en présence des ambassadeurs de toutes les nations, cette fameuse harangue où, dans l'exaltation de son orgueil, il oublia sa dissimulation accoutumée, dévoila ses projets, vanta sa puissance et insulta pendant deux heures la France et son roi. Ce discours était à peine prononcé que
1. Document découvert par M. L. Paris aux Archives nationales.
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Charles-Quint s'aperçut que la passion l'avait emporté et chercha à réparer sa faute en persuadant aux ambassadeurs français, Velly et l'évêque de Mâcon, d'atténuer dans leurs dépêches la portée des déclarations qu'il avait faites. Le cardinal du Bellay se douta que le roi ne saurait point par eux l'exacte vérité. En rentrant chez lui, il écrivit tout au long la harangue de l'empereur; il avait des moyens mnémotechniques pour retenir les plus longs discours qui étaient prononcés devant lui. Cela fait, il sortit de Rome sous un déguisement, prit la poste et arriva huit jours après à Paris 1. »
Voyages en France
Nous arrivons à une période passablement confuse de l'existence de Rabelais, où la confusion a en partie pour cause ses nombreux et continuels voyages. Jamais on ne vit médecin moins sédentaire; un biographe remarque que même aujourd'hui, avec nos moyens de locomotion autrement faciles qu'au xvie siècle, une humeur aussi nomade serait encore l'exception. Mais il faut considérer qu'au xvic siècle les savants et les curieux avaient pour se déplacer un meilleur motif qu'aujourd'hui, justement parce que, les communications n'étant pas si faciles, les sources d'information étaient moins multipliées et moins banales.
Après tout le tracas que Rabelais s'était donné à Rome pour faire régulariser sa situation religieuse, on se serait attendu, aux termes de sa supplique et de la bulle du pape, à le voir, dès son retour en France, entrer dans un couvent de bénédictins et commencer par
1. Louis Moland.
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reprendre l'habit monacal, quitte à se transporter ensuite où bon lui eût semblé, mais en qualité de religieux, pour l'exercice charitable de la médecine. Cependant il continua à « vagabonder à travers le siècle » en habit séculier, et il ne paraît pas avoir jamais repris le froc du moine.
Dans l'hiver de 1337 il est à Paris, où il assiste à un banquet de poètes et de savants donné en l'honneur d'Etiehne Dolet. Cet imprimeur célèbre, poursuivi à cause d'un meurtre qu'il avait commis à Lyon, le 31 décembre 1536, s'était enfui et rendu à la cour pour solliciter sa grâce du roi François Ier. Il l'avait obtenue, et dans ce Paris où il devait être brûlé dix ans plus tard comme hérétique, ses amis fêtaient joyeusement sa délivrance. Dolet nous a laissé la relation de ce banquet digne de mémoire dans des vers latins adressés au cardinal de Tournon, celui-là même qui eut un jour bonne envie de faire goûter de la prison à Rabelais :
Là prennent place ces hommes qu'on a nommés avec raison les lumières de la France : Budé, le premier de tous par la science; Bérauld, à l'esprit supérieur, à la parole facile; Danès, illustre par les connaissances les plus variées; Toussaint, surnommé la bibliothèque vivante; Macrin, pour qui l'art des vers n'a point de secrets; Bourbon, riche également des trésors de la poésie; Voulté, qui donne au monde savant de si belles espérances; Marot, ce J/aro français, qui a le souffle divin de l'inspiration poétique; enfin François Rabelais, l'honneur de la médecine, qui peut, les rappelant des portes du tombeau, rendre les morts à la lumière,
Franciscus Rabelæsus, honos et gloria certa Artis PseoniEe, qui vel de limine Ditis Exstinctos revocare potest et reddere luci.
M. Rathery, auquel j'emprunte la plupart des termes de cette traduction, cite aussi, d'après Dolet, les propos
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des convives, en remarquant qu'ils ne ressemblent guère aux Propos des buveurs du cinquième chapitre de Gargantua :
Maints propos s'engagent entre eux; on passe en revue ce que les pays étrangers possèdent d'habiles écrivains :
Erasme, Melanchton, Bembo, Sadolet, Vida, Jacques Sannazar; on salue tour à tour chacun de ces noms par des acclamations bruyantes.
Le 22 mai de la même année, Rabelais atteste de sa main, sur le registre des actes de la faculté de médecine de Montpellier, qu'il vient d'y obtenir le grade de docteur. Il avait alors environ quarante-cinq ans. Il n'avait pas attendu la consécration officielle pour prendre le titre de docteur et de médecin omnibus numeris absolutissimi. Il s'intitule docteur non seulement dans ses almanachs de 1533 et de 1535, mais, témérité plus étrange, dans sa Supplicatio pro apostasia 1. Quant à l'acte de licence, il n'a jamais été produit : ce qu'on explique par ce fait que, les thèses de licence en médecine étant ordinairement discutées dans la chapelle Saint-Michel de l'église Notre-Dame-desTables, et le grade étant conféré par l'évêque dans son palais épiscopal, le document relatif à Rabelais avait dû figurer soit dans les archives de cette église, qui sont aujourd'hui détruites, soit dans celles de l'évêché, qui ne renferment plus rien d'antérieur au XVIIIe siècle.
Le nouveau docteur passa le reste de l'année 1537 à
1. Dans un article du Progrès médical, 1er avril 1882, M. Turner rectifie ici une petite inexactitude de M. Rathery, notre guide principal : le titre de docteur est mentionné, non pas précisément dans la supplique de Rabelais, mais dans le bref du pape en réponse à cette supplique. En ce cas, c'est le pape seulement qui s'est trompé; mais qui l'a induit en erreur?
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la faculté de Montpellier, où il interprétait les Pronostics d'Hippocrate d'après le texte grec. « Nous nous sommes arrêtés à Montpellier, écrit Jean de Boyssonné à Maurice Scève dans une lettre latine inédite conservée à la bibliothèque de Toulouse, et nous y avons entendu Rabelais expliquant Hippocrate devant un nombreux auditoire. » L'année suivante, comme les registres en font foi, il reçut du doyen Jean Schyron un écu d'or pour salaire d'un cours d'anatomie.
Ayant quitté Montpellier au cours de l'année 1538, Rabelais exerça la médecine dans plusieurs villes du Midi, notamment à Narbonne et à Castres, ce qui n'empêcha pas Lyon, « l'opulente cité », de le revoir, Lyon « où sont tes pénates et ta paisible résidence ». Ces expressions se trouvent dans une ode latine « à François Rabelais de Chinon, médecin très habile », par Salmon Macrin, secrétaire du cardinal du Bellay, un des convives du banquet parisien d'Etienne Dolet. Ce poète loue en petits vers élégamment tournés non seulement les connaissances encyclopédiques du savant, ce qui est le refrain général de l'époque, mais aussi les cures merveilleuses du médecin, « qui eurent pour témoins Paris, Lyon, Narbonne et les rivages de l'Aude », ainsi que la grâce piquante et le sel attique du compagnon aimable, sales acutos et lep 0 J'cs atticos. Un autre versificateur latin du temps et un autre convive d'Etienne Dolet, Nicolas Bourbon, en priant Rabelais de saluer de sa part des amis communs, tels que Mellin de Saint-Gelais et Guillaume du Maine, abbé de Beaulieu, qui fut précepteur des enfants de Budé et de François Ier, ajoute un nouveau document authentique à ceux qui nous ont déjà fait voir quelles étaient l'étendue et la qualité de ses relations.
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Le cardinal du Bellay était abbé de Saint-Maur, prèsj de Paris; l'abbaye de Saint-Maur appartenait à l'ordre de Saint-Benoît, et c'est elle, sans nul doute, que Rabe-ij lais avait en vue lorsqu'en 1536 il demandait au pape l d'autoriser sa réintégration dans un monastère de; bénédictins. Faut-il supposer, avec M. Paul Lacroix, que du Bellay intervint pour mettre un terme aux excursions trop lointaines et trop multipliées de son médecin particulier et pour le rappeler à l'observance de la règle? Les faits ici manquent de précision comme les dates; mais c'est probablement vers 1539 que Rabelais alla s'installer ou, pour mieux dire, faire acte de présence à Saint-Maur. Tout, à ce moment, lui était favorable, les circonstances comme les hommes. L'abbaye de Saint-Maur venait, à la sollicitation du cardinal, son abbé, d'être sécularisée et transformée en collégiale par le souverain pontife; les moines se trouvaient élevés au rang de chanoines. Il y avait bien ici, dans le cas de Rabelais, une petite ou même une grosse difficulté, puisque depuis quinze ans il n'était plus moine et qu'il ne l'était pas redevenu à temps pour profiter de la bonne fortune échue au monastère; mais que n'obtienton pas quand on a pour amis, à Paris et à Rome, des évêques et des cardinaux? Rabelais en fut quitte pour rédiger une nouvelle supplique au pape, dans laquelle il lui demandait, avec l'absolution de tous ses péchés : 1° l'autorisation de prendre possession de son canonieit et de jouir de tous les droits et bénéfices attachés à la position de chanoine; 2° la permission d'exercer librement la médecine sans aucune des conditions restrictives mentionnées dans la supplique précédente. Tout lui fut accordé sans peine.
Si, depuis sa sortie du couvent de Fontenay, Rabelais.
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n'avait guère cessé de courir peu canoniquement de lieu en lieu, on ne s'attend point à le voir rester en place et se confiner dans le chapitre de Saint-Maur, dès qu'un bref du pape lui donnait régulièrement la clef des champs. D'abord, à deux pas de l'ancien monastère, il entrait comme chez lui dans le magnifique château du cardinal, bâti par Philibert Delorme, sorte d'abbaye de Thélème, « lieu ou (pour mieulx et plus proprement dire) paradis de salubrité, amenité, sérénité, commodité, delices, et tous honnestes plaisirs de agriculture et vie rustique 1 ». De là il se rendait chez des alliés de la famille du Bellay, les d'Angennes, à Rambouillet, où le Guide Joanne indique aujourd'hui dans le parc une « grotte de Rabelais ». Il est vraisemblable qu'il fit plus d'un voyage à Chinon, sa ville natale, et qu'il revit chez eux ses anciens amis du Poitou et de la Vendée, à Poitiers, à Ligugé, à Fontenay. Il visitait aussi les deux plus jeunes frères du Bellay, dont l'un, René, était évèque du Mans, l'autre, Martin, lieutenant général en Normandie.
A la fin de l'année 1539, il entra comme médecin au service de l'aîné des frères du Bellay, Guillaume, seigneur de Langey, grand capitaine et brave guerrier, alors vice-roi du Piémont : voilà donc Rabelais parti pour Turin; il passa par Chambéry le 18 décembre, comme l'atteste une lettre de Boyssonné, qui venait d'être nommé conseiller dans cette ville, et il était à Turin aux mois de juillet et d'octobre 1540, ainsi qu'au mois de mars 1541, comme cela résulte de trois lettres bien curieuses qui lui furent adressées à ces trois dates par Pelicier, évêque de Narbonne, puis de Montpellier,
-et alors ambassadeur du roi à Venise.
1. Dédicace du livre IV à Mgr Odet, cardinal de Chastillon.
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Dans la première de ces lettres, le prélat ambassadeur commence par s'excuser d'avoir laissé un peu languir sa correspondance avec Rabelais; il est vrai qu'il n'avait pas grand'chose à lui apprendre, mais ce ne devrait pas être une raison pour rester « sans nouvelles l'un de l'autre ». Aujourd'hui il a de quoi l'entretenir; il vient lui demander son sentiment dans une question qui appartient à sa « profession et suffisance ». Mons. Philippus Saccus, président de Milan, a fait consulter les docteurs de Bologne et de Venise pour savoir si une fille qui vient de lui naître doit être tenue pour légitime. C'est le 26 octobre 1539, à quatre heures de la nuit avant la pleine lune, que le président « s'assembla la premiere fois avec sa femme ». Or, le 13 avril 1540, sa femme « luy a fait una picta piche ». Tous les docteurs « se travaillent » sur ce cas difficile. On cite Pline, Hippocrate, les Arabes, les Chaldéens et les Hébreux. Mais l'opinion de la majorité est que, si l'enfant est né viable et ne meurt point, il faudra le regarder comme ayant, non pas sept mois de gestation, mais bien neuf, « à la barbe del signor présidente ». « J'aurois bien plaisir », dit Pelicier en terminant, « que vous m'en mandissiez vostre ad vis. » Question digne, en effet, d'être soumise à l'auteur du chapitre 3 de Gargantua : « Comment Gargantua fut unze mois porté au ventre de sa mere. » C'est assurément grand dommage que la réponse de Rabelais soit perdue; mais si nous la possédions, seraitelle docte ou comique, plaisante comme son livre ou sérieuse comme ses lettres et tous ses autres écrits non pantagruéliques? Je parierais plutôt pour une consultation en forme et médiocrement divertissante de légiste et de médecin.
Les deux autres lettres de Pelicier recommandent à
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Rabelais, comme à un homme bien en cour et qui a l'oreille du roi, une importante affaire : l'acquisition de manuscrits hébraïques et syriaques pour la bibliothèque royale. Elles nous montrent aussi le savant prélat occupé à transcrire des livres grecs, particulièrement certains ouvrages de Galien, qui n'avaient pas encore été imprimés. Elles contiennent, comme la première lettre, la vive expression de l'amitié que ce grand personnage portait à son correspondant : « Je m'esbahis bien que nous sommes si longuement sans avoir aucunes nouvelles de vous, dont je suis entré en doubte que n'ayés quelque indisposition, que Dieu ne veuille. »
Guillaume du Bellay, en 1540, avait grand besoin de l'art de Rabelais : bien qu'il ne fùt âgé que de cinquantedeux ans, il était infirme et usé par les nobles fatigues d'une vie de soldat tout entière dévouée au service du roi. Cependant, il ne parait pas probable (lue Rabelais soit resté sans bouger à Turin, auprès du vice-roi du Piémont, jusqu'en 1543, année de la mort de ce brave. On suppose qu'il dut faire au moins quelques apparitions à Lyon pour surveiller les réimpressions des deux premiers livres de son roman, dont les éditions se succédaient avec rapidité. Il s'était fait aussi l'historiographe de son nouveau maître ; il écrivit en latin tout un ouvrage sur les entreprises militaires du seigneur de Langey pendant la troisième guerre de Charles-Quint contre François Ier; et, comme il avait appris dans Lucien « l'art et maniere d'escrire histoires », comme il jugeait de haut les historiens tels que Monstrelet, » plus baveux qu'un pot à moutarde », dont l'ambitieuse emphase rappelle la montagne d'Horace accouchant « d'une petite souris 1 »,
1. Ill, 24.
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il est permis de croire qu'il espérait un sérieux renom de cette œuvre latine. Elle est perdue, ainsi que sa traduction française en un volume in-8°, publié à Lyon en 1542, chez Sébastien Gryphe, sous ce titre : Stratagemes, c 'est-à-dire prouesses et ruses de guerre du preux et 1res célébré chevalier Langey, au commencement de la tierce guerre cesarienne, trad. du latin de Fr. Rabelais, par Claude Massuau.
A la fin de 1542, Guillaume du Bellay, « averti par ses espions d'une intrigue secrète de Charles-Quint contre François Ier, ne balança pas à partir sur-le-champ malgré son âge, ses infirmités, et la rigueur de la saison, pour informer le roi de ce qui se passait 1 ». Il voyageait en litière; mais il ne put aller au delà de Saint-Symphorien, entre Lyon et Roanne. La date et les circonstances de sa mort ont été rapportées par Rabelais, au Ille et au IVe livre de Pantagruel, avec une émotion qui donne de la gravité et de l'éloquence à son style :
Le docte et preux chevalier Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, mourut au mont de Tarare le 10e de janvier l'an 1543... Les trois et quatre heures avant son decès il employa en paroles vigoureuses, en sens tranquil et serain, nous predisant ce que depuis part avons veu, part attendons advenir (111, 21).
Il paraît que le départ de l'âme de ce héros fut précédé de grands troubles dans la nature et de « prodiges horrifiques ». « Je frissonne encore, dit Epistemon, et le cœur me tremble dedans sa capsule, quand je pense es prodiges tant divers et horrifiques lesquels vismes apertement cinq et six jours avant son depart. » Les sei-
1. Paul Lacroix, Notice historique sur la vie et les ouvrages de
Rabelais.
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gneurs d'Assier, Chemant, Massuau, etc. (suivent les noms de toutes les personnes, y compris Rabelais luimême, qui composaient l'escorte du seigneur de Langey) « et. tant d'autres amis, domestiques et serviteurs du defunt, tous effrayés se regardoient les uns les autres en silence, sans mot dire de bouche, mais bien tous pensans et prevoyans en leurs entendemens que de brief seroit France privée d'un tant parfait et necessaire chevalier à sa gloire et protection, et que les cieulx le repetoient (redemandaient) comme à eux deu par proprieté naturelle » (IV, 27).
Le plus docte et le plus copieux des anciens commentateurs de Rabelais, Le Duchat, rapporte, on ne sait sur quelle autorité, que Guillaume du Bellay légua en mourant à Rabelais une rente annuelle de cinquante livres tournois, qui devait lui être payée jusqu'au moment où il toucherait comme chanoine un revenu de trois cents livres au moins. Si le fait de cette disposition testamentaire est vrai, le pauvre grand homme ne léguait que des dettes, ayant dépensé toute sa fortune et au delà pour adoucir les souffrances d'une famine qui avait sévi en Piémont. Son frère, Martin du Bellay, a laissé des Mémoires où il raconte au prix de quels sacrifices le gouverneur avait fait venir de Bourgogne des blés qui descendaient le Rhône et qu'on débarquait sur la côte de Gênes.
Et le fit ledit seigneur à ses frais, ajoute Martin; de sorte que moy, qui suis son frere, en ay. payé depuis sa mort cent mille livres à un seul homme, en quoy il estoit en arriéré, mais il ne luy challoit (importait) la despense moyennant qu'il feit service à son prince '.
1. Cité par M. Moland.
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Est-ce pour se conformer au vœu du défunt et tenir lieu de la rente de cinquante livres qu'un autre frère de Guillaume, René du Bellay, évêque du Mans, conféra à Rabelais la cure de Saint-Christophe-du-Jambet, dans son diocèse? La supposition est probable*, et c'est un fait certain que Rabelais fut titulaire de cette cure, dont il touchait le revenu sans être obligé à résidence.
Apogée, éclipse et retour de fortune
Voici l'instant de sa plus haute fortune. Nous avons vu combien d'amis puissants il s'était faits parmi les premiers dignitaires de l'Eglise et de l'Etat. A cette liste imposante et continuellement accrue sans qu'on y remarque une seule défection, il faut ajouter deux noms nouveaux : Pierre Duchâtel, évêque de Tulle, lecteur de François Ier, et le président de la cour du parlement de Turin, François Errault, sieur de Chemant, qui venait d'être nommé garde des sceaux. A la nouvelle de cette nomination, Boyssonné écrivit de Chambéry à Rabelais, « le dixieme jour des calendes de juillet 1543 », une lettre latine pour le féliciter, sentant bien tout ce que pourrait avoir de précieux pour l'auteur de Pantagruel, en cas de péril ou de besoin, l'élévation à la première magistrature d'un ami récent qu'il avait connu dans la société de Guillaume du Bellay.
Sans rien retrancher de ce que Rabelais devait assurément aux seuls agréments de sa personne et de son esprit, à la seule aménité de son caractère, dans la formation de tant d'amitiés utiles, il convient sans doute d'en faire honneur aussi, dans une certaine mesure, à son habileté et à sa prudence. Il voulait, en riant, avoir son franc parler ; or il vivait à une époque
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où le seul fait de dire et d'écrire ce que l'on pensait était une témérité qu'on pouvait payer de la vie. Et il tenait essentiellement à ne pas être brûlé. Il ne maintient ses opinions que « jusqu'au feu exclusivement ». Aussi at-il grand soin d'éviter tout ce qui aurait pu lui procurer la mort glorieuse des Louis Berquin, des Anne Dubourg, des Jean Caturce, des Etienne Dolet, qui expièrent leurs hérésies sur le bûcher. Pas le moindre accès de fièvre dans son bon sens, comme il y en eut dans la tête folle de ce pauvre Bonaventure des Périers, qui, épouvanté de l'audace de ses obscurs écrits, n'attendit point le bourreau et se tua de peur. Mais, quand on voit une créature légère et sans conséquence, telle que Clément Marot, très sérieusement inquiétée, jetée trois fois en prison, exilée deux fois et finalement allant mourir à l'étranger comme une peste publique, il devient évident, pour ceux qui pourraient en douter encore, que Rabelais risquait quelque chose au métier d'écrivain satirique et bouffon. Il ne fut ni un martyr ni même un héros de la libre pensée, laissons les déclamateurs faire sonner ces grands mots; mais la simple vérité est qu'il joua un assez gros jeu, dans lequel son adresse consista à mettre beaucoup d'atouts de son côté, à quitter la partie et à se dérober quand l'adversaire devenait trop fort.
Après le coup d'audace de ses deux premiers livres, imbus en plusieurs lieux d'hérésie calviniste, Rabelais, devenu plus timide ou plus prudent, en publia des éditions un peu atténuées, où il avait effacé quelques hardiesses compromettantes, notamment toutes les attaques nominatives contre la Sorbonne. Les mots Sorbonne, sorbonistes, sorbonicoles, sorbonagres, sorbonilJans, sorbonigenes, ainsi que les mots theologiens, lheo-
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logie, theologal, theologalement, sont partout remplacés par des équivalents plus ou moins heureux. Deux ou trois phrases sentant particulièrement l'hérésie sont biffées; c'est peu d'ailleurs dans le nombre. Des noms bibliques, des écrivains sacrés, mêlés à de trop gais propos, font place à des noms mythologiques et à des écrivains profanes. Les rois de France sont aussi traités avec plus de respect ; ils cessent d'être « stupides » et ne sont plus que patients à l'excès devant les émeutes populaires (I, 17); Epistemon, descendu aux enfers, n'y rencontre plus les prédécesseurs de François Ier travaillant à quelque humble métier pour gagner leur misérable vie (II, 30) ; et le petit Gargantua n'ose plus donner l'épithète de royal au torchecul dont l'invention découvre son esprit merveilleux (I, 13). L'imprimeur Etienne Dolet s'étant permis de rétablir quelques-uns des passages effacés par l'auteur, celui-ci, inquiet pour sa propre sûreté, oublia que l'imprudent était son ami, qu'il ne courait pas moins de risques que lui-même, et le désavoua très rudement.
En 1545, Rabelais obtint sans peine du roi François Ier un privilège pour l'impression de son troisième livre. Il n'est pas impossible, étant si bien en cour, qu'il en ait lui-même rédigé le texte, où les deux premiers livres sont loués comme non moins utiles que delectables, et où le troisième est présenté comme devant servir- aux progrès des bonnes lettres et de l' érudition en France.
Ce troisième livre, que Rabelais, jetant enfin le masque du pseudonyme ou de l'anagramme, signe ouvertement de son nom, est le point culminant de son génie comme de sa fortune. L'auteur renonce fort heureusement au programme fantastique annoncé dans le dernier chapitre du livre II : « Comment Pantagruel trouva la pierre
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philosophale, comment il passa les monts Caspies, naviga par la mer Atlantique, desfit les Cannibales, espousa la fille du roy des Indes, combattit contre les f diables, jetta Proserpine au feu, visita les regions de la lune, etc. » Il s'installe en pleine humanité, et, à propos de la petite question qui tourmente Panurge en velléité de prendre femme : Serai-je point cocu? il consulte les dés et les songes, il interroge et passe en revue successivement un poète, un charlatan, une sibylle, un muet, un astrologue, un théologien, un philosophe, un médecin, un légiste, un fou, agrandissant le sujet à l'infini et disant son mot sur toute chose. C'est le triomphe d'un art supérieur de faire ainsi quelque chose de rien; à ce canevas léger, si admirablement brodé et rempli, viennent s'ajouter d'ailleurs de beaux et graves chapitres sur la colonisation, le mariage, la puissance paternelle, l'intrusion des religieux dans les familles, qui ouvrent et ferment le troisième livre non sans grandeur ni sans éloquence. Plus tard, dans le quatrième livre, où surabondent encore les morceaux excellents, on sent parfois, à l'inverse du troisième, que l'art n'est plus supérieur ni même égal à la matière; l'auteur ne tire pas toujours le meilleur parti du procédé commode qu'il emploie pour varier ses satires et ses tableaux (l'interminable navigation de Pantagruel à travers des îles inconnues), et, si quelques-unes de ses allégories sont piquantes, il y en a beaucoup d'insipides.
Rabelais, possesseur d'un privilège royal qui fermait la bouche à ses ennemis, laisse éclater et déborder sa joie avec de véritables cris de triomphe, à la fin du prologue de son troisième livre, publié en 1546 : Arrière, cagots! Aux ouailles, mâtins! Hors d'ici, cafards, canaille au diable! Hors de la carrière! hors
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de mon soleil!.. L'auteur des livres pantagrueliques gardait naturellement, sans avoir l'âme méchante, contre la gent des « calumniateurs », des « diables engipponnés )), un sentiment pareil à celui qu'on a toujours eu pour la vipère cachée sous l'herbe et qui peut mordre ; ce n'est pas à moitié qu'il les haïssait, « les traistres qui regardent par un pertuys, les cagots, escargots, matagots, hypocrites, caffars empantouflés, papelards, chattemites, patespelues, et autres telles sectes de gens qui se sont desguisés comme masques pour tromper le monde 1 ». « Iceux fuyez, abhorrissez et haïssez autant que je fais, nous disait-il déjà dans l'épilogue du livre II, et vous en trouverez bien sur ma foy. » C'est à eux, avant tous autres gens indignes, qu'il avait interdit aussi l'entrée de l'abbaye de Thélème.
Les diables enjuponnés répondirent au défi de Rabelais par un rugissement de fureur. La Sorbonne essaya d'opposer sa censure à l'approbation royale. Elle aurait bien voulu découvrir dans le nouvel ouvrage quelque trace de l'hérésie de Calvin. Mais la tendance calviniste, si marquée dans les deux premiers livres, s'efface au livre III, bien que Rabelais ne se retourne pas encore formellement contre les « imposteurs de Geneve» (IV,32). Ce qu'elle put trouver de plus scandaleux, c'est une équivoque sur le mot âme trois fois répétée dans la même page par la substitution de l'n à Y m : « Son asne s'en va à trente mille charretées de diables » (III, 22). François Ier, naturellement, avait donné son privilège de confiance et sans lire le manuscrit; il voulut connaître l'ouvrage que la Faculté de théologie lui dénonçait comme abominable. Le bon évêque de Tulle, Pierre
1. 11, 34; 1, 54; ancien prologue du livre IV.
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Duchâtel, son lecteur ordinaire, régala ses oreilles de ces pages joyeuses, et le roi en rit de tout son cœur.
Rabelais a conté lui-même cette histoire : « La calumnie de certains cannibales, misanthropes, agelastes 1, avoit esté si atroce qu'elle avoit vaincu ma patience... L'une des moindres injures dont ils usoient, estoit que mes livres estoient farcis d'hérésies : ils n'en pouvoient toutefois exhiber une seule : de folastries joyeuses, hors l'offense de Dieu et du Roy, prou (c'est le subject et theme unique d'iceulx livres); d'heresies, point. » Le défunt roi François, d'éternelle mémoire, fut averti de ces calomnies, (e et curieusement ayant, par la voix et prononciation du plus docte et fidele anagnoste 2 de ce royaume, ouy et entendu lecture distincte d'iceux livres miens... n'avoit trouvé passage aucun suspect. Et avoit eu en horreur quelque mangeur de serpens, qui fondoit mortelle heresie sus un N mis pour un M par la faulte et negligence des imprimeurs » (Dédicace du IVe livre à Mgr Odet de Chastillon).
La maladie mortelle de François Ier, en 1547, fit passer un nuage gros de menaces sur le gai soleil de Rabelais, et l'on vit bien, à cette occasion, quel homme de prévoyance et de précaution il était. Il n'attendit point un changement de règne et de politique pour mettre sa personne en sûreté : il s'enfuit à Metz, ville impériale. Le mot de fuite n'est pas trop fort, car il y eut dans son départ une précipitation attestée par des documents authentiques, deux lettres au cardinal du Bellay, l'une en latin, de Jean Sturm, recteur du Gymnase de Strasbourg, l'autre en français, de Rabelais lui-
1. Ennemis du rire.
2. Lecteur.
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même. Jean Sturm écrivait de Saverne : « Le malheur des temps a chassé Rabelais de France (tempora Rabelaesum ejecerunt e G allia). Il n'est pas encore venu ici. Je sais qu'il s'est arrêté à Metz, car il nous a envoyé de là ses salutations. Je l'assisterai en tout ce qui me sera possible quand il arrivera chez nous. » Et Rabelais écrivait de Metz à son ancien et fidèle protecteur:
Monseigneur, si vous n'avez de moy pitié, je ne sache que doive faire, sinon en dernier desespoir m'asservir à quel-. qu'un de par deça, avec dommage et perte evidente de mes estudes.
Il proteste qu'il n'est pas possible de vivre plus frugalement qu'il ne fait, et tout ce qu'il demande, c'est si peu que ce soit « de tant de biens que Dieu a mis en main » du cardinal, afin de « vivoter et s'entretenir honnestement », comme il a fait jusqu'alors, pour l'honneur de la maison qu'il servait avant son départ de la
France.
Quelle qu'ait été la réponse de Jean du Bellay à ce cri de détresse, Rabelais fut obligé de « s'asservir à quelqu'un de par deçà ». Il résulte en effet de l'enquête faite par des érudits lorrains qu'il était en 1547, pour un temps dont on ne connaît pas exactement la durée, médecin salarié de la ville de Metz, aux gages de 120 livres par an.
Au mois de février 1549, nous le trouvons, pour la troisième et dernière fois, à Rome, avec le cardinal du Bellay,quis'y était réfugié lorsque l'avènement de Henri II ruina sa fortune politique et fit passer le pouvoir aux mains du cardinal de Lorraine,. son ennemi. La faveur royale accordée aux Guises semblait présager une recrudescence du fanatisme religieux, et en effet on vit paraître à cette époque un pamphlet écrit en latin contre
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certaines publications dangereuses pour la piété et pour la foi, où Rabelais surtout était attaqué avec la dernière violence. Cette diatribe, sous forme de dialogue, avait pour titre Theotimus, du nom d'un des interlocuteurs, et pour auteur un moine tourangeau, Gabriel de Puits-Herbault. Il n'y aurait pas même à jeter les yeux sur les injures coutumières d'un factum de ce genre, s'il n'offrait pas cette particularité intéressante d'être le premier document contemporain où Rabelais soit représenté avec le masque bachique dont devait l'affubler bientôt une sotte et incorrigible légende confondant les mœurs réelles de l'auteur avec les inventions joyeuses de son livre. Des ennemis avérés de Rabelais ont seuls fait peser sur lui de son temps ces charges ridicules, que contredisent tous les autres témoignages. Après le pamphlet de Puits-Herbault, le second document de l'époque dépeignant Rabelais comme un ivrogne et comme un goinfre est la platitude rimée que Ronsard composa sur lui en manière d'épitaphe sept ans après sa mort; mais Ronsard n'aimait pas Rabelais.
« Au troisieme jour de fevrier MDXLIX, entre trois et quatre heures du matin, nasquit, au chasteau de SaintGermain en Laye, Louis, duc d'Orléans, fils puisné du tres chrestien roy de France Henry de Valois, second de ce nom, et de tres illustre madame Catharine de Medicis, sa bonne espouse 1. » Cette nouvelle, qui courut à Rome le jour même par une de ces communications mystérieuses où l'on croyait sentir l'influence des anges gardiens ou des esprits de l'air2, reçut un commence-
1. Première phrase de la Sciomachie.
2. Rabelais note le prodige avec admiration : « Chose prodigieuse et admirable... sus laquelle les Platoniques ont fondé
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ment de confirmation sept jours après par des courriers a! venus de Lyon et de Ferrare, et fut enfin apportée offi- i ciellement le 1er mars au palais du seigneur d'Urfé, | ambassadeur de Sa Majesté.
L'occasion était bonne pour le cardinal du Bellay, et i subsidiairement pour Rabelais, son médecin et son ami, de rentrer en grâce auprès de la nouvelle cour par un grand déploiement d'enthousiasme et de zèle en l'hon- neur de la royale naissance. Le cardinal, « pour declarer t'exces de son alaigresse », résolut de « faire, quoy qu'il J constat, quelque chose spectable non encores veue en \ Rome de nostre memoire », et il prit l'initiative de fêtes tout à fait extraordinaires organisées dans son propre palais avec le concours de l'ambassadeur de France et de quelques seigneurs italiens. Le médecin du cardinal, oubliant la guerre qu'il avait faite à la superstition dans ses almanachs, oubliant aussi les sages conseils de Gargantua à Pantagruel son fils : « Laisse moy l'astrologie divinatrice et l'art de Lullius comme abus et vanités », tira l'horoscope de l'enfant et se trompa d'ailleurs comme un simple charlatan; car il lui prédit de grandes destinées « en matiere de chevalerie et gestes heroïques, si une fois il eschappe quelque triste aspect en l'angle occidental de la septieme maison » : or le nouveau-né mourut au berceau. Rabelais, en outre, rédigea le récit des fêtes où du Bellay jouait le rôle d'imprésario, et il l'adressa, peutêtre sur le conseil, certainement du plein gré de sonmaître, « à monseigneur le reverendissime cardinal de
Guise».
la participation de divinité es dieux tutelaires, lesquels nos theologiens appellent anges gardians. » lbid.
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1 Ce récit, imprimé à Lyon la même année, figure dans les œuvres de Rabelais. Il est intitulé la Sciomachie, mot igrec dont notre auteur donne lui-même cette explication : « simulacre de bataille », et qui désigne la fête tout 'entière par le nom de son principal divertissement.
1 La petite guerre devait avoir lieu « tant par eau que par terre »; mais le combat sur l'eau (naumachie) « fut 'obmis, à cause d'une horrible crue du Tybre... comme ivous savez que c'est un des plus inconstans fleuves du monde, et croist inopinément, non seulement par esgoutz ides eaux tombantes des montagnes à la fonte des neiges... mais encore par les vents austraux qui, soufflans droit en sa boucque près Hostie, suspendans son cours et ne luy donnans lieu de s'ecouler en la mer... le font enfler et retourner arriéré, avec miserable calamité et vastation des terres adjacentes ».
La Sciomachie, pas plus que les autres écrits non pantagrueliques de Rabelais, ne nous fait voir chez lui l'amuseur; car il n'était rien moins qu'un de ces bouffons de société ayant le mot pour rire à propos de tout et hors de propos; mais le narrateur est amusé, comme l'aurait été à sa place Froissart, par le spectacle qu'il a vu et qu'il raconte, et son style, un peu trop encombré de richesses, a d'assez brillantes qualités de couleur et de mouvement. Ses yeux grands ouverts, curieusement attentifs, voient les objets avec une netteté parfaite ; s'il ne réussit pas toujours à nous les montrer aussi bien qu'il les voit, c'est parce que ses descriptions, surchargées de détails, veulent être aussi complètes, aussi minutieuses que sa vision :
Soudain entra, par le costé droit du bas de la place, une compagnie de jeunes et belles dames richement atournées, et vestues à la nymphale, ainsi que voyons les nymphes par
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les monumens antiques. Desquelles la principale, plus eminente et haute de toutes autres, representant Diane, portoit sus le sommet du front un croissant d'argent, la chevelure blonde esparse sus les espaules, tressée sus la teste avec une guirlande de laurier, toute instrophiée de roses, violettes, et autres belles fleurs ; vestue, sus la sottane et verdugalle, de damas rouge cramoisi à riches broderies, d'une fine toile de
Cypre toute battue d'or, curieusement pliée, comme si fust un rochet de cardinal, descendant jusques à my jambe, et, par dessus, une peau de leopard bien rare et precieuse, attachée à gros boutons d'or sus l'épaule gauche.
Les fêtes durèrent plusieurs jours. Il y eut, avant la petite guerre, un combat de taureaux, diverses passes d'armes comiques et sérieuses, une mascarade mythologique. Le combat de terre eut lieu le 14 mars sur la place Saint-Apostolo, devant le palais du cardinal, avec un plein succès et un concours immense de toute la population de Rome et des environs, « de mode que, non les palais, maisons, loges, galeries et eschaffautz seulement estoient pleins de gens en bien grande serre, quoy que la place soit des plus grandes et spacieuses qu'on voye, mais aussi les toits et couvertures des maisons et eglises voisines ». Le peuple ravi criait : Vive France! vive Orléans ! vive Paris ! vive Bellay ! Le soir, un banquet fut servi au palais du cardinal, si magnifique et si somptueux, qu'il effaçait « les celebres banquets de plusieurs anciens empereurs romains et barbares ».
Je ne parleray point du nombre et rares especes des poissons icy servis, il est par trop excessif. Bien vous diray qu'à ce banquet furent servies plus de mille cinq cens pieces de four; j'entends pastés, tartes et dariolles. Si les viandes furent copieuses, aussi furent les beuvettes numereuses. Car trente poinsons de vin et cent cinquante douzaines de pains de bouche ne durerent gueres, sans l'autre pain mollet et commun.
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<" Après les Grâces, qui furent dites en musique, un chanteur déclama sur sa lyre une ode saphique en vers latins composée par le cardinal du Bellay 1. Puis il y i eut des danses de masques et de « matachins » qui ouvrirent le bal, pendant lequel les cardinaux et les ambassadeurs se retirèrent « en grande jubilation et contentement ».
Rabelais nota « deux choses insignes en ces tournoy et festin : l'une est qu'il n'y eut noise, debat, dissention ni tumulte aucun; l'autre, que, de tant de vaisselle d'argent, en laquelle tant de gens de divers estats furent ' servis, il n'y eut rien perdu ni esgaré ».
Grâce à son grand étalage de tous les sentiments d'un bon et fidèle sujet, maître François ne tarda pas à ( s'acquérir sous le nouveau règne d'aussi solides appuis que sous le règne précédent, et il put bientôt rentrer en
France « hors de toute intimidation ».
Il y donna, dès son retour, de nouvelles preuves d'une ' adresse politique qu'il devait sans doute à la fréquentation de tant de hauts personnages et qu'il avait pu affiner récemment encore au contact des diplomates
italiens. La cour de Henri II était divisée comme le royaume lui-même; bien que la maison de Lorraine y fût très puissante, la puissance ne lui appartenait pas sans partage : elle avait pour rivale en influence, pour ennemie en matière politique et religieuse, la maison de Châtillon. Sûr désormais de la protection des Guises, Rabelais eut soin d'adresser une partie de ses hommages à l'aîné des Chàtillons, le cardinal Odet, frère de l'amiral Coligny, et assez mauvais catholique, puisqu'il finit par embrasser ouvertement le calvinisme et par donner le
1. Imprimée à la suite de la Sciomachie.
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scandale d'un mariage public dans sa robe rouge : il fl lui dédia son quatrième livre. Cette dédicace valut à 3 l'habile homme un nouveau privilège, signé du roi et daté du 6 août 1550, « le cardinal de Chastillon estant \ present ». Le privilège de Henri II reproduit à peu j près les termes de celui de François Ier, mais en insis- i tant davantage sur le désaveu que fait l'auteur : 1° de certains livres où il n'est pour rien et qu'on lui attribue faussement, « à son grand desplaisir, prejudice et igno- minie » ; 2° des passages « depravés et desguisés » par les imprimeurs dans les livres qu'il reconnaît comme son ouvrage. En conséquence, Fauteur est expressément invité à supprimer les uns, s'il le peut, et à cor- riger les autres, en même temps qu'autorisé à mettre en vente la suite de son Pantagruel.
Les onze premiers chapitres du IVe livre avaient déjà paru en 1547 et 1548 à Grenoble et à Lyon, soit du fait de Rabelais essayant de sonder par ce moyen les dispositions de la nouvelle cour, soit contre son gré et par suite de quelque larcin d'imprimeur. Ils étaient précédés d'un prologue, dit ancien prologue du livre IV, dans lequel Rabelais remercie d'aimables seigneurs anonymes qui lui avaient envoyé, avec une lettre flatteuse où ils l'encourageaient à continuer la publication de son Pantagruel, un curieux flacon d'argent, ayant la forme d'un bréviaire.
0 gens de bien! je ne vous peux voir... Vous me donnez, quoy? Un beau et ample breviaire... A quel propos? J'en ay
(Dieu mercy et vous) des vieux et des nouveaux. Sur ce doubte, ouvrant ledit breviaire, j'apperceu que c'estoit un breviaire fait par invention mirifique, et les reigletz tous à propos, avec inscriptions opportunes. Donc, vous voulez qu'à prime je boive vin blanc; à tierce, sexte et none, pareillement; à vespres et complies, vin clairet... J'y donneray
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requeste... D'abondant (en outre), m'invitez à la continuation de l'histoire Pantagrueline, allegans les utilités et fruicts parceus en la lecture d'icelle, entre tous gens de bien... Voyez combien détestable est devant Dieu et les anges la calumnie des diables noirs, blancs... qui, voyans tout le monde en fervent appetit de lire mes escrits, les ont descriés et calumniés... les ont tollus (ôtés) es malades, es goutteux, es infortunés, pour lesquels en leur mal esjouir les avois faits et composés... Puisque possible n'est que de tous malades sois appelé, que tous malades je prenne en cure, quelle envie est-ce tollir es langoreux et malades le plaisir et passetemps joyeux (sans offense de Dieu, du roy, ni d'autre) qu'ils prennent, oyans en mon absence la lecture de ces livres joyeux?
I
if1 Le curé de Meudon
j$
Les « diables noirs et blancs », c'est-à-dire les religieux deI; divers ordres, avaient eu facilement l'avantage en 1548, moment d'éclipsé passagère pour la fortune de ,Ra.belais; ils étaient devenus moins arrogants en voyant le nouveau roi protéger leur ennemi comme son prédécesseur : mais quel ne dut pas être leur scandale _quand, le 18 janvier 1550, l'auteur de Pantagruel fqjtifnofrimé curé de Meudon !
I Le duc et le cardinal de Guise avaient récemment acheté 1%. terre et le château de Meudon, situés dans le
diocèse de l'évêque de Paris, Jean, cardinal du Bellay, auquel appartenait par conséquent la nomination du curé, mais qui ne fit pas celle-ci, on peut en être sûr, sans avoir l'agrément de tels paroissiens. Il venait justement de rentrer en France, dans l'espoir de ressaisir son ancienne influence politique ; ce voyage, sans succès pour lui-même, fut utile au moins à son vieil ami.
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Il ne paraît pas probable que Rabelais ait personnellement desservi la cure nouvelle dont la faveur des grands le faisait titulaire ; il dut en être de sa cure de Meudon comme de celle de Saint-Christophe-du-Jambet, où il était représenté par un vicaire et qui ne fut jamais pour lui qu'une bonne rente. On remarque, en effet, qu'au mois de juin 1551 le nouvel évêque de Paris, Eustache du Bellay, neveu de Jean et récemment substitué à son oncle, faisant sa première visite pastorale à Meudon, ne fut pas reçu par Rabelais lui-même, mais par son vicaire, Pierre Richard, et quatre autres prêtres. L'absence d'un curé nouvellement nommé, au moment d'une visite épiscopale, d'une première visite surtout, serait un peu étrange si ce curé avait eu des fonctions actives l'obligeant à la résidence.
Ce n'est point d'ailleurs que l'idée de Rabelais prêchant le dimanche, faisant le catéchisme, apprenant à lire aux petits enfants, et montrant le plain-chant à ses clercs, telle que l'a répandue une tradition suspecte par ce motif seulement. qu'elle est tardive, ait rien d'absurde et de choquant en soi pour ceux qui ont appris, par la vie même de notre auteur, à distinguer sa personne de son ouvrage. Ici au moins la légende a le bon goût de n'être pas en contradiction flagrante avec la notion qu'il convient d'avoir de sa physionomie et de son caractère d'après les parties authentiques de sa biographie. Nous le connaissons assez maintenant pour ne point douter qu'il fût homme à édifier ses ouailles d'un tout autre langage que celui dont il égayait ses malades. Rabelais en chaire (et nous savons qu'il a prêché, sinon comme curé de Meudon, au moins comme moine de Fontenay) ne devait pas avoir besoin de faire un bien grand effort contre sa nature pour garder plus
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de tenue et plus de gravité qu'Olivier Maillard et Michel Menot.
Curé actif ou purement titulaire, il a maintenant terminé ses grands voyages. Un peu las et vieilli, il se repose, soit à Paris, soit à Saint-Maur, soit à Meudon. On le voyait souvent au château des Guises. Dans une des visites qu'il y fit, il recueillit de la bouche du seigneur de Villandry un bon mot, qu'il introduisit en 1552 au chapitre onzième de son livre IV. On causait d'une des batailles de François Ier contre Charles-Quint, et le duc de Guise disait en se moquant qu'il n'avait pas vu Villandry au combat. « Par ma foi! j'y étais, riposta celui-ci, et en un lieu où vous n'eussiez pas osé vous trouver. » Le propos fut trouvé hardi par le héros de Metz, qui commençait à se fâcher tout rouge, quand d'un mot Villandry calma sa colère à la grande risée de toute la compagnie : « J'étais, dit-il, avec le bagage, où votre honneur ne vous eût pas permis de vous cacher comme je faisais. » C'est aussi à Meudon, chez les Guises, que Rabelais rencontra Ronsard et qu'ils « se picotèrent » tous deux Rabelais savait piquer en effet, et la vanité des poètes est proverbiale comme leur irascibilité. Le joyeux prébendier, bien en cour, à son aise, en. bon point, se permit peut-être de rire un peu du nouveau Pindare, assez famélique à cette époque, qui lui en garda rancune et se vengea comme on sait2.
1. Expression de Bernier, dans son Jugement sur les OEuvres de M. François Rabelais, 1697.
2. L' « Epitaphe d'ung bon biberon » ne saurait avoir la moindre valeur comme document sur Rabelais, puisque Ronsard, qu'aucun biographe n'a jamais taxé d'ivrognerie, est représenté luimême comme un ivrogne par un insulteur contemporain. L'auteur du Temple de Ronsard propose de faire un portrait en
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Le « curé de Meudon », comme on désigne souvent' Rabelais par périphrase, ne le fut pas pendant deux ans entiers. Le 9 janvier 1552, il résigna ses deux cures du diocèse de Paris et du diocèse du Mans. Le scandale, probablement, avait été tel parmi les catholiques ardents, qui auraient voulu, comme l'ardent calviniste Robert Estienne, brûler l'auteur avec l'ouvrage, que Rabelais dut faire cette concession à l'opinion publique, soit que ses amis lui eussent conseillé d'agir ainsi par prudence,» soit que ses puissants protecteurs eussent mis cette der-f nière et formelle condition à l'autorisation qu'il leum, demandait de publier son quatrième livre.
Ce livre parut enfin, dix-neuf jours après les deux; résignations, qui furent faites à la fois et dans les mêmeS: termes; mais la Sorbonne le censura aussitôt, et, le 1er mars, un arrêt du Parlement de Paris en suspendit la vente malgré le privilège du roi :
Attendu la censure faicte par la Faculté de theologie contre certain livre maulvais exposé en vente sous le titre de Quatrième livre de Pantagruel, avec privilege du roy..., la cour ordonne que le libraire sera promptement mandé en ycelle, et lui seront faictes defenses de vendre et exposer ledicL livre dedans quinzaine : pendant lequel temps ordonne la cour au procureur du roy d'advertir ledict seigneur roy de la
pied du poète, et dit comment ce portrait devra être exécuté par l'artiste :
La chappe, qui sera éparse sur ton dos,
Sera bordée autour de verres et de pois
Et de flacons aussi; le tout en souvenance
Que vivant tu auras fait un Dieu de ta panse,
Et pour nous avertir qu'il faut que ton tombeau
Soit orné quelque jour, pour urne, d'un tonneau.
Evidemment ce ne sont là que les lieux communs de la satire et les aménités de la polémique.
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censure faicte sur ledict livre par ladicte Faculté de theo- ogie, et lui en envoyer un double pour suyvre son bon plaisir.
Défense fut faite au libraire éditeur, mandé devant la cour, de vendre l'ouvrage « dedans quinzaine », sous peine de punition corporelle.
Au bout de quinze jours, ou peut-être d'un temps un
peu plus long (car le roi était parti en guerre contre les provinces austrasiennes), l'interdiction provisoire du Parlement fut levée par le bon plaisir de Henri II, rentré vainqueur dans sa bonne ville de Paris et probablement assez flatté des épitilètesde « grand, victorieux et triumphant », que Rabelais avait eu l'esprit d'ajouter à son nom au moyen d'un nouveau tirage de son prologue.
Le livre IV avait de quoi exciter la fureur des théologiens et des moines. Il est plus agressif que les précédents. A côté de chapitres, nombreux encore, qui sont demeurés les plus vivants comme les plus gais, où le grand rieur exerce sa verve comique sur les travers généraux de l'humanité, il y en a d'autres, en grand nombre aussi, où la satire devient trop particulière et où l'allégorie prend une transparence un peu froide pour nous; mais ce n'est probablement pas ceux qui passionnaient le moins l'opinion. « Hors l'offense de Dieu et du Roy », l'auteur n'épargne rien ni personne. S'il attaque
maintenant l'imposture genevoise, ce n'est pas pour ménager l'idolâtrie romaine ; il entend au contraire faire payer aux papistes par un redoublement de coups d'étriviëres la joie qu'ils éprouveront à voir les hérétiques cravachés, et, comme il est le philosophe de la Raison et de la Nature, il met dans le même sac tous les serpents du fanatisme : Andouilles de l'Isle Farouche et Quaresmeprenant, Papefigues et Papimanes, « Demo-
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niacles Calvins, Cagots et Papelars », avec les « enragés K Putherbes 1, Briffaulx, Caphars, Chattemittes, Canni- baies, et autres monstres difformes et contrefaits, en despit de nature » (IV, 32).
Rabelais, âgé d'une soixantaine d'années, mourut pendant la première vogue de son quatrième livre, probablement à Paris et probablement en 1553, car on rencontre à cette date, et peu après, deux documents qui parlent déjà de lui au passé.
La légende qui prête à l'auteur les traits de ses héros et qui prend à la lettre tous les propos joyeux de sa plume naquit presque aussitôt, grandit, courut partout, avec un succès facile à comprendre et dont nous serions bien naïfs de nous étonner le moins du monde. On avait vu se multiplier les anecdotes, les contes, les petits vers latins et français dans le goût de ceux de Ronsard, lorsqu'en 1587 un médecin poitevin, Pierre Boulanger, publia une longue épitaphe latine dans laquelle il réfutait à la fois les calomnies des adversaires et les louanges compromettantes de certains admirateurs : ï|
Epitaphe de François Rabelais
médecin très savant et très facétieux.
Sous cette pierre est couché le premier des diseurs de bagatelles. Il sera une énigme pour la postérité, car quiconque a vécu de son temps savait à quoi s'en tenir sur ce railleur connu de tous et aimé de tous. Peut-être voudrat-on voir en lui un bouffon, un farceur qui débitait des bons mots pour attraper de bons repas. Non, non, ce ne fut point un bouffon, ni un charlatan de place publique, mais un homme qui, grâce à la pénétration de son esprit d'élite,
1. Le moine Puits-Herbault, auteur du Theotimus.
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saisissait le côté ridicule des choses humaines,... un nouveau
Démocrite qui se riait des vaines terreurs, des espérances non moins vaines du vulgaire et des grands de la terre, ainsi que des labeurs anxieux qui remplissent cette courte vie.
Et pourtant on n'aurait su trouver un homme plus savant que lui, alors que, laissant la raillerie, il lui plaisait d'aborder les choses sérieuses. Sans affecter l'air rébarbatif d'un docteur, il en avait au besoin la solidité. S'agissait-il de résoudre les questions les plus difficiles, vous eussiez dit que la nature avait ouvert pour lui seul son sein mystérieux. Tout ce qu'ont produit la Grèce et l'Italie lui était familier, et ses discours éloquents frappaient d'admiration tous ceux qui n'avaient pas deviné le savant sous ses mordantes railleries et ses ironies magistrales 1.
Il sera une énigme pour la postérité. La Bruyère a répété ce mot dans un passage célèbre, où il met la critique au défi d'expliquer l' « énigme » consistant dans le mélange de la sagesse la plus haute et la plus exquise avec d'inexcusables « ordures ».
On a tenté des explications qui n'en sont pas, en voulant à toute force simplifier cette nature double, soit qu'on ait fait bon marché de l'homme et de l'écrivain graves pour ne voir obstinément que le bouffon jusque dans les nobles chapitres où Rabelais disserte avec tant d'éloquence et de poésie sur « la discession de l'ame des heros 2 » ; soit qu'on ait nié, au contraire, la réalité du fond cynique et travesti Rabelais en Solon contrefaisant l'homme ivre pour pouvoir sans péril dire la vérité. Si la première façon de résoudre le problème est une erreur, la seconde est une absurdité; elle nous demande de croire à une impossibilité littéraire et morale, la feinte
1. Traduction abrégée de M. Rathery.
2. IV, 26 et suivants. Le « bibliophile Jacob » voit dans ces beaux chapitres une raillerie à l'adresse de l'immortalité de l'âme!
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n'ayant jamais eu et ne pouvant avoir un tel accent de j sincérité. 1
Il est positif que Rabelais avait le talent de savoir en® toute circonstance prendre l'air et la physionomie qu'il voulait. « Je lui ai entendu dire, raconte un contempo- j rain 1, que, lorsqu'il s'apercevait que quelque grand sei- 1 gneur l'invitait à dîner dans l'unique but d'amuser ses j convives, il ne desserrait les dents que pour boire et j manger, choisissant avec un sérieux imperturbable les meilleurs morceaux et s'interdisant toutes les plaisanteries qui ailleurs s'échappaient sans effort de ses lèvres. » Le rôle n'était pas bien difficile à jouer, et Rabelais a fait mieux que cela toute sa vie, puisqu'il a su rester un personnage considéré, digne du rang que des prélats, des ambassadeurs, des princes lui offraient à l'envi auprès de leurs personnes et dans leur société. Il a écrit des livres savants et des lettres sérieuses; il a conduit des affaires délicates avec une adresse toute diplomatique; il a professé éloquemment la médecine; il a dit la messe ; il a prêché.
Faut-il conclure de là que le vrai Rabelais est celui qui est grave, et que l'autre, le bouffon, s'est affublé d'un masque? ou encore, faut-il ne voir dans les joyeusetés énormes de ses livres pantagruéliques que la seule application d'une aimable doctrine médicale sur le traitement des maladies par l'hygiène de la gaieté et du rire? Non, c'est un point de vue trompeur, où l'on pourrait, si l'on n'y prend garde, se laisser aisément séduire par mépris pour l'erreur vulgaire qui lui est opposée. La vérité est que Rabelais, quand il se livre à sa verve
1. Gautier Chabot, dans une note de son édition d'Horace, 1595, citée par M. Rathery.
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ICyniqUe, est spontané comme la nature même. On n'exécute pas avec cet entrain un programme choisi par calcul, arrêté de sang-froid. On ne parle pas avec celte (onction et cet amour du « benoist et desiré piot », sans s'inspirer du jus divin de « la purée septembrale ». Rachetais n'a pas ajouté, comme avec dédain et à regret, tune bordure sale à ses livres pour détourner le flair des i limiers d'hérésie; il étale complaisamment les immon-
Idices, parce qu'il se délecte de leur odeur, parce qu'il se réjouit de leur contact, parce qu'il aime à s'y vautrer.
Si ces malpropretés n'étaient qu'un accessoire, un coup de balai suffirait pour en débarrasser son œuvre, et l'on verrait alors apparaître ce Rabelais en « belle robe d'or, triumphante et precieuse à merveilles » que rêvent certains critiques et certains éditeurs. Mais Rabelais expurgé n'est plus Rabelais. Un Rabelais des dames, des familles, des académies, des écoles, est une contradiction dans les termes. S'il était possible de le décrotter, vraiment ce serait bien dommage. Il faut avoir le goût assez ferme pour reconnaître et assez hardi pour déclarer que dans ces « ordures » même, où La Bruyère ! et toute la critique à sa suite affectent de ne voir que « le charme de la canaille », le génie de l'inventeur comique, l'art et le style du maître écrivain éclatent aussi bien que partout ailleurs; pour peu que l'on me presse, je dirai : mieux qu'ailleurs.
L'énigme subsiste donc. Est-elle inexplicable? On en facilite au moins l'explication par un simple regard jeté d'abord en arrière sur les mœurs d'un siècle qui offre bien d'autres « énigmes » du même genre : la reine Marguerite, par exemple, auteur à la fois de contes égrillards et de traités mystiques. Rabelais usait d'une licence permise, qui pouvait passer pour abus aux yeux
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de certaines gens lisant ses œuvres dans un esprit hostile, mais qui ne scandalisait point, comme elle l'eût fait aujourd'hui, la généralité des lecteurs honnêtes. Il avait été moine et il était médecin : deux professions peu favorables à la culture délicate des tendres fleurs de la pudeur et de la modestie. Après la contrainte de son éducation première, une réaction avait eu lieu, et il jouissait de tout ce que produit l'ample sein de la bonne nature, avec l'ivresse d'un homme qui a couru le risque un moment de se voir réduit pour la vie à la portion congrue de l'ascète. Sa Majesté le Ventre, avec tous ses accessoires, occupe dans le domaine du comique et du rire une place de premier rang, centrale, prépondérante; il était naturel et juste que le ventre eût une fois son grand poète bouffon : si Rabelais n'avait pas été ce poète, un autre, à son défaut, aurait eu cet honneur.
Osons le dire, dans les mines et les effarements de la critique lisant Rabelais à grandes enjambées, ainsi qu'on traverse une place pleine de boue 1, il y a peu de sincérité. On dirait vraiment que les lecteurs hommes auxquels notre écrivain s'adresse exclusivement (il n'a cure des femmes, il nous l'a dit) ne tiennent jamais entre eux les propos dont ils font semblant de se scandaliser. Mais écoutez-les donc, au fumoir, après un dîner de cérémonie! Rabelais ne diffère d'eux que pour avoir eu la franchise — excusée par son siècle, excusée par ses deux professions, excusée par l'histoire de sa vie entière — de dire tout haut ce qu'ils disent à voix basse. Encore est-il plus innocent que la plupart des diseurs de bagatelles; car il ne sort jamais de la simple nature, et certains raf-
1. Expressions de Sainte-Beuve.
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finements dont s'amusent les imaginations corrompues n'ont aucun accès dans la sienne. Il plaisante en médecin joyeux et bien portant, qui connaît la vertu physique et morale d'un rire large et sain. Plus la gaieté de l'homme se rapproche de celle de l'enfant, plus elle est hygiénique pour l'âme et pour le corps. Le fumier de Rabelais fortifie la poitrine. L'énormité même de son impudeur naturelle, semblable à la candeur d'un gros bébé nu, lui ôte toute maligne influence, et il a pu, sans tromper en rien ses lecteurs, inscrire bravement ce petit vers au frontispice de tout son ouvrage :
Il ne contient mal ny infection.
Publication posthume du livre V
Rabelais laissait. en mourant les matériaux d'un cinquième livre, qui parut en 1564, deux ans après une première publication partielle.
Admettre un seul instant que l'édition imprimée a pu être conforme au manuscrit, c'est une supposition plus que hasardeuse, qui ne s'accorde point avec les mœurs littéraires d'un siècle où l'on ne respectait pas, comme aujourd'hui, l'intégrité du texte des auteurs et la propriété de leurs pensées. Si Rabelais, de son vivant même, a eu des imprimeurs' et des éditeurs infidèles, comment croire à leur fidélité quand il n'était plus là pour se plaindre? Le cinquième livre doit donc être tenu pour suspect avant tout examen, et il contient d'ailleurs des interpolations d'une matérielle évidence, telles que la mention d'un ouvrage de Scaliger, postérieur à la mort de Rabelais, qui nous interdisent de l'accepter comme authentique de tous points. D'autre part, quelques chapitres, plusieurs passages, moins peut-être parmi les
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n morceaux qu'on cite que dans le reste, ont bien la; saveur rabelaisienne, ce je ne sais quoi de bonhomme, de paterne, d'onctueux dans la plaisanterie grasse, qu'aucun de nos Gaulois ne nous fait goûter comme lei maître, et où son style n'est guère méconnaissable. Il s'ensuit qu'on ne peut pas plus rejeter qu'accepter cnl bloc ce livre posthume.
Mais quel moyen de faire à coup sûr le discernement? Si, aux endroits où l'on croit sentir la griffe du lion, on ne risque guère de se tromper, l'épreuve inverse est loin d'offrir les mêmes chances de certitude; prononcer que toutes les pages où l'on ne retrouve ni son talent ni sa belle humeur sont apocryphes, c'est un jugement bien aventureux avec un écrivain aussi inégal. Je ne sais pas pourquoi la critique, si prompte à jeter les hauts cris aux incongruités de Rabelais,fait tant de difficultés et de façons pour lui reconnaître un vice encore plus rédhibitoire : celui d'être quelquefois très ennuyeux. Les personnes qui ne peuvent pas supporter l'excès d'ennui du « Tournoy de la Quinte » et qui, pour cette raison, l'effacent du livre, se seraient-elles par hasard diverties à l' « Anatomie de Quaresmeprenant? » ou est-ce l'agrément des plaisanteries échangées dans l'île d'Ennasin qui les a rendues exigeantes sur la qualité du chapitre des Apedeftes? Rabelais a eu, de tout temps, pour les descriptions verbeuses, et, à partir du livre IV, pour les allégories, un goût fâcheux, qui, en se développant, devait assez naturellement aboutir à la prolixité et à la froideur d'une bonne portion du livre V. Un déclin de la verve à l'âge où l'écrivain entrait n'a rien d'invraisemblable.
Ce qui est plus surprenant, ce qui semble trahir un état assez informe du manuscrit et l'intervention de
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quelque arrangeur maladroit, c'est la décadence de la langue. La phrase de Rabelais, jusqu'alors si bien construite et si nette en général, malgré quelques obscurités du vocabulaire, rarement de la syntaxe, devient souvent embarrassée, incertaine et confuse dans sa structure même.
Le caractère des personnages est quelquefois si mal observé, qu'il semble impossible d'attribuer à leur créateur des paroles et des actes qui les dénaturent à ce point.
Quant au changement d'humeur, si l'auteur du cinquième livre se montrait, comme on l'a prétendu, calviniste dans l'âme, une métamorphose aussi subite, aussi peu justifiée, serait assurément la meilleure preuve de sa complète inauthenticité; mais on peut être hérétique de plus d'une façon , et quand un esprit libre comme Rabelais attaque les institutions de l'Eglise romaine, il ne fait pas pour cela sa cour à Genève. Il y a plus d'avances positives à la Réforme dans les deux premiers livres que dans le dernier.
Ce qui est vrai, c'est que le satirique est devenu plus chagrin; l'est-il devenu à un degré inconciliable avec son caractère? Il serait absurde de s'imaginer l'auteur de Pantagruel et de Gargantua comme un rieur triste au fond ou même sérieux d'habitude; mais il n'est pas plus juste de se figurer qu'il plaisante toujours. Il ne rit pas quand il s'indigne contre l'énorme cruauté du collège de Montaigu, où les enfants sont plus maltraités « que les chiens, que les meurtriers dans la prison criminelle » (I, 37) ; il ne rit pas quand il dit aux théologiens de Sorbonne par la bouche d'un des leurs : « La terre ne porte gens plus mechans que vous estes. Je le sçay bien... J'ai exercé la mechanceté avec vous (1,20).
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Il ne rit pas, d'un bout à l'autre de l'éloquent chapitre contre les religieux qui, par leurs menées souterraines, ravissent des jeunes filles à l'autorité naturelle de leurs pères et de leurs mères (III, 48), ou quand il parle de ses éternels ennemis les hypocrites et les cafards, ou quand il nous montre les mains « pleines de sang » de certains juges (III, 44).
Ces expressions véhémentes, ces éclats de passion, assez rares autrefois sous la plume du grand rieur, devinrent peut-être moins exceptionnels vers la fin de sa vie et peuvent servir à nous préparer à la violence de certains passages du cinquième livre.
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II
LES SATIRES
L'humour satirique de Rabelais
Si l'on voulait faire rentrer l'œuvre étrange de Rabelais dans un des genres littéraires reconnus par la rhétorique officielle, il faudrait dire sans doute que c'est une satire; mais c'est bien autre chose encore, et, en tant que satire, cela ressemble peu à ce qui est généralement compris par ce mot.
La satire de Rabelais a ceci d'abord de particulier, d'être absolument sans fiel et presque absolument sans passion. La violence est si rare, l'amertume est si introuvable dans cette œuvre pourtant si mêlée, que la présence, au cinquième livre, de ces caractères insolites constitue l'argument le plus fort contre son authenticité. Il est vrai que les autres livres comptent une demidouzaine de passages peut-être où se fait sentir l' indignation, cette muse classique de la satire; il n'est pas défendu à la critique d'y voir un germe et un premier indice de ce qui a pu se développer plus tard avec le déclin de l'âge et les réflexions tristes, après une expérience plus longue et plus pénible de la vie; mais le cinquième livre reste d'ailleurs si suspect pour d'autres
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motifs, qu'il sera toujours sage de l'écarter ou de le réserver dans tout jugement d'ensemble sur l'œuvre de
Rabelais.
Quand la satire n'est pas l'effusion véhémente d'une ' âme passionnée, elle est la raillerie ingénieuse et fine du bon sens aiguisé d'esprit. La raison a tant de part dans la satire ainsi entendue que ce genre, même sous sa forme la plus élégamment versifiée, s'est vu souvent reléguer, comme à peine poétique, dans ces régions mixtes de la littérature où la poésie confine à la prose et où le poème didactique figure aussi, parce qu'il est œuvre de logique et de science plus que de fantaisie et d'imagination. A ce point de vue encore, la satire de Rabelais est d'une espèce tout à fait singulière.
Que cette production merveilleusement diverse abonde en pages très spirituelles, que plus d'une fois elle nous surprenne par des chapitres entiers où s'exprime la raison la plus élevée et la plus sérieuse, cela est hors de doute et il faut avant tout le dire net et haut; mais, en somme, il y a chez Rabelais bien plus de gaieté, de gaieté folle, que d'esprit proprement dit et même que de véritable comique. Il rit pour la seule joie de rire, comme les enfants et comme le très petit nombre de grandes personnes dont la gaieté naturelle n'a pas été altérée par la réflexion, par l'âge, par la souffrance ou par le chagrin. Il n'a aucun besoin, comme les vrais Français, comme Voltaire, comme Molière, comme le bon La Fontaine lui-même, son héritier le plus direct, de'justifier son rire aux yeux de la raison. Si ses lecteurs rient avec lui, c'est simplement parce que sa bonne humeur les a gagnés; cela suffit et il n'est nullement nécessaire que leur jugement soit satisfait, que leur esprit soit chatouillé d'agréable façon. Rien n'est
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plus capricieux, plus à la merci du temps qu'il fait et du dernier repas qu'on digère, que le rire, quand il est irrationnel. Voilà pourquoi le plaisir que la lecture de Rabelais nous cause, tant vif soit-il, est intermittent. Car la gaieté, simple manifestation de l'humeur où la raison n'a aucune part, est inégale de sa nature et n'a guère coutume de briller que par accès et par soubresauts. Mais c'est la gloire de la gaieté rabelaisienne d'être restée, malgré ses défaillances, la plus inaltérable et la mieux soutenue qui soit dans toute la littérature ancienne et moderne.
Le rire de la gaieté, en faisant le plus grand bien à ceux qui rient, ne fait pas beaucoup de mal à ceux dont on rit. Il n'a rien de blessant, c'est à peine même s'il pique. Essentiellement gaie, la satire de Rabelais est la moins offensante qu'il y ait jamais eu et qu'il soit possible d'imaginer. On s'attend bien, comme de juste, à voir l'auteur de Pantagruel en butte à la haine et à la fureur des gens qui, par état, en quelque sorte, devaient le détester : les cagots, mangeurs d'hérétiques, « affustant leurs besicles » pour découvrir dans ses ouvrages de quoi le pendre ou le brûler, comme « les coquins de village fougent et escharbottent la m... des petits enfans, en la saison des cerises et guignes, pour trouver les noyaux 1 ». Mais, en dehors de ces ennemis jurés, qui d'ailleurs avaient contre lui moins une animosité personnelle qu'une hostilité de principe, on se représente plutôt les objets divers de la satire de Rabelais, jusqu'aux juges eux-mêmes et jusqu'aux moines, recevant sans mauvaise humeur les traits joyeux du satirique, tout le monde riant de bon cœur à sa lecture et'
1. il, 34.
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personne ne se sentant sérieusement atteint, comme': crut l'être sous Louis XIV ce marquis ombrageux et J très mauvais pantagrueliste dont l'amour-propre tou- ché au vif punit cruellement Molière de ses railleries a contre la noblesse. 1 Il y a au livre premier une scène typique qui nous ? fait contempler la gaieté rabelaisienne à son comble et jj dans son triomphe.
Gargantua a enlevé les cloches de l'église Notre-Dame i pour les faire servir de grelots au cou de sa jument. j
Grand émoi dans la ville de Paris. La Sorbonne tint j séance. Après avoir bien ergoté pro et contra, il fut J conclu en baralipton 1 qu'on enverrait à Gargantua le ^ plus vieux et le plus capable de tous les docteurs de j la Faculté, pour lui remontrer l'horrible inconvénient de la perte des cloches, et l'on élut pour cette affaire maître Janotus de Bragmardo.
Averti de cette démarche, Gargantua de son côté tint conseil afin de décider en commun ce qu'il convenait de faire. Tous ses conseillers furent d'avis qu'on menât le théologien à l'office et qu'on l'y fît boire tlteologalement. Pendant qu'il chopinerait, on ferait venir le prévôt de la ville, le recteur de la faculté et le vicaire de l'église, auxquels (avant que l'orateur eùt dit le sujet de son ambassade) on restituerait les cloches. Ensuite, on se ferait une fête de l'entendre débiter sa belle harangue.
Ce n'est pas ce fameux discours que j'ai dessein de
1. Forme du syllogisme. « Dans tous les actes, dans toutes les disputes solennelles de la Faculté de théologie (au moyen âge), on argumentait avec des formes rigoureusement syllogistiques. »
Thurot, De l'organisation de l'enseignement dans l'Université de
Paris au moyen âge.
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citer ici, c'est seulement la description de l'effet qu'il produisit sur l'assistance et sur l'orateur lui-même; mais remarquons, en passant, quelle joyeuse idée c'était de faire restituer les cloches à l'insu de l'ambassadeur et de terminer toute l'affaire avant qu'il eût parlé, de telle sorte que les efforts grotesques de sa ridicule éloquence se trouveront dépensés en pure perte et déployés pour rien.
Le theologien n'eust si tost achevé que Ponocrates et Eudemon s'esclafferent de rire tant profondement qu'ils en cuiderenl rendre l'ame à Dieu, ny plus ny moins que Crassus, voyant un asne couillart qui mangeoit des chardons, et comme Philemon, voyant un asne qui mangeoit des ligues qu'on avoit apresté pour le disner, mourut de force de rire. Ensemble eux commença rire maistre Janotus, à qui mieulx mieulx, tant que les larmes leur venoient es yeulx, par la vehemente concution de la substance du cerveau, à laquelle furent exprimées ces humidités lachrymales et transcoullées jouxte les nerfs optiques. En quoy par eux estoit Democrite heraclitizant, et Heraclite democritizant representé (I, 20).
Voilà un petit tableau exact et complet de la gaieté rabelaisienne. Rabelais rit. Ses lecteurs, s'ils ont bien dîné, s'ils sont en bonne disposition physique et morale, le jour où ils lisent pour la première fois la harangue de maître Janotus, rient à ventre déboutonné, comme l'auteur. Les auditeurs de maître Janotus rient tellement qu'ils en pensent rendre l'âme à Dieu, et enfin, maître
Janotus rit lui-même et rit jusqu'aux larmes. C'est un fou rire contagieux qui se communique à tout le monde ; c'est la gaieté dans sa plus parfaite expression. Ce n'est pas le comique. J'imagine que le comique aurait consisté, au contraire, à montrer maître Janotus furieux des éclats de rire qu'il provoque. Quand Alceste a dit
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une chose qui fait éclater de rire l'assistance, cela le fâche, il assombrit encore plus son front, crispe le poing et s'écrie :
Par la sambleu, messieurs! je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis!
Voilà le comique. Mais maître Janotus de Bragmardo est bon enfant. Il fait chorus avec ceux qui se moquent de lui et rit plus haut qu'eux tous : voici la gaieté.
Une gaieté foncière, exubérante, effet naturel d'une santé brillante et robuste, d'un tempérament joyeux, d'une humeur optimiste, donne à la satire de Rabelais un aspect véritablement unique. C'est peu de dire que cette satire incomparable n'a point de fiel et ne fait pas de mal : elle répand autour d'elle la joie, la santé dont elle est pleine et exerce par là une bonne influence sur l'âme et sur le corps. Loin de contrister les « gens de bien » à qui elle s'adresse, elle les dilate et les épanouit; elle les dispose à la bienveillance, au lieu de les incliner, comme la plupart des œuvres du même genre, aux réflexions misanthropiques et chagrines.
Les moyens que Rabelais emploie pour enlever à ses satires tout aiguillon envenimé et se faire pardonner ses plus grandes hardiesses, sont des moyens connus, dont bien d'autres que lui ont fait usage; mais personne auparavant, personne après, ne s'en est servi avec autant de bonne grâce et d'aisance.
Ils consistent d'abord à se moquer agréablement de soi-même et à montrer qu'on ne se prend pas plus au sérieux que ceux qu'on ose satiriser. Il y a une façon de parler de soi, même pour se maltraiter, qui n'est qu'une affectation de l'amour-propre, un besoin de se
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mettre en avant et d'intéresser le monde aux moindres misères de sa personnalité vaniteuse. On peut se rendre par là sympathique à certains lecteurs, mais on court grand risque d'agacer les autres, et notre ami Montaigne, par exemple, me paraît des plus exposés à cet inconvénient. Rabelais, tout au contraire, n'a garde de prendre sa propre personne pour centre de son œuvre. En vérité, il n'est guère moins objectif qu'Homère, auquel on a pu le comparer pour le flot abondant et facile de l'invention poétique; la largeur d'essor qui lui fait chercher hors de lui-même le sujet de presque toutes ses fictions, comme de presque tous ses discours philosophiques et moraux, est l'un des signes les plus éclatants de cette constitution forte et saine qui distingue si éminemment son génie. Cependant,il ne laisse pas d'exposer sur la scène comique son chétif individu, dans la mesure suffisante et nécessaire pour que les lecteurs voient qu'ils n'ont pas affaire à un de ces naïfs, dupes de leur propre gravité, dont l'outrecuidante sagesse n'est qu'une sottise double qui s'ignore elle-même. Tantôt, dans ses prologues, il vante ironiquement ses livres « de haute gresse, pleins d'une doctrine absconse et de mysteres horrifiques », et tantôt il écrit :
Si vous me dites : Maistre, il sembleroil que ne fussiez grandement sage de nous escrire ces balivernes et plaisantes moquettes, je vous responds que vous ne l'estes gueres plus de vous amuser à les lire... Bonsoir, messieurs; perdonate mi, et ne pensez tant à mes faultes que ne pensez bien es vostres (Epilogue du livre II).
Il se mêle à la compagnie de Panurge et se fait initier par ce maître coquin à ses pires tours de mécréant -et d'escroc (II, 17). Il entre dans la bouche de Panta-
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gruel et visite en détail ce monde plein de grands prés, de forêts, de villes, qui lui paraît nouveau, mais dont un habitant lui dit :
« On raconte bien que hors d'icy il y a une terre neuve où ils ont et soleil et lune et tout plein de belles besognes, mais ce monde-cy est plus ancien... » Finablement voulus retourner, et, passant par la barbe de mon maistre Pantagruel, me jettay sur ses espaules, et de là me devalle en terre, et tombe devant luy. Quand il me apperceut, il me demanda : « D'où viens-tu, Alcofribas? Je lui responds : De vostre gorge, Monsieur... Et de quoy vivois-tu? Que mangeois-tu? Que buvois-tu? Je responds : Seigneur, de mesme vous, et des plus frians morceaux qui passoient par votre gorge, j'en prenois le barrage. Voire mais, dist-il, où chioistu '? En vostre gorge,monsieur, dis-je. Ha, ha,tu es gentil compagnon, dit-il. Nous avons, avec l'aide de Dieu, conquesté tout le pays des Dipsodes; je te donne la chastellenie de Salmigondin. Grand mercy, dis-je, monsieur, vous me faites du bien plus que n'ay deservy (mérité) envers vous » (II, 32).
Cette posture de Rabelais devant son héros est comme une figure en raccourci de toute l'attitude de l'auteur en face de son œuvre : d'une part, il se fait petit, il s'efface modestement derrière elle, ayant l'imagination assez féconde, l'esprit assez curieusement et largement ouvert sur le monde extérieur pour trouver, tant qu'il en veut, des sujets plus intéressants que lui-même; mais, d'autre part, comme il n'est pas homme à se gêner et qu'il n'y a rien dont il se pique moins que du grand art, il intervient personnellement çà et là par une gambade, un pied de nez au lecteur, une incongruité, pas assez pour se rendre insupportable, assez pour que nous le trouvions « gentil compagnon ».
La mesure est une qualité dont il semble paradoxal de louer l'auteur de Gargantua; mais vraiment il mérite plus souvent qu'on ne pense ce compliment inat-
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tendu, et on s'en aperçoit pour peu qu'on le compare à ceux qui voudraient bien lui ressembler. Sterne, par exemple, par les contorsions et les grimaces de son Tris tram Shandy, nous donne l'idée d'un singe beaucoup trop préoccupé de ses effets pour être toujours amusant. Il y a du système et de l'effort chez tous les imitateurs de Rabelais, il n'y en a pas ombre chez le maître; tout chez lui coule de source, ou, si l'image d'une source paraît peu juste ici, à cause des idées de fraîcheur et de pureté qu'elle éveille, nous redirons que sa bonne humeur s'épanche naturellement et déborde comme les eaux limoneuses d'un grand fleuve bienfaisant qui engraisse les campagnes. Il a la vraie bonhomie, celle qui rayonne gaiement autour d'elle sur les objets, personnes et choses, non celle qui consiste dans l'habitude plus triste que joyeuse et plus égoïste qu'aimable de se prendre soi-même pour continuel sujet d'une moquerie complaisante et pleine d'affectation.
A quoi se réduit en somme la parabase dans la satire aristophanesque de Rabelais? à presque rien, à .des protestations de fidélité au Roi et à l'Eglise, à un salut cordial aux lecteurs, à quelque invitation à boire :
Gens de bien, Dieu vous sauve et gard! Où estes-vous?
Je ne vous peux voir. Attendez que je chausse mes lunettes.
Ha, ha! Bien et beau s'en va quaresme ! je vous voy. Et donc? Vous avez eu bonne vinée, à ce que l'on m'a dit. Je n'en serois en piece marry. Vous avez remede trouvé infaillible contre toutes altérations. C'est vertueusement operé.
Vous, vos femmes, enfans, parens et familles, estes en santé desirée. Cela va bien, cela est bon, cela me plaist. Dieu, le bon Dieu, en soit eternellement loué, et, si telle est sa sacre volunté, y soyez longuement maintenuz (IV, nouveau Prologue) .
Attendez un peu que je hume quelque traict de ceste bouteille : c'est mon vray e iH^îïfi^n, c'est ma fontaine
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Caballine, c'est mon unique Enthusiasme. Icy beuvant je delibere, je discours, je resouldz et concluds. Après l'epilogue je ris, j'escris, je compose, je boy. Ennius beuvant escrivoit, escrivant beuvoit. Eschylus (si à Plutarche foy avez, in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit.
Homere jamais n'escrivit à jeun. Caton jamais n'escrivit qu'après boire. Afin que ne me dictes ainsi vivre sans exemple des bien loués et mieux prisés. Il est bon et frais assez, comme vous diriez sus le commencement du second degré. Dieu, le bon Dieu Sabaoth, c'est-à-dire des armées, en soit eternellement loué. Si de mesmes vous autres beuvez un grand ou deux petits coups en robe, je n'y trouve inconvénient aucun, pourveu que du tout louez Dieu un tantinet (III, Prologue).
Cela dit, il nous conte ses histoires avec ce luxe inouï, avec cette prodigalité insensée de détails utiles et inutiles qui est la qualité ou le défaut naturel de son talent de conteur, mais sans interrompre et embrouiller son plan de propos délibéré, à la façon de ses froids imitateurs, et sans le parti pris de mettre notre patience à l'épreuve par de perpétuelles digressions, par mille gamineries ou gentillesses étrangères au principal sujet.
Un scepticisme trop attentif à ne jamais se démentir, à montrer qu'on ne prend absolument rien au sérieux, à ne laisser paraître en aucune circonstance ni sur aucun sujet la moindre chaleur de passion, le moindre accent de conviction, est aussi systématique à sa manière que le dogmatisme le plus entêté. Cette manie est commune, et beaucoup d'esprits, qui se croient libres, en sont atteints. Rabelais ne serait pas le génie spontané et naturel que nous essayons de définir si, heureusement pour lui, il n'en était exempt.
Sans doute, le caractère essentiel et dominant de toute son œuvre, c'est le rire d'un nouveau Dérnocrite,
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affranchi, pour son compte, des passions qui font agir et souffrir les hommes, et se divertissant à les contempler chez les autres; c'est cette espèce de sagesse qu'il a lui-même définie une « certaine gayeté d'esprit confite en mespris des choses fortuites 1 » et qui consiste à « purger son esprit de toute humaine sollicitude et mettre tout en nonchaloir » (III, 37). Notre auteur est, en principe, semblable à son héros Pantagruel, qui ne se scandalisait de rien et qui eut fait preuve de bien peu de raison si quelque chose avait pu le contrister et altérer la sérénité de son humeur; « car tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d'esmouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits » (III, 2). Mais, en dépit de sa philosophie, Pantagruel se fâche quelquefois et s'indigne; Rabelais aussi, et rien n'est plus charmant que cette contradiction de la conduite avec les principes, parce que rien n'est plus vrai et plus conforme à la nature.
Si l'Hqmère de la bouffonnerie garde personnellement quelque'chose d'aimable au milieu de l'énormité de son rire et de ses fictions, il le doit surtout à ces passagères apparitions du sérieux qui laissent entrevoir l'humeur naturelle de l'homme à travers l'implacable gaieté de l'auteur. J'ai indiqué précédemment quelques-uns de ces passages 2 ; le plus remarquable est cet éloquent chapitre -48e du livre III où Gargantua s'élève avec tant de force contre les mariages arrangés par les moines
1. Nouveau prologue du livre IV. Budé avait publié en 1520 un opuscule intitulé de Contemptu ?'p?'MM; fortuitarum. Habelais s'est peut-être souvenu du titre.
2. Voy. p. 81. h
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et les prêtres à l'insu des parents : il ne se peut rien de plus sérieux; il n'y a pas un mot pour rire dansées belles pages inspirées par une conviction grave et par une vertueuse indignation. Ailleurs, la part du rire sceptique se trouve réduite à un minimum, comme dans la lettre pleine de raison où Gargantua trace un plan d'études à Pantagruel, son fils : cette lettre est datée du pays d'Utopie! ironie exquise et discrète qui porte à peine atteinte à la solide valeur du morceau. Les chapitres, non moins admirables, consacrés à l'éducation de Gargantua sont remplis d'idées sensées et pratiques; mais quoi! il s'agit d'un écolier fantastique qui fait tout ce qu'il veut de son corps de géant, et dont l'esprit sans doute est capable d'une science proportionnée, c'est-à-dire non moins gigantesque.
D'heureux contrastes naturels communiquent ainsi à l'œuvre de Rabelais une physionomie très vivante, qui manque à toutes les imitations factices de ce modèle inimitable : d'une part l'écrivain, sans avoir rien prémédité, en suivant tout bonnement les inspirations de son humeur, tempère çà et là par un sérieux accidentel l'excès fatigant d'une gaieté trop systématique; d'autre part et en général il exécute son dessein, qui est d'anéantir poétiquement par la gaieté et par le rire toute pensée et toute impression sérieuse.
Agressif comme le sont nécessairement tous les satiriques, il a en somme peu de haine et de colère au cœur. Quand la velléité le prend de reconstruire après avoir détruit, il ne montre pas grande confiance en son entreprise et date de Y Utopie ses projets de réforme. La chose dont il se pique le moins, c'est de logique et d'unité. Il semble n'avoir aucun souci de se laisser prendre en flagrant délit de contradiction. Dans ce
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genre la première faute qu'il commet, et qui d'abord frappe tous les yeux, c'est d'oublier presque à chaque page que ses géants sont des géants. Gargantua, qui s'assied sur les tours de Notre-Dame, traverse la Seine à la nage comme un homme de taille ordinaire; Pantagruel, qui couvre de sa langue toute une armée, argumente dans les salles de la Sorbonne.
A l'inverse de Molière et de tous les grands poètes dramatiques, Rabelais tire quelques-uns de ses effets comiques les plus originaux de l'impossibilité matérielle ou morale où sont ses personnages d'avoir fait ou d'avoir dit les absurdités qu'il leur prête. Panurge, exténué et mourant de faim, commence par demander à manger en treize langues étrangères, avant de recourir au seul langage qui puisse lui être utile en sa détresse. Nous reviendrons, dans notre quatrième livre, sur ce singulier caractère du comique de Rabelais, et nous retrouverons au cinquième, quand nous étudierons l'écrivain, d'autres contradictions plaisantes : lui, le défenseur de la langue nationale, lui qui donne une si verte leçon à cet écolier limousin « se enitant par veles et rames de locupleter notre vernacule gallique de la redondance latinicome », il forge des mots latins autant que nul autre en son siècle et écrit parfois un français si pédantesquement travesti qu'on pourrait prendre le chapitre 6 du livre II pour une parodie de son propre style! Et lui encore, l'ennemi juré des calembours, après avoir déclaré, dès le commencement de son ouvrage, « que l'on devroit attacher une queue de renard au collet et faire un masque d'une bouze de vache, à un chascun d'iceulx qui voudroient dorenavant user en France de ces homonymies après la restitution des bonnes lettres », jamais on ne le voit résister à la
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tentation de faire un jeu de mots; les calembredaines abondent sous sa plume, et elles sont aussi « fades, ineptes, rustiques et barbares » que les amateurs de ce pauvre emploi de l'esprit peuvent le souhaiter.
L'inconséquence, quand elle ne tente pas de se dissimuler, quand elle est ouverte et franche, n'est point pour nous déplaire. Nous aimons un écrivain qui livre au monde si débonnairement sa personne et son œuvre, qui donne barres sur lui de tous les côtés et abandonne en riant sa propre défense. Nous sentons que dans les attaques d'une critique aussi indifférente à se couvrir elle-même, il ne peut rien y avoir de bien méchant ni de bien sérieux, et voilà une première raison, sans doute excellente, du caractère parfaitement inoffensif de la plupart des joyeuses satires de Rabelais.
En voici une autre, non moins bonne. Rabelais ne blesse personne individuellement, parce qu'il porte sur l'humanité entière le même jugement, qui est celui-ci : « Tout le monde est fol... Tout est fou. Salomon dit que infiny est des foulz le nombre. A infinité rien ne peut déchoir, rien ne peut estre adjoint, comme prouve Aristoteles. Et fol enragé serois si, fol estant, fol ne me reputois » (III, 46).
Cette idée de l'universelle folie n'était rien moins que nouvelle. Le théâtre du moyen âge en est rempli jusqu'à satiété, et c'est d'elle que naquirent les Sotties et les Sots qui jouaient ce genre de pièces, sot et fol étant alors synonymes. En 1494, l'Allemand Sébastien Brandi avait publié la Nef des fous, grande allégorie satirique où sont représentés les humains s'embarquant en foule pour le pays de la folie, et où l'auteur a le bon goût de se donner modestement une place parmi les innombra- bles passagers. Le monument le plus illustre de cette
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conception philosophique du monde est l'Eloge de la folie, par Erasme. Après Rabelais, comme avant lui, le thème de l'humaine folie est constamment resté au répertoire de la littérature, comme un lieu commun à l'usage des classes, comme un banal argument de rhétorique, que l'honnête et laborieux Boileau développe consciencieusement à son tour dans sa huitième satire. Mais la folie selon Boileau et la plupart des moralistes n'est pas la même chose que la folie selon Rabelais. Quelle différence entre les deux conceptions! Cette vue de l'humanité peut être ou sans signification et sans portée, ou désespérément profonde.
Elle est puérile, quand le moraliste se borne à diviser la grande et universelle folie du genre humain en un certain nombre de folies spéciales, caractérisées par l'écart, à droite ou à gauche, d'un plan de conduite approuvé où réside la sagesse. L'auteur de la Nef des fous se met dans le navire parce qu'il est bibliomane : franchement il n'y a pas de quoi, et si sa propre folie n'apparaissait à Brandt que sous la forme insignifiante d'un amour excessif des livres, cet homme avait de luimême une estime un peu trop naïve pour que la satire qu'il fait du monde puisse renfermer beaucoup de sens et de saveur. Boileau raille le célibataire inconséquent qui se marie après avoir fait une déclaration de principes contre les femmes et contre le mariage; le marchand qui, pour s'enrichir, ne prend aucun repos; le savant ignorant auquel l'âne pourrait en remontrer; il déclare les animaux beaucoup plus sages que l'homme parce qu'il n'y a pas chez eux de médecins, parce qu'ils n'ont pas la crainte superstitieuse du nombre treize, etc. Pour lui, d'ailleurs, il fait parmi les hommes exception, bien entendu ; il tient école de sagesse, et il est à peine
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utile d'en faire la remarque, puisque cette foi solide en son propre bon sens est inséparable de l'idée qu'on doit avoir de ce « législateur », et que sans elle il ne serait plus l'oracle de la raison classique. Molière, avec moins de raideur que Boileau, se distingue évidemment, lui aussi, des personnages qu'il voue au ridicule; la guerre qu'il fait à la vanité aristocratique ou bourgeoise, à l'affectation, à la préciosité, au pédantisme, à l'avarice, à la sottise enfin sous ses diverses formes, suppose nécessairement la comparaison de la réalité avec un idéal rationnel, et il est même ou très difficile ou tout à fait impossible de concevoir une espèce de comédie qui ne serait pas fondée sur cette constante opposition.
Rabelais cependant, et les philosophes qui osent penser comme lui, ne font pas, au moins théoriquement, cette division superficielle de la folie humaine en un nombre déterminé de catégories spéciales, ni cette distinction orgueilleuse entre la folie citée au tribunal de la satire et la sagesse qui la juge. La folie dont ils parlent est inhérente à la constitution même de l'homme et n'est pas une simple déviation accidentelle d'un état normal de santé, qu'une bonne cure pourrait rétablir. L'homme est condamné, de par sa nature, aux ténèbres intellectuelles, à l'imbécillité morale, à l'ignorance et à l'impuissance définitives. La seule sagesse qu'il puisse avoir est la conscience de sa folie; si un individu est assez 1 vain pour avoir confiance en sa raison, il ne fait 1 qu'ajouter une outrecuidante sottise personnelle à lai folie qu'il a en partage avec tout le genre humain. La sagesse est de savoir qu'on n'est rien dans l'univers; la: sottise est de se croire quelque chose. Aussi le vrai sage; entend-il bien ne se point « exempter lui-même du territoire de folie »; il confesse hautement « qu'il en est eti
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qu'il en tient 1 ». « Fol enragé serois si, fol estant, fol ne me reputois. »
On comprend que la satire faite dans cet esprit doit changer totalement de caractère. Au lieu de sa hauteur, de sa morgue, de son âpreté traditionnelles, elle laissera sentir au fond de ses moqueries cette bonté charitable et tendre qu'inspire naturellement la sympathie pour une commune misère. Mais, en même temps, le vrai sage n'a garde de pleurer. Si sa doctrine est pessimiste, son tempérament est optimiste, joyeux, comme il convient au fol. Mangeons, buvons, rions, puisqu'il faudra mourir demain. La vie est un songe, le monde une apparence; l'homme passe, il souffre et il meurt : il souffre, mais il goûte aussi quelques joies. « Loué soit Dieu, qui nous donne ce bon piot ! » La nature a un peu de bon, et le reste ne vaut pas la peine qu'on se lamente à son sujet. L'Ecclésiaste avait raison de s'écrier :
Vanité des vanités ! tout est vanité ! Mais il avait tort de le répéter en gémissant. La sagesse est de rire, et de tirer le meilleur parti de ce que nous ne pouvons pas changer. Il faut être content de vivre, il faut savoir envisager par ses aspects amusants le spectacle varié du monde, et la vieille gaieté gauloise demeure la plus profonde des philosophies 2. La légende qui fait dire à Rabelais mourant : « La farce est jouée », peut n'être pas vraie
1. 111, 46. - « Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de ne pas être fou. »
Pascal, Pensées, XXIV, 11.
2. Ernest Renan, Discours prononcé à la présidence du banquet de l'association générale des étudiants, mai 1886. Mais nous devons restituer à M. Renan un adverbe sans lequel sa pensée manquerait d'une nuance qui lui est chère. Voici le vrai texte :
« La vieille gaieté gauloise est peut-être la plus profonde des philosophies. »
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historiquement; elle reste vraie de cette vérité poétique et philosophique qui résume une œuvre et une vie.
L'ensemble des caractères qu'on vient de définir successivement dans les pages qui précèdent, constitue la notion de Vhumour. J'ai évité jusqu'ici d'employer ce mot, parce que je ne l'avais pas encore expliqué et qu'on a la mauvaise habitude de le prodiguer à tort et à travers sans aucune intelligence de sa vraie signification. Maintenant que le sens en est donné, je m'en servirai d'autant plus volontiers qu'il n'y a point de terme plus propre pour caractériser le génie de Rabelais. Il n'est pas seulement un humoriste et un grand humoriste, il est le prince de l'humour, comme Molière est roi dans le comique, Swift dans la haute ironie, Voltaire dans l'esprit d'épigramme, de malice et de persiflage.
La France,nation spirituelle, a généralement méconnu ou mal compris le caractère humoristique de l'ouvrage de Rabelais; presque tous les faux jugements qu'on en a portés procèdent de cette erreur première. Rien n'est plus difficile à la raison française que d'admettre la possibilité d'une œuvre vraiment écrite d'humeur, délibérément dépourvue de cette beauté achevée que donne aux choses littéraires l'exécution méthodique d'un plan judicieux. Nous ne saurions goûter un vif plaisir là où notre entendement ne trouve pas à se satisfaire pleinement, et nous supportons avec impatience la rencontre de ces pages inintelligibles à dessein, où l'unique preuve d'intelligence que la critique ait à donner, c'est de ne pas même essayer de comprendre.
La grande édition de Rabelais en neuf volumes inoctavo, dite édition variorum, est le témoignage le plus.
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volumineux et le plus amusant de ce curieux malaise où l'esprit français s'agite, surpris et déconcerté par l'éclat de rire énorme de l' huînour. Je commence par déclarer ici que cette magnifique édition m'inspire les sentiments les plus sincères d'admiration et de reconnaissance. D'abord elle est restée, en dépit de l'envie, le plus beau monument que l'érudition ait encore élevé à la gloire de Rabelais 1. Par un procédé ancien et connu, mais qui n'en est pas plus recommandable, tous les commentateurs venus depuis lors y ont puisé, sans le dire, la plus grande et la meilleure partie des notes de leurs éditions nouvelles, ne la citant que pour s'en moquer quand elle mêlait imprudemment au commentaire précieux, qu'ils pillaient en silence, des notes erronées ou absurdes. Mais je la chéris surtout parce qu'elle est une source abondante de vrai comique. Les amateurs du ridicule qui s'ignore y trouvent presque à chaque page de véritables trésors en ce genre, plus délicieux parfois que le texte même de Rabelais.
Rien n'est plaisant comme les efforts de toutes ces pauvres cervelles françaises pour traduire en langage intelligible et logique les plus extravagantes fantaisies du grand humoriste. On fera bien de suivre un conseil qu'il donne quelque part et de se faire « relier le ventre avec bonnes grosses sangles ou bons gros cercles de cormier », pour ne pas éclater de rire à l'explication sérieuse, en vingt-sept grandes pages, des Fanfreluches antidatées, rébus en vers écrit sur une écorce d'ormeau
1. L'édition variorum, comme son nom l'indique, ne comprend pas seulement le commentaire historique des derniers éditeurs, Esmangart et Eloi Johanneau, mais aussi les notes des commentateurs précédents, Le Duchat en tête, le plus érudit de tous nos éditeurs de Rabelais.
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mangée par les rats et trouvée par un paysan du nom de Jean Andeau (« c'est belle chose estre en tous cas bien informé »), dans un grand tombeau de bronze, juste au milieu de neuf flacons rangés sur trois lignes parallèles! Aucun mystère ne saurait demeurer obscur pour qui a déchiffré les Fanfreluches antidotées : l'édition variorum s'applique donc à éclaircir de la même manière les plaidoiries des seigneurs de Baisecul et de Humevesne composées de phrases qui n'ont ni suite ni sens; elle y voit une allusion historique au fameux procès du connétable de Bourbon, et quand Baisecul commence en ces termes : « Monsieur, il est vray qu'une bonne femme de ma maison portoyt vendre des œufs au marché », elle met en note : « Cette bonne femme doit être Louise de Savoie. » Le sérieux de ces imperturbables eommentateurs est tel, que Panurge ayant envie de se marier, mais craignant d'être cocu, leur semble une invention trop frivole ; c'est pourquoi ils nous expliquent aussi Panurge, qui est à leur sens le cardinal de Lorraine, ambitieux de voir régner sa famille et par conséquent fort effrayé du cocuage, « ce grand ennemi de la légitimité 1 ),. Quelle peut être la signification de la tempête où Panurge a si belle peur? est-ce une image des troubles politiques ou des troubles religieux? Les commentateurs se divisent sur l'allégorie particulière que ce récit renferme; mais, qu'il soit une allégorie, c'est de quoi nul d'entre eux ne doute. Le débat de Panurge avec Dindenault, qui cherche à lui vendre ses moutons, est la dispute des théologiens sur le sacrement de l'eucharistie 2, et la bataille entre des bergers de
1. Tome V, page 13.
2. Tome VI, page 10.
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Grandgousier et les marchands de fouaces représente la guerre religieuse des protestants et des catholiques : cela est clair, puisque les protestants donnent à leurs ministres le nom de pasteurs, qui est un synonyme de bergers, et que pour eux les hosties de la messe ne sont que des oublies cuites entre deux fers chauds à la façon des fouaces du Poitou 1 1
1 Qu'on se figure l'excès de la surprise de Rabelais, puis les bruyants éclats de sa gaieté, si M. Eloi Johanneau lui a porté aux enfers un exemplaire de l'édition varioruml II avait bien prévu et même provoqué, le bon apôtre, l'exégèse naïve des commentateurs doctes, dans ce passage du prologue de Gargantua, qu'on nous a tant ressassé, où il engage ses lecteurs à rompre l'os et à sugcer la substantif} que moelle, c'est-à-dire à se livrer à une profonde méditation de ses ouvrages tout pleins de symboles et d'horrifiques mysteres « tant en ce qui concerne notre religion que aussi l'estat politicq et vie œconomique »; mais jamais il n'a pu imaginer ni rêver jusqu'où l'on devait aller dans cette voie.
Sans doute, il n'est pas possible à l'écrivain de s'abstraire de son milieu, de son siècle, pas plus qu'à l'homme qui marche de sauter hors de son ombre ; forcément donc la pensée parcourt, pendant que la plume trotte, une foule de choses, de personnes, de questions contemporaines, et la critique à venir ne peut s'assigner de tâche plus utile ni plus légitime que de faire la lumière sur toutes ces allusions devenues, avec le temps, plus ou moins obscures.
Il n'est pas défendu de croire, par exemple, qu'en mettant cette sentence dans la bouche des conseillers
1. Tome 11, page 6.
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du roi Picrochole : « Un noble prince n'a jamais un sou. Thesaurizer est fait de vilain », Rabelais a pensé à la prodigalité de François Ior et au contraste qu'elle offrait avec l'avarice de Louis XII 1. Il est tout à fait probable que, dans La concion que fit Gargantua es vaincus, ce roi « miserablement traicté, durement emprisonné et rançonné extremement », qui plus tard se montre plein de courtoisie pour son ancien vainqueur, respecte son sauf-conduit, le loge en son palais et le renvoie « chargé de dons et de graces », fait allusion à la conduite réciproque de Charles-Quint et de François Ier (I, 50). Il est assez évident aussi que les réponses vagues et monosyllabiques de Panurge aux questions de Dindenault renferment une épigramme à l'adresse du catéchisme de Calvin, puisque l'enfant catéchisé par le pasteur répond à peu près dans les mêmes termes (IV, 6). Mais, du nombre infini d'allusions de détail dont le Pantagruel et le Gargantua peuvent être parsemés, à tout un plan d'allégorie, patiemment combiné, soutenu avec suite, il y a loin ; conclure de l'un à l'autre est un paralogisme; il n'y a pas la moindre raison de croire que ces allusions aient jamais formé dans la pensée de l'auteur un ensemble vraiment systématique, tandis qu'il y en a de fort bonnes d'être persuadé du contraire.
Avant tout, Rabelais prend ses aises. Il veut rire,
1. I, 33. Rappelons toutefois qu'un Recueil de Sentences notables de 1568 contient ce distique :
Un noble, prince ou roy,
N'a jamais pile ne croix.
M. Marty-Laveaux pense, avec Le Duchat, que ces deux vers doivent être la reproduction à peu près textuelle d'un proverbe populaire antérieur à la publication de Gargantua.
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et il n'entend pas « d'un divertissement se faire une fatigue ». Ne devrait-il pas suffire de cette première et simple remarque pour ôter toute spécieuse apparence à un système d'interprétation qui, méconnaissant fe part de folie contenue dans la gaieté véritable, prétend changer le plus joyeux des écrivains en je ne sais quel mystagogue dont la plume traçait laborieusement des symboles, assez intelligibles pour faire honneur à sa raison, assez obscurs pour laisser briller l'esprit de ses commentateurs? Le plus mauvais office qu'on puisse rendre à un auteur de satires, c'est de prodiguer pour lui ce luxe de gloses historiques, dont le résultat naturel est de faire croire au commun des lecteurs que l'accès de son texte est devenu impossible sans le secours d'une minutieuse érudition. Les meilleures parties de l'œuvre de Rabelais sont assurément celles qui n'ont aucun besoin d'éclaircissements de ce genre; le livre IV contient plusieurs allégories qui ne peuvent être goûtées si d'abord on ne les explique historiquement : la froideur et l'ennui commencent justement au livre IV. Mais ce même livre contient aussi bien des pages exquises, à commencer par le nouveau prologue : quelle erreur c'est de croire que l'adorable récit du paysan Couillatris qui a perdu sa cognée, gagne la moindre chose à cesser d'être un apologue d'un sens moral universel pour devenir une allusion aux petits commérages de la chronique scandaleuse du jour !
Une preuve entre mille que Rabelais, au moins durant la période ascendante de son talent d'auteur comi-. que et satirique, n'enveloppait pas systématiquement sa pensée du voile de l'allégorie, c'est qu'il ne fait pas plus de façon pour mentionner en toutes lettres les grands
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personnages et les grands événements de l'histoire contemporaine, quand ils viennent au bout de sa plume, que pour nommer Jehan Vinet, maître de poste à Chambéry, ou ses amis Boyssonné et Tiraqueau. A la table de Gargantua, il tance patriotiquement par la bouche de frère Jean les fuyards de Pavie 1 ; ailleurs Gargantua lui-même loue la mansuétude dont ses ancêtres ont fait preuve à la journée de Saint-Aubin-duCormier 2. Cette exactitude à mettre çà et là les points sur les i a paru fournir des indices précieux pour étayer l'échafaudage de l'interprétation historique ; mieux comprise, elle aurait dû rendre sensible au contraire l'absence de tout esprit de système dans une prétendue allégorie aussi peu soucieuse de son propre mystère et de son unité.
La grande jument abattant avec sa queue les arbres de la forêt de Beauce (I, 16) est un exemple typique de la manière dont Rabelais aime à s'y prendre pour mêler à la légende quelques traits d'histoire, propres à fomenter comme un aliment inépuisable les disputes de ses commentateurs, en lui fournissant à lui-même l'occasion d'un rire inextinguible. Il avait trouvé cette fable dans les grandes et inestimables chroniques. Quand il voulut la raconter à son tour, il ajouta que la jument avait été donnée à Gargantua par Fayoles, quatrième roi de Numidie. Or, le quatrième (ou troisième) sénéchal de Normandie, Louis de Brézé, mari de Diane de Poitiers la maîtresse du roi, était seigneur de Fayoles en Auvergne. Qu'il y ait là une malice, que Rabelais ait rapproché dans sa pensée la grande jument des chroniques de
1. 1. 39.
2. 1, 50.
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cette « honneste dame », qui s'était fait adjuger des coupes de bois dans la forêt d'Orléans, rien n'est plus vraisemblable ; mais la jument de Gargantua mange à son déjeuner « soixante-quatorze muyds et trois boisseaux d'avoine » tout bonnement parce qu'elle est la jument de Gargantua, et il n'y a point lieu de s'écrier en note, avec l'abbé de Marsy : « Soixante et quatorze muids, trois boisseaux, quel picotin ! Cette femme, en effet, était insatiable. BrantÓme rapporte... etc. » Il n'était pas utile non plus, monsieur l'abbé, de commenter par certaines particularités physiques de la célèbre Diane le poil d'alezan, la petite corne au cul, les oreilles pendantes et les pieds fendus en doigt, comme le cheval de Jules César, qui distinguaient la monture énorme et fantastique du géant.
Absurde en règle générale, juste et sensé par exception, constamment ingénieux, subtil et sagace, toujours plein d'une érudition savoureuse, et parfois délicieusement comique, le grand commentaire de l'édition variorum est en somme très intéressant, très instructif en luimême, comme un monument curieux entre tous de la gravité foncière de l'esprit français et de sa radicale impuissance à prendre pour ce qu'elles sont et ce qu'elles valent la gaieté et la fantaisie de Y huiiiouî-.
Les satires personnelles
La satire de Rabelais est remarquablement peu agressive contre les personnes. Elle l'est beaucoup moins que celle d'Aristophane, moins même que celle de Molière et de Boileau. Il y a dans cette abstention instinctive ou raisonnée de personnalités offensantes un heureux trait de caractère, qui sert à expliquer comment Rabelais, de
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son vivant, a pu avoir et conserver tant d'amis. Les lecteurs trop accoutumés à se représenter l'esprit d'un écrivain satirique sous l'image d'une dent qui mord et qui déchire, les critiques dont l'habitude presque machinale est d'accoler au mot satire l'épithète banale de sanglante, ont peine à concevoir cette bénignité, et de là viennent tant d'allusions forcées et de prétendues allégories qui n'ont jamais existé que dans l'imagination des interprètes. L'indulgence pour les personnes est une conséquence naturelle de cette conception humoristique du monde, d'après laquelle l'humanité entière est atteinte de folie constitutionnelle : pour avoir le droit et le pouvoir de s'irriter contre tels et tels individus, il faut croire d'une foi suffisamment ferme et ardente à une raison générale dont leur conduite est la déviation particulière.
En toute chose, d'ailleurs, Rabelais suit beaucoup moins la logique de sa philosophie que les impulsions de son humeur. Il est bon par tempérament, plus encore que par doctrine. Attaqué violemment, il se défend de même, et c'est alors qu'il crie haro sur « les Demoniacles Calvins, les enraigés Putherbes », etc. Mais, de son initiative, il n'a jamais la dent hargneuse. Rabelais est un bon mâtin, qui, en folâtrant et gambadant, pourra fort bien lever sur vous sa patte de derrière et vous salir, mais qui ne vous mordra point. Vraiment, ce qui manque le plus à ses prétendues satires personnelles, c'est l'esprit satirique.
On a écrit que frère Jean des Entommeures était la caricature d'un certain Buinard, prieur de Sermaise en Anjou, frère du moine Gabriel de Puits-Herbault, et que c'était l'origine de la grande colère de ce dernier contre Rabelais. Non, frère Jean, pas plus que Panurge,
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n'est un personnage historique : ce sont deux créations poétiques dans toute la force du terme, pour lesquelles, comme pour toute figure idéale, la réalité a pu fournir quelques traits, sans qu'elles soient les images simplement réduites ou grossies de la réalité. Mais, à supposer que frère Jean soit en effet la caricature d'un contemporain, on se demande en vain ce que les parents et les amis de la personne pouvaient trouver de blessant dans une caricature pareille, qui, loin d'être offensive, respire la plus sympathique estime, la plus chaude affection, j'allais dire un généreux et mâle enthousiasme pour le héros qui en est l'objet.
Le « vieil poëte françois » Raminagrobis, que Panurge consulte'sur la question de son mariage, est manifestement le poète Guillaume Cretin, puisque le rondeau que Raminagrobis improvise en forme d'oracle est tiré des œuvres de Cretin 1. Il y a là une évidence matérielle, semblable à celle qui interdira plus tard à l'abbé Cotin de méconnaître son portrait dans le Trissotin des Femmes savantes ; mais quelle différence entre la satire de Molière et celle de Rabelais, et que mal à propos cet épisode de Pantagruel a été rapproché de la guerre faite par Boileau comme par Molière aux mauvais poètes de leur temps! Rabelais se moque de Panurge, il se moque des oracles, il ne se moque pas des vers de Crétin : comment s'en moquerait-il, puisqu'il est, comme versificateur, humble disciple de ce grand homme et qu'en général il s'efforce, quand il rime, d'écrire aussi ridiculement et aussi mal que lui? Non seulement il ne se moque point de son poète, mais il nous laisse de lui une noble image, il nous fait assister à la mort du « bon
1. III, 21.
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vieillard », la plus belle et la plus sereine qu'on puisse rêver, celle d'un chrétien, croyant fervent et libre esprit, qui veut rendre doucement son âme entre les mains du « grand Dieu des cieux », sans l'intervention importune de prêtres intéressés ou fanatiques.
Rabelais a immortalisé sous le nom de Rondibilis le docteur Rondelet, qui était de ses amis et qui professait la médecine à Montpellier. Il faut, en vérité, bien de la prévention pour voir un portrait satirique dans les doctes et succulents chapitres où paraît au premier plan ce cher petit homme, rond au physique et au moral, comme s'il eût voulu justifier son nom. Ils sont tout à l'honneur de son esprit, de sa grande science, de sa belle élocution et de sa jovialité. « Seray-je point coqu? » lui demande Panurge.
Havre de grâce! s'escria Rondibilis, que me demandez vous? Si serez coqu? Mon amy, je suis marié; vous le serez par cy après. Mais escrivez ce mot en vostre cervelle, avec un stylet de fer, que tout homme marié est en danger d'estre coqu. Coqüage est naturellement des apennages de mariage. L'ombre plus naturellement ne suit le corps que coqüage suit les gens mariés. Et, quand vous oirez dire de quelqu'un ces trois motz : Il est marié, si vous dictes : Il est donc, ou a esté, ou sera, ou peut estre coqu, vous ne serez dit imperit (inhabile) architecte de consequences naturelles (III, 32).
Son opinion sur le sexe faible, cette erreur de la nature « esgarée (quand elle fit la femme) du bon sens par lequel elle avoit créé et formé toutes choses », n'a rien, au fond, qui puisse scandaliser ceux qui sont un. peu au courant du mal qu'on a dit des femmes depuis
Euripide, et elle a, dans la forme, le grand avantage de redire avec une gaieté et une verve charmantes ce qui est déclamé ailleurs d'un ton bourru, pédantesque ou
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chagrin. Le discours de Rondibilis sur les cinq moyens de « refrener la concupiscence charnelle » est plein d'une sagesse et d'une éloquence vraiment platoniciennes; il contient en particulier sur le bon effet d'une fervente étude pour rafraîchir l'ardeur des sens une page absolument exquise, chaste comme les sentences morales de Solon ou de Pythagore , pure et gracieuse comme un bas-relief antique (III, 31).
Le seul trait un peu malicieux contre Rondelet est le suivant. Quand la consultation fut terminée, Panurge « s'approcha de luy, et luy mit en main sans mot dire quatre nobles à la rose. Rondibilis les prit tres bien, puis luy dist en effroy, comme indigné : He, he, he, Monsieur, il ne falloit rien. Grand mercy toutesfois. De mechantes gens jamais je ne prends rien. Rien jamais des gens de bien je ne refuse. Je suis toujours à vostre commandement. — En payant, dit Panurge. — Cela s'entend, respondit Rondibilis. » Cette traditionnelle plaisanterie, imitée de Folengo par Rabelais qui, à son tour, servira de modèle à Regnier et à Molière s'égaye moins aux dépens de Rondelet, que personne n'a jamais taxé d'avidité particulière pour l'argent, qu'aux dépens des médecins en général. Si Rondelet était homme d'esprit (et le rôle entier de Rondibilis met ce point hors de doute), il n'a pu que rire du trait final en se sentant flatté très agréablement par tout le reste.
Le magicien Her Trippa donne aussi à Panurge une
1. Voy. le Médecin volant, scène vin, et le Médecin malgré lui, acte II, scène iv. — Regnier, satire IV, vers 54 à 60. — Folengo. avait dit, VIe Macaronée :
Mox trahit extra
Taschollam septem quartos, quos praebuit illi.
Cingar eos tollit medicorum more negantum.
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consultation. Il paraît que ce personnage désigne le savant Henri Corneille Agrippa, défenseur de la magie et auteur d'un traité de Philosophie occulte. Dans ce chapitre (III, 25), Rabelais s'amuse à déployer son érudition en matière de magie, plutôt qu'il ne s'applique à ridiculiser cette science. Le trait le plus satirique à l'adresse d'Agrippa est de même nature que celui dont La Fontaine a aiguisé les quatre premiers vers de sa belle fable de l'Astrologue qui se laisse tomber dans titi puits : « Luy un jour parlant au grand roy des choses celestes et transcendentes, les lacquais de court, par les degrés, entre les huys, sabouloient sa femme à plaisir, laquelle estoit assez bellastre. Et il, voyant toutes choses etherées et terrestres sans bezicles, discourant de tous cas passés et presens, predisant tout l'advenir, seulement ne voyoit sa femme brimballante, et onques n'en sceut les nouvelles. » Mais, à part cette fâcheuse distraction, Her Trippa n'a rien de ridicule. Il garde tout le temps le beau rôle, et c'est Panurge qui est le sot. « Tu a.s », dit-il à celui-ci de prime abord avec une admirable sûreté de coup d'œil, « la metoposcopie et physionomie d'un coqu. » L'horoscope, l'inspection de la main droite, confirment ce premier diagnostic. Naturellement, Panurge se fâche et il ne cesse, dès lors, d'accabler Her Trippa des plus grossières injures. Calme et imperturbable, le magicien poursuit son discours; à chaque grossièreté de Panurge il répond par l'indication d'un moyen nouveau de connaître la fatale destinée de son mariage, depuis la pyromantie, l'aeromantie, l'hydromantie, ou divination par le feu, par l'air et par l'eau, jusqu'à l'alectryomantie, ou divination par un coq vierge. On fait un cercle qu'on divise en vingt-quatre portions égales figurant les vingt-quatre lettres de l'a!-
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phabet. Sur chaque lettre, dit Her Trippa, « je poseray un grain de froment; puis lascheray un beau coq vierge à travers. Vous verrez, je vous affie, qu'il mangera les s grains posés sur les lettres C. 0. Q. U. S. E. It. A. »
Dans le nouveau prologue du livre IV, les professeurs de philosophie, Pierre Ramus et Pierre Galland, sont nominativement désignés. Jupiter demande à son conseil ce qu'il fera de ces deux adversaires, dont la querelle sur Aristote brouille toute l'Académie de Paris.
« J'en suis, dit-il, en grande perplexité. Et n'ay encores resolu quelle part je doibve incliner. Tous deux me semblent autrement bons compagnons et bien couillus. L'un a des escuz au soleil, je dis beaux et tresbuchans : l'autre en vouldroit bien avoir. L'un a quelque sçavoir : l'autre n'est ignorant. L'un aime les gens de bien : l'autre est des gens de bien aimé. L'un est un fin et cauld (rusé) renard : l'autre, mesdisant, mesescrivant et aboyant contre les antiques philosophes et orateurs, comme un chien. » Dans cet embarras, le parti auquel Jupiter s'arrête finalement sur la proposition de Priape, c'est de ]Jpll'ifiel' ce renard et ce chien, innocente plaisanterie sur le prénom de Pierre que Galland et Ramus portaient tous les deux.
Voilà, je crois, l'énumération complète de toutes les satires personnelles authentiques qui sont dans l'œuvre de Rabelais. On voit qu'il n'y en a guère et qu'elles ne sont pas bien méchantes. Le plus joli, c'est que cette dernière épigramme, tellement inoffensive qu'on n'en sent pas la pointe, était, dit-on, une « vengeance », au moins à l'endroit de Galland, qui s'était exprimé d'une façon désobligeante sur l'auteur de Pantagruel. Comment Rabelais se venge-t-il ? « Tous deux me semblent bons compagnons... L'un aime les gens de bien, l'autre
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est des gens de bien aimé. » Voilà sa colère et son amertume ! Un optimisme universel lui fait oublier ses injures particulières et le rend indulgent même pour ses ennemis.
La royauté
Les objets, non plus individuels, mais généraux de la satire de Rabelais se divisent naturellement en un certain nombre de classes : roi, peuple, gens de justice, gens d'Eglise, moines, pédants, etc. Dans cette division, il convient de réserver le premier rang au roi etàla royauté.
S'il avait plu à Rabelais de se poser en ennemi de l'institution monarchique , cette attitude n'aurait pas été à son époque une aussi grande nouveauté qu'on se le figure peut-être. Le moyen âge avait eu ses républicains radicaux, tels que Guillaume Pepin, moine d'Evreux, appartenant à l'ordre des Frères prêcheurs, qui proclamait dans ses sermons que les rois, princes et empereurs tiennent leur pouvoir du diable; que, par leurs criminels attentats sur la liberté de leurs sujets, ils autorisent les révoltes, et que le véritable droit divin réside dans le peuple 1. Le cordelier Jean Petit fit publiquement, en 1408, l'apologie du régicide. Le Roman de la Rose prêche aussi le droit du peuple à l'insurrection, au refus de l'impôt, et il n'existe sans doute pas d'article de foi démocratique plus insolent, plus brutal, sur l'origine de la royauté, que les quatre petits vers si souvent cités de Jean de Meung :
Ung grant vilain entr'eus eslurent,
Le plus ossu de quanqu'ils furent,
Le plus corSl1 et le greignor (plus grand) ;
Si le firent prince et seignor.
1. Lenient, la Satire en France au moyen âge, chap. xix. —
Méray, la Vie au temps des libres prêcheurs ou les Devanciers de Luther et de Rabelais, t. I, pages 56, 85.
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Au xvic siècle, l'ami de Montaigne, La Boëtie, a écrit le Contre-un, où, sans tomber dans les violents excès de certains fanatiques du moyen âge, précurseurs de laRévolution, il montre déjà la conviction grave et la passion contenue d'un fervent idéaliste à la mode de Rousseau.
Aucune ardeur de ce genre ne pouvait convenir au fondateur du Pantagruelisme, cette « gayeté d'esprit confite en inespris des choses fortuites ». L'intérêt de sa sécurité personnelle s'unissait aux tendances générales de sa philosophie, amie de la tranquillité et de la paix, pour lui déconseiller toute turbulente hérésie de l'ordre politique. Nous avons eu plus haut l'occasion de dire avec quelle prudence, plaisante parfois dans l'excès de ses scrupules, Rabelais effaça de ses deux premiers livres en 1542 quelques passages qui lui parurent trop irrévérencieux pour nos rois 1. Il n'en coûtait certainement rien à sa foi politique de faire ces suppressions, car il était bien sincère quand il parlait de « la premiere et unique subjection naturellement deue au prince » (III, 1), quand il se défendait de toute pensée offensante pour le roi 2, ou mème quand il s'écriait par la bouche du seigneur de Basché : « J'aimerois mieulx, par la vertu Dieu, endurer en guerre cent coups de masse sus le heaulme au service de notre tant bon roy, qu'estre une fois cité par les Chiquanous pour le passe-temps d'un gras prieur » (IV, 13).
Le royalisme de Rabelais était chose aussi raisonnable, aussi légitime que le royalisme de Molière. Comme Molière, Rabelais trouvait dans le trône le plus
1. Voy. page 64.
2. Epître dédicatoire au cardinal de Chastillon; ancien prologue lu livre IV, etc.
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précieux appui contre ses adversaires. Le pouvoir royal S était son allié naturel et il avait les mêmes ennemis que le chef de l'Etat. M. Lenient l'a dit, on ne peut mieux : « A qui Rabelais s'attaque-t-il, après tout? Aux moines, dont le roi se soucie médiocrement, qui ne lui donnent ni un écu, ni un soldat; aux cagots, dont le zèle indis- cret réclame du pouvoir des rigueurs qui lui répugnent ; aux calvinistes, dont l'hérésie bruyante vient troubler le royaume; à la Sorbonne, qui ennuie le roi de ses perpétuelles réclamations contre les méthodes nouvelles et l'enseignement du Collège de France; au Parlement, dont le prétendu contrôle irrite et gêne le règne du bon plaisir1. » Aussi l'idéal politique de Rabelais est-il le gouvernement paternel d'un bon géant « dont l'autorité réduise au silence toutes ces tyrannies subalternes )¡. Evidemment il n'en conçoit point d'autre,et lorsqu'il établit, à côté de l'institution monarchique, sa république de la libre volonté, Thélème, « il la met sous la protection du pouvoir royal, qui la dote et qui la défend 2».
Cependant, l'instinct si juste qui lui fait traiter les bons rois avec une affectueuse estime et choisir parmi eux les héros de son roman satirique, ne doit pas être confondu avec la foi profondément respectueuse qui, au grand siècle de la monarchie, prosternait Molière devant Louis XIV dans l'humble et dévote attitude d'une quasiadoration. Si Rabelais ménage avec prudence les représentants de la royauté, il n'a garde de les considérer comme une race à part; il entend, aut, contraire, laisser à ces pasteurs des peuples toute leur nature humaine et faillible.
1. La Satire en France au xvie siècle, chap. n.
2. Jean Fleury Rabelais et ses œuvres, t. II, p. 302.
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Pantagruel a beau avoir l'esprit le plus sage, le caractère le plus noble, ce géant est en même temps « un petit bonhommet », qui partage les passions et les infirmités de ses compagnons de voyage. Il est amoureux, comme Panurge, d'une dame de Paris 1, et si ses sentiments et sa conduite diffèrent, heureusement pour son honneur, de la conduite et des sentiments de Panurge, cette amourette, assez légèrement menée, n'était pas une invention inutile pour que le roi philosophe parût prédisposé par ses faiblesses morales à l'excessive indulgence que trouvent auprès de lui les polissonneries les plus scandaleuses du mauvais sujet. « Et le bon Pantagruel rioit à tout... Et il vit le mystere, qu'il trouva fort beau et nouveau... Vrayement (dit-il à Panurge), tu es gentil compagnon, je te veux habiller de ma livrée » (II, 26, 22, 15). Le noble et sage Pantagruel s'abandonne et s'oublie au point d'imiter Panurge jusque dans ses gambades de gamin... et ses pets. « Panurge, se levant, fit un pet, un sault et un sublet (sifflet) ; et cria à haulte voix joyeusement : Vive toujours Pantagruel ! Ce voyant, Pantagruel en voulut faire autant; mais, du pet qu'il fit, la terre trembla neuf lieues à la ronde, etc. » (II, 27). On sent que Rabelais est tout heureux de donner à ses personnages princiers une bonhomie, une familiarité cordiale, qui n'exclut pas le respect des fidèles sujets2, mais qui les dispense du vain cérémonial de l'étiquette.
1. II, 24.
2. Au livre V, chap. 29, Panurge dit en parlant tt un moine :
« Je le menerois volontiers à Gargantua, tant il me plaist »; chap. 67, frère Jean dit de même : « Plust à Dieu que Gargantua nous vist en cet estat. » Cette façon leste de nommer le roi sans que son Dom soit précédé d'un titre honorifique est
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En cestuy instant, Pantagruel apperceut vers la porte de la salle le petit chien de Gargantua, lequel il nommait Kyne, pource que tel fut le nom du chien de Tobie. Adonc dist à toute la compagnie : Notre roy n'est pas loing d'icy; levonsnous. Ce mot ne fut achevé quand Gargantua entra dedans la salle du banquet. Chascun se leva pour lui faire reverence.
Gargantua, ayant debonnairement salué toute l'assistance, dist : « Mes bons amis, vous me ferez ce plaisir, je vous en prie, de ne laisser ni vos places, ni vos propos. Apportezmoy à ce bout de table une chaise. Donnez-moi que je boive à toute la compagnie. Vous soyez les tres bien venus. Ores me dictes : Sur quel propos estiez vous? » (III, 35).
Au livre Ier, chapitre 28, pendant que « nostre bon Gargantua » est à Paris, « bien instant (zélé) à l'estude des bonnes lettres et exercitations athletiques, le vieux bonhomme Grandgousier, son pere, après souper, se chauffe les couilles à un beau, clair et grand feu » ; et, en attendant que les châtaignes soient grillées, il « escrit au foyer avec un baston bruslé d'un bout, dont on escharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis ».
Sans doute les titulaires d'une monarchie non encore divinisée, comme elle le fut un siècle plus tard, pouvaient ici fournir jusqu'à un certain point des modèles à Rabelais; nous savons par Brantôme que François Ier aimait à demander « aux uns et aux autres les noms de leurs maistresses et promettoit les y servir, tant il estoit bon et familier 1 ». Clément Marot, sans s'écarter du respect qu'il devait à son prince, en le louant même d'une façon d'autant plus flatteuse et délicate que sa louange emploie des formes moins directes, s'adresse à
inusitée chez les personnages de Rabelais et suffit pour trahir une main étrangère.
1. Vies des Dames galantes.
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lui d'un ton autrement libre et dégagé que Boileau quand il encense Louis XIV ou même que Regnier glorifiant
Henri IV. Mais l'histoire ne nous dit pas que François Ier ait été ennemi de la splendeur royale, et c'est un fait surprenant et significatif, noté par la critique avec raison, qu'il y ait un plus grand déploiement de faste à l'abbaye de Thélème qu'à la cour des bons souverains bourgeois de Rabelais. Une cour? un palais? il n'en est pas même question 1.
Je pense que plusieurs sont aujourd'huy empereurs, rois, ducs, princes et papes en la terre, lesquels sont descendus de quelques porteurs de rogatons et de costrets. Comme, au rebours, plusieurs sont gueux de l'hostiaire (mendiant aux portes), souffreteux et miserables, lesquels sont descendus de sang et ligne des grands rois et empereurs... Et, pour vous donner à entendre de moy, qui parle, je cuide que sois descendu de quelque riche roy ou prince, au temps jadis. Car onques ne vistes homme qui eust plus grande affection d'estre roy et riche que moy : afin de faire grand chere, pas ne travailler, point ne me soucier, et bien enrichir mes amis, et tous gens de bien et de savoir. Mais en ce je me reconforte, qu'en l'autre monde je le seray » (I, 1).
Rabelais a donné à cette idée, de l'égalité primitive et finale de tous les hommes, une forme matérielle dans le
1. Remarque de M. Jean Fleury, Rabelais et ses œuvres, t. II, p. 342. — D'autres critiques ont cru voir une allusion aux déprédations ruineuses des rois de France dans « cette race d'ogres, dépeuplant deux ou trois royaumes pour leur propre gloutonnerie, insatiables avaleurs d'hommes et d'animaux qu'ils dévo. rent, revêtus de centaines d'arpents de soie, de velours, de brocarts et d'aiguillettes » (Népomucène Lemercier). Mais ces inventions prodigieuses des premiers chapitres n'ont pas de signification satirique; elles étaient de simples lieux communs dans la donnée primitive du roman, conçu d'abord comme une fantaisie gigantesque, idée que Rabelais a fort heureusement abandonnée pour n'y plus revenir que de loin en loin.
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trentième chapitre du livre II, imité de la Nécyomancie de Lucien, où il nous montre Epistemon tué dans une bataille, puis ressuscité par l'art merveilleux de Panurge, revenant de l'autre monde avec d'étonnantes nouvelles des diables, des damnés et des bienheureux. Il dit « qu'il avoit veu les diables, avoit parlé à Lucifer familièrement, et fait grand chere en enfer, et par les Champs Elysées. Et asseuroit devant tous que les diables estoient bons compagnons. Au regard des damnés, il dist qu'il estoit bien marry de ce que Panurge l'avoit si tost revocqué en vie. Car je prenois, dist-il, un singulier passe-temps à les voir. Comment? dist Pantagruel. L'on ne les traite, dit Epistemon, si mal que vous penseriez : mais leur estat est changé en estrange façon. Car je vis Alexandre le Grand qui repetassoit de vieilles chausses, et ainsi gaignoit sa pauvre vie. » Suit une de ces longues énumérations où Rabelais prenait plus de plaisir que ses lecteurs, du moins que ses lecteurs modernes; celleci comprend de quatre-vingts à cent noms de rois ou de princesses, avec l'indication du métier qu'ils font aux enfers. Il y a peu de sel comique ou satirique dans ces attributions, qui semblent données au hasard ou déterminées par d'insignifiantes circonstances, parfois par de pitoyables jeux de mots. C'est ainsi que « Nicolas, pape tiers, estoit papetier », que Néron, l'empereur virtuose, jouait de la vielle, et qu'Eneas était meunier, probablement parce qu'il a emporté le bonhomme
Anchise sur son dos comme un sac de farine.
En ceste façon, ceux qui avoient été gros seigneurs en ce monde icy, gagnoient leur pauvre meschante et paillarde vie là bas. Au contraire, les philosophes, et ceux qui avoient esté indigens en ce monde, de par de là estoient gros seigneurs en leur tour. Je vis Diogenes qui se prelassoit en
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magnificence, avec une grande robe de pourpre et un sceptre en sa dextre; et faisoit enrager Alexandre le Grand, quand il n'avoit bien repetassé ses chausses, et le payoit en grands coups de baston. Je vis Epictete vestu galantement à la françoise, sous une belle ramée, avec force damoiselles, se rigollant, beuvant, dansant, faisant en tous cas grand chere, et auprés de luy force escus au soleil. Au dessus de la treille estoient pour sa devise ces vers escrits :
Saulter, danser, faire les tours,
Et boire vin blanc et vermeil :
Et ne faire rien tous les jours
Que compter escus au soleil.
Lors qu'il me vit, il me invita à boire avec luy courtoisement, ce que je fis voluntiers, et choppinasmes theologalement. Ce pendant vint Cyre (Cyrus) luy demander un denier en l'honneur de Mercure, pour acheter un peu d'oignons pour son souper. « Rien, rien, dist Epictete, je ne donne point de deniers. Tiens, marault, voylà un escu, sois homme de bien. » Cyre fut bien aise d'avoir rencontré tel butin. Mais les autres coquins de rois qui sont là bas, comme Alexandre, Daire (Darius), et autres, le desroberent la nuyt.
L'enfer de Rabelais n'a rien de terrible. Les diables y sont « bons compagnons ». Tous les damnés y gagnent leur vie et quelques-uns y font « grand chere ». Les peines n'y sont pas mesurées à la culpabilité des mortels ici-bas, ou, pour mieux dire, il n'y a point de peines ; le joyeux poète ne met en œuvre que l'idée humoristique du renversement des conditions, de l'exaltation des humbles et de l'abaissement des grands de ce monde.
Il faut beaucoup de parti pris ou bien peu de réflexion pour voir dans cet amusement d'humaniste, qui savait par cœur son Lucien, un acte d'audace extraordinaire, et l'on fait vraiment peu d'honneur à l'esprit de Fran-
çois Ier quand on suppose que l'auteur courait le risque de le mettre en courroux par ces charmantes et inof-
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fensives plaisanteries. Erasme (et combien d'autres!) avait dit avant Rabelais, avec moins de grâce poétique et plus de rudesse morale : « Si quelqu'un s'avisait d'ôter les masques, sous le monarque dépouillé de sa couronne apparaîtrait un faquin... Tu n'es qu'un bâtard et qu'un roturier, car tu n'as pas ombre de vertu; et sans vertu, qu'est-ce que ta noblesse? »
On compte trois types de mauvais rois dans l'œuvre de Rabelais, c'est-à-dire de conquérants, « qui ne savent ni ne valent rien, sinon à faire des maulx es pauvres subjects, et à troubler tout le monde par guerre, pour M leur inique et detestable plaisir » (II, 31). Je ne mentionne que pour mémoire le grand géant Bringuenarilles, souverain des îles Tohu Bohu, habitué à se repaître de soufflets et de moulins à vent, mais exposé à certaines indigestions ou crudités d'estomac, soit lorsqu'il ajoutait à son ordinaire des pelles, poêlons, chaudrons, lèchefrites et marmites, soit quand il y avait dans les moulins à vent des poules et des coqs qui se mettaient à voler et à chanter, attirant les renards dans sa gueule ouverte (IV, 17 et 44). « Ecorcher le renard » est une périphrase dont le sens est connu et qui figure avec clarté les indigestions de Bringuenarilles ; mais il parait que cette allégorie assez fade est une personnification « très heureuse » de la guerre de conquête, « qui ruine les vaincus sans enrichir les vainqueurs ». Bien plus, les commentateurs n'hésitent pas à nommer le conquérant satirisé par Rabelais : les uns, il est vrai, soutiennent qu'il ne peut s'agir que de Charles-Quint; les autres, que de Henry VIII, et les autres, que de François Ice.
Le roi Anarche (II, 31) est un peu plus divertissant. Son nom, qui signifie roi sans royaume, est d'abord assez bien trouvé. Il règne sur les Amaurotes, ou peuple
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invisible, nom emprunté, comme celui de Y Utopie, au roman de Thomas Morus. Pantagruel, vainqueur d'Anarche, le donne à Panurge, qui, de roi bon à rien qu'il était, voulant faire de lui un homme de bien, lui apprend un métier et le fait « crieur de saulce vert 1 ». Allons, lui dit-il, « chante plus haut; tu as bonne gorge, tu ne fus jamais si heureux que de n'estre plus roy ». Puis, Panurge le maria à une vieille lanternière, et il donna au nouveau couple une petite loge, avec « un mortier de pierre à piler la saulce. Et firent en ce point leur petit mesnage : et fut aussi gentil crieur de saulce vert qui fust onques veu en Utopie. Mais l'on m'a dit depuis que sa femme le bat comme piastre, et le pauvre sot ne se ose défendre, tant il est nyais. »
Le roi Picrochole, « tiers de ce nom », a un bien autre relief qu'Anarche et que Bringuenarilles. Ce petit enragé, bile bouillante, tête folle, voulant mettre toute la terre à feu et à sang pour une querelle de marchands de fouaces, n'est pas une froide personnification ; il est vivant, il est comique, et le chapitre où il tient un conseil de guerre est un des morceaux exquis de Rabelais. Si notre satirique en avait écrit un plus grand nombre dans ce goût, on hésiterait à dire ce que nous avancions au début sans balancer, que chez lui la gaieté l'emporte sensiblement sur le comique et sur l'esprit. Il faut lire ce chapitre tout entier dans le texte 1, car il ne comporte ni abréviation ni analyse ; c'est une suite de traits
1. C'était un des mille cris de Paris; dans la farce de ce nom
(Ancien théâtre français, t. 11, p. 308), le Sot crie, comme Anarche :
« Vous faul-il point de saulce vert? »
2. 1, 33, ou, au moins, dans les chrestomathies, où il est communément cité avec peu de suppressions.
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délicieux, parmi lesquels on ne peut choisir, pendant que l'effet principal résulte du détail complet d'un plan de campagne qui part de la Touraine pour ne se terminer qu'en Mésopotamie.
Naturellement, au premier choc de l'armée de Gargantua, le roitelet voit s'écrouler son rêve avec son trône; il s'enfuit, son cheval bronche, il le tue dans sa colère, veut s'emparer d'un âne qu'il rencontre près d'un moulin :
Mais les meusniers le meurtirent tout de coups et le destrousserent de ses habillemens, et luy baillerent pour soy couvrir une meschante sequenye (souquenille). Ainsi s'en alla le pauvre cholerique; puis... fut advisé par une vieille que son royaume luy seroit rendu à la venue des coquecigrues : depuis ne sait-on ce qu'il est devenu. Toutesfois, l'on m'a dit qu'il est de present pauvre gaigne denier à Lyon, cholere comme devant. Et tousjours se guemente (s'enquierl anxieusement) à tous estrangiers de la venue des coquecigrues, esperant certainement, selon la prophetie de la vieille, estre à leur venue réintégré en son royaume » (I, 49).
Le pape et l'Eglise
Après le roi, vient le pape. C'est avant le roi que le pape veut venir. Le conflit entre ces deux puissances souveraines, prétendant chacune être la monarchie et primer l'autre, remplit, comme on sait, l'histoire du moyen âge et des temps modernes. Dans ce grand duel, Rabelais est pour le roi contre le pape, autant par sentiment national que par ce juste instinct de conservation qui, deux géants étant en lutte entre lesquels il faut prendre parti, nous fait naturellement flatter le plus voisin, celui dont le bras étendu nous couvre déjà de son ombre. Royaliste et Français, voilà politiquement la couleur de Rabelais, suivant la tradition de nos
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satiriques en général, dont la licence a presque toujours respecté deux choses : le pays et la royauté.
Il a visiblement une tendresse de cœur pour la France ; le grand rieur n'est point dépourvu de cette fibre patriotique qu'on est charmé de sentir vibrer aussi dans quelques vers de Villon. Les Italiens, il ne les aime pas; lui qui voit volontiers des gens de bien partout, il n'a jamais une parole obligeante pour cette nation traÎtresse, capable de fourrer du poison jusque dans les saucisses 1. Quant aux Parisiens, il est vrai qu'il s'en moque; mais c'est un peuple à part, « fait de toutes gens et de toutes pieces » (I, 17). qu'on a toujours pu satiriser sans encourir le blâme d'avoir, du même coup de dent, mordu les bons Français. « Le peuple de Paris maillotinier est sot par nature, par bequarre et par bemol !. »
Le peuple de Paris est tant sot, tant badaut et tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur evangelique... Toute la ville fut esmeue en sedition, comme vous savez que à ce ils sont tant faciles, que les nations estranges s'esbahissent de la patience des rois de France, lesquelz autrement par bonne justice ne les refrenent, veus les incouveniens qui en sortent de jour en jour 3.
1. Grandgousier ne voulait pas manger de saucisses de Bologne, « car il craignoit ly boucon de Lombard » (I, 3). — « A
Rome, gens infinis gagnent leur vie à empoisonner, à battre et à tuer » (IV, 12).
2. II, 7. Maillotinier signifie ami des séditions, allusion à la révolte des maillotins qui est rappelée plus explicitement au chapitre 36 du livre IV.
3. 1, 17. Dans les premières éditions, Rabelais s'ébahissait non seulement de la « patience ", mais de la « stupidité » des rois de France en face des émeutes parisiennes. — En 1552, l'arrivée d'un ambassadeur du « roi d'Argos ", qui envoyait il Henri Il
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llabelais reproche encore aux Parisiens d'être « quelque peu oultrecuidés », c'est à-dire présomptueux; et, connaissant leur promptitude à obéir et à se taire autant qu'à se mutiner et à faire du tapage, pour peu qu'un homme d'autorité se lève et leur impose le silence, il nous les montre « tous estonnés comme canes » et aussi muets que s'ils eussent « mangé quinze livres de plumes », dès que Pantagruel, avec sa grosse voix, leur défend d'applaudir et de frapper des mains, « comme est leur badaude coustume » (II, 18).
Voilà pour les Parisiens ; mais les Français sont « joyeux, candides, gracieux et bien amés » ; ils ont pour symbole et enseigne le lys, fleur plus blanche que nulle autre, et le blanc est signe de joie (I, 10); « no- bles, vaillans, chevalereux, belliqueux, triumphans », ils sont issus du sang troyen, selon les plus véridiques chroniqueurs, et l'empire qu'ils exercent sur le monde est un héritage des Grecs et des Romains 1. Autrefois, ils excellaient à la chasse entre tous les peuples ; de nos jours, ils ont vaillamment soutenu le duc de Ferrare « contre les furies du pape Jules Second » ; avec des capitaines tels que le preux chevalier Guillaume du Bellay, ils ont élevé la France à un tel degré de gloire que « tout le monde avoit sus elle envie, tout le monde s'y rallioit, tout le monde la redoubtoit 2 ». Les seules
des chevaux et des juments barbes, causa dans Paris une émotion véritable. Le roi, absent à cette époque, avait laissé des ordres pour qu'on reçût bien l'ambassadeur, qui comptait visiter les curiosités de la capitale; Monsieur le Connétable y ajoute certaines recommandations, « affin que, allant par la ville, le peuple ne lui soit point à la queue, comme il a coustume quand il s'offre à luy chose nouvelle ». — Edouard Bourciez, les Mœurs jolies et la Littérature de cour sous Henri Il. \
1. IV. 17. et nouveau Prologue ; I, 1.
2. IV, 34, 12, 26.
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petites critiques que Rabelais adresse à notre nation, aussi justes d'ailleurs que piquantes, sont empruntées à la tradition classique. « Seigneur »,dit Gymnaste pressant Gargantua de donner l'assaut à l'ennemi, « telle est la nature et complexion des François , qu'ils ne valent qu'à la premiere pointe. Lors ils sont pis que diables. Mais , s'ilz séjournent, ilz sont moins que femmes » (I, 48). Tite-Live et Machiavel avaient fait une remarque toute semblable. Ailleurs Rabelais s'égaie, avec Jules César, de notre avide curiosité pour toutes les nouvelles et de notre empressement à les accepter sans critique.
En France, les premiers propos qu'on tient à gens fraischement arrivez sont : « Quelles nouvelles? Sçavez-vous rien de nouveau? Que dit-on? Qui bruyt par le monde? » Et tant y sont attentifz, que souvent se courroussent contre ceulz qui viennent de pays estranges sans apporter pleines bougcttes
(poches) de nouvelles, les appelans veaulx et idiotz.
Si doncques, comme ils sont promptz à demander nouvelles, autant ou plus sont-ils faciles à croire ce qui leur est annoncé, debvroit on pas mettre gens dignes de foy à gaiges, à l'entrée du royaulme, qui ne serviroient d'autre chose sinon d'examiner les nouvelles qu'on y apporte, et à sçavoir si elles sont veritables *?
Pour être clairvoyante, l'affection que Rabelais porte à sa patrie n'en a pas moins d'ardeur. C'est surtout pour sa terre natale, la Touraine, que cette affection est vive; peut-être paraît-elle moins encore dans les épithètes flatteuses dont il accompagne volontiers le nom de cette province, « la benoiste Touraine », « le jardin de France 2 », que dans la douce habitude qui ramène
1. Pantagrueline Pronostication.
2. V, 6; II, 9.
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continuellement sa pensée vers le petit pays dont Chinon est la capitale.
Son patriotisme et son royalisme éclatent d'une façon toute rabelaisienne, mais avec quelle verve et quelle éloquence ! dans l'admirable discours qu'il prête au poète Villon répondant à une grossièreté du roi d'Angleterre. L'idée de cette verte repartie n'appartient pas à Villon, puisqu'on l'a récemment trouvée dans un manuscrit du XIIIe siècle; les temps et les personnages auxquels le récit fait allusion ne concordentpas ; mais qu'importe l'exactitude du fait historique? Rabelais n'a pas de page plus belle, plus étoffée, plus chaude, plus enthousiaste, plus lyrique; c'est le sublime du genre ordurier :
Maistre François Villon banny de France s'estoit vers luy retiré (vers le roi d'Angleterre, Edouard V). Il l'avoit en si grande privaulté receu, que rien ne luy celoit des menues negoces de sa maison. Un jour le roy susdit, estant à ses affaires, monstra à Villon les armes de France en peinctllre, et luy dist : « Vois tu quelle reverence je porte à tes roys François? Ailleurs n'ay-je leurs armoiries qu'en ce retraict icy, prés ma selle percée. — Sacre Dieu, respondit Villon, tant vous estes sage, prudent, entendu et curieux de vostre santé, et tant bien estes servy de vostre docte medecin, Thomas Linacer! Il, voyant que naturellement, sus vos vieulx jours, estiez constipé du ventre, et que journellement vous falloit au cul fourrer un apothicaire, je dis un clistere, autrement ne pouviez vous esmeutir, vous a fait icy aptement, non ailleurs, peindre les armes de France, par singulière et vertueuse providence. Car seulement les voyant, vous avez telle vezarde et peur si horrifique que soudain vous fiantez comme dix huit bonases de Peonie. Si peinctes estoient en autre lieu de vostre maison, en vostre chambre, en vostre salle, en vostre chapelle, en vos galleries, ou ailleurs, sacre Dieu vous chieriez partout sus l'instant que les auriez veues. Et croy que si d'abondant vous aviez ici en peincture la grande oriflambe de France, à la veue d'icelle vous rendriez les boyaulx du ventre par le fondement » (IV, 67)!
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On voit, on sent que notre auteur se trouvait disposé d'avance par tous ses instincts naturels à prendre con amore. dans la querelle du roi et du pape, le parti français, gallican, royaliste, que venait d'ailleurs lui conseiller son plus évident et immédiat intérêt.
Déjà, dans son enfer si peu dantesque du livre II il avait trouvé plaisant de placer certains papes ennemis de la France, qui tâchèrent d'agrandir par tous les moyens le pouvoir temporel du Saint-Siège : Jules II, Boniface VIII, Urbain VI ; mais quelles indulgentes, quelles douces expiations de leurs crimes subissent dans l'autre monde ces funestes pontifes, dont un commentateur écrit étourdiment que Rabelais les damne sans pitié ! Jules est « crieur de petits pastés »; Boniface, « escumeur de marmites », et Urbain, « crocquelardon ». Il est vrai que Jules II, simple garçon pâtissier, s'expose à recevoir le fouet de son patron quand il se laisse voler par Patelin. La plus grande humiliation des papes, dans l'enfer de Rabelais, est de baiser les pieds d'un de leurs principaux adversaires, le poète Jean Le Maire de Belges, qui leur donne sa bénédiction, non sans y mêler quelques coups de pieu sur les reins, en leur disant : « Gaignez les pardons, coquins, gaignez, ils sont à bon marché. Je vous absouls de pain et de soupe et vous dispense de ne valoir jamais rien. »
La satire de la papauté devient, au livre IV, beaucoup plus développée et plus significative. Rabelais se sentait appuyé non seulement par le roi, mais par la majeure partie du clergé français, toujours peu favorable à l'omnipotence du Saint-Siège, et qui fondait
1. Jeu de mots sur la formule d'absolution : « Je vous absous de peine et de coulpe. »
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alors sur le nouveau concile actuellement réuni à Trente de grandes espérances pour les libertés de l'Eglise gallicane. Plus d'un évêque, ami de Rabelais, rêvait le retour de « la bonne dame Pragmatique Sanction », que quelques vieillards de l'âge de Perrin Dendin se rappelaient avoir vue sous Charles VII 1. Les Décrétales des papes, spécialement raillées par le satirique, furent, on peut le présumer, un des premiers sujets à l'ordre du jour dans les discussions des canonistes du concile. Au moment même où Rabelais louait par dérision les Décrétales de tirer chaque année « de France en Rome quatre cens mille ducatz et davantage », et s'écriait ironiquement que « France la tres chrestienne est unique nourrice de la court romaine 2 ), le roi faisait publier à son de trompe, dans les carrefours de Paris, un édit qui défendait « sous peine de la vie et de la confiscation des biens, à qui que ce fût, de porter aucun argent, pour quelque raison que ce fût, ni à Rome ni en d'autres lieux de la dépendance du pape 3. » On a raison de rappeler ce fait pour diminuer dans une mesure considérable le mérite d'intrépidité et d'audace accordé sans réflexion à notre auteur, mais on irait trop loin si l'on en concluait qu'il n'a sciemment et volontairement affronté aucun péril. Nul ne pouvait être sûr du lendemain dans ce bouillonnant et volcanique xvie siècle, et cent exemples montraient à Rabelais que le seul fait d'écrire sur les matières qu'il osait toucher constituait un danger permanent; il en fit luimême l'expérience, quand un changement de règne et
1. III, 41.
2. IV, 53.
3. F. Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1er mars 1887.
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de politique survenu précisément en 1547, année de la publication du livre IV, menaça la France d'un retour de l'influence ultramontaine et le réduisit à chercher son salut dans la fuite. Rabelais reste un jouteur, nullement téméraire, mais passablement hardi, quoi qu'on dise, et surtout très adroit, dont la hardiesse fut de combattre des ennemis puissants, l'adresse, de se ménager des alliés plus puissants encore.
Au surplus, même dans sa plus importante campagne, Rabelais n'est jamais un foudre de guerre. Il suffit de jeter les yeux sur la littérature satirique du moyen âge pour s'apercevoir bientôt que les papes, comme les rois, y sont fustigés avec une âpre roideur, auprès de laquelle ses coups les plus rudes ressemblent presque à des caresses. Il n'y a peut-être pas un des traits de sa verve contre le chef de l'Eglise et contre les prélats romains qu'on ne retrouve outrageusement grossi et renforcé chez ses prédécesseurs; la seule différence entre eux et lui, c'est qu'il a infiniment plus de cette gaieté naturelle et de cette belle humeur qui affranchit la satire morose de sa lourdeur prosaïque et l'enlève sur les ailes de la poésie.
Plus de trois cents ans avant Rabelais, l'auteur de la Bible Guyot avait déclaré la guerre au pape et au clergé dans une satire si audacieuse que, lorsqu'on l'exhuma vers la fin du xvni'' siècle, elle étonna les hommes de la Révolution. Nous restons nous-mêmes tout surpris de voir un moine écrire, à cette date reculée, que les richesses des particuliers et de l'Etat, au lieu de s'engloutir dans les coffres épiscopaux , seraient mieux employées à construire des routes, des hôpitaux et des ponts.
Rutebeuf continua la campagne contre l'Eglise par
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de mordantes et dures railleries à l'adresse des ordres mendiants. Jean de Meung les attaqua plus tard, « au même titre que les avares, les fainéants et les vagabonds, comme des êtres improductifs et inutiles à l'Etat.
De plus, écrivain royaliste et gallican, il poursuivit en eux les serviteurs du saint-siège et leur reprocha de faire du pape un Vice-Dieu 1. »
Au xive siècle, Nicolas Clemangis lance son terrible factum de Corrupto Ecclesiœ statu, où il peint, avec une force réelle mêlée à beaucoup de déclamation, les bacchanales de l'Eglise marchant sous la bannière d'Epicure après avoir quitté celle du Christ 2. Le luxe et la cupidité des successeurs de cet 'ipôtre Pierre qui disait à Jésus, comme le rappelle Erasme : « Nous avons renoncé à tout pour te suivre », est le point central autour duquel tourne comme dans un cercle monotone
1 .Lenient,ta Satire e-n France au moyen âge,chap. ix. L'expression « Dieu en terre », pour désigner le pape, que Rabelais va mettre dans la bouche des ultramontains ou papimanes, avait été réelment employée: elle excite l'indignation du calviniste Henri Estienne : « On est venu jusques à dire à un homme mortel, non seulement Nostre sainct pere, mais aussi Nostrc Dieu en terre... Un cardinal, estant malade à la mort, et ayant voulu estre confessé, quand le confesseur lui parla d'adorer un seul Dieu, il dit qu'ainsy faisoit-il, mais que c'estoit le Pape. Car d'autant que le Pape est Dieu en terre, je l'ay mieux aimé adorer, pour ce qu'il est visible, que non pas l'autre qui est invisible, puis qu'il n'en faut pas adorer deux. Le confesseur lui ayant remontré que le Pape n'estoit ni Dieu, ni Christ, encore que le pauvre monde abusé le tinst pour son vicaire : Comment (luy dit le cardinal) veut on dire que le Pape soit vicaire de Christ en terre? Si ainsy estoit, il s'ensuivroit que Jesus Christ seroit plus grand que le Pape. Et au contraire je veux bien que tu entendes que si Jesus Christ venoit visiblement à Rome, le Pape ne le recevroit point, si premierement il ne s'humilioit devant luy, voire ne luy baisoit la pantoufle. » (Apologie pour Ilerodote, chapitres xiv et xxv).
2. Lenient, ouvrage cité, chap. xvi. -il!
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la satire violente et diffuse des orateurs et des écrivains du moyen âge. Les deux volumes de M. Méray sur les devanciers de Luther et de Rabelais sont un curieux répertoire de citations et d'analyses diversifiant, sous des formes plus ou moins amusantes, cet éternel refrain, que le grand poète de la Légende des siècles a repris à son tour et traduit définitivement en vers d'une concise et brillante énergie :
Jésus disait : aimer; l'Eglise dit : payer.
Le ciel est à qui peut acquitter le loyer.
-La chaire de Saint-Pierre autrefois si sublime...
Est aujourd'hui l'obscure et lugubre boutique
Où le bien et le mal, la messe et le cantique,
Le vrai, le faux, le jour, la nuit, l'ombre et le vent, Les anges, l'infini, la tombe, tout se vend!...
Tant pour avoir le droit de penser ce qu'on pense; Tant pour faire le mal, tant pour s'en repentir;
Péage pour entrer, péage pour sortir...
Rome sur tout prélève une part, s'attribue
Sur deux mules la bonne et laisse la fourbue,
Taxe le berger, tond la brebis, prend l'agneau,
Goûte la fille au lit, le vin dans le tonneau...
Pourvu qu'il ait son crime en ducats dans son coffre, L'homme le plus pervers voit le prêtre qui s'offre,
Et le plus noir bandit qui soit sous le ciel bleu
Fouille à sa poche et dit au pape : Combien Dieu 1?
Un précurseur de Rabelais raconte qu'une pauvre vieille demandait au pape « un shilling pour l'amour de Dieu. — Non, dit le pape, c'est trop. — Un plapart alors? — C'est trop. — Un kreutzer? — Trop encore; mais si tu veux ma bénédiction? — Si votre bénédiction valait un liard, murmura la vieille tournant au pape son dos, vous me l'auriez refusée. M ..... pour votre bénédiction 2 ! »
1. Les Quatre Jours d'Elciis.
2. A. Méray, la Vie au temps des libres prêcheurs ou les Devanciers de Luther et de Rabelais, chap. iv.
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Guillaume Pepin, dont nous avons déjà mentionné l'antiroyalisme farouche, s'élève avec non moins d'âpreté contre Rome, coupable d'avoir changé l'autel en comptoir; il nous montre les commis voyageurs de la maison romaine parcourant les rues et les foires, comme les marchands de thériaque et d'onguent : « Voyez-moi ces quêteurs, ces prôneurs d'indulgences qui, avec des tromperies et des mensonges sans nombre, s'efforcent de vendre le paradis à prix convenu, comme on vend des chevaux et des porcs à la foire, en criant : — J'offre une denrée précieuse. — Laquelle? — Le royaume des cieux.— Combien?—Pour de l'or etde l'argent en lingots ou en espèces monnayées; pour de bons linceuils, pour des couvre-chefs, des serviettes, des pots d'élain; pour du blé, de l'orge et autres choses comestibles »
Les papes du xiv° siècle dressèrent le tableau des indulgences avec la liste complète des péchés et de leurs tarifs. L'argent et l'or affluant à Rome permettaient aux prélats d'avoir une table exquise, d'entretenir chevaux, chiens, histrions et demoiselles, d'orner de pierres fines la selle de leurs mules, de rubis la coiffe de leurs faucons, de diamants la chevelure de leurs concubines. « Ce sont tous des voleurs », et sunt omnes fures, criait le prédicateur Maillard tonnant en chaire contre les évêques et les cardinaux ; et Menot déclamait : « Vous comptez, mes frères, sur votre bonne provision d'indulgences; vous espérez qu'à l'heure de la mort, il vous suffira de les présenter à Dieu. 0 grand abus! ô perdition d'un nombre infini d'âmes! Mille et mille d'entre vous, croyant aller droit au Paradis, iront à tous les diables, ad omnes diabolos ! 2 »
1. Méray, ouvrage cité.
2. Ibid.
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Ces citations, qu'il serait superflu de multiplier, étaient très utiles pour ramener, par la comparaison, la satire de Rabelais à sa véritable nature et à ses justes proportions. Il est certain que les chapitres du livre IV contre le pape et l'Eglise romaine sont les plus audacieux de tout l'ouvrage; mais en même temps il devient manifeste, d'une part, que Rabelais, non moins prudent que hardi, partait en guerre bien appuyé; d'autre part, qu'il héritait d'un formidable arsenal, où pouvant ramasser l'épée de Goliath, il n'a voulu choisir que l'arme légère du frondeur.
Ayant navigué par un beau jour « en serenité et tout plaisir », Pantagruel et ses compagnons descendent dans « la benoiste isle des Papimanes ». A peine abordés, le peuple les entoure de toutes parts et leur fait cette demande :
« L'avez-vous veu, gens passagiers? l'avez-vous veu? — Qui? demandoit Pantagruel. — Celuy là, respondirent-ilz. — Qui est il? demanda frere Jean. Par la mort bœuf, je l'assommeray de coup. » Pensant qu'ils se guementassent (s'informassent) de quelque larron, meurtrier ou sacrilege. « Comment, dirent-ilz, gens peregrins, ne cognoissez vous l'Unique? — Seigneurs, dist Epistemon, nous n'entendons telz termes. Mais exposez nous, s'il vous plaist, de qui entendez, et nous vous en dirons la verité sans dissimulation. — C'est, direntilz, celuy qui est. L'avez-vous jamais veu? — Celuy qui est, respondit Pantagruel, par nostre theologique doctrine, est Dieu. Et en tel mot se déclara à Moses. Onques certes ne le vismes, et n'est visible à œilz corporelz. — Nous ne parlons mie, dirent-ilz, de celuy hault Dieu qui domine par les cieulz. Nous parlons du Dieu en terre. L'avez-vous onques veu? — Ilz entendent, dist Carpalim, du pape, sus mon honneur. — Ouy, ouy, respondit Panurge, ouy dea, messieurs, j'en ay veu trois, à. la vue desquelz je n'ai gueres profité. »
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Il est probable que Rabelais a pensé à lui-même en écrivant cette réponse de Panurge. Il avait vu ou pu voir en effet trois papes, Clément VII, Paul III et
Jules III.
Les Papimanes s'agenouillent devant les voyageurs et veulent leur baiser les pieds, les proclamant bien heureux et criant :
« Ils le ont veu ! Ils le ont veu ! Ils le ont veu !.. » Et dura ce cri plus d'un quart d'heure. Puis y accourut le maistre d'escole avec tous ses pédagogues, grimaulx et escoliers, et les fouettoit magistralement, comme on souloit (avait coutume de) fouetter les petits enfans en nos pays, quand on pendoit quelque malfaicteur, afin qu'il leur en souvint.
Pantagruel en fust fasché, et leur dist : « Messieurs, si ne desistez (cessez) fouetter ces enfans, je m'en retourne. »
Homenaz, évêque des Papimanes, veut lui-même à toute force baiser les pieds de ces gens heureux qui ont vu le pape, honneur dont ils ont grand'peine à se défendre; il les invite à un banquet, précédé de la visite des églises, comme le commandent les saintes Décrétales. A quoi consent volontiers frère Jean, car il y a longtemps qu'il n'est entré dans une église, il a joie à en voir, et il n'en dîne que mieux. Vous parlez « en bon christian », dit-il à Homenaz; « c'est belle chose rencontrer gens de bien ». L'évêque fait admirer à ses hôtes un gros livre doré, tout couvert de pierres fines et précieuses, de rubis, d'émeraudes, de diamants et de perles, attaché par deux chaînes d'or à la frise du portail de la cathédrale. C'est l'exemplaire princeps des « sacres Decretales escrites de la main d'un ange cherubin ». « Vous ne le croyez pas, vous autres, gens d'outremer », ajoute Homenaz. — « Assez mal », répond entre ses dents Panurge, qui prononce decroloueres pour decretales, pendant que
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Pantagruel, à qui sa haute taille permet de toucher le livre, sent à ce contact « un doux prurit des ongles et degourdissement de bras; ensemble, tentation vehemente en son esprit de battre un sergent ou deux,. pourvu qu'ils n'eussent tonsure ». Un jeûne de trois jours, une confession générale, une messe sont des préparations que l'évêque juge nécessaires aux étrangers qu'il veut fêter, avant de leur ouvrir plus à fond les mystères papimaniques. Toutes ces cérémonies sont l'objet des quolibets irrévérencieux de Panurge et de frère Jean. La plus spirituelle de leurs plaisanteries et la plus inconvenante est celle que l'un deux se permet à propos de la messe, simple réminiscence d'ailleurs d'un vers de notre vieux théâtre : « Troussez la court, de peur que ne se crotte. »
La messe expédiée, Homenaz tire d'un coffre avec toutes sortes de simagrées et de précautions le portrait du pape, « du Dieu de bien en terre », dont la vue seule nous fait avoir la « remission de tous nos pechés memorables », avec « dix-huit quarantaines des pechés oubliés ». Aussi ne le montre-t-on qu'aux grandes fêtes annuelles. Les voyageurs trouvent le portrait assez mal peint. Surtout, ils s'étonnent de voir sur la tête et les épaules du pape la tiare et l'aumusse, au lieu de la cuirasse et du casque guerrier; car, disent-ils, n'a-t-on pas vu nos derniers papes (Alexandre VI et Jules II), tout l'empire chrétien étant en paix et en silence, faire seuls une guerre félonne et cruelle?
C'estoit (répond Homenaz) contre les rebelles, hereticques, prolestans desesperés, non obeissans à la sainteté de ce bon Dieu en terre. Cela luy est non seulement permis et licite, mais commandé par les sacres Decretales ; et doit à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, republicques,
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et à sang mettre, qu'ilz transgresseront un iota de ses mandemens les spolier de leurs biens, les deposseder de leurs royaumes, les proscrire, les anathematiser, et non seulement leurs corps, et de leurs enfans et parens autres occire, mais aussi leurs ames damner au parfond de la plus ardente chauldiere qui soit en enfer.
De par tous les diables! s'écrie Panurge, édifié par cette belle déclaration de principes, on n'est pas hérétique ici comme fut Raminagrobis, et comme ils sont en Allemagne et en Angleterre. Vous êtes chrétiens triés sur l.e volet. — Oui, vrai Dieu! repart Homenaz, aussi serons-nous tous sauvés. Allons prendre de l'eau bénite.
Panurge, type achevé du catholique immoral en règle avec l'Inquisition, est d'une orthodoxie aussi pure que son langage, d'ailleurs, est licencieux et sa conduite immonde. Il ne respecte rien, sauf le dogme. Ses audaces de poltron s'ébattent dans tout l'espace borné par le redoutable cap d'hérésie. Non seulement il ne hasarde rien de ce côté, mais il a une peur affreuse des moindres hardiesses d'autrui, comme s'il frémissait d'être compromis par leur contact; il fait alors les plus horrifiques protestations de foi. La mort du pieux hérétique Raminagrobis à laquelle il assiste nous donne le spectacle très plaisant et très vrai de ce gibier d'enfer plus scandalisé qu'un chrétien. Quant à Homenaz, c'est un type excellent de dévot fanatique un peu à la façon du "Torquemada de Victor Hugo : doux, patient, débonnaire, jusqu'à une sorte d'idiotisme (la façon dont il répond ou plutôt ne répond pas aux plus grossières impertinences de Panurge et de ses compagnons est d'un véritable imbécile), mais devenant féroce à la seule
1. Construisez : « et doit mettre à feu et à sang empereurs, rois, etc., incontinent qu'ils transgresseront... »
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idée de l'hérésie, allumé par ce mot comme s'il voyait rouge, se redressant alors dans sa hauteur terrible d'inquisiteur altéré de sang et vouant à tous les supplices ceux dont la foi adore quelque autre objet que les Décrétales, c'est-à-dire, selon le mot de Ginguené, « ceux de ses semblables qui déraisonnent d'une manière un peu différente de la sienne ». Mais Ginguené a tort d'ajouter que c'est par charité et pour leur salut qu'Homenaz veut brûler les hérétiques. Ce raffinement est moderne et n'appartient pas au fanatisme religieux du xvic siècle. Différent du Torquemada de la poésie, mais semblable au Torquemada de l'histoire, Homenaz excepte formellement les hérétiques du devoir de charité qui nous oblige envers notre prochain.
Or, notez, beuveurs, que durant la messe seche d'Homenaz, trois manilliers (marguilliers) de l'eglise, chascun tenant un grand bassin en main, se pourmenoient parmy le peuple, disans à haute voix : « N'oubliez les gens heureux qui l'ont veu en face. » Sortans du temple, ilz apporterent à Homenaz leurs bassins tous pleins de monnoye papimanique. Homenaz nous dist que c'estoit pour faire bonne chere, et que de ceste contribution et taillon, l'une partie seroit employée à bien boire, l'autre à bien manger, suivant une mirifique glose cachée en un certain coignet de leurs saintes Decretales.
Toutes sortes de vins et de plats furent donc aehetés avec l'argent de la quête pieuse, lapins, chapons, cochons (ils foisonnent en Papimanie), coqs d'Inde, etc., et pour qu'aucune séduction charmante ne manquât à la fète épiscopale, le banquet fut servi en tout bien tout honneur par de jolies filles du pays « pucelles et mariables », que frère Jean « regardoit de costé, comme un chien qui emporte un plumail ». Doucement ému par le bon vin, Homenaz entre au dessert dans une béate extase
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et célèbre en style onctueux la vertu que possèdent les Décrétales pour arrêter au ciel la grêle et la gelée, faire cesser sur la terre la guerre, le meurtre et les crimes, y répandre l'abondance, la paix, l'allégresse et l'amour du prochain « pourvu qu'il ne soit heretique ». Il faut une antithèse rabelaisienne à ce débordement de mysticisme : elle est fournie par Epistemon, qui a mangé trop de farce et qu'une colique subite contraint à quitter brusquement la table.
Une autre contre-partie de l'hymne papimanique nous est offerte au chapitre suivant, le cinquante-deuxième, consacré à la « continuation des miracles advenus par les Decretales » ; mais ces miracles sont d'une nouvelle sorte. Panurge, frère Jean, Ponocrates, Eudemon, Carpalim, Gymnaste, Rhizotome, bref tous les sceptiques convives d'Homenaz, à l'exception du noble Pantagruel, racontent successivement quelque mauvais sort jeté par les écrits pontificaux sur ceux qui en ont fait usage. Frère Jean, en se torchant le c.. avec un feuillet des Clémentines, s'est donné les hémorroïdes. Un apothicaire du Mans s'était servi des Extravagantes pour faire des cornets : toutes les drogues qu'il y mit furent empoisonnées. Un couturier de Paris, ayant employé de vieilles Décrétales pour tailler ses patrons et mesures, pas un vêtement ne put aller. A Cahusac, des tireurs d'arc avaient découpé un morceau de lettre papale pour en faire un but : pas une flèche ne porta, quoique les archers de Guyenne soient « superlatifs », et Sansornin l'aîné, qui gardait les gages, jura son grand serment qu'il avait vu le trait de Carquelin, sur le point de frapper au beau milieu du blanc, s'écarter brusquement d'une toise. A Landerousse, aux noces de Jean Delit', de joyeux compagnons qui s'étaient fait un mas-
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que avec des feuillets du sixième livre des Décrétales, contractèrent la picote ou d'autres maladies encore pires. Les deux sœurs de Rhizotome, Catherine et Renée, avaient voulu faire de ce sixième livre le même emploi que fera le bonhomme Chrysale du « gros Plutarque à mettre ses rabats » : elles s'en servirent comme de presse pour leurs manchettes et leurs collerettes savonnées de frais, bien blanches et empesées. Par la vertu Dieu!... « Attendez, dit Homenaz, quel Dieu entendez-vous?— Il n'en est qu'un, respondit Rhizotome. Ouy bien, dit Homenaz, es cieulx. En terre, n'en avons nous un autre? — Ah ! dit Rhizotome, je n'y pensois plus. Par la vertu donc du Dieu Pape terre, leurs guimples, collerettes, baverettes, couvrechefs et tout autre linge, y devint plus noir qu'un sac de charbonnier. » Aucune de ces histoires ne déconcerte la foi sereine du bon
Papimane, qui n'est pas embarrassé pour répondre, à peu près comme Tartuffe, que tous ces gens-là ont été punis pour avoir mêlé
Par un crime effroyable
Avec la sainteté les parures du diable,
et s'écrie : « Miracle ! » à chaque récit.
Poursuivant son propos, l'évêque de Papimanie estime que les quatre cent mille ducats tirés annuellement de France par la vertu des décrétales sont peu de chose pour cette nation très chrétienne, « unique nourrice de la cour romaine » ; mais que, d'ailleurs, on ne trouverait pas un seul livre au monde, non pas même la Sainte Ecriture, qui possède cette « auriflue energie ». Et pourtant « ces diables heretiques ne les veulent apprendre et sçavoir. Bruslez, tenaillez, cizaillez, noyez, pendez, empaliez, espaultrez, demembrez, exenterez (arrachez les entrailles), decouppez, fricassez, grisiez,
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trausonnez, crucifiez, bouillez, escarbouillez, escartelez, debezillez, dehinguandez, carbonnadez ces meschans heretiques Decretalifuges, Decretalicides, pires qu'homicides, pires que parricides, Decretaclitones du diable 1 ». Homenaz tombe dans un nouvel accès de lyrisme et recommence, sous une autre forme, l'apothéose des Décrétales. Il faut, sinon transcrire tout entière mot pour mot, du moins analyser de très près cette page, en ayant soin d'en conserver le mouvement; car c'est, au point de vue du rythme, un des plus brillants morceaux de Rabelais :
Il n'est sous la chape du ciel gens plus propres à tout faire que ceux qui se sont adonnés à l'étude des saintes Décrétales. Voulez-vous, en temps de guerre, choisir un bon capitaine qui sache ne rien hasarder, toujours vaincre sans perte de ses soldats et bien user de la victoire? Prenez-moy un Decretaliste. Voulez-vous, en temps de paix, trouver un homme propre à bien gouverner une république, un royaume, un empire, à entretenir l'Eglise, la noblesse, le sénat et le peuple en richesses, amitié, concorde, obéissance, vertus, honnêteté? Prenez-moy un Decretaliste... Qui fait en plusieurs pays le peuple rebelle, les pages gourmands, les écoliers ignares? Leurs gouverneurs, leurs écuyers, leurs précepteurs n'étaient pas Decretalistes. Mais qui est-ce qui a fondé ces beaux établissements religieux, dont on voit partout la chrétienté ornée, décorée, illustrée, comme le firmament de ses claires étoiles? Divines Decretales.
Qui maintient, qui substante, qui nourrit les devots religieux par les convens, monasteres et abbayes : sans les
1. Decretalicton.es signifie | tueurs de decretales, comme decretalicides, ce mot-ci étant formé du latin, et celui-là, du grec.
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prieres diurnes, nocturnes, continuelles desquelz seroit le monde en danger evident de retourner en son antique chaos? Sacres Décrétâtes.
Qui fait et journellement augmente en abondance de tous bien temporelz, corporelz et spirituelz le fameux et celebre patrimoine de saint Pierre? Saintes Décrétâtes.
Qui fait le saint Siege apostolique en Rome de tout temps et aujourd'huy tant redoubtable en l'univers, qu'il fault, ribon ribaine, que tous rois, empereurs, potentats et seigneurs pendent de luy, tiennent de luy, par luy soient couronnés,. confirmés, authorisés, viennent là boucquer (baiser par force) et se prosterner à la mirifique pantoufle? Belles Décrétâtes, de Dieu.
Le mouvement de cette page éclatante est d'un maître dans l'art d'écrire, et la satire a une grande portée elle dépasse de beaucoup la question des Décrétâtes où Rabelais fait semblant de la renfermer. Combien n'avonsnous pas vu de ministres aussi bornés dans leur fanatisme politique que le bon évêque Homenaz dans son. zèle religieux, qui, pour nommer les fonctionnaires de l'Etat aux plus difficiles emplois de la magistrature ou de l'armée, s'inquiétaient de leurs croyances, non de leurs aptitudes, et ne leur demandaient qu'un brevet de foi royaliste ou républicaine !
L'imbécile apologiste des lettres pontificales s'exalte tellement dans les transports de son délire mystique, qu'après avoir « bavé, sué », lâché divers bruits incongrus, il finit par pleurer à « chaudes larmes, battre sa poitrine et baiser ses pouces en croix ». A ce spectacle ridicule, Epistemon, frère Jean, Panurge, moins gris que l'évêque, feignent aussi de pleurnicher et miaulent sous leurs serviettes myault, myault, jusqu'à ce que les « bachelettes gentilles » fassent renaître la joie en servant à tout le monde, avec abondance de confitures, pleines coupes de « vin Clementin ».
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Homenaz offre à ses hôtes de belles et grosses poires : qui ne viennent qu'en Papimanie. Pantagruel en de- ■ mande le nom. Nous sommes simples gens, dit Home- • naz; nous appelons les figues, figues; les prunes, prunes; et les poires, poires. — Bien, dit Pantagruel, je les grefferai et planterai en mon jardin de Touraine et les appellerai poires de bon chrétien. « Car onques ne vis chrétiens meilleurs que ces bons Papimanes. » Frère .Jean aurait préféré aux poires « deux ou trois charretées » des belles filles qui les avaient servis. « Sur elles, dit-il, nous planterions des enfans de bon chretien, et la race en nos pays multiplieroit : esquelz ne sont mie trop bons. » Mais Pantagruel, qui protège la morale et veut encourager le mariage, donne à chacune de ces sages pucelles neuf cent quatorze saluts d'or pour se constituer une dot. On se dit courtoisement adieu, et, après avoir promis aux habitants de 'l'île de Papimanie d'insister auprès du saint-père pour qu'il aille leur faire visite en personne, les voyageurs remontent dans leur navire. ]
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Aux Papimanes s'opposent les Papefigues, à l'île de Papimanie l'île de Papefiguière, où on se moque du pape, où on lui fait la figue. J'en fais mention ici pour la symétrie; mais la satire religieuse n'y a point d'importance. Tout ce que Rabelais remarque, c'est que les Pape figues sont pauvres et malheureux, c'est que leur île est désolée chaque année par la grêle, la tempête, la peste, la famine, en éternelle punition du péché de leurs ancêtres, contempteurs du chef de l'Eglise. Il ■quitte aussitôt le sujet religieux, pour raconter comment un méchant petit diable, qui ne savait pas encore .-bien son métier et ne pouvait tonner et grêler que sur
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le persil et sur les choux, fut trompé par un laboureur ide Papefiguière.
Ce joli conte n'est pas seulement un régal pour les ! amateurs de prose rabelaisienne, comme l'était La Fontaine, qui l'a mis en vers; il a une valeur satirique, mais la satire y porte sur de tout autres objets que l'Eglise catholique ou protestante. Le diable, brutal et stupide, d'ailleurs « extrait de noble et antique race », tout doucement attrapé, sans bruit et sans effort, par la malice aux airs innocents du paysan qu'il violente, est la vive image du despotisme féodal et de sa défaite par l'esprit français. « Travaille, vilain, travaille, » hurle le gentilhomme aux oreilles du laboureur. Rabelais avait fustigé ailleurs, en passant, ces janspill' homines, comme il les appelle, qui « vivent de leurs rentes, sans rien faire ' ».
Il y a une quantité d'autres traits de satire dans ce conte délicieux, mais ils sont indirects et disséminés. J'en détache un, qui est bien spirituel, et que La Fontaine a omis. Chaque fois que le diable prend congé du pauvre homme, après l'avoir rudoyé et bousculé, il a soin de nous apprendre où il va ; c'est ainsi qu'à la première absence il était allé « tenter du gaillard péché de luxure les nobles nonnains de Pettesec ». Mais la seconde fois, pour ne pas faire de voyage inutile, il a dû modifier son plan : « J'allois tenter les pillards Chiquanous, desguiseurs de procès, notaires faulsaires, advocats prévaricateurs ; mais ils m'ont fait dire par un truchement qu'ils estoient tous à moy. ».
L'allégorie des Papefigues est si peu cette satire du protestantisme que les lecteurs du livre IV étaient en
1. Nouveau prologue du livre IV, et III, 27.
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droit d'attendre, comme pendant à l'allégorie des Papimanes, que le diable, au contraire, se plaint des maigres déjeuners qu'on fait aux enfers depuis que s'est répandue dans le monde lettré l'étude de la sainte Bible et t particulièrement des écrits de saint Paul, mise à la i mode par l'hérésie :
Monsieur Lucifer avoit coutume de desjeuner d'escoliers. Mais, las! ne sçay par quel malheur depuis certaines années ilz ont avec leurs estudes adjoinct les Saintes Bibles. Pour ceste cause plus n'en pouvons au diable l'un tirer. Et croy que si les caphards ne nous y aident, leur ostans par menaces, injures, force, violence et bruslemens leur saint
Paul d'entre les mains, plus à bas n'en grignoterons.
Il est probable qu'on ne parviendra jamais à savoir si L'île Sonnante, comme tout le reste du cinquième livre, est une invention de Rabelais, ni dans quelle mesure l'exécution est de lui. Cette incertitude met la critique dans un assez grand embarras, mais aussi elle lui laisse toute liberté. On peut, sans beaucoup d'inconvénient, rejeter absolument cette portion de l'œuvre; car elle n'ajoute rien d'essentiel à l'idée que les autres livres nous donnent du génie de leur auteur. L'accepter sans réserve est le parti le moins sage, puisqu'on ne peut attribuer tout à Rabelais, sans altérer essentiellement l'idée de son caractère ; mais on peut encore (et c'est le parti que nous avons adopté) mentionner simplement, quand l'occasion s'en présente, ce qui nous paraît digne de lui, en rappelant à ceux qui nous reprocheraient soit nos citations, soit nos omissions, que c'est le cinquième livre et que nous n'en répondons pas.
L'île Sonnante n'est pas, quoi qu'on en ait dit, la meilleure satire de l'Eglise catholique que nous offre l'œuvre de Rabelais. Il y a bien de la lourdeur dans
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cette allégorie, qui nous montre comment des clergaux naissent les prestregaux, des prestregaux les evesgaux, des evesgaux les cardingaux, et des cardingaux le Papegaut, sans parler des clergesses, prestregesses, evesquegesses, canlingesses et papegesses. Cependant l'idée d'avoir représenté tout ce peuple de fainéants et de fainéantes sous la figure d'oiseaux de luxe, aux plumages divers, dont la seule occupation est de « gaudii-, gazouiller et chanter » au son des cloches de leurs cages, ne manque pas d'une certaine ingéniosité poétique, et il y a je ne sais quelle saveur amère, fort peu rabelaisienne il est vrai, dans la réponse que fait iEditue (l'Homenaz de l'île Sonnante) à une question de Pantagruel sur la provenance des clergaux : ce sont des oiseaux de passage, venant de l'autre monde (le monde des laïques), en partie, d'une vaste région qu'on appelle Joursanspain, en partie, d'une autre grande contrée située au couchant, qu'on nomme Tropd iceulx. Cela revient à dire que la misère et la multiplication des enfants contraignent les chefs de famille à jeter ces petits infortunés malgré eux dans l'état ecclésiastique
Ceux aussi qui n'ont pu jouir de leurs amours, qui ne sont parvenus à leurs entreprises et sont desesperés : ceux pareillement qui meschamment ont commis quelque cas de crime, et lesquels on cherche pour à mort ignominieusement mettre, tous avolent icy
Tous les biens de la terre abondent dans l'ile Sonnante. Cette perchée d'oiseaux douillets se régalent de friands morceaux et vivent, en bon point, de leurs
1. Voyez, pour le complément de cette citation, page 4 de ce volume, et V, 4.
2. Souvenir du VI" livre de l'Enéide. vers 426 et suivants.
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rentes. Il ne faut pas craindre que les vivres viennent jamais à leur manquer, quand même un ciel d'airain et un sol pétrifié par la sécheresse produiraient une famine de sept ou huit ans plus longue que celle qui désola l'Egypte. Ces détails sont jolis, mais n'apprennent rien de nouveau à des voyageurs ni à des lecteurs qui arrivent de Papimanie. On admire avec raison le mouvement d'Æditue arrêtant le bras de Panurge prêt à frapper avec une grosse pierre un evesgaut qui ronfle et que la cloche de sa cage sonnée à toute volée n'a pas pu réveiller :
Homme de bien, frappe, feris, tue, et meurtris tous roys et princes de ce monde, en trahison, par venin, ou autrement quand tu voudras; deniche des cieulx les anges, de tout auras pardon du Papegaut : à ces sacrés oiseaux neWj touche... (V, 8). I
Lignes d'une réelle beauté, d'une magistrale éloquence, mais qu'on n'hésiterait guère à mettre sur le compte de quelque grand écrivain du calvinisme, si, Calvin excepté, il y en avait eu de cette force, et où la; main de Rabelais, plus souvent gracieuse que terrible, ne me semble pas aussi indubitable que dans le char-^ mant apologue du roussin et de l'âne, dirigé contre le célibat ecclésiastique (V, 7). Un autre chapitre assez rabelaisien du cinquième livre est celui qui raille l'institution du carême, comme étant un régime composé d'aliments aphrodisiaques bons pour exciter les appétits sensuels, au lieu de mortifier la chair, et faits pour déranger la i santé publique, au grand profit des médecins (V, 29). i Cela vaut, à coup sûr, bien mieux que l'illisible allégorie de Quaresmeprenant, au livre IV. Dans le même livre, l'allégorie correspondante des Andouilles en guerre contre Quaresmeprenant est un peu moins ennuyeuse
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à lire, grâce aux digressions qui viennent agréablement l'interrompre; mais l'idée principale qui en fait le fond n'est pas moins insipide, soit qu'il s'agisse des calvinistes de Genève, comme l' île Farouche, patrie des Andouilles, semblerait l'indiquer, soit que ce nom désigne les gourmands et les voluptueux en général : deux interprétations toutes différentes, mais entre lesquelles la critique se trouve dispensée de choisir par l'insignifiance même de la fiction. Rien de moins piquant, rien de moins malicieux que ces batailles rangées de saucisses et d'andouilles, où les armes sont des batteries de cuisine; c'est de la grosse fantaisie, dont on dirait qu'elle est bonne pour amuser les enfants, si l'image obscène, nullement enfantine, de l'andouille Ithyphalle ou priapique ne se dressait pas gaillardement au centre de la fable. Peu d'hommes faits ont gardé dans leur cœur assez de la simplicité de l'enfance pour se laisser bonnement aller à la gaieté superficielle où Rabelais nous invite souvent.
On peut apprécier comme on voudra, au point de vue de la forme et de l'exécution, la célèbre allégorie de Physis ou Nature, qui enfanta Beauté et Harmonie, tandis qu'Antiphysie est la mère du carême et d' « autres monstres difformes et contrefaits en despit de nature » (IV, 32). Les détails n'en ont point d'importance, puisque cette fiction est littéralement traduite d'un auteur latin du xvie siècle, Cœlius Calcagninus; mais l'idée conserve sa gravité, et le choix que Rabelais a fait d'un tel morceau, pour le traduire, reste hautement significatif. En le distinguant ainsi et en l'honorant de son style, le plus grand écrivain de la renaissance païenne a montré, une fois de plus, que la Raison et la Nature étaient ses vraies divinités : religion ou phi-
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losophie toute nouvelle, directement opposée à « la folie de la Croix », grosse de révolutions d'une incalculable portée, et dont nous retrouverons l'expression plus originale et plus intéressante dans d'autres parties de l'œuvre, notamment dans les chapitres où Rabelais édifie sa république de Thélème.
Les moines
Avec la satire du monde monastique, nous sortons heureusement des abstractions et des allégories pour rentrer dans la réalité concrète et vivante.
Les moines sont continuellement le plastron de Rabelais. On n'en finirait pas, s'il fallait noter tous les traits dont il les harcèle; mais cette statistique est inutile, car ici plus que jamais nous sommes en plein lieu commun. Il en est des moines comme des femmes. Tous les satiriques nous affirment que les femmes sont bavardes, indiscrètes, inconstantes et fragiles; Rabelais le répète après eux 1, et vraiment la seule question intéressante est de savoir s'il a bien ou mal dit une chose aussi banale. De même les moines sont paresseux, ignorants, gourmands, paillards... Qui ne le sait? jf;
La matière est vieille et connue, Rabelais n'y a rien ajouté. Mieux vaut donc, sans compter un à un les coups qu'il porte aux moines, régaler d'une façon générale nos yeux et nos esprits par le spectacle de l'adresse et de la bonne grâce de son jeu, plus élégant ici qu'on ne se l'imagine.
Ces pauvres moines sont assommés, à faire pitié, par la massue brutale des prédécesseurs de Rabelais.
1. III, 34, 32, 19.
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Moralistes, prédicateurs, poètes satiriques, grossissent leur voix dès qu'ils parlent de ces éternels objets du mépris des hommes, et en font de lourdes et sales carij catures. Folengo est dégoûtant quand il peint leur i paresse et leur gourmandise :
On ne voyoit par tout le couvent que mille ordures, avec une grande puanteur de m , et les araignées pendues et attachées de tous côtés... La vie qui s'y mène est semblable à celle des pourceaux. Vistes-vous jamais une bande de pourceaux se saouler plus salement autour de leur auge pleine de sale lavage?... On oyoit claquer leurs lèvres l'une contre l'autre, et le bouillon leur couloit le long du menton... Les frères se mettent à lécher les plats et assiettes, n'ayant point autre façon pour laver les écuelles. Si le lard ou la graisse est figée, ils la grattent avec leurs ongles... Ils se moquent de ceux qui s'échauffent en la chaire à force de bien prescher, qui vont aux enterrements des morts, qui jeusnent, qui estudient... Le ventre est leur dieu, le potage est leur loi, la bouteille leur sainte Ecriture 4.
Plus grave que Folengo, Erasme n'est pas moins rude dans ce passage de son Eloge de la folie : « Abhorrés partout comme des bêtes sinistres, leur rencontre seule est regardée comme un mauvais augure; et malgré cela les moines s'admirent comme des gens extraordinaires. Persuadés que la piété suprême consiste dans l'ignorance la plus crasse, ils se font une gloire de ne pas même savoir lire. Lorsque, dans leurs églises, ils sont occupés à braire d'un air stupide les psaumes qu'ils ne comprennent pas, ils sont très persuadés que Dieu, les anges, et tous les saints du Paradis prennent beaucoup de plaisir à les entendre... Quand Jésus-Christ, méprisant toutes leurs vaines pratiques, leur demandera
1. Histoire macaronique de Merlin Coccaye, livre VIII (traduction française de 1606).
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s'ils ont observé le grand précepte de la charité, l'un montrera sa bedaine farcie de toutes sortes de poissons ; l'autre fera une longue énumération de tous ses jeûnes, et racontera combien de fois son ventre a été près de crever pour n'avoir fait qu'un seul repas dans toute une journée... Un autre montrera son froc si malpropre r et si gras, que le dernier des matelots rougirait de le i, porter... »
« 0 gros goddons ! damnés infâmes ! escrits au livre du u diable! larrons et sacrileges! » hurle le prêcheur Olivier 1 Maillard, « pensez-vous que les fondateurs de vos béné- fices vous les ayent donnés pour ne faire autre chose que t paillarder et jouer au glic 1? » « On entre au couvent, dit de son côté Michel Menot, non par piété, mais par ava- rice, pour vivre voluptueusement et sans rien faire '. » < Nicolas Clemangis, dans son pamphlet sur la corruption de l'Eglise, accuse les moines de vices monstrueux3 ; le pieux Gerson lui-même compare les couvents à des lupanars 4, et un prédicateur alsacien s'écrie : « Si tu veux avoir ta maison nette, garde-toi des singes, des moines et des pigeons. Surtout défie-toi des moines confesseurs. Il y va de l'honneur de ta femme. Ces cochons de Saint-Antoine ne nous quittent jamais sans emporter quelque chose 5. »
Le « gentil Rabelais » n'a point de ces violences ni de ces grossièretés. Les moines l'amusent et le mettent
1. Cité par Henri Estienne, Apologie pour Herodote, chap. vu.
2. Cité par Charles Labitte, Etudes littéraires, tome 1.
3. Méray, ouvrage cité, Introduction.
4. Id., ibid.
5. Méray, chap. xi. — Un vieux proverbe disait et dit encore, je crois :
Pour faire nette maison,
N'y faut moine ni pigeon.
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en gaieté bien plus qu'ils ne l'irritent ou l'indignent. Il joue avec eux comme le chat avec la souris; il goûte en leur compagnie tant de plaisir qu'il n'a garde de les étrangler tout d'abord, et que ses griffades caressantes,. patelines, ont quelque chose de presque ami.
Ce serait en effet une grande erreur de croire que Rabelais haïsse simplement les moines. Sorti dç leur confrérie et ayant eu au moins des velléités d'y rentrer, conservant de son séjour parmi eux quelques bons souvenirs mêlés aux mauvais, ses sentiments à leur égard sont quelque chose d'assez compliqué qui n'est pas sans analogie avec le fameux odi et amo 1 de Catulle. Sans doute il hait certains moines et même la plupart des. moines; il hait Gabriel de Puits-Herbault et son parti nombreux. « Iceulx fuyez, abhorrissez et hayssez autant que je fais... Et si desirez estre bons pantagruelistes, c'est à dire vivre en paix, joye, santé, faisans toujours grand chere, ne vous fiez jamais en gens qui regardent par un pertuys », ou par".une fenêtre de drap, par l'ouverture d'un capuchon. Quand Panurge recolle sur les épaules d'Epistemon sa tête coupée dans une bataille, il a grand soin d'ajuster « vene contre vene, nerf contre nerf, spondyle contre spondyle, afin qu'il ne fust torty colly, car telles gens il haïssoit de mort ». Aux torcoulx également, c'est-à-dire aux moines hypocrites contournant la tête avec une affectation dévote, il fait défense impérieuse de franchir le seuil de l'abbaye de
Thélèmeo
Mais tous les moines ne sont pas des diables enjuponnés. Quelle époque de sa vie, en définitive, Rabelais pouvait-il se rappeler avec plus de plaisir que celle où,
1. Je hais et j'aime.
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dans la solitude studieuse du couvent de Fontenay, il avait, en dépit de l'envie et malgré une opposition impuissante, patiemment amassé, avec son fidèle compagnon Lamy, l'inestimable trésor de sa science eneyclopédique? Moine, il est vrai, par le hasard des circonstances, par la force des choses plutôt que par vocation et par libre choix, Rabelais a toujours gardé, avec l'ineffaçable pli de l'éducation monastique, une certaine affection, curieuse à démêler à travers les sentiments contraires, pour ce qui avait été l'école de sa jeunesse. Une preuve qu'au fond il ne déteste pas les moines, c'est qu'en les contredisant il les imite, et que sa république de Thélème a beau être établie et réglée à l'inverse de l'institution des monastères, elle est un monastère. La vie de couvent, organisée de tout autre façon, reste à ses yeux un idéal. Et une preuve encore qu'il les aime, c'est qu'il a choisi parmi eux le personnage qui, bien plus que ce polisson de Panurge, est le héros de son cœur, frère Jean.
Avec quelle tendresse ne parle-t-il pas des « bons et beats peres, tant devots, tant gras, tant joyeux, tant douillets et de bonne grâce » (IV, 19) ! Comme il a soin que le pot-au-feu soit mis pour eux de bonne heure, afin que le bœuf étant plus cuit soit plus tendre et qu'il use moins les dents, qu'il pèse moins à l'estomac, qu'il •délecte plus le palais, qu'il nourrisse plus à fond les 'bons religieux (III, 15) ! Avec quel intérêt il les suit dans la cuisine, où ils vont considérer « le branlement des broches, l'harmonie des contrehastiers, la position des lardons, la temperature des potages », et, « en l'ascendant des broches et horoscope des fricassées », examiner ' quelle heure il peut bien être (IV, 10, 63)! Mais pourquoi donc les moines sont-ils si volontiers en cuisine?
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t Ce problème l'intéresse, il le résout scientifiquement : 9 ou bien il y a dans les marmites et les chenets quelque i vertu latente et propriété spécifique cachée, qui attire les moines, comme l'aimant attire le fer; ou bien « c'est une induction et inclination naturelle aux frocs et cagoules adherente, laquelle de soy mene et pousse les bons religieux en cuisine, encore qu'ils n'eussent election ni délibération d'y aller » (IV, 11). Comme cela est joli et délicat! Quel moine d'esprit, s'il y en avait dans les couvents du xvie siècle (et sans doute il y en avait quelques-uns), a pu lire ces passages délicieusement piquants sans remercier le bon frère François dont la charmante humeur leur servait un si savoureux régal?
« Aises comme peres » est une comparaison qui revient plusieurs fois sous la plume de Rabelais. Il aime à se les représenter joyeux comme lui-même. Dès que les oiseaux « avolés » des contrées de misère sont arrivés dans 17le Sonnante, de maigres qu'ils étaient auparavant, ils deviennent gras comme de petits loirs (V, 4); un médecin a trouvé un remède nouveau pour guérir ' toutes sortes de malades : c'est de les rendre « moines par trois mois », affirmant que « si en estat monachal ils n'engraissoient, ni par art ni plfr nature jamais n'engraisseroient » (V, 21).
La santé avant tout; les moines n'étudient point : voulez-vous qu'ils attrapent des maux d'oreille ' ? Leurs occupations consistent à ne rien faire de la semaine, « au dimanche s'entrepelaudans, au lundy s'entrenazardans, au mardy s'entr'esgratignans, au mercredy s'entremouchans, au jeudy s'entretirans les vers
1. J, 39.
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du nez, au vendredy s'entrechatouillans, au samedy s'entrefouettans » (Y, 27). Ceci est dans le cinquième livre et n'est pas du bon cru. La meilleure satire de l'oisiveté des moines se trouve au chapitre 40 de Gargantua :
Pourquoy les moines sont refuis du monde, et pourquoy les uns ont le nez plus grand que les autres.
Si entendez pourquoy un cinge en une famille est tous- jours mocqué et herselé, vous entendrez pourquoy les moines sont de tous refais, et des vieux et des jeunes. Le cinge ne garde point la maison, comme le chien ; il ne tire pas l'aroy. comme le boeuf; il ne produict ny laict, ny laine, comme la brebis; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu'il fait est tout conchier et degaster, qui est la cause . pour quoy de tous reçoit mocqueries et bastonnades 1.
Semblablement, un moine (j'entends de ces ocieux moines) ne laboure, comme le paysant; ne garde le pays, comme l'homme de guerre; ne guérit les malades, comme le medecin; ne presche ny endoctrine le monde, comme le bon docteur evangelique et pedagogue; ne porte les commodités et choses necessaires à la republicque, comme le marchant. C'est la cause pourquoy de tous sont hués etabhorris. — Voire mais, dist Grandgousier, ils prient Dieu pour nous. — Rien moins, respondit Gargantua. Vra.y est qu'ilz molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches... Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaumes nullement par eux entenduz. Ilz comptent force patenostres, entrelardées de longs Ave Maria, sans y penser ny entendre. Et ce j'appelle mocque Dieu, non oraison... Tous vrais christians, de tous estats, en tous lieux, en tous temps, prient
1. Rabelais imite ici Plutarque, au traité intitulé : Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'aini : « Voyez le singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le chien, ni à porter sur son dos comme le cheval, ni à labourer la terre comme le bœuf. Ainsi est-il du flatteur. » — « Sur le portail de l'hôtel de ville de Saint-Quentin. nous avons trouvé des singes en habit de m'oines, se démenant dans des chaires et gesticulant à l'envi. » Ch. Labitte, Etudes littéraires, t. I.
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Dieu, et l'esprit prie et interpelle pour iceux; et Dieu les prent en grace.
[ Maintenant, tel est nostre bon frere Jean. Pourtant (c'est
pourquoi) chascun le souhaite en sa compagnie. Il n'est point bigot, il n'est point déchiré; il est honneste, joyeux, délibéré, ^ bon compagnon. Il travaille, il labeure, il defent les opprimés, il conforte les affligés, il subvient es souffreteux, il garde le clos de l'abbaye. — Je fais, dit le moine, bien davantage.
Car, en depeschant nos matines, ensemble je fais des chordes d'arbaleste, je polis des matras et garrotz, je fais des relz et des poches à prendre les lapins. Jamais je ne suis oisif.
Rabelais semble penser que, si les moines, pour la plupart, ne font rien, c'est leur faute, ce n'est point celle de l'institution monastique. Car frère Jean, le moine idéal, « vray moine si onques en fut, depuis que le monde moinant moina de moinerie », reste moine en devenant héros et n'entend pas du tout jeter son froc aux orties. Au contraire, quand Gargantua essaie de lui faire prendre la cuirasse, le casque et l'épée, il ne veut d' « autres armes que son froc devant son estomac et le baston de la croix en son poing » ; et, après une courte et malencontreuse expérience de l'armure des chevaliers, il s'empresse de reprendre le costume du moine, son froc, grâce auquel il ne boit que mieux (1, 39), et son bâton de la croix « qui fait diables » (I, 42). Propos bien téméraire! rapprochement blasphématoire et impie! Mais, à l'inverse de Panurge, frère Jean est meilleur chrétien en actions qu'en paroles; sa franchise, sa vaillance, sa rude honnêteté vont de pair avec la plus cynique licence de langage qu'on ait jamais ouïe. Il jure comme un crocheteur ivre, il accable de risées et de sarcasmes les moines imbéciles de Seuillé, qui chantent leurs antiennes et font des processions au lieu de repousser l'invasion qu'un détachement de l'armée de
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Picrochole a faite dans le clos de l'abbaye. Mais, tout en lâchant cette bordée de mots de gueule, il frappe si bien d'estoc et de taille avec son bâton de la croix qu'il sauve le couvent, la province et le royaume. Vive antithèse avec ce tas de moines « ocieux, rien ne faisans, point ne travaillans, poids et charge inutile de la terre », qu'ils ne labourent ni ne cultivent1 ; mais antithèse et non pas révolte, schisme ni hérésie; antithèse d'un brave moine donnant à sa confrérie l'exemple de toutes les activités viriles, non d'un moine rebelle en rupture, avec l'institution.
Frère Jean a très beau nez. C'est un signe. Ad formant nasi cognoscitur... La chose signifiée par la longueur et la force du nez est ce qui manque le moins aux moines vaillants ou lâches, actifs ou paresseux. Sœur Fessue et bien d'autres ont pu l'apprendre du jeune frère Royddimet (III, 19). Rabelais s'égaie naturellement de la paillardise des moines. C'est un moine qui fera Panurge cocu (III, 45, 46). « Gare moine! » lui dit Triboulet, qu'il consulte. Mais ici, pour me servir d'une tournure familière à notre écrivain, « je note deux choses insignes, memorables ». L'une, c'est que Rabelais, toujours inspiré par la nature, n'aime pas à nous offrir la dégoûtante idée de ces vices monstrueux que ses prédécesseurs et ses contemporains dans la satire étalent complaisamment; à peine y a-t-il çà et là dans son œuvre quelques rares et rapides indications,, bornées à un seul mot, que l'imagination dévergondée des trop savants auteurs de l'Edition variorum a seule pu multiplier et développer. L'autre, c'est qu'il ne secroit jamais dispensé d'avoir de la grâce, de l'esprit et
1. IV, 58; V, 4, 6.
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du style, quand il touche au « gaillard peché de luxure », matière si intéressante que la forme y pouvait sembler superflue.
Plus je lis Rabelais, plus je trouve que les parties grivoises, comprises sans doute dans la portion dédaigneusement laissée à « la canaille », sont les plus exquises d'expression, et que la préférence qu'ont toujours eue pour elles la plupart des lecteurs est un choix délicat du goût, non une tentation du démon de la chair. Mon Dieu! que tout cela est peu excitant pour les sens, et quel antidote souverain que le rire contre la maligne influence de certaines images trop naturelles ! La main quelquefois lourde de l'auteur du Ve livre, lorsqu'il manie ces choses-là, justifie la défiance des personnes qui doutent que cet auteur soit Rabelais.
« Et les moines, quelle chere font-ils? » demande frère Jean aux pèlerins que le bonhomme Grandgousier congédie après une paternelle exhortation.
Le corps Dieu! ils biscotent vos femmes, ce pendant qu'estes en romivage (pèlerinage). — Hinhen, dist Lasdaller, je n'ay pas peur de (au sujet de) la mienne. Car qui la verra de jour ne se rompra ja le col pour l'aller visiter la nuit. —
C'est, dist le moine, bien rentré de picques 1. Elle pourroit eslre aussi laide que Proserpine, elle aura, par Dieu! la saccade, puisqu'il y a moines autour; car un bon ouvrier met inditferentement toutes pieces en oeuvre... L'ombre seule du clocher d'une abbaye est feconde (1, 45).
Spirituelle hyperbole confirmée par la grave histoire, qui nous apprend 'que dans certaines paroisses les prêtres n'étaient reçus qu'à la condition d'amener avec 'eux leurs concubines. « Ceux qui n'ont pas de femmes,
4. C'est une mauvaise raison. Image tirée d'un jeu de cartes.
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disaient les populations, sont à surveiller, car ils s'adressent communément à celles des autres 1. »
Ailleurs frère Jean, pour donner une idée de la vertu attachée à ce froc dont il ne veut point se séparer et qui le fait bien boire comme bien combattre, raconte l'anecdote suivante :
Avez-vous point ouï parler du levrier de M. de Meurles, qui ne valoit rien pour les champs? Il luy mit un froc au col : par le corps Dieu! il n'eschappoit ny lievre ny renard devant luy; et, qui plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui auparavant estoit esrené (éreinté) et de frigidis et maleficiatis 2.
« Escoute ça, couillette. Vis-tu onques le froc du moine de Castres? Quand on le posoit en quelque maison, fust à descouvert, fust à cachettes, soudain, par sa vertu horrifique, tous les manans et habitans du lieu entroient en rut, bestes et gens, hommes et femmes, jusques aux ratz et aux chatz » (III, 27).
Gourmands, paresseux, paillards enfin comme des verrats : la satire que Rabelais fait des moines tourne presque tout entière dans le cercle de ces trois péchés capitaux, qu'une vieille tradition leur attribue; il n'a renouvelé que la forme. Mais dans la forme ainsi rajeunie un esprit nouveau est infus. A la dureté sardonique des vieux grondeurs, dont on ne sait jamais s'ils grognent ou s'ils rient, se substitue la bonne, large et bienfaisante gaieté de F humour. Non, Rabelais n'est pas méchant, et les confréries, les corporations, les puissances, de même que les individus dont il se moque,
1. Méray, les Devanciers de Luther et de Rabelais, Introduction,
2. Des gens impuissants et à qui on a jeté un sort; c'est la rubrique du titre XV du quatrième livre des Décrétales. — 1, 42.
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pouvaient cordialement l'aimer et le trouver joyeux compagnon.
Les traits satiriques qu'il lance d'une main secouée par le rire sont quelquefois si amortis, qu'il faut une attention extrêmement fine pour les apercevoir. Erasme avait écrit, en termes simples et directs, que « la rencontre seule des moines est regardée comme un mauvais augure ». Rabelais dit la même chose, mais en faisant semblant de dire le contraire. Le navire de
Pantagruel rencontre une flottille de moines qui se rendaient au concile « pour grabeler les articles de la foy contre les nouveaulx heretiques ». A leur vue, Panurge, catholique orthodoxe, « entra en excès de joie, comme asseuré d'avoir toute bonne fortune pour celuy jour et autres subsequens en long ordre. Et, ayant courtoisement salué les beatz peres et recommandé le salut de son ame à leurs devotes prieres et menus sufl'rages, fit jetter en leurs naufs soixante et dix-huit douzaines de jambons... 1 ». Or, c'est juste après la rencontre de ces oiseaux sinistres, que la tempête éclate.
Les plus graves accusations dont les moines puissent être les objets au point de vue social et politique ne paraissent pas avoir fortement occupé la pensée de Rabelais. A ce point de vue, il peut sembler que la première, la seule chose à faire, était d'abolir l'institution monastique elle-même; mais le bon frère François, nous l'avons vu, n'entend point l'abolir, il la retourne simplement et la renverse. A l'exception de l'admirable chapitre 48e du livre III, morceau unique, de la plus sérieuse éloquence, dont nous reparlerons quand nous étudierons les idées de Rabelais sur le mariage, notre satirique a flairé sans.
1. IV, 18.
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doute, mais il n'a point signalé hautement dans le moine un ennemi de la société, de la famille, et un danger public. C'est un point sur lequel Erasme avait beaucoup insisté. L'Eloge' de la Folie nous montre les religieux s'insinuant partout, surprenant par la confession les secrets des familles, tourmentant les malades à l'article de la mort afin d'obtenir pour leur couvent une part de la succession, soufflant dans l'oreille des princes l'esprit de guerre et de conquête. « Certains animaux couverts de manteaux blancs ou noirs, de robes couleur de cendre, revêtus de plumages diversement bigarrés, ne quittent jamais les cours des princes 1. » Rabelais (est-ce par un reste de tendresse pour une confrérie dont il fut membre?) ne va pas aussi avant dans le sérieux de la satire. Le capitaine Merdaille, le duc de Menuail et le comte Spadassin qui tentent Picrochole par l'espoir de conquérir le monde, ne sont pas des religieux, et aucune grave préoccupation de cet ordre ne se mêle à leur plan de campagne, à moins qu'on ne s'imagine en voir une dans le dessein d'imposer le baptême à Barberousse comme condition de sa grâce, et de réédifier le temple de Salomon. Mais tout cela est gaieté pure, j et cette adorable fantaisie, dégagée de l'ombre que jet- \ terait sur elle le geste ambitieux d'un moine fanatique, ' n'en est que plus charmante et plus exquise.
Les religieux sortis du cloître, se mêlant par l'intrigue aux affaires de la famille et de l'Etat, ne sont pas j d'ailleurs oubliés ou ménagés par Rabelais au point de laisser douteux qu'il ait au moins aperçu le péril, s'il n'a pas osé ou pas voulu sonner trop bruyamment l'alarme. Raminagrobis écarte à grand'peine de son lit
1. Colloques d'Erasme.
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de mort « un tas de vilaines, immondes et pestilentes bestes », noires, fauves, blanches, cendrées, comme celles dont parle Erasme, qui ne voulaient pas le laisser mourir à son aise. Sur quoi Rabelais s'écrie par la bouche de Panurge, en termes plaisamment et prudemment amphigouriques :
Je croy, par la vertu Dieu, qu'il est heretique, ou je me donne au diable. Il mesdit des bons peres mendians cordeliers et jacobins, qui sont les deux hemispheres de la christienté, et par la gyrognomonique circumbilivagination desquelz , comme par deux filopendoles coelivages, tout l'antonomatic matagrabolisme de l'Eglise romaine, soy sentente emburelucoquée d'aucun baragouinage d'erreur ou d'heresie, homocentricalement se tremousse (III, 22).
C'est parla main du petit diable de Papefiguière que Rabelais a lancé, fort indirectement, son trait de satire le plus malicieux contre les moines, celui qui va le plus loin et pénètre le plus à fond :
Travaille, vilain, travaille, dit le diable en prenant congé du laboureur pour la seconde fois. Je vais tenter les escoliers de Trebizonde laisser peres et meres, renoncer à la police commune, soy emanciper des editz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chacun, de tous se mocquer, et prenans le beau et joyeux petit beguin de licence poëticque, soy tous rendre farfadetz gentilz (IV, 46)
Les « farfadets », dans la langue de Rabelais, désignent toujours les moines, et voilà un petit tableau complet d'une licence qui n'est plus « poétique » ni morale seulement, mais sociale et politique.
Les gens de justice
Le monde de la justice occupe dans la satire rabelaisienne une place très importante. Rabelais traite des
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lois et de tout ce qui s'y rapporte de près ou de loin en homme qui a fait du droit son étude. On ne peut mettre en doute qu'avant la résolution tardive qu'il prit de se consacrer spécialement à l'exercice de la médecine, la jurisprudence n'eût été un des articles principaux de son programme encyclopédique; il paraît fort probable qu'avant de se rendre à Montpellier, ville capitale des études médicales, jadis célèbre aussi pour l'enseignement du droit romain, mais où il n'y avait plus de son temps « que trois teigneux et un pelé de legistes », il fit dans d'autres universités un stage plus ou moins long; et nous pouvons enfin sans témérité lui appliquer à luimême ce qu'il raconte du séjour de son héros au centre des études juridiques : Pantagruel « vint à Bourges, où estudia bien longtemps et profita beaucoup en la faculté des loix » (II, 5).
Au mois d'avril 1529, le grand jurisconsulte italien Alciat, appelé par François Ier d'Avignon où il professait avec éclat, avait ouvert à Bourges son cours de droit romain; l'enseignement d'Alciat, continué jusqu'en 1533, fit dès lors de l'université de cette ville ce qu'elle redevint avec Cujas, la plus illustre école de jurisprudence, une école suivie par des élèves tels que Calvin, Conrad Gessner, Théodore de Bèze, Amyot. Dans l'histoire de la renaissance au xvic siècle, Alciat figure parmi les maîtres et les chefs du mouvement; il représente la culture littéraire, philosophique, historique, en < un mot les humanités, contre la vieille école d'Accurse, j qui se faisait gloire de former des légistes exclusivement renfermés dans l'étude des lois et si étrangers aux belles lettres que c'est à eux qu'on attribue le dicton : grœcum est, non legitur. Rabelais n'a pas nommé Alciat; mais il se montre très pénétré du large et libéral esprit de sa
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doctrine, et il nomme deux fois Accurse en termes qui ne laissent planer aucun doute sur le parfait mépris que sa barbarie lui inspirait :
Pantagruel disoit aucunesfois que les livres des loix luy sembloient une belle robe d'or, triumphante et precieuse à merveilles, qui fust brodée de m.... «Car, disoit-il, au monde n'y a livres tant beaux, tant aornés, tant elegans, comme sont les textes des Pandectes; mais la brodure d'iceux, c'est assavoir la glose de Accurse, est tant salle, tant infâme et punaise, que ce n'est qu'ordure et villenie » (II, 5).
Un peu plus loin, il parle encore des « ineptes opinions de Accurse, Balde, Bartole, etc. », de leur ignorance du grec et du latin classique (car ils ne connaissaient que le latin « gothique et barbare »), enfin de leur style, digne de ramonneurs de cheminée, de cuisiniers et de marmitons, non de jurisconsultes. Pour comprendre le droit romain, il faut, comme l'enseignait Alciat, étudier « la philosophie morale et naturelle » du sein de laquelle les lois sont tirées, connaître « les antiquités et l'histoire », savoir le grec, les lois étant remplies de sentences grecques, de mots grecs, et la Grèce ayant été, au témoignage d'Ulpien, la première institutrice de Rome; il faut enfin être capable de sentir et d'apprécier la belle latinité des anciens auteurs : toutes choses, s'écrie Pantagruel, que ces vieux rêveurs ont moins étudiées que ma mule, et dont leur intelligence est ornée comme un crapaud de plumes (II, 10)! Gargantua, dans le fameux plan d'études qu'il trace pour l'usage de son fils, lui fait cette recommandation toute inspirée de l'esprit d'Alciat : « Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et me les conferes avec philosophie » (II, 8). « Tu me demandes ce que je pense du droit civil », écrit le poète Voulté au
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poète Maurice Scève dans une épigramme latine : « ce que j'en pense? mais tout simplement ce qu'en dit l'ami
Rabelais 1. »
L'érudition de notre auteur en matière de droit est aussi abondante et presque aussi sûre que son érudition médicale; à peine les commentateurs y relèvent-ils quelques légères inexactitudes que nous ne nous donnerons certainement pas le pédantisme de noter après eux. Sa plus grosse erreur, comme légiste, est d'avoir cru à l'authenticité de deux documents apocryphes dont il s'est fait l'éditeur trop enthousiaste; on en a parlé dans sa biographie 2.
Au chapitre 3 de Gargantua, Rabelais, déclarant légitime l'enfant né onze mois après la mort du mari, invoque, à l'appui de cette doctrine, diverses autorités, Hippocrate, Pline, Plaute, Varron, Censorinus, Aristote, Aulu-Gelle, « et mille autres fols (ajoute-t-il), le nombre desquelz a esté par les legistes accreu ». Au livre V, quand le frère Fredon n'a répondu que des monosyllabes à toutes les questions qu'on lui a faites, Panurge s'écrie : « Plust à Dieu et au benoist saint Fredon, et à la benoiste et digne vierge sainte Fredonne, qu'il fust
1. Civili de jure rogas quid sentio, Scœva?
Hoc verum noster quod Rabelsesus ait.
Distique cité pour la première fois par M. Arthur Heulhard, qui remarque que VoulLé avait étudié le droit à Toulouse, probablement sous Boyssonné (Rabelais légiste, p. 32). — Les idées défendues par Rabelais et quelques hommes de progrès comme lui étaient loin d'avoir gain de cause; Muret, faisant en 1567 le tableau des études de sa jeunesse, disait : « Sans aucune intelligence du grec, sans aucune expérience des choses, sans aucune connaissance de l'antiquité, je commençai l'étude du droit civil.
Nulla grsecse linguæ intelligentia, nullo rerum usu, nulla antiquilatis cognitione instructus, animum ad jus civile appuli, »
2. Voy. p. 20.
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premier president de Paris! Vertu guoy, mon amy, quel expediteur de causes, quel abreviateur de procès, quel vuideur de debats, quel esplucheur de sacs, quel feuilleteur de papiers, quel minuteur d'escritures ce seroit!... Avez-vous entendu comment il est resolu, sommaire et compendieux en ses responses? il ne rend que monosyllabes; je croy qu'il feroit d'une cerise trois morceaux » (V, 28). Mais ces épigrammes lancées au passage n'ont pas grande signification. Plus sérieuse déjà est la réflexion par laquelle Rabelais conclut l'histoire de maître Janotús et de son procès contre la Sorbonne :
L'arrest sera donné es prochaines calendes grecques. C'està-dire jamais... Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel... Mais. ces avalleurs de frimars font les procès devant eux pendans,. et infinis et immortels. Ce que faisans, ont donné lieu et verifié le dict de Chilon Lacedemonien, consacré en Delphes, disant misere estre compagne de procès, et gens plaidoyans miserables. Car plus tost ont fin de leur vie que de. leur droit pretendu 1.
La longueur des procès est l'abus de justice le plus continuellement dénoncé par les orateurs et les écrivains satiriques du moyen âge et de tout temps. Michel Menot se plaint que plus d'un pauvre diable ait été obligé de
1. 1, 20. Avalleurs de frimars est une périphrase par laquelle-
Rabelais désigne les gens de robe et qu'il répète encore au chapitre 54 du livre I et dans le prologue du livre III. Se rendant de bonne heure aux audiences, ils, avalaient le brouillard du matin. Nos rois avaient exigé ces séances matinales dans l'espoir d'abréger l'interminable longueur des procès. L'Ordonnance sur le fait de ,justice de Charles VIII (juillet 1483) porte : « Injonction aux conseillers du Parlement d'estre entrés et assemblés en toutes les chambres, depuis la Saint-Martin d'hiver jusques à Pasques, avant que sept heures soient sonnées, et depuis Pasques jusques à la fin du Parlement, aussitost après six heures du matin. »
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demeurer à Paris dix ans et davantage, trottant après la queue des mules de messieurs les juges pour solliciter l'expédition d'un procès qu'on lui aurait pu bailler en huit jours; les riches seuls peuvent entreprendre des procédures dont les frais ont bientôt dépassé de beaucoup la valeur de l'objet en litige, et quand ils ont fini, parfois même avant d'avoir fini, ils sont contraints, leur fortune étant consumée, « de s'en aller tous nuds avec un baston blanc en la main. Et exierunt omnino nudi cum baculo in manu 1 ».
Rabelais a fait trois ou quatre grandes satires de la justice et des juges, qui sont de véritables scènes de comédie. La première, comprenant les chapitres 10, 11, 12 et 13 du livre II, raconte « Comment Pantagruel equitablement jugea d'une controverse merveilleusement obscure et difficile, si justement que son jugement fut dit plus admirable que celuy de Salomon ».
Les seigneurs de Baisecul et de Humevesne avaient procès. Leur cause était si embrouillée que la cour « n'y entendoit que le haut allemand ». Le roi convoqua quatre juges spéciaux choisis parmi « les plus savans et les plus gros de tous les Parlemens de France, ensemble le grand Conseil, et tous les principaux regens des Unisités, non seulement de France, mais aussi d'Angleterre et d'Italie ». Ils étudièrent le cas « l'espace de quarantesix semaines », mais ne purent y mordre ni l'entendre au net, « dont ils estoient si despitez qu'ils se conchioient de honte villainement ».
Ici Rabelais, par un de ces caprices charmants familiers à son aimable humeur, met personnellement en scène, pour l'honneur de sa mémoire, un de ses bons
1. Apologie pour Herodote, chap. vi, § 8.
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amis, Briand Vallée, seigneur du Douhet en Saintonge, qui fut conseiller à Bordeaux et président à Poitiers, qu'il introduit ailleurs encore et qu'il appelle « bon, vertueux, equitable et docte 1 ». Ce magistrat, « plus savant, plus expert et plus prudent » que les autres, « un jour qu'ils estoient tous philogrobilisés du cerveau », leur conseilla de remettre l'affaire à la décision de Pantagruel, célèbre depuis peu par des disputes soutenues en Sorbonne contre les théologiens, qu'il avait tous faits quinauds et mis « de cul ». L'avis fut trouvé bon; on requit Pantagruel, on le pria de vouloir bien « canabasser et grabeler à point le procès », et on lui livra « les sacs et pantarques, qui faisoient presque le faix de quatre gros asnes couillards ».
Mais Pantagruel leur dit :
« Messieurs, les deux seigneurs qui ont ce procès entre eux sont-ils encore vivans? » A quoy luy fut respondu que ouy. « De quoy diable donc, dist-il, servent tant de fatrasseries de papiers et copies que me baillez? N'est-ce le mieux ouïr par leur vive voix leur debat, que lire ces babouyneries icy ?...
Si voulez que je cognoisse de ce procès, premierement faites moy brusler tous papiers, et secondement faites moy venir tes deux gentilz hommes personnellement devant moy. »
On murmura bien un peu, la routine ne cède pas sans résistance ; mais enfin il fallut se rendre à la volonté bien arrêtée de Pantagruel, secondé par la ferme et sage attitude du seigneur de Douhet remontrant à ses collègues que l'étranger avait raison et que « ces registres, «nquestes, repliques, dupliques, reproches, salvations et -autres telles diableries n'estant que subversion de droit et allongement de procès, le diable les emporte-
1. IV, 31.
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roit trestous s'ilz ne procedoient autrement, selon équité
.philosophique et evangelique ».
Tous les papiers furent donc brûlés, les deux gentilshommes convoqués personnellement, et Baisecul, le -demandeur, commença en ces termes :
« Monsieur, il est vray qu'une bonne femme de ma maison portoit vendre des œufs au marché. — Couvrez-vous, Baiseeul, dist Pantagruel. — Grand mercy, monsieur, dist le seigneur de Baisecul. Mais, à propos, passoit entre les deux tropicques six blancs, vers le zenith et maille, par autant que les monts Rhiphées avoient eu celle année grande sterilité de happelourdes, moyennant une sedition de ballivernes, meue entre les Barragouins et les Accoursiers, pour la rebellion des Suisses, qui s'estoient assemblés jusques au nombre de trois, six, neuf, dix, pour aller à l'aguillanneuf, le premier trou de l'an, que l'on livre la soupe aux bœufz, et la clef du charbon aux filles, pour donner l'avoine aux chiens. »
Le demandeur continue dans ce style sans s'arrêter, | s'échauffant de plus en plus au train de son éloquence, J si bien que Pantagruel l'interrompit une fois pour lui dire : « Tout beau, mon amy, tout beau; parlez à traict et sans cholere. J'entends le cas; poursuivez. » Une autre fois, le défendeur, fort ému d'une assertion de son adversaire relative aux « vieux drapeaux dont usent les peintres de Flandres quand ils veulent bien à droit ferrer les cigalles », essaya de placer un mot; mais Pantagruel lui dit :
« Et ventre saint Antoine! t'appartient-il de parler sans commandement? Je sue icy de ahan pour entendre la procedure de votre différent, et tu me viens encore tabuster! Paix, de par le diable, paix : tu parleras ton soul, quand cestuy cy aura achevé. Poursuivez, Baisecul, et ne vous hastez point. »
Le premier plaideur ayant fini ou plutôt s'étant enfin
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arrêté, en concluant à ce qu'on lui fasse raison avec dépens, dommages et intérêts, Pantagruel lui demande s'il n'a plus rien à dire ; puis il donne la parole au second plaideur, après lui avoir recommandé d'abréger, « sans rien toutesfois laisser de ce qui servira au propos ».
L'éloquence du seigneur de Humevesne, empruntée au même vocabulaire fantasque que celle de l'adverse partie, mais plus ample dans ses longues périodes, poursuit, sans qu'aucun incident l'interrompe, son cours torrentiel et impétueux. Je n'en citerai qu'un modeste échantillon, et je choisis le passage qui a peut-être inspiré à Molière l'idée de la célèbre phrase par laquelle il conclut le grand discours de Sganarelle devenu médecin malgré lui : Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette. On a pu reconnaître dans les citations précédentes quelques traits dont Racine s'est également souvenu dans sa comédie des Plaideurs :
« L'an trente et six, j'avois acheté un courtaut d'Allemaigne haut et court, d'assez bonne laine, ettainct en grene comme m'assuroient les orfevres; toutesfois le notaire y mit du cetera. Je ne suis point clerc pour prendre la lune avec les dents; mais, au pot de beurre où l'on scelloit les instrument vulcaniques, le bruit estoit que le bœuf salé faisoit trouver le vin en plein minuyt sans chandelle, fust-il caché au fond d'un sac de charbonnier... Car, incontinent qu'un harnoys sent les aulx, la rouille luy mange le foye, et puis l'on ne fait que rebecquer torty colly tleuretant le dormir d'après. disner : et voyla qui fait le sel tant cher. »
Le défendeur conclut, comme le demandeur, en réclamant dépens, dommages et intérêts. Son discours fini, Pantagruel offre la réplique à Baisecul, qui la refuse, répondant qu'il n'a dit que la vérité et suppliant le juge de mettre fin à un procès qui les ruine.
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Alors Pantagruel se leve et assemble tous les presidens, conseillers et docteurs là assistans, et leur dit : « Or ça, messieurs, vous avez ouy (vive vocis oraculo) le different dont est question; que vous en semble? » A quoi respondirent : « Nous l'avons veritablement ouy, mais nous n'y avons entendu au diable la cause. Par ce, nous vous prions una voce, et supplions par grace, que veuillez donner la sentence telle que verrez, et, ex nunc prout ex tune, nous l'avons agreable, et ratifions de nos pleins consentemens. — Et bien, messieurs, dist Pantagruel, puisqu'il vous plaist, je le feray; mais je ne trouve le cas tant difficile que vous le faites. »
Là-dessus, Pantagruel énumère dans le droit romain quatorze lois qui sont, dit-il, « bien plus difficiles en mon opinion ». Puis, « il se pourmena un tour ou deux dans la salle, pensant bien profondement comme l'on pouvoit estimer, car il gehaignoit comme un asne qu'on sangle trop fort, pensant qu'il falloit à un chascun faire droit , sans varier ny accepter personne. Puis retourna s'asseoir, et commença prononcer la sentence comme s'ensuit : t « Veu, entendu, et bien calculé le different d'entre les seigneurs de Baisecul et Humevesne, la court leur dit que, considéré l'orripilation de la ratepenade declinanl bravement du solstice estival pour mugueter les billes vezées qui ont eu mat du pyon par les males vexations des lucifuges nycticoraces, qui sont inquilinées au climat diarhomes d'un j crucifix à cheval bandant une arbaleste aux reins, le deman-1 deur eut juste cause de calfreter le gallion que la bonne femme boursoufloit un pied chaussé et l'autre nud, le rem- ^ boursant bas et roide en sa conscience d'autant de baguenaudes comme y a de poil en dix-huit vaches, et autant pour le brodeur.... » s
1 La sentence de Pantagruel, moins longue que les deux plaidoyers, mais plus obscure encore s'il se peut, conclut en ces termes :
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« La court condemne le demandeur en trois verrassées de caillebottes assimentées, prelorelitantées et gaudepisées comme est la coustume du pays, envers ledit défendeur, payables à la myaoust en may; mais ledit défendeur sera tenu de fournir de foin et d'estoupes à l'embouschement des chaussetrapes gutturales, emburelucocquées de guilvardons bien grabelés à rouelle ; et amis comme devant : sans despens, et pour cause. »
Cet arrêt contenta les deux parties, chose incroyable, qu'on n'avait pas vue depuis le déluge et qui ne se renouvellera pas de treize jubilés. Les conseillers, les docteurs qui étaient là, s'évanouirent d'admiration et restèrent trois heures plongés dans une extase dont on ne put les faire revenir qu'à force d'eau rose et de vinaigre. La sagesse de Pantagruel fut trouvée plus merveilleuse que celle de Salomon. On voulut le faire maître des requêtes et président de la cour; « mais il refusa tout, les remerciant gracieusement. Car il y a, dit-il, trop grande servitude à ces offices, et à trop grande peine peuvent estre sauvés ceux qui les exercent, veu la corruption des hommes. » Je crois que, si les sièges vides des anges ne doivent être occupés que par des juges incorruptibles, le jugement général pourra se faire attendre. « Mais si vous avez quelques muiz de bon vin, voluntiers j'en recevray le present. »
Cette charmante satire du fatras de la langue juridique, de l'encombrante inutilité des paperasses, de la longueur et de l'obscurité des procès, doit évidemment la durée persistante de son charme, d'une part, à la gaieté folle, à la bonne humeur entraînante et communicative du récit; d'autre part, à la portion d'éternelle vérité humaine qui s'y mêle aux extravagances de la fantaisie. C'est pourtant ce que n'ont pas compris les commentateurs, qu'irrite cette édition nouvelle et
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plus indéchiffrable des Fanfreluches antidotées. Ils voudraient bien pouvoir lire entre toutes les lignes, découvrir le sens profond de chaque mot; et, en attendant, ils nous déclarent que, dans ces chapitres qui ne présentent au premier coup d'œil qu'une kyrielle de coqs-àl'âne, l'auteur répand le fiel à pleines mains « sur une foule d'abus civils et religieux 1 ». Le « fiel » est bien trouvé ! Mais il y a mieux : ayant cru apercevoir, à certains indices, qu'un célèbre procès contemporain, celui de la reine mère contre le connétable de Bourbon, avaittraversé l'imagination du conteur, ils ont essayé de suivre en détail l'allusion à la réalité historique, et ils ont écrit, par exemple, à propos de l'amende de Baisecul payable à la myaoust en may : « Au sens propre, à la myaoust en mai, c'est jamais ; au sens figuré, c'est un miaulement des chats en chaleur au mois de mai, et par conséquent une allusion à la duchesse d'Angoulême, qui avait été amoureuse, comme une chatte, du connétable. » Convenons,encore une fois,que le comique des commentateurs vaut bien, dans un autre genre, celui même de Rabelais!
Après la satire des procès et des plaideurs, voici venir celle des juges dans les affaires civiles. Bridoye, vénérable ancêtre du Brid'oison de Beaumarchais,occupe de son importante personne plus de cinq chapitres du troisième livre.
Pour résoudre les doutes de Panurge sur la destinée de son mariage, Pantagruel avait appelé en consultation un médecin, un philosophe, un théologien et un légiste, tous ayant en matière de femmes quelque expérience différente : le médecin étant nouveau mari; le
1. Edition variorum, t. III, p. 325.
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philosophe, mari ancien; le théologien, célibataire, et le légiste, veuf. Mais Bridoye, le légiste, ne s'était pas rendu à l'invitation. Pantagruel, s'étant informé du motif de son absence, apprit à son grand étonnement qu'un huissier du parlement Myrelinguovs en Myrelingues s'était transporté au domicile de ce juge avec une assignation à comparaître personnellement devant les sénateurs pour rendre raison d'une sentence qu'il avait donnée, et Bridoye était parti dès le lendemain, afin de ne pas « tomber en deffault ou contumace ». C'est bien étrange, dit Pantagruel. Voilà plus de quarante ans que Bridoye est juge de Fonsbeton, où il a rendu plus de quatre mille sentences définitives; les parties condamnées ont appelé de deux mille trois cent neuf sentences en la cour souveraine de Myrelingues, qui les a toutes confirmées, mettant à néant les appels : qu'il soit personnellement assigné sur ses vieux jours, lui .« qui par tout le passé a vescu si saintement en son estat », c'est une chose incompréhensible et qui m'inquiète. J'irai à Myrelingues et ferai pour cet excellent homme tout ce que me permettra l'équité.
Les présidents, sénateurs et conseillers du parlement Myrelinguoys reçurent avec honneur Pantagruel. Ils le prièrent d'entrer et d'entendre avec eux les raisons que pourrait alléguer Bridoye pour justifier certaine sentence qui ne leur semblait nullement équitable.
A toutes les questions que lui pose la cour, Bridoye ne fait qu'une seule réponse : Il est devenu vieux; la vieillesse apporte avec elle diverses incommodités, énumérées par Archidiaconus, tel livre, tel chapitre, et sa vue n'est plus aussi bonne. Les juges ne saisissent pas bien le rapport qu'il peut y avoir entre une vue bonne ou mauvaise et le jugement d'un procès. Bridoye con-
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tinue et s'explique : Par suite de sa mauvaise vue, il ne connaissait plus aussi distinctement les points des dés. Il pouvait donc se faire que, de même qu'Isaac devenu r « vieux et mal voyant » prit Jacob pour Esaü, il eût pris ùn quatre pour un cinq, d'autant plus qu'il avait employé de petits dés.
Les juges ne comprennent pas davantage. Quels dés, demande Trinquamelle, grand président de la cour, quels dés entendez-vous, mon ami? — Les dés, répond Bridoye, des jugements, alea judiciorum, le hasard, le sort, dont vous autres, Messieurs, usez ordinairement en votre cour souveraine, dont tous les juges se servent, et que le docte Henry Ferrandat, Balde, Bartole, et tant d'autres légistes estiment « bon, honneste, utile et necessaire à la vuidange des procès ». — Et comment , demande Trinquamelle, comment donc faitesvous, mon ami?
« Je, respondit Bridoye, respondray brievement », comme l'enseignent la loi Ampliorem, le Code, le Glossaire, le Digeste.... gaudent brevitate moderni, les modernes aiment la brièveté. « Je fais comme vous autres, Messieurs, et comme est l'usance de judicature, à laquelle nos droits commandent toujours deferer... Ayant bien veu, reveu, leu, releu, paperassé et feuilleté les complainctes, adjournements, comparitions, commissions, informations... (pour être bref, Bridoye énumère trente-sept termes de pratique, et toujours en citant des kyrielles de textes et d'auteurs), reliefs, confessions, exploits, et autres telles dragées et espiceries d'une et d'autre part, comme doibt faire le bon juge... », j je pose sur le bout de la table en mon cabinet tous f les sacs du défendeur, je jette les dés et lui livre la chance premièrement, comme vous autres, Messieurs.
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t Cela fait, je pose les sacs du demandeur, comme vous j autres, Messieurs, sur l'autre bout; je jette aussi les
F**"B dés et lui livre chance à son tour.
— Mais, demandait Trinquamelle, mon ami, à quel signe connaissez-vous le plus ou moins d'obscurité des droits des plaideurs?— Comme vous autres, Messieurs, répondit Bridoye : par la quantité de sacs qui sont de part et d'autre. Quand il y en a beaucoup, j'use de mes petits dés, suivant la loi Semper in stipulationibus et suivant la règle pentamétriquement versifiée : Semper in obscuris quod minimum est sequimur , dans les cas obscurs nous inclinons toujours vers le minimum. « J'ay d'autres gros dez bien beaux et harmonieux, des quelz je use quand la matiere est plus liquide, c'est-àdire quand moins y a de sacs. »
Et ensuite, demandait Trinquamelle, comment jugezvous, mon ami? — Comme vous autres, Messieurs, répondit Bridoye : je donne gain de cause il la partie que le sort a favorisée, ainsi que le prescrivent le Code et le Digeste, Qui prior est tempore, potior est jure, le premier en date est le préféré en droit.
fif « Voire mais, demandoit Trinquamelle, mon amy, puis que par sort et ject des dez vous faites vos jugemens, pourquoy ne livrez vous ceste chanse le jour et heure propre que
Yîes parties controverses comparent par davant vous, sans autre delay? De quoy vous servent les escritures et autres procedures contenues dedans les sacs? — Comme à vous autres, Messieurs, respondit Bridoye : elles me servent de trois choses exquises, requises et authenticques. »
Premièrement, pour la forme. (La fo-orme ! dira Brid'oison, arrière-petit-fils de Bridoye, on doit remplir les formes.)
Secondement, pour la santé. La .longueur des procé-
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dures « me sert d'exercice honneste et salutaire. Feu ; M. Othoman Vadare, grand medecin, m'a dit maintes fois que faulle d'exercitation corporelle est cause unique du peu de santé et brieveté de vie de vous autres, Messieurs, et tous officiers de justice. » La même chose avait été avant lui très bien observée par Bartole, et c'est pourquoi vous nous accordez à nous aussi, quia accessorium naturam sequitur principalis, parce que l'accessoire suit la nature du principal, « certains jeux d'exercice honneste et recreatif ». Un jour de l'année 1489, ayant quelque affaire en la chambre de messieurs les administrateurs de la Cour des Aides, « et y entrant par permission pecuniaire de l'huissier, comme vous autres, Messieurs, savez que pecuniœ obediunt omnia, tout obeit à l'argent... je les trouvay tous jouans à la mousche par exercice salubre, avant le repas ou après, cela m'est indiffèrent, pourvu que hic notetis, pourvu que vous remarquiez que le jeu de la mousche est honneste, salubre, antique et legal. Ceux qui jouent à la mousche sont excusables de droit, d'après la loi de excus. artif., lib. 10... Or, pour parler catégoriquement, l'esolutorie loquendo, j'ose dire qu'il n'est exercice tel, ni plus aromatisant en ce monde du palais; que vuider sacs, feuilleter papiers, quotter cayers, emplir paniers et visiter procès. » Et Bridoye continue à citer ses auteurs.
Troisièmement, « comme vous autres, Messieurs, je I considere que le temps meurit toutes choses : par temps 1 toutes choses viennent en evidence; le temps est pere de 1 verité (nouvelles citations à l'appui). C'est pourquoy, comme vous autres, Messieurs, je sursoye, delaye et differe le jugement, afin que le procès, bien ventilé, grabelé et debatu, vienne par succession de temps à sa
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maturité ». Juger un procès dans son commencement, lorsqu'il est encore « crud et verd », ce serait courir le risque que redoutent les médecins, « quand on perce un aposteme avant qu'il soit meur », ou qu'on purge le corps humain de quelque humeur nuisible « avant sa concoction ». La nature nous instruit à cueillir et manger les fruits quand ils sont mûrs, à marier les filles quand elles sont mûres. Ici Bricloye raconte l'histoire de Perrin Dendin, « l'apoincteur de procès », et de son fils Tenot.
Perrin Dendin, qui n'a de commun que le nom avec le personnage de Racine et de La Fontaine, était, non pas un juge, mais au contraire un « homme de bien, bon laboureur, bien chantant au lutrin », qui rendait service à tout son voisinage en employant officieusement le crédit que lui donnaient son grand âge et sa bonne renommée, à concilier les plaideurs, arrangeant ainsi à lui seul plus de procès dans le marché de Parthenay le Vieux qu'il n'en était vidé dans tout le palais de
Poitiers. Aussi tout le monde l'aimait. « Il n'estoit tué pourceau dont il n'eust de la hastille et des boudins »; continuellement il était de noces, et journellement au cabaret, « car jamais n'apoinctoit les parties qu'il ne les fist boire ensemble, par symbole de reconciliation, d'accord parfait, et de nouvelle joye ». Il eut un fils nommé Tenot, qui voulut faire comme son père et se mêler aussi « d'apoincter les plaidoyans, comme vous savez que
Sæpe solet similis filius esse patri,
Et sequitur leviter filia matris iter »,
souvent le fils est semblable à son père et la fille aime à suivre la trace de sa mère. Tenot se donna beaucoup de peine, mais ne fit rien qui vaille; « au lieu d'apoinc-
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ter les differens, il les irritoit et aigrissoit davantage. Et disoient les taverniers de Semarve que, sous luy en un an, ils n'avoient tant vendu de vin d'apoinctation (ainsi nommoient-ils le bon vin de Ligugé), comme ilz faisoient sous son pere en demie heure. »
Tenot alla s'en plaindre à son père, attribuant ses ^ échecs à la perversité des hommes de sa génération, devenus « plaidoyans et inapoinctables », et osant soutenir que si lui, Perrin, avait eu affaire à pareille race, jamais il n'aurait eu les succès qui lui ont valu tant d'honneur. « En quoy faisoit Tenot contre le droit, par lequel est es enfans defendu reprocher leurs propres peres », comme attestent... (suit la liste des autorités).
Mais Perrin Dendin répondit : Ce n'est pas là que gît le lièvre. Sais-tu pourquoi tu n'appointes jamais les différends? C'est que tu les prends dès leur origine, étant encore verts et crus. Moi, je les appointais tous, parce que je les prenais sur leur fin, bien mûrs et digérés. Tu connais le proverbe : Heureux le médecin qu'on appelle vers la fin de la maladie! car le malade guérissait tout seul, sans l'intervention du docteur. Il en était de même de mes plaideurs. Ils étaient las, leurs bourses étaient vides, et
Deficienli pecu, deficit omne, nia 1.
On atlendait un médiateur qui le premier parlât de conciliation, afin d'épargner à l'une et à l'autre partie la honte de s'entendre dire : Il a cédé. C'est alors que j'arrivais, moi, Dendin, « comme lard en poys Et je te dis, Dendin, mon fils joly, que, par ceste methode, je pourrois paix mettre, ou treves pour le moins, entre le
1. Tout manque, quand l'argent manque. Vers d'Ennius, que rend- ridicule la tmèse du mot pecunia.
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frand roy et les Venitiens, entre l'empereur et les Suisles, entre les Anglois et les Escossois, entre le pape et les "'errarois, entre le Turc et le Sophy, entre les Tartares
:t les Moscovites. Je les prendrois sus l'instant que les ins et les autres auroient vuidé leurs coffres et seroient as de guerroyer. »
« C'est pourquoy, dit Bridoye poursuivant toujours, comme eus autres, Messieurs, je temporise, attendant la maturité iu procès et sa perfection en tous membres; ce sont escriures et sacs... Un procès, à sa naissance premiere, me semble comme à vous autres, Messieurs) informe et imparfait, lomrae un ours naissant n'a pieds, ni mains, peau, poil ni este, ce n'est qu'une piece de chair rude et informe; la nerc ourse, à force de lecher son ourson, le met en perfecion des membres : ainsi vois-je naistre les procès, à leurs ommencemens, informes et sans membres. Ils n'ont qu'une )iece ou deux, c'est pour lors une laide beste; mais, lors[u'ils sont bien entassés, enchâssés et ensaqués, on les peut ■rayeraient dire membruz et formés... Les sergents, huisiers, appariteurs, chiquaneurs, procureurs, commissaires. avocats, enquesteurs, tabellions, notaires, greffiers, sugçans tien fort et continuellement les bourses des parties, engenIrent à leurs procès teste, pieds, gryphes, becs, dents, mains, enes, arteres, nerfs, muscles, humeurs. Ce sont les sacs... »
Ainsi parla quelque temps encore Bridoye, contant l'autres anecdotes et continuant d'appuyer chacune de ses propositions sur un solide échafaudage d'autorités littéraires et juridiques. Quand il eut tout dit, on le fit sortir de la salle, et le président invita gracieusement
Pantagruel à prononcer la sentence dans cette affaire
« nouvelle, estrange et paradoxale » d'un juge qui faisait hautement profession de s'en rapporter aux dés pour juger, prétendant qu'une telle procédure n'était contraire ni à la raison ni à l'usage. Pantagruel prit la parole et dit :
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Messieurs, ce n'est pas ma profession de décider en justice, comme vous savez. Mais, puisque vous voulez bien me faire tant d'honneur, au lieu de rendre un arrêt, je vais vous adresser une prière. Bridoye me semble digne de pardon. Premièrement, il est vieux. Secondement, il est simple. Troisièmement... il a été en somme un juge fort passable, puisque de tant de sentences qu'il a rendues depuis plus de quarante ans, on n'en avait pas encore trouvé une seule de suspecte. Il me semble donc qu'il y a « je ne sçay quoy de Dieu » dans cette affaire; de Dieu, qui a permis qu'à ces jugements du sort toutes les sentences précédemment rendues aient été ratifiées dans votre cour vénérable et souveraine; de Dieu, qui, comme vous le savez, fait souvent éclater sa gloire en la confusion des sages, en l'humiliation des puissants, en l'élévation des simples et des humbles. 1 Après avoir demandé et obtenu la gràce de Bridoye, Pantagruel salue la cour et s'éloigne en communiquant ses réflexions à ses compagnons de voyage. Pour un ou .deux jugements heureusement rendus par le hasard, il « ne s'esbahiroit point»; mais « en Bridoye, dit-il, la continuation de tant d'années m'estonne ». Epistemon reprend alors l'argument même dont son maître s'était servi en faveur de Bridoye, et très sérieusement il établit qu'en remettant à la Providence la décision des procès, on a plus de chance de sauvegarder la justice qu'en la livrant aux « pervers advocats, conseillers, procureurs, et autres tels suppots, » diaboliquement habiles à changer « le noir en blanc » et le blanc en noir. Un procès n'est pas plus mal décidé par un coup du hasard que lorsqu'il passe « par leurs mains pleines de sang et de perverse affection... ». Mieux vaudrait pour les par-
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r
i ties adverses marcher sur des chausse-trapes que de s'en rapporter de leur bon droit à certains juges!
I Le discours de Bridoye, hérissé de citations et surtout d'abréviations savantes à peine intelligibles même aux initiés, donne malheureusement à cette portion de l'œuvre de Rabelais un aspect rébarbatif qui peut rebuter le lecteur. Il résulte de cet inconvénient qu'à la différence du conseil de guerre de Picrochole, qu'il faut lire in extenso dans le texte, l'affaire du juge de Fonsbeton gagne plus qu'elle ne perd à être analysée. Mais c'est le cas, ou jamais, de « rompre l'os » et de « sucer la substantifique moelle ». Rabelais n'a rien écrit de plus délicieux. A ses qualités coutumières de belle humeur et de gaieté vient se joindre cette fois encore, comme dans le 33e chapitre de Gargantua, une dose exquise et rare de fine raison spirituelle [et de profonde vérité comique. C'est une raillerie des plus piquantes, et pourtant jamais la paternelle bonté du patriarche de l'humour n'a posé sur la folie humaine une main plus bénissante et plus douce.
Comme il est bon, le président Trinquamelle dans sa façon obséquieuse d'interroger l'accusé et de remettre le jugement à l'étranger illustre qui honore la cour de sa présence! Quelle bonté céleste et quelle sagesse divine que celle du noble Pantagruel! Quelle excellente pâte d'homme, avec son fin sourire de philosophe campagnard, que le vieux Perrin Dendin, bienfaiteur de sa contrée! Et quel bon homme surtout que Bridoye, l'innocent vieillard! Dans sa simplicité de cœur et d'esprit, il ne comprend absolument rien à ce qu'on lui reproche : comment? ne fait-il pas comme les autres juges? ne sait-on pas que, lorsqu'un procès a duré bien longtemps .et que les plaideurs sont à bout d'argent et de forces,
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la partie condamnée n'a plus le courage de se plaindre de la sentence? Eh bien, alors, qu'importe celle-ci? Tout le monde ne parle-t-il pas de ce qu'il y a d'aléatoire dans les jugements? alea, c'est le jeu de dés, voyez le dictionnaire. Bridoye est une intelligence pratique, matérielle, qui prend les figures au sens propre.
De même que les riches compositions musicales enguirlandent le principal motif d'une multitude de détails charmants qui ne sont qu'indiqués, l'histoire du juge Bridoye, comme celle du petit diable de Papefiguière, comme celle de l'honnête bûcheron Couillatris, comme tant d'autres copieux récits de Rabelais, va son train tout à son aise, à l'amble, au trot, au galop, « à ruades et à petarrades », capricieuse, irrégulière, remplie de parenthèses et d'incidences, lançant à droite, à gauche, une grêle de jolis traits : épigrammes pleines de sens contre les guerres ruineuses, contre les médecins guérissant les malades qu'a guéris la nature contre les huissiers tendant la patte pour qu'on la graisse, contre les magistrats jouant à la mouche dans le lieu et à l'heure des affaires. Et, au milieu de toute cette richesse accessoire, que la .principale satire est juste, spirituelle et profonde ! Quel auteur comique a raillé plus finement la justice civile? Ce juge, qui n'a jamais pesé les raisons des parties et qui s'en rapportait aux dés, a rendu, dans un espace de plus de quarante ans, 2309 sentences inattaquables en fait. Il ne jugeait donc pas plus mal que... vous autres, Messieurs, qui traînez comme lui
1. Les traits contre les médecins ne sont pas nombreux dans l'œuvre de Rabelais. On a vu plus haut une inoffensive et banale plaisanterie à propos de Rondibilis. « Cent diables me sautent au corps, dit frère Jean (I, 41), s'il n'y a plus de vieux ivrongnes qu'il n'y a de vieux medecins! »
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les choses en longueur, accumulez comme lui les paperasses, grossissez comme lui les sacs de procès, et parvenez enfin à si bien embrouiller et obscurcir les questions que la raison n'y voit plus goutte, et qu'il devient dès lors mille fois préférable d'en remettre la décision au sort ou à la Providence. Pour que rien ne manque à cette admirable satire, Epistemon fait entendre à la fin la note grave, émue, indignée, qui est peutêtre un prélude aux grondements de colère du cinquième livre.
Le livre IV met en scène les Chicanous, c'est-à-dire les huissiers, habitant l'île de Procuration.
Ils gagnent leur vie d'une façon étrange : à recevoir des coups; c'est leur unique ressource, « de mode que, si par longtemps demouroient sans estre battus, ils mourroient de male faim, eux, leurs femmes et enfans». Voici, d'habitude, comment les choses se passent. Quand un moine, un prêtre, un usurier ou un avocat veut du mal à un gentilhomme, il lui envoie un Chicanous, qui l'assigne; le gentilhomme exaspéré lui donne la bastonnade ou le fait jeter par la fenêtre. « Cela fait, voilà Chicanous riche pour quatre mois, comme si coups de baston fussent ses naïves moissons 1. Car il aura, du moine, de l'usurier ou advocat, salaire bien bon, et reparation du gentilhomme », si grande quelquefois, que « le gentilhomme y perdra tout son avoir, avec danger de miserablement pourrir en prison, comme s'il eust frappé le Roy ».
Ici Panurge dit qu'il sait à cet inconvénient un très bon remède, et il conte l'histoire du seigneur de Basché.
1. Sa récolte naturelle. h Frappez, j'ai quatre enfants à nourrir H, dit l'Intimé dans les Plaideurs.
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Ce seigneur était continuellement « ajourné, cité et chicané » pour l'appétit et le passe-temps d'un gros prieur. Un jour qu'il déjeun:nt avec ses gens (car il était humain et débonnaire), il fit venir son boulanger nommé Loyre, la femme du boulanger, et le curé de sa paroisse nommé Oudart, qui lui servait de sommelier, comme c'était alors la coutume en France, et il leur dit en présence de tous les gens de sa maison : « Enfans, vous voyez en quelle fascherie me jettent journellement ces maraux Chicanous. J'en suis là résolu que, si ne m'y aidez, je delibere abandonner le pays et prendre le parti du soudan à tous les diables. » Le moyen imaginé par le seigneur de Basché pour se débarrasser des Chicanous est aussi simple qu'ingénieux; mais, pour le goûter et le comprendre, il faut connaître une particularité de nos anciennes mœurs. C'était la coutume au moyen âge (et il paraît qu'au XVIIIe siècle il en subsistait encore quelque chose) de donner unsoufflet aux enfants et quelques coups de poing d'amitié aux hommes, pour qu'ils se souvinssent d'une convention ou d'un fait dont ils étaient témoins 1. Nous avons vu le maître d'école de l'île des Papimanes « fouetter magistralement » les petits enfants, afin de leur inculquer le souvenir du grand jour, du jour éternellement mémorable où ils avaient eu le bonheur de voir des gens qui avaient vu le pape. D'après le même principe, quand on assistait à des fiançailles ou à une noce, les personnes qui étaient de fête se donnaient des coups réciproquement.
Feindre des fiançailles et, à la faveur de cette joyeuse coutume, recevoir les Chicanous à grands coups de gantelets emmitouflés : tel est en deux mots le plan du sei-
1. Jean Fleury, Rabelais et ses œuvres, t. II, p. 122.
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gneur de Basché. Il distribue les rôles : Loyre et sa femme joueront les fiancés; Oudart, avec son surplis et son étole, donnera l'eau bénite; Trudon (c'était le tambourineur) fera sa partie avec sa flûte et son tambour; et, au premier Chicanons qu'on verra paraître sur la route, le portier sonnera la cloche, pour que tout le monde soit sous les armes. Les gens de la maison se bailleront les uns aux autres, au son du tambour, de petits coups de poing en souvenir des noces ; mais, quand on viendra au Chicanous,
« Frappez dessus comme sus seigle verd... Tappez, daubez, frappez, je vous en prie... Donnez luy coups sans compter à tors et à travers... N'ayez peur d'en estre repris en justice. Je seray guarant pour tous. Tels coups seront donnés en riant,. selon la coutume observée en toutes fiansailles. »
Un Chicanous se présente, avec mille humbles révérences. On lui fait fête. Vous ne pouviez, lui dit-on, venir plus à propos. Nous sommes de noces. Veuillez nous faire l'honneur d'assister au contrat et aux fian-
çailles.
Sus la fin, coups de poing commencerent sortir en place. Mais, quand ce vint au tour de Chicanous, ilz le festoyerent à grands coups de ganteletz, si bien qu'il resta tout estourdy et meurtry, un œil poché au beurre noir, huit costes freussées, le brechet enfondré, les omoplates en quatre quartiers, la maschouere inferieure en trois loppins, et le tout en riant. Dieu sçait comment Oudart y operoit, couvrant de la manche de son suppellis le gros gantelet asseré, fourré d'hermines, car il estoit puissant ribault.
Trois Chicanous se succèdent à quelques jours d'intervalle; tous trois sont reçus de la même façon. Il semblerait que la triple répétition d'une scène dont le fond et la marche ne varient pas, dût rendre monotone un récit que Rabelais s'est plu à développer longue-
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ment selon son usage; mais le grand écrivain nous réservait dans son style une succession de surprises. S'il nous offre ailleurs des satires plus délicates, plus savoureuses, nulle part il n'a fait briller une langue plus souple, plus nerveuse et plus riche. Il est de fête, lui aussi ; il déploie son biceps avec le curé Oudart, il cogne, il trépigne, il exulte, il s'en donne à cœur-joie.
Soudain fut de tous entendu que Chicanous estoit en pays. Lors Oudart se revestir, Loyre et sa femme prendre leurs beaux accoustremens, Trudon sonner de la flutte, battre son tambourin, chascun rire, tous se préparer, et gantelets en avant... Et de dauber Chicanous, et de drapper Chicanous, et coups des jeunes gantelets de tous costés pleuvoir sur Chicanous. Des nopces, disoient-ils, des nopces, des nopces, vous en souvienne. Il fut si bien accoustré que le sang luy sortoit par la bouche, par le nez, par les oreilles, par les œilz. Au demourant, courbatu, espaultré et froissé, teste, nucque, dos, poictrine, bras et tout...
Adonc firent gantelets leur exploit, si que à Chicanous fut rompue la teste en neuf endroits,... le bras droit defaucillé, demanchée la mandibule supérieure, de mode qu'elle luy couvroit le menton à demy, avec denudation de la luette, et perte insigne des dents molares, masticatoires et canines.
L'obséquiosité servile et basse des huissiers est peinte de main de maître :
Basché descend en la basse court. Là Chicanous le rencontrant se mit à genoux devant luy, le pria ne prendre en mal, si de la part du gras Prieur il le citoit; remontra par harangue diserte comment il estoit personne publique, serviteur de moinerie, appariteur de la mitre abbatiale, prest à en faire autant pour luy, voire pour le moindre de sa maison, partout où il luy plairoit l'employer et commander.
L'ivresse de joie du seigneur de Basché, au premier succès de son plan, est décrite avec une verve et une exubérance, caractéristiques du créateur de Gargantua.
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Il double les gages de tous ses serviteurs, défend que les pages soient fouettés de trois mois, leur fait donner par sa femme, qui a la garde des choses précieuses, ses « beaux plumails blancs, avec les papillettes d'or », distribue au maitre d'hôtel un bassin d'argent, aux écuyers deux coupes d'argent doré, à messire Oudart un flacon d'argent, aux valets de chambre une corbeille d'argent, aux palefreniers une « nasselle » d'argent doré, aux portiers deux assiettes, aux muletiers dix « happesouppes » (cuillers à soupe), à Trudon un drageoir et des cuillers d'argent, le tout, en buvant avec eux sous la treille en grande allégresse bon vin frais associé d'une quantité de pâtés, de jambons, de fruits et de fromages, et en leur contant une bonne histoire de la vie du poète Villon.
Plus loin, Rabelais trace en trois lignes une esquisse probablement fidèle des occupations ou plutôt du désœuvrement de la vie commune dans les grands châteaux féodaux :
Loyre petrissoit sa paste, sa femme belutoit la farine. Oudart tenoit son bureau 1. Les gentilshommes jouoient à la paume. Le seigneur Basché jouoit aux trois cens trois avec sa femme. Les damoiselles jouoient aux pingres, les officiers jouoient à l'imperiale, les pages jouoient à la mourre à belles chiquenaudes 2.
La répétition du même thème ne s'est point faite d'ailleurs sans que l'artiste ait observé le crescendo soutenu qui s'imposait comme la loi de sa symphonie en
1. Peut-être est-ce une manière ironique de dire qu'il vaquait à son office de sommelier.
2. IV, 14. Quels sont ces jeux? La question est fort débattue.
C'est matière d'érudition.
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noir et en bleu « d'œils pochés » et de « costes meurtries ». Par une invention du meilleur comique, le troisième Chicanous réclame lui-même la mise en vigueur d'une vieille coutume qu'il déplore de voir tomber en oubli. Comment 1 vous êtes de noces, et les poings n'entrent pas en danse? Décidément toutes les bonnes choses se perdent. Il n'y a plus d'amis. On ne trouve plus de lièvres au gîte. Les antiennes que nos pères chantaient à Noël sont délaissées dans mainte église. Le monde ne fait plus que rêver. Il approche de sa fin. Des noces! des noces! des noces! Disant ces mots, Chicanous frappait sur Basché et sur sa femme, sur les damoiselles et sur Oudart. En moins d'une minute, il reçoit des coups beaucoup plus qu'il n'en donnait et qu'il n'en demandait; mais il ne veut pas paraître en avoir emboursé trop pour son appétit. Ce sont, au contraire, les gens de Basché qui l'accusent hautement de brutalité, maudissent le barbare usage, feignent d'être à demi morts, pendant que le pauvre Chicanous, qui ne peut parler, sa mâchoire étant défoncée, et n'a plus que la force de joindre les mains, essaie de murmurer pardon et « marmonne de la langue mon, mon, mon, vrelon, von, von, comme un marmot ».
A ces balbutiements du blessé s'opposent, par un contraste plaisant, des mots de dix, de quinze, de vingt-. quatre syllabes, forgés avec un remarquable bonheur d'harmonie imitative par les triomphateurs en gaieté. Oudart se plaignait qu'on lui eût « desincornifistibulé »' toute l'épaule.
Le maistre d'hostel tenoit son bras gauche en escharpe, comme tout morquaquoquassé... La nouvelle mariée pleurante rioit, riante pleuroit de ce que Chicanous ne s'estoit contenté la daubant sans choix ni election des membres, mais-
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5 l'avoit lourdement deschevelée, en outre luy avoit trepignemanpenillorifrizonoufressuré les parties honteuses en trahison.
La troisième épreuve suffit et mit fin à la « tragicque comedie ». Les Chicanous rentrèrent chez eux « bien contents et satisfaits du seigneur de Basché », « disans publiquement que jamais ils n'avoient vu plus homme de bien ni maison plus honorable », que « jamais n'avoient été à telles nopces », et que « toute la faulte venoit d'eux qui avoient commencé la frapperie ». Moyennant le secours des bons chirurgiens du pays, ils vécurent encore « tant que vous voudrez » ; mais... ils ne s'y frottèrent plus, le terrible seigneur resta désormais en repos, et les noces de Basché devinrent proverbiales.
Toute cette histoire n'est qu'un récit de Panurge, à la suite duquel frère Jean veut faire « l'essay du naturel du peuple Chicanourroys n. Il descend dans l'île de Procuration, met la main à son escarcelle et en tire vingt écus : « Qui veut gagner vingt ecus d'or pour estre battu en diable?— Io, io, io, respondirent-ils tous. » Frère Jean, dans toute la troupe, fit choix d'un « Chicanous à rouge museau », qui excita la jalousie de tous les autres, « murmurant de ce que le rouge museau leur ostoit toutes pratiques, et que si en tout le territoire n'estoient que trente coups de baston à gaigner, il en emboursoit toujours vingt-huit et demy ». Et si, dira l'Intimé de Racine,
Et si dans la province
Il se donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf,
Mon père, pour sa part, en emboursait dix-neuf.
Rouge-museau ayant été bien battu et bien payé par frère Jean, les autres Chicanous « supplièrent devotetement » Panurge, Epistemon, Gymnaste, de les battre
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aussi à prix réduit : ils ne daignèrent; et, retournant à leur navire où Pantagruel était resté, ils rencontrèrent deux vieilles Chicanoures qui pleuraient, parce qu'on venait de pendre, pour vol commis dans une église, « les deux plus gens de bien qui fussent en tout Chicanourroys ».
A propos des chapitres dont on vient de lire l'analyse, un savant éditeur a fait cette remarque : « Il ne faudrait pas croire que les violentes attaques auxquelles se livre Rabelais contre les Chicanous fussent une nouveauté. Avant lui, non seulement les satiriques, mais les prédicateurs, tels que Menot et Maillard, avaient poursuivi de leurs invectives gens de justice, juges, avocats, procureurs, sergents 1. » On peut en effet consulter, pour des rapprochements, le paragraphe huitième du livre VI de l' Apologie pour Herodote. Mais l'épithète de p'iolente appliquée à la satire de notre auteur doit-elle être, cette fois, acceptée comme juste? Il est certain que Rabelais n'a pas pour la gent chicanourroise ce je ne sais quoi de tendre, mêlé à l'ironie, qui rend si délicieuse sa satire des bons pères, comme celle du juge Bridoye. Sa gaieté ici est féroce et se ressent de la barbarie du moyen âge, dont elle s'amuse à retracer les mœurs. Mais, à bien et proprement parler, la férocité n'est-elle pas dans l'objet de la peinture plutôt que dans l'âme du peintre, et de ce que sa plume s'est royalement divertie à raconter des horions qui enfoncent les côtes, cassent les gueules et démettent les bras, est-il logique de conclure qu'il aurait voulu les donner?
Non, laissons l'épithète inconsidérée de violente,
1. Œuvres de Rabelais, édition de M. Marty-Laveaux, t. IV, p. 274.
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contre-vérité trop criante quand on l'applique au père de la satire humoristique, pleine d'une philosophique indulgence pour toute l'humaine folie; laissons-la aux ressasseurs d'idées banales et d'expressions toutes faites, ,issez étourdis pour parler couramment du fiel et du eouet sanglant de Rabelais ! Le bon et sage Pantagruel n approuve pas du tout la conduite du seigneur de Basché. « Cette narration, dit-il gravement, sembleroit joyeuse, ne fust que devant nos œils fault la crainte de Dieu continuellement avoir », et Epistemon remarque avec raison que le récit de Panurge serait meilleur, « si la pluie des jeunes gantelets sur le gras prieur estoit tombée... En quoy offensoient ces pauvres diables Chicanous? » Parole de justice et de pitié, qui met un certain baume sur les yeux pochés au beurre noir et les membres en marmelade.
v
Le livre V contient une célèbre satire la justice criminelle. Les personnes même qui ne lisent pas Rabelais connaissent généralement l'histoire de la périlleuse descente de Panurge et de ses compagnons dans l'île des Chats fourrés dont Grippeminaud est archiduc. C'est en effet la fortune du cinquième livre, malgré son authenticité suspecte, d'avoir fourni au dictionnaire de la conversation plus d'allusions que les autres, peut-être parce qu'il répond mieux à l'idée qu'on se fait communément de la satire. Je ne pense pas qu'après l'éternelle citation de l'os à la moelle dans le prologue de Gargantua, il y ait rien de plus souvent cité que l'interrogatoire « enroué et furieux » de Grippeminaud, entrecoupé de ses « or çà ». Aussi me garderai-je bien de lui laisser usurper ici une place inutile, qu'il vaut mieux réserver aux portions moins rebattues de l'œuvre et d'ailleurs
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plus intéressantes et plus authentiques. Il y a de la déclamation dans cette satire violente et arrière, à laquelle conviennent parfaitement cette fois toutes les épithètes du vocabulaire des lieux communs; mais il y a aussi, on ne peut le nier, beaucoup de force et de talent :
Les chats fourrés sont bestes moult horribles et espouvantables... Ils ont les gryphes tant fortes, longues et acerées, que rien ne leur eschappe, depuis qu'une fois l'ont mis entre leurs serres... Ils grippent tout, devorent tout, pendent, bruslent, escartelent, décapitent, meurtrissent, emprisonnent et ruinent sans discrétion du bien et du mal... Et le tout font avec souveraine et irrefragable autorité.
Dans l'interrogatoire de Grippeminaud, que l'abus des or çà rend plus fastidieux que terrible, il faut au moins distinguer une phrase, en la débarrassant de son insipide interjection : « Nos loix sont comme toiles d'araignées : les simples moucherons et petits papillons y sont pris, les gros taons malfaisans les rompent et passent à travers. » Notons encore ce cri du cœur d'un mendiant à qui les voyageurs font l'aumône : Gens de bien, Dieu vous donne de sortir d'ici sains et saufs!
Mais, pour sortir, il faut donner de l'or (c'est le sens des deux petits mots redits à satiété), et il faut aussi (le trait a du piquant) faire des « présents seigneuriaux tant à la dame Grippeminaude qu'à toutes les chattes fourrées ». Le hideux portrait de Grippeminaud : « Les mains avoit pleines de sang, les gryphes comme de harpye, le museau à bec de corbin, les dents d'un sanglier quadrannier les yeux flamboyans comme une gueule d'enfer, tout couvert de mortiers entrelassés de
1. Agé de quatre ans, ayant ses défenses toutes poussées.
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pillons *, seulement apparaissoient les gryphes », offre à l'imagination du lecteur quelque chose d'assez indistinct sans doute, mais qu'on aperçoit pourtant, comme un vague et sanglant fantôme, et dont on garde le souvenir. On voit de même et on entend « tous les chats fourrés jouer des gryphes, comme s'ils fussent violons desmanchés », au premier tintement des écus d'or que Panurge fait sonner sur le pavé de marbre.
Et tous s'escrierent à hautes voix, disans : « Ce sont les espices... Ils sont gens de bien. — C'est or, dist Panurge, je dis escus au soleil. — La cour, dist Grippeminaud, l'entend : or bien, or bien, or bien. »
Voilà sans doute les passages qui gênaient Charles Lenormant désirant de tout son cœur que le cinquième livre ne fût pas de Rabelais, mais ne pouvant s'empêcher de reconnaître que la griffe de l'aigle y est empreinte. En effet, si ce n'est pas Rabelais, qui donc au xvi® siècle tenait cette plume qui grave les choses comme un burin? On a nommé Henri Estienne. Il est vrai, ses écrits satiriques renferment de vives et fortes images :
« Le Parlement estoit la plus belle rose de France, mais ceste rose a esté teincte au sang des pauvres, crians et plorans après les juges... Messieurs et mesdames, vous qui avez tous vos plaisirs et portez des robes d'escarlate, je croy que si on les serroit bien au pressoir, on en verroit sortir le sang des pauvres gens dedans lequel elles ont esté teinctes 1. »
Mais ces expressions originales ne sont pas de Henri
1. « Les mortiers, qui sont les coiffures des juges, font penser l'auteur aux pilons, qu'il écrit pillons, par jeu de mots - (Marty-
Laveaux).
2. Apologie pour Herodote, chap. VI.
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Estienne; elles appartiennent au frère prêcheur Menot, que l'auteur de l' Apologie pour Herodote invoque en témoignage contre la corruption des temps modernes d'un bout à l'autre de son œuvre, et qu'il cite alternativement avec son confrère Maillard. Les belles parties du cinquième livre s'élèvent fort au-dessus du talent ordinaire de Henri Estienne, et les bonnes parties n'ont rien de commun avec son genre d'esprit.
Les critiques qui répondent par oui ou par non à la question d'authenticité, sont obligés d'admettre : ou un assombrissement considérable de l'humeur de Rabelais et, somme toute, un déclin de son génie; ou l'existence d'un anonyme trop modeste, fort capable de faire briller son nom, s'il l'eût voulu, et singulièrement pénétré, en plusieurs endroits, de l'esprit de son modèle.
La première supposition a moins d'invraisemblance que la seconde. Le crépuscule succédant au riant éclat du jour est dans l'ordre de la nature, et si Clément Marot, le moins grave des poètes, a trouvé, en parlant de Rhadamantus, juge d enfer, des accents profondément émus, où frémissent l'épouvante et la pitié, Rabelais, moins frivole que Marot, pouvait bien trembler de colère et d'indignation devant l'horrible justice du xvie siècle. Mais il reste permis de s'étonner du progrès que son courage et sa sensibilité passionnée ont fait depuis l'époque où il se contentait d'écrire avec une insouciance affectée et fort peu héroïque, en faisant allusion au supplice du malheureux Jean Caturce, professeur de droit, brûlé comme hérétique à Toulouse en 1532 : « Pantagruel ne demeura gueres à Toulouse quand il vit qu'ilz faisoient brusler leurs regens tout vifs comme harengs sorets, disant : A Dieu ne plaise qu'ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer
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davantage » (II, 5). On se demande quel grand et récent grief personnel pouvait avoir modifié à ce point le langage de Rabelais, et si c'était l'arrêt du Parlement suspendant la vente de son quatrième livre, il reste permis de s'étonner de la disproportion entre l'injure et la vengeance.
C'est pourquoi le plus sage est « de ne point énoncer de proposition décisive », comme l'enseignait le Marphurius de Molière, élève de Trouillogan, philosophe pyrrhonien, et d'incliner plutôt vers l'hypothèse d'une ébauche laissée par Rabelais, rédigée et publiée par un éditeur qui a mis dans sa rédaction de l'ordre et du désordre, de la passion et des platitudes, du Rabelais inédit, du Rabelais imité, des maladresses, du remplissage, de la déclamation, du système, et peut-être aussi du talent. Mais il est impossible de faire avec certitude le départ, et c'est un criterium un peu trop naïf que la règle suivante posée par un critique : « Les peintures vigoureuses sont l'œuvre du grand écrivain; les pages faibles, les plaisanteries fades ou empruntées aux livres précédents, ainsi que les sorties purement calvinistes, sont l'œuvre de l'arrangeur. » Faisons honneur à Rabelais de tout ce qui nous semble bon; mais ne jurons point que tout ce qui est mauvais vient de l'autre... On dira que je m'amuse à retourner sur elle-même, sans la faire avancer d'un pas, la question de l'authenticité du livre V : c'est vrai, j'aime mieux laisser indécis les problèmes de ce genre en les exposant sous toutes leurs faces, que de les trancher, en les étranglant.
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La Sorbonne et la Scolastique
Rabelais avait une ennemie encore plus acharnée, plus rageuse et aboyante à ses trousses que le Parlement : la Sorbonne. C'était sa bête noire, l'objet de sa terreur comme de son aversion. Devant cette gueule ouverte, d'une laideur comique, il rit encore, tant sa bonne humeur est invincible ! mais, quand il a ri, la peur le prend. Sa plume inquiète efface alors une multitude de traits, qui la plupart étaient moins malins que gais, .et ces effrois rétrospectifs du grand rieur ont pour conséquence de donner un air de témérité à ce qui aurait paru à peine hardi. On ne trouverait peut-être pas une preuve plus frappante de la gaieté foncière de son tempérament, que la relative rareté des passages où sa haine contre la Sorbonne a, en s'exprimant, l'accent de la haine.
J'en ai cité un précédemment1 ; en voici deux autres, où le mépris au moins et le dégoût ne manquent pas.
D'abord, une comparaison de l'estomac malade de Pantagruel avec les plus sales lieux du monde : « Gouphre horrible, puant et infect, plus que Mephitis, ny la palus Camarine, ny le punais lac de Sorbonne, duquel • escrit Strabo » (II, 33). Mais le jeu de mots sur le lac Serbone, dont parle Strabon, n'est pas de l'invention de Rabelais; il se trouve dans une lettre de Budé à Erasme.
Le passage suivant est plus outrageux encore. Il faut le citer, avant d'en donner l'explication, d'après le texte plus clair, comme aussi plus cynique, des éditions an-
1. Voy. p. 87.
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ciennes : « J'eus (raconte Panurge) un autre procès bien hord et bien sale contre maistre Fify et ses suppostz, à ce qu'ils n'eussent point à lire clandestinement les livres de Sentences, de nuyt, mais de beau plein jour, et ce es escholes de Sorbonne, en face de tous les theologiens » (II, 17).
« Maistre Fify » était un sobriquet désignant les vidangeurs, et les Livres des Sentences, ouvrage de Pierre Lombard, célèbre docteur du XIIe siècle, avaient occupé une place de premier rang dans l'enseignement des universités au moyen âge. La phrase de Rabelais, où déborde l'injure, signifie donc que les écrits de ce grand théologien scolastique sont bons à jeter aux latrines, et que les maîtres de Sorbonne sont dignes d'avoir des vidangeurs pour confrères.
Que le joyeux écrivain détestât de tout son cœur « la gent sorbonagre, sorbonigene, sorbonicole », on n'en peut point douter. La bienveillance est le fond de son humeur, une indulgente bonté est l'âme de sa philosophie : mais la faculté de théologie était l'ennemi par excellence, le danger continuellement présent; elle personnifiait tout ce qu'il pouvait y avoir pour lui de plus redoutable et de plus odieux.
C'est elle qui, la première et dès son apparition, avait dénoncé le Pantagruel comme un mauvais livre. Plus papiste que le pape, elle faisait souvent sentir aux libres penseurs comme aux hérétiques qu'il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu'à ses saints. « Une bulle ayant permis l'usage des œufs en temps prohibé, la faculté de théologie protesta et vint remontrer au roi que les Français ne voulaient pour rien au monde se dispenser des saintes observances du carême. La bulle fut brûlée solennellement en place de Grève, au milieu des cris de
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joie et des danses de la populace 1. » La Sorbonne était le refuge et le rempart de l'esprit du passé, la place f.orte où le moyen âge livrait sa lutte suprême contre l'assaut des grands hommes de la Renaissance. Avant Rabelais, Erasme avait fait la guerre aux theologastres, vrais barbares, disait-il, dignes d'être renvoyés, comme les Perses le furent par les Grecs, dans le pays des brouillards scolastiques ; Budé avait obtenu de François Ier la fondation du Collège de France, brillant foyer de l'esprit nouveau, qui était à la vieille Sorbonne ce que le jour est à la nuit, et Clément Marot avait opposé, dans une épître au Roi, à « l'ignorante Sorbonne », « la trilingue et noble academie », où l'on enseignait les trois langues savantes, le latin, le grec et l'hébreu.
C'est de la Sorbonne, en effet, qu'était parti le mot d'ordre proscrivant comme « langage d'heretiques 2 » le grec surtout et généralement les langues dont l'étude devait bientôt (ces conservateurs voyaient clair) renouveler la face du monde; c'est en Sorbonne qu'avait été imaginée une ordonnance tendant à étouffer l'imprimerie au berceau, l'imprimerie 1 « cet art inventé par inspiration divine, comme, à contrefil, l'artillerie par suggestion diabolique 3 ».
1. Lenient, la Satire en France au xvie siècle.
2. Expression de Marot, épître XLII. — Un personnage nommé
Theologastre, dans une moralité de ce nom, datée de 1526, avait dénoncé le grec et l'hébreu comme sources d'hérésie, et nous savons par Henri Estienne (Apologie pour Herodote, ch. xxix) que
Beda, théologien de Sorbonne, avait tenu le même langage devant
François Ier.
3. II, 8. — « Je ne peux passer sous silence, écrivait en latin
Etienne Dolet, la méchanceté de ces misérables qui, méditant la destruction de la littérature et des hommes de lettres, ont voulu dans notre temps supprimer et anéantir l'exercice de l'art typographique. Ils ont voulu! dis-je, mais ils ont fait plus : ils
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Mais que diable enseignait donc la Sorbonne? car encore fallait-il qu'on montrât quelque chose dans cette première en date de toutes les grandes écoles, et si elle combattait en réalité pour l'ignorance contre le vrai savoir, c'était apparemment sans avoir conscience de son œuvre de ténèbres et sans faire profession d'ânerie. On y enseignait les modalités, les entités, les quiddités, les hocceités, les ampliations, les réduplications, les exponibles, les insolubles, en un mot la scolastique, barbouillamenta Scotl, comme dit Rabelais, les barbouillages du docteur Scot, un des illustres pères de cette belle philosophie. Beda, le stupide adversaire d'Erasme et de Budé, disait que l'Eglise dans sa vieillesse n'avait que faire d'apprendre le grec et que la scolastique lui suffisait. On discutait à outrance et dans toutes les formes du syllogisme sur des subtilités profondes, telles que celle-ci : Utrum porcus qui ad venalitium agitur ab homine an a funiculo teneatur? (Le porc qu'on mène au marché est-il tenu par son conducteur ou par la corde?) Un de ces problèmes est resté célèbre, celui de l'âne de Buridan, mourant de faim et de soif
ont usé de toute leur influence auprès du roi de France, Fran-
çois de Valois lui-même, le gardien, le protecteur, le plus cher défenseur de la littérature et des hommes de lettres, pour obtenir de lui un décret qui supprimât l'imprimerie. Ils ont pris pour prétexte que la littérature servait à propager l'hérésie luthérienne, et que la typographie soutenait aussi cette cause. Race insensée d'imbéciles! Comme si les armes étaient mauvaises ou destructives par elles-mêmes et comme si, parce qu'elles blessent et tuent, il fallait en défendre l'usage !... Ce complot méchant et abominable des sophistes et des ivrognes de la Sorbonne a été réduit à néant grâce à la sagesse et à la prudence de Guillaume
Budé, la lumière de son siècle, et grâce à Jean du Bellay, évêque de Paris, homme aussi remarquable par son haut rang que par sa valeur personnelle. » Etienne Dolet, par Richard Copley
Christie, traduction française de Casimir Stryenski.
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entre un boisseau d'avoine et un seau d'eau : car quel motif déterminant lui fera choisir Pun plutôt que l'autre?
Former des dialecticiens, parleurs intrépides, prompts à l'attaque, habiles à la réplique, tel était l'unique but des éducateurs de la jeunesse. L'Eglise diètait d'indiscutables croyances; l'Ecole enseignait à raisonner, non pas sur le fond des choses, ô téméraire supposition! mais sur des formes vides, sur de simples signes algébriques, qui ne mettaient jamais la pensée en contact avec la réalité.
Batailler n'étant guère le fait des gens sages, il est naturel qu'une dispute soit d'autant plus ardente que l'objet en est plus vain : quand la vigueur des poumons ne suffisait pas pour décider la victoire, il paraît qu'on en venait facilement aux coups. Un contemporain de Rabelais, Jean Cheradame, professeur de grec, écrivait en 1521 : « On ne se contente pas de traiter les questions les plus frivoles ; les adversaires, une fois aux prises, ne ménagent plus rien; ils se livrent peu à peu à tous les excès d'une indécente colère, disputant usque ad pallorem, usque ad convicia, nonnunquam et usque ad pugnos, jusqu'à devenir pâles, jusqu'à dire des injures et quelquefois jusqu'à jouer des poings 1. » Quinze ans,
1. Cité par Rebitté dans sa thèse sur Guillaume Budé, restaurateur des études grecques en France. — « Les écoliers ne connaissaient pas d'autres exercices que la dispute. On dispute avant le dîner, écrivait Vivès en 1531; on dispute pendant le dîner, on dispute après le dîner, on dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout temps... on ne s'inquiète pas de la vérité; on ne cherche qu'à défendre ce qu'on a une fois avancé.
Est-on pressé trop vivement? on échappe à l'objection à force d'opiniâtreté; on nie insolemment; on abat aveuglément tous les obstacles en dépit de l'évidence... On crie à s'enrouer, on se prodigue les grossièretés, les injures, les menaces, on en vient
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vingt ans, écrit Michelet, les étudiants ergotaient ainsi. « Mis en présence, dressés sur leurs ergots, ces jeunes coqs prenaient un cœur héroïque pour argumenter à mort, embrouiller les questions, stupéfier les auditeurs, et eux-mêmes s'hébéter au vertige de leur propre escrime. La gloire était de ferrailler six heures, dix heures, sans reculer, et de trouver des mots encore. Tournois sublimes, mirifiques batailles, que la nuit seule pouvait finir. Juges et combattants, tous se retiraient pleins d'admiration pour eux-mêmes, gonflés, vides, idiots 1. »
Pantagruel, arrivé à Paris, afficha, comme Luther à Wittenberg, dans tous les carrefours de la ville, des thèses qu'il se proposait de soutenir, au nombre de 9764. Il tint contre tous les théologiens de Sorbonne pendant six semaines, de quatre heures du matin à six heures du soir, « excepté deux heures d'intervalle pour repaistre et prendre sa refection : non qu'il engardast (empêchât) lesdits theologiens sorbonniques de chopiner et se rafraischir à leurs buvettes acoustumées2 ». Pantagruel est un géant, mais c'est à peine si les exploits. qu'il fait en Sorbonne exagèrent la vérité historique. Au xive stèeîè, dans l'acte appelé sorbonique, l'argu-
même aux coups de pied, aux soufflets, aux morsures. La dispute dégénère en rixe, et la rixe en combat; des blessés et des morts restent sur le carreau. » Thurot, de l'Organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris au moyen âge.
1. La Renaissance. Introduction. Passage cite par M. Fleury.
2. 11, 10. Je cite les plus anciennes éditions, et je rappelle, une fois encore pour toutes, que, dans les autres, les mots Sorbonne et theologiens ont été très soigneusement effacés par Rabelais, qui met presque partout sophistes à leur place. Si grande était sa peur. qu'il a biffé les dangereuses syllabes jusque dans le titre burlesque Badinatorillm Sorboniformium (II, 7), changé en
Badinatorium sophistarum.
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mentation durait depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir, et de la première heure à la dernière l'auteur de la thèse ne cessait d'avoir des adversaires et des auditeurs intrépides 1.
Quand un grand clerc anglais, nommé Thaumaste, vient de son pays pour argumenter contre Pantagruel, celui-ci lui demande par la bouche de son disciple et lieutenant Panurge :
«Seigneur, es tu venu icy pour disputer contentieusement... ou bien pour apprendre et savoir la verité? »
A quoy respondit Thaumaste : « Seigneur, autre chose ne me ameine sinon bon desir d'apprendre et savoir ce dont j'ay doubté toute ma vie, et n'ay trouvé ny livre ny homme qui m'ait contenté en la resolution des doubtes que j'ai proposés. Et, au regard de disputer par contention, je ne le veux faire : aussi est ce chose trop vile, et le laisse à ces maraulx sophistes, sorbillans, sorbonagres, sorbonigenes, sorbonicoles, sorboniformes, sorbonisecques, niborcisans, sorbonisans, saniborsans, lequelz, en leurs disputations, ne cherchent verité, mais contradiction et debat » (II, 18).
Le catalogue de « la librairie de Saint-Victor », au septième chapitre du livre II, comprend cent quarante et un titres burlesques, où l'érudition a reconnu, avec plus ou moins de certitude, la parodie du titre de nombreux ouvrages théologiques et scolastiques ayant réellement figuré dans cette fameuse bibliothèque abbatiale.
La cresme philosophale des questions encyclopediques de Pantagruel est un écrit de deux pages attribué à Rabelais, dans lequel ce maître ou quelque imitateur ridiculise les problèmes de la philosophie scolastique..
Avant d'inscrire ouvertement sur ses œuvres panta-
1. Victor Le Clerc, Ilistoire littéraire de la France, tome XXIV, p. 268.
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grueliques son nom et sa profession, Rabelais avait pris le pseudonyme de « maistre Alcofribas, abstracteur de quintessence ». Le cinquième livre s'empare du mot et de l'idée. La visite de Pantagruel à dame Quintessence, filleule d'Aristote, vieille fille de dix-huit cents ans, souveraine du royaume d'Entelechie, est encore une satire de la scolastique. Les maigres repas de cette reine se composent d'abstractions, de catégories, de secondes intentions, d'antithèses, de prolepses, etc. Les gentilshommes de sa maison sont profondément occupés à chercher la solution de problèmes insolubles : blanchir des nègres, tirer des pets d'un âne mort, puiser de l'eau dans un filet, couper le feu avec un couteau, cueillir des figues sur des chardons et des raisins sur des épines. Quelques-uns agitent la question de savoir si le poil de chèvre est de la laine, et soutiennent que ce n'est point chose impossible que « deux contradictoires soient vraies en mode, en forme, en figure, et en temps ».
Autres, dedans un long parterre, soigneusement mesuroient les sauts des puces : et cestuy acte maintenoient estre plus que necessaire au gouvernement des royaumes, conduictes des guerres, administrations des republiques; allegans que Socrates, lequel premier avoit des cieulx en terre tiré la philosophie, et, d'oisive et curieuse, l'avoit rendue utile et profitable, employoit la moitié de son estude à mesurer le saut des puces, comme atteste Aristophanes le
Quintessential.
« Nous disséquons des mouches, dira le métaphysicien du Micromégas de Voltaire ; nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. »
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Dame Quintessence s'exprime en un langage amphigourique qui ressemble à celui de l'écolier limousin, mais qui est beaucoup moins divertissant : « L'honnesteté scintillante en la circonference de vos personnes jugement certain me fait de la vertu latente au centre de vos esprits, et voyant la suavité melliflue de vos discrètes reverences... », etc. M. Gebhart remarque que, sur ce point, le galimatias parlé au royaume d'Entelechie, la critique de Rabelais a précédé celle de Cervantes.
Les premiers précepteurs de Gargantua étaient des docteurs en théologie de Sorbonne, resveurs mateologiens du temps jadis, c'est-à-dire vains raisonneurs, dont la sagesse et le savoir n'était que « besterie » et « bouffissures », « abastardissant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse ». A leur école, le petit Gargantua n'apprit que ce qu'il savait déjà : « boire, manger et dormir; manger, dormir et boire; dormir, boire et manger ». Ajoutez-y le genre de leçons propres à rendre un garçon d'esprit imbécile, ou, comme dit Rabelais, « rassolé, fou, niais, resveur, ignorant et fat ». Maître Thubal Holoferne,
« grand docteur en theologie » et professeur d'écriture « gothique », lui enseigna son alphabet, si bien « qu'il le disoit par cœur au rebours, et y fut cinq ans et trois mois »; puis, divers traités de morale et de grammaire latine, qui l'occupèrent treize ans, six mois et deux semaines; puis, un traité de logique, de Modis significandi, avec les commentaires de Hurtebise, de Faquin, de Tropditeux, de Gualehaut, de Jehan le Veau, de Billonio et de Brelinguandus, dont l'étude dura dixhuit ans et onze mois, au bout desquels Gargantua savait si bien sa leçon, qu'il pouvait « la rendre par
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cœur à revers 1 » ; enfin, pendant seize ans et deux mois, le Comput. Maître Thubal Holoferne étant mort de la vérole, « un autre vieux tousseux, nommé maistre Jobelin Bridé », lui succéda et continua le même système.
Thubal Holoferne et Jobelin Bridé ne sont que des appellations générales; maître Janotus de Bragmardo est un individu distinct.
Ce vieillard, vénérable par son âge et ridicule par tout le reste, « le plus suffisant », c'est-à-dire le plus capable, qu'on eût pu trouver dans toute « la faculté theologale », a le relief des caricatures, mais aussi des êtres vivants, et sans être une des fines créations de Rabelais, il est conçu dans cet esprit de douce ironie qui caractérise ses meilleures satires. On le voit assez bien, lui et sa grotesque escorte, lorsque, tondu à la mode romaine, coiffé de son lyripipion 2 theologal, « l'estomac bien antidoté de cotignac de four et d'eau beniste de cave » (de pain et de vin), il se transporte au logis de Gargantua, « touchant devant soy trois vedeaux à rouge museau et traisnant après soy cinq ou six maistres inertes, bien crottés à profit de mesnage 3 ». Son fameux discours pour redemander les cloches est une de ces orgies de folle gaieté rabelaisienne qui peuvent, suivant la disposition du moment, communiquer au lecteur leur ivresse ou
1. « Les enfants (au moyen âge) copiaient tous leurs livres et les apprenaient par cœur, même les summulx (sommaires), que l'on devait répéter avant d'ètre en état de les comprendre. » Thurot, ouvrage cité.
2. Capuchon qui se terminait en queue.
3. 1, 18. Vedean signifie à la fois veau et bedeau prononcé à la gasconne; le mot toucher complète l'équivoque. — Maistres inertes est un jeu de mots sur Maîtres ès arts. — Bien crottés à profit de mesnage signifie : n'ayant rien laissé perdre de la crotte, l'ayant toute soigneusement ramassée.
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le laisser indifférent et froid. Il faut un certain entraînement pour trinquer ici avec l'auteur; mais si le vin mousseux de la fantaisie ne nous séduit pas, nous pouvons encore trouver dans cette extravagante débauche la part de nourriture substantielle que notre exigeante raison française réclame de la satire. Ce discours n'est pas une pure charge sans fond de vér.ité historique.
L'orateur tousse avant de parler, ainsi que dans le cours de sa harangue, et Rabelais note ces sons mé- | lodieux : « Ehen, hen, hen, hen, hen, hen, ehen, j .hasch... » C'était un héritage de la rhétorique bouffonne des frères prêcheurs. « Pour ce qui est de la toux, écrit au XVIIe siècle le ministre Le Faucheux dans son Traité de l'action de l'orateur, il s'est trouvé autrefois des prédicateurs assez extravagants pour l'affecter comme une chose qui donnait de la grâce ou de la gravité à leurs discours; témoin cet Olivier Maillard, qui, en un sien sermon fait à Bruges l'an 1500, marquait les endroits de son discours où il avait dessein de tousser, y mettant, comme cela se voit en l'imprimé : hem, hem, hem. » La harangue de Janotus contient cette phrase, entre autres jolies choses : Omnis clocha clochabilis, in clo.cherio clochando, clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Ces allitérations baroques ne sont, elles aussi, qu'une imitation de modèles admirés au moyen âge; on peut citer, comme type du genre, ce quatrain qui a trouvé des admirateurs même modernes :
Quand un cordier, cordant, veut corder une corde,
Pour sa corde corder, trois cordons il accorde;
Mais si l'un des cordons de la corde décorde,
Le cordon décordant fait décorder la corde.
Enfin maître Janotus de Bragmardo fait un étrange ragoût de sa langue maternelle mêlée à son latin de
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cuisine. Ainsi avaient fait dans la chaire chrétienne ses professeurs d'éloquence. C'était, s'écrie le prédicateur Menot en parlant du mauvais riche, « ung gros villain gormand, qui non curcibat que de sa panse. Il mangeoit delicatos morsus, les friands morceaulx et viandes exquises, buvoit viniirn pl'ecioswn et delicatmn, habebat des cuisiniers habiles et expertos ad provocandum appetitum, faisant saulces si friandes qu'on y eust mangé une vieille savate. » Et, dans un sermon sur l'Enfant prodigue : « Iii brevi tempore, mon galland fut mis en cueilleur de pommes, habillé comme un brusleur de maisons, nud comme un ver. Vix ei remansit camisia (à peine lui resta-t-il une chemise), nette comme ung torchon de cuisine noué sur l'espaule, pour couvrir sa pauvre peau... Venit ad quemdam hominem divitem et dixit ei : Domine, si placet habere pietatem, de me, rogo, pone me in opere faciendo, mettez-moi en besogne, quod saltem possim lucrari vitam meam in meo servitio, quia famé pereo, j'enrage de faim. » Ailleurs (car on se laisse facilement aller au plaisir de citer ces sermons « de haute gresse »), Menot s'élève contre les damoyselles qui, au milieu de l'assistance, in medio populi, quittent leurs places et troublent l'ordre du service divin pour aller à la rencontre de leurs galants entrant dans l'église : «Le gentillastre s'approche et la baise sur la bouche, et osculatur eam bec à bec. Ad omnes dyabolos talis modus faciendi! »
Au cours de sa belle harangue, type accompli du style incohérent et décousu, le « vieux tousseux » avait dit que dix pans de saucisses 1 et une bonne paire de
1. On mesurait autrefois les saucisses et les boudins à l'aune, comme l'attestent encore les contes de Perrault.
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chausses devant faire grand bien à ses jambes étaient le salaire formellement promis à ses efforts par la Faculté de théologie, s'il réussissait dans sa mission : « Par Dieu! une paire de chausses est bonne, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha, ha, il n'a pas de paire de chausses qui veut. » Cette perspective le délecte, car les ambitions de la jeunesse sont passées pour lui, et dorénavant il ne lui faut plus « que bon vin, bon lict, v le dos au feu, le ventre à table, et escuelle bien profonde». Gargantua et son conseil, ravis du passe-temps que leur avait donné son éloquence, lui délivrèrent, avec les cloches, dix pans de saucisses, sept aunes de drap noir pour se faire des chausses et trois de laine blanche pour la doublure; en outre, trois cents mesures de bois, vingt-cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume d'oie, et une écuelle « bien capable et profonde », choses qu'il « disoit estre à sa vieillesse necessaires ».
Le bois fut porté par les bedeaux, les maîtres ès arts portèrent les saucisses et l'écuelle. « Maistre Janot voulut porter le drap. Un desdits maistres luy remonstroit que ce n'estoit honneste ny decent à l'estat theologal, et qu'il le baillast à quelqu'un d'entre eux. » Mais Janotus prouva syllogistiquement, in modo et figura, qu'il devait s'en charger lui-même, puisque ce drap était pour ses jambes,pro tibiis suis, et que suppositum portat adpositum. « Ainsi l'emporta en tapinois, comme fit Patelin son drap. »
De retour en Sorbonne, il réclama la récompense promise, qui lui fut refusée, sous prétexte qu'il l'avait reçue. Mais la libéralité gratuite de Gargantua ne dégageait pas la Faculté de sa promesse. Il y eut une altercation violente, où Janotus couvrit ses collègues d'in-
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jures appropriées, comme un homme qui connaît la boutique et se venge en criant les secrets du métier.
Un mot surtout va loin et résume tout ce que la libre philosophie de Rabelais pensait de l'autorité théologique installée en Sorbonne comme dans sa citadelle : les contradicteurs du pauvre vieux ayant osé parler de raison, « Raison? » dit-il avec amertume, « nous n'en usons point céans ».
La Sorbonne prit acte de l'audacieuse sortie de Janotus pour le poursuive en justice; lui, de son côté, les fit citer. Le procès fut retenu par la cour du Parlement, et il y est encore. Les Sorbonicoles firent vœu de ne pas se décrotter, maître Janot et ses amis firent vœu de ne pas se moucher, jusqu'à l'arrêt définitif : voilà pourquoi ils sont tous restés crottés et morveux, car la cour n'a pas encore « bien grabelé toutes les pieces », et l'arrêt sera rendu « aux calendes grecques, c'est-àdire jamais».
Rabelais n'aimait pas les gens malpropres sur soi. On lui prête trop volontiers les habitudes au sujet desquelles sa verve s'égaie, et l'image vulgaire qu'on se fait de lui est le portrait même de Gargantua enfant, qui « toujours se vaultroit par les fanges, se mascaroit (barbouillait) le nez, se chaffouroit le visage, pissoit sur ses souliers, chioit en sa chemise, se mouschoit à ses manches, morvoit dedans sa soupe et patrouilloit par tout lieu 1 ». Je ne voudrais pas prétendre qu'en
i. I, H. « Se mouschoit à ses manches. » Les mouchoirs n'étant pas inventés, on était tenté de se servir de ses manches ou de son bonnet; mais la propreté consistait à se moucher avec les doigts : Si quid in solum dejectum est emuncto duobus digitis nasoj mox pede proterendum est. Erasme, de Civilitate morum puerilium.
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règle générale il soit illogique de tirer du goût d'un écrivain pour les tableaux malpropres des conclusions défavorables à sa propreté personnelle; mais la règle comporte certaines exceptions et n'est point applicable aux joyeux philosophes qui, par esprit humoristique, se plaisent à retourner et déshabiller l'homme pour exhiber à nu la sale bête qu'il cache et déguise sous son masque orgueilleux. On a vu dans la biographie quelle charmante idée Rabelais se faisait de la mise et de la tenue convenables au médecin, de sa bonne physionomie ouverte et de sa propreté minutieuse, disant son mot sur les vêtements, la barbe, les cheveux, les mains, la bouche et jusque sur les ongles 1. Il poursuit de ses sarcasmes les pédants « bien crottés à profit de mesnage ». Les premiers précepteurs de Gargantua lui avaient appris à se peigner avec les quatre doigts et le pouce, « car soy autrement peigner, laver et nettoyer, estoit perdre temps en ce monde » (I, 21). A ces vieux pouilleux « du temps jadis » Rabelais oppose un jeune page « de maintenant », Eudemon, « bien testonné (coiffé), bien tiré, bien espousseté » (I, 15). Eudemon loue ailleurs « nostre bon frere Jean » de ce qu'il n'est point « dessiré » (déchiré, en guenilles) comme les autres moines (I, 40). Dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor, un des livres a pour titre : Decrotatorium scholarium.
Il y a, dans la crotte tenace incrustée ad sæcula sœculorum aux chausses des collègues de maître Janotus de Bragmardo, un symbole poétique et naturel de leur attachement aux vieilles routines. Le savant philologue espagnol Vivès, ami d'Erasme et de Budé, témoigne
1. Voy. p. 28.
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que la crasse, l'ordure, la crotte et la vermine étaient comme inhérentes à la personne des théologiens de
Sorbonne, et, parlant de l-eurs robes, il les appelle crassas, detritas, laceras, lutulentas, immundas, pediculosas.
Quand Gargantua peigne ses cheveux après l'assaut du château de Vede, il en fait tomber des boulets de canon, que Grandgousier, son père, prend d'abord pour des poux :
Da, mon bon filz, nous as-tu apporté jusques icy des esparviers de Montagu? Je n'entendois que là tu fisses residence. » Adonc Ponocrates respondit : « Seigneur, ne pensez pas que je l'aye mis au college de pouillerie qu'on nomme Montagu : mieulx l'eusse voulu mettre entre les guenaux de Saint Innocent, pour l'enorme cruaulté et villenie que j'y ay cogneu. Car trop mieulx sont traictés les forçats entre les Maures et Tartares, les meurtriers en te. prison criminelle, voire certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautrus au dict college. Et, si j'estois roy de Paris, le diable m'emport si je ne mettois le feu dedans, et faisois brusler et principal et regens, qui endurent cette inhumanité devant leurs yeulz estre exercée. »
Lors, levant un des boulets, dist : « Ce sont coups de canon que naguieres a receu vostre filz Gargantua, passant devant le bois de Vede, par la trahison de vos ennemis » (I, 3;).
Nous savons par Erasme, ancien écolier de Montaigu, ce qu'était ce collège de « pouillerie » et d' « enorme cruauté » :
« J'ai vécu, il y a trente ans, dans un collège de Paris où l'on brassait tant de théologie que les murailles en étaient comme imprégnées; mais je n'en ai pas rapporté autre chose que des humeurs froides et une multitude de poux... Les lits étaient si durs, la nourriture si chétive, les veilles et les études si pénibles, que maints
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jeunes gens de grande espérance , dès la première année de leur séjour dans ce collège, devenaient fous, aveugles ou lépreux , quand ils ne mouraient pas... Plusieurs chambres à coucher, étant situées près des lieux d'aisance, étaient si sales et si infectes qu'aucun de ceux qui y ont demeuré n'en est sorti vivant ou sans le germe d'une grave maladie. Les punitions, consistant en coups de fouet, étaient administrées avec toute la rigueur qu'on peut attendre de la main d'un bourreau. Le principal du collège prétendait par là abattre la fierté des écoliers ; mais ce qu'il appelait leur fierté n'était que la révolte d'une noble nature qui refusait de prendre le froc et le capuchon... Car cet homme voulait faire des moines de nous tous, et, pour nous apprendre à jeûner, il nous privait absolument de viande. 0 combien d'œufs pourris j'ai mangés là! Que de vin moisi j'y ai bu 11 »
Parlant ailleurs encore du barbare usage de frapper les enfants attachés nus à un poteau jusqu'à ce qu'ils eussent avoué, comme des accusés à la question, leur faute réelle ou supposée, Erasme s'écrie avec une indignation éloquente : « C'est à une charrue qu'il faut renvoyer de pareils maîtres, dignes d'effrayer de leur voix tonnante les bœufs et les ânes! Oses-tu bien, stupide bourreau, déchirer à coups de fouet des jeunes gens d'esprit et de bonne famille que tu es plus capable de tuer que d'instruire? Et c'est dans ce lieu que les Grecs ont appelé ayolr, du mot qui veut dire loisir, et les Latins ludus, que tu exerces une tyrannie qui dépasse celle de Phalaris 2! »
1. Je traduis d'après le texte latin donné pàr Regis, t. II, p. 139 de sa traduction allemande de Rabelais.
2. Cité par JI. Gaston Feugère, Erasme, p. 402.
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Rabelais, comme Erasme, s'indigne et s'attendrit sur « les pauvres petits enfans innocens » fouettés par des pédagogues inhumains'.La sortie de Ponocrates contre le collège de Montaigu appartient au très petit nombre de passages où une émotion exceptionnelle fait gronder et trembler la voix du satirique.
Dans toute la partie de son œuvre, authentique sans contestation, il aime bien mieux, en règle générale, rire de la folie des hommes, que pleurer ou tonner sur leur méchanceté, et son rire est si gai, si cordial et si bon qu'il se communique à tout le monde et qu'il n'y a personne d'offensé. Une des meilleures épitaphes qu'on ait composées pour la tombe de Rabelais est celle d'Estienne Pasquier :
Sic homines, sic et coelestia numina lusit,
Vix homines, vix ut numina laesa putes,
« il s'est joué des hommes, il s'est joué des dieux avec tant de bonne grâce, que ni les hommes, ni ,les dieux n'ont paru blessés par ses traits. »
1. Voy. aussi IV, 21 et 48.
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III
LES IDÉES MORALES
L'absence de tout système est, on s'en souvient, un des caractères de l'humour vrai 1. Que peut-il y avoir de plus vrai qu'un naturel si parfait, qu'il ne se juge pas lui-même, ne s'analyse pas, ne s'admire pas, et que son absolue sincérité s'achève en inconscience? Tel fut essentiellement le génie de Rabelais, qui règne dans la littérature comme l'Homère de l'épopée et de la satire humoristiques. Rien n'est systématique dans son œuvre, et voilà pourquoi nous l'avons vu et nous allons plus explicitement le voir encore mêler à son scepticisme fondamental des instants plus ou moins durables de conviction et d'émotion, à sa gaieté dominante des idées graves, à son insouciance habituelle quelques réflexions plus profondes, qu'il ne faudrait pas creuser beaucoup pour y découvrir la tristesse, s'il est vrai qu'elle gît au fond de tout penser comme de tout sentiment sérieux. Le néant du monde et de l'homme, dernier mot de la philosophie humoristique, est une doctrine qui risque de devenir exclusive comme les autres en prenant trop complètement possession de l'intelligence, et c'est ce qui arrive chez tous les auteurs où l'humour est affecté; mais l'humoriste véritable ne s'asservit à rien, pas,
. Voy. p. 89 et suivantes.
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même à sa propre philosophie, étant avant tout un esprit libre qui n'écoute et ne suit que les inspirations spontanées de son humeur changeante : gaie, joyeuse et folle en fait comme en principe, mais capable aussi, à l'occasion, de raison et de gravité.
Aucun livre mauvais au fond, immoral en dernière analyse, ne peut garder longtemps dans l'amour des hommes une place usurpée par chance ou par adresse, et rester les délices des générations successives. Tout ouvrage dont le succès dure des siècles doit être vraiment bon ; car, dans la masse immense de la production littéraire, le genre humain ne peut évidemment composer sa bibliothèque définitive que de ce qu'il ne pourrait laisser perdre sans un grand et réel dommage, et il n'y a d'indispensable pour lui que ce qui est éminemment utile à son bien.
Si vous étiez réduit à cinq, à trois, à deux ouvrages,, lesquels choisiriez-vous? Surpris par cette question embarrassante, il est peu de lecteurs de Rabelais qui voulussent consentir à lui préférer qui que ce soit. Cette grande et solide popularité, cette gloire toujours vivante non seulement du nom, mais de l'œuvre, paraîtrait singulièrement disproportionnée avec la valeur de celle-ci, s'il fallait accepter comme vrai le jugement léger de Montaigne trouvant Rabelais « simplement plaisant » et « digne qu'on s'y amuse 1 ».
Ce n'est pas que la position de ce génie unique dans la seule littérature du ventre et du gros rire, indépendamment de ce qui peut s'y ajouter de grave et de noble, soit en elle-même quelque chose de peu d'importance. Etre le roi dans un tel domaine, cela compte ; il ne faut
i. Essais, livre If, chap. 10.
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pas faire fi d'un empire qui est au moins la moitié du monde et de l'homme.
D'autres auteurs, en nombre assez grand, provoquent ce rire de qualité supérieure et fine, qui est un jugement de la raison satisfaite de l'ouvrage et satisfaite d'ellemême, un signe éclatant d'approbation donné par l'esprit du lecteur à l'esprit de l'écrivain. Rabelais n'est nullement incapable de provoquer aussi ce rire-là, comme l'étude de ses satires nous l'a montré. Mais ce qui lui appartient par excellence, c'est le rire physique, animal, épanouissement de la chair bien portante, joie du bon sang nourri de bon vin. La raison n'a rien à faire ni à voir dans ce rire proprement rabelaisien ; elle y sombre au contraire et s'y noie, et les efforts des maîtres nageurs, je veux dire des commentateurs, pour la repêcher dans son bain, composent un des spectacles les plus divertissants qu'on puisse se donner.
Il y a un sens profond dans les vers d'apparence purement sonore où Victor Hugo caractérise
Rabelais, que nul ne comprit :
Il berce Adam pour qu'il s'endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l'esprit 1.
Aucune critique ne vaut celle d'un grand poète qui voit juste. Hugo précise ailleurs et développe le caractère original de Rabelais dans quelques lignes en prose, •où d'ingénieuses et curieuses images donnent à la pensée un tel lustre que celle-ci paraît neuve à force d'être brillante :
Tout génie a son invention ou sa découverte ; Rabelais a fait: cette trouvaille : le ventre. Le serpent est dans l'homme, c'est
1. Contemplations, livre VI, les Mages.
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l'intestin. Il tente, trahit et punit. L'homme, être un comme esprit et complexe comme homme, a pour sa mission terrestre trois centres en lui : le cerveau, le cœur, le ventre. Chacun de ces centres est auguste par une grande fonction qui lui est propre... La poitrine, où est le cœur, a pour cap la tête; le ventre a le phallus... Le ventre est pour l'humanité un poids redoutable; il rompt à chaque instant l'équilibre entre l'âme et le corps. Il emplit l'histoire... Il y a du gouffre dans le goinfre
Des philosophes délicats ont établi entre le rire et le sourire, comme entre le gros rire et le rire plus discret et plus fin, une distinction hiérarchique fondée sur la supériorité rationnelle du second. Cette supériorité n'est point douteuse; mais c'est précisément là ce qui rend le sourire peu digne d'un rang privilégié aux yeux d'une philosophie moins pénétrée d'un naïf respect pour la raison. Le sourire est un signe équivoque, qui peut traduire toute espèce de sentiments bons ou mauvais, et, lors même qu'il exprime la bonté, il s'accompagne toujours d'une condescendance plus ou moins hautaine pour autrui et d'une secrète complaisance pour soi. Quant au rire que provoque le ridicule ou sa représentation, il est proprement le triomphe de la raison jouissant de la conscience intime de sa supériorité. Cela estil bien sain moralement? L'habitude de rire, qui devrait dilater l'âme en même temps que le corps, ne risquet-elle pas, en se confondant trop avec la raillerie, de rendre le cœur sec et l'esprit étroit?
Il n'y a de rire absolument hygiénique, au point de vue moral, que le rire candide, enfantin, où n'entre aucune réflexion égoïste ni orgueilleuse. Plus donc le rire sera pur d'éléments intellectuels et raisonnables,
i. William Shakespeare.
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spontané, immédiat, à fleur des lèvres, semblable aux mouvements instinctifs de l'animalité et de la nature, plus il sera aimable et honnête, salubre et bienfaisant. Reste à savoir si ce rire naturel convient également à tous les âges et aux deux sexes, s'il n'est pas en contradiction déplaisante avec la gravité normale de l'homme, « animal raisonnable », comme il se vante de l'être. La grande originalité de Rabelais est d'avoir su faire dans la littérature une place d'honneur à ce franc rire que la raison dédaigne, à cette joie de l'animal et du « ventre », qui ne demande pas à l'intelligence la permission d'éclater. 11 importe de lui maintenir hautement ce premier titre de gloire, au moment d'aborder dans son œuvre l'étude d'autres qualités glorieuses aussi, mais moins originales après tout, qu'une critique trop dégoûtée a le tort d'estimer uniquement et de considérer comme la compensation et le rachat du reste.
Avant d'être un des princes du bon sens, de la raison et de l'esprit, Rabelais est le roi de la gaieté charnelle, et, bien loin qu'il faille entendre par là le roi de l'immoralité, on peut rattacher à cette gaieté même une certaine santé morale, celle qui va de pair avec la santé physique, suivant la relation naturelle de l'âme et du corps.
Au temps de la robuste enfance de Gargantua, « s'il advenoit qu'il fust despit, courroussé, fasché ou marry, s'il trepignoit, s'il pleuroit, s'il crioit, luy apportant à boire, l'on le remettoit en nature, et soudain demeuroit coy et joyeux. Une de ses gouvernantes m'a dit, jurant sa fy, que de ce faire il estoit tant coustumier, qu'au seul son des pinthes et flaccons il entroit en ecstase, comme s'il goustoit les joyes de paradis » (I, 7). On le rernettoit en nature, c'est-à-dire qu'on lui rendait sa
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gaieté naturelle, car (c rire est le propre de l'homme » 1. Tout rire est bon qui vient du cœur et de la rate, et le meilleur est celui qui fait le plus vivre et le moins penser, qui suspend le cours des idées et active la circulation du sang, repose l'esprit et stimule la bête. « Il berce Adam pour qu'il s'endorme. » Le bon rire délasse et distrait comme le sommeil; du cerveau doucement ébranlé s'envole l'essaim noir des soucis, et la violente secousse du diaphragme disperse les humeurs. L'homme n'a pas d'ennemi plus sérieux que le mal, plus tragique que la passion : le rire de la gaieté dissipe, efface, anéantit toute impression tragique et sérieuse; c'est pourquoi la morale n'a pas à le craindre et peut aisément s'en faire un allié.
Ainsi Rabelais, que nous allons maintenant étudier comme écrivain grave et raisonnable, exerce déjà une bonne influence comme écrivain « simplement plaisant ». Il a plaisanté, mais pas toujours, et le jugement de Montaigne reste de toutes façons superficiel et incomplet, en méconnaissant chez ce moraliste extraordinaire la grandeur, que Pascal faisait consister dans la réunion des extrêmes : « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et'remplissant tout l'entre-deux 2. »
Le pantagruelisme
La philosophie de Rabelais est le pantagruelisme. Son idéal est Pantagruel. L'herbe qui lui sert de symbole poétique, pour figurer et pour résumer la victoire pro-
1. Dizain en tête de Gargantua.
2. Pensées. Article VI, 21.
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gressive de l'homme sur la nature, change son nom ancien de chanvre en celui de pantagruelion. Cependant le pantagruelisme n'a pas reçu de prime abord la définition célèbre qu'il porte au nouveau prologue du livre IV : une « certaine gayeté d'esprit conficte en mespris des choses fortuites ».
Dans les deux premiers livres, ou bien ce mot est employé un peu au hasard, ou bien il signifie seulement, quand il est expliqué, la joie, la santé, l'amour de la bonne chère et du vin De même dans la Pantagruehne Pronostication, les Anglais, les Ecossais et les Estrelins (habitants des villes hanséatiques) sont dits « assez mauvais pantagruelistes », parce qu'ils ne boivent que de la bière. L'édition de Gargantua de 1535, à la suite du dizain aux lecteurs, affichait comme une épigraphe, comme l'abrégé de toute la sagesse du livre, ces mots imprimés en gros caractères : « Vivez joyeux ».
La philosophie de Rabelais se précise et en même temps prend un caractère plus relevé, à mesure que l'auteur avance en âge.
Le prologue du livre III développe cette idée assez sérieuse, qu'au milieu de l'activité universelle du monde l'écrivain aurait mauvaise grâce à rester oisif et inutile. Comme Diogène roulant son tonneau pendant que ses concitoyens affairés mettaient Corinthe en remue-ménage pour repousser l'assaut de Philippe, Rabelais préparera donc au moins à boire aux acteurs de « l'insigne fable et tragicque comedie » qui se joue en France et en Europe, « refraichissant », selon son petit pouvoir, « leur retour des alarmes ». Mais une crainte lui traverse l'esprit : c'est d'offenser, au lieu d' « esbaudir », ses lec-
1. Voy. I, 1, 3; II, 34.
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teurs, capables peut-être de se méprendre sur ses véritables sentiments et d'interpréter mal ce nouveau recueil de joyeuses « sentences pantagruéliques ». Quoi! seraitil possible qu'on ne rendît pas justice à l'honnêteté de ses intentions? Non, ses lecteurs sont ses amis; tous possèdent cette qualité héréditaire de la nation française, que nos ancêtres nommaient pantagruelisme, et qui empêche de jamais prendre en mauvaise part tout ce qu'on sent venir d'un bon cœur, franc et loyal i. Voilà les braves gens que l'auteur invite à se rassembler autour de son tonneau ; quant aux « cagots » et aux « cafards », arrière, canaille! si vous approchez, on vous recevra avec le bâton que Diogène, dans son testament, a ordonné de poser près de lui après sa mort.
La joie, que Rabelais continue à prêcher, n'a plus maintenant pour unique cause la plénitude et le contentement du corps; la raison y contribue, dès l'instant où elle a compris que rien ici-bas ne vaut la peine que la sérénité de notre humeur soit émue et troublée à son sujet. « Pensez vivre joyeux... Autre soing, autre soucy ne soit receu au sacrosaint domicile de vostre celeste cerveau. La serenité d'iceluy jamais ne soit troublée par nuées quelconques de fascherie » (III, 2). En pratiquant constamment cette philosophie, le sage Pantagruel devient « l'idée et exemplaire de toute joyeuse perfection » (III, 51), et c'est parce que ce nom exprime à ses yeux une qualité superlative, que Rabelais appelle pantagruelion le chanvre, plante utile entre toutes, prise par
1. « Je recognois en eux tous une forme specifique et propriété individuale, laquelle nos majeurs nommoient pantagruelisme, moyennant laquelle jamais en mauvaise partie ne prendront choses quelconques ilz cognoistront sourdre de bon, franc et loyal courage. »
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lui pour type de tous les progrès matériels dus au génie humain, « sorte de Saint Graal matérialiste, opposé aux mythes des vieux romans » 1.
La description du chanvre, digne à la fois d'un botaniste, savant connaisseur de la nature, et d'un humaniste, non moins versé dans la science des écrits de Pline, est suivie d'une sorte d'hymne en l'honneur de cette plante, où l'imagination du poète, s'exaltant par | degrés, passe de l'énumération des communs et divers usages qu'on en fait journellement à une vision pro- '■ phétique des services encore inconnus qu'elle rendra un jour à l'humanité.
Sans elle, les meuniers ne porteraient pas le blé au moulin et n'en rapporteraient pas la farine. Sans elle, comment les plaidoyers des avocats seraient-ils portés à l'audience, comment le plâtre à l'atelier? Comment tirerait-on sans elle l'eau des puits? Sans elle, point de papier; que feraient les notaires, les greffiers, les copistes, les écrivains? Les titres de rente seraient perdus, et le noble art de l'imprimerie périrait. De quoi, sans elle, ferait-on des châssis? sans elle, comment sonnerait-on les cloches?
Le chanvre habille plus de gens que ne fait aucun autre produit textile de la nature. Il couvre les armées contre le froid et la pluie, plus efficacement que jadis ne faisaient les peaux. Il protège contre la chaleur les théâtres et les amphithéâtres, enveloppe pour le plaisir des chasseurs les bois et les taillis, descend dans l'eau tant douce que salée au profit des pêcheurs. Par cette plante sont formées et mises en usage bottes, bottines,
1. Expressions de M. Moland dans son glossaire, au mot Pantagruelion.
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souliers, brodequins, pantoufles et savates. Par elle sont tendus les arcs, et les arbalètes bandées. Et, comme si c'était une herbe sacrée, révérée des Manes et des Lemures, les corps humains morts ne sont pas inhumés sans elle.
N'oublions pas, dans cette longue énumération de tous les services du chanvre, où la veine copieuse de Rabelais nous réduit à faire un choix, de mentionner un certain usage, qui « plus est abhorré et hay des larrons et plus leur est contraire » que n'est l'ivraie au froment, le lierre aux murailles, le nénufar aux moines ribauds, la férule aux écoliers, le chou à la vigne, l'ognon aux yeux, la graine de fougère aux femmes enceintes, l'ombre des ifs à ceux qui s'endorment dessous : le chanvre fait « finir leur vie haut et court » aux larrons indignés de ce que, « sans estre autrement malades », un mince lacet de pantagruelion leur bouche « les conduitz par lesquels sortent les bons motz et entrent les bons morceaulx ».
Le poète continue son hymne et en élève de plus en plus le ton. Il nous montre les grosses et pesantes meules des moulins tournées agilement par le chanvre, « à insigne profit de la vie humaine ». Il s'ébahit « comment l'invention de tel usage a esté par tant de siècles celée aux antiques philosophes, veue l'utilité impreciable qui en provient, veu le labeur intolerable que sans elle les hommes supportoient ». Il nous peint les navires « enlevés et poussés à l'arbitre de leurs gouverneurs » moyennant leurs voiles et leurs cordages; les nations inaccessibles et inconnues venant à nous et nous à elles, « chose que ne feroient pas les oiseaux, quelque legiereté de plumage qu'ils ayent, et quelque liberté de nager en l'air qui leur soit baillée par nature ». Grâce à cette
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plante, Ceylan a vu la Laponie, Java a vu les monts Riphées, les Islandais et les Groenlandais verront un jour l'Euphrate. Par elle Borée a vu le manoir de l'Auster, | Eurus a visité Zéphyre.
De mode que les Intelligences celestes, les dieux, tant marins que terrestres, en ont esté tous effrayés, voyans, par l'usage de cestuy benedict Pantagruelion, les peuples Arctiques en plein aspect des Antarctiques, franchir la mer
Atlanticque, passer les deux tropiques, volter sous la zone torride, mesurer tout le zodiacque, s'esbattre sous l'equinoctial, avoir l'un et l'autre pole en veue à fleur de leur horizon.
Le grand écrivain a maintenant toutes voiles dehors; le voilà lancé en pleine mer et en plein ciel. Quelle éloquence et quelle poésie! Quel tableau magnifique des progrès du génie industriel de l'homme étendant peu à peu son empire sur toute la nature ! Comme on sent respirer dans cette page enthousiaste l'ivresse des découvertes et des ambitions de la Renaissance !
Une audacieuse et charmante fantaisie, où l'auteur semble pressentir l'invention des aérostats et en deviner peut-être d'autres, encore plus merveilleuses, cachées pour nos enfants parmi les secrets de l'avenir, couronne avec un éclat et une grâce incomparables ce continuel crescendo lyrique.
Les dieux de l'Olympe, après les divinités terrestres et marines, finissent par être épouvantés, à leur tour, des progrès sans limite que Pantagruel menace d'accomplir avec son herbe. Ce géant se dresse devant eux et leur fait peur, comme les antiques Titans, fils de la terre, ou comme le Satyre de la Légenae des Siècles. Ils tiennent conseil et se communiquent leur inquiétude : Pantagruel va se marier, il aura des enfants; c'est la destinée « passée par les mains et fuseaulx des sœurs
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fatales, filles de Necessité », nous n'y pouvons contrevenir. Peut-être que ses enfants inventeront une « herbe de semblable energie : moyennant laquelle pourront les humains visiter les sources des gresles, les bondes des pluyes et l'officine des foudres ». Les pauvres dieux voient déjà les hommes envahissant leur domaine et s'installant, comme à l'auberge, dans telle ou telle constellation : ils « pourront envahir les regions de la lune, entrer le territoire des signes celestes, et là prendre logis, les uns à l' Aigle dor, les autres au Mouton, les autres à la Couronne, les autres à la Herpe, les autres au Lion d'argent, s'asseoir à table avec nous, et prendre à femmes nos déesses » (III, 51).
Comme toute fantaisie d'un caractère à la fois poétique et bouffon, celle-ci rappelle Aristophane; mais ce n'est pas pour sa plus grande gloire que le prince de l'ancienne comédie se présente à notre souvenir : il ne peut que redouter les conclusions d'une comparaison avec Rabelais. Quelque avantage que donne d'ailleurs au poète grec
Un langage sonore, aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines,
sa triste et décisive infériorité est d'avoir été un homme de réaction, tourné tout entier vers le passé. Il ressemble par là à tous les satiriques. Rabelais, au contraire, n'a rien de plus noble, rien qui le tire de la foule d'une façon plus glorieuse pour le mettre en tête des grands hommes du xvie siècle et de tous les temps, que ses élans généreux vers l'avenir. Ce trait, en s'ajoutant à ceux que nous avons notés précédemment, achève de donner à la satire de Rabelais un caractère unique. Car l'écrivain satirique est, par définition, un mécon-
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tent, opposant avec amertume à son époque dégénérée l'exemple et les leçons des vieux âges; mais Rabelais est plein d'enthousiasme pour son siècle de délivrance et de renaissance. Il salue en lui par des cris d'allégresse et des chants de triomphe l'aurore d'une ère nouvelle; il n'y persécute et n'y raille que les dernières ombres et les derniers fantômes d'une nuit longue et profonde s'efforçant de lutter encore contre la grande lumière qui se lève.
L'incohérence et la confusion que la critique est en droit de reprocher au roman de Rabelais ne vont pas jusqu'à effacer, dans le dessin des caractères comme dans le développement des idées principales, cette indispensable progression sans laquelle le riche désordre de l'ouvrage ne serait qu'un obscur et insipide chaos. Il est clair, presque à première vue, que les trois géants, Grandgousier, Gargantua et Pantagruel sont, dans la pensée de l'auteur, l'incarnation d'un principe moral, et que Pantagruel est destiné à faire contraste avec Panurge, à peu près comme, dans d'autres chefs-d'œuvre de l' humour, Don Quichotte fait contraste avec Sancho Panza, le prince Henry devenu roi, avec son ancien compagnon de débauches, John Falstaff.
Malgré quelques défaillances dans l'exécution et malgré tout ce que Pantagruel peut offrir d'incomplet comme conception morale, ce dessein de l'auteur n'est pas douteux; il apparaît de plus en plus nettement, à mesure qu'on avance dans le récit et même en laissant ' de côté la conclusion comme apocryphe. Ce qu'il faut ajouter aussitôt, pour atténuer le paradoxe d'un héros de Rabelais entièrement vertueux et sage, et ce qui constitue d'ailleurs le fond original de sa philosophie, c'est que Pantagruel contemple les hommes en général
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et Panurge en particulier avec l'indulgence profonde d'un sceptique qui censure le mal peu sévèrement, peu souvent, et n'entreprend jamais de le corriger. Mais, dans le « sacrosaint domicile de son celeste cerveau », la pure morale réside et plane, comme dans ces templa serena d'où le sage d'Epicure abaissait, sans se mêler à la vie active, un regard d'égoïste pitié sur les passions et les misères des pauvres mortels. Les vertus de Pantagruel, modération, possession de soi, sobriété, dignité, bonté, gravité, vaillance du cœur et de la tète dans le péril, piété éclairée et sérieuse, s'opposent par une continuelle antithèse aux vices et aux défauts correspondants de Panurge, et l'antagonisme, plus ou moins sensible partout, de la matière et de l'esprit se termine, dans les derniers chapitres du livre V, par la victoire très marquée du bon principe.
Cette fin du roman n'est pas amusante. Sa longueur et sa diffusion excessives, les fatigantes digressions que mêle au récit une érudition intempestive et indigeste, et surtout cette manie de description qui, toujours ennuyeuse, devient assommante à mourir quand elle s'applique à des choses sans réalité, tout cela rend bien difficile la lecture intégrale des quinze chapitres où Panurge et ses compagnons, enfin parvenus au terme de leur voyage, consultent l'oracle de la Dive Bouteille. Mais ces manquements à l'art de composer et d'écrire, est-ce chez Rabelais une faute si nouvelle, qu'il soit injuste a priori de l'en rendre responsable? Je ne puis m'empêcher de penser que, si un continuateur du roman en avait imaginé lui-même et arrangé toute la fin, il aurait voulu et su en faire quelque chose de plus divertissant; une imitation n'eût pas été aussi différente du modèle, et l'ouvrage de Rabelais, terminé par un autre
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que lui, aurait reçu d'une main étrangère quelque conclusion plus franchement rabelaisienne.
Panurge se rend de si loin au temple de la Dive Bouteille uniquement pour savoir s'il sera cocu. Tous les oracles, tous les devins, tous les savants, tous les fous, tous les sages qu'il a consultés jusqu'alors lui ont sur tous les tons crié qu'il le serait. Ses compagnons n'ont pas le moindre doute sur cette fatale destinée de son mariage; lui seul, naturellement, n'est pas convaincu, et c'est pour le satisfaire jusqu'au bout que Pantagruel, toujours complaisant, équipe un vaisseau et parcourt les mers à la recherche de ce dernier et suprême « vaticinateur ». Cependant l'objet précis de l'expédition I finit par être presque oublié ; c'est à peine s'il y est fait t une allusion rapide au milieu du galimatias mysticomoral des dernières pages. On croirait que l'auteur, un peu las de sa longue extravagance et averti par l'âge du sérieux de la vie, a senti soudain la velléité de plaquer à son œuvre une conclusion générale et philosophique, si le développement considérable qu'il donne à cette partie, en montrant qu'il y a pris plaisir pour elle-même, pouvait s'accorder avec la supposition d'un brusque changement de dessein. jj
Quoi qu'il en soit de la contribution de Rabelais à f ces pages finales, peut-être seulement ébauchées par ^ lui et amplifiées par son éditeur, il est aisé d'extraire t de ce long fatras les leçons d'une sagesse très haute et jj très pure. I Avant de franchir le seuil du temple où siège l'oracle, jj les voyageurs sont invités à mettre du pampre dans leurs chaussures : ce symbole signifie que le vin doit « leur estre en mespris, et par eux conculqué et subjugué ». Car tous ceux « qui s'addonnent et dedient à
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contemplation des choses divines, doivent en tranquillité leurs esprits maintenir hors toute perturbation de sens : laquelle plus est manifestée en yvrognerie, qu'en autre passion, quelle que soit. » Ce qui sort de la Dive Bouteille, ce n'est pas du vin, c'est de l'eau, une « bonne et fraiche eau de fontaine, limpide et argentine », qui enivre non le corps, mais l'esprit, et inspire aux buveurs un noble délire poétique. « Trinq », dit sommairement l'oracle, se servant du monosyllabe expressif qui semble être le plus ancien radical des verbes par où différentes langues ont traduit d'abord l'idée de boire.
Buvez est donc le mot de la bouteille divine, et ce mot doit évidemment s'entendre en un sens tout spirituel : il s'agit de cette soif de science et de sagesse qui suspendait les intelligences avides du xvi" siècle aux fécondes mamelles de la nature et de la tradition écrite ; car la prophétesse Bacbuc, en donnant aux voyageurs trois flacons de l'eau mystique, accompagne ce présent d'un grand discours, dont voici le résumé :
Allez, amis, sous la protection de cette sphère intellectuelle dont le centre est partout, la circonférence nulle part, et que nous appelons Dieu. De retour en votre monde, rendez témoignage des grands et inestimables trésors que vous avez trouvés ici sous la terre. Le Dieu souverain est un
Dieu caché...Les anciens philosophes estimaient avec raison que, pour bien marcher dans la route de la connaissance et de la sapience, deux choses sont nécessaires, « guide de Dieu et compagnie d'homme ». La Vérité est fille du Temps. C'est le temps qui a découvert tout ce que nous savons, c'est le temps qui découvrira tout ce qu'il nous reste à connaître; mais qu'est-ce que notre savoir ajouté à celui de tous nos prédécesseurs? « A peine la minime partie de ce qui est. » L'eau que je vous donne vient en partie de l'Inde et a été extraite du puits des sages brahmanes. Suivez vos destinées; la fatalité nous maîtrise, mais elle mène doucement ceux qui
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lui cèdent, et entraîne ceux qui lui résistent. « Allez, amis, en gayeté d'esprit. »
On aime à retrouver, à la tin du Pantagruel, la mention de celte « gayeté d'esprit », qui est la meilleure formule de la philosophie de l'auteur et de son héros. Apocryphe ou authentique, la conclusion du cinquième livre n'a d'ailleurs rien d'incompatible, au fond, avec une juste intelligence des doctrines et des tendances morales de Rabelais. Sa belle sentence contre l'ivresse physique ne peut surprendre que les lecteurs qui, exagérant encore un désordre d'idées trop réel dans une certaine mesure, confondent à plaisir des personnes et des choses qu'il a eu soin de distinguer. Une des indignations vertueuses de Pantagruel, rarement et mollement sévère au mal, comme nous l'avons remarqué, a pour objet, au livre IV, les mangeurs et les buveurs enfouis tout entiers dans la matière, les Gastrolatres, dont le ventre est la seule divinité 1. Pantagruel « deteste », il a « en grande abhomination » ces créatures paresseuses et lâches, « poids et charge inutile de la terre », craignant sur toute chose de voir maigrir leur ventre. Rabelais ne craint pas de rééditer, pour les flétrir, la censure attristée de saint Paul dans son épître aux Philippiens :
« Il y en a plusieurs qui marchent de telle manière que je vous ai souvent dit, et je le répète encore en pleurant, qu'ils sont ennemis de la croix du Christ; desquels la fin est la perdition, desquels le Dieu est le ventre, n'ayant d'affection que pour les choses de la terre. »
Ainsi, par une apparente contradiction, qui est au fond la logique et la raison mêmes, le pantagruelisme,
1. IV, 58.
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loin de se réduire, en dernière comme en première analyse, à une philosophie de goinfres et d'ivrognes, finit par déclarer hautement que sa sagesse « conficte en mespris des choses fortuites » entend bien envelopper et comprendre d'abord dans ce mépris des choses d'icibas la victuaille, la fainéantise des repus, l'ignoble graisse, la panse, et le sac aux excréments.
La civilisation et la guerre
Le bonhomme Grandgousier, père de Gargantua, grandpère de Pantagruel, représente spécialement la raison amie de la paix, opposée à la turbulence guerrière et à la folle ambition de Picrochole. Le contraste est absolu et se fait sentir, d'une façon piquante, dans chaque détail.
Pour une charrette de fouaces, qui n'a pas même été pillée, puisque les bergers de Grandgousier n'en ont pris que quatre ou cinq douzaines en les payant « au prix accoustumé », pour un méchant drôle qu'on a battu, et qui n'avait pas non plus volé ses coups, Picrochole veut ravager la terre. « Incontinent » il entre « en courroux furieux » et, sans demander « quoy ni comment », il convoque tout son peuple en armes, le ban et l'arrièreban, sur la grande place du château, « à heure demidy », dans la pleine ardeur du soleil qui lui a brûlé le cerveau. « Pendant qu'on aprestoit son disner », il fait précipitamment ses préparatifs de guerre, et, commençant d'abord la campagne sans ordre ni mesure, il lâche des bandes armées sur le pays voisin :
Trente cinq mille et unze adventuriers, sous la conduite du capitaine Engoulevent, qui gastent et dissipent tout,
:sans espargner ny pauvre ny riche, ny lieu sacré ny profane.
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Emmenoient bœufs, vaches, taureaux, veaux, genisses, brebis, moutons, chevres et boucs; poules, chapons, poulets, oisons, jards, oyes, porcs, truies, gorets; abatans les noix, vendengeans les vignes, emportans les seps, croulans tous les fruictz des arbres » (1, 26).
A cette affreuse nouvelle, le bon roi Grandgousier, père de ses sujets, se désole; la lamentation qu'il fait entendre est un des morceaux classiques de Rabelais :
Holos, holos, dist Grandgousier; qu'est cecy, bonnes gens? Songé-je, ou si vray est ce qu'on me dit? Picrochole, mon amy ancien, de tout temps, de toute race et alliance, me vient il assaillir? Qui le meut? qui le poinct? qui le conduict? qui l'a ainsi conseillé? Ho, ho, ho, ho, ho, mon Dieu, mon Saulveur, aide moy, inspire moy, conseille moy, a ce qu'est de faire. Je proteste, je jure devant toy, ainsi me sois tu favorable, si jamais à luy desplaisir, ni à ses gens dommage, ni en ses terres je fis pillerie; mais, bien au contraire, je l'ay secouru de gens, d'argent, de faveur, et de conseil, en tous cas qu'ay peu cognoistre son avantage. Qu'il m'ait donc en ce point oultragé, ce ne peut estre que par l'esprit maling. Bon Dieu, tu cognois mon courage, car à toy rien ne peut estre celé. Si par cas il estoit devenu furieux, et que, pour luy rehabiliter son cerveau, tu me l'eusse icy envoyé, donne moy et pouvoir et savoir le rendre au joug de ton saint vouloir par bonne discipline.
Ho, ho, ho. Mes bonnes gens, mes amis, et mes feaux serviteurs, fauldra il que je vous empesche (contraigne) à m'y aider? Las! ma vieillesse ne requeroit dorenavant que repos, et toute ma vie n'ay rien tant procuré que paix ; mais il fault, je le voy bien, que maintenant de harnois je charge mes pauvres espaules lasses et foibles, et en ma main tremblante je prenne la lance et la masse, pour secourir et garantir mes pauvres subjects. La raison le veult ainsi : car de leur labeur je suis entretenu, et de leur sueur je suis nourry, moy, mes enfans et ma famille. Ce non obstant, je n'entreprendray guerre que je n'aye essayé tous les arts et moyens de paix; là je me resouls (1, 28).
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Grandgousier écrit à Gargantua son fils une lettre, classique aussi et justement louée, mais dans laquelle il doit nous être permis de critiquer la première apparition d'un style sentencieux et oratoire, plus latin que fran-
çais de tour et d'expression, où Rabelais force son naturel pour ressembler aux modèles antiques et se montre inférieur à lui-même comme écrivain. C'est surtout dans la harangue d'Ulrich Gallet à Picrochole et dans quelques phrases de la concion de Gargantua aux vaincus que ce style élaboré avec peine devient lourd, embarrassé et fatigant. La lettre paternelle et royale n'a rien encore de trop exagéré dans ce sens, et l'élévation de la pensée y rend acceptable, par exception, une forme un peu plus solennelle que ne le comporte en général le style épistolaire. Ce défaut est particulièrement sensible dans l'exorde, qu'on peut retrancher sans inconvénient :
...Ma deliberation (résolution) n'est de provoquer, ains d'apaiser; d'assaillir, mais de defendre; de conquester, mais de garder mes feaux subjects et terres hereditaires, esquelles est hostilement entré Picrochole, sans cause ny occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprise, avec exces non tolerables à personnes liberes.
Je me suis en devoir mis pour moderer sa cholere tyrannique, luy offrant tout ce que je pensois luy pouvoir estre en contentement : et par plusieurs fois ay envoyé amiablement devers luy, pour entendre en quoy, par qui et comment il se sentoit oultragé; mais de luy n'ay eu response que de volontaire deffiance, et qu'en mes terres pretendoit seulement droit de bien seance. Dont j'ay cogneu que Dieu eternel l'a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut estre que meschant, si par grace divine n'est continuellement guidé : et, pour le contenir en office et reduire à cognoissance, me l'a icy envoyé à molestes enseignes.
Pourtant (c'est pourquoi), mon filz bien aimé, le plus tost que faire pourras, ces lettres veues, retourne à diligence
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secourir, non tant moy (ce que toutesfois par pitié naturellement tu doibs) que les tiens, lesquelz par raison tu peux sauver et garder. L'exploit sera faict à moindre effusion de sang qu'il sera possible. Et, si possible est, par engins plus expediens, cauteles, et ruses de guerre, nous sauverons toutes les ames, et les envoyerons joyeux à leurs domiciles.
Tres cher filz, la paix de Christ nostre redempteur soit avec toy. Salue Ponocrates, Gymnaste, et Eudemon, de par moy.
Du vingtiesme de septembre.
Ton pere,
GRANDGOUSIER.
Comme Gargantua, comme Pantagruel, Grandgousier est très pieux sans nulle bigoterie. Nous le voyons « à genoux, teste nue, incliné en un petit coing de son cabinet », prier Dieu de vouloir bien « amollir la colère de Picrochole » et lui faire entendre raison sans les arguments de la force. « Qu'heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme 1 ! » ou, comme dit Béranger, « quel bon petit roi c'était là ! » Mais n'allons pas nous représenter cet excellent prince comme un Cassandre. Roi débonnaire et pacifique, il n'est rien moins qu'un vieillard imbécile et poltron. A la différence de Picrochole, qui veut la guerre sans y être prêt, Grandgousier veut la paix en étant prêt à la guerre. Si vis pacern, para bellum. Pendant que Picrochole fait une levée en masse de tous ses sujets confusément rassemblés et armés, Grandgousier n'a pas même besoin du concours que lui offrent avec empressement des milliers de volontaires. « Grandement les remerciant », il leur dit qu'il « composeroit (arrangerait) cette guerre par tel engin (de telle manière) que besoing ne seroit tant empescher (contraindre) de gens de bien. » Car il a des
1. 1, 45.
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troupes régulières si bien instruites dans l'art militaire et si bien « assorties de leurs thresauriers, vivandiers, mareschaux, armuriers et autres gens necessaires au trac de bataille... que mieulx ressembloient une harmonie d'orgues et concordance d'horloge, qu'une armée ou gendarmerie ».
Il y a d'ailleurs guerre et guerre. Rabelais, comme avant lui Thomas Morus et tous les philosophes et tous les hommes de cœur et de sens, distinguant entre la guerre offensive et la guerre défensive, n'a garde de vouloir supprimer une institution que les attentats toujours possibles de l'ambition conquérante rendent nécessaire dans tous les Etats. « Nous appelons briganderies et meschancetés ce que les Sarasins et barbares jadis appeloient prouesses »; nous déclarons « l'imitation des Hercule, Alexandre, Hannibal, Scipion, Cesar et autres tels, contraire à la profession de l'Evangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, regir et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres 1 » ; nous croyons enfin que l'homme est né pour la paix, non pour la guerre 1 : mais cela ne nous empêche pas de vouloir une « France superbement bornée », puissante, et dont le monde respecte le repos. Nous irons même jusqu'à trouver la guerre une belle chose, faisant valoir tout ce qu'il y a de bon dans l'homme et forçant le^ instincts honteux à se trahir, quand elle aura pour objet la défense de la patrie et le « repoulsement » de l'ennemi, « en belle police et mirifique ordonnance », et nous rappellerons que Salomon, le roi sage et pacifique, « n'a su mieux nous representer la perfection indicible
1.1, 46.
2. III, 8.
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de la sapience divine, que la comparant à l'ordonnance d'une armée en camp 1 ».
« La harangue faite par Gallet àPicrochole », au nom de Grandgousier, ajoute au défaut d'un style factice et guindé celui d'une assez grande maladresse oratoire; l'ambassadeur, après avoir commencé par des phrases faites pour endormir tout auditeur moins vif que Picrochole, finit par des injures bonnes à le faire jeter par la fenêtre. Il est juste toutefois de louer dans ce discours latin un passage bien senti sur les avantages de l'alliance politique, sur la force invincible que deux grands Etats tirent de leur union, et, à la suite de ces considérations, un beau mouvement d'éloquence :
Quelle furie donc t'esmeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée (foulée aux pieds), tout droit outrepassé, envahir hostilement ses terres sans en rien avoir esté par luy ny les siens endommagé, irrité, ny provoqué?
Où est foy? où est loy? où est raison? où est humanité? où est crainte de Dieu? Cuides tu ces oultrages estre recelés es esprits eternelz, et au Dieu souverain, qui est juste retributeur de nos entreprises? Si le cuides, tu te trompes : car toutes choses viendront à son jugement.
Tout prêt à faire la guerre, comme doit l'être un roi sage, Grandgousier en a tant d'horreur, non par manque de vaillance, mais par humanité, qu'il va jusqu'à la dernière limite des concessions et que bien des chevaliers français, plus fiers que ce bonhomme en matière d'honneur, seront même d'avis qu'il la dépasse. Puisqu'il n'est, dit-il, question que de quelques fouaces, j'essayerai de le contenter, « car il me deplaist par trop de lever guerre ».
1. Prologue du livre Ill.
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Adonc s'enquesta combien on avoit pris de fouaces, et, entendant quatre ou cinq douzaines, commanda qu'on en fist cinq charretées en icelle nuyt; et que l'une fust de fouaces faites à beau beurre, beaux moyeux d'œufz, beau saffran, et belles espices, pour estre distribuées à Marquet; et que, pour ses interestz (dommages-intérêts), il lui donnoit sept cens mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l'auroient pensé ; et d'abondant (en outre) luy donnoit la mestairie de la Pomardiere, à perpetuité franche pour luy et les siens.
Picrochole prend naturellement pour de la peur les suprêmes efforts que fait Grandgousier pour conserver la paix. « Il se conchie, le pauvre beuveur : ce n'est pas son cas d'aller en guerre, mais ouy bien vuider les flaccons. » Le petit écervelé se croit plus que jamais assuré de la victoire ; ses courtisans le flattent de l'espoir de conquérir le monde, et c'est ici que se place le chapitre parfait de tous points, chef-d'œuvre de la satire et de la comédie rabelaisienne, où l'on voit « Comment certains gouverneurs de Picrochole, par conseil precipité, le mirent au dernier péril ».
« Qui trop embrasse peu estrainct. » L'ambitieux voit tous ses châteaux en Espagne s'écrouler les uns après les autres presque aussi rapidement qu'il les avait construits. Offrant avec lui jusqu'au bout un contraste complet, son sage adversaire sait la fin qui attend ceux qui ne sont pas assez raisonnables pour user modérément de leiIrs avantages (1, 31); il considère « que les cas de hazart jamais ne faut poursuivre jusques à leur periode, et qu'il convient à tous chevaliers reverentement traiter leur bonne fortune, sans la molester ny gehenner » (I, 35). Il a lu dans Tite-Live et dans Machiavel qu'on ne doit jamais réduire son ennemi au désespoir, qu'il faut au contraire lui ouvrir tous les chemins, toutes les
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portes, « et lui faire pins tost un pont d'argent, afin de le renvoyer » (I, 43).
Dès que la leçon est suffisante, Grandgousier s'empresse de panser les plaies de la guerre, et d'abord la blessure faite à l'amour-propre du vaincu. Ce n'était pas une vraie guerre, dit-il avec modestie, c'était un simple différend, un malentendu causé par la faute de vos gens et des nôtres aussi. Une telle guerre, si vous voulez absolument donner ce nom à une brouille accidentelle survenue entre de bons voisins, « n'est que superficielle, elle n'entre point au profond cabinet de nos cœurs. Nul de nous n'est oultragé en son honneur ». Les premiers auteurs de la querelle étant des gens sans importance, un dédommagement matériel, comme celui que j'avais offert, aurait dû suffire pour l'apaiser. Le vainqueur regrette sincèrement que Picrochole ait disparu, car il lui aurait prouvé à lui-même que cette guerre s'était faite « sans son vouloir et sans espoir d'accroistre son bien ny son nom ». Le royaume est laissé tout entier au fils de l'ex-roi; mais comme cet enfant n'a pas cinq ans encore, il « sera gouverné et instruit par les anciens princes et gens savans du royaume » sous la direction de Ponocrates jusqu'à ce qu'il soit capable de régner. Quant aux sujets du roi vaincu, ils conserveront leurs lois particulières et toutes les franchises dont ils jouissaient sous le précédent gouvernement.
Cependant, la «lémence du vainqueur est éclairée; elle ne se prodigue pas sans mesure et sans discernement. Elle se rappelle que Moïse, « le plus doux homme qui de son temps fust sur la terre », punissait sévèrement les mutins du peuple d'Israël, que Jules César, « empereur débonnaire », se montra rigoureux pour les auteurs de séditions, et, considérant que « facilité trop
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enervée et dissolue de pardonner» inspire aux méchants une confiance qui risque d'encourager la récidive, la clémence du vainqueur exige qu'on lui livre d'abord « le beau Marquet, source et cause premiere de la guerre par sa vaine oultrecuidance », puis ses compagnons fouaciers, qui ont négligé de corriger sur l'instant sa tête folle, et enfin les conseillers téméraires du roi.
Ce n'est point d'ailleurs pour leur faire du mal. « Autre mal ne leur fit Gargantua, sinon qu'il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avoit nouvellement instituée » (I, 51). Admirable transformation de ces fauteurs de guerre en manieurs utiles du principal outil de la civilisation! A l'égard des simples officiers de Picrochole, qui se sont bornés à le suivre comme c'était leur devoir de soldats, la générosité des vainqueurs peut s'exercer sans limites. Non seulement on leur restitue leurs armes, mais on les comble de gracieusetés, et Grandgousier les congédie avec cette belle exhortation : Allez-vous-en, au nom de Dieu; suivez bonne entreprise, et, quand vous serez appelés au conseil de votre roi, consultez non votre intérêt propre, mais celui de la communauté; car si le corps n'est pas bien portant, aucun membre ne peut être à son aise 1.
Le livre qui porte le numéro II dans la suite des publications pantagruéliques met aussi des combattants aux prises; mais de ses récits fantastiques et gigantesques aucune idée morale ne se dégage, du moins avec l'ampleur et le relief que nous admirons au livre premier, et c'est, nous l'avons vu, un des arguments sur lesquels on fonde l'antériorité de sa composition.
.,1 1. 1, 46.
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Le livre III s'ouvre par un très beau chapitre sur la colonisation des pays conquis.
Pantagruel, après avoir achevé la conquête du pays des Dipsodes, mal habité et désert en grande partie, y transporte une colonie d'Utopiens, « artisans de tous mestiers, et professeurs de toutes sciences liberales, pour ledit pays refraichir, peupler et ordonner ». Cette émigration n'avait pas un excès de population pour cause, bien que les Utopiennes portassent « matrices tant amples, gloutes, tenaces et cellulées par bonne architecture », qu'au bout de chaque période de neuf mois sept enfants pour le moins, tant mâles que femelles, naissaient à la fois dans chaque famille. Elle n'était pas motivée non plus par l'attrait d'un sol fertile et d'un climat salubre : non, il s'agissait d'apprendre aux Dipsodes le devoir et l'obéissance, par leur contact avec d'anciens et fidèles sujets de Pantagruel. Car les Utopiens étaient si absolument dévoués à ce bon roi, ils avaient si profondément sucé avec le lait de leurs mères nourrices « la douceur et la debonnaireté de son regne », ils y avaient toujours été « confits et nourris » en félicité si parfaite, qu'on pouvait être bien sûr désormais qu'en quelque lieu de la terre qu'ils fussent « espars et transportés », ils aimeraient mieux perdre la vie que manquer à « cette premiere et unique subjection naturellement due à leur prince ».
Comme la sagesse du conquérant l'avait prévu, la contagion d'un zèle si beau gagna les Dipsodes, qui devinrent en peu de jours « plus feaulx » que les Utopiens eux-mêmes, « par ne sçay quelle ferveur naturelle en tous humains au commencement de toutes œuvres qui leur viennent à gré ».
Vous noterez donc ici, buveurs, que la vraie manière
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de traiter les pays nouvellement conquis n'est pas « (comme a esté l'opinion erronée de certains esprits tyranniques à leur dam et deshonneur) les peuples pillant, forçant, angariant, ruinant, mal vexant et regissant avec verges de fer » : au contraire, « comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, bercer, esjouir; comme arbre nouvellement plantée, les fault appuyer, asseurer, defendre de toutes vimeres 1, injures et calamités ; comme personne sauvé de longue et forte maladie, et venant à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer ». Les bienfaits, les traitements gracieux, une police équitable et « benigne », des « loix convenantes à l'assiette des contrées », voilà « les philtres, charmes et attraits d'amour, moyennant lesquelz pacifiquement on retient'ce que peniblement on avoit conquesté ». C'est pourquoi Homère appelle les bons princes et les grands rois xo<T;-nyropa; Xawv, c'est-à-dire ornateurs de peuples; c'est pourquoi Numa Pompilius, second roi des Romains, « juste, politic et philosophe », interdisait tout sacrifice au dieu Terme de victimes ayant eu vie, nous enseignant par là « que les termes, frontieres et annexes des royaumes convient en paix, amitié, debonfiaireté, garder et regir, sans ses mains souiller de sang -et pillerie ».
Notez aussi, goutteux fieffés, que, par cette translation des Utopiens en Dipsodie, Pantagruel « fit d'un ange deux », à l'inverse de Charlemagne, qui « fit d'un diable 'deux, quand il transporta les Saxons en Flandre, et les Flamans en Saxe ». Charlemagne avait voulu mettre sous sa main les Saxons dont il se défiait, en donnant leur place aux Flamands qu'il ne craignait pas d'éloigner,
1. Tempêtes, ou ravages causés par les tempêtes.
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se croyant sûr de leur obéissance : mais il arriva que les Saxons conservèrent leur humeur mutine et que les
Flamands prirent l'esprit insubordonné des Saxons.
Tels sont les principes et les sentiments de Rabelais en matière politique. Pour cette partie de sa morale, comme pour sa fameuse pédagogie, il faut sans doute nous préserver d'un certain excès d'admiration naïve consistant à croire entièrement originales et nouvelles des idées que le bon sens et l'humanité inspirent, que les humanités enseignent, et qui, recommandées théoriquement à toutes les époques, n'étaient pas aussi méconnues qu'on se le figure, même au xvi° siècle, dans la pratique.
En 1581, le fils de Charles-Quint fut solennellement déclaré déchu de ses droits sur les Provinces-Unies en vertu des mêmes considérants qui faisaient perdre à
Picrochole son trône et qui armaient Grandgousier pour la défense et le secours de « ses pauvres subjects ».
« Les sujets, disait l'acte de déchéance, ne sont pas créés de Dieu pour l'usage du prince, ni pour lui obéir en tout ce qu'il commande de juste ou d'injuste, et le servir comme esclaves. Mais le prince est établi pour les sujets, afin de les gouverner selon droit et raison ; s'il ne le fait pas et qu'il les opprime, au lieu de les défendre, leur ôtant leurs privilèges et anciennes coutumes, il ne doit plus être tenu pour prince, mais pour tyran, et ses sujets, selon droit et raison, ne le doivent plus reconnaître pour leur prince, quand ils ne l'ont pu, par prières, requêtes et remontrances, détourner de ses entreprises tyranniques. Nous donc, suivant la loi de nature, pour la tuition et défense de nos personnes et de nos droits, privilèges, anciennes coutumes et liberté de notre patrie, de la vie et de l'honneur de nos femmes, de nos enfants et de notre postérité, avons déclaré et déclarons le roi d'Espagne déchu de sa souveraineté sur ce pays 1. »
1. J'emprunte cette citation intéressante à une note de la thèse de M. Hermann Ligier sur la Politique de Rabelais, p. 66.
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Cependant, le meilleur de la littérature se compose de ce qu'il est bon de redire, et l'erreur sans cesse rééditée donne une grâce et une utilité toujours nouvelles à la vérité qui la combat. Rabelais ne perdait pas son temps, puisqu'il se trouvait au xvic siècle un penseur tel que Machiavel, assez égaré par « l'opinion erronée de certains esprits tyranniques » pour soutenir « à son dam et deshonneur » qu'un conquérant est toujours forcé d'opprimer ses nouveaux sujets, et que le meilleur moyen de conserver une ville libre, c'est de la ruiner! La phrase jetée en passant sur « les loix convenantes à l'assiette des contrées » n'est rien de moins que le principe même sur lequel repose tout Y Esprit des lois de Montesquieu 1.
Est-on tenté de trouver puéril à force de candeur le bon Pantagruel inaugurant en Dipsodie une politique fondée sur cet axiome enfantin, qu'on prend les mouches avec du miel mieux qu'avec du vinaigre? Regardez ce qui se passe dans une province conquise sur la France : voyez les résultats obtenus par la politique d'oppression ; écoutez les réflexions étonnées des « pauvres et simples gens », qui n'ayant lu ni Machiavel, ni Montesquieu, ni Rabelais, demandent, au nom de la simple raison naturelle, comment un conquérant peut prétendre à retenir sa conquête s'il emploie, au lieu des « attraictz d'amour », les violences, les vexations et les « verges de fer »?
L'Idéal social
Gargantua, récompensant après la bataille ceux qui l'avaient aidé, lui et son père, à vaincre Picrochole,
1. Ligier, ouvrage cité.
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offrit au vaillant moine, frère Jean, l'abbaye de Seuillé, qu'il refusa, puis celles de Bourgueil et de Saint-Florent, dont il ne voulut pas davantage. Comment pourrais-je, disait-il, gouverner des moines, moi qui me sens incapable de me gouverner moi-même? Si vous avez pris à gré mes services, permettez-moi de fonder une abbaye à mon idée. La demande plut à Gargantua, qui offrit pour cette fondation son pays de Thélème, près de la Loire. Frère Jean sollicita et obtint l'autorisation d' « instituer sa religion au contraire de toutes autres ». Nous allons donc assister à l'établissement d'une petite société civile et religieuse selon le cœur de frère Jean , c'est-à-dire que nous allons connaître l'idéal social de Rabelais.
Dans cet institut de Thélème,où plusieurs choses sont surprenantes, il y a deux paradoxes principaux : l'un est la parfaite élégance morale et intellectuelle que nous allons y voir régner et qu'on n'aurait pas attendue de la grossièreté du fondateur ni de celle de l'historiographe; l'autre est son identité profonde avec les monastères, dont celui du moine insoumis prétend être la contradiction éclatante, et qu'il contredit en effet très manifestement sur quelques points extérieurs, frappant de prime abord la vue. Mais, en étant une abbaye renversée, la société idéale de Rabelais demeure au fond une abbaye véritable, soit que l'auteur ait simplement subi la nécessité logique qui oblige l'esprit humain à composer ses rêves avec les éléments de la réalité et à se figurer le ciel d'après les données de la terre, soit plutôt qu'il ait gardé, en dépit de tout, pour l'institution monastique elle-même une secrète affection, née d'une ancienne et longue habitude.
Parmi les règles que frère Jean impose à son nouveau
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monastère, « au rebours et à contrepoil » de tous les autres établissements du même genre, une ou deux sont quelque peu fantasques ou puériles ; mais la plupart ont le sérieux d'une pensée révolutionnaire qui va fort loin et prétend de bonne foi être radicale.
Il n'y a sans doute qu'une malicieuse riposte dans l'ordre de nettoyer la place où auraient passé des religieuses venues d'autres couvents, vu que dans certains monastères on nettoie soigneusement la place où ont passé de prudes et honnêtes femmes. Il n'y a guère qu'une plaisante boutade dans la suppression des cloches et même des horloges, sous prétexte que la plus grande perte de temps est de compter les heures, et qu'il n'est, comme le dit ailleurs Pantagruel, « horologe plus juste que le ventre 1 ». Cependant, la protestation que cette plaisanterie contient contre la mécanique régularité de la vie monastique, où « tout est compassé, limité et reiglé par heures », n'est déjà pas insignifiante, et tout le reste a une grande portée : l'absence du mur d'enceinte, qui fait ressembler les autres abbayes à des prisons et qui fournit à frère Jean l'occasion d'un mauvais calembour rappelant le jeu de mots connu :
Le mur murant Paris rend Paris murmurant;
le mélange autorisé et même prescrit des sexes; l'abolition des engagements perpétuels et le droit laissé à chacun de sortir quand il lui plaira; le remplacement des vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance par cette règle foncièrement destructive de tout l'ancien ordre de choses, qu'à Thélème « honorablement on peult estre marié, que chacun fust riche et vesquist en
L IV, 64.
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liberté »; enfin, les conditions de l'entrée dans la communauté nouvelle.
Les femmes y étaient reçues de dix à quinze ans, les hommes, de douze à dix-huit, et ces jeunes gens de l'un et de l'autre sexe devaient être de belles créatures, « bien formées et bien naturées », nobles représentants de la race humaine. Au fond de cette prescription très significative, il n'y a rien de moins que la réhabilitation païenne du corps contre la part excessive que le mysticisme accorde à l'esprit et qui ruine l'équilibre de notre nature. Pantagruel fait allusion, au cinquième livre, à ce côté antique et païen de l'idée, lorsqu'il remarque que les anciens défendaient d'élire à la dignité de vestale « fille qui eust vice aucun en l'ame, ou en ses sens diminution, ou en son corps tache quelconque », et que c'était une loi exactement contraire à la coutume de l'île Sonnante, où la plupart des enfants voués à la profession religieuse étaient « bossus, borgnes, boiteux, manchots, podagres, contrefaits et maléficiés » (V, 4).
Les mêmes épithètes avaient qualifié les religieux ordinaires, au premier livre, et elles se retrouvent chez les précurseurs de Rabelais, d'abord dans les sermons satiriques de la fin du moyen âge : « Vous, messieurs les bourgeois, vous donnez au Seigneur vos avortons, ce que vous avez de plus mauvais. Se trouve-t-il parmi vos fils ou vos filles un enfant boiteux, bossu, borgne, mal bâti, estropié, que vous voudriez voir dans les régions lointaines où croît le poivre, celui-là, dites-vous, fera un bon prêtre, un moine, une nonne, car il serait méprisé dans le siècle et impropre à la guerre, vilis esset in seculo et inaptus ad militiam, et vous l'offrez à Dieu, comme on offre un cochon ladre à saint Antoine
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ou une poule malade à saint Valentin 1. » Dans la 21e Macaronnêe de Folengo, Pasquin raconte qu'espérant faire fortune il avait établi à l'entrée du paradis une hôtellerie pour y recevoir les élus. « Or vous saurez, dit la vieille traduction française, que nous avons tenu nostre hostelerie par l'espace de quarante ans devant la porte du paradis, avec fort peu de gaing; car les portes estoient toujours cadenacées et tourrillées et toutes moisies, pour n'estre souvent remuées ; les aragnes y avoient tendu leurs toiles. Si toutesfois aucun y venoit, c'estoit quelque boiteux, quelque bossu, quelque borgne ou bicle. » Une « Inscription mise sur la grande porte de Theleme » en sept strophes de quatorze vers à rimes batelées, tour de force bizarre dont Rabelais était probablement plus fier que de sa prose, explique au long et en détail quels gens sont exclus du séjour de Thélème, et quels gens invités.
La première interdiction concerne les hypocrites et les bigots, l'ennemi capital, constamment honni, sur lequel le poète verse un déluge d'épithètes flétrissantes, où l'allitération des lettres f et / et toutes les rimes riches qu'on peut trouver au mot mit ou fié donnent à l'oreille la sensation de la fourberie pateline des tartuffes. Sont ensuite écartés les gens de justice, « mangeurs du populaire » ; il n'y a point de pâture pour eux dans une société idéale qui ne connaît ni procès ni contestations d'aucune sorte. Arrière les usuriers et les avares; arrière les jaloux, les vieux chagrins, les fauteurs de désordre et de sédition; arrière enfin les infirmes et les malades dont le sang est vicié
1. Guillaume Pepin, Olivier Maillard, Geiler, cités par M. Méray au tome II de son ouvrage déjà mentionné.
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ou le corps déformé. Ceux qu'on invite à venir, ce sont les « nobles chevaliers », les « dames de haut parage », « fleurs de beauté » et en même temps de sagesse et de modestie; il faut que les familiers de Thélème soient avant tout « gentils compagnons », qu'ils aient la joyeuse bonne santé du corps et de l'esprit. Mais entrez aussi et soyez les bien venus , vous qui annoncez le saint Evangile et voulez fonder la vraie foi, « la foy profonde », contre l'erreur des ennemis de la vérité, « par leur faux style empoisonnant le monde ».
Rabelais s'amuse à construire sous nos yeux pierre à pierre son abbaye de Thélème, et cette construction est si exacte qu'un érudit a pu en tracer graphiquement le plan et le dessin 1. Cela ne veut pas dire qu'un lecteur de Gargantua, qui n'y cherche que son plaisir, en trouvera beaucoup dans ces pages, non plus que dans les autres parties purement pittoresques de l'œuvre. Notre auteur, qui voyait les objets extérieurs avec la netteté la plus minutieuse et qui se divertissait infiniment à en décrire le détail, n'a jamais parfaitement réussi à les montrer à notre imagination. Grand écrivain, mais ailleurs que dans le genre descriptif, Rabelais n'appartient pas à la petite élite de peintres littéraires dont le succès en cet art difficile, qui n'est pas le meilleur emploi du talent, excite parmi la foule des gâcheurs d'encre et de papier une si malheureuse émulation. Le critique philosophe, que les idées seules intéressent et que les choses de nulle signification ennuient, se contentera de signaler dans l'architecture de Thélème ce qui parle peu ou prou à l'intelligence.
1. Charles Lenormant, Rabelais et Varchitecture de la Renaissance. Restitution de l'abbaye de Thélème.
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1 Il faut noter d'abord que ce bâtiment était magnifique, « cent fois plus magnifique que n'est Chambord ny Chantilly 1 ». Cette façon de peindre négativement au moyen d'un terme de comparaison connu et admiré qu'on déclare cent fois inférieur, est un procédé enfantin qui n'est peut-être pas plus mauvais que bien des descriptions laborieuses. On peut remarquer aussi,, à titre de curiosité, que l'architecte de Thélème fait grand usage du nombre six. L'édifice était hexagone,, ayant à chaque angle une grosse tour ronde de soixante, pas de diamètre; il avait six étages en comptant l'escalier qui conduisait aux caves, et 9 332 appartements, comprenant chambre, arrière-chambre, cabinet, garderobe et chapelle, avec un corridor ou issue dans une grande salle commune. De grandes et belles bibliothèques, réparties d'étage en étage, se composaient des livres écrits dans les six langues littéraires que notre xvie siècle connaissait : le grec, le latin, l'hébreu, le français, l'italien et l'espagnol.
M. Lenormant observe avec finesse que Rabelais se distingue à son époque comme architecte par la satisfaction toute moderne qu'il accorde non pas seulement au luxe, mais au confort. Si les six grosses tours rondes dont l'édifice est flanqué sont un dernier vestige des temps féodaux, la suppression des gargouilles, remplacées par des gouttières, le peu d'élévation des marches, dont « l'espesseur estoit de trois doigts », et les repos ménagés à petites distances dans les escaliers, annoncent un important progrès dans la science pratique et
1. Cette phrase, naturellement, ne se trouve que dans les éditions postérieures à 1536, année où la construction de Chambord fut commencée. -
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bourgeoise du bien-être. Mais une chose encore plus remarquable, que M. Lenormant avait oublié de relever et qu'un autre érudit a signalée 1, c'est que, dans la description si détaillée et si complaisante que Rabelais a faite de sa chère abbaye, il y a une importante omission, celle qu'on aurait le moins attendue de sa part : les cuisines et les salles à manger 1
Ainsi Rabelais, qui n'a garde de passer sous silence la nourriture de l'esprit et qui parle avec amour des « belles grandes librairies » de Thélème, a été distrait par les préoccupations intellectuelles au point de négliger la première nécessité du corps! Certes, les critiques qui sont tentés de prendre pour une attitude et pour une feinte les fréquentes invocations de l'auteur à la bouteille et la grande place que son ouvrage fait au ventre, n'ont pas tort d'insister sur cette omission significative. Il est superflu d'ajouter après cela qu'il n'y a point trace de débauches ni d'orgies à Thélème, puisqu'il n'y est pas fait mention même de simples repas en commun et que les Thélémites sont presque traités comme des corps glorieux. Toutefois, par une autre singularité de nature à surprendre ceux qui prètent à Rabelais des goûts de négligence et de malpropreté personnelle, compagnons ordinaires de la goinfrerie, l'auteur accorde une minutieuse attention aux soins de la toilette :
En chascune arriéré chambre estoit un miroir de cristal, enchâssé en or fin, autour garny de perles; et estoit de telle grandeur qu'il pouvoit veritablement representer toute la personne. A l'issue des salles du logis des dames estoient les parfumeurs et testonneurs (coiffeurs) : par les mains desquelz
1. M. G. Daly, Revue de l'architecture, tome II.
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passoient les hommes, quand ilz visitoient les dames. Iceux fournissoient par chaque matin les chambres des dames
d'eau rose, d'eau de naphe et d'eau d'ange : et à chascune la precieuse cassolette vaporante de toutes drogues aromatiques.
Il y avait à Thélème un bassin de natation, une fontaine d'albâtre surmontée des statues des trois Grâces, un hippodrome, des cirques, un théâtre, des jeux de paume et de balle, des tirs d'arc, d'arquebuse et d'arbalète, une galerie d'histoire naturelle et une galerie de tableaux, dont un, représentant la tragique aventure de Philomèle, était une peinture nullement grossière, mais « gualante, mirifique et intelligible », rappelée au deuxième chapitre du livre IV. Tout est décent à Thélème, et les n,332 chapelles, pièces intégrantes de tous les appartements, nous avertissent que, si les cloches sont supprimées et l'église absente, chaque Thélémite, homme ou femme, peut néanmoins avoir sa religion particulière, prier Dieu à ses heures et lui offrir le culte de son choix.
Un chapitre entier explique longuement et minutieusement « Comment estoient vestus les religieux et religieuses de Theleme ». Ils étaient vêtus très richement : les étoffes les plus belles, le velours, le satin, la soie, les tissus d'argent et d'or; les fourrures les plus chères, genettes noires, martres de Calabre, loups-cerviers, zibelines; les pierres les plus précieuses, escarboucles, rubis, diamants, saphirs, émeraudes, turquoises, grenats, agates, perles, composaient leur parure. Rabelais se délecte dans cette opulente et chatoyante description, dont les détails ont un intérêt un peu trop technique pour la masse des lecteurs, assez mal informée de l'histoire du costume en France ; mais la pensée
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générale de révolte et de protestation qu'un tel tableau renferme contre le sombre froc monastique est pleine d'un philosophique intérêt.
Cette gaie insurrection de toutes les couleurs claires et brillantes dépasse la portée d'une simple antithèse avec la robe du moine, « noire, grise ou cendrée » ; elle monte vaillamment à l'assaut du pessimisme comme du mysticisme, et condamne, avec le froc du moyen âge, la redingote noire du siècle de M. Thiers et de Schopenhauer. Car, comme le noir signifie deuil, le blanc signifie joie et plaisir, et le bleu choses célestes. « La nuyt n'est-elle funeste, triste et melancholieuse? La clarté n'esjouit-elle toute nature?... Le tesmoignage evangelique nous apprend qu'à la transfiguration de Nostre Seigneur, ses vestemens furent faits blancs comme la lumiere... Les histoires antiques nous enseignent que les triumphateurs entroient à Rome sur un char tiré par chevaux blancs... Les François volontiers portent plumes blanches sus leurs bonnets. Car,. par nature, ils sont joyeux » (I, 10). Un philosopha charmant qui cache, comme Rabelais, un sens profond sous d'apparents badinages, a dit avec autant de véritéque de grâce : « Comment pourrions-nous être gais sous des vêtements mornes? Nos pères, qui portaient des dentelles, des plumes, des habits rouges, bleus,. gorge-de-pigeon, vert-pomme et lilas tendre, devaient se sentir plus enclins à la joie en se voyant fleuris, comme des parterres. Le jour où la mode nous force-, rait de nous promener dans les rues en habit zinzolin,! nous serions sauvés du doute et de la désespérance 1. »-<* La liberté et la variété qui règnent à Thélème ne:
L Jules Lemaître, Impressions de théâtre, première série.
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vont pas sans une certaine réglementation. Ainsi la coiffure des dames était réglée : « L'accoustrement de la teste estoit selon le temps. En hyver, à la mode françoise. Au printemps, à l'espagnole. En esté, à la tusque (toscane). Excepté les festes et dimanches,, esquelz portoient accoustrement françois ; parce qu'il est plus honorable, et mieulx sent la pudicité matronale. » La manière de s'habiller était réglée aussi,. puisque « les dames, qui, au commencement de la fondation, s'habilloient à leur plaisir et arbitre, furent reformées depuis par leur franc vouloir en la façon » que décrit Rabelais. Quant aux hommes, « chaque jour ils estoient vestus de semblable parure ». Qui en décidait? Les dames. Chaque matin elles signifiaient aux hommes, par l'intermédiaire de certains gentilshommes. dont c'était la fonction, quel costume elles porteraient ce jour-là, et quel costume assorti au leur ils devaient en conséquence porter. « Car le tout estoit fait selon l'arbitloe des dames. »
Cette petite phrase est la seule galanterie qu'on puisse. citer dans toute l'œuvre de Rabelais, le seul hommage que ce moine cynique, un instant chevalier courtois,, ait rendu à l'omnipotence de la dame. Elle est, d'ailleurs, singulière. Le bon Rabelais se faisait une étrange illusion s'il s'est imaginé que le libre arbitre de quatre mille six cent soixante et une dames (je suppose la population de Thélème au complet et je la partage entre les deux sexes) pût arriver, et cela chaque matin, à une commune entente sur la question qui les passionne le plus! Sans pousser l'amour de l'uniforme aussi loin que Thomas Morus, qui avait habillé tous ses Utopiens une fois pour toutes de la même manière, Rabelais va trop loin cependant, et il réussit mal à concilier l'unité avec
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la variété, la règle avec l'indépendance. Il y a bien de la chimère encore dans cette autre idée : « Si quelqu'un ou quelqu'une disoit : Beuvons, tous beuvoient. S'il disoit : Jouons, tous jouoient. S'il disoit : Allons à l'esbat es champs, tous y alloient. »
Mais j'ai tort de parler de réglementation. Rabelais suppose que l'harmonie de toute la communauté résulte le plus heureusement du monde et le plus facilement du libre et bon vouloir de chaque membre.
L'homme est bon par nature. De parfaits représentants de l'espèce humaine, tels que les Thélémites, ehez lesquels la santé d'un beau corps est le signe extérieur d'une âme saine et d'un esprit sain, ne peuvent vouloir que le bien. Aucun mauvais désir ne viendra donc trou- bler la pureté et la félicité de Thélème. Dans cette répu- blique idéale et vraiment céleste, tout le monde s'en- tendra parce que tout le monde aura les mêmes goûts nobles et honnêtes, et les femmes elles-mêmes ne se querelleront pas sur la mode.
« Toute leur vie estoit employée, non par loix, j statuts ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre... Ainsi l'avoit establi Gargantua. En leur reigle n'estoit que ceste clause :
Fais ce que voudras. » Ces quatre petits mots traduisent simplement le nom grec de Thélème, et il est clair que l'abbaye de la libre volonté s'oppose par la plus formelle antithèse à tous les monastères, puisque l'obéissance à autrui, l'abdication de la volonté propre, est le premier fondement de la société monastique. Cependant, quelle grossière erreur on commettrait si on allait croire que, dans la pensée de Rabelais, Fais ce que voudras est une invi-
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tation à l'abandonnement licencieux d'une vie sans contrôle et sans frein ! L'auteur, qui ne veut pas que nous nous y trompions, a eu bien soin de faire de cette devise fameuse, trop légèrement acclamée par l'aveugle troupeau d'Epicure, le commentaire le plus rassurant pour la morale.
Les gens libres, dit-il, « bien nés, bien instruits, con. versans en compagnies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire du vice : lequel ils nomment honneur ». L'affection naturelle de l'homme pour la vertu se change, quand on use à son égard de « contrainte et de vile subjection », en un instinct de révolte contre « ce joug de servitude ». Car « nous entreprenons toujours choses defendues, et convoitons ce qui nous est denié ».
On n'est pas tenté d'enfreindre une règle qui ne vient pas défier, en s'imposant à la vue ou à l'ouïe, l'esprit d'indiscipline. On ne songe pas à s'enfuir d'une maison d'éducation ou de correction dont l'enceinte, librement ouverte, permet de s'évader sans ruse et sans effort. Le rapprochement familier des sexes empêche la formation des convoitises infinies qu'engendre une séparation inquiète et soupçonneuse, ou les réduit à une mesure raisonnable. Des colonies pénitentiaires, des écoles ont été fondées sur ce principe, et la morale s'en est bien trouvée. « Les bonnes mœurs sont en sûreté chez les
Utopiens, écrit Thomas Morus; ils sont dans une heureuse impossibilité de se corrompre; chez eux, rien de caché; jamais d'assemblée secrète et furtive. Ces insulaires agissant toujours ensemble et ne se perdant point de vue, c'est comme une nécessité qu'ils passent leur vie selon les lois 1 ».
1. L'Utopie, livre second.
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Les Utopiens de Rabelais, je veux dire les Thélétaites, sont d'une irréprochable moralité : « Jamais ne furent veus chevaliers tant preux, tant gallans... Jamais ne furent veues dames tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à tout acte muliebre (tout travail de femme) que là estoient. »
Par ceste raison, quand le temps venu estoit nue aucun d'icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens, ou pour autre cause, voulust issir hors, avec soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l'auroit prins pour son devot; et estoient ensemble mariés. Et, si bien avoient vescu à Theleme en devotion et amitié, encore mieulx la continuoient ilz en mariage, et autant s'entreaimoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de leurs nopces.
Le mariage est la fin honorable de la jeune société établie à Thélème. La vie en commun des deux sexes a pour but de faire naître les affinités électives qui déterminent les unions bien assorties et constamment heureuses. Quand le choix est fait de part et d'autre, -l'époux et l'épouse sortent de l'abbaye et vont fonder ailleurs la famille.
Certes, il n'y a rien dans une pareille institution que d'idéalement pur et chaste. Et pourtant la république morale de Rabelais, avec le beau principe qu'elle a pour base, n'est au fond qu'une simple utopie, un rêve du ciel •ou de l'âge d'or, conception a priori d'un philosophe poète fermant volontairement les yeux sur la réalité des choses. Au lieu de prendre l'homme et la femme i tels qu'ils sont, tels qu'un passé de plus de sept mille* ans les a faits, notre auteur les suppose innocents et tels qu'ils sont sortis des mains du Créateur. Ce que son commentaire du Fais ce que voudras contient de noble et de pratiquement juste, n'empêche pas cette
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doctrine morale d'être fort périlleuse et absolument chimérique dans la plupart des applications qu'on peut vouloir en faire.
L'erreur de Rabelais est généreuse d'ailleurs, pleine de ces nouveautés hardies et fécondes qui rendent les erreurs du génie plus riches en semences utiles que les vérités sages des penseurs médiocres. Par sa négation implicite du péché originel, le théoricien de Thélème donne la main aux philosophes du XVIIIe siècle et rompt avec toute la tradition chrétienne, avec le dogme sombre et la morale austère de Calvin, plus radicalement encore, si possible, qu'avec l'Eglise catholique et son système indulgent de pénitences tenant lieu de régénération.
Un auteur qui se montre aussi païen dans l'âme et qui semble vouloir emprunter à la Grèce, pour en peupler son abbaye, les beaux corps des contemporains d'Alcibiade, étant le contraire d'un chrétien, est, à plus forte raison, le contraire d'un moine. Mais, à d'autres points de vue essentiels, Rabelais reste moine, « vray moine si onques en fut, depuis que le monde moinant moina de moinerie ». Et d'abord, de quoi la communauté vit-elle? De l'aumône ou dotation que Gargantua lui a faite : « vingt et sept cens mille huit cent trente et un moutons à la grand laine, seize cent soixante et neuf mille escus au soleil, et autant à l'estoille poussiniere.., vingt trois cent soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose, de rente foncière. » Voilà des sommes. Il y faut ajouter la dot individuelle de chaque membre, condition de son entrée, puisque Rabelais nous dit expressément qu'il fallait que « chascun fust riche ».
Un denier comme celui de Gargantua, encore accru .de toutes les fortunes particulières, n'était pas trop pour l'entretien d'une société oisive, adonnée tout
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entière à des divertissements, élégants sans doute, mais de luxe pur, où il n'y a pas trace du moindre travail utile et lucratif. Les seuls ouvriers de Thélème sont des
« orfevres, lapidaires, brodeurs, tailleurs, tireurs d'or, veloutiers et tapissiers », qui, du reste, comme les « parfumeurs et testonneurs », ne font point partie de la société et sont de simples mercenaires, gagnant leur pain dans un corps de logis à part, à fabriquer l'opulente toilette des « religieux et religieuses ». Ils parent et soignent ces beaux lys qui « ne travaillent ni ne filent ». Les Thélémites vont à la chasse, au théâtre, aux piscines, à l'hippodrome; ont chevaux, chiens et faucons; tirent de l'arc, jouent de la musique, chantent, savent cinq ou six langues, composent enfin « tant en carme que en oraison solue », c'est-à-dire, en vers aussi bien qu'en prose, pour parler bon français au lieu du latin pédantesque que Rabelais n'abandonne pas assez à l'écolier limousin : mais on chercherait en vain parmi eux un acte, une pensée ayant un autre objet que leur propre bien-être et leur culture égoïste.
S'occuper uniquement de sa culture, c'est la même chose, au point de vue social, que s'occuper uniquement de son salut : c'est vivre en moine, non en homme. S'il y avait eu à Thélème des ménages et des enfants, les préoccupations exclusivement personnelles auraient pu recevoir un correctif et un complément heureux; mais les couples vont faire ailleurs l'expérience des réalités de la vie, auxquelles rien ne les a préparés dans leur paradis avant l'épreuve.
En somme, Rabelais s'amuse et se moque un peu, même ici, des naïfs qui le prennent trop au sérieux. Sa révélation des « tres hauts sacremens et horrifiques mysteres, tant en ce qui concerne notre religion, que aussi
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l'estat politicq et vie œconomique 1 » ne consiste, dans les endroits les plus sages et les plus graves, qu'en échappées de philosophie et n'a jamais la substantielle importance des choses que la raison est seule à concevoir et que l'imagination se borne à traduire. La folle du logis, loin de se prêter au rôle qu'on lui attribue de servante de la raison chez Rabelais, entend bien garder la haute main et ne s'éclipser par moments que pour mieux faire, sous le manteau, un pied de nez au lecteur.
Malgré plusieurs pensées excellentes dont la morale peut faire son profit, notre auteur n'a jeté ni sur la cité ni sur la famille un regard sérieux de philosophe politique. Sa république de Thélème n'est qu'un joli et poétique joujou. Son idéal social reste réduit à la mesure de cette conception enfantine : un géant paternel tout bon et tout-puissant, sous l'égide duquel les hommes vivent en « paix, joye, delices et plaisirs honnestes ».
Cependant, si la main de Dieu donne elle-même « la pâture aux petits des oiseaux », la providence du roi ne peut sans doute aller jusqu'à nourrir et faire vivre ses sujets : il y aura donc dans la société une classe subalterne de producteurs et d'artisans, dont le travail sera destiné à l'entretien matériel de l'élite. Esclaves ou mercenaires, peu importe; l'essentiel est que par eux l'aristocratie puisse mener une existence libre et heureuse, sans autre souci que celui de cultiver son âme, son intelligence et son corps.
Oisif et gourmand comme un moine, mais studieusement oisif, et gourmand d'encylopédique savoir plus que de bonne chère, Rabelais ne demande qu'une chose au gouvernement de son pays : le libre et tranquille
1. Prologue de Gargantua.
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usage des « librairies en grec, latin, hebreu, françois, espagnol et toscan ». Aux yeux de ce grand curieux d'écriture, d'imprimerie et de science « livresque », il semble que le monde soit fait pour les livres et non les livres pour le monde : marque profonde et distinctive de tout esprit monacal par essence, incurablement tourné vers la contemplation et l'étude, inhabile à l'action, étranger à la vie pratique. Quand on adore la littérature pour elle-même, on devient assez indifférent à la réa- lité dont elle est l'ingénieuse copie, et le spectacle des affaires humaines, quel qu'il soit, paraît toujours diver- tissant, à titre de représentation.
C'est pourquoi Rabelais trouve « fort magnifique la j librairie de Saint-Victor » et savoure longuement le catalogue de toutes ces billevesées scolastiques, au lieu de les détruire par la main de Pantagruel, comme plus .tard les romans de chevalerie seront brûlés par « le vaillant curé de Bon Quichotte 1 » indigné contre le mal qu'ils font. Et c'est pourquoi encore, dans un passage bien curieux du livre V, Rabelais en personne oppose, sous prétexte d'obéissance au souverain, l'esprit de ,paresse et de passivité aux héroïques fureurs de son moine exceptionnel, le don Quichotte échappé du cloî- tre, le chevalier des Entamures. Ce brave et entreprenant compagnon qui a toutes les sortes d'activités, qui terrasse l'ennemi, lutte contre la tempête, « travaille, laboure, defend les opprimés, fait des cordes d'arbalete, des filets et des poches à prendre les lapins 2 », voudrait porter le fer et la flamme dans le repaire des Chats fourrés, à l'imitation d'Hercule qui mettait à mort les
1. E. Gebhart, Rabelais, la Réforme et la Renaissance.
2. I, 40.
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brigands et les monstres pour délivrer les peuples de la tyrannie. « Allons ! » dit-il ; et frère Jean levait son bras, quand frère François l'arrête doucement par la manche : « Nous les deferions peut-estre, dis-je, comme Hercules; mais il nous manque le commandement d'Eurysthée » (Y, 15).
Eurysthée, c'est Pantagruel, qui contemple tout, avec tristesse quelquefois, plus souvent avec un sourire, mais passe, et ne fait rien.
La morale de Thélème, plus élégante, plus distinguée dans ses formules que le Pantagruelisme, ne lui est pas, au fond, aussi supérieure qu'elle en a l'air. Une liberté qui a le respect d'elle-même et se pique d'honneur : voilà tout le ressort moral de la volonté selon Rabelais.
Assurément, c'est quelque chose; mais cela peut-il remplacer l'énergie active, la passion du bien, le dévouement à autrui et la conscience du devoir?
Le célèbre paradoxe de Panurge sur la beauté du système des dettes et des créances 1, un peu long et diffus dans son développement, mais si copieux, si riche qu'on peut y apercevoir une vague ébauche de la cosmologie newtonienne et le pressentiment des découvertes de Harvey sur la circulation du sang, contient aussi une théorie sociale, à moitié bouffonne, à moitié sérieuse, où se trouvent des paroles d'un grand sens et je ne sais quelles visions d'avenir, quelles poétiques bouffées d'un lyrisme prophétique qui porte haut et loin :
De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu'une chiennerie, qu'une brigue anomale, qu'une diablerie confuse.
Entre les humains, l'un ne sauvera l'autre : il aura beau
. 1. III, 2, 3, 4.
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crier à l'aide, au feu, à l'eau, au meurtre. Personne ne ira au secours. Pourquoy? Il n'avoit rien presté, on ne lui debvoit rien. Personne n'a interest (personne ne peut souffrir de) sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort... Brief, de cestuy monde seront bannies Foi, Esperance, Charité. Car les hommes sont nés pour l'aide et secours des hommes.
S'exaltant de plus en plus dans son dithyrambe, Panurge finit par prophétiser un avenir de félicité parfaite où toute la nature, toute l'humanité étant débitrices et créancières également, l'harmonie régnera dans les cieux et sur la terre :
Je me perds en cette contemplation. Entre les humains paix, amour, dilection, fidelité, repos, banquets, festins, joye, liesse. Or, argent, menue monnaie, chaines, bagues, marchandises, trotteront de main en main. Nul procès, nulle guerre, nul debat; nul n'y sera usurier, nul leschart, nul chichart, nul refusant. Vray Dieu, ne sera ce l'aage d'or?... charité seule regnera... Tous seront bons, tous seront beaux, tous seront justes... Vertus guoy! je me naye, je me perds, je m'esgarre, quand j'entre au profond abisme de ce monde, ainsi prestant, ainsi debvant.
Panurge développe ici avec éloquence la belle formule évangélique : « Paix sur la terre, bonne volonté entre les hommes », et s'élève presque à la hauteur de la vision sublime de Victor Hugo dans le magnifique poème de Lux, qui termine et couronne les Châtiments :
Nous vous verrons sortir de ce gouffre ou nous sommes, Mêlant vos deux rayons, fraternité des hommes,
Paternité de Dieu!
Le mariage
La femme et l'amour sont les auteurs principaux du trouble qui altère et bouleverse la raison de l'homme.
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Tous les philosophes l'ont reconnu, et l'un deux, Schopenhauer, a donné, avec une poétique hardiesse, l'explication de ce phénomène.
L'émotion extraordinaire dont nos âmes sont surprises à l'apparition de l'amour et de la femme, a pour cause profonde, dans l'ordre universel, la violence faite à l'individu par le Génie de l'espèce, personnification métaphysique de l'instinct de reproduction, qui, voulant assurer la perpétuité de la vie, dicte impérieusement cette première et suprême loi de la nature à toute créature virile en état de servir à ses fins, et terrasse la chétive opposition de la volonté libre et spirituelle. De là l'irrésistible puissance de l'amour; de là ce charme vainqueur que possède la femme, tant célébré par les poètes, qui fait trembler les forts, déraisonner les sages, et jette aux pieds d'Omphale Hercule désarmé. Comme la disparition de l'être, la création de l'être nous déconcerte ; ni l'amour ni la mort ne se peuvent regarder fixement 1.
Le défaut de mesure et d'équilibre, une sorte d'égarement et de démence, caractérise en général tout ce que l'idée de la femme inspire à l'homme, conduite, sentiments et paroles, actes et passions, vers et prose.
Au moyen âge, cette créature démoniaque, éternelle occasion de chute pour la chair et l'esprit, fit divaguer également, quoique en sens contraire, les chevaliers et les moines; les premiers l'ont divinisée, les seconds l'ont conspuée, et l'extravagante exagération des uns comme des autres avait au fond la même cause génésique. Le vœu de chasteté, étant le plus téméraire défi qu'un indi-
1. Schopenhauer, Pensées et Fragments, traduits par J. Bourreau.
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vidu mis au monde pour servir l'espèce puisse faire à la nature, exigeait de la part des imprudents qui l'avaient formé une tension trop forte et vraiment surhumaine. L'exaltation du désir prêtait au fruit défendu toutes les délices imaginaires qu'une privation cruelle peut rêver; la femme, devenue l'incarnation du péché par excellence, obsédant jour et nuit la pensée du moine, concentrait à ses yeux la totalité de plaisir et de bonheur offerte aux hommes qui sont peut-être les vrais sages et qui, renonçant aux joies douteuses du Paradis, veulent goûter et posséder le ciel sur la terre. Résister à la femme, c'était résister au diable lui-même ; toutes les autres vertus devenaient faciles au héros capable d'un tel effort. Mais, si on lui cédait une fois, tout était perdu d'un seul coup. Satan triomphait sur toute la ligne; il n'y avait plus qu'à abandonner la lutte entièrement. Le moine ne disait pas, comme Madame de Montespan : « Parce que j'ai fait une faute, est-ce une raison pour les commettre toutes? » Lorsque, à bout de forces, il avait enfin succombé au plus pressant appel de la nature, avec sa virginité il perdait la moralité même et se laissait aller désormais à tous les débordements., en homme qui, se sentant damné, veut au moins jouir de son reste.
Le mépris pour la femme, qui remplit toute la littérature du moyen âge, même les poèmes chevaleresques, où il alterne avec l'adoration, est affecté en grande partie. Or, dans la mesure où ce mépris est une affectation et un mot d'ordre, nous sommes autorisés à dire aujourd'hui qu'il a été conseillé et dicté par l'esprit monastique, dont la situation à l'égard du sexe était celle du renard de la fable vis-à-vis des raisins qu'il ne pouvait atteindre. Nos contes et nos fabliaux, si profondément marqués de l'empreinte du génie français qu'ils avaient toujours passé
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pour le produit le plus authentique de la nation, ne sont pas nés spontanément, les Orientalistes nous l'apprennent, de la société du moyen âge; originaires de l'Inde, ils ont une source sacerdotale. « Le détachement de tout ce qui excite les désirs et trouble l'âme, la pleine possession de soi-même, la crainte des attaches et des peines mondaines, tel est l'esprit de la doctrine bouddhique. Les récits composés pour la faire pénétrer dans les âmes ont eu généralement pour auteurs des religieux fort semblables à ceux d'Occident, et qui ont cherché à inspirer l'amour du célibat, moins en vantant, comme les Pères de l'Eglise, la beauté mystique de la virginité, qu'en montrant les laideurs, les vulgarités, les soucis et les dangers du mariage 1. »
Rabelais, dans sa vie, ne paraît avoir souffert ni de l'effort désespéré qu'impose une lutte inégale contre la loi de nature, ni du relâchement déplorable et honteux qui suit une première faute, quand la conscience faussée a fait un monstre et un péché mortel de la simple obéissance de l'individu aux ordres souverains du « Génie de l'espèce ». La naissance d'un enfant naturel qu'il reconnut et qu'il éleva2 atteste plutôt la régularité relative de sa conduite, et ne peut être portée à la charge de ses mœurs que par les personnes assez simples pour attendre d'un médecin et d'un moine défroqué vagabondant à travers le monde le maintien de la règle absolue du célibat. Il est probable que Rabelais a usé de l'amour comme de la bouteille, avec modération, en épicurien raisonnable, soigneux de sa santé,
1. Gaston Paris, Pourquoi les femmes sont si maltraitées par la littérature populaire du moyen âge (Revue politique et littéraire du 24 avril 1875).
2. Voy. p. 43.
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tenant les conseils de la nature, quand ils sont bien compris et bien suivis, pour les mêmes au fond que ceux de la sagesse.
Dans son œuvre, il est certain que la femme n'est traitée ni comme la reine de la société ni même comme l'égale de l'homme. Il n'y a qu'un cri dans toute la littérature pour se lamenter à ce sujet. L'auteur d'une Analyse critique du roman de Pantagruel mise à la portée des jeunes personnes s'indigne, soupire et pousse cette galante exclamation : « Un nuage malencontreux a dérobé aux yeux de Rabelais l'astre le plus éclatant de tous ceux qui brillent au firmament de la civilisation... Hélas! les plus grands hommes ne sont pas toujours exempts d'erreur; il n'est pas d'intelligence qui ne se brise contre un écueil dans l'océan de la pensée. »
On prétend que, si Rabelais eût honoré davantage la femme, son œuvre aurait gagné en propreté et en décence. C'est possible, bien qu'on puisse mettre en doute, au xvie siècle, la sérieuse influence à cet égard d'une politesse et d'une élégance féminines capables d'écrire l'Heptameron. Mais, pour un gain problématique, l'œuvre de Rabelais n'aurait-elle rien perdu en originalité vigoureuse, en bon sens et en joie, en santé rude et mâle, en forte sève virile, si elle avait fait une place plus belle à la femme et à l'amour, c'est-à-dire à ce qui remplit et souvent affadit les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la littérature d'imagination? Dans cette multitude immense de romanciers et de poètes à genoux autour de l'idole, j'avoue qu'il ne me déplaît pas d'en voir un, le plus grand peut-être, dont la raison se rit du charme séducteur, et dont le cerveau demeure ferme au milieu de l'universel détraquement.
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Rabelais « ne se soucie d'aucune femme 1 » : n'en plaignez ni ses lecteurs, ni lui, et tenez pour certain qu'il doit à cette heureuse indifférence, plus qu'à toute autre cause, la liberté de son esprit et la sérénité de son humeur.
Lui ferons-nous un reproche de n'avoir pas eu, sur l'égalité naturelle et sociale de la femme et de l'homme, des sentiments et des idées qui datent de notre époque, qui manquaient à Bossuet 2 aussi bien qu'à Molière, et qui sont contraires à l'orthodoxie ? D'après saint Paul, .« l'homme est l'image et la gloire de Dieu, au lieu que la femme est la gloire de l'homme » (1ie Epître aux Corinthiens, XI, 7); c'est au fond ce que dit le théologien Hippothadée dans la sage consultation qu'il donne à Panurge, lorsqu'il compare la femme à un miroir, précieux non par les dorures et les pierreries du cadre, mais par la pureté de la glace; de même, la femme la plus à estimer n'est pas celle qui « seroit riche, belle, elegante, extraicte de noble race; mais celle qui plus s'efforce avec Dieu soy former en bonne grace, et conformer aux mœurs de son mary » (III, 30).
Saint Paul écrit aussi : « Que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant point » (Ir" épître aux Corinthiens, VII, 29). Le sermon de Pantagruel sur ce texte est plein de gravité et d'éloquence :
J'interprete, dist Pantagruel, avoir et n'avoir femme en ceste façon : que femme avoir, est l'avoir à usage tel que
1. I, 31. — Voy. aussi p. 2 de ce volume.
2. « Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et, sans tant vanter leur délicatesse, songer après tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire, où il n'y avait de beauté que celle que
Dieu y voulut mettre » (Elévations sur les Mystères).
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nature la créa, qui est pour l'aide, esbattement et société de l'homme; n'avoir femme est ne soy appoiltronner autour d'elle, pour elle ne contaminer l'unique et supreme affection que doibt l'homme à Dieu; ne laisser les offices qu'il doibt naturellement à sa patrie, à la republique, à ses amis ; ne mettre en nonchaloir ses estudes et negoces, pour continuellement à sa femme complaire. Prenant en ceste maniere avoir et n'avoir femme, je ne voy repugnance ny contradiction es termes (III, 35).
Le médecin Rondibilis estime que la nature a fait la femme autant pour « la sociale delectation de l'homme » que pour « la perpetuité de l'espece humaine ». Ce qu'il refuse d'admettre, c'est « la perfection de l'individuale muliebrité », c'est que la femme soit un chef-d'œuvre moral, ou seulement une créature achevée et complète se suffisant à elle-même. Il la tient pour inférieure à l'homme et subordonnée à l'homme. En cela il est simplement d'accord avec l'enseignement de l'Eglise et de toute la philosophie jusqu'à nos jours, et n'a pas d'autre tort que d'avoir ignoré Legouvé et Stuart Mill.
L'orthodoxie de Rabelais sur ce point fondamental une fois reconnue, il y a lieu de se demander si son mépris pour la femme est absolu, ou tempéré par la raison et par la grâce, s'il a parlé de ce sujet brûlant comme un moine en délire, rendu furieux par les abstinences du cloître, ou bien si notre « docte et gentil » médecin a traité en savant et en moraliste les questions naturelles et sociales dont la femme peut être l'occasion.
Qu'il y ait de grandes impertinences dans ce queRabelais a dit des femmes, il faut d'abord le reconnaître; mais les traits nombreux qu'il leur a lancés ne sont tous que de traditionnels lieux communs. Cela serait une aggravation, si, d'une main malhabile, il
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avait ajouté la lourdeur de la forme à la banalité de la matière ; c'est plutôt une atténuation et une excuse, quand nous le voyons s'emparer en artiste des vieux motifs de la satire comme de simples thèmes littéraires sur lesquels son talent d'écrivain et de conteur s'est plu à broder de gaies et charmantes fantaisies. Mais ce qu'il faut remarquer surtout et ce qu'on refuse précisément de voir, c'est que le tableau satirique de Rabelais est nuancé; les lumières y sont mêlées aux ombres dans une proportion suffisante pour que toute lectrice de notre auteur (et par ce temps de naturalisme il peut avoir des lectrices, bien que Sainte-Beuve ait déclaré sa lecture impossible même à Ninon) pardonne à l'impertinence du jugement général en faveur des réserves et des exceptions au nombre desquelles elle pourra toujours se ranger.
Un discours de Rondibilis, terriblement physiologique, sur la fragilité naturelle du sexe, se termine par des paroles pleines de louange et d'admiration à l'adresse des « prudes femmes, lesquelles ont vecu pudiquement et sans blasme », ayant eu la vertu de soumettre leur propre nature « à l'obeissance de raison ». Il y a donc des « prudes femmes », et cette, restriction n'est pas un lieu commun, c'est une remarque honorable de Rabelais, puisque la tradition entière de la satire sur ce point délicat est d'une révoltante et grossière injustice, et que Jean de Meung, le maître du chœur, la plus grande autorité poétique du moyen âge, a dit dans le
Roman de la Rose :
Toutes estes, serez ou fustes
De faict ou de volonté p...
Et qui tres bien vous chercheroit
Toutes p... vous trouveroit.
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Rondibilis avait, il est vrai, commencé le même discours en se demandant si la femme n'est pas une erreur de la nature : « Certes, dit-il, Platon ne sçait en quel rang il les doibve colloquer, ou des animaux raisonnables, ou des bestes brutes. » Ici, assurément, ce savant médecin rêve; il parle en moine égaré par l'afflux et « fretillement douloureux de certaines humeurs acres, mordicantes, lancinantes, chatouillantes amerement » qui n'ont pas trouvé leur issue, et il faut mettre cette phrase absolument dépourvue de sens commun au rang des extravagances monstrueuses que la seule pensée de ta femme engendre dans les imaginations bandées contre la loi de nature. Cependant, je sais gré à Rondibilis de n'avoir pas avancé en son propre nom cette idée saugrenue. Il en laisse à Platon la responsabilité, et sous l'autorité du « prince des philosophes » elle devient une citation indifférente, presque aimable, une fleur de littérature classique.
Erasme, dont on loue la modération et dont M. Gebhart oppose un « charmant traité sur le mariage chrétien » aux prétendues brutalités monacales de Rabelais, avait dit la même chose que Rondibilis et cité aussi Platon, mais avec moins de mesure, car il l'approuve expressément et renchérit encore sur lui : « La femme est un animal inepte et ridicule. Platon avait raison de se demander dans quelle catégorie la placer, celle des êtres raisonnables ou des brutes. De même qu'un singe, suivant le proverbe grec, est toujours un singe, même revêtu de la pourpre, de même la femme est toujours fpmmp r.'p.st.-à-Hirp stnnirïp 1 « T.p «ncrp 1p sppntirrnp rmi
1. Passage traduit et cité par M. Bourciez, les Mœw's polies et la littérature de cour sous Henri II, p. 111.
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a pu s'oublier au point d'écrire de pareilles lignes, ne fut-il pas, à ce moment, digne de figurer dans la grave assemblée de théologiens et d'évêques qui, dit-on, discuta un jour la question de savoir si la femme a une âme?
L'unanimité des oracles prédisant à Panurge les joyeuses cornes qui poussent « sans faire mal quelconque », n'a pas l'immoral caractère d'une prophétie fondée sur l'inévitable nécessité d'une ramure de ce genre et sur l'impossibilité de découvrir au monde une seule femme honnête. Panurge sera cocu, non parce que tout mari est fatalement destiné à l'être, mais parce qu'on n'a jamais que la femme qu'on mérite, les débauchés attirant les corps « de semblable temperature », et un cœur chaste ne pouvant se donner à l'incarnation effrontée du vice. Le goût pour Panurge est une perversion ; le galant n'est point irrésistible, comme le prouve son insuccès mérité auprès de la dame parisienne et l'abominable vengeance qu'il en prit 1. Rondibilis donne à entendre que ce polisson n'a peut-être plus, en capital de forces et rentes de jeunesse, ce qu'il faudrait pour payer exactement ce qu'il doit et satisfaire aux légitimes exigences de sa créancière légale. Hippothadée expose clairement, avec une religieuse élévation de pensée et en termes d'une irréprochable gravité, les conditions réciproques de la fidélité conjugale :
Vous trouverez dans les Saintes Bibles que jamais ne serez coqu, c'est-à-dire que jamais votre femme ne sera ribaulde, si la prenez issue de gens de bien, instruicte en vertus et honnesteté, non ayant hanté ny frequenté compaignie que de bonnes meurs, aimant et craignant Dieu,
1. II, 21, 22.
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aimant complaire à Dieu par foy et observation de ses saints commandemens; craignant l'offenser et perdre sa grace par default de foy et transgression de sa divine 10y, en laquelle est rigoureusement defendu adultere, et commandé adherer uniquement à son mary, le cherir, le servir, totalement l'aimer aprés Dieu. Pour renfort de cette discipline, vous, de vostre costé, l'entretiendrez en amitié conjugale, continuerez en preud'hommie, luy monstrerez bon exemple, vivrez pudiquement, chastement, vertueusement en vostre mesnage, comme voulez qu'elle de son costé vive
(III, 30).
A ces paroles si sages, que répond l'incorrigible vaurien? « Vous voulez donc, dist Panurge, filant les moustaches de sa barbe, que j'espouse la femme forte, descrite par Salomon? Elle est morte, sans point de faulte. Je ne la vis onques, que je saiche. » Panurge est trop corrompu pour croire à la vertu des femmes : c'est pourquoi il en épousera une qui sera digne de lui et qui lui plantera « deux belles petites cornes au-dessus du front ».
Comme tous les romanciers, Rabelais jouit jusqu'à un certain point de l'immunité dramatique qui permet à un auteur de se retrancher derrière ses personnages et de dire : ce n'est pas moi qui parle et qui agis, c'est eux. Mais rien n'est moins difficile en général à distinguer que l'accent personnel chez les auteurs qui ne sont pas sur leurs gardes et même chez ceux qui croient avoir pris toutes leurs précautions; Rabelais, le plus abandonné des écrivains, se laisse deviner mieux que personne. Je n'ai jamais distingué cet accent dans le rôle de Panurge, malgré tout ce qu'on a pu dire de l'identité de ce personnage avec Rabelais, au moins avec les basses parties de sa nature; je le sentirais bien plutôt dans le rôle sympathique de frère Jean, mais
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c'est surtout le bon Pantagruel et sa noble famille qui, étant le plus près du cœur de notre auteur, expriment le mieux ses vrais sentiments. Parmi les personnages secondaires, la plupart ne sont, visiblement, que les objets joyeux de la satire de Rabelais, mais quelques-uns traduisent sa pensée; s'il est inutile de chercher celle-ci dans les paroles purement comiques du légiste Bridoye ou du philosophe Trouillogan, il est naturel et vraisemblable que le docte médecin Rondibilis et le grave théologien Hippothadée parlent conformément aux idées qu'il convient d'avoir et qui furent les siennes dans une profession qu'il exerça, dans un ministère dont il eut la charge.
Notre moraliste n'aurait certainement pas désavoué la doctrine suivante sur le mariage, extraite de ses œuvres, et dont voici le premier article : « Meilleur est soy marier que ardre au feu de concupiscence. »
Ce précepte apostolique, assez insignifiant en apparence dans ses termes généraux, reçoit un sens particulier, précis et inquiétant, dès que, l'étendant aux personnes qui ont fait vœu de chasteté, on dit que pour elles aussi le mariage est meilleur qu'un état violent, dont le moindre péril est de rompre, chez l'homme et chez la femme, l'équilibre de la nature, et qui les expose à une tentation infinie où risque de sombrer soit la raison, soit l'âme. Rabelais n'a pas condamné expressément, à ce point de vue, le célibat des prêtres et des moines; mais il ne pouvait l'approuver, et le fond de sa pensée, qui apparaît plus ou moins partout, se déclare notamment dans un passage où, faisant peut-être un retour sur sa propre condition, il plaint les pauvres célibataires que leur profession condamne à n'avoir pas sur leurs vieux jours une femme pour les soigner :
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Le sage dit : Là où n'est femme, j'entends mere de famille et en mariage légitimé, le naïade est en grand estrif (embarras). J'en ai veu claire expedence en papes, legatz, cardinaux, evesques, abbés, prieurs, prestres et moines (III, 9).
Shakespeare a dit : « Une union sans amour est un enfer; avec l'amour, c'est une image de la paix du ciel 1. » Rabelais ne parle pas autrement :
Nous voyons bon nombre de gens tant heureux à ceste rencontre (celle qu'ils ont faite de la femme qui leur convenait) , qu'en leur mariage semble reluire quelque idée et representation des joyes du paradis. Autres y sont tant malheureux, que les diables qui tentent les hermites par les desers ne le sont davantage.
C'est donc une redoutable chance à courir; il faut s'en remettre à la grâce de Dieu :
Il convient s'y mettre à l'adventure, les yeulx bandés, baissant la teste, baisant la terre, et se recommandant à Dieu au demourant (III, 10).
Lapensée du mariage a inspiré à Rabelais un de ses plus beaux chapitres, le 48e du livre III : Comment Gargantua remontre n'estre licite les enfans soy marier sans le sceu et adveu de leurs peres et meres. C'est de tous ses morceaux sérieux celui où il a mis, avec la gravité la mieux soutenue, l'émotion la plus éloquente.
Avant de partir pour son grand voyage, Pantagruel va prendre congé de son père, ou plutôt demander son autorisation; car, en fils respectueusement soumis, il ne se permettrait aucune entreprise tant soit peu considérable, sans la licence paternelle. Gargantua consent, avec sa bonne grâce accoutumée, et comme le mariage de Panurge est l'objet de l'expédition, il pense naturel-
1. Henry VI.
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lement à celui de son fils et forme hautement le souhait de le voir aussi se marier.
« Pere tres debonnaire, » répondit Pantagruel, je n'y avais pas pensé encore. « De tout ce negoce je me deportois sus vostre bonne volunté et paternel commandement. Plus tost prie Dieu estre à vos pieds veu roide mort » que marié sans votre plaisir. Je n'ai jamais entendu dire que par aucune loi, soit sacrée, soit profane et barbare, les enfants aient été libres de se marier sans le consentement, la volonté et l'initiative de leurs pères, mères et parents prochains. Tous les législateurs ont ôté aux enfants cette liberté, et l'ont réservée aux parents.
Pantagruel, ici, fait semblant d'ignorer le droit canonique, que Gargantua va stigmatiser tout à l'heure. D'après cette législation, le consentement des conjoints était seul nécessaire, les parents n'étaient pas même consultés ; des enfants de quinze ans et de douze pouvaient être unis l'un à l'autre pour la vie sans autre formalité que la bénédiction sacerdotale. Erasme avait déjà dénoncé les intrigues tortueuses des prêtres et des moines employant les promesses, les menaces, les sophismes de la dévotion et quelquefois le charlatanisme de prétendues incantations magiques pour dérober à des parents timides des filles bien dotées 1 ; mais écoutons Gargantua :
Fils très cher, dit-il à Pantagruel, je vous en crois et je loue Dieu de vos bons sentiments. Car, de mon temps, on a vu « je ne sais quels laulpetieî-s » (moines vivant dans leur trou comme des taupes), qui, sortant des « treillis de leurs temples mysterieux et s'entremettant de negoces contraires par diametre entier à leur estat »,
1. Gaston Feugère, Erasme, p. 315.
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ont prétendu dicter des lois sur le mariage. Avec une stupide superstition, les pères et les mères de famille ont faibli devant l'autorité redoutée de ces lois barbares et malfaisantes, ne voyant pas, ce qui pourtant est plus clair que l'étoile du matin, que le bien et profit des mariés était la dernière chose dont de tels législateurs eussent souci, et qu'ils n'avaient au fond pour objet que « l'advantage de leurs mystes » (prêtres initiés aux mystères).
Vous avez très bien dit qu'aucune loi au monde n'avait encore donné aux enfants « liberté de se marier sans le sceu, l'adveu et consentement de leurs peres ». Mais, moyennant cette législation nouvelle, il n'est ruffian, forban, scélérat, pendart, brigand, voleur ou ladre, quelque puant qu'il soit, qui ne puisse violemment ravir la fille la plus noble, la plus belle, la plus riche, la plus honnête, la plus pudique, « de la maison de son pere, d'entre les bras de sa mere, malgré tous ses parens », si le drôle a pour complice quelque prêtre « qui un jour participera de la proye ».
Quelle désolation pour les pères et les mères ! Voir enlever de leurs maisons par un inconnu, un étranger, un barbare, par un misérable, souvent dénué de tout et pourri de maladie, « leurs tant belles, delicates, riches et saines filles, lesquelles tant cherement avoient nourries en tout exercice vertueux, avoient disciplinées en toute honnesteté, esperans en temps opportun les colloquer par mariage avec les enfans de leurs voisins et antiques amis, nourris et institués de mesme soing », afin d'avoir un jour le bonheur de voir naître des petitsfils, héritiers des mœurs de leurs parents, non moins que de leur patrimoine! La lamentation des Romains ne put être plus déchirante, en apprenant la mort de
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Germanicus, ni celle des Grecs, quand l'adultère venu de Troie ravit furtivement Hélène... Le bon Gargantua se laisse aller ici à quelque rhétorique, et il fait un peu tort à la beauté grave de son discours en citant Cérès et Proserpine, Isis et Osiris, Vénus et Adonis, Hercule et Hylas, Hécube et Polyxène ; mais quelle pathétique éloquence dans ce qui précède et dans ce qui suit!
Les malheureux parents sont si « espris » de superstition et de crainte du diable, qu'ils n'osent s'opposer à des mariages contractés dans la présence et par les soins du taulpetier. « Et restent en leurs maisons, privés de leurs filles tant aimées, le pere mauldissant le jour et heures de ses nopces; la mere regrettant que n'estoit avortée en tel tant triste et malheureux enfantement; et en pleurs et lamentations finent leur vie, laquelle estoit de raison finir en joie et bon traictement de leurs filles. »
Mais tous ne prennent pas leur infortune avec Ce tranquille et morne abattement. Plus d'une fois, le suicide l'a brusquement abrégée. On en a vu « se noyer, se pendre, impatiens de telle indignité ». D'autres ont eu « l'esprit plus heroïcque », et « à l'exemple des enfants de Jacob vengeans le rapt de Dina leur sœur », ils ont mis en pièces et « occis felonnement le ruffian et son taulpetier », jetant leurs corps « aux loups et aux corbeaux parmy les champs ».
A un tel acte, viril et chevaleresque, les taulpetiers « symmystes » (initiés aux mêmes mystères) ont frémi d'horreur et imploré le bras séculier. Mais ni en équité naturelle, ni en droit des gens, ni en loi impériale quelconque on ne saurait trouver aucun article qui condamne le père, meurtrier du ravisseur de sa fille. Il n'y a pas un homme vertueux au monde qui, à la nouvelle
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de la mort de sa fille, ne se sentît moins bouleversé qu'à celle de son rapt et de son déshonneur. C'est une chose reconnue que tout père, surprenant sur le fait l'assassin de sa fille, « le peut par raison, le doibt par nature occire sur l'instant, et n'en sera par justice apprehendé ». A plus forte raison, s'il trouve le ruffian, à l'instigation du « taulpetier », subornant sa fille et l'enlevant de la maison paternelle, lors même qu'elle y consentirait, « il les peut, il les doibt à mort ignominieuse mettre, et leurs corps jetter en direption des bestes brutes, comme indignes de recevoir le doux, le desiré, le dernier embrassement de l'aime et grande mere la Terre, lequel nous appelions Sepulture».
Quelle magnifique note basse dans le scherzo de Rabelais! Quelle force et quelle tendresse dans l'accent avec lequel il parle de la famille! A quelle poétique hauteur le grand écrivain nous a transportés d'un coup d'aile au-dessus du mariage de Panurge et des traditionnelles gaudrioles sur les femmes!
Le concile de Trente réuni en 1545, année où François Ier accorda un privilège à Rabelais pour l'impression de son troisième livre, mit à l'ordre du jour la question du mariage dans ses rapports avec l'autorité paternelle, et, commençant à faire droit aux plaintes dont on vient de lire l'éloquente et pathétique expression, ajouta aux conditions de validité le consentement du père et de la mère. Sous Louis XIV, une ordonnance royale transforma en loi française cette clause d'abord purement religieuse, et le mariage civil fut enfin réglé par l'Assemblée constituante.
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L'éducation intellectuelle
Le sage Hippothadée, ce saint apôtre du mariage, est le seul théologien qui fasse belle figure dans l'œuvre de Rabelais.
Les théologiens « sorbonagres », premiers précepteurs de Gargantua *, ne sont que des ânes bâtés absolument stupides ; car ils ne réussissent même pas à donner à leur élève ce qu'on était en droit d'attendre d'eux comme le seul résultat, mais aussi comme le triomphe propre de l'éducation scolastique : l'art de parler sans rien dire, la faconde, vide de sens et inépuisable parce qu'elle est vide. Au bonhomme Grandgousier, qui se désolait du temps perdu pour son fils avec de tels maîtres, le vice-roi de Papeligosse présente un jeune page, spécimen heureux de l'éducation « de maintenant » opposée à celle « du temps jadis » : Eudemon ayant adressé au petit GargEyprttiéP'iin beau compliment en cinq points, celui-ci « se prit à pleurer comme une vache, se cachant le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de luy une parole, non plus qu'un pet d'un asne mort » (I, 15).
On n'a pas assez remarqué que le discours d'Eudemon, annoncé comme l'aimable et charmant produit d'une pédagogie nouvelle, sent encore fortement le rance des vieux exercices de dialectique. « Louer et magnifier » Gargantua « premierement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle », c'était
i. Voy. p. 212.
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un pur thème de rhétorique sans aucun fond sérieux, et la louange adressée en particulier au savoir de notre jeune ânon ressemble un peu trop à une mauvaise plaisanterie. Nous savons presque gré à l'objet d'un compliment aussi vain de n'avoir pas trouvé un mot à y répondre. On ne doit pas, d'ailleurs, être surpris de rencontrer chez Rabelais quelques restes de l'ancienne pédagogie, au moment même où il vante et fonde la nouvelle : la lettre justement admirée de Gargantua à son fils Pantagruel, au livre II, recommande encore les tournois oratoires de la dialectique comme la meilleure preuve qu'un écolier puisse donner qu'il a bien profité de ses études.
A part son petit discours latin selon les vieilles formules, Eudemon est un représentant accompli des temps et de l'esprit nouveaux. Propre sur sa personne et dans sa toilette, il a le maintien honnête, le jugement éclairé, la parole spirituelle et facile des jeunes gens de bonne compagnie élevés « entre le monde » et non sur la botte de paille qui servait de litière aux écoliers du moyen âge 1. Adressant la parole à Gargantua, il le regarde en face, avec une modeste assurance, au lieu de tenir les yeux baissés, « comme les professeurs du moyen âge le recommandaient à leurs élèves 2 », et de
1. « Les écoliers étaient assis par terre dans la poussière et la saleté. Quelquefois cependant, surtout en hiver, le sol était jonché de paille. Vers 1366 et 1452, on commença à avoir des bancs; mais les cardinaux Sainte-Cécile et d'Estouteville réprimèrent ce luxe corrupteur; ils exigèrent que les écoliers fussent assis par terre comme autrefois, pour éloigner de leurs cœurs toute tentation d'orgueil, ut occasio superbix a juvenibus secludatur. » Thurot, de l'Organisation de renseignement dans l'universite de Paris au moyen âge.
2. Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation en
France.
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prendre cet air humble et dévot de « torty colly » hypocrite, que Rabelais haïssait à mort.
Grandgousier, charmé de la bonne grâce du jeune page, mais honteux du sot rôle de son fils et outré de colère contre le précepteur qui avait achevé de le changer en bourrique, voulait « occire » maître Jobelin Bridé. On l'en empêcha; il prit le parti plus sage de le payer, de le faire boire « theologalement » et de l'envoyer à tous les diables. Cette exécution faite, il remit Gargantua aux mains de Ponocrates, « pedagogue » d'Eudemon.
La première preuve d'habileté pédagogique que donne Ponocrates, c'est d'observer son nouvel élève et de le laisser faire « pour le commencement, à sa maniere accoustumée... considerant que nature n'endure mutations soudaines sans grande violence » (I, 21, 23). Montaigne, un peu injuste pour Rabelais, commence peut-être ici à lui faire des emprunts quand il recommande « qu'on fasse d'abord trotter le jeune esprit devant soy pour juger de son train naturel ». Le train naturel de Gargantua consistait à dormir, à manger et à boire sans fin ni mesure; s'éveillant entre huit et neuf heures, ne cessant de manger que « quand le ventre luy tiroit », et disant que « les metes (limites) et bornes de boire estoient quand, la personne beuvant, le liege de ses pantoufles enfloit en haut d'un demy pied ». Déjeuners substantiels et copieux au saut du lit, collations et arrière-collations, sans détriment du souper; buvettes suivies d'un bon somme de deux ou trois heures, et siestes suivies elles-mêmes de vin frais : le programme est fort simple, c'est celui de la paresse et de la goinfrerie les plus abandonnées. Si la preuve était encore à faire que Rabelais ne fut pas un pourceau d'Epicure, il
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faudrait insister sur l'attrait plus que médiocre du tableau assez sommaire de cette existence ignoble.
Ajoutez à cela deux cent quatorze jeux, dont l'érudition de notre auteur s'amuse à dresser la liste complète. Un peu de gymnastique est nécessaire au corps : Gargantua s'acquitte de ce soin, en se vautrant « six ou sept tours parmy son lict » avant de se lever. « N'est-ce assez? Le pape Alexandre ainsi faisoit par le conseil de son medecin juif, et vesquit jusques à la mort en despit des envieux 1. » La religion n'est pas complètement oubliée; mais il vaudrait mieux qu'elle fût omise que d'être réduite à la mention suivante : après avoir « bien à point desjeuné », il allait à l'église, et on lui portait dans un grand panier « un gros breviaire empantoflé » pesant onze quintaulx six livres « tant en gresse qu'en fermoirs et parchemin... Là oyoit vingt et six ou trente messes. » Avec son diseur d'heures, « empaletocqué comme une duppe », « il marmonoit toutes les kyrielles, et tant curieusement les éspluchoit qu'il n'en tomboit un seul grain en terre ». Au sortir de l'église, on lui amenait dans une charrette traînée par des bœufs un énorme chapelet de « patenostres de Saint-Claude », dont les grains étaient chacun aussi gros que la tête, et dont, « en se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, il disoit plus que seize hermites ». Quand il avait soupé, il murmurait machinalement les Grâces entre ses dents, avant de se les écurer avec un pied de porc.
N'y avait-il, dans cette première éducation de Gar-
1. « Alexandre V, sur ses vieux jours, ne pouvant plus se tenir debout, tant il était devenu gros et pesant, Marsile de Parme, son médecin, lui ordonna de faire du moins quelques gambades de temps à autre dans son lit, par forme d'exercice; un jour le saint père fut surpris dans cette posture » (Le Duchat).
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gantua, aucun temps réservé pour l'étude? Si fait bien; « il estudioit quelque meschante demie heure, les yeulx assis dessus son livre : mais (comme dit le Comique), son ame estoit en la cuisine 1 ».
Des commencements aussi mauvais ne pouvaient rien fournir d'utile à Ponocrates comme point de départ et point d'appui pour l'application de sa nouvelle méthode. Il fallut donc purger Gargantua avec de l'ellébore,. « et, par ce medicament, luy nettoyer toute l'alteration et perverse habitude du cerveau... luy faire oublier tout ce qu'il avoit appris sous ses antiques precepteurs ». Moyen radical et fantastique, d'impraticable emploi dans la réalité, qui a pour Ponocrates l'avantage de lui permettre de faire ses expériences idéales sur une âme redevenue vierge, mais qui lui assure à trop bon marché le succès, les mauvais commencements étant, dans la pratique, la grosse difficulté des entrepreneurs de réformes. Loin de pouvoir purger à fond une jeunesse mal instruite, les auteurs de programmes nouveaux sont obligés de tolérer chez elle bien des humeurs et des intempéries, de laisser faire le temps et de prendre patience si, dans le grand corps universitaire et scolaire qu'ils tâchent de refondre, ils voient durer, pendant une longue suite d'années, des traces du vieil homme.
Le caractère et l'esprit de l'élève ainsi remis à neuf, l'éducateur commence par faire jouer le grand ressort de la morale de Rabelais : l'honneur. Il faut que Gargantua s'applique à bien faire, non par simple docilité envers son maître, mais par amour-propre et noble émulation :
1. Jamdudum animus est in patinis. Térence.
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Il l'introduisoit es compagnies des gens savans, à l'emulation desquels luy creust l'esprit et le désir d'estudier autrement, et se faire valoir.
Aprés, en tel train d'estude le mit qu'il ne perdoit heure quelconque du jour : ains tout son temps consommoit en lettres et honneste sçavoir. S'esveilloit donc Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendant qu'on le frottoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine Escriture, hautement et clairement, avec prononciation competente à la matiere; et à ce estoit commis un jeune page natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de ceste leçon, souventesfois s'adonnoit à reverer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel l'a lecture monstroit la majesté et jugemens merveilleux.
Puis alloit es lieux secrets, faire excretion des digestions naturelles.
Un savant annotateur de Rabelais, le docteur Bremond, nous fait remarquer ici la propriété de la langue de son illustre confrère : « Ce qu'on laisse aux lieux secrets n'est pas le produit de la digestion, mais son résidu, l'excrétion. Excrétion vient de excernere, séparer, parce que l'intestin rejette au dehors les matériaux séparés des aliments qui ne peuvent concourir à la nutrition. »
Ces lieux ont beau être secrets, le précepteur y accompagne son élève. « Là son precepteur repetoit ce qu'avoit esté leu, luy exposant les points plus obscurs et difficiles. »
Si j'avais le talent du dessinateur et si j'entreprenais une édition illustrée des œuvres de Rabelais, je commencerais par éviter avec dégoût la facilité lâche et déboutonnée des charges grossières de Gustave Doré; puis je chercherais les sujets de composition les plus caractéristiques, les plus propres à révéler le fond original de l'imagination du conteur ou de la pensée du
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philosophe : à ce point de vue, il me semble qu'il y aurait une place à faire, en miniature, dans un coin, à la vignette de Gargantua s'acquittant de la moins noble des fonctions naturelles, pendant que son précepteur scande gravement les efforts et les progrès de l'opération en commentant les passages « plus obscurs et difficiles » de l'Ecriture sainte. Tout Rabelais est là, dans ce rapprochement humoristique de l'étude spirituelle la plus haute et la plus édifiante avec la plus basse occupation de la nature.
Les latrines sont hors de la maison. En retournant, le maître et l'élève « consideroient l'estat du ciel, si tel estoit comme l'avoient noté au soir precedent, et quelz signes entroit le soleil, aussi la lune, pour icelle journée. Ce fait, estoit habillé, peigné, testonné, acoustré et parfumé »
Rabelais fait bien plus que de ne pas oublier le corps,. il y pense constamment. Le premier soin donné à Gargantua quand il s'éveille, c'est de le frotter, et c'est « pendant qu'on le frotte » qu'il lui est fait lecture d'une page de la Bible, dont le commentaire accompagnera tout à l'heure encore un autre soin physique. Pour un mot résumant les exercices intellectuels, il y en a une demi-douzaine qui décrivent et détaillent les minuties de l'hygiène et de la toilette ; sur dix pages consacrées à l'éducation de Gargantua, sept au moins. concernent la gymnastique ou généralement la santé. Cette sollicitude maternelle pour le corps est sans doute demeurée la partie la plus originale et la plus neuve du programme pédagogique de Rabelais. Nous n'avons jamais absolument rompu en France avec la tradition du moyen âge à cet égard, pour revenir au culte païen de la beauté et de la force, et nous sommes
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même restés plus mystiques que certaines nations protestantes, telles, par exemple, que l'Angleterre. Nous faisons bien un grand effort de temps à autre pour rendre un peu d'honneur à l'hygiène et a la gymnastique; mais chez nous elles ne sont jamais honorées et cultivées au point de devenir la juste contre-partie et la compensation suffisante de l'activité qui développe outre mesure et finit par user le cerveau. La gymnastique n'est, encore aujourd'hui, en France, qu'un exercice inférieur et presque honteux de lui-même, dont on s'acquitte à la hâte, comme d'une désagréable nécessité naturelle, parce qu'il faut bien, dans l'intérêt seul de l'esprit, ne point abandonner tout à fait l'entretien de la pauvre maison où il loge.
Pendant que Gargantua était habillé, peigné, testonné, acoustré et parfumé,
On luy repetoit les leçons du jour d'avant. Luy mesmes les disoit par cœur, et y fondoit quelques cas pratiques concernons l'estat humain.
Les récapitulations fréquentes sont un point essentiel du programme de Rabelais; on ne compte pas moins de huit mentions de ce genre jusqu'à la fin de la journée. Bien petit est le nombre (si même il en existe) des notions utiles qu'il peut suffire d'avoir présentées une fois à l'ouïe ou à la vue pour qu'elles restent gravées dans l'esprit. Ponocrates ne craint pas de beaucoup exercer la mémoire de Gargantua; il y a cinq allusions très claires à des leçons apprises « par coeur » dans les deux chapitres, 23 et 24, du livre 1 que nous analysons; et dans la lettre que Gargantua écrit à Pantagruel, au livre II, on lit : « Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes. » Cela
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n'empèche pas les pédagogues à la mode du jour, qui prêtent à Rabelais leurs idées au lieu d'examiner les siennes, de prétendre qu' « il a substitué aux exercices de mémoire la méthode des leçons apprises par le raisonnement et l'expérience 1 ». Non, Rabelais, en faisant du raisonnement et de l'expérience le cas qu'il faut en faire, sait aussi ce que vaut la mémoire et n'a garde de lui « substituer » quoi que ce soit. Le mépris de la mémoire est, avec le mépris de l'imagination, l'erreur fondamentale de notre nouvelle pédagogie, si peu docte et si peu sage dans le naïf orgueil qu'elle affiche de son caractère scientifique et logique ! Les applications « pratiques » que Gargantua fait de ses leçons montrent d'ailleurs qu'elles ne sont pas pour lui un pur exercice machinal.
« Puis, par trois bonnes heures, luy estoit faite lecture. » On s'attend si bien, quand on lit Rabelais, à une suite d'hyperboles fantastiques, qu'on est disposé à en voir même où il n'y en a pas, et c'est sans doute un préjugé de ce genre qui a fait dire que le programme des études de Gargantua est excessivement chargé et qu' « il faudrait que les journées fussent elles-mêmes allongées à la taille des héros de Rabelais pour pouvoir contenir tout ce que Ponocrates y fait exécuter à son élève 2 ». La vérité est qu'il faut faire ici une distinction, et que notre auteur ne s'abandonne à toute sa verve exubérante que dans la description des exercices de gymnastique. En ce qui concerne directement la culture intellectuelle, l'effort qu'il demande, même à son écolier géant, est des plus modérés, et le
1. C'est une distraction de M. Ligier dans sa thèse, d'ailleurs
très estimable, sur la Politique de Rabelais.
2. Gaston Paris, Revue critique du 9 novembre 1812.
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reproche de surmenage est, quoi qu'on en dise, celui qu'il mérite le moins. Rabelais avait trop grand soin du corps pour courber et immobiliser longtemps de suite celui de Gargantua dans l'attitude peu saine de l'homme absorbé par l'étude, en qui « toutes les arteres du cerveau sont bandées comme la corde d'une arbaleste » (III, 31). Trois heures de travail suivi le matin, trois heures encore l'après-midi, et c'est tout. L'esprit, d'ailleurs, trouve son profit dans d'autres exercices, distincts de l'étude proprement dite et consistant en certaines récréations utiles qui suivent ou accompagnent les repas. Une éducation physique et intellectuelle bien soignée comprend les repas dans son programme, au lieu de les exclure avec dédain comme du temps perdu pour l'esprit et vilement employé par le corps. Les repas, avec les conversations, jeux, divertissements utiles ou études amusantes, prennent donc deux ou trois heures, l'étude véritable six heures, et le reste du temps est employé par la gymnastique.
Veut-on voir du surmenage ? Les exemples n'en manquent pas au xvie siècle. Voici d'abord la distribution d'une journée au collège de Montaigu, d'après les règlements dressés en 1503 : de quatre heures du matin à six heures, leçon; à six heures, messe; de huit à dix, leçon ; de dix à onze, discussion et argumentation; à onze heures, dîner; après le dîner, examen sur les questions discutées et les leçons entendues, ou, le samedi, dispute; de trois heures à cinq heures, leçon; à cinq heures, vêpres; de cinq à six, dispute; à six heures, souper; après le souper, jusqu'à sept heures et demie, examen sur les questions discutées et les leçons entendues pendant la journée; à sept heures et demie, compiles; à huit heures en hiver, coucher, et à neuf heures
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en été 1. C'est un tourbillon vertigineux de leçons, de disputes, de messes, où l'esprit ni le corps n'ont letemps de respirer, où l'étude la plus ardue succède aux repas sans intervalles et où la gymnastique n'a jamais. figuré que sous la forme des scènes de pugilat qui terminaient parfois les discussions 2.
Un magistrat érudit, Henri de Mesmes, correspondant de Montaigne, a laissé des mémoires où il raconte qu'en l'année 1545 il était étudiant à Toulouse. « Nous estions debout à quatre heures, écrit-il, et ayans prié Dieu, allions à cinq heures aux estudes, nos gros livres sous le bras,. nos escritoires et nos chandeliers à la main. Nous oyions toutes les lectures jusqu'à six heures sonnées, sans nulle intermission; puis venions disner après avoir en haste' conferé demie heure sur ce qu'avions escrit de lectures. Après disner, nous lisions par forme de jeu Sophocles ou Aristophanes ou Euripides, et quelquesfois Demosthenesy Cicero, Virgilius, Horatius. A une heure, aux estudes; à cinq, au logis, à repeter et voir dans nos livres les lieux allegués, jusqu'après six. Puis nous soupions et lisions» en grec ou en latin 3. » De cinq à dix, cela fait le matin. cinq heures suivies d'études proprement dites, et quatre l'après-midi ; mais que dites-vous de ces distractions qui consistent à lire dans le texte, par forme de jeu et comme délassement aux lectures sérieuses, Sophocle, Démosthène ou Cicéron? Rabelais a pu, il a dû se livrer danssa jeunesse, comme tant d'autres grands. savants de sa studieuse époque, à d'énormes excès d'application-
1. Cité d'après Félibien par M. Thurot, dans son ouvrage déjà mentionné, et, plus récemment, par M. Gaston Boissier, Revuedes Deux Mondes, 1er décembre 1882.
2. Voy. p. 208.
3. E. Fournier, Variétés historiques et littéraires, t.- X.
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cérébrale ; mais c'est le contraire de la vérité de prétendre ou d'insinuer qu'il les conseille dans son programme pédagogique.
Après « trois bonnes heures » de ce que Rabelais appelle d'abord un peu vaguement une lecture (mais cette lecture était évidemment « l'estude principale » à laquelle nous verrons Gargantua « se remettre » plus loin), il y avait un premier divertissement gymnastique, relativement modéré et court, des jeux de balle et de paume, où les corps s'exerçaient « galantement », comme auparavant avaient fait les âmes. La sueur était signe que l'exercice avait assez duré, conformément aux préceptes de Celse et d'Hippocrate
Adonc estoient tres bien essuyés et frottés, changeoient de chemise, et, doucement se pourmenans, alloient voir si le disner estoit prest. Là attendans, recitoient clairement et eloquentemeut quelques sentences retenues de la leçon.
Ce pendant monsieur l'appetit venoit, et, par bonne opportunité, s'asséoient à table. Au commencement du repas, estoit leue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu'il eust pris son vin. Lors, si bon sembloit, on continoit la lecture, ou commenceoient à deviser joyeusement ensemble, parlans de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce qui leur estoit servy à table : du pain, du vin, de l'eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes, racines, et de l'apprest d'icelles. Ce que faisant, apprit en, peu de temps tous les passages à ce competens en Pline,
Athenée, Discorides, Julius Pollux, Galen, Porphyre, Opian,j
Polybe, Heliodore, Aristoteles, Elian, et autres. Iceux propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retinl en sa memoire les choses dites, que, pour lors, n'estoit medecin
1. « La fin de l'exercice doit être la sueur, ou du moins une lassitude qui n'aille pas jusqu'à la fatigue » (Celse). — « Un signe qu'on s'est suffisamment exercé au gymnase, c'est la sueur »
(Ilippocrate). — Cités par le docteur Bremond:
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qui en sceust à la moitié tant comme il faisoit. Après, devisoient des leçons leues au matin, et, parachevans leur repas par quelque confection de cotoniat, s'escuroit les dents avec un trou de lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eau fraiche, et rendoient graces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine.
Ce fait, on apportoit des cartes.
La confiture de coing ou confection de cotoniat « ferme proprement l'orifice du ventricule et aide à la concoction premiere à cause de quelque stypticité 1 joyeuse qui est en elle », comme Panurge le rappelle à Rondibilis en lui offrant de la pâte de coing au dessert (III, 32). L'extrême attention que Rabelais a pour le corps, en sa qualité de médecin, devient amusante quand on la suit dans tous les détails : nos jou.eurs de balle et de paume changent de chemise après une bonne friction ; ils se promènent tout doucement en attendant le repas du matin pour ne pas trop secouer leur pauvre ventre, qui est maintenant assez creux; le repas terminé, on joue à un jeu tranquille, les cartes, afin de reposer le corps et l'esprit pendant la première .digestion, à l'imitation des fauconniers qui, leurs oiseaux repus, ont-soin de ne les pas faire « voler sus leurs gorges » (III, 15) ; enfin, les lectures faites à table sont « plaisantes » et faciles à écouter.
On peut apprendre « en peu de temps » beaucoup de passages d'auteurs, quand la mémoire est bien exercée, quand on répète et revoit souvent les choses apprises, surtout quand les leçons de la réalité motivent et accompagnent les leçons de la littérature, et je ne trouve pas trop invraisemblable que Gargantua soit devenu familier
. 1. Vertu astringente.
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avec « Pline, Athenée, Dioscorides, Julius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Elian et autres », à l'occasion des différents mets qui lui étaient servis. On peut et on doit faire la part d'une certaine complaisance à énumérer des kyrielles de noms propres, qui n'est chez Rabelais qu'un procédé du style; c'est ainsi qu'un peu plus loin, à propos des herborisations de Gargantua, aucun des « anciens qui en ont escrit » n'est oublié : « Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galen. » Mais, au fond et pour qui sait lire, il n'y a ni exagération ni désordre •dans l'emploi d'une journée où « heure quelconque » n'est perdue, tel qu'il est exposé au livre premier; c'est dans la lettre de Gargantua, au livre II, que nous aurons à signaler une confuse ardeur à tout apprendre sans méthode, qui fait d'ailleurs une partie de l'éloquence de ces belles pages.
Ce qui me paraît le plus charmant dans celle qu'on vient de lire, c'est la bonhomie avec laquelle les convives « devisent joyeusement » de ce qu'ils mangent. Tels sont les propos accoutumés des mangeurs et des buveurs de Rabelais, et il n'y en a pas de meilleurs à table. « Mangez ce taillon de massepain, mon pere. Il vous aidera à faire digestion; puis boirez une coupe d'hippocras clairet ; il est salubre et stomachal » (III, 30). « Nostre prieur, dist le moine, aime fort le blanc de chappon. — En cela, dist Gymnaste, il ne semble point aux renards; car des chappons, poulies, poullets qu'ils prennent, jamais ne mangent le blanc. — Pourquoi? dist le moine. — Parce, respondit Gymnaste, qu'ils n'ont point de cuisiniers à les cuire. Et, s'ils ne sont competentement cuits, ils demeurent rouges et non blancs. La rougeur des viandes est indice qu'elles ne
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>sont assez cuites. Exceptez les escrevisses et homards, ique l'on cardinalise à la cuite » (I, 39). Quoi de plus ; naturel que de causer tout bonnement des choses qu'on a sous les yeux et qu'on va mettre sous sa dent, de iiïiême qu'à la promenade les motifs de conversation tsont fournis par tous les objets qu'on rencontre? Sans ,aucuns frais d'invention, un rien nous fait sortir de 'nos préoccupations habituelles; en restaurant le corps inous délassons l'esprit, double but des repas pris en icommun, comme de la promenade faite en compagnie.
Une opération aussi essentielle dans l'existence que icelle de boire et de manger mérite bien qu'on s'en jacquitte avec soin, avec amour, avec religion; c'est ivraiment un sacerdoce où chaque convive est un prêtre oconsacrant à Dieu les viandes sacrifiées sur l'autel de uson appétit. « Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon 'piot » (1, 39)! — « Sans point de faulte nous debvons <bien louer le bon Dieu notre createur, servateur, conservateur, qui, par ce bon pain, par ce bon vin et frais, (par ces bonnes viandes, nous guerist de toutes perturbaitions, tant du corps comme de l'ame : oultre le plaisir et jvolupté que nous avons beuvans et mangeans » (IV, 65). ' Cependant, il y a « certains misanthropes agelastes » iou ennemis du rire, qu'on voit tout scandalisés par cette profession de foi si simple et si chrétienne, que le moment de la cène, c'est-à-dire du repas en commun 1 (cœna, convivium) est le plus agréable de la journée et qu'il faut le savourer lentement, tranquillement et bien à son aise. On les dirait honteux de
,l'humiliante nécessité de manger où les contraint la nature, et dès qu' « un peu de melancholie aigrette trans-
I 4. III, 15.
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mise de la ratelle » a donné à leur estomac l'avis d' « enfourner viande 1 », ils se précipitent tête basse sur les aliments bien ou mal cuits, sans apprécier la différence, ne faisant que tordre et avaler; ou bien encore, ils entretiennent soigneusement par des conversations dites sérieuses tous les soucis et tous les ennuis qu'il faudrait bannir loin de la table. Le Bénédicité et les Grâces qu'ils débitent gravement sont pour eux des opérations tristes et machinales comme celle de manger et de boire, et n'ont point le caractère spontané et joyeux des « beaux cantiques » chantés par les pieux amis de la bonne chère « à la louange de la munificence et benignité divine ».
Les cartes, qui, après dîner (repas du matin), comme après souper (repas du soir), favorisent, par le repos où elles laissent l'esprit et le corps, « la concoction et digestion », ne sont pas un pur jeu sans utilité. Elles servent à apprendre « mille petites gentillesses et inventions nouvelles » dépendant de l'arithmétique et propres à en inspirer le goût. Gargantua s'intéressa ainsi à cette science et, de fil en aiguille, aux « autres sciences mathématiques, comme geometrie, astronomie et musique ». Il chantait « à plaisir de gorge »; il jouait « du luth, de l'espinette, de la harpe, de la flutte d'alemant et à neuf trous, de la viole et de la saqueboutte ».
Ces récréations tranquilles duraient une heure. « La digestion parachevée, il se purgeoit des excremens naturels ; puis se remettoit à son estude principal par trois heures ou davantage, tant à repeter la lecture matutinale qu'à poursuivre le livre entrepris2. » Il écri-
1. III, 4.
2. Le livre entrepris : encore un vestige de l'éducation « du temps jadis »; au moyen âge on ne disait pas apprendre une
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vait aussi, non pas « gothiquement », comme il faisait jadis sous ses maîtres de Sorbonne, mais « les antiques et romaines lettres ».
On sort ensuite comme le matin pour exercer le corps après l'âme; mais, cette fois, nous assistons à une véritable orgie de gymnastique, dont il suffit de signaler, d'une façon générale, le caractère exubérant, sans suivre la plume de Rabelais dans ses gigantesques fantaisies. L'écrivain « s'amuse ici », comme l'a très bien dit Sainte-Beuve; « les tours de force de maître Gymnaste deviennent des tours de force de la langue. La prose française fait là aussi sa gymnastique, et le style s'y montre prodigieux pour l'abondance, la liberté, la souplesse, la propriété à la fois et la verve. Jamais la langue, jusque-là, ne s'était trouvée à pareille fête 1. » C'est en plein air que Gargantua s'exerce; Rabelais aurait bien ri de cet absurde préjugé, français et contemporain, si justement combattu par M. Philippe Daryl, que, pour faire de la gymnastique, il faut un gymnase. Sur le lieu même des exercices, on frictionne, on nettoie l'athlète, on lui fait prendre des vêtements frais. En retournant au logis, on passe « par les prés et autres lieux herbus », afin d'herboriser. Le repas du soir s'apprête ; comme le matin, on répète, en l'attendant, « quelques passages de ce qui a esté leu ».
Notez icy que son disner estoit sobre et frugal ; car tant seulement mangeoit pour refrener les aboys de l'estomac; mais le souper estoit copieux et large. Car tant en prenoit que lui estoit de besoing à soy entretenir et nourrir. Ce qui
science, mais lire un auteur, l'esprit d'obéissance mettant en première ligne non l'objet de l'enseignement, mais l'autorité du maître.
1. Causeries du lundi, t. 111.
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-est la vraye diete, prescrite par l'art de bonne et seure mede-
,cine, quoy qu'un tas de badaux medecins, herselés en l'of-
,ficine des Arabes, conseillent le contraire.
Avicenne, auquel Rabelais fait allusion dans ce passage et qu'il nomme souvent ailleurs, tantôt pour dire que « le petit bon hommet » a raison, et tantôt, qu' « il a ravassé oultre mesure 1 », était d'avis qu'on ne doit jamais se rassasier complètement et qu'il faut cesser le •repas avant la satisfaction totale de l'appétit. Mais ici Rabelais distingue entre le souper, qui marque la fin de la journée active, et le dîner, qui n'est qu'un mo-
'ment de halte réconfortante au milieu du travail.
.« Quand j'ay bien desjeuné, disait Panurge, je pourrois .en cas de besoing me passer de disner. Mais ne souper j)oint? Cancre. C'est erreur. C'est scandale en nature. »
Nature a fait le jour pour soy exercer, pour travailler et
•vacquer chacun en sa négociation : et, pour ce plus aptement fàire, elle nous fournit de chandelle, c'est la claire et joyeuse lumiere du soleil. Au soir, elle commence nous la itollir (ôter), et nous dit tacitement : Enfans, vous estes gens de bien : c'est assez travaillé. La nuyt vient : il convient cesser
.du labeur et soy restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes : puis soy quelque peu esbaudir, coucher et reposer, pour, au lendemain, estre frais et alaigres au labeur, comme devant (III, 15).
A propos, Gargantua ne déjeunait-il point? Il n'est question de ses déjeuners qu'au temps de sa première -« discipline » ; la pédagogie idéale réduit ses repas à deux. Certainement il n'attendait pas jusqu'à midi pour rompre le jeûne, et, se levant à quatre heures du matin, -se couchant tôt par conséquent, mais pas assez tôt pour
1. Pantagrueline Pronostication, I.
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que la digestion fût encore en train de se faire, il ne pouvait souper à nos heures tardives. Il est probable qu'il dînait vers dix heures et qu'il soupait vers cinq. Un vieux dicton, rappelé au 64° chapitre du livre IV, était rédigé en ces termes :
Lever à cinq, disner à neuf,
SQuper à cinq, coucher à neuf,
Fait vivre d'ans nonante neuf.
Plus tard, le dîner ayant été reculé d'une heure et le monde étant devenu un peu plus paresseux, le proverbe fut modifié ainsi :
Lever à six, disner à dix,
Souper à six, coucher à dix,
Fait vivre l'homme dix fois dix.
Ce programme souriait à Victor Hugo, qui en avait fait une des inscriptions de sa salle à manger de Hauteville House, et qui a vécu quatre-vingt-trois ans. Aujourd'hui que l'ennemie de nature, Antiphysie, a mis à la mode les heures les plus absurdes et les plus contraires à la santé, voici comment il faudrait changer
.l'ancienne devise :
Lever à huit, dîner à douze,
Souper à huit, coucher à douze,
Fait mourir l'homme à cinq fois douze.
Le souper de Gargantua est accompagné et suivi des mêmes récréations utiles que son dîner. Tantôt on les continuait « jusques à l'heure de dormir»; tantôt on sortait pour aller « visiter les compagnies des gens lettrés, ou de gens qui eussent veu pays estranges ».
En pleine nuyt, devant que soy retirer, alloient au lieu de leur logis le plus descouvert voir la face du ciel; et là côtoient les «ometes, si aucunes estoient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres.
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Puis, avec son précepteur, recapituloit brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu'il avoit leu, veu, sceu, fait et entendu, au decours de toute la journée.
Si prioient Dieu le createur en l'adorant, et ratifiant leur foy envers luy, et glorifiant de sa bonté immense : et, luy rendans grace de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clemence pour tout l'advenir. Ce fait, entroient en leur repos.
Les jours de pluie apportaient quelques modifications au programme. Attentif d'abord à la santé, Rabelais commence par « allumer un beau et clair feu, pour corriger l'intemperie de l'air ». Les repas, même celui du soir, sont moins copieux et moins substantiels. L'exercice au dehors est remplacé par une sorte de gymnastique en chambre, consistant à « boteler du foin, fendre et scier du bois, battre les gerbes en la grange ». Au lieu d'herboriser, on visite les boutiques des « drogueurs et apothicaires »; on s'initie à leur art et à leurs artifices. L'escrime, un peu de peinture et de sculpture, des promenades dans toutes sortes d'usines et d'ateliers, les leçons publiques, « les plaidoiés des gentilz advocats, les concions des prescheurs evangeliques » : autant de moyens divers d'employer le temps utilement, « quand l'air estoit pluvieux ».
L'instruction est au fond de toute chose, et il n'y a rien dont un esprit bien avisé ne puisse faire son profit, jusqu'aux tours des « basteleurs » et des charlatans; l'élève de Ponocrates « consideroit leurs gestes, leurs ruses, leurs soubressaults et beau parler; singulierement de ceux de Chaunys en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs, et beaux bailleurs de baillivernes en matiere de cinges verds 1 ».
1. C'est-à-dire : Beaux diseurs de sornettes en matière de contes bleus.
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Elevé selon cette méthode, Gargantua fit des progrès rapides et finit bientôt par trouver « doux, legier et delectable » un train de vie qui, au commencement, avait pu lui sembler un peu difficile.
Toutesfois, Ponocrates, pour le sejourner (reposer) de ceste vehemente intention des esprits, advisoit une fois le mois quelque jour bien clair et serain; auquel bougeoient au matin de la ville, et alloient ou à Gentilly, ou à Bologne, ou à Montrouge, ou au pont Charanton, ou à Vanves, ou à Saint-Clou. Et là passoient toute la journée à faire la plus grande chere dont iJl: se pouvoient adviser : raillans, gaudissans, beuvans d'autant; jouans, chantans, dansans, se voytrans en quelque beau pré, denigeans des passeraux, prenant des cailles, peschant aux grenouilles et escrevisses.
Mais, encores qu'icelle journée fust passée sans livres et lectures, point elle n'estoit passée sans profit. Car, en beau pré, ils recoloient par cœur quelques plaisans vers de l'Agriculture de Virgile, de Hesiode, du Rustique de Politian ; descrivoient quelques plaisans epigrammes en latin, puis les mettoient par rondeaux et ballades en langue françoise. Eu banquetant, du vin aisgué (mêlé d'eau) separoient l'eau, comme l'enseigne Caton, de Re rust., et Pline, avec un gobelet de lierre; lavoient le vin en plein bassin d'eau, puis le retiroient avec un embut; faisoient aller l'eau d'un verre en autre, bastissoient plusieurs petits engins automates, c'està-dire soy mouvens eux mesmes.
Le chapitre huitième du livre II : « Comment Pantagruel estant à Paris receut lettres de son pere Gargantua et la copie d'icelles », est cité partout et admiré sans réserve par la critique. Ce n'est pourtant qu'une première ébauche du tableau plus complet et plus achevé que nous venons de voir, et, malgré quelques traits un peu mieux marqués dans l'ébauche que dans le tableau définitif, ce chapitre me semble plutôt fait en somme pour fortifier que pour affaiblir l'opinion extrêmement
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probable que le livre II précède chronologiquement le premier.
M. Gebhart, qui n'admet pas cet ordre de succession, insiste sur le caractère plus humaniste de la lettre, et il y voit le signe d'une composition ultérieure où se fait sentir davantage l'influence de la Renaissance : l'étude du grec mise en première ligne ; Platon cité trois fois, loué pour ses « beaux dialogues », proposé avec Cicéron comme modèle de style, telle est, aux yeux du savant critique, la preuve principale que Pantagruel est plus loin encore que Gargantua de ces « temps tenebreux, sentant l'infelicité et calamité des Goths qui avoient mis à destruction toute bonne litterature ». On peut renforcer encore cet argument en ajoutant que l'épître de Gargantua mentionne certaines études très importantes, comme les dissections anatomiques, dont il n'est pas question dans le récit du premier livre.
Mais ces marques d'une rédaction plus récente, diton, me frappent moins que d'autres caractères que rendent vraisemblable la conclusion opposée. L'élogeenthousiaste de la langue grecque, comme des grands noms et des belles choses que le mot grec résume, pouvait être une hérésie, mais n'était plus une nouveauté à l'époque où Rabelais a commencé d'écrire. N'est-ce pas le mot d'ordre de tous les humanistes dans leur insurrection contre la scolastique? La variété unie à la méthode, l'ardeur et l'ambition réglées par la mesure, qui caractérisent le programme pédagogique du livre premier, étaient quelque chose d'autrement original et nouveau.
Cette variété et cette ardeur ne sont encore, au livre II, qu'une confusion généreuse : Pantagruel doit savoir non seulement le grec, le latin,, l'hébreu et
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l'arabe, mais le « caldaïcque »; il faut « qu'il n'y ait mer, riviere, ny fontaine, dont il ne cognoisse les poissons; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des foretz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachés au ventre des abysmes, les pierreries de tout l'Orient et Midy, rien ne lui soit incogneu ». Les « Monumens de Pausanias » et les « Antiquités d'Atheneus » sont admirés pêle-mêle avec les « Moraulx de Plutarche » et les « beaux dialogues de Platon ». A cet égard, il n'y a rien de plus, rien de moins dans l'épître que dans le récit, où nous avons vu le « Rustique de Polilian », auteur du xvu siècle, placé à côté des Géorgiques de Virgile. On sait que ce manque de goût critique est un des caractères généraux de l'érudition au xvie siècle, et que, dans son enthousiasme indistinct pour toute l'antiquité, un lettré tel que Ronsard lui-même ne faisait pas assez de différence entre Pindare et Lycophron.
Il est impossible d'apercevoir la moindre pensée d'ordre, la moindre trace de plan dans une lettre pleine de scientifique ivresse plutôt que de sagesse pédagogique, où il semble que toutes les études possibles et imaginables doivent être entreprises à la fois, tant son auteur montre d'empressement à ne rien oublier, mettant d'ailleurs la charrue devant les bœufs et nommant à la fin ce qui doit commencer la journée, ce qui la commence en effet dans le tableau méthodique du premier livre :
Puis soigneusement revisite les livres des medecins grecs, arabes, et latins, sans contemner (mépriser) les thalmudistes et cabalistes; et, par frequentes anatomies, acquiers toy parfaite cognoissance de l'autre monde, qui est l'homme. Et, par quelques heures du jour, commence à visiter les saintes lettres. Premièrement, en grec, le Nouveau Testament, et
Epistres des Apostres; et puis, en hebrieu, le Vieux Testament. Somme, que je voye un abysme de science.
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L'admiration de la critique, excitée d'abord par la célèbre analyse de M. Guizot, puis par les belles études de MM. Réville, Scherer, Sainte-Beuve, etc., a fini par placer la pédagogie de Rabelais au-dessus de tout le reste de son œuvre, au-dessus même de tous les autres traités du même genre. Après avoir, à mon tour, examiné de très près ces pages devenues classiques, je n'ai garde de prétendre que cette grande estime soit usurpée; mais il faut en déduire exactement les raisons et ne point se payer d'une louange déclamatoire, qui ne distingue, ne mesure et ne motive rien.
Reconnaissons, en premier lieu, que, pas plus ici qu'ailleurs, l'originalité de Rabelais n'a ce caractère absolu qu'on ne trouve nulle part dès qu'on scrute tant soit peu les antécédents des grandes choses et des grands hommes. Ce qui lui appartient en propre, c'est l'ampleur, la richesse et la justesse de la conception d'ensemble; mais il n'est probablement pas une seule partie importante de cette belle composition dont un historien bien informé ne pût découvrir le dessin chez tel ou tel de ses précurseurs immédiats.
Il est superflu d'insister sur les nombreux passages où les humanistes condamnent, d'une façon générale, l'étude stérile de la scolastique , et si je cite ici quelques lignes d'Erasme et de Luther, c'est parce qu'elles annoncent non seulement les idées, mais l'accent et les expressions de Rabelais : « A peine les enfants saventils décliner et conjuguer, écrivait Erasme, on les met à cette damnée dialectique où ils désapprennent infailliblement le bon langage... Le de Modis significandi n'apprend rien, hormis à mal parler. » — « Je voudrais, disait Luther, que les enfants apprissent non seulement les langues et l'histoire, mais encore la musique et les
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mathématiques. Je ne puis me rappeler sans soupirer qu'il m'a fallu lire non les poètes et les historiens de l'antiquité, mais les livres des sophistes barbares, avec grande dépense de temps, avec grand dommage pour mon âme i. »
Comme Gargantua dans son épître à Pantagruel, Luther écrit aux magistrats et aux seigneurs allemands : « La première chose que nous ayons à faire, c'est de cultiver les langues, le latin, le grec et l'hébreu ; car les langues sont les fourreaux qui renferment l'esprit. Vaginmou1lt vice sunt linguae, in quibus gladius ille Spiritus, nempe verbum Dei, tenetur insertus. » Le père des lettres allemandes, le traducteur de la Bible, n'entend point d'ailleurs qu'on néglige la langue maternelle, et cette idée libérale, qui lui est commune avec Rabelais, met ces deux intelligences vraiment modernes à part de l'immense foule des pédants du xvi° siècle, pour lesquels le latin était la langue presque uniquement . recommandée encore dans la littérature et absolument exigée dans tous les exercices de l'éducation. Gargantua versifie en français des épigrammes latines; Pantagruel donne une rude leçon à l'écolier limousin qui dédaignait « l'usance commun de parler », et l'auteur du cinquième livre écrit dans le prologue cette phrase qui mérite bien d'être de Rabelais :
Je prouveray en barbe de je ne sçay quels rapetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins
1. Les écrivains pédagogues du xvie siècle, par Paul Souquet. —
« La première place dans les bibliothèques, disait encore Luther, sera pour les annales, chroniques et histoires de toutes sortes, qui perpétuent le souvenir des temps passés; elles sont éminemment utiles pour qui veut connaître la marche du monde et se mêler des affaires publiques » (Lettres aux seigneurs et magistrats des villes d'Allemagne).
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moisis et incertains, que nostre langue vulgaire n'est tant vile, tant inepte, tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment.
Erasme recommande le travail du matin, blâme, comme Rabelais, les excès de nourriture, donne des conseils d'hygiène assez semblables aux siens, égaie les leçons, utilise les divertissements, distribue méthodiquement l'emploi des heures, estime que l'élève doit revenir et méditer sur ce qu'il vient d'apprendre ; il cherche, lui aussi, à rendre l'étude profitable, en y fondant « quelques cas pratiques concernens l'estat humain », puisqu'il emprunte à la vie réelle, et même un peu témérairement quelquefois, certains sujets de composition, où il suppose, par exemple, le discours d'un père détournant son fils de la débauche, la lettre d'un amant recherchant la main d'une jeune fille, ou l'entretien d'un jeune homme avec une courtisane. Erasme veut que l'enfant apprenne par cœur, en vertu de cette raison profondément juste, que les premiers éléments exigent surtout l'effort de la mémoire, et que la mémoire est merveilleusement tenace dans l'enfance; et il ne croit pas qu'une prescription aussi simple, aussi sage, puisse porter la moindre atteinte à la suprématie de l'intelligence, ébranler le grand principe qu'il a proclamé un des premiers, que Ramus et Montaigne ont répété après lui 1 et qui est comme la charte d'affranchissement de l'esprit humain au xvie siècle : « Il n'est aucun homme dont l'autorité doive avoir assez de crédit sur nous pour nous empêcher de suivre un avis meil-
1. Ratio auctoritatis regina dominaque esse debet (Ramus). —
« Qu'il fasse tout passer par l'etamine et ne loge rien en sa teste par simple autorité et à crédit » (Montaigne).
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leur proposé par quelque autre 1. » Erasme, enfin, trouve fort bon que « les femmes et les filles aspirent à la louange et manne celeste de bonne doctrine », comme s'exprime Gargantua dans sa lettre.
Trouvez-vous mauvais, demande dans ses Colloques une jeune fille à un abbé, que j'apprenne le latin pour m'entretenir chaque jour avec tant d'auteurs si éloquents, si instructifs, si sages, si bons conseillers? — Les livres font perdre aux femmes le peu qu'elles ont de cervelle. — Je ne sais ce que vous en avez, vous autres hommes; pour moi, le peu que j'en ai, j'aime mieux le consacrer à des études utiles qu'à des prières qu'on marmonne sans que l'esprit y ait part 2.
Thomas Morus nous montre ses Utopiens travaillant sans excès, causant sans pédanterie, commençant toujours par une petite lecture agréable soit le dîner, soit le souper, changeant les jeux de dés et de cartes en leçons d'arithmétique amusante. Chez eux, le dîner est court et le souper long, pour la même raison que donnera Rabelais.
L'helléniste Budé pense naturellement, comme Gargantua, que « sans la langue grecque c'est honte qu'une personne se die savant ». Voici les expressions dont il se sert dans son Institution du Prince : « Sans la cognoissance d'icelle langue encore un homme latin n'est à la verité que demy docte. » Les idées suivantes de son de Studio litterarum recte et commode instituendo, adressé à François Ier, résument toute la matière dont le huitième chapitre du livre II est l'amplification éloquente :
1. De Pueris statim ac liberaliter instituendis. Cité par M. Paul
Souquet.
2. Comparez Rabelais, I, 40 : « Ils marmonnent grand renfort de legendes et pseaumes, nullement par eux entendus. »
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Aujourd'hui, étudier est chose aisée; des livres partout; pour mettre les livres à la portée des jeunes gens, un certain nombre d'hommes doctes n'épargnent pas leur peine. Courage donc! Il y va du plus grand intérêt. Car, après la doctrine du Christ, après la religion et la piété enseignées par les apôtres, quel plus beau présent la Providence a-t-elle fait aux hommes que la philosophie et les belles-lettres, si propres à régler la vie et à orner les mœurs 1 ?
On pourrait multiplier ces preuves d'une dette littéraire de Rabelais envers ses devanciers, ou au moins d'une communauté d'idées entre eux et lui, sans que, comme tant d'autres constatations du même genre, celle-ci diminuât en rien son mérite; car l'originalité de la pédagogie de Rabelais consiste beaucoup moins dans la nouveauté et l'ingéniosité des idées particulières, que dans la raison, la mesure et l'harmonie de la pensée générale. Elle consiste aussi dans une certaine sagesse négative qui lui a fait éviter heureusement et les absurdités énormes et les plats lieux communs qui échappent avec une déplorable facilité, avec une inconscience presque machinale, au babil intempérant de la plus prolixe des sciences.
Un critique éminent a dit, pour modérer un peu un enthousiasme qui lui semblait exagéré, que la plupart des idées pédagogiques de Rabelais sont « des conséquences naturelles de toute conception idéale de l'éducation, telles que tout homme de bon sens les peut tirer 8 ». D'accord; mais c'est précisément le bon sens qui, en cette matière surtout, est la chose du monde la
1. Guillaume Budé, restaurateur des études grecques en France, essai historique par D. Rebitté,
2. Gaston Paris, article sur François Rabelais und sein Traité d'éducation von Dr Arnstiidt, dans la Revue critique du 9 novembre 1872.
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plus rare. On reste stupéfait de la quantité et de la qualité des sottises signées de noms illustres en pédagogie, et l'honneur de n'en avoir pas dit une seule, d'avoir fait droit à toutes les justes exigences dans une sage et parfaite mesure, paraît alors si insigne qu'on le met avant celui d'avoir traité supérieurement et mieux approfondi tel ou tel point.
Choisissons dans le tas les principales erreurs des maîtres pédagogues. Rien n'est plus propre à faire briller la gloire du bon sens de Rabelais.
Il nous montre Gargantua jouant à « l'antique jeu des tales » (osselets), avec ses compagnons, et se remémorant « les passages des auteurs anciens esquelz est faite mention ou prise quelque metaphore sus iceluy jeu ». C'est très bien; une fleur de rhétorique, çà et là, a sa grâce, et les cahiers de bonnes expressions ont leur prix, si l'on sait s'en servir et non en abuser. Mais que penserons-nous d'Erasme, subordonnant, dans son point de vue étroit d'humaniste, les sciences et la nature aux belles-lettres, jusqu 'à dire qu'il faut connaître toute la nature, parce qu'on y trouve la matière des images, des métaphores, des comparaisons 1 ? Voilà sans doute le comble et le nec plus ultra de l'esprit littéraire! Cette incroyable rêverie n'est pas une distraction; elle est conforme à une tendance pédagogique exclusive, parfaitement consciente d'elle-même et très ancienne, qui sacrifie délibérément le fond à la forme, l'utilité pratique, dans ses applications extérieures d'une variété infinie, à la seule éducation subjective de l'individu, enfin la substance même et la réalité du monde à tous
1. Cité par M. Compayré, Histoire critique des doctrines de ï éducation.
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les fantômes moraux, métaphysiques et littéraires d'un vain idéalisme.
Platon méprisait les sciences naturelles et physiques, sous prétexte que « rien de sensible n'est l'objet de la science ». Aristote lui-même rejetait de l'éducation toutes les occupations, arts ou sciences, qui sont inutiles pour former l'homme à la pratique de la vertu. Il considérait comme servile, comme indigne d'un homme libre, tout ce qui a un caractère d'utilité pratique et matérielle I Héritière des doctrines de Platon et d'Aristote à la fois, la Logique de Port-Royal, dans son premier discours, énonce gravement cet aphorisme digne de figurer au répertoire des sentences profondes de M. Prudhomme : « On ne devrait se servir des sciences que comme d'un instrument pour perfectionner sa raison. »
A l'humanité endormie de siècle en siècle au refrain monotone de ces emphatiques balivernes, François Rabelais a rappelé, avant François Bacon, que l'art des médecins, des apothicaires, des tisserands, des horlogers, des imprimeurs, des chimistes, des teinturiers, des fondeurs, des orfèvres « et autres telles sortes d'ouvriers », est aussi un objet de science, et que tout ce qui est simplement utile ou curieux mérite d'être connu, quand même cette connaissance ne servirait pas à rendre meilleur notre style ou notre âme. Rabelais a eu le double honneur et de le dire et de ne pas ajouter que les choses matériellement utiles sont les seules qui valent la peine qu'on les étudie, à la suite des purs utilitaires tels que Varron qui, par une erreur contraire à celle des purs philosophes, n'estiment dans la science que ses usages pratiques et ne s'élèvent pas jusqu'à l'idée d'une culture désintéressée de l'esprit.
Montaigne surpasse Rabelais pour la finesse de la
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pensée et l'heureux choix des termes dans maint détail de sa longue causerie pédagogique. Il a prononcé sur la formation morale et intellectuelle de l'enfant et de l'homme quelques-unes des plus belles paroles de son siècle et de tous les siècles. Mais son dilettantisme nonchalant s'amuse à enfiler des perles d'un prix fort inégal, et il y a certainement moins de cohérence dans son chapelet d'idées de toute provenance et de toute valeur que dans les morceaux mal joints, mais pleins et solides en eux-mêmes, du roman rabelaisien. Les remarques de l'auteur des Essais sur l'éducation, présentées, selon sa mode d'écrevisse, « d'autant plus picquamment que plus obliquement », ne sauraient avoir la prétention d'être un programme complet, et elles ont le tort difficilement pardonnable d'avoir donné.asile, au milieu d'une foule de choses excellentes, à l'un des plus horribles lieux communs qui aient jamais alimenté la prolixité naturelle de la pédagogie.
La façon dont Montaigne tourne et retourne à satiété sous toutes les formes cette idée assurément fort juste,, mais dont il ne faudrait pas abuser, qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine, que le jugement est plus précieux que la mémoire, que la sagesse et la vertu sont des biens plus estimables que l'érudition, devient à la longue ce que le français moderne appelle, proprement une scie, et finit par agacer les nerfs comme la répétition d'un air trop connu. De ce qu'une « suffisance pure livresque » est « fascheuse », il ne s'ensuit pas que les livres soient pour l'instruction de l'homme un instrument inférieur à quoi que ce soit, et il est bien évident, au contraire, que la tradition écrite des vingt et quelques siècles qui nous ont laissé leurs annales est le point de départ de toute culture, puisque chaque indi-
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vidu ne peut pas recommencer de nouveau l'expérience du genre humain. Il faut s'être grisé de phrases et de mots au point d'avoir perdu tout sentiment de la différence entre la parole et le radotage, entre la vérité et le sophisme, entre raisonner et résonner, pour louer expressément l'ignorance, préférer Sparte à Athènes, admirer les Turcs comme « egalement duits à l'estimation des armes et mespris des lettres », et proposer à notre imitation les sauvages !
Encore Montaigne a-t-il ici l'esprit de sourire; mais voilà les paradoxes dont s'inspirera très sérieusement le délire déclamatoire de Rousseau! En attendant, le bonhomme Charron, plagiaire de Montaigne, ressasse l'éternelle redite des Essais sur la vanité de la science, reprend méthodiquement le procès de la mémoire et résume dans cet apophtegme de vieillard serein l'idée qu'il se fait de la sagesse : « Qui est fort savant n'est gueres sage, et qui est sage n'est gueres savant. »
Comparez à ces propos d'enfant affublé d'une barbe de philosophe la sobre et virile sentence de Rabelais : « Science sans conscience n'est que ruine de l'ame. »
Le danger des études sans religion et sans morale une fois dénoncé, Rabelais n'a rien de plus admirable que son amour de la science pour elle-même, et son avide curiosité de tout savoir,... tout ce qui peut être su, mais qui n'est, hélas, que « la minime partie de ce qui est 1 ». Il n'affecte pas de se défier de l'instruction; il ne la considère pas non plus comme le privilège aristocratique d'une élite : c'est un trésor largement ouvert à tout le monde, aux « femmes et aux filles »,.aux « brigands, aux bourreaux, aux aventuriers, aux palefre-
1. V, 48.
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niers ». Combien j'aime mieux cette naïve et généreuse ardeur, même avec ses excès, que les scrupules et les délicatesses du discret et timide Fénelon : « Retenez les jeunes filles dans les bornes communes, disait ce sage avec effroi, et apprenez-leur qu'il doit y avoir pour leur sçxe une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qu'inspire l'horreur du vice! »
Toute instruction un peu sensée se propose deux objets théoriquement distincts sans être pratiquement séparables : il s'agit, d'une part, de façonner par une gymnastique réglée et assidue les facultés diverses, l'intelligence, l'esprit, la raison, la mémoire, l'imagination, le jugement, le goût; d'autre part, de munir et d'orner le cerveau ou la tête (je cherche un terme très général) de notions précieuses de toutes sortes. Mais il est arrivé presque toujours qu'au lieu de poursuivre parallèlement et avec une application égale ces deux desseins, qui devraient être indivisibles en fait et ne se décomposer qu'en pure logique, on a prétendu assigner à l'un ou à l'autre une importance prépondérante, suscitant ainsi une rivalité étroite et jalouse où la nature voulait qu'on laissât régner l'harmonie. Toutes nos polémiques scolaires sur les sciences et les humanités, sur l'enseignement spécial et renseignement latin, se ramènent et se réduisent au fond à cet antagonisme artificiel.
Après la guerre de 1870, on sentit en France la nécesité d'accorder plus de place dans l'instruction de la jeunesse aux connaissances réelles, objectives; cela ne se fit pas sans quelque précipitation ni sans un certain détriment des exercices de pure forme qui, ne donnant point la science même des choses, aiguisent et assouplissent l'esprit comme instrument de culture. L'inévi-
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table réaction s'est produite; elle proteste maintenant à outrance, comme il fallait s'y attendre, contre la surcharge des programmes nouveaux ; elle déplore, en l'exagérant, la mauvaise discipline qui résulte pour l'esprit et pour le corps de la hâte confuse forcément requise pour apprendre tant bien que mal une si grande quantité de choses, et voici recommencer l'éternelle lutte de ces deux frères ennemis : le fond et la forme, l'objet et le sujet, le but et la méthode, la matière et la manière.
J'imagine que si nous pouvions évoquer l'esprit de Rabelais du séjour des ombres, et lui remettre la solution d'une difficulté sans cesse renaissante, il nous dirait à peu près ceci :
« Gens de bien, c'est trop entrepris d'un seul coup ; qui trop embrasse peu estrainct. Il vous en cuit de vous être tant pressés; c'est pourquoi vous ferez très sagement de réduire vos savants programmes aux points essentiels et fondamentaux. Mais votre idée de varier davantage l'instruction des garçons et des filles, de leur donner des notions plus précises et plus multipliées des choses, n'était pas si mauvaise, et, en vous conseillant d'alléger beaucoup vos programmes, je n'ai garde d'insinuer qu'il faille en supprimer totalement aucun. L'instruction du jeune âge, retenez bien ceci, doit être élémentaire et encyclopédique. Ce n'est pas assez, quoi qu'en pensent certains sophistes, de former le jugement des petits hommes, de les rendre sages et réfléchis. Non, babillards et moralistes éternels, il ne suffit point d'exercer, de remuer, de labourer les jeunes intelligences comme -avec le soc d'une charrue; il faut aussi faire pénétrer dans la terre ainsi retournée les semences de toutes les connaissances précieuses. Profitez de ce que la mémoire des enfants est tendre et saisissez vite le-
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moment : bientôt le sol durcit, et la saison des semailles se passe.
« A quoi comparerons-nous encore le cerveau humain ? il est semblable à une boîte divisée en compartiments très nombreux, qu'il faut tous ouvrir et faire jouer un peu dès l'enfance ; car les tiroirs qui restent fermés deviennent terriblement durs, et c'est le diable ensuite pour y faire entrer quelque chose. Le bon Gargantua avait eu soin de donner à son fils Pantagruel, à peine âgé de cinq ou six ans, quelque goust des arts libéraux, geometrie, arithmétique et musique; cela fut suffisant pour le mettre à même de poursuivre le reste plus tard. Un peu de tout : voilà ce qu'il faut à l'enfance ; detout, pour que les vocations les plus diverses puissent s'éveiller et se déterminer de bonne heure; un'peu, pour que ce peu, réduit aux éléments, soit bien su et pour que les adultes ne soient pas obligés d'acquérir un jour à grand'peine, et du premier mot au dernier, l'instruction nécessaire à la pratique du métier ou de l'industrie qui les fera vivre.
« Mais j'entends dire que toutes les études de la jeunesse sont dirigées aujourd'hui vers le baccalauréat, et que ce baccalauréat, d'un type unique, ouvre l'accès d'un petit nombre de carrières seulement. Bonnes gens, en sommes-nous là?Se peut-il que vous soyez si forissus, du deifique manoir de raison? Quoi! prétendez-vous que tous les Français instruits deviennent avocats, médecins, bons prescheurs evangeliques ou pedagogues? La nature est fertile en talents divers, comme en objets, variés d'études offerts à cette diversité. Ne méprisez dans la nature rien de ce qui peut être un objet de. science ; cultivez à la fois toutes les facultés naturelles de l'homme, jusqu'à ce que le talent propre de chaque-
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individu ait rencontré et choisi la matière à laquelle il devra particulièrement s'appliquer.
« Eveillez d'abord sur tous les points la curiosité de l'enfance ; puis, multipliez les types de lycées et d'écoles; ne souffrez pas qu'un préjugé aristocratique établisse entre les divers ordres d'enseignements une hiérarchie funeste à l'honneur des études qui sont pratiquement les plus utiles; honorez également les sciences et la littérature, les spécialités et les humanités. Gargantua herborisait, et récitait par cœur les Géorgiques ; il composait des ballades en langue française, et savait construire de petites machines automates qui fonctionnaient toutes seules par un mécanisme ingénieux. La mémoire de Pantagruel possédait mot à mot les beaux textes du Code civil, mais sa raison les conferoit avec philosophie.
« Surtout, soignez le corps. Le meilleur correctif du surmenage intellectuel, si vous le redoutez, c'est le surmenage physique. Redressez-moi par de longues heures d'exercices violents en plein air, et non dans un gymnase, toutes ces poitrines, tous ces dos, courbés sans bouger sur des pupitres; mais craignez les refroidissements, frictionnez la peau en sueur, mettez du linge sec et des chemises propres. La force et la santé, avec la gaieté qu'elles procurent, sont les premiers biens d'une nation. Sortez une fois par mois de vos livres et de vos paperasses; allez dans la campagne, vautrez-vous dans l'herbe, faites grand'chère; jouez, chantez, dansez, péchez aux grenouilles, chassez aux cailles, et déclamez de beaux vers devant la belle nature.
« Mais adieu, buveurs, car vous me faites rabâcher. Laissez en paix mon ombre et relisez mon œuvre. Elle n'a rien omis d'important sur l'éducation de la jeunesse, et elle concilie tout : le corps et l'esprit; les livres
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et les choses; les études et les jeux; la poésie, et la science ; la méditation et l'action ; l'art et l'utilité. Elle n'oublie ni la nature, ni le monde, ni la morale, ni la religion. Elle forme des savants et elle forme des hommes. Pantagruel est absolu et parfait tant en vertu, honnesteté et prudhommie comme en tout savoir libéral et honneste. Il devient un abysme de science, non pour rester dans sa tranquillité et repos d'estude, mais pour se distinguer dans la chevalerie et les armes.
« Adieu donc. Trouvez-moi un traité d'éducation aussi large, aussi complet que le mien, aussi exempt des absurdités comme des banalités dont la pédagogie est coutumière, et je vous paye chopine. »
L'hérésie religieuse
Quand le précepteur de Gargantua le suit « es lieux secrets » pour lui expliquer « les points plus obscurs et difficiles » de l'Ecriture sainte, cette idée saugrenue nous paraît aujourd'hui d'une inconvenance passablement scabreuse, et nous la rejetons sans trop de regret parmi les choses de rebut qu'une censure attentive au respect de la religion aurait à retrancher d'abord du roman rabelaisien. Le xvic siècle avait sur ces matières une tout autre façon que nbus de voir et de sentir; il ne jugeait point à notre mode de ce qui, dans un livre, était téméraire ou innocent.
La témérité de Rabelais au lieu allégué consistait surtout, en ce temps-là, dans la lecture même de la Bible, commentée dans ses obscurités par un savant laïque, tel que Ponocrates; dans l'étude directe du texte, « en grec, le Nouveau Testament et Epistres des Apostres; puis, •en hebreu, le Vieux Testament ». Lire la Bible en grec
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et en hébreu, c'était braver l'Eglise, défier la Sorbonne, et voilà proprement où était le scandale. Gargantua, sous ses premiers précepteurs « sorbonagres », entendait une trentaine de messes à la file, « marmonnoit » les « kyrielles », « espluchoit » les « patenostres » du culte catholique, et n'était qu'un lourdaud ignare. Sous le sage Ponocrates, plus de pratiques machinales, plus de vaines cérémonies : Dieu directement adoré dans sa double révélation, la Bible et la Nature; point d'autre intermédiaire entre l'homme et le Créateur que les leçons de la science et les sermons des bons « prescheurs evangeliques ». Voilà, encore un coup, la témérité de Rabelais, la vraie, la seule ; la bordure scatologique dont elle est entourée, et qui aujourd'hui nous choque uniquement, ne pouvait sérieusement offenser la délicatesse d'un siècle que rien ne scandalisait, excepté l'hérésie, et qui permettait à tout bon chrétien, « pourvu qu'il ne fust heretique », de faire des Décrétales mêmes du pape l'usage infâme auquel les employa frère Jean.
Lorsque Rabelais donna, en 1542, une édition expurgée de ses deux premiers livres, il conserva plusieurs choses que notre sentiment moderne, plus pur et plus éclairé sans contredit, juge bien autrement indécentes et irrévérencieuses que beaucoup de celles qu'il a retranchées.
Il conserve, par exemple, dans les Propos des buveurs, cette allusion blasphématoire à une des souffrances du Christ mourant sur la croix : « J'ay la parole de Dieu en bouche : Sitio 1 » ; il laisse subsister cette
1. I, 5. — On lit dans le Sermon joyeux de bien boire :
Or, je vous pry, bevons fort donques.
Et aussi Dieu nous avisa
De bien boyre, et nous devisa
Et nous dist ce mot : Sitio.
Ancien théâtre français, tome II.
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parodie d'un verset des matines, Venite adoremus, dont il a fait : Venite apotemus 1; et cette plaisanterie impie de frère Jean, que son « baston de croix fera diables ». Il ne trouve rien de trop léger ou de trop fort dans le propos suivant :
Gargantua ne pouvoit dormir, en quelque façon qu'il se mist. Dont luy dist le moine : « Je ne dors jamais bien à mon aise sinon quand je suis au sermon, ou quand je prie Dieu. Je vous supplie, commençons, vous et moy, les sept pseaumes pour voir si tantost ne serez endormy. » L'invention pleut tres bien à Gargantua, et, commençans le premier pseaume, sus le poinct de beati quorum s'endormirent et l'un et l'autre (I, 41).
Une remarque très piquante qu'il fait ailleurs sur la chance qu'ont les scélérats d'échapper, les braies nettes, aux hasards de la vie, pendant que les saints et les justes attrapent mille maux immérités, ne lui semble pas dépasser la portée des hardiesses permises :
Quoique la peste fust dans la plupart des maisons, les pillards entroient par tout, ravissoient tout ce qu'estoit dedans, et jamais nul n'en prit dangier. Qui est cas assez merveilleux. Car les curés, vicaires, prescheurs, medecins, chirurgiens et apothicaires, qui alloient visiter, penser, guerir, prescher et admonester les malades, estoient tous mors de l'infection; et ces diables pilleurs et meurtriers onques n'y prirent mal. Dond vient cela, messieurs? Pensez y, je vous prie (I, 27).
Enfin, il ne craint pas de faire trop rougir la modestie et la piété des fidèles en maintenant dans son calendrier burlesque des saints aussi peu canoniques que
« sainte Andouille, saint Foutin, l'apostre, et saint Vit »
(1, 17).
1. 1, 41.
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Dans ces limites, je veux dire dans tout l'espace qui peut s'ouvrir à l'imagination d'un auteur satirique en deçà de l'hérésie, Rabelais ne courait aucun risque. Il continuait simplement à user d'un privilège dont l'orthodoxie catholique avait toujours joui. Au moyen âge, le péril hérétique n'existant pas encore pour l'Eglise, on sait qu'il n'y avait nulles bornes à la licence de la littérature. Voici un échantillon du mystère des Trois Rois qui me dispensera de toute autre citation, car vraiment c'est le comble de la témérité dans la sphère religieuse, et les plus grandes audaces de Rabelais ne paraissent plus que de timides enfantillages en comparaison. L'ange Gabriel, après que le Sauveur a rendu l'âme, réveille en ces termes Dieu le père profondément endormi :
Père éternel, vous avez tort
Et devriez avoir vergogne;
Votre fils bien aimé est mort,
Et vous ronflez comme un ivrogne!
A quoi le Père éternel répond en se frottant les yeux. :
« Il est mort! Le diable m'emporte si je le savais! »
La bonne mère l'Eglise est peu farouche de sa nature ; d'elle-même la religion catholique est presque aussi riante que le polythéisme grec aux temps heureux où, sur la scène comique, Aristophane impunément hasardait toutes les fantaisies. Dans le giron maternel les gais et malins enfants de la maison peuvent s'ébattre, prendre leurs aises, se permettre, comme l'a si joliment dit Sainte-Beuve « toutes sortes de niches » ; on les laisse tout dire et tout faire. Mais malheur à l'homme grave et réfléchi que cette légèreté scandalise et qui, par fierté d'âme ou indépendance d'esprit, tente de
1. De l'esprit de malice au bon vieux temps.
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s'émanciper d'une si joyeuse tutelle ! L'imbécile Homenaz qui se laissait railler et même souiller sans souffler mot, change aussitôt d'allure et se métamorphose en sombre et sanglant Torquemada. Pendant qu'Aristophane, farceur confit en orthodoxie dévote, se moquait, sans rien craindre, de tous les dieux de la Grèce à l'abri de son rôle de conservateur officiel, Euripide jouait sa tête en faisant entendre sur la scène tragique un écho de l'enseignement d'Anaxagore et de Socrate, et le pieux Eschyle, avant lui, pour avoir laissé entrevoir les vérités sublimes des mystères, s'était un jour vu réduit à embrasser comme un suppliant l'autel de Dionysos. De même, au moyen âge, les auteurs de fabliaux bafouaient librement « saint Pierre le vilain » et « dom Paul le chauve»; mais lorsqu'un moine augustin, professeur de philosophie et de théologie à l'université de Wittemberg, s'avisa d'interroger respectueusement saint Pierre sur les titres de la papauté et de restituer, d'après saint Paul, la doctrine du salut par la foi, le péril apparut soudain à l'Eglise : elle s'éveilla en frémissant de sa cynique indulgence religieuse, et partout des bûchers inquiets s'allumèrent.
L'hérésie vint alors donner une signification grave à des plaisanteries innocentes autrefois, que sans elle on n'aurait pas remarquées. Le chapitre 6 du livre Ier, Comment Gargantua nasquit en façon bien estrange, après avoir raconté la sortie de l'enfant par l'oreille gauche de sa mère, ajoutait dans les premières éditions :
Je me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativité. Si ne le croyez, je ne m'en soucie; mais un homme de bien, un homme de bon sens croit tousjours ce qu'o n luy dit, et ce qu'il trouve par escrit. Ne dit Salomon, Ptover-
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biorum XIV : Innocens credit omni verbo, etc.? Et saint Paul, prim. Corinthior. XIII : Charitas omnia credit?
Pourquoy ne le croiriez vous ? Pour ce, dictes vous, qu'il n'y a nulle apparence. Je vous dis que, pour ceste seule cause, vous le devez croire, en foy parfaicte. Car les Sorbonistes disent que foy est argument des choses de nulle apparence.
Est ce contre nostre loy, nostre foy, contre raison, contre la sainte Escriture? De ma part, je ne trouve rien escrit es Bibles saintes qui soit contre cela. Mais, si le vouloir de Dieu tel eust été, diriez vous qu'il ne l'eustpu faire? Ha, pour grace, n'emburelucoquez jamais vos esprits de ces vaines pensées. Car je vous dis que à Dieu rien n'est impossible. Et, s'il vouloit, les femmes auroient dorenavant ainsi leurs enfans par l'oreille.
Rabelais crut devoir supprimer dans ce passage, en
1542, la phrase que j'ai soulignée. Elle lui parut sans doute insister un peu trop sur le rapprochement qu'on pouvait faire de l'absurdité de sa fable avec le miracle de la conception du Christ. Mais, sans les hérétiques, sans leurs protestations contre le culte de Marie, ce rapprochement n'eût choqué personne dans une Eglise dont les docteurs enseignaient sérieusement au moyen âge que la vierge devint enceinte du Saint-Esprit par le sommet de la tête, et dont les fidèles chantaient, aux fêtes. de Noël, ce joyeux refrain :
Gaude virgo, mater Christi, Quse per aurem concepisti.
Dans le même chapitre, Grandgousier réconfortait par les paroles suivantes sa femme Gargamelle en mal d'enfant :
Nostre Sauveur dit en l'Evangile Joannis, XVI : La femme qui est à l'heure de son enfantement a tristesse; mais, lorsqu'elle a enfanté, elle n'a souvenir aucun de son angoisse. Ha, dist-elle, vous dictes bien, et aime beaucoup mieulx
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ouir telz propos de l'Evangile, et mieux m'en trouve, que de ouir la vie de sainte Marguerite, ou quelque autre capharderie.
Rabelais biffa ces lignes, car elles établissaient entre l'histoire évangélique et la légende des saints une opposition trop chère à l'hérésie pour être agréable au catholicisme et pour sauver du soupçon les chrétiens qui osaient la faire. « Qu'on m'appelle vilain, disait un auteur du temps, larron, parricide, athée, et tout ce qu'on voudra, mais qu'on ne m'appelle pas huguenot. 1) Si Rabelais sentit quelquefois le fagot, ce ne fut pas pour maints joyeux blasphèmes autorisés par la tradition du moyen âge, moins aggravés d'ailleurs qu'atténués par son gracieux esprit, et dont la profonde immoralité de l'Eglise et de la religion catholiques ne s'était jamais formalisée : ce fut pour avoir dit que le pur Evangile est supérieur à tous les livres, à tous les commentaires humains, ou pour avoir cité saint Paul avec prédilection, saint Paul, le grand apôtre de la Réforme, le fondateur du protestantisme avant Luther.
A l'exception du mot Sorbonne et de ses burlesques dérivés, très soigneusement effacés partout, la revision des deux premiers livres nous apparaît comme un travail hâtif et superficiel, tout à fait insuffisant pour faire disparaître les hérésies et surtout l'esprit hérétique dont ils étaient imbus.
L'éducation de Gargantua, son épître à Pantagruel, sont protestantes essentiellement; elles le sont par ce qu'elles expriment, elles le sont par ce qu'elles passent sous silence, et dans le zèle même de Rabelais pour le savoir et pour l'étude on sent l'inspiration nouvelle des réformateurs et de leurs amis. Le catholicisme n'a jamais eu, et pour cause, ce beau souci de l'instruction.
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L'esprit de saint Paul et de saint Augustin, c'est-à-dire l'esprit même de Calvin, dicte à Grandgousier ce jugement sur Picrochole : « J'ay cogneu que Dieu eternel l'a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut estre que meschant, si par grace divine n'est continuellement guidé. » La lettre à Gargantua où se trouve cette phrase se termine par cette salutation : « Très cher fils, la paix de Christ, nostre redempteur, soit avec toy. » Si cet emploi du mot Christ sans article n'est pas le fait de quelque, imprimeur huguenot, c'est un petit signe qui a sa valeur, car il trahit une habitude toute spéciale du style protestant. Un peu plus haut (I, 17), Rabelais avait écrit : « Le peuple de Paris est tant sot, tant badaut, et tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur evangelique. » Les porteurs de rogatons étaient des mcines tenant « foire de reliques », selon la méprisante expression de Calvin 1, et ce terme, qui pouvait être pris pour un redoublement banal du mot basteleur, tire « une énergie singulière », comme le fait remarquer M. Marty- Laveaux, de « l'opposition où il se trouve avec celui de prescheur evangelique, c'est-à-dire de pasteur protes- tant ». La célèbre diatribe sur les moines au chapitre 40 de Gargantua contient un passage imprégné de passion, de doctrine, de phraséologie calviniste; il faut le répéter ici en le détachant du contexte, qu'on a lu ailleurs 2 :
1. Ces porteurs de rogatons qui exercent « foire vilaine et deshonneste ». Calvin, Pamphlet sur les reliques.
2. Voy. p. 162.
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* Ils marmonnent grand renfort de legendes et pseaumes, nullement par eux entenduz. Ils comptent force patenostres, entrelardées de longs Ave Maria sans y penser ny entendre.
Et ce j'appelle mocque Dieu, non oraison... Tous vrais christians, de tous estats, en tous lieux, en tous temps, prient
Dieu, et l'esprit prie et interpelle pour iceux ; et Dieu les prent en grace.
Prier Dieu en tous lieux, en tous temps, ne pas lui rendre seulement le culte officiel et intermittent de l'Eglise, mais l'adorer toujours et partout « en esprit et en vérité », c'est ce que font les Thélémites, auxquels manque un édifice commun où l'on vienne s'acquitter à certaines heures réglées des offices de la religion, mais qui ont chacun leur chapelle particulière. Les vers à rimes batelées inscrits sur la grande porte de Thélème, après en avoir interdit l'entrée aux cagots et bigots, c'est-àdire à ceux que Rabelais avait appelés ailleurs « porteurs de rogatons », invitent hautement ses bons et anciens amis, les prêcheurs évangéliques :
Cy entrez, vous, qui le saint Evangile
En sens agile annoncez, quoy qu'on gronde...
Entrez, qu'on fonde icy la foy profonde.
Si les mots quoy qu on gronde ont un sens, il n'est guère possible d'entendre ici autre chose que l'opposition faite par l'Eglise et l'Etat à la prédication du nouvel Evangile, et la suite du récit achève d'ailleurs de mettre en pleine lumière la pensée de Rabelais.
Lorsqu'on creusa les fondements de l'abbaye de Thélème, on découvrit dans la terre une grande lame de. bronze sur laquelle était gravée une prophétie également en vers; mais ces vers, simples décasyllabes à rimes plates, sont moins mauvais que les autres, parce qu'à l'exception des deux premiers et des six derniers,
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ils ne sont pas de Rabelais. Ils sont du meilleur disciple de Marot, Mellin de Saint-Gelais, que Rabelais appelle pour la circonstance « Merlin le prophète », et ils présentent cette singularité, qu'étant dans la première intention de leur auteur une simple description du jeu de paume, on peut en détourner plusieurs de leur sens littéral, grâce à l'obscurité de certaines expressions, et les appliquer aux guerres civiles et religieuses qui ensanglantèrent la seconde moitié du xvie siècle.
La lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondement, et dist es assistans : « Ce n'est de maintenant que les gens reduicts à la creance evangelique sont persécutés. Mais bien heureux est celuy qui ne sera scandalisé, et qui tousjours tendra au but et au blanc que Dieu par son cher filz nous a prefix, sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty. » Le moine dit : « Que pensez-vous en vostre entendement estre par cest enigme designé et signifié? — Quoy? dist Gargantua, le decours (la marche) et maintien de verité divine. — Par saint Goderan, dist le moine, telle n'est mon exposition : le stille est de Merlin le prophete; donnez y allegories et intelligences tant graves que voudrez, et y ravassez, vous et tout le monde, ainsi que voudrez. De ma part, je n'y pense autre sens enclos qu'une description du jeu de paulme sous obscures paroles... Après le jeu, on se refraichit devant un clair feu, et l'on change de \ chemise. Et voluntiers l'on banquette, mais plus joyeusement ceux qui ont gaigné. Et grand chere. »
Le premier livre se clôt sur cette phrase insignifiante, et voilà ce qui s'appelle rompre les chiens; mais il faut savoir gré à Gargantua du soupir profond que lui arra- chent les persécutions souffertes pour la foi évangé- lique.
Dans le livre II, qui est du commencement de 1533, Pantagruel avait fait une allusion assez sèche, nullement pathétique, au supplice récent du pauvre Jean
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Caturce brûlé à Toulouse 1. En 1535, Gargantua s'émeut et « souspire profondement ». Or, en cette même année, d'injurieux placards contre la messe, la transsubstantiation et d'autres points de la foi catholique ayant été audacieusement affichés dans tous les carrefours de Paris et de Blois et jusque sur la porte du cabinet de François Ier, le roi redoubla de rigueur contre les hérétiques. « Le 21 janvier 1535, une procession solennelle sortit de l'église Saint-Germain l'Auxerrois. Jean du Bellay, évêque de Paris, tenait dans ses mains le saintsacrement, entouré des trois fils de France et du duc de Vendôme, qui portaient le dais ; le roi marchait derrière, une torche à la main, entre les deux cardinaux de Bourbon et de Lorraine. A chaque reposoir, il remettait sa torche au cardinal de Lorraine, joignait les mains, et, humblement prosterné, il invoquait sur son peuple la miséricorde divine 2. » Après la procession, il prononça un discours qu'il termina en disant que, si son bras était gangrené, il le couperait, si ses fils étaient assez malheureux pour se laisser séduire par des nouveautés exécrables, il voudrait les offrir lui-même en sacrifice à Dieu. Huit jours après, un édit condamna les « receleurs d'heretiques », qui ne dénonceraient pas leurs hôtes, aux mêmes peines que ceux-ci. Dans l'espace de quelques mois, soixante-treize personnes accusées d'hérésie, Clément Marot était du nombre, comparurent devant la justice criminelle, et vingt-sept périrent à Paris seulement. Les exécutions devinrent plus cruelles en même temps que plus nombreuses. On abrégea l'instruction des procès et on prolongea la
1. Voy. p. 202.
2. Guizot, l'Histoire de France racontée à mes petits-enfants, tome III.
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durée des supplices. Jusque-là on avait étranglé les victimes avant de les brûler; désormais on les brûla vives : mais, pour que les patients souffrissent plus longtemps, on les suspendait par des chaînes de fer à des bascules qui, tour à tour, les enlevaient en l'air et.les plongeaient dans les flammes.
On rencontre à notre époque tolérante et pacifiée des braves qui éprouvent quelque honte pour Rabelais de sa prudence plus grande que son courage : transportezles en 1535, peut-être bien qu'ils auraient eu peur et qu'ils n'auraient pas même osé mentionner le profond soupir de Gargantua!
Pantagruel, avant d'en venir aux mains avec le géant Loupgarou, s'engage envers Dieu, s'il lui donne la victoire, à faire prêcher dans toute l'Utopie et par tous les pays soumis à son autorité « le saint Evangile purement, simplement et entierement », si bien que « les abus d'un tas de papelars et faulx prophetes, qui ont par constitutions humaines et inventions depravées envenimé tout le monde, seront d'entour moy exterminés » (II, 29).
Le bonhomme Grandgousier fait une belle sortie, éloquente et chrétienne, à la fois contre les pèlerinages et contre le polythéisme catholique, je veux dire contre la déification, à l'instar des païens, de toutes sortes de puissances ou bienfaisantes ou malfaisantes qui détournent les prières et les hommages dus au seul Maître de l'univers. La superstition populaire avait forgé une quantité de dieux ou de saints, auteurs de toutes les maladies imaginables, sans autre fondement à ses dénominations que de ridicules calembours : sainte Claire faisait les aveugles et rendait la clarté; saint Aignan donnait et guérissait la teigne; saint Mammard, les maux de sein;
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saint Avertin, les vertiges ou maux de tête; saint René, les maux de reins; saint Quentin, les quintes de toux; saint Eutrope, l'hydropisie ; saint Genou, la goutte, etc.
Les cinq pèlerins que Gargantua avait failli manger dans une salade de laitues et qu'il avait « denichés » avec son cure-dents, sont paternellement interrogés par Grandgollsier, qui leur demande d'où ils viennent et où ils vont.
« Nous venons de Saint Sébastian prés de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées. — Voire, mais, dist Grandgousier, qu'alliez vous faire à Saint Sébastian? — Nous allions, dist Lasdaller, luy offrir nos votes contre la peste. — 0, dist Grandgousier, pauvres gens, estimez vous que la peste vienne de Saint Sébastian? — Ouy vrayement, respondit Lasdaller, nos prescheurs nous l'afferment. — Ouy, dist Grandgousier, les faulx prophetes vous annoncent ilz telz abus? Blasphement ilz en ceste façon les justes et saints de Dieu, qu'ilz les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homere escrit que la peste fut mise en l'ost des Gregoys par Apollo, et comme les poëtes feignent un grand tas de Vejoves et dieux malfaisans? Ainsi preschoit à Sinays un caphart, que saint Antoine mettoit le feu es jambes; saint Eutrope faisoit les hydropiques; saint Gildas, les fols; saint Genou, les gouttes. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu'il m'appelast heretique, que depuis ce temps caphart quiconques n'est osé entrer en mes terres. Et m'esbahis si vostre roy les laisse prescher par son royaume telz scandales. Car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin, auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais telz imposteurs empoisonnent les ames... Allez vous en, pauvres gens, au nom de Dieu le createur, lequel vous soit en guide perpetuelle. Et dorenavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chascun en sa vacation, instruez vos enfans, et vivez comme vous enseigne le bon apostre saint Paul » (I, 45).
Dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor, un ouvrage ridicule est attribué à un moine, Silvcstre
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Prieras ou de Priero, qui s'était signalé par sa polémique contre Luther et par l'apologie qu'il avait faite des indulgences et du jeûne 1.
On a dit, et j'ai répété un peu vite peut-être, que la tendance protestante disparaît de l'œuvre de Rabelais avec le troisième livre, publié en 15462. J'avoue qu'après avoir repassé à ce point de vue cette portion de l'ouvrage, je crois devoir faire quelques réserves, plus ou moins importantes, à cette assertion trop catégorique.
Le troisième livre disserte sur la question du jeûne s avec beaucoup de sagesse et de modération sans doute, mais aussi avec une liberté toute philosophique, dont ne jouissaient en ce temps-là que les esprits émancipés d'abord du joug de la religion officielle; s'il ne comdamne pas en termes exprès le célibat des prêtres et des moines, il en sent, il en montre avec force certains inconvénients 4; il raconte la belle mort du vieux poète français Raminagrobis, qui est celle d'un protestant libéral, s'il est permis d'employer cet anachronisme, d'un chrétien de raison absolument affranchi de toutes les formes religieuses, de tous les intermédiaires entre l'homme et Dieu, au grand scandale du catholique Panurge 5 ; enfin le troisième livre défend avec une éloquence admirable le foyer de la famille et l'autorité paternelle contre les sourdes menées et les violents attentats du clergé régulier 6.
1. II, 7. — Seizième titre du catalogue : De brodiorum usu et honestate chopinandi.
2. Vov. p. 66.
3. Chap. 13.
4. Voy. p. 282.
5. Voy. pp. 116, 144, 169.
6. Voy. p. 282 et suiv.
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Le quatrième livre commence contre le papisme cette campagne à fond, que le cinquième continuera, et il contient une remarque amusante et singulièrement significative du petit diable de Papefiguière sur les maigres déjeuners qu'on fait aux enfers depuis que la mode s'est introduite dans le monde de lire la Bible et particulièrement saint Paul, malgré les « menaces, injures, force, violence et bruslemens 1 ».
En somme, il y avait assez d'hérésie dans tous les écrits de Rabelais, pour que Calvin pût dire de lui, comme d'Erasme, qu' « il avoit gousté un peu du pain de la vérité ».
Naturellement, il s'en défend comme un beau diable. Il donne à son apologie ce tour hyperbolique qui manque le but, parce qu'il. le dépasse, disant que s'il reconnaissait dans ses écrits la moindre « scintille (étincelle) d'heresie », il amasserait lui-même le bois sec et allumerait le feu de son propre bûcher 2. Par un procédé habile, dont Voltaire devait faire grand usage, Rabelais proteste de son catholicisme ou place bien en saillie quelque mot de la langue orthodoxe au moment même où le contexte sue l'hérésie par tous les pores. Dans sa belle prière à Dieu, avant la bataille contre les géants, Pantagruel fait profession expresse de la foi catholique en même temps qu'il proteste contre « les abus d'un tas de papelards ». Grandgousier, après avoir renvoyé les pèlerins chez eux avec de sages et philosophiques conseils, empruntés à saint Paul, ajoute :
« Ce faisans, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous. »
1. Voy. p. 152.
2. Dédicace du IVe livre à Msr Odet, cardinal de Châtillon.
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A Panurge, qui déplore que presque tous les théologiens soient hérétiques, Pantagruel répond :
« Je le nie, voyant l'occupation principale, voire unique et totale des bons theologiens estre emploictée par faits, par ditz, par escritz, à extirper les erreurs et heresies (tant s'en fault qu'ils en soient entachés), et planter profondement es cœurs humains la vraye et vive foy catholique. »
Une autre sauvegarde des hérésies de Rabelais, c'était son hostilité déclarée et, sans nul doute, sincère contre le chef de la Réforme en France. Il n'attendit pas l'année 4552 pour crier haro dans son quatrième livre sur le « demoniacle » Calvin, sur « l'imposteur de Geneve ». S'il fallait en croire les doctes commentateurs des Fanfreluches antidotées (I, 2), « l'affecté marroufle, sorty du creux où l'on pesche aux gardons », dont il est parlé dans la deuxième strophe, désignerait déjà Calvin et le lac de Genève, bien qu'il ne paraisse pas qu'en 1535 Calvin se fût encore établi dans cette ville; mais ce qui est avéré, c'est que, dans les dernières éditions du livre II, Rabelais ajouta les mots « predestinateurs, imposteurs » dans une phrase du prologue qui contenait les épithètes d'abuseurs et de séducteurs. C'étaient des représailles, Calvin ayant, dès 1533, dans une lettre latine, qualifié le livre II d' « obscène 1 ». Plus tard, dans son traité des Scandales publié à Genève en 1550, le Réformateur s'exprimait en ces termes sur le compte de l'auteur de Gargantua et des deux livres de Pantagruel qui avaient paru à cette date : « Rabelais, des Periers et beaucoup d'autres que je ne nomme pas pour le présent, après avoir goûté l'Evangile, ont été frappés d'aveuglement. Les chiens dont je parle, pour
1. Voy. p. 38.
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dégorger plus librement leurs blasphèmes, font des plaisants, voltigent par les banquets et compagnies joyeuses, et là, en causant à plaisir, renversent, autant qu'ils le peuvent faire, toute révérence de Dieu. »
Je ne pense pas avoir besoin de m'arrêter un seul instant sur la profonde incompatibilité d'humeur qui devait suffire à elle seule, indépendamment des doctrines et des tendances, pour faire de deux hommes tels que Rabelais et Calvin deux ennemis irréconciliables. Ce qui me paraît beaucoup plus digne de remarque, c'est que, dans l'hérésie, Rabelais n'ait pas tout rejeté ni tout accepté en bloc : il distingue, d'une part, entre l'apôtre et les nouvelles idées; d'autre part, entre les idées elles-mêmes, donnant ainsi une preuve d'intelligente équité, qui, peu commune à toutes les époques, était extraordinairèment rare au xvie siècle.
En ce temps de luttes héroïques pour les plus grandes causes qui puissent enflammer des cœurs d'hommes, les caractères et les esprits étaient généralement tout d'une pièce. Si un sage avait tenté d'arrêter les iconoclastes fanatiques qui, dans la nuit du 1er juin 1528, démolirent à coups de marteau une statue de la Vierge, précipitant ainsi le fatal dénouement du procès de Berquin ; s'il leur avait dit : « Prenez garde, vous n'avez pas le droit de faire ce que vous faites, vous outragez des consciences chrétiennes, il faut respecter la foi d'autrui, tolérer les opinions qui ne sont pas les nôtres »,... ces paroles si sensées n'auraient pas seulement paru dépourvues de tout sens aux huguenots briseurs d'images, elles auraient perdu notre philosophe, qu'on eût bâillonné en un tour de main et jeté à l'eau comme papiste. Les fous qui se conduisaient de la sorte avaient l'entière approbation de leur conscience; ils étaient
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aussi persuadés d'être agréables à Dieu que Polyeucte renversant les idoles. Quel faible langage c'est de dire que la notion de tolérance était étrangère aux intelligences du temps! dites plutôt que, si elle avait pu entrer dans les'têtes, elle aurait révolté les cœurs comme une trahison, comme une monstrueuse infidélité.
La foi absolue dans une vérité idéale quelconque est devenue au xixe siècle quelque chose de si rare, de si introuvable, que nous avons peine à comprendre maintenant, par une étroitesse contraire, la parfaite loyauté de l'intolérance religieuse; l'intolérance est pourtant un sentiment honnête et droit, une conduite logique, qui est la conséquence rigoureuse de toute conviction digne de ce nom. Dès les premières lignes de son Institution chrétienne, adressée au roi de France, Calvin met François Ier en demeure de déclarer hautement, non pas que les réformés ont le droit d'adorer Dieu comme il leur plaît, mais que leur manière de voir est la seule vraie, que tous doivent s'y ranger, et que le roi doit employer à cette fin l'autorité qu'il tient de Dieu 1. Aux yeux de Calvin, le premier devoir du prince est de faire triompher par la force la vérité dans ses Etats. Il écrivait au duc de Somerset, régent du royaume d'Angleterre : « Les gens fantastiques qui, sous couleur de l'Evangile, voudraient mettre tout en confusion, et les gens obstinés aux superstitions de l'Antéchrist de Rome, méritent bien d'être réprimés par le glaive qui vous est commis, puisqu'ils s'attaquent non seulement au roi, mais à Dieu qui l'a assis au siège royal. » Théodore de Bèze appelait la liberté de cons-
1. Paul Albert, la Littérature française des origines au XVIIe siècler p. 169.
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cience « un dogme diabolique » ; et des martyrs, presque au moment de monter sur le bûcher, ne tenaient pas un autre langage devant leurs juges En 1560, à Nérac, les protestants de France décidèrent que « les hérétiques (c'est-à-dire pour eux les catholiques et les indépendants) méritaient punition rigoureuse, et que l'opinion de ceux qui les exemptaient de la juridiction du magistrat était à bon droit réprouvée 1 ». En 1553, Robert Estienne, exilé à Genève par l'intolérance des théologiens de Paris, reprochait à ses persécuteurs, dans une lettre .écrite de cette ville, de n'avoir pas fait brûler avec son livre l'athée et blasphémateur Rabelais 3 !
C'est énorme, aurait dit Flaubert. Oui, mais c'est sublime. Ces héros nous dépassent de toute la supériorité qu'ont la foi et l'action sur l'incertitude de l'esprit et l'indécision du caractère. Félicitons-nous d'être nés dans un siècle où la tolérance religieuse et la liberté de conscience sont des principes définitivement acquis, sinon des faits parfaitement réalisés, et composent, suivant la belle expression d'un historien, « le capital moral de la civilisation moderne 4 » ; mais soyons heureux plutôt que fiers d'être devenus ce que nous sommes, et si nous voulons conserver quelque estime pour une molle vertu compatible avec toutes les faiblesses, toutes les lâchetés, toutes les corruptions, ne l'opposons pas trop à l'énergie barbare des grands cœurs d'autrefois.
La tolérance, si elle existait au xvie siècle chez quelques esprits d'élite, était, on le comprend, bien autre-
1. Henri Lutteroth, la Réformation en France pendant sa première période, p. 62.
2. Edme Champion, Philosophie de l'histoire de France, p. 215.
3. Rathery, Notice biographique sur Rabelais.
4. Ernest Denis, Jean lluss et la guette des Hussites.
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ment méritoire et intéressante que de nos jours où, malgré de trop nombreuses offenses au principe, le principe même est chose banale. Mais y avait-il au xvie siècle des esprits tolérants, et à quelles conditions, alors comme aujourd'hui, la tolérance peut-elle exister?
Certains historiens un peu trop exclusifs dans leur vénération pour les grands caractères ont parlé avec un secret mépris des novateurs « timides, inconsistants », qui ne suivirent pas les chefs de l'hérésie jusqu'au bout de leur généreuse entreprise, firent bon accueil à une partie de la Réforme, laissèrent aux fanatiques le reste et s'arrêtèrent « à mi-chemin ». Tels furent, avant tous les autres, Erasme; puis, en France, Lefèvre d'Etaples, la reine Marguerite, sœur de François Ier, Rabelais et plusieurs de ses amis, comme le spirituel évêque Geoffroy d'Estissac, le brave cardinal Jean du Bellay, qui protégeait Berquin, correspondait affectueusement avec Melanchton et signait ses lettres au Réformateur Tuus ex animo. La femme supérieure et les hommes éminents que je viens de nommer peuvent voir, du haut du paradis que l'abbé Hugues Salel promettait à Rabelais comme récompense 1, le monde contemporain leur accorder toute son affectueuse sympathie, mais leur marchander son estime. La dose de prudence et de scepticisme qui nous semble être entrée dans l'inspiration de leur conduite, sans les rendre au fond moins chers à nos cœurs, nous fait un peu rougir de les trouver aimables et retient les élans d'une admiration trop déclarée.
Cette réserve est-elle juste? La source de la libre pen-
1. Or persevere, et si n'en as merite
En ces bas lieux, l'auras en haut domaine.
Derniers vers du dizain publié en tête de l'édition du livre II donnée en 1534.
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sée, maintenant qu'on peut apercevoir la direction que suit l'esprit humain, doit-elle rester pour nous quelque chose de médiocrement vénérable ? Prenons garde aujourd'hui d'être des fils ingrats, et de renier nos vrais pères. Parce qu'en se propageant les idées de liberté et de tolérance sont devenues communes comme l'air qui nous fait vivre, ce n'est pas une raison pour moins estimer les bienfaiteurs de la famille humaine qui nous ont transmis les premiers un aussi précieux héritage. Un esprit sage et modéré comme Erasme, à l'époque de violence où ce phénomène s'est produit, était une nouveauté peut-être plus originale que le grand Luther lui-même. La passion qui se retourne pour brÚler ce qu'elle a adoré a toujours été moins étonnante que celle qui, tempérant son feu, se transforme en lumière, en équité et en raison.
Quelle belle et noble figure, pour citer un autre exemple, que celle de cette chère Marguerite d'Angoulême, duchesse d'Alençon, puis reine de Navarre et grand'mère du meilleur et du plus français de nos rois! La gloire de Marguerite, au siècle où elle a vécu, c'est de n'avoir été ni catholique ni protestante. L'éloge serait mince, s'il était adressé à une femme ou à un homme du xixe siècle. Au temps de scepticisme où nous vivons, les chrétiens équivoques ne sont point rares, et l'idée ne viendrait à personne de louer cette attitude sans franchise comme le fait d'un esprit supérieur ou seulement distingué. Mais l'appréciation de la conduite des hommes peut changer profondément avec les circonstances où ils se trouvent placés, et, dans un siècle tel que le xvi°, c'est vraiment une bénédiction de rencontrer une âme qu'on puisse appeler sceptique.
Ni catholique ni protestante; mais douce, libérale,
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compatissante, humaine : de quelle reconnaissante admiration nos cœurs ne seraient-ils pas pénétrés si, au lieu de juger les grandes âmes d'autrefois à la mesure des nôtres, nous voulions bien considérer historiquement combien le sentiment de l'humanité, presque introuvable d'un bout à l'autre du xvie siècle, était encore rare cent ans après! En plein rayonnement du glorieux Louis XIV, les âmes étaient à peine ouvertes à la justice et à la pitié. C'est la généreuse philosophie du XVIIIe siècle qui, pour la première fois, dénoncera hautement et avec une émotion communicative les crimes de l'homme contre l'homme. La bonne Marguerite a eu le sort de tous les esprits de juste milieu, qui ne veulent se donner à aucun parti extrême : elle a été injuriée à la fois par les catholiques et par les protestants. Les catholiques devraient se contenter de la déclaration qu'elle fit avant sa mort, que « tout ce qu'elle avait fait en faveur des novateurs avait été dicté uniquement par la compassion et jamais par éloignement de la religion catholique ». Les protestants devraient comprendre que, si la sœur du roi put leur rendre quelques services, c'est grâce à sa position indépendante; enrôlée dans les rangs de la Réforme, elle serait devenue trop suspecte, on l'eût bientôt envoyée rejoindre à Ferrare la fille de Louis XII. Protestante et venant au secours des protestants comme ^ coreligionnaire, Marguerite aurait surtout perdu ce qui i fait proprement son charme et sa gloire : cette tolérance toute moderne, cette humanité pure, qui s'intéresse j à l'homme parce qu'il est homme comme le bon Samari- 1 tain de l'Evangile, et, avant de sauver sa vie, ne lui demande pas de signer un credo.
Rabelais, lui aussi, est un sceptique, au sens propre du mot, puisqu'il examine et distingue. Il parle générale-
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ment de la Bible avec respect; ce qui ne l'empêche pas de railler les théologiens qui forcent le sens des textes ou découvrent des prophéties dans les passages les plus insignifiants, comme ce révérend père dont se moque Pascal, pour lequel quatre petits mots d'Isaïe : « Allez, anges prompts et légers! » prédisaient clairement la venue des Jésuites. Les pèlerins avalés par Gargantua « furent reconfortés de leur malheur par les bonnes paroles d'un de leur compagnie, nommé Lasdaller, lequel leur remonstra que cette adventure avoit esté predite par David » (I, 38). Cela n'est rien d'ailleurs, et Rabelais va beaucoup plus loin dans la libre critique, puisqu'il nie implicitement le dogme du péché originel par sa philosophie morale de Thélème. Il est hérétique et partisan de la Réforme, dans toute la mesure où celle-ci est l'alliée des belles-lettres et l'émancipatrice de la pensée; mais il n'a garde de suivre Calvin dans sa négation désespérante du libre arbitre et sa sombre doctrine de la prédestination. Ni pour Genève ni pour Rome, il estimerait sans doute, s'il lui fallait absolument choisir, que le joug de « l'Isle Sonnante » est plus léger à porter que celui de « l'Isle Farouche ».
L'incrédulité peut être intolérante comme la foi; le scepticisme ne saurait l'être. On commence à devenir vraiment tolérant pour les idées d'autrui le jour où l'on a appris à douter des siennes; toute prétendue tolérance accompagnée d'une de ces convictions entières et absolues qui n'admettent point le doute, est un sublime effort de la charité chrétienne, encore plus beau que la tÓlérance véritable, mais auquel manque la grâce facile qui constitue celle-ci.
Sceptique et tolérant, le bon père Rabelais distingue aujourd'hui ses vrais fils et n'a garde d'avouer pour
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sienne toute une postérité bâtarde qui se réclame de lui bruyamment, faux épicuriens, faux amis de la nature, faux amis de la raison et faux libres penseurs, qui ferment les temples et les églises, chassent Dieu de l'école, traitent d'imposteurs ou d'insensés les braves curés de campagne et les bons pasteurs « evangeliques ». Eux, la postérité de Rabelais! Ce qui bout dans leurs veines, c'est le sang de Noël Beda, le furieux théologien de Sorbonne, et sur leur front étroit je retrouve la pâleur bilieuse du mortel ennemi de Servet.
N'ayant dans son libre et joyeux esprit, dans son âme affranchie et sereine aucune sorte de violence dogmatique, Rabelais prétend, par une juste réciprocité, qu'on ne le violente pas, lui non plus. C'est parfaitement logique, et il n'est point nécessaire, pour expliquer cette attitude, de faire intervenir ces petites faiblesses de la nature humaine dont la basse malveillance des envieux se réjouit. Notre philosophe a bien raison de ne soutenir ses opinions que « jusque au feu exclusivement », puisqu'il n'y tient pas davantage et qu'il estime sagement, avec son frère Montaigne, que s'exposer à être cuit tout vif, c'est mettre à trop haut prix des conjectures.
Dieu et l'âme
Les révérends pères en Diable, les grands inquisiteurs nouveaux, inspirés par l'esprit du fanatisme antireligieux, qui rêvent d'effacer des fables de La Fontaine le nom de Dieu et qui approuvent, dit-on, dans le Petit poisson et le Pêcheur, cette correction vraiment laïque :
Petit poisson deviendra grand
Pourvu que l'on lui prête vie,
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auraient beaucoup de peine à pratiquer la même épuration dans l'œuvre de Rabelais. Notre littérature sacrée elle-même ne compte pas d'écrivain dont la plume répète plus habituellement ce saint nom et dont la pensée s'élève à Dieu par un mouvement plus familier et plus naturel. Mais hâtons-nous ici de faire la part du diable, afin de prévenir une objection trop juste.
Ces invocations fréquentes du nom de Dieu ne sont trop souvent que des jurons, dont Panurge et surtout frère Jean sont coutumiers. Le nom de Dieu et le nom du diable, tantôt prononcés en toutes lettres et tantôt déguisés par des équivalents adoucis, tels que bœuf', bleu, bis, diantre, composent naturellement le fond de la langue des jureurs. Rabelais, à cet égard, n'a guère enrichi le vocabulaire; il s'est contenté d'un progrès purement arithmétique, jurant peut-être un peu plus que ses prédécesseurs et envoyant à cinq cent mille millions de charretées de diables ceux que Michel Menot, par exemple^ retenu par la gravité de l'éloquence sacrée, envoyait simplement ad omnes diabolos ou ad triginta mille diabolos.
Cet abus de langage est un péché sans doute, mais je le trouve véniel. Il faut bien qu'un romancier fasse parler ses personnages conformément à leur nature physique et morale, et puisque frère Jean était « hardy, délibéré et bien fendu de gueule », comment n'aurait-il pas juré? On confond la lettre et l'esprit, quand, pour quelques expressions un peu trop colorées, on accuse ce vaillant soldat de toutes les bonnes causes d'être un mauvais chrétien. J'ai connu un officier de marine, confit dans la plus stricte dévotion, qui jurait à bord comme un vulgaire caporal quand il commandait la manœuvre; autrement les matelots ne l'auraient pas-
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compris. Rabelais a soin d'ailleurs, par une précaution extrêmement délicate, de nous montrer l'entourage de frère Jean scandalisé de son langage. « Comment, dit Ponocrates, vous jurez, frere Jean? — Ce n'est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhetorique ciceroniane » (I, 39). « Hal s'écrie, durant la tempête, Panurge, le faux chrétien, vous pechez, frere Jean. Je comprends que jurer ainsi vous fasse grand bien à la râtelle; mais ne jurons point pour ceste heure. Demain, tant que vous voudrez. »
Le nom de Dieu invoqué en jurant est « pris en vain », selon l'expression de l'Ecriture, et si cette mauvaise habitude n'est pas nécessairement l'indice d'un esprit irréligieux, bien moins encore est-elle une présomption de piété.
Le premier et plus bas degré de la pié.té vraie chez 'Rabelais, c'est l'élan de reconnaissance pour le divin Auteur de la nature, qui accompagne chez lui la joie en général et particulièrement la joie de l'estomac. Gloire -au « Grand, Bon, Piteux Dieu, lequel ne crea onques le caresme, ouy bien les salades, harancs, merlus, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettes, rippes, etc., item, les bons vins 1.
Chantons, buvons,
Un motet entonnons,
s'écrient les buveurs du banquet champêtre de la Saulsaie (I, 5), et je n'attribue pas à ce propos un caractère plus religieux qu'au pauvre calembour qui suit : « Le grand Dieu fit les planetes, et nous faisons les plats netz » ; mais on a vu la spontanéité joyeuse des « beaux cantiques » chantés au dessert par Gargantua et ses
1. Lettre à maistre Antoine Hullet.
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convives « à la louange de la munificence et benignité divine », et nous avons cité, à cette occasion, plusieurs autres passages où le ventre repu rend grâces au ciel avec la même effusion de pieuse et dévote allégresse 1.
Ce n'est pas seulement la joie du ventre, c'est toute espèce de joie qui, dans l'œuvre de Rabelais, monte naturellement vers Dieu pour le remercier comme son premier auteur. A la suite d'un calme plat qui ennuie fort les navigateurs en route pour l'oracle de la Dive Bouteille, soudain « le vent ouest norouest commença enfler les voiles... Dont tous chanterent divers cantiques à la louange du très haut Dieu des cieulx » (IV, 64). Aucun acte ne doit être entrepris sans être, pour ainsi dire, consacré à Dieu par une pensée religieuse. « Or ça, de par Dieu, jamais rien ne faisons que son très sacré nom ne soit premierement loué 2. » La journée de Gargantua commence et se termine par la prière. Il en est de même de la navigation de Pantagruel.
En la thalamege (navire de luxe, pourvu de lits) fut l'assemblée de tous. Là Pantagruel leur fit une brieve et sainte exhortation, toute autorisée de propos extraitz de la sainte
Escriture, sus l'argument de navigation. Laquelle finie, fut haut et clair faite priere à Dieu, oyans et entendans tous les bourgeois et citadins de Thalasse, qui estoient sus le mole accouruz pour voir l'embarquement.
Après l'oraison, fut melodieusement chanté le psaulme du saint roy David, lequel commence : Quand Israël hors d'Egypte sortit (IV, 1).
Le dernier mot du livre cinquième et dernier est, d'après une variante, cette parole de la prophétesse
1. Vov. p. 301.
2. Ancien prologue du livre IV. — On lit dans Patelin :
Ne faison
Rien qui soit, où Dieu ne se nomme.
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Bacbuc aux voyageurs : « Or, allez, de par Dieu qui vous conduise. » Si l'on n'a pas oublié le caractère profondément religieux des almanachs de Rabelais *, on conviendra que Dieu est vraiment l'alpha et l'oméga de toute son œuvre.
Les preuves de ce théisme sont si multipliées, qu'il faut nécessairem ent borner notre choix à un petit nombre de textes d'une éloquence particulièrement significative. A ce titre, comment ne pas citer d'abord les belles paroles de Pantagruel, en guerre contre les Dipsodes, au prisonnier que ses amis lui amènent et qu'il relâche généreusement : « Metz tout ton espoir en Dieu, et il ne te delaissera point. Car, de moy, encores que soye puissant comme tu peux voir, et aye gens infinis en armes, toutesfois je n'espere en ma force, ny en mon industrie; mais toute ma fiance est en Dieu mon protecteur, lequel jamais ne delaisse ceux qui en luy ont mis leur espoir et pensée... Va t'en, en la paix du Dieu vivant » (II, 28). Grandgousier traite plus généreusement encore et congédie avec un discours encore plus beau et plus complet le capitaine Touquedillon, officier de l'armée de Picrochole : « Dieu, lui dit-il entre autres nobles choses, sera juste estimateur de nostre différent, lequel je supplie plus tot par mort me tollir de ceste vie, et mes biens deperir devant mes yeulx, que par moy ny les miens en rien soit offensé » (1, 46). Par le tour et l'accent, cette phrase ressemble à celle où Pantagruel dit à son père : » Plus tost prie Dieu estre à vos pieds veu roide mort en votre desplaisir, que sans vostre plaisir estre veu vif marié. »
La piété religieuse et la piété filiale parlent le même
1. Voy. p. 23.
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langage chez Rabelais. Lorsqu'il devint père, il nomma son fils Théodule, c'est-à-dire serviteur de Dieu \ le médecin qui « purge canoniquement » Gargantua avec de l'ellébore d'Anticyre et « par ce medicament luy nettoye toute l'alteration et perverse habitude du cerveau », s'appelle Théodore, c'est-à-dire don de Dieu, et ce médecin c'est Rabelais lui-même, puisque dans les éditions antérieures à 1535 son nom était Seraphin Calobarsy, qui est l'anagramme de François Rabelais, en remplaçant FF par Ph.
La grande scène de la tempête, au livre IV, met sous nos yeux et oppose trois conduites différentes de l'homme en danger de mort : l'ignoble Panurge, paralysé par la frayeur, « assis sur ses couillons comme un magot » et pleurant « comme une vache », adresse à tous les saint^ du_polythéisme catholique des vœux dont il se moquerai dès que le péril sera passé; frère Jean travaille à la, manœuvre avec une vaillance admirable, mais soutentie, par une prodigalité de jurons qui feraient peur aux anges si, ce qu'à Dieu ne plaise ! l'âme de ce héros devait partir abandonnant son corps à la mer victorieuse; Pantagruel, après « avoir imploré l'aide du grand Dieu servateur et faite oraison publique en fervente devotion », par l'avis du pilote tenait le gouvernail « fort et ferme ». Son courage et sa prudence, unis à la piété, sauvent les navigateurs.
Indulgent à l'excès pour l'humaine faiblesse, le bon Pantagruel trouve alors dans sa philosophie de quoi excuser la peur de Panurge : si tout craindre est l'indice d'un cœur lâche, ne pas craindre ce qui est évidemment redoutable dénote un défaut de jugement; or, « si chose est en ceste vie à craindre, après l'offense de Dieu », c'est la mort par naufrage.
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Epistemon avoit une main toute au dedans escorchée et sanglante, par avoir en violence grande retenu un des gumenes (cordages), et, entendant le discours de Pantagruel, dist : « Croyez, seigneur, que j'ay eu de peur et de frayeur non moins que Panurge. Mais quoy ? Je ne me suis espargné au secours. Je considere que si vrayement mourir est (comme est) de necessité fatale'et inévitable, en telle ou telle heure, en telle ou telle façon mourir est en la sainte volunté de Dieu. Pourtant (c'est pourquoi), iceluy fault incessamment implorer, invoquer, prier, requerir, supplier. Mais là ne fault faire but et borne : de nostre part, convient pareillement nous evertuer, et, comme dit le saint Envoyé, estre cooperateurs avec luy. Vous sçavez que dist C. Flaminius, consul, lorsque, par l'astuce de Annibal, il fut resserré près le lac de Peruse dit Thrasymene. « Enfans, dist-il à ses soudards, d'icy « sortir ne vous fault esperer par vœux et imploration des « dieux. Par force et vertu il nous convient evader, et à fil « d'espée chemin faire par le milieu des ennemis. » Pareillement, en Salluste, l'aide (dit M. Portius Cato) des dieux n'est impetrée (obtenue) par vœux ocieux, par lamentations muliebres (de femmes). En veillant, travaillant; soy evertuant, toutes choses succedent (réussissent) à souhait et bon port. Si, en necessité et danger, est l'homme négligent, eviré (efféminé) et paresseux, sans propos il implore les dieux. Ils sont irrités et indignés.
— Je me donne au diable, dist frere Jean (j'en suis de moitié, dist Panurge), si le clos de Seuillé ne fust tout vendangé et destruict, si je n'eusse que chanté Contra hostium insidias (matiere de breviaire), comme faisoient les autres diables de moines, sans secourir la vigne à coups de baston de la croix, contre les pillars de Lerné.
Aide-toi, le ciel t'aidera. Rabelais avait déjà illustré cette vérité dans l'autre grande scène, rappelée ici par frère Jean et non moins vivante que celle de la tempête, où ce diable de moine, toujours héroïque dans ses actions et scandaleux dans ses propos, crie aux imbéciles qui chantaient des antiennes pour repousser l'assaut des ennemis :
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« Ces responds que chantez icy ne sont, par Dieu ! point de saison... Vertus Dieu! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites? Je me donne au diable s'ilz ne sont en nostre clos, et tant bien couppent et seps et raisins, qu'il n'y aura, par le corps Dieu! de quatre années que halleboter
(grapiller) dedans. Ventre Saint-Jacques! que boirons nous cependant, nous autres pauvres diables? »
Disant ces mots, il mit bas son grand habit, et, se saisissant du bâton de la croix, il frappa si bien d'estoc et de taille sur les envahisseurs, qu'il en « desconfit treize mille six cens vingt et deux, sans les femmes et petits enfans, cela s'entend toujours ».
Tous les personnages de Rabelais croient en Dieu ; mais leur foi s'exprime diversement, selon leurs caractères, depuis les dévotions superstitieuses de Panurge, depuis l'apparente incrédulité de frère Jean, qui n'est qu'un fier mépris des vaines simagrées, jusqu'à l'irréprochable gravité de Pantagruel ou d'Epistemon. Et les prologues de l'auteur sont remplis, comme son roman, d'un théisme sincère, joyeux et débordant, qu'aucune critique ayant le moindre sentiment de la différence du faux et du vrai ne saurait seulement soupçonner d'être une fiction dramatique ou une précaution oratoire :
Souhaitez donc médiocrité : elle vous adviendra, et encores mieulx, duement ce pendant labourans et travaillans. « Voire mais, dictes vous, Dieu m'en eust aussi tost donné soixante et dix huit mille comme la treiziesme partie d'un demy.
Car il est tout puissant. Un million d'or luy est aussi peu qu'un obole. » Hay, hay, hay. Et de qui estes vous appris ainsi discourir et parler de la puissance et predestination de Dieu, pauvres gens? Paix. St, St, St. Humiliez-vous devant sa sacrée face, et recognoissez vos imperfections.
Gens de bien, Dieu vous sauve et gard!... 1
1. Nouveau prologue du livre IV.
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Dans le zèle de sa croyance théiste, Rabelais va même un peu trop loin ; il avance, sans la mettre en doute, certaine proposition d'une orthodoxie plus religieuse que scientifique : « Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel, car elle met fin et periode à toutes choses par elle produites » (I, 20). La science, tant ancienne que moderne,- chante au contraire que les éléments dont se composent les corps se métamorphosent à l'infini, sans que rien se perde dans la nature. Ovide l'a répété après Lucrèce : Omnia mutantur, nihil interit, tout se transforme, rien ne périt. Mais Rabelais ne se pique pas de métaphysique. Sa philosophie n'a aucun caractère transcendant. Disserter sur son plus ou moins de péripatétisme ou de platonisme, c'est, à mon avis, un exercice docte mais vain, une simple parade de l'érudition. La seule remarque vraiment.intéressante à faire est que son libre esprit se meut entre les doctrines de Platon et d'Aristote avec une indépendance bien rare dans un siècle où l'intolérance des protestants comme des catholiques ne se bornait pas aux matières religieuses, et où Théodore de Bèze refusait à Ramus une chaire de philosophie dans la capitale du calvinisme par la raison que l'université de Genève ne voulait pas s'écarter, si peu que ce fût, ne tantillum qu'idem, du sentiment d'Aristote !
Rabelais cite indifféremment les philosophes anciens au hasard des souvenirs de son immense lecture ; c'est à une réminiscence de ce genre qu'il faut faire honneur de la célèbre définition de Dieu répétée deux fois dans son livre 1 : une sphère infinie, dont le centre est partout,
1. III, 13; V, 48.
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la circonférence nulle part. Quand Pascal a repris, à son tour, cette magnifique image, qui remonte à une haute antiquité, il n'a eu garde de l'appliquer à Dieu; c'est l'infini de l'univers qu'il entend exprimer ainsi, et j'avoue que, s'il était possible d'attribuer à la comparaison d'Empédocle la moindre valeur dogmatique sous la plume de Rabelais, j'y verrais une profession non point de théisme, mais d'athéisme au contraire ou, si l'on aime mieux ce mot, de panthéisme.
Rabelais croit au Dieu personnel, créateur des cieux et de la terre, providence du genre humain, tout bonnement parce que cette explication des choses est la plus simple et la plus satisfaisante pour un homme d'un bon sens plus solide que subtil et plus droit que profond, désireux, par sagesse pratique, par raison d'hygiène intellectuelle et morale, de reposer son esprit quelque part à l'abri du doute qui désespère et du labeur sans fin des questions insolubles. Son optimisme naturel lui déconseillait absolument d'être athée; car, Dieu ôté du monde, il n'y a plus de joie. Dans le cachot où ils se sentent désormais enfermés, les seuls plaisirs qui puissent rester aux hommes sont les divertissements tristes ou l'abandon honteux de condamnés à mort. Le
Dieu de Rabelais est le bon Dieu, qui demande à ses créatures de l'adorer, de l'aimer, de lui être reconnaissantes pour tous les bonheurs de la vie, et qui, à cette condition aisée à remplir, leur pardonne bien des choses et n'a pas le courage de les damner.
Dieu est le roi et le père des hommes, comme ici-bas les rois sont les pères de leurs peuples et comme le père de famille est roi de ses enfants. La puissance paternelle, la puissance royale, la puissance divine, tempérées et rendues parfaites par la bonté : voilà, de
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toutes les idées générales de Rabelais, celle qui résume le mieux l'ensemble de sa philosophie. Le père, le roi, le Seigneur Dieu, sorte de trinité hiérarchique composant tout l'ordre moral, exercent paternellement un empire absolu sur la famille, l'état, l'univers; et les enfants, les sujets, les hommes répondent à cette protection paternelle par un amour respectueusement filial : telle est, en trois mots, toute la doctrine sociale, politique et religieuse de notre auteur; il n'y en a pas de moins compliquée.
Cependant il faut prendre garde, en voulant trop simplifier la théologie de Rabelais, de la réduire au pur déisme, c'est-à-dire à la religion naturelle des philosophes qui rejettent catégoriquement toute révélation écrite. Ce libre et joyeux esprit ne se laisse emprisonner dans aucune formule dogmatique, pas plus dans celles qui nient que dans celles qui affirment. Si le curé de Meudon et de Saint-Cbristophe-du-Jambet a entrevu' la Profession de foi du vicaire savoyard, c'est d'une façon trop confuse et trop vague pour qu'on puisse donner à son idée une forme saisissable, sans forcer plus ou moins le sens des mots. Par exemple, on est tenté de reconnaître dans la « foi profonde » dont l'abbaye de Thélème est l'asile, dans le culte indépendant et isolé que chaque Thélémite rend à Dieu, une foi et un culte supérieurs à toutes les croyances officielles, à toutes les églises établies; mais, pour faire prendre cette valeur au texte, il faut le commenter et le placer un peu artificiellement dans un relief et une lumière où l'écrivain ne l'a pas mis. Il est vrai que cette ombre où les hardiesses s'effacent est toujours imputable à un calcul de prudence. La part de l'inconscience doit être faite aussi. Rabelais ne paraît pas s'être clairement rendu compte
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de la portée relative de tout ce qu'il écrivait, puisque, dans son édition corrigée, il lui arrive de supprimer ce qui est insignifiant et de conserver ce qui est grave. Ou peut-être est-ce nous qui nous trompons en regardant les choses du xvie siècle avec nos lunettes du xixe.
L'hérésie en ce temps-là rendait suspecte l'innocence même. Voilà sans doute pourquoi Rabelais n'osa plus dire que le jugement de Pantagruel dans l'affaire des seigneurs de Baisecul et de Humevesne était « plus admirable que celui de Salomon 1 » ; que David, quand il tua Goliath, n'était encore qu' « un petit chiart » (II, 29); ou que Gargantua « avoit été translaté au pays des Phées par Morgue, comme fut jadis Enoch et Helye 2 ». Dans le prologue du livre II, l'auteur parlant des Grandes et inestimables, chroniques de Venorme géant Gargantua, avait dit à ses lecteurs : « Comme vrais fideles, les avez creues tout ainsi que texte de Bible ou du Saint Evangile. » Il crut devoir supprimer l'irrévérence légère de ce rapprochement qui risquait d'être mal compris, mais qui, pour tout esprit sans malicieuse prévention, désignait simplement la Bible et le Saint Evangile comme les livres les plus véridiques, les plus dignes de créance qui soient au monde. Il est probable que Le Duchat setrompe à la façon d'un incrédule du XVIIIe siècle dan& sa note au sujet de ce passage : « C'était, dit-il en son français qui n'est pas ici celui de Voltaire, une ironie maligne de Rabelais contre ses lecteurs, auxquels, feignant d'applaudir sur l'honneur qu'ils lui avaient fait de croire son histoire de Gargantua comme celle de la
1. II, 10. Comparaison supprimée dans le titre du chapitre et remplacée par ces simples mots « fort admirable ».
2. II, 23. Les noms d'Ogier et d'Artus sont substitués à ces noms bibliques à partir de 1537.
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Bible, il insinuait qu'il ne croyait pas plus l'une que l'autre. » Non, le texte n'a ce sens qu'autant qu'on le lui donne, et il n'est point prouvé que Rabelais, réduisant toute sa théologie à la religion naturelle, rejetât, dans son for intérieur, la révélation de l'Ecriture.
Comment dire ce qu'il croit ou ne croit pas en matière de dogme? vouloir tirer la chose au clair serait une prétention d'autant plus naïve que lui-même peut-être ne le savait pas bien. En dehors de sa foi en Dieu, la plus complète, la plus sincère, la plus vivante qui se puisse concevoir, tout dans ses doctrines et dans ses croyances est confus, contradictoire et incertain. Le péché originel, implicitement nié par la morale de Thélème, est affirmé en termes explicites dans la lettre de Gargantua à Pantagruel, inspirée d'un bout à l'autre du plus pur esprit chrétien 1. Une allusion joyeuse, et par là inconvenante, à la mort expiatoire de Jésus-Christ, est faite au livre II par Panurge, auquel maître Alcofribas luimême prédit qu'il sera un jour pendu. « Et toy, répond Panurge, tu seras une fois enterré; lequel est plus honorable, ou l'air ou la terre? hé, grosse pecore! Jesuchrist ne fut-il pas pendu en l'air 2? » Mais ailleurs, au livre IV, quand Pantagruel rappelle le supplice du « grand Servateur des fideles, qui fut en Judée ignominieusement occis par l'envie et iniquité des Pontifes, docteurs, prebstres et moines de la loy mosaïque », l'émotion le gagne; après un instant de profond et
1. [Par mariage legitime] nous est aucunement instauré (rendu en quelque manière) ce que nous fut tollu (ôté) par le peché de nos premiers parens, esquelz fut dit que, parce qu'ils u'avoient esté obeïssans au commandement de Dieu le createur, sauveur du monde, ils mourroient (II, 8).
2. II, 17. Passage supprimé plus tard par Rabelais.
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religieux silence, on voit « les larmes decouler de ses œilz grosses comme œufs d'austruche », au souvenir et de ce que le Christ a souffert et de ce qu'il est pour l'humanité qu'il a sauvée :
A bon droit peut il estre en langage gregeois dict Pan, veu qu'il est nostre Tout, tout ce que sommes, tout ce que vivons, tout ce que avons, tout ce que esperons est luy, en luy, de luy, par luy. C'est le bon Pan, le grand pasteur, qui, comme atteste le bergier passionné Corydon, non seulement a en amour et affection ses brebis, mais aussi ses bergiers. A la mort duquel furent plaincts, souspirs, effroiz et lamentations en toute la machine de l'Univers, cieulx, terre, mer, enfers (IV, 28).
Sans être aussi continuellement répété que le nom du Créateur, celui du Messie revient assez souvent sous la plume de Rabelais, et presque toujours avec une tendre vénération. Mais quelquefois, à la rencontre de ce nom sacré, il s'incline et passe, en disant qu'il ne lui appartient pas de s'étendre sur ce sujet, car « les diables (ce sont les calumniateurs et caffars) s'y opposent » (I, 1).
Il est probable que Rabelais ne songeait même pas à nier les dogmes qui se rattachent au Sauveur, par la simple raison qu'il ne les avait jamais soumis au moindre examen théologique ; sans se préoccuper du credo, il portait, par pure humanité, à la personne de Jésus-Christ l'affection respectueuse que tout homme de cœur a naturellement pour la plus grande et la plus sympathique figure de l'histoire. Je prends Dieu à temoin, dit le bon frère Jean, causant familièrement à table, « si j'eusse esté au temps de Jesuchrist, j'eusse bien engardé que les Juifz ne l'eussent pris au jardin d'Olivet. Ensemble, le diable me faille si j'eusse failly
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de coupper les jarrets à messieurs les apostres, qui fuirent tant laschement après qu'ilz eurent bien soupé, et laisserent leur bon maistre au besoing » (I, 39). Si frère Jean avait coupé les jarrets aux apôtres, l'Eglise n'aurait pas été fondée, et si Jésus n'avait pas été pris et crucifié, les prophéties ne se seraient point accomplies; mais frère Jean parlait en brave homme sans le moindre souci de raisonner comme un théologien, et frère François pareillement.
- Au bon sens naturel de Rabelais se joint une mémoire encombrée et farcie de curiosités de toutes sortes qui, venant pêle-mêle au bout de sa plume, amusent et délectent visiblement l'écrivain, mais risquent de ne pas toujours être aussi agréables à ses lecteurs, de leur faire prendre le change et de les dérouter; car on ne sait plus ce qui est pensée de l'homme même ou citation de l'érudit. Si la distinction était plus nette entre ce qu'il cite et ce qu'il pense, il n'y aurait probablement pas lieu de poser une question que la confusion des matières autorise : Rabelais était-il superstitieux?
La superstition est une faiblesse particulière qui peut se rencontrer dans un esprit fort d'ailleurs, accompagner le scepticisme comme le mysticisme, l'incrédulité comme la foi, l'abandonnement à la matière comme le culte de l'esprit. Mais on se récrie d'abord contre la seule supposition d'une idée superstitieuse chez l'homme qui, malgré toutes les extravagances de sa fantaisie, est, en France, avant Molière et Voltaire, la première incarnation complète du bon sens. On rappelle la campagne de ses almanachs contre l'astrologie ; la phrase de la lettre de Gargantua à son fils : « Laisse moy l'astrologie divinatrice et l'art de Lullius comme, abus et
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vanités »; la lettre de Rabelais lui-même à Geoffroy d'Estissac en lui envoyant un « livre de prognosticz » qui intrigue toute la ville de Rome : « De ma part, je n'y adjouste foy aucune. »
Il est très probable que ces textes contiennent le vrai fond de sa pensée. Et pourtant il a tiré l'horoscope du fils puîné de Henri II et de Catherine de Médicis 1. Si l'on objecte que c'était là un simple office de courtisan, les réflexions provoquées dans la première page de la Sciomachie par l'étonnante merveille du fait de cette naissance connu le même jour « à plus de cinq cens lieues » de distance, sont d'un homme tout disposé à laisser entrer le surnaturel dans l'explication des mystères psychiques.
Une ventriloque italienne dont Rabelais semble se souvenir à la fois comme témoin oculaire et comme lecteur d'une relation écrite par un compatriote de cette femme, lui paraît avoir, aux termes de son récit, logé dans son corps « l'esprit immonde » parlant d'une voix « basse, faible et petite », mais « bien articulée, distincte et intelligible ». Ce « maling esprit » répondait au nom de Crespelu ou de Cincinnatule. Ainsi appelé, il accourait aussitôt ; interrogé sur le passé ou le présent, il ne se trompait jamais et ravissait d'admiration les auditeurs ; sur l'avenir, c'était une autre affaire et il ne fallait pas s'y fier (IV, 58).
La dissertation sur les couleurs, contenue aux chapitres neuvième et dixième de Gargantua, est un morceau écrit très sérieusement et même avec assez de vivacité passionnée pour qu'on ait cru y voir l'échantillon d'un traité spécial sur cette matière entrepris par Rabe-
1. Voy. p. 70.
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lais concurremment avec un adversaire qu'il réfute i. Or, est-on sûr qu'il raille, lorsqu'il dit au chapitre 10 : « Le lyon, qui de son seul cry et rugissement espouvante tous les animaux, seulement craint et revere le coq blanc? » Il cite ici Proclus et Alexandre d'Aphrodise, qui d'ailleurs n'exigent pas que le coq soit blanc 2, et le plaisir qu'il éprouve en toute circonstance à déployer son érudition est la seule chose claire, évidente et certaine.
Dans le discours même où Grandgousier condamne les pèlerinages et le culte superstitieux des saints, il semble admettre la possibilité d'une introduction de la peste « par art magique » dans un pays 3.
Quand Her Trippa accable Panurge du flot diluvien de ses connaissances en magie, l'intention qu'on pourrait prêter d'abord à Rabelais de vouloir ridiculiser cette fausse science disparaît absolument submergée sous l'étalage d'un savoir qui, vrai ou faux, le grise et inonde son esprit d'une docte allégresse.
Pantagruel entend des voix qui l'avertissent de ce qu'il est prudent de ne pas faire ou de faire (IV, 66) : est-ce une pure hallucination de l'ouïe, ou bien Rabelais croitil, comme plusieurs passages de ses œuvres pourraient le faire supposer, à une communication des esprits aériens avec les hommes? En tout cas, c'était une
1. C'est l'hypothèse de M. Marty-Laveaux. Voir tome IV, p. 92 de son édition de Rabelais.
2. Rabelais revient ailleurs sur ce conte : au chant du coq
« le lyon, animant de si grande force et constance, devient tout estonné et consterné » (IV, 62). Ce même chapitre fournit diverses autres contributions à l'étude de la petite question que nous avons posée et qu'il faudra toujours accompagner d'un grand point d'interrogation : les superstitions de Rabelais?
3. Voy. page 335.
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bonne occasion de mentionner « le demon de Socrates tant celebré entre les academicques », et le savant Epistemon n'y manque pas.
« Les anges, les heroes, les bons demons (selon la doctrine des Platonicques), voyans les humains prochains de mort, comme de port très seur et salutaire, port de repos et de tranquillité, hors les troubles et sollicitudes terriennes, les saluent, les consolent, parlent avec eux, et ja commencent leur communiquer art de divination » (III, 21). C'est de cette lumière surnaturelle que fut illuminé, à l'heure de sa mort, le preux chevalier Guillaume du Bellay prophétisant « ce que depuis part avons veu, part attendons advenir » ; c'est une révélation semblable que Panurge et ses compagnons attendent du vieux poète mourant, Raminagrobis. Pendant le sommeil, « l'ame s'esbat et revoit sa patrie, qui est le ciel. De là, reçoit participation insigne de sa prime et divine origine... Heraclitus disoit par songes nous estre donnée signification et indice des choses advenir, ou pour l'heur et malheur nostre, ou pour l'heur et malheur d'autruy. Les sacres lettres le tesmoignent, les histoires prophanes l'asseurent, nous exposant mille cas advenuz selon les songes, tant de la personne songeante, que d'autruy pareillement » (III, 13).
Superstitieux ou non, les grands poètes ont toujours pris plaisir à montrer la solidarité du monde physique et du monde moral, l'intérêt que le ciel porte aux choses de la terre, l'émotion de la nature devant le spectacle des grandes catastrophes de l'humanité. Quand Roland meurt, les ténèbres s'étendent sur toute la surface de la France, et le poète du xie siècle dit :
Ço est li grallZ dulors por la mort de Rollant.
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Rabelais devient grand poète quand il parle des bouleversements naturels qui, dans l'île des Macreons ou hommes de longue vie, accompagnent le départ de l'âme des héros 1. La page suivante contient la plus belle période qu'il ait écrite :
Tant que les heros vivent, dit le vieillard, tout bien abonde en ce lieu et autres isles voisines, et en mer est bonache et serenité continuelle. Au trespas d'un chascun d'iceux, ordinairement oyons nous par la forest grandes et pitoyables lamentations, et voyons en terre pestes, vimeres et afflictions; en l'air, troublemens et ténèbres ; en mer, tempeste et fortunal.
— Il y a, dist Pantagruel, de l'apparence en ce que dictes. Car, comme la torche ou la chandelle, tout le temps qu'elle est vivante et ardente, luit es assistans, esclaire tout autour, delecte un chascun, et à chascun expose son service et sa clarté, ne faict mal ne desplaisir à personne; sus l'instant qu'elle est extaincte, par sa fumée et evaporation elle infectionne l'air, elle nuit es assistans, et à un chascun desplaist : ainsi est il de ces ames nobles et insignes. Tout le temps qu'elles habitent leurs corps, est leur demeure pacifique, utile, delectable, honorable; sus l'heure de leur discession, communément adviennent par les isles et continens grands tremblemens en l'air, tenebres, fouldres, gresles; en terre, concussions, tremblemens, estonnemens; en mer, fortunal et tempeste, avec lamentations des peuples, mutations des religions, transports des royaumes, et eversions des republiques.
Il est vrai que l'éloquent écrivain commence ici à traduire un traité de Plutarque, Des oracles qui ont cessé, et qu'il le traduit si littéralement, que, rencontrant plus loin dans le texte grec un nom propre, tour à tour écrit Thamous et Thamoun selon qu'il est sujet ou régime, il conserve l'une et l'autre forme telles qu'elles
1. IV, 25 et suiv.
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se présentent. Mais c'est bien par l'inspiration de Rabelais qu'Epistemon rappelle, à propos de ceci, les « prodiges horrifiques » qui précédèrent la mort du seigneur de Langey 1.
Le spiritualisme comprenant deux doctrines essentielles, l'existence personnelle de Dieu et la survivance de l'âme au corps, Rabelais affirme la première très simplement et très nettement. Sur la seconde, sa fantaisie et son érudition se jouent avec plus de légèreté; bien qu'il paraisse croire en définitive à l'immortalité de l'âme, on peut le trouver moins catégorique et moins sérieux sur ce point que sur l'autre.
Sa plaisanterie de l'n substituée à l'm, si elle n'est pas un cas pendable ou brûlable, est à tout le moins un manque de respect 2. Panurge envoie l'âme (ou l'âne) de Raminagrobis « à trente mille charretées de diables... droit dessous la selle persée de Proserpine, dedans le propre bassin infernal, auquel elle rend l'operation fecale de ses clysteres » (III, 22). Des quatre grosses chaînes de fer qui servaient à lier Pantagruel dans son berceau, l'une est à la Rochelle, l'autre à Lyon, l'autre à Angers, « et la quarte fut emportée des diables pour lier Lucifer qui se deschainoit en ce temps-là, à cause d'une colique qui le tourmentoit extraordinairement, pour avoir mangé l'ame d'un sergent en fricassée à son desjeuner » (II, 4). Le capitaine Tripet, coupé en deux par l'épée de Gymnaste, « tomba par terre, et tombant rendit plus de quatre potées de soupes, et l'ame meslée parmy les soupes » (I, 35). Un des joyeux propos des buveurs, parodiant un passage de saint Augustin, est que « en sec
1. Voy. p. 60.
2. Voy. p. 66.
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jamais l'ame ne habite » (I, 5). Pantagruel estime que la mort des noyés est.la plus à craindre. Pourquoi? « La raison, dit-il, est baillée par les Pitagoriens, pour ce que l'ame est feu, et de substance ignée. Mourant donc l'homme en eau (element contraire), leur semble (toutesfois le contraire est verité) l'ame estre entierement esteincte » (IV, 22). Malgré la prudence de cette dernière parenthèse, Rabelais, en 1552, jugea plus prudent encore de supprimer toute la phrase.
Ni ces gaietés, ni même ce commentaire hétérodoxe d'une doctrine pythagoricienne, ne sont chose bien grave après tout, et je ne sais sur quoi « le bibliophile Jacob » fonde l'assurance avec laquelle il écrit que Rabelais « s'est raillé de l'immortalité de l'âme en vingt endroits de son roman ». Ses almanachs sont une véritable prédication spiritualiste et chrétienne. On raconte que le cardinal du Perron, défendant un jour la mémoire de Rabelais contre Henri IV, qui le traitait d'athée, dit avoir vu sur un exemplaire de Galien ayant appartenu à notre auteur une note manuscrite où il condamnait en termes énergiques l'opinion de ce médecin grec sur la matérialité de l'âme : Hic vere se Galianus plumbeum ostendit, « ici Galien se montre vraiment stupide ». « Témoignage d'autant plus précieux, remarque Colletet, qu'il n'y avait aucune considération humaine qui obligeât Rabelais de parler de la sorte, puisqu'il parlait comme en lui-même, c'est-à-dire dans sa conscience et en secret. » Dans la libre variété des pensées, des plaisanteries et des citations de Rabelais sur la destinée de l'âme, une hypothèse est jetée en passant, qui paraît d'abord singulière, mais qu'un peu de réflexion fait juger bientôt la plus raisonnable peut-être que l'imagination puisse hasarder dans une question aussi mystérieuse :
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« Je croy, dit Pantagruel, que toutes ames intellectives sont exemptes des ciseaux d'Atropos » (IV, 27).
A la vérité, cette petite phrase, prise en elle-même, n'est qu'une citation d'Aristote et traduit simplement un passage aussi obscur que célèbre de sa métaphysique ; mais, si on la considère dans le développement dont elle fait partie, il semble que Rabelais en ait voulu préciser et, pour ainsi dire, humaniser le sens. Intellectives, dans cette nouvelle acception du mot, signifierait spirituelles, affranchies par l'intelligence (et par la moralité) de la domination du corps, et cette distinction établirait deux catégories d'âmes : la vile multitude, qui, ne s'étant jamais dégagée de la matière, est anéantie avec elle, et l'élite victorieuse, qui, ayant commencé sa libération ici-bas, l'achève après la mort et ne laisse à la terre que ses liens terrestres.
Il paraît que cette doctrine métaphysique est une réminiscence de la philosophie arabe. Les anciens Egyptiens n'attribuaient pas non plus l'immortalité à toutes les âmes, mais seulement à celles qui, par la science et la vertu, se sont glorieusement distinguées du vulgaire. De nos jours, la grande âme aristocratique de Gœthe était acquise d'avance à la doctrine de l'immortalité conditionnelle. « Je ne doute pas, disait dans la conversation l'auteur de Faust, de notre durée au delà de la vie; car, dans la nature, une entelechie (un être arrivé à sa perfection) ne peut pas disparaître ; mais nous ne sommes pas tous immortels de la même façon, et, pour se manifester dans l'avenir comme grande entelechie, il faut en être déjà une ici-bas. »
« Cela n'est point matiere de breviaire », comme dirait frère Jean; mais c'est une belle et fortifiante espérance. Et puis, l'anéantissement d'un ignoble pourceau d'Epi-
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€ure n'est-il pas, après tout, bien plus acceptable pour la raison qu'une éternité de peines impossible à concevoir, impossible à concilier avec l'idée d'un Dieu juste et bon, sans proportion aucune avec l'importance du péché et surtout du pécheur?
L'âme de Rabelais a-t-elle triomphé de la mort? Je n'en sais rien! « Vous me remettez au conseil privé de Dieu, en la chambre de ses menus plaisirs; où prenezvous le chemin pour y aller, vous autres François *? » Sensible à tous les grossiers attraits de la nature et enthousiasmée pour la science, éprise d'idées morales et de vulgaires instincts, cynique et religieuse, sublime ■et basse, chrétienne et païenne, matérielle et spirituelle, unissant enfin tous les contraires dans sa personnalité étrange et sympathique, l'âme de Rabelais est allée, selon le mot de la légende, « querir un grand Peutestre ».
L UI, 30.
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IV
L'INVENTION COMIQUE
La fable
Un peu de statistique est instructif parfois. J'ai eu la curiosité de faire le compte, dans les quatre premiers livres, des chapitres où Rabelais est tout à fait sérieux et, bien visiblement, ne songe pas à égayer ses lecteurs : il y en a trente et quelques sur un total de deux cent onze, soit environ un sixième de la portion de l'ouvrage authentique sans contestation; mais on ferait probablement plus que tripler ce chiffre, si, au lieu des chapitres, on comptait les pages sérieuses.
Cette distribution du plaisant et du grave à travers l'œuvre est fort inégale. Le livre II, le plus frivole, n'a en tout qu'un seul chapitre grave d'un bout à l'autre : c'est la lettre de Gargantua à son fils sur ses études. Le livre III, rempli presque en entier par la consultation de Panurge « sur le doubte de coqüage », n'offre de complètement sérieux dans cette joyeuse partie que la conversation de Pantagruel et d'Epistemon sur les perplexités du jugement humain, à la suite du procès de Bridoye ; mais les belles réflexions du début sur la -colonisation des pays conquis, à la fin l'éloquent dis-
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cours de Gargantua sur le mariage et sur la famille, la longue dissertation sur le chanvre, pleine de science et de poésie, entourent d'un cadre presque sévère la comédie centrale. Le premier livre est celui où la proportion du sérieux est la plus forte. On pourrait estimer, à première vue, que le quatrième lui fait équilibre, parce qu'on bâille fréquemment à sa lecture; mais il ne faut pas confondre avec le sérieux, qui consiste dans l'importance des choses traitées, Y ennuyeux, qui résulte de l'exécution manquée d'un thème quelconque, même comique et plaisant dans l'intention de l'auteur. La question du sérieux est matière de fait ; cela se constate et se pèse : la question de l'ennuyeux est affaire de goût; on a vu d'intrépides amateurs de Rabelais serrer les mâchoires et s'amuser ferme aux calembredaines de l'île d'Ennasin, à l'anatomie de Quaresmeprenant, aux exploits des colonels Tailleboudin et Riflandouille I Par la valeur substantielle d'une fable plus intéressante et mieux conduite que celle des autres livres, le livre premier, Gargantua, est une œuvre à part, complète en soi, supérieure à tout le reste comme conception et comme composition. Sans doute, il n'y faut point chercher l'unité du grand art classique ; mais l'humeur digressive du conteur allonge, lâche le fil, le tire çà et là sans l'emmêler. Dans les trois livres de Pantagruel, au contraire, l'action n'a aucune importance, le lien des épisodes est nul; non seulement les digressions se multiplient, mais elles finissent par offrir seules quelque attrait, et l'auteur devient d'autant plus agréable à lire qu'il oublie et qu'on oublie davantage son ombre de plan.
Le livre II, très probablement ou plutôt certainement écrit avant Gargantua (car je ne sais pourquoi je con-
!
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tinuerais à donner comme seulement probable une chronologie que la suite de ces études rend de plus en plus évidente), n'est guère qu'un chapelet de fictions gigantesques ou puériles qui se suivent au hasard, et où la satire et la comédie sont encore en germe plutôt qu'en floraison. Au chapitre 34, l'auteur s'arrête parce que « la teste lui fait un peu mal et que les registres de son cerveau sont quelque peu brouillés de la purée de septembre » ; il annonce un programme qu'il a eu le bon sens de ne pas suivre, et nous nous consolons très facilement d'ignorer comment Pantagruel « passa les mont Caspies, desfit les Cannibales, espousa la fille du roy des Indes,combattit contre les diables et visita les regions de la lune ».
La « matiere problematique » agitée par Panurge au livre III donne plus d'unité à cette portion de l'œuvre; mais c'est une unité purement intellectuelle, où n'entre pas le moindre élément dramatique. Aucun pas en avant n'est fait; l'action (si action il y a) demeure immobile et stationnaire. Seul, le merveilleux esprit de l'écrivain renouvelle les variantes d'un motif unique, qu'un génie ordinaire aurait eu bien vite épuisé.
Au livre IV commence la navigation vers l'oracle de la Dive Bouteille, et toute l'invention du romancier consiste désormais à promener les voyageurs d'île en île. L'inconvénient de ce canevas fantastique trop rempli de promesses pour l'imagination, c'est d'exciter chez les lecteurs une attente qui, en somme, n'est point satisfaite, tandis que le livre III, par un procédé inverse et beaucoup plus habile, n'ayant rien promis et donnant beaucoup, leur cause une charmante surprise. Il faut avouer que la plupart des fictions du quatrième livre sont très fades; les îles de Medamothi, de Cheli, de Ruach, de Chaneph, de Ganabin, d'Ennasin, et l'île
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Farouche elle-même, n'appartiennent plus au monde où l'on s'amuse et font déjà partie de la contrée glaciale où gèlent les mots de gueule des bons et joyeux Pantagruelistes 1, et où la froide géographie du livre Y va bientôt décrire à son tour les îles de Cassade, des Ferremens, des Apedeftes, avec le pays de Satin. Dépourvues du piquant des choses comiques, ces fictions sont en outre sans beaucoup de saveur philosophique et morale. Elles manquent d'une signification suffisamment générale et humaine. Le voyage de Gulliver a une bien autre portée, et je trouve dans l'Utopie même de
Thomas Morus certaine fantaisie sur le renversement de l'usage des métaux, le fer et le cuivre honorés, l'argent et l'or employés à faire des pots de chambre, qui, sans avoir rien de très profond, est plus claire et plus instructive que beaucoup d'allégories de Rabelais.
Comptez dans le livre IV les morceaux de grand prix qui font partie intégrante du corps même de la fable : je ne vois guère que la scène de la tempête, suivie de la descente dans l'île des Macreons, et le séjour chez les Papirnanes. Tous les autres fragments de valeur sont épisodiques; ou, s'ils tiennent au récit principal, ils restent secondaires pour l'intérêt et pour la qualité. Episodiques, le marché de Panurge et de Dindenault; le chapitre « Pourquoy les moines sont volontiers en cuisine » ; l'histoire des Chicanous daubés par le seigneur de Basché; celle de Villon tirant vengeance de Tappecoue; la réponse du même -Villon au roi Edouard V; le fabliau du petit diable de Papefiguière, et vingt autres perles. Ce qui rachète un peu l'ennui de l'allégorie des Andouilles, c'est une di gression relativement assez agréa-
1. IV, 56.
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ble sur les noms propres de lieux et de personnes, dont Sterne a très heureusement tiré parti dans la page où M. Shandy développe son ingénieuse théorie de l'influence des noms de baptême sur la destinée des individus.
Quelquefois les histoires s'enchevêtrent les unes dans les autres et présentent un aspect de grappe qui rappelle la structure des fables indiennes : à propos des Chicanous, Panurge raconte l'histoire du seigneur de Basché, et, dans ce récit, Basché prend la parole pour raconter à ses serviteurs un épisode de la vieillesse du poète Villon ; de même, au livre III, Bridoye interrompt sa plaidoirie pour conter à ses juges l'histoire de Perrin Dendin ; aussitôt Perrin Dendin devient le personnage saillant et se substitue si bien au bonhomme Bridoye qu'il le fait complètement oublier, surtout quand, se mettant à parler directement lui-même, tient un long discours à Tenot, son fils.
Franchement stationnaire au troisième livre, l'action fait semblant de marcher au quatrième; mais cette apparence de mouvement fait peut-être d'autant mieux ressortir son immobilité réelle. Le calme plat qui, aux chapitres soixante-troisième et suivants, arrête les navigateurs, est une image de l'engourdissement où finit par s'endormir la verve du bon Rabelais tant soit peu fatigué et vieilli. C'est vraiment une chose curieuse que l'excessive faiblesse de l'invention dramatique dans toute cette fin du livre IV, où rien ne remue plus, pas même l'imagination de l'auteur, qui vide simplement le fond des tiroirs de son érudition.
En somme, la fable principale, la trame, le canevas des broderies de Rabelais est, sauf quelques importantes exceptions qui se trouvent surtout au premier livre, le
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moins bon de son œuvre. Ce qui en constitue l'intérêt et le prix, ce sont les broderies, j'entends les accessoires et les digressions, pensées et boutades de l'auteur, entretiens, réflexions, saillies des personnages, bref tout ce qui fait perdre de vue le fil insignifiant de l'action. Pour admirer, avec quelques commentateurs naïfs, une suite et une unité, qui n'existent pas, il faut d'abord les inventer; cette ambition de découvrir un système dans la rapsodie du grand humoriste est la maladie d'esprit spéciale à tous les critiques de Rabelais, et il est si rare et si difficile d'y échapper que je me demande avec une certaine inquiétude si, en la signalant chez les autres, je ne m'en suis pas montré moi-même, çà et là, inconsciemment atteint.
L'idée peu rabelaisienne d'imposer une conclusion à un ouvrage sans plan nettement dessiné, sans cadre défini, accuse dans le livre cinquième et dernier l'intervention d'une main étrangère. Il est probable que si l'auteur avait pu vivre l'âge de Mathusalem, il aurait continué d'écrire à bâtons rompus, « suppliant les lecteurs benevoles soy reserver à rire au soixante et dixhuitieme livre 1 », racontant le mariage de Panurge et ses infortunes conjugales, et cherchant, sans la trouver peut-être, quelque veine comique aussi heureuse que la consultation du livre III.
L'inégalité surprenante d'une composition aussi mêlée est cause d'une autre tentation pour la critique : celle d'attribuer à un calcul de prudence une trop grande partie de ce qui dégoûte « les délicats » et « charme la canaille ». Nous aurions tort de rejeter absolument
1. Phrase qui accompagnait le titre du livre III dans l'édition de 1552.
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cette manière de voir, qui est juste dans une certaine mesure. Il y a, au livre V, chapitre 8, un mot profond d'Æditue : Panurge ayant fait allusion à la bouteille, « Vous parlez correct à ceste heure, lui dit le sacristain; ainsi parlant, jamais ne serez heretique. » Comme l'ivresse de Rabelais, ses platitudes, ses grossièretés et ses ordures furent Jusqu'à un certain point le passeport de ses hardiesses. Mais l'erreur est sur cette pente, et il faut prendre garde de s'y laisser glisser. Rabelais suit d'abord son humeur. Il n'a point de goût, et son inconscience est énorme comme son génie. Il ressemble à la mer, qui roule indifféremment des cailloux et des perles; à la nature, qui fait naître l'ortie à côté de la rose et qui les trouve bonnes toutes les deux.
Les caractères
Beaucoup d'écrivains, petits ou grands, ont certains termes favoris, qui, en revenant souvent sous leur plume, révèlent quelque trait essentiel de leur esprit ou de leur caractère. Corneille usait et abusait du mot grand; Fénelon, du mot doux ; on a trouvé, de nos jours, que M. Renan aimait un peu trop la nuance et l'exquis : l'adjectif bon me paraît être le vocable le plus familier au bon Rabelais. Grandgousier, Gargantua et Pantagruel sont bons par excellence; frère Jean est « le bon frere Jean » ; Panurge est « bon compagnon » ; les diables d'enfer eux-mêmes reçoivent cette épithète, et la férocité inhumaine d'Homenaz à l'égard des hérétiques ne l'empêche pas d'être appelé « bon chretien » et « bon Papimane ».
A la bonté, les trois géants de Rabelais ajoutent l'intelligence. C'était une invention doublement nouvelle et
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originale, tous les géants de l'antiquité et du moyen âge ayant uni au contraire la bêtise à la méchanceté.
« Je vous ay ja dit et encore redis que Pantagruel estoit le meilleur petit et grand bon hommet qui onques ceignit espée. Toutes choses prenoit en bonne partie, tout acte interpretoit à bien. Jamais ne se tourmentoit, jamais ne se scandalisoit » (III, 2). Nous avons résumé ailleurs les traits principaux de son caractère 1 ; nous avons vu qu'au livre II ce noble personnage, non encore bien posé dans sa noblesse parfaite, s'oublie quelquefois 2; plus tard nous avons admiré en maintes occasions sa dignité, sa gravité, sa sobriété, sa piété, son humanité, et toujours sa bonté. Cette bonté est même excessive, puisqu'elle va jusqu'à excuser et tolérer trop souvent le mal, déconseiller l'action et la lutte, réduire le rôle de l'homme de bien sur la terre à une sagesse purement contemplative. Les charges publiques ne sont point du goût de Pantagruel; la cour de Paris lui ayant offert la place de « maistre des requestes et président » (proposition assez étrange, par parenthèse, s'adressant à un prince), il refuse et demande plutôt « quelques muids de bon vin ». Toutes ces remarques ont été faites en leur lieu, et il reste peu de chose à ajouter ici pour achever le portrait du principal héros de Rabelais.
Notons pourtant le sérieux avec lequel il tance plusieurs fois l'immoralité et l'impiété des moines. Panurge ayant raconté une scandaleuse histoire de couvent, Pantagruel jette un seau d'eau froide sur les bruyants éclats de gaieté que ce récit provoque : « Vous ne m'en ferez rire, dit-il gravement; je sçay assez que toute moinerie;
1. Page 235.
2. Page 123.
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moins craint les commandemens de Dieu transgresser que leurs statuts provinciaux » (III, 19). Ailleurs, c'est un propos de frère Jean qui le révolte : « Fy, j'en dis fy.
User ainsi du sacre nom de Dieu en choses tant ordes
(sales) et abominables! Si dedans vostre moinerie est tel abus de paroles en usage, laissez le là, ne le transportez hors les cloistres » (IV, 50). Ces vertueuses indignations, qu'on pourrait être tenté de prendre pour une précaution et pour une feinte analogues à certaines protestations de Voltaire, et qui leur sont assimilables, je l'accorde, dans une certaine mesure, ont au moins le mérite d'être vraies dramatiquement, je veux dire conformes au caractère du personnage.
Comme tous les gens trop bons, Pantagruel est faible ; il n'a pas la force d'imposer à ceux qu'il aime le parti qu'il sait être le meilleur. Panurge voulant interroger les dés pour connaître le destin de son mariage, « ce sort, lui dit Pantagruel, est abusif, illicite et grandement scandaleux... Vous savez comment Gargantua, mon pere, par tous ses royaumes l'a defendu, exterminé, supprimé et aboly, comme peste tres dangereuse... Ce sont hamessons par lesquelz le calumniateur tire les simples ames à perdition eternelle. Pour toutesfois vous satisfaire, bien suis d'advis que jettez trois dez sur ceste table » (III, 11).
La mesure, cette qualité qui, sous l'exubérance de la forme et les extravagances de l'imagination, caractérise si profondément l'esprit de Rabelais, a dans Pantagruel sa personnification dramatique. Ce géant qui, au berceau, dévorait: une des quatre mille six cents vaches amenées pres de lui pour l'allaiter, finit par être le représentant modeste et presque timide de toutes les idées de sens commun et de juste milieu. Son rôle est
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celui d'un modérateur et se réduit à rétablir l'équilibre de la raison dérangé par la verve paradoxale et licencieuse de ses compagnons de voyage. Rien de plus pondéré, rien de plus judicieux, mais aussi rien de moins piquant, que la plupart des aphorismes de sa tranquille et sereine sagesse.
Panurge s'étant écrié, avec une verve spirituelle, que c'est une duperie de bailler « en garde nos ames aux theologiens, lesquelz pour la plus part sont heretiques; nos corps aux medecins, qui tous abhorrent les medicamens, jamais ne prennent medecine; et nos biens aux advocatz, qui n'ont jamais procès ensemble », Pantagruel rectifie gravement la première assertion et se porte garant de l'orthodoxie des théologiens; les bons médecins, continue-t-il, donnent « tel ordre à la partie prophylactice et conservatrice de santé en leur endroit, qu'ils n'ont besoin de la therapeutice et curative par medicamens » ; les bons avocats sont «tant distraictz en leurs patrocinations et responses du droit d'autruy, qu'ils n'ont temps ny loisir d'entendre à leur propre » (III, 29). Sur la question du jeûne, Pantagruel est aussi peu original ; comme l'excès de nourriture, il blâme l'excès de privation (III, 13). Les brillants et profonds paradoxes de Panurge sur l'utilité de faire des dettes sont réfutés par ce sage avec un sérieux un peu lourd qui, chez tout autre que le moderne Salomon, ressemblerait à un défaut d'intelligence :
Preschez et patrocinez d'icy à la Pentecoste, enfin vous serez esbahy comment rien ne me aurez persuadé et, par vostre beau parler, ja ne me ferez entrer en debtes. Rien
(dit le saint envoyé) à personne ne debvez, fors amour et
1. III, 5. Molière s'est souvenu de ce passage : l'Ecole des Femmes, I, J.
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dilection mutuelle... Et suis d'opinion que ne erroient les
Perses, estimans le second vice estre mentir, le premier estre debvoir. Car debtes et mensonges sont ordinairement ensemble ralliés. Je ne veux pourtant inferer que jamais ne faille debvoir, jamais ne faille prester. Il n'est si riche qui quelquesfois ne doibve. Il n'est si pauvre, de qui quelques fois on ne puisse emprunter... Mais c'est grande vergoigne, tousjours, en tous lieux, d'un chascun emprunter, plus tost que travailler et gaigner. Lors seulement debvroit-on (selon mon jugement) prester, quand la personne travaillant n'a pu par son labeur faire gain, ou quand elle est soudainement tombée en perte inopinée de ses biens.
Un peu plus loin, Pantagruel dit : « La nouveauté me deplaist et mespris du commun usage »; c'est le thème que l'Ariste de Molière développera dans l'Ecole des Maris :
Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder...
Car il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous
Que du sage parli se voir seul contre tous 1.
Sentence vraiment française, où paraissent à la fois la sociabilité de la nation, son attachement aux formes, son indifférence aux choses, et sa crainte du ridicule. Pantagruel annonce les Aristes et les Cléantes de la raison classique. La sagesse de la plupart de ses propos est exactement l'opposé de l'esprit humoristique ; mais il n'est point nécessaire que tous les personnages d'une satire humoristique soient des humoristes, et un philosophe hegelien nous prouverait, au contraire, qu'il est bon que l'humour, pour être vraiment complet, contienne, dans l'œuvre même qu'il remplit et qu'il inspire, sa propre négation.
1. Acte I, scène 1. Comparez aussi Montaigne, I, 22 : « Je suis desgouté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte »; et Regnier, satire IX :
En toute opinion je fuis la nouveauté.
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De simples nuances de situation et d'âge, plutôt que de caractère, distinguent les trois géants de Rabelais. Leur intelligence et leur bonté sont les mêmes au fond; mais Grandgousier, l'aïeul, est naturellement plus bonhomme encore que Gargantua son fils et que Pantagruel son petit-fils, et naturellement aussi il a moins de savoir. Cette famille de mâles, où la femme ne figure que pour la reproduction ne manque pas, dans ses rapports de père à fils, d'une certaine douceur presque féminine. Le respect filial le plus absolu est mitigé par une exquise tendresse paternelle. Rien n'est plus délicat que la façon dont Gargantua, dans sa lettre à Pantagruel, s'excuse presque de lui adresser des exhortations, comme si elles semblaient impliquer quelque doute peu flatteur :
Ce que presentement je t'escris .... n'est pas par defiance que j'aye de ta vertu, laquelle m'a esté ja par cy devant esprouvée, mais pour plus fort te encourager à profiter de bien en mieulx.
La contradiction du gigantesque et de l'humain dans les mêmes personnages est la preuve la plus sensible et la plus forte du mépris de Rabelais ou de son insouciance pour une certaine logique esthétique et morale. Gargantua, qui peut noyer une population de deux cent soixante mille quatre cent dix-huit personnes dans le pissat de sa jument, prend à la guerre toutes ses précautions comme un combattant ordinaire, hésite à attaquer l'ennemi, se tient prudemment à l'écart pendant
1. Les doléances de Gargantua à la mort de Badebec (II, 3) n'expriment guère que des regrets de l'ordre animal et, dans cette lutte comique entre la joie causée par la naissance d'un fils et la douleur causée par la mort d'une épouse, la joie et la vie ont bientôt fait de prendre le dessus complètement.
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que frère Jean s'expose et même, quand le bois de Vede et la roche Clermaud ont été pris par Picrochole, adversaire peu redoutable, dont la mitraille lui fera l'effet de simples prunes ou d'une nuée de mouches bovines, il nous est dit qu'il a peur et qu'il ne sait que dire ni que faire! Il n'y a aucune harmonie dans les géants de Rabelais entre le physique et le moral, entre leur masse matérielle d'une part, et d'autre part leur bonté, leur douceur, leur politesse, leur humanité. Des ogres et des monstres sans rien de terrible, sans rien de ridicule, ornés de toutes les grâces et de toutes les vertus : la représentation graphique d'un pareil mélange paraît bien difficile, et les lourdes caricatures de nos dessinateurs, dont le moindre souci, selon la coutume française, est de se pénétrer de l'esprit du texte, seront toujours insupportables aux gens de goût qui le connaissent.
Panurge et frère Jean sont plus saisissables pour l'imagination du lecteur comme pour le crayon de l'artiste ; seuls, parmi les personnages principaux, ils ont une véritable vie dramatique.
Panurge estoit de stature moyenne, ny trop grand, ny trop petit, et avoit le nez un peu aquilin, fait à manche de rasoir, et pour lors estoit de l'âge de trente et cinq ans ou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu'il estoit quelque peu paillard, et subject de nature à une maladie qu'on appeloit en ce temps là
Faulte d'argent, c'est douleur non pareille.
Toutesfois, il avoit soixante et trois manieres d'en trouver tousjours à son besoing, dont la plus honorable et la plus
1. 1, 43.
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commune estoit par façon de larrecin furtivement fait. Malfaisant, pipeur, beuveur, bateur de pavés, ribleur (coureur de nuit), s'il en estoit en Paris;
Au demourant, le meilleur filz du monde.
Ce portrait célèbre du deuxième livre est fort incomplet, car il y manque un trait essentiel du caractère de Panurge : la poltronnerie. Panurge ne commence à se montrer poltron que dans l'antre de la Sibylle, au dixseptième chapitre du livre III.
Dans tout le cours du livre II, il est brave à la façon d'Ulysse, c'est-à-dire avec prudence, en vrai Panurge, en homme qui a mille tours dans son sac, et ses premiers exploits ne sont autre chose qu'une illustration variée de l'étymologie grecque de son nom : 7tiXv spyov, à tout faire. Habile dans le mal comme dans le bien, il commet toutes sortes de méchantes gamineries dans lesquelles il imite Villon et annonce Gavroche : il rue des tombereaux dans les jambes du guet, ou fait des traînées de poudre à canon le long du chemin qu'il doit suivre; salit d'effroyable manière les murs de la Sorbonne et les robes des théologiens; lance du verjus aux yeux des passants avec une petite poche; souffle avec un tuyau de plume des puces et des poux « sus les collets des plus sucrées damoiselles », ou encore, avec ses doigts graissés d'huile, tache leurs beaux habits en faisant semblant de les admirer et de dire : « Voicy de bon drap, de bon satin, de bon taffetas, madame. » Il fait bien pis, puisqu'il a des pinces pour crocheter les portes et les coffres, coupe les bourses avec un petit couteau affilé comme une aiguille, et dans les églises vole l'argent des troncs. Mais ce sont là petites adresses de Grec ambitieux de justifier un nom qui oblige. Panurge
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est, d'ailleurs, dans le livre II un compagnon utile, entreprenant et brave. Non seulement il se montre homme de bon conseil à la guerre et fait prévaloir sur l'avis de
Pantagruel ses plans ingénieux1; mais le chevalier sans peur lui-même n'a jamais eu plus de courage, un plus généreux mépris pour les coups et pour le danger :
« C'est à ceste heure qu'il se fault monstrer homme de bien. Et, de nostre costé, nous ne vous fauldrons. Et hardiment que je vous en tueray beaucoup. Car quoy? David tua bien Goliath facilement. Moy donc qui en battrois douze telz qu'estoit David (car en ce temps là ce n'estoit que un petit chiart), n'en desferay je pas bien une douzaine? Et puis ce gros paillard de Eusthenes, qui est fort comme quatre bœufz, ne s'y espargnera. Prenez courage, chocquez à travers, d'estoc et de taille. » Or dist Pantagruel : « De couraige, j'en ay pour plus de cinquante francs. Mais quoy? Hercules n'osa jamais entreprendre contre deux. »- « C'est, dist Panurge, bien chié en mon nez; vous comparez vous à Hercules? Vous avez par Dieu plus de force aux dents, et plus de sens au cul, que n'eut jamais Hercules en tout son corps et ame. Autant vault l'homme comme il s'estime » (II, 29).
Tel est le génie militaire de Panurge et son ardeur guerrière, que Pantagruel en grand péril pense à lui d'abord et s'écrie : « Ha, Panurge, où es-tu? »
La couardise, qui, à partir du livre III, complète et modifie son caractère, en devient dès lors le trait principal; addition très heureuse, sans doute suggérée à l'auteur par le contraste de l'héroïque frère Jean, cette belle création du premier livre, et qui ne dénature pas le type primitif aussi profondément qu'on pourrait le croire. Car jusque-là Panurge s'était montré encore plus vaillant en paroles qu'en actions, c'est-à-dire déjà un peu fanfaron et hâbleur, et, s'il ne manque pas de bra-
l. II, 25.
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voure à l'origine, il est surtout passé maître en toutes sortes d'industries inavouables qu'on n'a point coutume de voir associées au vrai courage.
Comme le Franc Archer de Bagnolet, le Panurge de la seconde manière « ne craint rien... que les dangers », et a peur des coups « naturellement ». Il envoie ses camarades au combat, en leur disant avec hypocrisie ou plutôt avec humour (car on sent qu'il se moque de luimême) : « Pendant que vous combaterez, je prieray Dieu pour vostre victoire, à l'exemple du chevaleureux capitaine Moses, conducteur du peuple israelicque » (IV, 37). La longue scène de la tempête, qui remplit sept chapitres du livre IV, est le tableau le plus fameux et le plus achevé d'une poltronnerie dont nous avons vu divers autres témoignages et dont il doit suffire de répéter ici qu'elle ne cesse, une fois déclarée, de se trahir partout.
Bornons-nous à noter provisoirement dans cette scène excellente quelques-uns des éléments proprement humoristiques qui donnent au comique rabelaisien sa saveur originale. L'humour dans le comique a toujours (on le verra mieux un peu plus loin) l'absence de sérieux pour caractère. Dès qu'un personnage est dominé par une passion trop profonde ou par une conviction trop forte, il peut rester tristement ridicule aux yeux d'autrui, c'est-à-dire comique, mais il perd cette joyeuse liberté d'esprit, qui lui permet de rire de lui-même à la façon des bons humoristes. Panurge a grand'peur pendant la tempête, une telle peur que ses dents en claquent et que des mots inarticulés s'échappent de ses lèvres; pourtant, son esprit demeure lucide et actif au point de plaisanter et de philosopher :
« Majordome, hau, mon amy, mon pere, mon oncle, produisez un peu de salé : nous ne boirons tantost que trop, à
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ce que je voy. A petit manger bien boire, sera désormais ma devise. Pleust à Dieu, et à la benoiste, digne et sacrée Vierge, que maintenant, je dis tout à ceste heure, je fusse en terre ferme bien à mon aise !
« 0 que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux! 0 Parces, que ne me filastes vous pour planteur de choux! 0 que petit est le nombre de ceux à qui Jupiter a telle faveur porté, qu'il les a destinés à planter choux! Car ilz ont toujours en terre un pied, l'autre n'en est pas loing. Dispute de felicité et bien souverain qui vouldra; mais quiconque plante choux est présentement par mon decret declaré bienheureux, à trop meilleure raison que Pyrrhon, estant en pareil danger que nous sommes et voyant un pourceau près le rivage qui mangeoit de l'orge espandu, le déclara bien heureux en deux qualités, sçavoir est qu'il avoit orge à foison, et d'abondant (en outre) estoit en terre. »
Le geste par lequel il se jette, pour se confesser, aux genoux de frère Jean et lui demande sa « sainte benediction », est d'un homme qui veut faire éclater de rire la galerie. Son vœu d'édifier à Saint-Nicolas « une belle grande petite chapelle ou deux
Entre Quande et Monsoreau,
Et n'y paistra vache ni veau »,
contient dans sa formule même la réticence intentionnelle qui doit le rendre nul pour sa conscience de sophiste. Et quand, l'orage et le péril passés, Panurge
« fait le bon compagnon », s'évertue à la manœuvre et gourmande la « faineantise » de frère Jean, il est clair qu'il appelle sur sa tête, volontairement et de gaieté de cœur, une pluie de brocards et d'injures :
« Enfans, avez-vous encore affaire de mon aide? N'espargnez la sueur de mon corps, pour l'amour de Dieu. Adam, c'est l'homme, nasquit pour labourer et travailler, comme
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l'oiseau pour voler. Nostre Seigneur veult, entendez-vous bien? que nous mangeons notre pain en la sueur de nos corps, non pas rien ne faisans, comme ce penaillon de moine que voyez, frere Jean, qui boit, et meurt de peur. »
Panurge a moins de sérieux, il a plus d'imagination, de fantaisie, une gaieté plus franche et une liberté d'esprit plus complète que les Scapins et les Figaros du théâtre français, quelquefois un peu étriqués dans la trop raisonnable mesure de leur justaucorps comique. Le personnage qui lui ressemble le mieux est l'opulent et débordant Falstaff, et Rabelais est le seul poète français qu'on puisse comparer à Shakespeare. Il ajoute à toutes les qualités traditionnelles du génie national je ne sais quoi de riche avec exubérance qui est rare dans notre littérature, et qui, venant heurter nos instincts d'ordre et de logique, prend à nos yeux l'aspect d'une importation étrangère.
La dévotion sans moralité de Panurge , catholique orthodoxe et chrétien détestable, est un trait important de sa physionomie, qui a été signalé ailleurs 1. Il faut relever maintenant un autre détail, la cruauté, compagne assez ordinaire des instincts voluptueux et lâches. La plupart de ses polissonneries du livre II sont d'un drôle fort méchant. Au livre IV, la vengeance qu'il tire des railleries de Dindenault, le marchand de moutons, dépasse singulièrement les bornes d'une spirituelle représaille; elle finit par devenir odieuse, beaucoup plus pénible que plaisante, lorsque, non content d'avoir précipité dans la mer les moutons avec « les moutonniers », il empêche ceux-ci de remonter sur le navire et les fait noyer tous.
1. Voy. page 144.
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Panurge, a cousté du fougon, tenant un aviron en main, non pour aider les moutonniers, mais pour les engarder de grimper sus la nauf et evader le naufrage, les preschoit eloquentement, comme si fust un petit frere Olivier Maillard, ou un second frere Jean Bourgeois; leur remonstrant par lieux de rhetoricque les miseres de ce monde, le bien et l'heur de l'autre vie, affermant plus heureux estre les trespassés que les vivans en ceste vallée de misere, et à un chascun d'eux promettant eriger un beau cenotaphe et sepulchre honoraire au plus hault du mont Cenis, à son retour de Lanternois : leur optant (souhaitant) ce neantmoins, en cas que vivre encores entre les humains ne leur faschast, et noyer ainsi ne leur vint à propos, bonne adventure, et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers jour subséquent les rendist sains et saulves en quelque pays de satin, à l'exemple de
Jonas.
De même que nous avons vu Pantagruel rester grave et sévère au récit des Chicanous assommés par le seigneur de Basché, frère Jean désapprouve (quoique avec trop peu d'énergie) la conduite de Panurge dans l'affaire des moutons : « Tu te damnes comme un vieil diable. Il est escrit : Miki vindictam, etc. » La grossièreté de frère Jean cache un cœur très noble et relativement délicat. Panurge est « bon compagnon », comme le sont aussi les diables d'enfer; mais ni Rabelais ni aucun personnage de son roman n'a jamais dit « le bon Panurge » (ces deux mots hurleraient de se voir accouplés), tandis que « notre bon frère Jean » se dit et ne surprend personne.
Il y a lieu d'ailleurs de remarquer, indépendamment des mœurs et du caractère de Panurge, la place occupée dans l'oeuvre de Rabelais par une certaine espèce de comique cruel et féroce. Je viens de rappeler comment le seigneur de Basché se venge des Chicanous. Il faut ajouter à cette histoire celle de la vengeance exercée
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par le poète Villon sur le sacristain Etienne Tappecoue, qui avait refusé de lui prêter une chappe et une étole pour jouer Dieu le père dans un mystère de la Passion. La jument du pauvre homme effrayée par les fusées que lancent sur elle les acteurs de Villon déguisés en diables, désarçonne son cavalier qui, retenu par le pied à sa monture et horriblement traîné par elle, subit un supplice analogue à celui de Brunehaut :
La poultre, toute effrayée, se mit au trot, à petz, à bondz, et au gualot; à ruades, fressurades, doubles pedales, et petarrades; tant qu'elle rua bas Tappecoue, quoy qu'il se tint à l'aube du bast de toutes ses forces. Ses estrivieres estoient de cordes : du cousté hors le montouoir son soulier fenestré estoit si fort entortillé qu'il ne le put onques tirer. Ainsi estoit traisné à escorchecul par la poultre, tousjours multipliante en ruades contre luy, et fourvoyante de peur par les hayes, buissons et fossés. De mode qu'elle luy cobbit toute la teste, si que la cervelle en tomba près la croix Osaniere, puis les bras en pieces, l'un ça, l'autre là, les jambes de mesmes; puis des boyaulx fit un long carnaige, en sorte que la poultre au convent arrivante de luy ne portoit que le pied droit, et soulier entortillé (IV, 13).
Les exploits de frère Jean dans le clos de l'abbaye de
Seuillé sont racontés avec un luxe de détails qui dénote une certaine complaisance pour l'horrible. Nous assistons au spectacle des cervelles « escarbouillées », des dents enfoncées dans les gueules, des mandibules fendues, des poitrines transpercées, des fondements empalés, des tripes sortant par les nombrils, du bâton de la croix dont le héros est armé entrant « parmy les couillons » dans les boyaux culiers. Le médecin s'amuse évidemment ; mais l'amateur de crudités saignantes se pourlèche aussi les lèvres. Plus loin, frère Jean coiffe d' « un chapeau rouge » un archer de l'armée de Picrochole qui
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lui criait grâce, l'appelant monsieur le prieur, monsieur l'abbé et monsieur le cardinal :
Lors d'un coup luy tranchit la teste, luy coupant le test sus les os petrux, et enlevant les deux os bregmatis, et la commissure sagittale, avec grande partie de l'os coronal; ce que faisant, luy tranchit les deux meninges, et ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du cerveau; et demoura le craine pendant sus les espaules à la peau du pericrane par derriere, en forme d'un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba roide mort en terre (1, 44).
Touquedillon est si cruellement mis en pièces sur l'ordre de Picrochole que « la chambre estoit toute pavée de sang » (I, 47).
Les passages de ce genre causent au lecteur moderne un certain frisson et lui font l'effet d'une note plus ou moins tragique dans la comédie. Il ne faudrait pas croire qu'ils fissent la même impression sur les lecteurs du xyie siècle. Autrefois, les mœurs étant plus rudes et plus voisines de la barbarie, plusieurs choses qui aujourd'hui nous feraient pleurer ou trembler pouvaient être traitées comiquement et faire rire. Le théâtre du moyen âge et celui de la Renaissance ont des gaietés de cannibale. Au XVIIe siècle encore, Molière et Regnard se montrent moins sensibles à certaines souffrances physiques et morales que nous ne le serions aujourd'hui. Plus grossiers et plus forts, nos pères accueillaient avec un rire facile et quelque peu brutal des scènes de leur théâtre qui ne nous réjouissent plus et nous semblent presque douloureuses.
Il faut rendre justice à tout le monde et notamment, quand on parle de Panurge, à l'Italien Folengo, auteur de l' Histoire macaronique de Merlin Coccaye (1520), que le traducteur de 1606 appelle « prototype de Rabelais ».
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Ce nom n'est pas immérité. Il y a dans Folengo une foule de choses, aventures, personnages comiques, situations, scènes, mots, dont Rabelais s'est heureusement souvenu, et, bien que la comparaison soit presque toujours à l'avantage du grand imitateur français, il reste à tout le moins au modèle l'insigne honneur de lui avoir servi.
« Lyron ne frappoit en lieu que les marques n'y demeurassent, déchiquetant ses ennemis avec son halebarde sanglante, et tous s'enfuyent de devant luy, tombans de leurs corps leurs poulmons, leur ratle, leurs boyaux, leur foye et leurs trippes. On n'oit que des cris, et plaintes des mourans; les uns appelloient Jesus-Christ ; les autres, saint Nicholas; autres, le cornu Mahomet, et autres, le diable 1. » — « Les uns, dira Rabelais, crioient sainte Barbe ; les autres, saint George ; les autres, sainte Nitouche; les autres, Nostre Dame de Cunault, de Laurette, de Bonnes Nouvelles, de la Lenou, de Riviere... et mille autres bons petits saints » (I, 27).
C'est surtout pour le caractère et les aventures de Panurge que Rabelais est redevable à Folengo. Dans l' Histoire macaronique, Panurge s'appelle Cingar.
L'autre compagnon de Balde estoit Cingar, Cingar l'affineur, le subtil, et la vraye sausse du diable, un larron tres accort, toujours prest à tromper. Il avoit la face desliée, le reste du corps en bon poinct, prompt à marcher, prompt à parler, et prompt à faire... tournant sa face en mille sortes et faisant diverses mines avec ses yeux bigles 2. Peu souvent
1. XVIe Macaronée.
2. Comparez les mines de Panurge dans sa dispute par signes avec l'Anglais Thaumaste (II, 19) : ... « Puis mit ses deux mains liées en forme de peigne sur sa teste, tirant la langue tant qu'il pOllvoit, et tournant les yeulx en la teste, comme une chievre. qui se meurt. x
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disoit verité, et servoit de mauvais guide sur les chemins aux passaIls; car, quand on luy demandoit le droit chemin, il enseignoit tout le rebours, et faisoit tomber les passans entre les griffes de ses compagnons. Il portoit toujours une certaine escarcelle pleine de crochets et limes sourdes, avec lesquelles il entroit de nuit es boutiques des marchands.....
Il despouille les autels des eglises, eL entre dedans la sacristie et revestiaire, et delà emporte le meilleur. 0 qu'il savoit bien crocheter le tronc que le prestre montroit au peuple pour y faire ses offrandes, en intention d'aider à parachever le bastiment de l'eglise, ou plustost pour acheter une bonne robbe à sa chambriere ! 1
Toute la scène de la tempête est esquissée dans Folengo, avec la peur de Cingar, sa confession, son vœu et le parjure dont ce vœu est suivi après la délivrance, avec la belle attitude de Balde (le Pantagruel du poète italien), « ferme comme un chêne » au gouvernail
Cingar est plus atrocement cruel que Panurge. Je renvoie les curieux à la XI0 Macaronée pour les horribles détails du supplice barbare qu'il fit subir à « monsieur le Podestat »; mais, dans la scène des moutons, qui est le principal emprunt que Rabelais ait fait à Folengo, Cingar se venge avec moins d'inhumanité que Panurge, puisqu'il se contente de faire noyer les bêtes. Et cependant, gravement injurieux pour Balde et pour ses compagnons, l & moutonnier de l'histoire macaronique méritait plus la mort que le facétieux Dindenault.
« Reçois-tu, crie-il au patron du navire, des diables armés dans ton vaisseau? Jette ces Français, jette nos ennemis!... que ces larrons s'en aillent! Il y a des forests et des cavernes : en icelles font mieux leur demeure tels voleurs, que de se
1. IVe Macaronée.
2. XIIe Macaronée.
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venir mettre dedans les navires et se mesler parmy les gens de bien. S'ils ne s'en vont, nous les jetterons dans l'eau par force 1. »
Cingar paye le marchand de moutons avec de la fausse monnaie, qu'il a « nagueres forgée ». L'idée est jolie, et il y a ainsi dans Folengo quelques traits assez heureux que Rabelais a oubliés ou dédaignés; mais la perle du récit rabelaisien, le dialogue de Panurge et de Dindenault, est complètement absente dans le « prototype » :
... « Nostre amy, dist le marchant, mon voisin, ce n'est viande que pour rois et princes. La chair en est tant delicate, tant savoureuse et tant friande que c'est baume... Quand vous auray je dignement loué les espaules, les esclanges, les gigotz, le haut costé, la poictrine, le foye, la ratelle, les trippes, la gogue, la vessie, dont on joue à la balle... la teste, dont avec un peu de soulphre on fait une mirifique decoction, pour faire viander (fienter) les chiens constipés du ventre?... Considerez un peu les merveilles de nature consistans en ces animaux que voyez, voire en un membre que estimeriez inutile. Prenez moy ces cornes là, et les concassez un peu avec un pillon de fer, ou avec un landier, ce m'est tout un. Puis les enterrez en veue du soleil la part que voudrez, et souvent les arrosez. En peu de mois vous en voirez naistre les meilleurs asperges du monde. Je n'en daignerois excepter ceux de Ravenne. Allez moy dire que les cornes de vous autres messieurs les coqus ayent vertu telle, et proprieté tant mirifique!
— Patience, respondit Panurge... »
Rabelais ne doit ni à Folengo ni à personne son admirable frère Jean, et c'est sans doute sa création la plus originale. Le Rainouart de la chanson d'Aliscans, auquel on l'a comparé, n'a qu'une ressemblance très générale
1. XIIe Macaronée.
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et superficielle avec lui. Ils sont moines tous deux 1 ; ils ont pour arme, le premier, un sapin qu'il nomme son tinel, le second, le bâton de la croix; volontiers aussi ils sont en cuisine, aiment la bonne chère et le bon vin, parlent haut, font le bien avec bruit, et, par leurs façons belliqueuses, terrifient leurs frères en religion. Mais Rainouart est un géant gauche dont les mouvements prêtent à rire et dont la gloutonnerie rappelle plutôt le Gargantua de la tradition populaire ; frère Jean, au contraire, est « galant, frisque 2, de hait 3, bien à dextre 4, deliberé, haut, maigre et bien fendu de gueule » (I, 27). Il est sympathique à tout le monde.
Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassemens, mille bons jours furent donnés. « Hé, frere Jean, mon amy; frere Jean, mou grand cousin; frere Jean de par le diable : l'acolée, mon amy ! — A moy la brassée ! — Cza, couillon, que je t'esrene à force de t'acoler. » Et frere Jean de rigoller.
Jamais homme ne fut tant courtois ny gracieux (I, 39).
Frère Jean illustre de la façon la plus brillante cette vieille vérité, que « l'habit ne fait point le moine ; tel est vestu d'habit monachal qui au dedans n'est rien moins que moine 5 ». Rabelais a beau dire de luy : « Vray moine si onques en fut » ; il n'a guère de monacal que le froc et le cynisme, et rien ne serait plus injuste que de le juger sur la mine. Le mépris de tout décorum est en somme l'unique chose que l'on puisse reprocher à ce cœur viril et loyal. Comme Sancho Panza, il déteste les cérémonies. Ainsi, mon ami, lui dit Pantagruel, toujours
1. Encore n'est-ce pas dans Aliscans que Rainouart paraît en qualité de moine; c'est dans le Moniage Rainouart.
2. Leste.
S. Allegre.
4. Adroit.
5. 1, Prologue.
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dans la cuisine! « Corpe de galline, respondit frere Jean, j'en sçay mieux l'usage et ceremonies que de tant chiabrener avec ces femmes. Magny, magna, chiabrena, reverence, reprise, l'accolade, la fressurade, baise la main de vostre mercy, de vostre majesta, vous soyez le bien venu, tarabin, tarabas... Cette brenasserie de reverences me fasche plus qu'un jeune diable 1. » La haine des simagrées a toujours été l'indice d'une nature rude, mais franche, ennemie du mensonge et de l'hypocrisie. Comme tous ceux que l'horreur du faux possède, frère Jean exagère le cynisme, c'est-à-dire la vérité nue, obscène, impudique et brutale; mais il n'est point tenté par l'esprit de libertinage comme Panurge, et sa grossièreté, qui n'est pas trop immorale au fond, traduit mieux que les polissonneries de ce drôle l'humeur personnelle du bon
Rabelais.
Panurge est radicalement dépourvu de toute espèce de vertu et d'honneur; il sue le vice et le crime; il est l'incarnation même de la lâcheté, du mensonge, de la trahison, de la perfidie; je le tiens pour capable de tout, excepté d'une bonne action. Des soixante-trois moyens qu'il employait pour trouver de l'argent, le plus honorable était le vol, et des deux cent quatorze manières qu'il connaissait de le dépenser, soyez sùrs que pas une n'avait la moindre relation avec le bien. Panurge marque son mépris pour les richesses en les jetant par la fenêtre, de même que la vraie macération de la chair consiste à ses yeux dans « l'acte venerien vingt-cinq ou trente fois » répété par jour :
1. IV, 10. Chiabrener signifie faire des façons. Un des livres de la bibliothèque de Saint-Victor a pour titre : le Chiabrena dee pucelles.
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Et se gouverna si bien et prudentement monsieur le nouveau chastelain, qu'en moins de quatorze jours il dilapida le revenu de sa chastellenie pour trois ans. Non proprement dilapida, comme vous pourriez dire, en fondations de monasteres, erections de temples, bastimens de collieges ethospitaulx, ou jetant son lard aux chiens ; mais despendit en mille petits banquetz et festins joyeux, envers à tous venans, mesmement à tous bons compagnons, jeunes fillettes et mignonnes galloises. Abatant bois, bruslant les grosses souches pour la vente des cendres, prenant argent d'avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son bled en herbe (III, 2).
Frère Jean, au contraire, refuse soixante-deux mille saluts d'or que Grandgousier lui offre pour sa prise du capitaine Touquedillon, par une raison sérieuse tirée de l'intérêt public : « Sire, ce n'est à ceste heure que vous devez faire telz dons. Attendez la fin de ceste guerre, car l'on ne sait quels afl'aires pourroient survenir. Et guerre faite sans bonne provision d'argent n'a qu'un soupirail de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pecunes. » Honnête et brave, frère Jean n'a de commun avec Panurge que l'excessive licence des propos. Mettre ce héros et ce gredin au même niveau moral, c'est se laisser peu intelligemment duper, comme font les bégueules et les dévotes, par une illusion de vocabulaire. Je confierais sans inquiétude à l'honneur de frère Jean ma femme et ma fille en personnes; mais chez ce traître de Panurge je ne voudrais pas voir ma belle-mère en peinture 1.
Parmi les personnages secondaires, les uns, Carpalim, Ponocrates, Epistemon, Eudemon, Rhizotome, etc., sont
1. Sur le caractère de frère Jean, voyez encore pages 114, 141,
163, etc., de ce volume.
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de simples abstractions personnifiées; les autres, Picrochole, Homenaz, Bridoye, maître Janotus ont fait passer devant nos yeux, quand nous avons étudié les satires de Rabelais, une suite de physionomies plus ou moins vivantes.
Comme d'usage, ce sont des défauts fortement accentués qui donnent aux figures, secondaires ou principales, un relief presque toujours outré jusqu'à la caricature. Une science, une sagesse, une bonté trop parfaites reçoivent difficilement un visage individuel qui soit assez distinct; comme le fort Ponocrates, comme le docte Epistemon, l'excellent trio des géants a lui-même des traits un peu trop généraux.
Il y a, au chapitre 28 du livre III, un portrait accessoire, celui du bonhomme Hans Cariiel, qui résume avec une heureuse concision les vertus essentielles dont se compose l'idéal rabelaisien : « Hans Carüel estoit homme docte, expert, studieux, homme de bien, de bon sens, de bon jugement, debonnaire, charitable, àulmosnier, philosophe, joyeux au reste, bon compagnon, et l'aillard, si onques en fut; ventru quelque peu, branslant de teste »
Rabelais, dont la principale qualité n'est pas la méthode, montre parfois dans le dessin des caractères d'assez étranges défauts de composition et de logique. Pourquoi Epistemon « qui entendait toutes langues 1 » et dont le nom veut dire science, ne comprend-il ni l'allemand, ni l'anglais, ni même l'italien de Panurge, et pourquoi, dans la savante compagnie qui fait cortège à Pantagruel, les oreilles du seul Carpalim, son laquais, distinguent-elles le grec, que ce polyglotte parle aussP?
1. V, 16.
2. H, 9.
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Pantagruel est instruit autant que sage, comme le prouvent tous ses discours et tous ses actes : cependant il nous est dit, livre II, chapitre 5, qu' « au regard de se rompre fort la teste à estudier, il ne le faisoit mie, de peur que la vue ne luy diminuast. Mesmement que un quidam des regens disoit souvent en ses lectures qu'il n'y a chose tant contraire à la veue comme est la maladie des yeulx. » La phrase est spirituelle et jolie; Rabelais l'applique à Pantagruel sans s'inquiéter de savoir si elle lui convient, sans se croire obligé de raconter par quelle heureuse révolution cet écolier insouciant et paresseux va disputer victorieusement contre tous les théologiens de Sorbonne et rendre en justice des sentences plus admirables que celle de Salomon.
Mais ces inconséquences paraissent légères en comparaison des graves contresens moraux du cinquième livre. C'est là qu'on entend Panurge dire lourdement : « Je suis un peu couard de ma nature » (Y, 14), et le chevalier des Entamures, dans une réédition effacée de l'admirable tempête du livre IV, « consoler » les passagers « par de douces paroles » (Y, 18) ! Le même frère Jean devient ailleurs extatique, il « perd le sens par vehemence de contemplation », pendant que Pantagruel, le héros chaste et tempérant, parle de boire comme un ivrogne et se montre obscène comme Priape (V, 2, 5)!
L'humour comique de Rabelais
Qu'est-ce qu'une composition comique en général, et particulièrement dans la littérature française classique? C'est une création méthodique de l'esprit travaillant sur des situations, des accidents, des caractères qui sont dans la nature ou qui pourraient s'y rencontrer, pour
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extraire logiquement de la réalité observée ou imaginée tous les éléments propres à exciter le rire en satisfaisant la raison. La fantaisie, je veux dire l'imagination libre et aventureuse, n'a point de place dans le comique ainsi entendu , puisque la raison doit approuver toutes les inventions du poète. L'absurde est immolé sans pitié sur l'autel du sens commun. Les objets du rire sont purement passifs; bien loin de s'associer à la gaieté qu'ils provoquent, ils en sont les victimes, sérieuses, ennuyées, parfois si misérables, que le comique en prend une saveur amère et qu'il tourne au tragique. Il n'y a aucune différence de fond entre certaines comédies et les drames les plus tristes : Arnolphe, George Dandin feraient presque pleurer. — Tel n'est pas le comique de Rabelais. La raison n'y domine point ; toute mélancolie en est exclue, et la gravité, avant d'être admise, doit jeter son compas, sa règle et son équerré pour prendre les ailes de la fantaisie.
Si Rabelais nous avait montré Panurge marié et cocu, cette nouvelle mésaventure aurait été, comme toutes les autres, un sujet de pure joie; car, à travers ses fureurs et ses terreurs comiques, ce grand moqué est un moqueur qui se gausse de tout et de lui-même; Panurge ne prend pas Panurge au sérieux. Dans les situations qui pourraient être le plus cruellement doúloureuses, les personnages de la comédie rabelaisienne conservent généralement leur bonne humeur. Gargantua, en deuil de Badebec sa femme, et devant le berceau de Pantagruel son fils, rit « comme un veau » en même temps qu'il pleure « comme une vache »; il conclut l'oraison funèbre par ces paroles pleines d'une sereine philosophie : « Ma femme est morte. Eh bien ! par Dieu, je ne la ressusciteray pas par mes pleurs; elle est bien,
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elle est en paradis pour le moins, si mieulx n'est; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos miseres et calamités : autant nous en pend à l'œil. Dieu gard le demeurant! Il me fault penser d'en trouver une autre. » Les Chicanous eux-mêmes, à demi morts des coups qu'ils ont reçus, se retirent « bien contents et satisfaits du seigneur de Basché ».
A cette forme particulière du comique rabelaisien il y a toutefois d'assez notables exceptions, qui le font rentrer, plus ou moins, dans la grande règle ordinaire du genre. Picrochole est réjouissant, mais nullement réjoui ; en aucun endroit de son rôle nous ne le trouvons gai, et la figure qu'il nous montre à la fin est même lamentable. Si maître Janot fait bruyamment chorus avec les auditeurs que sa joyeuse harangue secoue et tord dans les spasmes d'un rire convulsif, maître Bridoye, au milieu de l'étonnement profond que cause à tout le monde sa singulière façon de rendre la justice, garde une foi naïve en sa sagesse bornée et reste imperturbablement sérieux. Or, Picrochole et Bridoye sont les deux personnages les plus. purement comiques de Rabelais; il n'y a probablement pas en France un homme de goût qui ne juge plus fines et plus exquises les scènes où nous les voyons figurer, que celle où Janotus débite son discours et où Gargantua pleure sa femme, quelque plaisantes d'ailleurs qu'elles soient dans leur espèce.
Ceci nous avertit qu'avec Rabelais nous avons affaire à deux comiques différents, au moins dans leur idée, qu'il ne faut pas absolument confondre.
Nous appellerons plutôt humoristiques les scènes où rien n'est sérieux, ni le poète, lancé en pleine fantaisie, ni les personnages, conscients de leur propre extrava-
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gance, ni les lecteurs, largement égayés peut-être, mais fort peu instruits par des folies sans intérêt direct pour la raison. Nous réserverons le nom de comiques, à proprement parler, aux scènes « de haulte gresse », de riche signification, qui sont pour l'esprit une solide nourriture en même temps qu'un rafraîchissement délicieux, et nous ne craindrons pas d'avouer pour elles notre préférence de Français; car, si la bonne farce humoristique a son charme et son prix, le comique profond et fin lui est décidément supérieur. Il y a contradiction entre l'art dramatique et l'humoui-, l'humour étant, de sa nature, personnel et capricieux, tandis que l'art dramatique emprunte sa beauté principale à l'observation fidèle de la vérité objective. L'humoriste s'interpose lui-même indiscrètement entre le miroir de l'art et la réalité qu'il faudrait peindre : comment, dès lors, l'image pourraitelle rester pure ou seulement ressemblante? C'est pourquoi nous voyons la littérature française, où 1 'hurrww' est en somme faible et rare, offrir d'incomparables richesses dramatiques, comédies, tragédies, drames, romans sérieux ; mais, par deux bizarres anomalies, c'est d'ailleurs à la France qu'appartient le plus grand des humoristes, pendant que le plus grand des dramaturges était destiné à l'Angleterre.
Le comique et l'humour ont coutume de se fondre et de se pénétrer dans l'œuvre de Rabelais; ce mélange intime est ce qui donne à ses satires la saveur très particulière que nous y avons distinguée. L'humour vient adoucir ce que le comique tout seul risque d'avoir d'un peu dur et d'un peu sec ; le comique assaisonne et relève Y humozir, qui, sans une certaine dose de raison piquante, deviendrait aisément puéril et fastidieux.
Les scènes où s'épanouit le bonhomme Bridoye sont
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le chef-d'œuvre du comique agréablement tempéré d'humour. Un mot de comédie termine assez heureusement l'oraison funèbre de Badebec, plus remarquable au reste par la verve et l'entrain d'une éloquence folle que par la justesse de l'observation morale : « Ma femme est morte... Il me faut penser d'en trouver une autre. » C'est ainsi que les Plaideurs de Racine, poème médiocrement comique, mais étincelant de gaieté, de style et d'humour, plein de l'esprit d'Aristophane et de Rabelais, contiennent, au milieu des brillantes et continuelles fusées de la fantaisie, un petit nombre de traits d'une vérité plus profonde qui sont presque dignes de Molière.
La vérité seule est comique. L'homme d'esprit 1 qui a inventé de nos jours dans la comédie en vers une nouvelle espèce de plaisanterie consistant dans le cliquetis de rimes inattendues et sonores, riches jusqu'au calembour, a fait les délices de tous les amateurs d'ingéniosité en fait de versification et de langue ; mais il ne faut pas qu'il s'imagine avoir accru le trésor de notre comique national. Il en est des rimes-calembours et autres gentillesses funambulesques comme de ces litanies, où Rabelais s'amuse à dresser d'interminables listes d'adjectifs qui remplissent dix ou onze colonnes : nous devons croire que ce singulier exercice de sa verve charmait les contemporains comme l'auteur lui-même ; mais ces kyrielles de mots vides de sens n'ont jamais eu la moindre saveur comique et ont perdu pour nous toute leur grâce.
L'apparente facilité de l'humour, comme tout ce qui a un air de liberté facile, cache un piège. Aucun systèmede versification ne semble si aisé que le vers libre ; mais
1. M. Théodore de Banville.
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quel autre poète y a excellé que La Fontaine? L'abolition des unités dramatiques n'a pas multiplié les chefsd'œuvre. Bien conseillé, le talent trouvera toujours plus prudent et plus sûr de s'appuyer sur des règles fixes qui sont des guides et des soutiens. Il n'est pas impossible, sans invention et sans génie, avec de la patience, de l'observation, de l'étude et surtout de l'esprit, d'écrire sur un sujet donné quelques scènes qui, étant la représentation comique du réel, continueront à plaire d'une façon durable à tous ceux qu'intéressera dans l'avenir le spectacle des hommes et des choses; mais plaire longtemps, plaire toujours par les seuls agréments de la fantaisie et de l'humeur, il ne faut pas l'espérer sans des dons et des mérites tout à fait extraordinaires.
Parce que « le revers de la verité a, comme dit Montaigne, cent mille figures et un champ indefini », tandis que la réalité n'a qu'une façon d'être contre cent mille de n'être pas, on se flatte d'avoir, dans la fiction et l'extravagance, un choix illimité : hélas, des limites, nous en trouvons bientôt en nous-mêmes; l'esprit, lâché en liberté, d'un bond atteint ses bornes, et, limites pour limites, il vaut mieux subir celles que l'art lui-même impose à toute imitation de la nature. La réalité est plus riche que la plus riche fantaisie; voilà pourquoi, à l'inverse de ce qu'on aurait peut-être attendu, les écrits des humoristes sont moins variés que ceux des auteurs qui, dans leurs romans ou dans leurs pièces, n'ont eu d'autre ambition que de refléter l'image du monde. Un mouvement du miroir, et la scène est changée ; mais l'humoriste a beau s'agiter, ses gestes, ses contorsions, ses grimaces se ressemblent, et la manière est plus vite épuisée que la matière. Une page de Jean-Paul, deux pages de Sterne sont suffisantes pour montrer dans un raccourci complet
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toutes leurs grâces originales avec tous leurs procédés artificiels : on ne fait pas aussi vite le tour ni de Molière ni de Shakespeare, et un humoriste dont les ressources subjectives ne seraient pas moins vastes que le monde embrassé par ces deux grands poètes dramatiques, présenterait ce phénomène inouï d'un esprit comparable à la nature pour sa richesse et sa variété.
Rabelais est peut-être cet humoriste. Sa science encyclopédique, son humeur égale, sereine et joyeuse, sa santé épanouie, sa mémoire immense de liseur infatigable,. son imagination libre comme l'air et légère comme l'oiseau, son esprit ouvert et actif, son existence nomade et ses grandes curiosités de voyageur; sa haute raison enfin, éclairée et souriante, voulant le bonheur de la pauvre humanité sans la prendre trop au sérieux : tout s'unissait pour faire de cet homme heureux et sage un des représentants les plus brillants et les plus complets de notre race. Une affectation bizarre, malsaine, est l'écueil de l'humour : Rabelais en était préservé par son tempérament robuste et sa gaieté foncière, comme par l'aimable inconscience de son génie. L'activité extérieure où il a vécu l'empêchait de s'immobiliser dans cette monotone et stérile répétition du même soliloque éternel, où les humoristes ordinaires ont sitôt fait de vider le fond de leur sac.
Il a corrigé et tempéré par instinct tout ce que ses imitateurs ont exagéré par système : là est la vraie cause de sa perfection relative. Prenez un des articles essentiels du code humoristique, la continuelle intervention de la personne de l'auteur dans son ouvrage : Rabelais se mêle lui-même fort peu à son récit; nous savons qu'il accompagne Pantagruel ét ses amis dans leur voyage, puisqu'il emploie souvent la première per-
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sonne; mais le mot nous et surtout le mot je ont sous sa plume si peu de relief qu'il faut être attentif pour les apercevoir. Ses prologues se réduisent presque au nécessaire; ils outrepassent à peine l'usage des vieux conteurs qui, çà et là, faisaient une pause pour reprendre haleine et boire un coup avec la permission de l'assistance, et ils n'affectent jamais les brusques allures d'une parabase interrompant soudain la comédie. Un autre grand principe de l'humour, c'est d'accorder plus d'importance aux épisodes qu'à la fable, aux digressions de toute nature qu'à l'ordre et à la suite de la composition, à l'accessoire 'enfin qu'au sujet principal : cependant Rabelais donne assez de cohérence à son Gargantua, et c'est bien alors au fond même et à la marche de l'histoire qu'il prétend surtout nous intéresser; si ailleurs, comme dans le livre III, l'action semble s'arrêter, entravée dans son cours par une multitude de parenthèses, presque toutes 1 ces parenthèses ont une solide valeur objective. Elles sont non pas un vain remplissage de l' hu?,nour, mais la substance même de la comédie rabelaisienne; et il arrive fréquemment à l'auteur de cesser en même temps d'être comique et humoriste pour prendre le ton grave du moraliste ou dit savant.
Son mérite singulier et unique entre tous les humoristes, c'est, en somme, d'avoir à la fois ignoré et modéré son propre humour. De même qu'Homère a bien innocemment donné à la littérature les règles du poème épique, mais en gardant pour lui le secret de l'épopée naïve, Rabelais a créé le genre humoristique
1. Il y a lieu d'excepter un très petit nombre de pages, par exemple l'insipide chapitre 38 : Comment par Pantagruel et Panurge est Triboulet blasonné.
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sans le savoir, et en laissant à ses successeurs un modèle d'humour absolument inimitable, puisque le comprendre, l'admirer et l'imiter, c'est détruire son essence même, qui est l'inconscience.
Il n'y a peut-être au monde qu'une épopée, l'Iliade, et qu'un roman d'humour, Pantagruel.
Par un très curieux effet d'optique, dû à l'éloignement, l'humour de Rabelais bénéficie et tire un avantage incalculable des réelles imperfections de son art. Mieux « poli en l'officine de Minerve » , l'écrivain aurait évité certaines maladresses qui font nos délices aujourd'hui sous l'influence du charme de l'archaïsme,. et que nous mettons à l'actif de son génie d'humoriste, tandis qu'il est probable que les contemporains lesgoûtaient un peu moins que nous, et que l'auteur était bien loin d'en soupçonner toute la grâce.
Dans ce genre de plaisanteries que le temps améliore et rend exquises comme les vins, je range surtout l'absurde coutume, si familière à Rabelais, de placer des souvenirs classiques ou des comparaisons ingénieuses sur les lèvres de personnages qui ne devaient penser à rien moins dans la situation où ils se trouvaient qu'à montrer leur érudition et à faire de l'esprit. Nous sommes. ravis, par exemple, quand nous lisons ces fameux couplets de Panurge dans la scène de la tempête :
0 que trois et quatre fois heureux, etc. 1.
Ha, dist Panurge, vous pechez, frere Jean, mon amy ancien.
Ancien, dis-je, car de present je suis nul, vous estes nul. Il m& fasche le vous dire. Car je croy que ainsi jurer face grand bien à la râtelle; comme à un fendeur de bois fait grand
1. Voy.. p. 385.
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soulagement celuy qui, à chascun coup, près de luy crie : Han ! à haute voix, et comme un joueur de quilles est mirificquement soulagé quand il n'a jetté la boulle droit, si quelque homme d'esprit près de luy penche et contourne la teste et le corps à demy, du cousté auquel la boulle autrement bien jettée eust fait rencontre de quilles.
Ailleurs, c'est frère Jean qui fait notre joie par l'invraisemblance même de l'amplification oratoire que
Rabelais a mise dans sa bouche. Car, en passant sous un noyer, il a « embroché » à une branche la visière de son heaume; dans ses efforts pour se défaire, son cheval s'est dérobé sous lui, et il est resté pendu à l'arbre par la tète et les mains, dans une position qui ne lui permet guère de faire un long discours à l'effet précisément de prouver que les longs discours sont hors de saison.
Par ce moyen, demoura le moine pendant au noyer, et criant à l'aide et au meurtre, protestant aussi de trahison.
Eudemon premier l'apperceut, et, appelant Gargantua : « Sire, dist-il, venez, et voyez Absalon pendu. » Gargantua venu considera la contenance du moine, et la forme dont il pendoit; et dist à Eudemon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon : car Absalon se pendit par les cheveux; mais le moine, ras de teste, s'est pendu par les oreilles. — Aidez-moy, dist le moine, de par le diable! N'estil pas bien le temps de jaser? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent que quiconques verra son prochain en danger de mort, il le doibt, sus peine d'excommunication trisulce, plus tost admonester de soy confesser et mettre en estat de grace que de luy aider. Quand donc je les verray tombés en la riviere et prestz d'estre noyés, en lieu de les aller querir et bailler la main, je leur feray un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi; et lors qu'ilz seront roides mors, je les iray pescher (1, 42).
S'il n'y a de comique à proprement parler que ce qui est naturel et vrai, nous donnerons ce nom à la
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colère du moine criant au meurtre et à la trahison parce qu'un accident désagréable lui est arrivé; à la peur de Panurge en danger de périr, suppliant frère Jean de ne pas irriter le ciel par ses blasphèmes et ayant, au milieu de la mer furieuse, la vision rapide de la félicité des planteurs de choux : mais la description complaisante des planteurs de choux, la citation érudite d'une parole de Pyrrhon en de telles circonstances et le joli tableau du joueur de quilles, comme la sortie du moine contre les prêcheurs décrétalistes, sont choses intempestives, dramatiquement absurdes, et pourtant délicieuses. Artiste plus parfait, contemporain de La Fontaine et de Racine au lieu de succéder à Philippe de Commines et de précéder Montaigne, Rabelais les auraitil écrites? Je ne sais; mais ce qui est sûr, c'est que leur suppression serait une perte bien regrettable. Si ce sont des gaucheries, elles nous enchantent comme les grâces naïves d'un enfant de génie; nous ne nous lassons pas d'en faire notre régal; à force de les relire et de les savourer, nous y découvrons d'étranges profondeurs et nous en extrayons les secrets inconnus d'un art paradoxal et nouveau.
L'historien littéraire se bornerait à remarquer, à leur occasion, qu'au XVie siècle l'abus de l'érudition était général. Tous les écrivains étalaient à plaisir et à tout propos leur science livresque. « Montaigne ne raconte rien, sans qu'une anecdote ancienne ne lui revienne à la mémoire, et non pas une, mais deux, trois, toutes à la file, prenant place dans la trame du récit ou servant de preuves au raisonnement. Democritus a dit tel mot en telle occurrence; J ulills Caesar s'est tiré d'embarras par tel expédient, en une circonstance délicate... D'un bout à l'autre des Essais il en est ainsi : c'est Montaigne
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qui commence la phrase, c'est Xénophon ou Sénèque qui l'achèvent... Tous ceux qui, à cette époque, ont traité de morale, de sujets graves et sérieux, ont eu la même révérence, le même culte superstitieux envers les définitions et les opinions des anciens. On dirait que tous ces hommes du xvie siècle ne se fient pas à leurs seules forces pour jouer leur rôle dans la vie; à chaque pas, ils se penchent et tendent l'oreille pour écouter le souffleur, la voix invisible, l'antiquité 1. »
Il en est de Rabelais comme de Montaigne, avec cette aggravation que, Rabelais faisant agir et parler des personnages, l'abus de l'érudition sous sa plume de romancier est en outre une inconvenance dramatique. Afin de mieux percevoir des sons indistincts et lointains, les compagnons de Pantagruel mettent leurs mains « en paume » derrière leurs oreilles : il semble qu'un geste aussi simple n'avait pas besoin d'une autorisation classique; mais Rabelais nous apprend qu'ils se tenaient ainsi « à l'exemple de l'empereur Antonin » (IV, 55). A propos d'oreilles, veut-on savoir pourquoi les maîtres d'école tirent les oreilles aux drôles qui oublient leurs leçons? « Selon la doctrine des sages Egyptiens » , l'oreille est un « membre consacré à memoire »; Virgile dit dans la sixième Eglogue :
Quum canerem reges et proelia, Cynthius aurem
Vellit et admonuit...
C'est pourquoi nous voyons « les precepteurs et les pedagogues esbranler les testes de leurs disciples (comme on fait un pot par les anses) par vellication
1. Edouard Bourciez, les Mœurs polies et la Littérature de cour
.sous Henri II.
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et erection des oreilles, afin de remettre leurs sens esgarés en bonne et philosophique discipline » (III, 45). En prodiguant ainsi, à propos de tout et hors de propos, les souvenirs de l'antiquité, Rabelais était simplement de son siècle. L'historien littéraire se contenterait de cette remarque, et peut-être aurait-il raison de s'en tenir là.
Mais l'esthéticien de Y humour arrive ; il s'empare des passages cités et de tous les passages analogues comme d'autant de trésors et d'exemples précieux en faveur de ses théories. L'érudition et l'esprit venant briller où ils n'ont que faire, notamment au milieu de la colère ou de la frayeur, sont des contresens dramatiques sans doute; mais leur signification, leur utilité humoristique est très grande. Nous sommes joyeusement avisés par là que rien ne doit être pris au sérieux dans les passions, les aventures, les infortunes qui nous sont racontées, et que l'extravagant récit, débordant de toutes parts les limites de la comédie, est une orgie de fantaisie et de gaieté folle où le poète invite non seulement ses lecteurs, mais même ses personnages, à jouir de la fête, à rire et à trinquer.
Voyez encore, dans la scène de la tempête, la discussion ou plutôt la conversation parfaitement calme, posée, et surtout docte et doctissime, qu'amène entre Epistemon et Panurge l'idée saugrenue émise par celui-ci de faire son testament :
Faire testament, dist Epistemon, à ceste heure qu'il nous convient evertuer et secourir nostre chorme sus peine de faire naufrage, me semble acte autant importun et mal à propos comme celuy des mignons de Csesar entrant en Gaule, lesquelz s'amusoient à faire testamens et codicilles, lamentaient leur fortune, pleuroient l'absence de leurs femmes et
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amis romains, lorsque, par nécessité, leur convenoit courir aux armes et soy evertuer contre Ariovistus leur ennemy. C'est sottise telle que du charretier, lequel, sa charrette versée par un retouble, à genoilz imploroit l'aide de Hercules, et ne aiguillonnoit ses boeufs, et ne mettoit la main pour soulever les roues. De quoy vous servira icy faire testament? Car, ou nous evaderons ce dangier, ou nous serons noyés. Si evadons, il ne vous servira de rien. Testamens ne sont valables ni autorisés sinon par mort des testateurs. Si sommes noyés, ne noyera il pas comme nous? Qui le portera aux executeurs?
— Quelque bonne vague, respondit Panurge, le jettera à bord comme fit Ulyxes; et quelque fille de roy, allant à l'esbat sur le serain, le rencontrera, puis le fera tres bien executer, et prés le rivage me fera eriger quelque magnifique cenotaphe, comme fit Dido à son mary Sychée; Eneas à Deiphobus, sus le rivage de Troye, près Rhoete; Andromache à Hector, en la cité de Buttrot; Aristoteles, à Hermias et Eubulus; les Atheniens, au poëte Euripides; les Romains, à Drusus, en Germanie, et à Alexandre Severe, leur empereur, en Gaule; Argentier, à Callaischre ; Xenocrite, à Lysidices ; Timares, à son filz Theleutagores ; Eupolis et Aristodice, à leur filz Theotime; Oneste, à Timocles; Callimache, à Sopolis, filz de Dioclides; Catulle, à son frere; Statius, à son pere; Germain de Brie, à Hervé, le naucher breton (IV, 21).
Remarquez l'ampleur des périodes, l'abondance des citations, la précision des faits, des images, des noms propres, et songez qu'en cet instant le vaisseau « va tantôt à la cave et tantôt au grenier 1 », que « tous les elemens sont en refractaire confusion », et que Panurge a tout à l'heure « du contenu de son estomac bien repu les poissons scatophages ». Peut-on croire Rabelais assez naïf pour n'avoir pas aperçu l'absurdité dramatique d'une pareille contradiction? Il l'a très bien sentie, il l'a voulue, et s'en est royalement amusé. C'est
1. Le Dépit amoureux, IV, 2.
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notre naïveté qui le fait rire, quand nous lui reprochons gravement ou l'invraisemblance de ce dialogue ou celle encore du même Panurge, au moment où il meurt de faim, perdant son temps et ses forces dans un vain étalage de toutes les langues étrangères et anciennes qu'il a apprises, avant de demander à manger en français (II, 9).
L'humour se plait ainsi à détruire par l'absurde la vérité dramatique. Il n'est pas déraisonnable qu'un père de famille, qui du même coup perd une épouse et gagne un fils, éprouve un sentiment mêlé de douleur et de joie; un moraliste doit pouvoir trouver dans la façon dont ce double sentiment s'exprime certains traits de nature plaisamment ou tristement vrais, comiques ou pathétiques. Mais jamais le conflit ne prendra la forme que l' humour de Rabelais lui a donnée, afin d'anéantir toute apparence de vérité et de sérieux :
Quand Pantagruel fut né, qui fut bien esbahy et perplex?
Ce fut Gargantua son pere : car, voyant d'un costé sa femme
Badebec morte, et de l'autre son filz Pantagruel né, tant beau et grand, il ne savoit que dire ny que faire. Et le doubte qui troubloit son entendement estoit assavoir s'il devoit pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son filz. D'un costé ou d'autre, il avoit argumens sophistiques qui le sutfoquoient, car il les faisoit tres bien in modo et figura, mais il ne les pouvoit souldre. Et, par ce moyen, demeuroit empestré comme la souris empeigée, ou un milan pris au lacet.
Ailleurs, c'est un baudet dont il nous est dit qu'il « syllogise » (Y, 7). Ces allusions à l'exercice favori de la scolastique pouvaient, à l'époque où elles furent faites, dépasser un peu la portée d'une simple gaieté de l'humour; l'abus du syllogisme dans les écoles du 'moyen âge finissant venait rendre la plaisanterie plus
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piquante en la relevant, au goût des contemporains, d'un petit grain de sel comique et satirique.
L'humour inspire ces épithètes flatteuses, ces expressions plaisamment obligeantes pour les personnes, les bêtes et les choses, qui tantôt renversent par une simple ironie les termes de la réalité, tantôt les exagèrent affectueusement par une aimable et douce habitude de bienveillance et d'optimisme à l'égard de toute la nature :
« Les bons peres toussoient mélodieusement » (111,15). « La grâce de l'asne sycophage » (IV, 17). « Il fait bon ouïr la voix et musique de ces bestes arcadiques » (Y, 7). Panurge donna à Triboullet « une vessie de porc bien enflée, et resonnante à cause des poys qui dedans estoient » ; Triboullet « jouoit de la vessie, se delectant au melodieux son des poys » (III, 45). « J'ai (dit Bridoye) d'autres gros dés bien beaux et harmonieux » (III, 39). « A Paris, en la rostisserie du petit Chastelet, au devant de l'ouvroir d'un rostisseur, un faquin mangeoit son pain à la fumée du rost, et le trouvoit ainsy parfumé, grandement savoureux » (III, 37). Panurge (à l'imitation de Socrate) offrit à Raminagrobis « un beau coq blanc, lequel incontinent posé sus son lict, la teste eslevée en grande alaigresse, secoua son pennaige, puis chanta en bien haut ton » (III, 21). « Les galloises (filles de joie) voluntiers font plaisir à gens de bien : et sont Platoniques et Ciceronianes, jusque-là qu'elles se reputent estre au monde nées, non pour soy seulement; ains de leurs propres personnes font part à leur patrie, part à leurs amis » (III, 2). « J'y vis (au pays de Satin) des bestes à deux dos, lesquelles me semblaient joyeuses à merveille et copieuses en culletis, avec sempiternel remuement de croupions. J'y vis des escrevisses laitées,
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lesquelles marchaient en moult belle ordonnance, et les faisait moult bon voir » (V, 30).
« Si l'on a de l'attention », enseigne Buffon, professeur de gravité et de style noble, « à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. » L' humour comique, ennemi de la • noblesse et de la gravité du style, évite au contraire avec soin les termes généraux. Il précise, détaille, mesure, compte et pèse tout très minutieusement; car les chiffres exacts, les indications circonstanciées, en communiquant au récit une vraisemblance spécieuse qui ne peut pas, dans un sujet fantastique, être prise au sérieux, fournissent un aliment à la gaieté.
Le bréviaire de Gargantua pesait « tant en gresse qu'en fermoirs et parchemin » onze quintaux six livres, et la chaîne d'or qu'il portait à son col, vingt-cinq mille soixante trois marcs. Lorsqu'en souriant il détacha sa belle braguette et se mit, du haut des tours de NotreDame où il était assis, à faire pleuvoir sur les Parisiens un déluge d'un nouveau genre, il en noya deux cent soixante mille quatre cent dix-huit, sans les femmes et petits enfans. Pantagruel fit afficher en Sorbonne neuf mille sept cent soixante quatre thèses. Treize cent onze chiens, petits et gros, poursuivaient Panurge, lorsqu'il échappa de la main des Turcs, et il y en avait six cent mille quatorze aux trousses de la dame parisienne, victime de sa plus infâme polissonnerie. A ses soixante trois manières de se procurer de l'argent il joignait deux cent quatorze façons de le « despendre ». Après les exploits de frère Jean dans le clos de l'abbaye, le sol était jonché de morts, au nombre de treize mille six cent vingt deux, sans les femmes et petits enfants (cela s'entend toujours).
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Le procédé, une fois connu, devient, dans l'application, d'une simplicité enfantine et il serait fastidieux d'en multiplier les exemples ; mais on peut faire ici deux petites remarques, à titre de curiosités.
L'une, c'est que les Grandes et inestimables chroniques font volontiers usage de chiffres ronds et que Rabelais, quand il a commencé d'écrire son roman comique, les employait lui-même un peu plus souvent que par la suite. C'est en chiffres ronds que sont évaluées les forces de l'armée de Grandgousier 1. Dans les premières éditions de Gargantua, Gargamelle , mère du géant, pouvait lui fournir, chaque fois qu'il prenait le sein, quatorze cent pipes de lait : ayant refait ses calculs, Rabelais trouva quatorze cent deux pipes neuf potées, quantité insuffisante encore et inférieure à ce qu'on obtenait de dix-sept mille neuf cent treize vaches amenées des villages de Pautille et de Brehemond.
L'autre petite remarque, c'est que, par un tour d'imagination particulier dont il n'y a évidemment rien à conclure, le chiffre 78 est celui qui revient le plus fréquemment sous la plume de notre écrivain. Dans le titre de son livre III, il « supplie », nous l'avons vu, « les lecteurs benevoles soy reserver à rire au soixante et dix huitième livre ». Les Andouilles ont soixante-dix-huit enseignes; il y a soixante-dix-huit pièces de tapisserie à Medamothi, et soixante-dix-huit marches pour descendre au temple de la Dive Bouteille. Les dieux en fête boivent soixante-dix-huit barriques de nectar; avec les crottes des moutons de Dindenault (mais qu'il ne vous
1. 1, 47. Les chiffres ronds donnent mieux l'idée d'une armée disciplinée et régulière; celle de Picrochole, au contraire, allant à la débandade, compte seize mille quatorze haquebutiers, trente cinq mille et onze aventuriers, etc.
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deplaise) les médecins « guerissent soixante et dix huit especes de maladies ».
Le détail minutieusement précis s'amuse quelquefois à rendre incompréhensibles des choses qu'il fait semblant de dire avec exactitude : « grand pere du beau cousin de la sœur aisnée de la tante du gendre de l'oncle de la bru de sa belle mere » (II, 5); mais ce que l'imagination peut saisir est toujours plus plaisant.
L'anatomie surtout permet à Rabelais, dans la description de tout ce que fait ou souffre le corps humain, d'atteindre le dernier degré de la précision, et le médecin fournit alors d'abondantes ressources à l'humoriste :
« Soudain après tira son dit braquemart, et en ferut l'archier qui le tenoit à dextre, luy coupant entierement les venes jugulaires et arteres sphagitides du col, avec le gargareon, jusques es deux adenes : et retirant le coup, luy entrouvrit la moelle spinale entre la seconde et tierce vertebre 1. » — « Il luy passa la broche un peu au dessus du nombril vers le flan droit, et luy perça la tierce lobe du foye, et le coup, haussant, luy penetra le diaphragme, et par à travers la capsule du cœur luy sortit la broche par le haut des espaules, entre les spondyles et l'omoplate senestre » (II, 14).
Même minutie dans tous les renseignements de toilette : pour les chausses de Gargantua « furent levées unze cens cinq aulnes et un tiers d'estamet blanc, et furent deschiquetées en forme de colonnes striées et crénelées par le derriere, afin de n'eschauffer les reins » (I, 8). — « Au lendemain, Panurge se fit percer l'oreille dextre à la judaïque, et y attacha un petit anneau d'or à ouvrage de tauchie, au chaton duquel estoit une pusse
1. 1, 44. Voy. aussi page 389.
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enchassée. Et estoit la pus se noire, afin que de rien ne doubtez. C'esi belle chose estre en tous cas bien informé » (III, 7).
L'extrême précision du détail est un moyen si infaillible d'anéantir le sérieux et de provoquer le rire, que nous voyons arriver ce fâcheux accident, contre la volonté des auteurs, dans certains sujets fort graves où ils n'avaient certainement pas le dessein de nous égayer. Chateaubriand nous fait sourire au milieu de son magnifique tableau de la déroute des Barbares, lorsqu'il nous montre les femmes des vaincus « arrêtant par la barbe le Sicambre qui fuit ». Le fou rire qui ne tarde pas à s'emparer de nous à la lecture du dénombrement de l'armée de Xerxès dans la seconde partie de la Légende des siècles, n'a pas d'autre cause que la minutie des détails, car le morceau est d'ailleurs d'une opulence épique; mais comment tenir son sérieux devant
Hermamythre, Masange, Acrise, Artaphernas...
Les Tybarènes, fils de races disparues,
Ayant des boucliers couverts de peaux de grues...
et comment ne pas éclater quand nous lisons que
Le grand char d'ébène
Avait, sur son timon de structure thébaine,
Pour cocher un seigneur nommé Patyramphus?
Comique malgré lui, humoriste médiocre, Victor Hugo est probablement le poète dont l'exemple illustre le plus souvent cette vérité, qu'il n'y a qu'un pas du sublime au ridicule. Le début de ItaLberL pouvait, par la magnificence des noms propres, la richesse et la rareté des. rimes, exciter l'admiration enthousiaste de Théophile Gautier; il peut aussi, par la bizarrerie des sons et des-
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idées, faire éclore un sourire sur les lèvres du lecteur sceptique :
Jean de Carrara, Pons, Sixte Malaspina
Au lieu de pique ayant la longue épine noire,
Ugo, qui fit noyer ses sœurs dans leur baignoire... Ranuce, caporal de la ville d'Anduze,
Foulque, ayant pour cimier la tête de Méduse,
Marc, ayant pour devise : Imperiurn fit jus,
Entourent Afranus, évêque de Fréjus.
Mais qu'on relise surtout la fin de Ratbert :
Ce soir-là, bêchant pour se distraire,
Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon,
Etant aux champs avec le diacre Pollion...
Les disciples et les parodistes de Victor Hugo se sont délectés dans l'imitation de cette façon d'écrire et de conclure. On lit à la fin de Kaïn, poème de M. Leconte de Lisle :
Et ceci fut écrit avec le roseau dur,
Sur une peau d'onagre, en langue khaldaïque,
Par le Voyant, captif des cavaliers d'Assur.
On lit à la fin des Frères d'armes, parodie excellente de la Légende des siècles :
Ce récit, copié sur vélin, fut trouvé
Dans Santa Gadea de Burgos, par un prêtre
Muet, aveugle et sourd; mais Dieu seul est le maître!
Et maintenant donnons la parole à Rabelais, livre 1, chapitre 1 : La généalogie de Gargantua « fut trouvée par Jean Audeau, en un pré qu'il avoit près l'arceau
Gualeau, au dessous de l'Olive, tirant à Narsay. Duquel faisant lever les fossés, toucherent les piocheurs, de leurs marres, un grand tombeau de bronze, long sans
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mesure : car onques n'en trouverent le bout, parce qu'il entroit trop avant les ecluses de Vienne... En iceluy fut ladite genealogie trouvée... escrite sur escorce d'ormeau. »
Ancêtres et postérité
Le compte de tout ce que Rabelais doit à ses modèles, de tout ce que ses imitateurs lui doivent, est une énumération d'infini détail qui ne sera jamais complète, et qu'on ne peut d'ailleurs entreprendre utilement que sous la forme d'une édition annotée, en suivant page à page, ligne à ligne, mot à mot, le texte de l'auteur.
Tous ces écrivains du xvie siècle étaient bien les plus grands voleurs littéraires qu'on ait jamais vus; ils n'y mettaient aucun scrupule et « pillaient sans conscience », comme Joachim du Bellay les exhorte à le faire, « les sacrés tresors » de la Grèce et de Rome. Ils avaient emmagasiné dans leur mémoire une telle provision de textes classiques, qu'il faudrait savoir comme eux l'antiquité par cœur pour éviter le risque de se tromper à tout instant en leur attribuant la paternité d'une idée, d'une comparaison, d'une anecdote. J'allais dire que le style est la seule chose dont on soit à peu près sûr avec eux; mais leur style même est souvent calqué sur celui des anciens avec une sorte de renoncement dévot et idolâtre à leur propre personnalité, à l'originalité de la forme comme à l'invention de la matière!
J'ai noté précédemment, à mesure que l'occasion s'en est présentée, quelques-uns des emprunts de Rabelais à ses devanciers et quelques-uns de ceux que lui ont faits ses successeurs. Je ne saurais avoir la moindre ambition d'apporter ici une contribution matérielle tant soit peu
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considérable à cette liste. Ce n'est pas un travail de statistique que nous prétendons entreprendre; c'est une étude d'esthétique que nous désirons continuer. Je me bornerai donc aux indications les plus générales, et s'il m'arrive de les illustrer, çà et là, par un petit nombre d'exemples et de textes choisis, j'avoue en toute franchise que ce choix sera fait très arbitrairement dans l'énorme et encombrant amas des richesses.
Rabelais, qui a tout lu, nomme, cite, traduit plus habituellement les Grecs que les Latins, et, dans sa « librairie » antique, Lucien occupe la première place, Plutarque la seconde. Une comparaison du satirique de Chinon avec celui de Samosate aboutirait à cette conclusion paradoxale : Lucien est plus français que Rabelais, je veux dire plus piquant et plus mordant, plus précis et plus sobre, plus exclusivement spirituel.
Lorsque Lucien dépeint l'existence d'outre-tombe dans la Nécyomancie, il se montre plus attentif que son imitateur à proportionner exactement aux mérites des hommes ici-bas les peines et les récompenses futures; pour en faire la distribution, le hasard d'un jeu de mots suffit à notre humoriste : il y a dans le modèle moins de fantaisie et plus de raison 1. Ailleurs, Rabelais néglige d'excellents motifs de satire que Lucien lui offrait, pour les remplacer par des gaudrioles : dans le nouveau prologue du livre IV, le pauvre villageois Couillatris fait monter ses plaintes au trône de Jupiter, comme Timon le Misanthrope; Mercure, pour voir qui est ce criard, regarde par la trappe des cieux, qu' « Icaromenippe disoit semblable à la gueule d'un puits ». L'occasion était bonne, et Lucien ne l'a pas laissé perdre,
1. Voy. l'enfer de Rabelais, p. 125 et suivantes de ce volume.
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de nous donner une édifiante collection des vœux divers qui vont assaillir le ciel de toutes parts : « Les vœux arrivaient des différents points de la terre, avec une merveilleuse variété. Voici quelle en était à peu près la forme : 0 Jupiter, fais-moi parvenir à la royauté! 0 Jupiter, fais pousser mes oignons et mes ciboules! 0 Jupiter, fais que mon père meure bientôt! Ailleurs un autre disait : Si je pouvais hériter de ma femme I ou bien : Puissé-je ne pas être surpris tendant des pièges à mon frère! ou bien encore : Si je pouvais gagner mon procès! Si j'étais couronné à Olympie! Les navigateurs demandaient, les uns le souffle de Borée, les autres celui de Notus. Le laboureur voulait de la pluie et le foulon du soleil 1. » Rabelais, qui mêle cent choses à l'histoire du bonhomme Couillatris, n'aurait certes pas été retenu par la difficulté de placer cette digression; mais, horsd'œuvre pour hors-d'œuvre, il aime mieux faire paraître et discourir Priape.
De Plutarque, c'est surtout « les Moraulx », comme dit Gargantua dans sa lettre à son fils, que notre auteur se« delectoit à lire», et dont il a traduit maint passage. Il s'est « delecté » aussi dans la lecture des Vies; la plus notable imitation qu'il en ait faite, est sans doute celle de l'entretien de Pyrrhus avec Cinéas, dans le conseil de guerre tenu par Picrochole; Plutarque et Rabelais réunis ont inspiré au brave Boileau, à son tour, vingt-six vers excellents :
Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage, etc.
Aux auteurs étrangers du moyen âge et de la Renaissance Rabelais est redevable comme à ceux de l'anti-
1. Icaroménippe ou le Voyage au-dessus des nuages. Traduction de M. Talbot.
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quité classique, mais assurément beaucoup moins. Dans l'impossibilité où la critique littéraire reste d'ailleurs de mentionner, ici comme là, toutes les dettes, elle se demande naturellement s'il n'y a pas lieu de faire une distinction entre les grandes et les petites, et s'il est permis de confondre, par exemple, Folengo, à qui Rabelais doit quelques traits du caractère de Panurge et l'idée de deux scènes capitales telles que celles des moutons et de la tempête, avec le Pogge ou avec Boccace, qui ne lui ont fourni que des bons mots ou une anecdote en passant.
La' distinction est juste en principe, on peut la faire quelquefois, et nous l'avons faite pour Folengo ; mais généralement elle est illusoire, grâce à l'insignifiance de la fable pantagruelique comme à la supériorité de la broderie sur la trame et des fioritures sur le thème dans presque tout l'ouvrage de Rabelais. Les récits fantastiques de la fin du livre II « Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée, et de ce que l'auteur vit dedans sa bouche », « Comment Pantagruel fut malade et la façon comment il guérit »,ont non seulement leurs analogues, mais leurs modèles, dans certaines imaginations de Lucien 1, et tiennent à ce qu'on peut appeler le fond du roman : cependant il est sûr qu'ils ont bien moins de charme et de prix que tel ou tel passage épisodique imité ou traduit du même Lucien, de Plutarque ou d'un autre auteur. M. Guizot observe judicieusement, à propos de Scarron, que, pour les écrivains du genre burlesque, la question des sources est sans importance.
« Il ne faut pas chercher, dit-il, ce que Scarron ou Rabelais ont pu devoir aux poètes burlesques italiens
1. Voy. surtout son Histoire véritable.
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leurs contemporains ou leurs devanciers, car ce qu'ils en auraient emprunté serait précisément ce qui ne vaudrait pas la peine d'être remarqué dans leurs ouvrages. Rabelais dut sans doute à des modèles l'idée du gigantesque sujet de son roman, et c'est ce qui nous importe fort peu; ce sujet fût-il entièrement de son invention, avec ce seul mérite Rabelais n'en serait pas moins aujourd'hui entièrement inconnu 1. »
Notre auteur appartient en effet, par excellence, à cette famille de génies et d'artistes chez lesquels la forme emporte le fond : voilà pourquoi la question des sources en ce qui le concerne, étude toujours curieuse pour l'érudition, qui se contente de collectionner les faits comme tels, offre peu d'intérêt à la critique littéraire, qui demande que les faits soient significatifs ou frappants. Il n'y a guère ici d'instructif pour l'intelligence que la remarque générale, mais peu neuve, des lectures variées de Rabelais et de sa grande mémoire, et c'est le cas de rééditer, pour tout commentaire sur ses emprunts, la banale image de Montaigne : « Les abeilles pillottent de çà, de là, les fleurs; mais elles en font après le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym, ni marjolaine. » Voici pourtant une imitation qui mérite de nous arrêter un instant, parce qu'elle jette un cerlain jour sur la vraie nature du talent de Rabelais. Nous l'avons vu tout à l'heure préférer la bagatelle à la satire et laisser stérile une heureuse idée de Lucien, dont il eût pu tirer un parti très fécond ; nous allons maintenant le voir dédaigner un assez bon motif de comédie, pour se livrer exclusivement à ces tours de force et d'adresse qui font de lui un si brillant virtuose de la plume.
1. Corneille et son temps.
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Jean Ruiz ou l'archiprêtre de Hita, poète espagnol du xive siècle, avait conté un débat singulier entre un portefaix romain et un docteur grec. Les deux adversaires ne parlant pas la même langue, il avait été convenu qu'on disputerait par gestes. La séance ouverte au milieu d'un grand concours de spectateurs, le Grec se lève le premier et montre un doigt, l'index, puis se rassied majestueusement. Le Romain bondit et tend au Grec trois doigts, qu'il recourbe en griffes, puis reprend son siège d'un air satisfait. Alors le Grec ouvre toute sa main et l'étend, avec une expression pensive. Là-dessus le Romain ferme le poing, et l'agite furieusement contre son adversaire. Mais celui-ci, rompant le silence, s'écrie que les Romains, jusque-là calomniés, ont une intelligence des plus remarquables. « En effet, poursuit-il, j'ai demandé à ce Romain s'il n'y a qu'un Dieu : il m'a répondu affirmativement, tout en avançant trois doigts pour montrer que ce Dieu est en trois personnes. Je lui ai demandé alors si la volonté de Dieu est toute-puissante : il m'a répondu que Dieu tient le monde dans sa main, et voilà pourquoi il a fermé le poing comme s'il tenait un globe. Il connaît donc le le mystère de la Trinité. » Interrogé à son tour, le Romain explique ainsi sa pantomime : « Le Grec m'a dit qu'avec son doigt il me crèverait un œil, cela m'a mis en colère, et je lui ai répondu que j'aurais bientôt fait de lui crever les yeux avec trois doigts et de lui casser les dents avec le pouce. Il m'a dit de prendre garde à mes oreilles et qu'il me souffletterait; je lui ai répondu que je lui assènerais d'abord un si vigoureux coup de poing qu'il s'en souviendrait toute sa vie; alors, plein de frayeur, il s'est empressé de faire la paix t. »
1. Analysé par Marc Monnier, d'après A. de Puibusque et Th.
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Certes, je ne donne pas cette scène comme un chefd'œuvre comique; mais elle contient une idée assez plaisante, celle des deux interprétations toutes contraires, l'une mystique, l'autre triviale, à laquelle les mêmes signes peuvent prêter. Pour que la plaisanterie soit sensible, il faut évidemment un récit court, vif, clair, qui puisse être suivi sans effort et compris au moins après coup. Que va faire Rabelais avec cette donnée?
Son grand clerc d'Angleterre, Thaumaste, et Panurge exécutent chacun une pantomime interminable, décrite avec une précision dans l'abondance, une souplesse et une sûreté de main merveilleuses, régal de haut goût pour les amateurs de langue et de style, mais qui, ne présentant aucun sens intelligible de soi-même, n'est guère faite pour plaire à l'esprit et n'a rien de comique, à proprement parler. Aucune explication ne suit cette longue scène muette, et les deux argumentateurs n'offrent même pas le premier caractère de tous personnages de. comédie dans la même situation, l'irritation qui s'exaspère par l'impossibilité de s'entendre. Au contraire : « Pantagruel mena disner Thaumaste avec luy, et croyez qu'ils beurent comme toutes bonnes ames... Au regard de l'exposition des propositions mises par Thaumaste, et signification des signes desquels ils userent en disputant, l'on m'a dit que Thaumaste en fit un grand livre imprimé à Londres, auquel il declaire tout sans rien laisser : par ce, je m'en deporte pour le present » (II, 20).
Rabelais est un si parfait humoriste qu'il l'est dans tous les sens du mot et plus absolument qu'on ne peut dire et croire. Jamais écrivain ne s'est abandonné comme lui à son humeur. Il ne compose pas à la française, com-
de Puymaigre. — La Réforme, de Luther à Shakespeare, note de la page 140.
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binant ses plans, méditant ses coups, préparant ses effets ; il ne se dit point : « Voyons! quelle idée de satire ou de comédie pourrai-je bien exploiter ici, pour contribuer le mieux à l'instruction de mes lecteurs, à l'amusement des simples et au plaisir des délicats? » Non, il suit son inspiration du moment, oubliant dans l'auteur grec un joli thème moral pour se répandre en gaietés priapiques, laissant au poète espagnol le motif d'une scène divertissante, pour
Polir des mots le tour ingénieux,
Et pour tordre la phrase avec sa fantaisie,
Comme un serpent marbré, dont un jongleur d'Asie
Roule autour de ses flancs et déroule les nœuds 1.
A la différence de la plupart des grands hommes de la Renaissance, Rabelais n'a point rompu avec le moyen âge. Il est, au contraire, l'héritier le plus direct de tous nos vieux auteurs satiriques et comiques, qui renaissent en lui et revivent dans son œuvre d'une vie nouvelle et immortelle.
Jean Raulin, prédicateur du xve siècle, aurait-il sa petite place dans le dictionnaire des littératures, s'il n'avait pas fourni à l'auteur de Pantagruel un conte agréablement développé dans un des chapitres où Panurge prend conseil pour savoir s'il se mariera 2? Une veuve avait dessein d'épouser son valet. Eh bien ! lui dit le curé qu'elle consulte, épousez-le. — Mais, s'il allait faire le maître ? — Eh bien ! ne l'épousez pas. — Mais, je ne puis faire l'ouvrage toute seule. — Alors, épousez-le. — Mais, s'il est brutal et dépensier? — Alors, ma mie, ne l'épousez pas. Finalement , dans cette incertitude, il lui conseille d'écouter la voix des cloches. Joyeuse, elle
1. Louis Bouilhet, Melsenis.
2. Ill, y.
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les entend qui disent : Prends ton valet, prends ton valet. Elle se marie, et son valet devenu maître la bat gaillardement, quo accepto, servus egregie verberavit eam. Ma mie, répond alors le curé à ses plaintes, vous n'avez pas bien compris les cloches. Elle prête l'oreille de nouveau, et cette fois, mais trop tard, elle perçoit distinctement qu'elles disaient : Ne le prends pas, ne le prends pas !
Rabelais répète avec une piété quasi filiale deux noms de notre ancienne littérature, celui d'un poète et celui d'un chef-d'œuvre, qu'il faut mentionner affectueusement à son exemple et distinguer de la foule : François Villon, et la farce de Patelin. Il rappelle, au quatorzième chapitre du livre II, le refrain qui a immortalisé Villon : « Mais où sont les neiges d'antan », et il en fait une jolie imitation au livre IV, après que Panurge a
« vuidé » le navire du marchand et de ses moutons :
« Reste il icy, dist Panurge, ulle ame moutonnière? Où sont ceux de Thibault l'Aignelet ?Et ceux de Regnauld Belin, qui dorment quand les autres paissent?» Thibault l'Aignelet est une réminiscence de Patelin. Il y en a bien d'autres. Une des plus plaisantes se trouve dans « les propos des buveurs » qui, pour louer les qualités moelleuses du « gentil vin blanc de tafetas » dont ils se régalent, le déclarent « bien drappé, et de bonne laine ».
La postérité littéraire de Rabelais se divise en deux branches, la branche étrangère et la branche française. Une grande différence d'esprit les sépare. Pour faire sentir d'un mot cette différence profonde, nous dirons que l'école de Rabelais est à l'étranger, mais que sa famille est en France. L'école, c'est l'imitation pédantesque; la famille, c'est la filiation naturelle.
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Les Anglais et surtout les Allemands ont étudié, analysé, disséqué, étiqueté, réduit en un certain nombre de procédés et de formules le génie du grand humoriste; l'automate qu'ils parviennent à monter pièce à pièce, d'après le modèle, est un miracle d'ingéniosité qui se meut par le plus savant mécanisme : pour ressembler tout à fait à l'original, il ne lui manque qu'une petite chose, la vie. Je ne me figure pas du tout Rabelais lisant et comprenant Jean-Paul ; Sterne lui serait bientôt tombé des mains : mais l'auteur des Plaideurs, Molière, et surtout le bon La Fontaine, auraient fait ses délices. Je crains que son grand neveu Voltaire, prince de l'esprit moderne, de la raison raisonnable et raisonnante, ne l'eût pas autant charmé ; l'indulgent aïeul n'aurait-il pas trouvé cet impitoyable moqueur un peu sec? Quant aux petits Français, ses arrière-descendants, qui, au xixe siècle, soit par affectation d'archaïsme, soit pour suivre l'exemple et les leçons des montreurs d'humour, prétendent singer son style et sa manière, si Rabelais pouvait mettre la main sur ces mauvais plaisants, j'ai idée qu'il ne serait pas fâché de leur donner « un tour de peigne » en manière aussi de leçon, et de leur faire « un masque d'une bouze de vache ».
Etant le principal héritier du moyen âge et l'un des pères de la Renaissance, Rabelais est en dehors de l'esprit classique. Il est bien né à son heure, au moment précis de l'histoire où son originalité, unique dans notre littérature, pouvait recevoir tout son développement. Plus tôt, la source principale où s'est alimenté son génie, l'antiquité, lui était fermée ou à peine ouverte ; plus tard, ce génie exubérant était pris et emprisonné dans les canaux du classicisme.
Comme l'esprit classique est la même chose que la
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raison française, Rabelais, n'étant point classique, se trouve, par ce fait seul, manquer d'un trait essentiel du type français, et de là vient dans sa physionomie, si française d'ailleurs, ce je ne sais quoi d'un peu étrange qui nous a causé quelque surprise. « A l'époque où Rabelais écrivait, observe le savant auteur d'une étude sur Jean-Paul, le goût, le sentiment de l'unité et des proportions artistiques ne s'étant pas encore développés en France... Rabelais jouissait presque d'une liberté allemande 1. » Le caractère commun de toute sa postérité française est de le réduire en le reproduisant ; pendant que l'étranger l'exagère et le défigure par une imitation systématique, la France fait un choix discret dans son œuvre mêlée, élimine tout ce qui ne convient pas au génie national, conserve et retouche délicatement les pages conformes à son goût.
On ne peut pas dire que Molière se soit très largement abreuvé à l'onde rabelaisienne. Si Rabelais était vraiment cette source première et féconde d'où l'on veut que toute la littérature française soit sortie 2, il semble que notre plus grand poète comique devrait être pénétré plus intimement de son esprit; mais la vérité est que l'imitation de Rabelais dans notre littérature s'est toujours bornée à des mots, des détails, des grâces extérieures, et que nous n'avons point eu d'héritier de ce qu'il y a de profondément caractéristique chez lui : l'abondance intarissable de la verve, l'inaltérable bonne humeur de la satire, l'humour paradoxal de la veine comique, enfin et surtout la haute et sereine gaieté
1
1. J. Firmery, Etude sur la vie et les œUVI'es de Jean-Paul-Frédéric Richter.
2. « Rabelais a créé les lettres françaises. » Chateaubriand,
Essai sur la littérature anglaise.
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d'une philosophie « conficte en mespris des choses fortuites », persuadée que « tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d'esmouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits ». Molière était trop respectueux de la raison sous toutes ses formes pour n'avoir pas dû être un peu effarouché par la folie de Rabelais. Il l'a lu sans doute, mais il ne J'a pas savouré ni humé à fond; il l'a goûté, mais superficiellement, en Français de la haute culture classique qui se baisse pour prendre son bien où il le trouve et même dans le fumier gaulois.
Il l ui fait l'honneur de le citer dans VAvare, dans l'Ecole des femmes ; ailleurs il lui emprunte un proverbe ou une comparaison. Tartuffe maniant le fichu d'Elmire a pu prendre leçon de Panurge, qui, « lorsqu'il se trouvoit en compagnie de quelques bonnes dames, les mettoit sur le propos de lingerie et leur mettoit la main au sein, demandant : Et cest ouvrage estil de Flandre ou de Haynault? » L'obséquieux M. Loyal, dont l'impudente bassesse donne aux honnêtes gens une si grande envie de le battre, a peut être un Chicanous pour aïeul. Agnès lit à haute voix, sur l'ordre d'Arnolphe, les Maximes du mariage; Gorgibus vante à sa fille les Quatrains de Pybrac et les doctes Tablettes du conseiller Mathieu 1 : de même, le vieux bonhomme Hans Cariiel, étant devenu jaloux de sa jeune femme, « luy faisoit tout plein de beaux contes touchant les desolations advenues par adultere; luy lisoit souvent la legende des preudes femmes; la preschoit de pudieité, luy fit un livre des louanges de fidélité conjugale,
1. Sganarelle ou le Cocu imaginaire, I, 1.
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detestant fort et ferme la meschanceté des ribauldes mariées » (III, 28). La litanie des maladies dont M. Purgon menace Argan, le tableau de toutes les sciences dont se compose l'universelle érudition du docteur Pancrace, rappellent plusieurs énumérations de Rabelais, et notamment la liste des trente-neuf moyens de deviner l'avenir proposés à Panurge par le magicien Her Trippa.
Molière se montre fort supérieur à Rabelais et à Lucien, ses modèles, dans la scène du Mariage forcé, où il raille le scepticisme en la personne de Marphurius; il y ajoute une conclusion de génie, l'argument du bâton, qui manque dans Rabelais comme dans Lucien, et qui nous paraît, depuis Molière, si nécessaire et si naturelle que son absence nous étonne chez ceux qui n'ont pas eu l'esprit de la trouver. Ce n'est pas que l'argumentum baculinum soit péremptoire en doctrine, comme l'a fait remarquer M. Janet, puisqu'aucun sceptique n'a jamais mis en doute la réalité de nos sensations; mais Marphurius, Trouillogan et le philosophe de Lucien sont des sots qui, ne comprenant même pas les principes de leur secte et prétendant appliquer à la conduite de la vie un pyrrhonisme absurde dès qu'il cesse d'être purement spéculatif, ne méritaient point qu'une autre réfutation vînt leur rendre le sens du réel.
La Fontaine est, de tous nos grands écrivains, celui qui a pratiqué Rabelais avec le plus de fruit, et le seul qui nous ait rendu quelque chose de sa profonde débonnaireté. Il le goûtait réellement. Dans une lettre à Saint-Evremond il se déclare le disciple de « maistre François », et l'on connaît la naïveté (ou la malice) de l'étonnante question qu'il fit un jour à un docteur en théologie : « Croyez-vous vraiment que saint Augustin
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ait eu plus d'esprit que Rabelais? » Il le traduit fréquemment en vers dans ses Contes; ses Fables abondent en souvenirs de toutes sortes indiquant un commerce très assidu et très intime avec les livres pantagruéliques. Rodilardus, Raminagrobis, Grippeminaud, sont des noms empruntés au roman rabelaisien ; des termes et des tours en nombre infini : savant jusques aux dents, monsieur du Corbeau, martin bâton, tour de vieille guerre, lécher l'ours, se ruer en cuisine, affiner (au sens de tromper), etc., etc., ne se trouveraient probablement pas chez La Fontaine s'il ne les avait pris à Rabelais. Tantôt il rappelle une de ses histoires :
Dindenault prisait moins ses moutons qu'eux leur ours,
et tantôt il versifie un de ses bons mots :
Chacun d'eux résolut de vivre en gentilhomme
Sans rien faire.
(Les Membres et l'Estomac.)
L'imitation la plus charmante que La Fontaine ait faite du vieux maître est sans doute celle qui se trouve dans la fable de la Laitière. L'imagination de Perrette, franchissant d'un seul bond l'abîme qui sépare l'avenir du passé, confond le prétérit avec le futur :
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable.
Ainsi parlent Picrochole et ses conseillers dans la plus délicieuse scène de comédie que Rabelais ait écrite :
— Par ma foy, dist-il, nous sommes affolés. Ha, pauvres gens! — Quoy? dirent ilz. — Que boirons nous par ces deserts? Car Julian Auguste et tout son ost (toute son armée) y moururent de soif, comme l'on dit. — Nous, dirent ilz, avons ja donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous avez
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neuf mille quatorze grandes naufs, chargées des meilleurs vins du monde ; elles arriverent à Japhes. Là se sont trouvés vingt et deux cens mille chameaux, et seize cens elephans, lesquelz avez pris à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrastes en Libye, et d'abondant eustes toute la Caravanne de la Mecha. Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance? —
Voire, mais, dist-il, nous ne beusmes point frais.
Cependant notre grand fabuliste, quelle que soit son ampleur relative, ramène à la juste mesure, comme tous les Français, la prodigalité de l'auteur de Gargantua, et l'intérêt principal d'un rapprochement de Rabelais et de La Fontaine est encore de nous faire admirer avec quelle entente de l'art et du goût la raison classique arrive à se tailler un élégant costume dans le manteau large et flottant du géant de l' humour.
Le petit sermon du maître d'école réprimandant en cinq vers très courts, avant de le sauver, l'enfant suspendu dans la rivière aux branches d'un saule, est un modèle d'éloquence opportune et sobre en comparaison de la faconde de frère Jean accroché aux branches du noyer.
L'histoire du bûcheron qui a perdu sa cognée remplit le nouveau prologue du livre IV. Des critiques et des éditeurs de La Fontaine ont opposé ici et préféré assez puérilement La Fontaine à Rabelais. La préférence inverse ne serait pas moins puérile. Nous sommes en présence de deux manières absolument différentes de concevoir un récit : l'une,, classique, éliminant avec soin les détails superflus pour mettre en saillie l'objet principal; l'autre, humoristique, accumulant à plaisir toutes les richesses parasites propres à dissimuler l'essentiel sous l'accessoire. Il ne faut pas juger avec la même mesure deux arts aussi contraires.
Le premier paradoxe du conteur humoriste est de
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présenter sous forme d'incidence l'histoire qui va former le développement le plus important de son prologue :
« A propos », dit-il tout à coup (il vient de parler de la sagesse qui consiste à ne faire que des vœux modestes et à demander au ciel la santé pour tout bien), « à propos de souhaits mediocres (advisez quand sera temps de boire), je vous raconteray ce qu'est escrit parmy les apologues du sage Esope le François. » Pourquoi Fran-
çais? Parce qu'il était Phrygien ou Troyen, et que les nobles Français, « selon les plus veridiques chroniqueurs », descendent du peuple de Priam. Il est vrai qu'Elien écrit qu'Esope était de Thrace, et Agathias
(d'après Hérodote), qu'il était de Samos : mais, dit Rabelais, « ce m'est tout un ».
Du temps d'Esope il y avoit un pauvre villageois natif de Gravot (village des environs de Chinon) nommé Couillatris, abateur et fendeur de bois, et, en cestuy bas estat, guaingnant cahin caha sa pauvre vie. Advint qu'il perdit sa coignée. Qui fut bien fasché et marry? Ce fut il. Car de sa coignée dependoit son bien et sa vie; par sa coignée vivoit en honneur et reputation entre tous riches buscheteurs; sans coignée mouroit de faim. La mort six jours aprés, le rencontrant sans coignée, avec son dail l'eust fausché et cerclé de ce monde. En cestuy estrif commença crier, prier, implorer, invoquer Jupiter, par oraisons moult disertes (comme vous savez que nécessité fut inventrice d'eloquence), levant la face vers les cieulx, les genoilz en terre, la teste nue, les bras hautz en l'air, les doigts des mains esquarquillés, disant à chascun refrain de ses suffrages, à haute voix infatigablement : « Ma coignée, ma coignée! rien plus, ô Jupiter! que ma coignée, ou deniers pour en acheter une autre. Helas! ma pauvre coignée! »
Couillatris faisait monter au ciel de tels cris que sa plainte arriva « en plein conseil et consistoire des dieux. » Qui diable, demanda Jupiter, « est là bas, qui
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hurle si horrifiquement? » Par le Styx ! n'avons-nous pas sur les bras assez d'affaires? et Jupiter passe en revue toutes les questions à l'ordre du jour : le différend du sultan et du roi de Perse, des Tartares et des Moscovites; la requête du shérif; l'état de Parme; les pirates et la prise de Tripoli; la réclamation des Gascons auxquels on a enlevé leurs cloches 1 ; celle des Saxons, des Allemands et des Ostrogoths, « peuple jadis invincible, maintenant subjugué par un petit homme tout estropié », c'est-à-dire par Charles-Quint, alors perclus de goutte; enfin la querelle des philosophes Pierre Ramus et Pierre Galland qui « brouille toute l'academie de
Paris... 2 ».
« Or, depeschons ce criart là bas. » Voyez, Mercure, qui c'est, et sachez ce qu'il demande. Mercure regarde par la trappe des cieux et voit que c'est Couillatris qui demande sa cognée perdue. Il en fait son rapport au conseil. Vraiment, dit Jupiter, nous avons bien le temps de rendre des cognées perdues! Mais, nous la lui rendrons. C'est écrit au livre des Destins, aussi bien que si elle valait le duché de Milan.
A la vérité, sa coignée luy est en tel prix et estimation que seroit à un roy son royaume. Ça, ça, que cette coignée soit rendue. Qu'il n'en soit plus parlé. Resolvons le different du clergé et de la taulpeterie de Landerousse. Où en estions nous?
Ici le dieu Priape, désaffublant son capuchon, la tête levée, rouge, flamboyante et assurée, retarde encore
1. En 1549, l'impôt de la gabelle ayant fait éclater à Bordeaux une insurrection, réprimée par le connétable de Montmorency, les habitants de la Guyenne perdirent leurs franchises municipales et leurs cloches qui avaient servi à sonner le tocsin.
2. Voy., pour cette dernière partie de la citation, la page 119 de ce volume.
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la conclusion de l'affaire par une énorme débauche de gaieté animale et naturelle, qui n'est pas précisément pour l'esprit un régal délicat, mais qui a toute la poésie aristophanesque des choses largement obscènes sans sous-entendus libertins. Roi Jupiter, interrompit donc Priape « en toute courtoisie et joviale honnesteté », il faudrait s'entendre d'abord sur le sens du mot cognée, car il est équivoque. Ce terme « signifie un certain instrument par le service duquel est fendu et coupé le bois ». Mais il signifie aussi « la femelle bien à point et souvent gimbretiletolletée ». Au temps où j'étais, par votre gracieuse ordonnance, gardien des jardins sur la terre, je me souviens d'avoir entendu tout bon compagnon appeler sa garce « ma cognée ); car, avec certains cognoirs, ils leur cognoient si fièrement et si hardiment leurs emmanchoirs « qu'elles restoient exemptes d'une peur epidemique entre le sexe feminin : c'est que du bas ventre ils leur tombassent sur les talons, par default de telles agraphes ».
Priape continue sa métaphore, et comme il a belle mentule (c'est-à-dire mémoire), il récite sur ce thème un dizain et un quatrain qu'il a entendu chanter autrefois à Josquin des Prez, Olkegan, Obrecht, Agricola, Brumel... (suivent les noms de vingt-cinq musiciens français ou étrangers, contemporains de Rabelais).
A ces motz, tous les venerables dieux et deesses s'esclaterent de rire, comme un microcosme de mousches. Vulcan, avec sa jambe torte, en fit pour l'amour de s'amie trois ou quatre beaux petits saultz en plate forme.... Mais Jupiter, contournant la teste comme un singe qui avalle pillules, fit une morgue tant espouvantable que tout le grand Olympe trembla.
Descendez, dit-il à Mercure, et jetez aux pieds de
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Couillatris trois coignées, la sienne, une d'or et une d'argent. « S'il prend la sienne et s'en contente, donnez luy les deux autres. S'il en prend autre que la sienne, coupez lui la teste avec la sienne propre. »
Mercure, avec son chapeau pointu, sa capeline, talonnieres et caducée, se jette par la trappe des cieulx, fend le vuide de l'air, descend legierement en terre, et jette es pieds de Couillatris les Lrois coignées, puis luy dit : « Tu as assez crié pour boire. Tes prieres sont exaulsées de Jupiter. Regarde laquelle de ces trois est ta coignée, et l'emporte. » Couillatris soubleve la coignée d'or; il la regarde et la trouve bien poisante, puis dit à Mercure : « Sur mon ame, ceste cy n'est mie la mienne. Je n'en veulx grain. » Autant fait de la coignée d'argent, et dit : « Non est ceste cy. Je la vous quitte. » Puis prend en main la coignée de bois : il regarde au bout du manche, en iceluy recognoit sa marque, et tressaillant tout de joye, comme un renard qui rencontre poulies esgarées, et soubriant du bout du nez, dit : « Merdigues, ceste cy estoit mienne. Si me la voulez laisser, je vous sacrifiray un bon et grand pot de laict, tout fin couvert de belles frayses, aux Ides (c'est le quinziesme jour) de may. — Bon homme, dist Mercure, je te la laisse, prends la. Et, pour ce que tu as opté et souhaité mediocrité en matiere de coignée, par la volonté de Jupiter, je te donne ces deux autres. Tu as de quoy dorenavant te faire riche. Sois homme de bien. »
Couillatris courtoisement remercie Mercure, revere le grand Jupiter, sa coignée antique attache à sa ceincture de cuir, et s'en ceinct sus le cul, comme Martin de Cambray. Les deux autres plus poisantes il charge à son cou. Ainsi s'en va prélassant par le pays, faisant bonne troigne parmy ses paroissiens et voisins, et leur disant le petit mot de Patelin : « En ay je? »
Couillatris se transporte à Chinon, où il change sa cognée d'argent en monnaie blanche et sa cognée d'or en beaux écus au soleil, avec lesquels il achète métairies, granges, moulins, vignes, bois, bœufs, chevaux...
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(nouvelle énumération composée de trente-quatre substantifs).
L'histoire en est aussitôt dispersée,
Et boquillons de perdre leur outil,
Et de crier pour se le faire rendre.
Ce que La Fontaine résume en trois vers, Rabelais le développe en deux pages pleines non seulement de. mots, mais d'idées. Voici la plus jolie : « Encore dit l'apologue Esopique. que certains petits janspill'hommes vendirent leurs espées pour acheter coignées, afin de les perdre, comme faisoient les paysans. »
... Mercure aux criards vient encor;
A chacun d'eux il en montre une d'or.
Chacun eût cru passer pour une bête
De ne pas dire aussitôt : « La voilà! »
Mercure, au lieu de donner celle-là,
Leur en décharge un grand coup sur la tête.
Et fut des testes coupées, dit Rabelais, le nombre egual et. correspondant aux coignées perdues. Voyla qu'advient à ceux qui en simplicité souhaitent et optent choses mediocres...
Souhaitez donc mediocrité, etc.
Plus riche en détails copieux et succulents, l'apologue de Rabelais se termine par une moralité plus savoureuse. Celle de la fable de La Fontaine ne signifie pas grand'chose. C'est dans les Souhaits que le fabuliste a repris l'idée morale formant le début et la conclusion du nouveau prologue du livre IV.
Aussi bonhomme que grand artiste, conservant de l'ancienne liberté d'humeur tout ce que la discipline classique pouvait tolérer, La Fontaine est, dans toute la postérité de Rabelais, l'image la plus ressemblante de l'ancêtre.
1. Pour le complément de cette citation, voy. p. 353.
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La comédie des Plaideurs, par la poésie superficielle et gracieuse de sa gaieté d'enfant, par la faiblesse même d'une satire trop pleine de fantaisie pour être profonde et amère, nous paraît pénétrée aussi de l'humeur pantagruelique, et Racine s'est montré un jour petit-fils de Rabelais par l'esprit, non pas seulement par l'imitation d'une scène ou le rajeunissement d'un vieux mot. Qui sait jusqu'où le prince de l'art classique aurait pu aller dans la voie de l'humour, si Boileau, qui veillait au grain et qui grondait Racine de son goût pour Scarron, n'avait pas froncé le sourcil?
Partout ailleurs dans notre littérature l'imitation de
Rabelais atteste le grand nombre de ses lecteurs et l'universalité de sa gloire, plutôt que l'influence réelle de son génie. Voltaire versifie la comparaison du moine avec le singe 1 ; Beaumarchais transcrit certaines allitérations 2 : ils ne sont pas plus rabelaisiens pour cela que Pascal employant les mots « chats fourrés 3 », ou que Fénelon mettant dans la bouche de César la doctrine de Panurge sur l'utilité de faire des dettes 4.
Dans Ruy Blas, don César de Bazan témoigne qu'il a lu la jolie histoire du porteballe, du rôtisseur et du fou de cour, contée au chapitre 37 du troisième livre :
Souvent pauvre, amoureux, n'ayant rien sous la dent,
J'avise une cuisine au soupirail ardent,
D'où la vapeur des mets aux narines me monte;
Je m'assieds là, j'y lis les billets doux du comte,
Et trompant l'estomac et le cœur tour à tour,
J'ai l'odeur du festin et l'ombre de l'amour!
1. Dans la satire du Pauvre diable.
2. Voy. plus loin, p. 463.
3. Pensées, III, 3.
4. Dialogues des morts, XLIII.
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Dans les Misérables, certaines gamineries sont volées par Gavroche au sac de Panurge.
Dans la Légende des siècles, Eviradnus, désarmé, ramasse le cadavre de Ladislas, roi de Pologne, et, prenant ses pieds dans ses deux mains, il le brandit comme une fronde, ou plutôt comme une horrible massue avec laquelle il frappe et fait reculer jusqu'au bord d'un abîme où il tombe, Sigismond, empereur d'Allemagne. Ainsi avait fait le bon Pantagruel, se trouvant désarmé dans son combat contre les trois cents géants. Il « prit Loupgarou par les deux pieds, et son corps leva comme une picque en l'air, et, d'iceluy armé d'enclumes, frappoit parmy ces geans armés de pierres de taille, et les abatoit comme un maçon fait de couppaux... Et, à voir Pantagruel, sembloit un fauscheur qui, de sa faulx (c'estoit Loupgarou), abatoit l'herbe d'un pré (c'estoient les geans). »
On pourrait multiplier ces rapprochements, sans donner aux lecteurs l'impression bien vive d'une parenté littéraire de l'auteur de Rait d'Islande avec celui de
Gargantua. Victor Hugo a beau saluer Rabelais comme un ancêtre et le nommer, dans son William Shakespeare, parmi les quatorze génies souverains qui, lui ressemblant tous par quelque endroit, ont eu pour mission dans l'histoire de préparer son propre avènement, il n'a rien hérité de son humeur. La ressemblance qu'il peut offrir avec lui, réelle dans cette mesure étroite et précise, se borne à l'égale richesse de leurs vocabulaires, à ce maniement magistral de la langue qui leur est commun à tous deux, et à certains procédés du style l.
1. Voy. pages 417, 456 et suivantes, 476.
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Quelques miettes tombées de la table de Gargantua et de Pantagruel : voilà ce qui suffit en somme à nos petits estomacs classiques ou romantiques; voilà, quoi qu'on en dise, à quelle faible proportion se réduit l'imitation de Rabelais dans notre littérature.
Cet éparpillement de son influence en insignifiantes parcelles est justifié par la nature de son génie et de son œuvre. Il est probablement le seul auteur du premier ordre chez lequel la conception d'ensemble soit sans valeur et sans intérêt. Il ne vaut qu'en détail et dans plusieurs fragments très précieux; il n'est intéressant que par parties. Tout lecteur qui le lit pour la première fois dans l'attente d'y trouver un développement suivi, comparable, par exemple, à celui du magnifique roman de Cervantes, se prépare une déception.
La philosophie de Rabelais est contradictoire : elle enferme le néant dans une joyeuse affirmation de la vie; elle adore la science, et croit peu à la raison humaine ; elle associe, par un paradoxe étonnant, le vaillant optimisme de la plus belle humeur qu'on ait jamais vue avec cette indifférence sceptique pour le triomphe du bien et du vrai, avec cette mollesse de la vertu et de la foi, qui constituent le fond désespéré des idées et des sentiments pessimistes. Proclamant à la fois la grandeur de l'âme et la souveraineté de la matière, le règne de Dieu et celui de la Nature, la philosophie de Rabelais, inconséquente et timide, fonde en France la secte des libertins et d'avance la désavoue dans les excès logiques de sa licence morale et de son incrédulité religieuse.
La fable pantagruelique est une invention de mince importance. Les caractères eux-mêmes ne se tiennent pas toujours; quand, par hasard, ils sont solides, comme
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celui de frère Jean, une page bien choisie suffit pour nous les faire connaître tout entiers.
Il ne faut donc ni lire Rabelais avec suite, ni le creuser profondément, à l'allemande. Il faut le goûter à petites doses, revenir éternellement sur cent passages délicieux, en laisser de côté mille qui sont insipides, et c'est ce que les Français « nés malins » ont toujours eul'esprit de faire.
Les lecteurs ont peut-être besoin d'être un peu aidés. et avertis par la critique pour apercevoir la bonté intime et la grâce qui donnent aux meilleures satires de Rabelais leur physionomie unique, pour découvrir tant d'idées saines et de nobles sentiments cachés sous l'amas des folies, surtout pour apprécier l'étrange et archaïque saveur d'un comique fondé en grande partie sur l' humour; mais, si nous ne sommes plus charmés par les qualités du fond, la forme reste, et il y a au moins une chose dont tous les Français qui ont du goût ne cesseront jamais de faire leur régal : le style de
Rabelais.
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V
LE STYLE
Richesse du vocabulaire.
La langue d'un grand écrivain, c'est-à-dire sa syntaxe et son vocabulaire, est un sujet d'étude vaste et mal limité, parce que sa langue n'est pas exclusivement à lui; c'est l'instrument commun de la pensée chez tous les hommes d'un même pays à un moment donné de leur histoire. On ne peut guère la considérer à part dans un seul individu.
Si je relevais, par exemple, comme des singularités de Rabelais, ces tours, assurément remarquables :
« Nous sauverons toutes les ames et les enverrons joyeux à leurs domiciles. » — « Nostre Seigneur veut que nous mangeons nostre pain en la sueur de nos corps. » — « Je croy que jurer ainsi fasse grand bien. » — « Avoir diligemment cherché, trouvèrent tout le pays en paix. » — « Quand elle fut entrée en sa maison et fermé la porte après elle. » — « La comedie plus fascha que ne plut aux assistans. » — « Ils se feront mal, qui ne les departira. » — « Au soir, en soupant, des Marays introduit un page, etc., etc. »,
je courrais grand risque de noter comme individuelles à Rabelais des formes simplement particulières à son époque.
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Mais le style, c'est-à-dire l'art d'écrire, est personnel, ce qu'il y a de plus personnel dans le talent, et, tout en restant considérable, l'étude du style d'un grand écrivain doit être beaucoup plus circonscrite que celle de sa langue. Reconnaissons toutefois qu'entre la langue et le style la ligne de démarcation n'est pas toujours bien nette. Ainsi le vocabulaire, dont l'examen complet et minutieux appartiendrait à un travail sur la langue, est, dans ses caractères généraux, un élément très important du style, et il n'y a sans doute pas de question qui passe avant celle-ci pour qui veut apprécier un écrivain de marque : son lexique est-il choisi ou mêlé, court ou volumineux?
Celui de Rabelais est d'une richesse que rien n'égale dans notre littérature, mais où tout n'est pas à louer, car elle est excessive, indiscrète et confuse.
Latin et grec francisés, mots forgés de toutes pièces, archaïsmes et néologismes, argots, patois, langues anciennes et étrangères, hébreu, arabe, turc, italien, anglais, allemand, basque, tout lui est bon. Quand Panurge, pendant la tempête, s'écrie en allemand corrompu : « Tout est frelore, bigoth M » il y a visiblement dans cette exclamation une intention plaisante; mais quelle peut être l'utilité d'écrire ailleurs : « Les Alemans, peuple jadis invincible, maintenant aber keids 2 », et d'employer deux mots que Regis lui-même, le traducteur allemand de Rabelais, ne comprend pas? Le plus fort, c'est que notre auteur s'est senti obligé d'expliquer cette locution inconnue, ainsi que cent soixante-dix-sept autres termes ou phrases du livre IV, plus ou moins inintelli-
1. Tout est perdu, par Dieu! Frelore est dans la farce de
Patelin.
2. Nouveau prologue du livre IV.
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gibles pour ses lecteurs, même contemporains! On attribue à Rabelais lui-même avec beaucoup de vraisemblance la Briefve declaration d'aucunes dictions plus obscures contenues au quatriesme livre des faicts et dicts heroïques de Pantagruel, sorte de lexique qui accompagnait quelques exemplaires de l'édition de 1552. Ce curieux vocabulaire traduit surtout les néologismes savants, prosopopée, catastrophe, misanthrope, agelaste, anagnoste, etc., mais il donne aussi le sens de quelques provincialismes lorrains, tourangeaux ou poitevins, et de plusieurs italianismes.
La langue française, en ce temps de rénovation, soumise à toutes sortes d'influences, plus mobile et plus variable que jamais, était comme un métal en fusion dans la forge; aucun des forgerons géants de cette époque n'a plus largement et puissamment brassé que l'auteur de Pantagruel cette masse liquide et flottante. Panurge fait allusion à la grande instabilité du langage au milieu du xvie siècle, lorsqu'il propose à Epistemon de composer pour son service « un petit dictionnaire, lequel ne durera gueres plus qu'une paire de souliers neufs » (III, 47).
Les commentateurs pieux, qui, par un singulier sacrifice d'eux-mêmes à l'objet de leur culte, émoussent dévotement la pointe de leurs critiques changées en apologie bénévole, croient devoir jurer leurs grands dieux que Rabelais ne cesse point d'être français au fond, lors même qu'il paraît s'écarter le plus de la bonne langue maternelle et nationale, et ils opposent son inaltérable naturel au prétendu pédantisme de Ronsard. Ce jugement se répète et, pour être banal, n'en devient pas plus vrai. La vérité est que Rabelais nous sert divers idiomes, parmi lesquels d'abord le français,
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le plus excellent français qui soit au monde, mais trop d'autres langages aussi, et surtout une assez indigeste « fricassée » de grec et de latin.
Le chapitre 6 du livre II contient l'histoire connue, généralement citée dans les chrestomathies, de la rencontre que fit Pantagruel d'un écolier limousin qui dénaturait la langue française, et de la verte correction qu'il lui administra. Les personnes persuadées, sur la foi de Boileau, que Ronsard a parlé « grec et latin en français », avaient absolument voulu, en dépit de la chronologie, voir dans ce jeune pédant qui « escorche le latin et cuide ainsi pindariser » une caricature du chef de la Pléiade,âgé de huit ans en 1533. On sait aujourd'hui que la phraséologie de l'étudiant limousin n'a pas même été imaginée par Rabelais, et qu'il n'a eu que la peine de cueillir ces belles fleurs de rhétorique sur les lèvres des écoliers de son temps, où elles circulaient comme une plaisanterie traditionnelle. La phrase : « Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule, nous deambulons par les compites et quadrivies de l'urbe », etc., se trouve textuellement dans le C ltampfleury de Geoffroy Tory, imprimé à Bourges en 1529. Il y avait eu sous Louis XII une école pédantesque de prosateurs et de poètes qui s'appelaient eux-mêmes « grands rhetoricqueurs », et qui ont latinisé le français de si outrageuse façon qu'auprès de leurs extravagances la réforme de Ronsard doit paraître (ce qu'elle est, d'ailleurs, en grande partie) une restauration de la langue nationale.
Voici de ce style, à la mode dans le premier quart du xvie siècle, un échantillon qui n'a pas encore été cité à ma connaissance et qui n'est point, en effet, le plus ridicule qu'on puisse produire; mais je le choisis justement parce que l'amphigouri des tours et des mots y reste
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intelligible sans trop de peine, parce que la phrase conserve, en dépit de son pédantisme, je ne sais quel charme musical, et parce qu'on y trouve, à côté des formes latines, un goût fort répandu alors pour certains carillons de sons et d'idées que nous aurons à remarquer. tout à l'heure aussi chez Rabelais. ™
Dans ses Illustrations de Gaule et singularités de Troye, Jean le Maire de\ Belges, racontant le jugement de Pâris, nous présente Vénus, après Junon et Pallas :
Venus donc ainsi ornée, d'une voix doucement organisée procédant du creux de sa poitrine aimable, fit resonner la circonference de l'air en ceste maniere : 0 perle ondoyante de blancheur arrondie, rutilant escarboucle de beauté rubiconde, Pâris le non pareil, remire la faitisse tournure de ma venuste corpulence, retlamboyante de forme seraphine, et séjourné ton regard corporel en la speciosité de ma face...
Je cognoy que le vent impetueux des paroles junoniennes superbes et présomptueuses ha fatigué le vaisseau de ta jeunesse esgarée ; j'aperçoy que tu as été esbranlé par l'impulsion des ondes palladiennes, pleines de strepit et garrulité... Evite la mer congelée de la vertu junonique et de la sagesse palladienne... Avec moy, tu auras mellifluenee sans male influence, douceur sans douleur, autorité sans austérité, honneur sans horreur, et luisance sans nuisance.
* C'est ce style, et non point celui de Ronsard, que Rabelais a raillé dans le chapitre 6 du livre II, ainsi que dans Y « Epistre du Limosin » et dans les pages où il fait discourir la reine Entelechie, si l' « epistre » et le livre V sont de lui. Mais le courant latin, qui, mêlé au courant gaulois, remuait profondément la langue française au xvic siècle, était si fort et si impétueux qu'il entraînait tous les écrivains; Rabelais, tantôt croyant lutter contre lui, tantôt s'y abandonnant avec délices, a en somme moins résisté à son action que les grands poètes de la.
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Pléiade, entre les mains desquels on voit plutôt l'influence latine se régler, se calmer, les éléments contraires commencer à se fondre, et l'unité de notre belle langue classique se dégager enfin. Le dualisme du latin et de ce que j'ai appelé le gaulois, faute d'un mot plus juste, est encore entier chez Rabelais. A côté de beaucoup de locutions qui nous affriandent par leur franche saveur de terroir, il y en a d'autres, en grand nombre aussi, qui ne diffèrent pas essentiellement du jargon rébarbatif de l'écolier limousin :
Fîlz tres cher, écrit Gargantua à Pantagruel, l'affection que naturellement porte le pere à son filz bien aimé, est en mon endroit tant acreue, par l'esgard et reverence des graces particulieres en toy par election divine posées, que, depuis ton partement, me a, non une fois,tollu tout autre pensement. Me delaissant au cœur ceste unique et soigneuse peur, que vostre embarquement ait esté de quelque meshaing ou fascherie accompagné. Comme tu sçais que à la bonne et sincere amour est craincte perpétuellement annexée... (IV, 3).
Et Pantagruel répond à Gargantua, dans le même style :
Pere tres debonnaire, comme à tous accidens en ceste vie. transitoire non redoutés ni soubsonnés, nos sens et facultés animales patissent plus enormes et impotentes perturbations (voire jusques à en estre souvent l'ame desemparée du corps, quoy que telles subites nouvelles fussent à contentement et souhait) que si eussent auparavant esté propensés et preveuz, ainsi me a grandement esmeu et perturbé l'inopinée venue de vostre escuyer, etc... (IV, 4).
La phrase a un sens, mais il ne vaut pas la peine d'être expliqué à qui ne le comprendrait pas d'abord.
« Vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid; que ne disiez-vous : Il fait froid? » Bien que ce soit principalement dans les lettres et les discours sérieux que Rabe-
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lais s'applique à « locupleter » son style « de la redondance latinicome », ces malencontreuses richesses font plus ou moins partout trébucher le lecteur. Tantôt le vocabulaire est chez lui trop latin, tantôt le tour de phrase, et souvent tous les deux.
« Nous estions bien bonne compagnie de gens studieux, amateurs de peregrinité... Et curieusement contemplions la sumptuosité des temples et palais magnifiques. Et entrions en contention qui plus aptement les extolleroit par louanges condignes » (IV, 11). De la sibylle de Panzoust, Pantagruel nous dit qu' « elle est en existimation de plus savoir, plus entendre que ne porte l'usance du sexe » (III, 16). Les Thélémites, nous l'avons vu, savaient « composer tant en carme que en oraison solue ». « Composer la guerre », « rescinder toute anse de débat », « contenir le pays en office » : autant de locutions latines, que Rabelais transporte telles quelles en français. Il fait passer d'antiques proverbes dans notre langue sans les traduire et en donnant simplement une figure française à des mots latins : « Où faim regne, force exule. » — « Rien n'est beat de toute part. » — « Advenant le prince, cesse le magistrat. » A la multitude des mots latins, exercite numereux, impetrer, oppugner, ignave, nos majeurs, le vulgue imperit, (aciende, exeques, fauste journée, forte fortune, exinamis, etc., etc., notre helléniste, comme il fallait s'y attendre, mêle une forte proportion de mots grecs, parmi lesquels voici, je pense, le plus difficile à prononcer : « Les philtres, iynges et attraictz d'amour » (III, 1).
Quelquefois l'accumulation des doctes vocables se propose et obtient un effet plaisant : « Voulant donc satisfaire à la curiosité de tous bons compagnons, j'ay revolvé toutes les pantarches des cieulx, calculé les
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quadrats de la lune, crochetté tout ce que jamais penserent tous les astrophiles, hypernephelistes, anemophylaces, uranopetes et ombrophores1 » ; ici l'auteur veut rire, mais ce n'est pas toujours le cas, et les huit ou dix mots grecs que Rabelais introduit dans sa description d'une tempête sont un pur pédantisme, une cause gratuite d'obscurité sans la moindre compensation. Au premier livre, le jeune page chargé de lire la Bible à Gargantua s'appelait Anagnostes, c'est-à-dire lecteur, de même que Rhizotome, c'est-à-dire coupeur de racines, était le nom d'un autre page préposé à la garde des instruments de botanique; au livre IV, anagnoste devient un nom commun et l'auteur l'explique dans son dictionnaire. Le mot hospital existait dans la langue depuis le XIIe siècle : quel avantage pouvait-il y avoir à le remplacer par nosocome?
De l'Aulnaye compte dans son glossaire de Rabelais 952 mots latins et 517 mots grecs. Cette active fabrication de termes nouveaux n'a pas été en somme un travail entièrement perdu, puisqu'un bon nombre de ces néologismes savants ont passé dans la langue. Quand l'écolier limousin employait les mots patriotique, crépuscule, indigene, qui ne nous font -point rire aujourd'hui, les contemporains ne les trouvaient pas moins extraordinaires que marsupies, egene, flagitiose ou dilu<cule. Si l'on réfléchit que, pour enrichir de vingt mots notre idiome, Rabelais devait peut-être en risquer deux cents, on saura gré à ce grand semeur de la prodigalité folle avec laquelle il a lancé, à travers le champ profondément labouré du langage français en révolution, des poignées de barbarismes.
t. Panlaçjrueline Vronostication.
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Avait-il conscience de la prise qu'il donnait témérairement à la critique, en tombant lui-même si souvent dans l'abus dont il s'était moqué? Je crois qu'il a dû jusqu'à un certain point sentir la contradiction, et qu'il en a ri, et qu'il ne s'en est pas plus soucié que de tant d'autres; mais assurément il la sentait moins que nous. Dans la lettre de Gargantua à Pantagruel, au livre II, c'est-à-dire dans le chapitre même qui succède presque immédiatement à la satire de l'écolier limousin, Rabelais prodigue les latinismes : expoly en l' officine de Minerve, affection de plus haut tendre, instaurer, sans envie (au sens passif), etc. En ce siècle où chacun était « goulu et friand », comme dit Clément Marot, « de la peau de ce pauvre latin », Rabelais avalait sans s'en apercevoir tous les vocables de digestion facile, sensible seulement aux trop grands mots, qui l'auraient étranglé. Il en fut de lui comme de Joachim du Bellay multipliant les latinismes, vigiles, hiulque, thermes, buccinateur, intellect, aliene, molestie, oblivieux, dans l'écrit même où il recommandait au poète « d'user de mots purement françois ». Et Charles Fontaine, qui lui reproche très vivement cette inconséquence, ne voit pas qu'il s'expose, lui aussi, exactement au même blâme en employant des termes tels que jurisperit et peregrinl Si l'on suppose que Rabelais pût être homme à méconnaître sur ce point ses propres peccadilles, la critique contemporaine ne les lui laissait pas ignorer : Dolet, assez mauvais coucheur, a fait des allusions désobligeantes aux trop nombreuses locutions, tant grecques que latines, de son ami.
Il eût été logique et naturel qu'après avoir raillé le pédantisme du style au commencement de son livre II, c'est-à-dire, d'après la chronologie la plus sûre, dans sa
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première publication satirique, Rabelais se fût lui-même éloigné de plus en plus du défaut qu'il avait dénoncé. C'est justement le contraire qu'on a vu se produire, et ce fait curieux montre bien l'irrésistible flot de l'imitation latine et grecque au siècle de la Renaissance, jusqu'à l'heure où la Pléiade, qu'on accuse à tort d'avoir commencé le mouvement, voulut le contenir, au contraire, et le discipliner. Dans ses premiers livres et dans ses premières éditions, Rabelais parle une langue plus pure et plus simple, moins alourdie par des inversions forcées, moins chargée de latinismes et d'hellénismes, en un mot, plus française. Il disait dans le prologue du livre II : « Par le congé de Pantagruel, je m'en suis venu visiter mon pays de vache, et savoir s'il y avoit encore en vie nul de mes parens. » Plus tard, il s'avisa de récrire à la latine cette fin de phrase, qui prit la pesante tournure que voici : « Et sçavoir si en vie estoit parent mien aulcun. » La chienne en chaleur dont Panurge fit l'usage que l'on sait devient une lycisque orgoose, et Chicanous, au livre IV, est monté sur une esgue orbe, c'est-à-dire sur une jument borgne !
Comme la première langue de Rabelais, sa première orthographe était beaucoup moins compliquée. Le savant bibliographe Ch. Brunet, dans ses Recherches, sur les éditions originales de Rabelais, a dressé une liste bien instructive de ces changements orthographiques :
FORMES PLUS ANCIENNES FORMES PLUS MODERNES : fut, fust, feut et feust, verrons, voyrons, devoit, doibvoit,
il a, il ha,
age, arquebusier, aige, harquebousier, voudroit, escrire, vouldroit, escripre,
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FORMES PLUS ANCIENNES : FORMES PLUS MODERNES : medecin, devinez, cher, medicin, divinez, chier, regard, gascon, gorge, costé, regllard, guascon, gourge,eousté, propos, proupos,
chretiens, oreilles, eglises, christians, aureilles, eecl ises, peur, eaux, paour, eaues,
etc., etc. etc., etc.
Voilà un tableau fort bon à mettre sous les yeux des amateurs de faux archaïsmes, des arrangeurs de citations rouillées, qui se figurent antiquer Rabelais en surchargeant ses mots de lettres parasites, bref, de tous les pédants et de tous les naïfs trop portés à respecter et à prendre au sérieux cette absurde orthographe du xvie siècle qui, sous prétexte d'étymologie, ajoutait ç au mot savoir, afin de le rattacher au latin scire, dont il ne vient pas !
Rabelais s'est trompé, avec Joachim du Bellay et tous ses contemporains, sur l'origine et la formation des langues, en y voyant un pur ouvrage de l'art et non un produit de la nature 1; mais il faut avouer qu'en aucun temps cette erreur n'a été plus près qu'au xvie siècle d'être une vérité. Jamais l'initiative du génie individuel n'a joué un rôle plus considérable dans la constitution du langage. Entre le moyen âge, d'une part, où la langue française a suivi régulièrement les phases de son évolution naturelle, et l'âge classique, d'autre part, où nous la voyons assise et fixée, le xvie siècle nous appa-
1. « C'est abus dire que nous ayons langage naturel. Les langages sont par institutions arbitraires et convenances des peuples. » 111, 19. — « Les langues ne sont nées d'elles-mesmes en façon d'herbes, racines et arbres... Toute leur vertu est née du vouloir et arbitre des mortels... Si les unes sont devenues plus riches que les autres, cela ne se doit attribuer à la felicité des dites langues, ains au seul artifice et industrie des hommes. »
Joachim du Bellay, Defense et illustration de la langue françoise.
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raît comme une époque héroïque d'anarchie et d'indépendance où les grands fabricateurs de mots et pétrisseurs de formes nouvelles ont pu tenter librement toutes les audaces. Nul, parmi ces oseurs, ne fut plus hardi ni plus heureux que Rabelais. La nature de son œuvre, où tous les styles ont place, favorisait singulièrement des tentatives qui, si elles ne réussissaient pas à enrichir la langue en général, accroissaient au moins le trésor particulier du burlesque et pouvaient toujours être mises sur le compte d'un simple dessein de plaisanter.
Les conservateurs de la langue française blâmaient, et ils avaient raison, les excès de ceux qu'ils appelaient jcirgonneurs et forgeurs de mots nouveaux : « Pensez qu'ils ont une grande grace, écrit Geoffroy Tory, quand ils disent, après boyre, qu'ils ont le cerveau tout encornimatibulé et emburelicoqué d'ung tas de mirilifiques et triquedondaines, d'ung tas de gringuenauldes et guilleroches qui les fatrouillent incessamment. » Ces termes bizarres, ou d'autres semblables, Rabelais s'en est servi, et il n'a pas eu tort, puisqu'ils prennent à tout le moins une vie d'un instant sous sa plume, et que la sauce où il les accommode les empêche d'être fades et froids.
Aux personnes qui, oubliant que rien n'est impossible à Dieu, doutent qu'il puisse faire naître les enfants par l'oreille de leur mère : « Ha, pour grâce, dit-il, n'emburelucoquez jamais vos esprits de ces vaines pensées. » Quand Hippothadée a déclaré qu'il vaut mieux « soy marier que ardre au feu de concupiscence », Panurge s'écrie : « C'est parlé cela, sans circumbilivagineJ' autour du pot ! » — M Remettons à vostre retour, dit Pantagruel à Panurge, le grabeau et belutement de ces matieres » (III, 16). Le mot grabeau, qui signifie examen et que les étudiants de la Suisse française em-
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ploient encore, je crois, dans ce sens, a des dérivés assez expressifs : « rnatagrabolisé en mon esprit » (III, 26) ; « philogrobolisés du cerveau » (II, 10). Que Gargamelle pût suffire à allaiter Gargantua, qui humait le lait de dix-sept mille neuf cent treize vaches, c'est une « proposition mammallement scandaleuse ».
Nous avons vu Rabelais forger, comme Aristophane, des mots d'une longueur démesurée dans une circonstance où ces vocables étonnants produisent un effet réellement comique 1. « J'auray toujours belles chambrieres, quand tu me viendras voir, dit Panurge à frère Jean, et seras protecteur de leur sororité » (III, 27). Une suite de terminaisons différentes ajoutées à un radical connu donne à l'oreille la sensation de certaines nuances importantes dans le sens du même mot : « Estes-vous des frappins, des frappeurs, ou des frappars ? » demandent aux Chicanous les gens du seigneur de Basché, et il semble bien, comme l'a senti Le Duchat, qu'il y ait là trois degrés dans « la frapperie » : les petits coups, frappés en in, les moyens, en eur, et les grands, en ar.
Rabelais compose avec le grec ou le latin des termes drôlaliques et charmants : « l'asne sycophage » ; « les poissons scatophages »; « les bons et beats peres concilipetes », etc. Son vocabulaire érotique, surtout, est d'une richesse bien amusante : biscoter, fanfrelucher, fretinfretailler, rataconniculer... De l'Aulnaye compte ici et mentionne cent cinquante-cinq synonymes. Le chiffre n'est certainement pas exagéré; car, si l'éditeur de 1820 s'est diverti à grossir un peu sa liste avec des périphrases et des verbes cueillis à droite et à gauche dans les ouvrages du xvie siècle, il est loin
1. Voy. p. 196.
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d'y avoir fait entrer tout ce que fournissaient les seuls livres pantagruéliques. Après le déduit ou la chosette, c'est sur les plaisirs de la table que sont versées avec le plus de profusion les synonymies pittoresques : bauffrer, briber, morfiailler, sabourrer l'estomac, cotonner le moule du jupon, bouffage, crevailles, carrelure de ventre, sirop vignolat, purée sept embraie...
Le glossaire de Rabelais est en somme à lui seul une étude presque immense, où nous ne pouvons que jeter, depuis le seuil, un regard curieux, sans le franchir. Dans ce copieux répertoire de mots, les gourmets de langue française sont attirés surtout par les termes empruntés au vieux fond national et aux patois locaux : barguigner, trupher, se gabeler, debeziller, frisque, assoty, gorgias, dorelot, brenasseries, de broc en bouc, etc., etc. « Les filles commencerent ricasser entre elles », lisons-nous au chapitre 52 du livre IV : ce verbe, usité encore en Touraine, est assurément plus joli que son synonyme latin cachinner, employé ailleurs par Rabelais 1. La femme de Gargantua se nomme Badebec. Bader le bec, c'est regarder bouche bée; dans quelques provinces de l'Ouest on entend dire : cette mère bade son enfant, ce mari bade sa femme.
Rabelais écrit qu'il fournira le licou à ses calomniateurs, et, pour se pendre, il leur « assigne lieu entre Midy et Faveroles 2 ». C'est une locution charentaise par laquelle on désigne une heure qui ne doit pas arriver : « Attendez-moi, dit-on, entre midi et la Croix verte. » Les envahisseurs du clos de l'abbaye, taillés en pièces par frère Jean des Entommeures, « s'en vont en paradis
1. Epistre à Jehan Bouchet.
2. Ancien prologue du livre IV.
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aussi droit comme une faucille et comme est le chemin de Faye ». Paye est un bourg, près de Chinon, situé sur une hauteur et où l'on n'arrive que par de nombreux détours : de là ce proverbe, que l'enfant de Chinon avait entendu maintes fois dans la bouche des paysans de sa contrée.
La langue de Rabelais est si riche et son œuvre est si pleine de choses, que personne n'est capable de la comprendre tout entière et qu'un annotateur spécial est requis pour chacun des trois grands commentaires matériels qu'un tel livre comporte et réclame : d'abord un savant humaniste, pour relever les emprunts continuels à l'antiquité ; puis un savant médiéviste, pour faire l'inventaire du vaste héritage français; enfin, pour compter et pour expliquer les innombrables locutions du terroir, quelque bon et vrai campagnard, poitevin ou tourangeau.
La meilleure édition de Rabelais sera celle que cette trinité exécutera.
Les grands écrivains se divisent en deux classes : ceux qui ne se servent du style que pour la pensée et ceux qui se servent aussi du style pour le style, pour la gloire de briller ou pour le plaisir de s'amuser en écrivant. Créateur et artiste en matière de langue, virtuose, jon-* gleur, athlète de la plume, Rabelais est un grand écrivain; mais ce n'est évidemment pas à la première classe qu'il appartient, c'est à la seconde, à celle des stylistes.
Ceux-ci peuvent se subdiviser, à leur tour, d'une part «ncharlatans ou pontifes du style, ambitieux surtout de jeter de la poudre aux yeux; d'autre part, en bons compagnons (je prends, n'en trouvant pas, le mot que Rabelais eût aimé) désireux seulement d'exercer leur
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verve et de se divertir avec les gens de bien. Rabelais s'est amusé : « Si pour passetemps joyeux lisez mes balivernes et plaisantes mocquettes, comme passant temps les escrivois, vous et moy sommes dignes de pardon » (II, 34). Charmant aveu, qui renferme toute l'excuse dont l'art pour l'art peut avoir besoin; car cette façon de comprendre l'art, parfaitement légitime en soi, ne se rend insupportable que lorsque, cessant d'être un jeu, elle devient une religion et le mot d'ordre d'une secte littéraire pour l'extermination des hérétiques.
L'érudition puisée dans les lexiques a toujours été l'un des moyens les plus recommandés aux poètes et aux prosateurs par les professeurs de langue et de style riches. « Tu n'oublieras les noms propres des outils de tous metiers, et prendras plaisir à t'en enquerre le plus que tu pourras... et de là tireras maintes belles et vives comparaisons pour enrichir ton œuvre », ordonne Ronsard à son disciple et M. Théodore de Banville dit au sien : « Tu ne connaîtras jamais trop bien l'histoire, les théologies, la philosophie, l'esthétique, les beaux-arts, les arts somptuaires et de décoration, et les termes techniques de tous les métiers. Furetière avait désiré que le poète appelât les choses par leur nom, et Théophile Gautier a réalisé son désir 2. » En effet, Théophile Gautier, pour mieux posséder son instrument, lisait et apprenait par cœur des pages de dictionnaires.
Qui ne voit que cette façon d'enrichir le répertoire de la langue risque de dégénérer en une pure notation de mots vides d'un contenu réellement scientifique, analogues aux bonnes expressions, aux fleurs de rhétorique,
1. Abrégé de l'art poetique françois, et Préfacé sur la Franciade.
2. Petit traité de poésie française.
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recommandées par une autre école littéraire? Victor Hugo est un grand poète et un grand-écrivain ; mais M. Louis Havet l'a surpris la main dans le sac, copiant à tort et à travers, dans son roman de Quatre-vingt-treize, le dictionnaire guernesiais de M. Métivier *. Le jour où quelque autre savant critique aura la patience de lire l'Ane, nous saurons peut-être où le grave farceur a puisé son érudition sur
Balœus, Surius. Pitsœus et Cedrène.
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La réelle science de Rabelais l'a empêché le plus souvent de verser dans une simple lexicographie. Ce ne sont pas des dictionnaires que dévore Gargantua; il visite les boutiques mêmes des lapidaires, orfèvres, alchimistes, monnayeurs, tisseurs, veloutiers, horlogers, miroitiers, imprimeurs, organistes, teinturiers, drogueurs et apothicaires. En botanique, en médecine, en anatomie, Rabelais est sûr de lui, naturellement. Son érudition juridique est solide aussi, quoiqu'elle soit déjà un peu moins infaillible et qu'on puisse y noter un petit nombre de petites inexactitudes. Ses erreurs d'humaniste sont également rares et vénielles; parfois même elles sont volontaires, comme quand il fait semblant de confondre Héraclite avec Démocrite 2. Cependant, lorsqu'il parle de choses étrangères à ses études ou à sa profession, ce serait une naïveté, dont il eût été le premier à rire, que de lui attribuer une très grande rigueur scientifique. Sa description d'une tempête, par exemple, est une véritable débauche de termes techniques
1. Voy. la Revue antique du 4 avril 1874.
2. « Je croy que je suis descendu au puiz tenebreux, auquel disoit Heraclitus estre verité cachée » (III, 36). C'est Démocrite qui parle ainsi, et Rabelais ne l'ignorait pas, comme on peut le voir dans son épître dédicatoire à Aimery Bouchard.
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prodigués au hasard, où tel mot désignant une poulie est pris pour une voile, où grizelles, coustieres, boulingues, mejanes, contremejanes, trious, civadieres et « tous les diables, dansent aux sonnettes », secoués par les categides, thielles, elicies et psoloentes, c'est-à-dire (en grec) par les bourrasques et par la foudre. La science nautique de Rabelais ne semble pas être de meilleure qualité, en somme, que celle de Victor Hugo dans les
Travailleurs de la mer.
De l'immense clavier de mots et de sons que la main de Rabelais embrasse et parcourt avec une incomparable maestria, monte à sa tête comme une fumée capiteuse, qui le grise positivement. Il y a des moments où il ne sait plus ce qu'il dit : « Je feray ce que fit Renaud de Montaulban sus ses derniers jours : je serviray les massons, je mettray bouillir pour les massons, et, le past (repas) terminé, au son de HW musette, mesurerai) la musarderie des musars. » Ces allitérations folles, où il est inutile de chercher un sens, se rencontrent dans le « Prologue du tiers livre », le morceau le plus fumeux de Rabelais, écrit à un moment où son insolente bonne fortune lui donnait presque le vertige. Ailleurs, il renverse et entrechoque des verbes sans autre but que d'offrir à l'oreille un simple cliquetis de sons qui se répondent : « Les uns mouroient sans parler, les autres parloient sans mourir; les uns se mouroient en parlant, les autres parloient en mourant » (I, 27). Parloient sarm mourir est un non-sens. « Corybantioit 1
1. « Corybtmtier, dormir les yeux ouverts », dit Rabelais dans sa
Britfve déclaration (IV, 32). Les Corybantes, chargés de veiller sur Jupiter enfant, n'osaient fermer les yeux de peur qu'il ne fût dévoré par Saturne; c'est de ce fait et de ce nom mythologiques que Rabelais a tiré son verbe.
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dormant, dormoit corybantiant. Rioit en mordant, mordoit en riant. Rien ne mangeoit jeunant, jeunoit rien ne mangeant. »
De même que la rime suggère des idées aux poètes, certains sons, certaines formes en suscitent d'autres chez notre étonnant prosateur par une sorte d'attraction musicale et de symétrie, où le sens de la phrase (curieux mystère du style) quelquefois se développe et se précise d'heureuse façon. C'est très probablement à une mécanique de ce genre que nous devons la jolie série d'aimables antithèses sur Pierre Galland et Pierre Ramus t, ainsi que les saisissantes images sur le redoutable inconnu que l'homme affronte en se mariant : « Il se y convient mettre à l'adventure, les yeulx bandés, baissant la teste, baisant la terré, et se recommandant à Dieu au demourant. »
On n'insistera jamais trop sur la position unique et singulièrement avantageuse de Rabelais dans l'histoire de la langue française. Au moment où il écrit, le latin est encore la seule langue des écrivains graves et qui se respectent, et il veut prouver à la barbe des « rappetasseurs de vieilles ferrailles latines », des « revendeurs de vieux mots latins moisis », que « nostre langue vulgaire n'est tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment ». Le voilà donc qui met en œuvre cette matière littéraire presque nouvelle, et aucune autorité ne le gêne, aucune grammaire faisant loi, aucune académie, ni Malherbe, ni Vaugelas; ni Richelieu. Lui-même ne se gêne pas; redisons-le toujours, il s'amuse. Par le plus grand bonheur, il n'a pas conscience de l'extraordinaire valeur poétique et philologique de son étrange
1. Voy. p. 119.
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création ; car s'il l'avait devinée, il aurait très probablement craint de la compromettre, et les scrupules de l'auteur nous auraient fait perdre un bon nombre des meilleures saillies de l'écrivain.
Il n'est rien que sa plume se refuse à rendre : à défaut du langage articulé, les onomatopées sont à son service. Il imite le claquement des dents de Panurge transi de peur, les hurlements des diables de Villon effrayant la jument de Tappecoue, le sifflement de la cravache dont il menace de fouailler la canaille des calomniateurs. Les kyrielles d'adjectifs qui, de cette plume en liesse, à propos d'une personne ou d'une chose, jaillissent soudain comme une onde impétueuse, ne sont pas toujours de froides litanies. Quelle verve de mépris et de fureur comique dans les formes variées du nom de l'éternel ennemi, les marauds sophistes de Sorbonne, « sorbillans, sorbonagres, sorbonigenes, sorbonicoles, sorboniformes, sorbonisecques, niborcisans, sorbonisans, saniborsans », détestables « cagots, escargots et matagots », dont tout le passe-temps est d' « articuler, monorticuler, torticuler, culleter, couilleter et diabliculer », c'est-à-dire calomnier! Et quelle averse de gais synonymes pour l'épithète homérique de Panurge porte-cornes : corné, cornard, cornu, cornant, cornancul, cornigere, cornipetant!
Quoi de plus follement drôlatique que la joyeuse répétition du mot mouche et de ses composés dans la fable croustillante et savoureuse du lion, du renard et de la vieille, qu'il faudrait hardiment transcrire d'un bout à l'autre si elle n'était pas la page de Pantagruel la plus connue et des collégiens, qui dégustent Rabelais en cachette, et des friands amateurs de style, qui savent bien, les paillards, que ses morceaux les plus exquis
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se trouvent dans les chapitres où La Bruyère les eût le moins cherchés?
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C'est un coup de coignée; je me doubte que la playe soit vieille. Pourtant (c'est pourquoi), afin que les mousches n'y prennent, esmouche la bien fort, je t'en prie, et dedans et dehors : tu as bonne queue et longue; esmouche, mon amy, esmouche, je t'en supplie, et ce pendant je vais querir de la mousse pour y mettre. Car ainsi nous fault-il secourir et aider l'un l'autre, Dieu le commande. Esmouche fort, ainsi, mon amy, esmouche bien : car ceste playe veult estre esmouchée souvent, autrement la personne ne peut estre à son aise. Or esmouche bien, mon petit compere, esmouche : Dieu t'a bien pourveu de queue, tu l'as grande et grosse à l'advenant, esmouche fort, et ne t'ennuye point. Un bon esmoucheteur qui, en esmouchetant continuellement, esmouche de son mouschet, par mousches jamais esmouché ne sera. Esmouche, couillaud, esmouche, mon petit bedeau, je n'arresteray gueres.
Puis va chercher force mousse, et, quand il fut quelque peu loing, il s'escria, parlant au renard : Esmouche bien toujours, compere, esmouche, et ne te fasche jamais de bien esmoucher, etc. (II, 15).
On rencontre dans Rabelais une assez grande variété de redoublements analogues à celui-ci, qui ne sont pas toujours bien piquants, mais qui, heureux ou non, doivent figurer au chapitre du luxe de son vocabulaire :
« Depuis que le monde moinant moina de moinerie ».
— « Je pensois en pensarois » (IV, 27). — « Dieu vous le rendra en son grand rendouer » (V, 36). — « Je ne l'ay demandé sans cause bien causée, ny sans raison bien resonnante » (III, 6). — « Il ne pluyra pluye, ne luyra lumiere, ne ventera vent » (III, 3). — Les bons pères de religion « fiantoient aux fiantoirs, pissoient aux pissoirs, crachoient aux crachoirs, toussoient aux tous-
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soirs mélodieusement, resvoient aux resvoirs, afin de rien immonde ne porter au service divin » (III, 15).
Rabelais s'amuse à des interversions de syllabes, à des lapsus linguœ volontaires. Le chapitre 30 du livre II a pour titre : « Comment Epistemon, qui avoit la coupe testée, fut guery. » Ailleurs, on lit : « Le coq eut la couppe gorgée 1. » Toutes les allitérations lui plaisent : « affronteur effronté », « importun emprunteur », « pensement passementé de fascherie ». « S'il vous plaist encore en me battant vous esbaltre, dit à frère Jean le Chicanous Rougemuseau, « je me contenteray de la moitié du juste prix ». Picrochole, « lorsque Tripet fut estripé, fut espris de grand courroux ». Eugène Noël remarque que plusieurs allitérations de Rabelais sont perdues pour nous par suite du changement de la prononciation; dans cette phrase de la farce de la femme mute, par .exemple, il ne reste pas grand'chose d'une allitération qui était beaucoup plus sensible du temps où on ne prononçait pas toutes les consonnes comme nous avons le tort de le faire aujourd'hui : « Le bon mary voulut qu'elle parlast. Elle pailla par l'art du medecin. » Le livret contenant les Fanfreluches antidotées était « gros, gras, grand, gris, joly, petit, moisy » ; dans la bataille de Pantagruel contre les Andouilles, on vit « advoler du costé de la Transmontane un grand, gras, gros, gris pourceau ». M. Jean Flewry signale ici d'assez curieux points de ressemblance entre le style de Beaumarchais et celui du vieux maître. Comparez à ces allitérations rabelaisiennes le portrait de Bartholo, dans le Barbier de Séville : « C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé,
1. Prologue du tiers livre.
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qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois. » Rabelais aime naturellement toutes les équivoques joyeuses que peut occasionner le simple changement d'une lettre : il appelle Bibaroys le Vivarais; il s'adresse à ses lecteurs en ces termes : « Beuveurs tres illustres, et vous, goutteurs tres precieux1. »
De même que Rabelais, dans un chapitre de Pantagruel, avait raillé l'imitation des formes latines, pour l'enseigner et la prêcher ensuite par son constant exemple, il condamne formellement, au chapitre 9 de Gargantua, les faiseurs de calembours, et puis se met à faire des jeux de mots partout : nouvel exemple d'une inconséquence aimable et riante qui, se moquant du monde et d'elle-même, n'est rien d'autre ni de moindre qu'un trait caractéristique de l'humour et doit entrer, comme un élément essentiel, dans la notion même de cet insouciant et libre génie. Les calembours sont la tentation naturelle et des écrivains à vocabulaire copieux qui disposent d'une brillante sonnerie, et des esprits pauvres et inféconds qui n'ont que cette ressource-là : c'est pourquoi on en trouve dans toute la littérature, chez les grands comme chez les petits auteurs, dans l'antiquité comme dans Shakespeare, dans les platitudes mal rimées de nos vieilles farces comme dans les rimes riches, à vingt-quatre carats, de maître Théodore de Banville; ils ne disparaissent à peu près qu'au siècle de la raison classique, et le seul poète comique chez lequel' on en compte à peine quelques-uns, c'est le plus grand comme le plus sérieux, Molière.
Il faut rendre à Rabelais cette justice, que la plupart de ses calembours sont détestables. Il y en a bien peu dans
1. Ancien prologue du quart livre.
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le nombre qui aient du sel, c'est-à-dire du sens : on peut citer, comme les moins mauvais, janspill'hommes pour gentilshommes, serrargent pour sergent, et médecin rhubarbatif. Un échantillon suffira pour donner une idée de la valeur des autres : Panurge habille le roi Anarche de pers et de vert, « disant que ceste livrée luy advenoit bien, veu qu'il avoit esté pervers » (II, 31).
Le caractère le plus distinctif comme le plus saillant du style de Rabelais, ce sont les longues énumérations de noms, d'adjectifs et de verbes dont nous avons déjà vu tant d'exemples et qu'on rencontre à toutes les pages de son œuvre. Montaigne, dans l'Apologie de Raimond de Sebonde, a une énumération de soixante-huit verbes de suite, à la première personne plurielle de l'indicatif présent; Corneille, dans l'Illusion, fait rouler des lèvres de son Matamore un torrent ininterrompu de quarante et un substantifs : mais ce qui est accidentel chez Corneille et chez Montaigne est l'usage constant de Rabelais. Je ne parle pas seulement des volumineuses listes de mots disposées en colonnes, comme celles des deux cent quatorze jeux de Gargantua ou des deux cent huit épithètes appliquées au nom de Triboulet; c'est dans le tissu même de la narration que cette habitude du style est curieuse à observer.
Il serait contraire au tour d'esprit de notre écrivain et à la poétique de l'humour, de dire sommairement : tous les habillements furent perdus, ou : toutes les épiceries furent gâtées; non, il faut nombrer et détailler les habillements : « robes, cappes, manteaulx, sayons, juppes, cazaquins, collets, pourpoincts, cottes, gonnelles, verdugalles » ; les épiceries : « encens, poyvre, girofle, cinnamome, safran, cire, espices, casse, rhubarbe, tamarin, drogues, gogues et senogues » (IV, 52).
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Une bande de dévastateurs ne se borne pas à piller (mot général et vague) le pays par lequel elle passe; elle emmène bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, elc. 1. Toujours le détail sensible et matériel. Les fouaciers n'injurient pas simplement les bergers avec lesquels ils ont une dispute; ils les appellent « trop diteux, breschedens, plaisans rousseaux, galliers, chienlicts, averlans, limes sourdes, faitneans, friandeaux, bustarins, trainegaines, gentilz flocquets, copieux, landores, malotrus, dendins, beaugars, tezés, gaubregeux, goguelus, claquedens, bergiers de merde, et autres telz epithetes diffamatoires ».
Je renvoie le lecteur à l'édition de MM. Rathery et Burgaud des Marets qui traduit ou explique treize de ces « epithetes diffamatoires », et je suis bien aise de clore cette citation et ce chapitre sur le terme fondamental de la langue scatologique, qu'il n'aurait pas été convenable d'omettre dans un aperçu du lexique de
Rabelais.
Structure et rythme de la phrase
Comme le vocabulaire de la langue française, la syntaxe au xvie siècle, étant moins fixe que jamais, laissait au style une liberté embarrassante et pleine de pièges pour les talents médiocres, excitante et féconde pour les écrivains de génie. Rabelais est un grand architecte de la phrase. On exagère quand on admire dans les constructions savantes et hardies de sa plume une perfection soutenue qui n'existait pas de son temps et qui se trouve à peine chez un petit nombre de classi-
1. Voy. cette énumération p. 240.
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ques; il suffit qu'aucun prosateur, aucun poète de la Renaissance n'ait montré, comme créateur de mots, une ingéniosité plus inventive, comme arrangeur de mots, un art plus merveilleux.
Une des moindres bavures de ce puissant artiste, c'est la fréquente et choquante répétition des mêmes termes à un intervalle trop court, par pure négligence :
« Pantagruel trouva la librairie de Saint-Victor fort magnifique, mesmement d'aucuns livres qu'il y trouva. » — « Puis donc que possible n'est que de tous malades sois appellé, que tous malades je prenne en cure, quelle envie est-ce tollir es langoreux et malades le plaisir et passe temps joyeux qu'ils prennent, oyans en mon absence la lecture de ces livres joyeux'! »
Vétilles assurément, puisqu'un minimum de soin suffisait pour les éviter; mais, que l'auteur n'ait pas pris une peine si facile, cela trahit quelque indifférence pour le fini de l'exécution dans certains menus détails.
A voir les choses en général et de haut, à ne considérer, comme le conseille une critique généreuse, que le meilleur de l'écrivain, il est très vrai de dire, avec M. Réville, que « la phrase de Rabelais, à travers sa forêt touffue d'incidences de tout genre, est toujours en équilibre, toujours relevée par le trait final ». Cependant le toujours comporte quelques-unes de ces exceptions qui n'infirment point la règle, et la forêt touffue de Rabelais est parfois si enchevêtrée qu'on s'y perdrait sans les poteaux indicateurs d'un bon commentaire explicatif.
Au chapitre 44e du livre III, il y a une phrase de vingt et une lignes, commençant à « Lesquelles en contemplation », qui donne bien du fil à retordre au pauvre lecteur abandonné de son guide, comme c'est l'usage en cas de sérieuse difficulté. Cette longue phrase est
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inintelligible dans l'édition de MM. Rathery et Burgaud , des Marets, ainsi que dans celle de M. Moland, faute d'une ponctuation correcte; elle n'est qu'embarrassée et obscure dans celle de M. Marty-Laveaux, où elle est bien ponctuée, mais pas mieux que dans la brave édition vciriorum, la seule, de celles que j'ai consultées, qui ait eu l'obligeance d'allumer ici notre lanterne.
Ce qui rend le grand humoriste souvent très difficile à suivre, c'est que, au mépris des règles les plus élémentaires de l'art d'écrire, il accueille toute idée qui lui vient à l'esprit, interrompant quelquefois, pour un long développement accessoire, susceptible lui-même d'une nouvelle interruption, le développement principal, qu'il reprendra beaucoup plus loin.
Il parle, par exemple, de l' « estrange » mort du géant Bringuenarilles, et dit qu'il ne faut pas plus nous en « esbahir » que de celle du poète Eschyle. Le voilà entamant, à ce propos, le récit de la mort du tragique grec; mais, en la racontant, il rencontre incidemment cette idée, que, si les cieux tombaient, toutes les alouettes seraient prises, et c'est pour lui une occasion de discourir des Celtes et de leur fière réponse au grand Alexandre : « Nous ne craignons que la chute du ciel », avec renfort de citations savantes et renvois précis à Plutarque, Arrien, livre premier, et Strabon, livre VII. Après quoi, il achève son récit interrompu, met un alinéa et écrit : « Plus de Anacreon poëte, lequel mourut estranglé d'un pepin de raisin. » Plus de Anacreon est une forte ellipse, signifiant que nous ne devons pas plus nous « esbahir » de la mort de Bringuenarilles que de celle d'Anacréon; mais deux pages nous séparent maintenant de ce verbe, qu'on a tout à fait oublié! La mort d'Anacréon, celles du préteur Fabius, du poète Philémon,
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du peintre Zeuxis, et combien d'autres! sont successivement rappelées ; enfin Rabelais, revenant à l' « estrange » mort de son géant, nous apprend qu'il mourut étranglé, « mangeant un coing de beurre frais à la gueule d'un four chaud, par l'ordonnance des medecins » (IV, 17).
Des chapitres entiers, tels que le neuvième du premier livre, ne sont qu'une parenthèse. Il nous est dit, au chapitre premier du livre III, que Pantagruel transporta une colonie d'Utopiens en Dipsodie, « non tant pour l'excessive multitude d'hommes et de femmes qui estoient en Utopie multipliés comme locustes » (sauterelles). La phrase est inachevée, mais il y a un point. Le conteur ouvre une parenthèse pour nous entretenir de l'étonnante fécondité des Utopiennes, et l'indispensable complément de la phrase, la conjonction que, retardée par cette incidente, ne paraît enfin que onze lignes plus bas.
Les écrivains qui ont un souci dominant de la précision évitent toute superfluité; là où un substantif, un adjectif, un verbe pourrait suffire à la rigueur, s'ils le redoublent, c'est que le second terme leur semble ajouter une nuance utile à la signification du premier. On ne s'attend point à voir Rabelais, avec son exubérance naturelle, montrer cet esprit d'économie ; la plupart de ses redondances sont purement rythmiques et n'ont pas d'autre raison d'être que le nombre oratoire introduit par elles dans la phrase :
Jadis en Gaule, par l'institution des druides, les serfs, varlets et appariteurs estoient tous vifs bruslés aux funerailles et exeques de leurs maistres et seigneurs (III, 3). — Une seule cause les avoit en mer mis, sçavoir est studieux désir de voir, apprendre, cognoistre, visiter l'oracle de Bacbuc (IV,
25). — Gaster renvoyoit ces matagots à sa selle percée voir,
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considérer, philosopher et contempler quelle divinité ils trouvoient en sa matiere fecale (IV, 60). — Et durant leur repas disputent de la bonté, excellence, salubrité des vens (IV,
43) ; de la vertu, proprietè, efficace et nature de tout ce qui leur estoit servy à table (I, 23). — Le pigeon s'envole pour recourir et secourir ses pigeonneaux (IV, 3). — Il fault, je le voy bien, que maintenant de harnois je charge mes pauvres espaules lasses et foibles, et en ma main tremblante je prenne la lance et la masse, pour secourir et garantir mes pauvres subjects (I, 28). — Comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, bercer, esjouir. Comme arbre nouvellement plantée, les fault appuyer, asseurer, defendre de toutes vimeres, injures et calamités. Comme personne sauvé de longue et forte maladie, et venant à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer (III, 1).
Les inversions de Rabelais doivent naturellement être une des principales causes de son obscurité pour les lecteurs d'une culture purement française et moderne. Il est vrai qu'elles sont artificielles et contraires au génie de notre langue. Le moyen âge, qui avait hérité du latin les désinences différentes du sujet et du régime, mais qui suivait inconsciemment les tendances analytiques de l'esprit national, usait moins d'inversions que la Renaissance, qui n'avait plus de cas grammaticaux, mais qui prétendait imiter et faire revivre l'antiquité classique. Cependant, si les inversions du xvie siècle sont artificielles, il faut avouer qu'elles sont charmantes et autrement gracieuses que notre construction régulière; c'est la différence d'une élégante colonne torse avec de vulgaires pieds tout plats. Quand un humaniste, un artiste tel que Rabelais manie l'inversion, il ne fait pas une faute contre ce qu'on peut appeler la construction idéale, et c'est un délice pour les personnes que l'étude du latin a un peu initiées à la savante architecture des langues synthétiques, de voir avec quelle sûreté de main
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chaque pierre de l'édifice est toujours posée exactement à sa place :
Si jamais à luy desplaisir, ni à ses gens dommage, ni en ses terres je fis pillerie (I, 28). — De mechantes gens jamais je ne prends rien; rien jamais des gens de bien je ne refuse (III, 34). — Tout pere trouvant le meurtrier sur le fait d'homicide en la personne de sa fille, le peut par raison, le doit par nature occire sus l'instant, et n'en sera par justice apprehendé. Merveilles donc n'est si trouvant le ruffian, à la promotion du taulpetier, sa fille subornant et hors sa maison ravissant, les peut, les doibt à mort ignominieuse mettre, et leur corps jetter en direption des bestes brutes (111,48).
Certaines inversions paraissent inutilement compliquées; changez l'ordre des mots : la phrase deviendra claire, mais sa docte harmonie ne sera plus. Il me semble que c'est le cas de la phrase suivante, où feu et sang sont séparés d'une façon assez bizarre, et où que est bien loin de l'adverbe incontinent, qu'il complète :
Le pape « doibt à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, republiques et à sang mettre, qu'ils transgresseront un iota de ses mandemens » (IV, 50).
Il peut arriver, par exception, qu'une période, d'ailleurs savamment balancée, soit réduite au minimum de mots nécessaires pour le sens et présente une sorte de sécheresse dans sa symétrie rigoureuse :
Aristoteles dit que, supposant des choses contraires en leur espece, comme bien et mal, vertu et vice, froid et chauld, blanc et noir, v olupté et douleur, joye et dueil, et ainsi des autres, si vous les coublez (accouplez) en telle façon qu'un contraire d'une espece convienne raisonnablement à l'un contraire d'une autre, il est consequent que l'autre contraire compete (s'accorde) avec l'autre residu. Exemple : vertu et vice sont contraires en une espece; aussi sont bien et mal. Si l'un des contraires de la premiere espece convient à l'un
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de la seconde, comme vertu et bien (car il est seur que vertu est bonne), ainsi feront les deux residus, qui sont mal et vice; car vice est mauvais (I, 10).
Le plus souvent, Rabelais surabonde. Je citerai d'abord comme une sorte de type moyen de sa façon de construire les phrases une période assez courte, mais où l'on trouvera les redondances rythmiques, les tournures latines et les images médicales qui lui sont chères.
Helas, saintes Decretales (s'écrie Homenaz), quand sera ce don de grace particuliere fait es humains, qu'ilz desistent de toutes autres estudes et negoces, pour vous lire, vous entendre, vous sçavoir, vous user, pratiquer, incorporer, sanguifier, et incentricquer es profonds ventricules de leurs cerveaux, es internes moelles de leurs os, es perplex labyrintes de leurs arteres? 0 lors et non plus tost, ny aultrement, heureux le monde (IV, 51) !
Voilà le style ordinaire de Rabelais. L'exemple suivant appartient à un style déjà plus endimanché et qui a fait sa toilette des grands jours :
Comme vous voyez un asne, quand il a au cul un œstre 1 junonique, ou une mousche qui le poinct, courir çà et là sans voye ni chemin, jettant sa charge par terre, rompant son frain et renes, sans aucunement respirer ny prendre repos; et ne sait-on qui le meut, car l'on ne voit rien qui le touche : ainsi fuyoient ces gens de sens despourvus, sans savoir cause de fuir; tant seulement les poursuit une terreur panique, laquelle avoient conceue en leurs âmes (I, 44)
La phrase, citée ailleurs, sur les débordements du
Tibre *, celle où Rabelais, traduisant Plutarque, compare les héros mourant et rendant leurs grandes âmes à une
1. Taon, du latin œstrum.
2. Voy. p. 71.
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torche qui s'éleint 1, sont au nombre de ses plus magnifiques périodes; voici, dans le même genre, un autre développement dont l'ampleur et l'harmonie ne sont pas moins parfaites :
Demain donc, sus l'heure que la joyeuse Aurore aux doigts rosatz dechassera les tenebres nocturnes, adonnez vous à songer parfondement. Ce pendant, despouillez vous de toute affection humaine, d'amour, de haine, d'espoir et de craincte. Car, comme jadis le grand vaticinateur Proteus, estant desguisé et transformé en feu, en eau, en tigre, en dracon et autres masques estranges, ne predisoit les choses advenir; ains, pour les predire, force estoit qu'il fust restitué en sa propre et naïve forme : aussi ne peut l'homme recevoir divinité et art de vaticiner, sinon que la partie qui en luy plus est divine (c'est voyç et mens) soit coye, tranquille, paisible, non occupée ny distraicte par passions et affections foraines (III, 13).
La première page de Rabelais, dans l'ordre actuel des livres pantagruéliques, la fameuse comparaison de Socrate avec les Silènes au début du prologue de Gargantua, est d'une opulence de style et de rythme qui nous montre l'auteur parvenu d'emblée au point culminant de son talent d'écrivain.
La musique de la prose, non moins réelle, non moins puissante en ses effets sur les sens et sur l'âme que la musique des vers, est quelque chose de plus délicat encore, parce qu'elle est moins réglée et moins prévue. Veut-on mesurer, par un exemple sensible, la distance infinie qui sépare l'expression quelconque d'une idée de son expression artistique? Eugène Noël, traduisant Rabelais où il n'avait pas besoin d'être traduit, raconte en ces termes la guerre des géants contre les dieux, au cha-
1. Voy. p. 364.
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pitre douzième du livre III : « Quand ils entreprirent de faire la guerre contre les dieux, les dieux d'abord se moquèrent de tels ennemis, en disant qu'il n'y en avait pas pour leurs pages. Mais, quand ils virent, par le travail des géants, le mont Pélion posé sur le mont Ossa, et l'Olympe déjà ébranlé et prêt à être placé sur les deux autres, ils furent tout effrayés. Alors Jupiter tint chapitre général. » Voici le texte de Rabelais :
Quand les geans entreprirent guerre contre les dieux, les dieux, au commencement, se moquerent de tels ennemis, et disoient qu'il n'y en avoit pas pour leurs pages. Mais, quand ils virent, par le labeur des geans, le mont Pelion posé dessus le mont Osse, et ja esbranlé le mont Olympe, furent tous effrayés. Adonc tint Jupiter chapitre general.
Les différences se réduisent à des nuances; mais ces nuances sont le style. N'entendez-vous pas le tremblement sourd du mont Olympe, que déjà les géants ébranlent, et cet effet n'est-il pas perdu si le mot Olympe est escamoté au lieu de dresser lentement, au milieu de la phrase, ses deux syllabes superbes? Jupiter est roi dans ces mots : « Adonc tint Jupiter chapitre général. » Il n'est que président d'une chambre de commerce dans ceux-ci : « Alors Jupiter tint chapitre général. »
Les femmes étant à la guerre un empêchement, il fut résolu qu'on chasserait des cieux « toute ceste vessaille des déesses ». « Seule Minerve fut de retenue, pour fouldroyer avec Jupiter, comme déesse des lettres et de guerre, de conseil et execution ; déesse née armée, déesse redoubtée au ciel, en l'air, en la mer et en terre. » La répétition du mot déesse est expressive ici et n'est pas une vaine redondance ; on peut en rapprocher celle du mot dieu dans ce passage :
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Ils tous tenoient Gaster pour leur grand dieu, le adoroient comme dieu, luy sacrifioient comme à leur dieu omnipotent, ne recognoissoient autre dieu que luy, le servoient, aimoient sus toutes choses, honoroient comme leur dieu (IV, 58).
Il y a, dans certains chapitres de Rabelais, un mouvement lyrique endiablé et comme le crescendo d'un prodigieux orchestre couronné par un éclatant unisson de toutes les cordes et de tous les cuivres. Nous avons remarqué plusieurs fois ces belles gradations, notamment dans la réponse grossière et sublime de Villon à une insolence du roi d'Angleterre, dans l'espèce d'hymne qui se déroule, avec tant de grâce et de magnificence, en l'honneur du pantagruelion, et dans le dithyrambe de Panurge à la louange des prêteurs et des débiteurs. A la fin d'une autre fantaisie pétillante de verve, éclatante d'érudition et de poésie, sur la crainte qu'ont les diables de la splendeur et du tranchant des épées, le même Panurge, grisé de plus en plus par son éloquence folle, fait flamboyer et crépiter sous le nez de frère Jean toutes les pièces à la fois de son feu d'artifice :
Quand tu vois le heurt de deux armées, penses-tu, cOllillasse, que le bruit si grand et horrible que l'on y oyt provienne des voix humaines? du hurtis des harnois? du clicquetis des bardes? du chaplis des masses? du froissis des picques? du bris des lances? du cry des navrés? du son des tambours et trompettes? du bannissement des chevaux? du tonnoire des escoupettes et canons? Il en est veritablement quelque chose, force est que le confesse. Mais le grand effroy et vacarme principal provient du deuil et hurlement des diables, qui, là guettans pelle melle les pauvres ames des blessés, reçoivent coups d'espée à l'improviste... (III, 23.)
De véritables refrains viennent quelquefois scander le mouvement de la prose rabelaisienne : telle est la petite
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phrase sept fois répétée par Homenaz : Prenez moy un Decretaliste, et saintes Decrelales 1; tels sont aussi les mots qui retombent ailleurs, à intervalles égaux, avec une régulière cadence : Et tout pour la tripe (IV, 57),. Et tout par ouy dire (V, 31).
L'amplification, ou l'art d'étendre à volonté une idée, comme un ballon élastique, en la gonflant de mots et d'images, qui d'ailleurs n'ajoutent rien au sens, est un procédé de rhétorique naturellement fort usité chez tous les grands virtuoses du style. Elle est continuelle dans Rabelais comme dans Victor Hugo.
Le chanvre sert, entre autres choses, à faire de la corde de gibet. Cela peut se dire en une ligne; Rabelais le dit en trente : Le chanvre, écrit-il, sert à un certain^ usage plus antipathique aux larrons que n'est le chou à la vigne, l'ivraie au froment, le lierre aux murailles, la férule aux écoliers... Suivent vingt-deux exemples dei cette espèce, puis la nomenclature de dix pendus célèbres .dans l'antiquité, et enfin une spirituelle périphrase pour traduire et pour illustrer le fait de la pendaison 2. Quand Trouillogan, philosophe pyrrhonien, consulté par Panurge, ne lui a donné pour toutes réponses que d'insaisissables faux-fuyants, Gargantua s'écrie : « Loué soit le bon Dieul Vrayement on pourra dorénavant prendre les lions par les jubés (crinières); les chevaux, par les crins; les buffles, par le museau; les bœufs, par les cornes; les loups, par la queue; les chevres, par la barbe; les oiseaux, par les pieds : mais ja ne seront tels philosophes par leurs paroles pris » (III, 36). C'est le mouvement, le tour, c'est presque le rythme du com-
1. Voy. p. 148.
2. Voyez une partie de ce développement, citée p. 231.
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pliment de Victor Hugo A des journalistes de robe courte :
Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbes,
La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets,
Aux rayons du soleil les parthénons superbes,
Vos faces aux larges soufflets.
Toujours à l'affût du détail sensible et matériel, comme nous l'avons remarqué à propos du vocabulaire, Rabelais ne se contente point des termes abstraits et généraux au moyen desquels un autre écrivain dirait, par exemple : « La méditation isole le penseur et le rend sourd à tous les bruits. » Il compte minutieusement ces bruits et passe en revue la création entière : « Autour de luy aboyent les chiens, ullent les loups, rugient les lions, hannissent les chevaux, barrient les elephans, sifflent les serpens, braislent les asnes, sonnent les cigales, lamentent les tourterelles... » (III 13). Avec le blé en herbe on fait une « belle saulce verte, de legere concoction, de facile digestion »; Panurge énumère quarantetrois bons effets de cette sauce pour la santé (III, 2). Mais ici rénumération est plutôt scientifique qu'oratoire ; je veux dire qu'elle ne fait pas tourner en cercle la pensée sur elle-même : elle la prolonge et l'accroît réellement suivant une ligne droite.
Rabelais avait senti le charme mystérieux des assonances, que les grands écrivains, prosateurs comme poètes, ont toujours employées d'instinct, mais que Boileau et Flaubert, peu intelligemment, bannissaient en doctrine, l'un des vers, l'autre de la prose. A la SaintJean, « tant s'en fault qu'on soit en danger de gelée, que lors mestier au monde n'est qui tant soit de requeste comme est des faiseurs de friscades, composeurs de jon-
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cades, agenseurs de feuillades, et refraichisseurs de vin 1 ». — C'est en carême qu'il y a le plus d'enfants engendrés et conçus. « Le curé de Jambet attribuoit ce copieux engrossissement de femmes, non aux viandes de caresme, mais aux petits questeurs voustés, aux petits jirescheurs bottés, aux petits confesseurs crottés, lesquels damnent, par cestuy temps de leur empire, les ribaux mariés trois toises au-dessous des griffes de Lucifer. A leur terreur, les mariés plus nebiscotent leurs chambrieres, se retirent à leurs femmes » (V, 29). Ce sont les monosyllabes surtout qui répercutent leurs sons chez Rabelais : « Courir les champs, rompre les bancs, grinsser les dents 2 »; « portant hotte, cachant crotte, ployant roUe, ou cassant motte 3 ». On rencontre chez Sterne les mêmes effets curieux : « A tag, a J'ag, a jap, a strap » ; « ail the frusts, crusts and rusts of antiquity ». Jean-Paul admirait beaucoup ces crépitations de monosyllabes; il paraît que c'est une des recettes magiques de l'humour 4.
Notre auteur insère çà et là dans sa prose des vers avec leurs rimes : « Autant pleins de fine folie, comme estoit leur philosophie » (III, 18). On trouvera d'autres vers rimés dans les Propos des buveurs, et dans les dernières lignes du prologue du livre II. La rime, nous l'avons vu au précédent chapitre, lui suggère des idées comme au versificateur ; le balancement symétrique de la phrase appelle certains mots et certains sons comme la contre-partie nécessaire d'autres sons et d'autres mots :
1. III, 33. Fl'iscades, liqueurs rafraîchissantes joncades, fromages de lait caillé entourés de jonc; feuillades, berceaux de feuillage.
2. Ancien prologue du livre IV.
3. III, Prologue.
4. Voy. la Poétique de Jean-Paul, chap. vii, § 35.
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Considérant, par tout ce tres noble royaume de France, deçà, delà les monts, un chascun aujourd'hui soy instantement exercer et travailler, part à la fortification de sa patrie, et la defendre; part au repoulsement des ennemis, et les offendre... 1.
La variété des formes et des tours ne caractérise pas moins que l'abondance des vocables le style de Rabelais. Il excelle dans la prose vive et coupée de la narration, comme dans la période oratoire. La littérature française ne possède point de récit plus riche, plus copieux, plus merveilleusement divers, animé et changeant, au point de vue de la phrase, comme à celui du vocabulaire, que l'histoire des Chicanous daubés par le seigneur de Basché. Plusieurs autres récits, très courts, peuvent être recommandés comme parfaits : Alexandre le Grand et le marchand de Sidoine (III, 16) ; Jules César au siège de Larigno (III, 52); Philémon, l'âne et les figues (IV, 17); l'aventure de Jean Dodin et du cordelier (III, 23); l'anecdote du fou, du faquin et du rôtisseur (III, 37) ; le petit Zachée (IV, nouveau Prologue) ; le songe d'Alexandre (IV, 37). Citons seulement ces deux derniers :
Le petit Zachée souhaitoit, rien plus, voir nostre benoist
Servateur au tour de Hierusalem. C'estoit chose mediocre et exposée à un chascun. Mais il estoit trop petit, et, parmy le peuple, ne pouvoit. Il trepigne, il trotigne, il s'efforce, il s'escarte, il monte sus un sycomore. Le tres bon Dieu cogneut sa sincere et mediocre affectation. Se presenta à sa veue : et fut non seulement de luy yeu, mais oultre ce fut ouy, visita sa maison, et benist sa famille.
Considerez comment Alexandre le Grand, filz du roy Philippe, par l'interpretation d'un seul nom parvint à son entreprise. Il assiegeoit la forte ville de Tyre, et la battoit de
1. III, Prologue.
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toutes ses forces par plusieurs sepmaines; mais c'estoit en vain. Rien ne profitoient ses engins et molitions (attaques). Tout estoit soudain demoli et remparé par les Tyriens. Dont prit phantasie de lever le siege, avec grande melancolie, voyant en cestuy departement (départ) perte insigne de sa réputation. En tel estrif et fascherie s'endormit. Dormant, songeoit qu'un satyre estoit dedans sa tente, dansant et sautelant avec ses jambes bouquines. Alexandre le vouloit prendre : le satyre tousjours luy eschappoit. En fin, le roy le poursuivant en un destroit (couloir étroit), le happa. Sus ce poinct s'esveilla; et racontant son songe aux philosophes et gens savans de sa court, entendit que les dieux luy promettoient victoire, et que Tyre bien tost seroit prise : car ce mot Satyros, divisé en deux, est sa Tyros, signifiant Tienne est Tyre. De fait, au premier assault qu'il fit, il emporta la ville de force, et en grande victoire subjuga ce peuple rebelle.
Je voudrais pouvoir figurer aux yeux du lecteur par un dessin d'angles, de courbes et de droites l'essor et l'élan de cette petite phrase : « Le pigeon soudain s'envole, haschant en incroyable hastiveté » (IV, 3).
Ne voyez-vous pas le pigeon s'enlever d'un coup d'aile, puis fendre l'air horizontalement comme une flèche?
Cutting the air, dit le traducteur anglais, Cotgrave, rendant le mot « haschant ». C'est une miniature presque égale au mémorable vers de La Fontaine sur la perdrix, qui
..... Prend sa volée et rit
De l'homme, qui, confus, des yeux en vain la suit.
Voulez-vous maintenant une phrase marchant vite, mais sans courir, à grandes enjambées :
En ceste mesme heure Gargantua, qui estoit issu de Paris, soudain les lettres de son pere leues, sus sa grande jument venant, avait ja passé le pont de la Nonnain, luy, Ponocrates, Gymnaste et Eudemon (1, 34).
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Ailleurs la jument, attaquée par des frelons dans la forêt de Beauce,
desgaina sa queue, et si bien, s'escarmouchant, les esmoucha, qu'elle en abatit tout le bois, à tort, à travers, de çà, de là, par cy, par là, de long, de large, dessus, dessous, abatoit bois comme un fauscheur fait d'herbes (I, 16).
La jument du pauvre Tappecoue est moins solide, quand les diables de Villon font partir des fusées sous ses naseaux :
La poultre toute effrayée se mit au trot, à pets, à bonds, et au gualot; à ruades, fressurades, doubles pedales et petarrades (IV, 13).
Un monstre marin, un souffleur, un physetere, écrit
Rabelais avec sa manie de parler latin en français, attaque en pleine mer les navigateurs :
Sus le haut du jour approchans l'isle Farouche, Pantagruel de loin g apperceut un grand et monstrueux physetere, venant droit vers nous, bruyant, ronflant, enflé, enlevé plus haut que les hunes des naufz, et jettant eaux de la gueule en l'air devant soy, comme si fust une grosse riviere tombante de quelque montaigne.
Pantagruel le tue, et je ne fais point assister le lecteur aux détails de la lutte ; mais qu'il regarde seulement le monstre expirer :
Et fut veu le physetere, en grande jubilation de tous, tournoyer d'un costé et d'autre, chancelant et fourvoyant, comme estourdy, aveugle, et prochain de mort... Adonc mourant le physetere se renversa ventre sur dos, comme font tous poissons mors (IV, 34).
La description des exercices gymnastiques de Gargantua est, d'un bout à l'autre, un éblouissement. Je
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ne veux détacher qu'une phrase de cette prodigieuse peinture, qui est aussi une symphonie, une fête pour l'oreille en même temps que pour les yeux :
Nageoit en profonde eau, à l'endroit, à l'envers, de costé, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l'air, en laquelle tenant un livre, transpassoit toute la riviere de Seine sans iceluy mouiller, et tirant par les dents son manteau, comme faisoit Jules César : puis, d'une main entroit par grande force en un basteau, d'iceluy se jettoit derechef en l'eau la teste première; sondoit le parfond, creusoit les rochiers, plongeoit es abysmes et goufres.
Non seulement toutes les articulations de cette phrase harmonieuse suivent avec une admirable justesse chaque mouvement du corps de Gargantua nageant, mais le choix des sons est expressif aussi, et les voyelles claires ou sourdes ne sont pas placées à l'aventure : tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César nous montre, par la sonorité même et l'éclat des finales masculines, le nageur souverain, la tête à l'air, les bras, les épaules hors de l'eau, tandis qu'il va tout à l'heure plonger et disparaître dans les abimes et gouffres.
La première révélation que Pantagruel, au berceau, donne de sa force est d'un style peut-être plus merveilleux encore. Je ne connais point dans la langue française de page où le rapport de chaque phrase, de chaque mot, de chaque syllabe avec la chose signifiée soit plus étroit ; en d'autres termes, je ne sais rien de plus parfait, de plus magistralement écrit :
Pantagruel essaya de rompre les chaines du berceau avec les bras; mais il ne put, car elles estoient trop fortes : adoBc il trepigna tant des pieds qu'il rompit le bout de son berceau, qui toutesfois estoit d'une grosse poste de sept empans en carré ; et ainsi qu'il eut mis les pieds dehors, il s'avalla le
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mieulx qu'il put, en sorte qu'il touchoit des pieds en terre.
Et alors avec grande puissance se leva, emportant son berceau sus l'eschine ainsi lié, comme une tortue qui monte contre une muraille; et, à le voir, sembloit que ce fust une grande carracque de cinq cens tonneaux qui fust debout.
En ce point, entra dans la salle où l'on banquetoit, si hardiment qu'il espouventa bien l'assistance : mais, par autant qu'il avoit les bras liés dedans, il ne pouvoit rien prendre à manger; mais en grande peine s'inclinoit pour prendre à tout la langue quelque lippée (II, 4).
La prétention d'assigner des rangs aux écrivains du premier ordre est, neuf foix sur dix, un enfantillage; mais la primauté de Rabelais au xvie siècle s'impose avec une telle évidence qu'il y aurait une affectation encore plus puérile à craindre de la proclamer hautement. Il est tout simplement le plus grand prosateur et le plus grand poète français de la Renaissance.
Le plus grand poète : c'est ce qui saute aux yeux d'abord. Le seul, au xvie siècle ; le premier, depuis qu'existaient les lettres françaises, il a créé des types vivants et immortels. Enrichir notre littérature de personnages tels que Panurge et frère Jean, c'était lui faire un don incontestablement plus précieux que de lui apporter les règles du poème épique, le moule de la tragédie, les modèles de l'ode et du sonnet.
Le plus grand prosateur : une courte comparaison avec ses trois principaux émules le démontre. Il unit dans une large synthèse les qualités diverses qui règnent isolément en chacun d'eux.
Calvin possède la force, Rabelais aussi; mais l'idéal littéraire et moral du sévère réformateur, repoussant avec mépris tout ce qui orne, pare et embellit la force, la réduit à la rigueur et à l'austérité.
Amyot possède la grâce, Rabelais aussi; mais le bon
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traducteur de Plutarque, avec son long babil traînant et ses caquets de vieille commère, n'a pas la moindre idée d'une vigueur sobre et mâle, d'une gravité, d'une concision, qui, dans l'onde sinueuse du grand fleuve rabelaisien, étincellent de toutes parts comme des paillettes d'or pur et comme la merveille la plus surprenante de son incroyable variété.
Et Montaigne? Oh! l'incomparable écrivain! Jamais abstrait, continuellement imagé, il a plus d'invention et d'éclat soutenu dans le style que Rabelais lui-même, qu'aucun autre poète ou prosateur de la Renaissance et peut-être de toute notre littérature. Qu'il est admirablement souple et fuyant, changeant et coloré, ondoyant et divers! Comme il coule et glisse et brille et se déploie et s'insinue ! Parfois il se redresse superbement et lance les plus braves et fières paroles que son siècle ait ouïes. Mais il ne se tient pas longtemps debout, et quelque chose lui manque dans les reins. Il a je ne sais quoi de l'anguille et je ne sais quoi de la femme. Délicat, chétif et souffrant, nous sentons dans son style, dépourvu d'une solide ossature, des nonchalances d'enfant gâté , plein de caprices , et des mollesses d'oreiller.
„ Rabelais est autrement viril, robuste et. bien portant. Des quatre grands prosateurs français du xvie siècle, il est le seul qui ait des muscles, des os, du sang, de la santé, de la chair, et soit un homme complet, puisque Amyot n'est qu'un bonhomme naïf et délicieux, Montaigne, qu'un gentilhomme valétudinaire qui s'écoute et se soigne, et Calvin, qu'un esprit dont la flamme intérieure a consumé l'enveloppe corporelle.
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Poésie de l'expression
Grand poète au sens de créateur, Rabelais est un versificateur médiocre. Il a, comme rimeur, trois styles différents, dont deux sont mauvais.
Dans l' « Inscription mise sur la grande porte de Theleme », qui appartient au genre relevé , il se montre disciple de Guillaume Cretin, l'un des chefs de l'école des grands rhetoricqueurs, et s'exerce aux complications puériles et laborieuses à la mode chez les Parnassiens du moyen âge en décadence. Dans les traductions qu'il a données çà et là de quelques vers de Virgile, il rivalise de platitude avec Clément Marot; les affreux petits décasyllabes par lesquels il prétend rendre des hexamètres superbes de l'Enéide et des Géorgiques 1 sont plus plats encore que le rythme léger et sautillant du faible traducteur des psaumes de David. Il imite le même Marot de façon plus heureuse dans les genres familier et badin ; l'épître à Jean Bouchet, l'épigramme de « grand Tibault » et de « sa femme nouvelle 2 », celle de Quelot et de Jenin 3, ainsi que le huitain cité d'après le « tiers livre du chiabrena des pucelles 4 », tout cela est tourné assez agréablement.
Rabelais sentait son infériorité relative parmi les maîtres de la rime au xvie siècle, si c'est lui qui, dans le prologue du livre V, faisant allusion au talent poétique de Marguerite, reine de Navarre, a écrit ces lignes modestes :
1. III, 1, 14.
2. IV, Nouveau prologue.
3. IV. 44.
4. III, 8.
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N'est ceste gloire (la poésie) en hommes toute consommée, les dames y ont participé : entre lesquelles une extraite du sang de France... tout ce siecle a estonné tant par ses escrits, inventions transcendantes, que par ornemens de langage, de style mirifique. Imitez les, si savez : quant est de moy, imiter je ne les saurois : à chascun n'est octroyé hanter et habiter Corinthe
Remarquons, à propos de ce passage, que Rabelais montre quelquefois un sens critique assez fin pour son époque d'érudition indigeste et d'invention confuse. Nous avons transcrit, à l'occasion, divers jugements de lui en matière d'art et de littérature; on peut rappeler brièvement et grouper ici les principaux.
L'historien Monstrelet, « plus baveux qu'un pot à moutarde », a ignoré « l'art et maniere d'escrire histoires, baillée par le philosophe Samosatoys (Lucien) ». Il embouche la trompette pour ne rien dire; c'est la montagne accouchant d'une petite souris (III, 24). Le style d'Accurse, de Balde, de Bartole et des autres jurisconsultes de cette école barbare est un « style de ramonneur de cheminée, ou de cuysinier et marmiteux, non de jurisconsulte ». Quelle différence avec le style des légistes romains, « le plus elegant et aorné qui soit en toute la langue latine », sans en excepter « ny Salluste, ny Varron, ny Ciceron, ny Senecque,. ny Tite Live, ny Quintilian » (II, 10) ! Dans les fêtes données à Rome, à l'occasion de la naissance du duc d'Orléans, une comédie fut jouée qui n'eut point de succès et ne méritait pas d'en avoir, car elle était longue, fade, froide et triviale 2. Quel lourdaud que ce moine d'Amiens, qui, à Florence, au milieu des magnifiques chefs-d'œuvre de l'architec-
1. Non licet omnibus adire Corinthum. Ce proverbe avait été déjà cité dans le prologue du livre III.
2. La Sciomachie.
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ture et de la sculpture, ne pensait qu'aux rôtisseries de sa ville natale, et aurait voulu voir moins de palais et plus de cuisines, moins de statues et plus de marchandes de darioles (IV, 11) ! En entrant à Thélème, dans la haute galerie, à main gauche (c'est-à-dire, très probablement, dans le château du cardinal Jean du Bellay, à SaintMaur), vous pouvez voir un grand tableau peint et copié d'après « l'ouvrage jadis fait à l'aiguille par Philomela, exposante et representante à sa sœur Progné comment son beau-frere Tereus l'avoit depucellée, et sa langue coupée, afin que tel crime ne decelast. Je vous jure, par le manche de ce fallot, que c'estoit une peincture gualante et mirifique. Ne pensez, je vous prie, que ce fust le portraict d'un homme couplé sus une fille. Cela est trop sot, et trop lourd. La peincture estoit bien autre, et plus intelligible » (IV, 2).
Mais Rabelais, critique d'art et de littérature, a peu d'importance; c'est l'écrivain poète qui doit nous occuper et qui est intéressant, surtout si nous le considérons non plus dans ses vers, plus ou moins médiocres, mais dans son admirable prose.
En quoi consiste la poésie du style? Dans les images, la couleur, les descriptions, les peintures. Ainsi, par un certain abus de langage, ce sont les qualités plutôt pittoresques de l'écrivain qu'on est convenu d'appeler poétiques, et nous avons maintenant à examiner la palette et le pinceau de Rabelais, après avoir étudié la structure rythmique de sa phrase, tout style excellent, prose ou vers, étant une musique et une peinture à la fois.
Il est certain que les poètes sont de grands peintres à leur manière. Leur talent pittoresque a même, pour s'exercer, une sphère beaucoup plus belle et plus vaste que celle qui s'ouvre devant les peintres proprement
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dits, puisqu'à eux seuls il est donné de pouvoir représenter le mouvement, c'est-à-dire la vie, tandis que les peintres, s'ils ne sont pas confinés dans la représentation des choses inanimées et immobiles, sont tenus au moins de fixer un seul des multiples aspects de ce qui change. Mais, malgré de tels avantages, les poètes, aspirant à descendre, veulent sortir de leur sphère, et presque tous ont l'ambition malheureuse de rivaliser avec les peintres sur le terrain plus humble qui est propre à ceux-ci.
Pendant qu'ils peuvent avec assurance les défier dans l'immense domaine de tout ce qui est divers, mobile et changeant, ils se préparent une inévitable défaite en voulant follement lutter contre eux dans l'art de peindre des objets fixes, d'une certaine étendue superficielle, et composés d'une riche variété de détails dont notre vue doit être capable d'embrasser l'ensemble d'un coup d'œil. Il y a, en effet, une contradiction absolue et qu'aucun prestige du talent ne saurait vaincre, entre cette opération synthétique de la vue, ou de l'imagination, et les signes consécutifs dont le langage se compose. Quand nous lisons ces longues pages descriptives où s'évertuent sans succès tant de beaux talents fourvoyés, nous oublions forcément ce qui précède à mesure que nous regardons ce qui suit, en sorte qu'arrivés au bout, notre mémoire rebutée et lasse ne saisit plus rien d'un tableau qu'il faudrait contempler tout entier à la fois et qu'elle est impuissante à reconstituer.
Cela ne signifie nullement que les descriptions soient interdites au poète; mais il devra, s'il comprend bien les limites d'un art plus étendu d'ailleurs et plus libre que tous les autres, se borner à des tableaux courts et successifs comme les mots mêmes dont il se sert pour
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peindre, introduire le mouvement dans ses descriptions, à l'exemple d'Homère forgeant le bouclier d'Achille, n'offrir enfin à l'imagination qu'une suite rapide d'objets saisissables d'un seul efl'ort ou sans effort.
Ces principes ont été exposés par Lessing avec une rigueur d'arguments logiques et une abondance de preuves sensibles qui font du Laocoon le chef-d'œuvre des traités d'esthétique littéraire; cependant ce trésor de précieuses vérités demeure lettre close pour ceux qui auraient le plus d'intérêt à le connaître, et l'admirable livre de Lessing n'a point arrêté le flot des descriptions absurdes et incompréhensibles. A plus forte raison, personne avant lui n'avait la moindre idée de la distinction précise et profonde qu'il a faite le premier entre l'art du pinceau et celui de la plume. Rabelais, dont le sens critique restait un peu grossier malgré sa délicatesse relative, s'en tenait, comme tous les écrivains, au vague et trompeur aphorisme d'Horace : Ut picturci poesis.
La richesse de son vocabulaire, ses goûts de copieuse prodigalité , devaient naturellement l'induire à surcharger ses tableaux et à se figurer que l'accumulation des mots aide nos imaginations à mieux voir ce qu'au contraire elle leur cache 1.
J'ignore si aucun lecteur a jamais pu discerner avec l'œil de l'esprit la flotte de Pantagruel décrite au commencement du livre IV; pour moi, cette peinture trop minutieuse, trop opulente, ne me montre rien et m'ennuie. Quant à l' « Anatomie de Quaresmeprenant », je réponds bien que personne n'en a gardé dans sa mémoire ni même lu jusqu'au bout l'interminable détail.
1. Voy. pages 40, 71, 256.
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Rabelais aime toutes les longues kyrielles. Il conserve lui-même et suppose chez ses lecteurs quelque chose de la patience robuste des naïfs auditoires du moyen âge, qui supportaient tout et que rien ne parvenait à lasser. > Il s'amuse parfois tout seul, pendant qu'il nous fait languir et bâiller. La toilette des habitants de Thélème et même celle du jeune Gargantua, avec la dissertation sur les couleurs dont elle est accompagnée, sont des morceaux curieux à certains points de vue spéciaux, mais peu divertissants. Toute la fin du livre V, presque purement descriptive, est illisible.
Il y a une catégorie de descriptions qui n'ont pas besoin de pouvoir se résumer pour l'imagination en des tableaux d'ensemble : ce sont toutes celles qui sont faites moins pour nous charmer que pour nous instruire, et dont le caractère est plutôt scientifique que poétique. Il importe peu, par exemple, que le bœuf idéal décrit dans les Géorgiques ne puisse guère être aperçu que par parties successives ; il suffit que le laboureur allant acheter un bœuf à la foire soit exactement renseigné par Virgile sur les bonnes qualités de la marchandise. De même, quand Rabelais décrit le chanvre, il fait surtout œuvre de botaniste et de savant. Sa description de l'éléphant n'est pas mauvaise, elle est courte et claire; il est vrai que nous ne verrions point l'énorme animal, si nous ne le connaissions déjà :
Ils ont le museau long de deux coudées, et le nommons proboscide (trompe), avec lequel ils puisent eau pour boire, prennent palmes, prunes, toutes sortes de mangeailles, s'en defendent et offendent comme d'une main : et au combat jettent les gens haut en l'air, et à la cheute les font crever de rire. Ils ont moult belles et grandes oreilles de la forme d'un van. Ils ont joinctures et articulations es jambes.
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Au même endroit, Rabelais, sans décrire le rhinocéros, se contente (la méthode est bonne) de le signaler par le point le plus saillant de sa physionomie :
Il avoit une corne au muftle, longue d'une coudée, et pointue, de laquelle il osoit entreprendre contre un elephant en combat, et d'icelle le poignant sous le ventre (qui est la plus tendre et debile partie de l'elephant), le rendoit mort par terre (V, 30).
Dans toutes les descriptions mouvementées et mêlées d'action, c'est-à-dire dans tout le domaine propre de la peinture littéraire, Rabelais est un maître du premier ordre. Nul écrivain n'a plus d'éclat pittoresque, plus de verve dramatique. Ici les exemples surabondent, on ne sait lequel choisir et citer.
Voyez les acteurs improvisés de la troupe de Villon dans leur déguisement en diables :
Ses diables estoient tous capparassonnés de peaux de loups, de veaulx et de beliers, passementées de testes de moutons, de cornes de bœufs, et de grands havetz de cuisine : ceintz de grosses courroies, esquelles pendoient grosses cymbales de vaches, et sonnettes de muletz à bruit horrifique. Tenoient en main aucuns bastons noirs pleins de fusées : autres portoient longs tizons allumés, sus lesquelz à chascun carrefour jettoient pleines poignées de poix resine en pouldre, dont sortoit feu et fumée terrible (IV, 13).
L'anecdote du faquin, du rôtisseur et du fou fait passer devant nos yeux quatre ou cinq jolies vignettes, qui se succèdent et se détachent avec la netteté de ces compositions légères au crayon où la spirituelle éloquence du trait rend superflue l'explication écrite.
A Paris, en la routisserie du petit Chastelet, au davant de l'ouvroir d'un routisseur, un faquin mangeoit son pain à la
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fumée du roust; et le trou voit, ainsi parfumé, grandement savoureux. Le routisseur le laissoit faire. En fin, quand tout le pain fut baufré, le routisseur happe le faquin au collet, et vouloit qu'il luy payast la fumée de son roust... Le faquin tire son tribart et se mettoit en defense... Le badault peuple de Paris accourut au debat de toutes parts.
Vient à passer le fou du roi; on l'appelle; on convient de le prendre pour arbitre.
Le fou, avoir leur discord entendu, commanda au faquin qu'il luy tirast de son baudrier quelque piece d'argent. Le faquin luy mit en main un tournoys philippus. Seigny Joan le prit, et le mit sus son espaule gauche, comme explorant s'il estoit de poids; puis le timpoit sus la paulme de sa main gauche, comme pour entendre s'il estoit de bon alloy; puis le posa sur la prunelle de son œil droit, comme pour voir s'il estoit bien marqué. Tout ce fut fait en grande silence de tout le badault peuple, en ferme attente du routisseur, et desespoir du faquin. En fin le fit sus l'ouvroir sonner par plusieurs fois. Puis, en majesté presidentale, tenant - sa marote au poing, comme si fust un sceptre, et affublant en teste son chaperon de martres singesses à oreilles de papier, fraizé à point/, d'orgues, toussant prealablement deux ou trois bonnes fois, dist à haulte voix : « La court vous dit que le faquin, qui a son pain mangé à la fumée du roust, civilement a payé le routisseur au son de son argent. Ordonne la dite court que chascun se retire en sa chascuniere, sans despens, et pour cause » (III, 37).
Nous avons vu très distinctement Couillatris lorsqu'il invoque Jupiter, « levant la face vers les cieulx, les genoilz en terre, la teste nue, les bras hautz en l'air, les doigts des mains esquarquillés ».
Rabelais, qui n'est pas, en général, le peintre du beau, excelle surtout dans la description de l'humanité grotesque :
1. Voy. p. 433.
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TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE v
I. VIE DE RABELAIS AVEC UN APERÇU DE SON OUVRAGE 1
Années d'enfance et de jeunesse. — Etudes de médecine
et premières publications. — Gargantua et Pantagruel. — Voyages en Italie. — Voyages en France. — Apogée, éclipse et retour de fortune. — Le curé de Meudon. — Publication posthume du livre V.
Il. LES SATIRES 89
L'humour satirique de Rabelais. — Les satires personnelles. — La royauté. — Le pape et l'Eglise. — Les moines. — Les gens de justice. — La Sorbonne et la scolastique.
III. LES IDÉES MORALES 222
Le pantagruelisme. — La civilisation et la guerre. — L'idéal social. — Le mariage. — L'éducation intellectuelle. — L'hérésie religieuse. — Dieu et l'âme.
IV. L'INVENTION COMIQUE 369
La fable. — Les caractères. — L'hUln01l1' comique de
Rabelais. — Ancêtres et postérité.
V. LE STYLE .............................................. 442
Richesse du vocabulaire. — Structure et rythmer'.''^^7,ÎS^,'
phrase. — Poésie de l'expression.
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A quelques uns tant croissoit le nez qu'il sembloit la flutte (le bec) d'un alambic; tout diapré, tout etincellé de bubelettes, pullulant, purpuré, à pompettes, tout esmaillé, tout boutonné, et brodé de gueules (II, 1). (Gueules signifie rouge en langage héraldique.) — Au coin de la cheminée trouvèrent la vieille. Elle estoit mal en point, mal vestue, mal nourrie, edentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, langoureuse, et faisoit un potage de choux verds, avec une couane de lard jaune, et un vieil savorados 1.
Nous voyons cette vieille. Elle n'était pas d'ailleurs difficile à montrer. Tout le monde imagine aisément une « vieille sempiternelle qui n'a plus dents en gueulle », parce que tout le monde en a vu; aussi ne faudrait-il pas croire que les adjectifs pittoresques réunis ici par Rabelais fussent absolument nécessaires au tableau. Un des avantages du poète sur le peintre est qu'il lui suffit de suggérer les objets à l'imagination, au moyen d'un mot, et, neuf fois sur dix, ce procédé sommaire se trouve meilleur qu'une description détaillée. Virgile ne fait point de frais pour nous montrer la beauté physique de Didon ; il dit simplement « pulcherrima Dido » ; en voilà assez pour que nos imaginations prennent l'essor, recomposant à l'aide de nos souvenirs et de nos rêves le plus beau portrait de femme que nous puissions nous figurer. De même Rabelais, sans autres épithètes que de simples adjectifs psychologiques, horrible, abominable, etc., fait surgir à notre vue toute une collection de laideurs graduées, depuis le simple laid jusqu'au hideux superlatif. Panurge, se rappelant un récit d'Hérodote, raconte comment il réussis-
1. III, 17. — « Un savorados est un os creux dont les pauvres se servaient pour donner de la saveur à leur soupe aux choux, et, comme ils ne pouvaient pas le remplacer tous les jours, le même servait parfois longtemps » (Burgaud des Marets).
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sait à marier toutes les vieilles, en leur constituant une dot proportionnée à leur degré de décrépitude :
A l'une donnois cent florins, à l'autre six vingts, à l'autre trois cens : selon qu'elles estoient bien infames, detestables, et abominables. Car, d'autant qu'elles estoient plus horribles et execrables, d'autant il leur falloit donner davantage; aultrement le diable ne les eust voulu biscoter. Incontinent m'en allois à quelque porteur de coustrets gros et gras, et faisois moy mesmes le mariage. Mais, premier que lui monstrer les vieilles, je luy montrais les escus, disant : « Compere, voicy qui est à toy si tu veulx fretinfretail1er un bon coup. » Des lors les pauvres haires bubajalloient comme vieux muletz : ainsi leur faisois bien apprester à banqueter, boire du meilleur, et force espiceries pour mettre les vieilles en rut et en chaleur. Fin de compte, ilz besoignoient comme toutes bonnes ames; sinon qu'à celles qui estoient horriblement villaines et defaictes, je leur faisois mettre un sac sur le visage (II, 17).
Rabelais connaît, il a peut-être inventé dans le roman français l'art d'ajouter de la couleur et de la réalité au récit par le choix de petites circonstances particulières qui ont l'air d'avoir été observées, tant elles sont formelles et précises :
Le moine mit bas son grand habit, et se saisit du baston de la croix, qui estoit de cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing, et quelque peu semé de fleurs de lys toutes presque effacées (I, 27).
Jamais ses comparaisons ne sont banales. Il n'y a sans doute pas de signe plus sûr qu'un écrivain est né poète, que la richesse, la justesse et l'originalité de ses images.
Frère Jean, assis à la table de l'évêque Homenaz, où le service était fait par de jolies filles, « les regardoit de costé, comme un chien qui emporte un plu-
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'inail ». Un plumail est un aileron d'oie ou de dinde; le chien, pour ne pas mordre dans la plume, l'emporte en tenant la tête de côté. Quand Couillatris retrouve sa cognée perdue, « il regarde au bout du manche : en iceluy recognoit sa marque, et tressaillant tout de joye, comme un renard qui rencontre poulies eSfluarrécs, et soubriant du bout du nez, dit : Merdigues, ceste cy estoit mienne. » On ne sourit pas seulement des lèvres; le sourire des yeux est bien connu, celui d'un museau pointu existe aussi, et Rabelais l'a noté. Pantagruel, levant en l'air par les deux pieds le corps de Loupgarou, le jeta « tant qu'il put contre la ville, et tomba comme une grenouille sus le ventre en la grande place ». Un des tours de Panurge était de couper l'étrivière des mules de messieurs les juges du côté du montoir, pendant les séances de la cour, en sorte qu'elle ne tenait plus qu'à un filet : « Quand le gros enflé de conseiller, ou autre, a pris son bransle pour monter sus, ilz tombent tous platz comme porcs devant tout le monde, et apprestent à rire pour plus de cent francs » (II, 17). Panurge, transi de peur, « remue les babines, comme un singe qui cherche poulx en teste » (IV, 67) ; une des innombrables mines de son répertoire dans la scène muette où il confère par signes avec Nazdecabre, consiste à branler les lèvres, « comme font les lapins mangeans avoine en herbe » (III, 20). Frère Jean a l'appétit toujours ouvert « comme la gibessiere d'un advocat » (I, 39). Quand Gymnaste, découvrant sa gourde, se mit à boire, « les maroufles le regardoient, ouvrans la gueule d'un grand pied, et tirant les langues comme lévriers, en attente de boire après » (I, 34).
Le médecin du grand hôpital du pont. du Rhône fait des maladies vénériennes, spécialement affectées, croit-on,
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à son service, une description à donner le frisson, accompagnée d'images d'une saisissante exactitude
Que diray-je des pauvres verolés? 0 quantesfois nous les avons veu, à l'heure qu'ilz estoient bien oingtz et engressés à point, et le visage leur reluisoit comme la claveure d'un charnier, et les dents leur tressailloient comme font les marchettes d'un clavier d'orgues ou d'espinette, quand on joue dessus, et que le gosier leur escumoit comme il un verrat que les vaultres ont aculé entre les toiles (II, Prologue) !
La claveure d'un charnier, comme l'observe Burgaud des Marets, signifie la serrure ou le fermoir d'un charnier à conserver les viandes salées. On comprend que la claveure des charniers était naturellement graissée par le lard. Mais quand on cessait de se servir d'un charnier, la graisse ne venant plus combattre les effets du sel fondu, le fermoir s'oxydait. C'est pourquoi Rabelais dit ailleurs (III, 23) : Plus rouillé que la claveure d'un vieil charnier.
Naturellement, les images de Rabelais sont parfois des locutions proverbiales; mais il n'en fait pas abus, il ne ressasse point de vieux proverbes « traînés dans les ruisseaux des halles » ; ceux qu'il cite sont assez rarement employés et paraissent assez neufs pour se confondre entièrement avec les inventions de sa propre verve : « Nous avons tant et trestant jeusné, que les araignes ont fait leurs toiles sur nos dents... Voyez icy ce bon frere Jean des Entommeures : la mousse lui est creue au gouzier par faulte de remuer et exercer les badigoinces et mandibules » (IV, 49). — « Au regard des lettres d'humanité et cognoissance des antiquités et histoires, ilz (Accurse et les autres légistes de la même école) en estoient chargés comme un crapaud de plumes » (II, 10). — « Il sera fait evesque des champs
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donnant la bénédiction avec les pieds aux passans 1 », c'est-à-dire : il sera pendu.
On lit dans la 1Vef des Fous : « Toutes les calomnies qu'on peut semer contre la réputation d'un honnête homme ne doivent l'émouvoir, non plus que si on ébranlait à ses oreilles une cloche dont le batail serait d'une queue de renard. » Rabelais a introduit deux fois dans son œuvre cette image, matérialisée d'une façon comique : c'est d'abord maître Janotus de Bragmardo qui, dans son burlesque discours, allègue qu'un certain poète latin, demeurant près l'Hôtel-Dieu, « desiroit que les cloches fussent de plume et que le batail fust d'une queue de renard, parce qu'elles luy engendroient la chronique (migraine) aux tripes du cerveau, pendant qu'il composoit ses vers carminiformes. » Les cloches des frères Fredons, au cinquième livre, « estoient, tant de l'horloge que de l'eglise et refectoir, faites de fin duvet contrepointé, et le batail estoit d'une queue de renard ».
Trois longues séries d'images, proverbiales pour la plupart, sinon toutes, sont destinées à rendre sensibles ces idées, que le petit Gargantua est élevé en dépit du sens commun, que Quaresmeprenant contredit la raison en toute chose, que les philosophes, abstracteurs de Quintessence, sont absurdes et tentent l'impossible 2.
Rabelais en verve n'est jamais abstrait; son style, moins continuellement imagé que celui de Montaigne, l'est mille fois davantage dès qu'il lui en prend fantaisie, et alors c'est bien certainement le plus sanguin, le plus charnu, le plus chaud, le plus coloré qui soit dans notre littérature; il éclate de vie, ruisselle de santé, crève de
1. Pantaqrueline Pl'onostication. 5.
2. T, 11; IV, 32; V, 22.
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graisse. Comment rend-on dans cette langue inouïe l'idée de la joie?
Je serayjoyeux comme un tambour de nopces, toujours sonnant, toujours ronflant, toujours bourdonnant etpetant (111,14); ou encore :
Ho, ho, ho, ho, que je suis aise ! beuvons, ho ! laissons toute melancholie, apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume ceste chandelle, ferme ceste porte, taille ces soupes, envoye ces pauvres, baille leur ce qu'ilz demandent, tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieulx festoyer les commeres (II, 3).
Comment dit-on : à Montpellier les études juridiques étaient en décadence?
Puis vint à Montpellier, où il trouva fort bons vins de Mirevaulx, et joyeuse compagnie... Mais, voyant que là n'estoient que trois teigneux et un pelé de légistes, se partit dudit lieu (II, o).
Comment dit-on : J'ai faim?
J'ai necessité bien urgente de repaistre : dents agues, ventre vuide, gorge seiche, appetit strident (II, 9).
Comment dit-on : Je n'ai plus faim?
J'ay maintenant, dit Xenomanes, mon estomac sabourré à profit de mesnaige. Ja ne panchera d'un costé plus que d'autre (IV, 65).
Comment dit-on : J'ai soif?
Je laverois volontiers les tripes de ce veau que j'ay ce matin habillé. (Le veau que le buveur a habillé le matin, c'est lui-même.)
Et comment dit-on : J'ai bien bu?
Il n'y a raboulliere en tout mon corps où cestuy vin ne furette la soif (I, 5). (Une raboullière est un creux où la lapine fait ses petits.)
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En Utopie, les femmes étaient fécondes, elles « portoient matrices amples, gloutes, tenaces et cellulées par bonne architecture » (III, 1).
On connaît l'importance que Balzac, le romancier, attachait au choix des noms propres. Ceux de Rabelais sont généralement très bien choisis. Il est vrai que plusieurs donnent simplement un costume français à des qualificatifs grecs, dont il faut d'abord savoir le sens; mais, si les noms de Ponocrates, d'Epistemon et même de Panurge ont besoin de traduction, Jean des Entamures, Hastiveav, conseiller de Picrochole, Lasdaller, pèlerin, sœur Fessue, frère Royddimet, Frippesautee, Hoschepot et Pilleverjus, cuisiniers de Grandgousier, etc., etc., sont parlants par eux-mêmes. RondiÓilis a la rondeur; Bridoye, la candeur béate du palmipède avec lequel il rime; Trouillogan s'embrouille, bredouille et bafouille, et tourne dans un trou.
Il est possible d'apercevoir chez Rabelais quelques faibles et rares germes de préciosité, non qu'il ait naturellement aucune tendance vers ce genre d'affectation ; mais il fallait qu'il fût dit que son œuvre renfermerait tout, même ce qu'on se serait le moins attendu à y découvrir : « Je loue Dieu, dit Gargantua à Pantagruel, de ce que par les fenestres de vos sens rien n'est au domicile de vostre esprit entré, fors liberal savoir » (III, 18). Gargantua enfant a retenu « en la gibbessiere de sa memoire » le rondeau torcheculatif qu'il récite à son père émerveillé (I, 13). « Toutes les phrenes, metaphrenes et diaphragmes de Panurge sont suspenduz et tenduz pour incornifistibuler en la gibbessiere de son entendement » ce que le philosophe Trouillogan lui dit (III, 36).
Les périphrases servent en général à désigner plus ou
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moins vaguement les choses qu'on n'ose pas appeler par leur nom, ou qu'on croit ennoblir et relever par une circonlocution emphatique; ces deux usages, contraires à l'esprit de l'humour, sont naturellement étrangers à Rabelais. Elles en ont un autre, plus élégant : sous la plume des écrivains exacts et précis, les périphrases servent à mettre en saillie tel ou tel aspect particulier de l'objet dont ils parlent, et à obtenir, par le luxe apparent des mots, une limitation plus rigoureuse de l'idée; mais ce savant calcul économique n'est pas davantage dans les habitudes de Rabelais. Ses périphrases sont surtout des créations spontanées de la fantaisie et procèdent, comme tout le reste de son style, du même goût dominant pour les signes matériels et concrets. Comme elles ne sont rien moins que des images triviales et rebattues, le lecteur, qui les rencontre pour la première fois, a souvent besoin qu'on les lui explique.
Pourquoi Panurge haïssait-il à mort les gens qui sont « tortys collys », et pourquoi Rabelais fuyait-il et abhorrait-il ceux « qui regardent par un pertuys »? Il faut deviner que ces deux périphrases désignent les moines, la première, par l'inclination dévote de leur tête, la seconde, par leur capuchon percé d'un trou pour les yeux. Quelquefois Rabelais feint d'expliquer sa périphrase en la faisant suivre d'une seconde, qui n'a pas moins besoin d'explication : « Si Dieu me sauve le moulle du bonnet; c'est le pot au vin; comme disoit ma mère grand » (I, 9). Le pot au vin, de même que le moule du bonnet, c'est la tète. « Bailler l'anguillade », c'est fouetter avec des lanières faites de peau d'anguille; d'où cette piquante catachrèse rabelaisienne : « Les petites anguillades à la saulce de nerfs bovins ne seront
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espargnées sus vos espaules 1. » Voici une périphrase plus fraîche et plus gracieuse pour signifier le commencement du printemps et la fin de l'été : « On seme le Pantagruelion (le chanvre) à la nouvelle venue des hirondelles; on le tire de terre lorsque les cigalles commencent à s'enrouer » (III, 49).
Les bergères, l'herbe odorante et fleurie, la campagne dans son opposition avec la ville; le marbre et le porphyre; les montagnes, les vallées, la neige, le tonnerre, les éclairs, les astres; les Champs Elysées et la mythologie : voilà ce qui compose les sujets propres et le langage spécial de la poésie, telle que la comprennent les jeunes demoiselles et bon nombre de personnes âgées. Tous ces poncifs figurent aussi dans le répertoire poétique de Rabelais; mais, comme on pense bien, il les accommode à sa sauce et les assaisonne de ses épices :
Plus me plaisent les gayes bergerottes eschevelées, es quelles le cul sent le serpoullet, que les dames des grandes cours avec leurs riches atours et odorans parfums de mauljoinct. Plus me plaist le son de la rustique cornemuse que les fredonnemens des lutz, rebecs, et violons aulicques
(111, 46).
« Cocu au diable, crie frère Jean il Panurge qui veut se marier en dépit de tous les oracles, puis qu'ainsi t'est prédestiné, voudrois tu faire retrograder les planetes? demancher toutes les spheres celestes? proposer erreur aux Intelligences motrices? espoincter les fuseaulx, calumnier les bobines, reprocher les dévidoirs, condemner les pelotons des Parques? »
Frère Jean trouve que Panurge se fait un peu vieux
1. Pantagrueline Pronostication.
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pour avoir la qualité essentielle que la femme attend d'un mari :
Le temps matte toutes choses. Il n'est marbre ny porphyre qui n'ait sa vieillesse et decadence... Desja voy je ton poil grisonner en teste... Par ma soif, mon amy, quand les neiges sont es montagnes, je dis la teste et le menton, il n'y a pas grand chaleur par les vallées de la braguette.
— Tes males mules, respondit Panurge. Tu n'entends pas les topiques. Quand la neige est sus les montaignes, la fouldre, l'esclair, les lanciz, le maulubec, le rouge grenat, le tonnoire, la tempeste, tous les diables sont par les vallées. En veux tu voir l'experience? Va au pays de Suisse, et considéré le lac de Wunderberlich, à quatre lieues de Berne, tirant vers Sion. Tu me reproches mon poil grisonnant, et ne considéré poinct comment il est de la nature des pourreaux, es quelz nous voyons la teste blanche et la queue verde, droite et vigoureuse (111, 28).
Comparaison gaillarde, à rapprocher de la truculente peinture de Priape « defleubant son capuchon, la teste levée, rouge, flamboyante et asseurée 1 ».
Voilà la poésie de Rabelais ; ce n'est pas une poésie virginale. Pourtant son pinceau sait être chaste, quand il peint la virginité :
Me souvient avoir lu que Cupido, quelquefois interrogé de sa mere Venus pour quoy il n'assailloit les Muses, respondit qu'il les trouvoit tant belles, tant nettes, tant honnestes, tant pudicques, et continuellement occupées, l'une à contemplation des astres, l'autre à supputation des nombres, l'autre à dimension des corps geometricques, l'autre à invention rhetorique, l'autre à composition poëtique, l'autre à disposition de musique, que, approchant d'elles, il desbandoit son arc, fermoit sa trousse, et exteignoit son flambeau, par honte et crainte de leur nuire. Puis ostoit le bandeau de ses yeux pour plus apertement les voir en face, et ouïr leurs plaisans
1. Voy. p. 434.
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chants et odes poëtiques. Là prenoit le plus grand plaisir du monde, tellement que, souvent, il se sentoit tout ravy en leurs beautés et bonnes graces, et s'endormoit à l'harmonie.
Tant s'en fault qu'il les voulsist assaillir, ou de leurs estudes distraire (III, 31).
J'offre aux jeunes fiancés le joli passage suivant sur les taquineries et les niches permises entre amoureux et qui avivent l'amour :
Le Satyricque ne mentit quand il disl que femme, bruslant d'amour supreme, prend quelques fois plaisir à desrober son amy. Savez quoy? Un gand, une aiguillette, pour la faire chercher. Peu de chose, rien d'importance. Pareillement, ces petites noisettes, ces riottes, qui par certains temps sourdent entre les amans, sont nouveaux refraichissemens et aiguillons d'amour. Comme nous voyons par exemple les coultelliers leurs coz quelques fois marteller, pour mieux aiguiser les ferremens (III, 12).
La faiblesse humaine ne peut se représenter que par les sens le monde suprasensible. De là ce paradis puéril des Grecs, des Chrétiens, des Musulmans, qui est une brillante salle de banquet, un parterre fleuri, un sérail, une académie de musique... Rabelais coupe court à toutes ces pauvres imaginations, en atteignant du premier coup la dernière limite de la grossièreté et en plaçant la félicité céleste au siège le plus bas qui se puisse concevoir. Lisez sa nouvelle béatitude à la fin du treizième chapitre de Gargantua, où vous verrez l'usage voluptueux qu'on peut faire « d'un oizon bien dumeté, pourveu qu'on luy tienne la teste entre les jambes... Et ne pensez plus que la beatitude des heroes et semidieux, qui sont par les Champs Elysiens, soit en leur asphodele ou ambroisie ou nectar, comme disent les vieilles. » Vraiment, Grandgousier avait de quoi être ravi d'admiration en
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« considerant le haut sens et merveilleux entendement de son fils » : le hardi propos du petit Gargantua devrait rendre muets de honte à jamais les impertinents bavards qui pensent peindre le bonheur du ciel avec la fange et la boue de la terre.
J'ai gardé pour la bonne bouche une phrase d'une couleur si originale, d'une verve et d'une vie si intenses qu'en vérité je ne connais rien, prose ou vers, qui soit écrit avec cet entrain. L'idée, rendue d'abord par des images moins neuves, c'est que « le doux fruictdes amourettes veut estre secretement et furtivement cueilly », parce que (je traduis en langage abstrait ce qu'on va maintenant lire) le mystère, l'absence d'apprêts et d'habitude ajoute une piquante saveur au plaisir, émoussé et rendu banal par un trop facile usage, par une régularité indifférente et froide :
La chosette, faite à l'emblée, entre deux huys, à travers les degrés, darriere la tapisserie, en tapinois, sus un fagot desroté, plus plaist à la déesse de Cypre, que faite en veuc du soleil, à la cynique, ou entre les precieux conopées, entre les courtines dorées, à longs intervalles, à plein guogo, avec un esraonchail de soye cramoisine et un panache de plumes Indiques chassant les mouches d'autour, et la femelle s'escurant les dents avec un brin de paille, qu'elle ce pendant auroit desraché du fond de la paillasse (III, 18).
Il convenait de finir par quelques citations franchement rabelaisiennes cette étude sur Rabelais. Je n'ai ni recherché ni évité les passages de ce genre ; je les ai transcrits, comme les autres, quand ils étaient probants, et il se trouve, en somme, que leur proportion est considérable.
C'est qu'ils font partie intégrante de l'hymne que notre poète chante à tue-tête, à pleine « gueule », des plus basses profondeurs d'un ventre réjoui, à la gloire de la
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Nature tout entière. Il faut enfin débarrasser la critique de l'erreur traditionnelle qui, faisant deux parts dans ce livre extraordinaire, l'une, des beautés fortes ou exquises, l'autre, des polissonneries et des ordures, déclare la première compromise par le contact de la seconde, s'évertue à l'en nettoyer avec un zèle naïf, et pense rendre service à l'ouvrage par cette épuration.
Le festin rabelaisien est caractérisé par certaines truffes que l'amphitryon a fourrées dans tous les plats, et qui mêlent aux autres parfums leur fumet de haut goût. Si, au milieu des vapeurs de son ivresse poétique, l'auteur a, d'un regard lucide, compris l'habileté de l'obscène, aperçu l'utilité de l'immonde, pour donner le change aux persécuteurs d'hérésie, soyez bien sûrs qu'il n'a eu ni le plus léger sacrifice ni le moindre effort à faire pour suivre ce programme, et que pas un instant sa pudeur n'a gémi. Toutes les crottes de Rabelais ne sont point des œufs d'or ni des perles, assurément; mais combien sont plus précieuses que l'essence la plus pure de maint esprit sublime qui méprise son fumier !
Sans vouloir amoindrir la très haute valeur que conservent beaucoup de ses idées morales, sachons reconnaître que la vraie, la profonde originalité de ce génie, unique dans l'histoire de la littérature, demeure d'avoir été le plus grand philosophe et le plus grand poète de la vie animale, de la chair et du ventre.
Le rire qu'il excite est devenu d'une espèce presque rare, à force d'être primitif et simple. Les raffinés, les pessimistes, comme il y en a tant de nos jours, et même bon nombre de braves gens dont la culture est restée trop exclusivement classique, française et raisonnable, peuvent lire Pantagruel et Gargantua presque d'un
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bout à l'autre sans se dérider. Rabelais ne fait guère éclater le rire par une soudaine et irrésistible détente, comme les auteurs proprement comiques. Humoriste, ce qui est bien différent, il faut, pour s'associer à sa gaieté, entrer d'abord dans son humeur. Je souhaite que la cure des corps et des esprits qu'il a entreprise avec succès en l'an de grâce 1532 conserve sa puissance sur les malades de notre siècle; mais la santé, la joie de vivre, un cœur et un estomac contents restent aujourd'hui comme par le passé la première condition requise pour se plaire en sa compagnie.
On se lasse d'ailleurs, à la longue, de tous les motifs du rire, l'amas des folies rabelaisiennes n'est plus peut-être qu'un volcan de gaieté à jamais éteint, et la seule jouissance durable qu'une petite élite de lecteurs soit toujours assurée de goûter avec un tel écrivain est celle qu'il réserve aux gourmets de style et de langue.
Grand médecin, grand humaniste et grand rieur, il n'était pas du bois ou, pour mieux dire, du fer dont sont bâtis les réformateurs, les apôtres, les héros, les martyrs. Et cependant il avait à dire quelque chose. Dans la plus formidable tempête de la pensée, il sut gouverner sa barque avec une prudence extrême, réussissant à écrire à peu près tout ce qu'il voulait, entourant ses audaces de précautions dans l'intérieur de son livre même, et d'un renfort de protections à l'extérieur. Mais ce qui le sauva surtout, c'est la jovialité de son humeur. Vraiment, Rabelais était trop bon pour avoir d'autres ennemis que ceux dont le métier est de calomnier et de mordre. Aussi détestait-il les « serpens » et les « diables », cette engeance-là seulement dans la création entière. Encore n'en voulait-il qu'aux « diables
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engipponnés », puisque ceux d'enfer sont « bons compagnons ».
Il aimait les hommes et l'Auteur des choses. Heureux d'être en ce monde, voulant garder sa joie et la paix avec tous, il n'a pas ouvert son cœur aux passions qui troublent la santé du corps et de l'âme, altèrent la gaieté « conficte en mespris des choses fortuites », et empêchent les bonnes gens de jouir à leur aise des bonnes viandes, des bons poissons, des bonnes salades, des
bons fruits, des bons vins, de toutes les bontés d^-hon
Dieu.
FIN