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DE LA
SUISSE FRANÇAISE PAR
PHILIPPE GODET
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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HISTOIRE LITTÉRAIRE
DE: LA
SUISSE FRANÇAISE
PAR
PHILIPPE GODET
VIVONS DE NOTRE VIE.
Juste Olivier.
PARIS LIBRAIRIE FISCHBACHER (SOCIÉTÉ ANONYME) 33, RUE DE SEINE, 33 1890 Tous droits réservés
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PRÉFACE
1 L'histoire que nous avons essayé d'écrire existait déjà, pour ainsi dire à l'état de chapitres isolés, dans
plusieurs ouvrages : nous nous sommes attaché à réunir ces éléments épars, de façon à offrir au lecteur une vue complète du développement littéraire de la Suisse française. Ce livre doit donc son existence, non seulement aux études personnelles de l'auteur, mais encore aux travaux de ses devanciers, et c'est pour lui un devoir pressant de leur rendre hommage.
Notre reconnaissance va tout d'abord à André Sayous, qui, dans son livre sur les Ecrivains français de la déformation (1841) et dans son Histoire de la littérature française à l'étranger (1853-1861), a fait une place importante à notre pays et parlé de ses écrivains avec la sympathie la plus éclairée. Ses ouvrages pleins de science et de conscience ont été pour nous un secours de tous les instants, et nous n'avons pu nommer cet auteur aussi souvent que nous lui faisions des emprunts.
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Il en est de même de E.-H. Gaullieur et de ses ,., Etudes sur Vhistoire littéraire de la. Suisse française au XVIIlme siècle (1856) : ce fécond et souple écrivain, savant curieux, chercheur infatigable, tour à tour érudit et vulgarisateur, a rendu à notre histoire littéraire des services, dont nous avons eu mainte occasion de mesurer le prix.
Parmi les travaux que nous avons souvent consultés, nous citerons le captivant ouvrage de M. Lenient sur la Satire en France ; les articles, si riches d'aperçus neufs et profonds, publiés par J. Hornung dans la Revue suisse de 1852 sur la Littérature de la Suisse française ; le brillant essai d'Amiel : Coup
d'oeil sur le mouvement littéraire de la Suisse romande et son avenir (1849); la très complète et impartiale Revue des principaux écrivains littéraires de la Suisse l française de M. A. Daguet (1857); les articles don- J nés à la Revue suisse par Aimé Steinlen sur Haller et sur Rousseau (1852 et 1853), fragments d'un vaste ouvrage qu'il n'a pu achever; le piquant volume de Rodolphe Rey, Genève et les rives du Léman ; l'utile petite étude de M. A. Vulliet sur les Poètes vaudois.
Nous devons signaler aussi une source de première importance, à laquelle nous n'avons cessé de puiser, à savoir la Galerie suisse, recueil de biographies na-
tionales publié par M. Eugène Secretan, avec le con- .) cours de plusieurs écrivains suisses.
Est-il besoin de dire encore tout ce que nous de-
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vons à Eugène Rambert et à Marc Monnier, deux maîtres dont les noms éveillent en nous tant d'affectueux souvenirs, de regrets profonds et de reconnaissance ? Le premier nous pardonnerait d'avoir mis abondamment à profit son recueil d'études sur nos Ecrivains nationaux, ses beaux travaux sur Vinet et ses nombreux articles de la Bibliothèque universelle.
Le second ne verrait pas avec moins d'indulgence l'usage que nous avons fait de son livre, Genève et ses poètes, et nous savons avec quel bon sourire il nous dirait : « Prenez, ne vous gênez pas. »
Il nous est impossible de mentionner ici tous les auteurs que nous avons consultés sur des points spéciaux : on les trouvera indiqués au cours de notre histoire. Mais nous avons hâte de payer un tribut de gratitude à ceux dont les observations et les notes nous ont particulièrement aidé dans notre tâche : M. Herminjard, le savant et modeste éditeur de la Correspondance des réformateurs, qui a bien voulu nous donner les plus précieux avis ; M. Félix Bovet, l'historien du Psautier, dont l'aimable érudition et l'ingénieux esprit ont été pour nous un trésor toujours accessible ; M. Charles Berthoud, en qui nous trouvons depuis longtemps le conseiller le plus clairvoyant et le plus affectueux; M. Eugène Ritter enfin. Mais nous renonçons à dire tout ce que nous devons à la science si solide et si précise du professeur genevois, à sa connaissance approfondie d'un sujet qu'il eût traité lui-même avec plus de compé-
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tence que personne.^as un'.chapitre de notre livre i pour lequel nous n'ayons fait appel à ses lumières ; que de sources il nous a indiquées, que d'erreurs il nous a épargnées, que de directions utiles nous avons reçues de son infatigable bienveillance !
Nous ne devons pas omettre d'ajouter que nous avons eu, pour certaines parties de notre travail, le secours de documents inédits, qui ont été obligeamment mis à notre disposition par leurs propriétaires : c'est le cas pour les chapitres IX et XI (Mme de Charrière, Chaillet et Mme de Staël). Nous remercions les diverses personnes à qui nos lecteurs devront la bonne fortune de quelques pages entièrement nouvelles.
Comme nous l'avons annoncé dans le prospectus de cet ouvrage, notre histoire s'arrête aux trois révolutions de 1845 (Vaud), 1846 (Genève) et 1848 (Neuchâtel) ; en outre, pour des raisons faciles à comprendre, nous nous sommes fait un devoir de ne pas aborder les écrivains vivants. Nous tenons à dire enfin, pour éviter tout malentendu, qu'il ne faut pas chercher dans notre Histoire un inventaire complet et détaillé, non plus qu'une étude approfondie de nos richesses littéraires : notre but a été non point d'écrire un livre pour les érudits — nous n'avions pas le droit de tenter pareille entreprise, — mais d'esquisser un tableau rapide, destiné à un public moins restreint.
Aussi avons-nous laissé dans l'ombre, ou mentionné seulement en passant, une foule de noms intéressants
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à divers titres, mais qui n'auraient fait que surcharger, sans agrément ni profit pour les lecteurs que nous avions en vue, un livre déjà bien gros ; il nous a suffi de mettre en relief les faits et les noms qui nous paraissaient résumer, dans chaque époque et , dans chaque époque et dans chaque milieu, le mouvement intellectuel de notre pays.
On trouvera à la fin du volume une table des écrivains cités qui facilitera les recherches du lecteur.
Ce n'est point sans appréhension que nous livrons au public le fruit d'un long et pénible labeur : « Ces sortes de résumés, disait Nisard, sont toujours moins appréciés pour ce qu'ils contiennent que critiqués pour ce qu'ils omettent. » Nous avons achevé notre tâche, celle de la critique va commencer. Que de défauts nous pourrions nous-méme signaler à ses rigueurs î Hélas ! ce n'est qu'une fois son livre imprimé que l'auteur sent tout ce qu'il y manque !.
Neuchâtel, Octobre 1889.
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f, ; 1.-. -', y -' , Philippe GÔDE^ ! •
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INTRODUCTION
Ce livre ne veut pas être un ouvrage d'érudition.
L'auteur s'est proposé seulement de tracer, de la façon la plus claire possible, un tableau de la littérature française en Suisse. Différentes parties de ce sujet ont été traitées par des maîtres, mais on n'a pas encore raconté l'histoire complète et populaire que nous entreprenons ici. Pour l'écrire, nous avons largement puisé dans les travaux de nos devanciers; dans chacun de nos chapitres l'œil exercé pourra reconnaître ce que nous devons à Vinet, à Rambert, à Sainte-Beuve, à Sayous, à Marc Monnier, à vingt autres dont on trouvera les noms indiqués au bas des pages. Nous confessons ces emprunts sans aucun embarras : lorsqu'un chapitre d'histoire littéraire nous paraît bien fait, nourri de renseignements exacts, sensé dans ses appréciations, nous ne voyons aucune raison de ne pas l'utiliser : il y a, en science littéraire comme en toute autre science, des résultats acquis dont chacun peut profiter.
Puisse à son tour notre livre rendre à d'autres quelques services !
Notre désir est de montrer ce que la Suisse française a ajouté au trésor littéraire de la France, comme aussi de faire sentir l'influence exercée par la grande litté-
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rature française sur le développement de notre littéra- ture locale, de déterminer l'action réciproque et les rapports de ces deux courants parallèles, dont les flots, ainsi que le font au sortir de Genève ceux de l'Arve et du Rhône, coulent ensemble sans se confondre.
Marc Monnier, mon cher maître, disait en 1878, lors du centenaire de Jean-Jacques : « Messieurs les Français, vous nous avez donné Calvin; nous vous avons envoyé Rousseau; nous sommes quittes: recommençons ! » Ce mot indiquait avec une piquante justesse la.
nature de nos relations littéraires avec nos voisins: nous avons fait avec eux de nombreux échanges; ils nous ont beaucoup donné, nous leur avons beaucoup rendu; si, au XVIme siècle, les réformateurs et les humanistes venus de France ont imprimé à notre littérature indigène une impulsion vigoureuse, il est non moins aisé de montrer ce que la grande littérature française doit à Rousseau, à M»» de Staël, et il est permis d'ajouter qu'il lui manquerait quelque chose si les Sismondi, les Benjamin Constant, les Tœpffer, les Vinet n'avaient pas existé.
Quand nous parlons de la Suisse française, nous entendons, non seulement les trois cantons proprement et exclusivement welches, Genève, Vaud et Neuchâtel, qui sont trois cantons protestants, mais encore les cantons catholiques du Valais et de Fribourg, qui, moitié français, moitié allemands, appartiennent en quelque mesure à notre sujet. A vrai dire, leur part dans le développement littéraire de la Suisse française n'est pas considérable, surtout avant ce siècle : s'ils ont leurs conteurs, leurs poètes et leurs érudits, il ne faut pas remonter bien haut dans le cours des âges pour les rencontrer, et les œuvres saillantes font défaut. Dans les cantons réformés, au contraire, le développement intellectuel a été tout naturellement stimulé par la grande révolution du XVIme siècle. Cela est sensible surtout à
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Genève et à Neuchâtel, c'est-à-dire là où la Réforme a - '.-:= été accueillie avec le plus d'empressement, là où elle -
répondait le mieux au sentiment populaire. Dans le .� pays de Vaud, à qui les Bernois ont imposé la confession nouvelle en même temps que leur domination politique, dans ce beau pays qui ne s'appartient vraiment que depuis un siècle à peine, la littérature sommeillera longtemps, aussi longtemps que le génie national n'aura pas pris conscience de lui-même à la voix du doyen Bridel; mais le réveil sera d'autant plus remarquable, et c'est en terre vaudoise que la poésie romande poussera ses fleurs les plus parfumées.
Nous n'oublierons pas non plus dans cette histoire ceux qui furent pendant plus de deux siècles les maîtres du pays de Vaud : les Bernois ont eu leur part, quelquefois très originale, dans le mouvement littéraire de la Suisse française. Nous ne parlons pas seulement des écrivains du Jura Bernois, dont la langue est le français, mais de ces écrivains — les Murait, les Bonstetten — qui, nés de race germanique, ont écrit en notre langue avec tant d'aisance et de distinction que la France les a adoptés comme siens.
On voit par les lignes qui précèdent que notre sujet comprend des éléments très dissemblables: la Suisse française n'a pas plus de capitale littéraire que de capitale politique. « C'est précisément, disait Amiel, ce qui distingue nos républiques, d'être non pas des départements, mais des centres, » et c'est cette diversité même qui constitue à la fois la difficulté et le charme de notre étude. A ne considérer que les trois cantons welches, nous sommes en présence de trois petits peuples dont le fonds primitif a été modifié en sens divers pendant le cours des siècles et qui offrent au regard de l'observateur trois physionomies distinctes1.
1) Pour toute cette partie de notre introduction, nous avons utilisé large- .ment les travaux d'Hornung, Amiel, Rodolphe Rey, Eug. Rambert, etc.
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Voici d'abord la petite république de Genève. Elle présente un contraste saisissant entre l'exiguïté de son territoire et la grandeur du rôle qui lui est dévolu, entre la faiblesse apparente et l'énergie constamment déployée. Entourée d'ennemis puissants, toujours sur la défensive, son existence ressemble, comme on l'a dit, à une longue veillée des armes. Avant la Réforme, elle défend, elle conquiert pied à pied ses franchises et son indépendance contre les évêques et les ducs de Savoie. Son peuple acquiert dans ces luttes des qualités de résolution virile et l'habitude des résistances opiniâtres. Au XVIme siècle, elle rompt avec son passé savoyard, et dès ce moment la nationalité genevoise repose, non plus sur d'anciennes traditions, mais sur une idée, celle de la Réforme, qui l'a, sinon complètement pénétrée, du moins façonnée merveilleusement pour ses destinées nouvelles. Genève devient la capitale et le boulevard de la Réforme, une cité de discipline morale, de strictes croyances et de propagande religieuse; elle est par excellence la ville du refuge.
Le mouvement d'immigration est tel, que soit dans la population prise en masse, soit dans l'élite de ceux qui se sont fait un nom, l'élément d'origine étrangère devient prépondérant par le nombre. Néanmoins, comme cette immigration a été successive, comme elle s'est prolongée pendant plus de quarante ans au XVIme siècle, et après la révocation de l'Edit de Nantes pendant quatre-vingts ans, Genève a réussi à s'assimiler, au fur et à mesure, les éléments exotiques, au lieu d'être submergée par eux; et, bien que les familles autochtones, originaires du diocèse, soient la minorité depuis trois siècles, c'est pourtant toujours le vieil esprit genevois, tel qu'il apparaît dès avant la Réforme, qui a gardé la direction des affaires.
Mais la tradition calviniste a marqué d'une empreinte nouvelle, qui ne s'effacera plus, ce peuple remuant,
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plein de sève, jaloux de ses libertés, et a imprimé à son génie un élan prodigieux dans toutes les directions du travail humain. Tandis que montait le flot incessant des réfugiés, nombre de Genevois, obéissant à leur humeur entreprenante, allaient chercher fortune à l'étranger, et Rousseau déjà pouvait dire : « La moitié de nos concitoyens, épars dans le reste de l'Europe et du monde. » Ce double mouvement d'immigration et d'émigration a donné à Genève sa physionomie caractéristique de ville à la fois protestante et cosmopolite : elle appartient en quelque sorte à l'Europe sans cesser de s'appartenir à elle-même plus qu'aucune autre ville; tout en conservant sa tradition nationale avec une admirable ténacité, elle porte ses regards bien au delà de ses étroites murailles, elle entretient avec le vaste monde, par ses hôtes étrangers et par les allées et venues de ses propres enfants, un perpétuel commerce d'idées; elle donne autant qu'elle reçoit, reçoit autant qu'elle donne. L'étude des sciences physiques et naturelles, l'industrie, le négoce et la banque, qui accroissent à la fois le renom et la prospérité de la petite république, accoutument les esprits à la précision, à la méthode, à l'observation calme; les préoccupations positives ne laissent que peu de place au rêve : chez ces hommes plus honnêtes que souples, à la fois raisonneurs et passionnés, la dialectique et la volonté l'emportent sur les caprices de l'imagination. Quand ils écrivent, c'est pour exercer une action morale ou politique, et ils parlent volontiers en réformateurs : voyez Rousseau. Le caractère national, fortifié par la religion du devoir et l'habitude du travail, a conservé quelque chose d'âpre et de tendu, et l'on peut dire que Genève garde au front comme un pli soucieux, glorieux témoin de l'effort accompli à travers les siècles.
Tout autre est la physionomie du peuple vaudois :
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aucune ride chagrine ne contracte ses traits ; il a subi sa destinée plus qu'il ne l'a faite. Cette différence s'explique aisément : Genève est une ville frontière, sans territoire, toujours menacée par les ennemis extérieurs; elle n'a pour se défendre que ses murailles et la vigi- lance de ses citoyens; elle est tenue sans cesse en éveil par les entreprises de ceux qui la convoitent et la ser- rent de près. Le pays de Vaud, centre romand de la Suisse, est une vaste campagne, où vit paisiblement un peuple agricole; ses forces éparpillées n'ont pas eu l'occasion de se grouper, de s'unir dans une action commune et vigoureuse ; elles étaient d'ailleurs paralysées par l'antagonisme des châteaux et des villes.
Pendant les guerres de Bourgogne, le peuple vaudois n'eut pas l'énergie de rompre avec la Savoie, puis il subit la conquête bernoise, se laissa imposer la Réforme, et lorsque, au XVIIIme siècle, un grand citoyen, le major Davel, essaya de faire appel à la conscience vaudoise, sa voix demeura sans écho. « Un ruisseau vaudois, le Nozon, image de l'insouciance, laisse couler ses eaux, comme sans volonté propre, à la fois vers la Méditerranée et vers l'Océan1. »
Aujourd'hui encore, les Vaudois prennent volontiers leur parti de cette espèce d'inertie et l'excusent en disant avec une plaisante résignation : « Que voulezvous? Nous sommes nés sur la molasse! » Je ne sais ce
que les philosophes pensent de cette explication du caractère national ; mais, sans en chercher le secret dans la structure géologique du pays, il suffit de constater que le peuple vaudois n'a pas été fortement sollicité par les circonstances à dégager son individualité, que la longue tutelle qu'il a subie ne devait pas contribuer à tremper les caractères, que les volontés sont demeurées fatalement un peu indécises et molles ; aussi ces populations honnêtes, volontiers contemplatives,
1) Juste Olivier: Le Canton de Vaud.
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indolentes, aimant leurs aises, « parfois alourdies par l'usage abondant de leur vin, »1 n'ont-elles accompli qu'avec une extrême lenteur leur évolution vers cette liberté si lestement conquise par la république de Genève.
Et pourtant, que de riches trésors renfermait l'âme vaudoise! La preuve, c'est qu'elle a su rester ellemême pendant cette longue torpeur apparente, qui fut en réalité un long recueillement. Car si le Genevois est plus actif, le Vaudois a plus de vie intérieure. Aussi, voyez quelle magnifique montée de sève religieuse et poétique a coïncidé avec l'affranchissement de ce pays ! Voyez Vinet, voyez tout le mouvement intellectuel dont il fut le promoteur et le chef vénéré. Mais il faudra des siècles pour préparer cette brillante éclosion. Pareil au dormeur qui s'étire, puis se recouche sur l'autre flanc, le peuple vaudois, tiré par instants de son sommeil, s'assoupissait de nouveau; si bien qu'à l'heure du réveil du sentiment national, le poète put s'écrier, en jetant un regard affectueux et triste sur cette admirable terre vaudoise bercée par son lac et si longtemps endormie dans sa beauté : « Qu'avons-nous fait de notre passé ? »
Montez un soir sur ces tours crénelées Dont le front gris penche au bord des coteaux : Vous embrassez d'un coup d'oeil nos vallées, Villes et bourgs, prés et champs, vieux châteaux.
Là, c'est Vufflens et sa tour bourguignonne, Ici, Chillon. et ses murs savoyards ; La vieille Avenclie aux débris de colonne Garde en son sein l'empreinte des Césars.
OÙ, sont, Vaudois, vos titres, votre gloire ?
Qu'avons-nous fait ? Que dit notre passé?
Notre nom même à peine y fut tracé.
C'est le moment de fonder notre histoire 2.
Campagnard et montagnard, timide, réservé, obser-
1) Juste Olivier.
2) Juste Olivier, Chansons lointaines.
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vateur, cachant beaucoup de finesse sous les dehors d'une bonhomie un peu lourde, bon enfant et bon vivant, avec cela doué d'une âme rêveuse, volontiers repliée sur elle-même et portée au recueillement plus qu'à l'action, tel nous apparaît le type vaudois. La Réformation ne sera pas pour ce peuple une transformation ; elle ne le rendra ni rigoriste, ni sèchement dogmatique ; elle lui laissera son insouciance débonnaire ; elle n'extirpera pas non plus un certain fond de poésie latente ; le Vaudois pourra devenir mystique, mais ne tournera pas aisément au sectaire anguleux. Rien chez lui n'affecte des contours trop accusés ; sa langue rustique, si pittoresque, si expressive, a de délicieux artifices de clair-obscur et de sous-entendu; si le parler genevois a l'humour mordant, le trait direct, le parler vaudois a ses malices aussi, mais plus enveloppées : il semble que cette population à l'existence unie et douce, et qui a pour devise ce refrain significatif: « On a le temps ». n'ait jamais voulu rien accomplir avec fièvre. Heureux pays, dont les révolutions même ont un air pacifique et répandent plus de vin que de sang !
Bien plus pareil à la république de Genève est le petit pays de Neuchâtel. Il a une histoire, lui aussi, une grande histoire sur un très petit théâtre. Positif et avisé, esprit net, ouvert, volontiers caustique, nullement rêveur, un peu terre à terre, le Neuchâtelois n'eut qu'une préoccupation à travers les âges: étendre ses franchises et les défendre contre ses princes. Les bourgeois de Neuchâtel, suivant l'énergique expression d'un de leurs historiens1, « sont toujours à l'affût de droits nouveaux. » Ce n'est point contre des ennemis extérieurs qu'ils ont eu à lutter, c'est contre leur gouvernement qu'ils ont soutenu sans relâche, avec une âpre ténacité, des libertés communales qu'ils font fièrement
1) G.-A. Matile.
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remonter jusqu'à la charte de 1214. Le sens profond du droit, voilà le trait saillant du caractère de ce petit peuple; aussi sa littérature consiste-t-elle surtout en travaux de jurisprudence et d'histoire, en écrits de polémique, en pamphlets amers. La Réforme, que le Neuchâtelois a facilement acceptée, l'a aussi marqué de son empreinte; mais la main de Farel, moins puissante et moins rude que celle de Calvin, si elle n'a pas aussi énergiquement repétri le caractère national, a peutêtre laissé subsister davantage l'originalité des physionomies individuelles.
Le Neuchâtelois de la vieille roche n'est du reste pas le même dans le vignoble ou dans les hautes vallées du Jura; deux races semblent cohabiter dans ce pays : si toutes deux se distinguent par un amour jaloux de leur indépendance, le montagnon 1 est plus simple, plus avenant, plus éveillé, plus impétueux dans ses mouvements, plus hardi dans ses entreprises. Doué de merveilleuses aptitudes pour les arts mécaniques et d'une probité qui s'allie au génie des affaires, au goût des voyages, le montagnon a créé une industrie dont les produits sont connus dans le monde entier, et sur laquelle il concentre toutes les ressources de sa vive intelligence. L'homme du bas se livre moins aisément, enveloppe sa cordialité réelle sous cette politesse un peu façonnière dont souriait Jean-Jacques ; la crainte de se compromettre ou celle d'être dupe enlève à son.
commerce le charme de l'abandon; il est correct, circonspect, -ami de la règle et des idées connues; son cœur obéit sans peine à sa tête, et sa raison réprime sans effort les écarts d'une imagination rarement exubérante. Il manque au Neuchâtelois ce grain de folie qui assaisonnerait si heureusement ses qualités solides et ses patriarcales vertus. Il est sage et s'en contente.
Lorsqu'il l'a voulu, ce peuple a appliqué avec succès
1) Ainsi l'appelle déjà Rousseau.
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aux lettres et aux sciences son esprit sain, vigoureux et lucide. Le goût de l'observation attentive et minutieuse, joint à l'amour ardent du coin natal, a suscité chez lui des naturalistes, des peintres et même des romanciers. Quant à la poésie, elle n'y existe qu'à l'état d'exception, y ressemble à une plante exotique, et ceux de ses fils qui entendent le secret appel de la chimère, risquent de se trouver longtemps encore étrangement dépaysés. En revanche, l'instruction positive est depuis de longs siècles en honneur parmi ces populations éprises de clarté, et Neuchâtel, comme Genève, comme
Lausanne, fut, dès le temps de la Réforme, une villeécole.
Ainsi se sont développés, dans une entière indépendance les uns des autres, ces trois peuples voisins et si divers. Leurs littératures sont demeurées avant ce siècle nettement distinctes, et si elles possèdent en commun certain caractère de gravité religieuse propre aux populations réformées, elles n'attestent pourtant point l'existence d'une « unité romande » complètement réalisée. Mais, si l'on y prend garde, on reconnaîtra que depuis quatre siècles, nous tendons instinctivement à cette unité. Elle fut ébauchée par la maison de Savoie, qui pendant trois cents ans, soit depuis la conquête du comte Pierre, vers le milieu du XIIIme siècle, avait réuni le pays de Vaud à ses anciens domaines et jouissait à Genève d'une grande autorité depuis la même époque ; puis, contrariée par l'invasion et la conquête bernoise, qui vint s'enfoncer comme un coin au centre du pays romand, elle fut reprise au point de vue religieux par les trois réformateurs, Calvin, Viret, Farel, dont la correspondance montre cet « intercantonalisme » se dessinant déjà vigoureusement. Nos églises, bien qu'elles ne soient pas reliées par une organisation commune, constituent cependant une sorte de fédération spirituelle, fortifiée par le souvenir d'épreu-
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ves pareilles et de mutuels services : si l'unité romande � est quelque part, c'est dans cet esprit de la Réforme qui a pénétré l'âme de nos populations, qui a créé en elles une façon commune de sentir, une conception particulière de la vie.
Cette unité n'a rien d'extérieur; elle semble même s'affaiblir dans les siècles suivants et n'existe plus que pour ceux qui voient de haut et de loin ; mais elle subsiste virtuellement, — car nos trois cantons sont séparés des contrées de l'est par la langue, des autres contrées voisines par la religion, et ils ont précisément en commun la religion et la langue ; — on la voit apparaître de nouveau au XVIllme siècle avec ce mouvement piétiste qui se propage simultanément dans le pays de Vaud, à Genève, àNeuchâtel; puis avec JeanJacques Rousseau, qui, sans préméditation, par le simple jeu des circonstances, se trouve avoir embrassé dans ses séjours toute la Suisse française, du presbytère de Bossey à l'île de St-Pierre, et de Môtiers-Travers à la baie de Clarens.
Depuis un siècle, nous avons fait de nouveaux pas vers cette unité confusément mais obstinément cherchée. Est-ce à dire que nous l'ayons trouvée ? Aujourd'hui encore, bien que le progrès ait fait son œuvre, supprimé les distances, atténué les contrastes, bien que nous ayons des relations plus fréquentes de canton à canton, des journaux, des revues qui nous apprennent à nous mieux connaître ; bien que les rivalités et les préjugés d'un cantonalisme étroit fassent une place de jour en jour plus grande à la bienveillance et à l'estime réciproques, n'y a-t-il plus rien de vrai dans les plaintes qu'exhalait il y a vingt ans M. Eugène Rambert :
« Il y a des Vaudois qui tiennent pour suspect tout ce qui vient de Genève ou de Neuchâtel. En revanche, un livre peut être populaire à Lausanne et presque inconnu au delà des frontières vaudoises. Quand on parle Vinet à un Neuchâtelois, il répond
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Osterwald; le Genevois répondra Merle d'Aubigné ou Naville.
La vie intellectuelle de notre pays est ainsi morcelée et brisée à l'excès. Je sais bien que petit à petit les rapports se multiplient et que ce fractionnement tend à disparaître. Mais avec quelle lenteur ! Et que de progrès nous avons à faire encore ! Nous nous aimons en tant que Suisses ; à cela près nous nourrissons les uns contre les autres des préventions secrètes et des ànimosités inavouées. Je ne sais si je me trompe ; mais je crains que ces petitesses ne nuisent plus que toute autre chose au développement de la vie intellectuelle dans la Suisse française. Elles tendent à resserrer indéfiniment le cercle d'activité de chacun. D'un canton elles nous font une prison. »
Rambert adoucirait sans doute aujourd'hui les couleurs un peu sombres de ce tableau: il nous semble qu'en ces dernières années des rapports plus cordiaux ont commencé à s'établir entre Genevois, Vaudois et Neuchâtelois; les livres publiés dans chacune de nos petites capitales trouvent plus aisément un public dans les deux autres; nous nous comprenons et nous entr'aidons mieux; la Suisse française prend peu à peu conscience de ses forces, et il ne tient qu'à elle de se rendre toujours plus digne de sa mission.
Car elle a une mission, qu'il n'est pas difficile de définir, puisqu'elle résulte de sa situation même. La Providence nous a placés, comme on l'a dit, au « carrefour des nations, entre les plus grandes et les plus intelligentes parmi celles qui se disputent la palme du progrès. »
La Suisse romande, remarquait Amiel, « verse équitablement ses fleuves au nord et au midi. » Nous sommes donc admirablement situés, en même temps que préparés par toute notre éducation nationale et par notre histoire, non seulement pour comprendre les génies des races diverses qui nous entourent, mais pour servir entre elles d'interprètes et de lien. La Suisse, germanique à son origine, a réussi à grouper autour d'elle des populations de race française et à les rattacher au protestantisme; ce fut là pour nous un fait décisif: la
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plus grande partie du pays romand avait jusqu'alors comme hésité entre la Savoie et la Suisse ; la Réforme consomma pour Genève et le pays de Vaud la sépara- tion d'avec la Savoie, et, tandis que celle-ci suivait dès lors ses propres destinées et donnait à la France quelques brillants représentants de la tradition catholique, François de Sales, Joseph de Maistre, nos contrées devenaient au contraire un des plus importants foyers de la religion nouvelle, un des centres de la civilisation protestante, recueillaient au XVIme siècle les trésors que la France rejetait de son sein, et les mettaient en valeur pour les rendre plus tard à la littérature française. Notre rôle a donc consisté et consistera dans l'avenir encore à combiner ce que nous devons aux peuples du nord avec ce que nous tenons de la France et des peuples du midi, à servir d'intermédiaires entre l'Allemagne protestante et la France catholique. Notre situation constitue à la fois un privilège et un danger : le privilège, c'est d'être des protestants de race française, accoutumés depuis des siècles à puiser librement dans le fonds si riche de la culture allemande; le danger, c'est de perdre notre équilibre et de nous laisser entraîner par le courant d'une des deux civilisations opposées. Il importe que nous restions fidèlement nousmêmes pour être en mesure d'accomplir notre mission.
Nous ne l'avons point méconnue jusqu'ici. C'est justement la gloire de Mme de Staël d'avoir appliqué à cette tâche les ressources de son génie, de les avoir employées à faire connaître à la France les idées rencontrées ailleurs que sur le sol français. Ce que Sainte-Beuve a dit de la principale d'entre nos villes s applique, avec des nuances et des degrés, à toute la Suisse française : ans Le, rôle de Genève n'a pas changé, écrivait il y a près de trente ans illustre critique, et le côté par lequel elle intéresse l'Eu-
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rope savante et pensante n'a fait, ce me semble, que se rajeunir.
Genève est à la fois une retraite et un lieu de passage ; on y est curieux et l'on y sait le prix du temps ; on s'y recueille et l'on y voit tout défiler devant soi ; chaque année, l'élite du nord y descend : c'est la station naturelle et presque obligée pour l'Italie ; on y est plus à portée qu'ailleurs de tout apprendre, de tout comparer, de tout élaborer. Genève a été de tout temps une forte nourrice des esprits ; elle peut l'être encore. »
Il serait aisé de montrer, en effet, dans les seuls domaines de la théologie, de la philosophie, de la pédagogie, les services que notre pays a déjà rendus à la science des peuples entre lesquels il se trouve placé.
Nous avons des services analogues à leur rendre en littérature, nous avons notre note particulière à donner dans le grand concert des lettres. Si, à quelques illustres exceptions près, nous avons jusqu'ici manqué d'audace, de foi en nous-mêmes, manqué, hélas! soit du génie qui crée, soit du talent qui met en œuvre, si nous avons hésité, tâtonné, fait des écoles, éprouvé des déceptions et des mécomptes, l'œuvre du passé n'est cependant pas vaine; elle a sa grandeur et son prix.
Nous espérons le montrer sans trop de peine en retraçant cette histoire littéraire de la Suisse française.
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CHAPITRE PREMIER
AVANT LA RÉFORME
La naissance des lettres.—Un mot sur le patois romand. - Chevalierr., moines et clercs : Othon de Grandson ; les chroniqueurs neuchâtelois ; Jean Bagnyon et Jacques de Bugnin. — Les mystères et les soties.
— Bonivard. — Jeanne de Jussié. — Pierrefleur.
Ce n'est qu'au XIVme siècle que nous surprenons chez nous les premiers signes d'un éveil littéraire, tandis qu'en Picardie, en Limousin et même dans l'Angleterre conquise par Guillaume et ses Normands, la littérature fleurissait déjà depuis deux cents ans et plus.
Ce retard s'explique sans doute par la situation particulière de notre pays : placé aux frontières de l'Allemagne, loin des cours du Midi et de la cour de France, il devait subir les effets de cette espèce d'isolement ; ajoutons que la maison de Savoie, qui avait la haute main dans nos contrées, ne paraît pas y avoir jamais exercé une influence littéraire appréciable.
Faut-il donc admettre, en l'absence de tout document propre à nous éclairer, que notre pays était plongé, il y a six à sept siècles, dans d'épaisses ténèbres, et que son génie n'a jamais parlé, balbutié du moins, dans cette époque reculée? N'avons-nous pas eu une ancienne littérature populaire ? Quel fut le rôle, quelles furent les destinées de ce patois pittoresque et sonore, qui aujourd'hui n'est plus guère qu'un souve-
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nir, mais qui vivra éternellement dans un pur chef d'œuvre, le Ranz des Vaches?
Sans doute, au XlIIme siècle déjà, la langue française s'implanta victorieusement chez nous et prévalut, comme langue écrite et légale, à côté du patois romand; mais il est permis de se demander si cet idiome indigène n'a pas pu jouer durant le moyen âge un rôle littéraire modeste et tout local ? — Les recherches des savants à cet égard sont à peine ébauchées et nous sommes sur le terrain glissant des conjectures ; nous noterons cependant un fait qu'on nous signale et qui jette quelque lueur sur ce sujet encore obscur. Le mot français jongleur, correspondant à l'italien giullare, existait chez nous au moyen âge sous la forme juglar oujuillar, qui, de surnom qu'elle était primitivement, est devenue un nom de famille très répandu, Juillard.
En 1210, on rencontre à Evian un Petrus Joculator; nous retrouvons le même nom, porté sans doute par un autre personnage, à Sion, en 1252; en 1255, dans cette même ville, figure un Joculator qui dicitur Aven- tura; en Gruyère, en 1400, Johannes Juglar, puis en 1485, Eoletus Juglar; à Bulle, en 1469, Rolet Juglar; à Genève, en 1477, Henricus Juglardi. Le troubadour ambulant était donc un personnage assez commun dans nos régions, et, de même qu'ailleurs les jongleurs provençaux ou français promenaient leurs poèmes, il y avait chez nous des hommes qui chantaient en langue vulgaire des fabliaux ou des chansons de geste. Le Dauphiné, où l'on parlait une langue rapprochée de nos patois, a eu sa littérature populaire avant le XVme siècle ; pourquoi n'aurions-nous pas eu la même fortune? Mais il n'existe aucun monument qui nous autorise à substituer l'affirmation à la forme interrogative ; tout ce que nous savons de certain sur le rôle du patois romand, c'est qu'il n'a pas su devenir une langue littéraire, une langue écrite. C'est, en effet, le
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français qu'ont employé, on va voir avec quelle aisance, les premiers écrivains de notre pays, poètes et chroniqueurs; c'est en français que nos aïeux « Jouaient les saints, la Vierge et Dieu par piété. »
1
Une chevaleresque figure se présente au seuil de notre histoire littéraire. Othon de Grandson, célèbre en France et en Angleterre par ses exploits, nous est surtout connu par son fatal duel avec Gérard d'Estavayer, où s'éteignit son illustre maison. On sait aussi que de son temps il passait pour un poète habile; mais jusqu'à ce jour on ne connaissait de lui que deux poésies insérées parmi les œuvres d'Alain Chartier, la Pastourelle de Grandson et la Complainte de saint Valentin de Grandson. Récemment, un jeune savant suisse, M. Arthur Piaget, a signalé au public1 toute une collection inédite de lais, de virelais, de ballades, de chansons d'amour, œuvres du seigneur de Grandson. La «très douce damoiselle» qui lui avait inspiré ces chants n'en était malheureusement pas digne ; car, après lui avoir juré fidélité « sur les saints Evangiles,» elle eut la cruauté de le trahir et de prendre un autre ami. Il fallait avoir le cœur bien dur pour demeurer insensible aux accents de ce gracieux rondel2 : S'il ne vous plait que j'aie mieux, Je'prendrai en gré ma tristesse.
Mais, par Dieu, ma plaisant maîtresse, J'aimasse plus être joyeux.
De vous suis si fort amoureux Que mon cœur de crier ne cesse :
1) Gazette de Lausanne du 26 juillet 1889.
2) Je rajeunis l'orthographe pour la commodité du lecteur et ferai de même quand l'occasion s'e" présentera.
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S'il ne vous plaît que j'aie mieux, Je prendrai en gré ma tristesse.
Belle, tournez vers moi vos yeux, Et voyez en quelle tristesse J'use mon temps et ma jeunesse !
Et puis, faites de moi vos jeux, S'il ne vous plaît que j'aie mieux.
Ces vers du jeune chevalier de Grandson, sans être aussi vivement colorés que ceux de son contemporain.
Froissart, sont d'un tour aisé, et Charles d'Orléans n'aura pas plus de gentillesse et de grâce mélancolique. Trompé dans son amour, Othon ne maudit pas les femmes pour autant; il les défendit, au contraire, contre les attaques de Jean de Meung et d'autres écrivains despectueux du XIVme siècle. Aussi, la vertueuse Christine de Pisan a-t-elle fait plusieurs fois l'éloge de ce galant homme, qu'elle qualifie non seulement de «bon et vaillant, » mais encore de Courtois, gentil, preux, bel et gracieux.
Si un chevalier est notre plus ancien poète, c'est à, des moines que nous devons nos plus anciennes page& de prose, conservées comme par miracle à notre admiration.
Un incendie détruisit, au commencement du siècle dernier, une partie de la ville de Neuchâtel : la chronique des chanoines du chapitre, qu'on avait tout récemment découverte, devint la proie des flammes. Par bonheur, un Neuchâtelois curieux des choses du passé, Samuel de Purry, qui préparait alors, dans un but diplomatique, un travail sur la nationalité suisse de Neuchâtel, avait copié avec soin tous les passager de la chronique établissant les relations séculaireB de son pays avec les cantons confédérés. C'est grâce à ces extraits que nous ont été conservés quelques superbes débris du plus antique monument de notre prose.
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Jusqu'en 1424, les éhanoines se servent du latin; en cette année-là, Rollin Maillefert commence à écrire en français, mais sa narration est dépourvue de valeur littéraire. Nous devons en revanche à l'un de ses successeurs, Henri Purry de Rive, l'émouvant récit d'un incident qui se rattache à la bataille de St-Jacques. En 1444, Purry et un autre chanoine revenaient du concile de Bâle, où ils avaient été envoyés en mission auprès du pape Félix V. Vers le soir, ils rencontrèrent les 1600 confédérés qui marchaient au secours de Bâle menacée par l'armée du Dauphin. Voici le récit de cette rencontre; je laisse au lecteur le soin d'en apprécier l'épique simplicité : « Grandement ébahis et marris fûmes-nous, trouvant icelle bande tant petite, au demeurant joyeuse et avenante : oncques ne se vit jeunesse plus merveilleusement belle et accorte. Des nôtres (Neuchâtelois) étaient là cinquante, sous ordonnance de Albert de Tissot, vaillant chevalier, nous témoignant force aise et contentement de notre improvise advenue. De ce avisai tout d'abord aucuns des principaux des Ligues : iceux nous requirent leur bailler devisement des choses connues à l'endroit de Bâle.
Sur ce, leur remontrâmes que l'ost (armée) du Dauphin comportait vingt et cinq, voire trente mille Armagnacs, champoyants et spoliants monts et vaux par alentour la ville et circuit d'icelle ; et semblait entreprise non humaine de vouloir, avec si petit réconfort, gagner les portes à l'encontre de telle épévantable multitude. Un des dits seigneurs des Ligues (et semblait icelui chevalier, par grave et superbe prestance, avoir autorité) répondit : « Si faut-il que ainsi soit fait demain ; et ne pouvant rompre à la force les dits empêchements, nous baillerons nos âmes à Dieu et nos corps aux Armagnacs. »
Vingt ans plus tard, au moment des guerres de Bourgogne, un autre chanoine, Hugues de Pierre, tenait la plume du chroniqueur. Nous ne savons rien de lui, mais il cachait sous sa robe de moine les passions d'un homme de guerre et les enthousiasmes du patriote. Son récit triomphal, écrit en une langue admirable de mouvement et de couleur, révèle en Hugues de Pierre
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une âme puissamment saisie. Il a quelque chose de la mâle simplicité de Villehardouin, et des coups de pinceau que Froissart n'eût pas dédaignés; mais il est moins romanesque, moins exclusivement épris du cliquetis et du coloris, plus grave et plus ému que le charmant chroniqueur du XIVme siècle. A travers sa narration court un vrai souffle d'épopée : « A grandes chevauchées venait le duc Charles, avec moult gens d'armes, de pied et de cheval, épandant la terreur au loin par son ost innuraérable. Là étaient cinquante mille, voire plus, hommes de guerre de toutes langues et contrées, force canons et autres engins de novelle facture, pavillons et accoutrements tout reluisants d'or, et grande bande de valets, marchands et filles de joyeux amour. Semblable multitude bruyait de loin et baillait épévantement ès confins. »
La figure du Téméraire est dessinée par le chroniqueur d'un trait juste et rapide : arrêté devant Grandson, Charles « se courrouce, jurant en sa coutume par St-Georges, si incontinente tradition ne se fait, pendus seront ces vilains. » Cependant les confédérés accourent à Neuchâtel « à grands sauts, avec chants d'allégresse et fourmidable suite (seize mille, disait l'un, vingt mille, disait l'autre), tous hommes de martial corsage, faisant peur et pourtant plaisir à voir. » Ils s'embarquent à l'heure de vêpres, vivement, joyeusement, comme pour une fête: « Tous s'ébattaient d'entrer; nul ne voulait être le dernier. »
De pareils traits, à la fois expressifs et sobres, abondent chez notre chroniqueur; remarquez la belle image qui termine le récit du combat : « Les Ligues, comme grêle, se ruent dessus les Bourguignons, taillant et dépiéçant de çà de là tous ces beaux galants ; tant et si bien sont déconfits en vaux déroute ces pauvres Bourguignons, que semblent-ils fumée épandue par le vent de bise. »
C'est avec une verve furieuse que de Pierre retrace ensuite les péripéties de la bataille de Morat, qu'il
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montre les ennemis « frottés au dos, » fuyant comme « bétail épévanté par le loup » et se jetant dans le lac, « où bibèrent leur soûl. » Encore quelques lignes ; on ne se lasse pas d'écouter la voix sonore du vieux chroniqueur : « Le mal fortuné Charles se sauva quasi seul, tout d'une boutée, sans virer face, jusqu'en Saint-Claude. Messieurs des Ligues trouvèrent (dans son camp) deux mille courtisanes et joyeuses donzelles; et délibérant que telle marchandise ne baillerait grand profit aux leurs, si laissèrent-ils courre à la garde les dites cavales.
Mais des canons, engins de toutes manières et non connues par deçà, piques, coulevrines, beaux accoutrements de pied et de cheval, armures de chevaliers de tous pays et langues, un chacun en ramassa son soûl ; tellement que semblaient nos gens revenir d'il marché. »
Au travers de cette chaude et vive peinture, le pieux chanoine a semé les réflexions du moraliste. En voyant ses compatriotes revenir de Grandson chargés de butin, il ne peut se défendre d'une appréhension : « De vrai, pourraient tourner à petit profit, voire à malefortune, toutes icelles préciosités conquêtées et non encore connues ès Ligues : grandes mauvaisetés là proviendraient, quand simplesse serait déjetée par argent. » De Pierre n'est pas loin de mériter le nom d'historien par son souci de l'exactitude, sa haute raison, la fermeté de son jugement moral. Sans doute, je ne prétends point le comparer à Philippe de Comines pour la sagacité et la pénétration du coup d'œil politique; mais j'ose dire que les chapitres de l'historien de Louis XI consacrés aux guerres de Bourgogne paraissent bien secs et pâles à côté des pages ardentes du chanoine neuchâtelois. En les lisant, Michelet n'a pu retenir ce cri d'admiration et de regret : « Que ne puis-je citer les dix pages que M. de Purry a sauvées ! Dix pages; tout le reste est perdu ! Je n'ai rien lu nulle part de plus vif, de plus français. »
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II
Voilà d'assez jolis débuts pour notre littérature indigène. Le canton de Vaud eut à la même époque son éveil littéraire. Dès la fin du Xyme siècle, Jean Bagnyon, bachelier ès lois, notaire, syndic de Lausanne, écrivait, à la requête de messire Henri Bolomier, chanoine en cette ville, son roman de Fierabras-le-Géant, qui eut un réel succès puisque des éditions s'en sont succédé nombreuses pendant cinquante ans et plus, à Genève, à Lyon, à Paris. Ce livre, imitation ingénue d'ouvrages plus anciens que nous possédons encore, entre autres du poème de Fierabras, est un récit en prose de la vie de Charlemagne d'après les chansons de geste et les légendes. Il fut imprimé pour la première fois à Genève en 1478, et réimprimé depuis sous divers titres. L'auteur paraît avoir eu pour but, non seulement de complaire à messire Henri Bolomier, mais aussi d'exalter la foi chrétienne en la personne et dans l'œuvre du Grand Empereur. Dans son avant-propos, il présente avec modestie son livre, qu'il a « ordonné selon la capacité de son petit entendement et la matière qu'il en a pu trouver, » Il excuse sa prose un peu traînante et lourde, en alléguant, entre autres circonstances atténuantes, sa condition de Savoyard vaudois; le passage mérite d'être noté : « Si la plume a mal écrit, le cœur ne pensait que bien dire. Et aussi, je suis natif de Savoie en Vaud, sans apprendre la langue française originale; ni mon sens ni savoir ne porte pas de déduire telle matière sans errer en la manière de parler, pour mon langage qui est gros et rude, pour mon entendement qui est petit, et par plusieurs autres occupations où je suis détenu. »
Dans le même temps, il y avait à Saint-Martin, dans
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le Jorat, un bon curé, Jacques de Bugnin, que la fée des vers avait touché de sa baguette magique,. il le croyait du moins. Nous savons qu'il fut clerc de l'église cathédrale de Lausanne; son testament, conservé aux archives vaudoises, est daté du 10 septembre 1476 et nous apprend que Bugnin allait partir pour Rome avec l'intention d'entrer dans les ordres. Il entra, en effet, dans l'ordre de Cîteaux. La seule œuvre que nous connaissions de lui est le Congié pris du siècle séculier. L'épilogue nous fait savoir que l'auteur, né à Lausanne, a achevé son poème à Saint-Martin, en juillet 1480.
Le Congé est un genre poétique qui n'appartient pas en propre à notre curé; au XIIIme siècle, Jean Bodel, le trouvère d'Arras, atteint de la lèpre, fit avant de quitter le monde ses adieux en vers à ses amis, sous le titre de Congé. Il fut imité par Adam de la Halle, qui, devant quitter Arras à la suite de troubles politiques, décocha contre ses concitoyens un Congé plein de malices. Jacques de Bugnin, lui, prend congé du monde en lui disant son fait. Il débute par ces vers confidentiels :
Je prends congé du siècle séculier : Quand j'y pense, trop suis irrégulier.
Rendre me vais au bois, en hermitage ; Pour mes péchés veux à Dieu supplier, Qu'il lui plaise du tout les oublier.
Passer me faut de la mort le passage : Qui n'y pense, hélas ! il n'est pas sage.
Tous vivants faut à la mort humilier ; Au bois m'en vais vivre sous le ramage : Je prends congé du siècle séculier.
Voilà qui n'est point si mal tourné, ni si mal rimé !
Le poète ajoute que sa « langue nutritive » est celle du « pays de Savoie. » Puis il range ses préceptes moraux en dix-neuf séries de distiques, disposés par ordre alphabétique de A à V, c'est-à-dire que dans chaque série, chaque distique commence par la même lettre, A
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pour la première, B pour la seconde, et ainsi de suite.
Exemples: Aujourd'hui règne trahison Sous couleur de dame raison ;.
Aujourd'hui tout le bien abonde A gens qui ne font rien du monde ;.
Aujourd'hui bonne foi est morte, Fausseté règne en mainte sorte ;.
Aujourd'hui l'on fait le contraire De tout cela que l'on doit faire.
Je cueille les meilleurs distiques des séries suivantes: De toutes choses la plus sûre, C'est la mort que chacun endure ;.
En recordant les jours passés, On peut prendre d'avis assez;.
Il n'est rien de plus décevable Que la femme ou le dyable :.
J/îeux est de faire pénitence Qu'attendre de Dieu la sentence j.., Ne sois ni trop fol ni trop sage : Tiens le moyen (milieu) en tout usage ;.
Où femme régit son mari, A la fin le fera marri ;.
Que vaut être de grand lignage, Quand tous iront par un passage ?
Restons sur ce dernier trait. Je ne donne pas ces aphorismes pour de bons vers ; ils sont écrits pourtant d'une langue assez nette. L'œuvre de Jacques de Bugnin trouva un public pour l'applaudir; elle eut plusieurs éditions après celle de Lyon (1503), et la Bibliotheca cisterciensis mentionne cet insigne opusculum. Le fait de deux écrivains indigènes rencontrant alors dans notre pays un public disposé à les lire prouve clairement qu'il y avait déjà autour d'eux quelque vie intellectuelle. Comme l'a remarqué M. Eugène Ritter, ce premier épanouissement peut être attribué aux divers séjours que fit à Lausanne, au milieu du XVme siècle, Martin LeFranc, auteur du Champion des Dames 1. Ce poète français distingué, devenu prévôt du
1) Voir à son su jet la dissertation très approfondie de M. A. Piaget.
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chapitre de Lausanne, y écrivit son Estrif de Fortune et de Vertu, et son influence ne fut pas étrangère à la floraison littéraire bien modeste que nous venons d'observer.
III
Dès la fin du XVme siècle, ou tout au moins dès les premières années du siècle suivant, on représentait dans nos villes des pièces de théâtre, sans doute composées par des auteurs indigènes dont les noms ne sont point parvenus jusqu'à nous. Il est superflu de rappeler ici comment l'Eglise avait fait des mystères un moyen d'édification et de prédication; on sait assez que le vieux drame religieux naquit de la liturgie, se produisit dans l'église et n'en sortit que peu à peu 1. Les mystères n'étaient au début qu'une sorte de mise en action, sous les yeux des fidèles, des principaux épisodes de l'Evangile, entre autres la naissance et la passion du Sauveur. Aux fêtes solennelles, les clercs représentaient les scènes dont l'Eglise célébrait la commémoration. Telle fut en France l'origine de cet art dramatique que le clergé devait plus tard frapper de condamnations sévères : il commença par s'en servir lui-même, pour attirer, retenir et émouvoir les foules.
Celles-ci, à vrai dire, se contentaient de peu et s'édifiaient à bon compte : c'est une poésie bien informe que celle qui nous apparaît dans les monuments dramatiques du XVme siècle parvenus jusqu'à nous. Voyez, par exemple, le mystère de la Nativité, qui se jouait dans l'église collégiale de Neuchâtel le jour de l'Epiphanie et qui est sans doute l'œuvre de quelque chanoine du chapitre.
Les trois rois-mages se rendent à Bethléem pour
1) Gaston Paris. La littérature française au moyen dge.
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adorer le Sauveur du monde, dont l'étoile leur a annoncé la naissance miraculeuse; Gaspard porte la myrrhe, Melchior porte l'encens et Balthasar porte de l'or. Le grand sacrificateur les reçoit assez froidement et les prie de repasser plus tard : Or vous tirez un peu arrière : , Réponse aurez la matinée.
Entre temps, il va informer Hérode de l'arrivée de ces rois étrangers, « qui vont parlant d'un roi nouveau. »
Hérode, très inquiet, invite les sacrificateurs à consulter les Ecritures :
Ceci vous touche autant qu'à moi ; Regardez bien en votre loi.
Or il se trouve qu'en effet les livres saints annoncent qu'un roi doit naître à Bethléem ; Hérode enjoint aux mages d'aller se renseigner sur l'enfant nouveau-né.
Ils sortent. Ici la scène change, un nouvel acte commence. Nous sommes aux champs, pendant les veilles de la nuit: l'ange apparaît aux bergers endormis et leur fait part de la naissance du Messie. Les bergers, frappés d'étonnement, échangent leurs impressions et s'interpellent par des noms qui nous font sourire: « Robin, as-tu point ouï ? » Robin répond par un cri de joie : Désormais il y aura la paix sur la terre, parmi les hommes. et les bêtes :
, , Jamais la guerre Ne sera entre nos brebis.
Le trait n'est-il pas d'une rusticité charmante? Mais le troisième pâtre, qui eût mérité de s'appeler Thomas, ne veut pas en croire ses oreilles : Quant à moi, j'y ai méfiance, Et n'ouïs oncques chose telle.
A quoi les deux camarades répliquent que «Dieu
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peut tout faire à sa guise. » Et Robin d'ajouter — ceci est un vers très beau dans sa simplicité : N'a-t-il pas fait le firmament?
Allons à Bethléem, concluent les bergers. Mais le pâtre sceptique est arrêté par un scrupule nouveau: Et qui gardera nos brebis ?
« Le fils, » répond le second pâtre, « le fils » Lequel est né de la pucelle.
Cette adorable réponse lève les scrupules du berger récalcitrant. Mais que vont offrir les braves gens au Sauveur du monde? — Le premier lui portera sa musette, le second sa panetière, le troisième son flageol.
Ils partent en chantant l'Evangile.
La scène suivante nous montre les rois entourant la crèche et adressant au divin enfant leur hommage.
Les bergers entrent à leur tour, fléchissent le genou devant Jésus, lui offrent leurs étrennes, puis entonnent un hymne latin. La vierge les remercie « de l'honneur fait à son enfant, » puis adresse au nouveau-né un discours que bientôt les bergers interrompent : le premier la prie avec simplicité de les congédier, et le troisième, — le sceptique toujours — a soin d'ajouter : De nos brebis avons doutance.
Ici se place un curieux épisode : Saint-Joseph, qui n'a rien dit encore, élève la voix pour rappeler Marie à ses devoirs de mère : Dame, gardez que votre enfant N'ait froid ! Voici la couverture Que j'ai échauffée par mesure, Et-le papet, s'il veut manger.
Couvrez-le, dame, sans targer (tarder).
Autre chose n'avons vaillant ; Si il mourait, par mon serment, Jamais au cœur je n'aurais joie.
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Telle est cette antique et naïve production de la muse neuchâteloise. Sous la vulgarité du dialogue et la gaucherie du style, on surprend quelques intentions: l'auteur a cherché à varier de son mieux les caractères de ses personnages, et l'un de ses bergers au moins ne ressemble pas aux autres. La langue, dans sa platitude un peu niaise, a de la clarté à défaut de relief. Sans doute les bourgeois d'alors n'assistaient point sans émotion à cette mise en scène du mystère de l'incarnation, à laquelle les costumes sacerdotaux et les hymnes latins devaient prêter quelque éclat aux yeux d'un auditoire inculte.
Cet art dramatique primitif a fleuri abondamment aussi dans le pays de Vaud; malheureusement on n'y a conservé aucune des œuvres représentées, et il n'en reste que quelques titres, consignés dans les manuaux du Conseil de Lausanne. En 1427, on joue dans cette ville La Dispute de l'âme et du cm-psi en 1438, Jean Piaget reçoit 36 sols pour une représentation qu'il a dirigée, et quinze ans plus tard, en 1453, à la Fête-Dieu, le même imprésario donne au peuple de Lausanne le Mystère de la Passion. En 1440, à l'occasion du passage du pape Félix V se rendant au concile de Bâle, on joua une Moralité, dont le sujet n'est pas indiqué. En 1460, les habitants du quartier de Saint-Laurent jouent Y Histoire de Sainte Suzanne1. En 1461, spectacle mémorable: des «gens de Lausanne, d'Estavayer, de Moudon et d'autres lieux » représentent sur la place de la Palud, devant l'évêque Georges de Saluces, rentrant après huit ans d'absence, le Mystère de l'état du monde. En 1488, on renvoie l'élection du Conseil (!) à cause du jeu d'un mystère dans le cimetière de la cathédrale. Enfin — nous en passons plusieurs — à la date du 30 juillet 1536, les comptes de la ville men-
1) En 1470, le Mystère de Sainte Suzanne est représenté à Chambéry (Petit de Julleville, les Mystères).
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tionnent un paiement fait aux compagnons qui ont «joué une histoire. » C'est la dernière représentation qui eut lieu à Lausanne avant la proclamation de la Réforme (octobre 1536).
Les petites villes vaudoises n'étaient pas non plus privées de ce genre de spectacle. Dans les archives de Moudon — pour ne citer qu'un exemple — figure un paiement de 10 florins de Savoie pour les comédiens qui, le jour des Rameaux, ont joué la Passion, et le lundi suivant la Résurrection. Quelques mois plus tard, douze comédiens reçoivent 60 sols pour une histoire pieuse jouée le jour de la Saint-Barthélemy.
Nous sera-t-il permis de compter au nombre des œuvres dramatiques nées sur notre sol le Mystère de Saint Bernard de Menthon1 ? Le sujet de cet ouvrage est la fuite de Saint-Bernard, qui abandonne sa fiancée, Marguerite de Miolan, pour suivre sa vocation religieuse, son expédition contre les hôtes infernaux qui infestaient le mont Joux, et la fondation des deux hospices du Saint-Bernard sur l'emplacement de leurs repaires.
M. Petit de Julleville pense que ce mystère appartient au XVme siècle; il a été écrit très probablement par un moine du Saint-Bernard, puisque certains vers sont des appels fort clairs à la générosité des spectateurs en faveur de l'hospice. C'est là qu'il a dû être représenté, sans doute à la fête du patron de la montagne, c'est-àdire le 15 juin, après la fonte des dernières neiges, au moment où, les chemins redevenus praticables, les habitants des vallées venaient célébrer avec les moines la mémoire du saint apôtre. L'auteur devait être un enfant du pays, car la langue dont il s'est servi est l'idiome littéraire de la Savoie, du Valais et du val d'Aoste. « C'est, dit M. Lecoy de la Marche, du français quelque peu mitigé par l'introduction de certains mots ou de certains tours de phrase appartenant au dialecte
1) Paris, Didot (Société des anciens textes français).
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local. » A cette savante remarque, nous ajouterons l'observation que voici : plusieurs détails, plusieurs traits de mœurs, semés dans cette œuvre vraiment touchante et pathétique, la rattachent d'une façon directe à notre pays. Ainsi, le sire de Miolan, lorsqu'il fait défier le sire de Menthon, jure « par notre Dame de Lausanne; » ainsi encore, l'hôte du Bourg St-Pierre, offrant à un pèlerin du vin de sa cave, a soin de lui en indiquer le mérite et la provenance : Il est bien frais ; C'est du vin rouge du Valais.
Enfin, qui ne reconnaîtrait le caractère indigène à ce mot de la fin : « Allons boire !. »
Les mystères n'étaient pas seulement représentés dans les grandes fêtes religieuses : on en donnait aussi — nous venons de le voir — des représentations extraordinaires dans certaines occasions solennelles, comme l'arrivée d'un grand personnage à qui l'on tenait à faire honneur. C'est ainsi que Genève reçut le 4 août 1523 Béatrice de Portugal, femme du duc de Savoie. On lui épargna, par égard pour sa grossesse, les salves d'artillerie, mais on ne jugea pas que la vue d'un mystère pût lui causer de fâcheuses émotions. Le spectacle donné en son honneur au Bourg-de-Four avait pour sujet Sainte Hélène et son fils l'empereur Constantin : il était distribué en six parties très courtes, et le hoc signo vinces recevait une application tout actuelle dans la scène finale, où Constantin et sa mère, après avoir exalté la croix du Calvaire, faisaient une allusion flatteuse à la croix de Savoie :
0 croix de grande efficace, Je vous adore en cette place : Par vous soit mon âme sauvée.
— C'est elle qui fait avoir grâce De Dieu, qui tous péchés efface, Cela est chose éprouvée.
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— La croix blanche vaut qu'on l'embrasse Et qu'on die par grande audace : Vive celle qui l'a trouvée.
C'était fort galant; mais on assure que la jeune princesse accueillit avec une froide indifférence les démonstrations courtoises des Genevois, et que leur susceptibilité, toujours très vive, fut blessée par ces « façons de Portugal. » Ce n'était point «par devoir» qu'ils lui avaient fait fête, mais comme « bons amis. » Or Bonivard a caractérisé ainsi les Genevois d'avant Calvin : « Le peuple est doux, bénin, courtois et libéral ; n'est danger que du trop ; plus magnanime que prudent, et ce tant entre eux comme aux étrangers et toute sorte de gens, pourvu que ce soit sans contrainte. » Il fallait peu de chose pour réveiller la verve frondeuse et les ressentiments de ce peuple ombrageux et fier. Les .soties qu'il courait applaudir montrent assez qu'il savait prendre au besoin sa revanche.
Les soties étaient des pièces de circonstance, des œuvres éphémères, dont un très petit nombre nous ont été conservées ; on en possède deux qui ont été représentées à Genève, « en la place du Molard, » le dimanche des Bordes, l'une en 1523, l'autre en 1524, par une confrérie dramatique dont les membres portaient le nom à!Enfants de Bontemps. Ces deux pièces font les allusions les plus claires aux malheurs de Genève et aux duretés de ses princes. Le « bon temps » est mort, Dame Folie est en deuil. Ecoutez-la plutôt : .Enfants, je suis mère Folie, Qui pour passer mélancolie Viens vous voir vêtue de noir.
J'ai matière de désespoir : Je suis veuve de fort longtemps ; C'est, comme devez bien savoir, De votre père Bontemps.
A ce moment paraît un messager vêtu de vert : c'est le Printemps, qui apporte une lettre du prétendu dé-
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funt; Bontemps n'est pas mort, Bontemps reviendra.
La Folie se hâte d'appeler ses enfants ; ils accourent, montent sur les tréteaux : ces acteurs, jusqu'à ce moment dispersés dans l'auditoire, sont désignés par leurs noms véritables, qui sont bien Genevois. Dans le nombre figure un certain Perrotin, qui est cité en 1510 comme ayant reçu de la ville un florin pour la composi- tion de certaines gaillardises : quelque sotie sans doute.
Mère Folie communique à ses enfants le message de Bontemps : le texte en est curieux ; on y trouve entre autres ce vers significatif : Je vous laissai y a quatre ans.
Nous sommes en août 1523: c'est en août 1519 que la tête du patriote Berthelier est tombée sous la hache de l'évêque; l'allusion est évidente, car Bontemps a soin d'expliquer qu'il s'est enfui parce que Genève ne s'appartient plus et de peur D'être exécuté par justice.
A leur tour les fous écrivent à Bontemps pour le supplier de revenir sans tarder. La sotie se termine par une scène étrange et bouffonne : les enfants de la Folie se taillent des bonnets de fous dans la chemise de leur mère; mais la toile manque : ils doivent se contenter de bonnets qui n'ont qu'une oreille. Jusqu'à l'an prochain on attendra, le verre en main, le retour de l'exilé : Buvons en attendant Bontemps !
Un an plus tard, les mêmes acteurs jouaient une seconde sotie, qui fait suite à la première. Le duc et la duchesse de Savoie étaient alors à Genève; mais ils n'assistèrent pas au spectacle, sous prétexte « qu'on ne leur avait pas dressé leur place, » et aussi « parce qu'on disait que C'étaient Huguenots qui jouent. » Cette courte note, en tête du manuscrit, nous ouvre une échappée
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sur l'état des esprits à Genève, et le texte de la pièce n'est pas moins instructif. Bontemps n'est pas revenu comme on l'espérait ; mère Folie est morte ; ses enfants, ne sachant que devenir, s'adressent au Monde, au sage Monde, qui leur fournit du travail; mais le Monde n'est jamais content. Qu'a donc ce grincheux? Il doit être malade. On lui amène un médecin, qui, sous prétexte de donner au Monde une consultation, lui tient des propos d'une hardiesse singulière : il lui parle des « bé-iiéfices » ecclésiastiques qu'on vend et qu'on achète, des enfants en nourrice qui sont « abbés, évêques et prieurs. » Ce sont des mensonges, répond le Monde, des « propos du pays de Luther. » Et le médecin de répliquer : Parlez maintenant des défauts : Vous serez à Luther transmis !
En d'autres termes, on qualifie de luthérien quiconque se plaint des abus et des misères du temps. La consultation se poursuit : ceux qu'elle intéresse et qui veulent connaître la conclusion de la farce en trouveront une analyse spirituelle et complète dans le beau livre de Marc Monnier, Genève et ses poètes: « On le voit, ajoute l'éminent écrivain, à l'époque où nous sommes parvenus, Genève songeait sérieusement à se débarrasser de son duc et de son évêque. Elle se rapprochait de Berne et de Fribourg, qui deux ans après lui envoyèrent des ambassadeurs pour jurer la combourgeoisie. Genève se serrait contre la Suisse pour s'abriter contre la Savoie, et avec l'appui de Berne, elle allait obtenir à la fois l'indépendance politique et l'indépendance religieuse, la Réforme et la liberté. »
IV
L'histoire de Genève au début du XVIme siècle se résume tout entière dans la lutte avec le duc de Savoie
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et l'évêque son parent, coalisés tous deux contre elle.
Nous devons à Bonivard la vivante peinture de cette époque agitée.
François Bonivard était né en 1493, à Seyssel, de parents savoyards; il apprit le latin, étudia le droit à Fribourg en Brisgàu, puis fréquenta les universités de Strasbourg et de Turin. Sa famille possédait quelques bénéfices ecclésiastiques ; il avait dix-sept ans quand un sien oncle lui résigna le prieuré de Saint-Victor, couvent de Bénédictins aux portes de Genève. Le jeune prieur se garda de se faire ordonner prêtre, se contenta de toucher ses revenus et de gouverner paternellement ses neuf moines. C'était le moment où se formait dans Genève le parti national illustré par Bezanson Hugues et Philibert Berthelier. Bonivard, que tant d'intérêts auraient dû rattacher au parti de l'Eglise et de la Savoie, alla droit au parti des Enfants de Genève, « gens de bien, amateurs de liberté. » C'était aussi le parti de la jeunesse et des hardies équipées : il devait en être.
Et, de fait, il rendit à ses amis plus d'un service important. Nous le retrouvons au nombre des Eiguenots, ou partisans des Suisses, contre les Mamelus, partisansdes Savoyards. La cause proprement, genevoise a conquis sans retour cette âme indépendante et généreuse : « Combien que je n'en fusse natif (de Genève), mais.
que mon père et mère fussent sujets à Monsieur de Savoie, je ne tenais pas pour mon pays celui de mon origine, mais celui de mon domicile, comme aussi le porte tout droit divin et humain. » Berthelier, qui l'avait pris pour parrain d'un de ses fils, lui avait dit : « Monsieur mon compère, touchez là: pour l'amour de Genève vous perdrez votre prieuré, et moi la vie.» En 1519, Berthelier mourait sur l'échafaud, et Bonivard, qui avait pris le large, était traîtreusement arrêté par de& agents du duc et contraint de renoncer à son bénéfice.
Il ne recouvra sa liberté qu'au bout de trois ans et son
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prieuré qu'en 1527. En 1530, ayant obtenu un saufconduit du duc pour aller à Seyssel voir sa mère, « qui était ancienne et malade, » Bonivard est accusé auprès des syndics de Genève d'avoir déserté la ville et de la trahir. Il n'ose ni rester dans sa famille au delà du terme fixé, ni rentrer à Genève; un jour, cheminant sur la route de Lausanne, il tombe dans une embuscade, se voit g'arrotté et conduit à Chillon.
Cette « seconde passion » — c'est ainsi qu'il appelle sa captivité — dura six ans. Il fut assez doucement traité pendant deux ans, puis, brusquement, jeté dans ce fameux souterrain, où il avait « si bon loisir de se promener, » qu'il « empreignit un chemin en la roche comme si on l'eût fait avec un martel. » Il ajoute qu'il composa alors, « tant en latin qu'en français, beaucoup de menues pensées et ballades. » Remis en liberté par les Bernois en 1536, il rentra, aux acclamations de ses concitoyens, dans une Genève nouvelle, où venaient de s'accomplir la Réforme et l'émancipation politique, où il n'y avait plus ni évêque, ni duc, ni messe,. ni prieuré de Saint-Victor. On lui donna un logis et une pension de 200 écus, puis, à la suite de réclamations et de conflits pénibles, on lui alloua 800 écus pour payer ses dettes. Il en laissa pourtant; mais il laissa mieux : sa bibliothèque, qu'il légua à la ville. Il mourut en 1570, âgé de 77 ans.
Bonivard avait été marié quatre fois, depuis la fin de sa « seconde passion. » Ses mariages ne furent pas heureux, et ses démêlés conjugaux occupèrent trop souvent le Consistoire; sa quatrième femme fut même condamnée à mort pour adultère, et, cousue dans un sac, jetée dans le Rhône. Triste vieillesse que celle de l'ex-prieur. Les registres du Consistoire nous disent assez qu'il se soumettait avec peins à la nouvelle discipline de Genève : il est accusé de négliger le prêche et la cène, de porter un bouquet sur l'oreille, « ce qui lui
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sied mal, à lui qui est vieil, » d'avoir joué au cabaret, avec Clément Marot, une partie de tric-trac en buvant un quarteron de vin. Ses convictions intimes répondaient à ces allures un peu fantaisistes : il a écrit con-
tre les papes et les prêtres, mais aussi contre les « difformes réformateurs ; » il estimait que « ce monde est fait à dos d'âne: si un fardeau penche d'un côté et vous le voulez redresser et le mettre au milieu, il n'y demeurera guères, mais penchera de l'autre *. » A ses yeux, la Réforme « penchait de l'autre; » il ne se gênait pas pour le dire et l'écrire : « Nous crions contre les papistes et faisons pis qu'eux. » Il attaquait, plume en main, la prédestination, prêchait la tolérance; il se promenait librement dans les plus graves sujets. Décidément, Bonivard était dépaysé dans la « cité de Calvin. »
Et pourtant, c'est lui qui fut, suivant l'expression de Marc Monnier, « le chroniqueur officiel de la Réformation triomphante. » Les Conseils lui avaient confié ce travail, dans lequel Antoine Froment l'aida comme secrétaire. Commencées en 1542, ses Chroniques de Genève étaient achevées en 1551, mais ne furent pas livrées à l'impression 2: Calvin trouvait que certains passages risquaient d'offenser les alliés de Fribourg et de Berne et que le style de l'ouvrage était trop familier ou trop rude. Calvin avait tort sur ce dernier point : le style est rude en effet, libre et familier, mais savoureux et sentant le terroir. Le joyeux conteur savoyard entend garder ses coudées franches ; il ignore le parler correct des maîtres de la Réforme. Il a le langage un peu traînant, mais combien expressif! des gens du crû, il en a les locutions familières, les particularités amusantes et les rustiques habitudes. C'est là
1) L'esprit humain, a dit Luther, ressemble à un paysan ivre qui voyage à cheval ; il penche d'un côté; le redresse-t-on, il penchera de l'autre.
2) La première édition sérieuse des Chroniques a paru en 1867, par les soins de M. Gustave Revilliod. Celle de 1831 laissait à désirer à tous égards.
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justement ce qui fait l'originalité de ses écrits. Il le savait bien, car il opposait, au parler plus savant des réformateurs, les innocents caprices de la langue indigène et s'écriait avec l'intime conscience des charmes de son style : « Si nous avons une petite fille jolie, mignonne et de bonne grâce, qui die des mots infantiles, il n'y aura personne qui n'y prenne plaisir et ne la loue ; mais si une femme de réputation s'essayait de ce faire, qui ne s'en moquerait ?» Assurément, nous n'attendons pas de la prose de Calvin qu'elle ressemble à cette petite fille, (dolie," mignonne et de bonne grâce ; » elle ne dira point de « mots infantiles-, » mais la prose de Bonivard est ce qu'elle pouvait et devait être : la langue du pays, sans apprêt, sans contorsions, avec une franche saveur d'avant la Réforme et d'avant Calvin. Les images pittoresques, les vives métaphores abondent dans sa narration, et l'on s'écrierait volontiers, comme Mme de Sévigné lisant La Fontaine : « Cela est peint ! » Mais cela est peint grassement, avec des touches un peu crues et des empâtements vigoureux : les ducs de Savoie ne fourrent pas seulement leur nez, mais leur « groin dedans la ville. » « Nous avions, s'écrie-t-il, les ailes cout rrognées, si qu'à grand peine eussions-nous craché hors de nos murailles fors sur le duc de Savoie. » Les ducs aimaient Genève, mais s'ils l'ont aimée, c'est « comme le friand aime le chapon, voire l'engraisse. » En 1526, quand les Fribourgeois et les Bernois, venant à Genève, traversent le pays de Vaud, le chroniqueur note l'empressement que mettent les Vaudois à, leur faire honneur, et pour cause : car « la fumée du rôt de Morat y sentait encore. » On s'aperçoit de reste que le prieur de SaintVictor était bon convive : ses comparaisons rappellent volontiers ce qui se boit et se mange; cela devait irriter Calvin. Mais cette verve un peu vulgaire est sans cesse relevée de fine malice, et la justesse du trait ra-
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chète tout. Bonivard explique quelque part que, parmi les citoyens de Genève, il y en avait qui ne se souciaient pas du bien public et ne songeaient qu'à leurs plaisirs et profits : « Des autres, poursuit-il, y en avait qui aimaient bien la liberté et le bien public,. mais pourvu que ce fût sans danger et qu'ils prissent le poisson sanlJ soi mouiller la patte. » Image délicieuse, parce qu'elle est éternellement vraie : nous les connaissons encore, dans nos petites républiques - je ne parle pas des grandes — ces patriotes toujours prêts à servir le pays sans soi mouiller la patte.
Voilà ce que Bonivard appelait son « gros et rude langage, » cette langue « qu'est gauloise, » s'écriait-il, « française ne veux-je pas dire, car nous ou Helvetteriens ne sommes ni fûmes oncques sujets à France.» Ainsi se dessine déjà chez lui le sentiment suisse, qui devait devenir si puissant dans les cœurs genevois.
La partie la plus intéressante — et, à certains égards, pour le gros des lecteurs, la seule intéressante — des Chroniques de Bonivard, c'est celle où il a pu faire appel à ses propres souvenirs. Que de choses il avait vues en quelques années ! Genève tiraillée par le duc, l'évêque et l'Empire, les partis en armes dans cette petite place forte toujours sur le qui-vive, les chevaliers de la Cuiller tenant la campagne et menaçant la cité, l'insécurité nuit et jour, la violence remplaçant le droit, les patriotes décapités ou succombant dans cette lutte à laquelle un clergé corrompu assistait indifférent.
Quelle matière pour un historien !
A vrai dire, Bonivard ne fait pas de l'histoire, si par ce mot on entend une critique froide et sans passion des événements: il n'est pas exempt de partis pris, il ne sait point mesurer ses expressions, faire taire ses ressentiments; comment s'en étonner de la part d'un homme qui a vécu à Genève dès sa jeunesse, qui a été l'ami des héros de l'indépendance, qui a partagé leurs
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épreuves et leurs rêves ! Mais il est infiniment plus sérieux que beaucoup de chroniqueurs de son temps, qui accueillent toutes les traditions fabuleuses et s'égarent dans les détails puérils; Bonivard connaît le prix des documents, des actes originaux, les produit et les cite au long; il discute ses sources en homme qui a le sentiment des responsabilités de l'histoire. Il marque d'un mot juste la signification et la moralité des événements qu'il raconte, il met à nu les secrets mobiles auxquels obéissent les personnages et les foules; il a des remarques à la fois ingénieuses et profondes, comme celle que lui suggèrent les relations de Genève avec son évêque : « Il était bien vrai, dit-il, que l'évêque était prince et qu'on obéissait à ce qu'il commandait, mais c'était sous condition qu'il commandât ce que le peuple voulait. » Il discerne fort bien que la Réforme est moins encore une révolution dogmatique qu'une révolution morale : « J'ose bien dire que la plupart de ceux qui refusaient l'Evangile ne le faisaient pas pour dévotion qu'ils eussent à la loi papale, mais pour la sévérité qu'était en l'autre. »
Nous sommes en outre frappé d'une chose qui n'a pas été, croyons-nous, relevée par ceux qui ont écrit sur Bonivard ; c'est l'idée, vingt fois exprimée par lui, que Genève est la « cité de Dieu, » miraculeusement gardée.
Peut-être cela paraît-il trop naturel aux historiens genevois pour qu'ils y aient fait attention. Il est cependant curieux d'entendre l'ex-prieur savoyard déclarer que Dieu « veut faire de Genève son Bethléem, » que Genève « a été dès son commencement une ville élue de Dieu pour faire des ouvrages merveilleux et étranges. » Un jour d'alerte, le peuple court aux armes confusément, «sans savoir ce qu'il faisait; » mais, ajoute le chroniqueur, « le bon Dieu gouvernait pour eux, qui était meilleur et plus savant capitaine que pièce qui fût au camp du duc de Savoie. » Dieu « faisait le guet
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pour Genève tandis qu'elle dormait.» Vainement les gentilshommes de la Cuiller vinrent avec leurs échelles, un soir de jeudi saint, tenter une escalade : « Ils ne purent oncques approcher. Dieu leur ôta le coeui*. » Que prouvent de telles paroles, sinon que Bonivard avait profondément conscience du rôle exceptionnel réservé dans l'histoire à cette petite cité pour laquelle il avait souffert? Si l'on a trop longtemps fait du prisonnier de Chillon une sorte de héros romantique — ce qui est une grande erreur, puisque lui-même eut le bon goût de ne jamais se poser en martyr, — il ne faudrait pas non plus ne voir en lui qu'un aimable bon-vivant ou un franc-tireur indiscipliné. Il suffit, pour S'attacher à cet homme et pour dégager sa vraie physionomie morale, de lire les admirables pages de son récit consacrées à Philibert Berthelier; c'est avec une émotion respectueuse qu'il contemple cette âme de héros, et sa plume d'ordinaire enjouée rencontre pour le peindre un trait d'une concision bien expressive: « Je ne vis oncques un si grand mépriseur de mort. »
Nous en avons dit assez sur le principal ouvrage de Bonivard pour ne point nous arrêter à ses autres écrits : Avis et devis de l'ancienne police; Avis et devis de la source .de Vidolâtrie, — où l'on rencontre quelques-unes de ses meilleures pages;—le traité de Noblesse, plein de traits mordants contre les parvenus de l'époque; Amartigénèe, traité sur l'origine du péché, qu'il dédia à sa femme (était-ce une épigramme ?). Ne disons rien non plus des vers de Bonivard. En 1517 (il avait vingt-cinq ans: cet âge ne doute de rien), nous le voyons prendre le titre de poète-lauréat, qui ne laisse pas d'étonner un peu, lorsqu'on lit les vers obscurs et contournés du prieur.
Il n'était poète qu'en prose.
On a appelé Bonivard un homme de la Renaissance égaré dans la Réforme; il est surtout un homme du bon vieux temps, rattaché par toutes ses racines à l'é-
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poque qui vient de finir et dont il demeure le vivant témoin au milieu de la génération nouvelle.
Si Bonivard fut le peintre par excellence de l'ancienne Genève, il n'est pas seul à nous renseigner sur les temps agités qui précédèrent immédiatement la Réforme. Parmi les diverses chroniques qui se rapportent à ce moment, il en est une qui est loin d'égaler la sienne en valeur littéraire, mais qui a le mérite de nous en donner à certains égards la contre-partie.
Jeanne de Jussie était religieuse au couvent de Sainte-Claire, qui avait été fondé à Genève, en 1476, par Yolande, femme du duc Amé IX et sœur de Louis XI. Le lundi 30 août 1535, jour de Saint-Félix, à 5 heures du matin, les sœurs, depuis longtemps menacées par le flot montant des doctrines nouvelles, durent quitter leur maison de Genève: elles se retirèrent à Annecy, où plus tard Jeanne de Jussie devint abbesse de son couvent. Elle y mourut âgée de 58 ans (et non centenaire, comme on l'a dit) en 1561. La littérature doit beaucoup aux révolutions : si les Clarisses n'avaient été chassées de leur pieuse retraite, nous n'aurions jamais eu le livre , de sœur Jeanne ; ayons la barbarie de ne point déplorer les circonstances qui l'ont faite écrivain, d'autant que nos regrets ne sauraient rien raccommoder.
Sœur Jeanne était née à Jussy-l'Evêque, en 1503, d'une famille qui avait fourni à Genève des conseillers et des magistrats. Elle avait été « escollière » à Genève et connaissait dès l'enfance la ville, ses mœurs, ses habitants. Entrée à dix-huit ans au couvent de SainteClaire, elle devait être une des plus lettrées d'entre les sœurs, car c'est elle qui, au sortir de Genève, chez le baron de Viry, où les Clarisses trouvèrent asile, fut chargée d'écrire au duc pour lui exposer leur triste situation. Elle a soin de noter le fait, et ajoute même sans fausse honte que ses lettres « furent trouvées belles
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et bien couchées ; et, les lisant, épandaient abondance de larmes de pitié et dévotion. »
C'est vers 1545 ou 1547 qu'elle écrivit son livre, qui ne fut publié qu'une soixantaine d'années après et dans un intérêt de polémique religieuse. De là ce titre, le Levain de calvinisme, qui n'est pas de Jeanne et qui jure avec le contenu d'un ouvrage où n'apparaissent ni le nom, ni la personne de Calvin. Comme l'a dit M. A.
Rilliet, l'établissement de la Réforme dans Genève avait aux yeux de Jeanne le double caractère de l'hérésie et de la rébellion : c'était un attentat contre les droits de l'Eglise et une révolte contre la maison de Savoie. Cette grande innovation fut accompagnée de scènes violentes et tumultueuses, de meurtres et de soulèvements populaires : ce sont ces mœurs rudes, ces émeutes, ces guerres de rue, ces bris d'images, ces temples profanés, que dépeint avec une profonde douleur, mais dans un style simple et sincère, la Clarisse indignée. Il est naturel que du fond de son cloître elle n'ait pu toujours se renseigner avec exactitude, aussi accueille-t-elle sans critique les bruits du dehors, dont elle n'est que l'écho; mais cela même donne du prix à son livre; elle n'entend que ses amis, papistes fervents, de sorte que son récit,reproduit avec une fidélité naïve l'état des esprits dans le camp des Mamelus. On y trouve tel incident également rapporté par Bonivard ou Froment, et la comparaison des deux versions montre une fois de plus comment les partis pris contraires colorent diversement le même fait. De parti pris, Jeanne ne saurait en être exempte : elle est femme, et nonne pardessus le marché. Mais ses saintes colères, ses préjugés étroits, la féroce ingénuité de son fanatisme, donnent à sa chronique une verdeur singulière. Elle ne manque d'ailleurs pas d'esprit, elle sait donner aux personnages et aux événements une physionomie pleine de relief et de réalité. Nous voyons croître l'effervescence popu-
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laire ; les rues et les églises deviennent des champs de bataille; on sent que de grandes choses sont en voie de s'accomplir. Aux jours où les Bernois tenaient la campagne aux environs de Genève, la bonne sœur a sans doute vu de son cloître cc les mauvais garçons de Genève se tenant Sur les murailles pour regarder le feu et fumée des châteaux et églises qui brûlaient à l'entour de Genève. car combien que l'air fût beau et clair, néanmoins il était offusqué par la grande fumée. »
En octobre 1532, Jeanne signale l'arrivée d'un « chétif malheureux prédicant, nommé maître Guillaume, natif de Gap en Dauphiné. » Farel trouve à Genève un peuple remuant, qui a déjà pris l'habitude de traiter avec irrévérence les symboles les plus respectables, car avant sa venue on avait vu des polissons « sauter par-dessus les autels comme chèvres et bêtes brutes. »
Ils prenaient les saintes huiles et les « épanchaient sur la terre par grande horreur et mépris,. crachaient et se mouchaient sans honte ni vergogne et se torchaient des saints corporaux. Il fut dit qu'au pays de Vaud, en une église, ils prirent la sacrée hostie, et la firent manger à une chèvre bête brute, puis dirent par grande dérision : Va-t'en mourir quand tu voudras, car tu as tes sacrements. »
Notons toutefois que Jeanne fait loyalement la part de ses coreligionnaires dans cette lamentable déconsidération des choses sacrées, et voit dans les épreuves qui frappent l'Eglise un sérieux avertissement de Dieu : « Il est bien vrai que les prélats et gens d'Eglise pour ce temps ne gardaient pas bien leurs vœux et états, mais gaudissaient dissolument des biens de l'Eglise, tenant femmes en lubricité et adultère, et quasi tout le peuple était infect de cet abominable péché. Et les bons religieux et religieuses participaient du jugement de Dieu avec les coupables. »
Au nombre de ces « bons, » elle compte certainement
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les deux chanoines qui expulsèrent Farel de l'église de Saint-Pierre à coups de pieds et de poings : « Un d'iceux lIe cuida transpercer au travers du corps; mais un des syndics le retira par le bras, de quoi plusieurs furent marris que le coup ne prît bien.» Je soupçonne la pieuse Clarisse d'avoir partagé ce regret inhumain; elle n'a pas deux manières de parler des réformés : elle les appelle « ces chiens, » et leur chef est « Satan Farel. »
Tout ce que fait le prédicant dauphinois prend à ses yeux un aspect révoltant : « Le dimanche de Quasimodo, ce chétif Farel commença à épouser homme et femme ensemble, selon leur forme et tradition; et n'y font. aucune solennité ni dévotion, mais seulement leur commandent de soi conjoindre et de multiplier le monde, et dit quelques dissolues paroles que je n'écris point ; car au cœur chaste est horreur de les penser. » Elle trouve très naturel au contraire le procédé employé par les « petits enfants des chrétiens,» qui, après l'enterrement d'un apothicaire hérétique, dirent l'un à l'autre : « Ces gens n'ont point donné d'eau bénite sur leur frère; allons lui en donner de telle qu'il mérite pour réfrigère à son âme. »
Je m'arrête, plus réservé que sœur Jeanne, et n'osant dire de quelle façon ces dévots enfants aspergèrent la tombe de l'apothicaire. La chronique de Jeanne a précisément le mérite de peindre dans sa crudité le conflit des passions populaires : elle nous montre les familles divisées, les femmes des chrétiens proférant d'horribles menaces contre les femmes hérétiques, « afin que toute la race soit exterminée, » les enfants fanatisés portant « des pierres en leur giron, » tandis que, dans l'autre camp, les femmes luthériennes saisissent toutes les occasions de braver leurs adversaires et se mettent à leurs fenêtres quand une procession passe, « afin que
1) C'était le chanoine Verly, dont il est question plus loin.
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chacun les vit filer leur quenouille et travailler de l'aiguille. »
Au récit des scènes comiques ou sanglantes qu'elle rapporte, se mêle la superstition la plus grossière. Lorsque fut exhumé, cinq jours après l'enterrement, le corps du chanoine fribourgeois Verly, tué dans une rixe et réclamé par sa famille, il était « aussi frais, vermeil et entier que le premier jour, sans aucune puantise, mais sentait bon. » Le jour vint où les religieuses durent quitter la ville gagnéé à la Réforme. Le récit de cet exode, intitulé Douloureuse départie des sœurs de Sainte-Claire, est le chapitre le plus dramatique et le plus touchant. Dans la nuit qui précéda le départ, toutes les sœurs se réunirent à l'infirmerie autour de la mère abbesse, qui était « faible, malade et ancienne ; » elle leur donna sa bénédiction et leur recommanda d'obéir à la mère vicaire.
Celle-ci les « confortait, » disant : « Mes chères mères et sœurs, ayons bon espoir en Dieu!. Mettez-vous toutes en belle ordonnance et dévotion, prêtes à partir quand ces gens viendront, et vous tenez deux à deux par la main fermement, tant près l'une de l'autre que nul ne vous puisse séparer, et (remarquez cette recommandation) et tenez bon silence. » Les sœurs chantent le de Profundis, vont « prendre congé des saintes mères trépassées, » prient Dieu que leur couvent ne soit « jamais gâté ni violé d'insolence. » Puis vient l'heure fatale: une grande foule s'est amassée dans la rue, mais le syndic qui protège la sortie des bonnes sœurs a interdit au peuple toute manifestation. Elles franchissent le seuil en bon ordre: la mère vicaire et l'infirmière ouvrent la marche « de grand courage, » soutenant entre elles sœur Catherine, vieille et malade, « avec un bâtonnet en sa main*, » vient ensuite l'abbesse, « bien débile d'ancienneté, douleur et maladie, » soutenue par une jeune sœur; puis Jeanne de Jussie don-
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nant la main à la mère portière, puis les autres sœurs, deux par deux, toutes ayant la face voilée et « composées en silence. » Les archers leur font escorte jusqu'au pont d'Arve et tout se passe sans encombre; mais à peine sont-elles sorties de la ville, que la foule éclate en quolibets longtemps réprimés : « Et les uns par moquerie criaient comme après notre Seigneur : « Où est cette grande noblesse pour les recevoir, et les tentes et les pavillons pour les garder de la pluie.» Et les autres par dérision feignant de pleurer, disaient : « Hélas ! Genève, qui te gardera ? Tu perds ta lumière ! »
Les autres criaient: « Adieu, les souris! Elles sont sorties du nid, et vont par les champs comme pauvres égarées ! »
Le syndic, qui me rappelle un peu Pilate se lavant les mains, prend très décemment congé des Clarisses : « Or adieu, belles dames; certes votre départie me déplaît. » Et quand toutes furent sur le pont, il frappa ses mains disant : « 11 est tout conclu. Or il n'y a plus de remède et plus n'en faut parler. » — Scène bien vivante; mais la suite n'est pas d'un réalisme moins piquant. Grande fut la surprise des sœurs, des vieilles surtout, qui avaient perdu depuis longtemps l'habitude d'errer dans les champs et qui se trouvaient brusquement jetées du cloître dans le vaste monde; il y en avait six qui avaient passé une longue vie à l'ombre du cloître, « qui s'évanouissaient tout à coup et ne pouvaient porter la force de l'air; et quand elles voyaient quelque bétail ès champs, cuidaient des vaches que fussent ours et des brebis lanues que fussent loups ravissants. »
Le tableau est complet, n'est-il pas vrai? Rien ne manque à la peinture de ce lamentable exode, ni le défilé des sœurs, qui sortent dignement et s'appliquent pour un jour à garder le silence, ni les railleries implacables de la foule, ni les civilités officielles du syndic,
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un peu honteux de sa vilaine besogne, ni l'ahurissement des « pauvres égarées, » que le jeu brutal d'une révolution vient d'expulser de leur saint asile et de rejeter dans les hasards du monde !. Jeanne de Jussie nous a donné là, sans songer aux effets littéraires, une page de grand prix, une page vécue, pittoresquement colorée et pleine de ces traits expressifs que la douleur ou la passion suggère aux âmes les plus simples. La Réformation, qu'elle maudit de si bon cœur, a fait d'elle un écrivain.
Des scènes analogues à celles que rapporte Jeanne de Jussie ont inspiré tout différemment le noble Pierre de Pierrefleur, grand banneret d'Orbe. Catholique zélé, sincèrement affligé à la vue des progrès de la Réforme, il raconte jour par jour dans ses mémoires les faits dont il est le témoin. Mais il tient surtout à être vrai et ne se laisse point aveugler par la passion. C'est un magistrat, un homme cultivé, qui peut-être avait été formé aux écoles de Paris, où il était d'usage d'envoyer les jeunes gentilshommes du pays de Vaud. Son témoignage a plus de poids, sinon plus de piquant intérêt, que celui d'une pauvre Clarisse qui ne reçoit les nouvelles qu'à travers la grille du parloir.
Pierrefleur commence à,écrire en 1530 K Il s'excuse modestement, dans son avant-propos, de son « mal orné et simple langage, lequel est rude, selon la forme et style du pays. » Nous avons vu Jean Bagnyon et Bonivard s'excuser pareillement; Viret fera de même. Le style de Pierrefleur est d'allure un peu gauche, mais dit nettement ce qu'il veut dire; par instant, un trait inattendu révèle chez cet homme qui se livre peu, un bon fond d'observation et de sentiment; je ne sais à quelle occasion il mentionne Lucerne, Uri, Schwytz,
1) Sa chronique originale est perdue; nous n'en possédons malheureusement que des extraits.
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Unterwald et Zoug, « qui sont petits cantons, dit-il, mais ils sont grands de cœur. » Il a plus d'un mot pareil, sobrement éloquent.
Il nous conte au début de ses mémoires l'arrivée de Farel à Orbe, l'« audace présomptueuse» du prédicant, qui « s'en va mettre en chaire sans demander congé à personne, » les cris, les sifflets, les injures. qui l'accueillent, « en sorte que l'on n'eût pas ouï Dieu tonner, et n'entendaient aussi chose qu'il dît. » Pierrefleur, lui, n'injurie pas et voit les choses de plus haut que le menu peuple; il ne saurait approuver la violence; il voudrait faire autour du réformateur, non du bruit, mais le vide. Mais bientôt Farel eut groupé autour de lui une dizaine d'adeptes; parmi eux, Pierrefleur signale Pierre Viret, lequel, peu après, fit à Orbe son premier sermon. Le chroniqueur nous donne en deux pages une biographie précise et complète du réformateur vaudois, sans y mêler, — chose bien remarquable à cette époque — un seul mot amer ou violent, une seule récrimination. Il enregistre, toujours sur le même ton calme et attristé, chaque progrès de la doctrine nouvelle, la première cène que célébra Farel, la destruction de l'autel de Notre-Dame, « déroché » par Christophe Hollard, en présence des gens d'Orbe, « qui tous le regardaient, à leur grand regret et sans lui rien faire. » A Genève, les choses se passent moins doucement : le contraste entre les deux tempéraments populaires éclate ici d'une façon frappante.
: La propagation de la Réforme à Grandson, Yverdon; la conquête du pays de Vaud par les Bernois, l'arrivée des premiers baillis, qui « faisaient amas de tant de biens, d'or et d'argent, que tous étaient riches à leur retour et faisaient de belles maisons, à mode de petits palais, en leur ville de Berne ; » la fameuse dispute de Lausanne; l'introduction du chant des psaumes de David, « faits en rime française par Clément Marot, »
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dans le culte des réformés d'Orbe; la fondation des écoles, les représentations de moralités anti-papistes {nous y reviendrons au chapitre suivant) ; la votation populaire, ou plus, qui eut lieu à Orbe, l'abolition officielle de la messe, qui plongea les chrétiens « en un regret indicible;» la défense faite aux catholiques d'Orbe d'aller ouïr la messe dans les villages voisins, ordonnance qui est « contrevenante à leur conscience, » — tels sont, avec bien d'autres moins saillants, les faits notés par Pierrefleur: « Et moi, voyant et oyant telles ou semblables désolations, j'en pleurais et levais les yeux vers le ciel, priant Dieu qu'il veuille mettre fin aux grands discords de son Eglise, Amen ! » Vous connaissez maintenant l'honnête et pieux banneret d'Orbe. Le trait saillant de cette physionomie, j'y insiste, est la modération. Ce n'était point une qualité vulgaire en un temps où les partis s'égalaient en violence et rivalisaient d'invectives. Il ne coûte rien à Pierrefleur de reconnaître les talents de ses adversaires; il ne met pas moins de sincérité à marquer les faiblesses de ses amis, comme le prieur de Grandson, qui «n'avait grande vertu en lui, fors qu'il était grand chasseur de cailles et de perdrix avec le chien et l'oiseau, ce qu'il avait appris en son couvent. » A vrai dire, le banneret est attaché à la religion de ses pères beaucoup plus qu'au clergé romain; il a eu maille à partir avec certains prêtres et conclut que « sont dangereuses gens que gens de religion. »
Il me semble que Pierrefleur représente assez exactement le caractère vaudois : c'est un esprit calme, réfléchi, exempt de fiel, nullement agressif, peu friand de nouveauté et préférant la paix du statu quo, subissant avec résignation les faits accomplis, se repliant sur lui-même et remâchant son chagrin, plutôt que de se répandre en bruyantes clameurs ou de se révolter ouvertement; âme patiente et passive, ayant, pour tout
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dire, la longue endurance des races campagnardes; avec cela, respectueuse des choses de la religion, mais aussi solidement attachée à ses intérêts temporels, et considérant volontiers les événements d'un point de vue un peu terre à terre. Il est à cet égard un mot de Pierrefleur qui achève de le peindre ; il raconte comment les commis et les ambassadeurs de Berne et de Fribourg partagèrent entre ces deux villes les biens des églises, à Grandson, à Orbe : « Est à noter, dit-il, que quant au partage de l'argenterie, comme calices, ciboires, et autres choses qui étaient d'argent, le tout se partageait à belle balance par les dits ambassadeurs. Les dits affaires être ainsi faits et démenés, s'en partirent les dits seigneurs et s'en tornèrent en leur pays en emmenant les biens meubles de nos Eglises.
Et voilà le bien et le profit dont nos luthériens sont cause. »
Les trois chroniqueurs qui viennent de nous occuper nous ont conduits insensiblement en pleine époque de la Réforme. Il est temps d'aborder ce grand sujet. Mais je me hâte de prévenir le lecteur qu'il ne trouvera pas dans le chapitre qui va suivre une histoire même abrégée de la Réformation dans la Suisse française; ce sujet a été traité maintes fois, sous ses diverses faces et dans ses parties essentielles, par des écrivains dont les ouvrages sont devenus populaires; je suis en droit de supposer connues les diverses péripéties de cette grande révolution religieuse et morale et de m'attacher plus particulièrement à étudier, au point de vue littéraire, ceux qui en furent les promoteurs et les chefs : Farel, le défricheur intrépide, le pionnier de la Réforme ; Viret, son auxiliaire, le vulgarisateur habile et disert des doctrines nouvelles; enfin le législateur, Calvin, avec son ami et son successeur, Théodore de Bèze.
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CHAPITRE Il
LES RÉFORMATEURS
Guillaume Farel. - Neuchâtel centre de la Réforme française. —
Pierre Viret. — Antoine Froment. — Calvin à Genève. — Théodore de Bèze. — Sébastien Castalion.
1
Farel, Calvin ! Deux serviteurs bien différents de la même cause.
Le méridional Farel a en partage la fougueuse éloquence, l'élan et la confiance hardie d'un preneur de villes. Le Picard Calvin a l'esprit tranchant et tenace, une intelligence lucide rompue aux études juridiques et servie par une plume acérée. L'homme du midi était fait pour conquérir ; l'homme du nord pour conserver et discipliner la conquête. Farel en eut le sentiment si distinct, qu'il s'effaça spontanément devant Calvin le jour où il le contraignit par les « tonnerres » de sa parole de demeurer à Genève, qui avait besoin de son génie. Nous ne referons pas la biographie détaillée de Farel. On sait qu'il naquit près de Gap en 1489, qu'il étudia à Paris les lettres, les sciences, la théologie, et qu'il était alors, suivant son propre aveu, plus catholique
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que le Saint-Père : « La papauté n'était et n'est pas tant papale que mon cœur l'a été. » Le jeune et fervent dévot, après d'intimes entretiens avec Lefèvre d'Etaples, sentit chanceler sa foi en l'efficacité de l'intercession des saints et se mit à apprendre le grec et l'hébreu pour pouvoir étudier la Bible. Pour la plupart des libres esprits d'alors, c'est la Renaissance qui les a conduits, par une pente naturelle, à la Réforme. L'inverse semble s'être produit pour Farel : l'érudition fut moins pour lui un but qu'un moyen; c'est la soif de la vérité religieuse qui l'a poussé à devenir un humaniste.
Farel était un homme d'action, non un homme de lettres, un prédicant intrépide plus qu'un savant docteur, un apôtre plus qu'un théologien. Il avait surtout une âme ardemment religieuse, où paraît avoir dominé le sentiment de l'adoration.
Lorsque éclatent les premières violences contre les novateurs, il s'enfuit en Dauphiné, porte l'Evangile aux siens, puis bientôt passe en Suisse, sans propos bien arrêté. C'était en 1523. Nous le trouvons tour à tour à Zurich, à Bâle, à Berne, auprès de Zwingle, d'Œcolampade et de Haller, ajoutant l'ardeur du néophyte à la vivacité naturelle de son tempérament. Puis il séjourne à Strasbourg, alors le quartier-général des novateurs ; de là, il marche à l'assaut de Montbéliard, et y plante le drapeau de l'Evangile. Il se fait partout des amis, mais qui tremblent un peu devant l'impétuosité de son zèle. (Ecolampade l'exhorte avec une fer- meté paternelle à mettre de l'eau dans le vin généreux de sa conviction récente : « Autant tu es enclin à la violence, autant tu dois t'exercer à la douceur. Les hommes veulent être conduits et non traînés. »
De retour en Suisse à la fin de 1526, il prêche la réforme partout où la langue du pays n'est point un obstacle à sa mission; il gagne à sa cause Aigle, Morat, Bienne, Neuchâtel, Orbe, Grandson, et entraîne sur ses
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pas des disciples auxquels il communique sa flamme, entre autres Viret. Il pousse jusqu'au fond des vallées vaudoises du Piémont, où des frères lui tendent les bras, et à son retour (1532) entre pour la première fois à Genève, qui va devenir, grâce à lui, le point d'appui de la Réforme française. Six ans auparavant, les Genevois s'étaient débarrassés du duc de Savoie; il leur restait à se défaire de leur évêque : Farel arrivait à point nommé ; mais la résistance devait être énergique. Il se jeta dans la lutte avec cette audace qui ressemble à de la folie et qui n'est que l'héroïsme de la foi. Après avoir, dans l'espace de quelques jours, risqué plusieurs fois sa vie, il dut quitter la place, laissant à l'adroit Froment le soin de poursuivre l'œuvre commencée. Rentré à Genève avec les Bernois, sa parole orageuse précipita si bien le cours des événements, qu'en 1535 la messe fut abolie et que la Réforme put être solennellement adoptée l'année suivante. Farel se demandait alors avec une juste anxiété ce qu'allait devenir son œuvre dans cette cité en proie à tant de passions contraires, de querelles intestines, où Rome avait encore des partisans nombreux, où l'indiscipline régnait parmi les adhérents du culte nouveau.
C'est à ce moment que Calvin paraît. Le jeune docteur de vingt-six ans, déjà renommé en France, comptait passer quelques instants à Genève; Farel, qui a sur lui l'avantage de l'âge, lui enjoint de demeurer : « Maître Guillaume Farel, raconte-t-il, me retint à Genève, non pas tant par conseil et exhortation que par une adjuration épouvantable, comme si Dieu eût d'en haut étendu sa main sur moi pour m'arrêter. J'avais délibéré de passer par ici légèrement, sans arrêter plus d'une nuit en la ville. Or un peu auparavant la papauté en avait été chassée par le moyen de ce bon personnage et de maître Pierre Viret ; mais les choses ri étaient, point encore dressées en leur forme, et y avait des divisions et factions mauvaises et dangereuses entre ceux de la ville. »
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Farel fut instruit de la présence de Calvin : « Sur cela Farel, comme il brûlait d'un merveilleux zèle d'avancer l'Evangile, fit incontinent tous ses efforts pour me retenir.
Et après avoir entendu que j'avais quelques études particulières auxquelles je me voulais réserver libre, quand il vit qu'il ne gagnait rien par prières, il vint jusques à une imprécation : qu'il plût à Dieu de maudire mon repos et la tranquillité d'études que je cherchais, si en une si grande nécessité je me retirais et refusais de donner secours et aide. Lequel mot m'épouvanta et ébranla tellement, que je me désistai du voyage que j'avais entrepris1. »
C'est ainsi que Calvin, l'homme de fer, à l'indomptable volonté, fut maté par cette parole plus forte que toutes les objections humaines2. Le sort de Genève s'est décidé dans ce solennel entretien : par une brusque intuition de son génie et de sa foi, Farel avait rivé l'un à l'autre cet homme et cette. ville.
Quel était donc le secret de ce Farel pour prendre les villes et terrasser les consciences ? — C'était une âme de feu et de foi, servie par une éloquence souveraine. Dans l'histoire littéraire, Farel, comme tous les improvisateurs de génie, n'occupera jamais une place égale à l'action qu'il a exercée. Que nous reste-t-il de lui ? Des traités en style souvent diffus et lourds. C'est vrai, mais son œuvre, c'est la Suisse française réformée : cela peut suffire à la gloire du plus humble des réformateurs, de celui qui eut plus que tout autre l'art sublime de l'oubli de soi-même. Il a réformé nos contrées; par quoi je veux dire qu'il a communiqué à nos populations endormies la première étincelle. D'autres après lui ont entretenu la flamme, mais c'est lui qui l'a allumée, au péril de sa vie ; la figure du « chétif prédicant » de Gap, avec ses yeux ardents et sa barbe rousse inculte, domine l'époque héroïque de notreRéformation.
1) Préface des Commentaires sur les Psaumes.
2) Calvin craignait Farel comme sa conscience, a dit énergiquement M. L.
Vulliemin.
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Mais il faudrait « avoir entendu le monstre lui-même! »
Comment nous représenter cette éloquence redoutable qui déchaînait les foules sur les sanctuaires pleins d'images taillées, qui tenait tête aux huées, bravait les menaces et tonnait plus fort à mesure que grandissait l'orage ! Nous ne pouvons plus l'analyser dans tous ses éléments, ses moyens d'action et ses procédés; mais les effets en sont constatés par l'histoire : cette parole a accompli des révolutions. Farel fut, a dit Mignet, « le plus entraînant des réformateurs. » Il était doué d'une voix puissante et chaude, qui s'imposait aux auditoires les plus rebelles ; il avait le geste d'une énergie singulière ; il parlait avec une abondance, une verve, une couleur inconnues dans nos calmes contrées; il avait par-dessus tout ce don mystérieux, l'autorité, et cette force qui décuple toutes les autres, la foi. Il se sentait invincible : « Par la parole de Dieu, je suis assuré, tant que je la porte purement, de n'être vaincu par raison, et j'ai promesse de Dieu d'avoir bouche et sagesse, à qui tous adversaires ne pourront résister K » Quelques traits de ses discours populaires nous ont été conservés par la chronique et la tradition ; ces brusques élans d'éloquence ont un caractère commun, qui contribue à en expliquer l'effet prodigieux : l'àpropos dans l'audace. Farel n'a pas seulement la fougue qui se jette en plein péril et brave l'adversaire; il a l'intuition très sûre du moment psychologique, où il importe de frapper un grand coup pour enlever le succès; son œil pénétrant discerne le point faible; son vif esprit trouve instantanément la repartie qui écrase, le mot qui cloue l'adversaire au sol. Ses contemporains parlent volontiers de ses tonnerres : Tua illa fulgura, lui écrivait Calvin ; nemo tonuit fortins, dit de lui Théodore de Bèze. La soudaineté et le roulement de la foudre, voilà l'image de sa parole : Farel fut un orateur d'ins-
1) Lettre à tous cœurs affamés.
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piration brusque et instantanée. Nul jouteur ne devait être plus redoutable dans ces luttes ardentes de la rue et de la place publique, où le triomphe appartient moins à l'éloquence savante qu'à l'escrime alerte et vigoureuse.
A Neuchâtel, il prêche une première fois en décembre 1529, au cœur de la ville, et saisit aussitôt l'attention et la conscience de la foule : « Ce sermon, dit une chronique, fut d'une si grande efficace, qu'il gagna beaucoup de monde. » Et tel était le prestige de l'orateur que la rigueur de la saison ne pouvait retenir les Neuchâtelois à leur foyer: à peine voyait-on le petit homme à barbe rousse arrêté à quelque carrefour, que le peuple accourait pour l'entendre : « Nous leur avons annoncé la Parole, écrivait Farel, aux portes de la ville, dans les rues, dans les granges et dans les maisons.» Un jour, des jeunes gens affichent sur les murs un placard portant ces mots : « Tous ceux qui disent la messe sont des larrons, des voleurs et des séducteurs du peuple. » Farel, traduit en justice, au lieu de biaiser,
accepte hardiment la lutte sur le terrain où ses partisans l'ont portée : « Eh ! bien, oui, s'écrie-t-il, où y a-t-il des meurtriers et des voleurs plus redoutables que ceux qui vendent le paradis et qui anéantissent les mérites de Jésus-Christ? » Vainement les chanoines objectent, avec quelque raison, que la question n'est pas là: Farel a vaincu; sa réplique était le mot qui répondait à la conscience du peuple.
Une autre fois, il prêche en plein air; la foule le conduit dans la vaste chapelle de l'Hôpital; Farel monte en chaire et trouve aussitôt un rapprochement pitto-
resque : « Il paraît que, comme jadis Christ est né. dans une étable pauvrement, à Neuchâtel aussi l'Evangile doit naître parmi les infirmes et les pauvres. »
Nul orateur populaire n'avait plus que lui le mot de la situation qui électrise une assemblée ; on le vit bien
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le 23 octobre 1530, jour où la messe fut abolie de fait à Neuchâtel. Farel prêche à l'Hôpital, qui ne suffit plus à contenir l'auditoire. Par une inspiration subite il s'écrie : « Pourquoi faire moins d'honneur à l'Evangile que les papistes n'en font à la messe? N'est-ce pas à l'église que l'Evangile doit être prêché!» Ce mot, comme l'a dit l'historien de la Réforme neuchâteloise fut une étincelle dans un tas de poudre; un seul cri retentit: « A l'église ! » La foule entraîne maintenant l'orateur qui l'a déchaînée ; le flot furieux monte vers le Château; les chanoines et leurs adhérents sont bousculés, le sanctuaire de Notre-Dame est forcé, la foule l'envahit. Farel monte en chaire : à sa voix puissante, le tumulte s'apaise. Que dit le réformateur en ce jour mémorable ?
La majesté de cette heure décisive dut lui inspirer d'incomparables accents; la chronique se borne à nous apprendre qu'il prononça « l'un des plus forts sermons qu'il ait jamais faits. » A cette harangue ennammée, la foule répond tout d'une voix : « Nous voulons suivre la religion évangélique ; nous et nos enfants, nous voulons vivre et mourir en icelle. »
Puis la multitude, que Farel renonce à contenir, se jette sur les images des saints, fouille les chapelles, marche à l'assaut des autels, se distribue les objets sacrés, éparpille les hosties. Scènes déplorables, que nous n'essayons pas de justifier, et où l'art ne fut pas moins outragé que la liberté et le droit : sculptures de prix, peintures naïves, antiques vitraux, tout cela disparaît dans la tourmente. Mais la conscience religieuse du peuple était désormais affranchie 2.
Nulle part Farel ne trouva comme à Neuchâtel, en dépit des pouvoirs alliés de l'Etat et de l'Eglise, un
1) Frédéric Godet, Histoire de la Réformation et du Refuge dans le canton de Neuchâtel. -.
2) Voir, sur ces événements et les discussions de faits auxquelles ils peuvent donner lieu, la lettre de Farel du 27 octobre 1530, et les notes du savant éditeur de la Correspondance des réformateurs (T. V. p. 417 et suiv.).
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écho aussi immédiat dans l'âme de la foule, une énergie morale aussi brusquement réveillée. La nouvelle croyance, comme l'a si bien dit l'historien F. de Chambrier, s'est établie « sans le souverain, sans les seigneurs, sous leurs yeux et malgré eux. » Partout ailleurs, a remarqué M. Sayous, Farel n'a triomphé qu'après deux combats successifs; à Neuchâtel, il ne fut pas même vaincu dans le premier combat. Ce peuple et cet homme étaient faits l'un pour l'autre. Aussi Farel s'attacha-t-il d'une affection spéciale à la petite ville dont il devint le pasteur et où il voulut mourir.
Grâce à cette prompte acceptation de la Réforme, Neuchâtel fut, pendant un peu de temps, mais très réellement, le foyer de la propagande protestante en pays français. Mais avant d'entrer à ce sujet dans quelques détails, essayons de marquer en peu de mots la valeur de Farel comme écrivain et polémiste.
« Je n'ai rien écrit que par grande contrainte, a-t-il dit, et même quand j'ai écrit, je ne voulais point que mon nom y fût mis. » C'est à la prière d'Œcolampade que, dès son arrivée en Suisse, il écrivit son Sommaire et brève déclaration d'aucuns lieux forts nécessaires à un chacun chrétien. La plus ancienne édition qu'on en ait conservée est celle de 1534, publiée à Neuchâtel, chez Pierre de Vingle; on n'en connaît que trois exemplaires, dont un est la propriété d'un pasteur neuchâtelois. Farel le réimprima plus tard en y apportant des développements qui n'ont pas amélioré l'ouvrage primitif; nous préférons le pur Farel, tel qu'il était avant d'avoir subi l'influence théologique de Calvin : son style était alors plus naturel, plus limpide, moins empêtré de dialecti-
que. Le Sommaire est le plus ancien exposé en langue française des principaux points de la doctrine évangélique ; c'est un modèle de simplicité et de clarté; la polémique n'y joue qu'un rôle secondaire; l'auteur veut édifier, enseigner, fortifier dans la foi ses lecteurs; il
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expose sous une forme populaire un christianisme tout pratique. Son chapitre sur l'éducation, dont nous reproduirons plus loin quelques passages, est un manifeste très remarquable de l'esprit de la Réforme et suffirait à expliquer le succès de ce substantiel opuscule.
Dans l'édition de 1552, Farel, fidèle à son habitude d'effacement modeste, rend un complet hommage à Calvin et à cette « belle Institution, » grâce à laquelle les lecteurs « n'ont, dit-il, plus besoin de ma petitesse; » il eût pu. ajouter que son Sommaire avait précédé de plusieurs années Y Institution chrétienne.
Citons, sans nous y arrêter longtemps, deux traités de polémique : le Glaive de la Parole et Du vrai usage de la Croix. Ce dernier, précédé d'un avertissement de Pierre Viret, date de 1560; il combat la superstition qui attribue à la croix elle-même les mérites et les vertus rédemptrices qui appartiennent au crucifié. L'auteur ne craint pas de s'insurger ouvertement contre l'autorité des Pères de l'Eglise, « qui se sont oubliés eux-mêmes, » pour leur opposer l'autorité exclusive de la Bible, « source de la doctrine de Dieu. » Et c'est avec sa sincérité et sa chaleur d'accent ordinaires qu'il se déclare prêt à braver, la Bible à la main, même les anges du ciel. Farel a souvent, à défaut d'élégance et de rapidité, un ton familier et brusque, certaines apostrophes vigoureuses, qui sont comme un lointain écho de sa retentissante parole: « 0 cruels et inhumains chefs de peuples, qui vous enivrez du breuvage de la grande prostituée de Babylone, que répondrez-vous devant Dieu ? »
Le plus intéressant de ces écrits est, à mon goût, celui où il raconte comment lui, « tellement souillé de bourbier et fiente papale, » il fut amené à la connaissance du pur Evangile : Y Epître à tous seigneurs et peuples n'est pas seulement une précieuse source biographique; il y a dans ces pages le charme particulier
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d'une confidence intime et cette poésie pénétrante qui s'attache à l'évocation des anciens souvenirs. On croit assister aux pieux entretiens du jeune étudiant avec son maître Lefèvre d'Etaples, et l'aube incertaine de la Réforme apparaît dans ces simples mots : « Souventes fois, il me disait que Dieu renouvellerait le monde, et que je le verrais. La sainte parole de Dieu commença à avoir le premier lieu en mon cœur. Je connus et commençai à juger que tout ce qui n'était selon la parole de Dieu, tout était péché, méchant et maudit, et que les lois et traditions humaines qui chargent les consciences étaient toutes abominables.» Une fois la lumière trouvée, les devoirs de l'apostolat se sont irrésistiblement imposés à sa conscience : « Ne serais-je point merveilleusement ingrat, si jour et nuit je ne pensais à un si grand bien, en travaillant que le mal auquel j'ai tant été détenu soit chassé et que tous en soient délivrés. »
Farel eut la douleur de voir Calvin mourir avant lui; il eût volontiers donné sa vie pour conserver cette grande lumière à l'Eglise : « Oh ! que ne suis-je en son lieu retiré, et que lui, tant utile, tant servant, n'est en santé ici ! » Un an plus tard, Farel, âgé de 76 ans, mourait à Neuchâtel. Sa vie avait été une continuelle paraphrase du mot de J eau-Baptiste: « Il faut qu'il croisse et que je diminue ! » Il n'avait, on l'a dit, d'orgueil que pour la cause qu'il servait. Instrument d'une œuvre qui n'était pas la sienne, mais celle de Dieu, il a le saint oubli de sa propre personnalité. A Genève, qu'il vient de conquérir, il s'efface devant Calvin : plus âgé que lui de vingt années, il l'accepte pour guide et se soumet à ses conseils avec la simplicité d'un enfant. Cette humilité, jointe à tant de vaillance, est le trait le plus attachant de sa grande figure; et lorsque les Neuchâtelois célébrèrent le troisième jubilé de leur Réformation, ils ne purent, pour rendre hommage à Farel en restant
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fidèles à son esprit, que graver sur une pierre de leur temple ces seuls mots : GUILLAUME FAREL
GLOIRE A DIÈU !
n
Neuchâtel a embrassé la Réforme en 1530, c'est-à dire plusieurs années avant Genève ; pendant un court espace de temps et jusqu'au moment où Calvin fit de Genève la capitale de la Réforme française, c'est Neuchâtel qui eut l'honneur d'occuper ce rang et d'être la place d'imprimerie de la religion nouvelle. La première traduction protestante de la Bible en langue française parut à Neuchâtel en 1535 par les soins du savant Pierre Robert, dit Olivétan, et de son compatriote l'imprimeur Pierre de Vingle, « dit Pirot, Picard. » Ils eurent plusieurs collaborateurs, entre autres Bonaventure des Pèriers, le futur auteur du Cymbalum mundi, qui, au début de sa carrière, montrait, comme aurait dit Farel, « du goût pour levangile. » Il est mentionné dans la Bible même, sous le nom d'Eutychus Deperius, comme ayant concouru à l'établissement de la table des mots hébreux, chaldéens, grecs et latins K Olivétan avait été banni de Genève — où il était précepteur — pour avoir cherché à répandre avec un
zèle parfois imprudent les doctrines évangéliques. A la fin de 1532, nous le retrouvons dans les vallées vaudoises du Piémont, où il recueille 500 écus d'or, qu'il envoie à Pierre de Vingle pour l'impression de la Bible : celle-ci fut achevée d'imprimer le 4 juin 1535. On aime
1) Voir à ce sujet l'excellente étude de M. Ad. Chenevière sur Bonaventure des Periers, p. 21 et suiv.
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à se représenter Olivétan et ses collaborateurs réunis dans le petit village de Bôle, le 6 mai 1535, juste un mois avant l'apparition de la Bible, et s'entretenant de l'ceuvre commune : les sentiments qui ont inspiré leur travail sont exprimés dans la belle préface d'Olivétan.
Il le dédie, non à quelque prince, suivant le mondain usage, mais à la « pauvre petite Eglise de Jésus-Christ. »
« Vraiment, dit-il, cette offre t'était due comme contenant ton patrimoine, par lequel en pauvreté tu es réputée très riche ; en solitude, bien accompagnée ; en péril, assurée ; en adversité, prospère ; saine en la maladie, et vivifiée en la mort. Pauvre petite Eglise,. décrotte tes haillons tout souillés de traditions vaines !.
Christ t'aurait-il aimée en vain ? Lui veux-tu point donner ta foi ?. As-tu doute? As-tu peur? Pauvrette, n'est-ce pas lui qui donne la vie immortelle ? Viens donc hardiment ! Viens avec ta cour : tes injuriés, tes emprisonnés, tes bannis ! Viens avec tes tenaillés, tes flétris, tes démembrés ! Il les veut ; car lui-même il a été ainsi en ce monde. &
Les presses de Pierre de Vingle avaient déjà donné d'autres livres à l'Eglise; dès 1533, « déjecté » de Lyon et après avoir vainement essayé de fonder à Genève un établissement durable, le vaillant imprimeur s'était fixé à Neuchâtel. En août 1533, la première liturgie française, la Manière et Fasson de Farel*, sortait de son officine, en même temps que le Livre des Marchands, petit pamphlet contre les prêtres catholiques, indiqué comme publié « à Corinthe. »
L'auteur de ce libelle était Antoine de Marcourt, de Lyon, un des plus habiles écrivains de ce temps et l'un de ceux dont le style a le moins vieilli. Le Livre des Marchands est une mordante satire contre la cour de Rome et contre la vénalité des choses saintes:
« Viendra au temple quelque pauvre sotte (nommez-la, si vous voulez, dévote) attacher une chandelle contre un pilier : et mon
1) Manière et Fasson qu'on tient en baillant le saint baptême en la sainte congrégation de Dieu et en épousant ceux qui viennent au saint mariage et à la.
Sainte Cène de notre Seigneur, etc.
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marchand, qui la regarde, et d'empoigner et de souffler, et pour le prix la revendra à un autre, qui au lieu même la remettra. Et mon marchand, qui fait le guet, et d'empoigner et de souffler, et à un autre la baillera, qui bientôt la remettra, et le marchand d'empoigner et de souffler; et, sans cesser, tout lis jour ainsi fera.
Par quoi bientôt riche se trouvera. Car, comme vous voyez, tout lui retourne, argent et marchandise aussi. »
Plus loin, c'est le pape lui-même qui est pris à partie sous le nom de « chapelier de Rome » : « Ne fut oncques chapelier qui vendît chapeaux si cher : et selon la couleur on fait le prix. Car s'ils sont rouges, ils sont fort chers; aussi on en fait un peu mieux ses besognes. Et quand les gentils acheteurs sont par ce grand chapelier ainsi coiffés, et accoutrés de tels rouges chapeaux, lors ils s'en vont de ville en ville, de place en place, spécialement à la cour des princes et rois, faire leur montre et étaler leur marchandise. »
Marcourt fut le premier pasteur de Neuchâtel (de 1531 à 1538). M. Herminjard l'a reconnu pour l'auteur de ces fameux placards qui, affichés, en 1534, dans diverses villes de France et jusqu'à Blois, sur la porte de la chambre à coucher du roi, furent l'occasion d'une persécution sanglante contre les hérétiques. Froment y fait du reste allusion dans ce passage : « Ces placards, qui avaient été faits à Neuchâtel, en Suisse, par un Antoine Marconod1. »
C'est encore Pierre de Vingle qui publia la très curieuse Moralité de la maladie de Chrestienté : à en croire le titre, sorte de défi ironique, elle aurait été imprimée à Paris, « par Pierre de Vignolle, en la rue de Sorbonne; » en réalité, elle parut à Neuchâtel en 1533, et eut pour auteur le nommé Malingre, qui paraît avoir été, avec Antoine de Marcourt, le grand fournisseur de l'imprimerie de Pierre de Vingle. Celui-ci publia encore le Sommaire de Farel, dont il a été question plus haut,
1) Il y a eu évidemment une erreur de copie: Froment connaissait fort bien le nom de Marcourt.
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quelques recueils de chansons protestantes parus en 1533 et dont il sera question tout à l'heure, enfin la Bible, qui fut sa dernière publication. Dès lors, son nom cesse de figurer dans la correspondance des contemporains ; une obscurité complète se fait autour de cet homme qui avait été l'intelligent et courageux auxiliaire des réformateurs ; avec lui l'imprimerie disparaît de la ville de Neuchâtel : elle n'y reparaîtra qu'au bout d'un siècle et demi. C'est Genève qui désormais va alimenter les marchés protestants de l'Europe entièreK Thomas ou Matthieu Malingre (il porte tour à tour ces deux prénoms 2) était né au commencement du XVIme siècle à Morvilliers-Saint-Saturnin, sur les confins de la Normandie et de la Picardie. Devenu pasteur à Neuchâtel vers 1535, il passa de là à Yverdon, où il paraît avoir usé de procédés peu évangéliques, s'il est vrai qu'il ait un jour coiffé un prêtre catholique d'une bouse de vache. Ses allures déplaisaient à Calvin, qui l'a qualifié de bestiola.
Malingre a été, avant Théodore de Bèze, le poète et l'humoriste de Ja Réforme dans nos contrées 3. Il remplissait les fonctions de correcteur dans l'atelier de Pierre de Vingle, qui imprima en 1533, sous les yeux de Farel, les recueils de chansons mentionnés tout à l'heure et dont voici les titres : Chansons nouvelles demonstrantz plusieurs erreurs et fattlsetez desquelles le paovre monde est remply par les ministres de Satan ; puis Plusieurs belles et bonnes chansons que les chrestiens peuvent chanter en grande affection de cueur, pour et affin de soulager leurs esperitz et de leur donner repos en Dieu, au nom duquel elles sont composées par rithmes, au plus près de Vesperit de Jésus-Christ contenu en sainctes escriptures ;
1) Nous empruntons ces détails au savant travail de M. Th. Dufour sur les Livres imprimés à Genève et à Neuchâtel de 4533 à 1540.
2) Thomas est son véritable prénom.
3) A moins qu'on ne préfère accorder cet honneur a Eustorg de Beaulieu, qui fut pasteur à Thierrens et dont les chansons, souvent harmonieuses et vivement tournées, tiennent une place si honorable dans le Chansonnier huguenot.
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enfin les Noëls nouveaulx, au nombre de vingt-quatre.
M. Henri Bordier a tiré de ces recueils et réimprimé dans son Chansonnier huguenot plusieurs pièces de Malingre, par exemple celle qui commence par cette vive apostrophe : Eveillez-vous, gentils pasteurs !
Le poète glissait volontiers dans ses œuvres l'anagramme de son nom, comme dans ce vers : D'avoir mal fait y me vint mal à gré.
Cette signature bizarre se retrouve dans sa moralité de Chrestientê, et le nom même de l'auteur figure en toutes lettres, sous forme d'acrostiche, dans plusieurs de ses écrits.
Les petits recueils de chansons imprimés à Neuchâtel étaient naturellement poursuivis et supprimés en France, ce qui n'empêcha pas plusieurs de ces couplets satiriques de voler de bouche en bouche, de province en province. Ce fut notamment le cas d'une chanson qui figure dans le premier recueil édité par Pierre de Vingle : 0 prêtres, prêtres, oyez votre chanson.
0 prêtres, prêtres, il vous faut marier.
Cette amusante ritournelle est fort probablement de Malingre. On possède encore de lui une épître à Clément Marot sur son «département de France,» qui contient des indications intéressantes sur l'émigration française en Suisse. Matthieu Malingre est mort chez son fils Daniel, pasteur à Vuarrens, en 1572.
La comédie allégorique et théologique iIitituléeAfaladie de Chrestientê est le produit d'une malice ingénieuse et d'un vrai talent satirique. C'est l'histoire de la décadence de l'Eglise et de sa guérison par la Réforme. Péché et Hypocrisie ont peu à peu endoctriné
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et séduit la pauvre fille; le médecin céleste, avec le concours d'un docteur et d'un apothicaire, soignent, purgent, remettent sur pied la malade. Telle est en deux mots la donnée de la pièce. M. Lenient, qui l'a sommairement analysée *, a remarqué que « les costumes des personnages sont indiqués avec soin en tête de la pièce, comme si l'on songeait sérieusement à la représenter. » — Mais c'est qu'elle fut représentée en effet. Nous en avons la preuve dans la chronique de Pierrefleur, où est signalée, à la date du 2 juin 1549, dans le village de Baulmes, la représentation d'une « moralité, à treize personnages. Et s'appelait ladite farce Chrestienté qui était malade. Elle fut jouée à la faveur des Luthériens 2. »
L'Eglise réformée, en dépit de l'antipathie de Calvin pour le théâtre et les travestissements, avait donc repris ce moyen éminemment populaire de critique et de propagande. Pierrefleur mentionne en plusieurs lieux des spectacles pareils, entre autres, en 1558, la représentation à Lignerolles de la Destruction de Jérusalem, qui fut « jouée magnifiquement, avec grande assemblée de peuple,. en dérision des prêtres et de toutes gens ecclésiastiques. » Ces exemples montrent assez que le goût des mystères et des farces avait survécu à la Réforme et que les réformateurs ne dédaignaient pas de faire servir ce genre de divertissement au succès de leur cause. Ne voyons-nous pas, en 1546, le Conseil de Genève autoriser la représentation des Actes des Apôtres, espèce de moralité donnée par des « joueurs d'histoires?» Une foule énorme, les magistrats, Viret lui-même, y assistaient. Cop, l'ami de Calvin, tonna du haut de la chaire contre ce spectacle;
1) La 'Satire en France au XVIe siècle.
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2) L'œuvre de Malingre fut également représentée, mais avec de notables changements, en 1558, à la Rochelle, en présence du roi et de la reine de Navarre, Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret (Petit de Julleville, Répertoire du théâtre comique).
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le Conseil se fâcha, et ce fut Calvin qui se montra con- - ; ciliant et tâcha d'apaiser l'orage. ,
Revenons à notre malade. Chrétienté, vêtue en honnête dame, paraît en compagnie de Foi, revêtue d'une J belle robe blanche, d'Espérance, en violet, de Charité, en robe écarlate. Inspiration est habillée en ange, Bon-Œuvre en marchand honnête, Hypocrisie en nonnain — c'était prévu -; le médecin, l'apothicaire, le docteur portent « le costume de leur état. » Malingre connaissait le Roman de la Rose: l'entrée d'Hypocrisie rappelle à s'y méprendre les discours cyniques de Faux-Semblant : Je prêcherai contre avarice, Mais je serai tenante et chiche ; Je prêcherai contre luxure, Mais je serai pleine d'ordure ; Je prêcherai paix et concorde, Mais je vivrai en grand discorde ; Je prêcherai contre l'ivrogne, Et si, aurai, la rouge trogne.
Péché intervient à son tour; il s'adresse à Chrétienté, qui commence à éprouver quelque langueur, cherche iL la séduire, lui représente qu'elle se porte fort bien et l'invite à se promener un peu : Allons aux champs, sur la rosée, Vous rafraîchir d'une salade.
— Vous me chantez étrange aubade, Qui dites que je n'ai pas mal.
— Non, vous ferez une gambade ; Ce n'est qu'un sommeil anormal.
Péché entreprend de la réconforter d'un plat de sa façon et s'en va cueillir des « herbelettes; » Chrétienté se résigne à en tâter : Je vous attendrai seulette, En cueillant quelque violette, Fleurette, rosette ou bouton.
En dépit des avertissements d'Inspiration, elle avale
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le brouet empoisonné de Péché, mais ne tarde pas à en sentir les effets déplorables, qu'elle décrit en triolets : Le cœur près l'estomac me bat, Mon chef fend, mon fiel bout en ire, Je ne demande que débat, Le cœur près l'estomac me bat.
Mes mains entre elles font combat, Les cheveux de mon chef je tire, Le cœur près l'estomac me bat, Mon chef fend, mon fiel bout en ire.
Hypocrisie lui conseille des pèlerinages, lui indique des formules et des recettes; la malade annonce l'intention d'aller à Rome, au grand pardon : « Je donnerai de l'or au pape !. » — Ici se place l'épisode le plus original de la pièce : parmi les treize personnages figurent un aveugle et son valet, pauvres diables qui passent et repassent dans le drame, où ils figurent le menu peuple, misérable et privé de lumières. L'aveugle implore la charité de la malade, qui le repousse durement : Chrétienté n'a plus d'argent à donner aux pauvres : Je l'ai voué en autre lieu, A Saint-Claude et à Saint-Matthieu.
D'ailleurs, elle a le projet de bâtir un temple. A quoi le mendiant réplique : Nous pauvres gens sommes le temple De Jésus-Christ, a dit Saint-Paul.
Mais Chrétienté guérira: Inspiration, d'accord avec le Médecin céleste, lui fait boire de force le breuvage de grâce préparative, qui agit aussitôt; et de même que l'effet de la salade de Péché a été décrit en triolets, c'est en triolets dialogués qu'est célébrée l'action de la grâce : Que vous en semble ? — Grâce est douce.
La scène qui suit est bien étrange : c'est une consul-
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tation en forme, roulant tout entière sur l'examen de certaine sécrétion qu'il est inutile de désigner plus clairement; le diagnostic est une satire amère de la société du temps : tous les maux dont souffre Chrétienté sont décrits avec une verve bouffonne, et la cause en est indiquée par un vers, qui revient comme un refrain et répond à tout : C'est par péché et sa poison.
Le résultat de cet examen, c'est que Chrétienté « n'a plus rien de sain que le cœur; » tous ses « membres » sont malades, depuis la tête jusqu'aux pieds, depuis le haut clergé et les classes dirigeantes jusqu'au peuple ignorant. J'abrège : on administre à Chrétienté la grâce pui-gative, puis un remède bizarre, fait de langues d'homme, de lion, de bœuf et d'aigle (symbole des quatre Evangiles) avec du vin blanc (qui figure l'amour divin). L'apothicaire Bon-Savoir, demeurant à l'Enseigne de la Croix, rue de la Sainte-Bible, prépare ce remède, qui rétablit Chrétienté. Péché et Hypocrisie se retirent en proférant des malédictions. Sur quoi Bon- Œuvre adrésse à la convalescente une remarquable exhortation : la grâce l'a guérie, mais elle ne doit point pour cela négliger les œuvres : Bon œuvre ne vous faut laisser, Mais par la foi faire bon fruit, Car tout arbre sera détruit Lequel bon fruit ne produira.
Aussi, quand l'aveugle et son valet reparaissent, trouvent-ils Chrétienté transformée, pleine envers eux de sollicitude généreuse. La pièce s'achève par un discours du Médecin, sous forme d'acrostiche révélant le nom de l'auteur : Mathieu Malingre.
Cette longue allégorie, d'où les docteurs graves de nos jours pourraient extraire sans peine un exposé
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complet de la théologie de la Réforme, n'est ni froide, ni languissante; elle est sauvée par beaucoup de gaîté, de verve piquante. Nous sommes surtout frappé de la vivacité pittoresque de la langue, de la variété des rythmes employés, de l'imprévu des rimes, qui ajoute à l'effet comique du dialogue, de la dextérité avec laquelle sont tournés les triolets et les rondels semés par Malingre au cours de ce pieux badinage. Si Marot l'a lu, comme je n'en doute pas, il a dû y prendre le plaisir particulier qu'éprouve un maître à se voir imité par un disciple intelligent et habile.
Les représentations de cette moralité et d'autres encore — car on en connaît d'autres — n'ont sans doute pas nui aux progrès de la Réforme parmi le petit peuple de nos contrées. L'emploi de ce moyen de propagande religieuse par le théâtre méritait bien d'être signalé. Ajoutons qu'il ne devait nullement répugner à l'enjoué réformateur du pays de Vaud, qui va maintenant nous occuper.
III
« Pierre Viret avait été dès son commencement introduit aux lettres à Orbe, et puis fut à Paris, où il profita fort bien aux lettres. Fut noté tenir de la religion luthérienne, en sorte qu'il lui fut bien de se sauver, et tourna au dit Orbe, en la maison de son père (cousturier et retondeur de drap), où il séjourna jusqu'à ce qu'il fût prédicant. Il tomba en grande estime entre les prédicants luthériens ; il se fit compagnon de Guillaume Farel ; et furent ceux qui commencèrent à prêcher la dite loi à Genève, et fut le grand prêcheur au dit Genève. Semblablement à ,. Lausanne, ayant partout grand crédit et autorité. Ses père et mère moururent en la loi luthérienne : le fils les avait à ce endoctrinés pendant que le dit Pierre Viret était tant à Lausanne qu'à Genève. Il fut en grand bruit, tellement qu'il était le plus aimé et avancé des gens et grands seigneurs de sa religion. »
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C'est ainsi que Pierrefleur, le banneret d'Orbe, parle dans ses Mémoires de son corabourgeois Viret, qu'il avait fort bien connu. Viret était né, en effet, à Orbe 1, en 1511, puis avait étudié à Paris (lui-même nous apprend dans ses Disputations qu'il fut élève du collège Montaigu). Il commença à prêcher les idées nouvelles dans son pays avant que Farel y fût venu. Mais c'est Farel qui paraît l'avoir affermi dans sa vocation et entraîné à Genève, où il prit à l'œuvre de conquête une part importante. A vingt-quatre ans, Viret était un orateur si séduisant, que les chanoines de Genève tentèrent (Pierrefleur omet ce détail) de se défaire de lui par le poison. Il possédait une vaste érudition, qui faisait justement redouter sa rencontre aux champions de l'Eglise. Son caractère actif et résolu se revêtait de douceur et de grâce : il était cordial, bon enfant, d'un abord facile, infatigable au travail. Il devint, après la conquête bernoise, le chef des affaires ecclésiastiques dans le pays de Vaud. Mais il ne le resta pas longtemps.
Viret prétendait mettre la vie d'accord avec la foi; patriote autant que chrétien, rêvant de régénérer sa patrie par une réforme véritable des cœurs et des mœurs, il voulait assurer aux ministres le droit d'exercer une discipline et donner à l'Eglise de Lausanne l'importance qu'avait celle de Genève. L'autorité bernoise fut contrariée de voir établir dans le pays de Vaud une organisation ecclésiastique qu'elle ne tolérait pas chez elle : un conflit éclata. Viret, mal soutenu par ses concitoyens, fut déposé et banni en 1559. Théodore de Bèze, prévoyant l'issue de cette lutte inégale,
1) A titre de curiosité, notons ici qu'un autre écrivain et orateur célèbre du camp opposé, le cardinal Du Perron, naquit en 1559 à Orbe, d'un père protestant qui avait fui la persécution. Rentré en France à l'âge de seize ans, il fut déterminé par le poète Des Portes à embrasser le catholicisme. « Par Du Perron, né en son sein, mais qu'il renvoya à la France, le pays de Vaud fut pour quelque chose dans l'établissement littéraire -qui suivit, et ne demeura pas inutile à l'introduction de1 Malherbe, qui eut, comme on sait, le célèbre cardinal pour patron. » (Sainte-Beuve, Portraits contemporains, III).
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avait gagné Genève six mois auparavant; Viret l'y rejoignit.
Leur départ fut un rude coup pour la jeune académie de Lausanne ; celle de Genève, fondée à ce moment critique, s'enrichit de tout ce que perdait son aînée : « Si Berne eût eu la main moins dure et qu'elle eût accordé une honnête liberté à l'académie et au clergé vaudois, il est à croire que les lettres auraient fleuri de bonne heure sur les rives du Léman. La commotion imprimée aux esprits par la Réforme, l'arrivée des veligionnaires français, étaient des stimulants ; mais Berne voulait des sujets dociles, non des émules ou des supérieurs.
Un peuple plus énergiquement trempé aurait résisté ; le peuple vaudois s'accommoda aux circonstances, se fit petit, se retrancha dans l'insouciance, relevée par une pointe de malice. Une longue dépendance affaiblit les caractères, donna des habitudes de cachotterie, de timidité ; on s'accoutuma à réserver son opinion, à user de réticences, à finasser, et aujourd'hui la liberté n'a pas entièrement dissipé ces vieilles habitudes1. »
A Genève, Viret fut pendant deux ans, aveé Calvin, le prédicateur le plus aimé. Bientôt l'état de sa santé, gravement ébranlée, le conduit dans le midi de la France; nous le retrouvons à Nîmes, puis quelque temps après à Paris, où sa prédication n'est pas moins goûtée qu'en Suisse.
L'éloquence de Viret, absolument différente de celle de Farel, eut, à ce qu'il me semble, quelque analogie avec celle de François de Sales: Bèze a vanté le charme de cette parole qu'il compare au miel : fundentem niella Viretum, Qiw nemo fatur dulcius
Un autre de ses admirateurs célèbre la vivacité et l'harmonie de ses discours. Farel terrassait; Viret captivait. Dans l'Eglise de Lyon, où il exerça à deux reprises son ministère, son influence fut si considérable, qu'au dire d'Agrippa d'Aubigné, « Lyon avait été pris
1) Rodolphe Rey, Genève et les rives du Léman,
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plus par la langue de Viret que par les épées de ses citoyens. » Appelé par Jeanne d'Albret à enseigner la théologie à Orthez, il y mourut en 1571, — sept ans après Calvin, six ans après Farel.
Viret n'est pas le plus grand, le plus puissant des réformateurs; il en est le plus aimable, le plus séduisant; il représente dans nos contrées l'élément indigène, bourgeois et populaire de la Réforme; il eut parmi les foules une vogue considérable, tandis qu'aujourd'hui il tient un rang plus effacé, et que ses ouvrages, devenus fort rares, sont peu connus même des lettrés. Il fut pourtant un des plus habiles polémistes dé la Réforme: sa science est solide, ses lectures vastes; il a le don naturel du style, l'imagination qui colore les démonstrations les plus ardues. Son esprit est à la fois enjoué et pénétrant; Bèze le qualifie de «merveilleusement débonnaire ; » en effet, il reflète le caractère vaudois, avec sa fine bonhomie, sa facile tolérance : son œuvre est chez nous le sourire de la Réforme. Ses dons le prédestinaient à l'instruction populaire, et c'est à cette tâche qu'il a appliqué son savoir, sa verve parfois un peu triviale. M. Lenient n'a vu en lui que le « commis-voyageur » de la religion nouvelle. C'est rabaisser sa valeur : de solides qualités apparaissent sous la négligence et la prolixité d'une œuvre hâtivement improvisée.
Ses principaux ouvrages sont Y Instruction chrétienne et les Disputations chrétiennes, le premier plutôt dogmatique, le second plutôt satirique. Tous deux sont écrits sous la forme du dialogue, qui offre un cadre amusant, dramatique, très propre à enseigner populairement.
Dans Y Instruction, après avoir montré que la loi divine est indispensable dans les sociétés humaines, il fait une exposition familière du décalogue, semée de préceptes pratiques, d'exemples tirés de la vie ordinaire. N'y trouve-t-on pas, à propos de la sanctification du jour
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du dimanche, un chapitre (encore actuel, je le crains) intitulé : « De ceux qui vont au sermon pour y dormir. » Il montre ensuite l'impuissance de l'homme à satisfaire aux exigences de la loi et la nécessité du salut par Jésus-Christ. Il attaque particulièrement, dans son exposé de la théologie naturelle, ceux « qui s'appellent déistes, d'un nom tout nouveau,» gens qui ne nient point Dieu, mais ignorent Jésus-Christ, savants, littérateurs, épicuriens d'érudition, dilettantes du doute, en un mot cette catégorie, alors si nombreuse, d'esprits affranchis par la Renaissance et la Réforme, mais qui s'émancipaient au delà des vœux des réformateurs: « Il y a danger, s'écrie Viret, que nous n'ayons plus de peine à combattre avec tels monstres qu'avec les superstitieux et idolâtres. » Et pour les ramener, le voilà qui cherche dans la science du monde extérieur les manifestations de la Providence divine, et qui expose toute une philosophie de la nature, bien propre à nous faire admirer la variété et l'étendue de ses connaissances.
Dans les Disputations (1544), Viret s'efforce plus encore de donner à la polémique religieuse un tour en- joué qui la rende accessible à la masse du peuple. Les titres de ces dialogues, l'Alchimie de Purgatoire, l'Adolescence de la Messe, annoncent déjà l'intention de piquer la curiosité des lecteurs. De pareils procédés étaient-ils légitimes? Viret se l'est demandé, et il a jugé prudent de se faire amnistier par Calvin, qui, dans YEpître au lecteur, explique qu'il y a des gens qui veulent être enseignés « d'une façon joyeuse et plaisante. »
Il estime qu'il faut « vitupérer » ceux qui composent « des livres de passe-temps vain et frivole, » mais que ceux qui « induisent les lecteurs à profiter par le plaisir qu'ils leur donnent sont doublement à louer. » Calvin invoque l'exemple des prophètes, qui « ne font nulle difficulté d'user de risées.» A son tour, Viret expose
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dans sa Préface le but de son œuvre; on ne saurait trop insister sur la préoccupation qui l'a fait écrivain : il a pour but d'instruire et d'éclairer le pauvre peuple, de rassurer « les pauvres consciences troublées et douteuses ; » aussi écrit-il en langue vulgaire, et non en langue latine, « laquelle n'est pas entendue des pauvres ignorants, qui ont plus besoin de doctrine et de consolation. » A l'exemple de son Maître, le fils du tondeur de laine a « pitié de cette multitude. » Il est peuple lui-même : il écrit pour ses pareils, pour les bonnes gens de son pays. Il ne fait pas œuvre d'artiste, mais d'apôtre; il lui importe d'être compris, plutôt qu'admiré : « La langue doit servir à la matière, et non la matière au langage. »
« J'ai voulu, dit-il encore, écrire au langage avec lequel j'ai plus de convenance et de familiarité selon ma naissance et nativité. Je ne parle pas le langage attique, ni fort orné et rhétori- que, mais m'advient souvent que je retombe en mon patois; ou si je me fourvoie en France et que je revienne au pays, je pense que le lecteur favorable supportera bien telles fautes. Connaissant la portée du pays auquel je suis, j'ai quelquefois usé d'aucuns mots qui ne seraient pas reçus de ceux qui s'étudient à la pureté de la langue française ; mais je fais cela pour condescendre à la rudesse et capacité des plus ignorants, qui entendent mieux ces mots pris de leur langage, que d'autres plus exquis. »
Ainsi, Viret se contente d'être un écrivain du cru; son ambition se borne à rendre la vérité accessible à la masse ; il préfère, comme il dit, « un pauvre laboureur qui connaît son Dieu et Jésus-Christ son Sauveur et les confesse en son rude langage, à tous ces grands poètes, orateurs et philosophes, qui en sont du tout ignorants. » A ses yeux, la science doit être « chambrière et servante'» de la foi. Le savant doit « enfantiller avec les enfants, user de rusticité avec les rustiques, édifier les pauvres ignorants, ainsi qu'ils édifient les savants. » Cette préoccupation de Viret était si apparente que
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Pierrefleur d'Orbe lui fait un grief de séduire de préférence « les pauvres et simples gens.» Les interlocuteurs des Disputations sont au nombre de quatre : un « dévot craignant Dieu, mais encore tout enveloppé de superstition et d'erreur, » qui s'appelle Eusèbe; puis Thomas, qui « chancelle d'une part et d'autre,» mais cherche loyalement la vérité; le troisième est Théophile, homme grave, « savant aux lettres divines et humaines » et qui cite couramment les Ecritures et les Pères ; enfin Hilaire, qui — son nom l'annonce — a le mot pour rire, est plus « éventé » que Théophile et défend les mêmes idées en jetant une note joviale dans le débat. A vrai dire, les entretiens de ces quatre personnages sont d'une lenteur parfois désespérante. Viret s'accuse lui-même de « trop grande prolixité ; » il ne sait « ni entrer en propos, ni en sortir. »
Les digressions, les anecdotes, interrompent à tout instant la marche du dialogue. Mais je soupçonne que ces « longueurs» étaient précisément ce qui charmait les lecteurs contemporains de Viret.
La première des Disputerions roule sur la question du Purgatoire. C'était un suj et fort important; au point de vue théologique d'abord, puisque la justification par la foi supprimait le purgatoire, mais surtout au point de vue pratique, puisque les messes pour le repos des morts étaient fort lucratives pour le clergé et que le rachat des âmes était devenu une véritable spéculation. Viret insiste soigneusement sur cet abus, sur « l'avarice insatiable » de ceux qui « vivent du purgatoire papistique » et qui « dévorent tout le pauvre monde. » Son ironie parfois un peu insistante ne perd aucune occasion de toucher cette corde sensible. Une page de ce dialogue donnera au lecteur une juste idée de l'éloquence populaire et mordante, parfois amère, de notre polémiste : « Hilaire. Ils ne se contentent point des dîmes, prébendes, bé-
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néfices, censes et revenus qu'ils ont, mais faut que toujours nous leur comptions argent frais, depuis que sommes conçus au ventre de notre mère, jusques à cinq cents ans après notre mort, et encore davantage. Si la mère qui nous porte prend quelque petit mal à cause de son enfant, elle fera incontinent un vœu à quelque saint, et fera chanter quelque messe, et portera argent au prêtre, et obligera son enfant à rendre le vœu et faire le semblable quand il aura l'âge. Ne sommes-nous donc pas déjà arrançonnés au ventre de notre mère ? Ne commençons-nous pas à payer tribut avant que soyons nés ? — En après, l'enfant est-il né, il n'aura pas baptême et ne pourra être chrétien si tu ne débourses. Voilà le bonheur que nous avons tantôt à l'entrée de l'Eglise ! - Faut-il enchrêmer et confirmer l'enfant ? Il faut compter ; car on ne lui impose pas seulement les mains et n'aurait pas le saint chrême qu'il n'y ait argent comptant. — Se veut-il confesser ? Il faut compter. Veut-il faire chanter des messes et dire des oraisons ? Il faut compter. Veut-il recevoir la cène ? Il lui faut acheter Jésus-Christ à beaux deniers comptants.
Théophile. Encore serait-ce peu de cas de l'argent, si ce qu'ils font était selon Dieu ; mais c'est tout le contraire.
Hilaire. Se veut-il marier ? Il ne se pourra épouser qu'il ne faille compter. Se veut-il faire prêtre ? Dieu sait combien de fois il faut mettre la main à la bourse avant qu'il ait passé par tous leurs ordres. Mais atis3i se les fera-t-il bien rembourser aux pauvres gens par après ! — Tombe-t-il malade, le faut-il enhuiler et lui bailler son dernier sacrement ? Il faut compter ! Je ne sais comment nous ne sommes tous bons arithméticiens, quand (même) nous n'aurions jamais vu arithmétique ni jetons ! Car nous ne pratiquons toute notre vie autre science avec eux. »
Et comme il fait vivement sentir à ses lecteurs cette scandaleuse inégalité devant la mort, qui fleurissait en terre catholique : « Les payens avaient pour le moins des cimetières et sépulcres communs pour le pauvre menu peuple, qui ne leur coûtaient rien. Mais entre les chrétiens, il n'est pas seulement loisible qu'un pauvre mort soit couvert de terre, si premièrement tu n'as acheté la place et l'espace de terre en laquelle tu voudras être enseveli.
Et selon le prix que tu bailleras, le lieu sera étroit ou large, et plus ample et magnifique. Si tu débourses beaucoup, il te sera loisible de pourrir auprès du grand autel ; si tu débourses peu, tu seras en la pluie avec le populaire. »
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Pour donner plus d'à-propos à cette âpre tirade, il cite un exemple récent, connu de tous, qui a fait bruit dans la contrée : « Il y avait en la ville d'Orbe un pauvre couturier nommé Gaspard. Je pense que tu l'as bien connu. Tu sais qu'à grand'peine pouvait-il vivre. »
Et le récit va son train sur ce ton familier : le pauvre Gaspard ne put, faute d'argent, obtenir un tombeau pour son petit enfant mort. Les interlocuteurs se récrient, s'indignent : « Je pense, dit Hilaire avec une ironie qui me paraît saisissante, surtout par l'admirable mot final, je pense que si ce temps eût duré, nous eussions été contraints de ne point mourir, par faute de sépulture. C'est grand cas que ce pauvre petit enfant eût tant de peine de trouver un petit anglet (coin) et un petit coin en la terre pour sa sépulture, et que la terre ne fût pan assez large pour lui 1 » Or voyez comme jusqu'au bout cet entretien conserve son accent de réalité locale : le dialogue se termine à peu près par le mot consacré, Allons boire un verre 1 — cet éternel refrain du Vaudois, à en croire Juste Olivier. Hilaire fait observer que tout le jour s'est passé « autour du feu de purgatoire, » qui a mis « l'altération en sa gorge. » « Je ne sais, dit-il, comment les âmes du purgatoire se trouvent de l'eau bénite, mais je me trouve mieux du vin. Puisque vous êtes tous de cet avis, allons donc dîner ! »
La conversation reprend un peu plus tard: elle roule sur l'analogie des cérémonies funèbres de l'Eglise romaine avec les coutumes païennes. « Car qu'est-ce autre chose la religion papale que la continuation et maintenance de la romaine ancienne ? » Viret trace et
poursuit avec une précision implacable son parallèle entre les traditions païennes et les usages de l'Eglise catholique, et soutient sa thèse à grand renfort de textes profanes ou sacrés. Le pauvre Eusèbe, fidèle à la foi traditionnelle, demeure accablé sous tant d'éru-
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dition, et Viret place dans sa bouche, au début du troisième dialogue, un curieux éloge de la science des réformateurs: « Je fus hier surpris et assailli au dépourvu. Je connais maintenant par expérience que ce qu'on dit de vous autres est tout vrai : car il semble que vous ayez toute la sainte Ecriture sur le doigt, que j'en suis émerveillé. » -N'y a-t-il pas dans ce passage un souvenir personnel? Dans la fameuse dispute de Lausanne, Jacques Drogy, vicaire de Morges, poussé à bout par la grêle de traits et la pluie de citations de Viret et de ses amis, finit par éclater naïvement: «Eh!
bien, oui, les prêtres sont ignorants ! Mais que ne leur donnez-vous le temps d'étudier, au lieu de les entraîner à la dépourvue dans une dispute où vous les écrasez sous de longs discours ! »
Si telle était leur érudition, les réformateurs ne dédaignaient pas de l'assaisonner de joyeusetés qui aujourd'hui paraissent singulièrement déplacées en si haute matière. Je n'ai point insisté encore sur les fortes épices qui rehaussent la saveur du langage de Viret; il est en cela pareil à tous ses contemporains. Sa plaisanterie n'est pas toujours fine, tant s'en faut, mais elle est gaie, et frappe juste. On peut se figurer les rires d'un auditoire peu raffiné, lorsque le petit prédicant d'Orbe racontait l'histoire d'un curé du voisinage : « Il exhortait ses paroissiens à bien payer les dîmes. Et pour les y mieux inciter, il leur proposait l'exemple d'Abel et de Caïn, disant : Gardez-vous bien de faire comme ce maudit Caïn, qui ne voulait point payer les dîmes, ni aller à la messe. Mais suivez l'exemple du bon Abel qui les payait très volontiers et ne faillait jamais d'ouïr messe tous les jours. » Quelqu'un dans l'auditoire souleva une objection décisive: « Je ne puis entendre cet exemple : car en ce temps ils n'étaient que quatre personnes au monde. Caïn ne chantait et n'oyait point la messe. Puis donc qu'Abel Poyait, il ne
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la pouvait chanter et répondre. Il fallait donc qu'Adam la chantât et qu'Eve tînt la torche. De quoi il s'ensuivrait aussi que les prêtres, pour lors, étaient mariés. »
Cette anecdote eut tant de succès qu'on la retrouve dans ^Apologie pour Hérodote et dans dix autres pamphlets huguenots. Polémique facile, convenons-en, et à laquelle Viret et ses amis se sont adonnés trop volontiers pour la gloire de leur cause.
Nous ne saurions nous arrêter à tous les dialogues satiriques de Viret. Il faut choisir parmi ces richesses un peu encombrantes, nous borner à citer ces titres bizarres, destinés à piquer la curiosité des bonnes gens : Physique papale, Cosmographie infernale, Descente aux Enfers, le Monde à l'Empire. Ces libelles, que la balle du colporteur promenait de village en village, avaient alors un succès populaire qu'il est difficile de se représenter aujourd'hui. Le Monde à l'Empire: ce titre même est un calembour qui fit fortune 1, et l'on dévorait ce dialogue où l'on trouvait de tout, car il touche à tout, histoire, morale, politique, sous prétexte de faire leur procès à ceux qui se disent chrétiens et de leur prouver qu'ils sont des païens et des idolâtres : « Ils veulent qu'on leur prêche un Evangile sans repentance et sans amendement de vie. Ils veulent une liberté sous le nom de l'Evangile, laquelle leur soit une licence débordée à tout ce qu'il leur plaira. Ils veulent bien être déchargés du joug de l'Antéchrist, mais cependant ils ne veulent rien porter de celui de Jésus, Christ. »
Nous retrouvons dans cet ouvrage, sous des noms nouveaux, les interlocuteurs déjà connus. Le plus amusant est un certain Tobie, qui juge protestants et catho-
1) En général, on a traduit le jeu de mots par le monde allant pire. Ne faut-il pas plutôt s'en tenir au double sens du mot empire, qui peut être.pris comme substantif verbal de empirer ? Aller à l'empire, c'est aller au plus mul; le monde à l'empire signifie le monde au plus mal.
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liques avec une égale clairvoyance et énumère les défauts des uns et des autres : « Tobie, a dit M. Lenient, est un de ces types qui, aux mains d'un homme de génie, deviennent immortels comme Panurge et Sancho Pança. Tel que Viret nous l'a donné, même faiblement esquissé, avec son court bon sens, son langage pittoresque et familier, son air guilleret et narquois, il a sa date et sa place parmi les portraits du siècle. »
Ce Tobie n'est-il pas un peu le Panurge ou le Sancho vaudois, une sorte de personnification du génie national, fait de beaucoup de bon sens, de passablement d'indécision, de malice sans fiel, mais non sans finesse ? Philosophe bourgeois ou rustique, il assiste à d'interminables controverses, qui lui semblent oiseuses, écoute, sourit, hoche la. tête, sans prendre ouvertement parti, et pense que ce monde est un singulier monde, qui aurait bien besoin d'être réformé pour de bon : « Mon père, en son vivant, dit-il, m'a enchargé sur toutes choses d'apprendre l'art et la science la plus utile, la plus honnête et nécessaire qui pourrait être au monde. Il m'a dit que cette science était l'art de bien vivre et de bien mourir, qui sont choses tellement conjointes ensemble qu'à peine, va l'une sans l'autre. Mais la confusion est telle maintenant au monde, que je n'ai encore su trouver maître qui m'ait pu apprendre -cette science. »
Viret fut, en somme, un des écrivains les plus. féconds, un des polémistes les plus goûtés de notre Réformation. Sorti du peuple, il écrit pour le peuple, son peuple, ses « chers frères et bons amis de la ville d'Orbe ; » il vise à exercer sur eux une action immédiate, à les instruire en les amusant. Son langage s'adapte à leurs goûts, à leurs habitudes; il est sans apprêt, d'une familiarité un peu traînante et verbeuse; les phrases, chargées d'incidentes, se perdent en lents détours, que Juste Olivier, très indulgent, appelait « leur .grâce errante et leur aimable abandon, » et que
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M. Lenient, trop sévère, qualifie de « pesanteur helvétique, » (c'est savoyarde qu'il fallait dire) et d' « infatigable prolixité. » La pensée du moins est toujours claire chez Viret, les idées s'enchaînent logiquement, malgré des développements excessifs ; il sait où il va, mais il y va sans se presser. Il finit par arriver : heureux si les rares lecteurs d'aujourd'hui l'ont suivi jusqu'au boutIl n'a ni la grâce exquise d'un Amyot, ni la pittoresque imagination d'un Montaigne, ni la sobre vigueur d'un Calvin, ni la vivacité piquante d'un Bèze; il n'est pas au rang des maîtres. Mais ce modeste professeur du « pauvre peuple » nous est cher parce qu'il est un des premiers prosateurs indigènes, qu'il est proprement nôtre, qu'il représente, par ses défauts mêmes, le pays vaudois et romand, dans un siècle où la plupart de nos écrivains ne nous appartenaient que par adoption.
Faut-il, parmi ces écrivains venus du dehors, faire une place à Antoine Froment, compatriote et collaborateur de Farel? Il a écrit, vers 1548, les Actes et gestes merveilleux de la cité de Genève, complément très instructif des chroniques de Bonivard et de Jeanne de Jussie, puisqu'il retrace les faits qui se sont passés à Genève pendant la captivité du prieur de Saint-Victor à Chillon. C'est la déposition d'un témoin oculaire, qui fut plusieurs fois le principal acteur du drame. On ne peut attendre de lui un récit impartial ; mais la passion même qui l'anime est un avantage littéraire que nous avons déjà reconnu dans le livre de Jeanne de Jussie.
Les débuts de Farel et de Froment à Genève, la fameuse prédication du Molard, les dangers courus par les intrépides novateurs, la mort tragique du chanoine Verly, les prédications de Furbity, docteur de Sorbonne, l'arrivée des ambassadeurs de Berne, le séjour des trois prédicants, Farel, Froment, Viret, à l'auberge de la Tête-Noire et la tentative d'empoisonnement à la-
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quelle le dernier faillit succomber, la dispute de Rive en 1535, tels sont, sans en énumérer davantage, quelques-uns des épisodes racontés par l'auteur. Je ne saurais trouver son style si prolixe et monotone que le dit M. A. Rilliet : j'y rencontre plutôt ces qualités de vie, de chaleur, de relief, qui sont particulières au récit des choses vues et vécues. Lisez la scène de l'empoisonnement de Viret, qui arrache à Froment cette exclamation : « C'étaient là les salaires, prébendes et bénéfices du commencement de l'Evangile, à ceux qui prêchaient ! » — Lisez l'épisode comique des gamins de Genève détruisant les images à Saint-Pierre, « se jouant des marmousets » et donnant ainsi à leurs aînés un exemple promptement suivi : « Et mes petits enfants de courir et sauter après ces petits dieux, et criaient à haute voix au peuple arrêté dehors l'église : Nous avons les dieux des prêtres ; en voulez-vous ? Et les jetaient après eux.» Lisez encore la sortie des Clarisses et comparez l'humoristique récit de Froment avec la relation éplorée de Jeanne ; les deux versions s'éclairent et se complètent. Il faut bien croire avec Froment que les sœurs servaient ardemment les intérêts du duc et qu'elles étaient « les meilleurs et les plus subtils espions que les ennemis eussent dans Genève.» Là est la raison de leur « départie, » qui fut entourée des égards que l'on sait: « Furent accompagnées et menées fort honnêtement, dessous les bras, comme épousées, par MM. les syndics et conseillers, jusqu'au pont d'Arve. » Lisez enfin le récit du combat de Cologny ; voyez-en revenir ces jeunes Genevois de quatorze à quinze ans, « tout pleins de sang comme des petits bouchers, et tout chargés de dépouilles. » Ces scènes et vingt autres sont évoquées dans leur réalité ; le témoin qui les rapporte s'exprime dans un langage un peu gauche, mais expressif, animé, vivant. Devons-nous attribuer au même auteur l'écrit histo-
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rique et polémique intitulé La guerre et délivrance de Genève ? M. A. Rilliet en fait honneur à la femme de Froment, Marie Dentière, ancienne abbesse d'un couvent de Tournay, qui essaya de jouer un rôle dans la Réforme genevoise et qui, avec sa « langue envenimée, » cherchait, suivant Jeanne de Jussie, à convertir les Clarisses au mariage par des arguments assez peu mystiques. M. Jules Vuy, au contraire, restitue obstinément au mari le libelle Guerre et délivrance. Nous inclinerions, par des raisons purement littéraires, à nous ranger à la première opinion. Mais ce qui est sûr, c'est que ce petit ouvrage, composé en 1536, est la plus ancienne production littéraire sortie à Genève d'une plume protestante : il raconte avec vivacité l'émancipation politique et religieuse du peuple ; écho des passions contemporaines, il reflète les sentiments du parti vainqueur, comme la chronique de sœur Jeanne ceux du parti vaincu. Il a l'accent du triomphe et respire la conviction joyeuse que la partie est gagnée. Le style est alerte, dégagé, nerveux : « Que ferez-vous maintenant, pauvres prêtres? J'ai pitié de vous. Vous étiez ici si gros et gras, si riches et puissants, si bien à votre aise par vos faux miracles !. »
Froment est demeuré à Genève, grâce au sermon du Molard et aussi grâce à sa chronique, l'une des figures les plus populaires de la Réforme. Il était éloquent et courageux. Farel lui avait communiqué sa flamme, et il était sans contredit plus habile, plus avisé que son maître. Il avait imaginé d'ouvrir à Genève une école où il promettait d'apprendre aux gens à lire et à écrire en un mois. «Ici, ajoutait l'affiche, on guérit aussi gratis plusieurs maladies. » La foule accourut, et sous couleur d'enseigner l'a, b, c, Froment amorçait les bonnes gens. Le charlatan montre bien un peu le bout de l'oreille; mais nous sommes au XVIme siècle, le siècle des libres allures et des excentricités audacieu-
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ses: l'originalité n'était pas encore tenue pour une offense à la platitude générale.
La fin du prédicant fut moins brillante que ses débuts : à l'âge des élans généreux, il avait été comme soulevé au-dessus de lui-même par les circonstances; passé ce moment de sincère et juvénile ferveur, il devait retomber au-dessous de son propre niveau : « Froment, dit Farel en jouant mélancoliquement sur les mots, a dégénéré en ivraie. » Cet aveu même honore Farel ; Viret dénonçait pareillement, et avec une énergie singulière, les ministres indignes; car il y en eut.
plus d'un. Une commotion telle que la Réforme ne pouvait se produire sans faire surgir des individualités de toute sorte et de valeur très diverse; à côté des convictions graves et sincères, il y avait place pour les enthousiasmes passagers et les adhésions irréfléchies. Toute œuvre humaine, même saintement inspirée, est nécessairement complexe, et il oublierait sa psychologie' celui qui demanderait à l'histoire un homme sans reproche et une révolution sans tache.
IV
« Surpassant non point les autres seulement, mais soi-même. » Telle est la belle expression par laquelle Farel rendait hommage à l'énergie extraordinaire de Calvin, au lendemain de la mort du grand réformateur.
L'œuvre qu'il a accomplie semble, en effet, dépasser la puissance d'un seul homme. Mais ce qui est peut-être le plus remarquable dans cette carrière de labeur et de lutte, c'est que Calvin ait réussi à façonner, à transformer, à repétrir à son gré le caractère du peuple le plus jaloux de son indépendance, à en faire un peuple
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nouveau, marqué d'une ineffaçable empreinte. C'est à ce point de vue spécial que Calvin appartient à notre sujet. Mais il importe tout d'abord de dégager sa vraie physionomie, souvent méconnue ou travestie par l'ignorance ou le parti pris. On ne saurait trop insister sur ce point : Calvin est devenu malgré lui le Calvin qu'on lui reproche d'avoir été ; ni son instinct, ni son caractère ne le portaient à jouer le rôle qui s'est imposé à lui, et qu'il n'a accepté qu'après la plus vive résistance K Nous avons à cet égard un témoignage qui ne saurait être Suspect : le sien. Qu'on reproche à Calvin tout ce qu'on voudra; personne ne s'avisera de mettre en doute la parfaite sincérité de sa parole. Or son ami et son successeur Théodore de Bèze nous a conservé les aveux et les renseignements recueillis de la bouche même du maître.
Calvin était par goût un humaniste plutôt qu'un théologien ; le premier écrit qu'il publia est une œuvre d'érudition littéraire, le commentaire sur le traité de la Clémence de Sénèque. Lorsqu'il quitta la France en 1534, il cherchait beaucoup moins la lutte religieuse qu'il ne tentait de s'y soustraire : « Il délibéra de s'en absenter pour vivre plus paisiblement et selon sa conscience. » A Genève, Farel l'arrête comme on sait; il objecte ses chères études, ses projets de travaux : Farel doit recourir à des menaces « épouvantables » pour vaincre ses répugnances. Deux ans plus tard, ce fut avec une sorte d'empressement qu'il saisit l'occasion de rompre ses chaînes et de quitter la ville insoumise pour se retirer à Strasbourg. Il nous le dit expressément dans sa célèbre préface des Psaumes : c, Cependant survinrent en la ville séditions les unes sur les autres. Ainsi, combien que je me reconnais être timide, inol et pusillanime de ma nature, il fallut toutefois dès les premiers com-
1) Le « réformateur malgré lui,» l'appelle M. A. Rilliet.
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mencements soutenir ces flots tant impétueux. Si est-ce que je ne me trouvai point garni d'une telle magnanimité, que quand on me chassa, je ne m'en réjouisse plus qu'il ne fallait. Lors, par ce moyen étant en liberté et quitte de ma vocation, j'avais délibéré de vivre en repos y sans prendre aucune charge publique. »
Ce n'est certes point là le langage d'un esprit tyrannique et présomptueux, qui cherche à s'imposer aux consciences et qui s'obstine à la lutte. Sur la fin de sa vie, Calvin parlait avec quelque amertume de cette « grandeur et puissance » que lui reprochaient ses ennemis: « Je voudrais bien, dit-il, pouvoir m'en décharger sur eux. » Et le 20 avril 1564, lorsqu'il faisait ses adieux aux ministres de Genève assemblés autour de son lit de douleur, à cette heure suprême où l'homme n'essaie pas de déguiser la vérité, le réformateur disait à ses frères « que Dieu l'avait fortifié pour toujours tenir bon, combien que de sa nature il fût craintif. Et répéta par deux ou trois fois ces mots : Je vous assure que de ma nature je suis timide et craintif. » Qu'est-ce à dire, sinon que Calvin, suivant la belle expression de Bèze, avait « un esprit vraiment héroïque, » de cet héroïsme qui consent à se renoncer soimême pour se livrer corps et âme à un pouvoir supérieur et devenir, en dépit des révoltes de la chair, l'instrument docile d'une grande cause ! Moïse, au moment de sa vocation près du buisson de feu, disait à l'Eternel : « Qui suis-je, moi, que je retire les enfants d'Israël hors d'Egypte ?. Ils ne me croiront point et ils n'obéiront point à ma parole. Envoie celui que tu dois envoyer. »
Et Moïse y alla, et tira ses frères du pays de servitude.
Que de luttes intérieures chez Calvin avant la soumission complète ! Ses lettres, lorsqu'en 1540 Genève le rappela, trahissent un indicible effroi : Cur non poilus ad ci-uceî#&! s'écrie-t-il dans son latin énergique:
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« Que ne me crucifie-t-on plutôt ! » Et il aj oute : « Toutes, les fois que je repasse dans ma mémoire les heures misérables que j'ai passées à Genève, je ne peux m'empêcher de frémir des pieds à la tête à l'idée d'y rentrer.
Pourquoi me replongerais-je dans ce gouffre dévorant? »
Mais, une fois le sacrifice consommé sans retour, iL fut rigide comme lé fer, inébranlable comme le roc. Il ne s'appartenait plus : ce terrible dictateur n'était qu'un soldat qui obéit. Il faut lire dans les pages de Bèze le récit des « principaux combats qu'il a endurés » contre « cet amas de sangliers assemblés pour dégâter la vigne du Seigneur. » Il faut le voir, sentinelle vigilante, jour et nuit debout sur les remparts de la ville menacée, faisant tête à tous les ennemis du dehors, se retournant contre ceux du dedans qui ne lui laissent aucun repos. Comment ne pas s'incliner devant un si ferme vouloir au service d'une si grande foi 1 « S'il est question de vigilance, jamais Satan et les siens ne le prirent au dépourvu. S'il faut parler d'intégrité, il est encore à.
naître.qui lui a vu faire faute en son office. S'il faut mettre en avant le travail, je ne crois point qu'il se puisse trouver son pareil. Outre qu'il prêchait tous les jours de semaine en semaine, le plus souvent et tant qu'il a pu il a prêché deux fois tous les dimanches ; il lisait trois fois la semaine en théologie, il faisait les remontrances au Consistoire. Qui pourrait raconter ses autres travaux ordinaires et extraordinaires ? Je ne sais si homme de notre temps a eu plus à ouïr, à répondre et à écrire, ni de choses de plus grande importance. »
La force surhumaine qui avait passé dans l'âme timide de Calvin s'était communiquée aussi à son corps chétif, car, ajoute Bèze, « il avait un corps si débile de nature, tant atténué de veilles et par sobriété trop grande, et, qui plus est, sujet à tant de maladies, que tout homme qui le voyait n'eût pu penser qu'il eût pu vivre tant soit peu; et toutefois n'a jamais cessé de travailler jour et nuit après l'œuvre du Seigneur. »
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On aura remarqué dans ces lignes le passage qui fait allusion au commerce épistolaire de Calvin : « Je ne sais si homme de notre temps a eu plus à répondre et à écrire. » Sa vaste correspondance et celle de ses collègues Farel et Viret, mériteraient à elles seules une étude approfondie: les éléments en sont réunis dans la Correspondance des réformateurs dans les pays de langue française, ce précieux monument de patience et d'érudition que l'on doit à M. A.-L. Herminjard et dont l'honneur rejaillit sur notre pays tout entier. Les lettres françaises échangées entre Calvin, Farel et Viret, intéressantes en elles-mêmes, sont en outre une source précieuse d'informations pour l'histoire de la langue: elles ont à cet égard d'autant plus de prix qu'en notre pays il ne reste pas beaucoup de lettres familières de ce temps-là. Mais la plupart des lettres de nos trois réformateurs sont écrites en latin et n'appartiennent à notre histoire littéraire que comme une mine féconde de renseignements sur leur travail et la nature des relations qui existaient entre eux. Elles nous permettent de les surprendre dans l'intimité et dans l'activité de leur vie souvent errante; et certes aucune de ces grandes figures n'a rien à perdre à se montrer ainsi. Ce qui nous frappe en parcourant leurs lettres, ce n'est pas seulement la consécration absolue de ces hommes à l'œuvre qu'ils poursuivent d'un même cœur, mais encore l'accent d'expansion fraternelle qui marque leurs rapports, la virile franchise qui assaisonne leurs mutuelles confidences. Le ton de Calvin avec ses collègues est affectueux et presque tendre ; mais lorsqu'il s'adresse à Farel, sa tendresse, mêlée de respect et de familiarité, a quelque chose de filial: Optime ac mihi dulcissime frater,. dit-il à cet aîné qu'il vénère autant qu'il l'aime et qu'il en est aimé.
C'est que la physionomie vraie de Calvin est bien différente de celle qu'on se représente d'ordinaire. Son
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plus récent biographe, M. Abel LeFranc 1, a pu dire, en s'appuyant sur des preuves tirées de la correspondance de Calvin : « A aucune époque de son existence, malgré la tournure méditative de son esprit, malgré l'inflexibilité de son caractère entier, le réformateur n'a été dans sa vie privée le personnage sombre et concentré qu'on s'est plu à représenter. Sa correspondance le montre, durant ses années d'études, comme un jeune homme d'un commerce agréable, très répandu, aimé et recherché, séduisant tout son entourage. »
Ce que Calvin fut étudiant, il le demeura dans les luttes et les souffrances de l'âge mûr. Il suffit de lire attentivement sa vie, racontée par Théodore de Bèze, pour reconnaître en lui une nature puissamment attractive, qui a su inspirer à des hommes très divers, non point cette sorte de respect trop voisin de la crainte, mais des attachements presque passionnés. On n'a point assez remarqué, je crois, ce trait caractéristique: il contribue pour sa part à expliquer l'immense ascendant de Calvin. Sous sa volonté, on sentait son cœur; et quand on ne le sentait pas, on savait, pour peu qu'on le connût, qu'il obéissait à une puissante conviction, au devoir tel qu'il s'imposait à lui. L'homme de devoir est souvent, pour ceux qui le jugent à distance, tout autre chose qu'un homme attrayant, mais il n'en reste pas moins, pour les familiers de son âme, un homme de cœur, vir cordatus. Ainsi fut Calvin pour ses nombreux amis.
Il voulut faire de la cité réformée « une ville aussi pure dans sa foi qu'exemplaire dans ses MCeUrS 2. » Le peuple raisonneur, soupçonneux, indiscipliné, de l'ancienne Genève dut se plier à la rigueur de sa règle et de son dogme. L'esprit « moderne » se récrie, proteste
1) La Jeunesse de Calvin (Paris, Fischbacher).
2) A. Sayous, Les Ecrivains de la Réforme.
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au nom du droit des consciences. C'est fort beau, mais ne faisons pas des phrases — c'est si facile! — et jugeons les choses de plus haut, comme l'a si bien fait Marc Monnier lorsqu'il s'est écrié avec son loyal bon sens : « Malgré ce qui nous choque dans sa pensée et dans sa vie, nous persistons à croire que, pour son temps, il eut raison. L'ancienne et joyeuse Genève n'aurait pas tenu devant les armes de ses voisins, les séductions de François de Sales. Fortement retrempée au contraire par la discipline calviniste, cette ville est devenue la cité d'une idée, le foyer d'une lumière qui a brillé trois siècles et qui pâlit aujourd'hui, mais ne s'éteint pas. »
La Bible placée à la base d'un Etat chrétien, l'Eglise constituée à la face des nations hostiles, les mœurs transformées et régénérées, un vaste empire spirituel assuré à la capitale de la Réforme, les études remises en honneur, la cohésion rendue à ce petit peuple que rongeaient les divisions intestines, voilà ce que réalisa pour Genève la volonté de Calvin. Après cela, laissons les modernes bavards déclamer contre lui et, par un naïf anachronisme, juger cet homme extraordinaire à la mesure du XIXme siècle. Son œuvre suffit à son apologie.Cette œuvre, dont l'âme d'un peuple fut l'objet, est d'autant plus remarquable, que Calvin n'était nullement, comme l'ont répété beaucoup d'ignorants, le « dictateur, » le « chef de la République, » une sorte de pape : « Belle papauté ! s'écriait deux siècles plus tard un éminent pasteur de Genève, Jacob Vernet, belle papauté que d'être ministre à Genève avec beaucoup de travail et une modique pension, en demeurant sou- , mis au magistrat comme le moindre des citoyens et enégalité avec quinze ou vingt collègues! Ce n'est pas seulement une prélature1. » Ne savons-nous pas, en
1) Lettres critiques d'un voyageur anglais.
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effet, que ses attributions dans l'Eglise étaient fort restreintes, qu'il n'avait rien à voir dans lé gouvernement de l'Etat et que les institutions politiques de Genève n'ont subi de son vivant aucune modification importante? Ne savons-nous pas qu'il fut vingt-trois ans à Genève en qualité de simple habitant, sans avoir même le droit d'électeur, et ne reçut le titre de bourgeois que cinq ans avant sa mort? Ne le voyons-nous pas cité devant le Conseil pour être admonesté au sujet d'un de ses sermons? Ne dut-il pas, un jour. de l'an 1548, faire des excuses aux magistrats pour les avoir blâmés dans une lettre à Viret? Ses livres n'étaient-ils pas soumis à la censure comme ceux du moindre ministre? Ne dut-il pas lutter jusqu'au bout contre les résistances, les hostilités sourdes ou déclarées ? « De tous côtés les chiens aboient contre moi, » écrit-il dix ans avant sa mort. On voit assez que les magistrats de Genève avaient conservé leur indépendance en face du grand homme1. Et c'est pourquoi il est injuste de lui imputer à lui seul les tristes procès criminels de Gruet, de Servet, d'autres encore; ce sont des juges laïques qui ont procédé à l'arrestation, à l'interrogatoire, à la condamnation de ces victimes de l'intolérance. Calvin était d'ailleurs parfaitement d'accord; car nul homme n'a plus imperturbablement confondu ses propres vues avec la cause de Dieu, ni donné mieux à sa conviction personnelle la valeur d'une vérité absolue. Mais s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il eut au suprême degré « l'orgueil de la foi, » s'il apporta ime passion impétueuse à combattre « les ennemis de Dieu, » il faut bien retenir ceci : son influence et son autorité, d'une nature toute morale, ne furent jamais que celles d'un esprit qui impose autour de lui sa supériorité ; il ne régna que par l'ascendant irrésistible de son génie.
1) Voir sur cette question Calvin à Genève, par Amédée Roget (Galerie suisse).
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Je ne veux pas étudier ici les écrits de Calvin : ils appartiennent à la grande littérature française, et je n'aurais rien à apprendre au lecteur sur un sujet traité par tant de maîtres. Ce qui importe à cette histoire, c'est de montrer sous quelles formes diverses l'action de Calvin s'exerça sur Genève1.
Dans l'Eglise, tout était à créer, et Calvin, qui voulait « bâtir un édifice de longue durée, » sentit tout d'abord la nécessité de s'occuper des enfants, de leur montrer «brièvement, selon leur petitesse, où gît la vraie chrétienneté ; » de préciser, de fixer, j'allais dire de codifier les idées nouvelles, encore flottantes, et de mettre l'ordre et la lumière dans les esprits : c'est pourquoi, dès 1536, il tira de l'Institution son Catéchisme; puis il rédigea, avec Farel, une confession de foi, que le Conseil des Deux-Cents approuva et qui fut dès lors lue chaque dimanche dans les églises. Cela fait, il était urgent de réformer les mœurs : Calvin s'y appliqua en instituant la discipline ecclésiastique, contre laquelle les vieux Genevois, qui n'avaient vu dans la Réforme qu'un moyen d'émancipation politique, ne tardèrent pas à se regimber d'une façon significative 2. L'organisation du Consistoire eut l'effet qu'il en attendait : en moins de trois générations, les mœurs de Genève subirent une métamorphose complète ; à la mondanité naturelle succéda cette austérité un peu raide, cette gravité un peu étudiée, qui ont caractérisé longtemps les disciples du réformateur.
Mais un de ses plus puissants moyens d'action fut assurément sa parole : on possède de lui plus de deux mille sermons, répartis sur onze années ; ils ont été, en quelque sorte, sténographiés par Jean Budé, Nicolas des Gallars, Jean Cousin, d'autres encore, et, grâce au
1) Voir l'article Calvin de la France protestante, 2' édition.
2) Les Libertins protestaient, suivant l'estimable chroniqueur Michel Roset, c de vouloir vivre en liberté et ne vouloir être contraints au dire des prêcheurs. »
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soin qu'ils ont pris, nous pouvons nous représenter la prédication de Calvin mieux que celle d'aucun autre réformateur français1. C'est son éloquence saisie comme sur le vif, c'est lui-même, plus vivant que dans aucun de ses écrits. Est-il besoin de le dire ? La base de sa prédication, c'est la Bible, seule autorité qu'il reconnaisse, autorité absolue, infaillible, indiscutable, la Bible par laquelle a parlé le Dieu souverain. Il insiste sur la corruption de l'homme et sa totale impuissance, qui n'ont d'autre remède que la bonté de Dieu. Ses discours ne se distinguent pas seulement par ce don merveilleux d'exposition qui est la marque des ouvrages de Calvin, mais par un caractère essentiellement pratique dont le lecteur sera peut-être surpris. Moraliste sans pitié pour les misères de l'homme, il s'attaque directement à celles qu'il a sous les yeux-, aucune catégorie de ses auditeurs n'échappe à son âpre censure : elle atteint les magistrats, les citoyens, les maris, les femmes, — qu'il exhorte à « torcher, peigner, éplucher» leurs enfants, et, si elles sont nourrices, à « endurer froid et chaud pour leur donner la mamelle ; » à chacun il prescrit, comme un service agréable à Dieu, l'accomplissement des devoirs immédiats et journaliers.
Aux pasteurs eux-mêmes, ambassadeurs du souverain maître, il enjoint de « maintenir la majesté de Dieu, et qu'ils fàssent que la doctrine soit reçue avec toute crainte, — et qu'on ne vienne point rebocqùer à l'encontre. » Car ceux qui propagent l'erreur sont des ennemis volontaires de Dieu. Aussi ne les ménage-t-il point, en ce rude langage du XVIme siècle qui tourne volontiers à l'invective, mais que les circonstances et les mœurs d'alors justifient en une large mesure. Ne l'oublions jamais: Genève était comme en état de siège; il s'agissait de sauver la Réforme, d'assurer son
1) Voir sur ce sujet Calvin prédicateur, excellente étude de M. Albert Watier(Genève, Béroud, 1889.)
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avenir au sein d'un peuple indocile, qui subissait à contre-cœur les conséquences morales de son affranchissement; il fallait tout d'abord « lui imposer la police chrétienne ; » Calvin laissait aux prédicateurs de l'avenir le soin de faire l'éducation religieuse des coeurs : c'est le salut d'une société par la régénération de ses mœurs que poursuit cette parole aussi vigoureuse que dépourvue d'onction; elle s'adresse à la conscience publique bien plus qu'au moi de l'individu.
Et pourtant, l'accent humain et tendre faisait-il défaut à son éloquence? M. Watier, dans l'analyse d'un sermon sur le (Sacrifice (VAbraham, a relevé quelques traits d'une pénétrante émotion : « Isaac dit à son père : Mon père. Il n'y a rien qui pût apporter une telle angoisse à Abraham, que ce mot, qui est tant amiable : mon père. Etait-il possible qu'Abraham fût tourmenté jusque-là et qu'il le portât, lui qui n'était ni de fer ni cV acier non plus que notis ? »
L'artifice oratoire est étranger aux discours de Calvin, qui sont le triomphe de l'éloquence naturelle et sans apprêt. Il n'a d'autre préoccupation que de dire ce qu'il pense, quoi qu'il en puisse coûter non seulement à la susceptibilité de ses auditeurs, mais à la langue elle-même: dans la passion de vérité qui l'embrase, il ne recule devant aucun terme populaire, aucun mot du cru, pour se mettre à la portée des auditeurs les plus incultes. Mais son puissant génie éclate jusque dans les familiarités de sa parole, qui rencontre, chemin faisant, des images pittoresquement saisissantes. « C'est comme d'une vessie, dit-il en parlant de la vanité de l'homme, c'est comme d'une vessie qui sera enflée, ou gonfle (qu'on appelle ici). Il ne faut que la pointe d'une épingle pour tout crever, et voilà une peau flétrie ! »
Nous possédons dans les sermons de Calvin la forme la plus prime-sautière de son style. N'est-ce point le lieu
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de rechercher en quoi consiste proprement la nouveauté de ce style, par quoi l'auteur de VInstitution chrétienne a fait époque dans l'histoire de la prose française ?
La clef du français de Calvin, c'est son latin. Essen-
tiellement préoccupé d'être entendu de tous, ce latiniste excellent voulut traiter dans la langue de tous les hautes questions qu'avant lui on ne traitait qu'en langue savante. Il dut pour cela transporter dans le parler courant la netteté lumineuse et la grave simplicité de cette langue classique —la langue du droit — qu'il affectionnait doublement, comme jurisconsulte et comme humaniste. Il s'agissait, en effet, d'élever le français, langue savoureuse et grassement pittoresque, à la hauteur des questions religieuses qu'elle n'avait jamais abordées, de transformer cet idiome gaulois, encore plein des grâces de' l'enfance, en une langue virile, instrument de prédication, de propagande et de controverse; en un mot, de lui assurer, même au prix de cruels sacrifices, une tenue, une dignité conformes à sa noble vocation. Voilà ce qu'a fait Calvin: pour des besoins nouveaux, il a créé un langage nouveau, où dominent la logique et la raison; il l'a dépouillé des colifichets gaulois et des gentillesses italiennes; il a sacrifié tout ce qui, dans le style, est de pur agrément, ces grâces riantes et charnelles dont les Amypt, les Marot, les Montaigne savent égayer le bon sens. Oserons-nous dire que Calvin a dégauloisé le français en le retrempant dans le latin et dans le sérieux; qu'il en a fait une langue tout intellectuelle, essentiellement protestante jusqu'en ses lacunes, peut-être la plus protestante des langues ?
Car c'est bien l'influence protestante qui s'est exercée par Calvin sur la littérature et le style: tout ainsi que l'Eglise catholique elle-même a ressenti dans une certaine mesure l'influence de la Réforme, pareillement la langue — et par suite la littérature, même en
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dehors du domaine religieux, — a subi quelque chose de l'action de Calvin. Le français a reçu de cette main • puissante une empreinte de gravité, de précision juridique qu'on retrouve dans la langue sobre et forte de Descartes, dans le style si vrai de Pascal, ce style « paré de sa nudité même, » et jusque dans la langue nette, directe, un peu sèche et sobrement ornée de Voltaire.
Qu'on ne m'accuse pas de confondre l'action de la Réforme avec celle de la Renaissance, qu'on n'objecte pas que celle-ci avait remis en honneur le latin et que le retour aux sources classiques eût suffi à produire la langue de Voltaire. Voyez l'Italie: là, c'est la seule action de la Renaissance qui s'est exercée sur une langue sœur de la nôtre; or elle a précisément laissé subsister ce joli trop, cet aimable quod resecari possît, que Calvin a sans pitié extirpé du français. A ce point de vue, on peut dire que l'italien est la langue éminemment catholique; et pour mieux expliquer ma pensée, je dirai, sans crainte de sembler paradoxal, qu'il y a plus de parenté entre l'italien et le style de François de Sales, qu'entre ce dernier et celui de Voltaire; que, littérairement, Voltaire est plus près du réformateur de Genève que de l'évêque d'Annecy. Boileau, qui est, lui aussi, dans la tradition littéraire de Calvin, s'élevait contre le style orné et fleuri d'au delà des monts : Evitons ces excès. Laissons à l'Italie De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Les Chateaubriand, les Lamartine ont précisément rendu à la prose française ce que Calvin lui avait ôté: ce n'est pas sans raison que la naissance du romantisme a coïncidé avec un retour au mysticisme catholique.
Calvin a été parfaitement conscient de l'œuvre de
réforme qu'il accomplis^ailTsuT la langue. C'est ce que i.
veut dire Bossuet/qùarid il décrie1 : « Rien ne flattait
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1) Histoire des Variations. , %, i 1 > 1
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davantage Calvin que la gloire de bien écrire. Don• nons-lui donc, puisqu'il le veut, d'avoir aussi bien écrit qu'homme de son siècle. Sa plume était plus correcte que celle de Luther; et son style, qui était plus triste, était aussi plus suivi et plus châtié. Ils excellaient l'un et l'autre à parler la langue de leur pays. » , Revenons à Genève. Calvin est mort avec l'assurance de la victoire. Rien n'est plus saisissant que sa suprême entrevue avec les magistrats de Genève, alors que, dit Bèze, il « les admonesta de plusieurs choses nécessaires, selon Dieu, au gouvernement de la Seigneurie. » Il leur parla en « vrai prophète, protestant de la sincérité de la doctrine qu'il leur avait annoncée, les assurant contre les tempêtes prochaines, pourvu qu'ils suivissent un même train de bien en mieux. » Puis il leur tendit la main en les priant « lui pardonner tous ses défauts, lesquels nul n'a jamais trouvés si grands que lui. » — C'est ensuite aux pasteurs qu'il s'adresse, les engageant à persévérer, les assurant « que Dieu maintiendrait et la ville et l'Eglise, » pourvu qu'ils demeurassent bien unis. Qui mesurera l'effet produit
sur les chefs spirituels et civils de la cité par ces exhortations solennelles du réformateur mourant !
Parmi les créations les plus importantes de son génie, il faut mentionner l'organisation de l'enseignement supérieur. Calvin était convaincu, suivant l'expression de Senebier, « que le meilleur moyen de conserver la pureté de la religion était d'éclairer les esprits. » Un collège existait depuis la Réformation, dans lequel Castalion et Mathurin Cordier avaient professé avec distinction; mais ce ne fut qu'en 1559 que Calvin put réaliser son plan d'Académie. Il y occupa lui-même la chaire de théologie et institua la sévère discipline de l'établissement nouveau: les cours commençaient à six heures en été, à sept heures en hiver. Excellentes habitudes, qui devraient faire
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rougir notre siècle! L'Académie, bientôt célèbre, ne tarda pas à attirer du dehors des centaines d'étudiants: elle renvoyait à l'Europe des pasteurs, des professeurs, des érudits. Elle contribua ainsi, pour une part incalculable, à propager la doctrine calviniste en France, en Hollande, en Ecosse, en Allemagne, et à lui imprimer son caractère d'unité. L'Eglise catholique elle-même subit indirectement l'influence de l'Académie de Genève: le soin plus attentif des troupeaux, l'étude plus sérieuse des saintes lettres, une prédication plus solide, préparèrent cette Eglise gallicane du XVIIme siècle, qui devait plus à Calvin qu'elle ne s'en est jamais doutée.
Foyer des idées nouvelles, Genève devint tout naturellement la place d'imprimerie du protestantisme.
Au milieu du XVIme siècle, la typographie était la grande industrie genevoise, que dis-je? un art, où s'illustraient les Estienne, les de Tournes, les Jean Girard, les Badius. Elle occupait plus de trente ateliers et deux mille ouvriers ; ses presses répandaient leurs produits dans toute l'Europe :
« Genève devint le grand arsenal de la librairie protestante, le centre d'où partaient les libelles, les brochures, les facéties, les placards séditieux, avec les bibles, les catéchismes et les sermons.
A côté des prédicateurs s'organisa l'invisible armée du colportage.
Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin en traversant Bâle, Strasbourg, Mayence, les sept évêchés, toute cette grasse terre d'Allemagne, où s'épanouissaient jadis les abbayes princières et les seigneuries épiscopales. Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme: de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne et jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée du Rhône, il s'enfonce au cœur du Midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nîmes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les ha-
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biles par l'appât des gravures et des livres défendus. Il a remplacé le ménestrel et le jongleur du temps passé. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et mina l'antique respect que l'on portait à l'Eglise romaine1. »
L'érudition s'alliait à la propagande religieuse, et Genève, ainsi que nous le verrons bientôt, Genève « capitale d'une grande opinion2, » devenait aussi le rendez-vous des savants et des humanistes. Car la présence du grand réformateur eut cette autre conséquence énorme de faire de Genève, par excellence, la ville du refuge. De toutes parts, quand sévissent les persécutions, accourent les huguenots: quinze cents familles françaises, trois cents familles italiennes, plusieurs familles espagnoles, anglaises et flamandes, chassées de leur pays, sont accueillies à Genève, qui leur accorde l'habitation, puis la bourgeoisie. Il devait venir un moment où le nombre des étrangers dépasserait celui des anciens citoyens. Les réfugiés assurèrent le triomphe des réformes de Calvin : ils constituaient une élite sous le rapport de l'intelligence et de la trempe morale ; car ce ne sont pas les hommes vulgaires qui endurent la proscription pour leur foi.
Tous ces opprimés, apportant leur savoir, leur industrie et leurs fortes convictions, renouvelèrent Genève.
Mais ils ne l'égayèrent pas : « ayant au front la pâleur de l'étude et la tristesse de l'exil 3, » ils contribuèrent à donner à la cité, avec son glorieux renom, son caractère de gravité studieuse et un peu chagrine. Mais aussi, comme l'a dit un écrivain genevois4, cette émigration mêlée au vieux sang indigène, forma un peuple d'élite, unissant les qualités précises et nettes du Français à la circonspection avisée de l'Italien et à la solidité du Suisse.
1) Lenient, La satire en France au XVI" siècle. T. I.
2) Mignet. — 3) Marc Monnier. — 4) Rod. Rey.
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Observons à ce propos que les rares littérateurs français et catholiques qui ont parlé de Genève au XVIme siècle, ont insisté sur son caractère de tristesse, affectant d'y voir comme un indice de remords et presque un signe de malédiction : J'ai vu dessus leur front la repentance peinte, dit Joachim du Bellay 1, qui ajoute : L'avarice et l'envie, Et tout cela qui plus tourmente notre vie, Domine en ce lieu là plus qu'en tout autre lieu.
Je ne vis onques tant l'un l'autre contredire ; Je ne vis onques tant l'un de l'autre médire : Vrai est que comme ici l'on n'y jure point Dieu.
Un autre poète de la Pléiade, Etienne Jodelle, a écrit trente-six sonnets contre les ministres de la nouvelle opinion. Dans le dix-huitième sonnet, il nous montre les pasteurs protestants Piqués d'une âcre humeur, n'ayant de quoi se plaire Aux lieux de leur exil, l'un sur l'autre entassés, De nombre, de disette et de remords pressés.
Le maître enfin, Ronsart, dans le Ile Discours sur les misères de ce temps, attribue à la France les plaintes suivantes contre Genève : Une ville est assise ès champs savoisiens, Qui par fraude a chassé ses seigneurs anciens : Misérable séjour de toute apostasie, D'opiniâtreté, d'orgueil et d'hérésie, Laquelle. , ,
Appelant les bannis en sa secte damnable, M'afait, comme tu, vois, chétive et misérable.
Ainsi, par la bouche du poète, la France semble reconnaître que tout ce qu'elle perd profite à Genève; et rien n'est plus vrai, rien ne restera plus vrai dans la suite des persécutions.
Appuyé sur les nouveaux venus, Calvin réussit, par
1) Les Regrets.
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ses fameuses ordonnances, à faire de Genève la ville austère qu'il rêvait. Chaque père dut élever ses enfants et maintenir ses serviteurs dans la pure doctrine ; le blasphème et les propos déshonnêtes furent châtiés par la loi; le jeu, les divertissements furent proscrits, les règlements somptuaires interdirent le luxe du vêtement, le luxe de là table et des ameublements.
.Si la trempe des caractères fut fortifiée par un pareil régime, l'art, en revanche, devait y perdre, et Genève désapprit pour longtemps à sacrifier aux Grâces.
Pendant deux siècles, une grande ombre se projette sur sa littérature : l'ombre de Calvin.
V
L'histoire est merveilleuse en contrastes et se plaît aux antithèses. Si quelqu'un différait de Calvin, et par le caractère, et par les goûts, et par les circonstances de sa jeunesse, c'était celui qui fut son ami, son aide et son successeur. Calvin a l'esprit tranchant et positif du Picard; Bèze a la rondeur et la verve joviale du Bourguignon. L'un a le corps débile, les traits anguleux, l'air d'un ascète; l'autre est un cavalier de belle mine, spirituel, riche, recherché du monde, « heureux en dons de grâce, de nature et de fortune 1. »
Le premier a une jeunesse studieuse et sage, débute par de graves travaux; le second mord volontiers aux fruits défendus, s'adonne avec délices à la lecture des poètes païens, qu'il préfère aux Pères de l'Eglise, et publie des Juvenilia2 qu'on lui reprochera toute sa vie, même après. Celui-ci est un dialecticien redoutable, dont la plaisanterie même a des âpretés corro-
1) Pelletier du Mans.
2) Le vrai titre est Poëmata.
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sives ; celui-là est un lettré, parfois un poète, qui mêle à l'ardeur de sa polémique les gaîtés un peu grasses de l'esprit gaulois. Les Genevois marquaient le contraste de ces deux individualités en disant: « Mieux vaudrait être en enfer avec Bèze qu'au ciel avec Calvin ! »
Joli dicton, qui me paraît prouver jusqu'à l'évidence que Bèze n'aurait jamais pu implanter la Réforme à Genève, mais qu'il était parfait pour continuer l'œuvre de son maître.
Il avait vingt-neuf ans, quand, en 1548, à la suite d'une maladie grave qui réveilla en lui les impressions pieuses reçues dans son enfance chez Wolmar, il fit ses « petits paquets » et vint à Genève mettre au service de la cause protestante sa plume et sa parole.
Calvin, qui se connaissait en hommes, s'empara de lui et le fit nommer professeur à l'Académie de Lausanne, récemment fondée. Bèze ne fut donc point un initiateur, un défricheur; homme du monde, littérateur élégant, il eut des séductions et des grâces dont pouvaient se passer les rudes héros des premières batailles, mais singulièrement utiles pour consolider après eux l'œuvre qu'ils avaient si virilement commencée.
Quoique français, Bèze appartient à cette histoire à divers titres, qu'il convient de rappeler brièvement.
Il demeura neuf ans à Lausanne et exerça une grande influence sur ses jeunes auditeurs de l'Académie. C'est pour ses étudiants qu'il composa sa tragédie, Le sacrifice d'Abraham. Il précéda de quelques mois Pierre Viret à Genève et y continua son enseignement. On raconte que, septuagénaire, Bèze forma pendant deux ans à lui seul toute l'Académie de Genève. A la mort de Calvin, il hérita tout à la fois de sa tâche et de son influencé : pendant quarante-deux ans, il maintint la tradition de son maître, pour Genève, d'abord, comme
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pasteur, professeur, prédicateur, chef de l'Eglise, et pour l'Europe aussi, qui reconnaissait en lui le successeur de Calvin et le représentant attitré du protestantisme français.
Lors de la Saint-Barthélemy, Théodore de Bèze mit son infatigable activité au service des malheureux qui affluaient, dénués de tout, dans la ville du refuge.
L'œuvre accomplie alors par Genève est une des plus belles pages de son histoire : M. Henri Fazy l'a éloquemment retracée 1; il a montré la cité vaillante, qui, oublieuse de ses propres dangers, ouvrait ses portes aux victimes du fanatisme, les abritait derrière ses remparts; les magistrats, les citoyens, se multipliant pour secourir leurs infortunés hôtes, les pasteurs donnant l'exemple de tous les dévouements. Genève était alors dans la situation la plus difficile, menacée de toutes parts, faiblement soutenue par Berne, manquant de vivres et d'argent. Ce petit peuple accomplit des prodiges d'énergie, de charité et de patriotisme.
Pendant des semaines, ce fut un flot incessant de réfugiés. C'est, nous le verrons, grâce à sa chrétienne hospitalité que Genève put revendiquer comme siens quelques-uns des plus grands noms de l'érudition au XVIme siècle : les Estienne, Casaubon, Scaliger. Ce dernier nous apprend que pendant qu'il était à Genève, on y comptait cent vingt ministres réfugiés.
« Tu aurais peine à croire, écrit Bèze à un ami, combien sont grands le dénuement, la misère, le désastre de tous ces frères, qui semblent échappés d'un incendie ou d'un naufrage.» — Ce que Bèze ne dit pas, c'est qu'il est l'âme de la cité, qu'il soutient les courages, console les affligés, montre leur devoir aux magistrats et aux citoyens, correspond avec les protestants de Suisse, d'Allemagne et d'Angleterre afin d'obtenir des subsides, et fournit ainsi à Genève « le moyen de ne 1) La Saint-Barthélemy à Genève. Mémoires de l'Institut national. T. XIV.
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pas succomber sous le poids de la tâche qu'elle avait héroïquement acceptée 1. »
Un simple texte officiel en dit assez sur l'esprit à la fois pieux et guerrier qui animait ce noble petit peuple : le Conseil exhorte le peuple de Genève à tenir ses armes prêtes et hanter les sermons. — On aime à se représenter Bèze prêchant à Saint-Pierre durant ces jours mémorables.
Son éloquence était d'une telle séduction que le cardinal de Lorraine, après l'avoir entendu au colloque de Poissy, s'écriait : « Plût à Dieu qu'il fût muet, ou que nous fussions sourds ! » Cet orateur, nous l'avons déjà dit, était un poète. Voltaire a écrit sur la cité de Calvin cette malice : Pour tout plaisir Genève psalmodie Du roi David les antiques concerts, Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.
Voltaire n'a peut-être pas le droit d'être si difficile; les « mauvais vers » que chantaient les Genevois du XVIme siècle étaient ceux de Marot et de son rival Théodore de Bèze2. Sans doute, ce dernier est infé-
rieur comme psalmiste à son prédécesseur; lisez cependant sa version du psaume 42 : Ainsi qu'on oit, le cerf bruire, Pourchassant le frais des eaux, Ainsi mon cœur qui soupire, Seigneur, après tes ruisseaux, Va toujours criant, suivant Le grand, le grand Dieu vivant.
ou ces vers du psaume 43 : Car en mes détresses mortelles De ton secours m'as fait jouir, Qui me fait, ô Dieu, réjouir, Caché sous l'ombre de tes ailes.
1) M. Aug. Bernus, dans sa notice sur Antoine de Chandieu: — encore un de ces hommes de la Réforme que nous pourrions envisager comme nôtre, car Chandieu a résidé à Lausanne, à Genève, à Aubonne. Nous renvoyons le lecteur à la belle monographie de M. Bernus.
2) Voir à ce sujet Félix Bovet, Histoire du Psautier.
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vous souscrirez au verdict de Montaigne, qui range Bèze parmi « les bons artisans du métier de poésie, » et vous éprouverez quelque envie de lire son drame.
Il fut écrit et joué à Lausanne en 1550. C'est sans doute à Bèze que l'on doit la première de ces représentations d'étudiants devenues si fréquentes dans nos Académies et qui sont une part de notre vie littéraire.
Marc Monnier a reconnu dans le Sacrifice d'Abraham « la naïveté des mystères, les qualités d'une œuvre d'art et une véhémente prédication. » — Une prédication, en effet, car l'idée qui se dégage de cette austère tragédie, c'est qu'il faut savoir tout sacrifier à Dieu : patrie, famille, enfants. La Réforme avait besoin de cet héroïsme-là: te peindre, c'était faire de l'actualité.
Après un prologue plus badin que sérieux, destiné à s'assurer l'indulgente disposition des spectateurs, le poète met en scène quatre personnages : Abraham, Sara, Isaac et Satan, sans parler d'un chœur de bergers, qui intervient à plusieurs reprises. L'entrée de Satan est tout à fait piquante : vêtu en moine, il prononce un monologue qui peint d'une manière expressive la fiévreuse activité de l'esprit malin : Je vais, je viens, jour et nuit je travaille.
puis il établit un audacieux parallèle entre Dieu et lui: Dieu a créé et la terre et les cieux ; J'ai bien plus fait, car j'ai créé les dieux.
Et, contemplant son froc de moine) il prédit tous les maux que cet habit doit apporter au monde : Moi qui suis,de tous méchants le pire, En le portant, moi-même je m'empire.
La meilleure scène du drame est celle où Abraham enlève Isaac à sa mère ; celle-ci redoute quelque danger mystérieux : un dialogue rapide s'engage entre � les époux :
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C'est quelque entreprise secrète ?
— Mais, telle qu'elle est, Dieu l'a faite.
— Il n'ira jamais jusque là.
— Dieu pourvoira à tout cela.
— Mais les chemins sont dangereux.
— Qui meurt suivant Dieu est heureux.
Les perplexités du père au moment du sacrifice, le combat qui se livre en son âme, les doutes qui le viennent assaillir, sont rendus avec une énergie poignante.
Dieu peut-il réellement vouloir la mort de cet enfant ?
Maudit-il pas Caïn n'ayant occis Qu'Abel son frère ?. Et j'occirais mon fils !
C'est Satan, invisible au père, qui lui «souffle,» pour ainsi dire, ces mots de révolte charnelle. Mais bientôt — voyez quelle trouvaille du poète ! — le tentateur lui-même se sent ému du spectacle auquel il assiste : Bien peu s'en faut que n'en aie pitié !
Lorsque Isaac apprend qu'il va être immolé, son exclamation est simplement sublime : « Je suis le seul fils de ma mère ! »
Ce n'est point une médiocre imagination de poète que celle qui a rencontré ces accents d'une pathétique simplicité. Malheureusement, si la pensée est élevée et forte, la versification de Bèze a des rudesses et des gaucheries qui, à vrai dire, nous frappent plus encore dans ses psaumes que dans son drame. Depuis sa conversion, on sent que les préoccupations théologiques ou ecclésiastiques l'emportent sur le Souci de l'art et de la forme : il est dès lors prosateur plutôt que poète.
Il écrit tantôt en latin, tantôt en français. On sait avec quelle véhémence parfois excessive, avec quel emportement, quelle crudité de langage, et souvent avec quelle verve puissamment bouffonne l'ancien poète des Juvenilia a bataillé sans trêve contre les ennemis de l'Eglise. Le Passavant, cette farce extra-
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vagante et digne de Rabelais, le Cyclope et l'Ane logicien, écrits en latin, en font foi. On ne prête qu'aux riches: l'opinion des contemporains attribua à Théodore de Bèze tous les pamphlets les plus mordants sortis du camp réformé; on alla jusqu'à lui prêter le Pape malade1, qui n'est qu'une farce grossière, indigne de lui.
Cependant, n'oublions pas la satire de la Cuisine papale, à laquelle il paraît décidément avoir collaboré, avec Estienne et quelques autres. Je n'insinuerai pas que ces allégories gastronomiques furent écrites au sortir de table — l'excuse serait pire que la faute — mais on serait tenté de le supposer. Représentez-vous, avant Scarron, de petits vers ornés de rimes burlesques, semés de gros mots, de saillies épaisses, de coq, à-l'âne et de grivoiseries. La dernière satire se termine par la complainte du président Lizet, grand brûleur d'hérétiques, sur la perte de son nez : Nez né seulement pour boire, Nez, mon honneur et ma gloire.
Nez gourmet de mes désirs, Alambic de mes plaisirs, Suce-vin, vide-bouteille, Nez, nez, ma rose vermeille, Hélas ! au moins j'espérais Qu'avec moi tu partirais.
Nez, vrai nez de cardinal, Mes heures, mon doctrinal, Miroir de la Sorbonique, Qui ne fus onc hérétique !.
Je m'arrête, un peu humilié pour la Réforme. Etaitil digne de l'œuvre accomplie par ces hommes de foi et de vaillance, de s'oublier à d'aussi plates et vulgaires facéties ? A défaut de dignité, ne devaient-ils pas avoir au moins du goût ? — Mais non, cette époque de
1) M. Lenient n'hésite pas à le considérer comme l'auteur du Pape malade.
On trouvera ses raisons et l'analyse de la pièce au T. II, p. 293 et suiv. de la Satire au XVImm. siècle. M. Petit de Julleville, en revanche, soutient l'opinion contraire. (Répertoire du Théàtre comique, p. 93.) 1
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passions ardentes, de fantaisie débridée — le siècle de Rabelais — n'a pas connu le goût et la mesure. On est heureux de penser que ni Calvin, ni Farel n'ont trempé dans la Cuisine papale. On voudrait être sûr qu'ils l'ont réprouvée.
Parmi les ouvrages avoués par Bèze, le plus digne d'être relu c'est sa Vie de Calvin. Sans doute elle est écrite sur le ton du panégyrique, mais elle est empreinte d'un irrésistible accent de sincérité. La figure ascétique de Calvin, avec sa volonté puissante, son humilité, son désintéressement, sa résignation dans les souffrances cruelles des derniers jours, se détache en relief en cette narration d'un style chaud et vibrant.
Et surtout on y sent à chaque ligne un attachement respectueux et profond pour le réformateur.
Avec plus de grâce et d'élégance que Calvin, Bèze lui est cependant inférieur comme écrivain ; il n'a pas la même fermeté de diction, ses sermons ont vieilli davantage, et l'on cherche, parmi ses livres innombrables, celui qui résume le mieux les dons de ce brillant esprit. Ce n'est point sans raison que M. Lenient a comparé Bèze à un grand polémiste du siècle suivant, Arnauld : tous deux furent « de ces grands batailleurs qui laissent derrière eux des œuvres qu'on ne lit plus et un nom qu'on n'oublie pas. »
Passons un peu dans le camp des opposants et saluons avec respect celui qui eut l'honneur de proclamer, en face de l'orthodoxie triomphante de Calvin, la tolérance en matière religieuse. Sa vie fut une longue suite de souffrances courageusement supportées.
Né dans une humble condition, en 1515, près de Nantua, Sébastien Castalion avait, au cours de ses fortes études, embrassé les doctrines de la Réforme, et s'était rencontré à Strasbourg avec Calvin, qui plus tard l'appela à la direction du collège de Genève. Mais
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Castalion entendait faire du principe du libre examen une réalité et ne recevoir ses convictions que de l'étude personnelle des Ecritures. Il n'en fallait pas plus pour se brouiller avec Calvin, et lorsque Castalion osa proposer de retrancher de la Bible le Cantique des Gantiques, nier la descente aux enfers, l'élection et la prédestination, il se vit forcé d'abandonner sa chaire et de se retirer à Bâle.
Il y mena une vie misérable, réduit, pour subvenir aux besoins d'une famille nombreuse, à labourer la terre et à repêcher les épaves que charriaient les flots du Rhin. Accablé de toutes parts, déclaré hérétique à la fois par Rome et par Genève, il se défendit dans une apologie dont la modération contraste avec le style virulent de Bèze et de Calvin. Sa protestation contre le supplice de Michel Servet acheva d'exaspérer ces derniers. On peut voir dans la Vie de Calvin avec quel mépris amer l'auteur traite l'ancien régent de Genève: « Cet esprit, naturellement enclin à se plaire en soi-même, se plongea tellement dans sa vanité, qu'à la fin il s'y est noyé. Il condamna le Cantique des Cantiques, comme un livre sale et impudique; ce qui lui étant remontré, il dégorgea publiquement mille injures contre les pasteurs de cette Eglise. Convaincu de manifeste malice et calomnie, la justice lui ordonna de sortir. »
Il n'est que trop prouvé que Calvin et Bèze ont manqué complètement de charité envers Castalion.
L'infortuné finit par obtenir à Bâle une chaire de professeur de grec, et mourut en 1563, onze ans plus tard, « de n'avoir pas son soûl à manger, » si l'on en croit Montaigne.
La plupart de ses ouvrages sont écrits en latin.
Dans la préface de sa traduction de la Bible, adressée au roi d'Angleterre, on trouve une superbe protestation contre les persécutions religieuses : « Et c'est au
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nom de Christ que nous faisons ces choses !. Qui sommes-nous donc pour condamner nos frères?» Il stigmatisait ainsi d'avance le bûcher de Servet. Son traité sur la punition des hérétiques1 est animé d'un souffle déjà tout moderne : « Il n'est pas une secte qui ne condamne les autres; de là les exils, les chaînes, les feux, les potences et ce lamentable appareil de supplices pour le simple délit d'opinions qui déplaisent aux puissants de la terre!» Qu'est-ce qu'un hérétique?
dit-il encore : « C'est l'homme qui pense autrement que nous sur la religion. »
Le seul ouvrage de Castalion écrit en français est le Conseil à la France désolée, où il débat la question de savoir si on doit « forcer les consciences. » La pensée maîtresse de cet émouvant plaidoyer, écrit un an avant la mort de l'auteur, c'est que tous les malheurs de la France ont pour cause « le forcement des consciences. » Après avoir montré que chaque acte d'intolérance a été fatalement suivi de séditions et de représailles, il interpelle tour à tour les catholiques et les protestants. Pourquoi, dit-il aux premiers, avezvous persécuté les huguenots ? Parce qu'ils ne croient ni au pape, ni à la messe, ni au purgatoire, choses dont l'Ecriture ne dit pas un mot : « Ne voilà-t-il pas une belle et juste cause de brûler les gens tout vifs !.
Voudriez-vous qu'on vous rôtît tout vifs à petit feu pour n'avoir cru ou confessé quelque chose contre votre conscience ? » Aux évangéliques, il reproche de s'être départis de leur modération première, d'avoir pris l'épée et de pratiquer à leur tour l'intolérance dont ils ont souffert. Il s'adresse ensuite aux deux partis et leur représente que la lutte ne peut finir que par l'extermination ou la conversion forcée de l'un d'eux. Mais peut-on convertir par force? C'est, dit-il, aussi impossible que de vouloir, avec une épée, « tuer
1) Notons cependant qu'il a décliné la paternité de ce livre.
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la pensée d'un homme. » Quel est donc le remède ?
Laisser les deux Eglises vivre en paix côte à côte, permettre « à ceux qui croient en Christ et reçoivent le vieux et le nouveau Testament de servir Dieu selon la foi, non d'autrui, mais la leur. »
Relisez cette dernière phrase, et vous vous demanderez comme moi si, par devers lui, Castalion osait aller jusqu'au bout de sa pensée : il semble restreindre la tolérance qu'il prêche à ceux-là seuls qui croient en Jésus-Christ et à la Bible. Que fait-il de la liberté de l'athéisme ? L'eût-il défendue ? La conséquence de son principe va en réalité jusque là, et l'esprit moderne a dû y arriver. Bèze marquait avec une sorte d'horreur cet aboutissement logique des principes de Castalion, en disant: «Il conseille qu'un chacun croie ce qu'il voudra. »
Il faudrait être bien ignorant des idées du XVD"c siècle pour s'étonner que l'écrit si sage, si bien pensé, de Castalion, ait paru détestable à tous les partis et que le synode de Lyon, en 1563, l'ait signalé à la réprobation des fidèles comme « une pièce très dangereuse. »
Et, à vrai dire, que fût devenue la Genève réformée livrée aux Servet et aux Castalion ?.
L'auteur du Conseil à la France a été le martyr solitaire, le prophète parfaitement incompris d'une cause alors sans défenseurs, qui n'a triomphé que deux siècles plus tard. Castalion est « venu trop tôt dans un monde trop jeune. »
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CHAPITRE III LE XVIme SIÈCLE APRÈS CALVIN
La Réforme et l'instruction publique. — Les humanistes à Genève. —
Henri Estienne. — Le Moyen de parvenir. — François Hotman. —
Polémistes, narrateurs et poètes. - Antoine de La Faye. — Simon Goulart. - Duchesne de la Violette. - Blaise Hory.
1
La grande révolution religieuse du XVIme siècle avait été précédée de la renaissance des lettres, et les études avaient ouvert aux réformateurs le chemin de la vérité; ils étaient donc fidèles à leurs origines en créant partout des écoles à côté des églises. Dès l'année 1534, Farel consacrait un chapitre de son Sommaire à l'exposition du programme de la Réforme en matière d'éducation. Ces pages sont dignes d'être relues, dignes aussi d'être comparées à celles que Rabelais a consacrées au même sujet : il serait piquant de montrer comment ces deux esprits se rencontrent, sur quoi ils se séparent, de mettre en relief l'analogie frappante et aussi les différences significatives qui existent entre la fameuse lettre de Gargantua à Pantagruel et le morceau que nous allons citer.
Farel veut tout d'abord que les enfants lisent les
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saintes Ecritures, qu'on leur enseigne la crainte de Dieu, qu'on leur propose de bons exemples; puis qu'on leur donne le goût du travail, qu'on les prépare à se rendre utiles, « leur apprenant métier ou labeur de terre, » — car il ne veut pas faire de tous des savants.
Puis il poursuit en ces termes : «. Selon la puissance des parents et la capacité des enfants, qu'ils apprennent les langues principales, comme latin, grec et ébrieu (hébreu), afin que si Dieu leur donne la grâce de pouvoir enseigner et porter sa parole, ils puissent boire en la fontaine et lire l'Ecriture en son propre langage, auquel elle a été écrite, comme en ébrieu l'Ancien Testament et en grec le Nouveau.
Aussi pour voir comment Dieu est merveilleux en ses œuvres et comment les hommes sont muables, pourront voir et apprendre ce qui a été écrit de la nature des bêtes, arbres et herbes, et autres choses que Dieu a créées pour servir à l'homme'.
« Des diversités des gens et pays lisant les histoires, qui montrent les grandes mutations des villes, pays et royaumes ; regardant aussi ce qui a été écrit pour le bon gouvernement des choses publiques, comme bonnes lois et ordonnances pour tenir le peuple en paix. Car de tout ceci le cœur fidèle fera son profit et fera tout servir à l'honneur de Dieu et au profit du prochain.
« Et en quelque état qu'ils soient, la science et connaissance de plusieurs choses lui servira, surtout la connaissance de la sainte Ecriture, afin qu'on ne soit plus mené comme les aveugles conduits par aveugles. Et cette est la sainte volonté de Dieu, que son Ecriture soit lue et ouïe de tous. »
Ce programme fut exécuté par la Réforme. A Neuchâtel, à Lausanne, à Genève, l'organisation de l'enseignement public suit de près celle du culte nouveau et l'instruction pénètre dans chaque ville d'où la messe vient d'être bannie. « C'est par là, disait plus tard François de Sales, que notre misérable Genève nous a surpris.» Pierrefleur constate ingénument le fait à Orbe: après le départ des Clarisses de cette ville,
1) On surprend ici le point faible du programme de Farel comparé à celui de Rabelais : l'un prescrit seulement la lecture de « ce qui a été écrit de la nature. L'autre, bien plus en avance sur son temps, veut substituer l'observation directe de la nature à la science de seconde main : « Par fréquentes anatomies., dit Rabelais, acquiers-toi parfaite conhaissance.D
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« vint demeurer au couvent un maître d'école français nommé maître Jules, et c'est pour régenter et enseigner la jeunesse. Il fut le premier auquel on donna gages, à savoir soixante florins et un muid de froment. Parafant, on ne leur donnait aucun gage. »
Sans doute, les belles-lettres étaient — nous l'avons vu — déjà cultivées chez nous avant la Réforme par quelques privilégiés, par quelques hommes d'Eglise, mais le grand essor des études date du milieu du XVIme siècle. Il n'y avait guère de prédicant qui ne fût en même temps instituteur, et comme l'a dit un historien 1, « l'Eglise, fille de la lumière divine, a été chez nous la mère et la nourrice de l'école. Il y a solidarité entre les lumières. »
Nous avons vu naître l'Académie de Genève. Celle de Lausanne, où professèrent des hommes tels que Conrad Gessner, Bèze, Hotman, est plus ancienne encore. C'était à l'origine une sorte de séminaire protestant; elle fut fondée en 1537 par les Bernois; des fonds furent affectés à l'entretien d'un certain nombre d'étudiants appelés « les enfants de Messieurs ; » des professeurs nombreux, allemands, français, italiens, s'y succédèrent pendant le XVIme siècle. L'enseignement comprenait l'hébreu, les deux langues classiques, la théologie, la philosophie, un peu de mathématiques, quelquefois l'histoire, le droit et la médecine. Dans les occasions solennelles, les étudiants jouaient devant le Conseil, sur la place de la Palud, quelque drame allégorique ou sacré : nous en avons vu un exemple dans la représentation du Sacrifice d'Abraham. A l'Académie était joint un collège classique avec bourses pour les écoliers pauvres; les Bernois fondèrent enfin des écoles primaires même dans les villages.
A Neuchâtel, dès 1532, les pasteurs pourvoient à l'instruction de la jeunesse en créant l'enseignement
1) F. Godet.
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public dans tout le pays. Au nombre des premiers maîtres du collège figure l'un des savants distingués de l'époque, Mathurin Cordier, l'auteur des Colloques.
Originaire de Normandie, il avait professé en France et enseigné le latin à l'homme qui, avec Erasme, a peut-être le mieux manié cette langue au XVI»»© siècle, à Calvin. De Neuchâtel, il passa à Lausanne, puis à Genève. Oublieux de sa propre gloire — c'est le trait commun à tous les réformateurs — il demanda à enseigner le rudiment dans les plus basses classes du collège. Son idéal pédagogique était, suivant son expression, de former les enfants «à la piété et aux bonnes mœurs par l'élégance des lettres. » N'est-il pas le précurseur du bon Rollin, qui, cent cinquante ans plus tard, cherchait à « former par les belles-lettres l'esprit et le cœur?» Froment nous a donné quelques détails sur la renaissance des études classiques à Genève : « Il fut ordonné qu'on dût faire un collège pour les enfants à Rive, et cent écus pour le recteur. Et fut Antoine Saunier (le collaborateur de Farel) le premier constitué par la Seigneurie principal et gouverneur d'icelui collège, qui y bouta une bonne et honnête police. Et pour ce que Mathurin Cordier était homme expérimenté en telles choses, et le plus apte et convenant à exercer écoles que homme de notre temps ait été en la langue française, fut envoyé quérir. Lequel aussi a maintenu ce bon ordre déjà commencé, tellement que ce collège prit grand bruit (renom) par la venue de Courderius (Cordier). »
Cet excellent latiniste était le moins pédant des hommes; il contribua pour une grande part à remettre en honneur la langue maternelle dans le collège de Rive, où l'étude du français fut de bonne heure intimement liée à celle du latin, où la grammaire prit le pas sur la rhétorique, où les méthodes scolastiques firent place à un enseignement plus pratique et plus rationnel.
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Ici, qu'on me permette d'ouvrir une parenthèse. Un don spécial du Suisse romand, un des traits distinctifs de son caractère, c'est le goût de l'enseignement, le sens pédagogique. Notre pays est, pour l'Allemagne, l'Angleterre, la Hollande, la Russie, la Pologne, l'Au-.
triche, une pépinière d'instituteurs et d'institutrices, de gouvernantes et de précepteurs. Que de fois, depuis plus de deux siècles, les cours du Nord ont demandé à nos contrées les éducateurs de leurs princes! Que d'exemples s'offrent à mon souvenir, avant et après celui du czar Alexandre, élève du Vaudois Laharpe!
Cette carrière de l'instituteur, qui plus d'une fois a été la préface d'une carrière diplomatique, fut toujours en honneur parmi nous, et la noblesse même ne la dédaignait point. Il y aurait un livre curieux à faire : rechercher l'action continue, séculaire, exercée à l'étranger par les pédagogues suisses. Cette action est incalculable; elle s'étend aux lettres, à la politique, aux mœurs; c'est la culture française, unie aux idées protestantes, qui a pénétré avec nous dans tout le Nord de l'Europe. Notre littérature pédagogique est d'une fécondité disproportionnée avec l'étendue de notre territoire; là est notre penchant le plus évident, notre manie parfois, mais à coup sûr notre talent le plus exercé.
Ce sacerdoce de l'enseignement ne va pas sans un certain dogmatisme, tranchons le mot, sans quelque pédanterie. On nous reproche en France, on reproche à nos écrivains de prêcher et d'enseigner toujours. Un grand prêcheur, en effet, que ce Jean-Jacques, qui s'institua le maître d'école intraitable et cassant de son siècle; une grande prêcheuse aussi que Mme de Staël, qui disserte sur « l'influence des passions», considère la révolution, développe dans ses romans des thèses de morale, et donne des leçons d'allemand à la France. *
Or d'où vient cette particularité, ce charisma qui
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nous est propre? — De la Réforme, qui a étendu le bienfait de l'école à nos moindres villages, qui a constitué un clergé éclairé, moral, composé souvent d'érudits et de lettrés, grâce auxquels le goût de l'instruction s'est propagé dans toutes les couches sociales; de la Réforme, qui a mis en spécial honneur la pédagogie, qui en a fait une profession respectée à l'égal du ministère évangélique.
II
Au temps où le pieux auteur des Colloques — dont l'influence fut chez nous plus profonde encore qu'on ne se le figure — demeurait volontairement parmi les plus humbles serviteurs de la cause de l'enseignement public, une brillante pléiade d'écrivains, de savants et d'humanistes, réfugiés à Genève, en faisaient un foyer de lumière qui attirait les regards de toute l'Europe. Sans doute, les Estienne, les Hotman, les Casaubon, les Béroalde, étaient des Français, que seul le danger des persécutions avait poussés dans la citadelle de la Réforme ; est-il légitime de leur donner place dans le tableau de notre littérature indigène ?
Cela ne me paraît pas douteux. Genève est devenue leur seconde patrie, a bénéficié de leurs travaux, de leur influence et de leur renommée, de même qu'ils ont profité de l'asile, de la sécurité, des droits qu'elle leur accordait. Et s'ils ont influé sur le développement intellectuel de Genève, qui niera que la Genève calviniste ait à son tour communiqué à leurs écrits quelque chose de sa belliqueuse énergie? Car Genève a cela de particulier de s'assimiler très vite et cordialement l'étranger qui s'y naturalise. «C'est un petit foyer très
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fort et qui opère de près sa fusion. » A cette remarque, qui est de Sainte-Beuve, j'ajoute ce mot d'Ampère: « Ce qu'un pays donne, compte dans l'inventaire de sa richesse ; ce qu'il reçoit, compte dans l'inventaire de sa gloire.» Passons donc rapidement en revue ces hommes qui, accueillis dans la cité de Calvin, ont contribué à en faire la capitale de l'humanisme protestant.
Le plus genevois, parmi ces illustres étrangers, est sans doute Henri Estienne, troisième représentant de cette dynastie d'imprimeurs dont les éditions hébraïques, grecques et latines ont eu une part si considérable dans la renaissance des lettres et dans la révolution religieuse en France. Robert Estienne, second du nom, pour se dérober aux suites de ses démêlés avec la Sorbonne, avait transporté ses presses à Genève à la fin de l'année 1551. Il fut, cinq ans après, reçu gratuitement bourgeois de la ville. Nous le voyons lié d'amitié particulière avec Cordier, Bèze et Calvin ; il est l'imprimeur en titre de la Réforme. Il meurt en 1559, laissant à son fils Henri l'héritage d'une vaste érudition, d'une imprimerie florissante et la qualité de bourgeois de Genève.
Henri était l'aîné de huit enfants. Né en 1528 S il avait appris le latin en même temps que sa langue maternelle; car tout le monde, mère, enfants, et jusqu'aux servantes, parlait latin dans cette maison qui était le rendez-vous des humanistes parisiens ou des savants étrangers séjournant à Paris. A dix-huit ans, il secondait déjà son père dans la publication d'ouvrages classiques. Un long voyage en Italie fut pour lui l'occasion de précieuses découvertes dans les bibliothèques de Rome, de Venise, de Naples et de Florence. La Précellence de la langue française, puis le Trésor de la langue grecque, commencé par son père et
1) D'autres disent en 1532.
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achevé par lui, mirent le comble à sa réputation. Sa vie laborieuse est entrecoupée de voyages dans toute l'Europe; il séjourne tantôt à Paris, où il retrouve un protecteur fidèle dans le roi Henri III, tantôt à Genève,.
qui est le plus souvent sa résidence, et où furent imprimés la plupart de ses ouvrages. Il n'y devait pas ache-
ver sa carrière agitée, dont la fin fut assombrie par toute sorte de malheurs. Il eut avec le Consistoire de longs démêlés au sujet de ses Dialogues sur le langagefrançais. Ces ennuis, auxquels s'ajoutaient des pertes d'argent, augmentèrent la bizarrerie naturelle de son humeur, aigrirent son caractère déjà difficile. Tombé malade au retour d'un voyage à Montpellier, où il était allé voir sa fille et son gendre Casaubon, il mourut à l'Hôtel-Dieu, à Lyon, âgé de soixante-dix ans.
Nous ne parlerons avec quelque détail que de son principal ouvrage de polémique. Henri Estienne écrit au moment où les deux grands courants de la Réforme et de la Renaissance, d'abord presque confondus, tendent à se séparer. Son hostilité contre l'Eglise romaine est profonde, mais le calvinisme ne me paraît pas avoir dominé entièrement ce libre esprit, qui ne fut jamais enrégimenté dans les troupes régulières de la Réforme. Son œuvre la plus populaire est son Apologie poui- Hérodote, qui contient tout autre chose que ce titre ne promet, et qui, en réalité, n'est qu'une vaste et amère satire contre l'Eglise romaine et son clergé.
Certains critiques d'alors avaient traité Hérodote de conteur de fables absurdes. Estienne, qui préparait une édition nouvelle de l'historien grec, entreprit de montrer que les prétendues invraisemblances d'Hérodote n'étaient pas plus incroyables qu'une foule de faits du temps présent. Et le voilà qui trace complaisamment le tableau des désordres de la société au XVme et au XVIme siècles, qui accumule les histoires scandaleuses, les abominations de toute sorte, les faits
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divers puisés dans les sermons des Cordeliers célèbres du XVme siècle, ou, plus simplement encore, dans Boccace et dans YHeptaméron de la reine Marguerite : le tout sous prétexte de démontrer que ce qui semble impossible dans les récits d'Hérodote est chose courante dans le temps actuel.
Naturellement, les gens d'Eglise, les « papicoles » et leurs débordements occupent la belle place dans ce tableau aux couleurs crues, patiemment empâté ; chacun de leurs vices (et quels vices !) a son chapitre, ou, si l'on veut, son chapelet d'anecdotes facétieuses ou grossières, groupées sous des numéros d'ordre qui en font autant de chefs d'accusation. L'ignorance des « prêtres messotiers» est surtout pour lui un thème inépuisable d'histoires burlesques. C'est, par exemple, celle d'un curé qui, voulant faire réparer son sanctuaire par ses paroissiens, invoque le commandement de Jérémie: « Paveant illi, et non paveam ego. » Qu'ils pavent, et non pas moi ! Ou bien c'est un prédicateur qui raconte à ses ouailles que quand l'ange Gabriel vint auprès de la vierge Marie, il la trouva disant les heures de Notre-Dame. Ce sont cent autres bons contes du même genre. Plus loin, l'auteur multiplie les exemples des « sornettes et gausseries » inventées par les prêcheurs pour faire rire ou pleurer leur monde. Il y en avait un qui expliquait que Jésus ressuscité s'était fait voir d'abord aux femmes, « sachant que le bruit serait bien plus tôt semé partout que s'il s'adressait aux hommes. » Le but de ces bons pères était d'« amener l'eau à leur moulin; » car c'est dans leur cupidité qu'il faut voir la vraie source des abus qui ont déshonoré l'Eglise : les moines de tout ordre savent « se mettre d'accord pour employer, au profit de notre sainte mère l'Eglise, toute leur benoite et glorieuse miraclificence à faire bouillir son pot. » Et de toutes leurs ressources, la messe est la plus lucrative : « Jamais Pythagoras
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n'eut l'esprit, par ses mystérieux nombres, d'inventer un si plaisant et si profitable jeu. »
Après avoir dépeint les superstitions, les abus, les roueries de ses adversaires, après les avoir accablés sous ses coups multipliés, Estienne termine son réquisitoire en proclamant, par une image toute pareille à celle que d'Aubigné devait employer à son tour, l'inefficacité des persécutions pour étouffer la vérité: « Notre Seigneur Jésus-Christ a donné aux cendres de ses martyrs la vertu qu'on dit être ès cendres du phénix, mais l'a donnée en beaucoup plus grande abondance, vu que les cendres d'un phénix ne produisent qu'un phénix, les cendres d'un fidèle serviteur de Jésus-Christ produisent un nombre infini d'autres. »
Les cendres des brûlés sont précieuses graines l, C'est en ce style un peu lourd, mais expressif, qu'écrit notre polémiste. Heureux quand il demeure dans les limites d'un langage décent ! Car le « parler gras » ne lui est pas moins familier. Il en demande pardon dans son chapitre sur les sermons des prêtres, et allègue qu'il est contraint de s'accommoder à son sujet : « Car, comme dit un proverbe grec, il est bien difficile de trouver honnêtes paroles aux choses déshonnêtes ; et toutefois, je n'ai pas dit du pis que j'ai pu de ces frères, pour le respect que je porte à leur mère sainte Eglise.» — Comme on voit, il aggrave la satire sous couleur de se disculper ; c'est un malin procédé dont il use fréquemment.
Je ne saurais, au reste, dissimuler l'espèce de dégoût qui s'empare du lecteur devant cette complaisante énumération d'ignominies et de choses graveleuses.
Vainement l'auteur affirme qu'il lui coûte de faire le récit de « telles et si énormes vilainies; » vainement il s'autorise de la coutume des Lacédémoniens, « qui,
1) D'Aubigné, Les Tragiques.
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pour instruire leur jeunesse à sobriété, faisaient venir les ivrognes en leur présence : » on a le sentiment distinct qu'il se divertit un peu trop à ces infamies, que certaine fleur de délicatesse et de dignité manquait à ce prodigieux érudit, nourri dès l'enfance des lettres antiques. Sa plaisanterie est plus âpre que gaie, sa manière un peu lourde est dépourvue de cette grâce pittoresque, qui sauve des livres plus cyniques encore que le sien. Sa pesante érudition n'est adoucie et tempérée par aucun sentiment aimable : elle écrase sans pitié la poésie délicate des légendes des saints et les naïves créations de l'imagination du moyen âge. Voyez ce que devient sous sa plume brutale la mystique et délicieuse légende de Saint-François : c'est à prendre parti pour la superstition contre l'érudition!
La composition de l'ouvrage, extrêmement négligée, trahit la précipitation. « Il écrit au milieu du chaos d'une existence envahie de tous côtés par le tumulte des affaires et des voyages, sous le manteau d'une cheminée d'auberge, ou dans son imprimerie, au bruit de ses presses haletantes, qui réclament à chaque instant le secours de son intelligence, de ses yeux et de sa main Il. »
On conçoit aisément que les calvinistes genevois aient considéré Estienne comme un allié dangereux, et que ses ouvrages de polémique leur aient paru plus compromettants que sérieusement utiles à leur cause.
Le surnom de Pantagruel de Genève, que les catholiques décernaient à l'auteur, n'était point immérité: dans l'Apologie, il est plus près de Rabelais que de Calvin; les histoires scandaleuses qu'il raconte, les propos impies qu'il a recueillis, les blasphèmes et les « gausseries » monastiques dont il dresse l'inventaire assurèrent à son livre un succès d'une nature passablement
1) C. Lenient. — Notons pourtant que les presses à bras de l'époque ne devaient pas être très « haletantes. » ,
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équivoque, et il faudrait s'étonner que les calvinistes graves n'eussent point tenu à répudier toute solidarité avec cet enfant terrible, qui employait au profit de la Réforme les armes des railleurs sceptiques et des libres penseurs.
Mais, chose curieuse, c'est moins son Apologie que ses Dialogues sur le langage français italianisé qui semblent avoir excité les ressentiments de ses coreligionnaires. Cet amusant pamphlet littéraire et politique contre l'invasion du jargon italien nous semble aujourd'hui, non seulement inoffensif, mais d'une inspiration excellente: il attira à l'auteur des tracasseries à la suite desquelles il rentra en France. Depuis la publication de l'Apologie, Genève se défiait de tout ce qu'il écrivait : on l'accusa d'avoir ajouté, sur les épreuves des Dialogues, diverses anecdotes scabreuses, et l'édi-
tion fut saisie et condamnée. Au fond, ce qui déplaisait en lui, c'était son franc-parler, le tour satirique et trop libre de ses écrits. C'est ainsi que, quelques années plus tard, Agrippa d'Aubigné fut inquiété à propos de son Baron de Fœneste.
On ne prête qu'aux riches : il s'est trouvé des critiques pour attribuer à Henri Estienne le Moyen de parvenir, de Béroalde. Disons d'emblée que les arguments de M. Blavignac ne nous ont pas converti à cette thèse singulière. Mais ce qui résulte au moins de sa démonstration, c'est que le Moyen de parvenir est l'œuvre d'un homme qui a vécu à Genève et connaît exactement le pays, ses mœurs et son langage. Tel était le cas de François Béroalde de Verville.
Né à Paris en 1556, il était fils du savant Matthieu Béroalde, à qui fut confiée pendant quelque temps l'éducation d'Agrippa d'Aubigné. Après la Saint-Barthélemy, nous trouvons le jeune François inscrit sur le registre des habitants de Genève comme « écolier
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de Paris. » Son père l'y rejoignit bientôt, et, sur la recommandation de Bèze, fut nommé professeur de belles-lettres et de philosophie chrétienne. Après sa mort, François Béroalde, âgé d'environ vingt ans, s'en alla à Bâle, où il apprit le métier d'horloger tout en exerçant la profession de précepteur auprès d'un jeune seigneur. « Sa spéculation la plus fructueuse fut d'abandonner le protestantisme, » a dit sévèrement un de ses biographes; en effet, il fut nommé, en 1593, chanoine de Tours, ce qui, du reste, ne devait pas l'empêcher de se moquer des papistes comme des huguenots.
Il avait recueilli sur les bords du Léman diverses anecdotes, des traits locaux et des mots du cru qui se retrouvent dans le livre auquel il doit sa célébrité.
Ce fameux Moyen de parvenir, qui a si vivement piqué la curiosité des amateurs d'énigmes, appartient au genre des auteurs licencieux du XVIme siècle : c'est le conte gaulois dans toute sa crudité, avec sa gaîté sans frein et son vocabulaire sans pudeur, œuvre d'un railleur bon vivant et cynique, qui a préféré à l'austère religion de Calvin un gras canonicat. Il est pourtant juste de noter que le père de Béroalde, infiniment plus sérieux, avait déjà un goût prononcé pour les plaisanteries faciles et les jeux de mots burlesques : c'est lui qui, dans ses accès de verve picarde, appelait le connétable le coq d'étable, la reine-mère la reine amère et le cardinal de Lorraine le cardinal de la l'uine.
Qu'est-ce au fond que le Moyen de parvenir ? Nous avouons, au sortir de cette pénible et répugnante lecture, n'être pas en état de résoudre le problème. Représentez-vous un vaste dialogue où des centaines de personnages se donnent la réplique après boire: Cicéron, Budé, Plutarque, Hermès, Diogène, Apulée, César, Virgile, Anacréon, Tite-Live, Arétin, Tibère, Caton, Erasme, Darius, Robert Estienne, Alcibiade, Pierre
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l'Hermite, Jodelle, Caligula, Marot, Aristote, Bèze, Homère, Calvin, Socrate, Viret, Ronsard, Cujas, Buchanan, Mahomet, Luther, Jeanne d'Arc, Savonarole, Périclès, Zoroastre. Une pareille énumération suffit à donner quelque idée de ce singulier pot pourri, véritable dévergondage d'imagination. Quelle en est la pensée maîtresse ? Où tend cette universelle dérision de tout ce qu'ont respecté les siècles ? Que nous veut cet amas d'obscénités? Peut-être en faut-il chercher le sens dans le passage suivant, un des moins obscurs dans ce livre où tout est équivoque : « Je vous dirai que le principal mot du guet du Moyen de parvenir est d'avoir de l'argent : aux moines pour se soûler et besogner leur soûl, d'autant que c'est leur part; aux gentilshommes, pour paraître; aux ambitieux, pour se faire mistigorifier comme petits démons sur le plat d'une pelle, et aux autres pour avoir du contentement en vérité et non en songe. » — La poursuite de l'argent, pourvoyeur suprême de tous les appétits, — tel serait le dernier mot de la destinée humaine !.
Mais à quoi bon nous casser la tête ? Ce que SainteBeuve a dit de Rabelais est surtout vrai de Béroalde : « Essayer de comprendre, c'est déjà n'avoir pas compris.» L'auteur a quitté Genève et le protestantisme : ce n'est pas nous qui avons lieu de déplorer son apostasie.
III
Henri Estienne eut pour gendre Isaac Casaubon.
Cet illustre savant était né en 1559 à Genève, où ses parents, originaires de Gascogne, venaient de se réfugier. Il suivit les cours de l'Académie et ne tarda pas à remplacer son professeur. Il quitta Genève en 1596
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pour aller enseigner à Montpellier, puis à Paris. S'il ne fut pas un sectateur ardent du calvinisme, on sait en revanche qu'il se retira en Angleterre pour échapper aux obsessions des catholiques, qui sollicitaient vivement et escomptaient déjà sa conversion. Il mourut à Londres en 1614. Critique d'une sagacité merveilleuse, traducteur excellent, chrétien sincère et pieux, Casaubon n'a malheureusement écrit qu'en latin. Mais son nom et ses ouvrages, dont un bon nombre furent composés et publiés à Genève, a contribué à illustrer la jeune Académie. Heinsius ne l'a-t-il pas appelé « le soleil des savants, » et Scaliger, peu prodigue d'éloges, « le phénix des érudits ? »
Joseph-Juste Scaliger lui-même fut professeur à Genève de 1572 à 1574. Quelques années plus tard, Denys Godefroy, le célèbre jurisconsulte, fuyant la persécution, trouvait à Genève un asile : on lui donna la bourgeoisie avec la chaire de droit. Il y succédait à un homme non moins célèbre, qui avait professé à Bourges, à Lausanne, et qui balançait en France la réputation de Cujas, François Hotman, l'auteur de la France-Gaule.
Né en 1524 d'une famille originaire de Silésie, Hotman avait embrassé les doctrines réformées avec une sincérité si ardente qu'il leur sacrifia le repos de sa vie. A vingt-deux ans, déjà presque célèbre et sur le point de contracter un brillant mariage, il renonça à tous les avantages de cette situation pour obéir à sa conscience. Il retrouva une chaire à Lausanne, où il s'était réfugié, et y rencontra une compagne digne de lui. Ses travaux de jurisconsulte lui valurent un appel du roi de Navarre, qui le chargea de diverses missions politiques en Allemagne.
En 1572, il occupait à Bourges la chaire de Cujas: il n'échappa qu'à grand'peine et avec l'aide de ses étudiants au massacre de la Saint-Barthélemy, perdit
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ses biens, sa précieuse bibliothèque, mais réussit à gagner Genève, d'où il lança contre Charles IX et sa mère son fameux livre, Franco-Gallia. Il fut suivi à Genève par son collègue Doneau, ce jurisconsulte étonnant, qui, dit-on, savait par cœur tout le Corpus juris. La présence de ces deux savants suggéra à la compagnie des pasteurs la pensée d'instituer à l'Académie l'enseignement du droit : « Puisque Dieu, dit le registre du Conseil, a ici envoyé ces deux personnages, qui sont fort doctes et renommés en droit, ils (les ministres) ont délibéré de les prier, si Messieurs le trouvent bon, de faire quelques leçons gratuites en droit, ce qu'ils feront de bon cœur; arrêté, s'ils les peuvent induire à ce faire, qu'ils le fassent. »
La faculté de droit, que devaient illustrer Godefroy, Burlamaqui et d'autres, prit donc naissance au lendemain de la Saint-Barthélemy, et c'est à des Français du refuge que Genève dut cette lumière nouvelle.
« Tandis que la cour de France et lés Guises deman-.
daient au crime et à la violence le succès de leur cause, la républicaine Genève proclamait le règne de la loi, en organisant dans son Académie l'enseignement des Hotman et des Doneau. » Cette remarque est de M. Henri Fazy, dans son beau travail sur La Saint-Barthélemy et Genève, auquel nous avons emprunté les renseignements qui précèdent 1.
Le traité Franco-Gallia parut en 1573: écrit en latin, puis traduit en français par Simon Goulart, il eut en France, en dépit, ou plutôt à cause des condamnations officielles, un immense retentissement. La science d'Hotman, sa connaissance profonde de l'histoire et des antiquités du droit, devenait en ses mains une arme redoutable ; saisi d'horreur à la vue du sang répandu, il entreprit de prouver aux Français qu'à l'origine la royauté n'était pas héréditaire dans leur pays,
1) Mémoires de VInslilut national genevois, T. XIV.
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et ne l'était devenue qu'au mépris de leur histoire.
Audacieuse démonstration, qui contient en germe cette grande doctrine de la souveraineté du peuple, que devait proclamer, deux siècles plus tard, la voix retentissante du Genevois Jean-Jacques. Pour étayer solidement sa thèse, Hotman remonte aux Gaulois, puis aux Francs : il nous montre ceux-ci se donnant « des gardiens de leur liberté, » et non « des tyrans et des bourreaux, » et se réservant la faculté de déposer le roi à qui ils ont librement délégué leur souveraineté ; car, dit-il, « ils étaient ennemis de toute domination turquesque. » Et, un siècle avant Fénelon, mais avec moins de précaution que lui, il proclame que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois :
« Comme le pupille n'est pas institué à cause du tuteur, ni le vaisseau pour le pilote, ni l'armée pour le capitaine, mais au contraire le tuteur est ordonné pour le pupille, et ainsi semblablement le père, le pilote, le capitaine, pour ceux qui leur sont commis en charge ; aussi le peuple n'est point fait et assujetti à cause du roi, mais plutôt le roi est établi pour le regard du peuple. Car le peuple peut bien consister sans roi, mais on ne saurait trouver, pas même imaginer un roi qui puisse subsister sans peuple. »
Une fois engagé dans cette voie, Hotman ira jusqu'au bout : il proclame qu'il y a des séditions justes et même nécessaires, que le peuple « foulé et opprimé par la cruauté d'un tyran» peut demander secours contre lui « à la congrégation des citoyens légitimement assemblés. »
Il y a dans l'œuvre du publiciste huguenot toute la chaleur du patriotisme indigné; car Hotman adorait Ja France et ne cessa jamais de la regarder comme sa patrie. Dès les premières pages de son livre, il proteste avec une émotion touchante contre le proverbe ubi bene, ibi patria. Il n'est bien nulle part hors de la France, même accablée de maux, et la regrette tout comme
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Ulysse regrettait « son pays et la pauvre ville d'Ithaque, laquelle ressemblait plutôt à un petit nid d'oiseau attaché contre des roches qu'à toute autre chose. » Le traité se termine par cet appel superbe à la justice en faveur de la patrie ensanglantée: «J'appelle à témoins le Dieu vivant, le soleil, le ciel, tous les hommes vivants et qui vivront ci-après, si j'ai eu tort, ou plutôt si je n'ai pas eu très juste occasion de déplorer une si vilaine tache, infamie et souillure de notre France ! »
Ce langage enflammé du proscrit n'était pas fait pour calmer les passions déchaînées : Hotman fut traité de fou dangereux par ceux qu'il appelle « les flatteurs de cour achetés à prix d'argent.» Il est possible qu'il ait collaboré aussi au Réveille-matin des Français, ce pamphlet éloquent et habile, imprimé à Lausanne et qu'on attribuait à Théodore de Bèze ; on y reconnaît quelques-unes des idées favorites d'Hotman et des jurisconsultes protestants d'alors. Le Conseil de Genève s'en émut, et craignant qu'on ne fît passer ce nouveau pamphlet sur le compte de Genève, le supprima comme « très pernicieux. »
Il est incontestable que la passion du huguenot fugitif avait fait fléchir le droit pour les besoins de sa cause : il avait soutenu que le peuple opprimé peut se défaire du souverain qu'il s'est donné. Et c'est, on l'a remarqué, en vertu de cette théorie à double tranchant qu'un poignard catholique devait un jour frapper Henri IV!
L'intérêt de la France-Gaule, c'est qu'elle nous montre le contre-coup de la Réforme en politique; on a appelé ce livre « l'utopie du passé » : le mot est juste, je le crains, au regard de la saine critique historique.
Mais à ceux que le présent écœure et maltraite, il n'est meilleur remède que de se plonger dans le passé, en l'embellissant au besoin.
Certes, le présent était dur pour l'auteur de la France-
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Gaule : sa vie ne fut qu'une lutte incessante contre la misère. Chargé d'une famille nombreuse (il avait à entretenir sa mère et neuf enfants à nourrir), il vivait dans une gêne excessive et dans la douloureuse dépendance de ses protecteurs. Un jour, il appela de ses vœux la mort: «Mon unique consolation, dit-il, est que, morts ou vivants, nous sommes au Seigneur. Je suis soutenu par la confiance en cette félicité que Dieu, dans sa clémence, nous a promise après cette misérable vie. » Telle est la foi simple et forte qui le soutint au travers de ses longues épreuves. Il donna un des plus grands exemples de constance, dans ce siècle où l'héroïsme était aussi commun que la lâcheté l'est dans le nôtre.
IV
Nous venons de passer en revue les humanistes et les savants célèbres qui payèrent l'hospitalité genevoise en illustrant la cité qui les avait accueillis. La plupart y trouvèrent asile aux heures les plus troublées de leur vie, mais ne s'y fixèrent pas définitivement comme les écrivains qui vont nous occuper.
Antoine de La Faye, sieur de la Maisonneuve, originaire de Châteaudun, exerça le ministère à Paris, où nous le trouvons en 1567, puis il débuta à Genève comme régent d'une des classes du collège, devint professeur à l'Académie en 1577 et pasteur en 1580. Il reçut la bourgeoisie de Genève et fut un des hommes dont Bèze faisait le plus d'estime, car il unissait à la solide piété du huguenot la science étendue des hommes de la Renaissance. Il survécut aux chefs illustres de l'Eglise genevoise et ne mourut qu'en 1615, pendant une épidémie de peste. Son principal ouvrage français
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est sa Réplique à Saint-François de Sales, qui suffirait à révéler un publiciste distingué et d'une verve très personnelle.
Voici en peu de mots, d'après un article de M. Eugène Ritter dans la Revue savoisienne, l'histoire de cette polémique. Vers la fin de 1597, des placards, traitant de la vertu de la croix, étaient répandus à Genève et dans les environs. François de Sales était l'auteur d'une partie au moins des thèses contenues dans ces placards. La Faye y répondit par son Bref traité de la vertu de la croix et de la manière de l'honorer.
Sur ce sujet, que Farel avait abordé une quarantaine d'années auparavant, il avait écrit quelques pages qui frappaient si juste que l'évêque d'Annecy crut devoir lui répondre par sa Défense de l'Etendard de la SainteCroix, et, comme dit La Faye avec une ironie triomphante, écrivit «un livre de trois cent vingt-six grandes pages pour combattre quatre petites feuilles. » Alors La Faye, prenant la parole pour la seconde fois, composa sa Réplique chrétienne à la réponse de M. F. de Sales, se disant évêque de Genève.
Elle est datée du « 12 décembre 1603, jour et an révolu après l'extraordinaire miracle de Dieu veillant pour notre conservation, » — c'est-à-dire du premier anniversaire de l'Escalade K C'est aussi une tentative d'escalade que repousse le théologien genevois. Il réfute page après page tous les arguments mis en bataille par le prélat et n'en laisse passer aucun sans le discuter :
« Quand il accumulerait autant de raisons que l'hiver engendre de neiges en Savoie, si elles ne sont plus valables que celles qu'il a rapsodiées en ce livre, il ne ferait que découvrir la pauvreté de sa cause et généralement la faiblesse de tout le bâtiment
1) C'est La Faye qui était monté en chaire le lendemain de l'Escalade, ainsi que nous l'apprend le journal d'Esaïe Colladon : « On ne fit point le prêche du matin, dit-il ; à celui de huit heures ne se purent trouver beaucoup d'hommes.
M. de La Faye expliqua le Ps. 124, lequel on avait chanté. 1
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de la Papauté. Approchées du soleil de la parole de Dieu, elles se fondent ; et combien qu'elles soient enflées de paroles et fassent grand bruit, si sont-elles vides de bon sens ; semblables aux ragas d'eaux 1 tombant des montagnes, qui étant écoulées, laissent leurs lieux à sec. »
Il ne veut pourtant pas disputer avec aigreur; le débat entre l'évêque et le pasteur doit être « plutôt conférence qu'estrif contentieux; » il est à souhaiter « qu'ensemble ils prient le Dieu de paix et de dilection.» Nous citons ces paroles parce qu'elles sont l'indice d'un adoucissement dans le ton des querelles théologiques; l'heure des premiers déchirements et des luttes farouches est passée; les positions sont prises; l'Edit de Nantes a été proclamé et le calme est momentanément rétabli. Mais ce n'est pas à dire que La Faye ne sache plus soulever la lourde et tranchante épée des réformateurs : il a conservé, en dépit de ses sages intentions, quelque chose de leur rudesse. Il appellera tel argument de l'évêque « une supposition fantasiée en la dure méninge d'un cerveau peu illuminé, » le traitera de « fendeur de cumin, comme disent les Grecs (il eût pu ajouter: les Allemands), c'est-à-dire un cercheur de pieds de mouches ; » il lui reprochera ses « impertinentes allégations, » sa « fadaise scolastique ; » il épluchera sans merci certain chapitre « où il y a autant de vanité bouffie de présomptueuse magistralité qu'il y a peu de bon sens, » et il risquera cette expression aujourd'hui un peu bien familière : « Il se donne du doigt dans l'œil. » « Pauvre Aristote, s'écriera-t-il, si tu entendais telle conséquence, tu brûlerais tes livres, de dépit de voir qu'un homme fait parade d'avoir longtemps étudié en ton Organe, pour n'y apprendre rien, ou bien peu ! »
C'est que La Faye, on le sent à chaque ligne, est un esprit nourri à la forte école des théologiens de la Ré-
1) Hagas : torrent débordé (Voir le Dictionnaire provençal-français de Mistral)
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forme, un logicien implacable, un dialecticien armé d'une connaissance exacte et profonde des auteurs profanes et sacrés, des philosophes et des Pères. Elevé dans la tradition de Calvin, il met une science redoutable au service d'une conviction ardente. On finit par être amusé de le voir s'escrimer d'un bras si sûr, traquer son adversaire dans ses derniers retranchements; on admire cet esprit souple, cette habileté de discussion, cette vivacité de tour.
Le fond du débat est de savoir si la croix (qu'il s'agisse de la prétendue « vraie croix, » ou de la représentation et du signe de la croix) a quelque vertu et doit être honorée. La Faye proclame sa foi au crucifié et son indifférence pour l'instrument de son supplice.
Son contradicteur s'était avisé de lui opposer les pèlerinages aux endroits consacrés par la tradition des siècles à l'adoration de la croix. C'est là, riposte gaîment La Faye, « un argument volage, pris de l'humeur des hommes inconstants et vagabonds, ne trouvant pays ni maison pire que la leur, et qui trottaient partout pour ne s'arrêter nulle part; presque tous très mal instruits en la piété, et partant de petite créance.» Et il imagine un nom pittoresque pour qualifier la manie des pèlerinages : c'est la « fièvre erratique d'idolâtrie. » Quant au signe de la croix, « avec trois doigts, cinq doigts, ou un, tout cela ne sort que de la boutique humaine d'un clergé abondant en loisirs. »
Le reproche le plus juste qu'il adresse au pieux évêque vise cette espèce de sensualité mystique où incline trop volontiers sa dévotion ; le spiritualisme un peu nu du disciple de Calvin s'en indigne en ces termes :
« Sa théologie est grossière et matérielle. Car il ne s'arrête à autre chose qu'à signes grossiers et matériels, comme aussi la plus grande part du train de la Papauté gît en cérémonies et choses sensuelles, par lesquelles les sens des simples sont offusqués et les
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esprits plutôt hébétés qu'édifiés. En somme, la religion romaine est une religion d'or, d'argent, de pierres précieuses, de perles, de crêpe, de pourpre, de soie, d'écarlate, de bois odoriférant, d'ivoire, d'airain, de fer, de marbre, canelle, senteurs, onguents, encens, huile, qui sont toutes choses charnelles. Mais comme Christ est roi et sacrificateur spirituel, ses vrais disciples le cerchent en esprit et en vérité. » Et lorsque François de Sales s'écrie : « Malheur au schisme ! » La Faye reprend à son compte cette exclamation : « Malheur au schisme ! Mais ce n'est schisme de se séparer des erreurs insupportables advenues ès points principaux et fondamentaux de la doctrine chrétienne. Car quoique l'union entre les hommes soit grandement recommandable, si l'est-elle plus entre les hommes et Dieu. »
Ce style ne manque ni de trait, ni de chaleur, et La Faye doit être mis au rang des polémistes les plus remarquables formés à l'école de Bèze et de Calvin.
V
Chargé en 1597 par la compagnie des pasteurs de composer la préface de la version de la Bible, La Faye eut pour collaborateur un autre ministre-écrivain, Simon Goulart, de Senlis, qui, ayant échappé à la SaintBarthélémy, était venu se fixer à Genève. Ce prédicateur éminent, que Genève prêta plus d'une fois aux Eglises de France, succéda à Bèpe dans la présidence de la Compagnie des pasteurs. Senebier vante sa science universelle et l'appelle une bibliothèque vivante. Il fut particulièrement honoré de l'amitié de Scaliger. Ses nombreux ouvrages attestent sa puissance de travail et la variété de ses aptitudes: il a laissé des traités de théologie et de morale, des recueils
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de sermons, des poésies chrétiennes, des travaux d'histoire, des traductions du latin; on lui attribue, mais sans preuve certaine, un récit en vers de l'Escalade.
Ses Recueils des choses mémorables advenues sous Ici, Ligue renferment des morceaux d'un sérieux intérêt historique, tel que le Bref discours de ce qui s'est passé ès environs de la ville de Genève d'avril à juillet 1589.
En cette année-là, le duc de Savoie, appuyé sur l'Espagne et la Ligue, organisa une formidable agression contre Genève 1. Simon Goulart raconte l'un des épisodes de cette guerre, l'expédition du Faucigny et du Chablais, et s'attache à montrer que, «en toutes escarmouches et rencontres, Dieu favorisait manifestement les petites troupes de Genève. » Sa narration nous plaît par la clarté, par la simplicité lumineuse ; le style en est coulant, uni, plus nerveux que coloré ; parfois il s'anime et l'on y sent passer le souffle des passions du moment, — comme dans la page où Simon Goulart raconte l'attaque malheureuse du comte de Maurevel contre la petite ville de Bonne, occupée par les Genevois; les assaillants furent repoussés, contre leur attente : « A leur arrivée, ils criaient qu'on leur apprêtât à dîner; mais ils ne furent servis que de prunes bien dures et de mortelle digestion, qui les contraignirent de sonner la retraite. »
Au combat du Plan-les-Ouates, le sieur de Sonnaz essaie de tourner les Genevois et de les surprendre par derrière; ce plan fut déjoué par la vigilance de quelques canonniers. L'épisode est agréablement conté par Goulart, qui dut en être témoin, puisque la Compagnie des pasteurs l'avait désigné comme ministre « pour marcher avec les troupes. »
1) Rien ne saurait donner une idée plus vivante de cette phase de l'histoire de Genève que l'ouvrage de M. Ch. DuBois-Melly : Eve de la Pasle, Episode de la guerre de Genève (Georg, 1886). Ce roman historique très captivant est en outra une restitution archéologique de grande valeur.
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« Pendant qu'ils faisaient ce circuit long et fâcheux, les compagnies de Genève se retiraient au petit pas pour se rafraîchir, apercevant force hommes, femmes et servantes, apportant paniers et flacons (comme cela s'est toujours pratiqué ès escarmouches), outre le vin que la Seigneurie y envoyait pour cet effet. Mais, comme ils étaient à boire et à deviser assez loin du fort, les canonniers d'un petit tertre nommé Champet, en deça l'Arve, ayant découvert l'une des cornettes ennemies qui marchaient serrées avec cinquante chevaux par un sentier étroit., leur tirèrent deux coups. Ce fut un signal bien à-propos aux soldats et capitaines de Genève, qui, levant l'oreille à ce bruit et aux huées de la garnison du fort qui leur criait: «Avance! avance!», quittèrent flacons, gobelets et paniers, et ayant promptement découvert leurs ennemis, leur firent une salve d'environ trois cents arquebusade,3 et mousquetades, dont quelques chevaux et lanciers furent renversés par terre. Les autres voulant, qui à pied, qui à cheval, gagner le haut des vignes, furent pour la plupart tués sur le champ et quelques-uns emmenés prisonniers, entre autres le sieur de Saint-Cergues, dit Bellegarde, et deux autres, avec perte d'une de leurs cornettes. Leurs compagnons, voyant que les pièces de Champet les endommageaient grandement et la route de ceux qui étaient descendus, n'attendirent pas le reste et eurent bons éperons. Ils perdirent ce jour-là une partie de leurs meilleurs lanciers et plusieurs hommes de commandement. Ainsi que les grands coups se donnaient, l'on chantait au fort le psaume neuvième, et nommément ce couplet :
Incontinent les malheureux Sont chus au piège fait par eux ; Leur pied même s'est venu prendre Au filet qu'ils ont osé tendre. »
La scène me paraît caractéristique : elle montre bien ce qu'était alors l'existence de la vaillante cité, perpétuellement sur le qui-vive, avec ses bourgeois toujours prêts à courir aux armes, à châtier le Savoyard insolent, tandis que du haut des remparts les mâles accents d'un psaume huguenot, entonnés par tout un peuple, promettaient aux combattants le secours du Dieu des batailles. Ce mélange de patriotisme vigilant et de religieuse assurance, n'est-ce pas la
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physionomie même de Genève au XVlme siècle, de la Genève exaltée par Calvin ?
Simon Goulart s'essaya aussi, comme nous l'allons voir, dans la poésie dramatique. Le théâtre, en dépit de la Réforme et du Consistoire, n'était pas complètement mort à Genève, et la seconde moitié du siècle vit paraître plusieurs pièces de circonstance, qui ne sont pas toutes indignes de mention. C'est ainsi qu'en 1568, à l'occasion du renouvellement de l'alliance de Berne, Jacques Bienvenu compose et fait jouer devant les autorités sa Comédie du Monde malade et mal pansé. Les vers ne manquent ni d'art, ni de vivacité. Le Monde est malade, tout comme Chrétienté dans la moralité de Malingre. Un savant docteur, ou plutôt un pédant qui croit tout savoir, maître Aliboroum, puis maître Bridoye, suivi de plusieurs fous (un prêtre, un gentillâtre, un marchand et un laboureur), surviennent et consultent entre eux sur l'état du malade. L'un lui conseille le jus du concile de Trente, l'autre de l'huile d'intérim, puis tous ensemble le déshabillent, le dépouillent, le rasent, — et quand il ne reste plus rien au patient, la Vérité paraît, qui tance à voix forte ceux qui l'ont mis, sous prétexte de le guérir, en si piteux état : — « Dame, nous ne vous cerchons pas, » répondent à Vérité Bridoye et ses complices. Et à chaque tirade de Vérité démasquant leurs fourberies, ils opposent en chœur le même vers, comme un refrain : Dame, nous ne vous cerchons pas.
La scène est à la fois comique et saisissante: personne, ni le Monde, ni ceux qui le mènent, ne veut donc entendre la voix de Vérité! Heureusement Genève et Berne, « conjoints ensemble, » font exception : ce qu'il fallait prouver.
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En 1584, les Genevois, toujours inquiets du côté de la Savoie, avaient voulu resserrer les liens qui les unissaient à la Suisse réformée : les serments avec Berne et Zurich furent solennellement renouvelés à Genève.
A cette occasion, Goulart composa une pastorale allégorique à cinq personnages. Trois bergers, Zurchin, Ursin et Gerbin, figuraient Zurich, Berne et Genève.
Après un court débat, ils se laissaient réconcilier par Aléthie et Homonie, et s'écriaient : Nos houlettes seront, je le crois, suffisantes Pour chasser tout de nous toutes bêtes naissantes.
Voilà de bien mauvais vers ! Le magnifique Conseil parut les goûter, car il récompensa par une allocation le zèle poétique de Simon Goulart. Il n'en fit pas autant pour un autre versificateur, réfugié français, récemment débarqué, et qui offrit, dans la même occasion, le concours de sa muse. C'était un Gascon, homme de bien, homme d'érudition, Joseph Duchesne, seigneur de la Violette, naguère encore premier médecin d'Henri de Navarre, ancien ambassadeur en Savoie et en Suisse, gendre de Guillaume Budé. Il devint par la suite bourgeois de Genève, ce qui permet à l'indulgent Senebier d'affirmer qu'il « cultiva les lettres avec succès. »
Duchesne avait été l'ami, le camarade d'école de DuBartas, qu'il a trop fidèlement imité dans ses vers.
La pièce de circonstance qu'il composa pour célébrer l'alliance de cc l'écusson blanc et bleu, de l'ours et de l'aigle noir, » est une « tragi-comédie » en trois actes, intitulée VOmbre de Garnier Stotflu:hm8, Suisse. C'est une sorte de cantate au début de laquelle Bellone exhale sa colère contre l'union des treize cantons. Un chœur de soldats suisses répond par des stances célébrant la concorde et la paix. Charmée de les entendre, l'ombre de Werner Stauffacher (Garnier) apparaît et raconte
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les origines de la Confédération. L'histoire de Guillaume Tell et de Gessler est un pur joyau : Souvenez-vous qu'il mit sur la tête du fils De Tell, pour butte, las ! une pomme jadis, Que l'abattre contraint d'une flèche légère Fut à peine de mort le misérable père.
La face lui pâlit et de crainte et de peur : Il ne pouvait guigner, ayant l'oeil plein de pleurs.
Ce sont là les premiers vers français inspirés par la légende de Tell ! La pièce se termine par le triomphe de la Paix sur Bellone et par le succès de la diète tenue « en la ville des bains, » — c'est-à-dire à Baden.
Duchesne imite les plus fâcheux procédés de son ami et maître DuBartas. Il abuse de ces mots composés, si ridicules dans notre langue : les fifres douxsonnants, les épis porte-grains; il prodigue les métaphores prétentieuses: le front des monts, de neige enfariné. DuBartas avait dit avant lui : Les monts enfarinés d'une neige éternelle.
Nous retrouvons le même style dans le poème didactique et scientifique composé par Duchesne : Le grand miroir du monde, où il prétendait peindre « toutes les merveilles de l'univers. » Il n'en peignit heureusement que la nloitié; cela peut suffire à sa gloire et à notre agrément.
Ce temps pervers M'a dérobé le cœur, et la voix à mes vers, s'écrie-t-il avec un regret que le lecteur a peine à partager. L'abus des procédés de DuBartas est ici plus insupportable encore : le soleil s'appelle « le flambeau chasse-nuit, » le temps « le vieillard porte-faux. » Voici une prosopopée de sa façon : Et toi., père aime-vers, Apollon sonne-lyre !
Que dire de ces puérils redoublements de syllabes imités de l'auteur de la Semaine: les autans et leurs
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poumons sou-soufflants ; la cou-cloussante poule ! Ce fatras indigeste est dédié à Henri de Navarre : « Ce mien petit nain si difforme, » ainsi Duchesne appelle son œuvre. Difforme, oui; nain, hélas! non: plus de deux cents pages in-quarto ! — Cependant il m'a paru que Duchesne pourrait faire l'objet d'une étude intéressante au point de vue scientifique: ce mauvais poète fut un savant de mérite, parfois assez émancipé pour son temps ; il ne craint pas de déclarer solides les raisons de Copernic à l'appui de son système, et ce n'est que par égard à sa sûreté personnelle qu'il s'en tient aux idées reçues : Fermes tes fondements, Copernique, je voi ; Mais je suis le chemin plus battu, quant à moi.
Faut-il donc renoncer à rencontrer un poète digne de ce nom dans cette Suisse française du XVIine siècle, éclairée par le double flambeau de la Renaissance et de la Réforme ? Faut-il admettre que le dogme a banni le rêve, que le protestantisme a tué l'art, écrasé toutes les fleurs aimables, proscrit les délicieuses inutilités qui font le charme de la vie ? — Reconnaissons que la température calviniste n'était pas très favorable aux muses : « On n'avait besoin de vers que pour les psaumes, » a dit Marc Monnier; ou bien encore la poésie se fait militante, prêcheuse, abstraite, poursuit un but d'instruction et de propagande, c'est-à-dire qu'elle se renie elle-même. Il est d'autant plus agréable de rencontrer, dans une époque pareille, un véritable poète; et c'est à Neuchâtel que nous le devons.
VI
Blaise Hory n'est qu'un obscur écrivain; mais il eut incontestablement l'étincelle, le je ne sais quoi, il sentit cette « influence secrète » dont parle Boileau. Il a
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laissé du moins quelques strophes qui méritent le nom de poésie par la vivacité du sentiment, l'aisance et la grâce naturelle de la forme.
Il appartenait à une famille qui a occupé une des premières places dans le pays de Neuchâtel, où il naquit en 1528 ou 1529, au moment de la Réforme; ses parents avaient abandonné le catholicisme en même temps que les autres bourgeois. Blaise fut sans doute un des élèves de Mathurin Cordier; il apprit de lui à écrire le latin avec une remarquable élégance, et ses poésies en cette langue attestent un commerce assidu avec les poètes anciens. Son ami Jacomot, le pasteur de Genève, auteur des Musœ neocomenses, qualifie Hory de poeta elegantissimus. On écrivait alors dans nos contrées beaucoup de vers latins : Genève en a vu naître des quantités innombrables ; mais il est infiniment plus rare de trouver chez nous des disciples heureux de Marot ou de Ronsard. Or les poésies d'Hory vont nous fournir la preuve qu'il connaissait, non seulement les œuvres de Marot, mais aussi celles des savants artistes de la Pléiade.
Après avoir étudié à Strasbourg, il devint pasteur au bord du lac de Bienne, dans ce joli village bernois de Gléresse, que devait célébrer deux siècles plus tard un poète autrement illustre, qui s'y était réfugié, l'abbé Delille:
l'aimable Gléresse, Beau lieu qui nourrissait ma poétique ivresse.
Les visites pastorales, l'inspection de l'école, la prédication du dimanche, qu'il faisait tantôt en allemand, tantôt en français, les conférences avec les pasteurs du voisinage, quelques studieux loisirs, les joies de la famille enfin, remplissaient l'existence unie de cet estimable pasteur de campagne. Il fut marié deux fois et eut au moins neuf enfants. Ses poésies reflètent les
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sentiments du père et de l'époux. Les premières, qui ne sont pas antérieures à son séjour à Gléresse, sont écrites en latin ; peu à peu il se risque à employer sa langue maternelle, et enfin n'écrit plus qu'en français.
Il est assez curieux de voir le pasteur échanger des vers français ou latins et même des visites avec l'abbé du couvent voisin de Bellelay. Mais nous aimons bien mieux encore l'entendre moduler en strophes émues la Complainte sur la mort de sa « très chère femme Jehanne Perregaux p : ,.
En ma tristesse dolente Je lamente ; Tu me vois, Dieu tout-puissant, Privé de ma tourterelle.
Je l'appelle Incessamment gémissant.
0 ma taht graciosette Brebiette, Faite selon mon dessein, Tu beuvais dedans ma tasse, Et puis, lasse, Tu reposais en mon sein.
Tant elle m'était tidèle, Qu'autre qu'elle Ne contentait mon désir, N'affectant une seule heure Ma demeure Sans elle au monde choisir.
En bonne correspondance D'accointance, En secours doux et plaisants, Mon petit cœur, ma mignonne, Ma couronne, Vécut avec moi seize ans.
De mortelle et rude atteinte L'as éteinte, Seigneur, étant irrité ; Plutôt me devais occire Et détruire, Moi qui l'avais mérité.
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Cette simple et douce élégie est la dernière poésie d'Hory ; il avait soixante-cinq ans environ lorsqu'il soupira ces stances d'une émotion si vraie : il ne survécut que quelques mois à celle qui les lui avait inspirées.
A notre humble avis, les poésies du pasteur neuchâtelois, publiées en 1841, avec une notice excellente, par M. F. de Rougemont, n'ont pas excité l'attention dont elles étaient dignes. Par la clarté de la langue, par la sincérité du sentiment, par la savante variété du rythme, qui le rattache aux merveilleux artistes de la Pléiade, Blaise Hory occupe à la fin du XVIme siècle une place unique dans notre Suisse française. Il serait intéressant d'étudier de plus près les diverses coupes de strophes, parfois très heureuses, qu'il a employées, d'en rechercher les modèles dans les œuvres des poètes de France. Nous ne pouvons entreprendre ici un pareil examen. Bornons-nous à citer encore deux : stances de la Chanson des adventuriers français (1583) ; elles sont d'un mouvement vif et entraînant :
En Dieu notre espoir avons mis, Qui nos poursuivants ennemis Déconfit et atterre : A son secours Avons recours: C'est notre chef de guerre.
Sou vienne-vous, pauvres rustauds : Laissez passer les Huguenots ; Ils ont force et courage.
Le Dieu des cieux, Victorieux , Est de leur parentage.
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CHAPITRE IV
LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Accalmie qui suivit l'Edit de Nantes. — Les savants genevois. —
Agrippa d'Aubigné. — Les poètes de l'Escalade ; Chappuzeau. —
Le chancelier de Montmollin.
1
Les œuvres qui nous ont occupés dans le chapitre précédent sont pour la plupart des œuvres de discussion et de polémique. Nous avons constaté sans surprise l'indigence de la poésie : l'action de la Réforme s'est surtout et naturellement exercée sur la prose, et cela dans le sens le plus favorable ; la guerre de plume qui s'est poursuivie durant tout le XVlme siècle à côté de la guerre religieuse a singulièrement assoupli la langue courante, lui a donné la vigueur et la netteté rapide, a multiplié ses ressources, l'a rompue à l'escrime de la dialectique, lui a enseigné l'art de traiter clairement des choses abstraites, de disposer en logique ordonnance les idées et les arguments.
Au point de cette histoire où nous sommes parvenus, une accalmie va succéder aux luttes ardentes : la première génération de la Réforme disparaît de la scène du monde; aux vaillants héros des premières batailles
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succèdent des hommes qui continuent leur œuvre avec plus d'exactitude et de fidélité que de génie, et qui poursuivent, dans une atmosphère moins chargée d'orages, la construction de l'édifice dont les réformateurs ont posé les fondements. La paix est rendue à la France par ce grand édit de pacification, « perpétuel et irrévocable, » donné à Nantes en 1598, qui permet aux protestants d'avoir dans le royaume des établissements stables, des facultés de théologie et des temples.
Mais, ainsi que l'a remarqué M. Eugène Ritter, ces conditions plus favorables assurées aux protestants français enlevèrent à Genève, au moins pour un temps, la situation exceptionnelle dont elle avait si bien su profiter durant le XVIme siècle. Aussi l'histoire littéraire de Genève, très mouvementée au temps de la Réforme et dans les trente ou quarante années qui suivirent, paraît-elle un peu terne et pauvre pendant le XVIIme siècle. Plus tard, quand vint la révocation de l'Edit de Nantes, c'est la Hollande, et non pas Genève, qui fut le principal théâtre de l'activité littéraire des réfugiés; c'est là qu'il faut aller chercher les Bayle, les Saurin, les Jurieu, les Le Clerc, les Basnage.
Il importe cependant de remarquer que la plupart de ces écrivains ont vécu à Genève au temps de leur jeunesse, et ont fait une partie de leurs études dans cette « cité de Calvin» où enseignaient des théologiens et des jurisconsultes éminents, où d'habiles controversistes défendaient les principes de la Réforme, où d'éloquents prédicateurs attiraient de nombreux auditoires, où régnait enfin une activité intellectuelle dont les effets n'ont cessé de se faire sentir dans tout le monde protestant. Non seulement Genève donnait des pasteurs aux Eglises étrangères, mais elle a fourni aux rois et aux princes des conseillers qui s'appelaient Spanheim, LeFort ou Denis Godefroy.
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Malheureusement, c'est en latin qu'écrivirent pres- ,
que toujours ces hommes éminents, et les trop rares ouvrages français qu'ils ont laissés ne sont plus pour nous des lectures, ni des œuvres littéraires, même au sens le plus large du mot. Nous ne pouvons ni taire leurs noms respectés, ni nous attarder à feuilleter leurs livres. Mais que de piété, que de labeur, que de science, que de distinction morale représente la sèche énumération qui va suivre !
Jean Diodati, réfugié lucquois, qui fut un des commissaires chargés de dresser les canons du synode de Dordrecht; négociateur habile, prédicateur éloquent, poète en plusieurs langues, traducteur de la Bible en italien et en français, reviseur des psaumes de Marot.
Théodore Tronchin, délégué avec Diodati au synode de Dordrecht ; latiniste spirituel, contradicteur du père Cotton. Jean Mestrezat, qui, étant pasteur à Charenton, disputa neuf jours de suite avec M. de Retz *, et réussit, de l'aveu même de cet habile homme, à le mettre dans l'embarras; - connu jadis dans tout le monde protestant par ses traités de l'Eglise et de la Communion. Jean Sarasin, qui servit son pays avec un habile dévouement par la parole et par la plume et dont la sœur, Louise Sarasin, parlait à huit ans le latin, le grec et même l'hébreu, dit-on; type accompli de l'ancien magistrat, ardemment dévoué à la chose publique, Sarasin représenta Genève dans les négociations épineuses qui suivirent l'Escalade de 1602 et travailla avec une ténacité patriotique à rendre plus étroite l'union de Genève avec les Suisses. Secondé par l'éminent jurisconsulte Lect—disciple d'Hotman et calviniste austère, encore une des illustrations de ce temps — il entreprit de réfuter un pamphlet antigenevois, le Cavalier de Savoie, auquel il opposa le Citadin de Genève (1606); cet écrit polémique d'une
1) Voir les Mémoires du cardinal de Retz.
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langue passablement vieillie, d'une ironie un peu massive, intéresse cependant par la chaleur d'un patriotisme exalté, par l'accent de virilité républicaine et de fierté civique ; mais surtout c'est un des premiers travaux solides sur l'histoire de Genève.
Je continue à énumérer, à saluer d'un mot des hommes d'un rare mérite. Voici, dans la seconde moitié du siècle, Jean Chouet, à qui reste l'honneur d'avoir inauguré à Genève l'enseignement de Descartes'et qui communiqua à ses nombreux élèves le goût de l'observation scientifique : il fut le maître de Bayle, de Jacques Basnage et de Jean Le Clerc. Ce dernier appartient à une brillante dynastie de savants : travailleur prodigieux, critique hardi, nourri d'un vaste savoir, Jean Le Clerc voulut vivre en Hollande; il s'y trouvait plus à l'aise qu'à Genève, car si Genève attire surtout à cette époque ceux que le zèle religieux anime, les Pays-Bas sont l'asile préféré des esprits indépendants et frondeurs. Le Clerc fut, à côté de Bayle et de Locke, aussi réfugiés en Hollande, un des champions de la pensée libre, un des chefs du rationalisme, un des précurseurs français de la philosophie du XVinme siècle.
Sa Bibliothèque universelle et historique et ses autres recueils périodiques sont le témoignage d'un gigantesque labeur, une source très riche de renseignements biographiques et littéraires, un vrai monument d'érudition et de critique.
Mais Le Clerc nous a entraînés hors de Qenève: revenons-y bien vite, pour rendre hommage à Benedict Pictet, chez qui la science théologique s'alliait à une vive piété, auteur alors renommé d'un traité de dog-
matique qui fit longtemps autorité. Mais surtout c'est à lui qu'on doit les cinquante-quatre Cantiques imprimés à la suite des anciens psautiers, et dont quelquesuns se chantent encore dans nos églises. Plus dogmatique, plus intellectuelle que lyrique, cette poésie
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religieuse atteint parfois à la dignité, à la noble simplicité classique.
Deux étrangers enfin doivent trouver ici leur place.
Jacob Spon, médecin lyonnais, n'a fait dans notre pays qu'un court séjour, mais il est l'un des premiers explorateurs du passé genevois : son Histoire de Genève, publiée en 1680-82, a été, au siècle suivant, revue, annotée, renouvelée par les soins de Jean-Antoine Gautier et enrichie de quelques morceaux dus à la plume d'Abauzit.
Jean-Jacques Poulain de la Barre était un docteur de Sorbonne que la philosophie de Descartes conduisit au protestantisme, et, par suite, à Genève, dont il devint bourgeois et où il se voua à l'enseignement.
Parmi ses ouvrages, il en est un, devenu fort rare et presque introuvable, qui mériterait la réimpression à titre de curiosité : Essai des remarques particulières sur la langue française pour la ville de Genève (1691). Le passage que voici a son intérêt, ce me semble, comme jugement d'un étranger compétent sur le français qu'on parlait alors à Genève : « Il y a sujet de s'étonner que dans une ville qui est sur les frontières les plus reculées de France, où il y a toujours un assez bon nombre d'étrangers et au milieu d'une contrée où le patois est fort grossier et fort éloigné de la langue française, on ne laisse pas d'y parler et d'y prononcer incomparablement mieux que l'on ne fait en plusieurs provinces de France. Il est vrai que les Genevois traînent un peu en parlant, mais il est vrai aussi que cette petite lenteur approche plus du juste milieu de la bonne prononciation que l'extrémité opposée, et qu'elle ne se remarque guère que dans les femmes et dans ceux qui ne sont point sortis de Genève. Car pour ce qui est des magistrats, des gens de lettres et des marchands, comme ils ont presque tous voyagé, on voit qu'ils prononcent le français comme les personnes de leur sorte le prononcent à Paris. »
Ne valait-il pas la peine d'enregistrer cette flatteuse remarque ?
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Après tous ceux qui précèdent, que de noms encore nous n'hésiterions pas à mentionner à cette place, si nous racontions, au lieu d'une histoire littéraire, l'histoire plus générale du développement intellectuel de Genève ! Nous en avons dit assez pour faire connaître la studieuse atmosphère qui régnait dans cette cité, la richesse et la variété des ressources qu'elle offrait poulles hautes études.
Oui, tant de science, d'activité, d'émulation, nous remplissent d'une admiration respectueuse. Mais — oserai-je le dire ? — le moindre grain de mil, le moindre alexandrin bien vibrant, la moindre strophe harmonieuse, ferait bien mieux mon affaire. Un poète, de grâce, un poète! Passez, hommes érudits, pasteurs armés jusqu'aux dents de textes sacrés et de beau latin, philosophes, jurisconsultes et grammairiens, pliant sous votre bagage d'in-folio redoutables!. Passez, passez! Je vous vénère trop pour vous lire, moi profane. Un poète, je veux un poète !
II
Le voici ! Il porte haut la tête, a la fière allure d'un capitaine, la voix rude, l'œil vif, la main prompte, le cœur chaud. Il est âgé déjà, mais il n'est pas vieux; son sang bouillonne encore au souvenir dés luttes où sa jeunesse s'était jetée corps et âme; septuagénaire, il sent encore gronder en lui ces belles rancunes et ces haines implacables dont notre platitude a perdu le secret. Saluons bien bas le poète de la Réforme, Agrippa d'Aubigné, bourgeois de Genève.
Enfant, il avait passé deux ans à Genève, pour achever ses classes; Théodore de Bèze, moins pédant que les régents du collège, excusait ses espiègleries, qui
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étaient « d'un luron et non d'un renard. » L'écolier était en pension chez le médecin Sarasin, le père de cette prodigieuse fillette qui savait trois langues anciennes.
C'est elle, « la merveille de la maison, » comme il dit, qui lui rendit le goût de l'étude : « J'étais entièrement détourné de la langue grecque sans elle ; mais elle, ayant reconnu en moi quelque aiguillon d'amour en son endroit, se servit de cette puissance pour me forcer par reproches, par doctes injures auxquelles je prenais plaisir, par la prison qu'elle me donnait dans son cabinet comme à un enfant de treize ans, à faire les thèmes et les vers grecs qu'elle me donnait. J'étais nourri et logé en cette maison, qui foisonnait d'un père, de quatre enfants et d'une soeur. »
C'est à Genève que d'Aubigné voulut, suivant sa belle et poétique expression, « prendre le chevet de sa vieillesse et de sa mort. » La fin de cette carrière agitée ne fut d'ailleurs point un repos : il était de ces hommes nés pour agir et qui ne cessent d'agir qu'en cessant de vivre. Son énergie, qui ne trouvait plus d'emploi dans la guerre civile, il la dépensa au profit de la république de Genève et de la république des lettres. A l'une, il donna des fortifications nouvelles (il en donna même à Berne), à l'autre il donna la fin de son Baron de Foeneste, et ce captivant récit de sa vie, qu'il rédigea dans son château du Crest, près de Genève ; c'est là aussi qu'il rima son poème de la Création, resté inédit pendant trois siècles, non sans raison, je le crains.
D'Aubigné n'avait quitté son champ d'action et de bataille qu'à la dernière extrémité et lorsque la situation fut décidément devenue intenable pour lui en France. Il avait soixante-dix ans : par un jour d'automne, il partit avec douze cavaliers, franchit plaines et montagnes et arriva à Genève, où tant de souvenirs le rappelaient. Son compatriote Simon Goulart avait obtenu des Conseils, en faveur du vaillant huguer
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not, une permission de s'établir dans la ville. il y fut accueilli avec la déférence due à sa réputation de calviniste intrépide et d'habile homme de guerre Ecoutons son récit, où il parle de lui-même à la troisième personne :
« Après bien des périls et des alarmes, il arriva le jeudi premier jour de septembre 1620 à Genève, où il fut reçu avec plus d'honneur et de caresse que n'en espérait un réfugie; outre les courtoisies ordinaires qui se font aux étrangers de quelque distinction, le premier syndic de la ville le vint prendre dans son logis pour le mener au prêche, et il le fit asseoir en la place de celui qui l'avait précédé l'année d'auparavant, qui est une place que l'on ne donne qu'aux princes et aux ambassadeurs des têtes couronnées. Au retour de là on lui furentooflviga q ûe|.
quel la magistrature assista en corps et des massepains portant ques étrangers, Il fut servi dans ce repas des massepains portant les armoiries du nouveau venu. Ensuite la ville lui loua à ses dépens le lni puis on lui montra tous les magasins, on lui confia les secrets du gouvernement, on fit passer en revue devant lui toutes les troupes de la garnisoii, enfin on forma un conseil de guerre composé de sept personnes, dont il fut fait le président. »
Ses ennemis français ne désarmèrent pas: bientôt la cour obtint qu'il fût condamné par défaut à avoir la tête tranchée. C'est sous le coup de cette sentence que le vieillard épousa Renée Burlamaqui, veuve d'un réfugié lucquois. Il eût achevé heureusement sa vie, si son fils, Constant d'Aubigné, n'eût l'empli d'amertume ses derniers - jours. Ce triste 1'crsonna«e, qui chercha à livrer son père aU parti catholique, eut, comme on sait, pour fille Françoise d'Aubigné, plus tard l'fme de Main!
tenon.
En 1577, blessé et hors de combat, d'Aubigné avait commencé à dicter les Tmgkue*; il les acheva à bâtons ronlpus, « à cheval, dans les fanchées, » entre deux batailles, et ne les publia qu'en 1616, quatre ans -avant de se retirer à Genève. Le livre était attendu
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avec impatience; depuis longtemps des copies circulaient de main en main; l'auteur avait jusqu'alors hésité à le laisser voir le jour, par peur, dit-il, « de gagner le nom de turbulent et républicain. » Après la paix de Loudun, « cette foire publique d'une générale lâcheté, » il crut n'avoir plus rien à ménager. On connaît les strophes d'une fière et sombre beauté qui servent de préface aux Tragiques: � Va, livre, tu n'es que trop beau Pour être né dans le tombeau Duquel mon exil te délivre.
Seul pour nous deux je vais périr : Commence, mon enfant, à vivre Quand ton père s'en va mourir.
Tu es né légitimement : Dieu même a donné l'argument ; Je ne te donne qu'à l'Eglise.
Tu as pour support l'équité, La vérité pour entreprise, Pour loyer l'immortalité. Quelqu'un a appelé les Tragiques « l'épopée du calvinisme. » Tel est bien cet étrange poème, à la fois religieux et vengeur, et qui, dans ses pages les mieux inspirées, rappelle l'énergie farouche èt les saintes colères des anciens prophètes. Ce sombre tableau des misères de la France pendant les guerres civiles du XVIme siècle est une œuvre unique dans la littérature française, parce que seule elle nous montre, revêtues du prestige de la haute et grande poésie, les convictions intrépides, les ardeurs passionnées et la sévère conception morale de la Réforme calviniste.
Ce n'est pas en vain que le poète a séjourné enfant, à l'âge des impressions vives et durables, dans la Genève de Calvin. Son âme en a conservé une ineffaçable empreinte. Avec sa poésie virile et amère, nous sommes loin, bien loin, du gentil badinage de Marot, de la volupté mélancolique et païenne de Ronsard : la
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muse d'Agrippa s'appelle indignation ; son vers est une épée, son poème un acte de guerre. C'est la poésie huguenote, frélnissante, agressive, telle que devaient l'enfanter les lutttes sanglantes du XVIme siècle. Le souffle qui l'anime d'un bout à l'autre, quel est-il, sinon l'esprit même de Genève, - la Genève nouvelle des proscrits héroïques? L'imagination française, trempée par la Réforme, transformée, virilisée par le calvi- iiisme, âpre, exaltée, vengeresse, et mettant toutes ses ressources d art au service de la sainte cause, - voilà ce qu'on trouve en ce livre, qui n'a ni son pareil, ni son égal.
« Durant les dix années que d'Aubigné vécut encore depuis son alTivée à Genève, sa verte vieillesse ne démentit point le caractère qui l'avait diL;tingu(,~ entre tous les gentilshommes huguenots de son temps. Fier, imprudent, vif et généreux, mais haut, susceptible et prêt à rompre en visière à tout venant, querelletir, parfois tracassier, il trouva moyen, à défaut de besogne qui employât son ardeur, de se faire des affaires dans cette Répn bliq ue qui l'avait accueilli contre le gré manifeste de la cour de France' et ne lui demandait en retour que de la prudence'. »
C'est à Genève, en effet, que d'Aubigné ajouta à son Baron de tœneste une quatrième partie semée d'anecdotes scabreuses. On connaît le sujet de ce dialogue satirique entre Enay et .F'œneste, c'est-à-dire entre l'être et le paraître, entre la valeur du vrai gentilhomme et la suffisance gasconne du faux-brave, corrompu par les intrigues de cour et la triste politique du roi Charles IX. On se demande, en lisant ce virulent et spirituel pamphlet, comment le réfugié huguenot osa le publier dans l'austère cité qui lui donnait asile. Avait-il donc ignoré les mésaventures d'Estienne? Espérait-il que ses attaques contre l'Eglise romaine feraient passer sur tout le reste ? Ne pouvait-il sûrement s'attendre à se voir désavoué par le Conseil de Genève, à voir son
1) Sayous, Les Ecrivains de la Réforme.
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livre supprimé comme impie et blasphématoire, son imprimeur jeté en prison, condamné à l'amende ?
C'est ce qui ne manqua pas d'arriver; l'imprudent auteur eût bien dû écouter sa femme, qui lui conseillait souvent « d'arrêter sa plume. » Elle prévoyait la «( bourrasque,» qui, en effet, éclata au mois d'avril 1630. D'Aubigné fut cité par messieurs les scholarques, pour qu'il lui fût « remontré le tort qu'il se faisait à soi-même et au public. » L'assignation n'eut pas de suites: juste à ce moment, la mort vint surprendre l'impétueux vieillard.
« Ces gens, disait Mayenne, sont de père en fils apprivoisés à la mort. » D'Aubigné, qui l'avait vue de près si souvent, la reçut en soldat et en chrétien, «d'une face joyeuse, » et entonna, dit-on, le psaume CXVIII: La voici, l'heureuse journée Que Dieu a faite à plein désir ; Par nous soit gloire à lui donnée, Et prenons en elle plaisir.
Genève, oubliant les incartades des derniers jours, fit au gentilhomme huguenot des funérailles solennelles et lui donna un tombeau dans l'église de SaintPierre.
III
Pendant son existence orageuse, la pensée d'Agrippa d'Aubigné s'était reportée plus d'une fois vers la ville du refuge. Lorsqu'il écrivait son Histoire universelle — ainsi qu'il a intitulé un peu ambitieusement le récit des faits politiques et militaires de son temps — il voulut consacrer quelques pages à l'Escalade de 1602. Ce récit (il a été réimprimé à part en 1884 1) est
4) Par MM. Dufour-Vernes et Eug. Ritter.
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fait au point de vue technique et militaire et n'offre pas un agrément très vif au littérateur. On relira plus volontiers les vives stances écrites par le poète huguenot, probablement à l'occasion de la première fête d'Escalade qu'il vit à Genève : Quittez vos couches emplumécs Au point de l'aube, Genevois, Pour chanter au Dieu des armées Cantiques de cœur et de voix ; Mères, matrones vénérables, Prenez vos enfants, condamnés Par ces tyrans impitoyables A mourir avant qu'être nés.
Apportez vos chères enfances 1 Dedans le temple, Genevois, Pour accorder vos consonnances Avec leur innocente voix.
Et vous, genevoises fillettes, Puisque ces cordeaux inhumains N'ont pu garrotter vos mains nettes, Faites claquer vos blanches mains ; Et que vos voix pures et saintes, Qui, aux fers des malicieux, Eussent percé l'air de vos plaintes, J ercent de louanges les cieux !
Des phulles Inoins habiles que celle du gentilhomme huguenot ont a leur tour essayé de célébrer la « merveilleuse délivrance» de 1602. Lorsqu'on se rappelle que pendant vingt ans Genève fut l'objectif permanent des entreprises du duc Charles-Emmanuel de Savoie, et que sa tentative d'escalader les remparts de la ville par une nuit de décembre échoua piteusement, grâce à la vigilance et à la valeur des Genevois, on com prend que toute une littérature ait jailli de ce grand souvenir. L'Escalade, a dit Marc Monnier, est l'événement « qui inspira le plus de vers aux Genevois de tous les temps. » Récits graves ou comiques, dithyram-
1) cornme on dit aujourd'hui une Jeunes, pour une jeune fille.
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bes en latin, hymnes religieux, pièces dramatiques (Rousseau en mentionne une dans la Lettre sur les spectacles), enfin et surtout chansons en français et en patois, forment une curieuse collection répartie sur près de trois siècles1. La chanson triomphale du Cé qu'è laîno, en patois savoyard, est la plus populaire et la plus digne de l'être; le carillon de Saint-Pierre en a consacré la belle et naïve mélodie, et c'est là proprement le chant national genevois : Ce què laîno, le Maîtrè dé bataillé, Que se moqué et se ri dé canaillé, A ben fai vi pe on Desando nay Qu'il étivé Patron dé Genevois 2.
Théodore de Bèze, alors âgé de quatre-vingt-trois ans, chanta aussi la victoire en quarante-huit couplets.
Rappelons encore l'alerte chansonnette composée par le ministre Mercier :
Sus, qu'on chante, Genevois, D'une voix, Cette belle délivrance, Et l'admirable support Du Très-Fort Nous sauvant par sa puissance.
Ce fut après la minuit Que sans bruit Ils dressèrent trois échelles ; Deux cents avaient jà passés Nos fossés Sans qu'on en sût des nouvelles.
Ils avaient tous conspiré Et juré
De n'épargner créature, Et voulaient jeter les corps De nos morts
Au Rhône pour sépulture.
1) L'éditeur Jullien a publié un recueil des Chansons de l'Escalade.
2) Celui qui est là-haut, le Maître des batailles, Qui se moque et se rit des canailles, A bien fait voir, par une nuit de samedi, Qu'il était le patron des Genevois.
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Il faut indiquer enfin le Pot au lait du duc de Savoie, sorte d'apologue assez gaillardement tourné par un obscur précurseur de La Fontaine : Un jeune et galant villageois Portait au marché du lait vendre ; Allant, il comptait sur ses doigts Quel profit il y pourrait prendre.
Le paysan fait le. rêve de Perrette : il se voit déjà monté Sur un beau cheval, qu'il fera « sauter, courir, tourner en telle sorte. » Au mouvement qu'il fait, son pot tombe. et son rêve avec lui.
Comme ce villageois pensait, Ainsi fit le duc de Savoie, Quand les Alpes il traversait, Pensant Genève avoir en proie.
Parmi les productions de plus longue haleine relatives à l'événement de 1602, la moins mauvaise est le drame de Genève délivrée, par Samuel Chappuzeau. Né à Paris en 1625, fils d'un avocat au Parlement, il s'échappa à treize ans de la maison paternelle à la suite d'une correction. Il vint à Genève, y fit quelques études, rentra en France au bout de trois ans, abjura le protestantisme, puis rentra dans l'Eglise réformée; il étudia la théologie à Montauban et fut admis au ministère évangélique. Il manquait décidément d'esprit de suite, car nous le voyons séjourner tour à tour en Ecosse, en Hollande, en Allemagne, à Lyon; il exerce pendant quelque temps les honorables fonctions de précepteur du jeune prince Guillaume d'Orange, et finit par s'établir à Genève, où le rappelaient les souvenirs de ses « tendres années. » Il épouse une Genevoise, qui devait lui donner cinq fils et cinq filles, ét cherche à vivre de ses leçons et du travail de sa plume.
Chappuzeau écrivit sa comédie comme afin de payer l'hospitalité qu'il trouvait à Genève, et il la dédia au Conseil d'Etat, en demandant la permission de la faire
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jouer à l'occasion du 60me anniversaire de l'Escalade.
Le Conseil, craignant de blesser les Savoyards et de réveiller une vieille querelle, refusa l'autorisation et interdit même la distribution de quelques copies de la pièce. On reçut cependant l'auteur à la bourgeoisie.
Mais il eut bientôt maille à partir avec les autorités, à propos d'un livre sur la Savoie imprimé sans les formalités requises et qui contenait « des choses préjudiciables pour Genève. » Il dut quitter le pays. D'augustes protecteurs, des princes allemands, qui faisaient grand cas des leçons de français de l'estimable Chappuzeau, mirent à son service toute leur influence, et finirent, après de grands efforts, par obtenir qu'il pût rentrer dans le pays; il dut demander pardon au Con-
seil de ses étourderies de poète. Mais on lui rendit la vie si difficile, qu'il s'en alla bientôt chercher fortune ailleurs: il devint gouverneur des pages du duc de Zell, chef de la maison de Bruns wick-Lunebourg, et mourut à son service en 1701.
Ainsi que nous l'apprend Bayle, cet écrivain très actif avait été le collaborateur du fameux voyageur Tavernier, qui se reposait de ses fatigues dans son château d'Aubonne : « C'est un Genevois fort mauvais poète, mais faiseur et compilateur adroit, Chappuzeau, qui lui prêta d'abord sa plume pôur débrouiller ses souvenirs et rédiger"ses relations. » Tavernier était lié depuis l'enfance avec Chappuzeau, qu'il avait connu à Paris, puis à Genève. Le voyageur possédait des notes de voyage très complètes, très exactes; mais il n'était pas écrivain de profession, et, pour mettre ses mémoires en état d'être publiés, il chargea son ami de revoir son style naturellement négligé 1.
L'auteur de Genève délivrée a, donné au théâtre plusieurs comédies, qu'on trouve mentionnées dans les Annales dramatiques. L'Académie des femmes, lisons-
1) Voir à ce sujet Le voyageur Tavernier, par M. Charles Joret.
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nous dans ce recueil, renferme « beaucoup de choses qui ressemblent aux Précieuses ridicules et aux Femmes savantes de Molière. » — Vous souriez : mais Molière n'eût pas plus dédaigné d'emprunter à Cliappuzeau qu'à Cyrano dé Bergerac. Dans le Riche vilain du poète genevois, le personnage principal, un avare qui craint d'être volé par son valet, lui dit : Ça, montre-moi la main..
- Tenez!
— L'autre !
— Tenez, voyez jusqu'à demain.
— L'autre !
- Allez la chercher : en ai-je une douzaine?
Cette pièce est de 1663 : quatre ans plus tard, Molière donnait l'Avare et se souvenait de la plaisante invention de Chappuzeau dans la scène où Harpagon demande à voir les mains de La Flèche1.
La comédie de Genève délivrée est écrite en un style aisé et plus élégant que celui dont on usait alors à Genève. Le ton est si exempt de chauvinisme, que l'on ne s'explique guère l'interdiction du Conseil, d'autant que le poète a soin de rejeter l'imprudence de l'Escalade sur deux étrangers à la Savoie, un jésuite écossais et le transfuge français d'Albigny. Tous deux sont partisans de la manière forte : Il faut dans ce grand lac noyer cette hérésie, Qui de mille autres lieux s'est hardiment saisie.
Le jeune d'Attignac, au contraire, est un libéral, qui répugne à convertir Genève par les moyens violents : Il faut de cette erreur autrement la guérir ; Ce n'est pas l'en tirer, c'est la faire périr.
Toute la pièce se passe ainsi en dialogues dans le camp savoyard; elle est la froideur même, et renferme
1) Il est vrai que ce trait se trouve déjà dans Piaule (ostende lertiam.), à qui Molière peut l'avoir directement emprunté. Toutefois la rencontre avec Chappuzeau est digne de remarque.
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pourtant quelques vers agréables; dans le prologue, le bon génie de Genève s'adresse en ces termes à la vaillante république : Tes murs, où retentit la voix de l'Evangile, Ont la gloire d'offrir A tous un doux asile ; L'abondance qui règne autour de tes remparts Semble les inviter chez toi de toutes parts ; Ce petit océan, ces monts et cette plaine, Qui rendent ton assiette et si belle et si saine, Ce fleuve qu'en ton sein tu sembles concevoir, Font naître à mille gens le désir de te voir.
Le passage le plus original est la tirade du chevalier d'Albigny, qui exprime sous une forme hyperbolique les ambitieuses visées du duc de Savoie; c'est toujours le rêve de Perrette: quand j'aurai pris Genève, je prendrai Berne, Zurich, tous les cantons, puis l'Allemagne et l'Autriche, qui m'aideront à conquérir la France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie; après l'Europe, viendra l'Asie;. je reconstituerai l'ancien empire d'Alexandre:
Nous pousserons enfin jusqu'aux deux Amériques; Ainsi le monde entier au grand Charles soumis, Nous cesserons de vaincre en manquant d'ennemis.
Ce vers fanfaron est digne de Scudéry, qui ne l'aurait point dédaigné.
IV
Notre dix-septième siècle littéraire n'est décidément pas bien riche. Comme l'a dit un de nos historiens, M. A. Daguet, ce. temps-là « n'apparaît guère que comme une sombre journée d'hiver ou un pâle crépuscule. La science de l'époque se réduit en général à une érudition pédantesque; la littérature est absente des écrits des savants. » Et puis, l'école classique française
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produisit alors sur nous la même impression, que dans toute l'Europe : « Il y eut, a dit Sainte-Beuve, soumission, adhésion absolue et hommage. » On imitait de son mieux et de loin les grands modèles et on oubliait le plus sacré des devoirs : rester soi-même.
Le champ stérile que nous parcourons nous réserve toutefois une agréable rencontre, celle d'un homme d'Etat neuchâtelois, écrivain de race, dont l'ardent patriotisme et la rare pénétration politique s'exprimaient dans une langue nerveuse, pittoresque et vraiment personnelle.
Georges de Montmollin, né à Neuchâtel en 1628, avait fait ses humanités à Bâle, puis étudié la philosophie et le droit à Orange et à Orléans, où il conquit le diplôme de docteur. Durant un séjour à Paris, il fréquenta assidûment le Palais. Rentré dans son pays, il est, à vingt-cinq ans, membre des Conseils de la bour-
geoisie, et marche avec les troupes de la ville au secours de Berne lors de la Guerre des paysans. Il devient procureur-général, puis chancelier. Le pays de Neuchâtel appartenait alors au duc Henri Et d'OrléansLongueville. Après la mort de ce prince, que les Neuchâtelois chérissaient à juste titre, au moins dans la dernière partie de son règne, la régence échut de droit à sa veuve. La belle et aventureuse Anne-Geneviève de Bourbon, qui a inspiré tant de passions, depuis LaRochefoucauld jusqu'à M. Victor Cousin, consultait le chancelier neuchâtelois comme le plus sûr et le plus habile de ses amis. Dans les séjours qu'il fit auprès d'elle, il rencontra le prince de Condé, son frère, qui, dit-il, « me mit souvent en détresse. En toute ma vie, je n'ai vu vivacités et impatiences pareilles. »
Montmollin plaisait à la princesse par une qualité qui, à la cour, est souvent un défaut : la franchise. Il ne craignait pas de qualifier sévèrement devant elle l'administration des princes français, et leur appliquait
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une image qui sent l'homme du vignoble : « Cette volée d'étourneaux qui voulaient becqueter ce pauvre pays. »
La duchesse lui savait gré de ces hardiesses; écoutez plutôt : « Parlant de ces choses 1 avec la princesse en son château de Trye, un jour que nous étions seuls dans les jardins, il m'échappa dans la vivacité du discours d'appeler ces fâcheux temps des règnes (Vètourmatu ; de quoi lui ayant demandé humblement pardon, elle se prit à rire de bon cœur et, appuyant sa belle main sur mon bius, cette charmante princesse me dit ces propres paroles : Monsieur le chancelier, je vois qu'au temps passé les étourneaux étaient aussi communs en France qu'ils le sont de nos jours ; je vous prie de me parler souvent des vieilles fautes et de vous bien fâcher : c'est le moyen de me faire sage. »
Destitué plus tard par Marie de Nemours (devenue curatrice de son frère après la mort de la duchesse de Longueville), parce qu'il désapprouvait ses intrigues, puis rétabli dans sa charge et destitué de nouveau, l'honnête chancelier ne cessa de faire servir sa grande influence au bien de son pays. Ce fut lui surtout — et c'est là l'œuvre capitale de sa carrière — qui prépara l'avènement du roi d'Angleterre, Guillaume III, héritier des Châlons-Orange, et par suite l'avènement de Frédéric Ier de Prusse, à la souveraineté de Neuchâtel, qui allait devenir vacante par l'extinction de la branche aînée des Orléans-Longueville. Montmollin mourut en 1703. Quatre ans plus tard, le plan hardi qu'il avait conçu se réalisait: en 1707, — spectacle unique dans l'histoire, — la succession de Neuchâtel s'ouvrait devant les Trois-Etats, treize prétendants se présentaient; le procès s'instruisait comme une cause ordinaire de succession, et le tribunal donnait, par sentence souveraine, l'investiture à Frédéric 1er, roi de Prusse. Ainsi donc, le peuple neuchâtelois avait luimême décidé de son sort, et passait par libre choix
1) L'administration de la maison d'Orléans sous les règnes précédents.
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sous le sceptre de la maison de Brandebourg t Montmollin n'était-il pas prophète, lorsque, quinze ans auparavant, il écrivait cette phrase, qui indique l'aboutissement de son rêve lointain : « Tel deviendra peutêtre souverain de ce pays, auquel on ne pense guère. »
« Jamais, s'écrie un historien français, M. E. Bourgeois, professeur à l'université de Lyon, dans son livre si neuf sur la Prusse et Neuchàtel1, jamais politique n'a montré dans la conduite des affaires extérieures d'un grand pays plus de sagacité que Montmollin n'en montra alors pour sauver ce petit Etat convoité par la France, tiraillé par les factions et les prétendants, déchiré par les intrigues. » Le nom du chancelier « devrait être plus connu, » ajoute M. Bourgeois. Montmollin avait en effet l'étoffe d'un grand homme d'Etat; il ne lui a manqué qu'un théâtre digne de son génie.
L'audacieuse combinaison par laquelle il rattachait la Souverainèté de Neuchâtel à la maison de Châlons, au nom d'antiques rapports féodaux depuis longtemps anéantis, fut un véritable coup de maître; jamais prétendant ne fut inventé plus à propos que Guillaume d'Orange ne le fut par le chancelier. Il faut entendre celui-ci converser avec lui-même, la plume à la main, et « ruminer, » comme il dit, sur l'avenir de son « pauvre petit pays; » ce sont des pages charmantes autant que profondes, où la bonhomie d'Hérodote s'unit à la clairvoyance de Thucydide : « On ne peut s'empêcher de demander avec inquiétude ce que deviendra ce pauvre petit Etat à la prochaine extinction de la maison d'Orléans, qui ne peut être éloignée et qui nous annonce une orageuse vacance. » — Régulièrement, il le sent bien, la succession reviendrait à de petits princes français ; mais ils seraient impuissants à défendre les franchises du pays, car le roi Louis XIV est « heureux et redouté, fort
1) Neuchâtel et la politique prussientie en Franche-Comté (1702 - 1713).
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accoutumé à faire ses volontés chez lui comme chez les autres.» « Nous n'aurions toujours que des étourneaux : encore les anciens étaient-ils en liberté; ceuxci ne seraient qu'étourneaux en cage : c'est encore pis. » — Que faire donc ? — Le chancelier invoque carrément la raison d'Etat :
« Comme il est souvent nécessaire en politique, ainsi qu'en chirurgie, de faire un mal pour en prévenir un plus grand, ou en vue d'opérer un bien considérahle, l'état des choses demandera peut-être qu'à la susdite prochaine vacance, on fasse violence à la loi en faveur du salut public. Il me semble que s'il y avait quelque part un prince en état de nous protéger et de nous faire du bien et assez éloigné pour ne pouvoir aÙlément noZls l'miro, un prince en grande considération par toute l'Europe, défenseur déclaré des libertés spirituelles et temporelles des peuples, et en faveur duquel on pourrait établir d'une manière assez éblouissante le droit de succéder à la maison d'Orléans, il me semble, dis-je, que puisqu'il est question de chercher, non le vrai et légitime successeur que la loi appelle, mais celui qui politiquement nous conviendrait le mieux, un souverain tel que je viens de le décrire serait bien notre fait. Or je crois l'apercevoir en la personne du prince d'Orange,Guillaume-Henri de Nassau, possesseur des droits et titres de l'ancienne maison de Châlons-Orange. Les prétentions du prince d'Orange pourraient être si bien vêtues, que la majeure partie des gens n'apercevront, les coutures. »
C'est ainsi que le chancelier traçait à son pays la route à suivre, plusieurs années avant l'extinction de la maison d'Orléans ! Mais les pages les plus vives et les plus émues de notre historien sont celles qu'il consacre à Henri II, prince aimable dont les Neuchâtelois ne parlèrent longtemps qu'avec « tressaillement. » Le chancelier nous dit qu'il ressemblait à Henri IV « de physionomie, corsage et caractère ; » et les mots qu'il rapporte de ce prince montrent combien juste est ce rapprochement. Laissons le brave serviteur nous parler un peu de son maître : « Il arriva le 1er juillet 1657 sur la frontière par Pontarlier, avec un nombreux cortège de seigneurs français, ayant à sa suite
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plus de deux cents chevaux. Là il fut complimenté par le chancelier Hory à la tête du Conseil d'Etat ; il nous répondit : « Mes« sieurs ! Je viens en ma vieillesse voir encore une fois mes « fidèles sujets et bons amis de ces lieux, et vous témoigner à « tous combien je vous aime ; j'ai pris soin de vous conserver « vos franchises et libertés, voire celles de votre religion, qui « n'est la mienne, et le ferai tout le temps de ma vie, afin qu'à « l'heure de ma mort, j'aie le doux contentement de vous laisser .« heureux. » Arrivé sur les champs de Peseux, il y trouva la bandière de Neuchâtel avec 900 hommes commandés par le maître-bourgeois Pury-la-Pointe. Le banderet Merveilleux présenta la bandière au prince, qui la tint pendant le compliment, et la lui rendant, dit : « Je revois avec grand plaisir ces braves bour« geois, en la garde desquels je mets ma personne ; reprenez la « bandière, sire banderet, et m'y veux ranger tout le premier, « comme bon bourgeois de Neuchâtel que je suis, étant prêt à la « suivre pour soutenir les droits et honneur de notre bonne pa« trie Suisse. »
«Si les princes savaient, ajoute Montmollin, combien il leur est facile de gagner l'affection de la multitude, ils ne pourraient refuser de faire si petite dépense. » Et il enregistre ce curieux propos adressé par Henri II aux seigneurs de sa suite : « En France, je ne suis prince que sur parchemin d'Italie ; en Suisse, il en est tout autrement, je vous le disais bien. »
Quelques jours après, la ville offrit un repas à l'aimable prince : «. En se mettant à table, il voulut avoir à sa droite le maître-bourgeois en chef, et à sa gauche le banderet, ne cessant d'adresser des paroles d'affection aux uns et aux autres, les appelant par leur nom qu'il avait pris soin d'apprendre, et devisant de la chose publique avec bonne intelligence, voire des grands débats de l'an 1618. « En ma première jeunesse, leur dit-il, je « vous ai fait bien du chagrin ; les enfants ne savent ce qu'ils « font ; il faut leur pardonner. »
« On n'avait rien épargné pour rendre le festin splendide, de quoi le prince semblait fâché, disant : « Mes amis, pourquoi ce « grand régal ? Mieux valait collationner comme bons Suisses : « du fromage avec vous autres me régalerait plus qu'ortolans « avec des princes. » Et remarquant certains messieurs de sa
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suite badins et de joyeuse humeur, se chuchotant comme par moquerie, alors qu'on apportait les grands vases pour boire la santé du prince, il éleva la voix bien fort, toutefois sans fâcherie, et dit : « C'est ici la table de la grande famille, où ne sont admis « que les enfants de la maison, à savoir nous autres bourgeois et « frères, sauf par grande faveur faite à quelques-uns du dehors, « comme il se voit aujourd'hui.» En disant ces dernières paroles, il regarda fixement certains seigneurs de sa suite, et posant sa main droite sur l'épaule du maître-bourgeois en chef, il ajouta : « Voici le chef et père de la grande famille ; nous lui devons « tous honneur et respect, moi le premier pour être en bon exem« pie à ceux qui ne connaissent assez ces choses. »
« La santé du prince ayant été bue avec grand bruit de canon et force mousquetades (car toute la bourgeoisie était en armes, grands et petits, jeunes et vieux, voire les enfants depuis l'âge de sept ans), il demanda un vase, disant : « Donnez-moi le plus beau, » dans lequel il voulut verser lui-même, et s'étant levé, il dit à haute voix : « Je bois de grand cœur à la prospérité de notre « chère bourgeoisie, à laquelle je jure et promets tous devoirs de « bon seigneur et loyal bourgeois. » Au même moment, il demanda la bandière qu'il voyait flotter en dehors des fenêtres ; le banderet la lui présenta : alors le prince s'appuyant dessus et manifestant qu'il voulait parler, il se fit un grand silence : « Je « suis vieux, dit-il, et mes fils sont bien jeunes ; je les mets sous « la garde et protection de cette bandière ; mes amis, je vous « recommande mes enfants ; si je quitte bientôt ce monde, ser« vez-leur de père en leur jeunesse, afin qu'ils soient un jour de « bons et sages princes à votre gré ; mes amis, vous ferez ce que « je vous demande ; car vous m'aimez, je le sais bien. » Le prince ayant prononcé ces touchantes paroles d'une voix tout affectueuse et avec attendrissement de cœur, tous les assistants, en larmes d'admiration et d'amour, s'écrièrent, répétant les paroles du maître-bourgeois en chef : « Monseigneur, monseigneur, « nos corps, biens et vies sont à vous et aux vôtres à toujours. »
« Certes, il faut avoir vu ces choses pour s'en faire une juste idée ; car comment décrire ce touchant murmure de voix confuses, éloquent langage des cœurs pénétrés de respect, tendresse et gratitude ? Je remarquai que les plus badins et bouffons d'entre
les susdits seigneurs français semblaient émerveillés et pleuraient comme nous, voire un peu plus. Certain est.-il que si les princes de la terre assistaient une seule fois en leur vie à pareille fête, ils ne pourraient être à meilleure école, et en vaudraient davantage ; car c'est miracle si, sur dix souverains, il s'en trouve un seule-
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ment qui sache que la légitime autorité d'un prince sur ses sujets n'est autre chose que celle d'un bon père sur ses enfants. »
J'ai tenu à transcrire tout ce récit, d'où s'exhale un antique parfum, n'est-il pas vrai ? Il me paraît digne des plus gracieux conteurs, d'un Brantôme, par exemple, ou d'un Bonivard peut-être, avec je ne sais quelle sagesse souriante qui fait songer à Montaigne. Une autre scène rapportée par Montmollin est demeurée célèbre parmi les compatriotes du chancelier: c'est celle où Henri II quitte leur dette aux bourgeois de Colombier, qui avaient cautionné auprès de lui un trésorier malheureux. Les principaux du lieu se jettent it ses pieds, et le supplient de les soulager par un rabais: (i Volontiers, mes enfants ; mais ne cautionnez plus !» Et se tournant du côté de la prairie : « Il me vient une pensée, ajouta« t-il en étendant sa main avec trois doigts écartés : que vous « plantiez ici trois grandes allées de beaux et bons arbres, abou« tissant au lieu où je suis, avec petites allées aux côtés ; cela « fait, mon procureur général que voilà vous donnera quittance « de toutes vos dettes, sitôt qu'il pourra l'écrire à l'ombre des « dits arbres. » Ces bonnes gens, qui ne demandaient qu'une diminution de la somme, ébahis et comme stupéfaits, ne savaient comment dire leurs pensées : ce que voyant le prince, il ajouta incontinent : « Allez vite, mes enfants, préparez vos ou« tils pour les allées ; j'y veux travailler avec vous 1. »
Montmollin écrivait à la fin du XVllme siècle, et pourtant il semble appartenir par le style à l'époque de Richelieu et de Corneille : sa phrase parfois un peu traînante, mais abondamment semée de vives images, reflète jusque dans ses négligences, avec une sincérité parfaite, une pensée toujours forte, nette et sûre d'ellemême. Le chancelier se rattache par avance à ces penseurs politiques qui ont trouvé leur grand homme dans Montesquieu2. Nul n'a mieux pénétré que lui le
1) Telle est l'origine des belles allées qui descendent du château de Colombier vers le lac.
2) Voir Revue suisse, 1?56, la solide étude de M. Henri Jacottet: De l'état présent de l'histoire de Neuchâtel.
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caractère neuchâtelois, nul n'a embrassé d'un plus ferme regard l'histoire et les destinées de ce petit peuple. Quelle justesse, pour qui les connaît, dans cette réflexion sur l'énergie collective de ces bourgeois individuellement timides et irrésolus: « Il semble que l'esprit, le courage et l'amour du bien ne leur venaient que quand ils étaient rassemblés en grande troupe, se réchauffant alors mutuellement en se frottant les uns contre les autres. »
Avec quelle clairvoyante insistance le chancelier revient sans cesse sur la nécessité pour Neuchâtel, « Etat souverain et contrée suisse, » de se « coller aux Ligues ! » Comme il montre, à chaque page de son lumineux exposé, que « notre incorporation helvétique, assise déjà sur d'antiques fondements, est le bouclier de ce pays au regard du dehors ! » Et comme, après l'avoir lu, on se sent pris de pitié profonde pour les tribuns ignares qui s'imaginent que Neuchâtel, sorti il y a quarante ans de longs siècles d'esclavage, a commencé seulement alors à vivre de la vie suisse! Ils n'ont donc lu ni le chanoine de Pierre, ni le chancelier de Montmollin!. Au fait, pourquoi les auraient-ils lus?
Si Henri II a bien inspiré le chancelier, il faut reconnaître qu'en général les princes français de Neuchâtel n'ont pas été très heureux en littérature : c'est ce même duc de Longueville qui a patronné Chapelain, et à qui, en sa qualité de descendant de Dunois,. fut dédiée la Pucelle ! Bien mieux : c'est sa fille, dernière princesse française de Neuchâtel, qui inspira à l'abbé Cotin le fameux sonnet que Molière prête à son Trissotin : Sonnet à Mademoiselle de Longueville, à présent duchesse de Nemours, sur sa fièvre quarte.
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CHAPITRE V
L'ÉVEIL INTELLECTUEL ET SCIENTIFIQUE La Révocation de l'Edit de Nantes ; le refuge ; les études en Suisse française. — Bourguet. — L'Académie de Lausanne et le Consensus.
— Ruchat; J.-P. de Crousaz. — Abauzit. — Les jurisconsultes : Barbeyrac ; Burlamaqui ; Vattel. — Rénovation de la théologie: Turrettini; Osterwald. - Le mouvement piétiste et rationaliste: Marie Huber; Béat de Murait.
I
Ce chapitre embrassera la période de 1685 à 1754: 1685, c'est la Révocation de l'Edit de Nantes, dont l'influence sur notre pays a été si profonde; 1754, c'est l'année où les deux plus grands écrivains du XyiII^e siècle viennent séjourner dans nos contrées, l'un pour n'y passer que quelques mois, — mais il y reviendra dix ans plus tard, — l'autre pour y achever sa carrière: Jean-Jacques Rousseau arrive à Genève en juin 1754, Voltaire s'établit aux Délices en décembre de la même année.
Cette division: 1685-1754, n'est point arbitraire et superficielle, car ces dates embrassent assez exactement la carrière de presque tous les hommes marquants dont nous allons nous occuper.
Nous voyons, en effet, disparaître, de 1737 à 1750, les Turrettini, les Osterwald, les Barbeyrac, les Ruchat,
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les Burlamaqui, les Bourguet, les de Murait, les de Crousaz ; c'est bien réellement la fin d'une période qui coïncide avec le milieu du siècle. Sous l'influence de deux grands génies, une époque nouvelle va s'ouvrir, et chez nous, comme en France, le XVIIIme siècle commence proprement alors. Ses cinquante premières années, que nous allons raconter, sont pour nous, comme pour nos voisins, un temps d'éveil et de préparation.
La Révocation de 1685, qui appauvrit la France de tant de lumières et de vertus, enrichit la Suisse française d'une part de ces trésors rejetés par une intolérance aveugle. On vit arriver dans nos villes des flots d'émigrants. La seule Genève en reçut huit mille en cinq semaines : beaucoup d'entre eux furent répartis dans toute la Suisse réformée. En apportant à nos Eglises, à nos Académies, à nos industries le concours de leur science, de leur talent et de leur savoir-faire, ils vont renouveler en plus d'un sens les conditions de notre vie sociale. Ils élargiront le cercle de nos idées, stimuleront autour d'eux l'activité des esprits, créeront des journaux qui contribueront à assouplir la langue un peu roide des écrivains indigènes.
Ces nouveaux venus, accueillis d'abord avec la compassion que commandaient leur infortune et leur vaillance, ne furent cependant pas toujours regardés de très bon œil dans nos contrées ; l'arrivée de ces hommes actifs troublait bien des petits intérêts : par exemple, les premières boutiques qu'on vit dans les villes
du pays de Vaud furent ouvertes par des Français, tandis que jusqu'alors le petit commerce se faisait dans les foires et par des colporteurs, qui se plaignirent de la concurrence. Ceux d'entre les réfugiés qui exerçaient des métiers, gens actifs, intelligents et sobres, faisaient aussi une concurrence sérieuse aux artisans indigènes. D'autres, appartenant à une con-
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dition sociale supérieure, apportaient, avec leurs capitaux et leurs industries, des idées nouvelles, de nouvelles moeurs; le sentiment local, un peu étroit, s'alarmait de cette invasion. A Genève, on vit deux cent quinze bourgeois signer une « représentation » contre les réfugiés et réclamer le maintien sévère des - privilèges de la bourgeoisie. A tort ou à raison, on redoutait leur influence, leurs prétentions. Il existe deux pièces de vers qui sont un frappant témoignage de cette espèce de rivalité: dans l'une, un réfugié se plaint de la triste condition faite à ses pareils et du mauvais vouloir des Suisses à leur égard; dans l'autre, un Suisse répond à ces doléances en se servant des mêmes rimes. Voici deux strophes tirées de ce bizarre dialogue; le Français s'écrie : Je ne gagne plus rien, a dit l'artisan suisse.
— Paresseux ! Eh ! qu'a donc le Français plus que toi ?
Travaille comme il faut, en observant ma loi, Si tu veux que ton Dieu comme lui te bénisse.
L'indigène réplique : Combien t'es-tu moqué de cet artisan suisse, Après avoir gagné tous ses chalands à toi?
Tu t'ose encor vanter d'observer bien ma loi Et d'avoir mérité que ma main te bénisse !
Le versificateur suisse va jusqu'à traiter les Français de Tartufes qui s'introduisent dans la demeure d'Orgon, — ce qui prouve tout au moins, comme on l'a remarqué, qu'en Suisse on connaissait son Molière.
Mais, tout pesé et quoi qu'en aient dit nos pères, le refuge, à toutes les époques, fut un gain immense pour nos villes romandes. Combien de ces étrangers devinrent la richesse et l'honneur du pays qui les avait reçus ! C'est toute une génération de naturalistes, de mathématiciens, que Genève doit à la France du XVIIme siècle, comme, au XVIme, elle en a reçu la glorieuse cohorte des humanistes; ce sont de vraies
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dynasties de savants qui se fondent, et plusieurs se perpétueront jusqu'à nos jours.
En même temps que se produit ce grand mouvement d'immigration, un mouvement inverse tend à se dessiner, celui d'une émigration très profitable aussi.
Plusieurs de nos hommes les plus distingués d'alors ont éprouvé l'impérieux besoin d'élargir leur horizon,
de sortir des murailles étroites de nos petites cités, d'aller chercher au dehors, dans les grands foyers étrangers, un surcroît de lumière et comme un renouvellement de chaleur vitale. C'est ainsi que nous verrons J.-A. Turrettini voyager en Hollande, en Angleterre, séjourner à Paris, causer tour à tour avec Bayle, Saint-Evremond, Newton, Fontenelle. et Ninon. C'est ainsi que Murait, trente ans avant Voltaire, étudie attentivement les Anglais. C'est ainsi que de Crousaz visite la Hollande et Paris, converse avec Bayle et Malebranche. C'est ainsi que J.-F. Osterwald envoie son fils cadet, qui allait devenir un jurisconsulte estimé, voyager pendant deux ans pour achever, par le spectaclè instructif des hommes et du monde, les études commencées dans les livres. L'esprit de curiosité est un des traits de cette époque, où les sciences naturelles, les recherches historiques, vont prendre leur essor, où s'émancipent les intelligences jusque-là confinées dans la théologie, où Ruchat essaie d'écrire la première histoire nationale, où Charles Bonnet débute par de savants travaux d'observation, où Albert de Haller et son ami Jean Gesner entreprennent, bien avant de Saussure (1728), la première excursion alpestre dans un but scientifique. Enfin, comment ne pas noter ici que le premier éditeur de,Y Esprit des lois, en 1747, fut un pasteur de Genève, qui avait à deux reprises parcouru l'Europe? Ce sont là autant de symptômes de besoins nouveaux, et, chez nous aussi, les hommes d'élite peuvent s'écrier avec le Persan de
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Montesquieu: « Nous n'avons pas cru que les bornes de notre pays fussent celles de nos connaissances. »
II
Les émigrés français ont pris, dès la fin du XVIIme siècle, une part très honorable au développement de notre instruction publique. Quelques indications rapides suffiront à le montrer.
En 1686, Tanneguy-Lefèvre, fils du philologue de Saumur et frère de l'illustre madame Dacier, devient recteur du collège de Neuchâtel, qui avait eu auXVIme siècle Mathurin Cordier et devait posséder bientôt un des savants les plus estimés de cette époque.
Fils d'un riche négociant réfugié de Nîmes, Louis Bourguet fut un remarquable exemple de ces organisations encyclopédiques, si nombreuses au siècle de Fontenelle, de Haller et de Voltaire. Il faudrait énumérer toutes les sciences pour dire quelles étaient les études favorites de Bourguet. Il occupa à Neuchâtel la chaire de philosophie et de mathématiques, et créa un véritable foyer scientifique auquel se rattachaient le médecin Garcin, membre correspondant de l'Académie des sciences, qui introduisit en Suisse l'hydrothérapie, et un autre médecin indigène, l'excellent Abraham Gagnebin, qui, plus tard, devait initier Rousseau à la botanique. Bourguet commença des cours où — chose bien nouvelle alors — les dames étaient admises: il leur enseignait la logique. Entreprise courageuse, n'est-ce pas? mais qui annonce un public déjà sihgulièrèment cultivé ! Il avait pour collègue Montmollin, professeur de belles-lettres, celui-là même qui, devenu pasteur de Môtiers-Travers, eut avec son paroissien Jean-Jacques la bruyante querelle que l'on sait.
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Bourguet — Neocomi decus, dit son épitaphe — correspondait avec les savants les plus illustres de son temps, entre autres Leibniz et Réaumur. Il avait fait plusieurs voyages en Italie et entretenait des relations actives avec les hommes éminents de ce pays ; déplorant de voir combien leurs travaux demeuraient ignorés des lecteurs de langue française, il fonda la Bibliothèque italique. Les Cramer, les Calandrini, à Genève, les de Bochat, les Ruchat, les Seigneux de Correvon, les Loys de Cheseaux, à Lausanne, secondèrent cette entreprise. La Bibliothèque, qui parut à Genève de 1729 à 1734 et forme une collection de dix-huit volumes, eut le mérite de servir de lien entre les savants étrangers et ceux de notre pays, comme aussi de fournir à ces derniers, jusqu'alors tributaires des journaux de Hollande, un moyen plus commode de déployer leur activité naissante. Il en est de même d'un autre recueil périodique, appelé à de plus longues destinées et à un rôle vraiment important, le Journal helvétique ou Mercure suisse,. qui vécut sous, différents noms jusqu'en 1784. Fondée par Bourguet en 1732, cette revue scientifique, littéraire et politique compta parmi ses collaborateurs le grand Haller, Abauzit, Baulacre, Ruchat, etc., et conquit les suffrages des savants étrangers tels que Réaumur et Mairan. C'est là que s'essayèrent nos meilleurs écrivains, c'est là que balbutiait la muse neuchâteloise; nous verrons ce qu'en pensait JeanJacques. Malgré ses dédains, reconnaissons qu'à l'époque où nous sommes arrivés et grâce à l'activité entreprenante des réfugiés français, un véritable mouvement intellectuel se manifestait chez nous et que cet esprit de vulgarisation scientifique particulier au XYIIIme siècle trouvait en Suisse un terrain bien préparé.
Au reste, Bourguet fut plus et mieux qu'un vulgarisateur, il fut un initiateur : Buffon daigna remarquer
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et signaler ses expériences de physiologie; le président Bouhier, de l'Académie de Dijon, louait ses recherches sur la langue étrusque ; un géologue moderne, Thurmann, l'appela un des créateurs de la paléontologie. Son Traité des Pétrifications (1742), où Bourguet devance Guettard et Cuvier 1, a fait époque dans les pays français.
Quelques mois après cette publication, l'auteur mourait à Neuchâtel, et dès lors le goût des sciences devait s'y perpétuer et produire en notre siècle la féconde école dont Agassiz fut le chef et la gloire.
Bourguet était naturellement en relations suivies avec ses voisins de Genève et de Lausanne. Dans cette dernière ville, l'Académie dut à la Révocation une phase brillante, sinon comparable à l'époque où les Hotman et les Théodore de Bèze enseignaient dans ses chaires, Elie Merlat, de Saintes, y professait la théologie. C'est ce brave homme — on le sut après sa mort — qui, chaque fois qu'il recevait ses amis à dîner, donnait aux pauvres une somme égale à la valeur du repas.
Barbeyrac, le. commentateur et le traducteur de Grotius ét de Pufendorf, était arrivé à Lausanne à l'âge de douze ans. En 1710, déjà connu de l'Europe savante, il obtint la chaire de droit et d'histoire, et il eût achevé sa carrière à Lausanne sans l'intolérance bernoise, à laquelle il tint tête courageusement dans l'affaire du Consensus.
C'est ici le lieu de rappeler en peu de mots ce que fut le Consensus, qu'on a plus justement appelé Dissensus. Cette célèbre formule de l'orthodoxie, acte de foi additionnel à la confession helvétique, était destinée à combattre certaines opinions qui avaient cours en
1) Voir Musée neuchâtelois (décembre 1866), rattachante étude de M. L. Favre sur Bourguet.
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France, notamment à la faculté de Saumur, et que les pasteurs réfugiés avaient apportées à Genève: tel théologien français, comme Amyraut, s'était prononcé contre la prédestination; tel autre, comme Cappel, osait enseigner une interprétation raisonnée de la Bible et mettre en doute l'inspiration des points-voyelles du texte hébreu. A ces velléités hétérodoxes, on opposa chez nous le Consensus: un théologien zuricois, un théologien bâlois et le Genevois François Turrettini furent chargés, en 1675, de rédiger cette formule sèchement orthodoxe, où étaient proclamées l'inspiration littérale de la Bible et la prédestination calviniste dans toute sa rigidité. Le Consensus fut adopté dès 1679 par tous les cantons protestants et les Eglises évangéliques des villes alliées, sauf celle de Neuchâtel, qui trouvait plus simple et plus sage d'interdire à ses pasteurs de disputer sur ces questions épineuses.
Genève n'y adhéra qu'avec répugnance, cédant aux instances de Berne et de Zurich dans un moment où elle avait un pressant besoin du secours de ses alliés.
La république de Berne imposa le formulaire à l'Académie de Lausanne et au clergé vaudois: l'Académie essaya de résister1, comme elle l'avait fait au XVIme siècle, et, comme alors, ses meilleurs professeurs la quittèrent. Tel fut le cas de Barbeyrac : il revendiqua avec énergie « pour chacun une honnête liberté de suivre les lumières de sa conscience; » l'autorité bernoise n'était pas à la hauteur d'un pareil langage.
Plutôt que de fléchir devant elle, Barbeyrac quitta Lausanne et accepta une chaire de droit public à l'université de Groningue. Ses pages les plus originales sont sans doute la préface de Pufendorf, où il expose
1) Voir sur les débats relatifs au Consensus, Verdeil, Histoire du canton de Vaud, tome III, et Gindroz, Histoire de l'instruction publique dans le canton de Vaud.. Ce dernier reproduit, p. 300 et suiv., le curieux scénario d'une comédie satirique, Madame de Formulon, dirigée contre le Consensus et les Bernois. Ce n'est qu'une esquisse, mais où l'esprit et l'à.pt'I>pos ne manquent pas.
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les principes de la morale naturelle, base de la société.
Si Jésus-Christ lui apparaît comme le restaurateur de cette morale, conforme à la raison de l'homme et à ses véritables intérêts, les Pères de l'Eglise ont au contraire défiguré les préceptes de l'Evangile, et Barbeyrac les juge avec une sévérité qui plut à Voltaire; aussi appelle-t-il le professeur de Lausanne « une belle âme » et « le seul commentateur dont on fasse plus de cas que de son auteur. »
Ajoutons à la liste des réfugiés établis dans le pays de Vaud le nom de Philippe Aiguisier, fils d'un avocat au Parlement de Marseille, qui, devenu principal du collège de Vevey, faisait représenter par ses élèves des pièces de sa façon. Il s'avisa d'écrire une suite de rEsther de Racine, où, à l'exemple de beaucoup de huguenots, il voulait voir des allusions à la persécution française et à la Révocation de l'Edit de Nantes. L'Addition à la tragédie d'Esther contenait deux actes, dont le premier représentait la « réjection » de l'altière Vasthi et le second le couronnement d'Esther.
Parmi les professeurs indigènes de l'Académie de Lausanne, quelques-uns tenaient dignement leur rang à côté des Merlat et des Barbeyrac. Tel est Loys de Bochat, auteur des Mémoires critiques sur l'histoire ancienne de la Suisse, « où, dit Gaullieur, tant d'archéologues ont puisé leur science. » Tel est surtout Abraham Ruchat, le père de la science historique dans la Suisse française.
Né en 1678, il sortait d'une famille de paysans. Il joignait à la science théologique ce goût très vif pour l'histoire et les antiquités locales, que nous retrouvons un siècle plus tard chez le doyen Bridel. Après avoir visité quelques universités allemandes et hollandaises, puis desservi les paroisses d'Aubonne et de Rolle, il était devenu professeur à Lausanne. Il conçut le projet d'une histoire générale de la Suisse, dont il ne publia
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(1727 à 1728) qu'un fragment, déjà considérable, l'Histoire de la Réformation de la Suisse. Cet ouvrage, que Jean de Millier devait consulter avec tant de fruit, aurait pu réveiller le sentiment national encore assoupi; aussi Leurs Excellences de Berne ne voulurentelles point consentir à ce que la suite fût imprimée.
N'oublions pas que quelques années avant l'apparition de cette histoire, le major Davel, ayant convié son pays à secouer la tutelle bernoise, payait de sa tête ses illusions généreuses.
On doit louer dans Y Histoire de la Réformation un remarquable sens historique, le souci de l'exactitude, l'abondance des renseignements puisés aux sources originales. Se figure-t-on bien la vaillance que récla- mait l'entreprise de Ruchat? Car alors tout était à faire : il ne s'agissait de rien moins que de défricher une forêt vierge : « J'ai été tenté vingt fois, nous dit-il, de renoncer à mon entreprise et de vivre en repos; mais le désir de rendre service à ma patrie m'a toujours redonné du courage. Je ne cherche nullement la gloire, mais la vérité et l'utilité publique. » — Etre vrai, c'est être utile. Le vénérable historien a pu se rendre ce témoignage: « J'ai toujours écrit comme devant rendre raison un jour de ce qui part de ma plume. »
Sans doute, l'ouvrage de Ruchat est touffu, fatigant par la complexité du sujet et la multiplicité des faits accumulés; il est d'ailleurs écrit sans art, sans couleur ni chaleur, par une plume qui ignore le secret des transitions ingénieuses et des mouvements oratoires ; Ruchat n'est pas, à proprement parler, un écrivain ; mais tous ceux qui ont écrit après lui sur notre histoire nationale doivent beaucoup à ce scrupuleux et fidèle initiateur.
Au moment des pénibles débats du Consensus, l'Académie de Lausanne avait pour recteur un homme dont
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la réputation, alors assez étendue, nous semble aujourd'hui avoir dépassé de beaucoup les mérites réels, « le célèbre professeur de Crousaz. » Philosophe éclectique, écrivain fécond, polémiste, contradicteur de Bayle, de Wolff et de Leibniz, mathématicien, prédicateur, esthéticien, J.-P. de Crousaz, qu'on a trop oublié par esprit de réaction, a l'honneur d'avoir introduit à Lausanne les traditions de Descartes, de s'être en toutes matières affranchi de la routine et de la pédanterie de l'école. Dans sa jeunesse, il avait étudié en cachette — car Descartes était fruit défendu — la physique du grand philosophe; puis il avait passé deux ans à l'étranger, visité Rotterdam, où il rencontra Bayle, et Paris, où il causa religion avec Malebranche, qui tenta de lui faire abjurer le protestantisme. De retour à Lausanne, il prit part à divers concours: l'Académie des sciences couronna, en 1720, son Essai sur le mouvement et le nomma associé étranger. Il avait débuté en 1700 comme professeur: son cours de logique, qu'il faisait en français et où il rompait avec l'aristotélisme régnant, fut à ce double point de vue une heureuse innovation. Son Traité du beau' est une esquisse qui n'a plus d'autre valeur aujourd'hui que d'avoir marqué le premier pas dans une étude nouvelle et d'avoir fait rentrer l'esthétique dans le champ de la philosophie. L'idée centrale de ce traité, c'est que le beau réside dans la variété ramenée à l'unité, soit la proportion. :' De Crousaz était en correspondance active avec Jean-Baptiste Rousseau, alors en exil à Soleure et qui signalait volontiers dans le style de son ami vaudois les expressions locales qui le déparaient à ses yeux.
Notons en passant que Rousseau — on l'appelait alors le grand Rousseau — trouvait le Journal helvétique trop libéral et trop hardi :
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« Je vous avoue, écrivait-il, en 1714, à l'un des collaborateurs, du Lignon, que cet esprit d'examen, cette liberté de penser, ce mépris de l'autorité et cette déférence pour la raison, me parait la plus infaillible preuve de perdition et la plus grande marque d'abandonnement de Dieu dont l'esprit de l'homme puisse être frappé. Si l'autorité nous égare, au moins la soumission nous sauve. Mais la raison, à coup sûr, égarera toujours; comme elle a toujours égaré, les savants présomptueux. »
De Crousaz avait soixante ans, quand les démêlés relatifs au Consensus, où son rôle ne fut pas bien glorieux, lui firent quitter sa patrie; il y revint dix ans plus tard, après avoir professé à Groningue et rempli les fonctions de gouverneur auprès du prince de Hesse-Cassel. Son Traité sur l'éducation des enfants, antérieur à son exil, a un mérite au moins, celui d'avoir précédé le Traité des Etudes de Rollin, et surtout l'Emile de Jean-Jacques. Tout ce qu'il dit du rôle de la volonté de l'enfant dans l'éducation, n'est point d'un penseur médiocre. De Crousaz était un esprit curieux et libéral plutôt que profond; il eut assez d'ori-
ginalité pour être un initiateur, pas assez pour être un créateur. Il eut surtout, comme on l'a remarqué, « l'art de semer beaucoup d'idées nouvelles sans susciter d'orages. » Mais il lui manqua un style plus dégagé, plus souple et plus correct. L'influence qu'il exerça est attestée par Gibbon, qui lui devait, selon son propre aveu, une partie de son. éducation philosophique et lui savait gré d'avoir « répandu dans le clergé et les habitants du pays de Vaud le goût et l'esprit des lettres.» A côté de l'Académie, nous rencontrons à cette époque une autre institution qui a contribué pour sa part à la vie intellectuelle et à la bonne renommée de Lausanne. En face des persécutions qui signalèrent l'avènement de Louis XV, les synodes des Eglises de, France décidèrent la fondation du Séminaire de Lau-
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sanne, et Antoine Court vint s'établir dans cette ville en 1729 pour diriger « l'école des pasteurs du Désert.» Il y résida pendant trente ans, et c'est à Lausanne que fut élevé son fils, Court de Gébelin, l'auteur érudit du Monde primitif et le défenseur persévérant de ses coreligionnaires.
III
Une figure demeurée bien vivante, et qui commande à la fois la sympathie et le respect, nous attire à Genève; c'est celle du sage Abauzit, que j'appellerais volontiers le Conrart genevois : il vécut près d'un siècle et ne publia rien. Quel exemple! Et tandis que tel auteur dont les livres sont légion n'est plus même un nom pour la postérité, Firmin Abauzit, par je ne sais quel prestige, demeure une des gloires les plus incontestées du refuge genevois.
Lors de la Révocation, il avait six ans, était orphelin de père, et sa mère ne l'arracha qu'à grand'peine 4 la dangereuse sollicitude de l'évêque d'Uzès. L'enfant vécut quelque temps caché avec son frère cadet chez un paysan dauphinois: c'est là que, n'ayant ni encre ni papier, il s'exerçait à copier sur le sable des modèles d'écriture. Après avoir subi deux enlèvements et traversé mille angoisses, les deux frères purent gagner Genève, où leur mère parvint à les rejoindre. Ses premières études achevées, Firmin Abauzit fit son tour d'Europe, noua d'illustres amitiés, rentra à Genève et devint bibliothécaire de la ville à titre gratuit. Il savait tout et il aima toutes les sciences, sauf une, la métaphysique, qu'il trouvait pernicieuse et triste : «C'est un pays où plus on avance, plus on peut s'égarer. Elle ôte d'ailleurs à l'esprit cette gaffé néces-
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saire qui lui conserve son activité. » Ce mot peint Abauzit et sa sagesse souriante.
Mais d'où vient donc sa réputation? M. Sayous, dans son substantiel ouvrage sur la littérature du XVllIme siècle à l'étranger (auquel j'emprunte et que je pille trop pour pouvoir le citer toujours), M. Sayous a appelé Abauzit un « grand prêteur de savoir et d'idées. » C'est, en effet, par sa correspondance infatigable avec les savants de tous pays, par sa conversation richement instructive, que cet homme excellent, dont l'érudition même avait du charme, a conquis un renom encore vivace aujourd'hui. Et puis, il arrive — quelquefois — que la justice éternelle récompense dès icibas le labeur modeste et désintéressé : Abauzit a recherché la science pour elle-même, sans aucune préoccupation de vanité; sa vie studieuse et retirée, passée tout entière parmi les livres, qui valent mieux que les hommes, est certainement la plus heureuse des vies : du moins l'aurait-elle été s'il n'était resté célibataire et ne s'était privé par là des plus chers soucis de l'existence.
Il fut philosophe jusqu'à l'héroïsme. Sa servante jeta un jour au feu, sous prétexte qu'il était sale et jaune, le papier où Abauzit notait depuis vingt-sept ans ses observations sur le baromètre. Le savant croisa les bras, lutta un instant avec sa juste fureur, puis dit du ton le plus calme : « Vous avez détruit vingt-sept années de travaux. A l'avenir, ne touchez à rien dans ce cabinet. »
Son esprit curieux s'est promené dans tous les domaines de l'activité intellectuelle; il y a constamment porté cette finesse et cette liberté de jugement qui, dans ses écrits posthumes, le font ressembler à Fontenelle : « C'est, dit M. Sayous, le même tour d'expression demi-sérieuse, demi-railleuse, la même ironie.
contenue, mais d'autant plus mordante. » Abauzit rap-
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pelle aussi l'auteur des Mondes par le caractère mesuré de sa gaîté : Voltaire, qui a toujours l'adjectif heureux, a parlé quelque part du « discret Fontenelle. » L'épithète convient à merveille à notre philosophe, qui ne voulait ni gronder sa servante, ni imprimer ses livres.
C'est Moultou, l'ami de Rousseau, qui a rassemblé les écrits d'Abauzit. Les Remarques sur le Nouveau Testament sont une démolition en règle des Evangiles, des miracles, de la morale du Christ, le tout revêtu de cette forme indirecte, maligne et cauteleuse, familière aux écrivains d'alors. Rappelez-vous Bayle ou Vol taire : ils ne procèdent point par négations brutales; ils insinuent adroitement leurs doutes, hasardent les objections les plus graves, les ironies les plus perfides, en les mettant sur le compte de quelque téméraire questionneur, dégagent leur propre responsabilité et protestent de leur respect pour les saints mystères qu'ils viennent de ruiner en détail. Bayle surtout est passé maître en cet art : Abauzit me paraît avoir profité merveilleusement de ses leçons, et peut-être ne doiton pas attribuer à la seule modestie le prudent silence qu'il observa jusqu'à sa mort.
Un de ses ouvrages les plus caractéristiques est sa Lettre et une dame de Dijon, modèle de polémique courtoise et d'ironie enjouée, où il répond aux avances d'un jésuite qui avait essayé de le convertir et réfute l'Exposition de la foi catholique de Bossuet. Le Discours sur VApocalypse est encore une incursion assez hardie sur le terrain de la critique sacrée: Abauzit met en doute la canonicité de l'Apocalypse et soutient que les prophéties contenues dans ce livre ne s'appliquent qu'à la ruine de Jérusalem. Il défend cette thèse avec une habileté dont Voltaire fut charmé, — trop charmé : car que fit Voltaire, avec cette désinvolture impudente qu'on n'admirera jamais assez? Il s'em-
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para du Discours encore inédit, dont il avait reçu communication, y mêla des plaisanteries de son goût,
en enleva l'érudition sérieuse, l'accommoda à la sauce du jour, puis le fit passer, ainsi dénaturé, dans le Dictionnaire philosophique! Et il a le front d'écrire à d'A-
lembert: «L'article Apocalypse est tout entier d'un M.
Abauzit, si vanté par Jean-Jacques. Il est public que cet article est de lui. »
Vanté par Jean- Jacques : on se souvient en effet de cette note lyrique de la Nouvelle Héloïse : « Non, ce siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J'en connais un, un seul, j'en conviens ; mais c'est beaucoup encore, et pour comble de bonheur, c'est dans mon pays qu'il existe. L'oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d'avoir su rester peu connu ? Savant et modeste Abauzit, que votre simplicité pardonne à mon cœur un zèle qui n'a point votre nom pour objet. Non, ce n'est pas vous que je veux faire connaitre à ce siècle indigne de vous admirer ; c'est Genève que je veux illustrer de votre séjour. Ce sont mes concitoyens que je veux honorer de l'honneur qu'ils vous rendent.
Heureux le pays où le mérite qui se cache en est d'autant plus estimé ! Heureux le peuple où la jeunesse altière vient abaisser son ton dogmatique et rougir de son vain savoir devant la docte ignorance du sage ! Vénérable et vertueux vieillard, vous n'aurez point été prôné par les beaux esprits, leurs bruyantes académies n'auront point retenti de vos éloges ; au lieu de déposer comme eux votre sagesse dans des livres, vous l'avez mise dans votre vie pour l'exemple de la patrie que vous avez daigné vous choisir, que vous aimez et qui vous respecte. Vous avez vécu comme Socrate ; mais il mourut par la main de ses concitoyens et vous êtes chéri des vôtres. » N
On peut se demander si ce ton d'emphase est bien celui qui convient pour louer l'homme que nous venons de contempler dans sa studieuse retraite. Combien je préfère le portrait, moins théâtral et plus pré-
cisj tracé par Bonstetten : «Je visitais souvent le sage Abauzit, dont l'heureuse pauvreté et l'âme sereine me remplissaient d'enthousiasme. Il me semble
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que je vois encore ce vieillard, fort petit et maigre, se promener tout seul, enveloppé d'un surtout de laine que le temps avait rendu gris comme ses cheveux. Etait-il à la maison sans compagnie et sans lumière, il chantait dans son fauteuil, heureux comme un enfant. A sept heures, nous passions de sa chambre à la cuisine, où il soupait avec sa vieille servante. Le sel était placé au milieu de la table, dans un fragment de pot cassé. Mais si cette espèce de salière est rare sur des tables mieux servies, son sourire philosophique ne l'était pas moins. Il avait trente louis de revenu, ce qui est peu à Genève ; avec cela, il vivait plus heureux qu'un roi, vénéré et presque adoré de chacunl. »
IV
Dans tous les domaines, l'esprit d'investigation et de nouveauté fait alors son œuvre, à Genève comme ailleurs. C'est la grande période du droit naturel et des théories politiques; c'est le temps où un jurisconsulte célèbre, Burlamaqui, ami de Barbeyrac, et digne successeur des Hotman et des Godefroy, aborde le domaine encore peu exploré du droit public. Né d'une famille italienne réfugiée, il voyage en Hollande, en Angleterre, en France, comme la plupart des hommes de sa génération, puis enseigne avec éclat, à l'Académie de Genève, le droit naturel, auquel il donne pour base les principes de la religion naturelle, la croyance en Dieu, la liberté de l'homme et sa responsabilité morale. Son grand ouvrage, les Principes du droit naturel, qui fut traduit en plusieurs langues, passe avec raison pour un chef-d'œuvre d'exposition claire et lumineuse ; mais il paraît d'une concision un peu sèche au lecteur d'aujourd'hui.
1) C'est par erreur que les auteurs des Dernières années de Mme d'Epinay, d'ailleurs toujours si exactement renseignés, ont cru reconnaître Abauzit dans la jolie page où leur héroïne raconte la visite de son fils à « un des premiers magistrats de la ville. » Abauzit n'était point magistrat, et la garnison ne lui rendait pas les honneurs, comme au personnage que visita le jeune d'Epinay.
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Il y a certes bien moins d'idées neuves et originales, bien moins de rigueur philosophique, mais plus de chaleur de style dans l'ouvrage que publia dix- ans plus tard un jurisconsulte neuchâtelois, Emer de Vattel. Né à Couvet en.1714, mort à Neuchâtel en 1767, il était par sa mère neveu du chancelier de Montmollin, et dut beaucoup aux enseignements de ce remarquable homme d'Etat; il passa la plus grande partie de sa vie auprès d'Auguste III, roi de Pologne et électeur de Saxe. Le - principal mérite de son Droit des gens fut de venir à propos et de combler une lacune dans la littérature juridique de la France. Le fond des idées appartient à Wolff, dont Vattel a été le vulgarisateur; mais il a eu l'art de le clarifier, de mettre de l'ordre, de la lumière, dans une matière très vaste et très touffue. La pensée, moins hardie que lucide, est servie par une langue assez colorée. De nombreux exemples empruntés à l'histoire, de préférence à l'histoire moderne et suisse, donnent un relief heureux à son exposé.
Certains écrivains catholiques ont été très sévères pour Vattel. Et cela s'explique pour le lecteur du Droit des gens: le jurisconsulte neuchâtelois manifeste une antipathie particulière pour ces « moines ocieux » dont Rabelais aimait tant à se gausser. Laissons-le exhaler contre eux sa mauvaise humeur :
« Quelle multitude d'hommes, dans les couvents, consacrés. à
l'oisiveté sous le manteau de la dévotion ! Egalement inutiles à la société et en paix et en guerre, ils ne la servent ni par leur travail, dans les professions nécessaires, ni par leur courage, dans les armées ; et cependant ils jouissent de revenus immenses ; il faut que les sueurs du peuple fournissent à l'entretien de ces essaims de fainéants. Que dirait-on d'un colon qui protégerait d'inutiles frelons, pour leur faire dévorer le miel de ses abeilles ? »
Ailleurs, il propose qu'on emploie les religieux au soulagement des soldats. Et il ajoute:
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« Il est une autre espèce de fainéants dont l'exemption est plus criante encore : je veux parler de ce tas de valets, qui remplissent inutilement les maisons des grands et des riches : gens dont la vocation est de se corrompre eux-mêmes, en étalant le luxe de leurs maîtres. »
Je cite ces passages pour montrer que Vattel aborde les questions avec son sentiment et sa passion, autant qu'avec son intelligence; ce n'était point une âme aride; il se montra souvent plus généreux, plus humain que son maître Wolff; il raille le préjugé du duel, qu'il trouve gothique; il prêche la tolérance, revendique le droit de la pensée : «La liberté de philosopher, dit-il, c'est l'âme de la république des lettres.» Sans doute, au milieu du XVIIIme siècle, ces idées n'étaient déjà plus très neuves, et personne ne sera tenté de voir en Vattel un initiateur : il ne le fut à aucun titre ; il faut même reconnaître que pour le droit de la guerre, il est moins libéral que son devancier, l'auteur de la Paix perpétuelle, ce bon abbé de SaintPierre dont la plume féconde Fit tant de vains projets pour la paix de ce monde.1 Mais Vattel sut, en matière de droit des gens, offrir sous une forme agréable à l'opinion moyenne de l'Europe la somme d'idées qu'elle était capable d'accepter alors.
V.
Le mouvement d'émancipation intellectuelle auquel les réfugiés eurént une si grande part et qui se manifeste au commencement du XVIIIme siècle dans tous les domaines de la pensée, ne pouvait manquer de renou-
1) Voltaire. Discours sur la vraie vertu.
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veler la théologie. C'est à ce moment que brille .) .-A.
Turrettini, dont le nom représente la réaction contre l'autorité dogmatique de Calvin. Il avait eu pour maî- ; tre un disciple éminent de Descartes, Robert Chouet, dont renseignement philosophique à l'Académie de Genève servit à affranchir les esprits des dernières entraves de la tradition scolastique, à propager le goût de l'analyse, de l'observation, du libre examen.
La vie et l'activité de Turrettini nous sont très exactement connues par les utiles publications de M. de Budé, qui nous a donné la biographie, puis la correspondance du grand théologien.
Né en 1671, il était fils de François Turrettini, qui avait travaillé à l'élaboration du Consensus. L'événement le plus important de sa jeunesse, ce fut le voyage qu'il entreprit en 1691, après avoir achevé ses études de théologie. Il débuta par la Hollande, y vit Spanheim, qui professait à Leyde l'histoire ecclésiastique, le Genevois Jean Le Clerc, directeur alors célèbre de la Bibliothèque universelle, les ministres Superville et Jurieu. « Je soupai hier avec M. Turrettini chez M. Basnage, écrit Bayle; c'est un jeune homme de grande espérance, qui s'exprime tout à fait délicatement. Il se fait admirer toutes les fois qu'il monte en chaire, et il n'est pas moins goûté en conversation par la finesse de son esprit, son honnêteté et sa modestie.» Il soutint avec un succès marqué ses thèses sur le « pyrrhonisme pontifical, » réfutation du livre des Variations de Bossuet: « Elles lui ont acquis une gloire singulière, écrit encore Bayle, et il s'en va d'ici avec une réputation fort rare à des gens aussi jeunes que lui. »
De la Hollande, Turrettini passe en Angleterre, où l'évêque Burnet le présente à la cour. Il visite Newton, admire sa « naïve simplicité, » et emporte de ses entretiens avec lui «les plus belles idées sur la gran-
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deur des œuvres de Dieu, sur l'immortalité de l'âme et l'excellence du christianisme pris dans sa pureté et tourné en pratique. » Il prêche plusieurs fois en anglais.
Dans son éclectisme, il ne dédaigne point d'aller voir Saint-Evremond, qui le charge d'une commission pour Ninon de Lenclos.
Le jeune pasteur partait pour Paris ; nous l'y retrouvons en 1693, fréquentant avec prédilection les beauxesprits et les personnages éminents de l'Eglise catholique : il voit tour à tour Bossuet, Malebranche, Huet, l'abbé Longuerue, qui lui enseigne l'arabe, Pavillon, Fontenelle et son bizarre ami l'abbé de Saint-Pierre.
Il soutient des thèses devant les docteurs de Sorbonne,
et — contraste piquant ! — va voir Ninon, alors septuagénaire; il y rencontre «quantité de gens distingués, » parmi lesquels il cite l'abbé de Châteauneuf (le futur parrain du petit Arouet). La lettre où Ninon raconte à Saint-Evremond la visite du théologien genevois mérite d'être citée :
« J'étais dans ma chambre, toute seule et très lasse de lectures, lorsqu'on me dit : «Voilà un homme de la part de M. de SaintEvremond. » Jugez si tout mon ennui ne s'est pas dissipé dans le moment. J'ai témoigné à M. Turrettini la joie que j'avais de lui être bonne à quelque chose; il a trouvé ici des amis qui l'ont jugé digne des louanges que vous lui donnez. S'il veut profiter de ce qui nous reste d'honnêtes abbés en l'absence de la cour, il sera, traité comme un homme que vous estimez. J'ai lu devant lui votre lettre avec des lunettes ; mais elles ne me siéent pas mal ; j'ai toujours eu la mine grave. »Et Turrettini, écrivant à son tour à un parent de Genève, fait l'éloge du salon de cette « vieille demoiselle,» qui a « infiniment d'esprit. »
Cette variété de relations indique chez le jeune théologien un esprit largement ouvert, affranchi de plusieurs préjugés, avant tout désireux d'enrichir son 1 expérience en contemplant le mouvant spectacle de
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la société humaine. Revenu dans sa patrie en 1694, il occupa la chaire d'histoire ecclésiastique. Mais, loin de se confiner dans la théologie, son esprit continue de s'ouvrir à toutes les curiosités : il est grand amateur et collectionneur de médailles; il goûte les charmes de la société, qui le recherche pour l'agrément de son commerce, l'enjouement de sa conversation et cette politesse que ses séjours à l'étranger avaient affinée.
Nous sommes bien loin du Genevois raide et guindé dont on a tracé trop souvent un portrait chargé. Les hommes distingués réunis alors à Genève tempéraient leur gravité de beaucoup d'aisance et d'usage du monde, et rien n'est plus faux que de se représenter une société confite en une dévotion chagrine.
Bientôt les travaux et l'activité du jeune professeur lui eurent acquis assez d'autorité pour qu'il pût rompre avec la tradition calviniste. Il importe de marquer en quoi il s'en est écarté. C'est une erreur, je crois, de voir en Turrettini un des pères du rationalisme moderne; au contraire, sa théologie est dirigée contre l'école naturaliste qui attaquait la révélation chrétienne. Il a simplement cherché à rendre la vie à une Eglise endormie dans l'étroitesse de son dogme. Il travailla en 1706 à l'abrogation de ce Consensus dont son père avait été, quarante ans auparavant, un des ardents promoteurs. Sans rien retrancher des vérités centrales de la religion, il tendit à remplacer le christianisme tout intellectuel par la vie morale, les formules par la piété : ce fut un véritable réveil qu'il tenta d'opérer.
Il ne reniait rien — ses travaux apologétiques le montrent assez — des principes fondamentaux de la Réformation, qu'il distinguait avec soin des points accessoires; mais il voulait assurer à la doctrine chrétienne une action plus directe sur la vie. En réclamant la liberté d'examen, en prêchant la tolérance, il savait qu'il enlevait ses plus fortes armes à l'incrédulité.
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Comme l'a heureusement dit Sainte-Beuve, « un notable. changement s'opéra dans l'atmosphère théologique de Genève; il y eut une détente et le climat moral s'adoucit. »
Les ouvrages de Turrettini sont presque tous écrits en latin, aussi nous intéressent-ils moins que l'influence qu'ils ont exercée. Le premier en date est sa réponse à Bossuet, où les « variations » des Eglises protestantes sont habilement représentées comme le titre de gloire d'une religion qui cherche librement la règle de sa foi dans la Bible. Mais l'accord des réformés ne lui semblait point rendu impossible par les divergences secondaires existant entre eux, et il composa un ouvrage sur la réunion des protestants, qu'il rêvait avec tant d'autres esprits généreux de Suisse, d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre. Cette entreprise d'union de la chrétienté évangéliquè échoua par l'entêtement des vieux luthériens et des anglicans extrêmes ; mais quel chrétien digne de ce nom n'eût pu signer la formule , rédigée par le professeur de Genève : « Placez devant vous un homme qui, touchant les points contestés de la théologie, les ignore, suspend son jugement, ou soit incapable de les comprendre ; mais cet homme remplit les devoirs d'un chrétien pieux et intègre, il se reconnaît pauvre et misérable pécheur devant Dieu, il ressent une vraie repentance de ses fautes, il se réfugie sans réserve dans la miséricorde divine, il se livre tout entier à Jésus-Christ, il demande son pardon, il repose en lui toute sa confiance. Aidé par la grâce divine, il s'efforce d'être juste, charitable envers le prochain, d'exercer la patience, la tempérance, l'humilité, il atteint l'heure de la mort en s'en remettant complètement au pardon céleste. Qui voudra retrancher cet homme du troupeau de Jésus-Christ ? »
L'ouvrage le plus connu de Turrettini, Niibes testium, est justement un plaidoyer en faveur de cette largeur
chrétienne: dans un ample recueil de témoignages tirés de l'Ecriture, des Pères, des théologiens, il montre quelle réserve il convient d'observer sur les questions
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de la prédestination et de la grâce, qui, depuis la Réforme, ont si mal à propos divisé l'Eglise protestante, sans « avancer la sanctification des âmes. » Le centre de sa religion, c'est en un mot cette vertu que les luttes dogmatiques avaient trop reléguée dans l'ombre, la charité. Un sermon qu'il a publié sur ce sujet résume sa pensée avec cette simplicité lumineuse qui était le caractère de sa prédication : car il exerçait une action profonde sans aucun artifice de rhétorique, et sa parole avait tant de vie, de naturel, qu'on disait : « Il ne prêche pas, il cause en chaire. »
La mort de cet homme éminent, depuis longtemps travaillé par la maladie, survint au printemps 1737 et fut un deuil public. Citons encore Sainte-Beuve, dont la plume a formulé tant d'arrêts définitifs : « A défaut d'une grande originalité, Turrettini eut de l'à-propo8, de la sagesse pratique, de la persuasion, une influence
salutaire, et il contribua à fixer pour un long temps cette température religieuse et morale dans laquelle on respira désormais plus librement et qui permettait d'être à la fois, dans une certaine mesure, chrétien, philosophe, géomètre et physicien, homme d'expérience, d'examen, de doute respectueux et de foi. »
M. de Budé a récemment publié en trois volumes les Lettres adressées à J.-A. Turrettini. Ce recueil de lettres nous renseigne de la façon la plus utile sur l'activité religieuse du commencement du siècle, en Suisse, en Hollande, en Angleterre, dans les Vallées vaudoises.
La variété même des correspondants de Turrettini contient la preuve de cette largeur d'esprit que ses concitoyens surent admirer : nous y rencontrons tour à tour des philosophes, des érudits protestants ou catholiques comme Basnage, Abauzit, Nicaise, J. LeClerc, Barbeyrac, l'abbé Bignon; de plus illustres encore, tels que Bayle, dont les lettres sont pleines d'intérêt, ou Leibniz, qui dit au professeur genevois : « Tout ce qui vient de vous est exquis,» ou Fontenelle, qui, à
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propos d'une spirituelle production de Werenfels, de Bâle, écrit ce passage amusant sur les écrivains suisses: «.Si vous periiiettiez l'insolence française, « .Si vous permettiez l'insolence française, je vous dirais que j'ai trouvé son livre bien vif, bien gai, bien léger pour un étranger. La sottise que je vous dis là, je vous supplie, Monsieur, de croire que je la connais bien pour ce qu'elle est ; je ne crois point du tout les esprits suisses moins déliés que les français ; peut-être seulement sont-ils un peu moins en haleine, moins accoutumés à un certain ton ; mais ils le prendront quand il leur plaira, et y réussiront très bien. »
Werenfels, qui inspirait ces réflexions à Fontenelle, fut très lié avec Turrettini et figure au nombre des théologiens les plus sympathiques de son temps; ce seul mot d'une de ses lettres peint son esprit supérieur : « Grâce à Dieu, j'en suis venu à n'aimer aucune de mes opinions, mais seulement la vérité. »
Jurieu — « l'injurieux Jurieu» de Voltaire — figure aussi parmi ces correspondants, à côté du grand prédicateur Saurin, le Bossuet protestant, qui, dans une lettre, nous montre la puérilité des querelles dont se nourrissaient les réfugiés dans les Pays-Bas : « J'avais dit, je ne sais où, raconte Saurin, que le dogme de la Trinité était l'écueil de la raison humaine. Il y eut des conférences très vives sur ce mot dans le Consistoire de Rotterdam, où il fut conclu que je mettrais, au lieu du mot écueil, celui d'aheurtement. Jugez de la pièce par cet échantillon ! »
L'un des plus chers amis de Turrettini et l'un de ses correspondants les plus actifs fut Jean-Frédéric Osterwald, le pasteur de Neuchâtel. Animee dimidittm meœ: c'est ainsi qu'il appelle son collègue genevois. Tous deux, et Werenfels, de Bâle, formaient un triumvirat dont les Eglises suisses étaient justement fières.
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Osterwald représenta à Neuchâtel les mêmes tendances que Turrettini à Genève : « La piété est encore plus importante que les sciences, » écrit cet homme excellent, auquel on a reproché bien à tort de prêcher le salut par les œuvres, parce qu'il voulait rendre aux œuvres leur place légitime dans la vie chrétienne.
J.-F. Osterwald naquit à Neuchâtel en 1663; sa famille, originaire de Westphalie, était neuchâteloise depuis deux siècles; son aïeul et son bisaïeul avaient commandé sous Henri de Navarre des compagnies d'aventuriers et pris part à la bataille d'Arques. Son père, Rodolphe Osterwald, pasteur à Neuchâtel, qui fut anobli par la duchesse de Longueville, joua un rôle important dans les débats du Consensus et fut à la tête .J de ceux qui refusèrent de souscrire à cette nouvelle règle de foi: Jean-Frédéric grandit ainsi dans l'atmosphère d'une orthodoxie sans raideur. Il retrouva à l'Académie de Saumur des tendances théologiques qui répondaient aux sympathies qu'il devait à l'influence du milieu natal. Après avoir séjourné à Orléans, puis à Paris, et achevé ses études à Genève, il devint pasteur à Neuchâtel. Sa prédication attira tant d'auditeurs, qu'il fallut construire un nouveau temple. C'était pourtant une éloquence sobre et sans grand éclat que la sienne ; mais elle s'adressait surtout à la conscience et remplaçait les controverses théologiques par un aliment plus substantiel. Le texte de son « sermon d'entrée » marque l'esprit de tout son ministère : « Que ceux qui ont cru s'attachent principalement aux bonnes ceuvres. » Ecoutons un instant cette grave parole, qui allait produire un véritable réveil :
« La fin est plus noble que les moyens. Ou n'élève pas un édifice pour appuyer des fondements, mais on pose des fondements pour soutenir un édifice. Les dogmes ont leur usage, et ils doivent être solides ; mais le grand point est la sainteté, l'union, la charité, en un mot, la paix de l'âme. Les spéculations, les disputes entre les
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frères, l'arrangement des décrets divins, les subtilités métaphysiques sur les mystères ne font rien à ce grand but et pourraient même le faire perdre de vue. »
Il savait d'ailleurs s'élever aussi contre ceux « qui ne prêchent que la morale, qui font de l'éloquence mondaine, et qui oublient l'essentiel, savoir JésusChrist, sa croix, sa grâce, son esprit. » La sagesse et la mesure, un fonds de solide bon sens, telles sont les qualités qui distinguent ce représentant peut-être accompli du caractère neuchâtelois.
En 1697, il écrivait à son ami Turrettini : « On veut que je devienne auteur, moi qui n'eus jamais ni l'inclination, ni les dons nécessaires pour cela. » L'ouvrage qu'il s'apprêtait à publier, sur les instances de ses paroissiens, est le Traité des sources de la corruption qui règne aujourd'hui parmi les chrétiens. Il tentait d'expliquer la contradiction qui existait entre la profession d'une religion pure et la pratique de la vie; dans ce traité, qui fut célèbre à son heure, on retrouve l'allure méthodique et grave, la piété substantielle qui distinguent Osterwald. En 1702, il achevait un ouvrage qui devait exercer une influence profonde dans son pays et lui valoir dans les contrées protestantes une réputation que sa modestie ne recherchait pas. Nous vou-
Ions parler de son Catéchisme. Le catéchisme de Calvin était né dans une époque de controverse, et s'en ressentait; le catéchisme de Heidelberg avait un caractère dogmatique qui le rendait peu accessible à l'enfance. Osterwald voulut doter l'Eglise d'un manuel d'enseignement qui lui manquait.
Il composa son Grand Catéchisme, dont il fit lui-même un Abrégé, qui était encore en usage dans les écoles neuchâteloises il y a vingt ans. Au point de vue littéraire, que nous oublions peut-être trop dans ces pages, le travail. d'Osterwald commande l'attention par sa
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belle et lumineuse ordonnance, par la clarté, la concision, l'énergie d'un style un peu nu, mais qui s'élève par instant jusqu'à l'éloquence. Nous en citerons un
passage caractéristique, propre à réveiller d'anciens souvenirs d'enfance chez tous les Neuchâtelois âgés de plus de trente ans : après avoir interrogé l'élève sur « la vie et la mort des gens de bien,» le maître lui adresse cette question solennelle : « ,Mais quel est l'état des méchants?
« — Ils sont toujours malheureux, et dans la vie et dans la mort ; jamais ils n'ont de solide repos, ni de véritable contentement.
Tout les rend misérables ; les tentations les séduisent, la prospé- , rité les corrompt, l'adversité les accable et la mort les épou- vante. »
Représentez-vous une longue suite de générations d'écoliers, dont l'enfance a répété cette période redoutable : il en doit rester quelque chose dans l'âme d'un peuple; aussi est-il vrai de dire qu'après Farel, nul n'a -- exercé sur les Neuchâtelois une influence plus durable ni plus profonde que celui qu'ils appellent encore le « grand Osterwald. » Au delà des étroites frontières de son pays, il est surtout connu par la version de la Bible qui porte son nom (1744). Il avait commencé par écrire, sur chacun des chapitres du saint livre, des « arguments et réflexions, » qui ne se distinguent ni par la profondeur théologique, ni par l'élégance de la forme, mais bien par une précision un peu sèche et l'excellence pratique. De là, il fut conduit à entreprendre un travail plus vaste, la revision de la Bible. La traduction d'Olivétan, déjà rajeunie par les pasteurs de Genève, contenait encore beaucoup d'expressions obscures ou de tournures vieillies. Osterwald prit simplement un exemplaire de la Bible de Genève et inscrivit en marge ses corrections: tel est le manuscrit de cette
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fameuse version d'Osterwald, devenue si populaire, non seulement en Suisse, mais en France1.
Lue depuis cent cinquante ans dans toutes les familles et dans les écoles de notre pays, elle a exercé une action sensible sur la langue que nous parlons et qui gardera longtemps l'empreinte du style d'Osterwald; ainsi s'expliquent certains archaïsmes que le Français de France remarque dans notre parler local.
Je conduisais un jour un ami parisien à la bibliothèque de Neuchâtel; il s'arrêta surpris devant la porte, où sont inscrits ces mots : « Entrez sans heurter. » — « Tiens, s'écria-t-il, à Paris nous disons frapper à la porte!
Heurter, un mot vieilli, qui rappelle le temps où le heurtoir était en usage. » — Et mon Parisien de se lancer dans une aimable dissertation sur le charme et le parfum de notre parler provincial. — Savez-vous, répliquai-je, pourquoi nous dirons heurter et non frapper à la porte? C'est que notre éducation s'est faite par la Bible d'Osterwald : « Heurtez, et l'on vous ouvrira 2 .» Les travaux d'Osterwald furent spécialement goûtés par les théologiens de l'Eglise épiscopale, avec lesquels il avait certaines affinités. Mais ce qui surprendra davantage, c'est de voir un illustre prélat français rendre hommage à l'auteur du Catéchisme. Si l'on en croit David Durand, le plus ancien biographe d'Osterwald, Fénelon, rencontrant un jeune maçon dé Neuchâtel
qui travaillait à l'archevêché de Cambrai, l'interrogea à plusieurs reprises sur le digne pasteur et le chargea de ce message : « N'oubliez pas de faire bien mes compliments à M. Osterwald; dites-lui que je l'estime, que je l'honore et que j'ai tous ses ouvrages. »
1) Voir l'excellente notice de M. L. Henriod, Galerie suisse, T. I.
2) Sainte-Beuve a souligné, dans une pièce du poète vaudois Monneron, le mot angoissée, qui, dit-il, est d'usage habituel dans le canton de Vaud. Et il ajoute : < La lecture de la Bible en langue vulgaire maintient en circulation beaucoup de ces mots un peu étranges ou vieillis. »
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Deux traits encore de cette physionomie douce et grave méritent d'être signalés: Osterwald s'efforça de
réagir, surtout par le développement du chant, contre la froide simplicité du culte institué par la Réforme; il adressait à Turrettini ces paroles remarquables: « Notre pratique et la vôtre sont bien sèches, et à cet égard, comme à bien d'autres, on a trop ôté. » Puis Osterwald, comme son grand ami de Genève, était tolérant, ou s'efforçait de l'être ; ses lettres sur le mouvement piétiste sont à cet égard édifiantes : « Le peuple, dit-il, crie contre les ministres, de ce que nous n'agissons pas contre ces gens-là. Je suis fort éloigné de toute violence. Si on agit contre eux, on les confirmera dans leurs schismes et ils feront gloire de souffrir persécution ; ils disent déjà qu'il ne leur manque que ce caractère pour achever de les convaincre qu'ils sont dans la bonne voie. »En 1747, Osterwald, âgé de quatre-vingt-quatre ans, venait de monter en chaire et commençait son discours, lorsqu'il tomba frappé d'apoplexie : il expira quelque temps après. Un de ses fils, Jean-Rodolphe, pasteur de l'Eglise de Bâle, auteur d'un livre longtemps populaire dans nos contrées, la Nourriture de l'Ame, resta fidèle aux traditions de piété simple et forte de son père, et se tint éloigné des querelles théologiques : « Heureux, disait-il, ceux qui ne sont point appelés à entrer dans ces disputes et qui, dans une raisonnable retraite, écoutent la voix de Jésus-Christ seul dans le silence. J'aime mieux lire une page de Kempis que plusieurs volumes de ces systèmes où je ne puis découvrir la simplicité et la charité qui forment le caractère de la doctrine de Christ. »
VI
Nous venons de rencontrer sur notre chemin la secte des piétistes: elle eut une part dans le mouvement littéraire de notre pays. Les efforts des Turret-
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tini et des Osterwald pour raviver les sources de la piété montrent assez combien la religion formaliste de leur temps était insuffisante à satisfaire les besoins profonds des âmes sérieuses : elle s'adressait trop exclusivement à l'intelligence pour trouver le chemin des cœurs. A côté de la réaction théologique et dogmatique que nous avons tout à l'heure observée, il se produisit une réaction plus populaire et d'une nature toute morale : tel fut le mouvement piétiste, qui a son explication — Osterwald eût dit son excuse — dans l'état de langueur où végétaient nos Eglises; ce fut un essai d'émancipation qui s'accomplit en dehors du clergé, et qui, dépourvu du contre poids de la raison, aboutit chez plusieurs au mysticisme et à l'illuminisme.
C'est dans les premières années du siècle 1 que le piétisme, qui était né en Allemagne et s'était propagé à Berne et à Zurich, gagna la Suisse romande. Déjà les sentiments de Mme Guy on avaient trouvé de l'écho à Lausanne. En 1708, Osterwald note le fait qu'à Neuchâtel (.( quelques piétistes se séparent de nos assemblées et ne communient plus. » Dès 1702, le Consistoire de Genève s'occupe fréquemment de la secte naissante et de ses progrès, nomme une commission, procède à des enquêtes; pendant quarante ans, sa vigilance ne perd pas de vue ce petit groupe de suspects. L'agitation fut surtout vive dans les années 1712-1720: au canton de Vaud, les piétistes furent positivement persécutés; aussi — comme le remarque Juste Olivier — est-ce du sein du peuple vaudois qu'est sorti le grand apôtre de la liberté des cultes, Vinet.
La religion nouvelle répondait à un besoin également ressenti par des gens incultes et par quelquesuns des esprits les plus distingués du temps. Plus tard,
1)' Voir sur ce sujet les articles de M. Eugène Ritter dans les Etrennes chrétiennes de 1886 et 1889, et dans la Revue internationale de mai 1889; l'ouvrage de M. Jules Chavannes sur Dutoit-Membrini et l'étude de M. Gustave-A. Metzger, Marie. Huber, sa vie, ses œuvres, sa théologie.
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en 1741, l'arrivée du comte de Zinzendorf et de ses fidèles à Genève, y donna naissance à une société des Frères moraves, qui subsista pendant trois quarts de siècle et fut, il y a soixante ans, suivant les mémoires de M. Bost, le premier foyer du réveil évangélique.
Il est très intéressant d'observer les effets produits sur les âmes simples par ces « rêveries, » — ainsi que les sages orthodoxes qualifiaient la dévotion piétiste : les adeptes — et surtout les plus ignorants — se considéraient volontiers comme inspirés du Saint-Esprit; il existe à cet égard des documents de la plus haute étrangeté. Rappelons en passant que le major Davel, qui crut avoir reçu d'En-haut l'ordre de renverser la domination bernoise, appartenait précisément à la secte des piétistes de Cully.
Ces gens se piquaient d'une piété extraordinaire, s'éloignaient du reste du monde à cause de sa corrup- tion, visitaient les hôpitaux et les pauvres. Des liens étroits unissaient entre eux les groupes piétistes épars dans nos campagnes et nos villes, à Colombier, à Yverdon, à Morges, à Vevey, à Genève. Signalons, parmi les chefs du piétisme vaudois, un certain Magny, qui fut le maître de religion de Mme de Warens : Rousseau expose avec détails, au livre VI de ses Confessions, la religion de sa « maman, » qui était pénétrée des idées de Magny; c'est donc la théologie piétiste que Rousseau a connue par elle : Magny et Mme de Warens ont été les intermédiaires par lesquels un écho des idées de Spener est arrivé jusqu'à l'auteur d'Emile. Un autre chef de piétisme, Monod, admirateur et correspondant de Mme Guyon, fut l'aïeul d'un des promoteurs de cette révolution vaudoise, qui réalisa le rêve du mystique Dàvel. Ce n'étaient certes point des âmes vulgaires que celles de ces hommes portés à la méditation, affamés de vérité, jaloux des droits de la conscience. On est toutefois étonné de rencontrer dans ces conven-
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ticules, parmi ces paysans dévots et ces humbles filles illuminées, des hommes d'une éducation et d'une condition sociale bien différentes, comme Béat de Murait. Mais avant d'évoquer la figure du gentilhomme bernois, étudions celle de Marie Huber, qui occupe une place à part dans l'histoire des idées à cette époque. Car, si elle débuta par le piétisme, elle ne s'y attarda point, et représente en quelque sorte la transition du mysticisme au rationalisme.
La famille Huber, originaire de Schaffhouse, établie vers le milieu du XVIIme siècle à Genève, y tenait un rang qui confinait au patriciat. Elle a fourni un artiste original, neveu de Marie Huber, que nous retrouverons dans la société de Voltaire, et un naturaliste éminent, ce François Huber, qui réussit, quoique aveugle, à faire sur les mœurs des abeilles des observations restées - célèbres. Marie Huber naquit à Genève en 1G95; elle était le second de quatorze enfants. A seize ans, elle alla habiter près de Lyon avec ses parents, mais la famille demeura toujours attachée à Genève, où elle * comptait une parenté nombreuse. Un oncle de Marie, qui n'était autre que Fatio de Duillier, l'ardent piétiste, exerça sur elle une influence décisive: un beau jour, cette jeune fille, « née, dit Sayous, avec une beauté qui ne sert pas ordinairement à faire des théologiennes, » partit en mission pour Genève afin d'en convertir les habitants. Cette étrange entreprise^ ordonnée à la pauvre enfant par les « révélations » d'un illuminé nommé Pagez, lui valut « tous les déboires imaginables de la part des ministres. » Bien des années plus tard, le souvenir de l'étroitesse dogmatique genevoise lui inspirait cette réflexion, qui serait amère dans une autre bouche que la sienne : « Dans les pays où l'on fait profession d'une rigide, dirai-je raidé orthodoxie, tous se ressentent de cet esprit de raideur, depuis les conducteurs de l'Eglise jusqu'aux pères et mères de fa-
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mille; il est vrai qu'ici on ne vous crève pas les yeux, mais on vous les bande bien serré1. »
La phase d'exaltation chez Marie Huber ne fut pas très longue: son esprit net, logique et ferme, sa défiance de tout ce qui est factice, lui firent bientôt retrouver l'équilibre. Un jour, elle prit la plume, « pour se soulager plus que pour faire parler d'elle, » — car elle ne signa aucun de ses ouvrages. Toute sa vie s'écoula dans la retraite; elle la consacra à la piété, à la charité, et laissa à Genève et à Lyon le renom d'une sainte, même chez les catholiques, étonnés « qu'on pût unir tant de vertus à si peu de dogmes.) Elle mourut en 1753, âgée dé cinquante-huit ans.
Marie Huber est une apparition étrange et — si j'ose dire ainsi - sui, generis: un cerveau d'homme marié à un cœur de femme. Le plus imperturbable bon sens, armé d'une inflexible logique, s'unit chez elle à l'ardeur d'une âme toute brûlante d'amour pour l'humanité, et particulièrement de compassion pour les faibles et les pauvres. On sent qu'elle n'hésiterait pas à donner sa vie pour faire de la famille humaine une famille de gens de bien, — heureuse et sainte. Son ouvrage capital n'a pas d'autre sentiment inspirateur.
Quant à la tendance de son œuvre, elle s'explique par un naturel besoin de réagir contre le dogmatisme de Dordrecht, qu'on avait cherché à imposer à toutes les Eglises réformées de la Suisse; la prédestination arbitraire des uns au salut, des autres à la damnation, jointe à l'éternité des peines, tel était le fond de ce système : on conçoit la révolte d'une femme de sens et de cœur. Tandis que les uns, comme Murait, doués d'un sentiment religieux plus intime et plus profond, échappaient à cette dure orthodoxie par un mysticisme élevé, mais nuageux, d'autres, tels que Marie Huber, chez qui le bon sens était la faculté maîtresse,
1) Lettres sur la Religion essentielle.
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réagissaient avec une sorte d'indignation contre un enseignement qui les révoltait et dans lequel ils ne pouvaient reconnaître le vrai christianisme biblique.
Mais, une fois lancés dans cette voie d'opposition, ils allèrent jusqu'à retrancher de l'Evangile tout ce qui n'était pas un corollaire de la raison et de la conscience naturelles : ils s'évadaient ainsi par la porte du rationalisme de la prison dont les autres cherchaient à percer le toit par le mysticisme. Ce fut dans l'Eglise de France une crise pareille à celle qui se produisit dans l'Eglise d'Allemagne, lorsque la formule de concorde luthérienne donna le jour, par réaction, aux tendances de Spener et de Semler.
Dans la première lettre de Marie Huber sur Y Indifférence des religions perce toute la lassitude, le véritable dégoût que causaient aux âmes pieuses les vains débats des sectes et les polémiques des théologiens : « Le christianisme, s'écrie-t-elle, perdra-t-il beaucoup par le retranchement de toutes ces distinctions de religions, ou soi-disant telles, romaine, luthérienne, réformée, etc. ? »
Elle avait trente-six ans lorsqu'elle publia le Monde fol préféré au monde sage. Trois amis, Criton, philosophe, Philon, avocat, Eraste, négociant, se retrouvent après une séparation assez longue : leur entretien prend bientôt une tournure sérieuse et devient une véritable dissertation sur la conscience. Le négociant, Eraste, « échappé depuis peu du monde sage et qui tâche de s'en éloigner pour s'approcher du monde sincère, » instruit l'avocat et le philosophe, les convainc d'erreur et les amène à la lumière ; ils s'y prêtent d'ailleurs de la meilleure grâce du monde. Eraste est un représentant accompli de la tendance d'alors à secouer les formules étroites de la dogmatique orthodoxe. Le « monde sage » et le « monde fol, » que l'auteur appelle aussi le monde masqué et le monde démasqué, ce sont,
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d'une part, les « honnêtes gens, » ceux qui font extérieurement profession de vertu, et d'autre part les francs pécheurs sans retenue: Marie Huber n'hésite pas à préférer ces fols, qui, du moins, ont le courage de se montrer aussi mauvais qu'ils sont, et sont plus près de la vérité que ceux qui croient la posséder.
Toute la conduite de l'homme doit avoir pour base la sincérité envers soi-même.
Les idées favorites de Marie Huber apparaissent déjà dans ce livre, où le christianisme n'est considéré que comme un simple prolongement de la religion naturelle. Sa conception ne va à rien moins qu'à méconnaître l'œuvre de Jésus-Christ : Marie Huber est « de ces natures droites, puissamment trempées, sévères envers elles-mêmes, qui cherchent dans l'Evangile un moyen de sanctification plutôt que de pardon, en Christ un modèle et une force, plutôt qu'une victime expiatoire 1. » Le péché originel n'est point tant aux yeux de l'auteur la désobéissance et la révolte de l'homme, que son erreur, que l'oubli coupable de la vérité. Aussi les peines éternelles lui apparaissent-elles monstrueuses : elle écrira tout un livre, le Système des théologiens, pour combattre cette doctrine; dans son opinion, le vrai châtiment de l'homme sera de voir, à la grande lumière de l'au delà, combien il est demeuré loin de la vérité, combien il s'est écarté de l'idéal primitif, combien ses erreurs l'ont séparé du divin modèle.
Aux attaques que lui valut la hardiesse de ce système, Marie Huber répondit par ses Lettres sur la religion essentielle à l'homme. Elle veut présenter la religion dans ce qu'elle a d'essentiel, elle en ôte « les pierres et les broussailles, » c'est-à-dire ces « opinions patriculières, qui ont de tout temps divisé les chrétiens, déchiré la chrétienté, défiguré la religion 2. » « La religion essen-
1) F. Godet, Etudes Bibliques (l'Avôtre Saint- Jacaues).
2) C'est elle qui souligne si abondamment, suivant son habitude.
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tielle à l'homme doit être à la portée des idiots, » ditelle en son énergique langage.
Cette religion, c'est celle qui tient à la nature même de l'homme et qui tend tout entière à la réalisation pratique de sa destination, le bonheur. L'auteur fouille d'une main courageuse les dogmes reçus, les met à l'épreuve, écarte hardiment tout ce qui ne tend pas à ce but de la religion essentielle ; ce qu'elle en conserve n'est qu'un résidu fort mince du christianisme traditionnel, à savoir ce qui s'accorde avec la conscience et le sens intellectuel et moral de l'homme, seuls critères de la vérité. Jésus est venu nous proposer par sa vie le modèle des vertus à réaliser, nous montrer par sa mort l'utilité des souffrances qui si souvent troublent notre foi, abattent nos courages. Il nous a ouvert la perspective de cette vie à venir dans laquelle le développement moral des individus, commencé icibas, s'accomplira parfaitement.
Plusieurs théologiens prirent la plume pour réfuter les écrits de Marie Huber : Ru chat, de Lausanne, la combattit avec une certaine âpreté, et de Roches, élève de Turrettini, prédicateur brillant, que Senebier appelle « le Démosthène de la chaire, » écrivit sa Défense du Christianisme, où il accuse Marie Huber de « détruire la religion. » La pieuse fille rêvait tout autre chose; mais ses écrits ont certainement contribué à détacher de l'orthodoxie bon nombre d'esprits disposés à s'affranchir du dogme.
On a considéré Marie Huber comme l'ancêtre du protestantisme libéral: c'est fort juste. Mais ici elle nous intéresse à un autre titre : c'est qu'elle fut comme une première ébauche que forma l'esprit du temps, avant de s'incarner dans Rousseau. Marie Huber est moins une initiatrice consciente qu'un produit anticipé de l'air ambiant. En voyant ainsi les mêmes combinaisons de sentiments et d'idées se faire jour sur plusieurs
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points différents, on se convainc qu'elles naissaient naturellement à cette heure, et J.-J. Rousseau apparaît dès lors comme le fruit naturel de son époque, ou, si l'on veut, comme l'expression retentissante des idées qui perçaient de toutes parts et prenaient par degrés possession des esprits. ,.
Mais si, comme on l'a remarqué, Rousseau ne fit plus tard que reprendre et développer sous une forme plus brillante les idées de Marie Huber, faut-il en conclure que les ouvrages de celle-ci aient eu sur la pensée du philosophe l'influence directe qu'on a voulu leur accorder ? — C'était l'avis de Jacob Vernet, qui fut quelque temps l'ami de Jean-Jacques; et l'estimable théosophe Dutoit-Membrini1, dans sa Philosophie divine, s'exprime en ces termes peu galants : « Une femmelette, dont l'orgueil s'est avisé de bâtir un système du tout hérétique, Mlle Huber, a fondé sa prétendue Religion essentielle à l'homme, où entre autres impiétés, elle fait main basse sur tous les mystères. Et à ce propos, il n'est pas vrai que M. Rousseau, plus impie encore, puisse s'appeler novateur, comme ses sectateurs le prônent ; car il a pris presque tout son système du livre de la Religion essentielle, ou plutôt dans ce que ce livre a de plus mauvais. »
Lamartine a repris à son tour cette idée en l'enjolivant: il a attribué à M. Sayous, ce « fureteur de génie,» l'honneur d'avoir découvert à Genève, « en recherchant les sources de Rousseau, une femme, une jeune fille, une belle sibylle des Alpes, une théologienne de vingt ans, une prophétesse de raison et d'instruction, qui prophétise à demi voix et qui prophétise quoi?
La profession de foi du vicaire savoyard. Rousseau l'écoute, il retient, il s'inspire et il écrit. Qui se serait
1) Voir, dans le Canton dé Vaud, les pages que consacre Juste Olivier à l'auteur de la Philosophie divine, qu'il appelle « un grand esprit et d'un vaste savoir, vif, perçant, enthousiaste. » Le doyen Bridel, qui l'avait connu, l'àppelait «notre Fénelon, » et disait qu'aux premiers siècles de l'Eglise, «il aurait pris place parmi ceux que nous appelons les Pères. o — Malheureusement, l'écrivain est loin de valoir le penseur. — Il réimprima les œuvres de Mm. Guyon.
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douté. de cette Egérie cachée dans les grottes du Léman, derrière ce philosophe misanthrope. »
En effet, qui s'en serait douté, sans la rhétorique trop brillante de l'auteur de Jocélyn ? Le fait est que Rousseau, qui aime à indiquer les livres qui ont exercé une influence sur le développement de sa pensée, qui cite plus d'une fois Murait, par exemple, n'a jamais parlé ni de Marie Huber, ni de ses ouvrages. Il les connaissait probablement; ils ont dû lui plaire, puisque, comme elle, il détestait l'incrédulité matérialiste et la rigueur dogmatique des Eglises; il y a bien des points communs dans leurs doctrines, qui étaient, comme on dit, dans l'air; mais on chercherait en vain, dans l'œuvre de Rousseau, des traces précises de l'influence de Marie Huber. Jean-Jacques, ainsi que l'a ingénieusement démontré M. Eugène Ritter, eût écrit Y Emile quand bien même il n'eût pas lu la Religion essentielle.
Ferons-nous de Marie Huber un écrivain de premier ordre? Non, certes. Mais son style, souvent inélégant et sans art, a souvent aussi une sobriété incisive qui ne trahit point la main d'une femme, un charme singulier, ce je ne sais quoi qui captive le lecteur et qui n'est peut-être que l'accent d'une sincérité profonde. L'esprit sérieux aime à méditer les belles pensées et les images heureuses qu'il rencontre dans ces pages si évidemment pénétrées de l'amour du vrai : « Ceux qui ont bâti entre eux et la vérité des barricades presque insurmontables, souffrent moins pendant un certain temps ; mais ils ne savent pas combien il leur en coûtera un jour. » — « La séparation de l'âme d'avec le corps ne change rien à l'essentiel du voyage; ce n'est qu'un changement de circonstance dans la forme ou dans l'équipage du voyageur, semblable à l'ac-cident d'une voiture qui se briserait en chemin, ce qui engagerait son maitre à faire le reste du chemin à pied. » -
Recueillons enfin, dans ses écrits posthumes, la réflexion suivante, qui date de la dernière année de sa
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vie et où parait son fraternel amour pour les humbles et les pauvres : « Il n'est rien dont les riches soient mieux instruits que de ce que les pauvres devraient être, et si ceux-ci l'ignorent, les riches sont zélés à les en instruire. J'observerai ici que la tâche du pauvre est la plus rude et la plus difficile (et cela ne fait pas un désavantage pour eux), mais que, celle du riche est la plus étendue.
Leurs devoirs sont en plus grand nombre. Les riches, je le réitère, savent au bout du doigt les devoirs du pauvre. Une question à leur faire : Connaissent-ils les leurs ? »
La conception religieuse de Marie Huber ressemble fort, par certains côtés, à celle de Béat de Murait : aussi plusieurs des ouvrages de cette femme distinguée ont-ils été attribués par les contemporains à l'écrivain bernois : « L'homme, dit-il, vaut par le cœur et non par la tête. Je tiens pour respectable toute théologie, toute doctrine qui va à l'essentiel de la religion et parle au cœur; qui porte à accomplir plutôt qu'à savoir. J'appelle avoir de la religion rentrer dans l'ordre d'où nous sommes sortis, rentrer dans la dépendance de Dieu et faire de cela notre affaire, notre grande, notre principale affaire. » « Nul, dit-il encore, afin de montrer que la religion est surtout affaire de vie pratique et non de doctrine, nul ne connaît Jésus-Christ vérité, d'où toute vraie connaissance découle, s'il ne l'a connu chemin, et nul ne le connaît chemin qu'autant qu'il y marche. »
— « L'Eglise de Dieu, sa véritable Eglise, a toujours consisté et consistera toujours dans les gens de bien. »
De même que Marie Huber, Murait repousse énergiquement les peines éternelles et proclame sa foi au rétablissement universel. Il pense ainsi, librement, sur les plus graves sujets, et accepte d'avance de bonne grâce le nom de fanatique, « tant appréhendé de quelques-uns. » — C'est là le ton détaché du gentilhomme, à qui l'opinion de la foule est d'une suprême indiffé-
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rence et qui se sent au-dessus du vulgaire, moins encore par la naissance que par la force et l'indépendance de son esprit.
Les Murait avaient été expulsés, au milieu du XVIme siècle, de Locarno, pour avoir embrassé le protestan, tisme ; une branche de la famille s'était établie à Berne : Béat-Louis y naquit en 1665. Vers l'âge de seize ans, il séjourna à Genève, où les jeunes Bernois allaient souvent alors poursuivre leurs études. Puis, à l'exemple de son père, il entra au service de France, mais n'y resta pas bien longtemps, car avant la fin du siècle il regagnait la Suisse, poussé par un besoin de retraite et de solitude. Mais il avait auparavant visité l'Angleterre en 1694, et c'est à ce voyage que nous devons son premier et son meilleur ouvrage, les Lettres sur les Anglais et les Français. Il paraît les avoir écrites de Londres et de Paris, pour son plaisir et pour celui de l'ami à qui elles étaient destinées, mais sans songer précisément à les publier. Elles se répandirent sous forme de copies plus ou moins exactes, et valurent à Murait un certain renom d'écrivain longtemps avant qu'il eût rien donné au public. Ce n'est qu'en 1725 que ses amis obtinrent, non sans peine, la permission d'imprimer cet ouvrage.
Après son retour à Berne, Murait épousa Marguerite de Watteville; il était marié depuis deux ans lorsqu'il fut impliqué dans les troubles suscités par l'invasion du piétisme et l'intolérance du clergé. Au sein de l'Eglise bernoise, alors comme figée dans un froid formalisme, dans le dogmatisme étroit du Consensus, venait de se produire un véritable réveil, dont les promoteurs furent quelques étudiants en théologie de l'Académie, et qui gagna plusieurs des familles patriciennes. Le Grand Conseil destitua ou bannit des pasteurs; Murait lui-même, qui s'était associé au mouvement nouveau, ne voulut pas s'engager à rester fidèle
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au culte établi, c'est-à-dire à fréquenter les sermons du doyen Bachmann, le grand inquisiteur de l'Eglise bernoise et le représentant le plus dur de l'orthodoxie calviniste. Il fut banni du territoire de la République en 1701, et n'y rentra jamais, si ce n'est pour de courts séjours.
Il essaya d'abord de se fixer à Genève, d'où il fut poliment éconduit. « On me bannit des villes quand j'y entre ou que j'en approche de trop près,» écrivait-il alors. Il se retira dans le joli village de Colombier, à une lieue de Neuchâtel, et c'est là que s'est écoulé le reste de sa vie; il y mourut en 1749, ne laissant qu'une fille de son premier mariage (il en avait contracté un second, à l'âge de soixante-douze ans, avec une jeune Zuricoise de vingt-cinq ans). Cette fille unique de Murait épousa M. de Charrière, dont le fils devait donner son nom à la spirituelle Hollandaise qui l'a illustré. C'est dans la maison même où avait résidé Murait, à Colombier, que vécut à la fin du siècle dernier Mme de Charrière, c'est là qu'elle accueillit Benjamin Constant, là qu'elle écrivit ses romans et qu'elle mourut en 1805.
Nous avons à considérer Murait tour à tour comme moraliste et comme écrivain mystique. Le fond de. sa nature me paraît être la haine implacable du faux en toute chose, du convenu, des vaines apparences, et, par suite, de toute puissance humaine qui prétendrait le forcer à sacrifier Y être au paraître. La droiture est sa vertu de prédilection, la base de sa morale, « l'essentiel de l'homme. » Qu'on se représente ce personnage traversant, à la fin du XVIIme siècle, la société de Londres et de Paris : tout ce qu'il y avait de factice dans une civilisation d'ailleurs brillante, les conventions mondaines, les mensonges de salon, les artifices de la rhétorique devaient exciter la verve un peu frondeuse de cet Alceste bernois, comme, plus tard, il s'in-
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surgera contre le formalisme ecclésiastique, substituera aux dogmes de l'Eglise la voix de la conscience, qu'il appellera l'instinct divin, et défendra la cause de la liberté et de lavtolérance. Murait est un des esprits les plus indépendants, les plus sérieux et les mieux trempés de son époque ; un accent de sincérité courageuse est le trait distinctif de tous ses écrits. Parcourons-les pour le mieux connaître.
Les Lettres sur les Anglais et les Français ont été écrites — j'y insiste — à la fin du XVIIm8 siècle, c'està-dire à une époque où, d'une part, l'Angleterre était encore mal connue de la France, où, d'autre part, la France était en possession d'un prestige immense et d'une royauté intellectuelle reconnue par toute l'Europe. L'Allemagne tournait ses yeux vers elle comme vers le modèle en toutes choses, et voyait en Boileau, que Murait allait si librement critiquer, le représentant accompli de la poésie.
Eh bien, plus de vingt ans avant les Lettres persanes, plus de trente ans avant les Lettres anglaises de Voltaire, le patricien bernois abordait avec un sans-façon vraiment helvétique et la clairvoyance d'un esprit supérieur l'étude des deux nations, entreprenait de les faire connaître l'une à l'autre. Cette initiative ne constitue déjà pas un médiocre mérite; mais l'ouvrage ne vaut pas seulement par sa date : les peintures de Murait n'ont point vieilli, leur vérité éclate encore aux yeux du lecteur d'aujourd'hui. C'est qu'il s'occupe moins des institutions et des mœurs du moment que de l'essence même du caractère national ; il est curieux du fond de l'homme, plus que des choses passagères qui l'entourent. Or, le caractère anglais. n'a pas sensiblement changé depuis que Murait en faisait le tour avec tant de sagacité. L'Angleterre est demeurée ce pays de liberté où chacun «est ce qu'il a envie d'être.» Et de là, remarque l'écrivain, « viennent sans doute
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tant de caractères extraordinaires, de héros en mal comme en bien.» A cette heure encore, les Anglais sont volontiers « gens extrêmes dans le mal comme dans le bien;» ils « se mettent peu en peine des jugements que les autres font d'eux, et ne font guère d'attention aux actions des autres;» aujourd'hui encore — la Suisse ne le sait que trop — ils « forment des religions extravagantes; » et j'imagine que l'étranger visitant l'Angleterre pourra voir encore, « chez des gens de qualité, servir des pipes et du tabac à la fin du repas, les femmes se retirer et les hommes les voir partir tranquillement en remplissant leurs pipes. » Le portrait de la femme anglaise, « toute blonde et blanche, » est resté vrai, et le joli trait final trouverait bien encore quelque jeune miss à qui s'appliquer: « Leur air est si modeste, qu'on se sent tenté quelquefois de dire à une femme qu'elle est belle, pour avoir le plaisir de le lui apprendre. » L'air « de santé et de prospérité» des clergymans, les « chapelains gras et vermeils, ?
n'appartiennent pas seulement au passé, et nous les en félicitons.
Mais si ces détails ont gardé leur saveur, la peinture générale du caractère, qui importe surtout à Murait, a conservé toute sa valeur aussi. Le patriotisme exclusif de ce peuple, son orgueil national, le tour particulier de son esprit, sa manière de comprendre la vie, son courage moral et son dédain de l'opinion européenne, la forte sève enfin qui anime ce puissant corps social, tout cela est mis en relief par le pénétrant observateur. Bien plus : précurseur de M. Taine, il a essayé de rattacher le caractère de la race à ses origines, et ce n'est pas le passage le moins curieux de son étude que celui où, prétendant reconnaître chez les Anglais « un petit reste de férocité qui est le fond de leur ancien caractère, » il se risque dans une voie alors toute nouvelle: « Il me paraît qu'ils tiennent.
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quelque chose des différentes nations qui les ont subjugués: ils boivent comme les Saxons; ils aiment la chasse comme les Danois ; les Normands leur ont laissé la chicane et les faux témoins; ils ont retenu des Romains l'inclination pour les spectacles sanglants et le mépris de la mort. »
Ces aperçus hardis sont relevés par le don de l'humour, de l'ironie rapide, qui mord sans appuyer : l'auteur appellera en passant le nouveau temple de SaintPaul « un des plus vastes qui soient en Europe, capable d'arrêter toute la corruption de Londres, si l'efficace des sermons répond à la grandeur du bâtiment. » Par de semblables traits de raillerie discrète, fort nombreux sous sa plume, Murait me rappelle Hamilton; et peut-être a-t-il, en effet, un tour d'esprit plus anglais qu'il ne le soupçonne lui-même.
C'est ainsi que notre écrivain s'était « exercé et dégourdi l'esprit, — avant que d'en venir aux Français. ?
Il est sévère pour eux, très sévère. Mais est-il vrai qu'il les haïsse et qu'il aime leurs ennemis? Est-il vrai, comme l'a dit Rousseau, que sa haine pour les Parisiens perce (cjusque dans les éloges qu'il leur donne?» M. de Greierz ne paraît pas éloigné de l'admettre dans sa substantielle étude sur Murait1. Mais, oserai-je le dire ? ce savant critique de race germanique n'a peutêtre pas saisi dans toutes ses fines nuances le parallèle tracé entre les deux peuples par le moraliste bernois ; et quant à Rousseau, il tirait à lui Murait, par ressentiment contre la France. Le lecteur ne doit pas s'y tromper: Murait estime peut-être davantage les Anglais, précisément parce qu'il a en horreur l'artificiel et le convenu, mais à coup sûr ce sont les Français qu'il aime. Vinet a appelé la France « la Célimène de l'Europe » : notre Alceste, en effet, semble s'écrier tout du long :
1) Beal-Ludivig von Murait. Frauenfeld, Huber, 1888.
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En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer !
Il ne lui ménage aucune vérité, il se met en contradiction avec l'opinion courante de l'Europe, éprise de Célimène; il la juge et la censure vertement; mais parfois ses morsures ressemblent à des baisers et le fond de son cœur apparaît sous la rigueur de son analyse. Les Français ont de graves travers : le principal est de vivre en dehors, pour la société; de là vient qu'ils tiennent moins au fond qu'à l'apparence: « Ils font consister leur bonheur à être crus heureux. Ceux qui réussissent dans les entreprises sur les femmes, ou qui passent pour y réussir, et à qui, pour les encourager davantage, on donne le nom envié d'hommes à bonnes fortunes, avouent qu'ils aiment mieux qu'on les croie favorisés sans l'être, que de l'être sans qu'on le croie.» La Fontaine n'a-t-il pas dit que « se croire un personnage, » C'est proprement le mal français ?
Chacun fait étalage de ce qu'il a, se dépense et se met en scène aux yeux du monde: « Les marchands, remarque finement Murait, sont extrêmement civils, empressés et infatigables à vous faire voir ce que vous leur demandez, et même ce que vous ne leur demandez pas : vous diriez qu'en tant que Français ils prennent plaisir à étaler. » Cette vie tout extérieure est l'empire naturel de la mode, de l'étiquette, des usages consacrés et tyranniques :
« Ils font de la coutume la reine du pays, la grande reine, pas moins que de leur roi le grand roi. « Cela se fait, cela ne se fait pas, » leur sont des raisons sacrées. La mode les unit dans la
nouveauté et contente leur humeur changeante. Tous reconnaissent son autorité, les grands et le roi comme les autres ; la mode ressemble au Destin dont parlent les poètes, qui est supérieur à toutes les divinités et à qui Jupiter même obéit. L'étranger
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croit voir des gens qui essaient toutes sortes d'habits, sans en pouvoir trouver un qui leur convienne. Cependant, au bout de cent changements, tous de bien en mieux, on les voit revenir aux anciennes modes. Si quelque chose devait les arrêter, ce sont ceux de leurs voisins qui les imitent ; de la manière dont ils outrent les modes et prennent plaisir à renchérir sur toutes les nouveautés qui leur viennent de France, il semble que leur dessein soit de tourner les Français en ridicule plutôt que de les imiter.
Mais ce n'est pas cela ; les Français ont bonne grâce dans leurs changements de mode, et toute nation qui veut les imiter se tourne en ridicule elle-même. Ils semblent être faits pour leurs habits, et toujours pour le dernier qu'ils mettent; et nous autres, avec chaque mode nouvelle, nous paraissons prendre un ridicule nouveau !
Convenez que la page est charmante sous une plume suisse. Et tout le reste voudrait être cité. Que de traits aigus et rapides dans cette lettre sur la mode! J'y cueille celui-ci encore : « Tel se ruine à renouveler ses meubles, qui sont encore neufs, mais qui ne sont plus nouveaux. » Puis cet autre, si spirituellement vrai : « Dès qu'un Français vient dans un autre pays, surpris de voir tout un peuple différer de lui, il ne peut plus se contenir et il s'échappe à la vue de tant d'horreurs. »
La lettre où il parle des mille petites manières en usage dans la société n'est pas d'une observation moins piquante : « Tout cela fait ce qu'ils appellent du nom magnifique de savoir-vivre, et qu'ils ont raison d'appeler ainsi, puisqu'ils en font leur grande affaire et qu'ils ne semblent vivre que pour cela. » — « Les Français inspirent à leurs enfants des habitudes plutôt que des principes, des bienséances qui font honneur pour le présent plutôt que ce qui peut servir de règle pour l'avenir. »
La frivolité de cette vie tout extérieure, d'où vient • la puissance de la mode, explique aussi l'importance excessive attachée à Y esprit : Murait a sur ce sujet des réflexions pleines de malice et de gaîté. Il observe encore que le Français, si exclusivement sociable, se
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trouve dépaysé, éperdu, sitôt qu'il est affranchi de la contrainte mondaine. Louis XIV, quand il voulait punir un grand seigneur qui lui avait déplu, l'exilait à la campagne : « Séjour délicieux, » remarque Murait.
Mais « c'est un exil que le Français ne saurait supporter : dès qu'il se voit maître de soi-même il languit; le loisir et la liberté le rendent malheureux. » Le spirituel Bussy-Rabutin fut ainsi banni de la cour pour avoir écrit les historiettes que l'on sait: il souffrit cruellement dans sa retraite et « ne sut plus écrire que pour tâcher d'en sortir. » Il serait bien intéressant de rechercher dans ces lettres l'esquisse et comme la contre-épreuve de certains types originaux que nous retrouvons dans la comédie du commencement du XVIIIme siècle. Murait a rencontré d'Urval, le héros du Préjugé à la mode, de La Chaussée, ce mari qui rougirait d'aimer sa femme: « Aujourd'hui la mode défend en France qu'un homme s'attache à sa femme. Cela serait du dernier bourgeois et du vieux temps. » Il a rencontré le méchant de Gresset, des Cléons ou des Valères, qui « affectent les vices mêmes qu'ils n'ont point. » Il a rencontré le glorieux de Destouches, des comtes de Tuffière, « qui ne cherchaient qu'à s'éloigner de toute roture, puis rebroussent chemin et s'empressent de devenir les gendres de ces messieurs. » Voilà, certes, un monde bien léger, bien ridicule et bien vide ! Que reste-t-il donc à ces pauvres Français inconsistants et vains ? — Cette simple petite chose : la bonté :
« La. bonté du cœur, qui est propre aux Français et qui fait le fond de leur caractère, et la franchise qui assortit cette bonté, font ensemble l'ornement de cette nation. Le mal qu'il y a à dire d'eux occupe beaucoup plus de place ; mais il concerne le plus souvent d'assez petites choses ; c'est une liste des bagatelles auxquelles ils mettent un trop grand prix et par où il leur arrive
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de se rendre petits. Le bien est plus tôt dit, mais il regarde des qualités essentielles, qui s'étendent sur toute la vie. J'aimerais mieux faire la rencontre d'un Français homme de mérite que d'un homme de mérite Anglais, comme il y aurait plus de plaisir de trouver un trésor en pièces d'or, dont on pourrait d'abord jouir, que d'en trouver un en lingots qu'il faudrait premièrement convertir en espèces. »
Cet « homme de mérite,» ce Français accompli, Murait le peint avec complaisance : « Il a les bonnes qualités de sa nation, et il en fait valoir heureusement jusqu'aux défauts, qu'il rectifie. Etre honnête homme et faire plaisir est chez lui une profession : il s'y applique et il y excelle ; c'est, je crois, ce qu'il y a parmi les hommes de plus revenant. » Et, songeant aux Français distingués qu'il a connus, Murait ajoute, avec une mélancolie qu'il dut souvent éprouver plus tard dans sa retraite : « Je ne sais si c'est une rencontre fort à souhaiter : ce peut être matière de regret pour le reste de la vie et de dégoût pour la plupart des hommes avec qui on est obligé de vivre. » — Voici enfin le cri qui résume les vives sympathies de notre écrivain : « Les Français sont peut-être de toutes les nations la plus humaine : ils méritent l'amitié des autres. »
La plus originale de ces lettres est celle où l'auteur s'attaque à Boileau, alors en possession d'une gloire incontestée. — Pourquoi Boileau ? — Murait avait une idée particulière et très haute du rôle littéraire de l'écrivain : élever l'homme, procurer son amélioration morale, telle est sa tâche ; dans ses pages sur les auteurs contemporains, on le sent surtout curieux de rechercher leur conception propre de la vie humaine, de son but et de son prix ; il applique avec dédain le nom de bagatelles aux œuvres de quiconque n'écrit que pour s'amuser et amuser les autres ; il ne sépare point — et en cela il est un peu le précurseur de plusieurs critiques suisses - l'art et la morale; il veut
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qu'un écrivain soit « utile à la société, » qu'il ait « le bien en vue, » qu'il soit pénétré de ce qui fait le « mérite de l'homme. » Or les satires de Boileau, et surtout celle qu'il critique, les Embarras de Paris, ne répondent pas à son idéal du genre; il ne trouve que le jeu d'un homme de lettres, là où il cherchait, d'après le titre de satire, la censure du moraliste.
Et si c'est un jeu, au moins devrait-il être habilement
joué : Murait, aussi incisif que fin et m'esuré, n'a pas de peine à montrer dans le poème de Boileau des tours obscurs ou forcés, des expressions impropres, des chevilles très apparentes ; il fait voir que les traits pittoresques dont le poète a chargé son tableau ne sont point particuliers à Paris, mais s'appliquent à toutes les villes possibles. Cet examen minutieux auquel se livre Murait est vraiment amusant, parce que le fond est aussi judicieux que la forme est piquante et vive. On croit entendre M. de Banville lui-même, dans son fameux chapitre de la Rime, lorsque Murait s'écrie: « C'est sur les mots qui font la rime que la critique tomberait assez souvent, si on voulait y faire attention. Il bronche trop souvent au bout du vers; et c'est là une remarque fâcheuse pour un ouvrage de poésie, qui doit tirer en partie sa beauté d'une rime naturelle.
Ces vers ne sont rien moins que des vers aisés et libres, dont la rime soit heureuse ; elle est trop clouée ait vers. »
Béranger disait de Jocelyn qu'il regrettait que ce beau poème contînt quelques centaines d'alexandrins que Lamartine avait fait écrire par son concierge.
Murait dit de la satire de Boileau : « On dirait qu'un maître n'a touché à cette pièce que par-ci par-là, comme il est ordinaire aux peintres fameux de relever de quelques traits les ouvrages de leurs apprentis et de les faire, passer ensuite sous leur nom. » Et, pour conclure, Murait relègue hardiment cette satire parmi les poèmes médiocres, et pense que « le temps, qui met
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le vrai prix aux auteurs, ne placera pas celui-ci au premier rang où son siècle le place. »
Cette libre critique d'un étranger contemporain du poète a frappé Sainte-Beuve, qui insinue que la postérité pourrait bien, en définitive, souscrire au jugement de Murait : « Il a dit le premier bien des choses qu'on a répétées depuis avec moins de netteté et de franchise. »
Ces « vérités suisses, dites avec beaucoup d'esprit, » comme les appelle encore l'auteur des Lundis, ne passèrent pas inaperçues en 1725..Les journaux d'alors applaudirent ou se fâchèrent; l'un traita Murait de « Suisse atrabilaire ; » un autre — c'était l'abbé Desfontaines - rendit justice à son esprit: « Je fus bien aise de voir un Suisse penser, » dit candidement l'abbé, qui ajoute : « Il faut avouer que nous avons, au sujet de quelques nations, des préjugés ridicules. Je commence donc à me figurer aisément des philosophes sur la cime des Alpes. Ce Suisse à tête pensante n'est pas, s'il vous plaît, un Français déguisé ; c'est un Suisse, un vrai Suisse, mais un Suisse anglais et français en même temps, c'est-à-dire qu'il s'est formé l'esprit dans le commerce des deux nations. Comme Suisse, il a du bon sens et de la simplicité ; comme Anglais, assez de profondeur et de pénétration ; comme Français, de la vivacité et quelque délicatesse. »
Desfontaines ne fut pas aussi aimable jusqu'au bout ; mais Voltaire vengea notre écrivain : « Imprime-t-on, s'écrie-t-il, un livre sage et ingénieux de M. de Murait, qui fait tant d'honneur à la Suisse, l'abbé Desfontaines prend la plume, déchire M. de Murait, qu'il ne connaît pas, et décide sur l'Angleterre, qu'il n'a jamais vue. »
Les Lettres sur les Anglais, paraissant dix ans après la mort de Louis XIV, répondirent au sentiment de curiosité d'une génération qui cherchait précisément en Angleterre, dans la législation, dans la littérature, les modèles de cette indépendance après laquelle sou-
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piraient tant de bons esprits. On comprend que Voltaire ait volontiers loué le « sage et ingénieux Murait. »
Rousseau l'a cité aussi plusieurs fois dans la Nouvelle Héloïse. Ne lisait-il pas les Lettres fanatiques de Murait en travaillant à Y Emile, et les Lettres sur les Anglais et les Français en écrivant l'histoire de Julie? Il pouvait reconnaître en Murait son précurseur à plusieurs points de vue. Les Lettres sur les voyages — il faudrait dire contre les voyages — que Muralt écrivit peu après son retour en Suisse, ont déjà l'accent un peu sombre d'un homme qui a rompu avec le monde et volontiers tiendrait tête au courant d'idées de son époque. Il soutient que la Suisse a plus à perdre qu'à gagner au contact avec des peuples d'une civilisation raffinée: « Heureuse nation, s'écrie-t-il, si elle revenait à soi ! »
Et il prêche à ses compatriotes l'antique simplicité, la primitive droiture, autant de vertus qu'ils ont perdues (c parmi les nations opulentes et voluptueuses. »
De plus en plus, notre écrivain s'abîma dans un mysticisme visionnaire que sa solitude ne faisait qu'exalter. Cette seconde partie de sa vie et de son œuvre laisse une impression pénible: on y voit un grand esprit s'égarer dans d'étranges sentiers, et c'est avec une sorte de stupeur qu'on lit le récit du mystérieux voyage que fit Murait, à soixante-quinze ans, dans la Prusse rhénane (il descendit l'Aar et le Rhin en bateau), — pour obéir aux injonctions d'une certaine Dorothée, espèce d'illuminée qui avait réussi it; lui faire prendre ses lubies pour des ordres d'Eri-Haut.
Nous retrouvons néanmoins, jusque dans les aberrations des Lettres fanatiques (1739), le même vigoureux esprit, le même cœur droit et sincère. Il y a là des pages d'une beauté bizarre contre les savants, que Muralt a pris en haine farouche, ces docteurs, ces « conducteurs aveugles, » auxquels il oppose l'homme « dans sa noble liberté et simplicité, » avec son « ins-
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tinct divin, » suprême règle du vrai. Ce sont les savants qui ont corrompu la religion naturelle : ils doivent être terrassés, comme Saint-Paul sur la route de Damas.
La Genèse les a préfigurés par le serpent du jardin d'Eden, condamné « à ramper et à se nourrir de poussière sous Varbre de la science. » Du milieu de ces sombres malédictions partent des traits de malice où l'on retrouve l'humoriste d'autrefois: «On peut regarder les savants comme les gens du monde les plus incapables de mettre le prix aux choses ; celui qu'ils mettent à leurs productions le fait voir. »
C'est, en revanche, sur le ton de la gravité la plus convaincue que Murait accuse la lune d'être « la planète qui préside au vain savoir, » et disserte à ce propos sur les lunatiques dont parle l'Evangile; qu'il développe sa théorie sur les esprits habitant cet astre fatal et chargés de gouverner le monde pour y inspirer, les uns le bien, les autres le mal; qu'il proclame l'infaillibilité de cet « instinct divin, » sur lequel il écrivit un petit livre devenu fort rare. Il revendique fièrement le nom de fanatique et termine en proclamant le devoir de la tolérance. C'est ce qu'il y a de meilleur à retenir de ces lettres singulières, écrites sur un ton d'apocalypse.
Nous nous sommes arrêté longtemps devant cette figure originale et en somme attachante jusque dans ses extravagances. Murait méritait particulièrement cette étude attentive, parce qu'il est sans contredit l'écrivain français le plus remarquable que la Suisse ait produit jusqu'alors. C'est une surprise singulièrement agréable de voir apparaître, isolé en pays allemand, un écrivain qui sut joindre au robuste bon sens, au jugement droit et ferme du Bernois, la vivacité piquante, la sobriété nerveuse et la justesse expressive de la langue la plus française.
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L'action qu'il a exercée n'est point à méconnaître : plus qu'aucun autre, Murait a rempli ce rôle d'interprète et d'intermédiaire entre les pays européens, auquel les écrivains suisses et la Suisse elle-même sem blent prédestinés.
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CHAPITRE VI
VOLTAIRE ET ROUSSEAU
Genève au .XVIIImo siècle. — Jacob Vernet. — Les amis de Voltaire ; la société des Délices. — J. Vernes. — Voltaire à Lausanne; la société vaudoise. — L'article Genève et Rousseau; ses rapports avec Voltaire. — Les Lettres de la campagne. — Voltaire et les spectacles.
— Cornuaud et Rival. — Jean-Jacques à Môtiers-Travers et les Neucllâtelois. — Rousseau fils de Genève.
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« C'est un grand siècle, a dit Arago, que celui où un .voyageur, dans la même journée, pouvait rendre hommagé à de Saussure, à Haller, à Jean-Jacques et à Voltaire.» — Oui, c'est un grand siècle, surtout pour nous; la Suisse française a joué alors un rôle si important, elle a produit tant d'hommes supérieurs, dont l'influence a débordé si loin au delà de nos frontières, que nous sentons le modeste cadre de ce travail se briser en quelque sorte et qu'un sujet local en apparence se transforme en un sujet européen. Nous allons, en effet, nous trouver en face de Voltaire, qui fut notre hôte et dont les rapports avec notre pays constituent un chapitre essentiel de notre évolution littéraire; puis en face de Rousseau, qui est, avec Mme de Staël, le plus célèbre des écrivains sortis de la Suisse française ; nous allons assister à une riche éclo-
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sion de talents, à un mouvement intellectuel dont l'activité suffirait à la gloire de pays plus vastes que le nôtre. Le XVIIIme siècle est la période d'expansion littéraire de notre patrie, celle où elle a le plus donné à l'Europe de ce qu'elle avait lentement accumulé à travers les âges. Jamais nous n'avons été plus cosmopolites au sens favorable du mot; jamais la Suisse française ne fut davantage un foyer de lumières inattendues, un laboratoire d'idées nouvelles.
Genève, à laquelle il faut toujours revenir, et dont l'histoire est vraiment si grande que je conçois la fierté qu'on reproche parfois à ses enfants, Genève voit paraître Y Esprit des lois, accueille Voltaire, produit Rousseau, donne à la France Necker et son illustre fille, à Mirabeau des collaborateurs, à la Révolution des publicistes, et de Saussure à la science.
Lausanne, où grandit Benjamin Constant, reçoit et forme Gibbon, devient un des rendez-vous préférés de l'Europe intelligente. Neuchâtel se pique d'émulation, et si, par un fâcheux hasard, cette petite ville est la patrie de Marat, nous verrons qu'elle a quelques titres littéraires plus avouables.
Serait-ce donc un pays indigne de l'attention des historiens de la littérature, que celui qui, en un demisiècle, a jeté sur le marché des idées tant d'éléments actifs, et ne comprend-on pas que j'éprouve quelque appréhension au moment d'aborder un sujet à la fois si riche et si complexe?
Avant de mettre en scène Rousseau et Voltaire, il est indispensable de décrire l'état de la petite république où naquit l'un, où l'autre résida. Le XVIIIme siècle, qui fut marqué pour Genève, comme on l'a vu plus haut, par un commencement d'émancipation théologique, fut en même temps une époque d'agitations et de transformations politiques et sociales. Nous avons montré déjà comment l'immigration française
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agissait sur les mœurs indigènes. Mais ce n'étaient pas seulement les réfugiés étrangers qui contribuaient à modifier le caractère national; le commerce, auquel beaucoup de Genevois se livraient avec succès, les mettait en rapports fréquents avec les pays voisins et surtout avec la France ; un échange d'idées s'établit de pays à pays.
Les Genevois, enrichis par des spéculations heureuses et par un travail intelligent, revenaient se fixer dans leur ville et y rapportaient le goût d'une vie plus large, du luxe et des plaisirs. On se figure aisément qu'au retour de Paris, Genève devait leur paraître bien puritaine.
« Ils comparaient continuellement, et avec chagrin, les jouissances recherchées des Français aux gênes de la liberté genevoise, s'écrie l'écrivain démocratique d'Ivernois. Paris les avait infectés de tous ses poisons. Ses palais, ses théâtres surtout, éblouissaient leurs faibles yeux, et le plus ardent de leurs désirs était de posséder à Genève une troupe de comédiens, qui n'auraient pas manqué d'y dévouer au ridicule les faibles restes des mœurs républicaines. Heureusement, les citoyens éclairés par Rousseau annoncèrent une opposition invincible à cette innovation. »
Vous sentez naître l'antagonisme: c'est alors, en effet, qu'on vit la ville se partager en deux, en haut la grande finance et la magistrature, en bas les artisans et les marchands; c'est alors que s'élèvent dans la ville haute ces belles demeures aristocratiques de la Treille ou de la Rue des Granges, qui arrachaient à quelque pasteur ce cri d'alarme: «Par ces portes cochères, le luxe entre à deux battants.» La plupart des familles bourgeoises conservaient les habitudes d'austérité, d'économie sévère, du siècle précédent, et assistaient avec déplaisir à cette invasion du luxe, que Cornuaud a si vivement dépeinte dans ses intéressants Mémoires1.
1) Voir la Vie intime (le Voltaire aux Délices et à Ferney. de Perey et Maugras.
Nous y puisons sans cesse pour ce chapitre.
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« Les privilégiés auxquels avait souri la fortune étonnèrent la République par un train d'équipages et de modes ruineuses, inconnu jusqu'alors au milieu de nous. Ce furent en général des banquiers qui eurent ces succès corrupteurs. Paris servait de théâtre à leurs victoires ; ils y menaient leurs femmes en chaises de poste, et les ramenaient triomphantes dans des équipages brillants, suivies de jockeys, de chevaux de main, et chargées de tous les bijoux, de tous les chiffons que le dernier goût avait inventés. »
Comme on voit, le temps avait marché, et la Genève du XVlIIme siècle, en dépit des institutions rigoureuses de Calvin et des efforts du Consistoire, ne ressemblait plus guère à celle du XVIme siècle. Il est vrai qu'elle ne paraissait point si émancipée aux Parisiens accoutumés à la vie mondaine et que, vers 1765 encore, le chevalier de Boufflers pouvait écrire ce piquant passage si souvent cité : « C'est une grande et triste ville, habitée par des gens qui ne manquent pas d'esprit et encore moins d'argent, et qui ne se servent ni de l'un ni de l'autre. Ce qu'il y a de très joli à Genève, ce sont les femmes; elles s'ennuient comme des mortes, mais elles mériteraient bien de s'amuser.» Vers le même temps Voltaire ne traitait pas mieux la « cité genevoise,» Noble cité, riche, fière et sournoise ; On y calcule et jamais on n'y rit.
L'art de Barême est le seul qui fleurit ; On hait le bal, on hait la comédie ; Pour tout plaisir Genève psalmodie Du bon David les antiques concerts, Croyant que Dieu se plaît, aux mauvais vers.
Des prédicants la morne et dure espèce Sur tous les fronts y grave la tristesse.
Voltaire parlait tout autrement de Genève au début
de son séjour, lorsqu'il espérait encore réussir à la transformer à l'image de la société française. Un des premiers amis qu'il y rencontra fut précisément, nous
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l'allons voir, un de ces «mornes prédicants. » Et pour la comédie, il n'est pas vrai de dire que les Genevois l'eussent en horreur : on avait pu les en sevrer, mais non pas leur en faire passer le goût. Il était défendu de représenter aucune pièce de théâtre, même à domicile, ce qui n'avait pas empêché qu'en 1681, le Cid fût joué chez M. Perdriau par des enfants, au nombre desquels figurait le fils du premier syndic. Le Consistoire. s'émut de ces « désordres, » et les pasteurs furent invités « à en parler en chaire. »
Nous voyons qu'au commencement du XVIIIme siècle, et à plusieurs reprises, des comédiens ambulants donnèrent aux portes de la ville des représentations où le public se rendait en foule, malgré les menaces et les censures du Consistoire; ces faits indiquent assez quel changement tendait à s'opérer dans les mœurs lorsque Voltaire vint s'établir aux Délices.
Peu à peu, et dès le commencement du XVIlIme siècle, le gouvernement était devenu une oligarchie aristocratique ; l'ancien Conseil général, composé de tous les bourgeois et seul véritable souverain, avait perdu son antique prestige; on ne le consultait plus et les pouvoirs se concentraient dans le Petit Conseil et le Conseil des Deux-Cents. Lorsque vinrent des temps difficiles de chômage et de disette, le peuple se mit à mesurer les distances sociales, se rappela l'ancienne égalité, songea à reconquérir ses vieilles prérogatives.
Bientôt nous voyons trois partis en présence: une aristocratie qui détient seule l'autorité, jalouse de ses privilèges, et qui, par les refus qu'elle opposera aux revendications populaires, justifiera son nom de parti des Négatifs. Les bourgeois ne cesseront de lui adresser des représentations, d'où leur nom de Représentants.
Le troisième groupe est celui des Natifs, ou descendants d'étrangers admis au simple droit d'habitation.
Ils ne jouissaient pas des droits civils des citoyens;
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l'édit de médiation de 1738 ne les admit qu'à exercer les métiers, et non les « arts libéraux»; en revanche, ils payaient plus d'impôts. On les voit prêter leur appui, suivant les promesses qu'elles leur font, tantôt à la bourgeoisie, tantôt à l'aristocratie : « Mes amis, leur disait Voltaire, vous ne ressemblez pas mal à ces poissons volants qui, hors de l'eau, sont mangés par les oiseaux de proie, ou qui, se replongeant dans l'onde, sont dévorés par les grands poissons. Vous êtes entre deux partis également puissants : vous serez victimes des intérêts de l'un ou de l'autre, et peut-être de tous les deux ensemble. »
Les luttes entre ces divers éléments sont l'histoire même de Genève au XVIII me siècle. Voici les étapes les plus importantes de cette évolution politique. En 1707, première agitation qui coûta la vie à Pierre Fatio, un des chefs du parti populaire. En 1734, second mouvement des bourgeois, qui revendiquent les droits du Conseil général, notamment en matière d'impôts ; les hostilités ne prennent fin qu'en 1738, par l'intervention de la France, de Zurich et de Berne; leur arbitrage proèura un temps de trêve. Mais, en 1763, la démission de Rousseau de ses droits de citoyen, après la condamnation de l'Emile, fut le signal d'une troisième crise; il y eut nouvelle médiation, puis la lutte reprit de plus belle pour aboutir, en 1782, à la victoire du parti aristocratique, suivie de l'exil des chefs du parti populaire.
On comprend qu'un siècle aussi agité ait vu naître à Genève toute une littérature militante; mais celle-ci a perdu pour nous beaucoup de son intérêt. On a réuni deux mille cinq cents brochures, satires, pamphlets, chansons, sur les troubles de 1738 à 1795. Déjà lors des élections de 1734 au Conseil des Deux-Cents, le pays avait été mondé de rimes. Les plumes alertes ne manquaient point à Genève, témoin celle du procureur général Jean du Pan, qui, dans une comédie en
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prose, le Délire des politiques, a mis en scène avec finesse et gaîté les bourgeois et les aristocrates.
Nous retrouverons précisément cet antagonisme de classes dans les querelles auxquelles vont donner naissance les divertissements dramatiques de Voltaire et la publication de l'Emile. Il faut bien prendre garde, en effet, que la démission de Rousseau fut pour la bourgeoisie un prétexte : elle éprouvait moins de sollicitude pour le philosophe que d'aigreur et de rancune contre le Magnifique Conseil; le conflit relatif à l'Emile est un épisode de la vieille et longue guerre qui agitait la République, de même que le gros orage dont Rousseau fut la victime à Neuchâtel fut un épisode de la lutte séculaire entre le gouvernement et la Classe des pasteurs, entre le Château et le Conclave. Dans les deux cas, Rousseau eut la malefortune de se trouver entre l'enclume et le marteau.
II
C'est dans cette république en fermentation, que Voltaire, âgé de soixante et un ans, vint établir sa ré- sidence, à la suite des circonstances que chacun connaît.L'esprit du XVIIDne siècle incarné pénétrait avec lui dans Genève.
On a beaucoup écrit sur les rapports de Voltaire avec les Genevois. Le livre si attachant, si plein de choses inédites, que l'on doit à Perey et Maugras, contient à peu près tout ce qu'on peut désirer savoir sur ce sujet. Nous nous bornons ici à montrer d'une part ce qu'était la société genevoise au milieu du XVIIIme siècle, d'autre part l'action que Voltaire a exercée, ou voulu exercer sur elle.
Il avait à Genève des relations, quelques amis, et ce
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fait ne fut point étranger au choix de sa résidence. Le nom dé Jacob Vernet se présente à nous tout d'abord: né en 1698, Jacob Vernet, élève de Turrettini et de Benedict Pictet, figure déjà au nombre des rédacteurs de la Bibliothèque italique de Bourguet. Il quitta Genève en 1720 pour aller à Paris. Il y séjourna plusieurs an- nées, fréquenta l'abbé Bignon, l'abbé Longuerue, Mairan, Fontenelle, et resta en correspondance avec eux.
En 1728, il fit le voyage d'Italie. A Venise, il rencontre Law, le fameux financier écossais, toujours convaincu de l'excellence de son système; à Modène, il se lie avec Muratori; à Rome, il trouve mieux encore, Montesquieu, avec qui il fait amitié. Revenu à Genève, Vernet devient pasteur d'une paroisse de campagne. C'est alors qu'il entreprend son grand ouvrage de la Vérité de la religion chrétienne, exposé de la théologie que Turrettini avait professée ; il en publiera le dixième volume dans son extrême vieillesse 1.
Mais bientôt nous le voyons se remettre en voyage avec le fils de Turrettini, qu'il accompagne en Suisse, en Allemagne, en Angleterre. En passant à Paris, il fait la connaissance de Voltaire, — le Voltaire de 1733, l'auteur d'Œdipe, de Zaïre et de Charles XII: « Vous m'avez paru un philosophe pensant librement et parlant sagement. En fait de religion, nous avons, je crois, vous et moi, de la tolérance, » lui écrit Voltaire, qui achevait alors ses Lettres anglaises. Vernet, qui travaillait avec ses collègues genevois à la revision de la Bible, demande au philosophe si l'on doit s'adresser à Dieu par tu ou par vous : « Je crois, répond Voltaire, que quand on s'adresse à Dieu, le tu a d'au-
tant plus de force qu'il s'éloigne du vous ; car le tu est le langage de la vérité, et le vous le langage du compliment. »
Vernet fut nommé professeur de belles-lettres en
1) Jacob Vernet mourut en 1789.
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1739. C'est quelques années après que Montesquieu lui confia le manuscrit de l'Esprit des lois pour le faire imprimer à Genève. Cette ville, en vertu d'anciens privilèges remontant à Henri IV, pouvait faire entrer ses produits en France; l'Allemagne et l'Italie lui étaient également ouvertes : on comprend le choix de Montesquieu. Vernet surveilla l'impression du grand ouvrage, et ne cessa, au cours de ce travail, d'entretenir avec l'auteur une correspondance active, malheureusement perdue aujourd'hui. Si nous pouvions la lire, elle détruirait sans doute la légende suivant laquelle Vernet aurait été pour quelque chose dans la composition même de l'Esprit des lois: le génie de Montesquieu pouvait y suffire.
La correspondance de Vernet avec Voltaire n'avait pas complètement cessé, et le pasteur, ayant un peu imprudemment offert ses services au philosophe, faillit surveiller l'impression de l'Essai sur les mœurs, comme celle de l'Esprit des lois. Après sa brouille avec Frédéric II, Voltaire, attiré à Genève par la présence de Tronchin, se décide à y fixer son séjour. Il y arrive en décembre 1754.
Une chose qui nous surprend aujourd'hui, c'est que sa demande de résider dans le territoire de la République ne souleva officiellement aucune objection.
Pourtant les gens avisés éprouvaient quelque anxiété, comme le montre cette lettre de Vernet à Voltaire :
« La seule chose qui trouble la satisfaction générale de voir arriver parmi nous un homme aussi célèbre que vous êtes, c'est l'idée que des ouvrages de jeunesse ont donnée au public sur vos sentiments par rapport à la religion. Je ne vous dissimulerai point que les gens sages qui nous gouvernent, et la bonne bourgeoisie, ont manifesté de graves inquiétudes à ce sujet. J'espère que vous les dissiperez complètement, et que vous vous unirez à nous, quand l'occasion s'en présentera, pour détourner notre jeunesse de l'irréligion, qui conduit au libertinage ; soyez sûr qu'alors vous serez honoré, chéri de tous et craint de personne. Par-
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donnez-moi si j'ai saisi cette occasion de vous ouvrir une fois mon cœur sur ce point important. »
Voltaire répondit par le billet suivant: « Mon cher Monsieur, ce que vous écrivez sur la religion est fort raisonnable. Je déteste l'intolérance et le fanatisme, je respecte vos lois religieuses. J'aime et je respecte votre république.
Je suis trop vieux, trop malade et un peu trop sévère pour les jeunes gens. Vous me ferez plaisir de communiquer à vos amis les sentiments qui m'attachent tendrement à vous. »
Voltaire acheta, comme on sait, la propriété de Saint-Jean, qu'il appela les Délices. Le conseiller Tronchin lui servit d'homme de paille pour cette acquisition, la loi défendant aux catholiques de posséder un immeuble sur le territoire de la République. Et Voltaire aussitôt de se féliciter malignement d'avoir « donné une entorse à cette belle loi fondamentale de Genève. » Dès ce moment, il affecte de s'intituler « le Suisse Voltaire.» C'est sa lune de miel avec la cité de Calvin. Mais les craintes de Vernet, que partageaient ses collègues, n'allaient être que trop tôt justifiées; le jour vint où il dut cesser de voir Voltaire et même prendre la plume pour réfuter le chapitre Genève et Calvin de Y Essai sur les moeuî-s. Voltaire se vengea par les plus grossières injures de celui à qui il avait donné tant de témoignages d'estime et d'amitié. Pendant vingt ans, il va poursuivre, avec une ténacité diabolique, un seul but : faire jouer la comédie à Genève.
Bientôt, il tient table ouverte aux Délices, attire et séduit les Genevois, charme les femmes par ses attentions ingénieuses : un cercle brillant, l'élite de la ville, ne tarde pas à se réunir autour de lui. C'étaient d'abord les Tronchin : François, le conseiller, qui aimait le théâtre et avait même commis une tragédie; puis le procureur général Tronchin, le futur contradicteur de Rousseau, et surtout le docteur Tronchin, une célébrité européenne.
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Théodore Tronchin appartenait à une famille d'origine française, qui avait quitté Troyes à la SaintBarthélemy. Né en 1709, fils d'un banquier ruiné par la chute de Law, il était parti à dix-huit ans pour l'Angleterre, puis avait passé en Hollande, attiré à Leyde par la science de Bœrhaave. L'illustre professeur avait remarqué dans son auditoire cet adolescent de belle mine, à l'intelligente physionomie couronnée d'une chevelure opulente : « Une si belle chevelure, avait-il dit, doit faire perdre bien du temps ! » Cette parole revint à l'étudiant, qui courut se faire couper les cheveux et y gagna l'amitié du maître. Etabli à Amsterdam, considéré bientôt comme un des premiers médecins de la Hollande, il entreprit sa fameuse campagne en faveur de l'inoculation. Lorsqu'il fut revenu dans sa ville natale, où l'on créa pour lui une chaire de médecine, son habileté, sa science, aidées par le charme de sa personne, lui valurent une vogue extraordinaire dans le grand monde. La mode s'en mêla, et, comme l'a dit M. Sayous, « on fit le voyage de Genève pour voir M. de Voltaire et consulter son médecin. »
Ce médecin était doublé d'un psychologue, d'un moraliste — j'allais dire d'un « directeur» — et Grimm pouvait observer finement : « La plupart de nos médecins ne traitent que les maladies; il traite le malade. »
Tronchin croyait peu à la science médicale, dont il a dit : « Elle est exposée à demeurer ce qu'elle fut toujours, le fléau du genre humain. » Sa médecine était expectante et préventive, il croyait à l'hygiène plus qu'aux remèdes : « C'est à la nature de guérir les maux et à l'art de lever les obstacles, » écrivait-il à Rousseau.
Aux jeunes gens anémiques, il prescrivait gaîment l'escrime, « un spécifique dont les maîtres du monde, les anciens Romains, connaissaient tout le prix, tandis que nos sybarites, de crainte de déranger leurs toupets, négligent toutes les parties de la gymnastique et
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n'escriment plus que contre la religion et les mceurs. »
Ce dernier trait révèle en Tronchin le croyant: il sut l'être, simplement et sans pose, en face de Voltaire et des encyclopédistes, qui lui passaient cette faiblesse à cause de sa tolérance et de son inépuisable charité. La science n'avait servi qu'à rendre plus évidentes à ses yeux la misère et la fragilité humaines : « Une fièvre tierce mal guérie, écrit-il à Rousseau, le plus petit dérangement de l'organe qui sert à la sécrétion de la bile, la plus légère atteinte de notre cerveau, ne peut-elle pas ébranler l'édifice de notre sagesse et nous rendre dans un instant plus petits et plus faibles que ceux dont nous plaignons la faiblesse et la petitesse? La plus profonde humilité est le seul état qui convient à l'homme. Les héros sont des fous ou des forcenés ; les philosophes extravaguent; les beaux esprits font pitié. Il n'y a d'homme respectable que celui qui est pénétré de sa petitesse et de la grandeur de Dieu. Tâchons de l'être, mon bon ami, et conduisonsnous de façon que nous puissions attendre la mort sans la désirer ni la craindre. »
Sa renommée européenne finit par le conduire à Paris, où il devait assister à la mort de Voltaire. Ce fut lui qui fit ouvrir en hiver les fenêtres du château de Versailles, qu'on tenait soigneusement closes, qui enseigna aux grandes dames le prix des promenades à pied, le matin, en robes courtes, qu'on appela les tronchines ; lui qui, avant Rousseau, leur ordonna de nourrir leurs enfants et de les soustraire aux règles d'une hygiène absurde et surannée.
Une chose surtout, dans cet homme supérieur, devait séduire Voltaire : le bon sens. Puis sa conversation était vive, attrayante, empreinte d'une rare élévation.
Il exerçait, par son calme et la fermeté de sa parole, un véritable empire sur le nerveux philosophe des Délices: « C'est, disait Voltaire, un homme haut de six pieds, savant comme Esculape et beau comme Apollon. » Dans la Guerre de Genève, il a tracé du docteur un portrait humoristique plus détaillé :
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Sur son beau front siège le doux repos ; Son nez romain dès l'abord en impose ; Ses yeux sont noirs, ses lèvres sont de rose ; Il parle peu, mais avec dignité.
Son air de maître est plein d'une bonté Qui tempérait la splendeur dè sa gloire.
Il va tâtant le pouls du ConsistoireEt du Conseil et des plus gros bourgeois.
Mme Tronchin, hollandaise, petite-nièce du grand pensionnaire Jean de Witt, passait pour laide et maussade : le docteur était avec elle, à en croire Mme d'Epinay, « un miracle de patience et de douceur.» Il avait décidément toutes les vertus.
Au nombre des meilleurs amis de Voltaire figuraient les Cramer, Gabriel et Philibert, les éditeurs bien connus. Le « beau Philibert » est célébré dans la Guerre de Genève: Ce Cramer dont la presse A tant gémi sous ma prose et mes vers, Au magasin déjà rongés des vers, Ce beau Cramer qui jamais ne s'empresse Que de chercher la joie et les festins, Dont le front chauve est encor cher aux belles, Acteur brillant dans nos pièces nouvelles.
Son frère Gabriel fut aussi un des plus brillants acteurs de la troupe des Délices. Sa femme, une petite Languedocienne, ravissait le patriarche par la drôlerie de son esprit pétillant. C'est elle à qui l'on demandait : « Que fait Mme Tronchin ? — Elle fait peur ! » C'est elle encore qui donna si bien la réplique à Mme Denis : « Mon cher oncle, disait celle-ci, ne peut souffrir votre Jésus-Christ. — Messieurs de Voltaire et Rousseau, riposta Mme Cramer, sont jaloux de Notre-Seigneur, parce qu'ils désespèrent de faire une aussi longue sensation que lui. »
Voltaire avait pour voisins les Pictet de Saint-Jean; s'il estimait le professeur Pictet, il avait plus que de l'estime pour sa fille Charlotte, pour ses « grands yeux
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noirs» et sa « belle âme, logée dans un corps droit comme un jonc. » Elle était avec le vieillard en coquetterie réglée : un jour, elle lui envoie un bonnet qu'elle a brodé pour lui, avec un quatrain lestement troussé ; Voltaire répond en vers et en prose, et s'écrie : « Vous me tournez la tête encore plus que vous ne la coiffez ; mais vous en tournerez bien d'autres. » Voltaire servit d'ambassadeur à M. Samuel de Constant, major au service de Hollande, lorsqu'il demanda la main de la belle Charlotte. Les époux étaient dignes l'un de l'autre: Constant, qui a laissé quelques romans, entre autres Lattre de Germosan, et à qui on a souvent attribué le Mari sentimental de iX-o de Chardère, était un des hommes les plus distingués de la société aristocratique de Lausanne. Sa jeune femme écrivait avec une grâce spirituelle, qu'ont mise en lumière les lettres inédites publiées par Perey et Maugras. Les ConstantPictet devinrent de précieuses recrues pour le théâtre de Voltaire.
Jacob Vernes1, pasteur et homme d'esprit, avait couru le monde et causait bien. Voltaire l'appelait « mon petit prêtre. » Il venait aux Délices avec Madame Vernes, dont le piquant minois mettait en train le philosophe, témoin cet impromptu : Oui, j'en conviens, chez moi la Trinité Jusqu'à présent n'avait pas fait fortune ; Mais j'aperçois les trois Grâces en une : Vous confondez mon incrédulité.
Cet aimable pasteur publia, de 1755 à 1760, le Choix littéraire, qui forme une collection de vingt-quatre volumes, mélange de morceaux en prose et en vers empruntés aux auteurs du temps. Bien qu'homme du monde, Vernes était très ferme et très franc, défendait avec courage et présence d'esprit ses convictions,
1) Il importe de né pas le confondre avec Jacob Vernet. La ressemblance des noms a souvent rendu la confusion facile.
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qu'il soutint à la table même de Voltaire, puis dans ses Lettres sur le christianisme de Jean-Jacques Rousseau et dans sa Confidence philosophique.
Ce dernier ouvrage est un roman d'une véritable originalité et d'un agrément encore très vif pour le lecteur d'aujourd'hui. La donnée en est, à vrai dire, assez risquée : un jeune homme entraîné aux plus graves désordres par la philosophie du jour, réussit à infecter de son incrédulité la femme de son ami intime, et la séduit; les tristes conséquences morales de la philosophie matérialiste, voilà ce que prétend montrer cette histoire, qui se termine par la mort tragique de la malheureuse héroïne. Ce qu'il y a de plus ingénieux dans ce petit roman, c'est la façon dont s'y prend le jeune séducteur pour ruiner la foi dans le cœur de la belle et vertueuse Mme Hébert; c'est l'art consommé, patient, qu'il déploie dans ce travail lent, mais sûr, de destruction progressive; pièce à pièce on voit s'écrouler, sous les coups répétés de l'ennemi, l'édifice en apparence bien assis de la croyance traditionnelle. Et quand plus rien ne reste debout, pas même Dieu, pas même l'obligation morale, la fleur d'adultère pousse naturellement sur ces décombres :
« L'espèce de vide où l'on se trouve tout à coup après l'abjuration du christianisme, facilite l'entrée à toutes les vérités philosophiques, à celles, en particulier, qui ont pour objet les plus doux penchants de la nature. C'est, dit le jeune scélérat, ce que j'avais appris par mon expérience, et qu'il me tardait de voir confirmé par celle de ma belle écolière. »
La Confidence philosophique est moins encore un roman qu'une satire. Dans un des chapitres les plus vivement écrits, le jeune homme dévoile à Mme Hébert les horreurs que les adversaires du christianisme mettent si volontiers sur son compte : « Elle fut atterrée en apprenant qu'il y avait eu neuf millions
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quatre cent soixante et huit mille huit cent trente-trois personnes ou égorgées, ou noyées, ou brûlées, ou rouées, ou pendues, pour l'amour de Dieu. Elle ne voulait pas le croire; mais je lui prouvai, en faisant de nouveau l'addition, qu'il n'y avait pas un noyé, pas un pendu à rabattre. »
Voltaire avait donc trouvé, dans la parvulissime république et parmi ces prédicants dont il devait dire un jour tant de mal, une élite remarquable par la culture de l'esprit, et telle qu'on n'en eût rencontré alors dans aucune ville de quinze mille âmes. Qui donc a représenté la société genevoise de ce temps comme un conventicule étroit, intolérant et maussade ? Suffit-il d'avoir des convictions et de les défendre contre ceux qui les attaquent pour mériter une réputation si fâcheuse ? Mme d'Epinay, juge impartial et avisé, écrivait de Genève en 1758 : « Je me suis fait ici une société de gens qui seraient recherchés partout. » Le clergé de Genève à cette époque, les Vernes, les Picot, les Claparède, les Vernet, les Roustan surent résister à l'envahissement de l'esprit voltairien avec une énergie, une habileté qui exaspérèrent le « patriarche, » et qui - je tiens à le dire — leur font à mes yeux d'autant plus d'honneur.
A la liste des amis et des hôtes de Voltaire, ajoutons encore un personnage original entre tous, le chevalier Huber, qui appartenait à la même famille que l'auteur de la Religion essentielle. Il avait de l'esprit jusqu'au bout des doigts — surtout au bout des doigts : doué d'un prodigieux talent pour le dessin, il conquit une célébrité par ses croquis de Voltaire surpris dans toutes les attitudes, et par ses découpures, d'une habileté merveilleuse, représentant la silhouette du patriarche. On raconte même qu'il faisait mordiller par son chien un morceau de mie de pain et dirigeait assez adroitement l'animal pour obtenir un buste de Voltaire, grossièrement ébauché, mais ressemblant. Pour les
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curieux, ajoutons que Jean Huber publia, en 1783, dans le Mercure de France, une Note sur la manière de diriger les ballons, fondée sur le vol des oiseaux de proie.
Ce fut en 1755 que Voltaire fit le premier essai d'introduire le théâtre aux Délices. Lekain était en séjour chez lui; un soir, Voltaire lut Zaïre à ses hôtes, avec le célèbre acteur et Mme Denis : « Nous avons fait pleurer tout le Conseil, écrit-il le lendemain. Jamais les calvinistes n'ont été si tendres. » Enhardi par ce succès, il songea à faire jouer aux Délices l'Orphelin de la Chine, qu'il venait d'achever, et s'occupa d'aménager une salle de spectacle. Le Consistoire s'émut de ces préparatifs, les acteurs genevois furent avertis de s'abstenir. Braver l'autorité, c'était pour Voltaire risquer d'être chassé du territoire de la République : il rongea son frein. Mais Lausanne lui procura des consolations.
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En s'établissant aux Délices, il avait acheté la petite propriété de Monrion, entre Lausanne et le lac, campagne où il comptait chercher pendant les mois d'hiver un climat moins rude que celui de Genève. Il se rendit en effet, en décembre 1755, dans ce « petit hermitage, à l'abri du cruel vent du Nord. » En même temps, il s'arrangeait à la ville une résidence plus vaste, avec une vue superbe sur le lac, la côte de Savoie, les Alpes. Il trouva à Lausanne une société aimable, prête à le recevoir avec cette rondeur et cette bonhomie particulières aux Vaudois: « V oltaire, a dit Sainte-Beuve, n'a fait qu'une idylle en sa vie, et c'est à Lausanne qu'il l'a faite. » Genève l'intéressait plus par son activité et le mouvement des idées; Lausanne
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l'amusait et le charmait davantage; il ne rencontrait point la lutte dans cette société « bonne enfant, » mais au contraire un triomphe facile, qui lui fut très doux.
Juste Olivier, qui a si bien parlé de ce séjour de Voltaire, a remarqué qu'il eut alors, non pas de l'esprit seulement, mais une sorte de bien-être, de joie plus franche, rare chez lui ; son rire est moins âcre, son ton moins moqueur. Tout lui plaît sur ces heureux rivages, la société, la nature, et même, bien qu'il parle sans cesse de son estomac délabré, la cuisine : « Nous avons le bon vin de la Côte, l'excellent vin de Lavaux.
Nous mangeons des gelinottes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres. Ne sommes-nous pas fort à plaindre ? »
Les gens lui plaisent autant que les choses, « dans ce charmant pays de Vaud qui inspire la joie.» La société lausannoise, composée en bonne partie de familles immigrées lors de la Révocation, avait gardé le caractère de son ancienne patrie en y joignant la simplicité suisse1. Et c'était vraiment une société digne de plaire à Voltaire et de se plaire avec lui que ces jeunes femmes, ces jeunes filles, dont plusieurs unissaient l'esprit à la beauté. Mme d'Aubonne, Mme de Constant d'Hermenches, Mme de Chandieu (qui possédait les lettres encore inédites de MUeAïssé), Mme de Brenles, qui a traduit le Caton de Pope et tournait gentiment les vers; la famille du général baron de Constant, dont une fille avait épousé le marquis Gentil de Langalerie, et dont les quatre fils, tous au service de Hollande comme lui, occupaient le premier rang dans la société de la rue de Bourg; enfin des Bernois de haut rang, comme Albert de Haller, que nous retrouverons bientôt, — tels sont quelques-uns
1) On pourrait en dire autant de plusieurs des petites villes vaudoises : « Nous voyons, écrivait de Vevey le chevalier de Bouftlers, plus d'honnêtes gens dans une ville de trois mille habitants, qu'on n'en trouverait dans toutes les villes des provinces de la France, »
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des personnages que nous rencontrons chez Voltaire.
Ses tragédies nouvelles — mes oiseaux du Léman, comme il disait — ne furent jamais mieux accueillies, ni, à l'en croire, mieux jouées. Il faut lire son récit de la représentation de Zaïre, où un fils du général Constant faisait un si bel Orosmane :
« Tout- le monde joue avec chaleur. Vos acteurs de Paris sont à la glace. Je voudrais que vous eussiez passé l'hiver avec moi à Lausanne ; vous y verriez les pièces nouvelles exécutées par des acteurs excellents, les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays roman, mes beaux rivages du lac Léman, devenus l'asile des arts, du plaisir et du goût. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu'on ne la joue à Paris ; on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu'il y en ait en Europe. Il y a ici autant d'esprit et de bon goût qu'en aucun lieu du monde. Il n'y a dans Lausanne que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût français. Nous n'avons de suisse que la cordialité ; c'est l'âge d'or avec les agréments du siècle de fer. »
Le triomphe de Voltaire fut de voir les pasteurs et les théologiens accourir aux représentations données sur le petit théâtre de Monrepos: « Nous avons eu, écrit-il, à la première représentation douze ministres du Saint-Evangile avec tous les petits proposants. Il faut avouer que Lausanne donne d'assez bons exemples à Genève. » Moins défiants, moins ombrageux que plusieurs de leurs collègues de Genève, les pasteurs vaudois allaient voir Voltaire, qui les trouvait « tous fort aimables et instruits. » L'un d'entre eux, le plus vénérable, poussa très loin la confiance: le doyen Polier (père de Mme de Montolieu) avait connu Voltaire en Allemagne et lui avait recommandé le séjour de Lausanne. Voltaire le retrouva avec plaisir, et, toujours empressé à compromettre un homme d'Eglise, il n'eut pas de repos qu'il n'eût fait du ministre un collaborateur de Y Encyclopédie C'est, en effet, au doyen
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Polier qu'on doit les articles lJIIages, lJtIagie, lJIIagicien, Messie. Voltaire aussitôt de s'écrier triomphant: « Les lévites abandonnent l'arche. » Et, envoyant les articles à d'Alembert, il lui dit : « Un laïque de Paris qui écrirait ainsi risquerait le fagot ; mais si, par apostille, on certifie que les articles sont du premier prêtre de Lausanne, je crois que les articles pourront passer, pour la rareté. Si mon prêtre vous ennuie, brûlez ses guenilles Je lui ai donné Messie à faire ; nous verrons comme il s'en tirera. »
Ami des pasteurs, Voltaire l'était aussi des baillis.
On sait qu'il ménageait cette puissance et la flattait au besoin, car, si l'on en croit une joyeuse anecdote vaudoise, le bailli de Lausanne l'avait dûment averti: « Monsieur de Voltaire, on dit que vous avez écrit contre le bon Dieu: cela est mal; mais il vous pafdonnera; — contre notre Seigneur : cela est très mal ; mais il vous pardonnera. Monsieur de Voltaire! gardez-vous d'écrire contre leurs Excellences de Berne: elles ne vous le pardonneraient jamais ! »
L'influence de Voltaire sur Lausanne fut moins philosophique que mondaine, c'est-à-dire toute de surface.
On allait chez lui par mode et par genre, bien plus que par goût d'incrédulité. Il forma des acteurs de société plutôt que des lecteurs de l'Encyclopédie. Il donna à ce joli monde le goût des divertissements intellectuels, attira l'attention sur Lausanne, et fut l'un des premiers, en même temps que le plus illustre de ces étrangers de distinction qui résidèrent à Lausanne dans la seconde moitié du XVIIIme siècle et en firent le rendez-vous des beaux esprits en villégiature. Nous aurons à revenir dans un prochain chapitre sur ce rôle réservé à Lausanne. Bornons-nous à constater que la présence de Voltaire a contribué à y dégourdir, à y éveiller les esprits. Nous en avons la preuve dans les plaintes mêmes d'un de ses adversaires, le général Warnery, écrivain militaire estimé et original, qui le
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rend responsable du fait que les jeunes filles « lisent des romans et font des vers, ne parlent qu'en boutsrimés ou en chansons. » Or, ajoute cet austère soldat, « le luxe, la délicatesse et la dépravation des mœurs ont fait des progrès en Suisse avec la poésie. »
IV
Pendant la belle saison et sitôt que les arbres avaient, comme il dit, « remis leur livrée verte, » Vol taire retrouvait aux Délices la société genevoise et les hôtes de distinction que sa réputation et celle de Tronchin attiraient à Genève. Parmi les visites qui marquèrent l'été de 1756, il en est une qui fut grosse de conséquences, celle de d'Alembert. Voltaire s'était empressé de le mettre en relations avec les pasteurs de la ville. Nous avons vu que, sous l'influence de Turrettini, l'Eglise de Genève avait beaucoup rabattu de sa raideur dogmatique; son clergé jouissait même d'une réputation de tolérance, que justifiaient certes dans la pratique les Vernes et les Vernet: ils faisaient moins de théologie que de morale, lisaient les livres nouveaux, ouvraient doucement leur voile au souffle libéral qui passait sur la littérature et la philosophie.
Voltaire, qui observait cet état des esprits, s'avisa d'en profiter pour se venger du Consistoire. Le plus sûr moyen, c'était de compromettre le clergé genevois d'une manière retentissante. Les pasteurs n'avaient pas manqué de visiter le célèbre directeur de l'Encyclopédie : on avait causé à cœur ouvert, et il est à croire que quelque théologien, dans une heure d'abandon, avait un peu pactisé avec la philosophie du jour.
D'Alembert, après s'être renseigné sur les institutions
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de la République avec le même soin qu'il avait mis à s'enquérir de l'état d'esprit du clergé, partit aussi content de ses hôtes que ceux-ci l'étaient de lui.
A la fin de l'année suivante parut le VIlme volume de l'Encyclopédie, où figurait un article consacré à Genève. L'auteur y faisait un fort bel éloge des institutions de la République ; mais il ne s'en tenait pas là : il félicitait la plupart des membres du clergé de n'avoir d'autre religion qu'un socinianisme parfait : « On se plaint moins à Genève qu'ailleurs, disait-il, des progrès de l'incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre ; car la religion y est presque réduite à l'adoration d'un seul Dieu, du moins chez tout ce qui n'est pas peuple; le respect pour Jésus-Christ et pour les Ecritures est peut-être la seule chose qui distingue d'un pur déisme le christianisme de Genève. ?
Ces éloges étaient-ils aussi perfides qu'on l'a dit?
D'Alembert avait-il mis autant de malice à écrire ce passage que Voltaire en avait mis à l'inspirer? Je ne sais ; mais l'émotion fut vive à Genève. La Compagnie des pasteurs s'assembla, et, comme il est d'usage dans les cas embarrassants, elle nomma une commission.
Jacob Vernet en était le président et le docteur Tronchin le secrétaire. L'attitude de Voltaire pendant l'orage fut d'une effronterie sans égale : il suffit de citer quelques-unes des lettres qu'il écrivait de Lausanne, où il s'était hâté de se réfugier. A d'Alembert il dit : « Ces drôles osent se plaindre des éloges que vous daignez leur donner de croire en Dieu et d'avoir plus de raison que de foi.
Mais vous, à qui quelques-uns se sont ouverts, vous qui êtes instruit de leur foi par leur bouche, ne vous rétractez pas ; il y va de votre salut, votre conscience y est engagée. Vous n'avez pas besoin de mes saintes exhortations pour soutenir la gale que vous avez donnée au troupeau de Genève, t» D'autre part, il joue l'ignorance avec le pasteur Vernes : il n'a pas même lu l'article, il ne sait de quoi il s'agit. Quand il ne peut plus soutenir décemment
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ce rôle invraisemblable, il se borne à tirer son épingle du jeu : « Si quelque orthodoxe ou hétérodoxe m'accusait d'avoir la moindre part à l'article Genève, je vous supplie instamment de rendre gloire à la vérité. J'ai appris le dernier toute cette affaire, je ne veux que le repos, et je le souhaite à tous mes confrères, moines, curés, ministres, séculiers, réguliers, trinitaires, unitaires, quakers, moraves, turcs, juifs, chinois, etc. »
Or la même plume écrit à d'Alembert : « Les prêtres de Genève doivent vous écrire. Je vous assure que mes amis et moi les mènerons beau train; ils boiront le calice jusqu'à la lie. » Cette menace furieuse suffirait à indiquer, si on ne le savait d'ailleurs, qui avait été l'instigateur de l'article Genève. N'ayant pu obtenir de d'Alembert une rectification, malgré les efforts personnels du docteur Tronchin, la commission de la vénérable Compagnie réfuta l'accusation de socinianisme dans une déclaration qui affirmait en termes très nets la foi des pasteurs de Genève au salut par Jésus-Christ. Voltaire, qui attribuait ce document à Vernet, exhala sa rancune dans ses Dialogues chrétiens ou Préservatif contre VEncyclopédie, par M. V. Vernet est censé avouer qu'il ne croit pas en Dieu, et déclare que ses collègues sont des hypocrites, des gens sans mœurs, qui font leur métier de prédicants pour l'argent qu'il leur rapporte.
C'est alors, et pour réfuter l'article Genève, que Vernet composa ses Lettres critiques d'un voyageur anglais, un des rares ouvrages de polémique qui puisse, après un siècle, se lire sans ennui, non seulement parce que l'intérêt de la querelle n'est pas épuisé pour nous, mais aussi parce que Vernet a déployé dans sa réfutation beaucoup de bon sens, un esprit juste et fin, servi par une plume habile. Qu'on lise, dans la première lettre, le portrait de Voltaire: il est prestement touché. Et quant à l'auteur du fameux article, le grave pasteur
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le turlupine très agréablement, « tout d'Alembert qu'il est. » Les bonnes pages, vigoureuses, décisives, portant coup, abondent dans ces deux volumes, qui donnent une haute idée de la forte discipline philosophique et littéraire à laquelle étaient soumis les esprits genevois de ce temps.
L'attention des Genevois s'était concentrée d'abord sur le débat théologique; ce n'est qu'un peu plus tard qu'on jugea à propos de s'émouvoir aussi du passage suivant, visiblement inspiré par Voltaire : « On ne souffre point de comédie à Genève ; ce n'est pas qu'on désapprouve les spectacles eux-mêmes, mais on y craint le goût de la parure, la dissipation, le libertinage que les troupes de comédiens apportent avec elles. Cependant, ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen, Genève aurait des spectacles et conserverait ses mœurs. Les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiments, qu'il est bien difficile d'acquérir sans ce secours. La littérature en profiterait sans que le libertinage fit des progrès, et Genève réunirait à la sagesse de Lacédémone la politesse d'Athènes. »
Franchement, cela n'est pas bien grave, et l'on a quelque peine à comprendre la colère excitée par l'expression toute platonique d'un désir assez naturel.
Mais Rousseau y vit une occasion de battre en brèche ses anciens amis les philosophes et de faire pièce à Voltaire. Trois semaines plus tard, il avait achevé sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles, qui est peut-être le plus éloquent de ses écrits.
V
Nous ne songeons point à faire ici une étude de la vie et des ouvrages de Rousseau : tout a été dit sur lui, et s'il est le plus grand des écrivains que la Suisse
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française a produits, il est aussi celui dont nous pouvons le mieux nous dispenser de parler longuement.
Nous ne rappellerons que ce qui importe à cette histoire.
On sait qu'il était né en 1712, d'une famille bourgeoise réfugiée à Genève depuis le XVIme siècle ; qu'il avait quitté sa ville natale en fugitif à l'âge de seize ans, puis abjuré la religion protestante, et mené une existence décousue et vagabonde; qu'après avoir passé quelques années dans la douce et studieuse retraite des Charmettes, il avait débuté en 1750 par son retentissant Discours sur les arts et les sciences et donné avec un vif succès, en 1752, son opéra le Devin du village. Sa patrie, où il n'était revenu qu'à de rare& intervalles depuis sa fuite d'adolescent, l'accueillit avec distinction lorsqu'il y rentra en 1754, précédé d'une réputation qui grandissait chaque jour. Remarquons que le clergé l'accueillit avec beaucoup de faveur et qu'il rencontra de chaudes sympathies dans les rangs de la bourgeoisie.
« Arrivé dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus ; fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle patriotique, et, honteux d'être exclu de mes droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de mes frères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. »
L'impression qu'il ressentit dut être profonde en retrouvant la vieille République où bouillonnaient tant de passions ardentes : il dut entendre souvent des citoyens épris des idées d'égalité républicaine exprimer les espérances qui les animaient; il dut considérer avec une respectueuse attention les institutions politiques de sa patrie, se plaire à en étudier le jeu, établir une perpétuelle comparaison avec celles de la France monarchique. Ce séjour, où le grand écrivain se re-
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trempa dans le sentiment genevois, a laissé une trace immortelle dans le Contrat social, qui n'est autre chose que la théorie idéalisée du gouvernement de sa patrie.
C'est bien aux lointaines impressions de son enfance, ravivées par celles de l'âge mûr, qu'il doit ses idées sur la souveraineté du peuple et sa passion de l'égalité.
Aussi est-ce à la République de Genève qu'il dédia son second Discours, celui sur Y Inégalité. Nulle part on ne retrouve plus complètement que dans cet ouvrage le « citoyen de Genève, » le républicain rigide, le puritain mépriseur des sociétés monarchiques, des mœurs mondaines et des civilisations raffinées.
Il n'eût tenu qu'à Rousseau de se fixer à Genève en 1754 et d'y occuper une situation fort honorable: on lui offrit la place de bibliothécaire, dont il ne voulut pas; c'est qu'au moment où, après un heureux séjour de quatre mois, il venait de quitter Genève avec l'espoir d'y revenir bientôt, Voltaire s'était établi aux Délices : « Je compris, dit-il, que cet homme y ferait révolution, que j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris, qu'il me faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui d'être un pédant insupportable, ou un lâche et mauvais citoyen. » On peut aussi se demander si sa liaison irrégulière avec Thérèse ne fut pas un obstacle à son établissement dans la ville de Calvin.
Jusque-là, les rapports de Rousseau et de Voltaire s'étaient bornés à un échange de lettres, respectueuses de la part du premier, protectrices et légèrement ironiques de la part du second. On se rappelle entre autres que lorsque parut le discours sur l'Inégalité, l'auteur l'envoya à Voltaire; cet hommage était presque un défi: Voltaire n'incarnait-il pas cette civilisation, ces arts, cette sociabilité que Rousseau rendait responsables de tous les maux humains et auxquels il
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opposait les bienfaits de l'état de nature? Voltaire répondit à l'apologie de la vie sauvage par la célèbre et délicieuse lettre — chef-d'œuvre de l'ironie française : « J'ai reçu, monsieur, votre livre contre le genre humain. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend des envies de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »
Bientôt Voltaire publia son poème sur le Désastre de Lisbonne, dont le pessimisme scandalisa les pasteurs de Genève : les Vernet, les Roustan, les Moultou étaient en relations cordiales avec Rousseau depuis le séjour de 1754 et entretenaient avec lui un commerce épistolaire ; c'est peut-être à leur prière qu'il écrivit la réfutation du poème, sous forme de lettre adressée à l'auteur. Affectant un ton d'humilité, Rousseau établissait entre la destinée de Voltaire et la sienne le parallèle que voici : « Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l'abondance; bien sûr de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l'âme, et, si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d'un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite et trouve que tout est bien. D'où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l'avez vous-même expliqué : vous jouissez, mais j'espère ; et l'espérance embellit tout. Pardonnez-moi, grand homme.»
Le grand homme ne pardonna point du tout: il fut exaspéré, mais il n'en laissa rien voir, et répondit à Jean-Jacques en s'excusant poliment de ne pouvoir entrer en discussion avec lui: «.Votre lettre est très belle, mais j'ai chez moi une de mes nièces qui, depuis trois semaines, est dans un grand danger; je suis garde-malade et très malade moi-même » La vraie réponse, ce fut Candide, « ce livre qui semble, dit Mme de Staël, sortir de la plume d'un être d'une autre
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nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon ou comme un singe des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n'a rien de commun. »
Tels avaient été les premiers rapports de ces deux génies si peu faits pour s'entendre, l'un représentant la civilisation aristocratique, l'autre les aspirations plébéiennes, l'un gentilhomme de cour, l'autre citoyen de Genève. La guerre devait éclater un jour : l'article Genève mit le feu aux poudres.
La Lettre sur les spectacles est, comme le discours sur l'Inégalité, un des écrits les plus genevois de JeanJacques : il s'est créé par l'imagination un peuple bien différent de la réalité, une république idéale, de mœurs austères, qui aurait tout à perdre au contact de la civilisation contemporaine et qu'il faut préserver à tout prix de cette contagion mortelle. Tout ce qu'il aime se transfigure sous sa plume, même la physionomie un peu équivoque de son père, qui lui apparaît, à travers le prisme des années, comme le type accompli du citoyen, et lui adresse, un jour de fête populaire, en l'embrassant avec transport, ces émouvantes paroles: « Jean-Jacques, aime ton pays. Tu es genevois; tu verras d'autres peuples; mais tu ne trouveras jamais leurs pareils. »
L'orgueil national, que je n'excuse nulle part aussi volontiers que dans cette grande petite Genève, fut vraiment la muse de Rousseau quand il écrivit ces pages brûlantes de la Lettre sur les spectacles. Cette patrie, dont il fait une Sparte, forte de sa seule grandeur morale et de sa vertu un peu farouche, il la défend de toute son âme contre l'esprit corrupteur de Voltaire; il la venge des attouchements impurs de ce dangereux séducteur. N'est-il pas vraiment dans la tradition de Calvin, et le rigide réformateur n'eût-il pas applaudi à cette violente diatribe ?
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Le clergé de Genève, que Rousseau défendait contre les inculpations de socinianisme, ne fut point mécontent de son attitude. La bourgeoisie vibra à l'unisson de son chaleureux plaidoyer, qui — il faut bien se le rappeler — n'atteignait pas seulement Voltaire, mais cette aristocratie qui fournissait des commensaux et des acteurs au poète des Délices. Rousseau, en protestant contre l'invasion du luxe et des mondains plaisirs, avait touché une corde sensible dans l'âme du peuple genevois : il l'aura désormais pour lui dans les luttes qui lui restent à soutenir.
Voltaire n'avait qu'une manière de répondre: implanter le théâtre à Genève en dépit de Jean-Jacques et du Consistoire. Il s'y acharna. Et pour commencer, il se procura une installation hors du territoire de la République : il acheta, en 1758 et 1759, les terres de Ferney et Tournay, pour échapper aux « prêtres de Baal. » A peine installé à Ferney, il achève et publie Candide. Tout le monde reconnaît Voltaire, qui s'empresse de désavouer l'oeuvre : « Qu'est-ce qu'une brochure intitulée Candide ? écrit-il avec un air ingénu au libraire Cramer. On prétend qu'il y a des gens assez impertinents pour m'attribuer cet ouvrage, que je n'ai jamais vu. »
Le livre fut brûlé à Genève par la main du bourreau.
Voltaire redouble de verve diabolique et inonde Genève de ses pamphlets irréligieux portant des titres rassurants : Pensées sérieuses sur Dieu, etc. L'auteur dramatique continuait à se venger du Consistoire. Il achève à ce moment Tancrède, crée à Tournay une salle de spectacle, et organise une troupe d'acteurs, où figurent ses meilleurs amis genevois, les Cramer, les Pictet, les Constant, les Rilliet, les Chapeaurouge, un Turrettini, un Boissier, un Buisson, fils aîné d'un syndic de la République ! Quel triomphe pour le malin vieillard : « Jean-Jacques a beau écrire contre la co-
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médie, tout Genève y court en foule. La ville de Calvin devient la ville des plaisirs et de la tolérance. Je corromps toute la jeunesse de la pédante ville de Genève. Je fais jouer chez moi des fils de syndics. Les prédicants enragent. Je les écrase. »
Les représentations de Tournay ayant marché sans encombre, Voltaire hasarda de faire jouer Gengis-Khan aux Délices, sur territoire genevois. La Compagnie des pasteurs éleva une protestation, et le Grand Conseil, bien qu'il lui en coûtât de frapper quelques-uns de ses membres, finit par interdire aux Genevois d'aller jouer la comédie chez Voltaire. La plupart se soumirent; Voltaire, exaspéré, s'écriait: «Je ferai tirer sur le premier prêtre socinien qui passera sur mon territoire. 9 Et, déchargeant sur Rousseau tout son ressentiment: « Le polisson! dit-il. S'il vient au pays, je le ferai mettre dans un tonneau avec la moitié d'un manteau sur son vilain petit corps à bonnes fortunes. »
Mais, au bout de quelque temps, les représentations théâtrales recommençaient de plus belle: acteurs et spectateurs s'y rendaient clandestinement; un théâtre dans la ville même eût été moins dangereux. « Le mal est désormais sans remède, écrivait Rousseau à Tronchin. J'aime mieux vivre parmi les Français que d'en aller chercher à Genève. Dans ce pays où les beaux esprits sont si fêtés, J.-J. Rousseau ne le serait guère.
Je suis l'ami du genre humain, et l'on trouve partout * des hommes.» A Voltaire lui-même il écrit: « Je lie vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens. »
Il se trompait doublement: les Genevois lisaient avec transport, à ce moment même, la Nouvelle Héloïse,
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qui sans doute a troublé plus d'imaginations que le théâtre de Voltaire. Le Consistoire en jugea bien ainsi, car il fit interdire par le Conseil le roman nouveau, dont la lecture « ne pouvait être que très dangereuse aux mœurs des jeunes gens. » — Mais qu'était cette condamnation, en comparaison de l'orage qui allait éclater à l'occasion de l'Emile ? Condamné et brûlé à Paris, ce livre le fut également à Genève, quelques jours après, ainsi que le Contrat social. L'auteur, s'il se présentait sur le territoire de la République, devait être arrêté pour avoir à répondre de ses ouvrages.
Rousseau estima, non sans raison, qu'on l'avait déjà condamné sans l'entendre; chassé de France, il s'enfuit dans le pays de Neuchâtel.
Depuis la Lettre sur les spectacles, Rousseau avait à Genève des partisans enthousiastes dans les rangs de la bourgeoisie, — braves gens qui trouvaient bien étrange de voir leurs hauts magistrats, grands amis de M. de Voltaire, tolérer l'impression et la vente de ses libelles impies et réserver toute leur rigueur pour leur concitoyen Jean-Jacques. Cependant, ils ne protestèrent pas tout d'abord: un an se passa, au bout duquel Rousseau déclara par une lettre fameuse qu'il renonçait à la bourgeoisie de Genève. Ses partisans alors se réveillèrent: une quarantaine de citoyens firent au Conseil une « représentation,» fondée sur ce que le Consistoire n'avait pas été consulté avant la condamnation de l'Emile. Sur une réponse hautaine du Sénat, les bourgeois réclamèrent le droit de porter leur représentation devant le Conseil général ; le Sénat leur opposa son droit négatif. Neuf fois, dans l'espace de trois ans, les citoyens réclamèrent le retrait de la condamnation .de Rousseau, neuf fois ils reçurent une réponse négative.
L'effervescence allait croissant. Partout, dans les cercles, dans les rues, on parlait politique, on discutait,
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on critiquait la constitution de l'Etat. Il importait que le gouvernement défendît ses positions. Les Conseils.
trouvèrent leur avocat dans la personne d'un jurisconsulte qui eût été digne d'un plus vaste théâtre, le procureur général Tronchin. C'était un de ces magistrats comme Genève en eut tant depuis le XVIme siècle, alliant à une haute science le sens et l'habitude des affaires publiques, saisissant ainsi le droit par son côté pratique et vivant. Orateur plein de force, d'élévation, d'autorité, il écrivait avec une élégance qui n'était pas fort commune en Suisse il y a cent vingt.
ans. Ce fut à lui qu'échut l'honneur de défendre le gouvernement : ainsi sont nées les Lettres de la Campagne.
Après avoir soutenu la légalité du décret qui a.
frappé Jean-Jacques, il fait l'apologie — devenue nécessaire, hélas ! — de la constitution genevoise ; il expose que le droit de représentation des citoyens est limité par le droit de veto des Conseils, qui sont juges des intérêts de la République; que la force du gouvernement doit consister moins dans son action que dans.
sa résistance; que le fameux droit négatif préserveseul Genève de la confusion et de l'anarchie, et que ce sage équilibre des pouvoirs est la force même et la sauvegarde de l'Etat.
Ce remarquable exposé des principes constitutionnels, « monument durable des rares talents de son auteur, » dit Rousseau lui-même, valut à Tronchin le nom de « Montesquieu genevois.» Le grand Montesquieu eût trouvé dans ces pages lumineuses un argument à l'appui de ses théories sur la vertu, ressort des.
républiques: le ton du procureur Tronchin est bien celui du magistrat cr vertueux; » — qu'on me pardonnecet adjectif vieilli, qui, dans ma pensée, représente un ensemble de qualités antiques, la dignité, l'intégrité,..
le désintéressement. On a reproché à Tronchin le ton.
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hautain et cassant de ses Lettres; je ne saurais partager ce sentiment. Tronchin, sans doute, parle de haut, mais il fait appel à ce qu'il y a de meilleur dans l'âme toujours un peu méfiante du peuple genevois et répand de belles maximes dans l'aridité de son exposé juridique : � « Un peuple sage, dit-il, ne doit jamais oublier que le moyen le plus sûr de perdre sa liberté, c'est de porter trop loin son pouvoir». « Une nation libre doit être vigilante, et ne s'en rapporter qu'à elle-même du soin de défendre sa liberté ; mais la vigilance n'est pas cette frayeur inquiète qui s'alarme de ses propres cris ». « La liberté a ses orages, ce sont des tributs qu'il faut lui payer».
Tel est le ton de ce patricien, qui parle avec la froide assurance d'un homme plus habitué à être écouté que discuté.
Les Lettres de la Montagne répondirent aux Lettres de la Campagne. Voici dans quelles circonstances ce nouvel écrit de Rousseau vit le jour. Il y avait à Genève un horloger, nommé Jacques-François DeLuc, membre fougueux du parti représentant, démagogue à l'éloquence entraînante et persuasive. Il écrivit à Rousseau les lettres les plus pressantes pour le conjurer de répondre à Tronchin. Cette correspondance, qui devra être un jour mise en lumière, est extrêmement instructive. On y lit, par exemple, sous la date du 28 octobre 1763: « Oui, mon cher ami, il est absolument nécessaire que vous nous aidiez; et qui peut mieux le faire que vous, dès que nous vous aurons muni des matériaux dont vous avez besoin ? » Les lettres de DeLuc établissent donc la vérité de ce que disent les Confessions: « Les Représentants jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût entrer en lice. » Les partisans de Rousseau s'étaient compromis pour lui ; quand ils se virent en face d'un adversaire plus fort qu'eux, ils s'adressèrent à lui pour les défen-
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dre à son tour, et ce n'est pas Rousseau qui prit l'initiative de la lutte contre le gouvernement de son pays.
Deux questions occupent l'éloquent tribun dans cet écrit, où il montre une profonde connaissance de l'histoire et de la constitution de son pays : celle de la condamnation de l'Emile et celle des droits du peuple de Genève, une question religieuse et une question politique. Quant à la première, il reprend et accentue les idées du Vicaire savoyard sur la morale et la révélation: avec une habileté incomparable, il montre qu'il n'a point manqué à la religion de l'Etat et qu'en reconnaissant la Bible pour règle de sa croyance, il demeure fidèle au principe de la Réformation, méconnu par les théologiens protestants, à commencer par Calvin lui-même. Mais, non content de défendre ses convictions, il entre dans le vif du débat politique, s'adresse aux passions déjà surexcitées des citoyens impuissants à obtenir justice, leur représente l'état d'infériorité où les tient l'aristocratie, raille « l'illusion de leur souveraineté, » et se venge des magistrats en les dénonçant comme des hommes en voie de consommer l'asservissement du peuple souverain : «Vos citoyens, dit-il, ne voient les fers qu'on leur prépare que quand ils en sentent le poids. »
Ce langage fut de l'huile sur le feu : la France et les cantons de Berne et de Zurich durent intervenir de nouveau, comme en 1737.
Voltaire, toujours habile à saisir l'occasion aux cheveux, fit réclamer par l'envoyé français l'introduction d'une troupe de comédiens dans la ville : cela s'était fait déjà en 1737, pour l'agrément et à la demande des médiateurs. Le Conseil dut s'incliner devant les vœux de l'envoyé de Versailles : « Le théâtre est dans Genève! » s'écrie Voltaire; et il nargue tout à la fois Jean-Jacques et les prédicants. Dès que les plénipotentiaires eurent quitté Genève, où ils n'avaient pu
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réconcilier les partis, on congédia les comédiens. Peu de temps après, un incendie dévorait le théâtre : Voltaire n'hésita pas à mettre ce sinistre au compte de Jean-Jacques et de ses amis, et, pour se venger d'eux, publia sa Guerre civile de Genève.
Ce poème burlesque, où l'avocat des Calas bafoue Rousseau alors exilé et persécuté, roule sur un incident qui venait de se produire au Consistoire : un citoyen, Robert Covelle, ayant encouru la censure, refusa de s'agenouiller, suivant l'usage, devant le tribunal des mœurs. Dans l'état des esprits, cet épisode prit des proportions invraisemblables; Voltaire y vit une bonne occasion de rire aux dépens des prédicants, des bourgeois, de la République et surtout de Rousseau. Dans l'avertissement qui précède ce pamphlet rimé, les éditeurs (lisez: Voltaire) font allusion aux efforts du poète pour doter Genève d'un théâtre : « Il avait donné la comédie gratis aux dames genevoises.
Les exécutions de Servet, d'Antoine et de Michel Chaudron avaient été jusqu'alors les seuls spectacles permis par le Consistoire. » Voilà le ton. Le portrait de Jean-Jacques est crayonné de la main cruelle qui traça celui du pauvre diable: Il vous soutient et le pour et le contre Avec un front de pudeur dépouillé; Cet étourdi souvent a barbouillé De plats romans, de fades comédies, Des opéras, de minces mélodies : Puis il condamne en style entortillé Les opéras, les romans, les spectacles.
Il se connaît finement en amis : Il les embrasse. et pour jamais les quitte.
L'ingratitude est son premier mérite.
Voltaire raillait encore ce peuple en ébullition, ces horlogers qui quittaient leur établi pour discuter politique : Le trouble augmente ; on ne sait plus enfin Quelle heure il est dans les murs de Calvin.
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Il couvrait de ses sarcasmes la « parvulissime république, » et résumait ainsi la situation : « J'ai toujours conseillé aux Genevois d'être plus gais qu'ils ne sont, d'avoir chez eux la comédie. L'esprit de contumace est dans cette famille. Les Natifs disent que je prends le parti des Bourgeois ; les Bourgeois craignent que je ne prenne le parti des Natifs. Les Natifs et les Bourgeois prétendent que j'ai eu trop de déférence pour le Conseil. Le Conseil dit que j'ai eu trop d'amitié pour les Natifs et les Bourgeois. Les Bourgeois, les Natifs et le Conseil ne savent ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils disent. »
La vérité, c'est que Voltaire soutenait maintenant les Natifs, tout à la fois par dépit contre Genève et par générosité naturelle: ces ouvriers intelligents, Français d'origine pour la plupart, qui étaient comme les Cendrillons de la République, commençaient à réclamer plus de droits, une plus large place au soleil ; lorsque les Représentants, ayant enfin obtenu la victoire, refusèrent d'en partager le fruit avec eux, Voltaire, enchanté de faire concurrence à la ville de Calvin, s'empressa d'attirer les Natifs à Ferney, où il leur bâtit des maisons, et soutint leur industrie de son argent et de son crédit.
VI
La période agitée que nous venons de parcourir vit naître, comme on peut le penser, une foule de brochures, de pamphlets, d'écrits satiriques en vers et en prose. Voltaire s'en divertissait : Chacun écrit, chacun fait un projet, On représente, et puis on représente ; A penser creux tout bourgeois se tourmente.
Il nomme en les raillant les héros de cette guerre
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de plume: « l'intrépide Flournois» et (de disert Clavière. » Dans ses Révolutions de Genève, d'Ivernois a tracé les portraits de ces vaillants citoyens, avec qui il lutta lui-même : l'avocat Rilliet, « sublime jusque dans ses écarts, » DeLuc le fils, « toujours calme et sage, » Flournois, « précieux à ses concitoyens par un jugement exquis, par la vive et profonde pénétration avec laquelle il découvrait ce qu'on devait taire et ce qu'il fallait faire, » Clavière, qui se distinguait « par la chaleur du sentiment, par l'amour ardent qu'il portait à la liberté. » Ce n'est pas sans raison que Rousseau écrivait, en 1768, au commissaire d'Ivernois: « Je vous félicite d'un bonheur qui n'est pas toujours attaché à la bonne cause: c'est d'avoir trouvé, pour le soutien de la vôtre, des talents capables de la faire valoir.
Vos mémoires sont des chefs-d'œuvre de logique et de diction. » A part le procureur Tronchin et Jacob Vernet, qui prit dans une brochure intéressante la défense du gouvernement, la ville haute était beaucoup moins bien partagée : l'on marquait plaisamment la différence en disant : « Les perruques sont en haut et les têtes sont en bas. »
Les publicistes sortent pour ainsi dire du sol si profondément remué de la petite République, et c'est avec une espèce d'effroi qu'on assiste aux subtiles discussions de droit politique auxquelles se livrent de shnples horlogers de Saint-Gervais. Plusieurs aussi tournent la chanson avec une verve goguenarde, mais un peu sèche; il y a, chez ces poètes du cru, plus d'amertume que de grâce, plus de sarcasme que de gaîté ; la muse genevoise sourit moins qu'elle ne mord.
Nous ne parlerons pas du pharmacien Tollot, adversaire de Jean-Jacques et auteur d'un innocent poème sur le Tænia, dont on disait, dans les salons peu guindés de Genève :
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Il est poète, il est apothicaire : Il fit des vers, il en fit faire.
Nous ne nous arrêterons pas davantage au poèteperruquier Berraud, si ce n'est pour rappeler qu'il présenta à Voltaire une comédie de sa façon: — « Quel est votre état? lui demanda Voltaire. - Je suis perruquier. — Eh bien, mon ami, allez, faites des perruques. »
Cette anecdote nous est racontée par Isaac Cornuaud, un autre enfant du peuple, qui a laissé des Mémoires inédits. Poitevin d'origine, il appartenait à la classe des Natifs. D'Ivernois l'appelle le « pervers Cornuaud, » un « génie malfaisant, » et lui reconnaît « une étonnante fertilité de basses ressources. » Ses Mémoires — pour autant que nous les connaissons par divers fragments — sont écrits avec facilité et même avec une certaine élégance. Cornuaud avait reçu une instruction sommaire; très dévote, sa mère n'avait réussi à lui inspirer qu' « un dégoût violent pour les livres de religion. » Il préférait Robinson et Gil-Blas au catéchisme d'Osterwald et aux Consolations contre les frayeurs de la mm't. Jeune homme, il fut esprit fort; assagi par l'âge, il demeura sceptique; bon fils d'ailleurs, aidant sa vieille mère dans son ménage, faisant les fonctions d'écrivain public pour les bonnes du quartier, et, dans ses loisirs, dévorant Voltaire et Rousseau. L'ambition — il l'avoue très simplement, — le désir « de se distinguer autant que celui d'être utile, » le poussèrent dans la lutte. Il n'y fut point médiocre, et ses Mémoires révèlent un esprit souple et pénétrant.
Ils ont surtout le mérite de montrer, à travers leur prolixité, la figure originale d'un de ces hommes du peuple, si nombreux dans l'histoire de Genève, autodidactes à l'esprit curieux, passionnés de lecture, conscients de leur valeur, à cheval sur leur dignité.
Rousseau n'est-il pas le type accompli et comme
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l'exemplaire le plus achevé de cette floraison plébéienne ?
L'horloger Rival en est encore un représentant, et non le moindre. Il osait adresser une épître en vers au seigneur de Ferney, qui avait qualifié Calvin d'âme atroce et soutenait à ce propos avec le pasteur Vernet une vive querelle; l'horloger-poète se posait en arbitre et donnait tort à tout le monde : Servet eut tort et fut un sot D'oser, dans un siècle falot, S'avouer anti-trinitaire.
Quant à vous, célèbre Voltaire, Vous eûtes tort, c'est mon avis : V ous vous plaisez en ce pays ; Fêtez le saint qu'on y révère !
Vous avez à satiété Les biens où la raison aspire, L'opulence, la liberté, La paix qu'en cent lieux on désire, Des droits à l'immortalité;.
On a du goût, on vous admiré, Tronchin veille à votre santé.
Cela vaut bien, en vérité, Qu'on immole à sa sûreté Le plaisir de pincer sans rire.
« Il est singulier, s'écriait Voltaire, qu'un horloger fasse de si jolies choses. Sa pendule va juste. » Et il daigna lui répondre en vers. Marc Monnier a remarqué que ce Rival fut mêlé à l'histoire de Rousseau comme à celle de Voltaire: lorsque Jean-Jacques s'enfuit de Genève à seize ans, son père -les Confessions nous le disent — se mit à sa poursuite « avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d'esprit, bel-esprit même, qui faisait des vers mieux que La Motte. »
Rival eut un fils qui devint comédien célèbre sous le nom d'Aufrène, et qui joua, en 1772, à Genève, sur le théâtre de Châtelaine. Toute la ville courut entendre le fils de l'horloger; on assure même qu'il y eut des pasteurs. Le torrent du siècle était irrésistible. Il se
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créait dans la ville des sociétés pour jouer la comédie.
Suivant l'expression d'un Genevois, c'était une « fureur épidémique, » comme l'explosion d'une passion trop longtemps comprimée. Le Consistoire et le Magnifique Conseil essaient encore de sévir: ils sont débordés; Voltaire l'emporte sur Rousseau, l'esprit du siècle sur l'esprit de Calvin.
En 1782, les puissances garantes intervenaient dans Genève après de nouveaux troubles. Le marquis de Jaucourt s'empressa d'y faire entrer à sa suite les comédiens, et quelques jouru après, la construction d'un théâtre — un théâtre en pierre qui devait durer un siècle — était commencée. Le directeur de la troupe s'appelait Fabre d'Eglantine; il eut pour successeur Collot d'Herbois; il n'a pas manqué de gens pour rendre Genève responsable des excès révolutionnaires de ces deux histrions !
Quant à l'homme de Ferney, il n'assista pas à cette victoire définitive du théâtre : il était mort depuis quatre ans; s'il eût vécu jusqu'à ce jour, il est probable qu'il serait mort de joie.
Nous venons de rappeler les épisodes saillants du séjour de Voltaire aux Délices et à Ferney. Le voisinage de Genève semble avoir exaspéré la fureur irréligieuse du grand écrivain, et ses productions les plus impies datent de cette époque. Mais c'est alors aussi qu'il prit en mains la cause de la tolérance. On l'en a loué cent fois; on a eu raison. N'oublions pas, cependant, que plaider cette noble cause, c'était encore une façon d'attaquer l'Eglise. Et si Voltaire a montré éloquemment le prix de la justice sociale, on peut regretter qu'il n'ait pas poussé le zèle jusqu'à réclamer en faveur de Jean-Jacques un peu de cette justice qu'il revendiquait si bruyamment pour d'autres. Au contraire, il souffla sur le feu. Mais son séjour près de Genève peut avoir eu sa part d'influence sur ses
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idées en matière de tolérance : vivant à Paris, aurait-il pris en main la cause des galériens protestants ?
Aurait-il rencontré ces fils de huguenots, ces victimes de la persécution, qui firent appel à son cœur, qui le poussèrent dans la lutte la plus généreuse qu'il ait soutenue, et dont les récits firent vibrer les meilleures cordes de son âme ? Aurait-il connu Moultou, qui, dans ses lettres, l'entretient si souvent de l'affaire Calas?
— Il me semble que la plus pure gloire de Voltaire doit bien quelque chose au voisinage de Genève.
VII
Nous ne raconterons pas le séjour de Jean-Jacques au Val-de-Travers: les moindres épisodes en sont connus aujourd'hui, grâce aux patientes recherches - de M. Fritz Berthoud et aux documents inédits qu'il a tirés de l'ombre. Arrivé à Môtiers-Travers le 10 juillet 1762, Rousseau en partit pour se rendre dans l'Ile de Saint-Pierre en septembre 1765. Ce n'était pas son premier séjour dans le pays de Neuchâtel : il y avait erré au temps de son adolescence vagabonde; il avait donné à Neuchâtel, avec l'aplomb de l'ignorance, des leçons de musique dont on se contentait, parait-il; il avait parcouru ces montagnes, dont il dépeignit plus tard les habitants et les mœurs patriarcales en termes si enthousiastes, que Métastase s'écriait naïvement: « Eh ! comment ne va-t-il pas demeurer avec eux!» Il avait rencontré çlans un cabaret de Boudry ce singulier archimandrite qui quêtait pour le Saint-Sépulcre et qui faillit l'emmener à Jérusalem.
Tous ces souvenirs d'une jeunesse misérable, mais heureuse — puisque c'était la jeunesse — durent se présenter en foule, idéalisés par la distance, à l'ima-
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gination du fugitif débarquant à Môtiers. Il y fut accueilli par le gouverneur, Georges Keith, grand seigneur écossais, cultivé, sceptique et tolérant. Ce personnage était arrivé dans le pays au moment où la question de la non-éternité des peines, prêchée par le ministre Ferdinand-Olivier Petitpierre1, mettait en feu toutes les têtes. La querelle, qui dura deux ans, a été racontée par M. Charles Berthoud : son ouvrage, les Quatre Petitpierre, est un des chapitres les plus curieux, les plus instructifs de notre histoire littéraire et religieuse. L'ancien et perpétuel antagonisme de l'autorité ecclésiastique et du pouvoir civil — que nous retrouvons aux prises à propos de Rousseau — éclata en cette occasion avec toute sa fureur. La plupart des paroissiens du pasteur accusé, les hommes les plus éclairés du pays, le Conseil d'Etat dans sa majorité, le gouverneur, le Grand Frédéric, prince de Neuchâtel, eurent beau épouser le parti de Petitpierre : la Compagnie des pasteurs et les quatre Bourgeoisies groupées autour d'elle contre le gouvernement, l'emportèrent; Petitpierre dut quitter le pays, et Frédéric II s'écria pour conclusion : « Si les Neuchâtelois veulent être damnés éternellement, qu'à moi ne tienne ! »
Le pasteur de Montmollin, qui devait, à ses périls et risques, assumer le poids de la lutte contre Rousseau, avait été déjà l'un des adversaires les plus impitoyables du pasteur non-éterniste.
Au début, tout alla fort bien pour Jean-Jacques : il s'était promis de ne plus écrire, menait une vie pai-
sible, apprenait à faire du lacet, se promenait en costume d'Arménien, causait avec la tout aimable Isabelle d'Ivernois, à qui il a adressé de si jolis billets.
Le colonel Abraham de Pury, homme d'esprit, lui fai-
1) Il était un des derniers disciples d'Osterwald; les écrits de Marie Huber paraissent avuir exercé sur lui une action décisive.
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sait courtoisement des avances; et le sauvage de les repousser, en ajoutant : « Vous êtes lieutenant-colonel, Monsieur. J'en suis fort aise; mais fussiez-vous prince,
et, qui plus est, laboureur, comme je n'ai qu'un ton avec tout le monde, je n'en prendrais pas un autre avec vous. »
Des relations se formèrent cependant entre l'ours et le colonel ; bientôt un groupe d'amis sûrs entoura Rousseau: DuPeyrou, à qui il léguera ses papiers, d'Escherny, qui a laissé d'agréables pages sur le séjour de Rousseau à Môtiers, Milord Maréchal (c'està-dire George Keith, déjà nommé), le botaniste Gagnebin, de la Ferrière, ami de Haller et de Réaumur. Ses amis de Genève, d'Ivernois, Roustan, Moultou, le venaient voir; des lettres des quatre coins du monde arrivaient « par ballots. » La petite société qui s'était groupée autour de Rousseau témoignait à Thérèse une bienveillance aimable dont on peut presque s'étonner aujourd'hui. Jean-Jacques n'était pas bien à plaindre vraiment.
Mais un nouvel orage éclata bientôt sur sa tête. En deux mots, voici les faits : il avait témoigné au pasteur de Môtiers le désir de participer à la Sainte-Cène.
Montmollin l'y admit, un peu à la légère et à l'insu de la Compagnie des pasteurs, qui plus tard l'en blâma, car elle venait justement de dénoncer au gouvernement l'Emile « comme un ouvrage qui attaquait les fondements de notre BaÎnte religion. » Après la publication des Lettres de la Montagne, Montmollin déploya contre Rousseau un acharnement qui contraste avec la tolérance qu'il avait montrée pour l'Emile. M. Fritz Berthoud a prouvé que ce brusque changement de conduite est dû en bonne partie à l'intervention de quelques pasteurs de Genève, entre autres de Jean Sarasin le jeune.
La Compagnie des pasteurs donna pour instruction
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à Montmollin d'exiger de Rousseau une déclaration de foi catégorique, à défaut de laquelle il serait exclu de la communion. Rousseau persista à demeurer dans l'Eglise sans obtempérer à la demande du pasteur; il fut cité devant le Consistoire de Môtiers, qui refusa de l'excommunier. Cette attitude de la majorité des membres du Consistoire avait été inspirée sous main par le Conseil d'Etat, qui saisissait l'occasion de faire pièce à la Compagnie des pasteurs.
Alors éclata une violente polémique: c'étaient la Lettre imprimée à Goa aux dé Lettre imprimée à Goa aux dépens du Saint-Office, dont plus tard DuPeyrou se déclara l'auteur et où la Classe et le pasteur de Môtiers ne sont point ménagés; la Réfutation, en dix lettres, du pasteur de Montmollin, qui se fâchait beaucoup trop; les Remarques du colonel Pury, vives et railleuses; enfin une lettre de JeanJacques lui-même à DuPeyrou.
On sait comment se termina cette guerre: un sermon de Montmollin, dirigé contre Rousseau, excita si bien quelques paroissiens, qu'ils assaillirent de nuit sa maison. Menacé, presque lapidé, le malheureux prit la fuite dès le lendemain K Sa destinée allait démentir cruellement ce beau précepte du jurisconsulte neuchâtelois Vattel : « Un homme, pour être exilé ou banni, ne perd point sa qualité d'homme, ni par conséquent le droit d'habiter quelque part sur la terre. »
Rousseau a laissé, dans ses Lettres au maréchal de Luxembourg, un portrait peu flatté des Neuchâtelois, qui pourtant, au moment où il le traçait (1763), ne lui avaient pas encore fait grand mal : « Beaucoup d'esprit et encore plus de prétention, mais sans aucun goût, voilà ce qui m'a d'abord frappé chez les Neuchâtelois. Ils parlent très bien, très aisément, mais ils écrivent plate-
1) Voir les documents inédits publiés par M. F. Berthoud (Jean-Jacques Rousseau au Val-de-Travers), et ceux de M. Jansen: Documents sur J.-J. Rousseau (1762-1765), recueillis dans les archives de Berlin. Genève, 1885.
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ment et mal, surtout lorsqu'ils veulent écrire légèrement, et ils le veulent toujours. Ils ont une manière de journal dans lequel ils s'efforcent d'être gentils et badins. Ils y fourrent même de petits vers de leur façon. Ils se croient polis, parce qu'ils sont façonniers, et gais, parce qu'ils sont turbulents. Je crois qu'il n'y a que les Chinois au monde qui puissent l'emporter sur eux à faire des compliments. La politesse française est de mettre les gens à leur aise et même de s'y mettre aussi ; la politesse neuchâteloise est de gêner et soi-même et les autres. Le sexe n'y est pas beau. La religion dont ils se piquent sert plutôt à les rendre hargneux que bons, etc. »
Voilà quelques traits, auxquels j'ajoute le suivant, allusion à la querelle de la non-éternité des peines: « Quand ils se seraient tous arrangés pour aller en enfer, ils n'auraient pas plus de souci de ce qui s'y passe. »
N'hésitons pas à dire que ce malin portrait fut ressemblant par bien des côtés. Il est sûr que le goût littéraire était encore assez peu développé à Neuchâtel à cette époque. La présence de Rousseau et la guerre dont elle fut l'occasion contribuèrent précisément à dérouiller les esprits, à les stimuler, à exercer à l'escrime les plumes indigènes, à former au sein du public une opinion qui jugeait les coups. Le journal dont se moquait Rousseau, ce pauvre Mercure suisse, n'allait pas tarder à prendre un essor assez brillant, sous la direction du jeune pasteur Chaillet; et bientôt Mme de Charrière, qui aimait tant Rousseau, peut-être par amitié pour DuPeyrou, allait devenir le centre d'un petit mouvement littéraire.
Un an après la fuite de Rousseau, une guerre nouvelle éclatait dans ce turbulent petit pays et occupait pendant deux années les têtes ardentes de ses habitants. Il s'agissait, cette fois, du mode de perception de la dîme, le souverain tenant pour le régime des fermes, et les Bourgeoisies demandant le retour à l'ancienne régie. C'est à cette occasion que le colonel
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Pury publia ses Lettres du cousin Abram au cousin David, un modèle de pamphlet : « Ce sont nos petites lettres, à nous petits, a dit un bon juge, M. Charles Berthoud, et si l'on trouve qu'il ne faut pas prêter à rire en évoquant ainsi le souvenir de Pascal, je dirai qu'il est telle page du colonel Pury que je préfère à telle page brillante de Paul-Louis Courier, parce que j'y trouve, dans la plaisanterie et dans le tour du style, quelque chose de plus spontané et de moins voulu. »
Les lecteurs d'aujourd'hui, ajoute le critique, « seraient surpris de trouver tant de finesse sous des apparences familières, tant de malice avec un sens politique si ferme, l'esprit neuchâtelois sous sa forme la meilleure et la plus distinguée, avec son sel, sinon attique, du moins bourguignon.» — Une de ces lettres fut brûlée à Neuchâtel par la main du bourreau, ce qui réjouit fort le colonel. Cette tempête devait malheureusement coûter autre chose que de l'encre : l'avocat du roi, Gaudot, avait trop bien plaidé la cause de son maître contre les bourgeois; ceux-ci, dans une heure d'exaspération, assiégèrent sa demeure et le massacrèrent. Parmi cette populace ivre de fureur et de vin, se distinguait un frère du futur « ami du peuple, » le petit David Marat.
Qui nous dit que le sort de Gaudot n'eût pas été celui de Rousseau, s'il n'avait fui devant les forcenés qui cassaient ses vitres à coups de pierres ?
Laissons partir Jean-Jacques, laissons-le continuer cette triste odyssée qui se terminera dans la chaumière d'Ermenonville, et cherchons à résumer notre sentiment sur ce génie en marquant ce qu'il doit à Genève et ce que Genève a donné par lui à là France.
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VIII
La Savoie a pu compléter Rousseau ; mais, quoi que Michelet en ait dit, ce n'est pas elle qui l'a « fait. »
Sans doute, son séjour chez Mme de Warens a développé en lui le côté imaginatif et sensuel; mais nous trouvons surtout en lui le type du Genevois 1. Son âme a gardé l'empreinte de la discipline calviniste et républicaine, et ses théories sur l'Eglise et l'Etat, sur la morale et la société, ne s'expliqueraient pas si l'on ne tenait compte des conditions civiles et politiques de Genève. Au-dessous de l'aristocratie qui gouvernait, s'agitait la bourgeoisie, domptée par deux siècles de calvinisme, mais toujours remuante, à l'allure frondeuse, susceptible et jalouse de ses droits: elle a donné, au XVIme siècle, les Berthelier et les Pécolat; au XVnime siècle, Rousseau. Son caractère est celui du plébéien genevois : fier, ombrageux, passionné, défiant, mais avec cela sincère, loyal, probe, laborieux, vaillant dans la lutte, prêt à souffrir pour son idée. Jusque dans les écarts de Rousseau, on retrouve l'impression persistante d'une religion grave, d'institutions libres, de mœurs austères.
On a dit que Genève est tout pour le Genevois : Rousseau aima Genève de tout son cœur et je crois qu'il n'aima rien davantage. Enfant, il a souvent entendu son père parler du Conseil général, cette assemblée d'un peuple souverain ; il a entendu les citoyens discuter les questions qu'on agitait dans les cercles, sur le seuil des portes, à la table de famille. Il a frémi
1) Nous avons largement profité pour les pages qui suivent du substantiel volume publié à l'occasion du centenaire de Rousseau : Jean-Jacques Rousseau jugé par les Genevois d'aujourd'hui, recueil de conférences faites par plusieurs professeurs de Genève.
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d'enthousiasme au spectacle de ces fêtes populaires qui entretiennent et embellissent la tradition nationale. Devenu homme, il mêle tous ces souvenirs aux réminiscences de Sparte et de Rome étudiées dans Plutarque, et se forge un idéal de démocratie abstraite reposant sur la réalité jadis entrevue. La société lui apparaît formée d'individus égaux, dont les volontés réunies sont fondues dans une seule, qui est celle de l'Etat, du Souverain, le grand Infaillible. L'individu doit savoir abdiquer devant la volonté de l'Etat, qui lui impose sa religion môme. La tyrannie de la multitude, telle est au fond la théorie du Contrat social, qui, hélas ! retombera un jour de tout son poids sur le « citoyen de Genève. »
Ce beau titre de « citoyen de Genève, » comme il le fait sonner aux oreilles de toute l'Europe ! C'est qu'il résume toutes ses prédilections, tous ses rêves, toutes ses fiertés. Et quelle heureuse antithèse avec M. de Voltaire, « gentilhomme ordinaire du roi ! »
Genevois, Rousseau l'est encore par cet indestructible sentiment religieux qui survit aux plus lamentables, aux plus dégradantes aventures de sa vie décousue. Son profond spiritualisme, la rigueur théorique de sa morale, sont d'un protestant; mais surtout la personnalité humaine est à la base de cette religion tout individuelle : la Bible, librement interprétée, demeure le livre de chevet de Jean-Jacques. Il a le respect pour les choses saintes, même pour celles qu'il ne croit plus. Dieu, la conscience, la terreur du péché; ont hanté son génie jusque dans ce délire d'orgueil où il se proclamait, comme afin d'apaiser de justes remords, le meilleur des fils des hommes. C'est la religion de Genève, adoucie, humanisée par les Turrettini et les Vernet, et embrassée par le sentiment, que proclamera sa vigoureuse éloquence à la face de l'incrédulité française : la religion prouvée par le sens in-
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terne, voilà la profession de foi du Vicaire savoyard.
La révélation en est exclue, parce que Rousseau cherche la source du mal, non dans l'individu, mais dans la société; il réduit l'homme sorti pur des mains du Créateur, à cette religion d'imagination, dont Mme de Créqui disait si bien qu'elle « saute à pieds joints par dessus le péché originel. » Mais cette religiosité vague ne put assurer son repos; et si son orgueil l'empêcha de comprendre ce qui lui manquait, le besoin moral insatisfait qui l'a tourmenté toute sa vie le rattache précisément, d'une façon plus; visible encore, à la tradition réformée.
Jusque dans le détail de sa vie, nous retrouvons l'enfant de la vieille cité républicaine. Voyez-le conservant orgueilleusement dans la célébrité sa profession manuelle, afin de mieux assurer son indépendance, « car, dit-il, on n'est vraiment libre que lorsque, par son travail, on peut se passer d'autrui ! » Voyez-le copiant de la musique a dix sous la page, menant à Paris la vie simple, modeste et frugale de l'artisan genevois ! Et voyez sa défiance envers quiconque fait mine, en le protégeant, de prendre sur lui le moindre empire ! Voyez le regard soupçonneux qu'il jette sur - ces « bienfaiteurs » qu'il déteste !
Monstre d'ingratitude ! crient, après Voltaire, ceux qui ne comprennent pas. Orgueil ombrageux du citoyen libre, répond le lecteur attentif de l'histoire de Genève: cette défiance toujours en alarme a sauvé, à travers les âges, l'indépendance de la République.
C'est parce que Rousseau a ainsi résumé en lui et dans son œuvre la civilisation protestante de Genève, qu'il a exercé sur son temps une action si profonde.
« C'est dans ce qu'il a de réellement genevois qu'il faut chercher le secret de sa puissance1. » Le premier, il a su mettre en valeur dans la littérature française les
1) M. J. Horhung.
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traditions de la vie religieuse, politique et morale de la ville de Calvin.
Cherchons à saisir, à préciser, dans les différents domaines, la trace de cette influence. Et pour cela, n'oublions pas ce que l'éducation — ou plutôt l'absence d'éducation — a fait du Genevois Rousseau 1.
Il fut l'enfant de la nature ; personne ne lui enseigna à lutter contre lui-même ; au moment décisif de l'adolescence, il est livré aux inconstances de son imagination et de son cœur. Cet apprentissage solitaire de la vie le rend exclusif, tranchant, insociable ; il se pénètre de sa propre valeur. Il a manqué à sa jeunesse cela même qui manque à son Emile : l'influence de la mère et la camaraderie de l'école; son moi ne s'est pas trouvé aux prises avec celui du voisin, son esprit ne s'est pas assoupli au contact des opinions contraires, il n'a pas appris à en tenir compte. Un jour, il tombe brusquement dans le grand mensonge de la vie civilisée ; il voit les philosophes, et mesure leurs inconséquences, la société, et constate ses injustices. Son génie, secoué par ce spectacle inattendu, prend brusquement conscience de lui-même : il pousse sa grande clameur de révolte, son cri de guerre contre la civilisation.
Et le voilà, réformateur nouveau, suivant en sens inverse le chemin que suivit Calvin il y a deux siècles et apportant à la France un nouvel évangile. Calvin disait : « Revenez à la Bible ! » Rousseau crie : « Revenez à la nature ! — La nature est bonne : je le sais bien, puisque c'est la nature qui m'a formé, moi qui suis bon. Votre société est un amas d'abus et d'injustices, vos mœurs sont corrompues, votre littérature affadie ou dépravée, votre éducation faussée dès le berceau ; votre philosophie rit de tout, votre religion est morte !
— Quel est le remède? — Faire rentrer la nature dans
1) Voir sur ce point M. Aimé Steinlen (Revue suisse de 1852).
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la religion, dans l'Etat, dans l'éducation, dans la science, dans la poésie, dans l'art. »
« On trouve dans tous ses écrits, a dit Mme de Staël, la passion de la nature et la haine de ce que les hommes y ont ajouté. » Dès son entrée en lice, Rousseau attaque les sciences et les arts corrupteurs, et prêche le retour à l'égalité naturelle. Dans son Contrai social, il trace, d'après quelques-unes des maximes de la constitution de Genève réduites en système, le plan de l'Etat modèle et primordial, reposant sur la souveraineté du peuple ; la Nouvelle Héloïse, que les bords vaudois du Léman lui inspirèrent, évoque dans un cadre idyllique le tableau des mœurs champêtres et de la félicité primitive; dans la Lettre sur les spectacles, il vante les plaisirs simples et les fêtes chères aux peuples jeunes; dans Emile, il expose l'éducation et
la religion naturelles, il en appelle de la routine et du formalisme aux idées éternelles écrites dans l'âme humaine. Par sa propre vie, il enseigne, en restant incorruptible dans la pauvreté, cette dignité de l'écrivain à laquelle d'Alembert rappelait si justement ses confrères1.
Tel est, rapidement esquissé, l'apostolat de Rousseau, l'homme de la nature. On sait quels fruits il a portés, quelques-uns savoureux et doux, d'autres empoisonnés.
Il à inauguré une apologétique nouvelle du christianisme, en rendant au sentiment religieux son rôle et sa suprématie, et rappelé un siècle frivole au respect du divin. Il a révolutionné la science éducative en proclamant les droits de l'enfant, et a été l'inspirateur de tous les grands pédagogues modernes. Il a été l'initiateur de la philosophie nouvelle en mettant la volonté autonome au centre du monde, en statuant la souveraineté de la conscience :
1) Essai sur la société des gens de lettres et des grands.
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« .Jacobi a déduit de Rousseau sa philosophie du sentiment, tandis que Kant eu faisait sortir "ia théorie de la religion dans les limites de la raison. Schiller, Fichte, Herbart, Schleiermacher, pour ne mentionner que les esprits de premier ordre, ont applaudi le penseur de Genève et salué en lui le partisan de la spontanéité et de l'autonomie du moi, le revendicateur de la personnalité, pour tous les âges de la vie et dans toutes les conditions sociales, l'avocat le plus puissant de l'individualisme.1 » En même temps, il donnait une impulsion nouvelle à la société dans l'ordre politique. La Révolution française a tiré de ses écrits son credo, elle a fondé sur ses théories l'égalité civile, elle lui a emprunté son idée de la souveraineté nationale. Malheureusement, Rousseau est l'homme des systèmes et non de l'expérience : il y a un profond dédain de l'histoire au fond de ses affirmations absolues; on sent qu'il n'a pas vécu de la vie de la cité : la patrie lui a manqué tout comme le foyer. De là les erreurs du politique idéologue; de là les chimères de l'éducateur. Aussi la Révolution française a-t-elle déraillé avec lui, lorsqu'elle a voulu imposer le civisme et décréter un Dieu officiel.
Cette conception néfaste de la religion d'Etat, il ne faut cependant pas la reprocher à Jean-Jacques sans se replacer au point de vue de son époque : « Dans un siècle, a-t-il dit lui-même, où toute religion est sapée par les fondements, il importe, pour en conserver l'essentiel, d'abandonner l'accessoire. Mon livre établit de la religion tout ce qui est utile à la société bien gouvernée. » Ce que Rousseau demandait, c'était qu'on n'imposât à chaque citoyen que la religion imposée à tout honnête homme par sa propre conscience. Un éloquent pasteur de Genève, M. A. Bouvier, l'a dit excellemment:
« Au lendemain du supplice de Calas, perpétré au nom du droit confessionnel, à la veille des deux bûchers qui attendaient
1) H.-F. Amiel.
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YEmile, alors que la religion traditionnelle et officielle pesait lourdement sur toutes les législations et sur toutes les magistratures; essayer d'alléger cette pression de tout le poids des dogmes positifs, ramener la religion d'Etat à une sorte de minimvm, cela pouvait et devait même paraître un progrès. »
Est-il enfin besoin de montrer une fois de plus ce que la France doit à l'influence littéraire de JeanJacques, à ce qu'il y a de tendre, de contemplatif et d'intime dans son génie ? Il n'est pas seulement l'inventeur d'un style nouveau, de cette éloquence harmonieuse et ardemment passionnée qu'on n'avait point encore ouïe — audita non prius, — mais il est vraiment l'inventeur d'une façon nouvelle de sentir, il a découvert des veines encore inexplorées, il a, suivant la charmante expression d'un penseur, « dénoué quelque chose dans l'âme humaine. » Son originalité, c'est d'être — en prose — le grand poète français du protestantisme : Calvin n'en avait été que le théologien, n'avait vu que l'idée religieuse; nous avons dit, en nous occupant de lui, ce qu'il avait banni de la langue et du style. Rousseau, de cette même idée protestante, a fait découler en ruisseaux abondants tous les poétiques trésors : l'adoration dans ses oeuvres d'un Dieu bon; la conscience de ce qu'il y a de tragique dans notre destinée; le sentiment des liens mystérieux de l'âme humaine avec la nature; l'amour passionné de la patrie locale, du foyer, de la vie intime et champêtre. Le premier, il a fait ce beau rêve d'avoir, « au penchant de quelque agréable colline bien ombragée, une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts. »
Cette poésie d'une essence toute nouvelle—et toute romande — coule à pleins bords dans l'épopée-idylle appelée la Nouvelle Héloïse. Nous sommes en droit de lui attribuer ici une importance particulière, car dans Héloïse apparaît, plus encore que l'écrivain genevois,
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l'écrivain suisse et romand. Rousseau, le premier, a.
senti, a exprimé la poésie de nos rivages. C'est à une promenade à Vevey, aux jours de son adolescence, que remonte l'inspiration première de cet hymne plein de filiale tendresse : « Je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages et qui m'y a fait établir les héros de mon roman. Quand l'ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. »
C'est là, au cœur du pays romand, que l'infortuné JeanJacques aimait à placer son rêve de bonheur imaginaire. Il se complaît à retracer les mœurs simples et laborieuses de ces campagnes, où l'on vit heureux « par l'exemption des peines plutôt que par le goût des plaisirs,» à décrire l'hospitalité désintéressée qu'il y rencontra durant ses pérégrinations ; il aime à vanter le bon vin de nos vignes, ce qui est encore une façon d'aimer le sol natal; il va jusqu'à excuser le goût de boire, si répandu dans nos contrées, par ce paradoxe ingénieux : « que les gens faux sont sobres;» il évoque avec prédilection les scènes de notre vie rustique, les fenaisons et les vendanges, les veillées égayées par les chansons. Il a vraiment vécu par le cœur toutes ces choses qui ont charmé ses regards; il a laissé une part de son âme dans tous ces lieux que décrit son magique pinceau ; dans toutes ces peintures de mœurs ou de paysages, on sent mieux qu'un habile artiste, on sent l'enfant du pays.
L'Europe charmée prêta l'oreille à cette voix qui tremblait d'une si sincère émotion. On s'explique d'ailleurs le prodigieux succès de la Nouvelle Héloïse, si l'on songe qu'elle substituait à l'ancien idéal romanesque la pure réalité humaine, la vie. C'est bien Rousseau qui a révélé au monde français, et dans son
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roman et dans ses Confessions, la poésie de la campagne, du foyer, le pittoresque bourgeois et familier, les plaisirs du voyage pédestre, le charme de la science pratiquée en pleine nature, la douceur de la rêverie, le prix de la solitude. Il a « étendu le cercle des choses qui s'écrivent. » Toute la poésie romantique est en germe dans son œuvre. Il l'a dotée de cette dixième muse, si chère à Mme de Staël, la mélancolie. Les brillants écrivains du commencement de notre siècle ont tous, à des degrés divers, subi l'influence du grand enchanteur : « Rousseau, a dit Marc Monnier, a laissé une famille spirituelle, une postérité glorieuse; les fils de sa pensée et de son génie remplacent avantageusement pour nous les enfants de Thérèse, qu'il eut le très grand tort d'abandonner. »
Ainsi, comme action littéraire, Genève l'a emporté sur Ferney; c'est Rousseau, non Voltaire, qui a fait école : le cœur est plus fécond que l'esprit. Le génie expansif et ardent de Rousseau, unissant en une riche harmonie tous les éléments de l'âme moderne, a été la sève nouvelle qui a fait refleurir la poésie française.
Non seulement française ! Werther, ce fils de SaintPreux, eût-il vu le jour sans la Nouvelle Héloïse ? Schiller n'a-t-il pas écrit ses premières œuvres sous l'impression de ses lectures de Jean-Jacques ? Byron n'a-t-il pas été le plus passionné de ses admirateurs?
Pour résumer toute ma pensée, sans rien cacher de ce qui pourra sembler excessif, je dirai: L'apparition de ce génie singulier, fécond et puissant, est une manifestation saisissante de la loi des compensations dans l'histoire. Avec l'horloger de Genève, enfant du Refuge, le principe de la Réforme, violemment extirpé de France, rentre triomphant dans la littérature française : Rousseau, c'est le protestantisme exilé reprenant possession de sa patrie.
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CHAPITRE VII
PHILOSOPHES ET NATURALISTES
Les savants suisses: Albert de Haller; ses rapports avec Voltaire.
— Charles Bonnet ; sa correspondance avec Haller. — Bonnet et Voltaire. — Les hôtes de Genthod. — H.-B. de Saussure ; ses précurseurs à Chamounix ; ses Voyages. — Bourrit et les frères DeLuc. — Erudits genevois : Mallet, Senebier, Baulacre.
I
Revenons sur nos pas; reportons-nous en 1754, au moment où Voltaire s'établissait près de Genève. Son incrédulité railleuse, que nous avons vue aux prises avec l'éloquence un peu déclamatoire de Rousseau ou avec la dialectique habile et ferme d'un clergé très instruit, devait rencontrer aussi des adversaires considérables parmi les savants. Le commencement du XVIIIme siècle, où nous avons noté tant de symptômes d'émancipation des esprits, est l'heure où s'éveille dans notre pays — et surtout à Genève — la curiosité scientifique. Pendant près de deux siècles, les Genevois, disciplinés par la religion de Calvin, ne se sont guère occupés de la nature. Mais les Chouet, les Turrettini, les Abauzit, ont fait naître par leurs écrits et leur parole des besoins nouveaux, suscité des hardiesses jusqu'alors inconnues; on a observé que
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l'avènement des sciences naturelles, physiques, mathématiques, à Genève, date de l'époque (1720 à 1730) où l'autorité de la théologie calviniste commence à déchoir. Les Cramer, les Calandrini, les Trembley, les Jallabert, les DeLuc, les Pictet, les Mallet, les Achard et surtout Charles Bonnet, vont donner à Genève un lustre nouveau. Après avoir été une célèbre ville de théologie, elle devient et restera une célèbre ville de science.
Un critique a même voulu reconnaître un besoin de réaction contre le calvinisme dans ce goût des voyages, de l'investigation scientifique, si répandu dans la haute société genevoise : « On a beau faire, dit M. Eugène Rambert, l'esprit humain est né curieux, et il faut que sa curiosité trouve une issue. Plus on lui en interdit, plus il s'échappe par celles qui sont permises. » Peut-être ne faudrait-il pas prendre cette théorie trop à la lettre; l'esprit du XVIIIine siècle fit naturellement son œuvre à Genève, et la science y eût fleuri tout de même, quand le calvinisme eût fait peser un joug moins lourd sur les intelligences. Les patriciens genevois étaient poussés vers les sciences par la situation qu'ils occupaient dans la République : « Ils n'y trouvaient pas d'ambitions ni de vanités à satisfaire ; ils n'y pouvaient être ni hommes de cour, ni gens d'épée, ni héros de ruelles, et sans effort, à un certain âge, par droit de naissance, ils arrivaient au pouvoir. Aussi ne savaient-ils que faire de leur jeunesse ; ils s'attachèrent donc à la nature, qui, riche et neuve, ignorée, inépuisable, aux portes de leur petite ville, s'offrait à leurs yeux, se livrait à leurs mains. Bientôt ces études furent plus et mieux que des passe-temps, elles devinrent des devoirs de famille ; le fils, héritant du père, eut un renom scientifique à soutenir, une œuvre importante à poursuivre. Et Voltaire eut beau rire, ce fut un spectacle frappant, en face de la France des Pompadour, que ce pays de bonnes mœurs gouverné par des hommes de science.1 »
- 1) Marc-Monnier, Genève et ses poètes.
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Or voyez le contraste qui existe entre la science suisse et la science française à cette époque: tandis que celle-ci forme des incrédules, celle-là demeure l'alliée fidèle du christianisme ; à Genève, la philosophie s'attache à défendre la religion autant qu'à Paris elle s'acharne à la détruire. Rousseau lui-même, ce philosophe genevois si émancipé, garde, à défaut de dogme, le respect de la religion. Et Voltaire de s'écrier : « Quel temps a-t-il pris pour rendre notre philosophie odieuse? Le temps même où elle allait triompher! »
A Lausanne, l'auteur du Mondain devait rencontrer le plus illustre représentant de la science helvétique, celui que son siècle appela le Grand Haller. Il est amusant de constater que ce grave personnage inspirait à Voltaire une sorte de frayeur respectueuse : Haller était revêtu de cette force mystérieuse qu'on nomme l'autorité; sa haute franchise n'épargnait personne, et il osa tenir tête au plus brillant écrivain de la France philosophique. Agé de plus de quarante-six ans lorsque Voltaire s'établit à Lausanne, Albert de Haller avait publié en 1731 son poème des Alpes, où il donnait, en une langue énergique et puissante, des descriptions alors toutes neuves d'une nature inconnue du grand public. Cet ouvrage eut une trentaine d'éditions, dont plusieurs en français. Haller partagea dès lors avec l'idyllique Salomon Gessner l'honneur de représenter la poésie suisse aux yeux de l'Europe.
Mais ses travaux de botanique, de physiologie, lui assurèrent une autre sorte de renommée peut-être plus solide encore et plus universelle. Toutes les Académies se firent un honneur d'inscrire son nom sur la liste de leurs associés.
Haller passa huit années de sa vie dans le canton de Vaud, en qualité de bailli d'Aigle et de directeur des salines de Bex. Il assistait à cette représentation
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de Zaïre à laquelle Voltaire prit un plaisir d'enfant; le savant bernois écouta gravement la pièce, et quand on-lui demanda son avis, se borna à répondre : « C'est la première fois que je vois donner un rendez-vous d'amour pour se faire baptiser. » Le mot eût fait fortune à Paris : « Il est heureux pour moi, s'écria Voltaire, que ce malin Suisse n'ait pas tenu ce propos à la Comédie française; ma Zaïre était f. »
Les opinions irréligieuses du « patriarche» étaient profondément antipathiques à Haller, à qui répugnait surtout la plaisanterie en de si graves sujets.
D'autre part, Voltaire était piqué de sa froideur un peu hautaine. Néanmoins, lors de ses bruyants démêlés avec l'éditeur Grasset, il chercha à flatter Haller pour le mettre de son parti. Haller répondit avec une politesse froidement ironique : « La Providence vous a comblé de biens, elle vous accable de gloire ; mais il vous fallait des malheurs; elle a trouvé l'équilibre en vous rendant sensible. » Bien que ce ton exaspérât Voltaire, il eut soin de ne pas se brouiller avec une puissance telle que Haller et lui écrivit une seconde lettre, très courtoise, à laquelle le Bernois répondit plus sèchement encore. Voltaire ne se découragea pas : « Il ne manque à mon bonheur, réplique-t-il, que de pouvoir vous rencontrer et vous témoigner mes sentiments. » Ainsi se termina cette correspondance peu engageante.
Ces deux hommes étaient deux puissances en face l'une de l'autre : Voltaire tenait l'opinion de l'Europe enchaînée à ses pieds ; Haller commandait le respect par son caractère et son génie. Voltaire voulait être flatté, admiré; Haller dédaigna de s'incliner devant l'idole : sa conscience était révoltée par la prétention des philosophes de se poser en arbitres des idées religieuses, et il exprime souvent ce sentiment dans ses lettres ; il écrit par exemple :
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« Les Voltaire et les Rousseau, tous les philosophes de nos jours ne sont que des enfants qui soufflent contre une tempête.
La tolérance étendra la lecture de l'unique Livre qui écrase d'un côté la superstition; de l'autre l'athéisme. La Providence se sert de l'irréligion pour détruire la fraude et la superstition ; elle trouvera des remèdes à l'irréligion quand elle le jugera nécessaire. 1 »
Ces lignes sont adressées par Haller à l'un de ses plus actifs correspondants, à l'un de ses plus chauds admirateurs, à celui qui s'écriait dans une heure d'enthousiasme : a Platon rendait grâces aux dieux de l'avoir fait naître au temps de Socrate; moi, je rends grâces à Dieu de m'avoir fait naître au temps des Haller et des Réaumur. » Ainsi disait Charles Bonnet.
II
Bonnet a contribué, avec Haller, Trembley, de Saussure et Rousseau, à remettre en honneur la nature, à en découvrir à la fois les beautés et les secrets, à réveiller le sentiment de l'admiration et le goût de l'observation. Pas plus que Haller, il ne put vaincre la répulsion que lui inspirait Voltaire; mais celui-ci, comme nous le verrons, ménagea moins le philosophe de Genthod que le savant bernois.
Il y a deux périodes bien distinctes dans la carrière de Charles Bonnet : les sciences naturelles remplissent la première; dans la seconde, il s'adonne à la spéculation philosophique. Né en 1720, d'une vieille famille genevoise, Bonnet eut conscience de sa vocation dès l'âge de seize ans; la nature «l'avait fait naître observateur. » Ce don fut fécondé par la solitude relative où il passa son enfance, confié, à cause
Il Voir l'article sur Albert de Huiler, par Aimé Steinlen; Revue suisse de septembre 1854.
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de la surdité dont il souffrait, aux soins d'un précepteur. Qui croirait que le Spectacle de la nature de l'abbé Pluche ait jamais dénoué quelque chose dans une âme? C'est pourtant la lecture de cet ouvrage, alors célèbre, qui donna au jeune Bonnet la commotion électrique d'où peut dépendre une carrière; pris dès ce moment d'une véritable passion pour l'étude, il lut tous les ouvrages de science qu'il put se procurer, mais surtout les Mémoires de Réaumur sur les insectes. C'est à ces « chers délaissés de la création » que furent consacrés les premiers travaux qui attirèrent l'attention sur lui. On sait qu'il soumit pendant trentequatre jours à l'observation la plus minutieuse une puceronne androgyne, pour découvrir si les pucerons se reproduisent sans mariage. Il a raconté cette expérience décisive dans des pages fort curieuses, qui lui valurent de la part des Pères de Trévoux le reproche « de n'avoir pas assez ménagé la délicatesse du lecteur en traitant des amours des pucerons. » — Sur quoi Abauzit, qui n'aimait pas les Jésuites, s'écriait : « Demandez-leur donc si le Père Sanchez a mieux ménagé la délicatesse du lecteur dans son traité de l'Immaculée conception de la Vierge ! » Son mémoire sur le fécond célibat des pucerons, envoyé à Réaumur, communiqué par celui-ci à l'Académie des sciences, valut à l'auteur le titre de membre correspondant. On peut se figurer la joie du jeune étudiant de vingt ans lorsqu'il reçut la lettre, signée de la main de Fontenelle, qui lui annonçait une distinction aussi inespérée. Bonnet en perdit un peu la tête : « Je me sentis embrasé de la soif de la réputation et du désir de mériter de nouvelles distinctions littéraires. Il s'en fallait peu que je me crusse déjà sur le chemin de l'immortalité. » — Heureux qui a connu d'aussi délicieuses ivresses ! Bonnet n'en garda qu'une ardeur extrême au travail et fut bientôt en mesure de
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publier son premier ouvrage, le traité d'Insectologie, paru en 1745.
C'est alors même, au seuil de la gloire, que de cruels maux d'yeux vinrent l'arrêter dans sa brillante carrière d'entomologiste : « Je fus forcé de renoncer à toute espèce de travail, et, ce qui fut pour moi un sacrifice bien plus douloureux, je fus contraint de renoncer entièrement à l'étude des insectes et à l'usage du microscope. Cette belle nature, que j'aimais avec tant de passion, sembla s'anéantir à mes yeux. Il me fallait la bonne parole du Maître; ce fut cette parole, dont je me saisis, qui ramena le calme dans mon âme et m'inspira une résignation réfléchie qui me rendit supérieur à mon infortune. »
Obligé, comme il le dit, de « se retirer dans son cerveau, » il contracta le goût, qu'il n'avait guère jusqu'alors, de la spéculation philosophique. La méditation à laquelle il était condamné par la maladie allait faire du naturaliste un métaphysicien. La Théodicée de Leibniz le familiarisa avec les abstractions qu'il avait longtemps dédaignées. En 1754, — l'année même de l'arrivée de Voltaire — il publiait son Essai de psychologie: « Je voudrais, disait-il dans sa préface, persuader aux hommes que le christianisme est la meilleure philosophie, parce qu'il est la perfection de la raison. »
C'est aux fatalistes surtout que son argumentation s'adresse : il veut leur montrer que la nécessité des actions humaines ne saurait ébranler la morale, que la vertu reste la vertu, c'est-à-dire la source du bonheur, que le mal reste le mal, Dieu l'arbitre de nos destinées, l'Evangile « le tableau le plus fini de la perfection humaine, » Jésus « le philosophe par excellence. »
Il y a, dans cet Essai, du Marie Huber et déjà aussi du Rousseau : M. Sayous a mis en relief les points sur lesquels Bonnet a devancé l'auteur de l'Emile; ce qu'il dit de l'éducation, du devoir de la rendre plus conforme
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à la nature, du danger de faire apprendre trop tôt le catéchisme à l'enfant, du rôle du plaisir et du jeu dans l'enseignement, tout ce chapitre est une esquisse sommaire du programme que développera Rousseau. Il y a d'ailleurs entre ces deux hommes — qui ne s'aimaient pas — quelques ressemblances d'âme : Bonnet a une certaine inflammabilité d'enthousiasme, des heures d'extase de la pensée. Vous vous rappelez le bouillonnement d'idées que provoqua chez Rousseau la lecture du programme du concours de Dijon ? C'est quelque chose de pareil qu'éprouve Bonnet à la lecture de l'Esprit des lois : « Je me persuadai que je n'avais encore rien lu, rien pensé, rien écrit. J'étais tout en feu et comme possédé-de l'esprit de l'auteur. »
Ce premier ouvrage philosophique de Bonnet effraya un peu les lecteurs genevois : on trouvait qu'il parlait beaucoup de ifbres, que son langage avait je ne sais quelle teinte matérialiste ; et, de fait, tout spiritualiste qu'il est par les besoins du cœur, Bonnet fait la part très large à la sensation dans l'origine de nos idées.
Son Essai analytique des facultés de l'âme, publié en 1760 à Copenhague aux frais du roi de Danemark, offre une curieuse rencontre avec le Traité des sensations de Condillac : Bonnet, sans connaître cet ouvrage, n'a-t-il pas imaginé une statue à laquelle il prête successivement tous les sens, pour noter les phénomènes qui se produisent et montrer l'enchaînement des impressions qui d'un être sentant font un être pensant !
Ce livre, qui est le fruit de l'observation psychologique la plus sagace, ne rassura pas les anxiétés genevoises : toujours trop de sensation, trop de ifbres !
Bonnet abusait vraiment un peu des fibres et ne rachetait pas cet abus en plaçant le siège de l'âme dans le a corps calleux. » Il est vrai qu'il la proclamait hautement immortelle.
Après avoir abordé le problème de la génération
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dans ses Considérations sur les corps organisés, où, par sa théorie de l'emboîtement des êtres, il se met en opposition avec la doctrine des molécules organiques chère à Buffon, Bonnet publia la Contemplation de la nature. C'est le moins oublié de ses ouvrages et celui qui conquit le plus complètement la faveur du grand public. Il fut traduit en allemand, en anglais, en hollandais, en italien, et Spallanzani le commenta dans sa chaire de Padoue. C'est que Bonnet avait fait ici œuvre de vulgarisateur; c'est encore que son livre, malgré ce qui nous déplaît dans le style, est composé avec symétrie, qu'une idée aisément saisissable, frappante, grandiose, sinon juste, brille à toutes les pages : l'idée d'une échelle continue des êtres, qui forment une vaste chaîne universelle embrassant tous les règnes de la nature, l'idée d'un développement progressif de la création vers une harmonie supérieure. Tous ces êtres ont une âme qui ne saurait périr; tous sont indéfiniment perfectibles et renaîtront pour vivre une meilleure vie avec une âme plus parfaite : « Il y aura de l'avancement pour tout le monde, » dit gaîment M. Villemain.
La Contemplation renferme les pages les plus agréables du philosophe genevois, et ce sont justement celles où il est le moins philosophe, où reparaît l'observateur et le curieux ami des bêtes, celles où il décrit tout simplement les choses qu'il a vues. Voyez les chapitres sur les polypes à bouquet ou les polypes à bras, si chers à son illustre ami le naturaliste Trembley 1; voyez les chapitres sur les mœurs des oiseaux, sur la construction des nids, sur le langage des bêtes et l'industrie des animaux; voyez ces courts morceaux sur le renard, la marmotte, sur les lapins, qui «goûtent dans les douceurs domestiques les plaisirs les plus
1) L'auteur des Instructions d'an père à ses enfants, aussi remarquables par le fond que peu littéraires par la forme.
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touchants de la vie » : ces pages, toutes pénétrées du sentiment de la richesse et de la variété infinies de la nature, charmeraient encore aujourd'hui les lecteurs, si elles avaient des lecteurs. Quand Bonnet consent à être simple, il est charmant. Certes, Bernardin de Saint-Pierre est un artiste autrement habile; la moindre page des Etudes de la nature a bien plus de couleur et de séduction; mais il est permis de dire que Bonnet l'emporte par la précision du détail, la rigueur de l'observation, et qu'à force d'amour pour son sujet il devient tout à fait attachant.
Dans la Palingénésie (1769), il complète et développe sa conception du perfectionnement des êtres dans une nouvelle existence. Notre corps contient le germe d'un corps nouveau, doué d'une petite âme qui s'épanouira dans une autre économie; la mémoire, fondement de la personnalité, reliera la créature nouvelle à la première. Il en sera de même des animaux de tout rang : tous ont une force de vie qui les perpétuera. L'auteur de ce système consolant s'appuie sans défaillance sur les promesses de la Bible et les espérances chrétiennes, et pour en avoir philosophiquement le droit, il consacre la dernière partie de sa Palingénésie à des Recherches sur le Christianisme, où il rend raison de sa foi.
On peut penser si Voltaire vit matière à plaisanterie dans les spéculations du pieux penseur : il trouvait fort impertinent que, si près de lui, on s'avisât de défendre la religion au nom de la philosophie : « Je ne sais quel rêveur nommé Bonnet, de Genthod, dans un recueil de facéties appelé par lui Palingénésie, paraît persuadé que nos corps ressusciteront sans estomac.
Nous aurons des fibres intellectuelles et d'excellentes têtes. Celle de Bonnet me paraît un peu fêlée. » — Bonnet fit dire à Voltaire qu'il préférait ses railleries à ses éloges, et se contenta de répliquer : « Il paraî-
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trait que M. de Voltaire n'a aimé personne dans ce monde, il n'a su regretter ni son père, ni sa mère; - car si son âme était susceptible d'un attachement ou d'un regret, il n'aurait pas le triste courage de plaisanter sur la plus douce espérance des malheureux et des déshérités de ce monde. »
La correspondance de Bonnet avec son cher maître Albert de Haller contient de piquants jugements sur l'auteur de Candide. On voit que Bonnet suivait attentivement les publications de son redoutable voisin; il rendait justice à sa vivacité d'esprit, à l'incomparable souplesse de son style et même aux instincts généreux dont il fit preuve; mais il détestait en lui l'incarnation de l'incrédulité frivole et railleuse: « Nous ne puiserons pas dans cette fabrique, dit-il, les choses qui nous sont nécessaires pour le grand voyage de l'éternité. »
L'antipathie de Voltaire pour Bonnet avait une autre cause que des divergences philosophiques : Bonnet jouissait d'une réputation dont nous avons peine à nous faire une idée; il avait en tous pays, mais surtout dans le Nord, des disciples, des correspondants enthousiastes ; il était fort bien coté à l'Académie des sciences; pendant quarante ans, il fut mêlé à tout le mouvement scientifique de son siècle ; sa vaste correspondance, conservée à la bibliothèque de Genève, atteste l'étendue de ses relations et de son influence.
Les voyageurs passant en Suisse l'allaient visiter dans sa studieuse retraite de Genthod. Il arrivait souvent qu'ils sortaient de chez Voltaire pour aller saluer Bonnet. Ce partage de royauté était insupportable au « patriarche. »
Cela ne l'empêcha pas d'ailleurs d'emprunter à un des livres de Bonnet l'article Feuilles de l'Encyclopédie ; il eut soin seulement d'apporter au texte primitif quelques changements indispensables : le mot Nature
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remplaça le mot Dieu, et à la Providence furent substituées les lois générales.
Aujourd'hui, si le nom de Bonnet n'a pas perdu tout son prestige, ses ouvrages sont tombés dans un oubli profond. Qui s'avise encore de feuilleter ces superbes in-quarto imprimés avec un luxe seigneurial par Fauche-Borel, le libraire neuchâtelois ? C'est qu'ils manquent surtout des qualités littéraires qui ont suffi à sauver de la mort des œuvres bien moins riches de pensée. On est étonné, en lisant Bonnet, qu'un esprit de cette trempe, aussi étendu, rompu aux spéculations philosophiques, n'ait pas su créer à son usage une langue plus personnelle et plus nerveuse. L'aspect typographique de ces pages rassure d'abord le lecteur, qui voit se dérouler une longue suite de petits alinéas, formant de petits chapitres. Mais cette rapidité et cette concision sont moins réelles qu'apparentes : le style de l'auteur est diffus, d'une redoutable fluidité, trop onctueux, gavé d'adjectifs qui étouffent l'idée sous.
prétexte de l'illustrer. Bonnet poursuit les effets rhétoriques, et quand ses forces le trahissent en chemin, il s'en tire par l'abus de la forme exclamative et interrogative, ou encore par des points suspensifs qui sont moins une réticence pleine d'art qu'une façon de sortir de sa phrase. Il y a, dans un style pareil, à la fois gaucherie et prétention. Voyez la conclusion de la Palingénésie : « 0 ! que la contemplation de ce magnifique, de cet immense,.
de ce ravissant Système de Bienveuillance qui embrasse tout ce qui pense, sent ou respire, est propre à élever, à agrandir notre âme, à balancer, à adoucir toutes les épreuves de cette vie mortelle, à soutenir, à augmenter notre patience, notre résignation, notre courage, à nourrir, à exalter tous nos sentiments de reconnaissance, d'amour, de vénération pour cette Bonté Adorable qui nous a ouvert par son Envoyé les portes de cette Eternité heureuse, le grand, le perpétuel Objet de nos désirs et pour laquelle nous sommes faits. »
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Que de mots ! Que de mots, qui submergent l'idée !
Quelle sentimentalité mouillée de larmes! Et quelle phrase, enfin! Je l'ai citée pour en tirer une leçon: quand les écrivains suisses écriront de la sorte, qu'ils ne s'avisent jamais d'accuser la France de les méconnaître. La France n'a pas de parti pris, au contraire : ayez du style; loin de vous méconnaître, elle vous adoptera et vous fera siens. Ecrivez comme Charles Bonnet, elle vous oubliera.
Pour nous, le devoir est de nous souvenir: Bonnet fut une des plus hautes intelligences de son temps, un maître dans l'art de cette contemplation intérieure où il a passé la seconde moitié de sa vie ; il est arrivé à concilier avec une admirable certitude le christianisme et la philosophie, dans le temps même où le divorce entre eux allait être consommé. L'exemple de cette pensée puissante aboutissant à la foi la plus humble fut un réconfort pour beaucoup d'âmes troublées, qui venaient raffermir auprès du solitaire de Genthod leurs croyances ébranlées par le vent du siècle. Tout cela n'est-il rien? Le succès même des ouvrages de Bonnet auprès de ses contemporains ne dit-il pas que, malgré leurs imperfections de forme, ils répondaient à ce besoin de foi, d'expansion et d'ardeur mystique qui survivait dans beaucoup de cœurs pieux?
Bonnet fut un vrai consolateur, un directeur d'âmes plein de tendresse. Jusque dans les infirmités cruelles , de sa vieillesse, il aima les autres et leur apparut comme un sage en qui l'on trouvait un père.
Les exemples abondent. Parmi les hôtes de Genthod, nous aurions rencontré vers 1772 un jeune Schaffousois âgé de vingt ans, doué d'une imagination de feu et tourmenté du désir de la gloire. Lié avec Haller, Saussure et surtout Bonstetten, Jean de Muller - c'était lui — conçut alors le projet d'écrire l'histoire de la Suisse, d'être le poète épique des vieux âges; il ébau-
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cha en français les premières parties de son œuvre.
« J'ai vu son âme, disait Bonnet, vibrer comme une lame d'acier. » Le philosophe s'était pris à aimer cette nature ardente, impressionnable, et cherchait à en apaiser les orages. Je rappelle encore les Souvenirs d'un voyage en Suisse, de Karamzine, et l'enthousiaste récit de sa visite à Genthod ; puis le témoignage de Bonstetten, qui assure que la connaissance de Bonnet « fit la destinée de sa vie intellectuelle. » Voici enfin le journal inédit d'un jeune étudiant en théologie de Neuchâtel, qui devait être plus tard un des hommes distingués de son pays, Henri-David Chaillet : « Je n'allais qu'avec volupté chez l'excellent M. Bonnet, où je faisais toujours provision de bonheur. Tu as mis des hommes de bien sur la terre, ô mon Dieu ! Mon âme te bénit à cause d'eux.
J'y trouvai des étrangers qui avaient voulu voir M. Bonnet comme un célèbre savant. Ah ! ils virent mille fois plus : un homme vertueux. J'y restai jusqu'à la nuit, m'oubliant dans son délicieux entretien. J'y causai, un peu plus familièrement et plus ouvertement que de coutume, sur mon sort et les êtres qui m'environnaient. Comment aurais-je dormi cette nuit-là ?
Je suffisais à peine à penser à M. Bonnet. »
De pareils accents, dans leur emphase même, ont leur éloquence; ils montrent quelle action profonde exerçait le philosophe de Genthod sur tous ceux qui l'approchaient, et combien sa parole, faite d'autorité et de bonté, était supérieure au langage de ses livres.
L'auteur trop souvent se guinde et s'évertue à la majesté ; l'homme était simple et bon ; sa grâce affectueuse, sa conversation pleine de naturel, riche de pensées, remplissait les visiteurs d'admiration et de reconnaissance, car ils ne sortaient jamais le cœur ni la tête vide de l'hospitalière demeure du savant chrétien.
Adversaire résolu de la philosophie des encyclopédistes, adversaire aussi du radicalisme de Rousseau,
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qu'il appelait « l'Erostrate politique,» Bonnet assista encore à la révolution que ces écrivains avaient préparée. Il mourut en 1793, après avoir exhorté ses amis par ces belles paroles : « Adorons les voies de la Providence, qui dans le gouvernement moral de ce bas monde, se sert des folies d'une génération pour préparer le bonheur des générations futures ! »
III
« Les noms de Charles Bonnet et de l'illustre Saus sure, a dit Sainte-Beuve, forment le véritable couronnement de ce beau siècle littéraire et scientifique de Genève. » La France a si bien adopté le grand explorateur des Alpes, que l'inauguration de sa statue à Chamounix a été une vraie fête française, avec mise en scène officielle et discours du ministre de l'instruction publique. La France n'a fait, au reste, que reprendre son bien, car la famille de Saussure s'était réfugiée à Lausanne au temps de la Réformation. Un de ses membres s'établit à Genève au commencement du XVIIme siècle et fut le chef de la branche qui a fleuri dans cette ville. Né en 1740, Horace-Bénédict de Saussure avait pour mère la sœur de Mme Charles Bonnet, née de la Rive. Cette femme distinguée l'éleva virilement, le rendit fort, de toutes manières, pour le combat de la vie. Malade et clouée dans son fauteuil, elle adorait les fleurs: son fils allait battre les haies et les champs et lui rapportait des bouquets; ce furent ses premières excursions botaniques. Son oncle Charles Bonnet le mit de bonne heure en relations avec Haller, alors à Bex, et le jeune homme, déjà passionné pour la science, devint l'admirateur, le disciple, le compagnon de courses du savant bernois.
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A vingt-trois ans, il débuta à Genève comme professeur de philosophie ; son enseignement comprenait les principes généraux des sciences.
C'est en 1760 que, désireux d'étudier la structure de la chaîne des Alpes, il partit, à pied et seul, pour Chamounix, pauvre village, où « il n'y avait point encore d'auberge logeable, mais seulement un ou deux misérables cabarets, semblables à ceux que l'on trouve dans les villages les moins fréquentés. » A vrai dire, il n'était pas le premier à entreprendre l'exploration de ces « montagnes maudites. » On connaît les excursions des Anglais Windham et Pocock, en 1740, l'année même où naissait Saussure, et de Pierre Martel, en 1741; 1 elles eurent un certain -- retentissement, grâce à Baulacre, qui collaborait aux gazettes suisses et hollandaises, et qui entretint les lecteurs du Journal helvétique des « glacières de Savoie. » Le récit du voyage de Windham a un caractère plutôt pittoresque, sans qu'il faille attacher à ce mot un sens trop séduisant : les touristes se bornent à mesurer les distances parcourues, les hauteurs qu'ils gravissent, parlent des fatigues et des dangers de leur excursion, mais paraissent assez indifférents à la beauté des sites. Martel obéit davantage à la curiosité scientifique, car Baulacre nous apprend qu'il y avait dans la caravane « un mécaniste expert, qui fait lui-même les instruments de mathématiques et qui les sait maiiier. »
Martel observe déjà le mouvement des glaciers, et s'il déclare le Mont-Blanc « inaccessible, » il consigne quelques remarques intéressantes sur les habitants de la vallée.
On sait avec quelle ardeur Saussure entreprit à son tour l'exploration des Alpes. On raconte que sa jeune femme le voyait avec une sollicitude inquiète risquer
1) Voir à ce sujet les articles de M. Th. Dufour, le savant bibliothécaire de Genève, dans l'Echo des Alpes.
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sa vie dans les hautes solitudes : « Comment, lui répondait-il, renoncer à une vocation qui fait toute mon existence ? » Non content de traverser quatorze fois les Alpes par huit passages différents, il visita encore les Vosges, l'Allemagne, l'Angleterre, la Sicile, le Dauphiné, l'Auvergne. Tout en étudiant les montagnes, il ne dédaignait pas d'étudier les hommes : en 1768, il passe quelque temps à Paris, fréquente les Buffon et les Jussieu, dont il trace d'agréables portraits dans ses lettres à Charles Bonnet. Dans celles que plus tard il écrit d'Italie, on aime à rencontrer, à côté des observations du savant, des passages émus sur les merveilles de l'art.
Des juges compétents, qui se nomment Cuvier, Alexandre de Humboldt, Alphonse Favre, ont dit ce que fut Saussure comme initiateur en géologie. Il a, dit Cuvier, jeté le premier « quelques lumières sur les événements qui ont précédé l'état actuel du monde, » c'est-à-dire qu'il a entrepris de chercher dans l'état présent du globe terrestre le secret et les causes des modifications qu'il a subies. Son plus grand mérite, l'essence même de son génie, c'était de savoir observer. Il procédait avec une patience tranquille; son esprit hardi résistait froidement à la séduction des hypothèses. Aussi Buffon, qui s'y abandonnait, lui, trop aisément, trouvait-il que Saussure « ne concluait pas assez. » Il travailla, en effet, dix-neuf ans avant de rien publier. Mais à cette prudence son génie unissait l'ampleur de l'observation. Il n'était pas de ces savants, dont il parle dans le discours préliminaire des Voyages, qui « recueillent des curiosités, » qui « rampent, les yeux fixés sur la terre, ramassant çà et là de petits morceaux, sans viser à des observations générales; » il veut sans doute qu'on observe les détails, mais sans perdre jamais de vue les grandes masses et les ensembles.
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Mais l'écrivain, qui nous touche surtout, n'est pas moins digne de reconnaissance que le savant et n'a pas rendu de moindres services, si c'est servir l'humanité que d'élargir le cercle de ses admirations. Ce qui frappe tout d'abord chez cet auteur, c'est combien il l'est peu : là est le secret de son charme ; rien en lui ne sent l'auteur, rien ne rappelle ces « beaux esprits » dont il haïssait « l'orgueil insupportable. » « Plus exercé, dit-il modestement, à gravir les rochers qu'à tourner et à polir les phrases, je ne me suis attaché qu'à rendre clairement les objets que j'ai vus et les impressions que j'ai senties. » Sa rhétorique, s'il en a une, n'est qu'une forme de la probité : elle consiste à dire nettement des choses vraies. Les certitudes qu'il a conquises, il a besoin de les faire entrer dans l'esprit d'autrui. Car il reste toujours professeur ; écrire, pour lui, c'est enseigner. Il n'est ni un philosophe contemplateur, ni un rêveur sentimental, ni un touriste dilettante; il est un chercheur qui veut enrichir la science du fruit de ses travaux. Aussi l'ornement du style est-il la dernière de ses préoccupations. Est-ce à dire que sa narration soit plate et incolore ? — Elle a, au contraire, dans sa sobriété, ce qui peut contribuer à la rendre vivante, expressive ; elle use d'images en général très simples, de comparaisons plus exactes que brillantes, mais qui évoquent avec puissance l'objet qu'elles doivent représenter.
Le public ne sentit pas d'abord le prix de cette énergique simplicité. On eût voulu. quoi ? — Le style des Nuits d'Young, j'imagine, ou celui des Ruines de Volney, appliqué à la haute montagne. Si Saussure avait voulu faire du beau style: son ouvrage était perdu pour la postérité : pour quiconque connaît l'Alpe, il en a exprimé la sereine poésie, le calme et la fraîcheur, bien mieux que n'eussent pu le faire des écrivains d'un génie littéraire très supérieur au sien.
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Voici une impression du glacier du Talèfre, o#r vous ne trouverez pas un mot à effet: l'effet pourtant est produit par la netteté du dessin et la justesse de l'expression : « Comment peindre à l'imagination des objets qui n'ont rien de commun avec tout ce que l'on voit dans le reste du monde ?
Comment faire passer dans l'âme du lecteur cette impression mêlée d'admiration et de terreur qu'inspirent ces immenses amas de glace entourés et surmontés de ces rochers pyramidaux plus immenses encore ; le contraste de la blancheur des neiges avec la couleur obscure des rochers, la pureté de l'air, l'éclat de la lumière du soleil, qui donne à tous ces objets une netteté et une vivacité extraordinaires; le profond et majestueux silence qui règne dans ces vastes solitudes, silence qui n'est troublé que de loin en loin par le fracas de quelque grand rocher de granit ou de glace qui s'écroule du haut de quelque montagne ; et la nudité même de ces rochers élevés, où l'on ne découvre ni animaux, ni arbustes, ni verdure. Et quand on se rappelle la belle végétation et les charmants paysages que l'on a vus les jours précédents dans les basses vallées, on est tenté de croire qu'on a été subitement transporté dans un autre monde oublié par la nature.
« Les glaciers sont couronnés par des pentes de neige qui montent en festons découpés comme des feuilles d'acanthe entre les tables noires et verticales des granits, où elles n'ont pas pu se fixer; et le haut de ce magnifique amphithéâtre va se joindre à la voûte du ciel, qui est ici coloré d'un bleu d'azur foncé tel qu'on ne le voit jamais dans la plaine, et qui fait singulièrement ressortir l'éclat et le contraste des neiges et des rochers. »
Campé à la cabane de Pierre-Ronde, sur les flancs du Mont-Blanc, il note l'impression solennelle qui l'assiège, et rencontre sans le chercher un trait final plein de grandeur : « Le ciel était parfaitement pur et sans nuages ; la vapeur ne se voyait plus que dans le fond des vallées ; les étoiles brillantes, mais dépouillées de toute espèce de scintillation, répandaient sur les sommets des montagnes une lueur extrêmement faible et pâle, mais qui suffisait pourtant à faire distinguer les masses et les distances. Le repos et le profond silence qui régnaient dans cette vaste étendue, agrandie encore par l'imagination, m'inspiraient
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une sorte de terreur; il me semblait quef avais survécu seul à l'univers, et que je voyais son cadavre étendu sous mes pieds. »
Le plus compétent des juges, Rodolphe Tœpffer, admirait dans de telles pages « cette imagination assez riche, assez élevée surtout, pour trouver toujours assez d'aliment dans l'exacte réalité, sans exagérer les beautés, sans transformer l'accident en phénomène, la chose curieuse en merveille, la singulière en miracle. » L'amour de la vérité est le fond de cet écrivain, comme il est le fond du savant.
Ses pages les plus justement célèbres sont celles où
la grandeur du sujet ajoute à son récit un surcroît d'intérêt, c'est-à-dire celles où il raconte ses campagnes du Mont-Blanc. On sait comment, avec son fidèle guide Balmat, il parvint au sommet après de longues études, en 1787. Il a retracé cette période héroïque de sa vie sur le même ton égal et modeste que ses autres voyages. Mais le lecteur le suit avec une émotion plus vive dans sa lutte patiente avec le colosse. Une vraie lutte, en effet, où le savant semble être aux prises avec un adversaire résolu à ne pas céder : « Cela était devenu pour moi une espèce de maladie : mes yeux ne rencontraient pas le Mont-Blanc, que l'on voit de tant d'endroits de nos environs, sans que j'éprouvasse une espèce de saisissement douloureux. » Quand il a vaincu enfin, le pénible souvenir de l'effort accompli, quelque chose qui ressemble à de la rancune, l'emporte d'abord sur la joie du triomphe. Comme confidence psychologique, le passage veut être cité :
« Cette arrivée (au sommet) ne me donna pas d'abord tout le plaisir que l'on pourrait imaginer ; mon sentiment le plus vif, le plus doux, fut de voir cesser les inquiétudes dont j'avais été l'objet, car la longueur de cette lutte, le souvenir et la sensation même encore poignante des peines que m'avait coûtées cette victoire, me donnaient une espèce d'irritation. Au moment où j'eus
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atteint le point le plus élevé de la neige qui couronne cette cime, je la foulai aux pieds avec une sorte de colère plutôt qu'avec un sentiment de plaisir. »
Mais Saussure a bon estomac : c'est la moitié au moins d'un bon caractère, et son humeur indulgente reprend le dessus après souper : « Ce fut alors seulement que je jouis du plaisir d'avoir accompli ce dessein formé depuis vingt-sept ans,. projet que j'avais si souvent abandonné et repris et qui faisait pour ma famille un continuel sujet de souci et d'inquiétude. »
De retour à Genève, ajoute-t-il avec cette bonhomie enjouée qui s'allie si bien chez lui à la gravité, «je revis le Mont-Blanc avec un vrai plaisir et sans éprouver ce. sentiment de trouble et de peine qu'il me causait auparavant. »
Nous parlons de bonhomie : rien de moins tendu que ces récits souvent égayés d'une pointe d'humour. En passant entre le glacier des Bossons et le sommet de l'arête, la caravane cherche une échelle et une perche cachées par Jacques Balmat dans son précédent voyage; on retrouva l'échelle, mais la perche avait été dérobée: « Il est singulier, remarque Saussure, qu'il y eût là des voleurs : on ne peut pas dire cependant que ce fussent des voleurs de grand chemin. » — Il y avait, chez cet homme de génie, un inaltérable fonds de candeur : il avoue, tout en le qualifiant de « puéril, » le mouvement de joie qu'il éprouva lorsque, en s'élevant sur les flancs du Mont-Blanc, il découvrit au loin. le lac de Genève. Un sentiment analogue, une joie d'adolescent, l'envahit chaque printemps lorsqu'il lui est enfin permis de regagner la montagne et qu'il revoit les premières plantes alpines. Né pour vivre dans ces altitudes, il ne vit entièrement que là; l'horizon de sa pensée s'élargit à mesure que grandit l'horizon offert à ses regards : « Ceux-là seuls, s'éçrie-t-il, qui se sont livrés à ces méditations sur les cimes des
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hautes Alpes savent combien elles sont plus profondes, plus étendues, plus lumineuses que lorsqu'on est resserré entre les murs de son cabinet. »
De cette nature sauvage, il ne sépare point dans son affection les montagnards, ses « bons amis de Chamounix;» riche, il se fait pauvre avec eux, devient leur pareil, partage leur humble genre de vie; il sait démêler sous leurs préjugés et leur ignorance leurs qualités solides; il ne croit pas, dit Tœptfer, « qu'un salaire d'argent paie le respect, le dévouement, l'affection de ces cœurs simples qui se donnent à lui ; » il les observe d'un œil bienveillant; il étudie chez eux, en frère aîné qui cherche à les comprendre, « ce singulier mélange de raison et de superstition, exprimé avec force dans la langue énergique du pays ; » en quelques pages pénétrantes, il esquisse la psychologie des chasseurs de chamois, et par une condescendance touchante, il élève leur passion au niveau de la sienne : « Ce sont ces dangers mêmes, cette alternative d'espérances et de craintes, l'agitation continuelle que ces mouvements entretiennent dans l'âme, qui excitent le chasseur, comme elles animent le joueur, le guerrier, le navigateur, et même jusqu'à un certain point le naturaliste des Alpes, dont la vie ressemble bien à quelques égards à celle du chasseur de chamois. »
S'il aimait à chercher l'homme dans la nature, y a-t-il rencontré Dieu? Le peintre des Alpes est très réservé à cet égard, et rien en lui ne rappelle la religiosité un peu débordante de son oncle Charles Bonnet; il est difficile, après l'avoir lu, de dire en quoi consiste son spiritualisme. N'incline-t-il point vers un certain panthéisme, lorsque, par exemple, ayant décrit la source de l'Orbe, il s'écrie :
On comprend, en voyant cette source, comment les poètes ont pu déifier les fontaines ou en faire le séjour de leurs divinités.
La pureté de ses eaux, les beaux ombrages qui l'entourent, les
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rochers escarpés et les épaisses forêts qui en défendent l'approche, ce mélange de beautés tout à la fois douces et imposantes, cause un saisissement difficile à exprimer et semble annoncer la sainte présence d'un être supérieur à l'humanité.» Saussure mourut au commencement de 1799. La célébrité était venue à lui, les sociétés savantes de toute l'Europe le comptaient au nombre de leurs membres; il laissait à ses enfants un nom glorieux qu'ils ont dignement porté et des talents variés qu'ils ont fait valoir à son exemple : Mme Necker de Saussure, sa fille, a pris une place d'honneur dans la littérature pédagogique. Les concitoyens de Saussure aimaient en lui un représentant de l'esprit aristocratique dans ce qu'il a de vraiment noble : exempt des préjugés de caste, d'un esprit plus libéral que celui qui régnait autour de lui, il faisait consister la vraie supériorité dans la distinction des sentiments et la valeur intellectuelle. Il fonda à Genève une Société des Arts encore florissante aujourd'hui et à laquelle ses descendants n'ont cessé de rendre de constants services. Il prit un vif intérêt au développement de l'instruction publique, et jamais savant ne demeura moins confiné dans le culte égoïste de la science. Il s'exprimait ainsi dans son Projet de réforme pour le collège de Genève : « Les enfants destinés aux arts et au commerce, qui font pourtant la plus nombreuse et la plus utile partie de notre ville, ne tirent de l'éducation qu'ils reçoivent dans le collège aucune utilité. Dans une république, où le plus grand nombre participe à la souveraineté, fàut-il que ce grand nombre soit dévoué à une éducation défectueuse? Réveillons-nous à la voix de la patrie et de la liberté, qui demandent à grands cris une vraie éducation publique. »
Malgré la popularité que de tels sentiments lui avaient value, il fut arrêté, en 1782, pour avoir tenu tête aux perturbateurs; puis il osa soutenir avec ses domestiques le siège de sa propre maison et montra
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dans cette heure de révolution que l'intrépidité du citoyen valait celle de l'explorateur des Alpes.
Rousseau avait fait œuvre de paysagiste et de littérateur, mais ne s'était guère élevé dans ses descriptions au-dessus de la région moyenne de notre pays.
Avec de Saussure, le cadre s'élargit, les hautes Alpes deviennent le principal objet d'études, il crée une littérature alpestre : avant lui on parlait des sublimes horreurs de ces régions qu'on ne connaissait pas; à partir de la publication de ses Voyages, Y horreur disparaît, la sublimité est mieux comprise; les excursions en Suisse se multiplient, deviennent une mode européenne, et les livres inspirés par les Alpes ne se comptent pas plus que les tableaux dont elles fourniront les motifs. En gravissant le Mont-Blanc, l'écrivain genevois a ouvert à l'esprit humain une voie nouvelle, un domaine dont les sciences, l'art et les lettres sont loin encore à cette heure d'avoir épuisé les richesses.
IV
Pour être juste, il faut joindre au nom de Saussure celui de Marc-Théodore Bourrit, l'historiographe des Alpes. Il" était chantre à l'église de Saint-Pierre de Genève, et joignait à un certain talent de peinture le don d'un style expressif, quoique sentimental et pompeux. Pendant cinquante années, il visita les montagnes, qui lui fournirent le sujet de plusieurs ouvrages, illustrés d'estampes qu'il gravait lui-même. Sa pittoresque Description des glaciers de Savoie précéda les Voyages de Saussure, qui, loin de voir en lui un rival, lui écrivait : « J'aurai à votre livre l'obligation d'avoir réveillé l'attention du public sur ces grands objets, et de lui avoir fait désirer d'en connaître les particularités. »
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Il ne rendait pas un moins sincère hommage aux travaux des frères DeLuc, qui s'efforcèrent de systématiser les observations géologiques qu'il avait recueillies et d'édifier une théorie de la terre. Ces deux frères, Jean-André et Guillaume-Antoine, étaient fils de ce « bon DeLuc » que Rousseau appelait « le plus honnête et le plus ennuyeux des hommes, » et à qui l'on doit les Lettres de la Montagne 1. Ses fils étaient négociants de leur état, mais épris de science, et visitaient chaque année quelque région nouvelle en collectionnant des fossiles. Leurs travaux, qui ont été placés en bon rang par Cuvier dans son Discours sur les révolutions du globe, avaient pour but d'établir la conformité entre les récits de la Genèse et les données de la géologie. L'Histoire de la terre et de l'homme de Jean-André DeLuc atteste sa vaste érudition autant que la solidité de ses croyances, Toute une pléiade de savants fut l'honneur de Genève pendant cette seconde moitié du siècle -, les sciences d'observation ne sont pas les seules qui fleurissent alors dans la cité des Bonnet, des Saussure et des Trembley. Bien avant les Voyages dans les Alpes, PaulHenri Mallet avait ouvert aux imaginations des pers-
pectives toutes nouvelles dans son Histoire du Danemark. Il est aisé de s'expliquer la vogue dont a joui cet ouvrage aujourd'hui trop oublié : Mallet eut l'honneur de révéler au public, dans une Introduction fort bien faite, la poésie et la mythologie scandinaves, d'attirer l'attention du monde savant sur les antiquités du Nord. Professeur à Copenhague et précepteur du prince royal de Danemark, très érudit, doué d'un sens critique aiguisé, il avait appliqué ses talents à la matière qui s'offrait à lui, à l'histoire du pays où il était obligé de gagner sa vie. Mallet n'est pas un brillant
1) Voir ci-dessus, page 256.
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écrivain, sa narration claire et facile n'eût point suffi à assurer le très grand succès de son livre, si la nouveauté du sujet ne lui avait prêté un charme très vif.
Ses chapitres sur la religion des peuples du Nord, puisés dans l'Edda, avaient alors tout l'attrait de l'inconnu, et les lecteurs saturés de philosophie y trouvèrent une sorte de rafraîchissement. Le mérite de Mallet, c'est encore d'avoir entrevu la méthode historique moderne, qui ne néglige plus aucun élément de connaissance : « Si nous voulons sérieusement de nouveaux résultats, dit-il, faisons des observations nouvelles. Il faut étudier les langues, les livres, les hommes de chaque siècle, de chaque pays, puiser dans ses vraies sources la connaissance des nations. »
Vers le même temps, l'estimable Senebier, bibliothécaire de la ville de Genève, accomplissait ses utiles travaux de bibliographie et donnait cette histoire littéraire de Genève, qui sans doute manque de composition, de couleur dans le style, parfois aussi de mesure dans l'éloge, mais qui devra toujours être consultée par quiconque écrira sur les mêmes matières.
Sainte-Beuve, étonné de la richesse du sujet, s'écriait: « Théologie, droit public, science, philosophie et philologie, morale, toutes ces branches sont admirablement représentées et portent des fruits comme disproportionnés à l'œil avec le peu d'apparence du tronc ; c'est un poirier nain qui est, à lui seul, tout un verger. Certes la patrie de Cramer, de Calandrini, de Burlamaqui, de Trembley, de Bonnet et de Saussure, n'a rien à envier aux plus fières patries, surtout quand elle est la nourrice aussi et la mère adoptive de tant d'hommes dont le nom ne se sépare plus du sien, et quand elle a, selon les temps, Calvin pour les saints, Abauzit pour les sages. »
Senebier avait composé son histoire d'après les matériaux laissés par Léonard Baulacre. Plusieurs fois nous avons rencontré ce nom sans nous y arrêter.
Baulacre a prodigué pendant la première moitié du
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siècle d'innombrables articles de biographie et de critique dans les recueils périodiques. On a rassemblé il y a trente ans quelques-uns de ses travaux, qui peuvent encore instruire et plaire par un certain atticisme ingénieux. Il est le type d'une espèce de savant qui n'est pas rare à Genève : le savant qui se répand et se disperse, qui fouille les recoins obscurs des sciences, manifeste quelque prédilection pour les infiniment petits, possède à fond ce qu'il sait, — et sait tout, — en fait libéralement profiter les autres, exerce à merveille un sens critique très délié, se complaît dans l'analyse et les recherches minutieuses, mais oublie de se ressaisir et de se résumer, de faire un livre et de composer une œuvre. Depuis Abauzit, que de savants pareils Genève a comptés : estimables entre les meil- leurs, laborieux et modestes, dignes dans leur vie, serviables à tous, honorés de tous, songeant trop à la science, point assez au public, et laissant à d'autres l'honneur des fructueuses moissons !
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CHAPITRE VIII
GIBBON ET LA SOCIÉTÉ LAUSANNOISE
Gibbon à Lausanne. — Suzanne Curchod. — Mme de Montolieu. — Le doyen Bridel. — Le docteur Tissot. — Les Bernois : Lerber ; Sinner de Bail aiguë.
I
Le séjour de Voltaire à Lausanne, sans y exercer une influence littéraire très profonde, avait répandu le goût des plaisirs de société, du théâtre, de la vie élégante et facile: cette flamme brillante et légère ne s'éteignit que vers la fin du siècle. La philosophie raffinée du Mondain avait trouvé un sol favorable au ')ord du Léman, dans l'heureuse saison d'insouciance ovjui précéda la grande révolution. Les gentilshommes du pays, à qui les carrières publiques les plus importantes étaient fermées au profit des Bernois, prenaient du service à l'étranger; ils rapportaient de France ou de Hollande le ton et les manières du grand monde, menaient pendant l'été la vie de château, passaient l'hiver à Lausanne, ou à Yverdon, ville alors très animée. Par eux s'établissaient des relations fréquentes avec le reste de l'Europe; ils enseignaient à leurs amis étrangers le chemin de nos contrées, que venait d'illustrer le séjour de Voltaire, où résidait le docteur
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Tissot, cet émule de Tronchin. Beaucoup d'autres Vaudois instruits, dont les talents ne trouvaient pas leur emploi dans leur patrie, s'en allaient à l'étranger comme précepteurs ou gouverneurs dans des familles nobles ou princières. Ces Saint-Preux revenaient au pays achever leur vie dans l'aimable oisiveté de nos petites villes. Les salons de la rue de Bourg, — ce faubourg Saint-Germain de Lausanne, dit l'historien Verdeil — s'ouvraient à une société brillante, cosmopolite, où les indigènes apportaient leur cordialité, leur bonhomie, et les étrangers les idées qui avaient cours dans l'élite de l'Europe. A côté de patriciens bernois cultivés et savants, on rencontrait des Français réfugiés qui venaient renforcer les rangs de la noblesse du pays. Dans le haut quartier de la Cité, près de la cathédrale, se groupaient les étudiants et les professeurs.
Le monde aristocratique et le monde académique parfois se mêlaient, avaient en commun des fêtes, des assemblées, des pique-niques.
La publication de la Nouvelle Héloïse avait attiré les regards- de l'Europe lettrée vers les beaux rivages du Léman : les bosquets de Clarens, les rochers de Meillerie devinrent des lieux de pèlerinage. Remarquons à ce propos que les étrangers paraissent avoir goûté avant nous la beauté de notre pays et en général' ; charme de la nature. Juste Olivier a recueilli la preurr.
qu'en 1757, à Lausanne, il était encore malséant de s'asseoir sur l'herbe; un voyageur français, en 1770, accusait les Vaudois d'être insensibles à la beauté sous toutes ses formes : « L'habitant du pays de Vaud, disait-il, est l'époux d'une belle femme que tout le monde admire excepté lui. » Mais l'inconscience n'estelle pas une forme du bonheur? Le peuple vaudois était heureux : le landamman Monod pouvait écrire, au commencement de notre siècle, en songeant aux années d'avant la révolution vaudoise : « Qui ne voit
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encore sur nos promenades ces danses que formaient, au coucher du soleil, l'ouvrier et l'artisan, comme si chaque beau jour eût été un jour de fête? »
Parmi les hôtes de distinction que Lausanne se fait gloire d'avoir hébergés, il en est un qui a laissé une agréable peinture de la société vaudoise de ce temps.
Edouard Gibbon, fils d'un membre du Parlement anglais, né en 1737, s'était fait catholique à seize ans.
Son père le relégua à Lausanne et le confia au pasteur et professeur Pavillard, pour le retirer « des erreurs du papisme. » Il passa cinq ans dans cette ville, à laquelle il s'attacha « comme à la plus agréable des retraites. » Il y connut Deyverdun, le futur traducteur de Werther, « jeune homme d'un aimable caractère et d'un excellent jugement, » qui devait être le compagnon de son âge mûr. Gibbon refit sérieusement son éducation à Lausanne, sous la direction de l'estimable Pavillard et avec des professeurs distingués comme Vicat et Treytorrens.
Il fréquentait la société que Voltaire réunissait autour de lui. Dans les salons où il était reçu, il rencontra en 1757 une jeune personne qu'il se vante d'avoir aimée d'un amour pur et exalté. C'était « la belle Curchod, » ainsi que l'appelait tout Lausanne. Suzanne Curchod, fille du pasteur de Crassier, village voisin de la frontière de France, unissait l'esprit, la beauté. et l'érudition: « Je la trouvai, dit-il, savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans ses sentiments et élégante dans ses manières. » Les étudiants en belles-lettres et les « proposants » de Lausanne avaient fondé, sous la direction de la jeune fille, une société littéraire, l'académie des Eaux, qui tenait son nom du vallon des Eaux, où elle se réunissait. La belle Suzanne présidait du haut d'un trône de verdure. On voit par là que l'esprit de Voltaire n'avait point banni de Lausanne un certain goût de préciosité: la prési-
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dente de l'académie des Eaux garda toujours son coin d'affectation et de bel esprit. Lorsqu'elle fut devenue madame Necker, un juge fort spirituel, Bonstetten, trouvait sa conversation « un peu ambitieuse. »
Gibbon a raconté dans ses Mémoires son petit roman, mais il a altéré la vérité. A l'en croire, après avoir obtenu la main de Mlle Curchod, il aurait dû renoncer à elle à cause de l'opposition formelle de son père: « Je soupirai comme amant, j'obéis comme fils. »
Il ajoute que sa fiancée prit fort tranquillement l'aventure. Or il est aujourd'hui bien prouvé1 que Gibbon se conduisit comme un parfait égoïste, aussi peu gentleman que possible : pendant les quatre ans qui suivirent son retour en Angleterre, il ne donna plus signe de vie à la fiancée qui comptait sur sa parole, et enfin il se dégagea par une lettre embarrassée où il alléguait la volonté patei nelle. Suzanne souffrit cruellement de cet abandon. Rousseau, tenu au courant de l'affaire par Moultou, appelle Gibbon « un homme à mépriser. » Le mot n'est point trop sévère.
Après la mort du pasteur de Crassier, la jeune fille, restée sans fortune avec sa mère, donna des leçons pour vivre. Au bout de trois années d'une existence précaire, Mme Curchod, emportée par une courte maladie, laissait Suzanne orpheline et seule, dans un état voisin de l'indigence. Elle accepta une place de dame de compagnie chez Mme de Vermenoux qui, dans un séjour à Genève, s'était éprise de son mérite et désirait l'emmener à Paris. Veuve et jeune encore, Mme de Vermenoux était recherchée en mariage par le riche banquier Necker, mais ne pouvait se décider à lui - donner une réponse favorable. Quand Necker eut vu la jeune Vaudoise, il changea ses batteries : ce fut elle qui devint Mme Necker. Nous la retrouverons à Paris,
1) Voir lacorrespondance des deux jeunes gens publiée par M. d'Haussonville : Le Salon de .114.. Necker, 1 1.
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où Gibbon ne craignit pas d'aller la revoir : « Elle me montrait, dit-il avec une fatuité insupportable, beaucoup d'attachement, et le mari beaucoup de politesse.
Pouvait-il m'insulter plus cruellement ?. Elle est aussi belle que jamais et beaucoup plus agréable, et me semble plus satisfaite qu'enorgueillie de sa fortune. »
Gibbon avait quitté Lausanne en avril 1758, avec le ferme espoir de revenir un jour dans ces lieux « si chers à sa jeunesse. » Souvent, le soir, à Londres, pendant que les carrosses roulaient sur le pavé de BondStreet, accoudé sur ses livres dans sa chambre solitaire, il laissait sa pensée s'envoler vers les heureux rivages où un instant avait battu son cœur. Il avait rapporté de Suisse l'idée d'écrire une Histoire de la.
république des Suisses (l'idée était dans l'air), et les premiers chapitres de son Essài sur Vétude de la littérature, écrits en français. Il revenait en 1763 à Lausanne, où le bon Pavillard le reçut en pleurant de tendresse. Ce second séjour de près d'une année fut plein de charme pour le jeune écrivain : le goût du théâtre avait survécu au passage de Voltaire; la jeunesse lausannoise, qui jouissait d'une grande liberté d'allures, formait une société portant le nom poétique de Société du printemps: « Elle était composée de quinze à vingt jeunes demoiselles de bonne famille. La plus âgée n'avait pas peut-être vingt ans ; toutes agréables, plusieurs jolies, et deux ou trois d'une beauté parfaite. Elles s'assemblaient dans les maisons les unes des autres presque tous les jours, sans y être sous la garde, ni même en présence d'une mère ou d'une tante. Au milieu d'une foule de jeunes gens de toutes les nations de l'Europe, elles étaient confiées à leur seule prudence. Elles riaient, chantaient, dansaient, jouaient aux cartes et même des comédies ; mais au sein de cette gaîté insouciante elles se respectaient elles-mêmes et étaient respectées par les hommes. »
Pourtant, Gibbon ne voyait plus Lausanne avec des yeux d'adolescent ; le sens critique corrigeait les en-
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thousiasmes naïfs d'autrefois. Il observe que les femmes vaudoises sont supérieures aux hommes, qu'elles sont « douées de plus de connaissances et de goût que leurs maris et leurs frères. » Il insiste sur leur sagesse, unie à tant de liberté: «Tout au plus peuvent-elles être un peu complaisantes, dans l'idée honnête, mais incertaine, de prendre un étranger dans leurs filets.
L'affectation est le péché originel des Lausannois, — non pas tant l'affectation d'esprit, qui est rare, que l'affectation de dépense et de noblesse. »
Après ce second séjour, Gibbon retourna se fixer à Londres et y commença son grand ouvrage de la Décadence de l'Empire romain. Mais bientôt las de la politique, où il avait fait une courte incursion, las même de l'Angleterre, où on ne lui rendait pas justice, il songea à chercher à Lausanne « la retraite de son âge mûr. »
Tout l'y rappelait : les souvenirs, le charme du pays, l'agrément de la société, la langue aussi, qu'il préférait à l'anglais, et surtout son amitié pour Deyverdun, qui possédait à Lausanne une habitation charmante avec terrasse et jardin l, Les deux célibataires résolurent de marier leurs existences dépareillées. En 1783, vingt ans après son second séjour, Gibbon s'établissait à Lausanne : « Bien des changements avaient eu lieu, dit-il. Je me rappelle les polissons qui sont aujourd'hui juges; les petites filles de la Société du printemps qui sont devenues grand'mères. »
Lausanne était plus animée que jamais : la réputation de Tissot y attirait les étrangers autant que la mode nouvelle de visiter les montagnes. Mme de Charrière a tracé, dans ses Lettres de Lausanne, un vif tableau de la société aimable et variée qu'elle avait rencontrée dans la petite ville. On conçoit que Gibbon dut s'y plaire et qu'il annonce gaîment à ses amis anglais son mariage « avec Fanny Lausanne, » qui est
1) C'est sur l'emplacement du jardin que s'élève aujourd'hui l'hôtel Gibbon.
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« du caractère le plus gai et le plus sociable. » La lune de miel ne l'empêcha d'ailleurs point d'achever son grand ouvrage, dans la nuit du 27 juin 1789, sous son berceau d'acacias, ainsi qu'il le rapporte dans une page célèbre de ses Mémoires. Il lui fallait de la volonté pour travailler avec suite et résister aux distractions de cet agréable séjour. Malades et oisifs, altesses et diplomates, écrivains en délicatesse avec leur gouvernement, prétendants en exil, aventuriers de lettres, tout un monde changeant et bizarre affluait à Lausanne, qui profitait de l'abandon de Genève constamment troublée par les révolutions1. Gibbon écrit en 1784 à Milady Sheffield : « Je me promenais il y a quelques semaines sur ma terrasse avec M. Tissot, le célèbre médecin, M. Mercier, auteur du Tableau de Paris, l'abbé Raynal, Monsieur, Madame et Mademoiselle Necker, l'abbé de Bourbon, fils naturel de Louis XV, le prince héréditaire de Brunswick, le prince Henri de Prusse, et une douzaine de comtes, de barons et de personnages singuliers, parmi lesquels un fils naturel de l'impératrice de Russie. Le tour de Suisse, des Alpes et des glaciers est devenu une mode.
Tissot attire les malades, de France surtout ; et une colonie d'Anglais a pris l'habitude de passer les hivers à Nice et les étés au pays de Vaud. »
Aux noms cités par Gibbon, il faut ajouter celui du marquis de Boufflers, qui cherchait « des originaux » et n'en pouvait trouver nulle part autant que sur nos rivages; celui de Court de Gébelin, de Servan, de Mme de Genlis, qui, ne trouvant plus de place à l'auberge, aurait couché dans son carrosse, si Mme de Montolieu n'avait vu de sa fenêtre la perplexité de l'étrangère et ne lui avait offert un asile 2.
1) Une «Athènes orageuse, » disait Alexandre de Humboldt.
2) Sur la société lausannoise à la fin du XVIIII* siècle, voir les curieuses let- très. de. Sophie Laroche, l'amie de Goethe, publiées par Gaullieur dans la Revue suisse de 1858. Elles sont pleines de détails piquants sur Gibbon, M.. de Montolieu, Bonstetten, Dutoit-Membrini, la famille Constant, la famille Necker, les émigrés. Voir, dans le même volume, les lettres inédites de Bonstetten. On est très frappé de l'activité d'esprit qui régnait alors dans nos contrées.
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Deyverdun groupa plusieurs de ces étrangers en une société littéraire qui joua un rôle plus sérieux que la Société du printemps. On y lisait des mémoires, dont on discutait les conclusions. Les sujets étaient dans le goût du jour : « Est-il des préjugés qu'il faut respecter ? — S'il est des sciences absolument inutiles au bonheur et à la perfection des hommes? » — Mais voici une question qui nous touche de plus près et dont la portée est significative : La Suisse française a-t-elle une poésie nationale, et en qtioi cette poésie diffère-i-elle de celle des peuples voisins ? C'était — à peine besoin de le dire — un jeune rimeur qui avait proposé cette question : M. Josse plaida avec conviction la cause de l'orfèvrerie. Il s'appelait de son vrai nom Philippe Bridel, et fut, quelques années plus tard, le promoteur de la littérature indigène, le premier chantre des beautés naturelles et des gloires historiques de son pays.
La présence de Gibbon ne fut pas sans influence sur le mouvement littéraire vaudois. Il donnait volontiers des conseils, s'intéressait aux travaux de la chanoinesse Polier, qui dirigeait le Journal de Lausanne ; il nous apprend dans une lettre à Milady Sheffield qu'il ne fut pas étranger à la publication d'un roman dont le succès fut considérable :
« Milady a-t-elle la un roman de notre fabrique ici, qui a pour titre : Caroline de Lichfjield'l Je puis bien dire de notre, puisque nous avons été, Deyverdun et moi, les juges et les mécènes du manuscrit. L'auteur, qui depuis s'est mariée pour la seconde fois (Mme de Crousaz, à présent de Montolieu), est une charmante femme. Il y a eu du danger pour moi. »
On ne peut se défendre d'un sourire : Gibbon, qui n'avait jamais été beau, était devenu avec les années grotesquement gras et replet. Ecoutons Sainte-Beuve: « Tout le monde connaît sa silhouette, son profil découpé qui est en tête des Mémoires, et où il est représenté triturant sa prise
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de tabac, ce corps volumineux et rond porté sur deux jambes fluettes, ce petit visage comme perdu entre un front haut et un menton à double étage, ce petit nez presque effacé par la proéminence des joues. »
Ainsi fait, Gibbon, si l'on en croit Mme de Genlis, tomba un jour aux pieds de Mme de Montolieu, et, malgré les injonctions de celle-ci, ne pouvait se relever : il était devenu si gros et si pesant que la roman cière en fut réduite à sonner un domestique et à lui dire : « Relevez monsieur. »
II
Le nom de Mme de Montolieu n'évoque plus aujourd'hui que la vague et désagréable idée d'un goût faux et d'un romanesque enfantin. Fille du doyen Polier de Bottens, elle était née à Lausanne en 1751; déjà veuve à vingt-quatre ans de Benjamin de Crousaz, elle se remaria avec le baron de Montolieu, réfugié languedocien. C'est pendant son veuvage et pour se distraire qu'elle se mit à écrire : Caroline de Lichtfield, son premier et son meilleur ouvrage, parut en 1786 à Lausanne et fut réimprimé à Paris et à Londres. Son second mariage ne dura guère plus que le premier : bientôt veuve pour la seconde fois, elle partagea sa vie entre la société, la lecture et le travail. Elle a laissé cent cinq volumes, romans originaux ou imités de l'allemand et de l'anglais, qu'elle se plaisait à composer dans sa campagne de Bussigny. Le plus populaire est assurément sa traduction du Robinson sltisse, que nous avons tous lu et relu. L'auteur mourut octogénaire en 1832. Son fils unique ne lui survécut que quelques heures. Le même convoi les [déposa dans la même fosse, sur laquelle on mit cette inscription : « Me voici, Seigneur, avec le fils que tu m'as donné. »
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Voilà ce que nous apprend l'excellent Dictionnaire biographique de M. de Montet. Voulez-vous voir maintenant un malin croquis de la sentimentale baronne V Demandons-le aux lettres inédites de Mine de Charrière. Sans doute, c'est une femme à succès qui parle d'une autre femme à succès, et — chose plus grave encore ! — une romancière qui juge une rivale. Mais s'il y a quelque intention de caricature dans la page qu'on va lire, on y discerne les traits véritables sur lesquels a appuyé le vif crayon de l'auteur de Caliste.
Mme de Charrière était, avant tout, naturelle; Mme de Montolieu, avec une intelligence ornée, beaucoup de monde et de lecture, était un peu précieuse : il y avait chez elle, disons le mot, du bel-esprit de province. Elle était venue faire un séjour à Neuchâtel, et Mille de Charrière écrivait de Colombier à une amie résidant à la ville :
« J'ai soupé avec Mme de Montolieu, à Lausanne, il y a bien des années. Elle avait de l'esprit, et joignait à une naïveté villageoise de la coquetterie et des prétentions. Il était naturel qu'elle ne me plût guères, mais il était naturel qu'elle plût aux hommes beaucoup. Seulement les Anglais qui étaient en pension chez son beau-père la trouvaient d'une malpropreté dégoûtante. Amusezvous à comparer le portrait de la jeunesse avec la réalité actuelle. »
Mme de Charrière put faire elle-même la comparaison, car Mmo de Montolieu la vint voir à Colombier.
Elle écrit à son amie :
« Dites-moi, ma belle, si je me trompe en disant ici à mes entours que vos Neuchâtelois n'auront osé prononcer sur Mme de Montolieu. Elle a trop mauvaise façon pour qu'ils aient pu prendre sur eux de dire que c'était une femme d'esprit, et elle a trop de réputation pour qu'ils disent : « C'est une femme commune. » Elle m'a dit de fort jolies choses avec de grosses flagorneries du genre le plus embarrassant pour quiconque n'a pas un gros amour-propre bien avide et avalant tout ce qui se présente.J'ai voulu en vain retrouver en elle quelque vestige de la femme d'autrefois, de celle qui était jolie et qui avait des pré-
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tentions à l'aimable abandon de la naïveté. Cependant il n'est pas très étonnant que l'aimable naïveté villageoise se soit changée avec le temps en ce vulgarisme d'une marchande à la toilette. Quelle mine, quel rire ! Adieu, ne parlez pas d'après moi, mais dites-moi ce que l'on dit, .si l'on se hasarde à parler. »
Ce que Mme de Charrière' paraît avoir ignoré, c'est l'excellent fond que cachait la baronne sous des dehors un peu déplaisants. Ceux qui l'ont connue vieille dame rendent hommage à sa bonté indulgente, que l'isolement de l'âge n'avait point altérée, et à la grâce d'un esprit resté jeune sous les cheveux blancs.
Caroline de Lichtfield, qui jouit d'une vogue prolongée, et fut réimprimé pour la dernière fois en 1843, avait été écrit, assure l'auteur, « pour amuser une vieille parente.» Deyverdun s'empara du manuscrit et le publia. Gibbon était complice de cette petite violence faite à Mme de Montolieu, et lorsqu'elle s'en plaignit, il lui offrit de signer le roman, tant le succès lui paraissait assuré. Il ne se trompait pas. C'était une terre favorable à l'éclosion du roman que ce pays de Vaud où Jean-Jacques avait placé l'histoire à! Héloïse.
On en vit naître beaucoup après celui qui nous occupe, et le Premier Consul pouvait demander à des députés de la Consulta helvétique : « Fait-on toujours des romans à Lausanne ? a Louis Bridel, frère du doyen, écrivait en 1787 :
« Le roman de Caroline et l'espèce de réputation qu'il a pro-
curée à son auteur, a causé une telle fermentation parmi nos têtes femelles, que, jalouses de la réputation d'une de leurs compagnes, elles barbouillent une incroyable quantité de papier. Elles passent leurs journées à composer des romans ; leurs toilettes ne sont plus couvertes de chiffons, mais de feuilles éparses, et si l'on déroule une papillote, on est sûr d'y trouver des fragments de lettres amoureuses, de descriptions romantiques.1 »
1) Voir, sur la littérature romanesque de Lausanne à cette époque, les curieuses pages de Gaullieur (Etudes sur l'histoire littéraire de la Suisse française, p.
281 et suiv.).
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Mme de Montolieu, comme elle le reconnaît modestement, est surtout une « arrangeuse, » habile à travailler sur un canevas d'emprunt; les nouvelles qui sont entièrement de son fonds ne valent pas celles dont elle a trouvé le sujet dans quelque conte allemand, comme c'est le cas pour Caroline. Cette touchante histoire repose sur un fait réel, dont l'auteur fut instruite, dans un voyage en Prusse, par un manuscrit d'une soixantaine de pages. Ce n'est point sans préventions que j'ai ouvert ce roman, et je dois avouer que je fus d'abord cruellement rebuté. La phraséologie sentimentale et démodée de la baronne, ses personnages vertueux et sensibles, toujours baignés de larmes, nous touchent peu, et la tendre Caroline a trop souvent « recours à son flacon. » Mais qu'on fasse un léger effort, qu'on accepte, par une sorte d'héroïsme, ce verbiage conventionnel, qu'on s'attache au récit luimême : on ne tarde pas à être captivé par l'intérêt soutenu de l'intrigue, par des aventures assez habilement enchaînées, par quelques situations pathétiques.
Les caractères ont un certain relief : tel est le héros Walstein, tel est le père de Caroline, l'homme de cour égoïste et superficiel; telle est la bonne chanoinesse de Rindaw, femme du monde que l'âge et la retraite n'ont pu guérir de sa futilité bavarde.
Caroline a été élevée par cette excellente femme à la campagne et dans l'ignorance du monde ; à quinze ans, on la fiance avec Walstein, qu'elle n'a jamais vu.
Ce mari de trente ans n'est pas fait pour répondre à l'idéal d'une jeune fille : il a perdu un œil, une cicatrice le défigure, sa taille est voûtée, il boite, et n'a plus de cheveux. A. la première entrevue, Caroline se sauve en poussant un cri d'effroi. Le soir du mariage, elle obtient de son triste époux qu'il la , laisse repartir pour Rindaw et lui donne le temps de s'accoutumer à l'idée d'être sa femme. Elle vit de longs mois chez la
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chanoinesse qui lui a servi de mère. Un bel officier, nommé Lindorf, s'éprend d'elle; Caroline, qui sent qu'elle l'aime aussi, n'hésite pas à l'instruire de sa situation. A son tour, Lindorf lui révèle son histoire : il est l'intime ami de Walstein; c'est lui-même qui, dans un accès de colère jalouse, avait, quelques années auparavant, blessé et défiguré le comte ; celui-ci lui a pardonné, car c'est l'âme la plus noble, la plus délicate, la plus généreuse. Les cahiers où Lindorf a écrit cette confession en apprennent tant à Caroline sur son mari, qu'elle finit par s'éprendre d'un homme qui cache de si hautes vertus sous tant de laideur.
Ici commence le vrai roman, qui n'est qu'un long malentendu : Walstein est persuadé que sa jeune femme ne pourra jamais l'aimer; elle est de son côté persuadée qu'il dédaigne maintenant la petite sotte, qui a repoussé son amour. Un hasard imprévu met en présence Lindorf, Walstein et Caroline : c'était « la scène à faire; » elle est vivement conduite. Le comte découvre que Lindorf aime Caroline; la jeune femme perd connaissance et tombe dangereusement malade.
Son mari la sauve à force de tendres soins, qui ne font que fortifier l'amour qu'elle a commencé de ressentir pour lui. Mais l'infortuné attribue à la reconnaissance le changement qui le frappe chez son épouse, et demeure convaincu qu'elle immole son amour pour Lindorf à son devoir conjugal. Aussi observe-t-il une réserve que Caroline prend pour de l'aversion et qui la désespère. Peu s'en faut que le divorce généreusement demandé par Walstein ne soit consommé entre ces deux êtres qui s'adorent sans se le dire. Tout s'expliC que enfin; mais le lecteur a traversé des perplexités - cruelles, Car, en vérité, on s'intéresse it ces belles âmes qui se méconnaissent et se font souffrir par l'élévation ,. -- même de leurs sentiments; et en dépit de la fadeur du ': style, on finit par se plaire un peu dans ce monde
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idéal, — si différent des trivialités de la vie, — où tout - est sacrifice, oubli de soi-même, héroïsme invraisemblable.
La psychologie savante à laquelle on tient tant aujourd'hui, n'est point étrangère, quoi qu'en ait pensé M. Sayous, au roman de Mme de Montolieu. Toute la dernière partie — le malentendu conjugal — est finement traitée, avec des nuances et des subtilités d'analyse qui ne sont point d'un observateur médiocre. Il faut bien que le public ait senti ce mérite pour goûter si vivement un livre aussi pauvrement écrit. Car c'est à peine si l'on peut parler du style de Mme de Montolieu: il est à la fois affecté et incolore; nulle variété de tour, aucun bonheur d'expression; le vocabulaire est indigent, la langue banale; l'auteur a le secret des platitudes vagues et croit avoir assez fait quand elle a doté son héros « des vertus les plus réelles, de l'âme la plus sensible, du cœur le plus excellent. » On reconnaît l'écrivain suisse à ces locutions : « Mon but est rempli. Elle ne se rappelle de rien. » Mme de Montolieu est encore de notre pays par une certaine gaucherie, qui ignore l'art des sous-entendus rapides et des indications à demi mot; elle insiste mal à propos et s'empêtre dans sa propre invention. Rien d'amu-
sant comme de la voir repêcher son héros, qu'elle a montré si laid au début et qu'il faut pourtant rendre acceptable :
« Un large ruban noir cachait encore l'œil qu'il avait perdu ; mais l'autre était si beau, que ce ruban, qui n'ôtait rien à la noblesse de sa figure, excitait plutôt un tendre regret qu'un sentiment d'horreur. Un peu d'attention sur lui-même lui avait faib aussi redresser sa taille. Elle n'était plus remarquable que par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la raideur. Il boitait encore, il est vrai ; mais on ne marche pas toujours, et il marchait peu. S'il avait été de même deux ans plus tôt, Caroline serait restée dans le salon, la lettre n'eût point été écrite, et ce livre n'existerait pas. Tout est donc bien comme il est. »
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Ce dernier trait. -- le donc surtout — n'est-il pas adorable ? Il y a chez Mme de Montolieu un fond de.
comment dirai-je ?. de candeur, qui est bien de nos rivages. On en peut sourire ; mais souffrez que je remarque que sans cette candeur la baronne eût été beaucoup moins admirée. Mme de Charrière, écrivain de race, avec son goût si sûr, son fin sourire, son imperceptible ironie, a obtenu les suffrages d'une élite; mais Caroline a été plus goûtée que Caliste par la masse des lecteurs. Si Mille de Charrière avait écrit les Châteaux suisses, le livre aurait eu bien plus de valeur et beaucoup moins d'éditions.
C'est encore la candeur qui sauve cet ouvrage.
« Habitant un des pays les plus beaux et les plus pittoresques de l'Europe, dit l'auteur, j'ai naturellement eu le désir d'en retracer quelques sites. » Dans ce cadre emprunté à la nature suisse, elle place ces romanesques histoires qui ravirent la génération passée et qui ont peut-être conservé plus de lecteurs qu'on ne soupçonne. Elles nous reportent en plein moyen âge, à Grandson, à Wufflens, à Blonay, au Thorberg, etc.; moyen âge tout de convention, cela va sans dire, qui ressemble à celui de Millevoye et du « jeune et beau Dunois» (le livre est de 1816). L'auteur met dans la bouche des « beautés captives » et des « preux chevaliers» qui peuplent ses donjons, le langage sentimental de la fin du siècle passé, auquel elle prête, pour surcroît de ridicule, une teinte faussement archaïque. Le farouche Archibald, la sensible Ermance, la douce Aloïse, l'ingénue Gisèle, cette galerie de mannequins et de poupées, constitue certainement le poncif le plus réussi que je connaisse.
Oui, mais je vous donne ma parole d'honneur que ces .histoires ont encore un brin de charme : c'est que celle qui les raconte y prend un plaisir d'enfant, et le lecteur lui sait gré d'être si bonne dupe de ce dont
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il sourit lui-même. La sincérité est une force singulière : qu'une petite fille vous raconte une histoire quelconque avec un grand accent de conviction, — à moins d'être un monstre, vous l'écouterez jusqu'au bout. La bonne foi de Mille de Montolieu produit cet effet-là.
Ajoutons que cet ouvrage est un des premiers livres inspirés par le pays natal, ses sites pittoresques et son passé. Il appartient à l'époque où le canton de Vaud prenait conscience de lui-même ; où le Conservateur misse du doyen Bridel ouvrait aux imaginations des perspectives inconnues, enseignait aux lecteurs le respect des traditions locales et des monuments historiques. Quelque mince que soit la valeur littéraire des Châteaux suisses aux yeux de la génération actuelle, ils méritent d'éveiller en nous un sentiment de reconnaissance. Eugène Rambert l'a dit : « Ce sont d'humbles commencements, mais ce sont les nôtres. »
III
C'est à Bridel que revient l'honneur d'avoir su le premier écouter et comprendre la voix du génie dit lieu. Sans doute la carrière du vénérable doyen s'est prolongée bien au delà de la période que nous étudions en ce moment, puisqu'il n'est mort qu'après la révolution de 1845. Mais la partie vraiment féconde de son activité littéraire, comme son tour d'esprit et la nature de son talent, le rattachent au XVlIIme siècle. C'est donc ici que nous devons évoquer la figure de cet homme excellent, dont l'influence a été bien supérieure au mérite artistique de son oeuvre.
Nous l'avons vu, dans la société de Deyverdun, poser et résoudre affirmativement la question de sa-
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voir si nous avions une poésie nationale. Il avait alors vingt ans à peine. Né en 1757, à Begnins, d'un pasteur de campagne, confié tout jeune à son aïeul paternel, pasteur à l'Abbaye, dans la vallée de Joux, Philippe Bridel passa son enfance près de la nature et près de Dieu. Il fit ses premières études chez son oncle Louis.
Bridel, pasteur aussi, dans le voisinage de Moudon,.
puis les continua à l'Académie de Lausanne. Jeune étudiant, il adresse des vers latins au grand Haller et débute dans le Journal helvétique de Neuchâtel, où le pasteur Chaillet, critiqué pénétrant et sévère, accueille et encourage ses essais.
La théologie, à laquelle s'était voué Bridel, ne l'empêcha pas de se mêler à la vie de société alors si active à Lausanne. Deyverdun, qui s'était fait le protecteur du jeune homme, l'avait présenté à son ami Gibbon, lui avait ouvert sa bibliothèque et l'introduisit, dans le monde qu'il fréquentait. Bridel y rencontra le célèbre médecin Tissot, auteur de l'Avis au peuple,.
qu'il appelle, en style de l'époque, L'Hippocrate fameux des rives du Léman ; le vieux professeur Polier de Bottens, ancien ami de Voltaire, et sa fille, Mme de Montolieu, dont le roman Caroline de Lichtfield, allait bientôt paraître ; Loys de Cheseaux, économiste et physicien distingué; des jurisconsultes tels que Porta, Seigneux de Correvon,.
Clavel de Brenles; un jeune avocat, nommé FrédéricCésar Laharpe ; le général Samuel de Constant, père de Benjamin; Mme Necker, qui venait, dans la belle saison, habiter sa campagne de Beaulieu avec M.
Necker et sa fille, la future Mme de Staël. Mme de: Charrière de Bavois (que l'on confond sans cesse avec la spirituelle romancière auteur de Caliste, — laquelle habitait Colombier), recevait Bridel à ses samedis; on.
y faisait des jeux d'esprit et de la littérature de salon
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« J'ai vu là, disait plus tard Bridel, une société de gens aimables, instruits, du meilleur ton, du goût le plus épuré, du commerce le plus sûr. Là se rencontraient la plupart des gens lettrés qui habitaient Lausanne et les étrangers distingués qui y faisaient quelque séjour. Là venaient des femmes instruites sans pédanterie, et des jeunes filles belles sans prétention. La conversation, la lecture, la musique, un joli souper, partageaient des heures trop courtes. Tantôt on lisait un ouvrage nouveau de littérature, tantôt on jouait un proverbe, une pièce à tiroir, une comédie que les acteurs avaient eux-mêmes composée. »
Bridel rencontrait aussi chez Deyverdun plusieurs de ces étrangers de marque, que le soin de leur santé, le goût des voyages ou l'exil avait conduits à Lausanne : le prince Galitzin, le prince de Wurtemberg, Servan, l'éloquent avocat des protestants, qui cultivait avec passion le magnétisme animal, le comte Olivarez, proscrit d'Espagne par l'Inquisition, l'abbé Raynal, et vingt autres encore. Gibbon avait raison de dire que c'était là « un cercle comme il serait impossible d'en trouver ailleurs dans un aussi petit espace. »
Stimulé par ce milieu si actif, Bridel publiait à vingtdeux ans un premier recueil de vers, les Tombeaux, qui sont du Yung et du Hervey mis en rimes françaises. Nous préférons de beaucoup ses Poésies helvétiennes (1782), dédiées à la Société littéraire de Lausanne, et où l'on surprend la première idée d'une poésie nationale; le Discours préliminaire, qui exprime cette aspiration, contient le programme de toute l'activité littéraire de Bridel. Il veut faire nouveau et faire vrai, c'est-à-dire peindre avec sincérité les paysages et les mœurs de son pays :
« Et dans quel pays, s'écrie-t-il, cette Poésie brillera-t-elle d'un plus grand éclat que dans l'heureuse Helvétie, où la nature est si variée, si belle, si majestueuse ; où l'on entend encore répéter partout ces noms augustes.: Patrie et Liberté 1 Déjà Haller, Gessner, Lavater, et quelques autres Suisses allemands, ont parcouru cette carrière ; osons les suivre et partager leurs succès. >»
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Il développe ces idées avec une chaleur juvénile: la nature, les mœurs, les légendes, l'histoire, lui suggèrent tour à tour des arguments heureux, qui avaient alors tout le prix, toute la saveur de la nouveauté.
«Né sous un beau ciel, dans un climat fortuné, libre dans sa personne et dans ses biens, il ne manque peutêtre à l'habitant du pays de Vaud que de bien connaître et sentir son bonheur. »
Cet appel à la conscience nationale n'avait encore jamais retenti dans la société un peu cosmopolite de Lausanne. Car Lausanne s'appartenait moins qu'elle n'appartenait à l'Europe. Elle était le rendez-vous de la société élégante et y gagnait sans doute en politesse; mais le caractère indigène y perdait un peu de son relief. Benjamin Constant est le fruit de cet exotisme qui régnait alors à Lausanne, et c'est avec raison qu'on l'a appelé « une âme prématurément déracinée du sol natal, » si tant est qu'il y ait jamais eu des racines.
Mais, chose curieuse, celui qui a si bien esquissé la théorie de la poésie nationale, n'a pas su la réaliser dans ses vers. Il entrevoit la terre promise, la montre du doigt, mais n'y entre pas. Les poésies qu'il nomme helvétiennes le sont en effet beaucoup moins qu'il ne le croit : le Permesse, les neuf Sœurs, le dieu de Cythère, la sagesse aimable et facile que prêche l'auteur à Glycère ou Sylvie. nous connaissons tout cela, et le connaissons trop; la poésie, au XVIIIme siècle, en a vécu, et même en est morte.
Pourtant, soyons juste : quelques poèmes de Bridel répondent mieux au titre du recueil; le Lac Léman, par exemple, renferme des traits descriptifs qui attestent l'observation directe de la nature; les aspects variés du lac aux diverses heures du jour et dans les différentes saisons avaient tenté le pinceau de Bridel: il faut lui tenir compte de cette velléité, que personne
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n'avait eue avant lui. Sa peinture est précise, ingénieuse par instant, mais trop voulue ; un grand poète aurait, d'une seule touche magistrale, rendu telle impression que Bridel traduit par une succession de petits traits. Néanmoins, son effort mérite déjà notre reconnaissance, et nous applaudissons à ce cri, qui termine le poème : On nous crut trop longtemps ennemis des beaux-arts ; Achevons de détruire une erreur qui s'efface; Faisons voir que nos monts valent bien le Parnasse ; Forçons le Français même à répéter nos vers, Et vengeons l'Helvétie aux yeux de l'univers.
La seconde partie du recueil contient des romances suisses, inspirées par une vie rustique un peu conventionnelle ou par des légendes nationales. Toujours des idées heureuses et de bonnes intentions: la cour du presbytère de Bridel en fut pavée. Mais, il faut bien le reconnaître, il n'était pas de taille à créer cette poésie nouvelle qu'il entrevoyait : ses vers, qui coulent, coulent avec une extrême facilité, sont dépourvus de relief, d'originalité véritable : « Une chose manque à Bridel pour remplir toute l'étendue de la tâche qu'il se propose, a dit M. Ramberb : il n'est pas assez poète, chez lui l'inspiration flotte incertaine, sans se dégager du lieu commun, sans se fixer dans une conception originale. Il tourne joliment le vers, mais comme beaucoup de gens le tournaient alors. Il traite à la française des sujets du pays, et il arrive que la mollesse du style et un certain laisser aller, mêlé de négligence autant que de bonhomie, trahissent seuls l'origine de l'auteur. »
Qu'est-ce à dire, sinon que Bridel, plus puissamment doué, eût été le père d'une poésie romande, tandis qu'il n'en fut que l'intelligent et aimable prophète?
Nous allons voir que c'est surtout par sa prose qu'il a.
servi la poésie.
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Il était pasteur suffragant près de Lausanne et employait ses loisirs à donner des leçons à de jeunes élèves, parmi lesquels nous rencontrons Benjamin Constant et le prince héritier de Brunswick; il fit avec ce dernier un voyage en Suisse, qui lui fournit l'occasion d'observer mille particularités historiques et morales : les notes qu'il en rapporta furent les premiers éléments de ses Etrennes helvétiennes, qui parurent d'année en année jusqu'en 1816 et servirent de fond et de base au recueil intitulé le Conservateur suisse.
Les Etrennes étaient à l'origine un tout petit almanach, dont le succès fut considérable et alla croissant.
Appelé au poste de pasteur de1 l'Eglise française de Bâle en 1786, Bridel ne quitta pas sans regret l'aimable société qui avait salué ses débuts : Bâle semblait un exil au jeune littérateur ; mais il s'en accommoda pendant dix ans, et, comme l'a dit un de ses biographes1, il y devint plus suisse. Dès ce moment, son horizon s'élargit : il embrasse dans ses recherches les questions d'utilité publique, d'économie sociale; en même temps il explore le pays environnant, l'ancien Evêché de Bâle, encore peu visité, et raconte sa Course de Bâle à Bienne, mêlant à sa narration des considérations humanitaires qui parurent parfois irrévérencieuses aux maîtres de ces vallées. Il fréquente les. réunions de la Société helvétique, qui a joué tin rôle important au siècle dernier dans l'histoire intellectuelle de la Suisse;, il visite Zurich et les Petits-Cantons, noue avec les hommes les plus distingués — Lavater, Bodmer, Gessner, J. de Muller, Hirzel — des relations précieuses qui lui permettront de devenir comme un trait d'union entre la Suisse allemande et la Suisse française. A Zoug, il fait visite au vieux général Zurlauben, qui, après avoir servi quarante-cinq ans dans l'armée française, devait laisser cette minu-
1) M. Eugène Secrétan, dans la Galerie suisse.
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lieuse Histoire militaire des Suisses au service de France, encore si estimée des spécialistes.
C'est ainsi que Bridel continuait d'enrichir son trésor de connaissances, de notes, d'observations de toute espèce. Il est un des premiers Suisses qui aient senti vivement et distinctement la solidarité helvétique, non point seulement au point de vue politique et de la défense mutuelle, mais au point de vue scientifique et littéraire.
Il devait pourtant revenir avec prédilection à son cher pays de Vaud : nous le retrouvons après la Révolution, en 1795, à Château-d'Oex, dans les Alpes vaudoises : il déploie un dévouement admirable lors du terrible incendie qui détruisit le bourg en 1800, et c'est grâce à son insistance que les montagnards, contrairement à l'usage alpestre, reconstruisent en pierre leurs maisons et les couvrent de tuiles, — ce qui, dans la vallée, fit donner au pasteur le surnom de tiolaré.
Bridel poursuit d'ailleurs son œuvre de chercheur et de conteur, explore le Valais, la Gruyère, le Gessenay, qu'il a décrits dans ses Mélanges d'un voyageur dans les Alpes, — livre si différent des sobres récits de Saussure. Il aborde quelquefois aussi la haute monta-
gne, avec Gaudin, l'auteur encore estimé de la Flore helvétique, ou avec le géologue Escher de la Linth.
C'est notre pasteur qui découvre en quelque sorte le lac Lioson, — le lac alpestre idéal, - le Val d'Illiez, tout un monde riant ou grandiose; il cause avec les habitants, apprend leur patois, déchiffre les vieilles chartes, recueille les traditions, les superstitions, les débris de poésie populaire, toutes choses qui seront si artistement mêlées à l'histoire dans les pages du Conservateur suisse, qu'on ne sait jamais bien où finit la réalité, où la part dè l'imagination commence. Il faisait lui-même plus tard cet aveu ingénu : « J'aimais deux muses : l'une était, je crois, celle de la poésie
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et l'autre, celle de l'histoire; toutes deux me parlaient à la fois à l'oreille, en sorte qu'écrivant je n'ai jamais pu distinguer nettement ce qui me venait de l'une et ce qui m'arrivait de l'autre. »
On a eu la pédanterie de lui reprocher cette allure médiocrement scientifique, de même qu'on a souri de son riche Glossaire dit patois roman, où il a hasardé sans sourciller tant de fantastiques étymologies celtiques. Mais les savants n'ont pas réfléchi que cet alliage de vérité et de fiction était un stage nécessaire dans notre éducation nationale; on ne pouvait faire entrer de plein saut les esprits dans les études purement historiques : il importait de les amorcer en quelque sorte, de leur dorer un peu la pilule d'érudition, de les convertir, en les charmant, au culte du passé. Aujourd'hui, notre peuple s'intéresse volontiers aux choses d'autrefois, à la vie publique et privée des ancêtres, à la conservation des monuments qu'ils ont laissés : nous avons des musées, des collections, que les dons des particuliers enrichissent, des sociétés d'histoire florissantes; les travaux du doyen Bridel ont eu plus de part à cet essor des recherches historiques que les savants travaux de nos archéologues. Il a éveillé l'amour du passé, il a popularisé le sentiment helvétique dans le pays romand, il a fait connaître la Suisse aux Suisses.
Les Etrennes helvétiennes, le Conservateur suisse, ces vastes recueils où nous puisons tous, sont une source de grande importance pour notre histoire littéraire : notices biographiques, anecdotes héroïques ou naïves, poèmes nationaux, chansons patoises, scènes de mœurs pastorales, légendes alpestres, relations de voyage, descriptions pittoresques de sites longtemps inconnus, servant de cadre à des idylles du moyen âge, — le tout écrit avec une élégance aimable et facile, animé d'un profond sentiment religieux, plein
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d'une saine et douce morale, assaisonné de grâce, de gaîté et parfois de malice, — tel est ce Conservateur, qui eût pu, pour presque tous, s'appeler le Révélateur.
Apprendre à un peuple à aimer son pays dans sa nature et dans son histoire, n'est-ce pas le rendre à lui-même, lui ouvrir les sources de la poésie ? C'est ce qu'a fait, ce qu'a voulu faire le doyen Bridel; toute sa vie d'écrivain, admirablement une, est dominée par cette pensée.
Mais n'est-il pas étrange que cet homme n'ait pu sympathiser avec ceux qui précisément secondaient son œuvre en émancipant le pays de Vaud? Nous le voyons, en 1797, déplorer la chute des seigneurs de Berne et regretter leur tutelle. Le coup d'œil du poète et du patriote manquait ici de clairvoyance, d'étendue; il avait, comme l'explique M. Rambert, a un certain idéal patriarcal que les révolutions dérangeaient fort.» « Son cœur, a dit encore son biographe Vulliemin, était à la vieille Suisse, idéalisée dans son imagination; la révolution, qui venait de renverser cette idole, devint à ses yeux le génie du mal. » Son amertume s'accrut encore à la vue des bouleversements dont la Suisse était le théâtre. Il se soulageait par des épigrammes. On a cité cent fois celle que lui a inspirée le fameux Rapinat, cet agent français surnommé le « Verrès de la Suisse » : La pauvre Suisse qu'on ruine Voudrait bien que l'on décidât Si Rapinat vient de rapine, Ou rapine de Rapinat.
Ce qu'on a oublié, ajoute Juste Olivier, et ce qui est incroyable, mais vrai,. c'est que le secrétaire de Rapinat s'appelait Forfait, et son adjoint Grugeon.
Là paroisse de Bridel fut là dernière du pays de Vaud où fut planté l'arbre de liberté. Par un contraste bizarre, Bridel devint, en 1805, pasteur de Mon-
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treux, dont les habitants avaient les premiers salué avec enthousiasme la révolution vaudoise.
Il était destiné à voir encore la révolution de 1845; âgé de quatre-vingt-huit ans alors, il ne s'émut guère de cette secousse nouvelle ; on raconte que, lorsque le gouvernement provisoire réclama l'adhésion des membres du clergé, le spirituel vieillard répondit : « Ecrivez qu'à l'âge où je suis parvenu, on adhère facilement à ce qui est provisoire. » Il mourut quelques mois après.
Son séjour à Montreux n'avait pas été exempt d'orages. La gaîté du doyen ne craignait pas toujours assez le trait malicieux, qui blesse ceux qui ne savent pas en rire. Ses mordantes épigrammes contre le nouvel ordre de choses lui firent des ennemis parmi ses paroissiens ; il y eut du bruit à Montreux, le gouvernement s'en occupa; Bridel dut comparaître à Lausanne devant des juges plus jeunes que lui, qui l'invitèrent à la prudence, — cette vertu si moderne !. Son tour d'esprit n'allait plus avec le siècle nouveau.
C'est qu'en effet la physionomie enjouée et sereine du doyen Bridel est peut-être plus compliquée qu'elle ne paraît au premier abord : il représente une époque de transition, de transformation, et par là même il offre à l'analyse un mélange d'éléments assez dissemblables. Esprit plus vif que profond, plus curieux et pétillant que philosophique, il est la fidèle image d'un temps où la patrie vaudoise, encore étrangère à la liberté, se berçait dans une molle insouciance. Il représente de plus les tendances littéraires du XVIIlme siècle ; la sensiblerie de son style, l'aisance négligée de ses vers, le tendre coloris de sa morale et de sa vertu, sont bien de l'époque qui finit. D'autre part, il a un amour instinctif, très poétiquement délicat, de la nature, le penchant à la rêverie ; il célèbre avec une conviction déjà toute romantique
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Le pouvoir enchanteur de la mélancolie, De ce doux sentiment qu'on ne peut définir.
Le pur XVIIIme siècle ne connaît pas les sentiments « indéfinissables. » Bridel a enfin le goût du pittores-
que dans le paysage et dans l'histoire, la passion du document, des sources et de la couleur locale. Il est donc tout ensemble un initiateur et un attardé. Il se rendait bien compte de ce qui manquait à son œuvre, et qu'elle n'était qu'un acheminement, car il disait: « J'aurai en littérature helvétique des successeurs qui vaudront mieux que moi. »
Il en eut, en effet ; un entre autres, qu'il a pu saluer au déclin de sa vie, et qu'il désignait dans son langage métaphorique un peu démodé : « Si la harpe désaccordée du vieux barde du Léman valait d'être léguée, je voudrais que le chantre touchant d'Alpinula
ne dédaignât pas cette chétive succession. »
Juste Olivier a entendu cet appel; chacun sait dans le pays de Vaud — ou devrait savoir — comment il y a répondu.
IV
On raconte qu'un jeune Allemand, introduit dans un des samedis de Mme de Charrière de Bavois, fut très surpris du spectacle qui s'offrit à ses yeux. Un des assistants jouait du violon, tandis qu'un homme d'un embonpoint remarquable errait dans le salon, semblant chercher quelque chose ou quelqu'un. Enfin le gros homme se dirigea vers un personnage à la figure digne et froide, le prit par la main et le contraignit à danser le menuet: l'assemblée riait aux éclats; l'Allemand n'y comprenait rien. Les invités venaient de se livrer à quelque jeu d'esprit et l'on était occupé
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à «payer les gages. » Gibbon — c'était le gros homme — avait été condamné à danser le menuet avec le célèbre médecin Tissot. L'année suivante, l'Allemand n'était pas encore entré dans la plaisanterie, car, dans une relation de voyage qu'il publia, il citait comme un exemple des mœurs simples de l'Helvétie le fait d'avoir vu le célèbre historien de Rome et le bienfaiteur de l'humanité « entrelacer des danses harmonieuses et rappeler ainsi les innocents plaisirs de l'antique Arcadie. » 1
L'auteur de l'Avis au peuple, qui s'oubliait rarement dans de telles mondanités, n'est pas seulement un des hommes qui ont le plus honoré leur pays ; il est un de ceux qui l'ont le plus utilement servi. Tronchin avait été le médecin de l'Europe aristocratique; Tissot le fut aussi à son heure, mais il voulut être surtout le médecin du peuple. On peut lui appliquer cette belle parole de Villemain : « Le bienfait des lettres se montre surtout dans ces écrivains d'un esprit libre et sage, qui se servent du talent pour éclaircir et rendre populaires les vérités sociales. »
David-Auguste Tissot, né à Grancy (Vaud) en 1728, fut élevé, comme Bridel, par un oncle pasteur, qu'il accompagnait dans ses visites aux malades : sa sensibilité fut ainsi tournée de bonne heure vers les souffrances humaines. Il étudia la médecine à Montpellier, puis se fixa à Lausanne, où il fut nommé médecin des pauvres : cette place peu rétribuée convenait à son dévouement, et elle lui fournit l'occasion de constater combien de préjugés régnaient dans le peuple en matière d'hygiène et de médecine. Il se signala pendant une épidémie de petite vérole et ne tarda pas à publier son Inoculation justifiée, plaidoyer énergique en faveur de la méthode déjà préconisée par Tronchin. En 1761, il donne au monde son Avis ait peuple sur sa santé ; ce
1) Voir cette anecdote dans la Vie de Tissot, par M. Ch. Eynard.
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livre eut en quelques années quinze éditions françaises — sans parler des contrefaçons — et fut traduit en dix-sept langues, même en arabe. Le public avait été séduit d'entrée par le ton simple et modeste de l'auteur, par l'absence de toute prétention pédante, en même temps que par la nouveauté du fond. Aujourd'hui les traités d'hygiène abondent et il y a des médecins dans presque tous nos villages : il nous est difficile de nous représenter l'état dans lequel se trouvait il y a cent trente ans la science médicale, les préjugés, les superstitions qui avaient cours dans les campagnes : « J'en ai été pénétré de douleur plusieurs fois, » s'écrie Tissot : ses entrailles s'étaient émues en faveur de ce petit peuple pour qui Viret se faisait écrivain deux siècles avant lui : « Pendant que nous donnons nos soins à la partie la plus brillante de l'humanité dans les villes, sa moitié la plus utile périt misérablement dans les campagnes. »
Il veut donc mettre à la portée de tous, notamment des pasteurs et des instituteurs, les notions élémentaires de l'art de guérir. Il décrit les maladies aiguës, en indique les symptômes caractéristiques et la manière de les traiter. Il le fait en un style coulant, animé, toujours limpide, relevé parfois d'un trait heureux. Il dira par exemple : «Plus on aime un malade, plus on veut le faire manger: c'est l'assassiner par tendresse. »
Le caractère essentiellement populaire et vaudois de l'ouvrage ne l'empêcha pas d'être apprécié au loin par l'élite du public et par les savants ; il opéra une petite révolution dans les idées régnantes, selon lesquelles les notions médicales étaient encore un sanctuaire mystérieux, interdit aux regards profanes. On ne saura jamais tout le bien qu'a fait Y Avis, jusqu'où s'est étendue son action. Lamartine raconte dans ses Confidences que sa mère suivait les conseils de Tissot
é
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dans les soins qu'elle donnait à ses paysans; la reine de Suède n'acceptait une ordonnance de son médecin que s'il pouvait s'appuyer sur l'autorité de Tissot.
Les relations du docteur avec Rousseau remontent à cet ouvrage : elles demeurèrent cordiales jusqu'à la mort du philosophe, qui inspirait à Tissot une vive admiration, mêlée sans doute à la fin de beaucoup de pitié. Tissot avait une âme religieuse, et, comme l'a dit Vinet, « toute âme à qui Voltaire ne suffisait pas était tributaire-née de J.-J. Rousseau. » Ils avaient un ami commun, cet excellent prince de Wurtemberg qui était venu se fixer à Lausanne pour être plus près de son médecin favori, et à qui Rousseau écrivait, à propos d'une demande de conseil sur l'éducation de ses enfants : « Si j'avais le malheur d'être né prince. »
Le roi de Pologne chercha en vain à attirer Tissot à sa cour; appelé plus tard par le roi de Hanovre, il lui envoya à sa place son ami le médecin Zimmermann 1. Le gouvernement bernois, sollicité par Haller, reconnut cet attachement au pays en nommant Tissot professeur honoraire à l'Académie de Lausanne. Sa réputation attirait une si grande quantité d'étrangers, que les hôtels ne suffisaient plus à les loger et que beaucoup s'établirent dans les campagnes des environs de la ville. L'Essai sur les maladies des gens du monde (1770) avait accrû encore la renommée du médecin: c'est un traité de morale autant qu'un traité d'hygiène; l'auteur dépeint dans un parallèle frappant la vie des laboureurs et celle des gens du monde, et montre que cette dernière, en violant sans cesse les règles de la nature et du sens commun, est une source de maux de toute espèce. Non point qu'il prêche, à l'instar de Rousseau, le retour à la vie primitive : il n'hésite pas à préférer, au contraire, l'existence des
1) L'auteur bien connu de la 'Solitude, de l'Orgueil national et d'autres ouvrages. Voir sur cette figure originale la Galerie suisse, tome II.
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villes, car la société et la culture de l'esprit augmentent notre somme de bonheur : « Si l'homme du monde est moins heureux que l'homme des champs, c'est par sa faute : il devrait naturellement l'être davantage ; mais il est si maladroit, qu'il a construit l'édifice de ses plaisirs de façon qu'il est devenu la fabrique de ses peines. »
Dans sa leçon d'installation à l'Académie, Tissot avait traité De la santé des gens de lettres. Ce petit écrit, égayé d'exemples et d'anecdotes, montre avec une lamentable évidence que le travail de cabinet expose ces pauvres faiseurs de livres à des dangers particulièrement graves et leur commande une hygiène toute spéciale. Plein de choses encore actuelles, ce traité a été réimprimé il y a trente ans. Il est bon à relire aujourd'hui. Qui ignore, par exemple, les ravages que fait le thé, cette boisson spleenique, la complice du pessimisme littéraire? Tel était déjà l'avis de Tissot: « Ces théières pleines d'eau chaude, que je trouve sur leurs tables, me rappellent la boite de Pandore, d'où tous les maux sortent, — avec cette différence qu'elles ne laissent pas même l'espérance, mais, au contraire, en propageant l'hypocondrie, elles répandent la tristesse et le désespoir. »
On raconte que pendant un séjour que Tissot fit à Paris en 1779, les visiteurs étaient si nombreux qu'il se produisait des embarras de voitures devant son logis, rue des Petits-Augustins. Bientôt après, l'empereur Joseph II l'appelait à l'Université de Pavie, où il enseigna deux ans avec un succès qui y attira de nombreux étrangers. Lorsqu'il repartit pour Lausanne, ses disciples érigèrent un monument pour consacrer son souvenir et publièrent en son honneur un recueil de vers en français, en italien, en anglais, en grec et en latin. Voilà qui ressemble bien à de la gloire ! Mais plusieurs épreuves en furent comme la rançon. La
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Révolution ne contribua pas à rattacher Tissot à l'existence : pas plus que Bridel, il ne sut applaudir au réveil de l'esprit de liberté, qu'il considérait comme l'esprit de révolte. Sa santé déclinait rapidement; il mourut en 1797, après avoir traversé les souffrances les plus cruelles.
Tissot avait entretenu des rapports d'amitié avec Bonnet et Albert de Haller : sa correspondance avec ce dernier est d'un vif intérêt; les dernières lignes qu'ait écrites l'illustre Bernois étaient adressées à son ami de Lausanne. Parmi ses correspondants alors moins célèbres, il en est un qui devait le devenir un jour : c'était un jeune officier d'artillerie de Douai, en congé à Ajaccio, qui, en 1787, demandait au médecin une consultation en faveur de son oncle, archidiacre, atteint de la goutte. L'orthographe et le style de la lettre sont également fantaisistes : « S'il asseie de remuer les genoux, des douleus égus lui font cesser son accion. » Cela est signé Buonaparte, officier au régiment de la Fève.
V
Ce rapide tableau de la société vaudoise à la fin du XVIIIme siècle serait incomplet si nous n'y réservions une place pour les Bernois qui jouèrent à cette époque un rôle dans notre vie intellectuelle et sociale. Il faut en convenir : le gouvernement de Berne a eu la main lourde pour le canton de Vaud, mais il ne l'avait pas toujours malheureuse dans le choix de ses baillis.
Quelques-uns, les Haller, les Bonstetten, les Sinner, les Lerber, représentaient l'élite de leur pays. Ils ont écrit dans notre langue avec une aisance et parfois une distinction dont Murait nous avait donné déjà un
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remarquable exemple. Berne a même produit des poésies françaises. Je ne parle pas de celles du conspirateur Henzi, qui publiait en 1747, sous le titre de Messagerie du Pinde, d'assez méchants petits vers.
Mais qui soupçonnerait une muse bernoise capable de tourner des vers français aussi élégants que ceux de Lerber ? Jurisconsulte et auteur d'un code civil, il a chanté, dans son petit poème la Vue d'Anet, le lac de Neuchâtel et la rivière dormante qui en sort : Dans le sein du vallon, au pied de ces montagnes, Je vois couler la Tliièle à travers les roseaux.
Rivière tranquille et chérie, Que j'aime à suivre tes détours !
Ton eau silencieuse, en son paisible cours, Présente à mon esprit l'image de la vie : Elle semble immobile et s'écoule toujours.
Sainte-Beuve trouve ces vers dignes de Chaulieu: ne pourraient-ils pas être de Fontanes aussi ? N'ont-ils pas quelque chose de sa grâce rêveuse et de son élégante mélancolie ?
L'abbé Raynal, — à qui l'on ne reconnaîtrait plus aujourd'hui, même chez nous, le droit de se montrer sévère pour le style d'autrui —y l'abbé Raynal n'admettait pas qu'un Bernois pût écrire correctement notre langue. Il était venu en Suisse en 1780, après la condamnation de son Histoire philosophique et politique des deux Indes, et s'était fixé à Neuchâtel. Non loin de là, en terre bernoise, vivait un bailli qui était en même temps un archéologue et un bibliophile, J.-R. de Sinner, seigneur de Ballaigue, auteur du Voyage historique et littéraire dans la Suisse occidentale (1781) et d'une traduction française fort estimée des satires de Perse.
Apprenant un jour que l'illustre abbé devait passer dans le voisinage, Sinner alla le voir à l'auberge où il relayait et, sans se faire connaître, lui présenta son ouvrage. Je voudrais citer le récit de cette entrevue,
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spirituellement dramatisée par M. Félix Bovet 1„ L'abbé, feuilletant les volumes de l'écrivain bernois,, le désabusa cruellement sur la valeur de son style, et Sinner, blessé au cœur, renonça à publier la troisième partie de son Voyage, qui devait contenir un article sur Berne. Il est probable que des considérations de prudence l'engagèrent aussi à garder son manuscrit en portefeuille.
L'ouvrage de Sinner mérite mieux que le mépris de l'abbé Raynal : je soupçonne même qu'il a plus de lecteurs aujourd'hui — bien qu'il n'en ait guère — que Y Histoire philosophique des deux Indes. C'est une suite d'observations très instructives sur les mœurs, l'état des lettres et des arts, les bibliothèques, les collections,, les antiquités de nos villes, une description, agréable dans son exactitude, de l'Evêché de Bâle, de Neuchâtel, du pays de Vaud, du Valais et de Genève. On.
chercherait vainement ailleurs sur ce sujet complexe un ensemble aussi riche de renseignements aussi variés et sûrs : c'est la Suisse occidentale d'il y a un siècle, vue par un esprit libre, sensé, rendu tolérant par l'étude, à la fois ami du passé et ami du progrès.
La lecture du Voyage, de Sinner serait le complément nécessaire ou plutôt l'introduction naturelle de l'histoire que nous essayons d'écrire ici.
Dans le troisième volume, demeuré inédit, l'auteur se livrait à des critiques, d'ailleurs assez inoffensives,, contre l'immobilisme du gouvernement bernois. Il lui rend cependant cette justice qu'il essaya de patronner quelques idées nouvelles, et de les diriger, puisqu'il ne pouvait les empêcher de naître. C'est ainsi que leurs Excellences permirent la fondation de la Société économique, née en 1759, et dont Albert de Haller fut longtemps le président. Cette association d'hommes préoccupés du bien public a exercé une action qui
1) Berne au XVIII"' siècle. Revue suisse 1853..
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n'est point à méconnaître, en ouvrant des concours et en distribuant des prix aux meilleurs mémoires sur des questions de statistique, d'histoire, d'économie po-
litique. Des sociétés similaires se fondèrent à Lausanne sous la présidence de Seigneux de Correvon, à Vevey, sous celle du doyen Muret, à Yverdon, à Nyon, à Morges, à Payerne, sous la direction des baillis; elles créèrent ou développèrent les bibliothèques locales, répandirent le goût des études utiles et ce don d'exposition claire et pratique dont nous ne sommes pas dépourvus, dit-on.
L'aimable société vaudoise au sein de laquelle nous venons de nous attarder devait ressentir vivement le contre-coup de la Révolution. Gibbon, conservateur par essence, bien qu'il eût écrit des choses assez hardies sur le gouvernement du pays de Vaud par les Bernois, se rejeta de leur côté aux premiers grondements du tonnerre :
« Depuis deux ou trois ans, écrit-il, les troubles de France obscurcissent notre tranquillité. Le voisinage, les mœurs, la langue, ont attiré à Lausanne un essaim d'émigrés des deux sexes, échappés à la ruine publique, et nos étroites habitations à la ville et à la campagne sont à présent occupées par les premiers noms et les plus qualifiés de la monarchie disparue. Quant à moi, le premier coup d'un tambour de rébellion sera le signal immédiat de mon départ. »
Déjà mal portant, Gibbon quitta Lausanne pour se rendre auprès de son ami lord Sheffield, qui venait de perdre sa femme ; il mourut quelques semaines après, en janvier 1794. Vingt ans plus tard, un grand poète anglais, lord Byron, qui devait à son tour s'éprendre de nos rivages, venait faire un pèlerinage à la demeure de son compatriote, cueillir une branche de son acacia, une rose de son jardin, et constatait que le souvenir de Gibbon était resté cher à ses anciens amis. Les Vaudois ont toujours eu le cœur fidèle.
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Bientôt la révolution redoutée par Gibbon allait éclater dans la paisible contrée où il avait passé d'heureux jours. Avant d'assister à ces événements, nous devons faire pour Neuchâtel ce que nous venons de faire pour Lausanne, et chercher à y surprendre l'éveil de l'esprit littéraire.
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CHAPITRE IX
MADAME DE CHARRIÈRE ET LES NEUCHATELOIS
Jeunesse de Mmu de Charrière. — Benjamin Constant à Colombier. —
Les Lettres neiichâteloises. — Mille de Charrière et Mmo de Staël. —
Amis et voisins : César d'Ivernois, Isabelle de Gélieu, etc. — Les émigrés. — Caliste. — La Société typographique. — Le Journal helvétique et le grand Chaillet.
I
Hollandaise par la naissance, suisse par son mariage, française par l'esprit, voilà ce qu'on peut dire de plus clair pour fixer la nationalité de Mme de Charrière.
Née en 1740, à Utrecht, d'une ancienne et noble famille de la province, Isabelle-Agnès-Elisabeth van Tuyll van Serooskerken van Zuylen eut dès sa première enfance une gouvernante genevoise, et passa même quelque temps en pension à Genève. Esprit curieux, actif, elle se trouvait un peu dépaysée dans son milieu hollandais : « Ici l'on est vif tout seul,» écritelle à un officier vaudois au service de Hollande, Constant d'Hermenches, dont elle a fait le confident de ses années de jeunesse. Durant les longues saisons passées au château de Zuylen, à une lieue d'Utrecht, elle s'ennuie à périr : « Et en attendant le mariage, item il faut vivre. » Le plus parfait naturel, l'horreur
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de l'affectation sous toutes ses formes, un esprit admirablement droit et juste, dédaigneux des opinions toutes faites, épris avant tout de simplicité et de clarté, tels sont les traits saillants de son caractère : « Je n'ai point de systèmes, écrit-elle; ils ne servent qu'à égarer méthodiquement. » De bonne heure, elle a examiné la religion traditionnelle, et s'est arrêtée à « un scepticisme fort humble et assez tranquille. » Les classiques français, au nombre desquels elle mettrait volontiers Mme de LaFayette, Le Sage et Voltaire, lui fournissent l'aliment de son esprit; elle lit couramment dans l'original Tacite, Salluste et Cicéron; elle adore les mathématiques, dont les vérités évidentes la consolent des obscurités de la religion.
A vingt-trois ans, elle débute dans les lettres par un conte anonyme, le Noble, qui n'est qu'une vive satire de la haute société de son pays, et où elle répond à la question : « Qu'est-ce que la naissance ? — C'est le droit de chasser. » La rumeur publique l'accusa du méfait, et dès ce moment elle passa, dans les salons d'Utrecht et de La Haye, pour un dangereux esprit.
Aussi son établissement fut-il un grave sujet de préoccupations pour ses parents. Divers partis lui furent proposés, et pendant plusieurs années les prétendants défilèrent devant elle. Le plus sérieux fut le marquis de Bellegarde, de Chambéry, officier aux gardes du stathouder. Elle avait du goût pour lui, mais ne voulut pas prendre l'engagement d'élever ses enfants dans la religion catholique. Il fut aussi question du comte d'Anhalt, du prince de Wittgenstein, de lord Wemyss; enfin surgit M. de Charrière, gentilhomme vaudois sans fortune, qui avait été précepteur dans la famille de Tuyll, et qu'Isabelle crut aimer assez pour lui donner la préférence. Sous un extérieur froid et un peu gauche, le fiancé, qui n'était plus un jouvenceau, cachait l'élévation du caractère et la cul-
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ture de l'esprit. Le mariage eut lieu au commencement de 1771. Isabelle avait trente et un ans: «Je suis mariée depuis onze jours, écrit-elle à son frère; je viens de les compter sur mes doigts. Sur ces onze jours nous n'en avons boudé que deux.» La main de M. de Charrière ajoute : « Heureusement, tout le tort a été de mon côté. »
Après un séjour à Paris, où elle revit son ami, le peintre Latour, qui avait fait son portrait à Utrecht, •et où elle fit faire son buste par Houdon, elle vint s'établir avec M. de Charrière à Colombier, dans l'ancienne demeure de Béat de Murait.1 A Neuchâtel, un sentiment de lassitude, une sorte de torpeur, avait succédé aux vives querelles que nous avons racontées :
« Où trouver dans ce pays quelque enthousiasme ? écrivait Mme de Charrière. L'imagination se dessèche. En fait de littérature, hors M. DuPeyrou 2, à qui je parle quelquefois de Rousseau, et qui dicte presque tous les jours à son valet de chambre un billet pour moi, et à qui j'écris aussi presque tous les jours, il n'y a personne que je puisse occuper un quart d'heure de suite de ce qui m'intéresserait le plus vivement. Quand il s'agirait d'un livre comme l'Esprit des lois, personne n'y prendrait garde qu'en passant. Le tritrille, l'impériale, les nouvelles de France, absorbent tout. »
Le désir de se distraire lui fit écrire les Lettres neuchâteloises. Sur le fond de notre vie locale, peinte avec une finesse toute hollandaise, se détache une histoire d'amour, petit chef-d'œuvre de pathétique discret et souriant 3. Un jeune étranger, qui fait son apprentissage dans une maison de commerce de Neuchâtel, a rencontré Mlle de la Prise au concert : leurs deux cœurs se sont comme reconnus. Mais Henri a fait
1) Voir chapitre V, page 211.
2) L'intime ami dé Rousseau et l'héritier de ses papiers.
3) Voir l'analyse et les copieuses citations de Sainte-Beuve (Portraits de femmes). -
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dans la rue une autre rencontre, celle de Juliane, petite couturière assez délurée, qu'il a eu le grand tort de revoir. Mal en a pris à tous deux. Un jour que la.
pauvre Juliane travaille chez MUe de là Prise, son secret lui pèse si fort qu'elle éclate en pleurs et confesse sa douloureuse situation à la jeune demoiselle.
Celle-ci prend alors une résolution héroïque : elle parlera elle-même au coupable. Pâle, grave, presque solennelle, soutenue par le sentiment d'un noble devoir, elle aborde Henri en plein bal et l'instruit du malheur de Juliane.
La scène est admirable - c'est Sainte-Beuve qui la qualifie ainsi — et il ajoute «profondément touchante, et réelle et chaste. » Ce qui en fait le charme, c'est que l'héroïne aime Henri malgré sa faute et qu'elle se sent aimée ; les remords du jeune homme, mêlés au désir de se justifier un peu — car Juliane est en réalité plus coupable que lui; — son désir de conserver l'estime de celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer; puis la tendresse de Mlle de la Prise, qui perce sous la pudique réserve de sa parole, — tout cela est peint avec les plus exquises nuances. Lorsque Henri est brusquement rappelé dans son pays, Mlle de la Prise lui promet de s'occuper de Juliane et de pourvoir à tout de la part du jeune homme. Là s'arrête l'histoire, que l'imagination du lecteur est libre de poursuivre à son gré; il y a des romans qu'on n'achève bien qu'en ne les dénouant pas.
La vie neuchâteloise, qui sert de cadre à cette aventure de cœur, a inspiré à Mme de Charrière quelques-unes de ses pages les plus piquantes : tour à tour elle décrit avec une verve malicieuse un concert, un bal de société, un grand dîner, les vendanges, une veillée dans l'intérieur d'une famille bourgeoise, et croque au passage quelques types d'originaux. La liberté qui règne entre jeunes gens des deux sexes lui
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fournit des situations heureuses, qu'elle traite d'une main délicate et légère.
Les Neuchâtelois accueillirent fort mal le petit livre, où chacun prétendait se reconnaître : « Cela devait être, et je n'y avais pas pensé, disait l'auteur.
Quand on peint de fantaisie, mais avec vérité, un troupeau de moutons, chaque mouton y trouve son portrait. » Heureusement, il y eut un homme d'esprit pour prendre la défense des Lettres. C'était le pasteur Chaillet, rédacteur du Journal helvétique, grand ami de l'auteur. Humilié de la ridicule colère de ses compatriotes, il écrivit un article étincelant, où on lit entre autres ceci :
« J'aime l'idée de faire des Lettres neuchâteloises, je veux dire de fixer le lieu de la scène, d'y approprier si bien tout ce qu'on dit que l'on se reconnaisse à chaque page. Elle est très heureuse et même féconde cette idée ; je voudrais l'avoir eue, j'en suis jaloux. Parlons de la méchanceté des Lettres neuchâteloises.
De leur méchanceté !. Eh ! c'est une critique bienveillante, qui ne tombe que sur des choses légères. On y dit, il est vrai, que nous n'avons pas trop de lumières, que nous ne connaissons guère les grandes passions. Mais, par hasard, y prétendrionsnous ?. On rit un peu de notre train de vendange, de nos conversations sur la vente, de ce que le même nom est commun à un conseiller d'Etat et à un pâtissier : on en rit, mais sans humeur, sans âcreté, sans aigreur. Pourquoi cela nous fàche-t-il ? Quel tort cela nous fait-il ?.
« Quand on a de l'esprit, de la vivacité, de la franchise, de la gaîté, et je ne sais quel courage ; quand avec cela on se sent bien disposé à l'égard de ceux dont on parle, on croit pouvoir se laisser aller à dire tout ce qu'on pense. On se trompe ; avec ce caractère, on passera presque toujours pour méchant. Aussi, quand on me dit que quelqu'un est méchant, je n'en crois rien pour l'ordinaire, et cela me donne plutôt bonne opinion de son esprit, de l'énergie et de la vérité de son caractère, que mauvaise opinion de son cœur.
« Un petit conte pour finir. J'ai lu quelque part qu'un Anglais ayant écrit sur le gouvernement du Danemark, l'ambassadeur danois reçut ordre de demander que l'indiscret écrivain lui
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fût livré : « Je n'ai pas ce pouvoir, répondit Georges II, mais je « vous promets de dire cela à l'auteur : il pourra faire usage de ce « trait dans une seconde édition. » Mes chers compatriotes ! ne nous mettons pas en colère à la danoise. »
Quelques lecteurs qui pensaient comme Chaillet se groupèrent autour de l'auteur des Lettres et formèrent un petit cercle d'élite, qu'elle se plut à instruire et à former. Mais elle jugea sage de mettre pour un temps quelque espace entre elle et les Neuchâtelois, et après avoir publié les Lettres de Lausanne, elle partit pour Paris avec M. de Charrière. Sainte-Beuve, qui ignorait ce voyage, s'est demandé si elle avait jamais vu Paris : « Peu importe, dit-il, puisqu'elle en était. » Elle y fut pour la seconde fois en 1786, fréquenta le salon de Mme Necker, y rencontra Thomas, Suard, Chamfort, Raynal, tout ce monde académique et encyclopédique au sein duquel a grandi Mme de Staël. A l'hôtel même où elle était descendue, elle fit la connaissance d'un grand jeune homme blond appelé Benjamin Constant.
Ses airs de gamin désabusé excitèrent l'intérêt de Mme de Charrière qui, à son tour, le charma par l'originale vivacité et le détachement de son esprit.
Au lieu de regagner la maison paternelle où il est attendu, Benjamin s'enfuit en Angleterre, y mène pendant quelque temps une vie errante, écrivant à chaque étape à son amie de Colombier des lettres tantôt désespérées, tantôt bouffonnes, où se peint l'âme déséquilibrée d'un adolescent qui ne croit à rien, surtout pas à lui-même. Offensés de son équipée, ses parents l'envoyèrent à Brunswick pour y occuper un poste de gentilhomme auprès du grand-duc. Avant son départ, Benjamin voulut revoir son amie de Colombier; il y arriva, « pauvre pigeon blessé, » un soir d'octobre 1787, et y passa deux mois. Il méditait déjà alors son grand ouvrage sur la Religion et en ébauchait des chapitres sur des cartes à jouer. Cette sai-
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son de Colombier, temps de repos, de lectures, de causeries aimables avec ses hôtes, de discussions animées avec le pasteur Chaillet, cette heureuse saison laissa à Benjamin un ineffaçable souvenir; il écrivait à l'amie qu'il venait de quitter : « A celle qui a créé Gcdiste, et qui lui ressemble, à la plus spirituelle et pourtant à la plus simple et à la plus sensible des femmes, à la plus tendre, à la plus vraie, à la plus constante des amies, salut et bonheur !. C'est vous qui m'avez rendu le courage. Vous m'avez fait connaître les deux plus doux sentiments du cœur humain, la reconnaissance et l'amitié. Vous avez repeuplé de désirs et d'espérances un monde qui depuis longtemps n'était pour moi qu'un désert. Tant que vous vivrez, tant que je vivrai, je me dirai toujours : Il y a un Colombier dans le monde ! » N
Benjamin épousa une jeune personne attachée à la cour de Brunswick; on sait qu'un divorce mit fin bientôt à cette déplorable union. L'époux délivré se réfugia auprès de Mme de Charrière, et fit à Colombier plusieurs séjours jusqu'au moment où il rencontra Mme de Staël. La femme de vingt-neuf ans devait l'emporter sur celle pour qui la cinquantaine avait déjà sonné. Une influence plus jeune et plus puissante allait s'emparer de cet esprit flottant, malade, et lui donner un instant l'illusion d'une foi qu'il n'avait plus, d'une jeunesse qu'il n'avait jamais eue.
Mme de Staël et Mme de Charrière se connaissaient depuis le séjour que la seconde avait fait à Paris en 1786; leurs aimables relations continuèrent lorsque M. Necker revint en Suisse en 1792. « C'est en Hollande, à ce que je crois, qu'on apprend le mieux notre langue,» écrivait Mme de Staël à l'auteur de Caliste.
«Vous êtes bonne comme la vraie supériorité,» lui disait-elle encore. Mme de Charrière était moins expansive; en réalité, elle n'avait pas de sympathie pour «l'ambassadrice)); elle admirait comme tout le
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monde sa merveilleuse parole : « Je ne me souviens pas d'avoir entendu parler aussi bien. » — mais elle trouvait le style de ses premiers ouvrages emphatique et plein de pathos : « Je voudrais voir Bossuet et Fénelon lire cela!. Je lui pardonne d'être de son siècle, mais je ne puis m'en mettre; je déteste cette affectation. »
Corinne avait le mystérieux attrait du génie : Constant n'y résista pas, et quand il reparut à Colombier, il n'était plus le Benjamin d'autrefois : «Je le trouve très changé, écrit son ancienne amie. Sa carrière moitié politique, moitié amoureuse, n'est plus en possession de m'intéresser. Nous n'avons ri ensemble de rien, sinon de nous-mêmes, ou plutôt l'un de l'autre. D'ailleurs les Necker, les Staël, étaient d'autant d'arches saintes auxquelles il ne fallait pas toucher. C'est dommage pour moi que cette rupture !
Pour lui, qui est plus jeune et qui a besoin sans doute de mouvement et de variété, il peut mettre beaucoup de choses à la place, et Mme de Staël, remplie d'esprit et de desseins, liée ou en différend avec la terre entière, lui vaut beaucoup mieux que moi. »
Constant, de plus en plus sous le charme, a la cruauté d'adresser à Mme de Charrière l'éloge enthousiaste de sa nouvelle amie : « C'est la seconde femme que j'ai trouvée qui m'aurait pu tenir lieu de tout l'univers. Vous savez quelle a été la première. Enfin, c'est un être à part, un être supérieur, tel qu'il s'en rencontre peut-être un par siècle. »
L'esprit ne suffit pas à tout: lvlille de Charrière ne sut pas cacher son dépit, et laissa dès lors éclater en toute occurrence son aversion pour Mme de Staël et les siens. Mais avec quelle verve incisive ! A propos d'une brochure de Mme Necker, elle s'écrie — non sans justesse : « Ils ont tellement monopolisé l'amphigouri dans cette famille, que je suis surprise qu'on en trouve encore chez d'autres. Mais ces autres ne sont que de petits marchands détaillants; ils ont, eux, les
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fabriques et les magasins. » — Et lorsque enfin Benjamin Constant est emporté dans l'orbite de l'astre nouveau : « Elle est partie, et son sigisbée aussi. Je souhaite qu'aucun mal n'arrive à aucun des cheveux dorés de l'un, à aucun des crins noirâtres de l'autre: mais quelques petites humiliations pour la célèbre fille de M. Necker ne me déplairaient pas. »
Si Mllie de Charrière avait pu lire, dans le journal intime de Benjamin Constant, le récit des jours orageux de Coppet, elle se fût trouvée suffisamment vengée.
L'auteur d'Adolphe s'est souvenu, dans ce petit roman, de son amie de Colombier; on la reconnaît dans cette femme « dont l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien, » qui n'avait « que son esprit pour toute ressource et analysait tout avec son esprit. » — Faut-il admettre avec Sainte-Beuve que Mme de Charrière ait exercé sur Constant une influence fâcheuse et dessé- chante? — Certes, l'esprit très désabusé de cette femme pouvait n'être pas toujours bienfaisant; mais quand il la connut, Constant était un Chérubin déjà bien endommagé, et le scepticisme de son amie ne trouva pas grand'chose à ravager dans cette âme flétrie. L'eût-elle guéri croyante ? J'ose en douter, puisque le génie enthousiaste de Mille, de Staël n'y put réussir.
En apprenant la mort de Mille de Charrière, Constant écrivait à sa tante Mille de Nassau :
« Si, comme je pense, on se retrouve dans l'autre monde, Mme de Charrière est une des personnes que j'y chercherai avec le plus d'empressement. C'était une personne de l'esprit le plus étendu que j'aie jamais rencontré. Comme cet esprit allait toujours droit son chemin, il passait sur le ventre à bien des choses, mais il avait le grand mérite d'être exempt de toute affectation, d'exister pour lui-même et par lui-même, sans se dénaturer pour plaire aux
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spectateurs, de sorte qu'il y avait toujours au fond de la vérité et du naturel. Je mets le temps que j'ai passé avec elle parmi deux ou trois époques de ma vie que je regretterai toujours. »
Sainte-Beuve a curieusement noté le moment où Benjamin s'affranchit de l'influence de Colombier pour se livrer à celle de Coppet. Mme de Charrière représente le XVIIIme siècle, avec son esprit de scepticisme et d'analyse, avec sa vivacité piquante, avec son ironie enjouée et légère, avec la netteté de sa prose un peu sèche : elle incarne l'époque qui finit. Mme de Staël, c'est le XIXme siècle à son aurore, avec ses élans enthousiastes, sa chaleur d'âme, ses ambitions généreuses, avec son style moins précis, mais plus vibrant, avec son imagination retrempée dans les littératures étrangères; c'est la rêverie, c'est l'exotisme, c'est le romantisme, c'est tout ce que Mme de Charrière ne pouvait ni goûter, ni comprendre. A cette heure décisive de sa vie, Benjamin Constant, qui personnifie la génération jetée entre les deux siècles, rompit avec celle qui incarnait l'aimable esprit du passé, et se tourna, croyant y trouver le salut, vers le génie cordial et puissant de l'avenir.
Mme de Charrière avait à Neuchâtel quelques amis éprouvés, au premier rang desquels nous rencontrons DuPeyrou, son « aristarque sévère» et son plus fidèle correspondant : esprit juste, cœur généreux, parfait galant homme, avec qui Rousseau lui-même n'avait pas réussi à se brouiller. Mme de Charrière l'aida à rédiger les éclaircissements pour son édition des Confessions. Elle correspondait alors activement avec le baron de Chambrier d'Oleyres, ambassadeur de Prusse à Turin, membre de l'Académie de Berlin, auteur de mémoires historiques d'une sérieuse valeur. J'ai sous les yeux sa correspondance inédite avec Mme de Char-
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rière : celle-ci cherche à obtenir, par l'entremise du diplomate, les portraits de différents personnages de ; Turin que Rousseau nomme dans les Confessions, afin d'en orner cet ouvrage. Chambrier répond que ces personnages répugnent à voir leur image figurer dans les mémoires de leur ancien laquais : « J'ajouterai, dit-il malicieusement, qu'on ne lit ici les Confessions qu'en s'en confessant à son confesseur. » Un fait plus curieux : Mme de Charrière chargea l'ambassadeur de rechercher la trace de la malheureuse fille accusée jadis par Rousseau du vol du fameux ruban qu'il avait lui-même dérobé : DuPeyrou espérait pouvoir réparer tardivement les torts de Jean-Jacques envers la pauvre Marion; mais les actives recherches du baron de Chambrier demeurèrent sans succès.
César d'Ivernois, maire de Colombier, fut une des plus agréables relations de Mine de Charrière. Poète à la façon des Gresset et des Andrieux, d'Ivernois était un homme d'un caractère sûr et d'infiniment d'esprit.
Il avait un petit calepin, son Vade mecum, auquel il confiait ses pensées. J'y cueille cette boutade : « Parler, lire, penser,. trois choses que l'on n'enseigne point au collège de Neuchâtel.» Il dit encore : « Celui qui s'écoute parler n'entend qu'un sot. » Enfin, ce mot comique et profond : « L'espérance d'une meilleure vie ne garantit personne de la crainte de la mort; mais elle nous fait merveilleusement prendre notre parti de celle du prochain. » — Les petits poè- mes de d'Ivernois sont, ou peu s'en faut, notre première poésie vraiment indigène, neuchâteloise par l'inspiration, mais bien française par le ton ; à ce double point de vue il a subi l'influence directe de Mme de Charrière. On a souvent cité, et avec raison, le morceau que voici :
, Déjà novembre a prolongé les nuits,' Chaumont blanchit et l'hiver nous assiège ;
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Bientôt nos ceps, dépouillés de leurs fruits, Vont se courber sous des amas de neige.
Sortant enfin de son obscur cellier, De vendangeur devenu petit-maître, Chacun de nous au grand jour va paraître : De six à neuf on nous verra briller Dans ces grands thés que nous nommons soirées ; Cercles nombreux rassemblés par devoir, Où se rendront cent femmes bien parées, Pour se montrer, bien plus que pour se voir.
Le conte du Mari consolé est amusant et vif comme un conte de Gresset; la Promenade à TToëns renferme des vers d'un tour facile et piquant. Le poète excellait à rimer le madrigal, le rondeau, l'impromptu, et toutes ces gentillesses auxquelles nos grand'mères avaient le loisir de se délecter. Il fut l'incarnation neuchâteloise du XVIIIme siècle littéraire : le romantisme le trouva récalcitrant; il en était resté à Parny et ne fit grâce qu'au Lac de Lamartine, qu'il a copié dans son
Vade mecum, après des vers de Voiture, de Voltaire et d'autres poètes du temps passé.
La fille du pasteur de Colombier fut une des amies de la vieillesse de Mme de Charrière : Isabelle de Gélieu était née en 1779. Elle avait quinze à seize ans, elle était dans tout l'éclat de sa beauté, au moment où les émigrés, si nombreux dans notre pays, animaient la retraite de Colombier. Ce milieu élégant donna à Mlle de Gélieu des qualités brillantes, sans lui enlever rien du sérieux précoce de son esprit. Un capitaine de vaisseau âgé de cinquante ans, M. de Saint-Aulaire, s'éprit d'elle et demanda sa main sans succès. Puis un jeune Bâlois à qui elle enseignait le français prit feu à son tour, mais non sans crier gare : remarquant son trouble, elle lui dit : « Mais qu'avez-vous donc ? — Je prie le bon Dieu de me préserver de vous. — Et comment ? — J'ai promis à ma mère de ne pas devenir amoureux, et je sens, en vous voyant, que je ne puis m'en défendre. » — Isabelle finit par épouser un pas-
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teur du Jura bernois, M. Morel. Le souvenir du doyen Morel, de Corgémont, est demeuré en vénération dans.
la contrée, où il a déployé l'activité féconde de son esprit ouvert à toutes les idées utiles et généreuses.
Bien qu'il fût moins écrivain qu'homme d'action, il a publié en 1811 une bonne Histoire du ci-devant Evêché de Bâle. Les soins et les soucis d'une famille nombreuse n'empêchèrent pas Mme Morel de donner aux lettres une part de sa vie. On a d'elle une traduction en vers de plusieurs ballades de Schiller, et de gracieuses poésies fugitives; elle avait, avant son mariage, écrit en collaboration avec Mme de Charrière Nature et Art, imité. de miss Inchbald, et Louise et Albert, petit roman qui renferme quelques pages assez originales. Mme Morel de Gélieu, qui mourut en 1834, a laissé le souvenir d'une femme extrêmement distinguée par la culture étendue et solide de son esprit, par- ses vertus domestiques et l'élévation de son caractère.
Tout près de Colombier, dans le petit village de Bôle, vivait un couple étrange qu'y avait attiré le voisinage de Mme de Charrière. C'étaient Huber et sa femme. Raconterons-nous leur roman ? — Mme Huber était fille du célèbre philologue Heyne, de Gœttingue; elle avait épousé Georges Forster, l'ancien compagnon de Cook. Tandis qu'il défendait à Paris, comme député du nouveau département du Rhin, ses principes révolutionnaires, Mme Forster sa femme partit un beau jour avec un homme de lettres, Huber, fils du traducteur de Gessner. Ils errèrent de ville en ville.
Avant sa mort, Forster se réconcilia avec sa femme et la légua à Huber, qui l'épousa. Ces bonnes gens, très estimés à Colombier, travaillaient beaucoup, écrivaient sans relâche; ils ont traduit en allemand presque tous les ouvrages de Mme de Charrière, qui paraissaient simultanément dans les deux langues. Huber
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venait souvent avec sa femme, qui était fort distinguée, s'asseoir à la table de Colombier. Le pasteur Berthoud, de Bôle, se joignait à eux; cet homme peu.
rigide ne refusait pas de mettre au net, entre deux sermons, le manuscrit des Trois femmes, roman assez peu orthodoxe de Sa spirituelle voisine. Lorsque Huber quitta notre pays pour rentrer dans le sien, Mme de Charrière fit cette sage réflexion : « Je suis fâchée que Neuchâtel ne cherche point à le garder,, et j'en serais surprise si je ne savais pas que plus on aurait besoin de certaines gens, moins on les apprécie. On ne sent pas à.
Neuchâtel à quel point on est arriéré en fait d'instruction. Si j'étais quatre riches pères de Neuchâtel, je dirais : « Voilà quatre cents louis ; prenez nos quatre fils et faites-leur connaître la littérature française. »
Veut-on savoir comment elle s'y prenait elle-même pour cultiver son entourage ? La lettre que voici va nous le montrer :
« Chaque homme a sa pente ; chaque pays aussi. A Neuchâtel, on craint trop d'être plat. Cela empêche d'être simple. Il faut secouer tout cela. J'avais lu l'autre jour un très beau morceau de Buffon: Première vue de la nature. Mme Sandoz, votre cousine, était chez moi, ce fut elle qui lut haub. Je priai ensuite Mlle" L'Hardy de lire le commencement de Y Histoire universelle de Bossuet. Ces dames et M. d'Ivernois, notre maire, et Mlle de Gélieu et moi, nous admirâmes toutes dans Bossuet quelque chosede moins élaboré, de plus simple. On voit chez Buffon tout ce que la patience peut obtenir de l'esprit ; mais chez Bossuet on voit une facilité qui semble appartenir au génie. »
Pendant la Révolution, Mme de Charrière déploya.
une activité qui lui fait honneur. Ses origines républicaines et ses sympathies naturelles la rattachaient au parti libéral et nlodéré; aussi appele-t-elle André Chénier et ses confrères du Journal de Paris « les semeurs.
de la raison. » Elle écrit alors les six Lettres d'un évêque français à la nation, ingénieux pamphlet où elle
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touche à toutes les questions du jour avec une indépendance de pensée presque stupéfiante : elle devance même tous les écrivains d'alors en proclamant que le tiers-état n'est pas plus le peuple que la noblesse n'est la nation, et elle pressent, après l'avènement de la bourgeoisie, celui du prolétariat.
Mais bientôt le mouvement révolutionnaire gagne les montagnes neuchâteloises, où les exaltés, coiffés du bonnet rouge, plantent des arbres de liberté. Un matin, Mme de Charrière reçoit du conseiller d'Etat Godefroy Tribolet 1 une lettre où il la supplie d'écrire quelque chose pour calmer « ces fous prêts à s'entr'égorger. » Il est piquant de voir le gouvernement neuchâtelois recourir à la plume de Caliste pour rétablir l'ordre dans le pays ! Cette idée l'amusa, elle se mit à l'œuvre, et grâce à l'aide de M. de Charrière, qui copiait à mesure les feuilles « jusqu'à se donner la crampe aux doigts, » elle put deux jours après envoyer à l'imprimeur ses charmantes Lettres trouvées dans la neige: « La promptitude de cette petite expédition ne laisse pas de me plaire, » écrit la vaillante femme. Les Lettres raillaient gaîment ce peuple libre entre tous, et de vieille date, qui croyait découvrir la liberté: elles produisirent un heureux effet sur les montagnons : « Quant au gros des Neuchâtelois, dit l'auteur, elles étaient trop simples pour leur goût. »
Cette activité ne l'empêchait pas de prodiguer, avec DuPeyrou, son temps, ses soins, son argent aux émi- grés, de consoler la belle Julie de Trémauville, dont le fiancé Georges de Montmollin, officier aux Gardes suisses, venait d'être tué dans le massacre du 10 août ; de s'intéresser au prince de Montbarrey, ancien ministre, dont la femme « donnait l'exemple du chagrin et de l'aigreur, » et à vingt autres encore. Beaucoup
1) Auteur d'une estimable Histoire de Neuchâtel et Valangin, depuis t'avénement de ta maison de Prusse jusqu'en 1806.
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de ces émigrés excitaient par leur frivolité l'impatience de leur bienfaitrice, qui écrivait : « Ils détruisent la pitié, ou la font tomber sur leur sottise. On voit que cette noblesse n'est que vent, qu'elle n'est rien, qu'elle a passé, et que l'oubli a déjà commencé pour elle. »
Quelques-uns de ses protégés, qui s'étaient mis sérieusement au travail, celui-ci comme menuisier, celui-là comme imprimeur, la consolaient des déceptions que d'autres lui procuraient. Elle peignit ces deux sortes de Français dans une petite comédie, Y Emigré, où folâtre et divague un certain marquis d'Estourdillac, mais où, en revanche, M. de Vieux-Manoir, assistant à un bal que les émigrés embellissent de leur présence, refuse de danser en disant: «Ma mère est en prison. » — C'est le mot final de la pièce, qu'à Neuchâtel on trouva « trop démocrate. »
La mort de DuPeyrou, frappé d'apoplexie en 1794 au milieu d'un dîner qu'il offrait aux émigrés, fut un deuil profond pour son amie. Toujours plus confinée dans sa retraite, elle partagea la fin de sa vie entre.
ses occupations favorites, écrivant de fins romans, entretenant avec quelques fidèles amis la correspondance la plus active, composant la musique et les paroles de ses opéras : Zadig, Polyphème, les Phéniciennes, sous la direction du maestro Zingarelli, apprenant à lire aux enfants pauvres du village, conseillant les bonnes femmes, prêtant des livres, faisant du bien de mille manières autour d'elle, sans oublier ces « coquins d'oiseaux » qui venaient chaque matin chercher leur pâture sur sa fenêtre. Cette femme, qui ne se piquait pas de christianisme, avait compris que le meilleur moyen d'oublier ses propres tristesses, c'est de gendre soin des maux d'autrui. Elle était bonne, de la bonté des gens d'esprit, — bonté ingénieuse, délicatement prévenante, qui, en devinant les souffrances, épargne l'amertume de l'aveu. ,
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Et maintenant, la voici vieille et malade auprès d'un mari vieux et sourd ; aucun enfant n'est venu égayer leur solitude; elle mesure le néant d'une vie qui a passé comme un rêve. Vers la fin de 1805, son état s'aggrava : « Mon Dieu, redisait-elle souvent, donne-moi de croire ! » Elle expira le 27 décembre.
« Son mari, dit Sainte-Beuve, lui survécut : c'est ce que j'en ai su de plus vif. » — Le mot est joli, mais injuste; M. de Charrière était un parfait gentilhomme, très libéral pour son temps, très instruit, très éclairé, d'une conversation intéressante et d'une société en somme agréable. Il mourut à Colombier en 1808.
Des nombreux ouvrages de Mille de Charrière, deux seulement ont surnagé : les Lettres neuchâteloises et les Lettres de Lausanne suivies de Caliste. Ce dernier a même été réimprimé dans la bibliothèque des chemins de fer. Il appartient au genre exquis, au groupe des petits chefs-d'œuvre; s'il n'existait pas, il manquerait une perle à l'écrin de la littérature française.
La première partie se passe à Lausanne : Cécile est une jeune Vaudoise que sa mère a élevée avec des soins intelligents. Qui épousera-t-elle ? Son cousin le jeune ministre? Ou le fils du bailli bernois?. Cécile a une préférence pour un troisième prétendant, un petit milord en passage, qui semble naïvement épris, mais qui ne se déclare pas. L'innocente coquetterie des deux jeunes gens, les anxiétés de la mère, sont analysées avec une finesse, décrites avec une grâce qui suffisent à rendre charmante cette histoire sans péripéties. Le petit milord va quitter Lausanne avant d'avoir parlé ; il est accompagné d'un parent qui lui sert de mentor, homme distingué et triste, sur qui plane un mystère. Ce personnage fait un jour sa confession à la mère de Cécile: c'est la seconde partie, l'histoire de Caliste, qui se passe en Angleterre.
Caliste encore enfant avait été vouée au théâtre par ".-..�
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sa mère, femme dépravée qui a vendu sa fille à un homme considérable. A la mort de ce dernier, Caliste sent toute l'horreur de sa situation, et pour comble de malheur elle aime de l'amour le plus désintéressé le jeune Edouard. C'est, on le devine, celui-là même qui raconte l'histoire. Le père d'Edouard ne sait de Caliste que son triste passé; sa douceur, son repentir, sa distinction native, la dignité de son attitude, rien ne peut lléchir cet homme aveuglément soumis aux convenances sociales. Edouard aime irrévocablement Caliste, mais il est faible, sans énergie : il se laisse marier à une veuve qui a jeté sur lui son dévolu. La pauvre héroïne finit par épouser un honnête homme qui l'aimait sans espoir.
Peu de temps après, elle rencontre Edouard: leur dernier entretien est un chaste adieu. Pendant son séjour à Lausanne, Edouard apprend la mort de Caliste.
Il reçoit cette nouvelle au moment même où le jeune milord confié à ses soins hésite à déclarer son amour à Cécile, c'est-à-dire au moment où, faute de résolution, il va briser un cœur et commettre la même faute que son mentor. Vous sentez le lien délicat qui unit les deux histoires.
Sainte-Beuve appelle Caliste une esquisse ingénue de Corinne. Les analogies, en effet, sont frappantes.
Mme de Staël avait relu souvent le petit roman de Mme de Charrière, à qui elle écrivait pendant la Terreur : « Mon Dieu, que je voudrais n'avoir pas lu Caliste dix fois ! J'aurais devant moi une heure sûre de suspension de toutes mes peines.» Caliste est la peinture -\
douloureuse du bonheur sacrifié aux exigences de 1 l'opinion. Ce qui donne à la physionomie de l'héroïne son originalité et son attrait, c'est qu'elle se juge sévèrement elle-même, qu'elle.ne se pose point en victime du préjugé, en grande âme méconnue par une société hypocrite. Elle sent profondément le prix de la bonne
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renommée pour une femme ; et lorsque, à la fin de sa vie, elle s'est vouée à la bienfaisance, elle met de la pudeur jusque dans sa charité: « Les Madeleines pécheresses elles-mêmes, écrit-elle, ne devraient faire du bien qu'à petit bruit; autrement elles ont l'air d'acheter du monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences. »
Les Lettres de Lausanne contiennent une peinture très agréable et fidèle de la société vaudoise que nous connaissons, de ce monde exotique et changeant des bords du Léman. Cécile est bien une de ces jeunes filles vives, rieuses et sages que Gibbon rencontrait dans la Société du Printemps. On se fâcha à Lausanne, comme à Neuchâtel : on n'admettait pas encore, en ce temps-là, qu'un romancier cherchât des modèles parmi nous : Mille de Montolieu s'en gardait bien. Il parut un pamphlet contre Mme- de Charrière, où on l'accusait d'être « tout à fait populaire» avec sa femme de chambre (elle était très bonne et familière avec ses gens) ; — on critiquait même son style, dont Sainte-Beuve a dit : « C'est du meilleur français, du français de Versailles. »
On n'accueillit pas mieux le Mari sentimental et les Lettres de mistriss Henley, deux histoires qui se font pendant. Un brave homme épouse à quarante ans — l'âge où les habitudes sont prises — une femme très bonne par intention, mais qui s'empresse de tout réformer chez lui, de vendre son cheval et ses vieux meubles, de tuer son chien, de renvoyer son vieux domestique. Exaspéré par mille piqûres, l'infortuné mari finit par se tuer de désespoir. Voilà le premier roman; en voici la contre-partie : Mistriss Henley est une âme délicate, impressionnable, unie à un homme froid, sensé, d'une vertu ennuyeuse: elle n'a rien à lui reprocher, mais elle est malheureuse parce qu'elle est incomprise.
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L'idéal du mariage, a remarqué Sainte-Beuve, sort passablement compromis de ce double roman. Mais ce n'est pas là ce qu'on y trouva de répréhensible: on sut mauvais gré à l'auteur de l'art avec lequel elle avait peint la société vaudoise; on ne remarqua point certaines pages fortes et hardies sur la condition économique du paysan vaudois1; on ne se préoccupa que de reconnaître des personnages réels sous la fiction du romancier. Une dame Caillat, née de Chapeaurouge, d'Aubonne, dont le mari s'était suicidé, eut la naïveté de se plaindre d'avoir été mise en scène : elle publia une déclaration de son notaire et du bailli attestant qu'elle n'avait vendu aucun cheval, tué aucun chien, renvoyé aucun domestique. Quant à l'histoire de la femme martyrisée par son mari, Gaullieur nous apprend qu'elle ne suscita aucune réclamation, sans doute parce que les maris vertueux qui rendent leurs femmes malheureuses sont plus rares dans le monde réel que les femmes irréprochables qui tuent leurs maris à coups d'épingle.
On voit quelle était alors, dans nos petites villes, la situation d'un auteur qui essayait d'écrire des romans indigènes, de peindre le pays qu'il avait sous les yeux. Le mérite de Mme de Charrière est d'avoir, à ses risques et périls, frayé la voie nouvelle où tant de nos écrivains l'ont suivie. Sainte-Beuve fait cas du petit roman des Trois Femmes, qui roule sur une donnée originale. Où est le devoir absolu ? La vertu n'est-elle pas relative ? Telles sont les grosses questions que soulève ce récit. L'essentiel, aux yeux de l'auteur, est d'avoir dans l'âme un point fixe, la notion d'un devoir quelconque: « Il suffit pour estimer quelqu'un, que quelque chose lui paraisse être bien, quelque chose être mal. »
Je ne parle pas des autres romans de Mme de Char-
1) VoiirVerdeil, Histoire dtt canton de Vaud, III, p. 304 et suiv.
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rière: une grande partie de son œuvre est oubliée, mais elle se laisse relire, car elle n'a point vieilli, grâce à cette qualité qui préserve les livres de la vieillesse : le naturel du style. Quels sont les romans des siècles passés qui ont survécu? La Princesse de Clèves, Gil Blas, Manon Lescaut, c'est-à-dire des livres exempts de toute recherche, de toute manière; la manière peut plaire aujourd'hui;. demain le goût change et le livre est mort. Ces trois romans étaient ceux qu'aimait entre tous Mme de Charrière ; Caliste et les Lettres neuchâteloises sont dignes de prendre place sur le même rayon.
Comparez-les aux romans sentimentaux et déclamatoires de l'époque, à ceux de Mme de Montolieu ou de Mme Cottin; comparez-les même, si vous voulez, à la Nouvelle Héloïse: un des mérites de Mme de Charrière est de n'avoir pas subi l'influence de ce dangereux modèle, d'avoir résisté au goût de l'emphase qui régnait alors, d'être restée elle-même, simple, naturelle.
Et puis ses romans sont pleins de pensée : qu'importe au lecteur délicat que l'intrigue en soit inconsistante, souvent presque nulle ? Il y a toujours profit à les lire, parce qu'elle écrit pour se soulager de ses idées et qu'elle en a de très neuves. Elle est moins auteur que penseur, et lVlmè Necker de Saussure a pu dire : « Les plus médiocres de ses romans m'ont laissé l'idée d'une femme qui sent et qui pense. » Et Mme de Staël lui écrivait : « Je crois que vos ouvrages se varient encore à la dixième lecture. » Dans tous, on retrouve son esprit net et hardi, fécond en vues personnelles sur les sujets les plus divers; elle touche à tout avec grâce, sans appuyer, mais avec la sûreté d'un esprit supérieur.
Elle a exposé sa rhétorique dans une lettre — inédite comme la plupart de celles que j'ai citées — que je dédie aux écrivains de la Suisse française :
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« Depuis la Révolution, je n'ai plus reconnu de public français qui dût nous en imposer sur le style et la langue, et déjà auparavant j'ai pensé que nous autres étrangers nous ne devions pas fléchir humblement devant un tribunal en quelque sorte imaginaire ou composé de gens qui n'ont aucun titre que nous ne puissions prendre aussi bien qu'eux. Quand je fis réimprimer à Paris les Lettres écrites de Lausanne, un journal français avait relevé l'expression : se dégonfler, comme étant suisse et non française. Je ne la changeai pas, et le journaliste put la retrouver dès les premières lignes du livre. J'ai lu, il n'y a pas longtemps, des lettres encore manuscrites de Rousseau et de M. DuPeyrou. Celui-ci consultant l'autre sur une expression : « Sachez ce que vous « voulez dire, répond Rousseau, puis dites-le clairement sans « vous embarrasser d'autre chose. »
« M. de Salgas me disait un jour qu'à Genève une société de gens de lettres avait été souvent arrêtée et empêchée de rien publier par des doutes sur un mot dont on ne savait pas bien s'il était français. Cela me fit rire un peu dédaigneusement, ce qui fâcha presque M. de Saïgas. Il me demanda ce qui se passait dans mon esprit : « Je pense, lui dis-je, que le public n'a pas à « regretter la privation de ce que ces messieurs lui auraient « donné. On n'a que des idées peu lumineuses, peu intéressantes, « l'auteur a peu de feu, peu de zèle, quand la peur de blesser « l'Académie française l'intimide à ce point-là. »
Dans une autre lettre, Mme de Charrière a résumé d'un mot ses vues sur l'art d'écrire : « Ayez des idées nettes et des expressions simples. » — Aujourd'hui, il y a une école qui prêche l'inverse : « Ayez des sensations vagues et des expressions compliquées. »
n
Le 16 mars 1769, un jeune étudiant s'embarquait à Neuchâtel pour Morat, afin d'y prendre le coche pour Genève. Il s'appelait Henri-David Chaillet : ses compatriotes d'aujourd'hui le désignent sous ce nom : le grand Chaillet. L'épithète paraîtra bien ambitieuse,
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mais celui à qui elle fut décernée eut vraiment un coin de grandeur. Loin des centres où se forment les courants d'opinion, où se rendent les arrêts du goût, il montra une sûreté de jugement, une liberté, une supériorité de critique dont j'espère fournir quelques preuves remarquables.
Né à Neuchâtel en 1751, il fit ses études de théologie à Genève, où il eut pour camarade et pour intime ami Pierre Prévost, plus tard célèbre par ses travaux littéraires et scientifiques. Le journal d'étudiant de Chaillet, encore inédit, renferme une foule d'observations curieuses et sur lui-même et sur son entourage dans la Genève d'alors. Son caractère original, fait de droiture, de brusquerie, de sévérité stoïcienne, se trahit à chaque page de cette confession. On y voit aussi de quelles fortes lectures le jeune « proposant » nourrissait son esprit. En ce temps-là, les étudiants lisaient leurs classiques, et même les relisaient, ce qui est la seule manière de les lire. Il recherche, comme nous l'avons vu li la société de Charles Bonnet, se plait aux sermons de Jacob Vernes et de Romilly, aux cours de Maurice et de Jacob Vernet. Il prend surtout l'habitude de penser fortement et par lui-même, de concentrer son esprit, avec une attention intense, sur l'objet qu'il étudie.
Au moment où il revint, en 1772, à Neuchâtel pour y recevoir la consécration, il y avait grande rumeur dans la petite ville. Voici à quel propos (le fait intéresse notre histoire littéraire). Un pasteur de beaucoup de talent, Jean-Elie Bertrand, avait fondé avec son beau-père le banneret Osterwald, parent de Chaillet, la Société typographique. Deux autres sociétés analogues s'étaient constituées à Berne et à Lausanne et étaient en rapports d'intérêt avec celle de Neuchâtel.
C'est de cette ville que sortirent alors tant d'ouvrages
1) Chap. VII, p. 292.
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hardis qu'on n'osait pas imprimer en France. La Société eut une part considérable à l'entreprise de l'Encyclopédie (édition in-4o). Nous avons vu Neuchâtel tenir un rang important comme place d'imprimerie de la Réforme; elle joua un rôle non moins actif, mais bien différent, dans la propagande philosophique de la fin du XVIIIme siècle. Malheureusement, les papiers de la Société typographique ont été détruits : livres de comptes, correspondance, tout a disparu, englouti par la fabrique de papier de Serrières. C'est une perte irréparable, car les archives de l'imprimerie neuchâteloise devaient contenir une foule de lettres signées Diderot, d'Holbach, d'Alembert, Raynal, Helvetius, Sébastien Mercier, lettres qui suffiraient à établir que bon nombre d'ouvrages datés de Londres ou d'Amsterdam sont sortis de l'officine dont le pasteur Bertrand était l'un des propriétaires.
Tel est le cas, entre autres, du Système de la nature du baron d'Holbach, qui parut en 1771 (non pas à Londres, comme l'indique le titre, mais à Neuchâtel) sous le nom de Mirabaud. On conçoit que la Classe des pasteurs et les magistrats ne vissent pas de bon œil l'activité de la Société typographique. La publication du livre d'Holbach excita à Neuchâtel une indignation très vive : le ministre Bertrand et son beau-père furent destitués par leurs corps respectifs, la Classe et la Bourgeoisie, le livre impie fut brûlé publiquement par la main du bourreau, et Bertrand ne fut réhabilité, quatre ans plus tard, qu'après avoir fait amende honorable devant ses collègues et prêché un sermon dans lequel il confessa son erreur.
Chaillet arrivait à Neuchâtel au plus fort de l'orage, et son journal nous en apporte quelques échos. Par instinct, autant que par raison de parenté, il se met du côté de Bertrand et le défend du reproche d'athéisme qui courait de bouche en bouche : « Tous ceux à qui
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j'en entendis parler braillaient comme des bêtes; et ma mère, et ma tante la châtelaine, et M. G., et Mlle C., et le régent, tous ces saints criaient à pleine tête et déraisonnaient à l'envi. »
Bertrand dirigeait le Mercure suisse ou Journal helvétique : ce fut là l'origine des relations de Chaillet avec cette publication un peu anémique, à laquelle il allait donner un regain de vie et de succès et qu'il eut le droit d'appeler mon journal. Il y collabora dès son retour à Neuchâtel. 'Nommé pasteur-suffragant à Colombier, il occupa ce poste pendant douze ans. A cette époque se rattachent son activité littéraire et ses relations avec Mme de Charrière. Bertrand étant mort en 1779, le Journal subit une éclipse de quelques mois, puis reparut la même année sous la direction du jeune pasteur, qui, de son propre aveu, était « beaucoup plus littérateur que théologien. » Nous avons vu ce que J.-J. Rousseau pensait du vieux Mercure fondé par Bourguet : il n'a pas été trop sévère pour cette revue agonisante, nourrie d'énigmes et de madrigaux où l'esprit du cru s'ébattait avec une lourdeur prétentieuse. On est frappé surtout du caractère d'imitation servile et de convention qui distingue — ou plutôt ne distingue pas — les poésies insérées dans le Mercure : l'inspiration absente est remplacée par l'acceptation d'un type importé de France, la couleur locale par une banale rhétorique superstitieusement respectée. Rien d'indigène dans ces vers, rien qui trahisse un sentiment personnel, une vue directe de la nature, une émotion vécue. On rencontre dans un des volumes de cette collection un récit de voyage dans le pays de Vaud, où l'auteur — un Vaudois ! — n'a pas osé nommer une seule fois par leur nom les lieux qu'il visite. La vue des belles forêts n'a d'autre effet que de lui rappeler
Ces ifs dont le ciseau fait cent objets divers.
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Puis il ajoute cette réflexion qui nous parait inouïe, en face des sapins du Jura: « Un peu d'imagination nous représentait tous ces arbres tels qu'un jardinier sait les former. Il n'y manquait qu'un peu de façon et d'arrangement pour en faire des berceaux ou des voûtes majestueuses. » Le génie national avait à revenir de loin ! Après quoi, il est juste d'ajouter que les autres journaux du XVITIme siècle n'étaient pas sensiblement supérieurs au nôtre et que plusieurs des observations qui précèdent peuvent s'appliquer à la plupart des grands périodiques du temps, aux journaux de Hollande, au journal de Trévoux, etc.
Le meilleur poète neuchâtelois était à ce moment Garcin, qui jouit de quelque renom sur nos rivages.
Sa chanson du Guet de Nyon est la plus agréable et la plus vive de ses œuvres badines. Ancien pasteur, il s'était retiré à Cottens, près de Nyon, où Chaillet le vit à son retour de Genève : « J'entrevis M. Garcin, qui avait une fois brillé comme un feu-follet d'un éclat assez pâle et sans chaleur, et qui faisait à Nyon le damoiseau. » 1 La critique, dans le Mercure, ne valait guère mieux que les vers : elle se bornait à des analyses - ou extraits, comme on disait alors — des ouvrages nouveaux. Et pourtant, cette pauvre revue, grâce à quelques années assez brillantes, avait conquis en Suisse et à l'étranger une certaine notoriété. Mais elle était en train de la perdre quand Chaillet assuma le fardeau de l'entreprise.
J'ai eu sous les yeux son exemplaire du journal, annoté de sa microscopique écriture. Le Nouveau journal helvétique formait chaque mois un cahier de cent vingt-huit pages, divisé en trois parties : Annales littéraires, Pièces fugitives, Annales politiques. J'y ai rencontré une pièce de vers que la rédaction avait fait suivre de cette note : « J'ai promis de l'indulgence
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pour les Fugitives. En voici la mesure. Tout ce qui ne sera pas moindre que cette pièce sera admis. Or elle n'est que médiocre. Son auteur ne s'offensera, pas que je le dise. » Une note manuscrite glissée en marge nous apprend que cet auteur inconnu n'est autre. que Chaillet lui-même.
Avec son naïf courage et sa franchise bourrue, il résolut de mettre bon ordre à la fâcheuse manie des petits vers, et il inséra un jour l'avis suivant : « A des d:t.mes qui m'ont envoyé des vers. Vos vers sont mauvais. Puisque l'occasion s'en présente, que je dise un mot de nos pitoyables et impitoyables versificateurs suisses, et que je les dégoûte, s'il se peut, d'inonder mon pauvre journal de leurs vers.
Quand il s'agit de juger les vers d'une femme, nous ne sommes plus connaisseurs, nous autres hommes : nous prenons trop aisément une grâce pour une muse. En général, je conseillerais fort aux femmes de ne pas faire des vers : cela ne leur réussit pas ; il vaut beaucoup mieux que nous en fassions pour elles. »
On voit que Chaillet possédait la plus honorable, sinon la plus commune des qualités du journaliste : la sincérité. Il s'applaudissait d'écrire loin de Paris, en pleine indépendance, et il en profitait : « Notre Suisse, disait-il en ce sens, n'est-elle pas faite pour produire de bons journaux1 ? » Chaillet s'était adjoint d'ailleurs des collaborateurs étrangers : Grimod de la Reynière, jeune avocat, futur auteur de l'Almanach des gourmands, était chargé de la chronique des théâtres de Paris. Mais ce fut surtout la plume de Chaillet qui valut au Journal une seconde jeunesse : on lui doit des articles excellents sur Y Heptaméron de Marguerite de Navarre, sur Gil Blas, sur Boileau. Il raille, avec une vivacité piquante et bien française, la morale du Théâtre des jeunes personnes, de Mme de Genlis, et s'élève avec verdeur contre la littérature prêcheuse :
1) On se rappelle que Sainte-Beuve était heureux de pouvoir, dans la Revue suisse, dire toute sa pensée, sans acception de personnes.
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« Peignez seulement l'homme tel qu'il est: vos peintures seront morales sans que vous y ayez pensé.
Voulez-vous donc faire déserter les théâtres comme les temples ! » Le mot est certes inattendu sous la plume d'un homme d'Eglise. Berquin et ses enfants « si bien sifflés » ne s'en tirent pas à meilleur compte. Mais la perspicacité du critique éclate surtout dans ses arti-
cles sur Delille, alors universellement admiré : « Il veut tout dire avec esprit, observe finement Chaillet.
Cela est trop ingénieux: c'est du Fontenelle et non pas du Virgile. Ne serait-ce point là ce qu'on appelle du style précieux ? » Cette opinion n'était guère que la sienne en 1782.
Un jugement non moins remarquable est celui qu'il porte sur Voltaire : il s'applaudit pour la religion que l'auteur de Candide ait existé, parce que désormais chacun devra prendre nettement position et qu'il ne restera dans l'Eglise que les chrétiens décidés : « Ce serait une espèce de régénération. » Mais nous admirons plus encore la série d'articles qu'il publia sur Shakespeare: nulle part il n'eut le coup d'œil plus sûr ni plus hardi; juger alors le grand dramaturge comme il l'a fait, c'était presque un trait de génie. Précisément parce qu'il vivait loin du monde des lettres, plus près de la nature, plus près du vrai, il étudia la fameuse traduction de Le Tourneur avec une complète absence de parti pris d'école, se laissa conquérir et comme terrasser par le sombre et profond génie du poète anglais. Dès le premier mot, il se campe sur le vrai terrain :
« Mettons de côté Aristote, Horace. Ne parlons pas de goût non plus : ne voyons ici qu'un génie abandonné à soi-même.
Jugeons ses pièces uniquement d'après la nature. Elève de la
nature, c'est dans son sein fécond qu'il a puisé tous ses caractères. Aussi manquent-ils souvent de cette dignité tragique que la nature ne leur donne point, dont nos auteurs n'osent s'écarter,
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et qui rend nos tragédies si monotones. ])ans le poète anglais, un roi ne ressemble point à un autre roi, un amant à un autre amant, une femme à une autre femme et un scélérat à un autre scélérat. Vous retrouvez en lui toute la variété, tonte la richesse de la nature, parce qu'il la peint sans gène, dans sa simplicité, dans sa vérité, diraI-je dans sa nudité ?. Voilà le grand mérite de Shakespeare, et en cela il n'a point d'égal.
« Que faut-il être pour trouver-Shakespeare insupportable ?
« Que penserde celui qmM lit avec indifférence ?
« Que seront ses admirateurs ?
« Voilà trois questiçms que je propose ; elles seront faciles à répondre. »
Quel autre critique d'alors a ainsi devancé son temps ? On objectera peut-être que Chaillet admirait aussi Rétif de la Bretonne : ce « Rousseau du ruisseau, » pour qui Mme de Staël et Fontanes ont eu des éloges, avait une certaine fougue naturelle, une sincérité brutale qui devait séduire un esprit tel que Chaillet. Il aimait, dans certaines œuvres de Rétif, la peinture énergique et vraie d'un siècle corrompu. J'aime à mon tour chez le critique la vivacité et Findépendance de ses admirations.
Il eut l'honneur de saluer, avec une grande spontanéité d'enthousiasme, les Voyages dans les Alpes, de Saussure; il vengea Bonnet des attaques du Mercure.
de France ; mais, disait-il, « c'est bien moins pour sa défense que j'ai pris la plume que pour celle de la vérité.» Il encouragea plusieurs de nos jeunes écrivains, et l'un des premiers, discerna le talent de Philippe Bridel: « De pareils vers ne se pardonnent jam'ais,.» avait-il dit de ses essais. Mais à la lecture des Poésies helvétiennes, il s'écria : « Enfin ! notre Suisse française a donc aussi son poète. Il en était temps !. » Un dernier trait : un jour vint où Chaillet, qui était un prédicateur remarquable, publia un recueil de ses Sermons ; il les annonça lui-même dans son journal : « Me voilà donc auteur tout comme un autre. Oui, j'ai fait des
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sermons; et, qui plus est, c'est ce que je crois savoir le mieux faire. »
Tel est l'original personnage dont Mme de Charrière fut pendant quelques années la paroissienne : « Il est fort instruit, écrivait-elle au début de leur relation, et il a une certaine naïveté brusque qui me plaît.) Il fit bonne amitié chez elle avec Benjamin Constant, et c'étaient, entre ces deux hommes si dissemblables, des discussions sans fin qui devaient prodigieusement divertir l'auteur des Lettres neuchâtéloises. Benjamin, bien qu'il fût « rétif à admirer Rétif, ce fou indécent, » faisait grand cas du jugement du pasteur journaliste, si l'on en juge par des phrases comme celle-ci : « Je suis, écrit-il à son amie, très orgueilleux que M. Chaillet s'intéresse à quelque chose que je fais. »
Sainte-Beuve a d'un mot rendu justice au mérite de Chaillet, quand il l'a appelé « homme d'esprit, pas du tout béotien, je vous assure. » Nous avons vu avec quelle verve courageuse il prit la défense des Lettres neuchâteloises. L'heure vint pourtant où il se brouilla avec Mine de Charrière, parce que celle-ci s'obstinait à garder auprès d'elle une femme de chambre qui avait commis une faute. Chaillet crut devoir à sa dignité pastorale d'exiger que Mme de Charrière optât entre la pécheresse et lui : c'est le pasteur qui fut sacrifié, et comme il avait signé ses sermons: Chaillet,.
serviteur de Jésus-Christ, elle s'écria: « On ne pourra pas dire : Tel maître, tel valet. »
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Liitterarum cultor in hac urbe jprcecipuus (principal
cultivateur des lettres en cette ville), telle est la mention inscrite par Chaillet en tête des volumes qui formaient sa belle bibliothèque ; il avait conscience tout ensemble de son mérite et de son isolement. Quand on parcourt le journal qu'il a rédigé, on admire cet esprit si actif, si fécond, si souple, ouvert aux questions les plus variées, ce style qui, tout en conservant son relief
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très personnel, se renouvelle pourtant sans cesse et ne trahit ni épuisement, ni lassitude. On a fait chez nous beaucoup de bons sermons: je sais peu de bons journaux. Aucun à cette époque ne fut écrit d'un style plus vif, plus français. On ne relit pas un journal après un siècle, on l'exhume : le meilleur de l'esprit de Chaillet, le plus prime-sautier, le plus alerte, est enterré dans son journal, mais enterré vivant. Ouvrez cette tombe : vous entendrez sa voix rude et franche.
Le vieux Mercure croupissait dans les marécages d'une littérature d'imitation : Chaillet est survenu, l'a ranimé, a versé dans ses veines un sang nouveau, le sang de ses enthousiasmes ardents et de ses colères bourrues.
Pendant cinq ans, le journal rajeuni jeta dans la placidité somnolente des habitudes neuchâteloises la vivacité de ses boutades, le scandale de ses paradoxes.
Pour tout esprit susceptible de progrès, la lecture devint un besoin, les lettres un intérêt essentiel. Mme de Charrière et Chaillet se partagent l'honneur d'avoir suscité quelque vie littéraire dans un coin de pays où l'intelligence a toujours moins manqué que l'exemple et l'émulation.
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CHAPITRE X LA RÉVOLUTION
Les Suisses à Paris pendant la Révolution. — Necker, son salon, ses écrits ; les Mélanges de Mme Necker. — Un Soleurois francisé : Beserival. — Le groupe vaudois. — D'Ivernois. — Les collaborateurs de Mirabeau : Etienne Dumont ; Salomon Reybaz. — Mallet du Pan.— La révolution vaudoise : Frédéric- César Laharpe. — La République helvétique : P.-A. Stapfer. — Les Mémoires de Monod.
1
Quittons pour un instant les rivages de nos lacs et allons chercher à Paris, pendant le grand drame de la Révolution, ceux de nos compatriotes qui y jouèrent un rôle. Ils sont nombreux et pourraient fournir le sujet d'une riche étude: on essaierait de montrer ce qu'ils ont apporté à la France, durant ces grands jours de son histoire, comment l'habitude de la démocratie, la pratique de la vie républicaine, l'exercice des vertus civiques les avaient préparés à faire figure sur un plus vaste théâtre, et quels services ils ont pu rendre à la cause du progrès, de l'ordre et de la liberté.
Dans ce tableau, on donnerait assurément la place d'honneur à Jacques Necker, qui, négociant, étranger et protestant, devint ministre des finances et fut un moment l'homme le plus populaire du royaume. Nous l'avons quitté lorsqu'il venait d'épouser Suzanne Cur-
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chod. La jeune femme trouvait enfin l'occasion de satisfaire son goût passionné pour les choses de l'esprit, et son salon ne tarda pas à devenir le rendez-vous des littérateurs et des philosophes. Necker, sa fortune faite, s'était retiré de la banque; devenu ministre de la République de Genève auprès de la cour de France, il aspirait à une carrière politique plus importante.
En 1769, il avait attiré l'attention publique par son Eloge de Colbert, que l'Académie couronna; puis il
avait publié en 1775 son ouvrage sur la Législation et le commerce des grains, dirigé contre les théories absolues de Turgot et qui hâta son avènement au ministère (1776). Nous n'avons ni à raconter, ni à juger sa carrière politique. Mais quel que soit le jugement qu'on porte sur la valeur de l'homme d'Etat, on ne saurait refuser à Necker des vertus politiques et privées qui font le plus grand honneur à sa patrie, — car il les tenait d'elle. Sa droiture, son élévation morale, son ardent dévouement au bien public, son désintéressement surtout, ne sauraient être oubliés : et lorsqu'on le voit, non seulement rétablir les finances et le crédit de son pays d'adoption, mais refuser les appointements de ministre, les pensions et les gratifications de tout genre, engager plus tard sa signature et sa fortune pour l'Etat qu'il sert, on ne peut s'empêcher de trouver singulièrement déplacées les plaisanteries si fréquentes en certaines bouches sur l'avarice et la cupidité genevoises. Necker ministre n'eut de l'homme d'argent que la prudence, la clairvoyance, les capacités financières ; il n'en eut ni les avidités, ni les égoïsmes. Un des caractères essentiels de son admi-
nistration fut la préoccupation constante des humbles et des souffrants, et sa noble femme voulut la partager avec lui. Il donna enfin un exemple assez rare alors dans le grand monde, celui de la pureté et de la dignité dans la vie domestique.
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Ce ne sont point là de médiocres mérites, et l'on peut pardonner certains travers, un sentiment ingénu et trop apparent de sa valeur, une vanité quelque peu solennelle, à celui qui a si loyalement servi la France dans les temps les plus difficiles.
On a raillé aussi l'impeccable vertu de Mme Necker, son adoration, son culte pour son mari : on oubliait qu'il est des choses qu'on ne raille point sans donner la mesure de sa propre délicatesse morale. Laissons rire les éternels rieurs : le bien n'en reste pas moins le bien, et il y a des sarcasmes qu'il est fort beau de savoir mériter.
La société de Mille Necker est aujourd'hui très exactement connue par la vive peinture qu'en a tracée M. d'Haussonville : elle nous montre que ce salon n'a pas été sans influence sur le mouvement des esprits et des idées qui a précédé la Révolution : « Pour énumérer, disait Sainte-Beuve, tout ce que Mille Necker recevait dans son salon de Paris ou dans son parc de Saint-Ouen, il faudrait dénombrer l'élite de la France. »
Parmi les habitués de la maison, figurent Suard, Duclos, Marmontel, Laharpe, Galiani, Raynal, Morellet, Grimm, Diderot, d'Alembert, et les deux amis les plus choyés : Thomas et Buffon. Il est surprenant qu'une femme professant des opinions religieuses très décidées, des principes austères, ait non seulement reçu, mais attiré chez elle plusieurs des coryphées de l'incrédulité encyclopédique : à Genève, on s'émut pour elle de ce périlleux voisinage, comme le montrent certaines lettres de Moultou. Mais il faut se rappeler qu'alors les hommes de talent se rencontraient surtout dans le camp des philosophes: les Fréron et les Palissot étaient les plus brillantes illustrations du camp adverse. Mme Necker disait d'ailleurs — et le mot est charmant: «J'ai des amis athées; pourquoi non? Ce sont des amis malheureux. » Elle se sentait le droit
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d'ajouter: (c Leurs arguments n'ont jamais même effleuré mon esprit, et s'ils ont été jusqu'à, mon cœur, ce n'a été que pour le faire frémir d'horreur. »
Il est instructif de voir combien les convictions nettement affirmées de la jeune femme imposaient à son entourage : le libre et fougueux Diderot, lorsqu'il s'adresse à elle, devient un tout autre homme; son ton, ailleurs volontiers licencieux, est retenu, plein de respect: « Il est bien fâcheux pour moi, lui dit-il, de n'avoir pas eu le bonheur de vous connaître plus tôt.
Vous m'auriez certainement inspiré un goût de pureté et de délicatesse qui aurait passé de mon âme dans mes ouvrages. »
Peu de mois avant de quitter une première fois le ministère, Necker publia son fameux Compte-rendu, dont le retentissement fut immense : c'était une innovation hardie de saisir l'opinion des questions se rattachant aux finances publiques, de l'appeler à les discuter et de réussir à les exposer en une langue si ferme et si claire. Necker employa les loisirs de sa première retraite à la méditation et à la composition de plusieurs ouvrages de politique et de philosophie.
Un seul nous arrêtera un instant, celui où, à notre sens, apparaissent le mieux les qualités et les défauts de l'écrivain: De l'importance des opinions religieuses.
Necker avait assez vu le monde pour reconnaître que la société, pas plus que l'individu, ne se peut passer de principes religieux, que les motifs terrestres sont insuffisants pour porter les hommes au bien, que les lois et l'opinion n'exercent qu'une action extérieure : « Les gouvernements les plus sages ont besoin d'être secondés par l'influence du ressort invisible qui agit en secret sur les consciences. » C'est donc une erreur désastreuse de prétendre substituer une morale laïque à l'éducation religieuse d'un peuple.
Ces idées, Necker osa les développer en face de
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l'incrédulité triomphante, et justement parce qu'elle triomphait. Ses amis les philosophes voulaient commencer la réforme de la société par la destruction des croyances : ce fut l'honneur de l'écrivain genevois de s'élever contre cette prétention et d'attaquer la philosophie du jour avant que l'événement en eût encore démontré les périls. A sa manière il fut prophète ; mais surtout il fit preuve d'un courage d'esprit qu'on ne puise que dans une conviction profonde. Certains chapitres de son livre sont encore actuels, celui, par exemple, où il montre la France ballottée entre ces deux extrêmes : la dévotion intolérante et l'incrédulité railleuse. Dans d'autres, il a des pages éloquentes sur Dieu et l'immortalité de l'âme. On comprend mieux sa politique en le lisant : la liberté était pour lui une idée morale et religieuse, intimement liée à tous les devoirs, à toutes les vertus sociales.
« Le style de M. Necker, a dit le fin Joubert, est une langue qu'il ne faut pas parler, mais qu'il faut s'appliquer à entendre, si l'on ne veut pas être privé de l'intelligence d'une multitude de pensées utiles, importantes, grandes et neuves. » Ce jugement me paraît équitable et mesuré. L'illustre fille de M. Necker a tenté de nous montrer en lui « l'un des écrivains français les plus remarquables par l'éclat et la magnificence de son imagination. » Elle est allée jusqu'à vanter chez son père la « précision » et « l'originalité de l'expression. » -Or c'est là peut-être ce qui lui manque le plus. Son style n'est pas dépourvu d'une certaine harmonie, qu'on sent voulue, mais il est flasque, diffus, abstrait, incolore; sa solennité trahit je ne sais quoi de trop appliqué. Le style répondait à l'homme, si l'on en croit M. de Levis, qui a dit de Necker : « Ses manières étaient plus graves que nobles et plus magistrales qu'imposantes ; il parlait facilement, mais avec une certaine emphase que l'on retrouve dans ses voI lumineux écrits. »
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Il y a plus de piquant, de vivacité -aisée" dans son premier essai, le Bonheur des sots, qui fut aussi goûté en son temps qu'il est injustement oublié aujourd'hui.
Lit-on davantage les Mélanges de Mme Necker, que son époux, devenu veuf en 1794, a pieusement tirés des papiers de cette femme éininente ? Nous le disons sans hésiter, quelles que soient l'élévation et parfois la finesse et la profondeur de la pensée, nous ne saurions goûter ce style alambiqué, qui donne trop complètement raison aux malicieuses boutades de Mme de Charrière. « Ils ont monopolisé l'amphigouri dans cette famille ; » ce mot revenait sans cesse à notre esprit en feuilletant ces cinq volumes faits de notes intimes, de souvenirs, de portraits, de lettres et surtout de pensées détachées. Marmontel, qui est dans ses Mémoires assez malveillant pour Mme Necker, après avoir été fort obséquieux dans ses relations avec elle, parle pourtant, avec une conviction évidente, de sa candeur : « Le sentiment, en elle, était parfait, dit-il; mais dans sa tête la pensée' était souvent confuse et vague. Au lieu d'éclaircir ses idées, la méditation les troublait; en les exagérant, elle croyait les agrandir. » D'où Sainte-Beuve a conclu judicieusement que Mme Necker unissait la complication de l'esprit à la rectitude du cœur. Telle est bien sa vraie formule. Le naturel de l'expression manque absolument aux pensées diverses de cet esprit d'ailleurs si distingué. L'image, souvent incohérente et bizarre, obscurcit l'idée au lieu de l'éclairer; jugez-en plutôt : « Les ailes du temps semblent réchauffer et développer les talents qui ont un vrai* germe de vie. » — « La lecture est inutile à certaines personnes ; les idées passent debout dans leur tête. »
- « L'injustice et l'ingratitude des rois ressemblent à la chute d'un bloc dé marbre, qui écrase l'artiste dans le temps même qu'il s'occupait à en faire la statue d'un Dieu. »
Sentez-vous la pesanteur de ce bloc, et comme il est amené, de loin, et comme il écrase une idée d'ail- (
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leurs insignifiante? « Je conviens, dit-elle encore, qu'on est plus vertueux en Suisse qu'à Paris; mais c'est à Paris seul que l'on parle bien de la vertu : elle ressemble à l'Apollon de Délos, qui ne dictait ses oracles que dans une caverne où ses rayons n'avaient jamais pénétré. » Ce sont là de ces « petits glaçons mythologiques » que Sainte-Beuve signalait encore dans le style de Vinet : ils abondent dans celui de Mme Necker et lui donnent une température de pédanterie extrêmement fâcheuse. On retrouve ce travers jusque dans ses lettres intimes; elle écrit à Buffon: «Puisse mon image se mêler quelquefois aux grandes idées qui vous occupent, comme ces ombres légères qui venaient suspendre la marche du grand Hercule lorsqu'il descendait aux enfers pour accomplir un de ses travaux immortels. » Comment cette digne et intelligente femme n'a-t-elle pas compris que, transporté dans le genre épistolaire, ce ton est deux fois insupportable ? Il convient d'ajouter que Buffon n'était pas un correspondant propre à donner à ses amis le goût de la simplicité. Ses lettres, d'ailleurs pleines de bons sentiments, sont par l'emphase dignes de celles de son amie : ces deux beaux esprits s'étaient rencontrés.
Les lettres de lvl-e Necker à sa fille sont écrites aussi sur ce ton apprêté, j'allais dire pédagogique; on songe involontairement à cette plaisante dame mise en scène par Tœpffer, en laquelle on reconnaissait au premier mot « une mère tendre, qui fut institutrice dans sa jeunesse. »
Doué d'un goût et d'un tact plus sûrs, M. Necker n'eût tiré des papiers de sa compagne qu'un petit volume, qui pouvait être exquis. Il y aurait admis tant de nobles pensées revêtues d'une expression juste et simple, et d'autant mieux écrites qu'elles « viennent du cœur, » — celle-ci par exemple : « Plus nous avons
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sacrifié pour rendre un autre heureux, plus il nous est cher, et sa mort nous ravit alors plus que notre bonheur; elle nous ravit le sien. » Si le pieux éditeur des Mélanges avait Su faire un triage plus rigoureux, Mme Necker occuperait dans la littérature française cette « place plus marquée » que Sainte-Beuve réclamait pour elle. Tout au moins occupe-t-elle dans la société de son temps une place à part et des plus distinguées: elle a su rester honnête dans une société corrompue, croyante en pleine incrédulité, attachée aux plus humbles devoirs de la femme au milieu du tourbillon du monde. C'est assez dire quel fonds de sérieux et d'énergie morale elle devait à son pays.
Mme de Staël lui ressemble plus qu'on ne l'a cru souvent. Mme Necker, «cette femme si froide d'apparence, qui semblait résolue à diriger sa vie par règle et par compas, était cependant dominée par la passion et par une imagination maladive. » C'est M. d'Haussonville qui a mis en lumière ce trait peu connu de sa physionomie. Mme Necker donnait facilement une forme excessive au fond toujours sincère de ses sentiments, et son amie Mme Geoffrili, qui avait le sens exquis de la mesure, la grondait avec une douceur enjouée : « Toujours de l'engouement, jamais ne rien voir de sang-froid ! » A son tour M. de Levis a remarqué qu'avec « beaucoup d'esprit, cette disposition à l'engouement nuisait à son discernement et gâtait son goût. » Comment ne pas retrouver un peu chez sa fille ce trait de caractère ? Jusque dans sa passion filiale, on sent quelque chose d'exagéré, et, j'ose le dire, de déplaisant; on a souvent cité avec un sourire le passage où elle parle de la vie solitaire de M. Necker, à Paris, avant son mariage : « .Ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul ! Ce temps où nos destinées auraient pu s'unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains. » — Sachons conve-
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nir que dans ces lignes Mme de Staël a méconnu l'art bien français de s'arrêter à temps, en deçà de certaines limites. Et pourtant elle était, elle voulait être française. A plus d'une reprise elle a eu soin de se séparer de nous, de renier notre pays, « qui n'est pas ma patrie, » disait-elle. « Ce pays-ci ne me plaît pas du tout, écrit-elle à M. de Staël ; quoique je réussisse assez parmi les Genevois, j'ai besoin de me commander de chercher à plaire. J'ai toute la Suisse dans une magnifique horreur 1. » Après le mariage de Germaine Necker, le salon de la mère était devenu le salon de la fille; mais c'est surtout à Coppet qu'il nous importera de la retrouver.
II
Le mérite de Necker comme ministre a été judicieusement apprécié par un de ses compatriotes, qui se rattachait au parti royaliste : « Je ne connais point personnellement M. Necker., je suis trop ignorant en finances pour apprécier ses opérations. Il me paraît jusqu'ici que c'est un excellent intendant de maison, qui tâche d'en réformer les abus, qui fait des retranchements avantageux et des emprunts forcés à meilleur marché que ses prédécesseurs ; mais je n'ai point encore vu de lui de ces spéculations ingénieuses, telles qu'on en a vu faire à M. Colbert. J'ai peur que ses résultats ne sentent plus le banquier que rkomme d'Etat. »
Celui qui écrivait ces lignes en 1780 fut arrêté en 1789, et ce fut M. Necker qui lui sauva la vie. Le baron de Besenval — c'est de lui qu'il s'agit — est, à en croire Sainte-Beuve, « avec Benjamin Constant, le
1) On sait que M.. de Staël ne se montra point sympathique au mouvement d'émancipation du pays devaud. Aussi le patriote Laharpe, qui n'était pas calme, l'appelait-il une infernale gueuse.
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Suisse le plus français qui ait jamais été. » Il était né à Soleure, en 1721, d'une famille patricienne. La ville de Soleure avait d'anciennes et particulières attaches avec la France : elle fut pendant des siècles le lieu de résidence de l'ambassadeur de France auprès des cantons, et cette circonstance y attira fréquemment les Français de passage en Suisse. Nous y avons ren- contré, dans un précédent chapitre, Jean-Baptiste Rousseau exilé; c'est encore à Soleure que Destouches débuta dans la carrière d'auteur dramatique. Il voyageait alors, comme Molière, avec une troupe qu'il dirigeait; étant appelé à jouer devant M. dePuysieux, ambassadeur de France, il composa et fit représenter le Curieux impertinent. Le ministre, charmé de l'esprit du jeune comédien, le jugea mûr pour la diplomatie et le fit entrer dans cette carrière nouvelle, qu'il suivit avec succès, sans renoncer à celle d'écrivain.
Cette petite digression tend à montrer que Soleure était alors plus près de la France qu'aujourd'hui et qu'il n'est pas étonnant de rencontrer le plus pur esprit français chez un enfant de cette cité germanique. La famille du baron de Besenval servait déjà son pays d'adoption ; il était entré tout jeune aux Gardes suisses, puis avait fait la guerre de Sept Ans, où il conquit le grade de maréchal de camp. M. de Choiseul le nomma inspecteur des Suisses, fonction où il fit preuve d'un intelligent esprit de réforme. On lui en voulut en Suisse, et la ville de Soleure usa envers lui de procédés désagréables, dont il ne garda pas rancune.
Besenval mélangeait assez artistement le sansfaçon helvétique et le ton de Versailles ; déjà vieux, il visait encore aux aventures galantes, nous dit Mme Campan, qui ajoute : « Il parlait de ses montagnes avec enthousiasme; il eût volontiers chanté le ranz des vaches avec les larmes aux yeux, et était en
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même temps le conteur le plus agréable du cercle de la comtesse Jules. » Epicurien délicat, ami de Crébillon fils, lancé dans une société dont les vices l'amusaient sans l'indigner, il est « un des témoins les plus satisfaits comme les mieux informés du XVIIIme siècle. » Il regretta toujours le bon temps d'avant la Révolution, « où l'on ne s'occupait que d'amours et de plaisirs. » Il conserva, en dépit des sinistres événements, le ton railleur qu'il avait pris dans son monde, et on l'accusa d'avoir donné le goût du persiflage à Marie-Antoinette : « Il acquit sur elle, dit M. de Levis, un ascendant funeste et que je regarde même, ainsi que plusieurs personnes à portée d'en juger, comme une des principales causes de sa perte. »
Besenval n'était pas seulement un brave soldat; sa bravoure avait ce petit panache de gaîté, de spirituelle fanfaronnade que les Français adorent. Il montait un jour à l'assaut d'une redoute sous un feu terrible, et tout à coup, se retournant, cria à ses grenadiers : « Morbleu! camarades, cette situation n'est pas commode. S'il n'y avait pas des coups de fusil à gagner, on n'y tiendrait pas!) Le mot fit fortune. En juillet 1789, il reçut la périlleuse mission de maintenir l'ordre dans Paris, pendant les jours qui précédèrent la prise de la Bastille. Traité de massacreur par la populace, il risquait sa tête : le roi lui enjoignit de retourner en Suisse. Il fut arrêté à deux lieues de Provins, ainsi qu'il le raconte dans ses Mémoires, et dirigé sur Paris : la Providence voulut qu'il rencontrât M. Necker, qui rentrait d'exil en triomphe et s'empressa d'user de sa popularité pour sauver la vie à son compatriote. Traduit devant le Châtelet, défendu par de Sèze, Besenval fut acquitté (c'était en janvier 1790) et mourut quelques mois après, en même temps que cette société légère et charmante qu'il avait aimée. Ses Mémoires, formés de morceaux écrits à diverses époques, nous la
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dépeignent avec une crudité parfois effrayante. Dans le premier volume surtout, l'anecdote scabreuse tient ; la plus large place. Nous en avons dit assez sur le caractère de l'auteur, pour indiquer à l'avance le ton et la portée morale de son ouvrage: ne cherchez dans ses récits aucun sérieux réel, bien qu'il affecte par instants de moraliser à l'exemple de Salluste; ne lui demandez rien de ce qui s'appelle principe ; mais c'est un observateur perspicace, plein de sens et de finesse, et il a le mérite de conter ce qu'il a vu en un style d'un naturel parfait, avec une pointe de négligence qui sent son grand seigneur. Il n'oublie jamais sa propre personne, le rôle qu'il a joué, et s'il parle bien de ses amis, « celui qu'il traite le mieux, c'est lui-même. »
III
« Genève, a dit Sainte-Beuve, est le pays qui a envoyé et comme prêté an monde le plus d'esprits distingués, sérieux et influents : de Lolme à l'Angleterre, LeFort à la Russie, Necker à la France, Jean-Jacques à tout un siècle, et Tronchin, Etienne Dumont, et tant d'autres, en même temps qu'elle en a recueilli et fixé chez elle un grand nombre d'éminents de toutes les contrées aux divers temps. »
Nous n'ajouterons qu'une observation à celle du critique : Genève ne fut pas seule en Suisse à « prêter » des hommes à la France ; il y en alla du pays de Vaud, de Neuchâtel, et même de la Suisse allemande, comme Besenval, ou le Zuricois Meister, l'intelligent collaborateur de Grimm, le fin et délicat moraliste des Etudes sur l'homme. Laissons de côté, si vous voulez bien,
Jean-Paul Marat, qui, originaire de Sardaigne, né près de Neuchâtel, fit dans cette ville ses premières études, mais ne fut jamais neuchâtelois. Un Neuchâtelois au-
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thentique, en revanche, que ce Fauche-Borel, « imprilueur du roi,» éditeur des œuvres de Saussure et de Bonnet, qui prit si ardemment parti pour la contrerévolution, imprima pour le compte des émigrés et répandit en France des almanachs, des pamphlets royalistes, entra en relations avec Pichegru et le gagna à la cause des princes. Les Mémoires de Fauche-Borel nous le montrent dans sa pleine carrière de conspirations et d'intrigues, pour laquelle il avait des aptitudes incontestables.
Un autre Suisse, Christin, d'Yverdon, fut secrétaire de Calonne, émigra à Coblenz et devint un agent diplomatique de Catherine II. Son compatriote vaudois Cassat, de Lutry, homme de goût, littérateur spirituel et fin, qui devait plus tard jouer un rôle dans la révolution vaudoise, rédigea à Paris le Journal de la ville et de la cour, feuille anti-révolutionnaire ; il faillit payer cher son audace lors des massacres de septembre, auxquels il échappa grâce à l'amitié de Danton.
On cite de lui un mot plaisant sur Pache, — « le Suisse Pache, » encore un Vaudois, originaire de Morges, qui, né dans la maison du maréchal de Castries, devint ministre de la guerre, puis maire de Paris. « Cet argument, disait Cassat en sortant de discuter avec lui, cet argument ne frappa pas papa Pache. »
Le rôle du groupe genevois fut plus important.
L'exemple de Rousseau, les orageux débats auxquels donnèrent lieu ses ouvrages, avaient suscité à Genève toute une pléiade de publicistes, forte école, ayant l'expérience de la vie républicaine, le goût des discussions politiques, rompue à cette dialectique un peu âpre et passionnée dont Jean-Jacques avait fourni le modèle. Sainte-Beuve nous rappelait tout à l'heure le nom du sagace de Lohne, avocat genevois qui a fait un si bel exposé de la constitution de l'Angleterre (1771) et dont un contemporain disait: « Son
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ouvrage, bien supérieur au chapitre de l'Esprit des lois sur ce sujet, ouvrage précieux déjà cité comme autorité dans le Parlement britannique, a plus contribué qu'on ne l'imagine à la révolution des esprits en France. » Celui qui en juge ainsi est un publiciste de talent, d'Ivernois, l'historien un peu déclamatoire, ému pourtant, et chaleureux, des Révolutions de Genève. Parmi tant d'ouvrages de ce temps, nous avons un faible pour le livre de d'Ivernois, qui nous séduit par une certaine fierté d'accent et par une évidente sincérité. Il s'efforce au moins d'être impartial dans le récit de la lutte sans cesse renaissante qui constitue l'histoire de Genève au XVIIIme siècle. Il caractérise en termes souvent heureux les hommes qui ont combattu avec lui parmi les représentants et qui partagèrent son exil. D'Ivernois était un jeune avocat de vingt-cinq ans, lorsque, en 1782, les Négatifs, vaincus d'abord par l'insurrection, 'reprirent possession de Genève avec l'appui des puissances garantes ; ils octroyèrent une nouvelle constitution, appelée l'Edit de pacification, et à laquelle chaque citoyen dut prêter serment sous peine de la privation de ses droits de bourgeois.
Cela équivalait à l'exil pour les chefs du mouvement populaire. Il en résulta une émigration considérable de Représentants : les uns allèrent à Paris, où nous les suivrons; d'autres se retirèrent à Constance (c'est ainsi que naquit dans cette ville, en 1787, celui qui devait être le général Dufour). D'Ivernois, publiciste fécond, passa plusieurs années en Angleterre : nous l'en verrons revenir en 1814.
Il est deux autres Genevois qui ont joué un rôle très actif, sinon très apparent, dans la première période de la Révolution française : Salomon Reybaz et Etienne Dumont. Reybaz, vaudois d'origine, genevois par F éducation, né en 1737, fut consacré au ministère à Genève en 1765. 11 se rangea dans le parti des Repré-
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sentants, rédigea des « représentations, » chansonna.
les Négatifs et l'immobilisme du Petit Conseil : Petit enfant n'est pas toujours le même : Son corps vermeil Croît pendant le sommeil ; Mais le petit Conseil, Dans son sommeil suprême, Reste toujours petit ; Rien ne lui fait profit,
Il est toujours, il est toujours le même.
M. A. Gluillot a publié en 1887 une étude intéressante sur les poésies de Reybaz : sa verve caustique trouvait à s'exercer même contre la Vénérable Classe !
En 1782, il se rendit à Paris. Après avoir collaboré quelque temps au Mercure de France avec Mallet du Pan, il s'attacha à Mirabeau, qui avait discerné en lui un fonds très riche de connaissances, un esprit net, précis, de rares facultés d'assimilation et de méditation, une plume exercée et l'éloquence du style. Il fit.
du pasteur genevois le préparateur de ses discours,.
auxquels travaillaient également Dumont et Duroveray. Les harangues sur les assignats et sur les successions en ligne dirècte, sur le droit de tester et sur le célibat des prêtres (cette dernière demeurée inédite jusqu'en 1835), ont été entièrement préparées, rédigées par. Salomon Reybaz. Ce fait n'est plus contesté par personne depuis la publication 1 des lettres de Mirabeau à son collaborateur. Nous n'en citerons qu'une seule, qui donnera le ton de cette correspondance.
Voici Comment Mirabeau s'adresse à Reybaz, après.
avoir prononcé son discours sur- les assignats (août.
1790) : « Je vous envoie tous les compliments que m'a valus l'excellent discours dont vous m'avez doté. Ne soyez pas fâché de deux ou trois mots que j'y ai dissimulés ; ils resteront dans l'impres-
1) Par M. Philippe Plan. 1874.
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sion ; mais j'ai craint que l'assemblée fût quelquefois ou plutôt ne se crût un peu trop gourmandée. Ainsi j'ai ôté (seulement pour la prononciation) le mot bien, etc. Maintenant je vous assure : premièrement que le succès a été énorme; secondement que cela passera. Je vous demande la permission d'aller corriger les épreuves avec vous. Je vous demande aussi d'exercer sur le champ la dictature la plus absolue sur le discours, où vous voulez bien donner droit de cité au petit nombre de pages que j'y ai ajoutées. — Vale et me ama. — Au reste, je me suis aperçu que l'écriture, toute charmante qu'elle soit, est un peu petite à la tribune. Mes respects aux pieds du secrétaire. 1 — N.B. Suivez avec un grand soin les Moniteurs, afin de nous tenir prêts à une réplique. »
Dans tel autre billet, on voit Mirabeau réclamer de Reybaz « une bonne copie, » afin de pouvoir « apprendre bien la chose,» invoquer « son âme et son génie, » faire appel aux « mouvements spontanés « de son « cher frère d'armes. » Cela diminue-t-il l'originalité et le génie du grand orateur ? Gœthe va nous répondre : « Au fond, c'est folie que de chercher à savoir si quelqu'un est original ou s'il est redevable à autrui; le point essentiel, c'est d'avoir une volonté énergique, de posséder du talent et de la persévérance pour exécuter par soi-même. Le reste est indifférent.
Aussi Mirabeau avait-il parfaitement raison d'exploiter les forces qu'il trouvait présentes autour de lui. Il avait le don de discerner le talent, et le talent, fasciné par le démon de cette nature puissante, s'abandonnait volontairement à lui et à sa conduite.
C'est ainsi qu'il était entouré par une multitude d'intelligences d'élite, qu'il embrasait du feu dont il était animé et qu'il mettait en mouvement pour accomplir ses grands desseins. C'est précisément parce qu'il s'entendait à agir par les autres et. avec les autres, qu'il avait du génie, de l'originalité et une grandeur à lui. »
Le discours sur le célibat des prêtres, écrit par Reybaz, mais qui ne fut pas prononcé, est un exposé historique solide et brillant; il offre pour nous cet intérêt spécial, qu'on retrouve dans ce morceau les
1) Très probablement Milo Reybaz.
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arguments que suggérait à Reybaz son expérience de la vie genevoise et protestante : tels sont les passages sur le rôle de la compagne du pasteur et sur l'utilité que celui-ci retire de la vie de famille pour l'exercice de ses fonctions publiques.
Après la mort de Mirabeau, Reybaz devint ministre de la République de Genève à Paris ; durant la Terreur, son talent et son dévouement furent à la hauteur des circonstances, — ce qui n'est pas peu dire. Son discours à la Convention, lors de la remise de ses lettres de créance, excita un vif enthousiasme; l'assemblée décida qu'il serait traduit «dans toutes les langues» (?) et que le drapeau de Genève serait suspendu dans la salle de ses séances. Il n'eût tenu qu'à Reybaz de figurer en tête du cortège dans la cérémonie de la translation des cendres de Rousseau au Panthéon : il préféra marcher à côté de sa fille, dans le petit groupe de ses compatriotes1. Reybaz mourut en 1804, et mourut pauvre.
S'il fut auprès de Mirabeau un actif élaborateur d'idées, Etienne Dumont fut un journaliste d'un talent souple et facile. Né en 1759, il s'était voué, comme Reybaz, au ministère évangélique, avait, comme lui, quitté Genève après les événements de 1782, s'était rendu d'abord à Pétersbourg, puis à Londres, où il se lia avec Fox, Sheridan, Samuel Romilly, Bentham surtout, dont il devait faire connaître les travaux au public de langue française. Dumont éprouvait pour la Révolution commençante la sympathie qui animait tous les esprits généreux, et, désireux de suivre de près les événements, il se fixa à Paris : c'est alors qu'il noua avec Mirabeau les relations étroites et suivies sur lesquelles ses Souvenirs nous renseignent d'une manière si attachante, en même temps qu'ils nous montrent « la profondeur et la justesse de son juge-
1) La fille de Reybaz épousa le poète danois Baggesen.
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ment, la finesse de son esprit, la loyauté de son caractère et les qualités propres de son style1. »
Rentré en 1814 dans sa patrie, il y rendit d'importants services dans les domaines de la législation et de l'instruction publique, et mourut en 1829. La génération nouvelle recherchait sa conversation piquante et vive, dont nous trouvons comme un écho dans les Souvenirs. C'est là un des livres les plus agréablement écrits que Genève ait donnés à la littérature française: il nous montre Mirabeau dans l'intimité, avec toute sa fougue, toute sa puissance de séduction, avec ses mouvements brusques et passionnés, ses irrésistibles câli-
neries d'enfant et sa clairvoyance d'homme de génie : « Il avait conservé jusque dans ses désordres je ne sais quelle élévation et quelle dignité, avec une certaine vigueur de caractère, qui le distinguaient de tous ces hommes effacés, de toutes ces ombres qu'on trouvait à Paris. Je n'ai pas trouvé un homme qui fût plus jaloux de l'estime de ceux qu'il estimait lui-même, et qu'on pût mener plus loin par un sentiment d'honneur ; mais il n'y avait rien d'uniforme et de soutenu chez lui ; son âme allait par sauts et par bonds, elle obéissait à plusieurs maîtres ; il avait des passions terribles : ardent d'orgueil et dévoré de jalousie, il faisait des écarts impétueux et ne se connaissait plus.
« Il avait le grand art de déterrer des talents ignorés et de flatter ceux qui pouvaient lui être utiles ; il les excitait par toutes les insinuations de l'amitié. Quand il croyait avoir besoin de moi, il me disait du bien de mes amis, il me parlait de Genève ; c'était une espèce de ranz des vaches ; il m'amollissait et me subjuguait. » «Il me parla de Genève, dit ailleurs Dumont, et sachant bien qu'un Genevois ne s'ennuiejamais à parler de sa pairie, il me dit tout ce qu'on pouvait imaginer de plus flatteur sur cette ville qui avait fourni tant d'hommes distingués, qui avait payé un aussi grand contingent de génies et de lumières, et il ajouta qu'il ne serait jamais heureux s'il ne pouvait contribuer à rompre les fers que la révolution de 1782 lui avait donnés. »
« .Mirabeau était ce qu'on appelle bon compagnon dans toute la signification du terme, complaisant, facile, plein de gaîté, de ressource et de variété dans l'esprit ; il n'y avait pas moyen de se
-1) J.-L. Duval, Avertissement, en tête des Souvenirs.
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tenir avec lui sur la réserve ; il fallait en venir à la familiarité, abandonner l'étiquette, les formes d'usage, s'appeler simplement par son nom. »
Le lecteur connaît maintenant le ton des Souvenirs: on y sent un homme qui, sans être dupe, est pourtant sous le charme et s'y livre.
Dumont décrit ce qu'il appelle lui-même la « fabrique » — de nos jours on dirait la « cuisine » — de l'orateur et du journaliste : Clavière, l'ami de Brissot, banquier genevois adversaire de Necker et qui devait être à son tour ministre des finances, fournissait à Mirabeau la matière pour ses écrits de finances. Duroveray, qui apportait de Genève son expérience des affaires politiques, qui avait la routine des assemblées populaires, lui servait de conseiller, de « mentor, » dans toutes les occasions importantes. Nous savons ce que fournissait Reybaz. Dumont lui-même composa le fameux discours sur le renvoi des troupes, « sorte de résumé de tout ce qui s'était dit dans nos conversations particulières, » et rédigea l'adresse au roi sur le même objet : « Le lendemain, ajoute-t-il, dinant chez M. de la Rochefoucauld, un membre du comité, dont j'ai oublié le nom, s'extasia sur le mérite de cette adresse et sur la modestie de Mirabeau, qui avait consenti à tous les changements demandés, comme si son amour-propre n'avait été pour rien dans cet ouvrage. J'aurais pu, dans la suite, trouver des défauts dans cette adresse, mais il ne m'aurait pas été permis de les dire à Mirabeau. Son amour-propre embrassait si bien ses enfants adoptifs, qu'il prenait d'abord pour eux des entrailles cle père. » Un des côtés les plus piquants des Souvenirs, c'est de voir l'importance que conférait aux citoyens de la petite Genève leur expérience de la vie publique : dans une page vive et gaie, Dumont raconte comment ses amis et lui, passant à Montreuil-sur-Mer, prirent en main la direction d'une élection à laquelle les habitants ne savaient comment procéder. Les Genevois,
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trouvant la plaisanterie bonne, s'instituèrent les « législateurs de Montreuil, » et en arrivant à Paris, ils lurent dans les papiers publics «que l'assemblée de Montreuil avait fini son élection la première et qu'on donnait de grands éloges à l'ordre qu'elle avait su établir. »
Dumont avait été bien vite électrisé — c'est son propre terme — par son séjour à Paris : « Il y avait, dit-il, de la cordialité, de la chaleur et de l'énergie dans les âmes,. une sorte d'ivresse dans les espérances. » Aussi le voyons-nous se charger avec Duroveray, à la demande de Mirabeau, de la rédaction du Courrier de Provence, où les deux Genevois, tenant tour à tour la plume, rendirent compte des séances de l'assemblée. Loin de la flatter, ils traçaient « un tableau fidèle de l'incohérence, du désordre, de la fougue qui avaient présidé à ses travaux. » Si l'on veut juger de la pénétration de notre écrivain, de la justesse de son sens politique, il faut lire le chapitre VII des Souvenirs, où il décrit la mémorable nuit du 4 août — cette « contagion sentimentale qui entraînait les coeurs, » — mais où il montre aussi les mobiles secrets qui s'alliaient aux élans généreux, dans cette émulation de sacrifices, dans ce fameux crescendo de motions magnanimes : « Tel, dit-il, qui se sentait ruiné par une proposition qui venait d'être adoptée unanimement, en faisait une autre par vengeance pour ne pas souffrir seul. »
L'assurance imperturbable de ces législateurs improvisés est un perpétuel sujet de surprise pour le Genevois qui les observe : « Un Français, dit-il, affirme légèrement ; ce qui lui coûte le moins, c'est une assertion. C'est un gentilhomme français à qui l'on demandait s'il savait jouer du clavecin, et qui répondit : « Je ne saurais vous dire, je n'ai jamais essayé, mais je vais voir. » Ce trait est du comique ; mais ennoblissez les idées ; au
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lieu du clavecin, mettez le gouvernement ; au lieu dé la musique, mettez la législation, et au lieu d'un gentilhomme français, vous en aurez douze cents. »
Dumont finit par s'éloigner et de l'assemblée nationale et de Mirabeau : « Le charme s'était évanoui, l'illusion n'y était plus, » dit-il de la première ; quant au second, il avoue que son « train fastueux, entretenu par des moyens peu délicats, » alarmait sa conscience scrupuleuse. La séparation des deux amis fut émouvante :
« Mirabeau m'embrassa avec une émotion que je ne lui avais jamais vue : « Je mourrai à la peine, mon bon ami, me dit-il; « nous ne nous reverrons peut-être pas. Quand je ne serai plus, « on saura ce que je valais. Les malheurs que j'ai arrêtés fou« dront de toutes parLs sur la France. Je n'ai devant les yeux « que des prophéties de malheur. » Trois mois après, Mirabeau n'était, plus. »
Il est un noble côté du caractère genevois qui apparaît dans les Souvenirs d'Etienne Dumont, sans qu'il cherche d'ailleurs à le mettre fastueusement en relief, car le ton de son récit est, quoi qu'on en ait dit, simplement modeste : je veux parler du parfait désintéressement qui caractérise ces citoyens de la petite république, transportés sur un théâtre où leur expérience et leurs lumières eussent pu, s'ils l'avaient voulu, servir mieux leur fortune; les Dumont, les Reybaz surent garder une irréprochable tenue morale, la dignité de la vie, la pureté des mœurs domestiques, dont Clavière même, plus ambitieux que ses compagnons d'exil, ne cessa de donner l'exemple. Il faut voir avec quelle indignation Etienne Dumont refuse, comme « un gage de vénalité, » la somme par laquelle un banquier de Paris prétendait récompenser ses services politiques et ceux de son collaborateur Duroveray. Nous avons déjà rendu hommage au désintéressement de Necker: on peut parler hautement de celui de Rousseau; nous
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aimons à signaler le même trait chez les collaborateurs de Mirabeau, et nous le retrouvons sans surprise chez un autre Genevois, Mallet du Pan.
Jacques Mallet (le nom de du Pan, adjoint au sien, est celui de sa mère), né en 1749 à Céligny, où son père était pasteur, avait étudié à Genève. A vingt ans, il embrassa la cause des Natifs et écrivit en leur faveur une brochure qui, condamnée et brûlée à Genève, lui valut l'amitié de Voltaire. Fixé à Paris dès 1783, il fut chargé par le libraire Panckoucke de rédiger la partie politique du Mercure et continua à tenir la plume pendant la Révolution. Sainte-Beuve l'appelle « le seul écrivain qui sut, sans insulte ni flatterie, donner une analyse raisonnée de ces grands débats. » Il lie quitta son poste qu'à la dernière extrémité, à la veille du 10 août. Réfugié en Suisse, puis à Bruxelles, il publia en 1793 le plus connu de ses ouvrages, les Considérations mr là Révolution, où il dit à tous les partis la vérité avec une mâle franchise. Retiré en Angleterre, il rédigea le Mercure britannique, et mourut, toujours pauvre, toujours honnête, en 1800.
Esprit ferme et clairvoyant, doué de la vivacité pénétrante qui saisit rapidement la portée des faits, en même temps que du calme qui prévient les entraînements, il apparaît aujourd'hui comme un des juges les plus sûrs et les plus mesurés des événements dont il fut le témoin. Les historiens sérieux de la Révolution, M. Taine entre autres, tiennent en estime particulière le témoignage et les jugements de cet écrivain. Il avait gardé de Genève le goût et le sens de l'observation attentive ; il en avait aussi le sens moral un peu austère. Il ne sacrifie pas aux Grâces, mais il puise dans sa probité même et dans sa passion pour la vérité, une éloquence qui est bien à lui, chaleureuse et vigoureuse, énergiquement expressive. Il avait apporté enfin de sa patrie une connaissance précieuse du
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train des révolutions, et ce sens pratique qui, en France, fit de lui, républicain, un partisan déclaré de la monarchie constitutionnelle. En 1789, il vit la nation française « en proie aux théories illimitées et à toutes les espérances, » prenant les mots pour des panacées et attribuant aux formules un pouvoir magique : « Pas un commis-marchand formé par la lecture de VHêloïse, point de maître d'école ayant traduit dix pages de Tite-LIve, point d'artiste ayant feuilleté Rollin, pas un bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse aujourd'hui une constitution. Cependant la société s'écroule durant la recherche de cette pierre philosophale de la politique spéculative ; elle reste en cendres au fond du creuset.»
Pendant les trois premières années de la Révolution, il ne ménagea aucune des illusions de ce peuple généreux et mobile, qu'il connaissait mieux que personne : ce fut Sa manière de l'aimer. En face des factions déchaînées, il se fatigua à prêcher le respect de la liberté et la modération. On vit ce calviniste genevois prendre avec ardeur la défense du clergé catholique opprimé. Enfin ce vaillant plus d'une fois fut prophète, le jour entre autres où il écrivit cette phrase remarquable : « Par sa nature destructive, la Révolution amène nécessairement la république militaire. »
M. A. Sayous, que nous avons si souvent cité et à qui l'histoire littéraire de notre pays doit tant de reconnaissance, a publié en 1851 les Mémoires et correspondance de Mallet du Pan. Qu'on lise ces deux volumes et l'on verra combien cet homme a honoré sa patrie par son courage, sa probité et son talent. Il est nécessaire de le rappeler, car son œuvre de journaliste n'est guère lue que de quelques curieux; mais sa figure est de celles qu'on doit saluer avec le respect qui s'attache aux antiques vertus.
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IV
Le XVIlIme siècle avait été pour toute la Suisse un temps de guerres civiles et d'insurrections locales; partout le régime patricien était menacé. Ce fut le pays de Vaud qui le premier s'émancipa. Dans les dix dernières années du siècle, un vent d'indépendance souffle sur les bords du Léman ; dans ces campagnes longtemps endormies sous la main lourdement paternelle de Berne, on commence à se souvenir des libertés anciennes, des anciens Etats de Vaud. On profite des Abbayes — ou réunions de tir — pour fêter dans les villes vaudoises la prise de la Bastille. Berne, dont les émigrés français flattaient les vieilles habitudes d'autorité, crut avoir raison du mouvement par les moyens rudes et en punit les promoteurs par l'exil ou la prison.
Exiler des Vaudois à l'esprit libéral et ouvert, c'était rendre service à leur cause. Plusieurs d'entre eux vont nouer à l'étranger des relations qui leur seront pré-
cieuses dans la suite ; car cette cause de la « patrie vaudoise» restera la leur: les exilés ne perdront ja- mais de vue le coin natal. Juste Olivier a insisté sur le rare mérite de ces hommes, qui résolurent le problème de voir le monde tout en restant de leur -pays.
« Le Suisse, — a dit quelque part Sainte-Beuve, qui a tout dit, — le Suisse a cela de propre et de particulier, de rester le même et de son pays à travers toutes les pérégrinations et les nationalités passagères. Qu'il aille en France, en Russie, qu'il entre au service des czars ou des rois, il reste Suisse au fond du cœur ; la petite patrie, il ne l'abdique jamais, au sein des empires, et au moment critique, à l'heure du péril, il se retrouve patriote suisse comme au premier jour, comme au jour du départ du pays natal, prêt à répondre à son appel et à le servir. Tout vrai Suisse (t un ranz éternel au fond du cæw'. »
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Tels furent en effet les Philippe Secretan, les J.-J.
Cart, les Cassat ; tel fut surtout le chef de ce groupe de patriotes, Frédéric-César Laharpe. Laharpe, bien qu'il ait beaucoup écrit, n'est pas précisément un écrivain : il est moins artiste qu'homme d'action et de gouvernement. Mais le pays de Vaud lui doit en partie son réveil, et par suite la littérature est son obligée.
La famille Laharpe n'est point sans avoir rayonné au dehors : le critique Jean-François de Laharpe, « le dernier arbitre classique du goût, » était d'origine vaudoise; un autre Laharpe, Amédée, cousin du patriote, fut général de division à l'armée d'Italie et son nom est inscrit sur l'arc de l'Etoile. Né à Rolle en 1754, reçu avocat à vingt ans, Frédéric-César fut bientôt froissé dans son patriotisme, blessé dans sa dignité par la morgue des magistrats bernois; il accepta l'appel de Catherine de Russie qui lui confia l'éducation du grand-duc Alexandre. Le caractère élevé et loyal du jeune précepteur, son tact, la distinction de son enseignement lui conquirent l'estime de la cour, et son élève s'attacha à lui d'une amitié dont la patrie de Laharpe devait recueillir les bénéfices. On devine avec quelle attention le jeune Vaudois suivait les événements de France et le mouvement qui se dessinait dans son propre pays. Il lança de Pétersbourg des pamphlets violents contre Berne et des mémoires où il réclamait la convocation des Etats. Ses ennemis réussirent à le faire éloigner de la cour de Russie; à Paris, où il s'était rendu, il se mit en relations avec le Directoire, qu'il chercha à intéresser à la cause de l'émancipation vaudoise. Il invoqua le traité conclu en 1564 entre Berne et le duc de Savoie, traité qui, suivant lui, réservait les droits du pays de Vaud, et se fit fort de la prétendue « garantie » de ce traité promise par la France en 1565. Tout cela n'était pas juridiquement très solide, mais le Directoire avait tout
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intérêt à n'y pas regarder de plus près 1. Il entra dans les vues de Laharpe, et le 27 janvier 1798, les patriotes vaudois, forts de l'appui de la France, proclamaient à Lausanne la République lémanique. Il ne restait aux baillis bernois qu'à quitter le pays rendu sans secousse à l'indépendance. Ils furent poliment escortés dans leur retraite, on arbora le drapeau vert et blanc, on dansa autour des arbres de liberté et le comité directeur du mouvement devint l'Assemblée représentative provisoire du pays de Vaud.
Quelques jours après, un coup de fusil tiré mal à propos sur un soldat français, servit de prétexte au général Ménard pour envahir le pays avec douze mille hommes. C'est alors que Berne montra cette hésitation fatale propre aux régimes qui n'ont plus foi en euxmêmes et qui se sentent mourir. « Il ne lui restait que de la roideur de son antique énergie, et, de son habileté, que de l'indécision,» a dit Olivier. On sait comment elle succomba après une héroïque, mais tardive résistance, et comment le trésor de la vieille République prit le chemin de la France, tout ainsi que les trésors des églises vaudoises avaient, deux siècles et demi auparavant, pris le chemin de Berne. La vieille Suisse des treize cantons avait vécu. Les partisans de la révolution lui donnèrent une constitution modelée sur la constitution française de l'an III et qui transforma l'Helvétie en république une et indivisible. Nous ne referons pas, même en abrégé, l'histoire de cette triste époque, où notre pays fut en proie à tant de maux divers : rapacité des envahisseurs, répression sanglante des petits cantons et du Valais, invasion des armées russe et autrichienne, guerre étrangère et guerre civile, lutte acharnée entre le parti unitaire et le parti fédéraliste. Ici nous retrouvons Laharpe: dans le sein du Directoire helvétique, il se montra le
1) Voir Mélanges d'histoire nationale, par M. Pierre Vaucher.
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défenseur plus ardent qu'avisé de cet unitarisme si peu conforme à notre histoire et à nos traditions. Tout en faisant preuve des qualités et des vertus d'un vrai patriote, il déploya une énergie âpre — à la romaine — qui lui valut plus d'ennemis qu'elle ne servit sa cause. Il amassa sur sa tête tous les ressentiments.
Peu après avoir quitté le Directoire helvétique, il fut accusé de trahison, arrêté et dirigé sur Berne. Pendant un relai, à Payerne, il réussit à s'évader, gagna les rives du lac de Neuchâtel et de là la route de France.
Il a raconté avec une simplicité qui a son charme cette odyssée d'un magistrat fuyant la patrie qu'il avait loyalement servie; nous ne retenons de son récit que quelques traits : « J'arrivai devant les portes d'Estavayer ; elles étaient ouvertes. Si j'avais eu la certitude de n'être pas immédiatement poursuivi, j'aurais loué un bateau pour traverser le lac. La surface argentée des eaux et les montagnes de Neuchâtel que je découvrais au clair de là lune, éveillèrent en moi des sentiments tristes. Je résolus de suivre, par des sentiers inconnus, les bords du lac. Je continuai ma route. L'aube annonçait une superbe journée, l'air était calme ; de temps en temps se faisait entendre le chant de l'alouette ou de la grive. Accablé de fatigue, je m'arrêtai pour les écouter. A peine me fus-je enfoncé dans la forêt, que trois bûcherons se présentèrent devant moi. Je demandai le chemin d'Yvonand; l'un d'eux voulut savoir qui j'étais. « Un pasteur, » fut ma réponse. Mon habit noir vint à l'appui de ce mensonge obligé. Cependant mes forces étaient épuisées. Tan, dis que je m'étais arrêté dans un chemin creux, j'entendis du bruit dans les broussailles ; un pauvre hérisson en sortit et vint tout près de moi sans crainte et sans défiance : ( Voilà, pensaije, de quoi me nourrir tout le jour.» Peu s'en fallut que je ne succombasse à la tentation de faire ma proie de ce pauvre animal. »
L'anarchie qui suivit la chute du Directoire provoqua l'intervention du Premier Consul. Il donna en 1803 à cette pauvre Helvétie désemparée la constitution appelée l'Acte de médiation, qui rétablissait la
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souveraineté cantonale si malheureusement méconnue par les Jacobins suisses. Et pourtant, le gouvernement helvétique avait eu des desseins généreux; il en avait réalisé quelques-uns. C'est en particulier l'honneur de ce régime d'avoir fait de l'école un des premiers objets de sa sollicitude et d'avoir préposé à la direction de l'instruction publique un des hommes les plus capables du pays.
P.-A. Stapfer, ministre des arts, des sciences et des cultes, était un pasteur nourri de fortes études; il entreprit d'appliquer à la République un système d'instruction qui tînt compte des besoins nouveaux sans froisser les habitudes locales, qui respectât tout ensemble le besoin d'unité né de la révolution et la diversité des lieux et des caractères nationaux. Il sut intéresser tous les bons citoyens à son œuvre, y faire concourir toutes les bonnes volontés. Il voua ses premiers soins à l'école primaire, institua des écoles normales, et fit, suivant l'expression de Vinet, « l'éducation des éducateurs eux-mêmes. » On sait aussi comme il seconda le zèle et discerna le génie du Vincent de Paul de l'éducation, de Pestalozzi. On sait encore, et surtout depuis le beau travail de M. Luginbühll, quels services Stapfer rendit à la Suisse comme représentant de son pays auprès du gouvernement français.
C'est en France que s'est achevée sa noble vie de travail et de dévouement2. Ses principaux écrits ont été réunis après sa mort en deux volumes de ltlélanges; on °..
y retrouvé les articles importants fournis par Stapfer à la Biographie universelle, sur Socrate et sur Kant, ainsi que divers morceaux de philosophie religieuse. Vinet caractérise ainsi, dans la préface des Mélanges, la valeur littéraire de l'ancien ministre des sciences :
1) Philippe-Albert Stapfer, par Rodolphe Luginbühl. Paris, Fischbacher, 1888.
2) Trois hommes ont, à des degrés divers, subi l'influence de ce « semeur d'idées, » Guizot en France, Vinet et le père Girard en Suisse. -
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« Nous ne craindrons pas d'indiquer parmi les plus belles pages que le sentiment religieux ait inspirées aux écrivains de notre langue, quelques-unes de celles que traça aux portes de la vieillesse cet écrivain né dans une vallée de la Suisse allemande, et qui, avant l'âge mûr, n'avait pas même abordé le sol de la France. Des habitudes germaniques se trahissent dans ces vastes périodes, entraînant péniblement avec elles les accessoires nombreux des idées dont elles se composent, comme une armée qui, pour ne vouloir se séparer d'aucun de ses moyens de subsistance, appesantit et retarde sa marche; mais pourtant cet esprit qui arrivait au fond de tout, était aussi arrivé au fond de sa langue adoptive, et ni l'expressive justesse des termes, ni l'intelligence heureuse des mouvements propres à notre idiome ne se laissent désirer dans ces beaux passages. »
Nous avons laissé Laharpe fuyant vers la France. Il vécut dans la retraite pendant le Consulat et l'Empire, et rentra en scène en 1814, lorsque les Bernois, aidés des alliés, essayèrent de restaurer l'ancien régime et de ressaisir le pays de Vaud. Mais ce projet fut déjoué grâce au crédit dont jouissait Laharpe auprès d'Alexandre Ier, grâce aussi au général Jomini, dont le czar appréciait le franc-parler et la haute intelligence politique. Ce n'est pas le seul cas où Laharpe ait fait tourner au profit de son pays la faveur qu'il avait su conquérir et conserver. On connaît sa belle et antique réponse : « Vous avez tout fait pour moi, lui disait le czar; que puis-je faire pour vous? —
Sire, tout ce que je désire, c'est de pouvoir parler de mon pays à Votre Majesté toutes les fois que je le voudrai. »
Revenu à Lausanne en 1815, Laharpe se mêla encore avec ardeur à la politique vaudoise et acheva sa vie entouré de la vénération de tous. Il mourut en 1838.
Le style de ses brochures est un peu démodé, mais quelque chaleur anime encore cette rhétorique d'autrefois, une sincérité généreuse réchauffe ces propo-
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popées vieillies. Accusé, en 1797, de livrer son pays à la France parce qu'il faisait appel à la garantie de 1565, il disait aux Vaudois: « Qui sont les émissaires chargés de répandre parmi vous ces insinuations calomnieuses? Ce sont des gentilshommes tremblant pour leurs créneaux, leurs parchemins, leurs girouettes et leurs livrées, et ne connaissant rien au-dessus de la chasse et du blason. Ce sont tous ces bourgeois vaniteux, qui ont acquis des fiefs pour cacher leurs noms paternels et qu'effraie le titre de citoyen.
Ce sont ces châtelains, ces juges, ces receveurs, qui redoutent toute réforme tendant à diminuer leurs émoluments. Ce sont les petits patriciens des villes et des campagnes, qui dédaignent le laboureur et le vigneron ; aristocrates sans puissance et sans ressources, et dont la vanité est lé seul patrimoine. Ce sont les cu- rés catholiques, qu'un faux zèle entraîne, et les pasteurs réformés, qui craignent la réduction de leurs salaires !. »
On comprend l'action que ce langage véhément devait exercer sur un peuple qui se sentait mûr pour l'indépendance. Mais si Laharpe fut le libérateur du canton de Vaud, il ne fut pas l'organisateur de la liberté : cet honneur appartient à ceux qu'on a appelés les trois landammans, Monod, Pidou et Muret, girondins pacifiques, bien dignes d'être à la tête du gouvernement vaudois. Napoléon avait discerné en Muret un esprit supérieur, net, juste et prompt, et Talleyrand avait dit: « Je voudrais être aussi laid que Muret et avoir son esprit.» Pidou joignait aux vertus civiques le goût et le culte des lettres. Monod, intelligence vive et pénétrante, nature aimable et chevaleresque, s'est peint dans ses Mémoires, publiés en 1805. Avec quel accent il célèbre le jour de l'émancipation définitive de son pays, ce 14 avril 1803, dont l'allégresse a inspiré une si jolie chanson patoise 1: « Ma patrie, dit-il, avait enfin repris son rang 1. Ce rêve qui si souvent flatta l'imagination des patriotes vaudois, ce rêve qui
1) Por la fita dont quatorze : attribuée à M. Marindin, professeur de littérature, et composée pour un des anniversaires du 14 avril.
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conduisit jadis l'infortuné Davel à l'échafaud, était donc accompli : le pays de Vaud était un canton suisse ! » Il se demande au début de son récit : ai-je fait tout ce qui a dépendu de moi pour le bien de mon pays ? Et il répond : i « J'ai cru qu'il fallait faire sentir à chacun que son bien et celui de sa famille ne pouvait se séparer du bien public, s'attacher à discuter, non les droits particuliers de telle commune, qui excitaient la jalousie des autres, mais les droits communs à tous. J'ai cru que par là s'étendraient les vues, que par là pourrait se former à la longue un esprit public et que l'on sortirait enfin de ce cercle étroit de politique communale exclusive, qui terminait l'horizon du très grand nombre. Je travaillai à ranimer en tous ce sentiment que tout homme bien né éprouve pour le pays qui l'a vu naître. En un mot, j'invitai tous mes compatriotes à n'être ni Bernois, ni Français, mais Vaudois. »
C'est là parler en homme d'Etat et en homme de bien. Monod avait droit au bon témoignage que lui rendait sa conscience : il avait sacrifié sa propre situation au bien de son pays, et en faisant la révolution, il se privait de trois emplois lucratifs : « La révolution, dit-il, a nui à ma fortune; elle m'a jeté bien loin des idées de bonheur auxquelles se rattachaient mes goûts ; mais pourquoi parler de moi, quand il s'agit de mon pays ? » -
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CHAPITRE XI
L'EMPIRE
Genève sous l'Empire. — Le général Jomini. - Mmede Staël à Coppet.
Documents inédits sur son salon. — Benjamin Constant.
I
L'Empire : titre humiliant pour nous, mais que nous ne saurions éviter. L'Acte de médiation, établi en 1803, dura dix ans : pendant ces dix ans, la Suisse fut, comme toute l'Europe, sous la dépendance de Napoléon. Son joug pesait sur les cantons, qui fournissaient de nombreux soldats au conquérant. Genève, déchirée par les factions, avait été envahie par une armée française en 1798 et réunie à la France. Le Valais et le Tessin avaient subi plus tard le même sort. Neuchâtel était devenu principauté française. La condition de Genève annexée était particulièrement pénible. Toutefois la petite république avait réussi à sauver du naufrage quelques-uns de ses biens les plus chers : le traité de réunion avait réservé aux Genevois le droit d'administrer eux-mêmes leur culte, leur instruction et la bienfaisance publique. Comme l'a dit M. A. de la Rive, le biographe de Candolle, « la patrie se réfugia alors tout entière dans ces trois éléments, éminemment propres à conserver et à réveiller le patriotisme. » Il restait aux Genevois quelque chose de l'ancienne Ge-
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nève, et ce quelque chose était beaucoup, car pendant les seize années de la domination française, subsista un corps d'administration genevois, un faisceau d'institutions nationales, qui incarnaient malgré tout la survivance de la patrie et son indépendance morale.
Mais on conçoit que ce temps ait été pour la Suisse française beaucoup moins une période de production littéraire que d'attente et de recueillement. La parole, suivant une vieille métaphore qui ne fut jamais plus en place, la parole était au canon. Aussi n'est-il pas surprenant qu'un des écrivains les plus remarquables de notre pays à cette époque ait été un écrivain militaire. Nous ne saurions nous attarder longtemps auprès du général Jomini : le caractère technique de son œuvre la soustrait à notre examen. Nous ne pouvons cependant ignorer celui qui, aujourd'hui encore, fait autorité dès qu'il est question d'art militaire. S'il est vrai d'ailleurs que plusieurs de ses ouvrages les plus importants ont paru après la chute de l'Empire, c'est à l'école de Napoléon qu'il s'est formé et c'est à l'époque impériale que se rattachent ses expériences les plus fécondes et le trésor d'observations qu'il a mis en valeur.
Né à Payerne en 1779, Jomini fut destiné au commerce et vécut quelques années à Paris; il y rencontra le patriote vaudois Laharpe, dont il partageait les opinions et les espérances. Il avait toujours montré des goûts militaires prononcés, étudiait dans ses loisirs les campagnes du Grand Frédéric, et suivait avec un intérêt fiévreux les premières campagnes de Bonaparte. En 1798, il devint aide de camp de Keller, premier ministre de la guerre de la République helvétique. Quelques années plus tard, il travaille à son Traité des grandes opérations; Ney, après l'avoir lu, emmène l'auteur au camp de Boulogne et lui avance des fonds pour l'impression de l'ouvrage. On connaît
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le jugement que porta Napoléon sur ce premier livre de Jomini : « Voilà un jeune chef de bataillon, et un Suisse encore, qui nous apprend ce que jamais mes professeurs ne m'ont enseigné et ce que bien peu de généraux comprennent.» Il ajoutait avec un dépit qui était le plus beau des éloges : « C'est apprendre tout mon système de guerre à mes ennemis.» Il fit néanmoins le jeune auteur aide de camp adjudant du maréchal Ney. Jomini assista à la bataille d'Eylau, puis fut nommé chef d'état-major du 6e corps d'armée. Il commença vers cette époque la publication d'un de ses ouvrages les plus estimés : VHistoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Pendant la campagne de 1812, il se distingua dans la retraite de la GrandeArmée et au passage de la Beresina, où, gravement malade, mais toujours à son poste, il faillit périr; puis il assista à la bataille de Bautzen: Ney lui attribua la plus grande part dans le succès de cette journée et le proposa pour général de division. Mais les déceptions et les dégoûts que lui firent éprouver certains rivaux, — entre autres Berthier — le détachèrent du service de la France; las de voir sa situation jalousée et toujours remise en question, il offrit son épée à la Russie, et fut nommé aide de camp du czar. On a beaucoup commenté cette résolution de Jomini, qu'on a même accusé de trahison: « Il n'a pas trahi son drapeau, disait Napoléon à Sainte-Hélène. Il avait à se plaindre d'une grande injustice; il a été aveuglé par un sentiment honorable. Il n'était pas français; l'amour de la patrie ne l'a point retenu. » Il était, en effet, resté bon Suisse, et, après Leipzig, ses efforts auprès d'Alexandre, combinés avec ceux de Laharpe, contribuèrent à faire écarter les projets menaçant l'intégrité de notre pays.
Bien des années plus tard, en 1837, ayant été chargé de l'éducation militaire du grand-duc héritier,
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il écrivit son Précis de l'art de la guerre, résumé de tous les principes exposés dans ses divers ouvrages : « Ce traité, dit Sainte-Beuve, est la quintessence de l'art militaire; il en restera la base permanente. »
La fin de la vie de Jomini s'écoula à Paris, où il n'est mort qu'en 1869, peu avant cette grande guerre qui allait confirmer ses doctrines1. Ce qui nous importe ici, c'est de constater que Jomini sut mettre au service de sa haute science militaire précisément les qualités d'écrivain que réclamaient ces matières spéciales : il eutlOtla parfaite convenance du style ; sa langue est ce qu'elle doit être, claire, sobre, directe, « rapide et juste comme les mouvements d'une épée, » dit Olivier. « Il n'a pas, ajoute Sainte-Beuve, la grandeur et la simplicité concise de Napoléon, mais il a plus que lui l'étendue, le développement, la méthode, la clarté, la démonstration convaincante et lumineuse. Il est un meilleur professeur. » — Il y a toujours du professeur chez le Suisse romand.
Jomini croyait avoir besoin de l'indulgence des Français, « parce que le style d'un étranger écrivant dans leur langue laisse toujours beaucoup à désirer. »
Or Sainte-Beuve a pu dire que dans la langue de Jomini « la marque réfugiée ne se fait point ou presque point sentir. »
II
Si les écrivains n'abondent pas pendant les dix ans de l'Acte de Médiation, cette période marqua pour la Suisse dans le domaine de l'instruction publique et de l'éducation du peuple. Nous avons vu ce qu'avait déjà réalisé à cet égard l'activité de Stapfer durant la
1) Voir sur ce point sa biographie, par le colonel Lecomte, dans la Galerie suisse.
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République helvétique. D'autres poursuivirent l'œuvre à laquelle il avait donné l'impulsion première.
Bientôt Fellenberg fonde ces établissements de Hofwyl, qui furent célèbres dans l'Europe entière et d'où sont sortis plus de 2000 élèves. En 1806, Pestalozzi s'établit à Yverdon, et son école, où affluent les visiteurs étrangers, répand au loin les bienfaits de sa méthode. Vers le même temps, un grand chrétien, le père Girard, commence à Fribourg son apostolat, qui lui vaudra le titre de « bienfaiteur de la jeunesse. » Ainsi la Suisse demeure fidèle à cette mission pédagogique et éducative dont nous avons parlé plus d'une fois, et dont elle semble prendre toujours mieux conscience.
A Genève, malgré la domination étrangère, la vie intellectuelle n'est pas éteinte : des savants font connaître leur ville à l'étranger et entretiennent le bon renom créé par les Saussure et les Bonnet. Us ont pour organe la Bibliothèque britannique fondée en 1796, qui, grâce au concours des Genevois réfugiés en Angleterre, devient un véritable organe international, apprécié par toute l'Europe savante K Ainsi Genève résiste par la pensée. Mais c'est le foyer de Coppet qui surtout contribue à entretenir tout à la fois les idées libérales et le goût des choses de l'esprit : là règne « l'impératrice de la pensée. » Les séjours de Voltaire et de Rousseau parmi nous avaient ranimé, rajeuni notre littérature; les séjours de Mme de Staël à Coppet entretinrent cette flamme, exercèrent sur. la partie cultivée de notre population une influence qui devait laisser des traces profondes.
Il est probable que Mme de Staël déclinerait l'honneur — médiocre à ses yeux — d'occuper une place dans notre histoiré littéraire. Née et élevée à Paris, dans un milieu purement français, elle n'a pas même,
1) La Bibliothèque britannique devint plus tard la Bibliothèque universelle, qui est plus florissante que jamais à l'approche de son centenaire.
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comme Rousseau, reçu de notre pays ses premières impressions, cette première éducation de l'âme dont le philosophe de Genève a gardé une si visible empreinte. Il est aisé de retrouver le Genevois chez JeanJacques, tandis que la fille de M. Necker semble à première vue nous être étrangère : en elle rien ne fait deviner ou souvenir qu'elle est née d'un père genevois et d'une mère vaudoise. Bien plus, elle ne nous aime pas, nous l'avons vu. En 1811, elle écrivait de Genève à Mme Récamier : « Me voici dans cette ville, où je me suis tant ennuyée depuis dix ans, » Et pourtant, qu'elle s'y résigne: Germaine Necker est du pays romand : c'est la Suisse française qui l'a donnée à la France, à l'Europe. Elle est nôtre, non seulement par la naissance, par les traditions domestiques, par l'éducation du foyer, par la religion, mais par une sorte de filiation morale, puisqu'elle est la fille spirituelle de Rousseau. Le grand Genevois a été l'éveilleur de son génie; c'est à lui qu'elle a consacré son premier ouvrage ; entre elle et lui, il y a plus qu'une ressemblance, il y a proche parenté. Comme lui exaltée et raisonneuse, elle éprouve avec plus d'intensité ce qu'éprouvent les autres mortels; et ce que sa cousine Mme Necker de Saussure disait d'elle pouvait déjà s'appliquer à Rousseau : « Son âme est plus vivante qu'une autre. »
Nous avons vu en quel sens Rousseau a été le revendicateur des droits de la personnalité, le champion de
l'individualisme. A son tour, Mme de Staël est profondément pénétrée de la valeur propre et de la dignité de l'individu, elle regarde la personne humaine comme inviolable et sacrée; rien ne doit entraver sa libre expansion, où se trouve renfermé tout le secret du bonheur. de qu'elle a aimé dans la Révolution, c'est l'affranchissement de la personne humaine; ce qu'elle cherche en ses semblables, c'est l'indépendance des
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caractères, la vie propre, des croyances personnelles ; suivant la belle expression d'Amiel, « Mme de Staël hait l'inanité des échos et demande à chacun d'être quelqu'un. C'est par là qu'elle est libérale, protestante et républicaine. »
Il est très remarquable que sa foi en la liberté ait survécu à la grande faillite de la Révolution : elle continuait d'y croire en face de la barbarie momentanément triomphante, et s'écriait : « La passion d'être libre renaît de ses cendres au fond des cœurs qu'elle a consumés. » En 1793, elle écrivait à lVIme de Charrière : « Toutes les idées ont été englouties ; quelle colombe nous rapportera la première branche ? » Elle savait bien qui serait la colombe : ce fut elle qui entreprit de lutter contre le découragement des âmes, de rallumer les enthousiasmes, de restaurer la foi aux idées libérales. La liberté est la condition de tout progrès ; rendre l'homme libre, c'est le rendre perfectible, c'est assurer le développement normal de son individualité, et par suite le placer sur la voie du bonheur.
De tels sentiments expliquent qu'un de ses premiers ouvrages ait traité de l'Influence des passions, ceB redoutables ennemies de notre liberté morale et du bonheur social ou personnel. Qui les a mieux connues, hélas ! que Mme de Staël ? « Les passions, dit-elle, cette force impulsive qui entraîne l'homme, indépendamment de la volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique. »
Partout, ce généreux esprit prend fait et cause pour la liberté, pour les droits de la conscience. De là son aversion pour Bonaparte, en qui elle ne tarda pas, après un court moment d'enthousiasme, à discerner le futur despote, et qui, lui, disait d'elle : « Je ne sais comment il arrive qu'on m'aime toujours moins quand on l'a vue. » Il eût pu ajouter : « quand on l'a lue. »
C'est, en effet, au moment du 18 Brumaire qu'elle pu-
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blie son livre De la Littérature, où elle montre le rapport intime qui existe entre le développement intellectuel des peuples et la liberté, où elle affirme sa foi au progrès simultané de la littérature, des mœurs et des institutions, où elle trace le tableau idéal d'une littérature républicaine s'épanouissant au soleil de la liberté, où elle invite les peuples à prendre possession d'eux-mêmes par un acte d'énergie morale, où elle oppose, enfin, au despotisme renaissant les forces spirituelles des nations protestantes, l'esprit du Nord à l'esprit du Midi.
Quelques années plus tard, elle dévoile dans l'Allemagne aux regards des Français les richesses tout intérieures de la pensée, montre dans Kant, dans Schiller, le triomphe de la personnalité, et proclame, en ce livre que Napoléon voulait anéantir, la liberté de l'âme en face de la force matérielle.
Mais la liberté ne va pas sans responsabilité: plus on est pénétré de la dignité humaine, plus aussi sont sérieux les devoirs qui en découlent. Mme de Staël, très protestante encore en ceci, a un sentiment profond, presque tragique, de la responsabilité de l'individu, et, par suite, de la destinée de l'homme. Elle est bien de notre pays et de la religion de Calvin par cette conception sérieuse de la vie et par sa constante préoccupation du point de vue moral. Nous touchons ici à un point délicat, mais fort important, et il faut y toucher si l'on veut comprendre ce qu'est la Suisse française et ce que Mme de Staël tient de ce pays. Les prédicateurs genevois n'avaient pas inutilement prêché, pendant une longue suite d'années, la misère de l'homme, son impuissance à faire le bien et la condamnation qui l'attend : le sentiment du péché, — un mot peu littéraire, mais très courant chez nous — ce sentiment, avec la crainte de la mort, que suit un jugement redoutable, pèse sur les consciences. Car le protestan-
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tisme est surtout la religion de la conscience; c'est à elle seule qu'il en veut. On l'a, accusé de rendre l'homme chagrin : il eût suffi de dire qu'il imprime à la vie un certain caractère de gravité, en persuadant à l'homme que l'existence terrestre n'est pas une partie de plaisir, mais un voyage qui peut aboutir au salut ou à la catastrophe, et qu'il importe de penser toujours à l'issue de cette vie: chacun ne peut s'en remettre qu'à lui-même et à la grâce de Dieu; pas de confessionnal où puiser la sécurité, pas de prêtre qui donne l'absolution : tout homme est face à face avec sa conscience.
Nous avons trouvé la profonde empreinte de ces sentiments chez Rousseau, qui représenta la réaction contre l'incrédulité frivole et fut plus que personne en proie à sa conscience. « N'est-ce pas en vue de l'apaiser ou de la venger, dit Vinet, qu'il avait écrit ses Con-
fessions? Cette préoccupation de sa valeur morale, ce soin d'établir la balance entre ses vertus et ses vices, cette évocation anticipée du juge suprême, ne sont-ils pas des symptômes de ce trouble intérieur ? » Mme de Staël, dans un des plus beaux chapitres de son livre de la Littérature, le chapitre sur Shakespeare, semble comme obsédée par la pensée de la mort, de l'avenir mystérieux et terrible qui la suit; ce problème hantait son génie; sans cesse elle y revient, surtout dans ses romans, et dans l'Allemagne elle s'écrie : « L'anxiété du malheur fait douter que le repos soit dans la tombe, et le désespoir est pour les athées même comme une révélation ténébreuse de l'éternité des peines. » C'est ainsi qu'à ses yeux la mélancolie put être un signe de supériorité : « Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée. La mélancolie est la véritable inspiration du talent. » On comprend qu'elle préférât les littératures du Nord à celles du Midi : elle a
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poussé envers celles-ci le dédain jusqu'à l'injustice; elle trouvait dans celles-là cet individualisme qui se replie sur lui-même, qui médite et qui rêve, qui sonde d'un regard inquiet sa conscience, interroge en tremblant sa destinée, puis s'épanche en une poésie toute personnelle, élégiaque ou lyrique. Un de nos écrivains, à qui nous faisons plus d'un emprunt, M. J. Hornung, a essayé de montrer dans Delphine la lutte entre l'élément catholique ou chevaleresque et l'élément libéral ou protestant; Corinne serait «l'élégie du monde roman » et résumerait « toute la poésie des nationalités tombées; » ou, pour parler avec Vinet, Corinne représente le principe esthétique et Oswald le principe moral. Laissons les commentateurs subtils : ce qui est sûr, c'est que Mme de Staël a vu le rajeunissement de la poésie et des lettres dans un retour aux sentiments individuels, au subjectivisme, si j'ose employer ce mot un peu lourd, ou, pour parler français, dans une résurrection de l'énergie morale.
Avec une conception aussi haute, la littérature ne saurait être un jeu, un passe-temps ou un simple exercice d'art. Mme de Staël a « les yeux tournés en dedans, » son génie n'a rien de plastique, elle n'attache de prix qu'aux idées ; la littérature à idées, comme l'a si bien marqué M. Faguet1, — voilà son domaine; l'art pur lui est étranger et comme inférieur : « Le sentiment de l'art lui manque, écrivait Bonstetten, et le beau qui n'est pas esprit et éloquence n'existe pas pour elle.» Le dilettantisme, la fantaisie pure, lui semblent indignes d'attention ; le but moral est tout : la littérature doit servir au perfectionnement de l'âme. On n'écrit pas pour s'amuser, on écrit pour persuader, pour agir; le livre est pour elle un moyen d'action. Non seulement le livre, mais la parole et la conversation : lorsqu'elle cause, elle cherche moins à
1) Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1887.
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charmer ceux qu'elle suspend à ses lèvres merveilleusement éloquentes, qu'à agiter et répandre des idées, à instruire, à convaincre ; elle plaide ou elle enseigne.
Elle est une moraliste passionnée.
Et cela encore est de notre pays. On trouve dans les amusantes lettres du chevalier de Boufflers, qui, sous la forme la plus folâtre, renferment tant d'aperçus fins et justes, un mot frappant sur les Suisses français : « Le peuple suisse et le peuple français ressemblent à deux jardiniers, dont l'un cultive des choux et l'autre des fleurs. » Cela est vrai surtout des écrivains des deux peuples. S'il est une espèce d'homme inconnue en Suisse avant notre siècle, c'est l'homme de lettres, c'est-à-dire l'homme faisant uniquement profession et métier de produire des livres, écrivant par simple vocation, sans autre fonction so ciale, et cultivant « des fleurs » pour son agrément et celui du public. Nos écrivains cultivent « des choux, » en ce sens que leur littérature n'est pas à elle-même son propre but, mais un moyen, une arme ou un outil.
Il en est bien peu, parmi les auteurs dont nous avons parlé dans cette histoire, qui n'aient écrit en vue d'un résultat particulier, à qui l'intérêt du moment, le souci de la chose publique, ou quelque cause à défendre, ou quelque vérité à enseigner, n'aient mis la plume à la main. Notre littérature est essentiellement didactique ou militante. Jean-Jacques est le grand lutteur; Mme de Staël la grande et noble institutrice. Otez à celle-ci sa conviction, ses croyances : elle cesse d'écrire; elle n'écrira même pas de romans; elle est auteur parce qu'elle a des idées à défendre ou à répandre. C'est un besoin de son esprit de rayonner sur les hommes, de les instruire et de les éclairer; elle s'intéresse au monde moral, à la vie humaine, à la vie sociale, à tout ce qui est action de l'homme sur l'homme.
C'est encore le chevalier de Boufflers qui remarque
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qu'en Suisse tout étranger est bien reçu : « Il suffit d'être homme, dit-il ; l'humanité est pour ce bon peuple-ci tout ce que la parenté serait pour un autre. » Ce mot s'applique à merveille au génie humain et cordial de Mme de Staël. Elle fut cosmopolite au sens le plus haut du mot, comme on l'est souvent à Genève, « la ville des neutralisations ethnographiques,» disait Amiel. Si française de cœur, elle eut une chaude sympathie pour les autres nations et une admirable aptitude à les comprendre. La « patrie de son âme, » c'était la société des hommes distingués de tous les pays; un des plus vifs besoins de son cœur fut de servir d'interprète entre les génies des races diverses.
Mme de Charrière l'appelait ironiquement l'ambassadrice; ce sobriquet malicieux est aussi un titre d'honneur : Mme de Staël a représenté glorieusement la France dans toutes les capitales où son exil l'a conduite, à Weimar comme à Rome, à Pétersbourg comme à Londres, à Vienne comme à Berlin. En retour, elle a cherché à révéler à la France tous les peuples civilisés; elle a chanté l'Italie, elle a expliqué l'Allemagne, elle a entrevu pour la nation russe un riche et brillant avenir. Elle a établi une communication spirituelle entre les nations étrangères et la France, elle a tenté de réconcilier le Nord et le Midi, la civilisation latine avec la civilisation germanique.
Et, en ce faisant, elle a été profondément moderne; rapprocher les membres de la famille humaine, n'estce pas le but et l'ambition de tous les progrès scientifiques ou moraux dont notre temps est épris, et comme l'a dit M. Faguet, déjà cité, lorsque Mme de Staël s'écriait : « Désormais, il faut avoir l'esprit européen, » n'a-t-elle pas donné la devise du siècle qui commençait alors et qui va finir ? Son génie a un caractère universel, et ce caractère est celui de Genève, la cité voisine de tous les pays, et de la Suisse française,
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si bien placée pour servir de point de rencontre au génie des races diverses : le nom de Mme de Staël résume la mission de notre petit pays.
G. de Humboldt avait donc raison de dire : « Par le fond le plus intime de sa nature, Mme de Staël était étrangère à la manière de penser proprement française.» — Sans doute. Et pourtant, si primitivement genevoise qu'elle vienne de nous apparaître, M"'e de Staël a reçu de la France juste ce qu'il lui fallait pour faire accepter ce qu'il y avait de suisse et d'exotique en elle. Une spirituelle étrangère, Frédérique Brun, avait fort bien démêlé ce qui faisait contraste en cette riche nature, « née française avec un caractère étranger, avec les goûts et les habitudes françaises, et les idées et les sentiments du Nord. » Marc Monnier l'a appelée, avec une heureuse concision, « une Genevoise épanouie par la France. » Son génie est nôtre par sa tendance didactique si prononcée; mais la France lui a communiqué sa chaleur de générosité, sa force expansive en même temps que sa puissance d'attrait, son éloquence faite de passion et de grâce, l'irrésistible séduction de son universelle bienveillance, secret de ses plus nobles conquêtes. La gravité du fonds genevois primitif unie au charme et à la vivacité du génie français, — voilà Mme de Staël.
Elle est genevoise encore par certains caractères de son style. Plusieurs critiques de son temps le lui ont reproché avec une insistance peu courtoise, mais évidemment très sincère. Il est sûr que Mme de Staël, qui admirait avec excès le style de son père, n'est pas exempte d'une certaine phraséologie abstraite et sentimentale, — ce que Sainte-Beuve appelle si joliment le « léger nuage de Germanie. »
« A l'Académie, dit-il, lorsqu'on produit, à l'occasion d'un mot, les exemples tirés des principaux écrivains, il est rare que l'exemple emprunté à Mme de Staël ne soulève pas d'objections,
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et qu'une phrase d'elle passe couramment. On allègue tantôt le vague de l'expression, tantôt l'impropriété des termes ou le peu d'analogie des membres. A ce jeu de détail du dictionnaire, elle a rarement un atout. »
On a cité en souriant le mot de Léonce à Delphine : « Aime-moi pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes.» Mme Necker eût pu écrire cela. En 1802, le Journal des Débats reprochait précisément au livre d'où cette phrase singulière est tirée, d'être écrit en langue suisse et non en français de France : et Fiévée trouvait que le style de Delphine ressemblait à une traduction d'allemand en français x. Mme de Staël a dans son style tout ce que la pensée et le sentiment peuvent donner; il lui manque ce que l'art y eût ajouté. Seule l'idée lui importe. De là le peu d'attention qu'elle accorde au paysage, à la nature extérieure, au phénomène, qui ne charme que les yeux. A cet égard, elle n'a rien de son maître Rousseau.
Quand elle décrit la nature, c'est pour y chercher quelque symbole d'un fait d'ordre moral. Le Vésuve, remarque M. Rambert, lui apparaît comme une montagne réprouvée, « condamnée à ne plus sentir le souffle bienfaisant de son créateur. » Combien Chateaubriand est, au contraire, attentif au monde extérieur et s'attarde volontiers à la surface des réalités! Unissez le spiritualisme de Mme de Staël et le pittoresque de Chateaubriand, vous avez deux faces essentielles du romantisme.
III
« Ce que le séjour de Ferney fut pour Voltaire, celui de Coppet l'est pour Mme de Staël, mais avec plus d'au-
1) Voir, sur les critiques de M.. de Staël, l'étude de M. Eugène Rambert (Lauanne, 1854).
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réole poétique, » a dit Sainte-Beuve. On a souvent décrit le cercle brillant dont elle fut la reine, cette résidence princière où affluaient les hôtes étrangers et des amis de tous les pays, ces conversations dont Mine de Staël était l'âme toujours vibrante et inspirée. Le célèbre géographe Karl Ritter a décrit Corinne dans une de ces heures inoubliables : « Jamais dans le cours de ma vie je n'ai ressenti un tel ébranlement nerveux; j'en avais des crampes jusqu'au bout des doigts. » Dans ces réunions de Coppet, que Stendhal appelait « les Etats généraux de l'opinion européenne, » plusieurs Suisses tenaient un rang distingué. Il suffit de rappeler les noms de Sismondi, qui débutait dans les lettres, de Bonstetten, le causeur d'une séduisante originalité, de Jean de Muller, avec son érudition prodigieuse, de Benjamin Constant, paradoxal et mordant, de Mme Necker de Saussure, dont le souvenir ne saurait être séparé de celui de Mme de Staël et qui a su porter si bien le poids de deux noms glorieux. On cherche à se représenter un tel assemblage d'esprits éminents, électrisés par la parole de Corinne. Sismondi, nature plus solide que prime-sautière, en était un peu ahuri; Bonstetten lui-même, esprit bien plus vif, éprouvait quelque fatigue : « Je reviens avec Muller de Coppet, écrit-il, et je me sens abêti, fatigué d'une débauche d'intelligence. Il se dépense plus d'esprit à Coppet en un jour que dans maint pays en un an.
Le bon Sismondi est complètement abasourdi ; il m'avouait hier que tout lui semblait maintenant d'une crasse ignorance ; je dus le consoler. »
« Le monde est trop petit pour son âme de feu, » disait encore Bonstetten de son illustre amie.
Après Sainte-Beuve, après le duc de Broglie, il ne nous resterait rien à dire sur la société de Coppet, si nous n'avions sous la main quelques pages inédites qui s'y rapportent et qui nous permettront d'ajouter quel-
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ques traits à un tableau tracé par des maîtres. Un Neuchâtelois de mérite, nommé Gaudot, homme du monde, passionné de conversation et de lecture, avait trouvé accès auprès de Mme de Staël. Elle goûtait son esprit cultivé et original, et lui adressait de petits billets qui montrent le prix qu'elle attachait à son jugement. En 1809, elle lui exprime le désir de lui soumettre quelques fragments de l'Allemagne: « Vous êtes, lui dit-elle, un esprit sur la frontière des deux pays et votre jugement me servira pour deux nations. » Elle indique à son ami neuchâtelois, d'une façon caractéristique, le sentiment auquel elle a obéi en écrivant Corinne et l'Allemagne: « Il y avait deux nations hors de mode en Europe, les Italiens et les Allemands; j'ai entrepris de leur rendre la réputation de sincérité et d'esprit; je ne sais si j'y parviendrai. »
Gaudot lui-même, dans des lettres à sa sœur, décrit ce qu'on appelait à Coppet (da dispersion générale des peuples, » c'est-à-dire la fin de la belle saison et le départ des hôtes. Il écrit de Genève, où il était en séjour : « J'irai passer les derniers jours à Coppet pour assister à la dissolution du corps social ; c'est la dispersion de la tour de Babel. Mme de Staël, Schlegel, Albert et Albertine, vont à Vienne ; Mme Récamier, Mme de Dalmacy, sa cousine, et M. de Sabran vont à Paris; M. Constant et Auguste de Staël y vont aussi, mais par une autre route ; M. Middleton va en Italie ; les Genevois restent ici, et moi je pars dans le même temps pour le coin de mon feu. Je ne parle pas de trente ou quarante passants, hommes et femmes ; ce sont des météores qui n'ont pas été en rapport avec le système.
« On imaginerait difficilement la quantité et la finesse de petites tracasseries qui ont été produites par cette longue vie de château. Mme de Staël et Mme Récamier, ou Mrae Récamier et Mme de Staël, comme on voudra, sont les deux pôles autour desquels le mouvement tourne, et l'une et l'autre de ces deux femmes célèbres sont dans la situation la plus extraordinaire quant à leurs relations subsistantes, à leur cœur et à leur avenir. L'une
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et l'autre sont à une patte d'oie de chemin où il faut opter. Quoiqu'elles rient beaucoup toutes deux à table et au salon, toutes deux sont malheureuses, par des raisons opposées, qu'elles m'ont dites dans des moments d'abandon. »
Cette lettre date du moment même où Benjamin Constant cherchait à rompre une chaîne devenue insupportable et où il écrivait dans son journal intime : «.Mon Dieu, délivrez-nous l'un de l'autre. » - Gaudot, vieux garçon touchant à la cinquantaine, recevait les confidences des deux dames, et surtout de la belle Juliette, qui était alors en coquetterie avec le prince Auguste de Prusse.
« Elle touche sans éblouir, écrit Gaudot ; elle attire, elle retient, parce qu'elle parle peu et que ses mouvements sont rares et naturels. Le jeu de ses yeux est une chose très particulière.
Ils sont ordinairement baissés, et elle les varie en les relevant, en les détournant et en les donnant en plein d'une manière infiniment séduisante. J'aime chez elle jusqu'à certains défauts, comme, par exemple, la plus jolie petite moustache du monde.
Elle a tellement l'esprit de conduite, qu'elle plaît même aux femmes. On ne l'entend jamais tenir le dé de la conversation, encore moins trancher ou blâmer, mais quand elle parle de confiance, ce qui lui est déjà arrivé avec moi, elle a une intimité décente qui pénètre. Le premier jour, je ne lui ai dit que des bienséances ; le second, nous avons passé deux heures au piano, où elle m'a chanté tout ce que je lui ai demandé, et sur le balcon, à causer d'abord musique, et ensuite bonheur. Elle n'a jamais été heureuse, elle croit qu'elle ne le sera jamais. Ce que je lui ai dit là-dessus nous a véritablement liés. »
Rappelons, à propos du tête-à-tête sur le balcon, que Mme Récamier aimait beaucoup ce genre d'intimité sentimentale. Le grave Sismondi écrivait, avec un dépit qui provenait peut-être de ce que cette femme charmante avait omis de l'attirer au balcon: « Elle entraîne toujours son voisin dans un tête-à-tête à voix basse ; elle a de petites minauderies qui me fatiguent, et son esprit, car elle en a, ne profite jamais au public. »
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Gaudot raconte au long la représentation de Phèdre, à laquelle il vient d'assister. Il indique la distribution des rôles et caractérise le jeu des acteurs: M. de Sabran faisait Hippolyte : « Figure excessivement ingrate, l'opposé le plus complet de l'héroïque; la galanterie et la finesse françaises portées jusqu'à l'excès et à la grimace, au lieu du guerrier et du chasseur simple et sauvage, que Racine lui-même a mal saisi selon moi. » Théramène : Auguste de Staël, « l'air parfaitement vieux parce que sa figure est vieille. » Thésée était joué par M. de Prangins, dont la taille colossale convenait à un demi-dieu : « Il est si grand, dit notre reporter, qu'il touchait aux chapiteaux des colonnes et aux voûtes des palais de ce théâtre en miniature, et qu'entouré d'acteurs tous remarquablement petits, on l'aurait, au premier coup d'œil, pris pour le maître d'une troupe de marionnettes. » Mais le spectateur ne peut assez exalter Aricie, qui n'était autre que Mme Récamier:
« C'est, dit-il, le triomphe de la nature sur l'art ; car comment se défendre de trouver bien un bel objet, que la douceur, la simplicité, la modestie, la séduction, et une teinte légère de mélancolie, mettent dans tout son jour. Aussi lui sait-on gré — et moi autant que les autres — d'avancer ou de reculer d'un pas, de lever le bras, d'étendre la main, de remuer le doigt. »
Et Phèdre ? — C'était le rôle préféré de Mme de Staël, qui était en état d'y mettre, grâce à son expérience, une vérité de passion singulière. Gaudot trouve qu'elle force sa voix dans les passages passionnés, et constate qu'elle joue remarquablement « la scène de la jalousie. » Benjamin Constant en savait quelque chose.
On voit par ces fragments de lettres que Neuchâtel n'est point demeuré complètement en dehors du mouvement dont Mme de Staël a été le centre chez nous, et
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que le foyer de Coppet a projeté quelques rayons jusque sur nos rivages. Ces notes intimes d'un obscur visiteur de Coppet me semblent ajouter quelques traits au tableau déjà connu de cette vie brillante, qui avait, comme toute vie mondaine, ses tristes dessous et ses misères secrètes. Comment oublier, en effet, tout ce que des publications récentes nous ont appris ou confirmé avec une clarté brutale ? Comment oublier qu'à côté de Phèdre, il se jouait au château un drame plus réel ? Le journal intime de Benjamin Constant nous en a révélé toutes les péripéties. Oserons-nous dire que nous aurions presque mieux aimé n'en rien connaître et voir Corinne garder son auréole ?
III
Nous avons déjà rencontré Benjamin Constant dans la retraite de Colombier, auprès de Mille de Charrière.
Il était né en 1767 à Lausanne: c'est à peu près tout ce qu'il a de suisse et de vaudois. Issu d'une famille de réfugiés français, dont presque tous les hommes depuis un siècle avaient servi à l'étranger, élevé dès l'adolescence loin du pays natal, il n'a jamais montré d'attachement pour la Suisse française, et n'eut de patrie que celle de son choix, la France. Comme penseur et comme publiciste, il procède de Mme de Staël.
Qu'on lise la préface de son livre sur la Religion: c'est bien ce spiritualisme et cet amour de la liberté que professait son amie, qu'elle savait communiquer à ceux qui l'approchaient. Par malheur, Mme de Staël fut impuissante à rallumer chez lui la flamme de l'enthousiasme et de l'espérance : c'est cet élément de vie qui fait défaut à un livre d:ailleurs riche de science et d'éloquence. Benjamin l'avait commencé à Colombier,
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et l'on sait qu'il en ébauchait des fragments sur des cartes à jouer, ce qui ne prête pas un aspect très sérieux à l'entreprise. Il refit et retoucha ce livre pendant des années : « Sa poudre, disait Sainte-Beuve, est restée trop longtemps en magasin ; elle est mouillée. » Il a lui-même plaisanté sans dignité sur les revirements d'opinion qu'il avait subis au cours de son interminable travail et s'est donné complaisamment des airs de ne pas croire à son propre ouvrage. La postérité l'a pris au mot : elle néglige de le lire ; en quoi elle a tort, car on trouve dans la Religion des pages de premier ordre, où le souffle d'un spiritualisme sincère a passé.
On n'a pas moins oublié les écrits politiques de Constant, bien qu'ils aient été deux fois réimprimés.
C'est là pourtant, dans ces brochures, ces discours, ces traités, qu'on trouvera le meilleur Benjamin Constant, je veux dire le plus sérieux et le plus convaincu; là aussi qu'on discernera le plus clairement ce qu'il peut devoir à son pays natal. Il a proclamé et formulé le premier la grande doctrine libérale, suivant laquelle la liberté, en matière de religion, d'enseignement, de presse, d'industrie et de commerce, est l'universel remède social. Que l'influence de Mme de Staël ait décidé de la ligne qu'il a suivie, cela ne saurait diminuer son mérite propre : il a résumé, avec un tact politique très sûr, avec l'expérience qu'il avait acquise au Tribunat et à la Chambre des députés, les résultats des recherches sur la science constitutionnelle, qui ont occupé tant d'esprits éminents vers la fin du XVIIIme siècle et sous la Restauration. Il a fixé avec une remarquable précision une foule d'idées éparses et flottantes, et en -a fait un corps de doctrine auquel son nom reste attaché.
« Des garanties inviolables, des lois qui sauvegardent les intérêts légitimes et les droits de tous, et qui imposent le respect par. leur équité même, des pouvoirs nettement définis, responsa-
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bles, n'agissant que dans la sphère d'action qui leur est assignée par un pacte organique, la conscience libre, l'individu libre dans tous les actes qui ne nuisent point à autrui, voilà ce que veut Benjamin Constant, dans les Etats républicains aussi bien que dans les monarchies.1 »
Toute l'école libérale, sans oublier notre Vinet, procède de ce publiciste, « le plus grand des hommes distingués. » Sainte-Beuve, qui lui a décerné ce titre, a émis des doutes injurieux sur la sincérité de Benjamin Constant; mais qu'on relise tant de pages sur la liberté de la presse, sur la liberté religieuse : on y sentira une chaleur qui n'est point factice. On y trouvera une langue précise et beaucoup plus brillante que ne le ferait attendre le jugement sévère du critique cité tout à l'heure. Il n'y a pas seulement dans ce style « une extrême clarté, beaucoup de rapidité, de finesse, et de l'élégance*,)) il y a un charme très attirant, que je ne trouve en aucun autre. Ce n'est ni le parler précis et rapide, mais un peu court, de Voltaire, ni la rhétorique sonore de Rousseau. La langue de Constant est à la fois sobre et riche, harmonieuse et simple, poétique sans emphase; elle a ce que Vinet ne trouvait point dans la prose « sans défauts » de Voltaire : le second plan, le lointain, quelque souffle de poésie; elle indique parfois plus qu'elle n'exprime, elle sollicite l'esprit à chercher au delà des mots.
Mais qui s'occupe encore du libéralisme et de son grand champion ? Benjamin Constant n'est plus, pour notre fin de siècle désabusé des belles doctrines, qu'une âme désemparée, qui nous a livré l'expression de sa souffrance morale dans le roman d'Adolphe. La génération présente se pique de comprendre mieux que les précédentes le charme douloureux de ce petit chef-d'œuvre, et se plaît à reconnaître dans la confession d'Adolphe l'image fidèle de sa propre maladie :
1) Ch. Louandre. Introduction aux Œuvres politiques.
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« J'y retrouve, a dit le plus compétent des juges en pareille matière, M. Paul Bourget, j'y retrouve la douleur la plus moderne qui Roit, la plus voisine de nous, celle de la lucidité dans l'égarement, et celle aussi de la solitude de l'âme. Je devine, à travers les phrases anatomiques de ce roman, la plainte d'un être supérieur et incomplet qui ne peut arriver à se faire connaître tout entier, ni par suite à se donner, — d'une créature fine et tourmentée chez qui les passages du sentiment sont à la fois trop rapides, trop brûlants et trop conscients. J'y aperçois le martyr d'une faculté qui fait à l'heure présente tant de victimes parmi les plus distingués de nos contemporains : l'esprit d'analyse. 1 »
Ainsi donc, dans l'espace de cinquante ans, notre pays a donné aux lettres et à la pensée française Rousseau, Mme de Staël et Benjamin Constant. N'est-il pas curieux que la France, qui, à la fin du XVIIIme siècle, a renouvelé les conceptions politiques et sociales de l'Europe, ait au contraire reçu de l'étranger les éléments de sa résurrection littéraire ? Le romantisme n'est pas né en France, il y a été importé, en bonne partie, il est vrai, par des Français revenus de loin: Bernardin de St-Pierre ne trouve sa veine que dans son voyage à l'Ile de France; André Chénier est un demi-grec;] Chateaubriand ne prend pleine con-
science de son génie qu'après son séjour en Amérique, d'où il revient l'imagination enrichie de visions merveilleuses; les frères de Maistre enfin sont des Savoyards qui ont passé par la Russie. La part de la Suisse est belle dans la révolution littéraire de la France. Nous verrons bientôt comment notre littérature locale a subi en retour l'action du romantisme français. Mais pour le moment, ce qui nous importe, c'est la Restauration genevoise et le mouvement très actif dont elle fut le signal.
1) Benjamin Constant (dans le Livre du Centenaire du Journal des Débats.)
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CHAPITRE XII
LA RESTAURATION GENEVOISE
Genève suisse. — La société genevoise. — Pyrame de Candolle. Sismondi. - Bonstetten. — Mmc Necker de Saussure. — Rodolphe Tœpffer. - Poètes genevois ; classiques et romantiques. — Les chansonniers : Chaponnière; Gaudy-Lefort. — Petit-Senn et ses amis : Galloix, Didier, Gide, Blanvalet. — Albert Richard. - Le réveil à Genève : Merle d'Aubigné.
1
Genève était française depuis plus de quinze ans, lorsque, le 30 décembre 1813, un détachement de l'armée alliée se présenta aux portes de la ville et y pénétra sans rencontrer de résistance. Le lendemain, dernier jour de l'an, fut aussi le dernier jour de la domination étrangère : trois anciens magistrats, Lullin, Des Arts et Pictet de Rochemont proclamèrent, avec quelques citoyens courageux, la résurrection de l'ancienne République de Genève et se constituèrent en gouvernement provisoire. Le chef-lieu du département du Léman redevint la ville et République de Genève, qui fut reçue comme vingt-deuxième canton , dans la Confédération suisse ; les souverains alliés reconnurent cette existence nouvelle. Jamais peut-être
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un petit peuple rendu à lui-même et à ses destinées ne donna le spectacle d'une plus vive allégresse K La première conséquence heureuse de cette restauration, fut la rentrée des exilés. On se souvient que les révolutions de Genève avaient dispersé dans le monde quelques-uns de ses plus dignes enfants. Leur exil ne fut certes pas sans fruit: il fut pour eux une rude, mais salutaire école, trempa leurs caractères, enrichit et forma leur esprit, élargit leur horizon, les mit en contact avec les hommes illustres de France ou d'Angleterre. Lorsque, après la chute de la domination française, ils reprirent le chemin de leur patrie, ils y rapportèrent tout ce qu'ils avaient accumulé d'expérience durant les mauvais jours. Nous connaissons déjà plusieurs d'entre eux : Etienne Dumont, l'ami de Mirabeau, qui représenta à Genève ce libéralisme optimiste et confiant puisé en Angleterre, causeur charmant, riche de souvenirs qu'il excellait à raconter ; sir Francis d'Ivernois, le libre publiciste, épris aussi de l'Angleterre et qui allait mettre au service de sa patrie une plume exercée et une forte expérience politique.
Les noms de plusieurs étrangers sont inséparables de l'histoire de Genève à cette brillante époque: le célèbre réfugié italien Rossi, qui pendant quinze années enseigna avec éclat à l'Académie, et fut reçu citoyen de Genève; Capo d'Istria, le patriote grec qui sut éveiller pour son pays les chaudes sympathies que le nom d'Eynard, le philhellène, rappelle si éloquemment. Ils trouvaient à Genève une société d'élite, le professeur Marc-Auguste Pictet, qui avec son frère Pictet de Rochemont (le diplomate du congrès de Vienne), avait fondé en 1796 la Bibliothèque britannique,
1) Voir l'Histoire de la restauration de la République genevoise, de M. A. RilHet, et le petit livre, tout vibrant d'émotion patriotique, de M. Pictet de Sergy : Genève ressuscitée.
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devenue plus tard la Bibliothèque universelle; PictetDiodati, ancien représentant de Genève à Paris, président de la Cour suprême ; Lullin de Châteauvieux, dont l'esprit modeste et brillant s'était formé dans la société de Coppet, auteur des Lettres sur l'Italie et de cet ingénieux Manuscrit de Sainte-Hélène, qu'on attribua à Benjamin Constant et même à Mme de Staël; Guillaume Favre, l'érudit cher à Mme de Staël, et qui aimait « l'étude pour l'étude, » ainsi que l'en a loué Sainte-Beuve1; Sismondi, le grave historien; Bonstetten, le plus français des Bernois; Bellot, le législateur genevois, âme lumineuse et sereine emprisonnée dans un corps infirme, — et vingt autres que nous devrions nommer :
« Nulle part peut-être, dit l'auteur des Lundis, on n'aurait trouvé réunis sur un aussi petit espace et dans des conditions de société plus favorables une aussi grande variété d'esprits, de talents et d'idées, une culture aussi diverse, aussi complète et aussi honorablement désintéressée, de toutes les branches de l'intelligence, un ensemble aussi supérieur, aussi éclairé, aussi paisiblement animé, aussi honnête. »
Les femmes d'élite ne manquaient pas à cette société, où régnait Mme Necker de Saussure, où s'arrêtaient volontiers des étrangères de distinction; Bonstetten s'écriait avec ravissement : « Tout ce qui pense et écrit en Europe passe dans notre lanterne magique.
Genève, c'est le monde dans une noix. » Une nouvelle Genève a commencé à vivre : elle sera, suivant l'expression de M. Pictet de Sergy, « digne de tout ce que son enfantement aura coûté aux générations antérieures » : une noble émulation s'empare des esprits, se manifeste par des créations nombreuses et variées, philanthropiques et d'utilité générale. Les particuliers et l'Etat rivalisent de zèle et de généreux sacrifices.
1) Voir aussi la belle notice de M. J. Adert, en tête des Mélanges d'histoire littéraire de G. Favre.
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Le centre de cette vie intellectuelle à la fois brillante et forte, ce fut Pyrame de Candolle, un grand éveilleur d'esprits, un solliciteur puissant des plus nobles curiosités. Il était né à Genève, d'une famille originaire de Provence, en 1778, l'année même où Linné mourait. Après avoir reçu les leçons de Saussure, il était allé chercher carrière à Paris, où il passa dix ans dans la société de Laplace, de Cuvier, de Berthollet, de Thénard, de Humboldt, de Gay-Lussac, d'Arago, et où il publia sa Flore française. A Montpellier, où il occupe ensuite une chaire, il donne au monde savant sa Théorie élémentaire de la botanique, remarquable par la clarté et la vivacité de l'exposition. Il rentre à Genève en 1816, et y déploie une activité qui a laissé des monuments durables. Homme du monde, autant qu'homme de science, il fait de sa maison le rendezvous de tout ce que sa ville natale contient de personnages éminents. Il donne des cours qui attirent des foules d'auditeurs. et même d'auditrices, — car il traite les sujets les plus ardus avec cette lucidité; cette grâce de parole qui font de l'étude un plaisir.
C'est le moment où la ville s'enrichit de toute sorte d'institutions philanthropiques, où l'on crée les écoles lancastériennes, les caisses d'épargne, où l'on réforme le régime pénitentiaire, où un généreux citoyen, H.-L.
Boissier, constitue le comité d'utilité publique; Candolle crée le jardin botanique et le musée d'histoire naturelle; il fonde avec Dumont, Bellot, de la Rive, Pictet, la Société de lecture, qui devait rendre à Genève et à ses hôtes étrangers d'inestimables services.
Il préside la Société des Arts, inaugure, en 1826, le musée de peinture fondé par les demoiselles Rath. Elu trois fois par ses concitoyens presque unanimes au corps représentatif du pays, il aime à y jouer un rôle de conciliateur. On trouve son nom mêlé à tout ce qui s'est fait de bon et de grand à Genève de 1816 à 1840.
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Il est vrai qu'on lui a reproché de faire de la science pour la science, de la séparer trop du domaine religieux et moral et du domaine esthétique, de détourner la jeunesse des études littéraires, de la spéculation philosophique, en un mot de représenter la tendance utilitaire. Cela est possible ; mais il lui reste l'honneur d'avoir popularisé la science à Genève, d'avoir su la faire aimer du grand public. Les dames étaient ses disciples les plus enthousiastes, et l'on raconte qu'il s'en trouva plus de cent pour copier en huit jours mille dessins d'une flore du Mexique qu'on lui avait prêtée. Au premier appel, l'argent dont il avait besoin pour quelque création nouvelle affluait dans ses mains.
Son enseignement était animé, réchauffé par un patriotisme ardent :
« Allez visiter les pays étrangers, disait à ses élèves cet illustre et laborieux citoyen ; mais sachez en rapporter un cœur devenu plus genevois encore, par le sentiment plus éclairé de notre bonheur et de notre liberté. Faites tous vos efforts pour nous conserver, dès à présent et à l'avenir, cette sage liberté amie de l'ordre, de la justice et de la paix, dont nous jouissons aujourd'hui, et sans laquelle toutes les améliorations deviennent hasardeuses et problématiques. »
Lorsque Candolle mourut en 1841, son Prodromus demeurait inachevé; mais il laissait un continuateur digne de lui, son fils et son élève.
Dans le temps où ce savant célèbre renouvelait l'étude de la botanique et donnait à cette science un développement dont on n'avait jusqu'alors aucune idée, un autre Genevois, bientôt non moins illustre, devenait le rénovateur de la science historique. A en croire Candolle lui-même, « tous les hommes distingués ont eu des mères de mérite et d'esprit. » Tel fut assurément le cas de Sismondi : sa mère, qu'il adorait
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et qu'il eut le bonheur de conserver longtemps, fut son conseiller le plus sûr et le plus avisé.
La Révocation avait contraint la famille Simonde à se réfugier à Genève, où naquit, en 1773, Jean-CharlesLéonard Simonde, qui plus tard eut la fantaisie, étonnante chez un homme sérieux, de se donner pour descendant de l'antique et noble famille Sismondi, de Pise. On raconte qu'à dix ans, il fondait avec ses camarades d'école une république idéale, où tout le monde serait « vertueux et heureux; » il en devait être le législateur. Cette jolie chimère ne sent-elle pas le voisinage de Rousseau ?
Sismondi, dont le père avait essuyé, par le malheur des temps, de graves revers de fortune, était entré dans une maison de commerce de Lyon : la Révolution le força de revenir à Genève, où la Terreur commença bientôt à sévir aussi. Le père de Sismondi, jeté en prison, puis relâché, passa en Angleterre avec sa famille, et, à la suite de nouvelles épreuves, se réfugia en Toscane, où son fils exploita le petit domaine de ValChiusa. Son séjour à Lyon, puis l'Angleterre et l'Italie apprirent beaucoup à Sismondi et le préparèrent à écrire ses Etudes sur la constitution des peuples libres et le Tableau de l'agriculture de Toscane; il étudia avec ardeur l'histoire et l'économie politique. Revenu à Genève, il fut en mesure de publier, en 1803, son Traité de la richesse commerciale, puis, en 1807, les premiers volumes de son Histoire des républiques italiennes. C'est vers ce temps qu'il entretint avec Coppet les relations qui stimulèrent sa bonne et loyale nature, un peu défiante d'elle-même, et qui lui donnèrent conscience de sa force. Parmi les visiteurs du château, il fut certainement le plus étonné, le plus ébloui, et même, comme nous l'avons vu, abasourdi par cet ouragan d'esprit, de verve et de passion qui était Mme de Staël. Il fit avec elle le voyage d'Italie. Sa bonne mère l'avait mis
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doucement en garde contre Benjamin Constant : « Il est du nombre de ceux à qui il ne faut pas se livrer entièrement. Il n'a de sensibilité que celle des passions; il fait tout avec de l'esprit, il en a infiniment; mais ce qu'on appelle de l'âme, il n'en a point. » De même la digne femme, qui tenait la châtelaine de Coppet pour « un enfant gâté de la nature et du monde, » avertissait « son Charles » partant pour l'Italie : « Prends garde !. Toujours et toujours ensemble, on se voit trop ; les défauts ne trouvent pas de coin pour se cacher. »
Grâce à l'amitié de Mme de Staël, il fut fort bien reçu à Paris, en 1813, et ce séjour au milieu des cercles les plus brillants fortifia l'instinctive sympathie qu'il ressentait déjà pour la France : « S'il faut aimer une nation, a-t-il écrit à son amie, Mme d'Albany, je ne vois pas laquelle on préférerait aux Français. » Il se trouvait de nouveau à Paris pendant les Cent-Jours, et, prenant au sérieux les velléités libérales de Napoléon au retour de l'île d'Elbe, écrivit dans le Moniteur des articles qui firent sensation et qui donnèrent à César le désir de s'entretenir avec lui1.
En 1817, il avait achevé son Histoire des républiques italiennes, où il proclamait le relèvement possible « d'un peuple aujourd'hui malheureux et dégradé; » il avait, de plus, donné au public son cours sur la Littérature du Midi de l'Europe et contribué ainsi pour sa part, après Mme de Staël et sous son influence, à propager en France le goût des littératures étrangères. Il allait entreprendre une œuvre plus considérable encore : VHistoire des Français, qu'il conduisit jusqu'à la veille de la Révolution et dont il publia le vingt-neuvième volume l'année même de sa mort.
Non moins curieux des problèmes actuels que des
1) Voir, sur cette mémorable entrevue, les détails donnés par M. Saint-René Taillandier (Reoue des Deux Mondes, janvier 1862).
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secrets du passé, Sismondi a marqué dans la science économique et s'y est fait une place à part en apportant dans ces études arides les préoccupations du moraliste et du philanthrope. Les partisans actuels de l'intervention régulatrice de l'Etat trouveraient sans peine dans ses ouvrages d'assez forts arguments à l'appui de leurs conceptions économiques. Libéral d'ailleurs en politique, mais hostile à la démocratie, il vit dans la souveraineté populaire mise à la base des institutions de son pays la ruine de l'ancienne Genève; comme membre de la Constituante de 1841, il fit une opposition de principe à tous les changements proposés. Il écrivait alors tristement : « C'est un bien petit Etat que le nôtre, ce n'est presque qu'un point dans l'espace ; cependant notre révolution est un grand événement dans l'histoire de la liberté ; c'est un triomphe pour les idées serviles, un démenti pour toutes les espérances des gens de bien. » — Il mourut l'année suivante, le 25 juin 1842.
Quelqu'un a appelé Sismondi « une âme forte et une tête saine. » Un haut bon sens et une honnêteté impeccable, voilà en effet les deux traits qui distinguent ses ouvrages. Il a été proclamé l'historien le plus moral de notre époque, parce qu'il applique l'idée morale à l'étude historique des sociétés. Ce qu'il cherche dans l'histoire, c'est l'intérêt humain; ce qu'il rêve, c'est le perfectionnement de l'homme par la liberté ; ce qui le touche, c'est le sort des peuples, et non les intrigues de cour et les vicissitudes des dynasties. Celles-ci ne l'intéressent que par leur influence sur la condition des peuples. Il est sans pitié pour les gouvernements qui n'existent que pour eux-mêmes : « Un ami de l'humanité, dit-il, doit aborder l'étude de l'histoire avec cette espèce de fermeté que celui qui veut soulager son semblable apporte à l'étude de la médecine ou de la chirurgie. » Le point de vue d'utilité morale prime
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donc tout à ses yeux, et si l'histoire ne donnait pas des leçons, elle ne vaudrait pas la peine d'être étudiée.
Sismondi est moins un savant curieux qu'un austère justicier : « Depuis Tacite, a dit un écrivain suisse, Charles Monnard, je ne sache pas d'histoire d'où sortent des leçons plus graves données avec plus d'autorité. Il imprime la même flétrissure à l'ennemi de la
liberté de tous, qu'il s'appelle duc ou sénat ou peuple. »
C'est ainsi qu'il appelle le glorieux siècle d'Auguste « l'époque fatale de l'avilissement de l'espèce humaine. »
Il me semble que nous retrouvons le Genevois dans cette conception strictement morale, didactique, on peut presque dire religieuse de l'histoire. Son Histoire des Français a voulu être, suivant sa propre déclaration, « un tableau moral, où la nation française pourra toujours reconnaître quels fruits amers a portés le vice, quels fruits excellents a portés la vertu. » Peutêtre y a-t-il aussi du Genevois dans une certaine dépréoccupation de l'art, qu'on a justement reprochée à = Sismondi. Si ce lucide esprit excelle à disposer les diverses parties du sujet, s'il expose les faits avec une sûre méthode, en revanche il semble dédaigner trop les grâces de la forme. Or, la vérité a besoin, non seulement d'être dite, mais d'être bien dite : le soin des nuances, l'harmonie de la phrase, le charme enfin, ne sauraient lui nuire. Sismondi a un style quelconque, simple, clair, mais gris, terne, parfois diffus: il manque d'art, en un mot, et c'est dommage, car c'est un mariage fécond. que celui de l'art et de la vérité.
Aussi notre historien n'est-il plus guère lu; mais il est resté une source abondante et sûre, à laquelle ont puisé, parfois plus qu'ils ne l'ont avoué, ceux qui sont venus après lui. Il ne faut pas oublier que lorsqu'il fit paraître ses Républiques italiennes et les premiers volumes de Y Histoire des Français, Thiers, Guizot, Mi-
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chelet, Mignet n'avaient pas encore donné leurs premiers travaux : avant tous, il entreprit d'écrire, avec une sincérité absolue, les annales complètes d'un peuple qu'il sut aimer du fond du cœur sans le flatter jamais. « Si j'avais, dit Sainte-Beuve, à conseiller à une jeune personne sérieuse, à une lectrice douée de patience, un livre d'histoire de France qui ne faussât en rien les idées, et où aucun système artificiel ne masquât les faits, ce serait encore Sismondi que je conseillerais de préférence à tout autre. »
Sous le même toit que Sismondi, habitait à Genève un de ses plus chers amis, qui avait un quart de siècle de plus que le grave historien, mais qui le taquinait souvent et le désolait par ses espiègleries et ses pétulances. C'était Bonstetten1. Peut-être aurions-nous dû nous arrêter plus tôt devant cette figure déjà entrevue quelquefois. Mais vraiment l'on peut hésiter sur l'époque à laquelle Bonstetten se rattache, puisqu'il est à la fois l'homme de deux siècles, qu'il a connu Voltaire à Ferney, Mme de Charrière à Colombier et qu'il a pris plaisir à entendre, dans sa verte vieillesse, le son du cor d'Hernani. Destinée singulière, que celle de cet homme heureusement né, qui n'a jamais connu le poids de la vieillesse et pour qui chaque année semblait un raj eunissement.
Né en 1745 à Berne d'une des plus illustres familles de la Suisse, il avait étudié un peu au gré de sa fantaisie, sans discipline et sans contrainte. A Genève, où il séjourne adolescent, il subit profondément l'influence de Rousseau, visite le vieil Abauzit, va chez Voltaire, qu'il juge très librement, puis rencontre Charles Bonnet, qui « s'empara de son âme tout entière» et entreprit de discipliner sa pensée. De ses premières impressions religieuses assez vives, il lui restait un point fixe,
1) Voir à son sujet l'étude très complète d'Aimé Steinlen (Lausanne, 1860).
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la foi à l'immortalité de l'âme, qui demeura la base de ses croyances. A ce moment décisif de son développement, son père le rappela à Berne; ce fut pour le jeune homme un coup très sensible : il n'aimait point sa ville natale, où il ne trouvait nul écho, nul stimulant. Il écrivait à son ami le fils d'Albert de Haller :
« On fait ici ce que l'on fait toujours. L'on dort, l'on déjeune, l'on bâille, l'on traîne son existence, l'on fait la digestion. Et puis l'on dîne, et puis l'on s'habille, et puis l'on se quarre dans les arcades, et l'on se dit : « Je suis charmant et spirituel, car les « lettres démon nom ont une combinaison qui me rend capable de « gouverner et d'être la lumière de deux cent mille personnes. » Et puis l'on aborde une jolie taille enveloppée décemment dans un manteau de pelisse ; et puis l'on court dans une assemblée où l'on fait la roue autour d'une douzaine de tourterelles ; l'on a l'air de dire quelque chose et l'on accouche avec effort d'une bêtise ; puis l'on goûte, et se trouvant au bout de son esprit, l'on s'amuse avec des petits morceaux de carton peints ; et puis l'on rit, et puis l'on se sépare avec faste et ennui ; et puis l'on soupe, et puis l'on se couche content ; car enfin l'on a été charmant. »
N'est-ce pas l'occasion de remarquer que les deux meilleurs écrivains français de Berne, Murait et Bonstetten, n'ont pu s'y acclimater et ont renoncé à y vivre ? — Bonstetten tomba dans une mélancolie dont il ne guérit ni à Leyde, où il alla fréquenter l'Université, ni en Angleterre, où il se lia intimement avec le poète Gray. Le séjour de Paris lui rendit un peu d'équilibre. De retour en Suisse, il chercha le mouvement et la vie, que Berne ne lui offrait pas, dans les réunions de cette Société helvétique où nous avons vu se rendre Bridel. Il y rencontra un jeune homme de vingt ans, vers qui il se sentit attiré dès les premières paroles échangées: c'était Jean de Müller.
L'influence de Bonstetten sur notre historien national fut décisive ; il le poussa dans sa « magnanime entreprise » de toute la force de sa clairvoyante amitié.
Après un voyage en Italie, Bonstetten se résigna à
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entrer dans la vie politique bernoise; il apportait au Conseil des Deux-Cents des idées qui n'étaient guère de mise à Berne; aussi conserva-t-il toujours parmi les patriciens la réputation d'un esprit original et aventureux. Il avait simplement le sens très profond de l'égalité et envisageait comme un devoir de « racheter par un mérite supérieur l'injustice d'un rang supérieur. » Nommé successivement bailli du Gessenay, puis bailli de Nyon, s'il ne montra pas de grandes qualités administratives et politiques, il réussit du moins à se faire chérir de la population vaudoise; pour un bailli, c'était beaucoup. Il eut à Nyon, comme aussi dans sa campagne de Valleyres, sa petite cour, moins brillante que celle de Voltaire à Ferney, moins nombreuse que celle de Bonnet à Genthod, mais formée de l'agréable société des châteaux d'alentour et d'amis chers à son cœur : le poète allemand Matthison, Frédérique Brun, Danoise très distinguée, Sophie Laroche, amie de Wieland et de Gœthe, Reverdil, ancien précepteur et conseiller du roi de Danemark.
Bonstetten reçut cordialement les émigrés français.
Il n'était cependant pas un sectateur du passé et laissa ses administrés préluder à une révolution qui d'avance rencontrait en lui quelque sympathie; en 1791, on célébra pendant dix jours au château de Nyon l'anniversaire de la prise de la Bastille, et les convives émoustillés offrirent des couronnes de fleurs au bailli. Berne se fâcha, le bailli quitta la place. Il fut mis, quelques années plus tard, à la tête des bailliages italiens et chercha vainement à soulager les maux créés dans ces belles et malheureuses contrées par l'administration déplorable des treize cantons. Il en avait assez vu pour ne pas se fatiguer à défendre le régime aristocratique lorsque vint la révolution de 1798. Durant cette triste époque, il s'en alla vivre en Danemark, auprès de son amie Frédérique Brun.
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Le voilà arrivé à l'âge de cinquante ans : sa vraie vie va commencer. En 1803, il se fixa à Genève, « la mieux située des hôtelleries pour un citoyen du monde. » Il adorait ce séjour, malgré ses boutades contre les Genevois, dont il disait : « Ils recommanderaient le diable, s'il était de Genève. » Il devint alors un des hôtes les plus assidus de Coppet et trouva en Mme de Staël un juge éclairé de ses écrits, qu'elle l'engagea à donner au public. Il passa toute la fin de sa vie à Genève, dans la société des Pictet, des Sismondi, des Candolle, des Lullin, des de la Rive, auxquels se mêlaient des hôtes étrangers et de nobles dames du Nord.
Adoré du monde, surtout des femmes, qu'il charmait par le tour poétique de son esprit, correspondant avec l'historien et romancier Zschokke, l'ami de sa vieillesse, écrivant ses Souvenirs, vivant sans fièvre de cette vie active et douce de l'intelligence, qui est moins une fatigue qu'un repos, il conserva jusqu'au bout cette étonnante élasticité de l'âme : « Ma vieillesse, disait-il, est le Grindelwald de la vie humaine, où de charmantes fleurs s'épanouissent à côté des glaciers. » Il parvint à l'âge de quatre-vingt-sept ans sans avoir éprouvé d'autre sensation que celle d'un bien-être croissant et du bonheur de vivre.
Bonstetten est, après Murait, le représentant le plus parfait de la Berne francisée du XVIIIme siècle. Notre langue était devenue dans cette ville la langue de la classe patricienne; les enfants recevaient une éducation toute française. Nous avons surpris la trace de cette culture dans les écrits de Lerber et de Sinner.
Nous aurions pu ajouter à ces noms celui de May, bailli de Romainmôtiers, auteur d'une Histoire militaire des Suisses, et celui d'une amie de Rousseau, Julie Bondeli, dont le salon fut pendant plusieurs années le centre d'une vie littéraire assez active. La langue de nourrice de Bonstetten avait été le fran-
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çais, tandis que l'allemand était pour lui une langue apprise et qu'il dut réapprendre lorsqu'il voulut l'écrire. Il y parvint si bien qu'il écrivit avec la même aisance dans les deux langues. Il participe de l'une et de l'autre race, et se trouve ainsi merveilleusement disposé pour les comprendre et pénétrer leur génie.
Et telle est bien la fonction littéraire qui nous échoit à nous Suisses; la nature nous ayant placés, au centre de l'Europe, entre ceux qui tiennent les premiers rôles sur ce grand théâtre, le nôtre consiste à les observer et à les juger. Du haut de notre balcon, nous assistons aux luttes pacifiques ou sanglantes de nos voisins, nous les considérons avec indépendance, parfois nous cherchons à concilier les extrêmes opposés, à dissiper les malentendus, à expliquer les uns aux autres ceux qui se méconnaissent. C'est pourquoi nous sommes le pays des congrès, le terrain neutre des expériences paisibles; et c'est pourquoi plusieurs de nos écrivains ont appliqué leur bon sens, leur pénétration, quelquefois leur génie, à comparer les peuples voisins et à établir entre eux des relations d'estime: il suffit de rappeler un nom, celui de Mme de Staël. J'y joindrai celui d'Amiel, qui rêvait de laisser mieux que son Journal intime, — un grand ouvrage, où il eût résumé sa science et sa pensée et qui eût répondu à ce que les Allemands appelleraient TT œlke'l'psychologie: Psychologie des peuples. Nous avons vu Murait comparer Anglais et Français : Bonstetten, à son tour, compare l'Homme du Nord et l'Homme dit Midi.
C'est là le titre de son meilleur ouvrage. Je ne parle pas de ses écrits de pure philosophie, les Recherches sur l'Imagination, les Etudes sur l'homme, dont la valeur ne répond pas tout à fait à ses ambitieux desseins, car il ne visait à rien moins qu'à créer une philosophie nouvelle. Ce n'est pas dans la spéculation,
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mais dans l'observation qu'il excelle. Dans l'Homme du Nord et l'Homme du Midi, il marque, de ce «crayon fin, juste et léger » vanté par Sainte-Beuve, la diversité des deux caractères auxquels il a appliqué son attention. Il explique, par d'ingénieux développements, comment sous le ciel brumeux du Nord toutes les conditions naturelles de la vie tendent à mettre en jeu la prévoyance et la réflexion, comment tout sollicite l'homme à se replier sur lui-même, tandis que rien, dans le Midi, n'arrête les mouvements de l'imagination, que le sentiment « s'évapore en jouissances, » que tout convie l'homme à la vie en dehors, que « les religions, nées dans l'éclat du soleil, tendent toutes à l'adoration des objets extérieurs : » « L'habitant du Midi est disposé à agir sans réfléchir, et l'habitant du Nord à réfléchir sans agir. Il fautprouver à l'homme du Nord ce qu'il faut faire sentir à l'homme du Midi. Le Français seul se trouve accessible à la fois au sentiment et à la raison.
Il en résulte que les Français auront, mieux qu'une autre nation, l'esprit ouvert à toutes les vérités ; ils seront susceptibles de préjugés, mais leurs préjugés, sans racines, seront moins dangereux que chez l'homme à système ou chez l'homme à passions. »
Ce livre n'est qu'une causerie à bâtons rompus, c'està-dire coupée en courts chapitres qu'un fil léger relie à peine: mais à chaque page, le crayon du lecteur souligne quelque fin aperçu, quelque ingénieuse remarque dont l'esprit est éclairé et charmé.
Avant cet ouvrage, qui date de 1824, Bonstetten avait publié son Voyage dans le Latium ou sur la scène des six derniers livres de l'Enéide, paru en 1804, après sa seconde excursion en Italie. Est-ce un récit de voyage ? est-ce une dissertation littéraire ? Je ne sais.
Il y a de tout dans ce livre écrit avec une poétique fantaisie, de tout, même de sérieuses considérations d'économiste sur la condition misérable du pays, et des accents pleins de compassion à la vue de tant de
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misères. Mais l'auteur s'attache principalement à méditer l'Enéide sur les lieux mêmes qui en sont le théâtre; il montre à chaque pas l'exactitude des descriptions de Virgile, redresse les erreurs des philologues et des antiquaires. Les bons juges, depuis M. Desjardins jusqu'à M. Gaston Boissier, ont rendu hommage à la précision de sa science, toujours revêtue d'agrément. C'est un peintre habile que Bonstetten : sa touche facile et légère répand une grâce aimable, un coloris poétique sur tout ce qu'il décrit, et sa langue possède les qualités que l'étranger acquiert le plus rarement : « Il reste toujours, dit Sainte-Beuve, vif, rapide, naturel, un causeur qui trouve son expression, et qui ne la cherche jamais ; en quoi il diffère du tout au tout des autres écrivains bernois, du respectable et savant Stapfer, par exemple, qui ne peut jamais désenchevétrer sa phrase française. Bonstetten, lui, n'a rien de cette ambiguïté, de cette odieuse condition d'amphibie. »
On regrette qu'il n'ait pas laissé d'œuvre maîtresse, résumant avec plus de puissance les diverses faces de son talent. Car Bonstetten est neuf; il a des mots qui font penser, des perspectives ouvertes en passant, et il demeure un des plus originaux parmi les écrivains français nés sur le sol helvétique.
II
Quand il eut perdu Mme de Staël, qui avait été sa conscience littéraire, Bonstetten trouva une amie d'un - conseil non moins sûr dans la femme éminente qui va nous occuper.
« Cette Genevoise si digne de respect unit à un esprit sérieux et mâle, à l'ensemble des plus belles connaissances, l'intelligence la plus nette ; la bonté du cœur, la sainteté de l'âme respirent dans tout son être, et se peignent avec tant d'harmonie sur sa belle et noble figure, qu'on lui appartient du premier coup d'œil. »
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Ce portrait de Mme Necker de Saussure a été tracé par une femme1 : nous pouvons donc nous y fier. La fille du célèbre Benedict de Saussure, née à Genève en 1766, s'était de bonne heure intéressée aux travaux de son père, et, suivant la charmante expression de Doudan, « la vivacité de son affection donnait des ailes à son esprit. » La méthode et la précision, en même temps que la liberté, présidèrent à son éducation, et le développement harmonique de facultés naturellement brillantes la prépara à écrire un des livres les plus beaux et les plus judicieux de notre littérature.
Mariée à dix-neuf ans avec M. Jacques Necker, neveu de l'ancien ministre de Louis XVI, elle ne tarda pas à prendre une place distinguée dans la société de Coppet, à faire apprécier son esprit ferme et étendu dans ce cercle brillant. Elle se lia d'étroite amitié avec son illustre cousine, et ce fut la mort de cette amie qui lui inspira son premier écrit, la Notice sur Mme de Staël.
Si émues, si attachantes que soient ces pages, on ne peut s'empêcher de trouver dans le style une gravité trop soutenue, comme si la vue du public, l'intimidant, lui ôtait l'aisance et la liberté. C'est là un des défauts de nos écrivains; ils s'appliquent trop, et un critique a pu dire : « Plusieurs d'entre les plus distingués semblent parler avec supériorité une langue morte. »
Une infirmité particulièrement pénible pour un esprit si actif, la surdité, éloigna lVlme Necker du monde, et, déjà sur le déclin de l'âge, entourée d'une jeune famille qui avait grandi sous ses yeux, elle songea à déposer le fruit de son expérience dans un ouvrage sur l'éducation. Le premier volume parut en 1828, le troisième dix ans plus tard.
L'Education progressive, ou Etude du cours de la vie, est moins une théorie pédagogique qu'une étude de l'homme à ses différents âges, moins un ouvrage di-
1) Frédérique Brun.
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dactique qu'un ouvrage d'analyse et de peinture morales. C'est ce qui en fit la séduisante nouveauté, ce qui en fait encore le charme durable. Mme Necker est avant tout moraliste; elle tenait de son père une remarquable faculté d'observation, qu'elle se plut à appliquer, non aux choses du monde extérieur, mais aux phénomènes de l'âme. Elle prend l'enfant à sa naissance et suit son développement à travers les années, en note les moindres incidents avec une curieuse attention; le regard incertain et vague que le nouveauné jette sur le monde, les premiers indices de la vie morale, l'éveil des sentiments mauvais ou bons, les caprices, les gentillesses et les roueries de cet âge à la fois ingénu et pervers, forment le sujet de tableaux peints d'après nature avec la plus savante exactitude, mais surtout avec une sympathie tendre et contagieuse. Nous ne pensons pas que personne ait jamais jeté un regard plus pénétrant dans le mystère de l'âme enfantine, ni su répandre Sur un tel sujet une poésie tour à tour plus riante et plus grave.
Mais l'éducation n'est pas une phase distincte du reste de la vie : elle est la vie même ; car c'est à chacun de poursuivre, avec une vigilance de toutes les heures, le travail de perfectionnement commencé par d'autres mains. De là le titre de l'ouvrage; l'éducation, c'est le progrès de l'âme du berceau à la tombe. —
Une impression très particulière se dégage de cette lecture : celle du sérieux de la tâche qui nous incombe à tous. On éprouve ce « sentiment d'effroi » dont parle Vinet, et avec lui on s'écrie, en supputant tous les déficits de l'éducation courante : « Si ce livre a raison, comment le monde peut-il aller ? »
La source de ce progrès incessant auquel l'auteur convie chacun de ses lecteurs, c'est le christianisme dans ce qu'il a de plus vivant et de plus intime : Mme Necker admet la corruption native de l'homme et
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la nécessité d'une rédemption ; c'est dans ce sens qu'elle a pu dire : « L'éducation ne veut que rendre l'homme libre. » Il ne s'agit pas seulement d'élevei- l'homme, mais de le relever; il faut pour cela une force extérieure à l'homme : « Ce point d'appui hors du monde, qu'Archimède demandait pour mettre le monde en mouvement, ne le faut-il pas hors de notre âme pour la soulever ?» — On voit la distance profonde qui sépare Mme Necker de Rousseau.
Traiter de l'éducation, c'est toucher du même coup à la religion, à la philosophie, à la littérature, à tout ce qui agit sur l'esprit humain : le livre de Mme Necker projette des lumières sur tous les points obscurs de ce grand sujet; pas une page qui n'ouvre des perspectives à la méditation. Les femmes surtout, — j'entends celles qui savent lire autre chose que le roman du jour — goûteront, dans la troisième partie, les portraits, tracés avec une émotion contenue, de la jeune fille, de l'épouse, de la mère, enfin de la femme par- , venue à la vieillesse et se préparant à bien mourir.
Elles aimeront surtout à voir ce libre esprit revendiquer la part de l'imagination dans le développement féminin, et montrer que cette faculté souvent calomniée veut être, non détruite, mais sainement dirigée.
De telles pages, si largement humaines, justifient l'éloge de M. Louis Burnier, qui s'est d'ailleurs montré sévère pour Y Education progressive : « C'est le livre des femmes jusqu'à la blanche vieillesse.» Je ne puis qu'indiquer, parmi les chapitres dignes d'être lus et relus, celui qui a trait à l'étude des arts : la femme de lettres, la femme artiste, c'était là un sujet délicat pour l'amie de Mme de Staël; elle l'a bravement abordé, et il est assez piquant de l'entendre faire en quelque sorte la paraphrase du mot de Tcepffer - « Le ciel nous préserve d'une Corinne pour notre enfant ! » N'a-t-elle pas pensé à la vraie Corinne en écrivant ces mots :
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« Les grands talents ? Qui peut leur refuser son hommage ?
Qui peut ne pas s'incliner devant cette gloire, et quelle femme ne sent pas quelque orgueil en voyant une telle auréole décorer le front d'une autre femme ? Mais qu'une mère s'informe de la destinée de ces êtres qui attirent tous les regards, qu'elle s'en informe auprès d'eux-mêmes, et qu'elle vienne ensuite nous dire si l'on peut désirer un sort pareil pour son enfant. Une excitation fiévreuse, le sentiment d'une discordance éternelle entre les voeux formés et la réalité, peut-être des torts plus redoutables encore, décèlent la femme dans l'artiste, et une faiblesse intérieure au sein de la puissance qu'on a sur autrui. »
Vinet a loué le style de Mme Necker, « style plein d'émotion, de tendresse, et pourtant de repos et démesure. » Je sais qu'on a reproché à sa prose une allure académique trop soutenue, et il est certain que la parfaite aisance est une qualité qui ne s'unit pas toujours à la distinction. Le tour ingénieux que Mme Necker donne à ses pensées rappelle parfois Mme de Lambert : elle a volontiers comme elle l'expression indirecte, d'une subtilité concise. Elle dira par exemple : « L'amour de soi est l'héritier naturel de tous les autres amours; » ou encore: «Une fois qu'on se préfère à tout, il n'y a plus à espérer d'inconstance, et l'amour de soi est le plus fidèle des amours. » Cela est cherché, je ne dis pas recherché; mais le style de Mme Necker de Saussure, pour n'être pas toujours d'une irréprochable transparence, n'en est pas moins un style de grande marque, et son livre si riche, si profond, si plein de vues fécondes, de poétiques tableaux, d'élévation et de sérénité, demeure, comme Vinet l'a dit il y a cinquante ans, un des monuments littéraires du siècle.
III
C'est un pédagogue aussi, mais quel pédagogue, et combien séduisant! — que notre Tœpffero Je dis notre, car il est bien à nous, celui-là, et nul n'a voulu plus
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obstinément rester de son pays. Il y mettait une sorte de coquetterie, qui n'a pas nui à sa renommée; et comme l'a dit un des poètes vivants dont je me suis interdit de parler : Son aimable renom passa son espérance.
Sa vie est bien connue par les beaux travaux de M.
l'abbé Relave et de M. Auguste Blondel. La famille Tœpffer, d'origine allemande, était établie à Genève depuis le milieu du siècle passé. Il y a, près de la cathédrale/une vieille maison appelée la Bourse française, parce qu'elle appartenait autrefois à une société de secours fondée par des descendants de réfugiés: c'est là qu'est né Rodolphe Tœpffer en 1799:
« Par-dessus le feuillage d'un acacia, dit-il, je voyais les ogives du temple, le bas de la grosse tour, un soupirail de prison, et au delà, par une trouée, le lac et ses rives. » Vous reconnaissez le cadre de cette charmante idylle, la Bibliothèque de mon oncle. Adam Tœpffer, fils d'un honnête tailleur et père de notre écrivain, était un peintre d'un talent original, avec un amusant coin d'humour. Rodolphe l'accompagnait dans ses excursions en Savoie et apprenait avec lui à observer la nature. Il avait une vocation décidée pour l'art. Au collège, plus rêveur que studieux, il se distingua surtout par les bonshommes dont sa plume couvrait ses cahiers. Il était né flâneur ( « Ne flâne pas qui veut, » a-t-il dit quelque part), et grandit à l'école de La Fontaine, l'école de la nature, de l'observation libre et du rêve. Ses préférences littéraires sont significatives : il aimait Virgile ; il aimait Amyot, Montaigne, et l'antique naïveté de leur langue savoureuse; plus tard, il devait goûter Paul-Louis Courier et son style retrouvé. Richardsonfut une des passions de sa jeunesse. Enfin Rousseau s'empara de son âme; le spiritualisme de Jean-Jacques fut pour lui, « à l'âge des
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ébranlements de croyances et des témérités d'esprit, le bouclier sauveur. » Il lui doit aussi le penchant à la rêverie en pleine nature, une certaine sensibilité romanesque, une certaine gourmandise d'imagination, ce goût des aventures de cœur, qui fait le fond et le charme des Nouvelles genevoises. Dans la nouvelle intitulée la Peur, l'enfant passionné qui, trouvant fermées les portes de la ville, s'enfuit dans la campagne, rappelle beaucoup le petit Jean-Jacques et l'escapade qui décida de sa carrière. Mais, comme l'a dit Rodolphe Rey, Tœpffer est un Rousseau « détendu, souriant, réconcilié avec les hommes. »
Il allait partir pour l'Italie, quand il fut atteint d'une maladie des yeux qui mit à néant ses projets.
Ce fut la grande épreuve de sa vie. Après un séjour à Paris, où il suivit les cours de Biot, de Gay-Lussac, de Daunou, d'Andrieux, il revint à Genève en 1820, et entra comme sous-maître dans une pension. La Suisse était alors l'école de l'aristocratie européenne: Pestalozzi, Fellenberg, le père Girard, avaient fondé la réputation de nos pensionnats; ceux de Genève voyaient affluer les élèves étrangers. Tœpffer se maria à cette époque avec la fille d'un fabricant d'horlogerie, qui lui apporta, outre une dot fort modeste, « une intelligence digne de la sienne, un cœur digne du sien. » L'année suivante, il fonda une pension qui fut bientôt florissante.
L'art vint l'y retrouver; la plume, qui lui servit à deux fins, remplaça pour lui le pinceau. La Providence a des compensations pour ceux qui savent se résigner. Tœpffer faisait pendant les vacances d'été avec ses élèves des courses alpestres dont il écrivait ensuite et illustrait le récit. Ces cahiers, destinés d'abord à la récréation de quelques intimes, devinrent les Voyages en zigzag. Au moment où les Meuron, les Diday, les Calame, s'engageant dans les sentiers dé-
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couverts par Saussure, essaient de traduire par le pinceau la majesté de l'Alpe, l'écrivain genevois, qui avait applaudi à leurs premières tentatives, cherche à conquérir à la littérature ce domaine nouveau, à initier à ses merveilles les lecteurs français. Il leur révèle la poésie spéciale du voyage alpestre, faite de gaîté, d'imprévu, de vie simple et saine, de plaisirs achetés par de salutaires fatigues. Dans ses paysages vivement esquissés, il aime à montrer l'homme : tantôt les touristes de races diverses, dont il raille au besoin les ridicules et les manies, tantôt les indigènes, les « naturels,» dont il note curieusement la physionomie et les mœurs. Une philosophie enjouée, l'observation morale la plus fine se mêle à la description pittoresque des sites. Ajouterons-nous, hélas! que Tœpffer a fait école, malgré le prévoyant Sainte-Beuve, qui avait dit : « Nous supplions seulement qu'on ne l'imite pas ! »
Tout en surveillant sa classe, Tœpffer, encore un peu écolier lui-même — il lui resta toute sa vie quelque chose de la quatorzième année — continuait à dessiner des bonshommes. Un jour, sa plume en fit un si drôle, qu'il le prit en affection, et le lança dans une série d'aventures qui devinrent celles du Docteur Festus. D'autres types naquirent à la suite, pour la plus grande joie des pensionnaires. Ces albums drôlatiques sont le plus curieux prpduit du talent prime-sautier de Tœpffer; rien de moins prémédité que ces folles bluettes jetées sur le papier durant les veillées d'hiver et où il raille avec une si pienfaisante gaîté la sottise des pédants, les vertus de parade, l'abus des systèmes, les prétentions des sots, « l'éternelle moutonnerie des moutons de Panurgë. » Ces petits chefs-d'œuvre de persiflage sans amertume sont en quelque sorte fils du hasard, mais, qu'on y prenne garde ! — du hasard opérant sur un fonds d'expérience et d'observation mo-
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raie, qui n'attendait que d'être fécondé. Ainsi est né l'impayable Monsieur Crépin. L'auteur avait tracé, « d'un bond de plume tout à fait hasardé, » la figure caractéristique du bonhomme : instantanément le nom de Crépin se formula dans son esprit : » Ohé ! nous dîmes-nous, voilà décidément un particulier un et indivisible, pas agréable à voir, pas fait non plus pour réussir rien qu'en se montrant, et d'une intelligence plus droite qu'ouverte ; d'ailleurs assez bonhomme, doué de quelque sens, et qui serait ferme s'il pouvait être assez confiant dans ses lumières ou assez libre dans ses démarches. Du reste, père de famille assurément, et je parie que sa femme le contrarie. Nous essayâmes, et, effectivement, sa femme le contrariait dans l'éducation de ses onze enfants, s'éprenant tour à tour de tous les sots instituteurs, de toutes les folles méthodes, de tous les phrénologues de passage. De là, toute une épopée issue bien moins d'une idée préconçue que de ce type trouvé par hasard.
Un ami de Toepffer, M. Soret, précepteur des enfants du duc de Saxe-Weimar, emporta ces cahiers et les fit voir à Goethe. Le maître admira la sagesse qui apparaissait sous la fantaisie bouffonne de ces inventions extravagantes, et son suffrage décida l'auteur à les livrer au public : « Tout pétille de talent et d'esprit, s'était écrié Gœthe. Il y a là quelques pages insurpassables. Si jamais j'ai vu un talent original, c'est bien le sien. » — Ce qui frappe dans les caricatures de Tœpffer, c'est qu'elles se tiennent jusque dans leur apparente illcohérence; il s'attache à ses personnages avec la ténacité d'un romancier psychologue : « Je m'engagerais volontiers, disait-il, à les faire agir pendant cent ans conséquemment avec leur caractère, que je connais toujours plus et que j'aime à approfon-
dir curieusement. » Il y a un rire franc et sain, un rire d'honnête homme, dans cette caricature, qui n'est, a dit Eugène Rambert, que la « libre transfiguration des choses réelles. »
En 1829, parut dans la Bibliothèque universelle la.pre-
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mière nouvelle de Toepffer : dès son début dans ce genre, il avait trouvé sa veine, et, depuis la Bibliothèque de mon oncle, il n'a rien écrit de plus achevé que ces souvenirs romancés de jeunesse, qui rappellent ceux de Charles Nodier, non point avec plus de poétique fraîcheur, mais sans doute avec plus d'humour et de piquante fantaisie. Disons mieux : la Bibliothèque et le livre premier du Presbytère sont des ouvrages sans analogue en littérature française et ne pouvaient naître que chez nous. Dans ces récits, Tœpffer est le poète en prose de l'adolescence, vue dans le cadre des mœurs protestantes. Son héros, qu'il s'appelle Jules ou Charles, c'est le jeune homme qui se rencontre en nos paisibles contrées, où l'on mûrit sans fièvre; c'est le grand garçon de quinze à dix-huit ans, déjà presque un homme, déjà volontiers épris platoniquement de quelque robe bleue, mais conservant encore l'espièglerie et la gaminerie de l'écolier. Le petit Parisien de douze ans sourira de ce jouvenceau si peu déniaisé.
Il a sa physionomie bien à lui, cependant, et il ne faut pas trop rire de cette « jeunesse intacte, préservée du bruit autant que des souillures, protégée par le foyer domestique, n'ayant rien gaspillé du trésor de son cœur 1. »
Avec quelle sympathie et quelle profondeur d'observation Tœplfer a lu dans cette âme, qui lentement se cherche, se dénoue, s'épanouit! De quelles nuances délicates il a peint ce moment fugitif de la vie, où tout est découvertes, fraîches impressions, erreurs délicieuses, romanesques chimères! Que d'esprit, de grâce, de sensibilité il a su fondre dans ces inimitables récits !
Et à côté de l'écolier, du jeune rêveur, que de douces ou nobles figures entrevues ! Il en est une qu'on n'oublie pas: celle de l'oncle. Assez d'oncles de comédie
1) Eugène Rambert. La vie littéraire à Lausanne. Bibliothèque universelle' 4866.
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ont déshérité leurs neveux et conquis l'immortalité du ridicule : il fait bon voir une fois la relation d'oncle et * de neveu plus noblement comprise, voir la vieillesse dans sa sérénité, sa dignité, et gardant une sorte de sainte candeur sous les cheveux blancs. Soyons très tiers de l'écrivain dont la plume a fixé les traits de cette vénérable figure !
Au charme pathétique du récit, s'ajoute dans le Presbytère le prix d'une étude de mœurs, du parler genevois et des types locaux : l'auteur n'a pas craint de mettre en scène, à côté de personnages fictifs, quelques Genevois éminents, le jurisconsulte Bellot, Etienne Dumont, dont il trace de vifs portraits par la plume de son héros.
Nous voici à la période vraiment féconde de la vie de Tœpffer. Il enseigne la rhétorique à l'Académie et forme des élèves qui lui feront honneur, M. V. Cherbuliez, par exemple ; il donne à la Bibliothèque universelle la série des Nouvelles genevoises; il publie ses albums; il écrit son spirituel Traité du lavis, qui devait recevoir dans la suite des développements considérables et devenir les Réflexions et menus propos d'un peintre* genevois.
C'est un traité d'art, illustré par une fantaisie capricieuse; mais la libre allure du style ne doit pas nous tromper sur la valeur du livre, qui est un des meilleurs et l'un des plus solides ouvrages d'esthétique écrits en français. A travers les digressions humoristiques sur l'âne ou le bâton d'encre de Chine, à travers les méandres où s'attarde le moraliste, on peut suivre une doctrine précise mûrie par de longues méditations. L'art n'est pas simplement la reproduction des choses, un trompe-l'œil ; il est expression, poésie, libre interprétation, il est création 1.
1) Voir tout spécialement sur ce livre l'étude de M. l'abbé Relave, qui n'hésite pas à mettre hors de pair les Menus propos et y voit l'oeuvre maîtresse de Tœpffer.
— Voir aussi, au tome Il de la correspondance de Vinet, la lettre du 28 janvier 18�5, où Tœpffer expose au critique l'idée de son livre.
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Le succès répondait aux efforts de l'auteur, plus même, ou du moins autrement qu'il ne l'avait rêvé : on commençait à le piller, à le démarquer, si bien que, mis en gaîté satirique, il crut devoir publier un Petit appel à la délicatesse des voleurs. Tœpffer ne dédaignait point la renommée, mais il la laissait venir : « S'il m'arrivait d'être un peu connu et goûté en France, disait-il avec sa simple franchise, cette satisfaction-là tirerait tout son prix du mode par lequel j'y serais arrivé, et de ce que je n'aurais pas fait un mouvement pour y parvenir. » Ses ouvrages faisaient leur petit chemin tout seuls ; ils avaient particulièrement charmé Xavier de Maistre, avec qui Tœpffer fut en correspondance suivie et très affectueuse. L'auteur du Voyage autour de ma chambre voulut être le parrain de Tœpffer en France, et, quand l'éditeur Charpentier lui demanda s'il n'avait pas quelque morceau inédit à lui donner, il répondit par l'envoi des nouvelles de Tœpffer: «Ne pouvant vous fournir les ouvrages que je n'ai pas eu la possibilité de faire, je vous recommande ceux-ci, que je voudrais avoir faits. »
Les Nouvelles Genevoises parurent à Paris en 1839.
Sainte-Beuve, qui aimait à « sonner le coup de cloche de la célébrité, » en parla dans la Revue des Deux Mondes. Et pour que le succès fût complet, Gustave Planche injuria l'auteur genevois dans le Charivari: « Sainte-Beuve a perdu toute ma confiance : son dernier article sur un certain Tropfer, Tapfer ou Topfer, est complètement au-dessous de la critique. Ce Trop; fer me semble un vrai cuistre de province, propre tout au plus à écrire des chroniques dans le journal de son département. » Tœpffer rit de bon cœur : « Il ne badine pas, celui-là. Or Planche, c'est un habile homme, en telle sorte que je ne sais plus qui a raison, de Beuve ou de Planche, de Planche ou de Beuve ! » Le public fut du parti de Beuve, et en est encore, car le succès des Nouvelles est loin d'être épuisé.
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Tœpffer savait ce que tant d'autres n'ont pas su : se passer du succès de Paris et du « sourire de M. Jules Janin. » Rappelons ce qu'il écrivait alors : « Si j'étais artiste de talent, je m'efforcerais de chercher et de trouver ma réputation ici, à Genève, et, au besoin, j'aimerais mieux y marcher parmi les premiers de l'endroit, que là-bas à la queue des seconds ou des troisièmes. Si j'étais la patrie, je dirais aux artistes, aux gens de lettres, aux savants, et à tous ceux qui se distinguent par leurs travaux et par leurs talents : « Vous êtes mes enfants ; sachez vous trouver bien sous le toit paternel, et plantez-moi là ce Jules Janin ! »
Tœpffer avait l'amour des plaisirs tranquilles, des petites réunions où quelques intimes se retrouvent autour du foyer, dans la douce communion des souvenirs ; il y avait quelque chose d'antique dans la ferveur et la fidélité de son amitié, qui fait songer au mot de La Bruyère : « L'on est plus sociable et d'un meilleur commerce par le cœur que par l'esprit. » Il avait des amis de choix : Auguste de la Rive, l'illustre physicien qui a si dignement représenté notre pays dans le grand mouvement scientifique du siècle, qui a tant contribué, par ses découvertes et par son Traité d'électricité, devenu classique, à conserver à Genève son ancien renom de ville de science, qui enfin dirigea seul pendant dix ans, avec un tact littéraire remarquable, la Bibliothèque universelle ; Adolphe Pictet, fils de Pictet de Rochemont, esprit curieusement universel, auteur de la Course à Chamounix, récit fantaisiste d'une excursion faite avec George Sand, auteur de ces Origines indoeuropéennes qui ont projeté une vive lumière sur les croyances, les mœurs, la civilisation des Aryas dans les temps préhistoriques, auteur aussi — car il touchait à tout avec une superbe aisance — d'un profond ouvrage d'esthétique : du Beau dans la nature, Vart et la poésie, où il se montre l'émule de Tœpffer et disserte sur les beaux-arts avec plus de suite et de méthode
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que le séduisant auteur des Menus propos ; David Munier, le pasteur fidèle, l'orateur entraînant, dont le souvenir est encore vivant à Genève, et son beau-frère, qu'il faut rattacher à ce groupe, Antoine-Elisée Cherbuliez, l'économiste hardi, le dialecticien rigoureux, disciple de la théorie utilitaire de Bentham, son fervent interprète après Etienne Dumont, — nature honnête et fière, écrivain plein de vigueur, collaborateur assidu de la Bibliothèque universelle, auteur — souvent prophète — de la Démocratie en Suisse 1.
De ce groupe d'esprits éminents, auquel appartenait encore Sismondi, est sorti le Courrier de Genève. Auguste de la Rive, estimant — le mot est à méditer — « qu'on est avant tout citoyen et que même la science et les études doivent céder le pas aux devoirs qu'impose cette qualité,» fut le promoteur de ce vaillant journal, né des événements de 1841. Il y avait eu émeute, abdication des Conseils, élection d'une Constituante. Tœptfer et ses amis étaient partisans de la constitution libérale, mais aristocratique et décidément un peu démodée, de 1814, des vieilles traditions et de la vieille Genève. Tœpffer rêvait l'aristocratie à la façon de Cherbuliez : « l'aristocratie des capacités. »
Il n'hésita pas à se jeter dans la mêlée et déploya au profit des idées conservatrices son talent de polémiste incisif et railleur. Il haïssait l'esprit niveleur et présomptueux du siècle, les changements qu'on prend pour des progrès, les mots qu'on prend pour des vérités; s'il fait de la politique d'artiste et de poète, il fait surtout de la politique d'honnête homme. Il dénonce « ce hideux abattis des supériorités qu'on appelle démocratie, » il stigmatise les « désorganisateurs de la nation, » et rencontre souvent, dans son âpre colère, le mot pittoresque, propre à faire la fortune d'un article. Avec quelle verve il raille les pleutres qui, de leur
1) Voir le bel article de M. E. Rambert dans ses Ecrivains nationaux.
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fenêtre, regardent la bataille et jugent doctement les coups : « Plus bas ! — Plus haut ! - C'est mauvais ! — C'est pire ! »
murmurent-ils; et si le travailleur, croyant avoir ouï quelque chose, lève la tête, vite ils s'ôtent de là, ils ferment leur croisée, et se tiennent cois, crainte de s'être compromis. Cette sorte de gens, moitié égoïstes, un quart poltrons, et un autre quart mal contents, elle est commune à Genève. »
A Genève!. N'est-ce qu'à Genève?
Que de pages railleuses nous aurions à citer : la diatribe contre la manie du progrès, la spirituelle défense du latin, auquel l'esprit des temps nouveaux s'attaquait déjà! Et quand il écrivait ces pages où vibre l'éloquence de la raison, où pétille le sens commun, il était déjà atteint de la maladie qui allait l'emporter à quarante-sept ans. Il fit deux saisons à Vichy, en revint plus malade, eut à peine le temps d'achever Rosa et Gertrude, et expira le 8 juin 1846. Une révolution nouvelle, mettant fin au régime bâtard issu de celle de 1841, allait amener au pouvoir M. James Fazy et consommer la ruine de l'ancienne Genève. (( Je me félicite, disait Tœpffer à sa femme peu avant sa mort, de n'avoir écrit que des choses saines, morales, et de n'avoir dessiné que des esquisses gaies. »
Ce mot suffirait à montrer l'honnête homme qu'était cet humoriste si ingénieux et si fin. Là est bien le fond et le tréfonds de Toepffer: son humour est fait surtout d'honnêteté, de droiture, de haine du faux, du convenu, du grossier et du sale. Sainte-Beuve signalait en lui « l'honnêteté du cœur intacte avec la malice enjouée de l'esprit. » Sa plaisanterie n'est que le rire d'une âme saine, qui a gardé certain côté ingénu de l'adolescence, qui ne s'est point déflorée à certains contacts. Cette santé morale que conserva Tœpffer est le secret de l'inimitable fraîcheur qui distingue ses écrits: ils sont autant de beaux fruits savoureux
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que recouvre un fin duvet et qu'aucun ver n'a souillé.
Son style, style de peintre, style expressif et vivant, a de la fleur, comme disait encore Sainte-Beuve, c'està-dire je ne sais quoi de gai, de riant, de gaulois, qui, depuis Bonivard, avait manqué au style plutôt roide et abstrait des Genevois. On a pu appeler Tœpffer « le sourire de Genève. » Aussi est-il, parmi nos écrivains restés complètement suisses, celui que la France a peut-être le mieux accueilli. Sans vouloir surfaire ses mérites, sans méconnaître ses défauts — un langage parfois trop ingénieux, d'un archaïsme trop élaboré, et parfois aussi d'une teinte sentimentale déjà un peu démodée, — nous sentons que sa gloire propre, à côté d'écrivains plus grands et plus illustres, c'est d'être arrivé au succès durable sans rien sacrifier de son originalité locale; c'est d'avoir réussi à plaire à la France sans cesser d'être genevois et suisse. Il y a une leçon à tirer de cette carrière d'écrivain: si la France aime, si la France estime Tœpffer, n'est-ce pas précisément parce qu'il est demeuré lui-même, parce qu'il s'est sagement contenté de « boire dans son verre ? »
IV
Tœpffer nous sert de lien naturel entre deux groupes d'écrivains, entre les graves et doctes professeurs comme Candolle ou Sismondi, et les poètes, les chansonniers, les humoristes. Le tableau de la poésie genevoise depuis le commencement du siècle a été tracé par Marc Monnier d'une façon si complète et si vivante, et son beau livre, Genève et ses poètes, est si connu des lecteurs, que nous pourrions nous contenter de faire appel à leurs souvenirs. Nous avons du moins
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le droit d'être bref, d'autant plus qu'en somme, si les poètes genevois ont dépensé beaucoup de talent, beaucoup d'esprit, ils n'ont pas laissé un grand nombre d'œuvres assez fortes pour s'imposer au grand public français. La poésie genevoise n'a pas eu son Tœpffer.
On peut grouper ces poètes en deux écoles : celle du XVIIIme siècle finissant, laquelle, à Genève comme en France, s'est prolongée assez avant dans le siècle nouveau ; puis l'école nouvelle, le groupe romantique.
En littérature comme en politique, nous avons toujours ressenti le contre-coup, parfois un peu tardif, des révolutions dont la France était le théâtre; il est vrai que parfois c'est nous-mêmes qui les avions provoquées, lorsque nous nous appelions Rousseau ou Mme de Staël : le romantisme dont ils ont importé en France plusieurs éléments, nous est revenu, affaibli, affadi peut-être, modifié en tous cas selon la diversité de nos tempéraments nationaux.
Les poètes genevois qui se rattachent à la tradition littéraire du siècle précédent sont des chansonniers et des conteurs, classiques et libéraux à la mode de Béranger. Au premier rang brille le spirituel Jean-François Chaponnière, fils d'un de ces émigrés de Constance dont nous avons parlé 1. Pendant la domination française, sa muse alerte taquina l'Empire; puis elle salua le jour de la délivrance par un hymne dont Genève se souvient :
Enfants de Tell, soyez les bienvenus !
Chaponnière — c'est sa meilleure gloire — est l'auteur de la chanson fort connue qui, vers 1820, courait le monde, et dont chacun en France sait au moins le refrain, que Gavroche mourant chantonnait encore : Qu'il est beau, ce mandement De monsieur le grand-vicaire !
1) Voir page 385.
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Sa pastorale vraiment A tout bon dévot doit plaire ; Car il dit à son troupeau : « S'il est du mal sur la terre, « C'est la faute de Voltaire, « C'est la faute de Rousseau ! »
C'est encore à Chaponnière qu'on doit la fameuse satire du « satisfait, » Il fallait ça ou le Barbier optimiste : on y voit défiler tous les régimes que la France a subis ou s'est donnés depuis 89 ; le barbier qui les passe en revue s'écrie à chaque révolution, avec une résignation comique : Il fallait çai Béranger reconnaissait en Chaponnière un de ses aînés, et plus d'un vaudevilliste de Paris lui a discrètement emprunté des couplets et des airs.
Au moment même où se produisait à Genève le mouvement religieux appelé le réveil, Chaponnière et ses joyeux amis, sans doute afin d'assurer un asile à la gaîté, fondaient le Caveau genevois. C'est là que Salomon Cougnard, émule de Chaponnière, chantait son Fanfan, satire célèbre en son temps de la gloire militaire. C'est là que fut improvisée la Complainte de Fualdès, ou du moins la première version connue de cette scie fameuse : un saltimbanque passant à Genève acheta la complainte et la colporta à travers la France, d'où elle rayonna sur le monde en subissant diverses métamorphoses.
Gaudy-Lefort était le plus lettré des membres du Caveau, le plus écrivain parmi ces rimeurs enjoués. Il a mis beaucoup de finesse, de style et d'élégance dans ses Esquisses genevoises, où revivent des mœurs et des coutumes locales aujourd'hui disparues, et nombre de glorieux souvenirs nationaux. Son dernier recueil de vers, qui n'est pas le meilleur, porte au moins un joli titre : Fleurs de Varrière-saison. De plus, Gaudy a composé, avant Jean Humbert, un glossaire du dialecte genevois; il a écrit enfin des Promenades historiques
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dans le canton de Genève, ouvrage d'archéologie amusante : tout enfant de Genève devrait posséder et relire ce petit in-18. Pour le reste de la Suisse française, Gaudy est l'auteur de quelques apologues lestement tournés, dont les meilleurs figurent dans les anthologies de nos poètes.
C'est ce petit groupe d'hommes gais qui fonda le Journal de Genève en 1826. On y débattait alors la querelle des classiques et des romantiques, et l'on y publiait des vers au lieu d'annonces. Parmi les collaborateurs figurait celui qui fut en poésie, suivant la jolie expression de Marc Monnier, « le fils des uns, le père des autres et le frère de tous. »
Petit-Senn est, en effet, à la fois un classique attardé et un protecteur des jeunes romantiques. Il a servi tous les régimes littéraires avec une égale gentillesse, et disait à chaque changement, comme le barbier de Chaponnière : Il fallait ça ! Si sa poésie est faite surtout de gaîté, d'humour et de malice, sa muse ahnable a en revanche certains accents qui trahissent l'émotion et ce léger tremblement dans la voix qui annonce une poésie plus intime et plus vécue. Mais en somme cet esprit vif et sémillant procède surtout de Voltaire, comme Tœpffer procède plutôt de Jean-Jacques. Il rappelait du reste le « patriarche » par son sourire fin et narquois, son regard pétillant, une intelligence prompte et lucide, et comme lui, il s'est cru moribond toute sa vie 1.
Né en 1792, Petit-Senn rimait déjà en 1810 et rimait encore en 1870. Il survécut à tous les jeunes qu'il protégea. Au sortir de l'école, il écrit un poème burlesque sur un bedeau du collège, la Griffonade, que son ami Tœpffer illustra d'une eau-forte, — la seule que l'on
1) Voir l'excellent article de M. Julliard sur Petit-Senn, Bibliothèque universelle d'avril 1889.
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connaisse de lui1. Bientôt il est le poète attitré des fêtes publiques ou particulières; sa générosité est inépuisable; il donne aussi volontiers de son esprit que de son argent : « L'on m'a fait. écrire des flons-flons à boire et des chansons de circonstance ; j'ai aussi composé des bouquets de noces pour les jeunes horlogers qui se marient, et des compliments de baptême où le refrain est à deux voix, pour le parrain et la marraine. Je n'ai eu la licence d'être tant soit peu poète en mon particulier qu'à la condition d'être, en ville, abominablement troubadour. »
Petit-Senn sut se venger des importuns ou des sots en les chansonnant, sans fiel, mais non sans sel : il créa un petit genre bien à lui, la « chanson de caractère, » crayon rapide de quelque type original, comme M.
Longuet, le causeur interminable : Encore un instant, mon ami, Je ne t'ai dit ça qu'à demi.
ou M. Jérôme, l'homme tremblant de se compromettre: Voilà mon avis dans ce cas ; Mais ne me compromettez pas !
ou l'ami de collège, retrouvé après de longues années, qui vous emprunte de l'argent, va boire et vous injurie ; ou M. Belleface, le Faux-semblant genevois. Une poésie pareille réussit aisément dans une petite ville, où l'on aime à mettre des noms sous les portraits.
Petit-Senn concentra toute sa verve d'humoriste — une verve soutenue sans effort pendant quatre chants — dans son petit poème la Miliciade : cette satire sur l'armée de Genève eut un succès énorme dans une ville qu'on s'obstine à déclarer morose. Elle fut même goûtée au dehors : «Vous nous prouvez, Monsieur,
1) Réimprimé par Jullien en 1886, avec un fac-simile du frontispice de Toepffer.
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écrivait Victor Hugo à l'auteur, que pour le goût, la grâce et la bonne plaisanterie, Genève est encore une ville toute française. » — « Vous nous ressemblez, » — n'est-ce pas le suprême éloge dans la bouche des Français ?
Notre poète continua de rire doucement des petits travers genevois dans son journal le Fantasque, fondé en 1832, et qu'il rédigea presque seul pendant quatre à cinq ans. Il y semait à pleines mains ses vers et sa prose, observations morales, satires inoffensives dans leur justesse et dont Genève ne se fâchait pas. Il était si bonhomme, il pardonnait si gentiment à ceux qu'il avait égratignés, il avait un cœur si ouvert et si large!
Car cet Horace était un Mécène, un Mécène modestement riche, mais assez pour venir en aide aux jeunes poètes qu'il accueillait chez lui ; il publia à ses frais les poésies du malheureux Imbert Galloix, qui venait de mourir de misère, et le premier volume de Charles Didier. Moins défiant que malicieux, il se laissa prendre au faux Barbier, qui fit plusieurs dupes en Suisse, et lui donna cent francs. Puis il apprit que ce chevalier d'industrie était l'auteur non des ïambes, mais des eî-ocs-en-ïambes. Ce mauvais jeu de mots avait toujours cela de bon qu'il le consolait. Petit-Senn aimait, pour son plaisir et pour sa gloire, à attirer dans sa maison de Chêne — son petit Ferney — toutes les célébrités qui passaient à Genève; il conservait les lettres de ses illustres visiteurs, car tous lui écrivaient, — sauf un seul, d'où cette épigramme : De tous les écrivains dont la France fait cas, Je connais l'écriture et j'en ai quelque bribe : D'où vient que l'on appelle Scribe Le seul qui ne m'écrive pas ?
C'est là le Petit-Senn de l'ancienne école, l'école du bon sens aiguisé en épigrammes et de l'esprit mis en quatrains. Il se modifia sous l'influence de ses jeunes
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amis romantiques et s'efforça d'être romantique à son tour. Il le fut passablement dans les Perce-neige et les Cheveux blancs, où l'on rencontre, mêlés à l'enjouement du poète de la Miliciade, la mélancolie et l'attendrissement d'une muse plus sérieuse. Ce mélange d'humour et de sentiment apparaît dans des vers comme ceux-ci :
Moi dont la soixantaine a mûri la sagesse, Qui n'ai plus pour l'amour qu'un sourire moqueur, Je viens de rencontrer ma première maîtresse, Dont l'image dormait au profond de mon cœur.
Nous tînmes les propos que partout l'on essuie, Honteux de nous revoir courbés et tremblotants ; Nous parlâmes beaucoup du beau temps, de la pluie.
Hélas ! nous ne parlions jadis que du beau temps.
Nos cœurs, pleins autrefois, étaient devenus vides, Comme deux vieux autels où n'éteignit le feu ; Moi je comptais ses dents, elle comptait mes rides : Elle en trouvait beaucoup, moi j'en trouvais fort peu.
Petit-Senn fut aussi un penseur très fin et un moraliste ingénieux et piquant, sinon aussi original qu'on l'a dit. Les Bluettes et Boutades, œuvre de sa maturité, sont un des fort jolis livres, un des plus élégamment ciselés, un des plus français que la Suisse ait produits.
A Paris, on nous reproche l'affectation et la recherche : on a souvent raison. Mais je voudrais bien savoir si les pensées de Joubert ou de Doudan sont plus simples que les aphorismes de Petit-Senn, qu'on a trouvés maniérés. Leur succès a été très grand en France, où une troisième édition de dix mille exemplaires a été rapidement épuisée. Sainte-Beuve goûtait fort ces maximes incisives et brillantes, leur allure preste, leur trait aigu. Louis Reybaud y admirait « une concision, une netteté d'idées, un bonheur d'expression qui rappellent les meilleurs maîtres; » Edgar Quinet exilé revenait souvent à ce petit livre, où il trouvait
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« l'expérience de la vie d'un sage. » Le talent de Petit-Senn consiste surtout à marquer d'une empreinte neuve et très personnelle la monnaie courante de la sagesse, à prêter l'éclat scintillant de son style aux conseils de l'éternel bon sens. La forme imprévue et curieuse dont il les a revêtues grave à jamais dans l'esprit du lecteur des pensées telles que celles-ci : « On rend mieux justice à ceux qui ne sont plus qu'à ceux qui n'y sont pas. — Lorsqu'un ami vous demande de l'argent, voyez lequel des deux vous voulez perdre. - Combien de gens iraient à l'église si Dieu seul les y voyait? - Un rien blesse l'amourpropre, mais rien ne le tue. — Les abus les plus criants sont ceux dont on ne profite pas. — Si l'hypocrisie mourait, la modestie devrait prendre au moins le petit deuil. — Le plus lucratif des commerces serait d'acheter les hommes ce qu'ils valent et de les revendre ce qu'ils s'estiment. — Nous sommes toujours fort reconnaissants des services qu'on va nous rendre. — Si la fortune ne donne pas d'esprit, elle fait du moins que chacun nous en prête. — On se lasse des plaisirs qu'on prend, mais non de ceux qu'on donne. — Respectons les cheveux blancs, surtout les nôtres. — Le monde est aux plus fins, le ciel est aux plus dignes. »
Cette sagesse condensée en courtes maximes n'est point vulgaire, ni terre à terre : elle révèle une âme élevée et fière, saine et bienveillante, et, à sa façon, croyante. Si l'on veut connaître l'homme, avec tout ce qu'il y avait de cordial et d'ingénu jusque dans sa malice, il faut lire les pages que lui a consacrées Marc Monnier. J'ai entendu celui-ci raconter qu'à la mort de Petit-Senn il avait écrit sur lui dix-sept articles de journaux: il souriait en indiquant ce chiffre fabuleux, mais il avait en même temps je ne sais quoi d'attendri dans le sourire, qui disait éloquemment tout ce que Petit-Senn avait su être pour les « jeunes» qu'il accueillait en frère aîné dans sa poétique retraite. Il y vécut longtemps, toujours sage, c'est-à-dire toujours gai, résigné à vieillir, acceptant sans murmure cette fuite inexorable des jours qui devient plus rapide à
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mesure qu'on avance dans la vie, et consolant en vers émus et gracieux la compagne de sa vieillesse : Voici le froid, ma vieille amie, Qui sur nous a fondu soudain ; La nature semble endormie ; Voici l'hiver dans le jardin, Voici l'hiver dans notre vie.
Dieu de nos maux a pris pitié, Il nous les fait souffrir ensemble, Il voulut que notre amitié, En les allégeant de moitié, Soutînt celui de nous qui tremble.
Nous avons vu Petit-Senn entraîné doucement au romantisme par les jeunes poètes qu'il aimait à protéger. Que reste-t-il du petit Cénacle genevois? Quelques noms, quelques vers touchants ou gracieux. Un fait digne de remarque, c'est que la Suisse française est le pays des poètes « inachevés. » La mort prend les uns ; les autres sont dévorés par la vie, par le souci du pain quotidien, par l'exil du préceptorat : « Nous nous vantons, disait Rambert, d'être les instituteurs du monde, et il est vrai qu'à nos frontières se croise un double courant de jeunes gens qui viennent s'instruire dans nos écoles ou nos pensionnats, et de maîtres qui, formés par nous, vont utiliser ailleurs leurs connaissances et leurs talents. De là un rayonnement de lumières, dont notre Suisse française est le foyer ; mais dans le pays qui est le centre de cette industrie civilisatrice, les talents s'étiolent et végètent, et cette industrie même sert à les étouffer. »
Cela est, hélas ! trop vrai. Mais, à côté de ces talents en quelque sorte enterrés vivants, combien de poètes morts jeunes ! Galloix et Monneron jadis; plus tard Paul Gautier, le délicat poète jurassien, et, dans ces dernières années, Alice de Chambrier et Ernest Bussy !
Le pauvre Imbert Galloix, qu'on a appelé « le Gilbert de Genève, » serait oublié sans un article de Victor Hugo, qui l'avait connu et secouru aux jours de misère et d'agonie. Né en 1807, à Genève, il publia sans
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succès à dix-neuf ans des Méditations lyriques. Prématurément aigri, se croyant méconnu quand il n'était qu'inconnu, il porta à Paris ses illusions et ses rêves.
de gloire, tomba dans la misère, dans les bizarreries d'esprit qu'elle engendre, dans cette morne stupeur et cet amer mépris de la réalité qui suivent l'écroulement des espérances. Il se laissa mourir à vingt et un ans.
Hugo, Nodier, lui avaient tendu une main fraternelle; le second lui écrivait : « Je vous envoie la moitié de ce que j'ai chez moi. C'est la première fois que je rougis d'être pauvre. » Galloix est mort avant d'avoir vu clair dans son propre talent; rien d'achevé, rien de complet dans son œuvre; pas une pièce qu'on puisse citer tout entière. Mais on y devine une imagination qui voit grand ; il a de beaux coups d'aile et la sensibilité douloureuse d'un Oberman. Ses meilleurs vers sont les derniers, strophes poignantes, trop réellement vécues, intitulées Solitude, où il se compare à quelque château désolé par la mort : Je suis plus seul encor que le château rustique, Plus que le seuil désert où nul n'est attendu, Plus que le châtelain sombre et mélancolique : Il perdit le bonheur, — et je n'ai rien perdu.
La plainte s'achève en prière : Vrai, juste, seul puissant, seule âme, âme des âmes, Dieu du pauvre, à tes pieds je m'abaisse en pleurant.
Aujourd'hui, une rue de sa ville natale porte le nom du malheureux poète qui l'avait si imprudemment quittée.
Plus équilibré, mais d'humeur voyageuse aussi, Charles Didier est un des rares poètes genevois qui se soient fait un nom dans le monde littéraire français.
Etudiant, il fut, en 1824, l'un des fondateurs et le premier président de la Société de Belles-Lettres de Genève, « cette humble association d'étudiants qui donna
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quelque souci du style à presque tous ceux qui devaient écrire à Genève, » a dit Marc Monnier. Il fut ensuite précepteur dans la famille de Bonstetten et tira profit de son commerce avec ce vieillard studieux, spirituel et toujours jeune. Puis il quitta la Suisse, vécut à Paris, tut lié avec Victor Hugo, Charles Nodier et George Sand, courut le monde, cherchant des impressions neuves, des choses à raconter, observant tout, s'intéressant à tout. Nul n'a mieux connu que lui l'Italie de 1825 à. 1830, dont il avait parcouru à pied toutes les provinces. Il en a rapporté un livre qui fit une certaine sensation : La Rome souterraine. C'est, en même temps qu'une description parfois saisissante de la campagne romaine, une peinture animée du carbonarisme aux prises avec le parti jésuite et autrichien sous le pontificat de Grégoire XVI. Mais cette étude est faite sous forme de roman, ce qui lui enlève beaucoup de son prix, car le lecteur se demande à chaque pas s'il est dans la réalité ou dans la fiction. Faut-il prendre au sérieux le chapitre XVIII, où l'auteur décrit une séance des conjurés? Cette mise en scène nocturne, ces atti- tudes théâtrales, ces formules sacramentelles, ces poignards qui luisent dans la pénombre des caveaux, est-ce de l'histoire, ou n'est-ce que du romantisme?
Didier est un poète épris de la « sainte cause ; » il veut glorifier les aspirations de cette « jeune Italie,» qu'il représente comme une femme vêtue de deuil, à genoux sur le tillac d'un vaisseau battu par la tempête. Cette image donne une idée de sa manière. On préférerait une peinture plus sobre, une prose moins chargée de couleurs; son style, visiblement imité de Chateaubriand, est trop « distingué ; » ses conspirateurs, avec leurs poses de brigands d'opéra, emploient trop d'adjectifs: en 1835, on trouva cela brillant; aujourd'hui c'est du clinquant.
M. J. Hornung a dit que les Suisses français sont
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très bien placés pour comprendre l'Italie: il est sûr que ce pays a quelques obligations envers nos écrivains et nos artistes : sans parler de Mme de Staël et de Corinne, rappelons que Sismondi a écrit l'histoire de l'Italie, que le peintre neuchâtelois Léopold Robert a rendu « la majestueuse tristesse de ses pâtres et de ses pêcheurs, » que Bonstetten l'a visitée en érudit et en philanthrope ému de ses misères, que Didier l'a peinte à son tour dans la grandeur de ses paysages et l'ardeur de ses aspirations libérales, et qu'un écrivain plus récent — et plus simple — qui nous appartient autant qu'à la France, Marc Monnier, a posé et résolu comme on sait la fameuse question : « L'Italie est-elle la terre des morts ? »
On doit à la plume féconde de Charles Didier toute une série de récits de voyages : Cinq cents lieues sur le Nil, Cinquante jours au désert, les Nuits dit Caire, des romans comme Chavornay, des articles de revues, des recueils de poésies d'un romantisme volontiers éploré.
Ses lJtlélodies, sa Harpe helvétique, sa Porte d'Ivoire, nous révèlent un poète plus élégant et correct que vraiment original, et nous font nous demander s'il n'eut pas moins d'âme que de talent. Un jour, pourtant, son cœur battit plus fort que de coutume ; et il est curieux de constater que c'est le souvenir du pays natal qui a le mieux inspiré cet infatigable voyageur : Non ! ne me parlez point de ma Suisse chérie ; Vous voyez bien que moi je n'en parle jamais.
.Ce fut là ma première et ma seule patrie, Et je sens maintenant à quel point je l'aimais.
Jamais cent-suisse au loin n'entend le ranz des vaches, Sans qu'une larme tombe au bord de ses moustaches, Et le mal du pays l'entraîne à déserter.
Comme lui, tous les jours, en esprit je déserte, Car je sens, dans l'exil, tous les jours plus ma perte.
0 mes Alpes ! pourquoi fallut-il vous quitter ?
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Heureux celui qui laisse au moins quelques rimes dans la mémoire des hommes :
Anacréon n'a laissé qu'une page, Qui flotte encor sur l'abîme des temps !
Etienne Gide, le brillant professeur de droit à l'Académie de Genève, a ce privilège : il restera pour le public romand l'auteur du Sentier perdu: C'était un frais sentier plein d'une ombre amoureuse.
L'on n'y passait que deux en se tenant la main ; Nous le suivions ensemble en la saison heureuse, Mais je n'ai plus dès lors retrouvé ce chemin.
C'est qu'il faut être deux pour ce pèlerinage ; C'est que le frais sentier n'a d'aspect enchanteur, De gazon et de fleurs, de parfums et d'ombrage, Qu'alors que sur son cœur on presse un autre cœur.
Il écrivait cette mélodieuse rêverie en 1841. Bien des années plus tard, un poète français chantait à son tour le sentier où l'on ne repasse jamais : Je n'ai vu qu'une fois cette vallée heureuse, Dans ma vingtième année, et guidé par la main D'une petite fée, une blonde amoureuse.
Seul depuis, je n'ai pas retrouvé ce chemin *.
Cette rencontre d'Etienne Gide et d'André Lemoyne sur le même sentier honore l'un et l'autre.
Le plus original parmi les poètes genevois, c'est, à notre goût, Henri Blanvalet. Son romantisme est plus viril que celui de Galloix ou de Didier. Il a sa note personnelle, juste, franche, émue, parfois vibrante, et laisse trois ou quatre poésies qui vivront dans le pays où elles sont nées.
Ton modeste contour est pour moi l'univers, disait-il à ce pays dans un hymne que Grast, le compositeur genevois, poète lui-même à ses heures, a mis en belle musique. Né en 1811, Blanvalet passa la meil-
1) Chemin perdu. Poésies d'André Lemoyne. Lemerre, 1873.
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leure partie de sa vie à Francfort, comme précepteur dans la maison de Rothschild. C'est là qu'il publia son premier recueil, Une Lyre à la mer. Puis, possesseur d'une modeste aisance et marié depuis 1857, il revint se fixer à Genève. Son talent n'a pas produit tout ce qu'on pouvait en espérer: il a le don naturel, a dit Rambert, le progrès lui manque ; c'est encore un « inachevé. » La solitude littéraire en fut cause : après dix-neuf années d'Allemagne, LIe poète rentrait dans une ville où sévissait la politique, cette ennemie des muses ; il se confina de plus en plus dans la retraite et ne produisit rien de supérieur à ses premiers vers. Il avait débuté tout jeune dans le Fantasque de PetitSenn. A vingt-deux ans, il partait à pied pour l'Université de Berlin ; ce voyage nous a valu une ballade un peu germanique d'accent et que Henri Heine eût aimée : Je faisais, pensant à ma mère, Route pour l'université, Quand la fille de la meunière Surprit mon regard arrêté.
Elle était si jeune et si frêle, Du ciel me parlait si souvent, Que j'oubliais souvent près d'elle Le tic-tac du moulin à vent.
Fallut reprendre la grand'route * Qui mène à l'université, Où, supposant qu'on les écoute, Tant de docteurs ont radoté.
En contemplant la face blême
De ces parleurs à tout venant, Je pensais souvent en moi-même Au tic-tac du moulin à vent.
Quand, pour regagner la patrie, Je quittai l'université, Je revis bien dans la prairie Le moulin toujours agité.
Mais la fille de la meunière N'était plus là comme devant ; Elle dormait au cimetière, Au tic-tac du moulin à vent.
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La muse de Blanvalet, a-t-on dit, c'est la sympathie : il a été le poète des petits, il a chanté la faiblesse sous ses deux formes les plus intéressantes : les enfants et
les misérables. Les anthologies ont recueilli ce chefd'œuvre d'élégie enfantine intitulé la Petite sœur : Bon passant, dis-moi, je t'en prie, N'as-tu pas vu dans la prairie, Dans les bois ou sur le chemin, N'as-tu point vu mon petit frère Qui doit errer tout solitaire ?
Oh ! mon Dieu ! je le cherche en vain.
Epoux et père, Blanvalet trouva dans les joies du foyer une nouvelle source de poésie. Le vieux poète ami de Marot, Charles Fontaine, n'a pas rencontré, pour saluer la venue de son premier-né, des accents plus touchants que ceux-ci : Tu n'as trouvé chez moi ni dentelle à tes langes, Ni berceau pavoisé qu'un héraut blasonna; Je t'ai reçu, vois-tu, comme on reçoit les anges, Avec des bras ouverts, un cœur gros de louanges Et le peu que l'on a.
Mais je veux avec toi partager ma richesse : Ma table au pied blessé, ma chaise au coin du feu, Le sort qui m'est échu, l'espoir d'une caresse, Et puis tout un trésor de joie et de tendresse, Ta mère et notre Dieu.
Cette voix douce et grave change parfois de ton sous l'empire des préoccupations humanitaires : il y avait en Blanvalet un plébéien, qui fut longtemps dépaysé dans un monde brillant où son âme s'ennuyait; sa poésie doit à ce contraste quelques accents vigoureux, de nobles colères ; il avait le sentiment poignant des souffrances humaines, et peignit dans l'Ecran, la Glaneuse et vingt autres pièces, l'égoïsme du riche, l'héroïsme du pauvre. On le traita de socialiste; il n'était que charitable. A la fin de sa vie, il écrivit avec un art très ingénieux de petites fables-épigram-
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mes, qu'il appelait des ruades, et qui frappent, en effet, d'un coup sec et vif. Ce genre fut toujours en faveur à Genève : avant et après Blanvalet, Gaudy-Lefort, Albert Richard, Carteret, se plurent à écrire des apologues : même en vers, nous tenons à moraliser. Enfin notre poète est l'auteur d'un hymne qu'on chante souvent dans nos églises, mais qu'une main pieuse et maladroite a abominablement défiguré : Je répandrai mon âme en concerts de louanges.
On y retrouve cette soudaineté d'inspiration, ce chaud lyrisme, cet éclat des images et cette vigueur de style qui distinguent les bonnes poésies de Blanvalet.
Parmi les poetœ minores que Genève a produits en grand nombre dans la première moitié de ce siècle, il en est vingt au moins dont on pourrait nous reprocher d'avoir omis les noms. Qu'on veuille bien se rappeler que notre but n'est point de tout dire, mais d'indiquer ce qui nous paraît essentiel et caractéristique. Aussi n'aurons-nous garde d'oublier Albert Richard, qui a cherché à faire en poésie ce que Lugardon et Hornung ont fait en peinture : célébrer nos gloires nationales et les héroïsmes du passé.
Pour bien connaître notre « poète national» (il est défendu de le qualifier autrement), on devra lire le volume de Mélanges poétiques, publié par l'Institut genevois en 1884, qui contient une notice de Marc Monnier et une autobiographie de Richard. Né en 1801 à Orbe, la ville de Viret, sorti comme lui d'une humble condition, il aimait le petit peuple : « J'aurai du respect pour la naissance, disait-il, quand il me sera prouvé qu'on peut choisir son père. » Il eut une enfance rude et pénible, qui développa en lui une précoce énergie ; souvent solitaire, il puisa dans la lecture des romans
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de chevalerie le goût des actions héroïques et des grands sentiments. Après un séjour à Paris, où la vie ne lui fut pas douce, il devint professeur à Berne. Le premier personnage marquant à qui on le présenta comme poète lui dit gracieusement : « Chaime pas la poésie. — Cela se voit tout de suite, » répondit Richard.
La révolution de 1846 lui donna une chaire académique à Genève, où s'acheva sa vie.
« Où trouver une source plus abondante d'inspirations que dans ma vieille Helvétie ? écrivait Richard.
Son histoire, ses traditions, ses légendes, ses mœurs, tout chez elle est poétique, tout offre un caractère de grandeur et d'originalité; c'est une mine jusqu'ici inexploitée. » — Il creusa cette mine à grands coups de pioche, et en tira ses Poèmes helvétiques, œuvre d'un patriote plus encore que d'un artiste: il chante les grands souvenirs pour y puiser de grands exemples.
Ses tableaux épiques, d'un dessin vigoureux, mais sobres de couleur, vivent par l'extraordinaire énergie de l'inspiration. Qu'on relise ce que lui-même appelait avec simplicité ses « suisseries » : le poème de Saint-Jacques, qui débute si fièrement : Ils sont là douze cents couchés sur la poussière.
ou ce Wala de Glaris, qui est dans toutes nos mémoires : Honneur de la patrie, effroi des ennemis, Roi des braves, salut, ô Wala de Glaris!
Qu'on se rappelle les tirades vengeresses où il flétrit la prudence excessive de la Suisse dans ses relations avec les puissances étrangères avant 1848: 0 Suisse, nul jadis ne pouvait t'outrager Sans rencontrer un bras qui savait te venger !.
et l'on conviendra avec un éminent critique genevois, M. Marc Debrit, que Richard est, parmi nos poètes,
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« celui qui a chanté du plus mâle accent, avec le plus d'originalité et de succès, les faits héroïques de l'histoire suisse. »
Oui, — et pourtant!. Nous ne voudrions faire de peine à personne, mais le patriotisme du poète ne saurait tenir lieu de qualités artistiques dont Richard s'est trop facilement passé. Son style est tendu, rocailleux, d'une âpreté monotone; on n'a pas oublié cette bizarre apostrophe : Berne, ton ours dort-il?
Il y a de la déclamation et de l'outrance dans cette poésie, qui ressemble aux exercices violents par lesquels Richard fortifiait son corps dans sa jeunesse. On éprouve quelque malaise à critiquer ce barde sincère et farouche, qui fut en son particulier le plus doux des hommes. Mais il faut bien convenir que sa versification est fruste, que les rimes par adjectifs synonymes y abondent, que les vers de Richard, pareils aux vieux chevaliers bardés de fer, se meuvent tout d'une masse et frappent pesamment avec un gros bruit de ferraille.
Un jour, Marc Monnier récitait à Béranger des vers de Richard : « Oui, dit Béranger, ce doit être bien beau en allemand. »
Mais n'oublions pas que cet honnête homme chantait à une époque où la Suisse avait besoin d'entendre une voix mâle et fière; n'oublions pas qu'il a transporté d'enthousiasme toute une génération, toute une jeunesse plus éprise d'héroïsme et de vaillance que de rimes riches : ce sera son éternel honneur d'avoir éveillé de tels échos dans les nobles âmes.
V
Nous avons vu renaître bien des choses à Genève à.
partir de 1814: l'indépendance nationale, la vie de
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société, les sciences et les lettres, la poésie et l'art.
C'est alors aussi que se produisit, après les grandes secousses morales et matérielles du XVIIIme siècle, ce puissant mouvement appelé le réveil, qui a agité et ranimé les Eglises protestantes de Suisse et de France et dont on a dit qu'il est le plus grand fait de notre histoire religieuse depuis la Réformation. Des missionnaires anglais et écossais en avaient été les promoteurs. Ils voulaient rendre à la doctrine de la justification par la foi et de l'action régénératrice du SaintEsprit la place et l'importance qu'elle avait perdues, et provoquer par là un retour à une vie religieuse plus intense et plus profonde. « Le réveil, a dit un spectateur sérieux, ne fut exempt ni de puérilité, ni d'exagération, ni de manie, mais sa foi était vive, agissante ; en tous cas elle était respectable. » Nous verrons ce mouvement se propager dans le pays de Vaud; à Genève, où il avait eu des précurseurs tels que le pieux et éloquent prédicateur Cellérier, il devait trouver des sympathies parmi les derniers débris de la secte morave dont nous avons parlé (p. 201). M. Bost a laissé sur ce sujet des Mémoires d'un vif intérêt et d'un style agréable et piquant : il avait été un des premiers et des ardents champions de ce néo-calvinisme, dont le représentant le plus célèbre fut César Malan, orateur impérieux et persuasif, poète à qui l'on doit les Chants de Sion.
Vers 1830, deux hommes représentaient à Genève avec éclat ces tendances nouvelles, Gaussen, qui professait une orthodoxie rigide, infatigable défenseur de l'inspiration littérale de la Bible, auteur vraiment éloquent de la Théopneustie, et Merle d'Aubigné, le futur historien de la Réformation. A cette époque furent fondées l'Eglise de l'Oratoire et la Société évangélique, encore prospères aujourd'hui.
Mais nous écrivons l'histoire littéraire de Genève :
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nous ne cherchons pas des « frères, » nous cherchons des écrivains. Merle d'Aubigné, certes, en fut un. Sa réputation s'est étendue jusqu'aux confins du monde protestant. Les savants épris avant tout d'histoire « documentée, » les partisans de la méthode critique sévère qui prévaut aujourd'hui, font leurs réserves sur l'Histoire de la Réformation, sur le rôle qu'ont pu jouer dans sa composition certaines idées préconçues et la belle imagination de l'auteur. Lorsqu'en 1817, il eut la première idée de son livre, lui-même raconte qu'il se dit : « Je montrerai par les faits que ce qui faisait le fond de la Réforme, c'était, etc. » Dire : « Je montrerai par les faits, » avant d'avoir étudié les faits, ce n'est certes pas le comble de l'objectivité.
Mais il est impossible de ne pas admirer les qualités brillantes de cette narration pleine de chaleur et d'émotion. L'écrivain, émule de Michelet, excelle à dramatiser les événements, à évoquer et à mettre en scène les personnages, à donner l'impression vivante des scènes qu'il raconte. Son ouvrage demeure, en attendant qu'on ait fait mieux, l'histoire populaire de la grande crise religieuse du XVIme siècle. Nous souhaitons au savant scrupuleux qui entreprendra d'écrire cette histoire conformément aux exigences de la critique moderne, d'y mettre autant de couleur et de vie que son éminent devancier.
Le clergé genevois, national ou dissident, a produit un grand nombre d'écrivains dont les œuvres, sans appartenir à la littérature proprement dite, réclament cependant une mention. M. François Naville, que Mme Necker de Saussure s'est plu à citer avec éloges, est l'auteur d'un excellent traité sur l'Education publique et d'un ouvrage contre « la charité légale » que couronna l'Académie des sciences morales et politiques.
M. Chastel, mort il y a peu d'années, a consacré une longue carrière aux études d'histoire ecclésiastique.
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Plus brillant, plus accessible aux lecteurs laïques, M. Félix Bungener a obtenu un très grand succès en créant ce qu'on pourrait appeler le roman huguenot.
Un goût plus simple préférera peut-être le livre du pasteur Martin, qui avait servi sous les drapeaux de Napoléon 1er et qui a raconté avec une bonne grâce charmante les Souvenirs d'un ex-officier.
Il faudrait écrire un chapitre nouveau pour parler avec les développements convenables de l'historien Albert Rilliet, qui a retracé les Origines de la Confédération de manière à prouver que l'histoire vraie ne le cède point en beauté poétique à la légende; de Joseph Hornung, dont les travaux riches de pensées, de vues générales, quelquefois plus que hardies, sur notre littérature indigène, nous ont constamment servi dans nos études; d'Amiel, le poète penseur, le psychologue subtil, le critique souple et pénétrant, qui, n'ayant pu donner sa mesure dans une œuvre maîtresse, a conquis une célébrité posthume en analysant avec génie l'impuissance où s'est débattue sa pensée.
Evoquer ces noms, auxquels il en faudrait joindre tant d'autres, c'est toucher à la Genève d'hier, presque à celle d'aujourd'hui. Or notre plan ne comporte point l'étude des manifestations du mouvement littéraire actuel, mais simplement l'histoire des faits qui, à travers les siècles, l'ont préparé et rendu possible. Avec la révolution démocratique de 1846 et l'avènement de James Fazy, tribun taillé pour la dictature, orateur habile, polémiste incisif1, commence pour Genève une ère nouvelle, au seuil de laquelle nous avons résolu de nous arrêter.
1) James Fazy a été historien et romancier à son heure : il a publié en 1838 la première partie d'une histoire de la République de Genève, et en 1840, la nouvelle historique de Jean d'Ivoire (Voir James Fazy, sa vie et son œuvre, par Henri Fazy. Genève, Georg, 1887).
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CHAPITRE XIII
ALEXANDRE VINET ET SES AMIS
Le canton de Vand. — L'Académie de Lausanne et le mouvement intellectuel. — Alexandre Vinet. — Ch. Monnard et L. Vulliemin ; les sociétés d'étudiants. - Jean-Jacques Porchat. — Juste Olivier; Monneron ; Durand. - Ad. Lèbre. - La Revue suisse. — SainteBeuve à Lausanne. — 1845.
1
Et nous aussi, sur la montagne, Nous avons eu notre rayon, Avec l'aurore pour compagne Et pour chemin le frais gazon !.
Nous rêvions tout, pleins d'espérance I Notre regard, sondant l'éther, Jetait à tout, en assurance, i Jeune sourire et jeune éclair.
Lèbre a franchi le noir espace : Il est au céleste jardin, Suivant, d'un pas que rien ne lasse, Les monts où luit le jour sans fin.
- Parmi les troupes infinies Qui forment le chœur immortel,
Se mêle aux jeunes harmonies Henri, l'aimable ménestrel.
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Et Monneron, tout air, tout flammes, Dont l'œil en haut toujours montait, A revu son pays des âmes, Qu'ici-bas même il habitait.
Mais nous, hélas ! loin de l'aurore, Rentrés sous le brouillard impur, A tâtons nous suivons encore De la terre le sentier dur.
Monnard, en butte à la colère D'un peuple injuste, aveugle, errant, Laisse, vieux chêne séculaire, Gronder à ses pieds le torrent.
Vulliemin fouille de nos pères Les tombeaux cachés sous nos pas.
Agassiz creuse les mystères D'un temps où l'homme n'était pas.
Tribun de la sainte parole Qui des cieux nous appelle tous, Vinet nous guide et nous console, Lui qui souffre bien plus que nous.
Et moi, dans la cité lointaine, Au bord du fleuve m'asseyant, Perdu dans la brumeuse plaine, 0 mes amis, je vais disant : Et nous aussi, sur la montagne, Nous avons eu notre rayon, Avec l'aurore pour compagne Et pour chemin le frais gazon !
Ces vers de Juste Olivier, intitulés Et in Arcadiâ, sont le mélancolique souvenir d'une belle et courte saison, la poétique histoire d'une génération d'élite.
Une ère nouvelle a commencé pour le pays de Vaud : il est devenu le canton de Vaud, il s'est émancipé, il s'appartient. Il va essayer ses forces, laisser parler son âme. A la génération des hommes politiques, créateurs et organisateurs de la liberté, succède la génération des écrivains, des penseurs, des poètes. Les ondes sonores du romantisme se propagent chez nous : les voix de Lamartine, de Victor Hugo, de Béranger éveillent des échos au sein d'une jeunesse en qui la
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sève surabonde : l'heure est propice à l'éclosion d'une poésie nationale vaudoise.
Le foyer de cette vie nouvelle, pleine d'élan, d'ardeur, de magnifiques promesses, fut l'Académie de Lausanne, qui, depuis Bèze, Hotman, Viret, n'avait pas eu, même au temps de Barbeyrac et de J.-P. de Crousaz, une époque aussi brillante1. L'amour-propre national peut même constater cette différence entre l'Académie du X-VIme siècle et celle du XIXme, que la plupart des professeurs qui ont illustré la première étaient des étrangers, tandis que la seconde était formée d'enfants du pays et représentait « un faisceau serré des forces nationales. » Il vint, il est vrai, s'y ajouter des éléments étrangers, mais le fond et l'esprit étaient franchement vaudois.
Cette belle efflorescence ne donna pas tous les fruits qu'on en pouvait attendre : la mort alla chercher dans les rangs de la jeunesse studieuse ceux sur qui reposaient les meilleures espérances; le vent aigre de la politique dispersa les professeurs, qui furent presque tous destitués par le gouvernement issu de la révolution de 1845.
M. Rambert a qualifié en deux mots le mouvement intellectuel que nous allons étudier : il fut religieux et poétique. Deux noms correspondent, me semble-t-il, à ces deux adjectifs : Vinet, Juste Olivier. C'est autour d'eux que nous grouperons les écrivains dont nous allons parler.
Le critique cité tout à l'heure a retracé la biographie de Vinet avec une distinction magistrale et avec une émotion d'autant plus communicative qu'elle est plus sobre et plus contenue 2. La grande figure de
1) Voir à ce sujet et pour tout ce chapitre l'article de M. E. Rambert : La vie littéraire à Lausanne avant 1845 (Bibliothèque universelle, 1886).
2) On comprendra que nous n'ayons pu indiquer chaque fois par des notes et des guillemets les emprunts que nous avons faits au livre de M. Rambert.
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Vinet commande cette discrétion : on se sent en face d'une conscience si délicate et d'une humilité si profonde que l'éloge même en devient timide. Le récit de cette vie est pour le lecteur une perpétuelle humiliation : eh ! quoi, Vinet, cette âme d'élite, quitte ce monde en demandant « pardon à Dieu et aux hommes des nombreux scandales qu'il a donnés. » Mais alors, qu'en sera-t-il de tout autre, de vous et moi ? Il faut pourtant bien l'aborder, cet homme qui a laissé à tous ceux qui l'approchèrent, même aux plus profanes, l'ineffaçable impression que décrivait Sainte-Beuve : « Le grand, l'incomparable profit moral que je retirai du voisinage de M. Vinet et de mon séjour dans ce bon pays de Vaud, ce fut de mieux comprendre, par des exemples vivants ou récents, ce que c'est que le christianisme intérieur ; d'être plus à portée de me définir à moi-même ce que c'est, en toute communion, qu'un véritable chrétien, un fidèle disciple du Maître, indépendamment des formes qui séparent. Etre de l'école de Jésus-Christ : je sus désormais et de mieux en mieux ce que signifient ces paroles et la beau sens qu'elles enferment. »
Originaire de Crassier, lieu de naissance de Mme Necker, né en 1797 à Ouchy, où son père était employé dans les péages, Vinet descendait d'une famille française établie en Suisse depuis deux générations. Cette origine est à noter : Vinet ne doit-il pas au pays de ses ancêtres le sentiment exquis des qualités propres à la langue française, la mesure, la finesse, la justesse, et cette implacable logique de l'esprit qui va jusqu'aux dernières conséquences d'un principe? Mais le Vaudois est aussi nettement reconnaissable en lui : le Vaudois ne mûrit pas vite; l'histoire même du pays n'est pas celle d'un peuple précoce. Or Vinet ne s'est développé que lentement; il alla se perfectionnant par degrés, pour le fond et pour la forme, se cherchant toujours, toujours se défiant de lui-même: «Moralement, disait-il, je n'ai été qu'ébauché, tout est chez
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moi fait à moitié. » L'évolution de sa pensée dura jusqu'à la fin, sa vie fut une transformation incessante.
C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue en le jugeant; c'est ce qui rend difficile de donner un « esprit de Vinet » qui ne trahisse pas Vinet.
Soumis dans la maison paternelle à une éducation patriarcale et sévère, qui rappelait l'antique austérité huguenote, il eut pourtant une heureuse vie d'étudiant.
Sa jeunesse fut une vraie jeunesse, honnête, pure, mais joyeuse, et embellie par de chaudes amitiés. Du temps qu'il faisait partie de la Société de Belles-Lettres, il tournait des couplets qui contrastent avec la gravité dont son nom seul éveille l'idée :
0 mes amis, vidons bouteille Et laissons faire le destin.
Le dieu qui préside à la treille Est notre unique souverain.
C'est vers ce temps que, pour se moquer du guet, il composa la Guétiade, poème héroï-comique dont le succès fut grand à l'Académie de Lausanne. Il avait seize ans lorsque, en 1813, les prétentions de Berne, qui cherchait à recouvrer ses possessions vaudoises, lui inspirèrent son Réveil des Vaudois, espèce de Marseillaise adoucie, qui répondit au sentiment populaire : Liberté, liberté chérie, Soutiens nos cœurs, guide nos pas !
Vinet n'avait rien dans son extérieur de séduisant ni de brillant, mais la flamme intérieure transparaissait à travers cette enveloppe un peu fruste. La première fois que Mme de Montolieu le vit, elle demanda : « Qui est ce laid qui devient beau quand il parle ? »
Il était né affectueux, sensible, sensitif même; il y avait de la lumière dans son sourire; quand il était seul, il aimait, en allant et venant, à chanter de sa voix douce et musicale.
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A vingt ans, encore étudiant en théologie, il fut appelé à Bâle pour y enseigner la langue et la littérature françaises. Il y fonda une famille, y goûta des jours heureux mêlés déjà de cruelles épreuves, débuta dans la carrière de publiciste par son Mémoire sur la liberté des cultes et devint le collaborateur le plus en vue du Semeur, fondé à Paris par un groupe de protestants; mais il refusa, malgré les instances les plus pressantes, de prendre la direction de cette revue, qui, grâce surtout à la plume de Vinet, conquit une place d'honneur dans l'histoire de la presse périodique française.
Revenu à Lausanne en 1837, il fut mêlé aux luttes ecclésiastiques qui ont tant agité le canton de Vaud et défendit toujours plus résolument la cause de l'indépendance de l'Eglise : il eut encore la joie — non exempte, il est vrai, de quelque anxiété — de voir naître, à la suite des événements de 1845, une Eglise libre, et mourut en 1847.
Telle est l'histoire de sa vie extérieure.. L'histoire de sa vie morale est bien plus mouvementée, parfois même tragique, et comprend plusieurs phases : « Le
vrai progrès, a-t-il dit, consiste à se renouveler.
Quand on est toujours le même, on n'est pas vrai. »
« J'ai été lentement conduit à la vérité qui affranchit. »
Il n'est cependant point parti du scepticisme, car son âme était naturellement religieuse; au début de sa carrière, sa piété n'est que le reflet de la religion traditionnelle de ses parents. Formé par son éducation au respect de l'autorité, disciple soumis du doyen Curtat 1, qui voulait maintenir les formes et l'esprit de l'ancien culte, Vinet éprouva d'abord pour le réveil une vive antipathie. Les méthodistes — en langue populaire les mômiers — venus de Genève, qui commen-
1) Ne passons pas à côté de ce vénérable ecclésiastique sans rappeler qu'il est l'auteur de la chanson vaudoise populaire entre toutes, et qui ne manque ni de couleur, ni de grâce naïve, — laquelle a pour refrain : .le canton de Vaùd, ti beau I. - -
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cent à former de petites congrégations dans le canton de Vaud, lui apparaissent comme des « fous ambulants ; » il dénonce en eux « un curieux mélange d'humilité et d'orgueil, » et voudrait — lui, Vinet ! — posséder « le pouvoir moral ou extérieur de dissiper cette secte.» Aussi n'est-ce pas le réveil romand qui l'amena à une piété plus intime et plus attendrie, mais bien l'influence de la vie religieuse de Bâle et plus particulièrement de la Maison des Missions. Puis les événements marchèrent: la persécution s'étant déchaînée contre le réveil, il épousa cette cause, il en devint l'avocat, moins par sympathie pour elle que par amour pour la liberté. La souveraineté de la conscience, telle est l'idée maîtresse de ses premiers écrits, de sa première brochure : Le Respect des opinions. Lorsque fut promulguée la loi d'intolérance du 20 mai 1824, qui rejetait sur les victimes la faute des persécuteurs et qui ne faisait que « régulariser la persécution,» Vinet fut comme « frappé d'un trait de lumière; » il se prend à douter de la légitimité d'une religion d'Etat; il déclare alors adultères et funestes les relations entre l'Etat et la religion, proclame que « l'Etat gêne la conscience en protégeant comme en opprimant, » et que « la vérité n'est jamais si forte que quand on l'abandonne à ses propres forces. » Il envisage encore la séparation des deux domaines comme un idéal lointain; mais il est entré dans une voie d'où il ne sortira plus.
Ses convictions religieuses suivirent un développement parallèle à celui de ses idées ecclésiastiques. Il était entré dans le courant du réveil sans en admettre les formules; nul n'en discernait mieux que lui les faiblesses ; mais en même temps il sentit que cette piété plus vivante avait en elle de quoi réveiller les Eglises nationales endormies. Il vit de plus en plus dans le christianisme, non l'édifice de dogmes savamment assemblés, mais un fait, sur lequel reposent la doctrine et la morale, l'œuvre et la foi.
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Ce développement progressif des idées de Vinet n'alla pas sans de cruelles agitations intérieures. Il parle des « tourments intellectuels » par où il a passé, de ces doutes insolents et de ces effroyables visions de la raison, « contre lesquelles, dit-il, je n'ai qu'un asile.» Ces fluctuations, qui nous sont révélées par tant de passages de son admirable journal intime et qui semblent rompre l'unité de sa vie, en constituent au contraire la beauté morale: Vinet a voulu posséder la vérité par droit de conquête, ou plutôt — lui-même l'a dit — il dut « être vaincu pour être convaincu. » Chaque pas en avant fut acheté par une crise douloureuse. Il a souffert toute sa vie dans sa santé, toujours chancelante depuis sa vingt-cinquième année, dans ses affections, car il perdit sa fille de bonne heure et eut un fils infirme, et surtout dans son âme et dans sa pensée. Non seulement il dut combattre pour ses convictions contre les adversaires du dehors, mais il lutta sans cesse avec lui-même : lutte douloureuse d'une conscience profondément chrétienne et d'un esprit droit, qui n'avait pas été sans subir à Bâle l'influence plutôt négative du savant de Wette et qui ne pouvait se dissimuler certaines lacunes de son orthodoxie. On connaît les refus qu'il opposa aux appels venus de Genève et de Montauban ; il objecta l'insuffisance de ses études et surtout la faiblesse de sa foi :
« Vous ne savez pas que celui que vous appelez à votre sainte guerre est à peine un chrétien commencé, qu'il y a dans sa foi et surtout dans sa vie de profondes lacunes ; qu'il ne marche pas, qu'il chancelle ; qu'il ne parle pas, qu'il balbutie ; qu'il ne veut pas, mais seulement qu'il voudrait. Ne versez pas cette eau insipide dans le vin généreux que vous avez pressé ; cherchez de plus dignes compagnons d'oeuvre. »
Plus tard, au moment de prendre possession de sa chaire de Lausanne, il écrit à ses étudiants : « Je vais à vous en grande détresse de cœur, ayant peur, non des hommes, mais de moi-même. » De pareils accents
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nous semblent indiquer un homme qui a pris possession de la vérité par le cœur, mais n'a pu triompher complètement des incertitudes de son intelligence. Or Vinet, conscience d'élite,, éprouve par-dessus tout un impérieux besoin de sincérité et de droiture. Le devoir d'être soi-même, c'est-à-dire d'être sincère, est le premier devoir humain. Mais de ce devoir parfois redoutable découle un droit non moins absolu, celui de professer sa croyance : aussi Vinet fut-il l'apôtre, à la fois humble et intrépide, de cet individualisme chrétien qui ne cède pas un pouce du territoire sacré de la conscience.
Jusque dans son style se reflète son religieux respect de la vérité: « Il craignait toujours, raconte un de ses amis, que la parole ne dépassât la pensée. » On a dit que chez Vinet écrivain, la conscience nuisait à la verve, qu'il surchargeait son style à force d'exactitude, de précautions et de scrupules; mais cet excès même de conscience est le secret et la marque propre du style de Vinet. Moins scrupuleux, il ne serait plus lui.
Vinet a fait œuvre de publiciste libéral, de penseur chrétien et de critique littéraire. Nous avons vu quel était son état d'esprit en 1824, lorsque la Société de la morale chrétienne, dont M. Stapfer était un des membres les plus en vue, proposa un prix pour le meilleur Mémoire sur la liberté des cultes. Dans le travail écrit par Vinet pour ce concours et qui est l'œuvre principale de sa jeunesse, il montre que la liberté de conscience n'est rien si elle n'a pour corollaire et pour garant la liberté des cultes. Toute croyance est inviolable par cela même qu'aucune n'est évidente; le gouvernement n'en saurait être juge: il n'a le droit ni d'imposer, ni de protéger aucune religion. L'Etat dit chrétien, c'est l'invasion de la contrainte dans le domaine de la conscience, et par conséquent l'altération
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de la notion même de religion : dire que la société a une religion, c'est dire que l'individu n'a pas le droit d'en avoir une. Vinet ne réclame pourtant point la séparation absolue, rêve lointain; car, dit-il, « un gouvernement qui ne se mêlerait que de ce qui le regarde est encore une de ces hypothèses hardies qu'on n'exprime point sans une sorte de crainte. » Il se borne à demander qu'on réduise les inconvénients d'un système faux, mais consacré par les siècles, en accordant ce minimum : qu'aucun croyant ne soit menacé à cause de sa foi dans sa qualité de citoyen et que toute secte soit tolérée qui ne porte nulle atteinte à la morale sociale. Mais il ne cache point que ses vœux intimes vont bien au delà, vont jusqu'au bout; car, à ses yeux, la religion, si elle ne pénètre pas les cœurs, n'est rien, fût-elle entourée de toutes les pompes officielles; elle doit être spontanée, gagner les esprits et les âmes, et elle ne le peut que par la liberté : ainsi se formera cette Eglise invisible qui est la seule vraie.
On sent quel est le rapport intime entre les convictions ecclésiastiques et la foi personnelle de Vinet, et pourquoi elles ont suivi un développement parallèle.
S'il progresse dans son libéralisme chrétien, c'est qu'il progresse en spontanéité religieuse. Ce Mémoire, où tout Vinet est déjà plus qu'en germe, est un hymne à la liberté : l'élan du style, la chaleur qui l'anime et le porte, plaçaient d'emblée l'auteur au rang des publicistes les plus distingués. On n'a guère écrit de plus belles pages, plus vives, plus émues, que le chapitre XIV de la 2me partie, où Vinet, dans deux tableaux de toute magnificence, montre tour à tour l'Eglise d'Etat, avec sa grandeur, extérieure et apparente, puis l'Eglise affranchie, forte de sa seule grandeur morale.
Le Mémoire venait de fonder la réputation de Vinet, lorsqu'il fut entraîné, à propos des persécutions dirigées contre les sectaires, dans une lutte toute prati-
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que. Il engagea, de concert avec Charles Monnard, rédacteur du Nouvelliste vaudois, une ardente polémique au cours de laquelle il proclama nettement le droit de violer une loi qui elle-même viole la conscience : « Ce principe, loin d'être subversif, est le principe de vie des sociétés. C'est de révolte en révolte (si l'on veut employer ce mot) que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s'établit, que la justice règne, que la vérité fleurit. »
On sait l'orage que souleva cette fameuse phrase.
Le landamman Muret, qui était l'âme du gouvernement, homme d'esprit, mais à la mode de l'ancien temps, voyait dans l'Eglise un des éléments de l'unité nationale ; on poursuivit Monnard et Vinet ; celui-ci fut condamné à quatre-vingts francs d'amende, celui-là fut acquitté par le tribunal, mais suspendu administrativement pour un an de ses fonctions de professeur à l'Académie. Durant cette guerre de plume, Vinet avait déployé une hardiesse qui contraste avec sa grande défiance de lui-même, et la puissance d'une dialectique qui, dans sa forme, rappelle par instants la redoutable ironie de Pascal.
Il croyait encore, lors de l'élaboration de la constitution de 1831, à la possibilité d'établir entre l'Etat et l'Eglise un compromis favorable à la liberté: il dut peu à peu se convaincre que cet espoir était chimérique. Dès lors il n'hésita plus à aller jusqu'au bout de son idée : après la promulgation de la loi ecclésiastique de 1839, il renonce à la qualité de membre du clergé vaudois ; puis, répondant à un second appel de la Société de la morale chrétienne, il écrit son Essai sur la manifestation des convictions religieuses, où il ne plaide plus seulement pour la liberté des cultes, mais pour la séparation absolue de l'Eglise et de l'Etat: c'est un devoir de manifester ses opinions, un devoir envers la société et envers la vérité elle-même ; de ce
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devoir découle un droit, dont la société doit permettre l'exercice à chaque individu; or l'union de l'Eglise et de l'Etat, impliquant la protection d'une religion préférée et, partant, la persécution des autres, entrave l'exercice de ce droit. C'est dans cette œuvre capitale de Vinet qu'apparaissent le mieux les caractères et les habitudes de sa pensée : l'analyse affinée jusqu'à la subtilité, la dialectique allant parfois jusqu'à la recherche, mais surtout « cette inexorable franchise, cette intrépidité rectiligne de l'esprit, » qui ne recule devant aucune des conséquences les plus hardies de prémisses qu'on a pu trouver «plutôt supposées que posées. » La séparation n'est plus à ses yeux une question de convenance, de perfection et d'époque, elle est une nécessité absolue, « une partie de la vérité chrétienne. » « Le crime des Eglises d'Etat, dit-il, n'est pas tant d'empêcher les convictions de se manifester que de les empêcher de se former : leur crime est de nier tacitement la conscience et la religion. »
L'étude sur le Socialisme tient aux écrits précédents par des liens étroits : Vinet y revendique plus éloquemment que jamais les droits de l'individualité.
L'individu a le devoir de chercher la vérité, et, l'ayant trouvée, d'y conformer sa vie; or il peut y avoir désaccord entre ce que prescrit la conscience individuelle et la loi de l'Etat. L'auteur s'attache à établir cette dualité entre l'homme et la société, qui a été constamment méconnue dans le passé et que nie le socialisme moderne comme le socialisme païen, puisque l'idée mère du socialisme n'est autre chose que l'identification de l'homme et de la société. La religion seule peut lutter contre lui, mais à condition de n'être pas socialiste elle-même ; donc le devoir des chrétiens est de se séparer de toute institution qui repose sur le principe socialiste, c'est-à-dire qui nie l'individualité. Et c'est justement le tort que Vinet reproche au nationalisme :
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« Le socialisme a-t-il rien de plus hardi que l'hypothèse en vertu de laquelle tous les habitants d'un même pays sont censés appartenir à la même conviction, et soudoient forcément un culte à la prospérité duquel la plupart sont indifférents, qu'un grand nombre même haïssent et désavouent ? Se plaindre des prétentions du socialisme et s'étonner de ses progrès, après lui avoir donné de pareils gages, c'est, dans notre opinion, la plus étrange inconséquence. »
Jamais Vinet n'a exposé avec plus de force ses idées sur les rapports du christianisme et de la société que dans ces pages écrites quelques mois avant sa mort. Mais si l'on veut connaître toutes les faces de sa pensée sur ce grand sujet, il faut lire le volume intitulé Liberté religieuse et questions ecclésiastiques, recueil posthume d'articles, de lettres, de brochures, où Vinet discute les applications pratiques de ses théories 1.
Il n'est pas aisé non plus de se rendre compte de la marche et des progrès de sa pensée religieuse, ne serait-ce qu'à cause des remaniements qu'ont subis, d'édition en édition, les recueils des Discours de Vinet.
Au point de vue qui nous occupe ici, il suffira de constater que, comme prédicateur, il a été constamment dominé par cette pensée : le christianisme est éminemment naturel, parce qu'il est en harmonie parfaite avec les besoins de l'âme; à cet égard Vinet est un continuateur de Pascal, qu'il a étudié avec une si particulière sympathie. Rien ne ressemble moins que la prédication de Vinet à l'ancienne « éloquence de la chaire » : son discours est une sorte d'entretien où l'on voudrait parfois plus d'architecture et d'ordonnance. Point de mouvements oratoires ; la chaleur est tout interne; il aime ceux auxquels il parle et pénètre
1) Voir aussi l'ouvrage très nourri de M. J. Cart, Histoire du mouvement religieux et ecclésiastique-dans le canton de Vaud, et la thèse récente de M. Paul Bonnard, Recherches sur le développement des pl'incipes-ecclésiastiques de Vinet.
Ne pas négliger non plus les articles de M. Fréd. Chavannes dans la Revue suisse 0847).
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doucement dans leur âme. Il ne dogmatise pas : au contraire, la divinité de la révélation est partout supposée dans ses discours et il ne s'attarde pas à la démontrer par des raisonnements et des preuves; son apologie est d'un caractère essentiellement intime : elle repose tout entière sur la rénovation morale de l'homme par l'Evangile ; sa vertu régénératrice est la preuve de sa divinité : une religion qui mène à Dieu doit venir de Dieu; la doctrine qui sauve et sanctifie ne peut être que vraie. Vinet en appelle au sentiment du péché; il montre au pécheur que le christianisme est le seul moyen de transformation. Le dogme et la morale, l'œuvre et la foi sont les deux faces d'une même vérité et doivent se fondre dans une même manifestation de vie nouvelle. La foi est un acte moral 1.
La prédication de Vinet est donc nouvelle en ce qu'elle tend à mettre surtout en lumière la puissance morale du christianisme. A cet égard, Vinet a opéré une sorte de révolution dans la prédication protestante, et l'on peut dire avec Rambert qu'il ne fut pas seulement un avocat nouveau d'une cause connue, mais qu'il a renouvelé la cause elle-même. On ne saurait trop insister sur la simplicité du ton: l'orateur ne se cherche jamais lui-même. Sans doute, sa parole est souvent une vive satisfaction pour l'esprit, car rien n'est plus riche de pensées, plus pénétrant comme analyse du cœur que tel de ses discours; mais le lecteur ne peut soupçonner un instant que la satisfaction intellectuelle qu'il éprouve ait été celle du prédicateur.
Aussi a-t-on pu dire qu'il « gagne les sympathies de ceux-là mêmes dont il n'atteint pas les convictions. »
Si les ouvrages sur la liberté religieuse sont, parmi les écrits de Vinet, ceux qui ont exercé la plus profonde action sur ses contemporains, c'est dans son
1) Voir surtout dans les Nouveaux Discours les deux morceaux intitulés l'Œuvl'e (le Dieu.
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œuvre de critique littéraire que nous devons peut-être chercher le témoignage le plus complet sur la nature de son talent, les qualités de son esprit et même son caractère. Il aimait passionnément la littérature, et c'est aux livres qu'il a dû ses plus vives jouissances.
Il n'a publié aucun ouvrage de critique ou d'histoire littéraire, mais il a donné à diverses revues, surtout au Semeur — où il a tenu une si grande place et qui a tenu une place si grande aussi dans sa vie — de nombreux articles que ses éditeurs ont recueillis. On a tiré également de ses cahiers de professeur et de ceux de ses élèves les éléments de plusieurs volumes, qui ne sauraient d'ailleurs donner une idée de la parole si animée et vivante du maître. Nous avons les Poètes du siècle de Louis XIV, les cinq volumes sur la Littérature au XVIIIme siècle et au XIXme siècle, les Etudes sur Pascal et celles sur les Moralistes. Un de ces cours au moins : Mme de Staël et Chateaubriand, avait reçu une rédaction définitive.
A-t-on jamais mieux parlé de Mme de Staël ? L'a-t-on jamais mieux analysée et comprise ? L'a-t-on jamais jugée du point de vue chrétien à la fois avec plus de fermeté, d'équité et de sympathie? Mais ce qui surprendrait davantage, s'il ne s'agissait de Vinet — c'est-à-dire du critique le plus large et le plus tolérant — c'est la manière dont il juge Chateaubriand et le Génie du Christianisme. Il est sévère sans doute pour cette « noble et magnifique parodie de la religion, » qui tourne plus à la gloire de l'auteur qu'à celle du christianisme. Mais la charité la plus vraie et l'admiration la plus respectueuse éclatent jusque dans la franchise de la critique. Quelques-unes des plus heureuses pages de Vinet sont celles où il compare Werther, René, Oberman et Adolphe, puis oppose à ce lamentable cortège le Lépreux de Xavier de Maistre, et montre que René a pris, dans le Génie du Christianisme, la
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place qui appartenait au Lépreux. Jamais Vinet n'eut autant de verve, d'éclat, d'esprit même, au sens le plus brillant et le plus vif de ce mot. Jamais, c'est trop dire : plaçons sur la même ligne les articles consacrés à Victor Hugo, pour qui Vinet éprouva toujours une prédilection singulière. C'est là surtout qu'est vraie l'appréciation d'Edmond Scherer sur la critique de Vinet :
« Il étonne par les ressources de sa plume ; il éblouit par des étincelles d'esprit ou d'imagination ; il se concilie le lecteur par l'honnêteté et la bonne grâce de sa manière ; il le charme par la mesure et la justesse ; il le séduit par le sentiment littéraire le plus sincère et le plus vif ; il le touche par une bienveillance qui ne donne que plus de force aux restrictions imposées par la conscience ou par le goût. »
Ces restrictions sont nombreuses en ce qui touche Victor Hugo. Vinet lui reproche dès le commencement tout ce qu'on lui a reproché depuis, et surtout l'excès de force, la prodigalité folle des images, un certain matérialisme de style; et, parlant lui-même par image, il s'écrie, en face de cette rhétorique éblouissante : « Nul, comme poète, n'a porté si loin la convoitise des yeux. » Plus loin, c'est encore par une image heureuse que Vinet caractérise la révolution à la fois redoutable et bienfaisante opérée par Hugo : « C'est un débordement du Nil : il faudra bien que le fleuve rentre dans son lit ; mais les campagnes auront été fécondées. »
Le poète remercia un jour Vinet de sa critique « si grave, si loyale, si désintéressée et si consciencieuse. »
A son tour, Lamartine, venant de publier les Girondins, lui écrivait qu'il attendait avec impatience son jugement, « qui ferait autorité pour lui et le fixerait lui-même sur la valeur de son livre. » Ces lettres, et celles de Béranger, de Chateaubriand, font foi de l'estime profonde que Vinet avait su inspirer aux écrivains les plus considérables de son temps. Peu après
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la mort de Vinet, Sainte-Beuve louait ce mélange de sincérité et d'indulgence qui distinguait sa critique: « Indulgence même, s'écrie-t-il, n'est pas ici le vrai mot, et c'est charité qu'il faudrait dire. Oui, il y avait en ce temps-ci un critique sagace, précis, clairvoyant, et, quand il le fallait, sévère, qui obéissait en tous ses mouvements à un esprit chrétien de charité. » — Mériter de tels éloges, n'est-ce pas une façon éloquente aussi de plaider la cause de son Maître ? Et Vinet ne dut-il pas éprouver une sainte joie, lorsque le même Sainte-Beuve lui écrivait, après la lecture d'un de ses articles : « On achève la dernière page en regardant là-haut. »Le critique du Semeur a surtout étudié les œuvres contemporaines, et les articles qu'il a laissés forment un cours presque complet, sinon bien lié, sur la littérature de 1830 à 1847 : ils embrassent ainsi une des plus riches périodes de notre siècle, celle de l'épanouissement et de la transformation du romantisme.
Si Vinet reste fidèle à l'ancienne méthode, qui se borne à analyser l'œuvre et à la juger selon les règles du goût, il l'applique avec un esprit libre de toute superstition d'école, avec une fraîcheur d'impressions, une candeur de sympathie qui, par la force même des choses, manqueront toujours, du plus au moins, aux critiques de Paris. A sa bonne foi parfaite, à sa haute probité, il unit une rare modestie ; il ne pontifie jamais, il n'a ni raideur puritaine, ni boutades moroses, ni hautaines sentences, ni ce ton de raillerie où il eût excellé s'il l'eût voulu, car il avait à un haut degré le don de la satire et de l'ironie : « Il y a en moi, a-t-il avoué quelque part, un fond de malignité prêt à se soulever comme une fine poussière au plus léger souffle, pour se répandre sur tout ce qui m'entoure. »
La critique de Vinet porte l'empreinte d'un esprit qui cherche avant tout dans les livres la note vraiment
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humaine; on y voit à plein une âme aisément charmée, s'ingéniant, comme l'a si bien dit Juste Olivier, « à trouver les qualités comme d'autres à trouver les défauts, » et qui partout « se plaît à reconnaître les rayons dispersés ou brisés de la lumière divine. »
C'est que, pour lui, la critique est « une étude de psychologie chrétienne, » la littérature un des moyens de connaître l'homme et les besoins dont son cœur réclame la satisfaction. Rien n'est étranger au domaine du christianisme, et c'est le devoir de la critique religieuse « de se mêler à tous les intérêts de la société, de pénétrer dans toutes les sphères de l'activité intellectuelle. » On sent qu'il aime en frère ceux dont il étudie l'œuvre. Voilà l'originalité propre de sa critique. Rappelez-vous l'article sur Robinson Crusoé : cette causerie, qui est une perle de grâce et de sentiment, se termine par un touchant retour vers tous les délaissés, tous les solitaires du monde et de la vie, tous ceux à qui la solidarité chrétienne doit un jour rendre leur part de bonheur : « Tous les progrès sont lents, je l'avoue, et nous ne verrons pas tout ce que verront nos neveux ; mais enfin Robinson peut déjà voir blanchir à l'horizon les voiles du navire qui vient le tirer de son désert. Robinson, mon frère, homme de labeur, sans loisir, sans liberté, presque sans relation sociale, que ne puis-je, des yeux de ma chair, voir le navire jeter l'ancre, et toi-même y monter avec joie pour retourner au sein de la société, n'emportant avec toi que quelques lambeaux de ton exil, pour te souvenir des temps où tu étais solitaire ! »
A cette critique si pleine de largeur et de pénétration, si riclte d'aperçus originaux, on a reproché l'abus de la finesse, des idées ingénieuses un peu trop caressées : il est vrai que cet analyste si fin, préoccupé de ne trahir aucune des nuances de sa pensée, de trouver une forme « qui corresponde à la délicatesse de ses perceptions, » finit par arriver quelque-
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fois, à force de subtilité, à un style abstrait et incolore; il se complaît dans les minuties de l'idée et de l'expression, et devient obscur pour vouloir être trop précis 1.
mais qu'on relise les morceaux où il se livre, sans trop raffiner, à son tempérament de styliste, comme les articles que nous avons indiqués déjà ; qu'on relise l'ad.
Inirable discours-préface de la Chrestomathie; qu'on relise même ses articles de polémique sur la liberté religieuse, et l'on verra qu'il y avait en Vinet non seulement un moraliste profond et sagace, un critique plein de justesse et de justice, mais aussi un prosateur remarquable par la distinction suprême, l'atticisme et l'éclat du style; qu'il y avait - qu'il eût pu y avoir en lui - un virtuose de la parole écrite. Il éprouvait une sympathie particulière pour Montesquieu, cc le seul, dit-il, des grands esprits du XVIIIme siècle pour lequel je me sente un puissant attrait. » Attrait tout moral, sans doute; mais le style de Vinet contribue aussi à nous expliquer cette préférence: il avait ses raisons pour goûter chez Montesquieu ce style « individuel, mâle, où la matière est pressée, condensée, » cet admirable talent « de jeter comme des éclairs une foule de pensées fortes, profondes, dont une seule pourrait suffire à arrêter l'attention du lecteur. »
Nous venons de rappeler le Diseoiirs de la Chrestomathie: il y faut revenir. La Chrestomathie est le principal résultat de l'enseignement de Vinet à Bâle. Permettre d'étudier la langue sur le vif, dans les modèles.
1) Les manuscrits de Vinet pourraient faire l'ubjet d'une étude intél'essante, Ses lettres semblent écrites d'un jet, de sa belle et fine écriture, sans eorrections ni retouches; la tradition veut qu'au contraire ses manuscrits destinés à l'impression aient été chargés de ratures, ce qui n'empêchait pas 1 auteur de corriger encore beaucoup sur les épreuves. Dans le manuscrit de son cours de Philosophie pratique du christianisme, qui devait résumer sa pensée et qu'il n'a pu revoir, les corrections sont nombreuses et marquent plus d'une hésitation: en général, elles tendent à préciser la pensée en même temps qu'à l'enrichir par une foule de nuances et d'incidentes. Il en résulte auelm îp ?™ 2" 'A I ® nuances et d'incidentes. Il en résulte quelque lourdeur, un excès de densité de la phrase, qui exprime trop de choses (Nous devons la substance de cette note à robligeance de M. de cette not« à l'obligeance de M. H. Le Coultre, pruf esseut- à la faculté libre de Lausanne, un des hommes qui sait le mieux son Vinet).
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fournir en même temps aux maîtres et aux élèves un cours complet d'histoire littéraire, tel était le but de l'ouvrage, qui n'a pas été égalé depuis. Le choix des morceaux qui composent ces trois volumes gradués témoigne de la sûreté et de la pureté de son goût ; s'il a quelque complaisance envers les poètes de l'Empire, il faut se rappeler que l'ouvrage remonte à soixante ans déjà et que ces poètes étaient contemporains de la jeunesse de Vinet. Les introductions et les notes qui accompagnent les morceaux cités en doublent le prix : on y sent ce besoin d'exactitude, cette passion de vérité que Vinet portait en toutes choses.
Quant au Discours inséré en tête du troisième volume, c'est peut-être le chef-d'œuvre littéraire de Vinet. En quatre-vingts pages il passe en revue les poètes et les prosateurs français. Pour la partie des origines, les sources manquaient au professeur de Bâle; mais si ces premières pages sont un peu écourtées et insuffisantes, il est arrivé à Vinet de devancer parfois d'un mot les résultats des recherches qui, depuis, ont jeté tant de lumière sur la littérature du moyen âge. Les lacunes de cette première partie ont du reste été comblées par l'éminent continuateur de Vinet, et les additions qu'on doit à Eugène Rambert sont dignes des pages qu'elles complètent : on n'en saurait faire un plus bel éloge.
Sitôt que Vinet arrive au XVme siècle, — ce siècle « qui en toutes choses couvait un immense avenir, » -le Discours marche avec une magistrale assurance.
« Chacune de ses paroles compte, » a dit Sainte-Beuve qui ajoute : « Toutes ses qualités de précision, de propriété, de suite, de sagacité fine et de relief en peu d'espace, y sont fondues entre elles, et en équilibre avec le sujet même. Il n'y a pas un point, pas une maille du tissu qui ne soit solide, exactement serrée.
Combien d'heureux traits d'une concision ingénieuse !. On reste tout surpris et charmé. Quelle balance sensible et sûre ! et pour-
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tant le glaive entrevu parfois. Je ne me lasse pas de repasser les jugements de l'auteur, qui sont comme autant de pierres précieuses, enchâssées, l'une après l'autre, dans la prise exacte de son ongle net et fin. Je ne trouve pas un point à mordre, tant le tout est serré et se tient. Quand on songe que celui qui a écrit ce précis est un ministre protestant, et non pas un protestant socinien et vague, mais un biblique rigoureux, un croyant à la divinité de Christ, à la rédemption, à la grâce, on admire sa tolérance et sa compréhension si étendue, qui ne dégénère pourtant jamais en relâchement ni en abandon. »
Que pourrait-on ajouter à l'éloge d'un tel juge, sinon que Vinet était né pour écrire, ainsi qu'il en eut le projet, l'histoire de la littérature française ? On devine quel eût été le prix, la nouveauté d'un pareil travail, accompli par le représentant le plus distingué de la Suisse française et protestante, avec la haute équité et le sérieux chrétien qui distinguent sa critique. Car le sentiment chrétien, indépendant de toute formule théologique, est l'âme de tous ses écrits, l'accent propre de sa parole. C'est une des raisons pour lesquelles — Edmond Scherer l'a montré — Vinet n'a pu atteindre en France à cette notoriété que ses compatriotes étaient en droit d'espérer pour un écrivain si français d'ailleurs par sa langue et par son esprit: le sérieux protestant a rebuté ce vaste public, et malgré les appels de Sainte-Beuve, les lecteurs sont restés distraits.
Eût-il même écrit à Paris, ce qu'il y avait d'un peu abstrait, de subtil, dans son tour d'esprit, et sa profonde gravité morale, ne lui eussent guère permis d'arriver à prendre place en pleine lumière. Mais les juges sérieux savent et reconnaissent toujours plus ce qu'il vaut : M. Brunetière aime à le nommer, à le citer; d'autres -— ne trahissons personne — le citent abondamment, mais ne le nomment pas. Un joli sujet de conférence: Les plagiaires de Vinet. Etre pillé, c'est une des formes du succès.
Il nous reste à dire un mot des vers de Vinet : la
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poésie a été pour lui une nécessité intérieure; dès sa
première jeunesse, il aima la langue des vers et s'en servit souvent dans ses lettres; aux heures les plus graves de sa vie, dans ses grandes crises morales, c'est en vers qu'il a exprimé ses émotions de cœur et dé conscience. Et pourtant, personne ne jugera que ses poésies vaillent sa prose. Il a écrit sans doute de fort beaux cantiques, tel celui du Vendredi Saint, qu'on rencontre dans une de ses Etudes évangéliques et qui est d'une profondeur d'accent dont nous ne connaissons guère d'exemple en français : Sous ton voile d'ignominie, Sous ta couronne de douleur, N'attends pas que je te renie, Chef auguste de mon Sauveur !.
On aime aussi à relire cet hymne, l'Amitié consolée, qui oppose à l'idée de la mort celle de l'immortalité : Dis, pourquoi l'amitié gémirait-elle encore ?
..,Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés 1.
On n'oubliera point surtout ces stances si douces et si tristes sur la mort de sa fille :
Pourquoi reprendre, 0 père tendre, Ces biens dont tu m'as couronné ?
Ce qu'en offrandes Tu redemandes Pourquoi donc l'avais-tu donné ?
Sous mon toit sombre Croissait dans l'ombre Une humble enfant au cœur aimant.
Mais ce morceau même montre ce qui manque à la
1) Nous sera-t-il permis de nous demander si, en écrivant ces .vers, Vinet songeait à ce passage de Viret : « Nos frères appelés et délivrés de ce monde par te Seigneur, nous savons qu'ils ne sont pas perdus, mais se sont seulement mis devant, s'en allant pour nous devancer, ainsi que font ceux qui cheminent ou naviguent. » Cela m'a fait plaisir de retrouver Viret dans Vinet, ou Vinet dans Viret, comme on voudra.
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poésie de Vinet, ou plutôt ce qu'elle a de trop. Ecoutez cette strophe : Le saint modèle De tout fidèle, Jésus est mort ; il faut mourir !
Mourir, c'est naître ; D'un nouvel être C'est jour à jour se revêtir.
Heureuse mort, qui m'unis à mon Maître, Mort du mal, je veux te subir.
Que de choses en huit vers, dont le plus long n'a que dix syllabes ! Tout un cours de religion ! Tout un enchaînement de vérités chrétiennes! Jésus, le divin modèle, est mort pour nous ; nous devons mourir à nous-mêmes; mourir à soi-même, c'est naître de nouveau, c'est entrer dans la voie de la sanctification pour s'unir étroitement à Christ. Tout cela peut être de bonne théologie, mais n'a rien à voir avec le lyrisme; la poésie de Vinet est souvent ainsi, trop pleine de réflexions, de préoccupations et de réminiscences dogmatiques; elle a volontiers je ne sais quoi de dru, de concentré, d'entortillé, de pénible; c'est de la poésie de penseur.
Mais, comme l'a si bien montré Eugène Rambert, l'étude des poésies de Vinet est indispensable à qui le veut bien connaître, et c'est ce qui donnera du prix au recueil complet qui en sera prochainement offert au public: aucune source d'information ne doit être négligée, lorsqu'il s'agit de l'écrivain le plus distingué • que la Suisse française ait produit depuis Rousseau et Mme de Staël.
Vinet compte chez nous et ailleurs de fervents disciples ; j'ai pensé à eux, non sans effroi, en écrivant les pages qui précèdent : je sais d'avance qu'elles ne sauraient satisfaire ceux qui vivent habituellement dans une sorte d'intimité avec le maître vénéré, qui l'ont mieux lu que moi et qui ont l'inestimable privilège de
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l'avoir connu. Mais si je n'ai pas su parler dignement de lui, du moins ne me suis-je approché qu'avec respect de cette noble figure, et cela peut-être me sera compté.
II
Le retour de Vinet à Lausanne fut un événement de grande portée pour le canton de Vaud : à ce pays riche en hommes de talent et en ressources intellectuelles, il manquait un point de ralliement. Sans doute Juste Olivier groupait autour de lui, comme nous le verrons, les jeunes gens épris de littérature et de poésie; mais Vinet arrivait fort à propos, avec une autorité déjà reconnue au loin, pour prendre le rôle de conseiller et de guide, et grâce à lui, Lausanne devint un des principaux centres religieux et littéraires du protestantisme français. Ce fut un beau moment — beau et court — que celui de 1837 à 1845. Deux vétérans qui avaient servi leur pays de façons bien différentes, mais avec un égal amour, Laharpe et le doyen Bridel, ont pu voir encore la moisson jaunir dans le champ qu'ils avaient ensemencé. Parmi leurs cadets, il y avait des hommes d'un âge déjà vénérable. Tel était un ancien hôte du château de Coppet, le pasteur Manuel, âme d'élite,
poète, orateur ayant « le sel de la grâce, » dont la mort a inspiré à Vinet un de ses articles les plus émus et qu'il a appelé « un homme qu'on pouvait feuilleter comme un livre dont toutes les pages seraient exquises. » Son intime ami Charles Monnard a joué un rôle important comme journaliste, comme publiciste, comme orateur politique, comme professeur. Nous l'avons vu combattre avec Vinet pour la tolérance et la liberté religieuse et mériter les rigueurs du pouvoir.
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Son oeuvre capitale est la traduction et la continuation de Y Histoire suisse de Jean de Muller: il acheva ce travail à Bonn, où il était professeur depuis 1846 et où il mourut en 1865. On doit à Monnard les cinq volumes qui racontent le XVIIIme siècle, la Révolution et l'Empire; son ami Louis Vulliemin s'est chargé des XVlmè et XVIlme siècles. Grâce aux deux collaborateurs vaudois, nous avons en français une histoire complète de la Suisse. Sainte-Beuve, qui avait connu à Lausanne « le vieux Monnard, » et avait eu « l'honneur d'être son collègue, » goûtait ce « caractère anti- que » et nous a laissé de lui un portrait d'une assez fière tournure :
« .,.11 était resté le même à travers toutes les vicissitudes, les ingratitudes des partis qui, en dernier lieu, l'avaient réduit à l'expatriation et à l'exil, — inflexible et immuable sous ses cheveux blancs. Cet homme d'étude, qui, dans sa jeunesse, avait été précepteur du comte Tanneguy Duchâtel (les Suisses sont volontiers précepteurs dans leur jeunesse), n'avait pas varié une minute au fond du cœur, ni faibli dans sa première et vieille trempe helvétique ; et quand je pense à cet homme de bien, vétéran des universités, ancien membre de la Diète aux heures difficiles, si modeste de vie, mais intègre et grand par le caractère, je me le figure toujours sous les traits d'un soldat suisse dans les combats, inébranlable dans la mêlée comme àSempach, la pique ou la hallebarde à la main. »
Monnard, que nous venons de voir costumé en ancien Suisse, avait vécu à Paris dans la société de Cousin, de Thiers, de Mignet, de Dubois (du Globe); il est un de nos écrivains les plus cultivés et les plus soigneux de la forme. La solennité classique de son style nous paraît aujourd'hui un peu démodée, mais la valeur solide du fond, ainsi que le souffle libéral et généreux qui anime le récit, font pardonner bien volontiers le ton trop académique du professeur vaudois.
A l'âge de seize ans, c'est-à-dire en 1806, Charles Monnard avait fondé à Lausanne avec quelques amis
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une société jeune encore aujourd'hui, puisqu'elle a quatre fois vingt ans, la Société de Belles - Lettres, doyenne de nos sociétés d'étudiants. Treize ans après, Louis Vulliemin, dont le nom est inséparable de celui de Monnard, prenait part à son tour à la fondation de la Société de Zofingen; dans ses Souvenii-s - le plus agréable de ses écrits — il a raconté avec émotion ces jours d'enthousiasme, où la jeunesse suisse se rencontra dans un même sentiment de patriotique espérance. Vulliemin fut poète alors, et poète vraiment heureux : il écrivit pour ses amis zofingiens un hymne qui est demeuré justement populaire : La connais-tu, cette heureuse patrie, Où la nature a son temple et son fort ?
Riante ainsi que le ciel d'Italie, Sévère ainsi que les glaces du Nord.
Remarquons ce fait significatif: Monnard, esprit essentiellement littéraire, formé à Paris, préoccupé de la correction et de l'élégance du style, et Vulliemin, esprit orienté plutôt vers la Suisse allemande, volontiers ouvert aux influences germaniques, l'un plus Suisse français, l'autre plus helvétique, ont été les promoteurs de deux associations qui précisément reflètent ces deux tendances, non point opposées, mais distinctes : l'une embrassant la Suisse romande et craignant de mal étreindre en embrassant trop, l'autre nourrissant de plus vastes desseins et s'appliquant à resserrer des liens que la politique fédérale rend d'ailleurs chaque jour plus étroits. Ces deux confréries, qui tiennent une place d'honneur dans les affections de notre jeunesse, ont joué un rôle considérable dans le développement intellectuel de notre pays : c'est dans leur sein, en effet, que presque tous nos poètes se sont essayés à chanter ; elles créent entre les étudiants de nos villes des relations précieuses, qui n'embellissent pas seulement le temps des études, mais se perpétuent
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bien au delà — toute la vie. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet; mais le temps nous presse.
Ne quittons pas Vulliemin sans rappeler encore quelques-uns de ses titres à notre gratitude : il a réimprimé et tiré de l'oubli l'œuvre d'Abraham Ruchat1 ; on lui doit le Chroniqueur, recueil historique renfer-
mant le récit de la Réformation dans l'Helvétie romande; il a tracé avec amour un tableau du Canton de Vaud, considéré dans son histoire, ses mœurs et ses sites; il a écrit, dans les dernières années de sa vie, une Histoire de la Confédération en deux volumes animés du plus pur enthousiasme helvétique 2; il a été enfin le fondateur de la Société d'histoire de la Suisse romande (1837), avec Félix Chavannes, l'aimable poète, auteur de la gracieuse romance de la Reine Berthe, et Frédéric de Gingins, l'investigateur sagace, connu par ses travaux sur le moyen âge. Ecrivain plus fin et plus ingénieux que correct, esprit délié, pénétrant, doué de « l'instinct du passé, » imagination riante et pleine de fraîcheur, surtout ardent patriote, Vulliemin mérite que la patrie vaudoise et suisse lui garde un souvenir reconnaissant.
Tandis que, dans les Académies de Genève et de Neuchâtel, les esprits se tournaient de préférence vers les sciences positives ou l'histoire naturelle, l'Académie de Lausanne était plutôt un foyer d'études littéraires et morales. Moins actif que rêveur, plus porté à la pensée spéculative qu'à l'observation scientifique, le peuple vaudois rendu à lui-même a produit surtout des poètes, des philosophes et des lettrés. Aucun ne fut plus exclusivement littérateur que Jean-Jacques Porchat; nul, parmi nos écrivains, ne fut à certains
1) Voir chapitre V. -
2) Voir dans le petit volume Professeurs, historiens et magistrats stiisses, publié en 1886 par M. Pierre Vaucher, une série de lettres très intéressantes et piquantes adressées par L. Vulliemin à son savant collaborateur genevois.
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égards plus français; nul ne prit plus au sérieux l'art d'écrire; aussi a-t-il fait bonne figure à Paris, où son talent ne se trouva pas dépaysé comme celui de Juste Olivier, et proclamait-il sans hésitation que « Paris est notre capitale littéraire. »
Né en 1800, Porchat a enseigné la littérature latine à l'Académie de Lausanne; comme il expliquait Horace ou Virgile, non en philologue, mais en simple homme de goût, on en prit prétexte pour le congédier en 1838, lors de la réorganisation de l'Académie; on eut tort: un aussi fin lettré n'est jamais de trop nulle part. — Il a traduit avec une habileté élégante Y Art poétique d'Horace et les élégies de Tibulle; mais il est surtout connu par ses Fables et paraboles, qui ont eu un certain succès à Paris, où il s'était rendu après sa disgrâce. C'est que Porchat a le don bien français de conter; il a du goût, de la mesure, un tour d'esprit naturellement gai; un grain de sel assaisonne sa bonhomie, qui n'exclut point une certaine sensibilité sans affectation et à fleur de peau. Foncièrement honnête, discrètement religieux, observateur attentif de la nature, grand ami des champs et des bêtes, moraliste indulgent jusque dans sa malice, il était destiné à écrire des fables : « L'apologue lui est tellement naturel, a dit Vinet, qu'on est tenté de croire que s'il n'y avait pas eu de fables dans le monde, il en aurait fait. »
Nous n'aurions que l'embarras du choix si nous voulions donner un exemple de cette précision enjouée, de cette variété de tours, de ce style vif et prompt, d'une concision parfois un peu sèche, qui distinguent les fables de Porchat.
Pendant son séjour à Paris, il écrivit des récits en prose destinés à la jeunesse : qui de nous n'a versé quelque larme en lisant Trois mois sous la neige, touchante histoire si digne du prix Monthyon qu'elle a obtenu ? Qui n'a lu les Colons du rivage, le Berger et le
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Proscrit ? Qui n'a béni l'honnête homme qui procura à notre enfance de si innocentes émotions? La dernière œuvré de Porchat fut sa traduction de Goethe, où il mit beaucoup de conscience, de fidélité et de correction. Il s'est essayé aussi dans la tragédie nationale : de son Winkelried, un beau vers au moins mérite d'être retenu :
L'œuvre qu'un seul commence, un peuple entier l'achève.
Quelques strophes, auxquelles le poète attachait sans doute beaucoup moins de prix, resteront, grâce à la vérité du sentiment, grâce au charme d'une mélodie .simple et douce, admirablement appropriée aux paroles, l'œuvre la plus populaire de Porchat; il n'est pas, jusque dans le plus humble hameau de la Suisse française, un enfant qui ne chante cette chanson d'une poésie grave et rustique : C'est là-bas près du village, C'est au pied du clocher noir, Sous l'ormeau dont le feuillage Se balance au vent du soir : Là finissent nos misères ; Là reposent nos vieux pères ; Jusqu'au jour du grand réveil, On y trouve un doux sommeil.
L'âme du pays se révèle dans ces simples accents : le village natal, le champ solitaire et sacré où dorment les aïeux, la consolante espérance de l'immortalité, un clocher qui montre le ciel, n'est-ce pas presque toute la poésie vaudoise ? Mais nous allons la trouver, bien plus riche et bien plus profonde, chez le poète vaudois par excellence, chez celui-là même a qui les partisans exclusifs de la poésie classique opposaient l'estimable Porchat.
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III
Saurons-nous parler de Juste Olivier avec la mesure qui convient? A ce nom se rattachent nos émotions littéraires les plus profondes, l'ineffable souvenir de l'éveil de la poésie aux premières heures de l'adolescence ; les Chansons lointaines ont été pour nous le livre des révélations. Nous les avons souvent relues depuis, nous y avons discerné maint défaut qui échappait, il y a vingt-cinq ans, à notre enthousiasme d'écolier; mais l'émotion nous ressaisit toujours à telle page que seul Olivier put écrire, et qui doit, s'il y a une justice, sauver de l'oubli sa mémoire.
Un génie est caché dans tous ces lieux que j'aime, a dit Olivier: faire parler ce génie, fut le rêve de sa vie entière ; il a voulu être le poète de l'Helvétie romande, la doter d'une poésie nationale, française par la langue, vaudoise par le fond : « J'ai eu une très ancienne ambition d'élever, fût-ce dans la solitude, un monument à ma patrie. » La solitude, le public indifférent s'est chargé de la lui procurer, et en somme, la destinée du poète fut mélancolique. Fils de paysans aisés et cultivés, comme il y en a tant dans nos campagnes 1, Juste Olivier « tenait de son père un sentiment austère du devoir, de sa mère une sensibilité facilement attristée et le tour particulier de son imagination. 2 » Il était né à Eysins, au pied du Jura, en 1807.
Enfant, il a suivi son père au labour, il a gardé les
1) Notons que la famille Olivier était originaire de France et appartenait au refuge protestant.
2) M. Ch. Berthoud (Galerie suisse, article Juste Olivier.}- Voir, sur Olivier, la notice que lui a consacrée Rambert en tête des Œuvres choisies, et à laquelle nous ferons de nombreux emprunts.
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vaches avec son frère Urbain, devenu plus tard l'édifiant conteur villageois ; il a vécu enfin cette agreste poésie qui se révèle aux âmes d'élite et à laquelle il saura donner une expression à la fois si sincère et si neuve. Puis il a traversé l'heureux âge d'écolier, dont il évoquera un jour le souvenir dans ces strophes adressées à sa mère : Tu nous éveilles pour l'école, Et du ravin nous franchissons Le gai sentier qui dégringole, Ainsi que nous, par les buissons.
Dans notre sac cahiers et livres, Dans un panier notre buffet : De quoi dîner sans en être ivres ; Trois coups de dent, ce sera fait.
Et cependant; avec les pommes Aux flancs roussis, bruns et vermeils.
Quels bons repas ! Vieux que nous sommes, Nous n'en ferons plus de pareils.
Au sortir du collège de Nyon, « la riante ville, » Olivier entre à l'Académie de Lausanne et y remporte ses premiers succès poétiques : un prix est décerné, en 1828, à son poème de Julilt Alpinula. Sujet touchant que celui de la mort de la jeune prêtresse d'Aventicum. Qu'importe que la fille de Julius Alpinus ne soit peut-être qu'une figure légendaire, que l'existence de la prétendue inscription où son nom aurait figuré soit contestée par les savants ! Juste Olivier a su donner la vie à cette poétique incarnation de l'Helvétie romaine; de même encore, en son poème de la Bataille de Grandson, il a su personnifier heureusement, dans l'attachante et mystérieuse figure d'Yzolier Davel, « le génie de la future patrie vaudoise, mariée de cœur à la vieille Suissè. »
Appelé en 1830 à occuper une chaire de littérature à Neuchâtel, Juste Olivier fit à Paris un séjour d'études avant de rejoindre son poste. Il vit de près les poètes
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du Cénacle, se lia surtout avec Sainte-Beuve, et publia bientôt Alpinula et Grandson sous le titre courageux de Poèmes misses. A Neuchâtel, où il passa trois ans, il écrivit avec Mme Caroline Olivier, poète d'un talent net et vigoureux, bon nombre des poésies qui forment le recueil des Deux Voix. N'oublions pas que c'est à la compagne du poète que nous devons ces beaux vers sur la Suisse, dont la Suisse s'est souvenue : Qu'aujourd'hui l'on te voie encor, pieuse et fière, A genoux devant Dieu, debout devant les rois !
Une chaire d'histoire, créée pour Olivier, le rappela à Lausanne. Il y enseigna pendant plus de douze ans, et nul, avant Vinet, n'a exercé sur la jeunesse vaudoise une action aussi profonde, aussi décisive. Il communiqua à ses étudiants la flamme sacrée, il suscita parmi eux des historiens et des chercheurs:
« Olivier nous a initiés à tant de choses,. a dit l'un de ses plus dignes élèves, le savant M. Herminjard. Toucher à Olivier, c'est toute notre vie de jeunesse qu'on ressuscite d'un mot.
Amour, patrie, poésie, mystères du cœur humain, beautés de l'histoire et de la nature, nous avons tout entrevu et plus ou moins pénétré et saisi, grâce à Olivier. Nous provenons de lui et nous serons à lui tant que nous vivrons. »
Les étudiants se retrouvaient le samedi soir dans le salon de leur professeur, où régnaient la simplicité et la cordialité vaudoises.
C'est de ce temps heureux que date le livre si riche, même un peu touffu, finement ingénieux, plein d'érudition, et surtout débordant de poésie, intitulé le Canton de Vaud. Juste Olivier est incurablement poète; il l'est dans ses travaux de science comme dans ses romans. Pour lui, l'histoire d'un pays n'est pas seulement dans les événements publics et politiques; elle est dans la nature, dans les sites, dans les mœurs, dans les traditions, dans les superstitions, dans la littérature popu-
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laire, dans « les mystérieuses influences de la terre sur l'homme. » Un lien secret unit toutes ces choses : saisir ce lien, remonter par là jusqu'à l'unité du caractère national, telle est la tâche de l'historien; l'histoire devient ainsi, d'œuvre de science, une œuvre d'amour.
Dans les Etudes d'histoire nationale, on remarqua surtout le piquant morceau sur Voltaire à Lausanne et l'étude émue et brillante sur le major Davel, en qui Olivier montre la plus haute personnification du caractère national.
Il fallut la tourmente de 1845 pour enlever le maître aux élèves qui le chérissaient: destitué avec la plupart de ses collègues, Olivier dut aller chercher son pain loin de ce pays qu'il aimait tant et qui le payait d'ingratitude. Il s'établit à Paris, où il vécut péniblement de son labeur d'écrivain et de professeur jusqu'en 1870. Mais il ne sut pas oublier assez la patrie pour réussir loin d'elle : pendant vingt-cinq ans, il eut les yeux tournés vers le rivage natal.
Le premier salut qu'il lui envoya fut le recueil des Chansons lointaines, où éclate une tendresse avivée par l'exil: le fond du livre, c'est encore et toujours le pays de Vaud. Qu'on ne prenne d'ailleurs pas à la lettre ce nom modeste de Chansons, sous lequel on découvre des élégies, des ballades, des romances, des poésies personnelles inspirées par les joies ou les soucis du foyer, et parfois les hautes rêveries d'un philosophe. Dans sa variété, le recueil garde un cachet bien à lui : un sentiment religieux et grave pénètre cette poésie, qui, tout en subissant l'influence du romantisme français, a su demeurer profondément originale et vaudoise. Voici des chansons politiques inspirées par le spectacle des luttes civiles: le poète raille tour à tour la fureur égalitaire et l'égoïsme conservateur en strophes qui rappellent Béranger et que l'illustre chansonnier n'eût pas dédaigné d'avouer :
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Mon lit est fait. Je n'empêche personne De faire aussi le sien comme il l'entend.
Tel n'en a pas, du moins je le soupçonne ; Mais j'ai le mien, c'est le point important.
Vents, bercez-moi d'une aile fraîche et pure.
Avec l'ombrage, avec le flot chanteur !
Terre, et vous, cieux, et toute la nature.
Conservez-moi ! Je suis conservateur.
Voici mieux que des couplets satiriques: des hymnes d'un libre et fier essor, où la noblesse du sentiment n'est jamais déparée, comme chez tant d'autres, par une forme usée et banale. Sainte-Beuve avait une prédilection pour ces strophes, qui sont devenues notre hymne national : Il est, amis, une terre sacrée Où tous ses fils veulent au moins mourir.
Du haut des monts dont elle est entourée, Lequel de nous la vit sans s'attendrir ?
Cimes qu'argente une neige durcie, Rocs dans les airs dressés comme des tours, Vallons fleuris, Helvétie ! Helvétie !
C'est toi, c'est toi que nous aimons toujours.
La liberté, depuis les anciens âges Jusques à ceux où flottent nos destins, Aime à poser ses pieds nus et sauvages Sur les gazons qu'ombragent nos sapins.
Là, sa voix forte éclate — et s'associe Avec la foudre et ses roulements sourds : A cette voix, Helvétie ! Helvétie !
Nous répondrons, nous qui t'aimons toujours.
Le poète rêve pour son pays le plus haut idéal, non point la puissance matérielle et la terrestre gloire, mais la grandeur morale: Si le rocher qui borne tes campagnes Réduit ta part du lot universel, Tu peux encore, ô terre des montagnes, Grandir, mais du côté du ciel.
Ce pays, que la poésie d'Olivier célèbre en si fiers accents, elle aime à en décrire les paysages et les
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mœurs, à en noter les légendes et les souvenirs. Elle s'empare des traditions naïves et les fait siennes. C'est, par exemple, la Mère du soldat, petit drame rustique dont je ne connais pas le pareil en français : Elle me prit sur ses genoux, Si bonne était ma mère, Elle avait un regard si doux, Le plus doux de la terre.
Elle me chanta sa chanson, Si bien chantait ma mère, Sa voix avait un si doux son, Le plus doux de la terre.
Elle me dit : Mon pauvre enfant, Hélas ! qu'allons-nous faire ?
- Ma mère, quand je serai grand, N'ayez pas peur, ma mère.
Devenu homme, le fils prend du service à l'étranger; puis il revient avec a un peu d'argent, vieille moustache et l'épaulette de sergent. » En approchant du village, il rencontre un triste cortège : Bonnes gens, d'où revenez-vous ?
Pourquoi cette civière ?
- Soldat, d'un lieu d'oit l'on est tous, Soldat, du cimetière.
Une vieille sur son grabat Est morte solitaire, Et veuve et mère de soldat, Nous l'avons mise en terre.
Le fils veut revoir celle qu'on vient d'enterrer: on rouvre la fosse. 0 prodige! La morte renaît sous l'étreinte filiale, sa paupière se soulève, ses lèvres remuent :
Déjoignant les mains, elle dit : - C'est mon lils qui m'appelle ; Pourrai-je sortir de mon lit, Rallumer la chandelle ?
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Il l'emporta sur le gazon : — Mère, qu'on se dépêche De regagner notre maison, Car la nuit sera fraîche.
— Pourquoi restons-nous, mon ami, Si tard loin du village ?
— Ma mère, vous avez dormi, Là-bas, sous cet ombrage.
— Mon fils, pourquoi ce long trajet De prairie en prairie ?
— Pour vous cueillir un beau bouquet, Car vous êtes guérie.
— Mon enfant, pourquoi passons-nous Le long du cimetière ?
— Ma mère, tranquillisez-vous, Faites votre prière.
Ailleurs, Olivier chante en vers d'une souple et brillante fantaisie le Servant 1, ou lutin familier, qui court, la nuit, par la maison, taquine les servantes, trait les vaches,Puis se balance au peuplier Et, quand il le veut, fait plier Les bras tortus du châtaignier.
Plus loin, voici le poème des alpestres solitudes : Petit oiseau sur la montagne, Chantant au bleu sommet des airs.
Ou bien la gracieuse légende de la vigne et du rossignol : Mon père, maintes fois, riant de ma demande, M'a conté cette histoire à la veine romande.
Et voici surtout le poème des Campagnes, large et simple idylle, chef-d'œuvre de poésie rustique et familière. La maladie et la mort d'une jeune paysanne qui aimait sans être aimée: tel est le thème que le poète
1) Il faudrait écrire Servan (sans t) si, comme le pensent les étymologistes, ce mot vient de Silvantts.
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développe en quatre chants très courts; le dernier nous donne sous une forme saisissante le dénouement de cette humble histoire : Un homme, à travers champs, se rend dans les villages.
Partout les cerisiers rougissent leurs feuillages.
Le hêtre prend la pourpre et le noyer jaunit.
Dévoilant à son faîte un reste de vieux nid.
Les vergers, la forêt sont calmes et pensifs.
Seulement dans leur sein quelques soupirs furtifs, Incertains, ignorés : une feuille qui tombe Et qui montre à, ses sœurs le chemin de la tombe ; Un gland qui fait sonner un morceau de bois mort ; Un oiseau qui s'enfuit; la sève qui s'endort.
Toute chose a fini son œuvre et sa journée, Et s'incline sans bruit devant la destinée.
S'acheminant toujours, l'honnête messager Reste sous sa nouvelle impassible et léger.
N'a-t-il pas, en effet, son chapeau des dimanches, Son habit bleu qui vient expirer sur les hanches, Bonne mine, un teint frais, rasé dès le matin.
Et de l'argent pour boire au cabaret voisin ?.
.Sur la pente des prés, il voit à l'horizon Le toit fumeux et brun d'une antique maison.
Il monte le verger. Les vaches curieuses Le regardent passer, graves, silencieuses, Puis, à la fin, l'ayant contemplé longuement, Sortant de leur stupeur, appellent en bramant.
Aucun détail du paysage n'échappe au poète; ses souvenirs d'enfance deviennent autant de touches expressives dans ce calme tableau de l'automne. Mais le messager pénètre dans la ferme : Lorsqu'il ouvrit la porte, un bon fagot d'épine D'un feu clair et léger égayait la cuisine ; Assise auprès, la mère avait l'œil au dîner, Aux marmites, qu'il faut tourner et retourner, Secouer, retirer de la braise trop haute, Afin que tout soit cuit bien à point et sans faute.
Mais cependant on voit sur ce front triste et doux, Où la vie a laissé des marques de ses coups, Dans le calme sourire et la lèvre inclinée D'une bouche tremblante et pourtant résignée, Dans ce regard aimant que rien n'a fait vieillir, Une âme en de vils soins qui n'a pu s'enfouir.
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Le messager vient annoncer aux gens de la ferme la mort de leur jeune cousine : il raconte sa maladie, ses derniers moments, et mêle à son récit les réflexions banales du paysan terre à terre et bien portant : , , Ainsi parla le messager, S'interrompant - souvent pour boire et pour manger, Il se leva, disant que dans cette journée, Des parents il devait achever la tournée.
.Messager, messager, qui parcours la campagne, Et qu'un brouillard de mort par les prés accompagne, Ton bras est vigoureux, ton pied sûr et léger ; Songes-tu qu'à ton tour, messager, messager !.
Il était déjà loin, suivant par la vallée La route qu'en leur temps ses pères ont foulée.
Que tout cela est vu, vécu, réel jusque dans le moindre détail, et comme notre pays se reconnaît à chaque trait, à chaque mot ! Cette paysanne dans la cuisine, c'est la mère du poète, — bonne et tendre mère qui lui avait « appris à croire en Dieu; » cette ferme, c'est la maison où il est né; le messager parcourant les campagnes, indifférent sous sa nouvelle funèbre, épiloguant en chemin sur les cultures et bavardant de maison en maison, nous avons pu le voir encore avant que le télégraphe eût pénétré partout. Et quel saisissant contraste avec le paisible tableau qui précède, dans cet avertissement final du poète : « Messager, messager, songes-tu qu'à ton tour?. »
Non content de peindre ainsi son pays, ses mœurs sa vie dans ce qu'elle a de plus intime, Olivier a voulu en ressusciter l'antique poésie: il l'a cherchée dans les balbutiements enfantins de la muse vaudoise, et, s'emparant de ces vieux refrains rustiques que sa mère lui chantait jadis et dont le charme est surtout dans ce qu'ils ont de vague et d'inachevé, il en dégage l'idée naïvement poétique, il la développe en variations : sous cette forme ingénue et primitive, il donne
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une expression aux sentiments éternels du cœur. Deux ou trois rimes d'une ronde villageoise lui fournissent une ballade qui est tout un drame d'amour. Il aime à peindre surtout le contraste entre la jeunesse et la mort : « Où va la belle ? — Où s'en va-t-elle? » ce simple refrain « s'épanouit en ballade » et devient la plainte de la jeune fille délaissée, qui se meurt lentement, en proie au délire. Telle autre s'en va se perdre dans la montagne en rêvant à sa parure de noces : Oh ! qui me donnera, donnera Voile de neige, et qui me l'ôtera ?
Le parfum pénétrant et rare d'une poésie à la fois populaire et raffinée s'exhale de ces chansons et d'autres encore qu'il publiera vers la fin de sa vie, telles que Frère Jacques ou les Compagnons de la marjolaine.
Ici c'est le problème de la destinée qui apparaît plus tragique sous cet air de badinage léger: Olivier fut toujours obsédé par le sentiment du sérieux de la vie et de la responsabilité humaine; l'idée de la mort, du jugement, qui lui a inspiré, peu avant sa fin, l'étrange et puissant poème de Jean Wysshaupt, elle est partout dans ses vieux refrains ; c'est justement le contraste entre cette grave inspiration et l'enfantine gaîté de la forme qui constitue l'originalité de ces petits poèmes.
Le chef-d'œuvre du genre est l'épopée des Marionnettes, où, sur le rythme sautillant d'une ronde naïve, l'humanité tout entière, tous les âges, toutes les conditions, exécutent leurs « trois petits tours » dans l'espace: Ainsi font, font, font Les follettes Marionnettes, Ainsi font, font, font Trois p'tits tours, et puis s'en vont.
« Cela, disait Vinet, est nouveau en France, nou-
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veau en Allemagne, nouveau partout.» Nul n'a jamais donné plus de portée, plus d'envergure, une forme plus imprévue, à la chanson philosophique, et je doute qu'il existe beaucoup de recueils de vers français plus profondément originaux que les Chansons lointaines et les Chansons du SOil" Ce dernier volume, publié en 1867, est douloureusement triste, mais encore tout plein de la patrie, de son souvenir et de son amour : Sur la montagne à la robe fleurie, Comme autrefois, venez, asseyons-nous.
Ainsi, le soir, une mère chérie Tient ses enfants sur ses genoux.
Réminiscences d'autrefois, légendes alpestres, agrestes refrains élevés au rang de symboles philosophi-
ques, remplissent ce petit volume, auquel Paris né prit pas garde et que la patrie d'Olivier n'accueillit guère mieux. On ergota doctement sur les défauts du poète; on signala avec soin ce qui lui manquait : on ne vit pas ce qu'il avait, ce que nul n'avait que lui; on ne discerna pas la nouveauté de cette inspiration si personnelle.
On ne goûta pas davantage ses romans, qui sont « moins écrits que rêvés, » où se meuvent des héros irréels, de pure imagination, où la narration flâne un peu et se perd dans les subtilités du dialogue et les recherches de l'expression. Olivier y a répandu pourtant des trésors de finesse, de grâce et de poésie, de poésie surtout, car ses personnages ne sont que l'incarnation de ses propres songes. Luze Léonard, roman historique du temps de la Réforme, dont l'idée est empruntée à une page de Ruchat, nous a laissé une impression que nous retrouvons encore vive et présente après vingt années. Nous aimons à reconnaître l'auteur lui-même dans le Simplice du Batelier de Clarelns.
Le Pré aux Noisettes, enfin, est une étude très attentive des mœurs du temps de la révolution de 1845, dans
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cette campagne vaudoise où Olivier avait passé son enfance, où son frère Urbain a trouvé les sujets de ses aimables et honnêtes récits populaires.
La vie avait trompé les espérances du poète et fait évanouir son rêve : il le lui reprochait au seuil de la vieillesse :
Rends-moi, trompeuse aux doigts de rose, D'autres beaux jours !
- T'ai-je trompé ? répondit-elle.
A toi de voir la vérité : Je suis la Vie ; en sa beauté Seule ma sœur est immortelle, L'Eternité.
L'Eternité ! c'est le dernier mot de la poésie d'Olivier; ce cri est un de ceux qui reviennent dans ses vers comme le son grave et familier d'une cloche : Le Temps s'en va, mais l'Eternité reste, L'Eternité, l'Eternité.
Il chante un au delà plus réel que les décevantes réalités d'ici-bas f
Pour ces demeures éternelles, Quand aurons-nous enfin des ailes, Que nous puissions nous poser là, Au delà!
Le malheur d'Olivier — mais non ! c'est sa gloire au contraire — fut de rester fidèle à la pensée de toute sa vie, d'écouter obstinément la voix intime qui lui avait parlé dès les jours de son adolescence. Alors déjà, il pressentait que le laurier est une plante « qui ne croît pas sur nos rivages. »
En 1870, il était en séjour dans le pays natal : la guerre l'y fixa. Mais il fallait vivre. Pendant trois hivers, le poète parcourut la Suisse romande, faisant des conférences où il lisait des vers et racontait ses souvenirs avec cet humour un peu triste qui donnait à
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sa parole tant de charme. Le public — nous en avons
été témoin — fut poli, respectueux, rien de plus; Olivier put se sentir presque étranger dans son pays ; on le trouvait « trop original. » Hélas ! c'est un défaut si peu répandu !. Le poète se consolait pendant l'été à Gryon, « le haut village, » en face de ces Alpes vaudoises qu'il a tant célébrées. Il allait chanter, à la fête de la mi-août, sa chanson aux pâtres d'Anzeindaz : ceux-là le comprenaient et l'acclamaient; il avait son jour de gloire et de bonheur parmi ces simples montagnards, il était pour une heure ce qu'il avait toujours rêvé d'être, le chantre national vaudois.
Nous l'avons revu, durant sa dernière maladie, dans son chalet de Gryon : il était face à face avec cette éternité qui avait constamment préoccupé sa pensée.
Il ne voulait plus rien savoir de son œuvre, ni songer à ses espoirs déçus : c'est en avant et en haut qu'il portait ses regards. Il mourut en janvier 1876.
« C'est une triste histoire que celle de notre pays, écrivait-il à
la fin de sa vie. Il n'a aidé ni Viret, ni Vinet, et quoique fort au-dessous d'eux, j'en sais quelque chose aussi. « Allons boire un verre, » c'est la fin finale et le résumé de tout ici. J'avais espéré mieux. Oh ! quel beau rêve 1 Du moins j'y ai été fidèle, si je n'ai pas fait, je crois, tout ce que j'aurais pu faire. Depuis le jour où, dans un de mes premiers morceaux imprimés, je disais : Un génie est caché dans tous ces lieux que j'aime, j'ai cherché obstinément ce génie et tâché de le faire parler. Il m'a encore plus répondu, ce me semble, qu'on ne l'a écouté. »
Dans une de ses dernières œuvres, le délicat roman des Fins-Hauts, il a personnifié ce « génie du lieu : » , c'est Sylvion, le petit berger fantasque et rêveur, qui sait tous les secrets de la montagne, qui, naïvement inspiré par tout ce qu'il voit, s'exprime en langage cadencé et rimé, qui songe éveillé dans sa haute solitude, parle moins aux autres qu'à lui-même, sort de sa
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retraite pour offrir aux passants son bouquet de fleurs des Alpes,. « encore humides de la rosée du matin, » puis soudain quitte ce monde en regardant le ciel: « Les fins-hauts, qu'ils sont beaux, les tout fins-hauts ! »
Olivier se retrouve tout entier dans cette dernière création : son mystérieux petit personnage, moitié berger, moitié sylphe, c'est le génie de la poésie vaudoise, profonde, vive et fraîche, à laquelle il ne manque pour s'imposer au monde que la transparence complète de l'expression ; poésie naïve et pourtant raffinée, rêveuse et subtile, franchement rustique, mais aussi recherchée, préférant l'expression détournée à l'expression directe, parfois volontairement obscure, se complaisant avec une coquetterie inconsciente dans les nuances et le demi-jour, greffant trop d'art et d'arrière-pensées sur le fond d'une inspiration toute locale, mais toujours sincère, toujours émue, grave jusque dans les caprices d'enfant où elle s'abandonne, et hantée par le sentiment de l'infini.
IV
Nous, retrouvons quelques-uns de ces caractères chez un jeune poète dont Sainte-Beuve, en séjour à Lausanne, parlait dans une lettre à Mme DesbordesValmore: « Il y avait ici un vrai, qui pouvait devenir un grand poète ; il vient de mourir à vingt-quatre ans, durant un séjour en Allemagne. Il avait du .génie. » — Nature ardente et concentrée, mélancolique et vive, sensible et sauvage, Frédéric Monneron vécut un peu à part et à demi étranger au sein de sa volée1 d'étudiants. Après avoir commencé des études de théologie,
1) J'emploie en le soulignant ce joli mot de volée, qui n'a pas son équivalent en français de Paris : promotion n'exprime pas aussi bien ce qui unit les jeunes gens qui ont pris ensemble leur vol et poursuivent d'un même élan leur voyage.
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il y avait renoncé pour se vouer à la philologie, et, à la fin de 1837, il s'installait à Gœttingen, où il voulait entendre Ottfried Muller; plein de projets de travail, il s'apprêtait à passer dans la studieuse petite ville « le plus calme et le plus méditatif des blancs hivers. »
Quelques mois plus tard, on apprit que, dans une heure de fièvre et d'égarement, il s'était donné la mort.
Monneron paraît avoir été obsédé par l'idée d'une autre existence, qu'il entrevoyait aux deux extrémités de la vie, dans le passé et dans l'avenir : la vie terrestre n'était pour lui qu'une pénible interruption dans le cours de cette vie supérieure, seul séjour de la réalité, où l'attirait son idée fixe. Mais la loi du devoir existe ; l'homme ne peut s'y soustraire. De là une lutte tragique dans l'âme du poète : la poésie qui entraîne Monneron vers le monde idéal lui apparaît comme la tentation suprême; sa conscience s'alarme quand il cède à cet irrésistible vertige. On voit où devait aboutir le drame intérieur de cette âme malade; on comprend aussi ce que peut être sa poésie, aspiration à cette vie immatérielle qu'il rêvait: poésie nébuleuse, étrange, mais où luisent des éclairs, et qui monte toujours, pour se perdre dans l'infini bleu, comme l'alouettë, Car les cieux même ont des tombeaux Pour qui nourrit trop son audace.
Son œuvre la plus caractéristique est le poème des Alpes, où la description sert de cadre à la vertigineuse ascension du poète. Quel accent nouveau dans cette poésie à la fois colorée et diaphane, aérienne et vibrante, que Juste Olivier comparait à « une aile invisible et qui pourtant vous touche et vous enlève ! »
Quelle musique suggestive dans des vers tels que ceux qu'admirait Sainte-Beuve, et où Monneron décrit les ébats des sylphes de la montagne :
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Sur les bords de l'eau claire, à l'ombre des mélèzes, Leurs doigts avaient cueilli le rosage et les fraises ; Et, cadençant leur vol aux divines chansons, Dans leur danse indécise ils rasaient les gazons.
Sur la brise réglant leur suave harmonie,Ils chantaient du bleu ciel la douceur infinie, Et sous leurs pas légers le gazon incliné Remplissait de senteurs le val abandonné.
La composition laisse fort à désirer dans les poésies de Monneron ; le dessin général est faible, insuffisant, et le style obscur et pénible, même dans ses meilleures pièces, comme l'harmonieuse élégie intitulée A vous, ou la ballade des Deux buveurs. Mais cette ballade fantastique est peut-être sans analogue dans la poésie française : le sombre génie du Nord semble avoir emprunté notre langue et lui prêter en retour des accents d'une saisissante nouveauté. Voici enfin deux simples strophes qui révèlent chez Monneron une inspiration par instants plus apaisée, et dont le charme mystique et voilé fait songer à quelque vitrail entrevu dans la nef d'une cathédrale : Quel est ce roi sublime et tendre Qui vers nos déserts attiédis, Les .yeux en pleurs, paraît descendre Les bleus coteaux du paradis ?
C'est le pauvre fils de Marie ; C'est l'époux de la terre en deuil, Qui pose la lampe de vie Dans le mystère du cercueil.
Cinq ans après Monneron, mourait un autre poète vaudois, âgé de vingt-trois ans, Henri Durand, de Vevey. Juste Olivier l'a surnommé « l'aimable ménestrel, » parce qu'il aimait à improviser des vers en s'accompagnant de la guitare. Il était poète « comme on l'est à vingt ans;) il est difficile d'affirmer qu'il l'eût été encore à quarante. « Il existe, a dit SainteBeuve, chez les trois quarts des hommes un poète mort
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jeune à qui l'homme survit. » On a recueilli les poésies de Durand après sa mort prématurée. Les eût-il luimême publiées ? Cela est fort possible : c'était jadis une mode assez répandue parmi la jeunesse romande de publier, au moment d'entrer dans la vie pratique, le petit recueil de ses juvenilia, sorte d'adieu à la vie d'études. On les dédiait à ses frères à casquette verte ou blanche; on avait ainsi son heure de modeste renommée locale; parfois un journaliste grincheux vous houspillait dans le journal de l'endroit, ce qui est le premier pas vers la gloire. On a toujours rimé avec zèle dans nos sociétés d'étudiants, et il n'en est guère, parmi nos pasteurs, nos professeurs, nos avocats, nos médecins même, et peut-être — qu'ils me pardonnent !
— nos banquiers, qui aient franchi l'heureuse étape de la vie académique sans avoir eu leur heure de divin tressaillement.
Si les aimables poésies du jeune « ménestrel ) ne révèlent pas une imagination créatrice, un tempérament de poète original, elles ont l'attrait d'une source limpide et fraîche ; elles chantent avec une grâce un peu mélancolique les simples émotions d'un cœur honnête et d'une jeunesse pure.
Mais d'où viennent, dans la poésie d'une génération saine et forte, ces prédispositions à la maladie et à la mort ? Eugène Rambert se l'est demandé. C'est, répond-il, que la plante n'était pas mûre pour la floraison: « Elle a ses grâces et son charme; mais elle a je ne sais quoi de frêle, de triste, de penché, et il lui manque le cachet de la force et le bel air de la santé. »
C'est assurément un phénomène étrange et navrant que ces floraisons anticipées aboutissant à une mort précoce. Peu de temps après Durand et Monneron, en 1844, un de leurs amis, Adolphe Lèbre, mourait dans la plénitude de son talent, âgé de trente ans à peine.
De solides et brillants travaux sur la philosophie alle-
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mande et la littérature slave, et des études de science sociale, qu'il publia dans le Semeur et dans la Relnle des Deux Mondes, avaient attiré sur le jeune écrivain l'attention des meilleurs juges. « Celui-là a le feu sacré, » disait M. Cousin. Il l'avait, en effet, jusqu'à en être intérieurement dévoré. Ame enthousiaste et fervente, éprise de vérité, esprit studieux, avide de lumière, Lèbre avait fait en Allemagne un stage assez long, avait entendu Baader et Schelling, s'était familiarisé avec la pensée allemande, puis était revenu suivre les cours de Vinet. Orphelin, il avait retrouvé un foyer, une famille chez Juste Olivier, qui l'aimait comme son fils. En 1841, il arrivait à Paris, où il fut précepteur d'un élève qui lui a fait honneur, M. Edmond de Pressensé. L'année suivante, il entrait à la Revue des Deux Mondes et comptait bientôt parmi ses rédacteurs les plus en vue 1, lorsque la mort interrompit brusquement cette carrière pleine de promesses.
Le public français appréciait chez Adolphe Lèbre un noble essor d'idées philosophiques allié à de fortes croyances.
« De tous les avantages que la vie peut offrir, a dit Vinet, il ne s'était réservé que les affections. Peu d'hommes ont eu autant d'amis, et d'amis presque passionnés, car ce n'était pas un homme qu'on pût aimer médiocrement. Il avait encore dilaté, par l'étude et par la méditation, l'horizon naturellement vaste de sa pensée et de son imagination. Cette dernière faculté, corde vibrante et sonore que la moindre chose ébranlait, était gouvernée par une raison très supérieure, de jour en jour plus vigilante, et par un savoir étendu et. positif. Son style, qui avait toujours eu de la grandeur et de l'éclat, avait acquis en peu de temps toutes les qualités françaises, sans perdre cette individualité qui, entre tous les beaux styles, eût fait reconnaître le sien 2. »
1) Voir l'article nécrologique que lui consacra la Revue du l" avril 1844.
2) Un choix très bien fait des articles de Lèbre a été publié en 1856 par M. Marc Debrit, avec une touchante notice biographique de Juste Olivier et une préface de M. Ernest Naville. A ceux que pourrait rebuter une grave étude sur le panthéisme hégélien, nous signalons, comme plus accessible, une critique vigoureuse et indignée du système de Fourier.
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Ainsi ont été ravis, dans l'espace de quelques années, les représentants les plus brillants de la jeunesse vaudoise; ainsi notre pays a perdu les deux hommes Lèbre et lionneron - qui semblaient destinés à unir et à combiner le génie des deux grandes nations voisines. Lèbre eut conscience de cette mission, il rêva d'accomplir sur le sol romand une fusion des idées allemandes et des idées françaises ; il rêvait aussi de concilier — ou réconcilier — la foi et la philosophie.
On sait avec quelle persévérance et quel succès plusieurs de nos penseurs se sont appliqués à cette tâche: si nous n'étudions pas ici les auteurs vivants, il nous sera du moins permis de nommer MM. Charles Secrétan et Ernest Naville, qui nous ont offert le spectacle d'une science philosophique fondée sur une foi positive, — de même qu'un autre écrivain, qui a débuté il
y a plus de cinquante ans et dont la verve paraît infatigable, nous a montré, dans les Horizons prochains et dans une longue série de livres émus et brillants, l'accord du christianisme et de l'art. Ces démonstrations victorieuses rentrent aussi dans la mission de la Suisse française.
V
On a pu se faire uné idée de l'Académie vaudoise dans les années d'épanouissement. qui précédèrent 1845 : ce fut la glorieuse matinée d'un beau jour ; dans le champ de l'étude s'unissaient les efforts des maîtres et des disciples; d'intimes relations s'étaient. établies entre eux ; liés par le travail, ils se retrouvaient dans ces fêtes joyeuses qui sont un des charmes de notre vie académique. A côté de Vinet, dont la parole grave et persuasive avait suscité une petite phalange d'écri-
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vains dévoués à la cause du spiritualisme chrétien, Juste Olivier répandait les semences d'une poésie nouvelle, exaltait l'amour du pays natal au sein de cette jeunesse pleine d'ardeur et d'espérancesl. A ces maîtres, qui'étaient des amis et des frères aînés, vinrent s'en ajouter d'autres, que l'Académie de Lausanne.
empruntait à l'étranger. Le plus illustre fut SainteBeuve.
Nous avons vu qu'il s'était lié d'amitié avec Juste Olivier. Les deux amis se revirent à Aigle pendant l'été de 1837. C'est alors que Sainte-Beuve connut les écrits de Vinet et les vers de Monneron, et qu'il écrivit pour la Revue des Deux Mondes ce portrait de Vinet où il parle de notre pays avec une sympathie toute récente et un peu étonnée. C'est alors aussi que le critique, sollicité par ses amis vaudois, se décida à faire à l'Académie de Lausanne son cours sur Port-Royal.
Trois cents personnes suivirent cette série de quatrevingt-une leçons ; parmi les auditeurs, on remarquait le chef du parti avancé et le chef du mouvement religieux, Druey et Vinet. Sainte-Beuve a consigné dans une note de Port-Royal de piquants souvenirs de son séjour à Lausanne; il nous a dit comment son ouvrage fut «construit et bâti» pendant l'hiver 18371838 v Vinet arrivait de Bâle, où il avait enseigné «une 1) On peut dire qu'à ce moment, au canton de Vaud, il y avait de la poésie dans l'air. N'a-t-on pas vu une simple cuisinière de Vevey, Nanette Bonnaveau, prise à son tour du feu sacré ? Ses Poésies ont été recueillies en 1856, mais avec nombre de fautes d'impression et de transcription. Pour la connaître il faut lire l'article, riche en citations, que lui a consacré Marc Monnier dans la Suisse illustrée du 13 juillet 1872. Nous ne rapporterons ici que quatre vers de la Bonnaveau: ils sont célèbres, et on en a fait honneur à de plus illustres qu'elle, mais ils sont bien d'elle ; en 1845, un arbre de liberté fut planté en face de la boutique où l'ancienne cuisinière vendait du savon et des allumettes ; Nanette était conservatrice : le lendemain, on trouva collé sur l'arbre ce quatrain : Ils auraient dû prendre le chêne Pour leur arbre de liberté ; Il aurait nourri de sa graine Tous les cochons qui l'ont planté.
Nous convenons que cette voix rude détonne un peu dans le mystique concert de la poésie vaudoise.
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littérature française des plus élevées, des plus fines et qu'eût certes enviée Paris;» il fut installé professeur le même jour que Sainte-Beuve : « S'il était permis, ajoute celui-ci, de mêler un sourire à ces souvenirs sérieux, je dirais que la réunion fréquente (les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine) au pied de cette chaire, de la jeunesse des deux sexes, avait fini par amener de certaines rencontres, de certaines familiarités honnêtes, des railleries même comme le sexe le plus faible ne manque jamais d'en trouver le premier, quand il est en nombre, en face de l'ennemi. Plus d'un de mes élèves, dès qu'il entrait, avait, du côté des dames, un sobriquet tiré de Port-Royal et qui circulait tout bas : Lancelot, Le Maître, Singlin, etc. — Je ne sus tout cela que plus tard.
Enfin, il y eut l'année suivante plus d'un mariage et quelques fiançailles dont on faisait remonter l'origine à ces réguliers et innocents rendez-vous que mon cours avait procurés. »
On raconte que dans certain café de Lausanne, quelques Vaudois que la cc grâce » n'avait point touchés, répétaient chaque soir en charge la leçon du professeur, et que Singlin et la mère Angélique y subissaient des travestissements étranges.
Sainte-Beuve s'attacha à ce pays, au mouvement intellectuel duquel il fut un moment associé. On sait avec quelle chaleur il s'est exprimé sur la Suisse et le canton de Vaud dans un de ses derniers articles, la grande étude sur le général Jominix. Ses promenades aux environs de Lausanne ont laissé aussi quelques traces dans ses vers, où l'on retrouve les « reinettes de l'étang de Chamblande. »
On a disputé sur ses croyances d'alors, sur l'influence que ce milieu nouveau aurait exercée sur lui : suivant Juste Olivier, le Sainte-Beuve de 1837 et de Lausanne était « l'observateur en suspens » plutôt que le « déterminé sceptique. » Des âmes pieuses rêvaient sa conversion et incitèrent Vinet à y travailler. Nous
1) Voir le passage sur le ranz éternel et la page sur Charles Monnard (pages 395 et 500).
j
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avons vu l'impression qu'il fit sur Sainte-Beuve; quelques années plus tard, il écrivait à Vinet cette lettre amèrement triste, qui ressemble à une confession : « Je me trouve sans paroles devant vos éloges, m'en sentant si peu digne, passé que je suis à l'état de pure intelligence critique et assistant avec un œil contristé à la mort de mon cœur.
D'où cet étrange état ? Hélas ! Il y a dés causes anciennes et profondes. Voilà que je vous parle tout à coup comme à un confesseur ; mais je vous sais si ami, si charitable, et c'est ceci, ce dernier point qui est tout, et que le monde appelle vulgairement le cœur, qui est mort en moi. L'intelligence luit sur ce cimetière comme uné lune morte. »
Sainte-Beuve s'arrêta à Lausanne lors de son voyage en Italie : il passa quelques jours chez les parents d'Olivier et partagea cette vie rustique qu'il a célébrée dans un sonnet:
Paix et douceur des champs, simplicité sacrée !
Je ne suis que d'hier.dans ce repos d'Eysins, Et déjà des pensers plus salubres et sains M'ont pris l'âme an réveil et me l'ont pénétrée.
A Lausanne, il rencontra de nouveaux professeurs étrangers, Melegari, qui enseignait le droit public et devint plus tard ministre du roi d'Italie; Miçkiewicz, le poète polonais exilé, dont Vinet trouvait les vers « effrayants et sublimes,» et qui pendant deux ans occupa avec éclat la chaire de littérature latine.
Sainte-Beuve fut encore rattaché à notre pays par la Revue Suisse, qui eut une grande et belle part dans notre mouvement littéraire. La Revue Suisse, fondée en 1838 par l'intelligent éditeur Marc Ducloux, fut tout ensemble une cause et un effet: née d'une recrudescence de vie littéraire, elle stimula ceux qui la soutinrent au début. La direction en avait été confiée à un jeune homme que son talent désignait pour cette tâche, M. Charles Secrétan. Dans les premières livrai-
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sons, on rencontre des articles de Vinet, des vers de Monneron, une nouvelle remarquable de Mme Olivier, L'honneur de famille. L'histoire de cette revue reste à écrire, comme il reste à dresser une table analytique des matières qui y furent traitées, depuis 1838 jusqu'en 1861, où elle fusionna avec la Bibliothèque Universelle.
Ce travail, si quelque homme de loisir l'entreprend, montrera la très réelle et durable richesse d'un recueil qui, pendant plus de vingt années, sut attirer tout ce que notre pays comptait d'hommes distingués dans tous les camps et dans nos divers cantons; le Valais même, Fribourg et le Jura bernois lui envoyèrent leur part, souvent originale, de science et de poésie. Les petits cahiers jaunes de la Revue Suisse devinrent donc un lien précieux entre les membres de la famille romande, et par le fait même qu'elle accueillit et mit en lumière une foule de jeunes talents, elle eut en partagé la jeunesse, le souffle et la poésie. Que notre pays garde un reconnaissant souvenir aux vaillants qui l'ont rédigée et publiée à leurs périls et risques !
Olivier est au premier rang de ceux-là: devenu pro-.
priétaire de la Revue Suisse en 1843, il eut l'idée de la doter d'une chronique parisienne, et s'en ouvrit à Sainte-Beuve, qui « prit feu aussitôt»; dès le mois de mars 1843, il envoya une correspondance régulière à Olivier, qui en tirait sa chronique. Sainte-Beuve s'en remettait à son ami vaudois du soin d'arranger ses lettres: ne l'appelait-il pas sa conscience et son autre lui-même f Mais il entendait garder le plus strict incognito, afin de pouvoir s'accorder « le plaisir de dire des choses justes et vraies, » et employait des supercheries amusantes pour donner le change aux curieux; il chargeait, par exemple, Olivier de corriger ainsi un passage d'une de ses lettres : « Au lieu de : amour des hommes en Jésus-Christ, mettez : en Christ, selon l'usage de là-bas, qu'on n'emploie jamais ici. » — Ce r
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que Sainte-Beuve aimait dans la Revue Suisse, c'était « un point d'appui indépendant » : « Faites-nous là-bas bien vite une patrie d'intelligence et de vérité ; je vous aiderai d'ici de tout mon pouvoir. L'étranger, c'est à beaucoup d'égards une province et la dernière de toutes : oui, mais à d'autres égards, c'est un commencement de postérité.
Ecrivons pour ce dernier aspect. Fondons une place de sûreté là-bas. Laissons Paris et visons à l'Appenzell. La gloire au bout du compte s'y retrouverait. »
Le célèbre critique rêvait de revenir à Lausanne, d'y « bâtir » peut-être un nouveau livre ; la révolution de 1845 renversa ces projets: «Mon canton de Vaud, écrit-il, a perdu sa virginité; ma république idéale, mon anguliis ridet vient de disparaître dans un tremblement. » Sainte-Beuve ne revint pas à Lausanne ; ce fut au contraire Olivier qui le rejoignit à Paris. En partant, il remit la Revue Suisse à un jeune éditeur neuchâtelois, M. Wolfrath; pendant les quelques années qu'elle vécut encore 1, Juste Olivier lui adressa régulièrement une chronique parisienne : Sainte-Beuve, Charles Clément, le critique des Débats, le peintre Gleyre, tous amis du poète, lui fournissaient sur les hommes et les choses des renseignements de première main. Jamais peut-être Olivier n'a écrit avec moins d'apprêt, d'une plume aussi alerte, et ses chroniques, image vive et fidèle du mouvement littéraire français, mériteraient d'être remises en lumière.
Nous voici arrivés à la limite que nous nous étions fixée, et même nous l'avons franchie plus d'une fois.
La révolution vaudoise de 1845, comme les autres révolutions cantonales du milieu du siècle qui ont pré-
1) A son tour, M. Wolfrath céda la Revue à MM. Félix Bovet et F. Borel, et quelques années après, M. Charles Secrétan, alors professeur à Neuchâtel, en reprit la direction, avec la collaboration de plusieurs Neuchâtelois, parmi lesquels il faut citer MM. Félix Bovet, Charles Berthoud, Ed. Desor, Henri Jacottet, D* Vouga, etc.
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paré la Confédération nouvelle, a fait une œuvre mélangée. L'Académie fut une de ses premières victimes, parce qu'elle était à plusieurs égards en avance sur l'opinion du pays : « Les professeurs les plus considérables, a dit Rambert, étaient des hommes d'une religion progressive et agissante; ils s'irritaient de la tiédeur populaire; plusieurs étaient gagnés au principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. L'accord désirable entre le pays et l'Académie n'existait pas. »
L'Académie succomba, ou du moins ceux qui l'avaient illustrée furent dispersés par la destitution qui les frappa. «Ce fut, a dit sévèrement l'un d'entre eux, Vinet, ce fut une réaction furieuse et stupide contre les lumières, la culture et les sentiments élevés. »
Trois ans plus tard, une révolution portait pareillement le coup de mort a l'Académie de Neuchâtel, qui nous occupera dans notre dernier chapitre.
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CHAPITRE XIV
FRIBOURG, LE VALAIS, NEUCHATEL
L'éveil littéraire à Fribourg : Le.père Girard ; VEmulation ; poètes et conteurs. — En Valais. — Le Jura liernois. — Neuchâtel : la première Académie ; Agassiz et son groupe ; savants et historiens : Ed.
Desor, Arnold Guyot, F. de Rougemont, F. de Chambrier, Matile, DuBois de Montperreux. — La poésie : Pradel l'improvisateur ; Jules de Sandoz-Travers. — Les Neuchâtelois peints par eux-mêmes.
1 Il y a parenté, ou du moins ressemblance, entre Fribourgeois et Vaudois : leurs défauts et leurs qualités sont les qualités et les défauts des races campagnardes; mais tandis que Vaud subissait la Réforme, Fribourg demeurait catholique : de là des différences aussi sensibles que les analogies sont apparentes.
A Fribourg, au commencement de ce siècle, « l'esprit littéraire, longtemps étouffé sous le boisseau de la scolastique et du germanisme officiel, ne s'était encore décelé que par quelques timides essais en prose et en vers ou par quelques chansons ou traductions en dialecte roman 1. » Sans doute Fribourg avait eu d'ancienne date sa littérature populaire, dont il reste
t) A. Daguet. Voir la Revue des principaux écrivains littéraires de la Suisse française : nous utilisons largement ce consciencieux travail dans les pages qui suivent.
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un impérissable monument, le Ranz des Vaches; à côté de cette veine rustique, où le patois a conquis des titres immortels, nous trouvons au XVIme siècle les savants ouvrages de Guillimann, l'historien des Habsbourg, l'auteur des Antiquités de la Suisse; mais ce livre plein d'érudition et de conscience a un tort : il est écrit en latin. Au siècle dernier, il n'y a guère à signaler que l'Histoire des Helvétiens de l'avoyer d'Alt ; un autre Fribourgeois, l'avocat Python, publie, en 1788, les Bucoliques de Virgile traduites en patois de la Gruyère : tentative curieuse, intéressante à plus d'un titre, mais qui n'ajoute rien au trésor de la littérature française en Suisse. Rappelons enfin que Louis d'Epinay, fils de la célèbre l'fme d'Epinay, publia, de 1805 à 1809, les Etrennes fribourgeoises, petit almanach historique et littéraire, composé avec talent et qui réussit fort bien 1.
Fribourg n'a donc joué qu'un rôle effacé dans notre mouvement littéraire. Cependant, le collège des Jésuites (qui, soit dit en passant, fut témoin de la conversion de Louis Veuillot) n'a pas été sans influence sur la marche des idées en Suisse, comme on l'a bien vu par les événements de 1846 et 1847, et cet établissement a perpétué des traditions de culture qui devaient enfin se manifester au dehors avec un certain éclat.
Un nom, celui du père Girard, représente la meilleure gloire de Fribourg. Il nous semble naturel de rapprocher cette noble figure de celle de Vinet : dans deux confessions opposées, ces deux hommes ont uni un talent supérieur à la plus rare distinction de l'âme : « Le père Girard et Vinet, écrivait M. Ernest Naville en 1855, sont sans contredit, dans l'ordre des études morales et de l'influence générale et humaine, les deux hommes les plus éminents que la Suisse française ait produits dans ces dernières années.
1) Voir les Dernières années de M.. d'Epinay, par Perey et Maugras.
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Ils ont, dans des conditions diverses, voué leur plume et leur parole à une même cause, le développement chrétien de la pensée. »
Comme Vinet, ajouterai-je, le père Girard eut la foi sereine et absolue dans la vérité: «J'ai confiance en la vérité, a-t-il dit, et je sais que tôt ou tard elle finit par triompher, parce que la victoire lui appartient de droit. »
Jean Girard était né à Fribourg en 1765. Son enfance nous est connue par ses Souvenirs, dont M. A.
Daguet a publié dans l'Emulation de Fribourg des fragments étendus et pleins de charme. Il avait de nombreux frères et sœurs; ce petit monde était gouverné par une mère excellente, qui y appliquait d'instinct l'enseignement mutuel dont l'illustre cordelier devait plus tard démontrer les avantages : « Ma mère, dit-il dans son principal ouvrage, avait nourri et élevé quinze enfants : femme forte, intelligente, active et gaie, elle présidait à notre éducation dans tous ses détails. Une de mes sœurs montrait les travaux de l'aiguille à ses cadettes. En l'absence du précepteur, j'étais chargé de faire lire, écrire et réciter mes petits frères et mes petites sœurs. Il me souvient que j'étais très exigeant dans mes fonctions, et que je me suis attiré des réprimandes de ma bonne mère. Je ne savais pas, comme elle, allier la douceur à l'exactitude. La leçon n'a pas été perdue, car je me suis corrigé depuis lors. Ma mère ne se doutait pas qu'elle me faisait faire en petit ce que plus tard je serais appelé à faire en grand dans une école de ma ville natale. Et moi, j'étais bien loin de penser que l'on proscrirait un jour, comme une invention presque sortie de l'enfer, un enseignement qui est né dans la famille, et qui vient d'en-haut, puisqu'il appartient à l'instinct maternel. Aujourd'hui le proscrit est réhabilité chez nous, car il se montre plus ou moins dans toutes nos institutions publiques, bien que sans porter son nom. C'est ainsi que l'on peut crucifier la vérité, sans pouvoir .la tuer : car après quelques jours elle revient à la vie. »
Après, avoir achevé sa rhétorique au collège des Jésuites, Girard entra dans l'ordre des Cordeliers, fit
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son noviciat au couvent de Lucerne, puis passa à Wurzbourg quatre années, consacrées à l'étude de la théologie et de la philosophie de Kant, années qui furent décisives pour le développement de sa pensée.
Collaborateur de Stapfer à Lucerne, pendant la République helvétique, puis aumônier du gouvernement à Berne, il sut se concilier l'estime des protestants par sa tolérance et sa largeur de vues. Rappelé à Fribourg en 1804 pour y prendre la direction des écoles primaires qu'il importait de réorganiser, il consacra toute son énergie et tous ses talents à la réforme scolaire, fit adopter le principe de l'instruction obligatoire, renouvela les manuels et les méthodes, forma un personnel enseignant, introduisit renseignement mutuel, mais avec de sages tempéraments que la méthode lancastérienne avait ignorés. «La réflexion, le sens intime, la conscience dans tous les sens de ce mot, sont à la base de ce système d'éducation, qui se trouve être ainsi un véritable cours de spiritualisme, puisqu'il a pour effet de développer chez l'élève les facultés actives, l'intelligence et la volonté1.» Vers 1815, l'école du père Girard, qui comptait vingt-sept classes et quatre cents élèves, pouvait rivaliser avec les établissements célèbres de Fellenberg et de Pestalozzi, et attirait l'attention des pédagogues de toute l'Europe.
Mais les succès du moine éducateur, ainsi que son libéralisme et ses idées anti-romaines, avaient amassé sur sa tête des rancunes qui s'étaient manifestées déjà en plus d'une occasion; lorsque, en 1818, le Grand Conseil fribourgeois vota le rappel des Jésuites, l'évêque Yenny sut mettre à profit cet esprit de réaction : il dénonça l'enseignement mutuel comme « funeste aux mœurs et à la religion, » et en obtint la suppression en 1823. Tuer la méthode, c'était tuer l'école: le père Gi-
1) Marc Debrit. De l'avenir de la philosophie en Suisse (Revue suisse de 1859).
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rard se retira à Lucerne, où il enseigna la philosophie, et devint pour les gouvernements cantonaux un arbitre souvent consulté en matière d'instruction publique. En 1834, le mal du pays le ramena septuagénaire à Fribourg; il consacra ses dernières années à ses travaux sur l'enseignement de la langue : « C'est, a dit M. Daguet, la période la plus paisible et la plus honorée de sa vie ; elle ressemble à ces beaux couchers de soleil qui suivent parfois des journées orageuses. Toutes les hostilités ont disparu; l'admiration a gagné ses anciens ennemis ou les a réduits au silence. » En 1838, il recevait, sur l'initiative de M. Cousin, la croix de la légion d'honneur, et en 1844, l'Académie décernait à son Cours de langue le grand prix Monthyon de 6000 francs. Le père Girard eut la douleur d'assister encore aux déchirements du Sonderbund et de la révolution fribourgeoise, et mourut en 1850.
Dans le rapport fait à l'Académie française, en 1844, M. Villemain a tracé de sa plume ingénieuse le portrait du père Girard : « Esprit supérieur et naïf ami de l'enfance, passant tour à tour de l'enseignement primaire à une chaire de philosophie, unissant à la religion la plus fervente la charité la plus égale, homme de Dieu et de notre siècle, auquel il n'a manqué dans sa longue carrière aucune épreuve, pas même celle des persécutions jalouses que son humilité devait écarter et prévenir, le père Girard n'est réellement pas un étranger pour nous. Son ancienne école de Fribourg était avant tout une école française. Le livre qu'il vient de publier est écrit dans notre langue avec cette netteté, cette abondance, ce tour vif et simple auquel nous croirons toujours reconnaître un talent indigène. »
L'introduction au Cours de langue, à laquelle le secrétaire perpétuel de l'Académie décernait ces éloges, est intitulée de l'Enseignement, régulier de la langue maternelle et porte cette épigraphe : Cf Les mots pour les pensées ; les pensées pour le cœur et la vie. » Comme Pestalozzi, le père Girard considère que cet « art au-
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guste, » appelé l'éducation, doit tendre à réaliser le développement harmonique de toutes les facultés ; mais Pestalozzi voyait dans les mathématiques le principal instrument d'éducation, tandis que Girard attendait de l'enseignement de la langue maternelle ce que son illustre devancier demandait à la science des nombres. Le cours de langue doit reprendre et perfectionner les leçons que la mère a données à son enfant en lui apprenant à parler, et devenir un cours complet d'instruction ; la langue, en effet, n'est que l'expression de la pensée ; c'est donc en cultivant la pensée qu'il faut développer et régulariser son expression: bien compris, bien ordonné, l'enseignement de la langue deviendra ainsi le grand moyen de cultiver les facultés intellectuelles et de former le cœur, puisqu'il fournira l'occasion d'inculquer à l'enfance, sous prétexte de leçons de grammaire, tous les principes religieux et moraux, depuis les plus simples jusqu'aux plus élevés. Idée profondément philosophique, et propre à élargir, à renouveler, à ennoblir le plus aride des enseignements. Il y a dans l'accent du pieux cordelier quelque chose du ton persuasif de Fénelon et de Roilin, et l'étude du langage devait être singulièrement attrayante sous la direction d'un tel maître.
La méthode et l'action personnelle du père Girard avaient donné aux esprits une impulsion salutaire, dont la littérature devait profiter. Ce n'est point le talent qui manque aux Fribourgeois; l'influence et l'enseignement des Jésuites, les rapports fréquents et les affinités religieuses avec la France, leur ont imprimé un caractère particulier, un tour d'esprit plus nettement français : aussi les écrivains de Fribourg ont-ils souvent des qualités d'aisance, d'élégante limpidité, qui ne sont pas le privilège ordinaire des écrivains romands. On peut s'en convaincre en feuilletant les cahiers de V Emulation.
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- Fondée en 1841, par un groupe de savants et de lettrés à la tête desquels se trouvait M. A. Daguet, l'historien populaire de la Suisse, VEmulation, — ancienne et nouvelle, car elle eut deux périodes — fut pour la partie catholique de la Suisse française ce que la Revue suisse fut pour les trois cantons protestants. Rien de tranché, d'ailleurs, ni surtout d'hostile entre ces deux revues, où écrivaient tour à tour les mêmes plumes.
Mais VEmulation représente une vie propre et des aspirations distinctes, et c'est dans ce recueil que presque tous les écrivains fribourgeois ont fait leurs premières armes. Travaux historiques ou économiques,, légendes et traditions locales, récits de voyages, nouvelles, poésies françaises ou patoises, remplissaient ses livraisons. Elle compta parmi ses collaborateurs, outre M. A. Daguet, qui avait mis tout son cœur à cette patriotique entreprise, le Dr Berchthold, auteur d'une histoire de Fribourg, des poètes comme Louis Bornet, auteur d'un gracieux petit poème pastoral en patois, les Deux Chevriers, ou comme l'avocat Glasson, qui avait un sentiment très vif de la nature et l'élégance innée du style. On doit à ce dernier quelques poésies rustiques remarquables par la franchise d'accent, le mouvement lyrique et l'agreste fraîcheur; témoin le Chant de la Faux : Passe, passe, ô ma faux, repasse infatigable, Retourne sur tes pas, puis reviens en sifflant ; Arrondis sur le sol ton arc impitoyable Et, souple dans ma main, soutiens bien ton élan.
Coupe la pâquerette et la haute héraclée, Et l'esparcette rouge et l'odorant cerfeuil, Et la dent-de-lion à la feuille effilée, Et le trèfle surtout, qui des prés est l'orgueil.
Plus tard,l'Emulation révèle au public le nom et le talent de Pierre Sciobéret, le plus richement doué de nos conteurs, suivant l'opinion de Rambert; il a dé-
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crit et célébré la Gruyère; ses récits champêtres, Martin le Scieur, Marie la Tresseuse, sont des peintures de mœurs pleines de vie et de relief, semées de descriptions d'une vérité saisissante : Sciobèret fut un réaliste parfois un peu cru, toujours scrupuleusement sincère et visiblement épris du coin de terre où il a rencontré toutes ses inspirations.
C'est aussi dans l'Emulation que M. Ayer, qui plus tard se fit un nom dans le monde savant, publiait ses premiers travaux de linguistique. Nous y rencontrons en outre des noms français dignes d'attention : voici des nouvelles et de piquantes causeries d'une Française à demi fribourgeoise par sa mère, MUe de Sénancour, fille de l'auteur d'Oberman. Sénancour s'était retiré en Suisse pendant la Révolution; son goût de la solitude lui avait fait choisir un logis à Agiez, près de Fribourg, dans la famille Daguet: il épousa en 1790 une des filles de la maison. Le roman d'Oberman fut écrit sous les ombrages d'Agiez, vers 1802, et il est intéressant d'y retrouver les impressions produites sur la sensibilité maladive de l'auteur par les paysages de nos contrées: ses pages descriptives ne sont pas les moins heureuses dans ce livre qu'on ne lit plus.
Max Buchon, le poète franc-comtois, l'habile traducteur du poète Hebel et du romancier bernois Gotthelf, tenait au canton de Fribourg par ses relations de collège et par de solides amitiés; il donna à l' Emulation toute une série de petits poèmes où éclate ce réalisme rustique, gai, robuste et savoureux, dont la France n'a peut-être pas assez senti le mérite et la nouveauté.
Quelques écrivains du Valais et du Jura bernois trouvaient dans l'Emulation un accueil hospitalier.
Nous n'avons guère parlé jusqu'ici de la partie française du canton de Berne, dont la littérature, à vrai dire, n'est pas opulente. Nous avons cité ailleurs le
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nom du doyen Morel, historien de l'Evêché de Bâle; avant lui, un autre Jurassien, Nicolas Béguelin, de Courtelary, avait fait honneur à son vallon natal : membre de l'Académie de Berlin, précepteur du prince qui fut Frédéric-Guillaume II, il a laissé des travaux estimés de physique et de météorologie. Vers 1840, l'ancien Evêché eut aussi son heure d'éveil littéraire et scientifique : la Société jurassienne d'émulation compta parmi ses fondateurs le célèbre géologue Thurmann, Quiquerez, vaillant travailleur, éminent archéologue, qui avait débuté par des romans historiques, et Xavier Kohler, poète, auteur des Alperoses, qui a publié de nombreuses poésies dans la Revue suisse et l'Emulation de Fribourg. D'autres chanteurs joignaient leurs voix à la sienne : nous trouvons dans l'Emulation des stances pleines de fraîcheur de Mlle Stockmar et d'élégantes imitations des poètes du Nord signées Napoléon Vernier. Dès lors le Jura bernois a vu naître et mourir prématurément un vrai poète, Paul Gautier, qui avait en partage, avec une sensibilité délicate, l'élégance et la distinction natives.
Ce fut aussi la revue fribourgeoise qui reçut les prémices de la poésie valaisanne : « Peuple d'agriculteurs et de bergers, possédant de grandes richesses naturelles, mais sans industrie ; pauvres et insouciants, nonchalants comme des méridionaux, catholiques, chômant mille fêtes ; républicains de nature et peu soucieux des étrangers; race énergique, propre aux combats ; pays convoité de tous les conquérants, de ses voisins, et dont l'Europe entière a foulé la route ; mais resté toujours lui-même et toujours à part. »
C'est ainsi que Juste Olivier caractérise le peuple Bas-Valaisan. Nous avons, dans notre premier chapitre (p. 29 à 30), porté à l'actif du Valais le Mystère de Saint-Bernard de Menthon. Nous aurions pu rappeler à ce propos que les moines furent, chez nous comme ailleurs, les premiers maîtres d'école et les premiers
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écrivains; que c'est dans les cloîtres qu'avait fleuri, durant la première moitié du moyen âge, la littérature légendaire, et qu'au VIIme siècle l'abbaye de Saint-Maurice, en Valais, était un foyer lumineux dans l'Helvétie bourguignonne 1. Nous aurions pu encore mentionner au XVIme siècle le cardinal Schinner, de Sion, diplomate, guerrier, orateur populaire, qui a été jugé très diversement, mais qui demeure une des plus grandes figures de l'histoire suisse ; au XVIII me siècle, nous aurions pu citer le mathématicien Pierre Rivaz, de Saint-Gingolph, dont les travaux furent distingués par l'Académie des sciences. On lui doit « un chefd'œuvre de discussion, de critique historique et chronologique » (ainsi dit Sayous), à savoir son Eclaircissement, écrit d'un style ferme et sobre, sur le martyre de la légion thébéenne. L'auteur démontre par de solides raisons l'authenticité du massacre de la fameuse légion impériale dans la plaine d'Agaune, à l'entrée du Valais. Rousseau a parlé du « célèbre Rivaz » dans sa lettre à d'Alembert: « Je sais bien, dit-il, qu'il n'a pas beaucoup d'égaux parmi ses compatriotes; mais enfin, c'est en vivant avec eux qu'il a appris à les surpasser. »
Dans notre siècle, le Valais, sans prendre encore une part active à notre mouvement littéraire, compte quelques écrivains : le chanoine Boccard, auteur de l'histoire du Valais; Charles-Louis de Bons, chantre de Divicon et des Hirondelles, qui avait débuté par des récits historiques en prose d'un dramatique intérêt; son fils Roger de Bons, dont les romans révèlent un peintre de mœurs attentif; Louis Gross, qui dans ses vers a décrit parfois avec bonheur la nature tout ensemble gracieuse et sévère de son pays natal, Ces glaciers entourés de vertes broderies, Où l'hiver familier joue avec le printemps.
1) Voir A. Daguet, Etudes sur l'histoire littéraire de la Suisse.
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Revenons à Fribourg pour un instant : il nous reste à saluer un vrai poète, Etienne Eggis, l'auteur de Encausant avec la, lune et des Voyages aux pays du cœu'l°.
Petit-neveu de l'auteur d'Oberman, Eggis alla à Paris vers 1850 chercher la gloire qu'il rêvait: il y trouva la misère, sombra dans la bohème, et, après une vie errante, mourut tristement à Berlin en 18671. Il avait obtenu pourtant ce que Tœpffer n'enviait pas, un « sourire de M. Jules Janin, » qui signala ses premières poésies dans le Journal des Débats. C'est à Eggis qu'on doit l'invention du mot ensoleillé, que Théophile Gautier trouva joli et consacra. Il avait l'imagination, le souffle, une langue harmonieuse et riche; le premier il a réprésenté en littérature française ce qu'on pourrait appeler la poésie du Bursch, de l'étudiant en rupture de cours, promenant à travers le monde sa paresse et sa fantaisie. Uhland a poétisé cette vie-là.
Eggis a su lui donner en français une expression pittoresque et hardie : En cousant une rime aux deux coins d'une idée, Je m'en allais rêveur, le bâton à la main, , La tête de soleil ou de vent inondée, En laissant au hasard le soin du lendemain.
Je n'avais pour tout bien qu'une pipe allemande, Les deux F(.tust du grand Gœthe, un pantalon d'été, Deux pistolets rayés non sujets à l'amende, Une harpe légère, et puis. la liberté !.
II
Dans les années mêmes où l'Académie de Lausanne brillait d'un si vif éclat, celle de Neuchâtel, fondée en 1839, prenait dès sa naissance un rang des plus honorables parmi les foyers scientifiques de cette époque.
1) Voir, pour plus de détails, les Poésies d'Etienne Eggis, avec notice de Philippe Godet. Paris, Fischbacher, 1886.
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Les Neuchâtelois ne pensent jamais sans orgueil à leur première Académie, dont l'histoire a été retracée dans un livre récent 1. Nous ne la raconterons pas ici : il suffit à notre dessein d'en rappeler quelques traits essentiels. A Neuchâtel comme dans les autres cantons romands, la première moitié du siècle est marquée par un réveil intellectuel. Le gouvernement travaille à développer l'instruction élémentaire, et les autorités du chef-lieu organisent l'enseignement classique. Un Neuchâtelois, qui fut le premier docteur de la jeune Université de Berlin, Abraham-François Pétavel, est appelé en 181B à la chaire de belles-lettres. Il sera plus tard recteur de la première Académie neuchâteloise. Durant un séjour d'études à Genève, il avait fréquenté le salon de Coppet; humaniste, théologien, surtout ardemment préoccupé de la destinée du peuple juif; auteur de la Fille de Sion, poème où il y a par moments de hautes envolées ; causeur original, toujours plein d'imprévu, qui jusque sous sa couronne de cheveux blancs conserva la double jeunesse de l'esprit et du cœur, Pétavel fut dans sa ville natale le patriarche des études classiques. Bientôt Juste Olivier fut chargé, nous l'avons vu, de l'enseignement de l'histoire générale et de la littérature ; puis Charles Prince se révéla comme un philologue sagace et profond, doublé d'un philosophe d'une haute originalité, ainsi qu'en témoigne sa Muse de Platon. Les « Auditoires » de Neuchâtel étaient certainement alors à la hauteur de la plupart des collèges suisses, et plusieurs des cours qui s'y donnaient avaient une portée académique. De cette époque date aussi le développement artistique dont Neuchâtel est justement fier. Maximilien de
1) Alphonse Petitpierre. La première Académie de Neuchâtel. - Neuchâtel Attingeiyl889.
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Meuron, précurseur de Calame et de Diday, imprime à la peinture suisse une direction qu'elle cherchait depuis longtemps, et son tableau de YEiger, exposé à Genève, inspire à TœPffer une page enthousiaste: « Chaque jour, j'allais savourer en face de cette toile le charme de cette poésie attrayante et neuvei c'était l'impression des solitudes glacées, c'était la lumière matinale jaillissant avec magnificence sur les dentelui es argentees des hautes cimes, c'était la froide rosée détrempant de ses gouttes pures un gazon robuste et sauvage. » - En 1817, Meuron procurait à un jeune artiste de la Chaux-de-Fonds, nommé Léopold Robert, le moyen d'aller étudier à Rome. Il rendait plus tard des services analogues au graveur Charles Girardet et a ses fils Edouard et Karl, puis organisait la première exposition de tableaux à Neuchâtel, y fondait la Société des Amis des Arts et le musée de peinture. Tandis que cet homme généreux, épris d'un amour passionné du beau, donnait à l'art national une impulsion décisive, d'autres hommes éclairés cherchaient à développer l'étude des sciences. Grâce à leur initiative, un jeune naturaliste du plus brillant avenir devint le chef et l'âme du mouvement scientifique neuchatelois.
Fils d'un pasteur vaudois, Louis Agassiz était né en 1807 à lVlôtiers-en-VullYi dans son enfance, il transformait la fontaine du presbytère en aquarium, et déjà préludait a ses études sur les poissons d'eau douce. Il étudia la medecme et les sciences naturelles à Zurich, puis en Allemagne, et conçut de très bonne heure l'ambition d'être « au nombre de ceux qui auront reculé les bornes de la science. » Agé de vingt-deux ans a peine, ,1 prit rang officiel parmi les savants en publiant ses Poissons du Brésil, ouvrage écrit en latin et dédié à Cuvier, avec qui il se lia bientôt et qui légua à son jeune disciple ses matériaux et ses notes sur les Pousom fossiles. En 1832, les autorités de la ville de
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Neuchâtel lui confièrent un poste de professeur : il séduisit dès la première leçon un nombreux auditoire et communiqua sa flamme aux élèves qu'il entraînait à l'étude de la nature.
Les découvertes du Valaisan Venetz et de J. de Charpentier furent la source de ses idées sur les glaciers, qu'il exposa avec son talent plein de fougue devant la Société helvétique des sciences naturelles, réunie à Neuchâtel en 1837 ; la nouvelle théorie rencontra des adversaires, et pour être à même de répondre à leurs objections, le jeune savant entreprit ces fameuses expéditions alpestres, auxquelles il associa Karl Vogt, Ed. Desor, F. de Pourtalès, qui plus tard devait s'illustrer par ses explorations des bas-fonds de la mer.
Il fit avec eux et quelques étudiants de longs séjours au glacier de l'Aar : un bloc de schiste, sur la Grande Moraine, servait d'abri à la petite troupe, et cette habitation plus que primitive devint célèbre dans le monde scientifique sous le nom d' Hôtel des Neiichâtélois. Agassiz a exposé le résultat de ses recherches dans ses Etudes sur les glaciers.
L'Académie, fondée en 1839, avait débuté avec éclat et groupé de la manière la plus heureuse les forces vives du pays. Le départ d'Agassiz lui porta, en 1846, un premier coup sensible. Le jeune professeur allait poursuivre aux Etats-Unis sa brillante carrière: il y trouva un théâtre approprié à son génie entreprenant, et des ressources que la vieille Europe ne lui eût jamais offertes : au premier signe d'Agassiz, les dollars tombaient par milliers dans son escarcelle ; on mettait à ses ordres des navires et des équipages pour ses expéditions scientifiques ; le courant sympathique s'était tout de suite établi entre cette nation active et généreuse et le savant doué d'une irrésistible énergie.
Dans ses ouvrages, encore qu'il s'exprime avec aisance et clarté, Agassiz est homme de science et
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d'aetion plus qu'il n'est écrivain; c'est d'ailleurs aux savants qu'il s'adresse. L'écrivain, parmi les naturalistes neuchatelois, fut plutôt Edouard Desor. Né en Allemagne en 1811, d'une famille réfugiée, originaire du luidi de la France, Desor avait, en 1837, rencontré à Bei-iie Agassiz, qui cherchait un secrétaire capable de 1 aider dans ses recherches sur les poissons fossiles.
Sesor le suivit à Neuchâtel; Karl Vogt, leur ami commun, vint bientôt les y rejoindre. Les deux collaborateurs d'Agassiz furent naturellement associés aux expéditions du Glacier de l'Aar, que Desor a racontées dans deux ouvrages devenus forts rares, les Excur*T* et stjoîi,)-s dctiis les glacier., et les hautes régions des pes, et les Aouvelles ea-cursions. Ces récits sont d'un vif intérêt même pour le lecteur qui n'a pas étudié la IéowBie. ils permettent de suivre dans leurs travaux, souvent dans leurs périls, ces courageux pionniers de la science. La première ascension du Wetterhorn est un modèle de récit à la fois clair, simple et animé, où se melent à dose heureuse les notions scientifiques et les détails pittoresques. Qu'on relise aussi, dans la Revue smsse de 1854, le récit de l'expédition au Galenstock, intitulé l ue dernière ascension, où l'élément dramatique et même une pointe de sentiment s'ajoutent à la précision descriptive. Desor semble avoir conservé de son origine française la facilité d'élocution, la phrase alerte et vive; il écrit de verve, et parvient sans effort a l'aisance du style. S'il n'a pas l'ampleur magistrale de Saussure, sa narration, en revanche a des qualités d'entrain, de rapidité, et un agréable coloris qui n'a rien perdû de sa fraîcheur après quarante années.
Desor rejoignit Agassiz en Amérique en 1847, explora la Forêt-Vierge, et en rapporta des récits très captivants dont la Hernie suisse eut la primeur. Revenu en Europe en 1852, il y poursuivit sa carrière en en
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élargissant le cadre, s'occupa d'antiquités lacustres, et publia avec son ami M. Louis Favre, l'ingénieux romancier neuchâtelois, le Bel âge du bronze. Très hospitalier, il se plaisait à réunir dans sa chère retraite de Combe-Varin les savants illustres avec qui il était lié ; il fut activement mêlé au mouvement de la politique cantonale et fédérale, et mourut en 1882, pendant un séjour à Nice. Il a légué ses collections, sa bibliothèque et sa fortune à la ville de Neuchâtel.
Parmi les amis et collègues d'Agassiz, il en est un qui a marqué comme lui dans la science géologique et dans l'étude des glaciers, et qui, après avoir débutédans l'enseignement à l'Académie de Neuchâtel, a fait aussi une brillante carrière aux Etats-Unis. Disciple de Humboldt et de Karl Ritter, Arnold Guyot tentait d'expliquer l'histoire par la géographie, de « saisir les actions mutuelles incessantes des diverses formes de la nature physique les unes sur les autres, de la nature inorganique sur les êtres organisés, sur l'homme en particulier et sur le développement successif des sociétés humaines. » Sa parole élégante et claire transportait les étudiants dans les hautes sphères de la philosophie de l'histoire, et son enseignement a laissé à Neuchâtel des traces durables ; il en a condensé la substarice dans un ouvrage publié d'abord en anglais, mais dont la librairie Hachette nous a donné le texte original français, sous le titre de Géographie physique.
On y rencontre quelques-unes des plus belles pages qui soient sorties d'une plume neuchâteloise.
Guyot avait été précédé dans cet ordre d'études par Frédéric de Rougemont, qui fit connaître le premier chez nous les principaux résultats auxquels Karl Ritter était parvenu; ses manuels de géographie ont été traduits dans presque toutes les langues de l'Europe.
Polygraphe d'une prodigieuse fécondité, travailleur acharné, tour à tour théologien, philosophe, littérateur,
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astronome, historien, polémiste, esprit original, hardi, d'une rare indépendance, recherchant la vérité avec passion, l'auteur de Christ et ses témoins, du Peuple primitifdes Deux cités et de vingt autres ouvrages, a mis au service de ses convictions chrétiennes une érudition encyclopédique, un style plein de vie, de chaleur, mordant au besoin, une imagination aisément séduite par ses propres chimères et peut être trop prompte à concevoir des systèmes, à déduire des conséquences générales de faits incomplets. Cette jeunesse perdurable d'un esprit dont la bonne foi égalait l'ardeur, jointe à beaucoup d'urbanité et de noblesse d'âme, donnait une originalité attachante à cette figure d'écrivaingentilhomme.
Tandis que Louis Agassiz et ses collègues renouaient à Neuchâtel les traditions scientifiques de Louis Bourguet (voir chap. V), quelques hommes distingués, marchant dans la voie où les avait précédés le chancelier de Montmollin, scrutaient avec zèle le passé de leur pays. L'histoire est l'étude favorite des peuples libres : fier de ses antiques franchises, qu'il n'a cessé de consolider et d'étendre, le peuple neuchâtelois devait avoir des historiens, et il en eut à toutes les époques.
Mais ces historiens ne furent pas toujours des écrivains comme le chancelier d'Henri II ou Frédéric de Chambrier. L'Histoire de Neuchâtel et Valangin jusqu'à l'avènement de la maison de Prusse, publiée par ce dernier en 1840, est l'œuvre la plus complète qui ait paru sur le passé du pays de Neuchâtel. L'auteur suit de siècle en siècle, d'un regard affectueux et ferme, le développement progressif des institutions neuchâteloises; il trace une vivante peinture de ce petit peuple, jaloux de son indépendance et s'appuyant sur les Confédérés, auxquels le rattachent depuis le moyen âge ses sympathies, ses traditions et le souvenir des luttes héroïques soutenues avec eux. A lire ces pages, on com-
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prend ce qu'il peut y avoir de grandeur dans l'histoire de la plus humble nation, dès que la liberté est pour elle la question vitale.
Chambrier, qui était un homme de la culture la plus étendue, a joué un rôle de première importance comme député à la Diète helvétique et comme chef du gouvernement de Neuchâtel. Son éloquence pleine d'autorité et de distinction, forte et limpide, eût été digne d'un plus vaste théâtre. N'oublions pas qu'il fut le véritable créateur de l'Académie de Neuchâtel. Mais c'est surtout par son livre qu'il vit dans le souvenir reconnaissant de ses concitoyens. Pas un d'entre eux qui n'ait lu les belles pages où l'auteur décrit les mœurs de son pays, analyse le caractère des habitants et trace avec une sorte d'émotion le portrait du vigneron neuchâtelois; nous transcrivons ces lignes pour donner une idée de la manière simple et large de l'historien :
« Le vigneron de race, que le temps présent n'a pas amolli, se plaît sur ces collines où il a vu, dès son jeune âge, se lever et se coucher le soleil. Suspendant parfois son travail, les mains croisées sur sa bêche, et relevant la tête, il porte ses regards sur un immense horizon ; il se repose et ranime son courage en admirant la nature. Cette vigne qui l'a courbé, raidi et usé avant le temps, il l'aime et ne peut s'en séparer. Six jours de la semaine, il y a fatigué ses bras vigoureux, et le dimanche, c'est là qu'il promène ses pas ; il s'y réjouit en voyant dans ses fruits croissants la bénédiction de Dieu. Vieux et cassé, il s'y rend néanmoins chaque matin. Appuyé sur son bâton, le corps presque parallèle au sol, il se traîne auprès de. ses vieux ceps qu'il a élevés et façonnés, et qu'il connaît comme ses enfants ; il les couche encore dans la fosse pour leur faire commencer une nouvelle vie, et en parlant de celle où il va lui-même descendre : « La vigne, dit-il, et c'est comme le train du monde. Ici c'est fini pour moi, mais « il y a autre chose là-haut. »
Chambrier avait retracé à grands traits l'histoire de Neuchâtel; il restait à la poursuivre dans les dé-
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tails, à mettre au jour nombre de documents encore enfouis dans les archives, à éclairer plus d'un point demeuré obscur. Ce fut l'œuvre d'un autre savant, Georges-Auguste Matile. Cet infatigable travailleur a exploré surtout l'histoire de l'ancien droit neuchâtelois, il l'a sauvé de l'oubli par la publication de ses Points de coutume ; dans son Histoire des institutions judiciaires et législatives, il a exposé le développement de la vie communale depuis l'antique charte de 1214.
Il a publié encore sur la Loi Gombette, le Miroir de Souàbe et la Caroline, des études qui ont répandu son nom dans le monde savant; au prix d'un labeur invraisemblable, il a réuni les matériaux de trois volumes in-folio, les Monuments de l'histoire de Neuchâtel du Xme au XIVme siècle. Il a enfin destiné à un public moins spécial son Musée historique, recueil de documents anciens, de poésies, de légendes, aujourd'hui fort recherché. Cette publication cessa brusquement : le ler mars 1848, la révolution éclatait dans les montagnes neuchâteloises, transformait la principauté en république, et trois mois après, le Grand Conseil décrétait la suppression de l'Académie. Ce fut le signal d'une dispersion à jamais déplorable. Le départ d'Agassiz, deux ans auparavant, en avait été comme le prélude; il ne revint pas; Guyot le rejoignit par delà l'Océan; quant à Matile, saisi d'un découragement profond, voyant s'écrouler tout ce qu'il aimait, persuadé, comme l'a dit son biographe Paul Jacottet, «que la vieille Europe, détachée de ses assises historiques, était irrémédiablement vouée à la décadence, » il dit adieu au pays de ses chères études, vendit ses livres de droit pour mieux rompre avec son passé, et partit à son tour pour le Nouveau Monde.
Vers le même temps et après la tourmente de 1848, mourait l'archéologue alors le plus renommé de la Suisse française, DuBois de Montperreux, qui avait
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contribué pour sa part à fortifier la jeune Académie.
Son Voyage autour du Gazwase, qui est l'œuvre à la fois d'un géographe, d'un géologue, d'un historien, d'un antiquaire et d'un artiste, fit sensation à son heure.
Les atlas qui accompagnent ces six volumes et contiennent deux cents planches dessinées par l'auteur, leur donnent une valeur durable : ces cartes, ces vues, ces dessins d'inscriptions, de fossiles, de motifs d'architecture, sont des modèles de précision, d'exactitude et souvent de restitution archéologique. Comme Matile, DuBois, voyant l'Académie supprimée, n'eut plus foi dans l'avenir scientifique de son pays : il légua ses précieuses collections à la ville de Zurich, où il était
alors question de créer une Université fédérale.
III
Que devenaient les belles-lettres, à Neuchâtel, parmi tant de savants ? - Elles faisaient de leur mieux pour soutenir une redoutable concurrence : non seulement la philologie possédait des représentants distingués, que nous avons salués au passage, mais l'ensei- gnement littéraire de Juste Olivier avait semé quelques germes féconds. Après lui, Barthélemy Tisseur, de Lyon, ami de Victor de Laprade et disciple de Ballanche, attira à son cours un auditoire empressé. Dans les années qui suivirent, Neuchâtel eut la bonne fortune d'entendre des conférences fort goûtées, celles d'Emile Souvestre, par exemple, et d'Antoine-Elisée Cherbuliez. Le plus brillant des poètes improvisateurs, Eugène de Pradel, qui étonnait Genève et Lausanne par ses tours de force, vint revoir Neuchâtel, où il avait été acclamé en 1829: il improvisait avec une égale aisance une tragédie sur un sujet donné ou un
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quatrain sur rimes obligées. Ces soirées d'improvisation sont restées dans bien des mémoires comme le plus lumineux souvenir d'un Neuchâtel qui n'est plus.
La dernière fois que revint Pradel, l'enthousiasme fut encore très vif. Mais les magistrats — le conseil dit des Quatre-Ministraux, ou, plus couramment, Messieurs les Quatre — surveillaient avec sollicitude les émotions littéraires de leurs administrés : comme Pradel s'était fait entendre plusieurs fois et que le public insatiable réclamait encore une séance, Messieurs les Quatre rendirent un arrêté qui interdisait la continuation de ces brillants exercices, « attendu qu'on s'est déjà suffisamment amusé cet hiver. »
Oh ! le bon vieux temps !
Le bon vieux temps, ai-je dit. Il y eut alors à Neuchâtel un poète qui le célébra avec la plus agréable ironie, dans un poème que je ne craindrais pas, si je n'étais neuchâtelois, d'appeler un petit chef-d'œuvre : • le Cabaret de Brot. L'auteur, Jules de Sandoz-Travers, est mort à trente-trois ans. Ce jeune émule de César d'Ivernois, son parent, qui put sourire encore à ses heureux débuts, semblait avoir hérité de lui le don de la narration spirituelle, enjouée et rapide. C'est bien en ce genre de poésie pédestre qu'excelle la muse neuchâteloise. Ecoutez plutôt : Il fut un temps où le Neuchâtelois, Suivant en paix les vieux us de ses pères, Ne fabriquait ni vin mousseux ni lois, Allait parfois voir brûler des sorcières, Buvait son vin et parlait en patois.
Il n'avait point de Cercle de lecture, Ecrivait mal, calculait un peu mieux, Et se bornait, pour sa littérature, A méditer le Messager boiteux.
Ce début n'est-il pas vivement enlevé ? - Mais voyager était dangereux alors; les routes étaient à
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peine tracées; parfois les loups et les brigands venaient abréger le voyage, Et profiter aussi du bon vieux temps !
A ce propos je veux dire une histoire Qu'un oncle à moi, dont j'aime la mémoire, Me racontait lorsque j'étais enfant ; Sa tante à lui la tenait de sa mère, Qui la tenait, elle, d'un sien grand-père,.
Lequel vivait sous Louis dit le Grand.
L'histoire est fort simple : un jeune Neuchâtelois, Louis Marval, qui va à Paris rejoindre son régiment, est surpris par un orage dans les gorges du Val-deTravers. La nuit est venue; il cherche un refuge au cabaret du hameau de Brot. Tout a l'aspect sinistre dans cette misérable taverne, et Marval, tout brave qu'il est, pense à sa paisible maison de Neuchâtel.
Quand, après un maigre souper, il gagne le grenier où son lit l'attend, une jeune servante, qui semblait s'intéresser au voyageur, lui glisse dans l'oreille ces quatre mots : « Regardez sous le lit! » — Il regarde, et trouve dans un sac le cadavre d'un voyageur assassiné. Après avoir réfléchi, en vrai Neuchâtelois, — il va trouver l'hôte et lui confie qu'il a oublié à Neuchâtel un sac d'argent : il faudrait un homme sûr pour l'aller chercher. L'hôte s'offre de grand cœur à porter la lettre que le voyageur adresse à sa femme, et qui contenait ces mots :
« Brot, ce 10 juin — l'année est effacée — « Préviens le chef de la maréchaussée « Que les archers arrivent au grand trot, « Car des brigands en veulent à ma vie ; « Hâte-toi donc, hâte-toi, chère amie, « Ou je péris au cabaret de Brot. »
Le post-scriptum : « Jetez dans un cachot « Le scélérat qui vous porte la lettre. »
Le scélérat eut soin de la remettre, Mais du pourboire il fut peu satisfait ; Et les archers, il faut citer ce fait,
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Firent alors un exploit mémorable : Tout d'une traite, et sans se mettre il table, En moins d'un jour ils parvinrent à Brot 1.
Or, de nos jours, de Travers jusqu'en ville, Le voyageur peut cheminer tranquille, Sans voir ni loups, ni sorciers, ni brigands ; Sans crainte on peut coucher il la Couronne, Et l'hôte à Brot n'assassine personne.
Mais ce n'est plus, hélas ! le bon vieux temps.
Il me semble qu'il y a dans ces vers quelques qualités bien françaises : de la clarté, de l'aisance et même du trait; ils suffisent à montrer combien profonde est la différence entre les poètes vaudois et les poètes neuchâtelois : chez ces derniers, le rêve ne tient guère de place ; peu de mysticisme, peu de chimères, peu de demi-jour et d'élans lyriques; une vision nette et un peu courte de la réalité, un certain don d'analyse et d'observation terre à terre, une intelligence éveillée, qui ressemble souvent à de l'esprit. Aussi comprendon que, si le romantisme eut quelques ardents partisans parmi la jeunesse neuchâteloise, il y rencontra aussi pas mal de railleurs et de détracteurs. C'est à l'un de ces derniers qu'on doit le quatrain que le poète genevois Charles Didier recueillit en passant à Neuchâtel et que Marc Monnier a pris à tort pour l'œuvre d'un rimeur atteint de romantisme (il s'agit de la mort d'un pasteur — et non d'un magistrat — de Valangin, bourg situé près du torrent appelé le Seyon) : Tandis que tout Valangin hurle, Grossissant son Seyon de pleurs.
Ta calme âme, assise sur le Ciel, se rit de nos douleurs.
Un poète neuchâtelois, représentant assez complet de l'espèce, a décrit le caractère national dans des vers qu'il faut citer. Il s'appelait Jules Gerster, était
1) Il y a moins de quatre lieues de Neuchâtel à Brot.
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libraire à Neuchâtel, et devait à son physique autant qu'à son tour d'esprit le surnom d'Esope. Il causait bien, avait beaucoup lu, beaucoup observé. Sa boutique était le rendez-vous des lettrés de l'endroit : on y parlait livres nouveaux, et c'est là que les jeunes étudiants qui croyaient en Lamartine allaient attendre le ballot de Paris où devaient se trouver Jocelyn ou les Recueillements. Voici comment notre humoriste, qui avait emprunté à Barthélemy la richesse de ses rimes, a caractérisé le Neuchâtelois; ces vers - le dernier surtout — sont bien frappés, et chaque mot mérite d'être pesé: Positif, calculé dans toutes ses affaires, Jamais il ne s'égare en de sublimes sphères ; Sans grandeur véritable et pourtant vertueux, Avec un air modeste il est présomptueux ; Quoique très contempteur du mérite factice, Il aime à s'enivrer de sa propre justice, Et pour lui c'est toujours un plaisir séduisant Que d'écouter en cercle un discours médisant.
.Fin sans beaucoup d'esprit, poliment vaniteux, Timide et circonspect dans tous les cas douteux, Notre peuple, où fleurit la noble particule, A force de réserve échappe au ridicule.
D'autres Neuchâtelois ont cherché une poésie plus haute : avant Alice de Chambrier, apparition unique en son genre dans nos annales littéraires, un éminent jurisconsulte et homme d'Etat, qui a tenu une place d'honneur dans l'histoire de son pays, H.-F. Calame, a essayé du lyrisme et publié des Méditations du sentiment le plus élevé; après lui, de plus jeunes ont chanté : ils vivent peut-être encore. Laissons le soin de parler d'eux à celui qui continuera un jour cette histoire, et restons-en au Cabaret de Brot. La muse neuchâteloise ne fut jamais mieux logée qu'à cette enseigne.
Et maintenant, il faut conclure.
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CONCLUSION
Nous ne poursuivrons pas notre histoire littéraire au delà des révolutions cantonales qui ont modifié profondément la physionomie de la Suisse française et inauguré une phase nouvelle de son développement.
M. Ernest Naville, après avoir esquissé, dans la préface des œuvres de Lèbre, le tableau de l'époque brillante que nous venons de traverser, s'écriait (c'était en 1856): « De tout ce mouvement, de toutes ces espérances, il ne reste, hélas ! que des débris dispersés. Les commotions politiques sont survenues ; et au souffle des passions révolutionnaires, quelques années ont fait l'ouvrage d'un siècle. Plusieurs des hommes dont s'honorait la Suisse française, atteints dans leur vocation, froissés dans leurs sentiments, ont dit à la patrie de tristes adieux et sont allés poursuivre ailleurs leur vie et leurs travaux. En même temps que la main des hommes faisait ces plaies, la main de Dieu en faisait par la mort de plus profondes encore : Sismondi, Toepffer, le P. Girard, Vinet ne sont plus, et tant de coups frappés à si courts intervalles sur les têtes les plus élevées, semblent dire que la volonté suprême vient de clore pour nous un de ces moments qui constituent une période dans la vie des nations. »
Mais la période nouvelle où nous sommes entrés alors n'a pas été stérile : Genève a vu poindre et grandir dé nouveaux talents, et si, à cette heure encore,
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l'intelligence ferme et précise du Genevois s'applique de préférence à l'observation scientifique, si pour lui l'art même revêt volontiers un caractère d'application industrielle, ni les littérateurs habiles, ni les poètes distingués, ni les purs artistes ne manquent à l'active et vaillante cité. On peut se demander même si les lettres y furent jamais en plus grand honneur: on lit toujours beaucoup à Genève, malgré les complications de la vie moderne; on y est très au courant des choses littéraires, auxquelles la presse voue une attention suivie; si quelque écrivain célèbre vient offrir aux Genevois la primeur d'une œuvre inédite, il peut être assuré de les voir accourir à son appel et l'applaudir avec une chaleur qui suffirait à défendre cet aimable et intelligent public contre le reproche suranné de froideur et de roideur.
Dans le canton de Vaud, le mouvement littéraire fut arrêté net par les événements de 1845. Cependant, un écrivain se révéla bientôt, digne successeur de Vinet et de Juste Olivier, nourri de leur tradition, qu'il a reprise et continuée en la modifiant avec la liberté d'un esprit supérieur : nous avons nommé Eugène Rambert. Il est vrai qu'il n'appartient plus à notre sujet ; mais pourrions-nous terminer cette histoire littéraire sans rappeler le nom d'un maître que nous aimions, d'un critique dont l'autorité fut parmi nous très grande, d'un poète et d'un conteur qui a cherché à son tour à faire parler ce génie dit lieu si avidement interrogé par le poète des Chansons lointaines. Si nous ne saurions, sans sortir du cadre que nous nous sommes tracé, étudier ici l'œuvre de Rambert, nous marquerons au moins d'un mot ce qui nous paraît constituer son originalité propre et lui assurer une place à part dans la littérature de la Suisse française.
A Genève, la science l'a souvent emporté sur les lettres. A Lausanne, si brillante que fût l'Académie,
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elle eut un grave défaut: la pensée n'était sollicitée que dans une seule direction ; la tendance religieuse et littéraire absorbait tout ; les sciences positives et d'observation étaient négligées. Or Rambert représente précisément ce qui manquait avant lui à la culture romande : l'union de la science et des lettres, de l'esprit scientifique et de l'esprit littéraire, de l'histoire naturelle et de la poésie. C'est cette alliance heureuse et trop rare qui fit la fortune et la nouveauté, qui fera toujours le prix de ce beau monument littéraire appelé les Alpes suisses. Par la précision de son style descriptif, par la variété des sujets qu'il aborde en prose et en vers, par l'indépendance et la solidité de son jugement, par l'étendue de son esprit, par le tour poétique de son imagination, Rambert est un des représentants les plus complets du génie vaudois.
A Neuchâtel, la littérature romanesque a pris, depuis trente ans, un remarquable essor. Ce serait une erreur d'en conclure que l'esprit positif du Neuchâtelois a fait place tout à coup à une imagination vive et puissamment créatrice. C'est dans l'amour passionné du coin natal, allié au don de l'observation attentive, qu'on doit chercher la source d'inspiration des conteurs et des romanciers neuchâtelois. Ils forment une laborieuse petite école de peintres de mœurs et de paysagistes; plusieurs écrivent correctement et avec esprit, et mériteraient d'être plus connus au dehors.
Mais, Amiel Ta dit, « on ne fait pas l'histoire du présent, par respect pour les vivants, qui n'ont pas tout dit, et par respect pour l'histoire, qui réclame une impartialité et un détachement complets. » Bornons-nous donc à résumer l'impression qui se dégage pour nous , de cette longue étude.
Notre littérature, comme la Suisse française ellemême, n'a pas d'unité extérieure ; à considérer les petits peuples divers qui constituent le faisceau romand,
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on peut se demander s'ils ont, s'ils peuvent avoir une littérature : nos cantons n'ont point de centre commun, chacun a son histoire distincte, ses traditions propres, son foyer de vie indépendante; unis par la langue, et presque tous par la religion, ils diffèrent par les origines ethnographiques, par le caractère et par les aptitudes. Nous avons insisté, chemin faisant, sur ces contrastes qui ont déjà souvent fixé l'attention des observateurs. Cependant notre étude n'aurait servi à rien, si elle n'avait réussi à montrer, sous cette diversité apparente, ce qu'on peut appeler un « air de famille. »
Nous avons marqué, à toutes les époques, le caractère pratique et didactique de notre littérature ; qu'ils s'appellent Viret ou Vinet, Rousseau ou Mme de Staël, nos écrivains font moins de l'art que de la propagande; ils n'écrivent pas pour écrire, mais pour enseigner ou convaincre; en un mot, ils croient avoir une mission. C'est qu'en effet ils en ont une, qu'ils tiennent de la position même de leur petit pays et qui peut varier suivant les temps et les circonstances. Un de nos meilleurs publicistes, M. Marc Debrit, écrivait au début de sa carrière :
« Placée au centre de l'Europe, dans une position qui lui permet de recueillir les fruits d'une triple civilisation, unie à la France, à l'Allemagne et à l'Italie par des liens étroits, et cependant défendue par son caractère national contre l'invasion des idées étrangères, - la Suisse présente toutes les conditions requises pour devenir le berceau d'une culture originale. Placée ,- entre trois tendances opposées, elle est destinée par la nature à leur servir de médiatrice, à opérer entre elles une synthèse. » ,
C'est à quoi notre génie national s'est exercé depuis quatre siècles. L'avantage de notre situation, c'est qu'elle nous permet, à nous Suisses français, de comprendre tous nos voisins mieux qu'ils ne se compren-
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nent les uns les autres, et même de comprendre pourquoi ils ne se comprennent pas ; c'est de pouvoir les comparer, les juger de sang-froid, sans épouser leurs préventions réciproques, et de pouvoir profiter de leur culture sans en devenir servilement tributaires. Protestants, nous entrons sans peine dans la pensée, dans le tour d'esprit et d'imagination des peuples du Nord; Français de race et de langue, nous avons pour la France et pour le monde latin une sympathie toujours en éveil. Aussi la Suisse française a-t-elle rempli plus d'une fois utilement le rôle d'interprète entre ses voisins. Au XVIe siècle, notre pays a établi le lien entre la Réforme française et la Réforme allemande, et c'est de chez nous que l'esprit protestant, l'esprit du libre examen, a exercé son action sur la France. Celle-ci nous a envoyé de nombreux émigrés, qui semblaient perdus pour elle : il n'en est rien, car à notre école, sous l'empire de notre culture mixte, tout ensemble germanique et française, leur génie propre se transformera de génération en génération, et la Suisse rendra un jour à la France des fils de huguenots qui s'appeleront Rousseau ou Vinet.
Mais le rôle qui nous est dévolu a ses côtés ingrats et même ses périls : le principal, c'est de nous rendre présomptueux et pédants. Notre littérature n'a pas toujours évité ce travers, et le ton dogmatique ne nous est pas étranger. Nous avons eu d'illustres prêcheurs et donné au monde tel pédagogue doué d'une redoutable confiance en son génie.
Remarquons toutefois que, dans la première moitié de ce siècle, la littérature a subi chez nous une évolution; elle est devenue plus artistique, sans cesser d'être fidèle à nos traditions : un romancier comme Toepffer, un poète comme Juste Olivier, résument par leur œuvre quelques-uns des plus nobles côtés du caractère national, sans qu'il s'y mêle aucune velléité didac-
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tique, aucune trace de prédication. Il me semble qu'ils nous ont indiqué la voie où doit s'engager notre littérature, où elle n'a pas su entrer encore assez résolument. Si nous représentons vraiment une culture par-
ticulière et originale, maniféstons-la ; prouvons notre foi par nos œuvres: que dans nos livres se montre l'esprit d'un peuple qui travaille et qui pense; qu'on devine, en nous lisant, des traditions sérieuses, des vertus solides, mais point revêches, l'élévation des sentiments et la dignité des mœurs. Que notre littérature soit morale sans moraliser, et honnête sans être prude; qu'elle ne s imagine pas qu'il n'y a de bons livres que ceux où l'on discerne une fin religieuse, et que les ouvrages d'édification sont nécessairement édifiants. Une œuvre d'art digne de ce nom est toujours édifiante.
Qu'on nous pardonne de redire ici ce que nous avons dit ailleurs : « Notre littérature sera littéraire, ou elle ne sera pas. Pour beaucoup de gens, parmi nous, un bon livre, c'est encore un livre pieux; je ne cesserai de protester contre cette assimilation funeste : un livre mal écrit n'est jamais un bon livre. »
Ces réflexions s'appliquent à une foule d'ouvrages qui ont inondé le marché suisse depuis soixante ans.
Mais, comme il fallait s'y attendre, la réaction se produit, et, pareille à toutes les réactions, elle risque d'aller trop loin. Nous avons aujourd'hui des écrivains pleins de talent, qui, justement las d'une littérature aussi dépourvue d'art que Confite en vertu, tendent, par respect dé l'art, à se détourner des traditions indigènes; ils s'en vont chercher leurs modèles dans une littérature qui ne sera jamais chez nous un fruit naturel du sol et qui sentira toujours l'importation : encore quelques efforts, et ils auront l'air à peu près parisien. Je les en félicite; mais j'applaudirais plus encore si, ayant dérobé aux maîtres les secrets du bien dire, ils sentaient vivement aussi que la forme
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n'est qu'un moyen; apprenons à écrire en bon français, mais ne portons pas de l'eau à la Seine: nous avons un caractère à nous, qui en vaut d'autres, des mœurs à nous, qui se peuvent décrire, un passé à nous, qui défie les comparaisons, un pays à nous, le plus beau du inonde, une patrie, en un mot, que nous aimons tous, même quand nous nous en plaignons. C'est cette patrie qui doit vivre dans nos œuvres.
Non point — je supplie qu'on me comprenne — qu'il faille ne nous inspirer que des choses de notre pays ; non point que nous soyons condamnés — le premier je protesterais — à refaire à perpétuité les insipides dithyrambes où le chauvinisme se complaît. Mais, jusque dans les sujets les plus divers, je voudrais voir nos écrivains imprimer à leurs œuvres leur marque bien distincte, je voudrais voir se refléter notre âme à nous dans une littérature qui sera originale parce qu'elle sera vécue, et qui ajoutera une note juste, franche et personnelle au grand concert des lettres françaises.
La France, qui, depuis Jules-César, est demeurée « avide de choses nouvelles, » et dont l'intelligente curiosité, le tact artistique, la sympathie généreuse, aiment à surprendre partout l'accent humain, la France saura bien entendre la voix de ce petit peuple romand
qui tient à elle par des liens si nombreux et si forts, et nous écoutera d'autant plus volontiers que nous serons plus hardiment nous-mêmes. C'est pourquoi je redis avec le poète que j'aime : « Vivons de notre vie,!. » ) - , i
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TABLE DES MATIÈRES
PAGES PRÉFACE v INTRODUCTION., 1 CHAPITRE PREMIER. — Avant la Réforme lf> La naissance des lettres. — Un mot sur le patois romand. — Chevaliers, moines et clercs : Othon de Grandson : les chroniqueurs neuchâtelois ; Jean Bagnyon et Jacques de Bugnin. — Les mystères et les soties. — Bonivard. — Jeanne de Jussie. — Pierrefleur.
CHAPITRE II. — Les Réformateurs 51 Guillaume Farel. — Neuchâtel centre de la Réforme française.
— Pierre Viret. — Antoine Froment. — Calvin à Genève. —
Théodore de Bèze. - Sébastien Castalion.
CHAPITRE III. - Le XVIme siècle après Calvin 113 La Réforme et l'instruction publique. — Les humanistes à Genève.
— Henri Estienne. — Le Moyen de parvenir. — François Hotman. — Polémistes, narrateurs et poètes. —Antoine de La Faye. — Simon Goulart. — Duchesne de la Violette. — Blaise Hory.
CHAPITRE IV. — Le XVIIme siècle 145 Accalmie qui suivit l'Edit de Nantes. — Les savants genevois.
— Agrippa d'Aubigné. — Les poètes de l'Escalade; Chappuzeau. — Le chancelier de Montmollin.
CHAPITRE V. — L'éveil intellectuel et scientifique 170 La Révocation de l'Edit de Nantes ; le refuge ; les études en Suisse française. — Bourguet. — L'Académie de Lausanne et le Consensus. — Ruchat : J.-P. de Crousaz. — Abauzit. — Les jurisconsultes : Barbeyrac ; Burlamaqui ; Vattel. — Rénovation de la théologie : Turrettini ; Osterwald. — Le mouvement piétiste et rationaliste : Marie Huber ; Béat de Murait.
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PAGES CHAPITRE VI. — Voltaire et Rousseau 224 Genève au XVIIIu,e siècle. — Jacob Vernet. — Les amis de Voltaire ; la société des Délices. — J. Vernes. — Voltaire tt Lausanne ; la société vaudoise. — L'article Genève et Rousseau ; ses rapports avec Voltaire. — Les Lettres de la campagne. — Voltaire et les spectacles. - Cornuaud et Rival. — Jean-Jacques à Métiers-Travers et les Neuchâtelois. — Rousseau fils de Genève.
CHAPITRE VII. — Philosophes et naturalistes 279 Les savants suisses : Albert de Haller ; ses rapports avec Voltaire.
— Charles Bonnet ; sa correspondance avec Haller. — Bonnet et Voltaire. — Les hôtes de Genthod. — H.-B. de Saussure ; ses précurseurs à Chamounix ; ses Voyages. — Bourrit et les frères DeLuc. — Erudits genevois : Mallet, Senebier, Baulacre.
CHAPITRE VIII. — Gibbon et la société lausannoise 306
Gibbon à Lausanne. — Suzanne Curchod. — Mme de Montolieu.
— Le doyen Bridel. — Le docteur Tissot. — Les Bernois : Lerber; Sinner de Ballaigue.
CHAPITRE IX. — Madame de Charrière et les Neuchâtelois 341 Jeunesse de Mme de Charrière. — Benjamin Constant a Colom,-bier. — Les Lettres neuchâteloises. — Mrao de Charrière et Mme : de Staël. — Amis et voisins : César d'Ivernois, Isabelle de Gélieu, etc. — Les émigrés. — Caliste. — La Société typographique. — Le Journal helvétique et le grand Chaillet.
CHAPITRE X. — La Révolution 372 Les Suisses à Paris pendant la Révolution. - Necker, son salon,ses écrits; les Mélanges de Mme Necker. - Un Soleurois francisé : Besenval. — Le groupe vaudois. - D'Ivernois. — Les collaborateurs de Mirabeau : Etienne Dumont ; Salomon Reybaz.
- Mallet du Pan; — La révolution vaudoise : Frédéric-César Laharpe. — La République helvétique : P.-A. Stapfer. — Les Mémoires de Monod.
CHAPITRE XI. — L'Empire 403 Genève sous l'Empire. — Le général Jpmini. - Mme de Staël à Coppet. Documents inédits sur son salon. — Benjamin Constant.
CHAPITRE XII. — La Restauration genevoise 425 Genève suisse. - La société genevoise. - Pyrame de Candolle.
- Sismondi. —Bonstetten. — Mmo Necker de Saussure.— Rodolphe TcepfEer. — Poètes genevois : classiques et romantiques. — Les chansonniers : Chaponnière ; Gaudy-Lefort. —
Petit-Senn et ses amis : Galloix, Didier, Gide, Blanvalet. —
Albert Richard. — Le réveil à Genève : Merle d'Aubigné.
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PAGES CHAPITRE XIII. — Alexandre Vinet et ses amis 476 Le canton de Vaud. — L'Académie de Lausanne et le mouvement intellectuel.- Alexandre Vinet. — Ch. Monnard et L. Vulliemin ; les sociétés d'étudiants. — Jean-Jacques Porchat. —
Juste Olivier; Monneron ; Durand. — Ad. Lèbre. — La Revue suisse. — Sainte-Beuve à Lausanne. — 1845.
CHAPITRE XIV, — Fribourg, le Valais, Neuchâtel 530 L'éveil littéraire à Fribourg : Le père Girard ; l'Emulation; poètes et conteurs. — En Valais. — Le Jura Bernois. — Neuchâtel : la première Académie ; Agassiz et son groupe ; savants et historiens : Ed. Desor, Arnold Guyot, F. de Rougemont, F. de Chambrier, Matile, DuBois de Montperreux. — La poésie : Pradel l'improvisateur ; Jules de Sandoz-Travers. — Les Neuchâtelois peints par eux-mêmes.
CONCLUSION 554
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I : TEABLE ALPHABÉTIQUE tt.' ,':)
Abauzit 149, 182-186, 284.
Agassiz 176,542-544.
Aiguisier 178.
Amiel 438, 475, etpassim.
'Aubigné, Agrippa d' 150-156.
Ayer, Cyprien 537.
Bagnyori, Jean 22.
Barbevrac 176-178.
Baulacre 175, 294, 304.
Bayle 184, 189, et passim.
BeauHeu, Eustorg de 64.
Béguelin, Nicolas 538.
Bellot 427, 450.
Béranger 457, 472.
Berchthold (le docteur) 536.
Bernus, Auguste 105.
Béroalde de Verville 124-126.
Berraud 261.
Berthelier 32, 34, 40.
Berthoud, Charles 265,269,505,528.
Berthoud, Fritz 264, 266, 267.
Bertrand, Jean-Elie 363-365.
Elesenval 380-383.
Bèze, Th. de 87, 88, 90, 98, 102109, 110, 112, 130, 150, 157.
Bienvenu, Jacques 138.
Blanvalet 467-470.
Blavignac 124.
Blondel, Auguste 445.
Boccart (le chanoine) 539.
Boileau 97, 218, 219.
Bondeli, Julie 437.
Bonivard 31, 34-41, 455.
Bonnard, Paul 488.
Bonnaveau, Nanette 524.
Bonnet, Charles 283-293, 300, 434.
Bons, Ch.-L. de 539.
Bons, Roger de 539.
Bonstetten 185, 292, 309,412, 417, 434-440.
Bordier, Henri 65.
Bornet, Louis 536.
Bossuet 97.
Bost 201, 473.
Boufflers (le chevalier de) 227, 241, 312, 413.
Bourgeois, Emile 164.
Bourget, Paul 424.
Bourguet, Louis 174-176.
Bourrit, Marc-Théodore 302.
Bouvier, A. 275.
Bovet, Félix 105, 338, 528.
Bridel, Louis 316.
Bridel (le doyen) 3, 207, 313, 321331, 369, 499.
Brun, Frédérique 415, 436.
Buchon, Max 537.
Budé, E. de 189,193.
Buffon 175, 295, 378.
Bugnin, Jacques de 23-24.
Bungener, Félix 475.
Burlamaqui 186.
Burnier, Louis 443.
Byron 278, 339.
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Calame, Alexandre 446, 542.
Calame, Henri-Florian 553.
Calvin 10, 37, 51, 53, 54,60, 64,67, 74, 85-102, 103, 109, 110, 116, 196, 273, 276, et passim.
Campan, Mme 381.
Candolle, Pyrame de 428-429.
Capo d'Istria 426.
Cart, Jacques 488.
Carteret 470.
Casaubon 126-127.
Cassat 384.
Castalion 109-112.
Chaillet, H.-D. 292, 345, 347, 362371.
Chambrier, Alice de 463, 553.
Chambrier, Frédéric de 58,546-547.
Chambrier d'Oleyres, 350-351.
Chandieu, Antoine de 105.
Chapelain 169.
Chaponnière, J.-F. 456-457.
Chappuzeau 158-161.
Charrière, Mmu de 315, 320, 341362, 370, 414.
Charrière de Bnvois, Mille de 322, 331.
Chastel, Etienne 474.
Chavannes, Félix 502.
Chavannes, Frédéric 488.
Chavannes, Jules 200.
Chenevière, Adolphe 61.
Cherbnliez, Ant.-Elisée 453, 549.
Clierbuliez, Victor 450.
Chouet, Jean-Robert 148, 189, 279.
Christin 384.
Christine de Pisan 18.
Clavel de Brenles 322.
Clavel de Brenles, Mino 241.
Clavière 260, 390, 392.
Clément, Charles 528.
Colladon, Esaïe 132.
Collot d'Herbois 263.
Condillac 286.
Constant, Benjamin 324, 346-350, 370,419, 421-424,431.
Constant, Samuel 237.
Cordier, Mathurin 116 et passim..
Cornuaud, Isaac 226, 261.
Cotin (l'abbé) 169.
Cougnard, Salomon 457.
Court, Antoine 182.
Court de Gébelin 182, 312.
Cramer, Gabriel et Philibert 236.
Crousaz, J.-P. de 180-181.
Curchod, Suzanne 308-309 (voir Mmo Necker).
Curtat (le doyen) 481.
Daguet, Alexandre 161, 534, 536.
d'Alembert 244-247.
d'Alt (l'avoyer) 531.
Davel (le major) 6, 201, 402, 508.
Debrit, Marc 471, 522, 533, 557.
De la Rive, Aug. 403, 452, 453.
De Lolme, 384-385.
De Luc, Jacques-François 256, 303.
De Luc (les frères) 303.
Dentière, Marie 84.
De Pierre, Hugues 19-21.
Desfontaines 220.
Desor, Edouard 528, 543-545.
Des Periers, Bonaventure 61.
Devverdun 308, 311, 313, 316,323.
Diday 446, 542.
Diderot 375.
Didier, Charles 464-466.
Diodati, Jean 147.
Doneau 128.
Du Bellay 101.
DuBois de Montperreux 548-549.
DuBois-Mellv 136.
Duchesne de la Violette 139-141.
Dufour, Théophile 64, 294.
Dumont, Etienne 388-392, 426,450.
Du Pan, Jean 229.
DuPerron (le cardinal) 71.
DuPeyrou 266, 267, 350-351, 356.
Durand, Henri 520-521.
Duroveray 390-392.
Dutoit-Membrini 200, 207.
Eggis, Etienne 540.
Epinay, Mille d' 236, 239.
Epinay, Louis d' 531.
Escherny, d' 266.
Estienne, Henri 108, 119-126.
Eynard (le philhellène) 426.
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Eynard, Charles 332.
Fàbre d'Eglantine 263.
Faguet, Emile 412, 414.
Farel 10, 43, 44, 48, 51-61, 85, 89, 113, 114, et passim, Fatio de Duillier 202.
Fauche-Borel 290, 384.
Favre, Guillaume 427.
Favre, Louis 176, 545.
Fazy, Henri 104,128.
Fazy, James 454, 475.
Fellenberg 407,533.
Fiévée 416, 533.
Fontenelle 193, 194, et passhn.
Froment 36, 53, 82-85, 116.
Gagnebin (de la Ferrière) 174,266.
Galloix, Imbert 463-464.
Garcin (le médecin) 174.
Garcin (le poète) 366.
Gasparin, Mmo de 523.
Gaudin 327.
Gaudot 418-420.
Gaudy-Lefort 457-458.
Gaullieur, E.-H. 178, 312,316,360.
Gaussen 473.
Gautier, Jean-Antoine 149.
Gautier, Paul 463, 538.
Genlis, Mme de 312, 314.
Gerster, Jules 553.
Gibbon 181, 308-314,316, 323,332, 339,340.
Gide, Etienne 467.
Gindroz, Aimé 177.
Gingins, Fréd. de 502.
Girard (le père) 399, 407, 531-535.
Girardet, Charles, Edouard et Karl 542.
Glasson, Nicolas 536.
Gleyre, Charles 528.
Godefroy, Denis 127.
Godet, Frédéric 57,115, 205.
Gœthe 387, 448.
Goulart, Simon 128. 135-139.
Greierz, Otto de 214.
Grimod de la Reynière 367.
Gross, Louis 539.
Guillimann 531.
Guillot, A. 386.
Guyon, Mme 200, 201, 207.
Guyot, Arnold 545, 548.
Haller, Albert de 281-283, 334, 336, et passim.
Haussonville (d') 309, 374.
Henzi 337.
Herminjard 57, 63, 89, 507.
Hornung, Joseph 412, 465, 475.
Hornung (le peintre) 470.
Hory, Biaise 141-144.
Hotman 127-131.
Huber, François 202.
Huber (le chevalier) 239-240.
Huber, Marie 202-209, 265, 285.
Huber (le traducteur, et sa femme) 353-354.
Hugo, Victor 460, 463, 491.
Humbert, Jean 457.
Ivernois, César d' 351-352.
Ivernois, Francis d' 226, 260, 385, 426.
I
Jacomot 142., Jacottet, Henri 168, 528.
Jansen 267.
Jodelle, Etienne 101.
Jomini (le général) 404-406.
Jongleurs, Joculator, etc. 16.
Joret, Charles 159.
Julliard, Emile 458.
Jussie, Jeanne de 41-47, 82, 84.
Karamzine 292.
Kohler, Xavier 538.
La Faye, Ant. de 131-135.
Laharpe (le critique) 396.
Laharpe, Fréd.-César 322, 380, 396-398, 400-401, 499.
Lamartine 207, 208, 491.
Laroche, Sophie 312, 436.
Lèbre, Adolphe 521-523.
LeClerc, Jean 148.
Lecoy de la Marche 29.
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Lect 147.
Lefèvre d'Etaples 52, GO.
Lefèvre, Tanneguy 174.
LeFort 146.
LeFranc, Abel 90.
LeFranc, Martin 24.
Leibniz 193, et passim.
Lemoyne, André 467.
Lenient, Ch., chapitres II et III, passim.
Lerber 336, 337.
Levis (le duc de) 376, 379, 382 Louandre 423.
Loys de Bochat 175,178.
Loys de Cheseaux 175, 322.
Lugardon 470.
Luginbühl 399.
Lullin de Châteauvieux 427.
Maillefert, Eollin 19.
Maistre, Joseph de 13.
Maistre, Xavier de 424, 451, 490.
Malan, César 473.
Malingre 63-70.
Mallet, Paul-Henri 303-304.
Mallet du Pan 393-394.
Manuel (le pasteur) 499.Marat 269, 383.
Marcourt, Ant. de 62-63.
Marindin 401.
Marmontel 377.
Marot 70, 105, et passim.
Martel, Pierre 294.
Martin (le pasteur) 475.
Matile, G.-A. 8,548.
May (de Romainmôtiers)'437.
Meister, Henri 383.
Melegari 526.
Mercier (le ministre) 157.
Merlat, Elie 176.
Merle d'Aubigné 473-474.
Mestrezat, Jean 147.
Metzger, Gustave-A. 200.
Meuroh, Max. de 446, 542.
Michelet 21, et passim.
Miçkiewicz 526.
Mirabeau 386-392.
Monnard, Charles 486, 499-501.
Monneron, Fréd. 198, 518-520,523.
Monnier, Marc 33, 91, 278, 280, 462, 466, et passim.
Monod (le landamman) 201. 307, 401-402.
Montesquieu 232, 494.
Montet, Albert de 315.
Montmollin (le chancelier de) 162169.
Montmollin (le pasteur) 265-267.
Montolieu, M"1* de 314-321. 480.
Morel (le doyen) 353.
Morel de Gélieu, Mme 352-353.
Moultou, 184, 264, 374.
Muller, Jean de 291, 435.
Munie), David 453.
Murait, Béat de 203,209-223,435.
Muret (le doyen) 339.
Muret (le landamman) 401, 486.
Mystères et soties, 25-33.
Naville, Ernest 523, 531, 554.
Naville, François 474.
Napoléon 336, 405, 409.
Necker, Jacques 309, 372-380, 382.
Necker-Curchod, Mme 308-309,348, 372-380.
Necker de Saussure, Mme 417, 427, 440-444.
Ninon de Lenclos 190.
Nodier, Charles 464.
Olivetan 61-62.
Olivier, Mme Caroline 507, 527.
Olivier, Juste 207, 241, 331, 477, 505-518, 524-526, 528, 549, 558, et passim.
Olivier, Urbain 506, 516.
Osterwald (le banneret) 363.
Osterwald, J.-F. 194-199.
Osterwald, J.-Rod. 199.
Ostenvald, Rod. 195.
Othon de Grandson 17-18.
Pache 384.
Pavillard 308, 310.
Perey et Maugras 186,226,230,531.
Perrotin 32.
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Pestalozzi 407, 533-535.
Pétavel, Ab.-Fr. 541.
Petit de Julleville 28, 29, 66,108.
Petitpierre, Ferd.-Ol. 265.
Petit-Senn 458-463.
Piaget, Arthur 17, 24.
Pictet, Adolphe 452.
Pictet, Benedict 148.
Pictet (divers) 426, 427.
Pidou (le landamman) 401.
Pierre fleur 47-50, 66, 71, 76, 114.
Plan, Philippe 386.
Planche, Gustave 451.
Pocock 294.
Polier (le doyen) 242, 243.
Polier (la charoinesse) 313.
Porchat, J.-J. 502-504.
Porta 322.
Poulain de la Barre 149.
Pourtalès, F. de 543.
Pradel, Eugène de 549-550.
Pressensé, Ed. de 522.
Prévost, Pierre 363.
Prince, Charles 541.
Purry (le colonel) 267, 269.
Purry de Rive, Henri 19.
Purry, Samuel 18, 21.
Python (l'avocat) 531.
Quiquerez 538.
Rabelais 113, 114. Racine 178.
Rambert, Eugène 11, 325, 416, 463, 495, 555-556, et passim.
Ranz des Vaches 16, 531.
Raynal (l'abbé) 337-338.
Récamier, Mme 418-420.
Relave (l'abbé) 445,450.
Retz (le cardinal de) 147.
Reverdil 436.
Revilliod, Gustave 36.
Rey, Rodolphe 3,72,100, et passim.
Reybaz, Salomon 385-388, 392.
Richard, Albert 470-472.
Rilliet, Albert 84, 475, et passim.
Ritter, Eugène 132, 146, 200, 208.
Rival 262.
Rivaz, Pierre 539.
Robert, Léopojd 466, 542.
Roches, de 206.
Roget, Amédée 92.
Ronsard 101.
lloset, Michel 93.
Rossi 426.
Rougemont, F. de 144, 545-546.
Rousseau, J.-B. 180.
Rousseau, Jean-Jacques 11, 117.
175, 185, 201, 206-208, 230, 247278, 351, 411, et passim.
Ruchat, Abraham 178-179,206,502.
Sainte-Beuve 13, 71, 193, 304, 383.
415,440,451,479,492,495,500.
518, 524-528, et passim.
Sales, François de 13,132-135.
Sandoz- Travers, Jules de 550-552.
Sarasin, Jean 147.
Sarasin, Louise 147, 151.
Saunier, Antoine 116.
Saurin 194.
Saussure, H.-B. de 293-302.
Sayous, André 154, 183, 394, et pasHÍm.
Scaliger 127.
Scherer, Edmond 491.
Schinner (le cardinal) 539.
Scioberet, Pierre 536.
Secrétan, Charles 523, 526, 528.
Secrétan, Eugène 326.
Seigneux deCorrevon 175, 322,339.
Senancour 537.
Senebier 206, 304, et passim.
Servan 312, 323.
Servet 92, 110-112, 258.
Sinner de Ballaigue 336, 337-338.
Sismondi 417, 419, 429-434, 453.
Souvestre, Emile 549.
Spanheim 189.
Spon, Jacob 149.
Staël, Mme de 13, 117, 347-350, 358, 379, 380, 407-421, 431, et
passim.
Stapfer, P.-A. 399-400, 484, 533.
Steinlen, Aimé 273, 283, 434.
Stockmar, Mllu 538.
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Taine, Henri 213, 393.
Tavernier 159.
Thurmann 176, 538.
Tisseur, Barthélemy 549.
Tissot (le docteur) 322, 332-336.
Tœpffer 298, 300,444-455,542,558.
Tollot 260.
Trembley 283, 287.
Treytorrens 308..
Tribolet, Godefroy 355.
Tronchin (le docteur) 234-236, 245, 246, 332.
Tronchin, François 233.
Tronchin (le procureur général) 255-256.
Tronchin, Théodore 147.
Turrettini, François 177.
Tunettini, J.-A. 189-194.
Vattel, Emer de 187-188.
Vaucher, Pierre 397, 502.
Verdeil, 177, 307, 360.
Vernes, Jacob 237-239.
Vernet, Jacob 91,231-233,246-247, 260.
Vernier, Napoléon 538.
Veuillot, Louis 531.
Vicat 308.
Villemain 534, et lJassim,Vinet, Alexandre 7, 378, 478-499, 523,531, et passim.
Vingle, Pierre de 58-65.Viret, Pierre 10, 48, 59, 70-82,85, 89,497.
Vogt, Karl 543, 544.
Voltaire 184, 224-278,282,288,289, 306, et passim.
Vulliemin, Louis500-502, et passim.
Vuy, Jules 84.
Warens, Mme de 201, 270.
Wnrnéry (le général) 243-244.
Watier, Albert 94, 95.
Wcrenfels 194.
Wolfrath.528.. ■ ", ô -
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Zimmérmànn 334.
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PAUL WANSUY