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EDMOND <BIRÉ ,
PORTRAITS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
JOSEPH DE MAISTRE — EDMOND ROUSSE MADAME DE CHATEAUBRIAND MIRABEAU - MGR DE SALAMON VICTOR HUGO - GEORGE DE PIMODAN NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier CHANGAITNIER LÉON AUBINEATJ, ETC.
LYOVX.
Librairie Générale Catholique et Classique EMMANUEL VITTE, DIRECTEUR Imprimeur de l'Archevêché et des' Facultés catholiques de Lyon.
3, PLACK BELLECOUR ET RUE CONDÉ, 3o.
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PORTRAITS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
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DU MÊME AUTEUR
Portraits littéraires. - Prosper ~-'-.-~-.
- Lamartine. - Paul Féval. - Souvenirs d'un bourgeois de Paris. - Un grand seigneur libéral. - Cuvilliep--,FIeurr S~ édition, in-8 de vil,..
410 pages. 3 50 Causeries littéraires. - Chateaubriand. - Berrye,-. H. Taine et le Prime Napoléon. - Michelel - Le duc de Broglie. - Albert Duruy - D. Nisard. - Armand de Pontmartin. — Camille Doucet. — Alfred de Courcy. -Edmond de Goncourt. Deuxième édition, in-8 de 416 p. 3 * 50
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HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
JOSEPH DE MAISTRE — EDMOND ROUSSE MADAME DE CHATEAUBRIAND MIRABEAU — MGR DE SALAMON VICTOR HUGO — GEORGE DE PIMODAN NAPOLÉON. ET ALEXANDRE ler CHANGARNIER. — LEON AUBINEAU, ETC.
LYOVSÇ Librairie Générale Catholique et Classique EMMANUEL VITTE, DIRECTEUR Imprimeur de rArchevêché et des Facultés catholiques de Lyon.
3, PLACE BELLECOUR ET RUE CONDÉ, 30.
1892 ©
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JOSEPH DE MAISTRE (1)
PREMIÈRE PARTIE
1
ANS les derniers mois de 1858, à la veille de la guerre d'Italie, M. de Cavour, qui avait trouvé aux archives de Turin les dé-
pêches confidentielles écrites par Joseph de Maistre pendant qu'il représentait le roi de Sardaigne à SaintPétersbourg, crut devoir en livrer quelques extraits à la publicité. En 1804, lors du voyage du Pape à Paris et du couronnement de Napoléon, il était arrivé à l'illustre auteur des Considératioris sur la France de laisser tomber de sa plume, à l'adresse de Pie VII, des phrases plus que vives et assurément des moins respectueuses (2). Elles ne prouvaient en réalité qu'une chose : la violente haine de Joseph de Maistre contre
(1) Correspondance complète de Joseph de Maistre, six vol. in-8. —
E. Vitte, 3, place Bellecour, à Lyon, 1888.
(2) Correspondance, tome I, page 270.
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Bonaparte. Elles n'allaient pas au delà. A aucun moment il n'avait cessé d'être attaché, de raison et de cœur, à la Chaire de saint Pierre. La vivacité de sa colère avait été en raison directe de son attachement même : c'était une colère d'ami. Est-ce que ces dépêches, que M. de Cavour avait sous les yeux et qu'il admirait profondément, j'en suis sûr, ne témoignaient pas hautement d'une inviolable fidélité à la cause du Souverain Pontife ? N'y trouvait-on pas sur la nécessité du pouvoir temporel les déclarations les plus énergiques, celle-ci par exemple, que je rencontre dans une dépêche au comte de Valaise, ministre des affaires étrangères de S. M. le roi de Sardaigne et l'un des prédécesseurs du comte de Cavour : « Il est bien à désirer que les souverains viennent à reconnaître l'importance, même politique, du SaintPère. Qui sait si les puissances séparées ne nous précéderont pas sur ce point ? J'ai entendu, il y a près de vingt ans, le fameux avoyer de Berne, Steiger, - parler sur ce sujet d'une manière qui aurait dû être entendue de toute l'Europe, et il n'y a pas encore longtemps qu'un personnage ministériel anglais disait que « tout homme qui parle d'ôter un pouce de terrain au Pape devrait être pendu ». Pour moi, je consens volontiers, pour éviter le carnage, qu'on change pendu en sifflé » (i).
Dans une autre lettre, adressée celle-là au roi Victor-Emmanuel Ier, et que M. de Cavour se sera bien
(I) Correspondance, tome V, page 74.
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gardé de faire lire à Victor-Emmanuel II, se trouvent ".x" les lignes suivantes : « Nous recevons dans ce moment la nouvelle de la convocation du concile de Paris, avec la lettre menaçante de Napoléon, qui a cassé la glace et menace ouvertement de déposer le Pape. Il me paraît impossible que, d'un côté ou d'un autre, il ne s'élève pas quelque opposition, quelque protestation sublime.
Quoi qu'il en soit, Votre Majesté assiste avec nous à l'une des plus grandes expériences qui puissent avoir lieu sur ce sujet. Jamais aucun souverain n'a mis la main sur un Pape quelconque (avec ou sans raison, c'est ce que je n'examine point), et n'a pu se vanter ensuite d'un règne long et heureux. Henri IV (i) a souffert tout ce que peut souffrir un homme et un prince.
Son fils dénaturé mourut de la peste à quarante-quatre ans, après un règne fort agité. Frédéric Ier mourut à trente-huit ans dans le Cydnus. Frédéric II fut empoisonné par son fils après s'être vu déposé. Philippe le Bel mourut d'une chute de cheval, à quarante-sept ans. Ma plume se refuse aux exemples moins anciens. Cela ne prouve rien, dira-t-on : à la bonne heure ! Tout ce que je demande, c'est qu'il en arrive autant à un autre, quand même cela ne prouverait rien ; et c'est ce que nous verrons » (2).
Mais M. de Cavour ne se proposait pas seulement de faire pièce au Pape; il visait aussi l'Autriche, et
(1) Henri IV, empereur d'Allemagne, déposé par la diète de Mayence en i io5.
(2) Correspondance, tome 111, page 460.
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sur ce terrain il pouvait en effet trouver dans Joseph de Maistre un auxiliaire véritable. Catholique et royaliste, de Maistre était par cela même un vrai, un bon patriote : tien de plus naturel dès lors que son antipathie pour l'Autriche, l'ennemie séculaire du Pié-.
mont ; et de cette antipathie il ne faisait aucunement mystère. Il consentait bien parfois à distinguer entre la cour et le cabinet autrichien ; mais cette concession, qu'il était bien obligé de faire en raison des liens étroits de parenté qui unissaient à l'empereur le roi de Sardaigne, était de pure forme et ne touchait pas au fond. Toutes les fautes de l'Autriche, ses faiblesses, ses capitulations étaient relevées, dans les dépêches du ministre de Sa Majesté sarde, avec une rigueur implacable, avec une verve passionnée, avec une incomparable éloquence.
Publiées dans leur texte même, sans lacunes et surtout sans additions, ces dépêches auraient produit un effet considérable. Comment un homme aussi avisé que M. de Cavour ne le comprit-il pas ? Comment fit-il la faute de confier le soin de cette publication à un certain docteur en droit de l'université de Turin, M. Albert Blanc, qui, au lieu du texte intégral, ne donna que des extraits, taillant, coupant, mutilant, et, pour comble de disgrâce, intervenant luimême à tout propos, mêlant sans vergogne sa prose à la prose de Joseph de Maistre ? Si encore M. Albert Blanc eût écrit en italien, on eût pu lui pardonner ; mais non, il écrivait en français, et quel français!
J'en veux donner un échantillon :
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« A l'époque où la Révolution commence, Joseph de Maistre était entré fort avant dans une vie de bénédictin. Il avait interrogé d'énormes bibliothèques de philosophie religieuse, ses habitudes s'étaient assises dans l'uniformité de cette existence calme et froide.
Il avait acquis dans l'isolement de son travail cellulaire la rigidité magistrale des moines de Zurbaran, de ces gentilhommes du royaume spirituel de fière et noble mine. il garde ainsi une originalité pittoresque aux yeux de l'artiste. mais il perdit la communion sociale. D'un autre côté, il avait trempé son caractère dans la glace fortifiante d'un milieu sans agitation, ses ardeurs s'étaient concrétées au fond de lui-même, ses facultés comprimées avaient pris des formes anguleuses, rectes et précises par une élaboration semblable aux formations mystérieuses du cristal dans le silence des roches intérieures » (i).
J'imagine que M. de Cavour dut trouver le style de son docteur un peu anguleux, même lorsqu'il était le plus recte, et qu'en conséquence il lui lava la tête.
Aussi, lorsque deux ans plus tard, en 1 860, parurent deux nouveaux volumes de la Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre (2), le nom de M. Albert Blanc brillait bien encore en tête de l'ouvrage ; mais,
(1) Mémoires politiques et Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, avec explication et commentaires historiques, par Albert BLANC, docteur en droit de l'université de Turin. Un volume in-8, Michel Lévy, éditeur, 1858.
(2) Correspondance diplomatique du comte Joseph de Maistre, recueillie et publiée par M. Albert BLANC. Deux volumes in-8, chez Michel Lévy, 1860.
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cette fois, plus d'explication, pas le moindre Commentaire ! L'éditeur était allé d'un extrême à l'autre. Il n'indiquait même pas à qui les lettres étaient adressées ; il n'avait mis aucune note, même dans les endroits où elles auraient été le plus nécessaires ; il laissait de simples initiales aux noms propres là où il eût été facile de les donner en entier. En revanche, quand il les donnait, il les écorchait presque toujours.
Sainte-Beuve, qui avait au moins cela pour lui d'aimer passionnément les lettres et qui était grand admirateur de Joseph de Maistre, remit à sa place le « savant docteur de l'université de Turin », et lui donna gentiment sur les doigts (i). Il est vrai que notre Turinois, à défaut du suffrage de Sainte-Beuve, avait conquis celui de M. Scherer, qui publia vers ce temps-là, dans la Bibliothèque universelle de Genève, et en style genevois, un factum contre l'auteur du Pape, où on lit, entre autres gentillesses, « que la religion de M. de Maistre est avant tout une théologie, une théorie ; que sa foi est un système sur la foi ; que M. de Maistre, le plus catholique des esprits, est le moins chrétien des cœurs ; qu'il a de l'érudition et point de science; qu'en histoire il n'est bien souvent que Voltaire retourné ; enfin, qu'il a le tic prophétique. »
A mon gré, le Scherer est joli quelquefois.
(I) Çauseries du lundi, tome XV, page 67.
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II
La première édition du livre du Pape a paru à Lyon en 1817. C'est encore à une librairie de cette ville, la Librairie générale catholique et classique, dirigée par MM. Vitte et Perrussel, que reviendra l'honneur d'avoir publié une édition des Œuvres complètes de Joseph de Maistre (1), véritablement digne, par la pureté du texte et la beauté de l'impression, de l'auteur du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg.
La Correspondance, à elle seule, ne forme pas moins de six volumes in-octavo, de cinq à six cents pages chacun. Les éditeurs ont fondu ensemble les Lettres publiées en 1851 (2) et la Correspondance diplomatique mise au jour en 1858 et 1860; ils y ont joint un grand nombre de lettres restées jusqu'ici inédites, si bien qu'au lieu des 186 lettres de i85i, nous n'en avons pas moins aujourd'hui de 586. Sans doute, il est permis d'espérer que l'on en pourra découvrir encore quelques-unes : il n'en reste pas moins que l'édition actuelle peut justement prétendre à être tenue pour complète et définitive.
Sans se laisser arrêter par l'opinion de Joseph de Maistre lui-même, qui se prononce contre l'ordre
(1) Quatorze volumes in-8.
(2) Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, précédés d'une notice biographique par son fils le comte Rodolphe DE MAISTRE. Deux volumes in-8. A. Vaton, éditeur.
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chronologique dans les recueils de lettres, « dès qu'il y a une correspondance particulière qui a fourni plusieurs lettres remarquables, surtout par la qualité des personnes et par une confiance plus intime » (i), les nouveaux éditeurs ont publié toutes les lettres par ordre de dates, avec grande raison suivant moi. Avec tout autre diplomate, on aurait pu craindre que ce mélange, ce pêle-mêle de lettres privées et de dépêches politiques ne formât parfois une disparate fâcheuse, ne donnât lieu à des dissonances choquantes. Tel ambassadeur, en effet, est double, homo duplex, et a deux styles, l'un pour sa famille, l'autre pour son gouvernement : celui-ci grave, pondéré, solennel, recte, suivant l'heureuse expression du docteur cavourien; celui-là vif, alerte, enjoué, plein d'abandon et de familiarités charmantes. Il n'en va pas ainsi avec Joseph de Maistre, pour qui le langage de convention n'existe pas et qui n'en use pas plus avec le roi et ses ministres qu'avec ses enfants et ses amis.
Il a dit quelque part, écrivant à son chef immédiat, le chevalier de Rossi, régent de la secrétairerie d'Etat de S. M. le roi de Sardaigne : « Il y a, Votre Excellence le sait assez, deux langages ministériels. L'un est de convention et tout en compliments et en grands mots ; il ne parle que de confiance parfaite, de reconnaissance sans bornes, d'augustes amist de hautes
(i) Observations critiques sur une édition des lettres de Mm. de Sévigné, publiées en 1806 chez Bossange, par M. P.-A. GROUVELLE, ancien ministre plénipotentiaire. — Lettres et Opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, tome II, page 438.
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puissances, etc., etc. ; je sais cette langue aussi bien qu'un autre, et je la vénère comme bonne dans l'usage commun et extérieur. Mais il y a une autre langue, sévère et laconique, qui atteint la racine des choses, les causes, les motifs secrets, les effets présumables, les tours de passe-passe et les vues souterraines de l'intérêt particulier; cette langue-là a bien aussi son prix. »
Joseph de Maistre ne fait pas plus de brouillon quand il écrit à son maître ou à quelque ministre, que quand il écrit à sa fille Adèle ou à sa sœur Thérèse.
Nous avons toujours son premier jet. « Voilà une énorme lettre, écrit-il, le 22 octobre 1804, au chevalier de Rossi ; ma plume est bien dans ce moment calamus scribœ velociter scribentis; à peine elle peut suffire aux pensées qui me pressent et m'agitent. Vous avez la première idée, le premier jet : point de brouillon, point de corrections, à peine le temps de relire.
Les circonstances me transportent. » — Et dans une autre dépêche : « Il m'est impossible, Monsieur le Chevalier, de mettre de l'ordre dans mes dépêches, écrites toujours sans brouillard et sans correction possible. Ainsi, il faut me pardonner les bâtons rompus. »
Une autre fois, arrivé à la fin de sa lettre et s'apervant qu'il a écrit beaucoup plus qu'un juste volume, justum volumen, il termine ainsi : « Aujourd'hui il faut finir ; j'ai assez et peut-être trop écrit ; je sens moimême que je sors quelquefois du style officiel par des réflexions qui appartiennent à la morale ou à la
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politique, mais je vous prie de considérer que je ne fais jamais de brouillon. Rien ne serait plus aisé que d'effacer et de donner des feuilles raturées à un secrétaire, si le temps de la jeunesse n'était pas trop précieux pour la charger de copier cinquante pages ; ainsi je vous livre le premier jet. C'est une effusion plutôt qu'une composition, que vous voudrez bien excuser encore pour cette fois, d'autant plus que la grande et redoutable tragédie qui se joue maintenant dans le monde absorbe toutes les facultés pensantes et nous entraîne dans les dissertations. Tout homme qui a reçu quelques leçons de la véritable philosophie peut dire aujourd'hui comme Job : Pletius sum sermonibus, et sans doute il est excusable s'il ajoute comme lui : Loquar et respirabo paululum ! »
Que nous voilà loin de Paul-Louis Courier, qui faisait plusieurs brouillons de chacune de ses lettres, du moindre de ses billets; qui conservait ses brouillons avec soin pour les reprendre et les corriger à loisir en vue de l'impression ! Quelques-unes de ces lettres ainsi refaites sont des chefs-d'œuvre, je le veux bien ; mais, pour admirables que soient ces compositions, elles ne vaudront jamais les effusions d'une Sévigné, d'un de Maistre ou d'un Louis Veuillot.
III
La Correspondance de Joseph de Maistre renferme, je l'ai dit, 586 lettres. Pas une seule n'est insigni-
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fiante, il n'en est pas une où l'on ne retrouve la marque du maître, la griffe du lion. S'il lui est arrivé, comme à tout le monde, d'écrire un billet banal, on n'a point jugé à propos de le tirer de l'oubli. Le lecteur n'est point exposé à rencontrer chez lui des lettres du genre de celles qui foisonnent maintenant dans les recueils de nos illustres. N'est-ce pas hier encore que M. Edmond de Goncourt, publiant la correspondance de son frère, y insérait, sans doute à titre de document humain, des lettres de cette importance : » A Philippe Burty. — Mon cher Burty, merci de votre bon petit mot et de l'idée de nous avoir à déjeuner. Voulez-vous bien, pour cette fois, excuser vos paresseux et insoucieux amis, et leur permettre de n'arriver qu'à une heure chez vous samedi, si le jour ne vous dérangeait pas » (i).
Ou des lignes comme celles-ci !
« — Eh bien, et c'te princesse ? Comment qu'elle a trouvé mon habit ? Comment qui s'est emporté c't homme ? J'espère qu'il n'a pas bu son rince-bouche. » (2).
Ou celles-ci : « Ah ! pour les répétitions de substantifs — \ut !
Les répétitions d'épithètes, bon ; mais de substantifs, du flan » (3).
Eh ! mon Dieu ! lorsqu'il le faut, de Maistre est
(1) Lettres de Jules de Goncourt, page 294.
(2) Ibid. page 179.
(3) Ibid. page 184.
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aussi spirituel que cela, davantage même, je le crois bien. Il sème à poignées les mots exquis, fins, délicats, et aussi les mots perçants, profonds, et si l'occasion le comporte, les mots sublimes. Rien n'égale l'intérêt de sa correspondance diplomatique. Commencée au mois de juillet i8o3, elle prend fin au mois d'avril 1817. Entre ces deux dates, prennent place la mort du duc d'Enghien, la conspiration de Georges, le procès et la proscription de Moreau, la proclamation de l'Empire et le couronnement de Napoléon, Austerlitz et Trafalgar, Iéna, Eylau et Friedland, l'entrevue de Tilsit, le guet-apens de Bayonne, la guerre d'Espagne, la captivité de Pie VII, Essling et Wagram, le divorce, le mariage de Napoléon avec une archiduchesse d'Autriche, la naissance du roi de Rome, le passage du Niémen, la bataille de la Moskowa, l'incendie de Moscou, la retraite de Russie, Lutzen et Bautzen, le congrès de Prague, la bataille des nations à Leipzig, la campagne de France, l'entrée des alliés à Paris, la première restauration, le retour de l'île d'Elbe, Waterloo, la seconde rentrée du roi, le congrès de Vienne, Napoléon prisonnier de l'Europe à Sainte-Hélène ! Quels événements 1 quelles vicissitudes ! quels coups de théâtre ! Certes, c'est bien là un de ces moments de l'histoire dont parle Cicéron, une de ces époques où il est dur de vivre, mais dont la peinture éveille un intérêt pas-
sionne : Qiice etsi nobis optabiles in experiendo non fiierunty erunt tamen in legendo jucundce.
Napoléon savait-il, quand il traversait l'Europe au
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galop de son cheval, quand il multipliait ses victoires, quand il créait des trônes ou renversait des empires, savait-il que là-bas, à Pétersbourg, il y avait un homme, dénué de tout, ambassadeur sans argent d'un roi sans royaume, qui était le plus grand de ses ennemis et le plus redoutable, qui suivait chacun de ses pas avec des yeux de génie, qui tenait registre de chacun de ses actes, et qui écrivait, lui aussi, des bulletins immortels ? C'est merveille de suivre aujourd'hui, dans la correspondance de Joseph de Maistre, dans ses dépêches et ses mémoires, le duel de ces deux hommes, dignes de se mesurer l'un contre l'autre. Ces jours derniers, la rencontre de M. Taine et de Napoléon a fait quelque bruit. Que M. Taine, dont nul plus que moi n'admire le talent, me permette cependant de le lui dire : il n'est pas de taille à lutter contre Bonaparte. Pour une telle entreprise, il faut d'autres armes que les siennes ; il faut l'épée de Roland ou la plume de de Maistre !
Si quelque chose pouvait ajouter à l'admiration qu'inspirent les lettres politiques de Joseph de Maistre, ce que j'appelais tout à l'heure ses Bulletins, ce serait le voisinage de ses lettres à ses deux filles, Adèle et Constance ; à ses sœurs, Mme de Constantin et Mrae de Saint-Réal; à sa tante Mme de la Chavanne, à sa vieille amie Mme Hubert-Alléon. Mme de Sévigné était séparée chaque année, pendant quelques mois, de sa fille Mme de Grignan, et l'on sait quels chefs-d'œuvre nous ont valus ces séparations.
Joseph de Maistre a été séparé pendant vingt ans de
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sa patrie, de ses amis, de sa famille. Il n'avait vu Constance, sa seconde fille, que le jour de sa naissance, en 1795; il ne devait la connaître qu'en 1814.
Ce grand homme était trop pauvre pour faire venir près de lui sa femme et ses enfants. Et voilà qu'aujourd'hui, en lisant, en relisant ses lettres, où il a mis le meilleur de son cœur et de son esprit, nous nous félicitons de son malheur; lecteurs égoïstes, nous nous réjouissons de cet exil qui a fait sa torture ; nous bénissons cette pauvreté qui l'a tenu éloigné de tous les siens et dont nous ne pouvons nous défendre de dire : Felix miseria !
IV
« Joseph de Maistre, suivant M. Villemain, est un mélange de courtisan et de militaire, un prédicateur de servitude, voulant asservir à la foi les intelligences et les trônes, la liberté et les rois, et proscrivant jusqu'aux principes mêmes de justice et de liberté » (1).
D'après un autre académicien, le comte de SaintPriest, Joseph de Maistre a maudit la société, il a surtout maudit la France (2). On chercherait vainement chez lui — ceci est de M. Scherer — l'expression d'un sentiment religieux, pieux, vainement une
(1) Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, tome IV, LXI.
et LXUO leçons.
(2) Discours de réception à l'Académie française, i85o.
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larme de tendresse ou de tristesse, une parole d'humilité ou de compassion (1). 1 De toutes ces assertions, il n'en est pas une qui ne soit démontrée fausse par la Correspondance, par les témoignages les plus décisifs, les textes les plus concluants. J'avais songé un instant à placer ces textes en regard des accusations. Mais à quoi bon? Qui se souvient du discours de réception de M. de Saint-Priest ?
Qui lit les Mélanges de critique religieuse de M. Scherer? Reste M. Villemain, que je ne confonds point avec M. Scherer, mais qui a lu de Maistre si légèrement qu'il fait remonter à l'année 1792 la publication des Considérations sur la France, où se trouve pourtant un chapitre intitulé : Digressioti sur le roi et sur la déclaration aux Français du mois de juillet 179S (2).
Au lieu d'instituer avec les adversaires de l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg une polémique désormais inutile, mieux vaut, et tel sera, je pense, l'avis du lecteur, détacher de la Correspondance quelques-uns de ces traits, quelques-unes de ces pensées fortes, brillantes, originales, qui se rencontrent à chaque page sous la plume de de Maistre : « Peu de batailles se perdent physiquement ; c'est presque toujours moralement qu'elles se perdent. Le véritable vainqueur, comme le véritable vaincu, est celui qui croît l'être. Vaincre, c'est avancer ; par
(1) Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond SCHERER, 1860.
(2) La première édition des Considérations sur la rrance a paru en 1796 à Neufchâtel.
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conséquent, reculer c'est être vaincu. Ce n'est pas le jour d'une bataille qu'on la gagne, c'est le lendemain et quelquefois deux ou trois jours après. »
« Les minutes des empires sont des années de l'homme. Quand je songe que la postérité dira peutêtre : Cet ouragan ne dura que trente ans, je ne puis m'empêcher de frémir. »
« Toute nation a le gouvernement qu'elle mérite. »
Au comte d'Avaray, le compagnon d'exil du roi Louis XVIII (12 juillet 1807) : « Allons notre train, monsieur le comte, l'Europe est à Bonaparte, mais notre cœur est à nous. »
Sur l'incendie de Moscou : « Il faut l'avouer, ces flammes ont brûlé la fortune de Napoléon. Richelieu, conseillé par Machiavel, n'aurait pu inventer rien de plus décisif que cette épouvantable mesure. »
« Qu'est-ce que Pétersbourg en comparaison de Moscou ? Une grande maison de plaisance, pas plus et même moins russe que parisienne, où tous les vices dansent sur les genoux de la frivolité. »
Sur l'esprit européen comparé à l'esprit asiatique : « L'homme européen, le fils de Japhet (audax Iapeti gellus) veut changer, même sans profit. Sem est bon homme, pourvu qu'il ait une pipe, un sofa et deux ou trois femmes, il se tient assez tranquille; mais Japhet est un terrible polisson. »
Sur la famille de Napoléon (octobre 1816) : « Sa personne seule a disparu, mais son esprit demeure.
Il a fait des nobles, il a fait des princes, il a fait des rois, tout cela subsiste. Le roi de France porte son
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ordre. Il est tombé seul, et parce qu'il l'a bien voulu et parce qu'il devait tomber; quant à sa maison, en possession de biens immenses, et liée par le sang aux plus grandes maisons souveraines, rien ne peut la faire rétrograder. Si c'est un mal, il fallait y penser plus tôt. »
Sur Bossuet : « Cet homme est un grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Il a, sur tout sujet, en toute rencontre, des comparaisons, des images, des mots qui peignent.
Le 22 juillet 1813, il écrit à son fils Rodolphe : « La guerre éclatera donc encore; mes angoisses vont recommencer aussi, mais je ne veux point vous parler de toutes ces couardises paternelles. Je veux cependant vous dire encore que je me rappelle volontiers vos pensées pleines d'espérance sur le succès de cette campagne. Ma confiance moindre tient peut-être à l'âge. — Vous êtes une fusée qui monte, et moi je suis une baguette qui retombe. M « Le monde physique n'est qu'une image, ou, si vous voulez, une répétition du monde spirituel, et l'on peut étudier l'un dans l'autre alternativement. De l'eau, autant qu'il en pourrait entrer dans le dé d'une petite fille, si elle est réduite en vapeur, fait crever une bombe. Le même phénomène arrive dans l'ordre spirituel : une pensée, une opinion, un assentiment simple de l'esprit ne sont que ce qu'ils sont; mais si un degré de chaleur suffisant les fait passer à l'état de
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vapeur, alors ces principes tranquilles deviennent enthousiasme, fanatisme, passion en un mot (bonne ou mauvaise), et sous cette nouvelle forme, ils peuvent soulever les montagnes. Ne vous laissez pas décourarager par la froideur que vous voyez autour de vous; il n'y a rien de si tranquille qu'un magasin à poudre une demi-heure avant qu'il saute. Il ne faut que du feu (ferte citoflammas), et c'est nous qui l'avons » (i). i « Les végétations politiques ressemblent aux végétations réelles; les plus beaux, les plus hauts, les plus solides de tous les arbres sont ceux qui croissent le plus lentement. »
« Les préjugés des peuples ressemblent à des tumeurs enflammées; il faut les toucher doucement pour éviter les meurtrissures. »
« C'est le premier pas qui, dans toutes les guerres, décèle le génie. Il sait où il faut frapper, et c'est là qu'il porte toutes ses forces, comme un boulet énorme avec lequel il écrase d'un seul coup. La médiocrité, au contraire, qui ne sait où frapper, imagine de frapper partout; elle divise son boulet en menue dragée, elle le jette de tous côtés et ne blesse personne. »
A la veille d'Iéna, lorsque le roi de Prusse croit pouvoir, en face de Napoléon, commander lui-même son armée : « L'idée qu'un roi soldat peut lutter avec un soldat roi est une des plus fatales et des plus folles qui soient jamais passées dans la tête humaine. Le
1. (i) Lettre à M. de Bonald, i" décembre 1814. - Correspondaitce, tome IV, page 467-
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plus faible, le plus timide, le moins imposant des hommes se chargeant d'arrêter Bonaparte! Je crois voir une feuille de papier opposée à un boulet de 36. »
Dans un entretien confidentiel qu'il a avec l'empereur Alexandre, en avril 1812, il le détourne de faire la guerre en personne, ajoutant, d'ailleurs, que ce n'est point un désavantage ni une preuve d'infériorité pour un souverain légitime de ne pouvoir faire en cela ce que peut l'usurpateur : L'or ne peut couper le fer, est-ce parce qu'il vaut moins? C'est parce qu'il vaut plus (1).
Sur le défaut de talents militaires chez les Prussiens et les Russes et sur l'immense supériorité de Napoléon et de ses généraux : « Il arrive bien rarement que Scipion soit d'un côté et Annibal de l'autre.
Les grands généraux ressemblent assez à ce qui s'appelle le bonheur au jeu; il se promène, il est tantôt ici et tantôt là. L'un écrase tout, et l'autre s'arrache les cheveux. Il n'y aurait ni conquête ni perte au jeu si le bonheur se divisait également. »
« Quelle époque, Monsieur le comte ! (2). Quel champ pour l'homme d'Etat ! Bonaparte fait écrire dans ses papiers qu'il est l'Envoyé de Dieu. Rien n'est plus vrai. Bonaparte vient directement du Ciel.
comme la foudre ! — Mais à propos de ce mot, il me vient en tête de vous faire observer que la foudre, qui brise les murailles, s'arrête devant un rideau de taffe-
1
(1) Correspondance, tome IV, page 129.
(2) Le comte d'AvARAY. — Correspondance, tome II, page 433.
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tas : belle image de la Révolution ! Contre elle, la véritable résistance était l'antipathie ; mais de tous côtés elle a trouvé des conducteurs. » Sur Napoléon après son entrée à Moscou, quand de tous les points de la Russie arrivent de nouvelles armées, qui bientôt vont l'entourer, le harceler, le couper peut-être : « Malgré toutes les fautes faites et à faire, Napoléon est fort mal placé. Imaginez un homme au haut d'une échelle de cent échelons, et tout le long de cette échelle des hommes placés à droite et à gauche avec des cognées et des massues, prêts à briser la machine : c'est l'image naturelle de la situation où se trouve Napoléon. »
Sur Napoléon en 1814, pendant la campagne de France : « Après le congrès (1) qui a donné à notre ami Napoléon les deux choses dont il avait le plus besoin, le temps et l'opinion, on n'a le droit de s'étonner de rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manœuvres de cet enragé et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j'entends parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire convulsif, aimable comme la cravaté d'un pendu. » Lorsque le sergent Bernadotte, devenu prince royal de Suède, se range du côté de la Russie et de l'Angleterre et prend parti contre Napoléon, de Maistre, dans
(1) Le congrès de Châtillon-sur-Seine (février-mars 1814).
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une lettre au roi Victor-Emmanuel, accompagne la nouvelle de cet événement des réflexions suivantes : « Votre Majesté admirera ici l'incroyable bizarrerie des événements : un roi légitime perd son trône pour s'être obstiné à soutenir, contre toutes les règles de la prudence, une guerre contre la France, et son successeur (quel successeur !) la déclare lui-même. Mais il a la Russie pour lui, et la Suède est une île lorsque la Russie est pour elle. Si l'homme appelé à cette place, en Suède, d'une manière aussi inconcevable, passe jamais sur le continent pour y combattre son ancien maître, celui-ci n'aura pas de plus grand et de plus dangereux ennemi. Je ne sais, sire, ce que fera cet homme, mais je sais bien qu'il a ce qu'il faut pour faire beaucoup. S'il venait à faire une bonne trouée de sergent, les souverains pourraient s'y jeter et passer, comme dans les mains du brodeur une aiguille de fer fait passer un Jil d'or qui demeure en place, tandis que le chétif instrument devient inutile. »
Mais je n'en finirais pas si je voulais reproduire ici toutes les comparaisons aussi piquantes que justes, toutes les images heureuses que j'ai notées au passage. Encore une citation cependant; ce sera la dernière. Je l'emprunte, comme la plupart de celles qui précèdent, à la Correspondance diplomatique : « Quelquefois, dans mes rêves poétiques, j'imagine que la nature me portais jadis, dans son tablier, de Nice en France, qu'elle fit un faux pas sur les Alpes (bien excusable de la part d'une femme âgée), et que je tombai platement à Chambéry. Il fallait pousser
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jusqu'à Paris, ou du moins s'arrêter à Turin, où je me serais formé; mais l'irréparable sottise est faite depuis le ier avril 1754 » (1).
La nature, ce jour-là, a-t-elle fait une sottise ? Je n'en crois rien pour ma part. Au lieu de naître à Paris, comme Voltaire, mieux a valu pour de Maistre naître à Chambéry et grandir en face du Mont-Blanc.
M. Villemain a dit, et tout le monde après lui, même Sainte-Beuve, a répété que le prologue des Soirées de Saint-Pétersbourg, la description d'une navigation sur la Neva, dans une nuit d'été, appartenait à Xavier de Maistre (2). J'avoue que j'ai toujours eu quelque peine à me représenter Joseph de Maistre réduit, pour écrire une page gracieuse, à emprunter la plume de son frère Après avoir lu la Correspondance, où il a tracé, en se jouant, tant de pages d'une grâce délicate et charmante, je n'hésite pas à tenir pour plus que téméraire l'assertion de M. Villemain. Ne trouve-t-on pas d'ailleurs dans ce prologue le passage suivant : « Si le Ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que
(1) Sainte-Beuve s'est trompé (Portraits littéraires, II, 383), en faisant naître Joseph de Maistre le i-, avril 1753. La vraie date 1, est 1754.
.1 (2) Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, tome IV, '1 page 408.
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ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes si hospitaliers.» Ce s® n'est pas Xavier de Maistre, marié à Saint-Pétersbourg, J V qui a pu écrire ces lignes, qui a pu tracer ces mots v terribles : et sans espoir de réunion. Ce cri désespéré a trahi le vrai père : les premières pages des Soirées de Saint-Pétersbourg sont bien, comme le reste du livre, l'œuvre de Joseph de Maistre. r
;
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JOSEPH DE MAISTRE
DEUXIÈME PARTIE
1
q
L y a quelque quarante ans, Victor Cousin, j parlant de nos grands écrivains du dix! septième siècle, disait qu'ils étaient déjà
des anciens et qu'il les fallait traiter comme tels. Il demandait qu'on revît avec soin le texte de leurs ouvrages, que l'on comparât entre elles les éditions successives qu'ils en avaient eux-mêmes données, que l'on en publiât des éditions nouvelles, où l'on n'épargnerait ni les notes ni les éclaircissements nécessaires (i). Ce vœu a été entendu. Corneille, Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, Pascal, La Bruyère, Mme de Sévigné, La Rochefoucauld, le duc de SaintSimon et le cardinal de Retz ont trouvé des éditeurs attentifs, des commentateurs à la fois patients et passionnés, qui ont fait pour eux, de nos jours, ce qu'on
(i) Des Pensées de Pascal, par Victor COUSIN. 1842.
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avait fait, au seizième et au dix-septième siècle, pour les grands écrivains de la Grèce et de Rome.
Ce que Victor Cousin disait, en 1842, de Pascal et de Corneille, de Bossuet et de Racine, on le peut dire aujourd'hui de deux au moins des écrivains qui ont inauguré la littérature du dix-neuvième siècle : Joseph de Maistre et Chateaubriand sont aujourd'hui pour nous des anciens. Le moment est venu de donner une édition définitive de leurs ouvrages. La correspondance de Joseph de Maistre, en particulier, est un chef-d'œuvre appelé à prendre place à côté,-non audessous, — des Lettres de Mme de Sévigné. Il est donc essentiel qu'elle soit accompagnée de notes, courtes sans doute, très sommaires, qui, sans cesser d'être subordonnées au texte et sans prétendre à l'envahir, l'éclairent, le complètent et le rectifient, là où il est besoin. Quelques lignes doivent faire connaître au lecteur les correspondants auxquels les lettres sont adressées. Tous les noms qui s'y rencontrent doivent être l'objet d'une notice aussi brève que possible, mais suffisante cependant pour que nous sachions bien à qui nous avons affaire.
A ce point de vue, l'édition deMM.Vitte et Perrussel l'emporte assurément sur celles qui ont précédé.
Mais elle est encore loin de répondre aux légitimes désirs des admirateurs de Joseph de Maistre. Je suis convaincu que les éditeurs tiendront à honneur de compléter leur œuvre. Les notes qui vont suivre pourront peut-être leur fournir à cet effet quelques indications utiles.
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II
Dans un de ses premiers écrits, la Quatrième Lettre d'un Royaliste savoisien à ses compatriotes (3 juillet 1793), Joseph de Maistre se moque des raisonnements de certains de ses compatriotes sur les assignats : « Lorsque je lis des raisonnements de cette force, ditil, je suis tenté de pardonner à Juvénal d'avoir dit en parlant d'un sot de son temps : Ciceronem Allobrogam dicit (1), et à Thomas Corneille d'avoir dit dans une comédie en parlant d'un autre sot : Il est pis qiCAllobroge. » Comme il est arrivé plus d'une fois à Joseph de Maistre d'être prophètc - dans son pays, - j'ai été tenté, en relisant ce passage, de me demander si par hasard il n'aurait pas été écrit pour annoncer soixantedix ans d'avance certain article du Genevois Scherer, que j'ai déjà eu occasion de signaler et où il est dit que « le comte de Maistre n'a pas de science et qu'on ferait une longue liste de ses bévues » (2). N'en déplaise à l'auteur des Mélanges de critique religieuse, la science de Joseph de Maistre égalait son génie; son érudition est aussi prodigieuse que son talent d'écrivain.
Sainte-Beuve, qui était un autre critique que M. Scberer, et qui, lui, n'était pas un Allobroge, bien qu'il ait professé pendant quelque temps à Lausanne,
(1) Satire VII. Juvénal parlait d'un certain Rufus qui avait traité Cicéron d'Allobroge, — synonyme ici de Béotien
(2) Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond SCHERER. 1860.
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nous montre Joseph de Maistre, dans l'un des meilleurs chapitres de ses Portraits littéraires, réservant à l'étude, dès sa jeunesse, les moindres parcelles de son temps, avec une économie austère et invariable.
« Il ne se déplaçait jamais sans motif : de toute sa vie, il ne lui est arrivé d'aller à la promenade. Hélas! combien différent de tant d'esprits de nos jours qui n'ont jamais fait autre chose dans leur vie qu'aller à la promenade soir et matin ! — Il est vrai qu'il poussait cela un peu loin ; l'avouerai-je? il répondait un jour en riant à quelques personnes qui l'engageaient à venir avec elles jouir d'un soleil de printemps : « Le soleil ! je puis m'en faire un dans ma chambre avec un châssis huilé et une chandelle derrière » (i).
Il travaillait régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d'un travail que par l'autre. Durant son séjour à Pétersbourg, qui dura quatorze années, ses fonctions diplomatiques ne lui prenant que peu de temps, il ne quittait plus l'étude. Il avait une table ou un fauteuil tournant : on lui servait à dîner sans que souvent il lâchât le livre; puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et continuait le travail à peine interrompu (2). « Je m'étourdis avec l'étude, écrivaitil le 24 décembre i8o5, comme les Levantins avec l'opium » (3).
On comprend qu'il y ait peu d'inexactitudes à signaler dans les lettres d'un semblable travailleur. Je n'y
(1) SAINTE-BEUVE, Portraits littéraires, tome II, p. 386.
(2) ID, Ibid.
(3) Lettre à M. le comte de Front, tome I, page 504.
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trouve guère à relever, pour ma part, qu'une ou deux petites erreurs.
Dans un grave et très éloquent Mémoire à consulter sur l'état présent de l'Europe, avec quelques réflexions particulières sur l'Italie (janvier 1804), Joseph de Maistre écrit ce qui suit : « En 1677, l'Académie française proposa pour le sujet du prix ordinaire, l'Education de Mgr le Dauphill: le célèbre Fontenelle remporta le prix par une pièce de vers dont les quatre premiers méritent d'être cités. Ce sera la première fois, peut-être, que des vers auront trouvé place naturellement dans un morceau politique : France, de ton pouvoir contemple l'étendue ; Vois de tes ennemis l'union confondue.
Ils n'ont fait, après tout, par leurs vains attentats, Que te fournir le droit de dompter leurs Etats (1).
Fontenelle a concouru trois fois à l'Académie pour le prix de poésie; en 1675 (il n'avait que dix-huit ans); en 1677 et en 1687. Aucune de ses pièces ne fut couronnée. Les deux prix de 1675 et de 1677 furent remportés par Bernard de la Monnoye, qui a dû à ses pièces académiques et à ses nombreuses traductions d'être nommé académicien, et qui devra d'être immortel à ses Noëls bourguignons et à sa chanson Sur le fameux la Palisse. En 1687, où le sujet proposé était le Soin que le Roi prend de l'Education de la noblesse dans ses places et dans Saint-Cyr, Fontenelle (il
(1) Correspondance de J. de Maistre, tomel, p. 127.
t
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avait alors trente ans), dut céder la palme à Mlle des Houlières, fille de l'auteur des Idylles, qui signa son ode : Mlle des HOlllières, fille de l'illustre Mme des Houlières (i).
Parlant, dans une de ses lettres au roi VictorEmmanuel, de l'incomparable puissance qu'exerce une assemblée en délire sur les têtes les plus saines, Joseph de Maistre ajoute : « Il s'agissait de bien moins au fameux serment du Jeu de Paume ; et cependant tout le monde plia, clergé, noblesse, tiers état, militaires, magistrats, excepté un seul homme du tiers état (Guilhermy) qui osa monter sur une chaise et crier de toutes ses forces : Non, non, nous sommes perdus! L'histoire se rappellera ce nom » (2).
Ce n'est pas M. de Guilhermy qui, dans la trop fameuse séance du 20 juin 1789, refusa de souscrire au serment du Jeu de Paume : c'est son collègue, Martin d'Auch, comme lui député du bailliage de Castelnaudary. Revenant sur cet épisode, au mois de juillet 1790, M. de Guilhermy, dans une lettre à ses commettants, s'exprimait ainsi : J'oubliai un instant mes principes ; je n'eus pas le courage de passer pour lâche aux yeux de quelques personnes égarées. Je ne sus pas me contenter du témoignage de ma conscience, qui me commandait de refuser ce serment; ou plutôt, j'ose le dire, je n'y attachai pas toute l'importance qu'il méritait. J'avais un
(1) Les Poètes lauréats de P Académie française, par Edmond BIRÉ et Emile GRIMAUD. Retaux-Bray, éditeur, 82, rue Bonaparte.
(2) Correspondance, tome IV, page 25.
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grand et magnifique exemple à côté de moi, et je ne le suivis point!.
Mon erreur, ma faute ou ma légèreté furent bientôt réparées.
Vous savez comment, dans ce temps-là même, et au travers des injustes clameurs qui s'élevaient de parmi vous contre mon collègue, j'osai m'expliquer à son sujet; comment j'exaltai sa démarche, en m'accusant moi-même (i).
S'il convient de rendre au courageux Martin d'Auch la gloire qui lui appartient, il faut reconnaître, à la décharge de Joseph de Maistre, qu'il se trompait ici avec toute l'Europe. M. de Guilhermy avait déployé, pendant toute la durée de l'Assemblée constituante, une telle vaillance; il avait tellement multiplié les actes de dévouement et de fidélité au roi que tous, amis et ennemis, lui avaient attribué l'acte de fermeté de son collègue de députation.
Deux ans presque jour pour jour après le serment du Jeu de Paume, le 25 juin 1791, Louis XVI captif était ramené de Varennes. La voiture où se trouvaient le roi, la reine, le dauphin et madame Royale, traversait au pas la grande allée du jardin des Tuileries. Un silence tragique régnait dans les rangs de la foule; toutes les têtes restaient couvertes. Cependant un ;:, chapeau s'est levé : c'est M. de Guilhermy qui salue son maître. Il est aussitôt entouré, menacé, sommé {', de se couvrir. Pour toute réponse, il lance au loin son chapeau en s'écriant : « Me le rapporte qui l'ose ! »
*«.. (1) Papiers d'un émigré (1789-1829); lettres et notes extraites du l portefeuille du baron de Guilhermy, mises en ordre par le colonel de * GUILHERMY. - E. Pion, Nourrit et Ci., éditeurs. 1886.
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Déjà ses vêtements sont en lambeaux, cent bras sont levés sur lui. Des amis, des députés l'arrachent à grand'peine aux fureurs de la foule. « Tous les canons de Paris, disait-il plus tard, eussent été pointés sur moi, qu'on ne m'eût pas fait mettre mon chapeau ; et à moins de le clouer sur ma tête, il n'y eût pas tenu » (i). Joseph de Maistre avait raison, l'histoire retiendra le nom de Guilhermy.
III
Lorsqu'on écrit à un ami, écrivain et destinataire se comprennent à demi-mot. Il n'en va plus de même lorsque le public est appelé à lire les lettres. Des explications, des notes sont alors nécessaires, sous peine de condamner le lecteur à jouer le rôle de ce personnage — sacrifié — qui est bien admis dans un salon, mais devant qui les initiés parlent sans cesse de gens qu'il ne connaît pas, en ayant bien soin de ne jamais les désigner que par leur petit nom.
Dans ses lettres de Saint-Pétersbourg de 1804 et des années suivantes, Joseph de Maistre parle sans cesse de M. le Duc, de son amitié, des services qu'il en reçoit. Plus d'un lecteur sans doute sera curieux de savoir le nom de ce galant homme, dont de Maistre eut tant à se louer. On ne nous le dit pas. Il s'agit de
(1) Op. cit., page 26.
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M. le duc Serra Capriola, ambassadeur du roi de Naples à la cour de Russie, qui devint sous la Restauration ambassadeur à Paris, et qui était, comme le comte de Maistre lui-même, ami des Bourbons et Français de cœur.
Plusieurs des lettres du tome IV sont adressées à S, Exc. M. le chancelier de l'empire. Pourquoi ne pas nous apprendre qu'il s'agit du comte Nicolas Roumantzof, qui fut successivement, sous Alexandre Ier, chambellan, sénateur, ministre du commerce et des affaires étrangères ?
Les nombreuses lettres écrites par Joseph de Maistre à l'amiral Thitchagof sont parmi les plus belles- de la correspondance. Au mois de décembre 1814, l'amiral est en Angleterre; inconsolable de la perte de sa femme, il cache sa retraite à ses meilleurs amis. De Maistre lui écrit :
Qu'est-ce donc que vous faites, mon très cher amiral? Qu'estce que vous devenez? et que projetez-vous? Tout ce qui vous aime ici ou tout ce qui vous connaît (j'emploie volontiers les synonymes), attendait de vous quelque signe de vie; mais ceci passe mesure. Je romps le silence, et je suis convenu avec Mme de Swetchine, la meilleure des amies, que je vous gronderai pour elle et pour moi. Ce qu'il y a de bien singulier, c'est que votre excellent frère, soit ignorance réelle ou discrétion, prétend n'en savoir pas plus que nous sur tout ce qui nous intéressait à votre sujet. Cependant, j'ai peine à croire que nous vous ayons perdu pour toujours. Il n'y a rien que je conçoive mieux que le charme du désespoir. C'est ce qui vous retient en Angleterre; mille souvenirs tendres et déchirants, vous attachent à cette terre, où votre bonheur naquit pour durer si peu.
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Moi qui ne suis qu'un ami, je suis cependant visité par l'ombre de votre chère Elisabeth. Elle m'apparaît toujours entre vous et moi; je crois la voir, l'entendre, et lui tenir quelquesuns de ces discours dont elle avait la bonté d'écrire de temps en temps quelques mots dans ce journal que vous feuilletez le jour, et qui vous garde la nuit. Combien ce même souvenir doit être horriblement doux pour l'époux qui l'a perdue, qui se promène sur cette même terre où son cœur rencontra le sien, où il entendit pour la première fois ce oui sérieux, dont le suivant n'est qu'une répétition légalisée, et que l'homme le plus heureux n'entend qu'une fois dans sa vie 1 Je voudrais que les objets qui vous environnent, et qui ne vous parlent que de votre perte, vous apprissent à pleurer; vous auriez fait un grand pas vers la consolation, je veux dire vers la douleur sage.
Dieu vous a frappé, mon cher ami, très justement comme juge, et très amoureusement comme père; il vous a dit : C'est moi !
Répondez-lui : Je vous connais, et venez pleurer avec nous, quand vous aurez assez pleuré ailleurs. (i).
Est-ce qu'ici encore une petite note ne serait pas utile ? L'amiral Paul Thitchagof avait épousé la fille d'un amiral anglais, miss Elisabeth Proby. Sa perte le plongea dans une douleur inconsolable, et il ne tarda pas à aller fixer son existence en Angleterre, auprès de la famille de sa femme. Il mourut à Paris, au mois de septembre 1849, âgé de quatre-vingt-deux ans.
Joseph de Maistre a eu quatre frères et cinq sœurs.
Trois de ses frères, Nicolas, Xavier et Victor, ont suivi la carrière des armes; le quatrième, André, entra dans les ordres et devint évêque d'Aoste. Sur chacun d'eux, sur chacune de ses sœurs, à mesure
li) Tome IV, page 489.
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que leur nom apparaît dans la Correspondance, le lecteur désirerait trouver quelques renseignements.
De même, pourquoi ne nous dit-on pas ce que sont devenues ses deux filles, Adèle et Constance, à qui il écrivait de Saint-Pétersbourg de si admirables lettres?
La plus jeune, Constance, a épousé le duc de LavalMontmorency. Voici en quels termes Lamartine en parle dans ses Confidences :
La plus jeune des filles du comte de Maistre, qui n'avait alors que dix-sept ou dix-huit ans, portait sur son front, dans ses yeux, sur ses lèvres, les rayons du génie de son père. Elle copiait les écrits de son père; elle écrivait, dit-on, elle-même des pages que sa modestie seule empêchait d'éclater d'un rayon naturel à sa maison. L'inspiration religieuse et politique dont elle était involontairement saisie la soulevait par moment du banc où elle était assise près de nous. Elle marchait en parlant, sans s'apercevoir qu'elle marchait. Ses pieds semblaient ne pas toucher la terre, comme ceux des fantômes ou des sibylles qui sortent du sol enchanté. Elle avait des pages de paroles, alors emportées par le vent, qui auraient été dignes des premiers penseurs et des premiers écrivains du siècle. Nous pâlissions en l'écoutant. Le nom de son père a lui sur elle depuis. La fortune inattendue est venue la chercher dans sa modeste obscurité. Je ne sais ce qu'elle aura fait de son génie, arme pour un homme, fardeau pour une femme. Je crois qu'elle l'aura changé en vertus comme ses richesses en bienfaits (i).
Il arrive souvent à Joseph de Maistre de faire allusion à un^livre qui vient de paraître ; il ne nomme ni l'ouvrage ni l'auteur, que son correspondant connaît parfaitement, mais que nous, ses lecteurs d'aujour-
(i) LAMARTINE, les Confidences, livre XII*.
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d'hui, nous pouvons très bien ignorer. Donc, ici encore, des notes sont nécessaires.
Il écrit, le 5 avril 1807, au chevalier de Rossi : « Il a paru une histoire fort bien faite de la guerre de la Vendée, dont le comte de Blacas possédait ici un exemplaire tout apostillé de sa main. Il l'a prêté au prince Czartoryski. Le livre et peut-être plus encore les notes ont fait une impression infinie sur l'esprit du ministre. Il en est venu au point de donner un mémoire au maître sur ce point important, et lui et son parti ne pensent plus qu'à une descente dans la Vendée » (1). Il s'agit ici du livre d'Alphonse de Beauchamp, qui fut en effet, pour la France et pour l'Europe, une véritable révélation; il avait paru l'année précédente, en 1806, sous ce titre : Histoire de la guerre de la Vendée et des Chouans.
IV
La politique, l'histoire, ou encore l'ineffable diplomatie, comme il l'appelle, sont loin d'absorber tout entier le comte de Maistre. Le 3o mars i8o5, il écrit à Mme la baronne de Pont, à propos d'un roman qui vient de paraître à Paris : Savez-vous bien, madame la baronne, que les Anglais me semblent avoir attaqué ce livre avec beaucoup d'avantages du côté de la morale? J'ai lu dans leurs journaux qu'à tout prendre
(1) Correspondance, tome II, page 371.
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La Duchesse de la Vallière est un livre dangereux; qu'il embellit le vice ; qu'il encourage les penchants désordonnés d'une jeune personne en lui montrant de loin le repentir et la pénitence, espèce de port à la vérité très sûr et très respectable, mais où tous les naufragés n'arrivent pas à beaucoup près ; que la maîtresse d'un roi marié est une coquine, comme celle d'un laquais, etc., etc. En vérité, ce n'est pas tant mal dit. Je ne sais que vous dire, au reste, de l'inconcevable auteur du livre. Comment peut-on toujours bien dire et toujours mal faire ? Je la méprise plus que si elle affichait la perversité. On m'a assuré ici, très distinctement, qu'elle s'était parfaitement convertie. Ainsi soit-il; mais j'en doute extrêmement (i).
L'inconcevable auteur dont parle ici Joseph de Maistre n'est autre que Mme de Genlis, qui avait publié, quelques mois auparavant, La Duchesse de la Vallière, « nouvelle historique ».
De Mme de Genlis à M. de Talleyrand la transition est facile, trop facile même, s'il faut en croire les mémoires du temps. Ecrivant, le 10 décembre 1816, au comte de Vallaise, ministre des affaires étrangères du roi de Sardaigne, Joseph de Maistre lui disait :
M. de Talleyrand a fait écrire sous ses yeux par un homme de confiance, et même a composé en grande partie un ouvrage anonyme intitulé De l'état de la France à la fin de l'an VIII (1800), etc. A la page 3n et suivantes, il fait une longue et honorable mention de moi, mais sans me nommer; il dit à la page 312 : Les factions profitèrent peu des salutaires leçons qui leur étaient données; mais l'opinion publique s'éclaira, etc.
Mille grâces, mon prince! Mais je ne croyais pas avoir l'honneur d'être connu de vous, et Votre Altesse n'est guère de mes couleurs, malgré toutes ses politeses. — Jamais je n'avais eu connaissance de ce livre. (2).
(1) Correspondance, tome I, page 362.
(2) Ibid., tome V, page 464.
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L'ouvrage dont parle de Maistre, et dont il n'eut connaissance que seize ans après sa publication, avait pour auteur le comte d'Hauterive, chef de division aux affaires étrangères, et l'un des plus célèbres politiques consultants de notre siècle; il n'a pas rédigé pour la France moins de soixante-deux traités politiques et commerciaux. Il a été le collaborateur le plus habile de Talleyrand, qui se servait volontiers de sa plume, écrivant lui-même le moins possible et se contentant de mettre la virgule (1).
Avec Mme Swetchine, nous sommes à cent lieues de Mmede Genlis et de Talleyrand. Joseph de Maistre lui écrit, le 12 août 1815 :
Philarète a dit cent pauvretés ; ce n'est pas ce qu'on attendait, et ce n'est pas, en particulier, ce qu'attendait l'aimable dame à qui j'écris; mais il ne faut pas en vouloir au bon archimandrite : quand il serait le premier homme de l'univers, il aurait pu mieux écrire, mais jamais mieux raisonner. On dirait de lui : Vainqueur par son talent, vaincu par son sujet; il serait dr6le vraiment qu'on pût dire la vérité contre la vérité (2).
Quel est ce Philarète dont parle de Maistre ? Plus d'un lecteur sera sans doute fort empêché de le dire, et je ne le serais pas moins, je l'avoue, si je n'avais trouvé par hasard, dans un coin de ma bibliothèque, trois volumes, admirablement imprimés du reste, et intitulés : Choix de Sermons et Discours par S. Em.
Mgr PHILARÈTE, membre du Très Saint Synode de
(1) Histoire de la vie et des travaux politiques du comte d'Hauterive,par M. ARTAUD DE MONTOR. Paris, 1839.
(2) Correspondance, tome V, page 123.
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Russie, métropolite de Moscou, traduits du russe sur la seconde édition, par A. SERPINET (1).
Orateur éloquent et l'un des écrivains les plus originaux de la Russie, Mgr Philarète, de son nom de famille Basile Droqdojf, métropolite de Moscou, saint archimandrite de la Laure de Saint-Serge de la Trinité, membre du Très Saint Synode de Russie et de l'académie des sciences, est né en 1784 à Colomna, ville du gouvernement de Moscou. Entré en religion en 1808, il fut promu, en 1811, au titre d'archimandrite, et nommé en 1812 recteur de l'Académie de Saint-Pétersbourg. Il publia, cette même année, un Examen des causes morales des succès surprenants des Russes dans la guerre de 1812. Après avoir fait paraître, en 1814, un Essai de Commentaire sur le Psaume LXVII, il donna, en 1815, ses Entretiens entre un sceptique et un croyant sur l'Eglise grécorusse orthodoxe. En 1816, parurent son Esquisse de l'histoire ecclésiastico-biblique, et ses Notes sur le livre de la Genèse. L'empereur Alexandre confirma, en 1817, son élection à la dignité d'archevêque de Rével,Vicaire de Saint-Pétersbourg. Nommé, en 1819, archevêque de Tver et membre du Très Saint-Synode, transféré à Iaroslave en 1820, et en 1821 à Moscou, il fut élevé à la dignité de Métropolite en 1826, à l'occasion du couronnement de l'empereur Nicolas. Trois recueils de ses Sermons et discours ont paru successivement
(1) Trois volumes grand in-8, ornés d'un portrait. Paris, E. Dentu, éditeur, 1866.- Publié aux frais de M. A. I. Lobkoff, avec le concours de M. A. Z. Egoroff.
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en 1844, 1848 et 1861. Les « Entretiens entre un sceptique et un croyant » — celui de ses ouvrages auquel se rapporte la lettre de Joseph de Maistre à Mme Swetchine — ont été traduits en français, sous le titre d'Entretiens d'un sceptique et d'un croyant sur l'orthodoxie de VEglise orientale, par l'archiprêtre Soudakoft (1).
V
Si une note sur le « bon archimandrite » n'eût pas été de trop, j'estime également qu'il ne serait pas superflu d'en placer une autre au bas de la page où Joseph de Maistre s'amuse à mettre en regard l'un de l'autre « le cardinal Bayaune et le cardinal de Richelieu ». Et d'abord, il n'y a pas de cardinal Bayaune, c'est Bayane qu'il faut lire. AlphonseHubert de Lattier, duc de Bayane (1739-1818), avait été élevé à la dignité de cardinal le 9 août 1802. Napoléon le fit comte et grand-officier de la Légion d'honneur en 1806, sénateur en 1813. Pendant les Cent-Jours, il fut l'un des assistants à la messe célébrée au Champ de Mai par l'archevêque de Tours, Mgr de Barrai.
Napoléon l'avait fait comte et sénateur; Louis XVIII le fit pair de France et duc de Bayane.
(1) Voy. sur Mgr Philarète la Chrestomathie russe complète, de A. GALAKHOFF, 3" édit., 1849 ; - et Dictionnaire encyclopédique, èdit.
de Kaaye, 1848, tome XI.
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Russie, métropolite de Moscou, traduits du russe sur la seconde édition, par A. SERPINET (1).
Orateur éloquent et l'un des écrivains les plus originaux de la Russie, Mgr Philarète, de son nom de famille Basile Dro^dojf, métropolite de Moscou, saint archimandrite de la Laure de Saint-Serge de la Trinité, membre du Très Saint Synode de Russie et de l'académie des sciences, est né en 1784 à Colomna, ville du gouvernement de Moscou. Entré en religion en 1808, il fut promu, en 1811, au titre d'archimandrite, et nommé en 1812 recteur de l'Académie de Saint-Pétersbourg. Il publia, cette même année, un Examen des causes morales des succès surprenants des Russes dans la guerre de 1812. Après avoir fait paraître, en 1814, un Essai de Commentaire sur le Psaume LXVII, il donna, en 1815, ses Entretiens entre un sceptique et un cp- o entre un sceptique et un croyant sur l'Eglise grécorusse orthodoxe. En 1816, parurent son Esquisse de l'histoire ecclésiastico-biblique, et ses Notes sur le livre de la Genèse. L'empereur Alexandre confirma, en 1817, son élection à la dignité d'archevêque de Rével,Vicaire de Saint-Pétersbourg. Nommé, en 1819, archevêque de Tver et membre du Très Saint-Synode, transféré à laroslave en 1820, et en 1821 à Moscou, il fut élevé à la dignité de Métropolite en 1826, à l'occasion du couronnement de l'empereur Nicolas. Trois recueils de ses Sermons et discours ont paru successivement
(1) Trois volumes grand in-8, ornés d'un portrait. Paris, E. Dentu, éditeur, 1 866.-Publié aux frais de M. A. I. Lobkoff, avec le concours de M. A. Z. Egoroff.
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Comme celui du cardinal de Bayane, d'autres noms propres sont mal orthographiés. Les éditeurs me sauront gré, j'en suis sûr, de leur en signaler quelquesuns, en vue des éditions nouvelles.
On a imprimé à tort Alquiers, pour Alquier, membre de la Convention, puis baron de l'Empire, successivement ambassadeur à Madrid, à Rome, à Naples, à Stockholm et à Copenhague; — d'Arberg, pour Dalberg (Emmeric, duc de), membre du gouvernement provisoire en 1814, pair de France et ambassadeur à Turin sous la Restauration; — Mme du Bocage, pour Mme du Boccage, femme poète, auteur de la Colombiade et d'une imitation en vers du Paradis Pe,.du;Davoustt au lieu de Davout, maréchal de France, duc d'Aüerstaedt et prince d'Eckmûlh ; — de Jallcourt, au lieu de Jaucourt, député à l'assemblée législative, président du Tribunat, sénateur, membre du gouvernement provisoire (1814), pair de France et ministre de la marine; — la Forêt, au lieu de La Forest, conseiller d'Etat et ambassadeur; - Le Normand, au lieu de Le Normant fils, imprimeur, rue de Seine, n° 8 ; — le comte d'O'Mahoni, pour le comte O'Mahony, l'un des principaux écrivains du Conservateur; — Partonneau, pour Partouneaux, l'un des plus brillants généraux de la grande armée, fait prisonnier à Borizow, avec les débris de sa division, le 28 novembre 1812; - Regnier, pour Reynier, un des meilleurs lieutenants de Napoléon, chargé, dans la campagne de Russie, du commandement du 7e corps sous les ordres du prince de Schwarzenberg, fait prisonnier à
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Leipsick, le 19 octobre 1813, mort, le 27 février 1815, à quarante-quatre ans ; — Pothier, au lieu de Potier, le célèbre comédien, que de Maistre avait applaudi aux Variétés en 1817, et qu'il ne faut pas confondre avec le grand jurisconsulte Pothier (1699-1772).
De même, parmi les noms étrangers, un certain nombre ont besoin d'être rectifiés. On a imprimé : Burk, au lieu de Burke, le grand orateur et le grand écrivain anglais ; — lord Castelreagh, pour lord Castlereagh; — lord Calchart, pour lord Cathcart; — milord Lattderdale, pour Lauderdale;—Arthur Pajet, pour sir Arthur Paget ; — prince d'Auesperg, pour Auersperg ; - comte de Schullembourg, ministre prussien, au lieu de Schulenburg; — maréchal Mollendorff, au lieu de Mœllendorf; — général Lestock, au lieu de L'Estocq ; — Gneisneau, pour Gneisenau, chef d'état-major général de Bliicher ; — Prulh et ailleurs Phoult, au lieu de Phull, général prussien, auteur du plan de campagne adopté par les Russes en 1812, et consistant à se retirer devant les Français, en détruisant toutes les ressources du pays, à se réfugier ensuite dans un camp inexpugnable, à y attendre l'épuisement de l'ennemi, pour enfin revenir sur lui, l'assaillir et l'accabler; — le libraire Palme, au lieu de Jean-Philippe Palm, fusillé à Braunau le 26 août 1806, par ordre de Napoléon, pour avoir répandu une brochure, de Gentz, intitulée : Le profond abaissement de l'Allemagne.
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VI
L'espace va me faire défaut. Je ne voudrais cependant pas finir sans fournir quelques éclaircissements sur les dernières lettres de de Maistre.
Il écrit de Turin, le 15 novembre 1819, à son ami, M. de Bonald : « Je suis ravi d'être aujourd'hui en conversation avec vous dans le Conservateur. Je suis devenu, l'autre jour, rouge comme une petite fille, lorsque j'ai lu le très honorable article qui me regardait, mais, comme une petite fille aussi, tout en disant: Ah! monsieur, vous badine, ! je n'ai pas laissé que d'être très content de votre courtoisie, qui a fait grand effet ici. »
Le « très honorable article » qui faisait rougir comme une petite fille le grand écrivain, avait paru dans le Conservateur d'octobre 1819. C'est un morceau d'une élévation singulière et d'une rare éloquence, auquel M. de Bonald avait donné pour titre : Sur les circonstances présentes, et qui, après plus d'un demi-siècle, n'a presque rien perdu. de son actualité. L'auteur de la Législation primitive y invoquait, à deux reprises, l'autorité de Joseph de Maistre. Il le montrait, dans une très belle page, à la tête de ceux qui combattent « pour les institutions naturelles contre les institutions factices ». Et un peu plus loin, il écrivait ces lignes : « Le déisme, qui, selon Bossuet, n'est qu'un athéisme déguisé, le déisme se glisse dans la religion comme
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dans la politique : on veut un Dieu sans providence, il faut des rois sans action. La noblesse, véritable sacerdoce de la royauté, est proscrite comme le sacerdoce de la Divinité ; le déisme s'empreint jusque sur nos monnaies, et, à la place de la devise chrétienne : Christus regllat, vincit, imperat, on lit l'exergue métaphysique et orgueilleux : « Dieu protège la France. » Cette observation, ajoutait Bonald, est de M. le comte de Maistre (i).
La lettre du 15 novembre 1819 se terminait ainsi: « Je viens de lire dans le moment un admirable morceau de l'un de vos collaborateurs (M. le comte O'Mahony), sur le tableau de Pygmalion. J'étais tenté de faire le voyage de Paris, pour voir ce chef-d'œuvre ; maintenant, je m'en dispense, grâce à M. le comte O'Mahony, qui me traite comme le roi de France : il a porté le tableau chez moi » (2).
Le tableau de Pygmalion et Galatée par Girodet, avait en ce moment les honneurs de l'exposition de peinture ; le comte O'Mahony rendait compte du Salon dans le Conservateur ; il avait consacré à l'œuvre de Girodet un article qui est, en effet, des plus remarquables (3).
Je trouve, dans une lettre de de Maistre à l'abbé de la Mennais, en date du 6 septembre 1820, les lignes suivantes : « Il ne me reste qu'à m'acquitter à votre égard d'un
(1) Le Conservateur, tome V, page 166.
(2) Correspondance, tome VI, page ig3, ,
(3) Le Conservateur, tome V, pages 272 et suivantes.
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devoir bien précieux pour moi : celui de vous remercier des beaux et intéressants articles que vous avez bien voulu me consacrer dans le Défenseur. J'en ai lu trois, et je ne sais si j'ai le dernier. Je souhaiterais, mais bien en vain, qu'ils fussent aussi dignes de moi qu'ils sont dignes de vous » (i).
Le Conservateur, fondé par Chateaubriand au mois d'octobre 1818, après avoir jeté pendant près de deux ans un éclat qu'aucune autre feuille n'a égalé depuis, avait suspendu sa publication le 3o mars 1 820, à la suite du rétablissement de la censure. Il avait été remplacé par le Défenseur, qui s'occupait plus spécialement des questions religieuses et dont les rédacteurs principaux étaient, avec l'abbé de la Mennais,le vicomte de Bonald, le cardinal de la Luzerne, Eugène Genouder O'Mahony, Saint-Prosper, Charles Nodier, Louis de Vignet, neveu de Joseph de Maistre, M. de SaintVictor, père de notre contemporain, l'auteur de Barbares et Bandits et des Deux Masques, Henri de Bonald, fils de l'auteur de la Législation primitive et frère de Maurice de Bonald, le futur archevêque de Lyon.
Les articles de la Mennais dont parle Joseph de Maistre étaient consacrés à son livre Du Pape; on les trouve au tome III du Défenseur.
Plusieurs extraits des Soirées de Saint-Pétersbourg parurent dans le Défenseur, et c'est un de ses rédacteurs, M. de Saint-Victor, qui eut l'honneur d'intro-
(1) Correspondance, tome VI, page 237.
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duire près des lecteurs le chef-d'œuvre de de Maistre.
La Préface de la première édition est signée de lui, et sans vouloir diminuer le très rare talent de l'écrivain des Deux Masques, je crois pouvoir dire que le nom de Saint-Victor devra surtout de ne pas périr au voisinage du nom de Joseph de Maistre.
La dernière lettre de la correspondance porte la date du 21 février 1821 ; elle est adressée au marquis d'Azeglio. Cinq jours après, le 26 février, à onze heures dix minutes du matin, le comte Joseph de Maistre rendait son âme à Dieu. Dans l'article nécrologique que lui consacra M. de Saint-Victor, on lisait ces lignes: « Un digne neveu (1) de cet homme. à
jamais célèbre, digne également de lui et par la noblesse de son caractère et par un talent qui donne aux lettres et à la religion les plus brillantes espérances, sera l'historien de sa vie et l'interprète des sentiments de tous ceux que M. le comte de Maistre a aimés et estimés » (2).
Louis de Vignet est mort sans avoir réalisé la promesse que M. de Saint-Victor faisait en son nom. Nul plus que lui pourtant n'était en état d'écrire cette grande vie. Lamartine, qui avait été son camarade de collège, a dit de lui dans ses Confidences: Aucun des hommes que j'ai connus n'avait reçu de la nature de si puissantes facultés. Son esprit était un instrument aiguisé et fort, dont sa volonté se servait à tout sans que rien résistât.
(1) M. Louis DE VIGNET.
(2) Le Défenseur, tome IV, page 399.
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Il avait le don naturel du style, comme si sa plume eût suivi le calque des plus grands écrivains. Il était naturellement antique dans le discours, harmonieux et sensible dans les vers, philosophe hardi et dominateur avant l'âge de la pensée.
Nous pâlissions tous devant lui dans nos compositions. Je sentais plus que personne sa supériorité d'âge, de travail et de talent (1).
A défaut de Louis de Vignet, ne se trouvera-t-il pas un autre historien pour écrire la vie du comte de Maistre? M. le marquis Costa de Beauregard, à qui nous devons ce beau livre, Un homme d'autrefois (2), ne voudra-t-il pas, pendant qu'il en est temps encore, recueillir tous les souvenirs, toutes les traditions, tous les documents qui se rattachent à son illustre compatriote ? L'un des premiers écrits de de Maistre est le Discours à madame la marquise de Costa sur la mort de son fils. Que le marquis Costa de Beauregard acquitte aujourd'hui la dette des siens—et en même temps la dette de la Savoie et de la France — en élevant au grand écrivain, au grand homme de bien qui fut Joseph de Maistre un monument digne de lui !
(1) Les Confidences, livre XIID, page 322.
.r (2) Un volume in-18, Pion et - Cie, éditeurs. Le marquis Henri Costa, le héros du livre, était lié de la plus étroite amitié avec Joseph de Maistre.
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L'ACADÉMIE FRANCAISE ET LE BARREAU
M. EDMOND ROUSSE o
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E 29 janvier i635, l'Académie française reçut les lettres-patentes de sa fondation.
1 Moins de trois ans après, le 23 septem-
bre 1637, elle élisait un avocat, Perrot d'Ablancourt, dont les traductions, il est vrai, beaucoup plus que ses plaidoyers, avaient déterminé le choix de la Compagnie. Il n'en alla pas de même lorsque Patru fut nommé, le 3 septembre 1640. C'était bien l'avocat que l'Académie entendait appeler à elle ; elle le voulait récompenser du souci qu'il prenait de la langue, de l'élégance et de la correction avec lesquelles étaient
(1) Discours, plaidoyers et œuvres diverses de M. Edmond Rousse, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats, membre de l'Académie française, recueillis et publiés par Fernand WORMS, avocat à la cour
de Paris. — Deux volumes in-8, Larose et Forcel, éditeurs, rue Soufflot, 22.
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écrits ses plaidoyers. Chapelain, le remerciant de lui avoir envoyé le recueil de ses Œuvres, lui écrivait, le 22 février 1670 : « Combien ai-je pris de plaisir à y repasser quelques-uns de ces fameux plaidoyers dont feu M. Le Maître, notre commun ami, m'avait autrefois fait avoir copie lorsque vous étiez les deux lumières du barreau ! » Il semble d'ailleurs que les clients, les procureurs et les juges faisaient médiocrement cas des qualités académiques qui distinguaient ses discours ; car à peine gagnait-il de quoi vivre.
Boileau, qui était fort de ses amis, s'élève dans sa première satire contre cet antre de la chicane Où Patru gagne moins qu'Huot et Le Mazier.
On lit, dans les Mélanges d'histoire el de littérature de Vigneul-Marville : La meilleure partie de la vie de cet orateur s'est passée à cet exercice de revoir et de retoucher ses écrits. Il ne venait guère au Palais pour y plaider, ni pour y être consulté, sinon sur les difficultés du langage, par un certain nombre d'admirateurs qui se rangeaient à son pilier. De mon temps, il ne passait pas pour un grand jurisconsulte, ni pour un avocat utile ni aux autres ni à lui-même. Auzanetz, Défita, Petitpied, avec leur vieux style, remportaient tous les écus du Palais, pendant que Patru n'y gagnait pas de quoi avoir une bonne soupe (1).
Le jour de son entrée à l'Académie, Patru fit un si beau remerciement, qu'on obligea tous ceux qui furent reçus depuis à en faire autant. C'est donc au barreau
(1) VIGNEUL-MARVILLE, édition de 1702, tome II, p. 48.
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que l'Académie est redevable du premier discours de réception. Ses séances, d'ailleurs, n'étaient pas encore publiques. Elles le devinrent seulement en 1673 : le premier académicien qu'on reçut en public fut Fléchier, digne d'une telle inauguration.
Près d'un siècle et demi devait se passer avant que l'Académie renouât ses relations avec le barreau.
Après Patru, il faut descendre jusqu'en 1785, date de l'élection de Target, pour trouver un avocat bombardé académicien. Il est juste de dire que la faute en revient au barreau lui-même. En 1733, une place était vacante par suite de la mort de l'évêque de Langres, Mgr de Pardaillan du Gondrin. Me Le Normand, qui tenait alors le premier rang au palais, posa sa candidature. L'Académie allait le nommer tout d'une voix, quand tout manqua, ses confrères s'étant opposés à ce qu'il fît les visites réglementaires, qu'ils tenaientpour indignes de la dignité de l'ordre. L'avocat Mathieu Marais, dans une lettre au président Bouhier, donne sur cet épisode de curieux détails : A Paris, ce 8 décembre 1733.
Voici, monsieur, une histoire que M. l'abbé d'Olivet (i) m'a chargé de vous rapporter, je vous la rends telle qu'il me l'a dite. La place à l'Académie de M. de Langres étant vacante par sa mort, M. Normand, avocat, s'est proposé de l'avoir. Il en a écrit une lettre à Mgr l'évêque de Luçon (2) qui l'a montrée à l'Académie avant une séance, comme c'est l'usage de ne point
(1) Membre de l'Académie, auteur d'une Histoire de l'Académie française, faisant suite à celle de Pellisson. _-
(2) Michel-Roger-Celse de Bussy-RABUTIN, fils du comte de BussyRabutin, l'auteur des Lettres et des Mémoires,
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parler d'élection pendant la séance. L'Académie a applaudi à cette lettre. M.- Normand en a écrit une à M. le cardinal de Rohan sur le même sujet. Son Eminence l'a montrée à M. le cardinal Fleury. Applaudissements de toutes parts. L'Académie tenait cette affaire pour bâclée (c'est le terme dont M. l'abbé d'Olivet s'est servi), quand M. l'abbé Montgault dit un jour à l'Académie qu'il courait un bruit que M. Normand disait qu'il ne ferait pas les visites. Ce bruit parut suspect ; on dit qu'il s'en fallait informer ; information faite, ce passa pour vrai. M. Normand en écrivit encore à M. de Luçon et dit que ses confrères le trouveraient mauvais. Cela a amusé Paris pendant quelques jours. Enfin M. Dupré de Saint-Maur, auteur de la traduction de Milton, s'est présenté. Sur cela, l'Académie a pris son parti et a laissé M. Normand. Voilà, monsieur, mon mandement rempli. Je ne vous dirai pas tous les discours de Paris pour les avocats qu'on fait entrer dans cette affaire comme opposants aux visites et contre les avocats qu'on dit glorieux et incivils ; il me paraît à tout cela que notre ordre n'y a pas grand'part, et je n'ai garde de dire mon avis. On ne peut être testis in rem suam. Je croyais que les statuts portaient la nécessité de demander, et ce n'est qu'une tradition.
Quelque nom qu'on y donne, M. Pellisson, dans son histoire, a prédit qu'il en arriverait du mal, et le voilà arrivé.
Le président Bouhier s'empresse de répondre à son correspondant : Cet événement va exclure vos confrères à jamais d'être admis dans le Corps, quelque dignes qu'ils en puissent être, et cela est triste pour nous aussi bien que pour le public (J).
En 1784, MM. les avocats comprirent, un peu tard, qu'ils avaient fait une sottise. Ils autorisèrent un des leurs, Target, à faire les visites. Le fauteuil vacant était celui de Le Franc de Pompignan. L'abbé Maury fut élu, ce qui était justice, car il avait infiniment
(1) Chroniques des élections à l'Académie française, par Albert ROUXEL, p. 1 18.
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plus d'esprit et de talent que son concurrent. Une autre cause, d'ailleurs, avait contribué à l'échec de ce dernier. Si l'Académie était heureuse de voir que le barreau se rapprochait d'elle, il lui avait paru cependant que la désignation de Me Target était regrettable, alors que le Palais retentissait chaque jour des triomphes de Gerbier, le « Cicéron français ». —
« Je ne saurais ici, disait le cardinal Maury dans la séance du 6 mai 1807, quand, élu académicien pour la seconde fois, il vint prendre séance à la place de Target lui-même, je ne saurais dissimuler que l'opinion publique et la nôtre plaçaient M. Target à la suite, et même à une grande distance de l'avocat Gerbier, dont les étrangers ont admiré comme nous le talent oratoire dans ses plaidoiries, et plus éminemment dans ses répliques, où durant trente années d'épreuves et de succès il s'est montré tellement supérieur à tous ses collègues, qu'à cette époque de sa célébrité il était vraiment l'aigle du barreau. La nature l'avait doué d'une dialectique ferme et lumineuse, de l'art de répandre un grand intérêt dans les discussions juridiques, d'une rare présence d'esprit au milieu des mouvements de l'âme et des élans de l'imagination, enfin d'une action pleine de grâce et de dignité, et de tous les dons heureux qu'exige Cicéron, en se peignant lui-même à son insu, pour former l'orateur » (1). Gerbier était-il victime de sa supério-
(1) Recueil des discours, rapports et pièces diverses lus dans les séances publiques et particulières de l'Académie française (1803-1819), première partie, page 178.
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rité ? Les circonstances politiques seules écartaientelles de lui la faveur de son ordre ? Toujours est-il que les avocats persistèrent à lever, pour Target seul, la barrière qui les séparait de l'Académie. Ce dernier fut élu le 13 janvier 1785, en remplacement de l'abbé Arnaud. On sait qu'il déshonora la fin de sa carrière en refusant, lors du procès de Louis XVI, d'être l'un des conseils du roi. Ajoutons bien vite, à l'honneur de l'Académie et du barreau, que le jour où le captif • du Temple comparut devant la Convention, il avait à ses côtés les avocats Desèze et Tronchet et l'académicien Malesherbes.
II
Au XIXe siècle, les avocats pullulent dans toutes les assemblées. L'Académie, qui n'avait jusque-là pour eux qu'entre-bâillé sa porte, va maintenant la leur ouvrir plus facilement.
Le 23 mai 1816, elle élut M. Desèze en remplacement de Ducis. C'était bien l'avocat qu'elle choisissait.
— l'avocat de Louis XVI. En le recevant, le directeur de l'Académie, M. de Fontanes, lui disait : a L'éclat des lettres s'efface devant celui de la vertu.
Votre plus bel éloge est dans ce testament simple et sublime où, déjà détaché de la terre, et presque dans les cieux, Louis vous a légué ses bénédictions et sa reconnaissance. Plus auguste en ce moment que sur
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le trône même, il vous communiqua, de son lit de mort, je ne sais quoi de sacré. Votre souvenir, désormais, s'associera dans les siècles les plus reculés à celui du meilleur et du plus infortuné des rois » (i).
En 1817, l'Académie reçut encore un avocat; mais cette fois c'était une comédie. M. Roger, qui de bonne heure avait abandonné le barreau pour les lettres, était l'auteur de plusieurs pièces de théâtre, dont l'une, en particulier, l'Avocat, comédie en trois actes, en vers, représentée sur le Théâtre-Français le 12 mars 1 806, avait obtenu un succès éclatant. Le 28 août 1817, Roger fut appelé à remplacer M. Suard.
Quand le nouvel élu fut présenté au roi, Louis XVIII, dont la politesse égalait l'exactitude, lui adressa ces paroles : « Vous aviez, monsieur, un trop bon avocat, pour ne pas gagner votre cause (2).
La révolution de Juillet semblait avoir été faite surtout au profit des avocats. Le 21 juin I832, ayant à remplacer Cuvier, l'Académie fit choix de Me Dupin aîné « le Quintilien français » au dire du COllstitlltionnel. Telle n'était point précisément l'opinion d'un homme d'esprit et de goût, M. Doudan, qui écrivait à W. Schlegel, le lendemain de la réception de M. Dupin : « Avez-vous daigné jeter un coup d'œil sur l'éloge de M. Cuvier par cet académicien? Je ne doute pas que votre sentiment si délicat de la langue française n'en fût révolté. La pensée y est parfaite-
(1) Recueil des discours., page 614.
(2) Œuvres diverses, de M. ROGER, de l'Académie française, tome I, p. 293.
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ment au niveau de l'expression ; c'est une collection de quolibets. On y rencontre deux ou trois calembours, qui ne sont peut-être pas tout à fait neufs, mais qui sont encadrés là avec un rare bonheur.
L'Académie devait mieux à M. Cuvier qu'un pareil successeur » (i).
L'Académie avait un moyen de se faire pardonner le choix de Me Dupin : c'était d'élire Berryer, le premier avocat et le premier orateur politique de son temps. Il se présenta en 1839 ; mais à ce moment le Palais Mazarin entretenait avec les Tuileries des relations de bon voisinage. Les Quarante n'osèrent se risquer à nommer le chef de l'opposition légitimiste.
Il ne put obtenir que 11 voix, deux de plus que M. Casimir Bonjour. Berryer dit bonsoir à l'Académie et ne se présenta plus, du moins tant que vécut la monarchie de Juillet.
III
Après le 24 février 1848 et le 2 décembre 1851, les choses changent de face. De I852 à 1869, un petit vent d'opposition souffle sur l'Académie. Pendant toute cette période, il n'est guère de discours de réception où l'éloge de Richelieu et de Louis XIV, autrefois de rigueur, ne soit remplacé par un joli lot de malices spirituelles autant qu'inoffensives à l'adresse
(1) Lettres de X. Doudan, tome I", p. 29.
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de César. Le récipiendaire et le directeur jetaient, l'un et l'autre, leur poignée de poussière dans l'essaim des abeilles impériales. Deux ou trois flèches empennées, traversant la Seine, allaient égratigner les murs du palais des Tuileries. Le tyran, qui n'était pas fâché outre mesure d'être comparé à cet affreux César et qui rêvait d'ailleurs de se venger de l'Académie en se faisant nommer académicien, s'amusait de cette petite guerre. Seul, Sainte-Beuve prenait la chose au tragique et poussait des cris d'aigle.
De I852 à 1867, l'Académie élut trois avocats, tous les trois ennemis déclarés de l'empire : Berryer, le 12 février 1852, en remplacement d'Alexis de SaintPriest ; — Dufaure, le 23 avril 1863, en remplacement du duc Pasquier; — Jules Favre, le 2 mai 1867, à la place de Victor Cousin.
M. Dufaure avait pour concurrent Jules Janin.
Jules Janin fut battu, mais il écrivit, au cours de sa candidature, de bien jolies lettres, celle-ci par exemple, pour laquelle je donnerais tous les discours du maussade député de la Charente-Inférieure. Elle est datée de Passy, le 31 mars 1863, et adressée au prince A. Galitzin :
Une fraction de l'Académie a voulu que je devinsse enfin, à mon âge, un candidat. J'ai résisté, je me suis débattu, j'ai prié et supplié. puis tout à coup j'ai posé ma candidature, et j'ai fait des visites.
Ah ! cher maître, à quelles hontes un malheureux se condamne en acceptant cette horrible tâche ! Aller, venir, prier, • revenir, réciter son propre commentaire, et chercher son arrêt dans ces yeux vagues, ternes, implacables 1 Se demander, en
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sortant de là, si l'on est bien le même homme que l'on était chez soi, tout à l'heure, en son logis, au milieu de ses livres, de ses amis, de son cher entourage, écouté, applaudi, prié, et ne refusant personne ! Allons, c'est fait, il n'y a plus à reculer.
J'ai vu les ducs ! j'ai vu aussi quelques professeurs 1 Je ne dois plus songer qu'à me tirer d'affaire avec peu de honte, et je jure ici mes grands dieux, quoi qu'il arrive, qu'on ne m'y reprendra pas.
Jugez cependant de mon étonnement quand je me suis aperçu 1° que j'étais un suspect aux yeux de la majorité, et qu'elle me regardait comme une facon de sénateur ; 2° Que des hommes qui m'avaient engagé à plusieurs reprises ; que mon ancien camarade, un collaborateur de trentecinq ans, M. Saint-Marc Girardin.; que M. Guizot, que dis-je? et peut-être même M. de Rémusat, voteraient contre moi !
Quoi donc! mon humble courage de 1848, ma fidélité à toutes les libertés que nous pleurons, quarante ans de travail, une réserve, une prudence, et tant d'envie aussi de manifester ma haine de la force injuste, aboutissent à l'oubli, presque au mépris de cette ingrate majorité 1 (1).
Et, le même jour, le pauvre Janin terminait une autre lettre à un de ses vieux amis par cette phrase : « Vous voyez mon trouble ; il suffit de prononcer le mot Académie, aussitôt ma main tremble. »
Tandis que Jules Janin devait attendre, à la porte de l'Académie, jusqu'en 1870, Jules Favre y entrait tout de go en 1867, comme avocat sans doute, mais aussi un peu, je le crois bien, comme chef des Cinq.
Il était du reste reçu à ce moment que le maître rhéteur était en même temps un maître écrivain. Si j'en
(1) Correspondance de Jules Janin, p. 241.
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juge par son discours de réception, il en faut singulièrement rabattre. Voici son exorde :
Il y a juste quarante années, dans une enceinte consacrée au plus noble enseignement, se relevait une chaire autour de laquelle accourait en foule une jeunesse enthousiaste, avide d'applaudir celui qui allait y monter. Une grande et légitime popularité l'y avait précédé, bien qu'il touchât à peine à l'âge mûr. Sur son beau front, avec la flamme de la pensée, brillait l'auréole toujours irrésistible de la persécution. Sa voix, à la fois harmonieuse et puissante, semblait être la vibration d'un instrument pénétré d'un feu intérieur. Ce feu animait aussi son regard profond et ferme, d'où son âme s'échappait en éclairs quand le souffle de l'éloquence l'agitait (1).
Ce beau front, cette auréole, ce feu, cette flamme, ces éclairs, tout cela c'était Victor Cousin. Dans tous les discours de Jules Favre, vous retrouverez cette rhétorique, ces épithètes banales, ces images incohérentes, cet instrument pénétré d'un feu intérieur, dont l'on ne doit pas pouvoir jouer longtemps s'il est de bois, et dont l'embouchure, s'il est de cuivre, doit quelque peu brûler les lèvres.
Il y avait alors, parmi les Cinq, un avocat qui, lui, savait écrire dans une belle langue, précise et forte : c'était M. Emile Ollivier. Lui aussi allait être nommé académicien. C'était au lendemain du ministère du 2 janvier 1870. L'Académie cessait de bouder l'Empire. MM. Thiers et Guizot en tête, elle élut, par 26 voix sur 28 votants, le 7 avril, M. Ollivier, chef
(1) Discours de M. Jules FAVRE, prononcé dans la séance publique du 23 avril 1868, en venant prendre séance à la place de M. Victor Cousin.
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du nouveau ministère; il remplaçait Lamartine, son ami. On sait le reste, et comment il a été empêché par ceux-là même qui l'avaient, non seulement choisi, mais acclamé, de prononcer son discours de réception (it). M. Emile Ollivier se pouvait du reste consoler; le plus illustre des académiciens du XIXe siècle, Chateaubriand, n'avait-il pas été, comme lui, privé de sa réception publique par un acte d'arbitraire?
IV
Depuis 1870, l'Académie a encore porté ses suffrages sur un membre du barreau ; mais cette fois, la politique n'a été pour rien dans le choix qu'elle a fait.
Dupin, Berryer, Dufaure, Jules Favre, Emile Ollivier, s'ils avaient brillé au palais, n'étaient pourtant arrivés à l'Académie qu'en passant par la Chambre des députés. M. Rousse, élu le 13 mai 1880, en remplacement de M. Jules Favre, n'a jamais été autre chose qu'un avocat. Il ne recherchait pas les affaires retentissantes, il fuyait le bruit. C'était un modeste, presque un timide. Ayant écrit une Etude sur les parlements de France, il la fit imprimer à 3oo exemplaires seulement et ne la mit pas dans le commerce.
Mais si soigneux qu'il fût d'éviter l'éclat, il ne put faire qu'un jour un rayon de lumière ne brillât sur
(1) Lamartine, précédé d'une préface sur les incidents qui ont empêché son éloge en séance publique de l'Académie française, par Emile OLLIVIER.
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son nom. La Commune de 1871 l'avait trouvé bâtonnier de l'ordre. Il fit simplement et noblement son devoir. Il affronta dans leur antre le délégué à la justice, Eugène Protot, le procureur de la Communè, Raoul Rigault. Il essaya de sauver son malheureux confrère, Gustave Chaudey; il obtint les permissions nécessaires pour voir Mgr Darboy, l'abbé Deguerry et le P. Caubert. Le samedi 20 mai, il put pénétrer près d'eux. Il a parlé de ces choses dans un admirable discours prononcé, le 2 décembre 1871, à l'ouverture de la conférence des avocats; mais avec quelle discrétion et quelle modestie I Ecoutons-le un instant :
En présence de ces attentats, de ces menaces, de ce jury trié par la Commune, surveillé par son procureur, où l'assassinat allait tenir ses grands jours et rendre ses arrêts, les avocats cherchèrent à faire leur devoir.
Pour voir les prisonniers ordinaires, il ne fallait qu'un peu de persévérance. Il fallait traverser les tribus armées qui campaient dans les couloirs de la sûreté, escalader des groupes d'enfants endormis, de femmes assoupies et d'hommes assouvis, et au milieu des tonneaux, des brocs et des bouteilles, pénétrer jusqu'à quelque fonctionnaire important.
Mais pour voir les prêtres, on se heurtait à des résistances presque invincibles et l'on pouvait courir quelques dangers.
Malgré ces obstacles, plusieurs de ces saints prêtres, avant de mourir, ont pu voir un visage ami, serrer une main dévouée, entendre des paroles d'encouragement et d'espoir et recevoir d'une bouche profane ces consolations que tant de fois ils avaient portées aux âmes voisines de la mort. La veille de sa chute, la Commune avait résolu de les faire juger, et de toutes parts des citoyens courageux s'offraient pour les défendre. Hélas ! ils ne devaient avoir ni juges ni défenseurs ; mais il leur est resté parmi vous un témoin pour attester leur courage, la sérénité de leurs derniers entretiens, l'émotion avec
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laquelle, s'oubliant eux-mêmes, ils parlaient des douleurs de la patrie, et pour dire que, près de paraître devant Dieu, ils élevaient vers lui leur pensée et le priaient pour leurs bourreaux (i).
y" , Ce témoin, M. Rousse ne le nomme pas; mais parmi ceux qui l'entendirent alôrs, parmi ceux qui le liront, il n'en est pas un qui ne se lève et ne dise à cet honnête homme : Tu es ilie vir!
Dix ans plus tard, l'ordre matériel était rétabli dans la rue, mais la révolution était redevenue maîtresse, non plus seulement de Paris, mais de la France entière. Elle ne massacrait plus les prêtres, c'est vrai, mais elle foulait aux pieds le droit, la justice et la liberté; elle frappait les congrégations, elle expulsait les religieux. Une voix s'éleva pour affirmer le droit, pour rendre témoignage à la justice, pour protester au nom de la liberté (2). Cette voix, c'était celle qui avait retenti, ferme et haute, aux oreilles de Protot et de Raoul Rigault, celle qui avait encouragé, consolé l'archevêque de Paris, M. Deguerry et le P. Caubert : c'était la voix de M. Edmond Rousse.
C'est ce moment que l'Académie française choisit pour l'appeler à elle; et rarement, disons-le à son honneur, elle fut mieux inspirée. Ajouterai-je qu'elle était loin de se douter, je le crois du moins, de l'étendue de sa bonne fortune? Une préface en tête des Dis-
(1) Œuvres diverses de M. Edmond ROUSSE, tome I, p. 271.
(2) Consultation sur les décrets du 2 g mars 1880 et sur les mesures annoncées contre les associations, par M. Edmond ROUSSE, avocat à la cour d'appel de Paris.
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cours et plaidoyers de M. Chaix d'Est-Ange, une notice sur Charles Sapey, avocat général à la cour de Paris, et le discours à la conférence des avocats dont j'ai dit un mot toutà l'heure, formaient alors, avec quelques études critiques parues dans le Droit et la Galette des Tribunaux, tout le bagage littéraire de M. Rousse.
De ses plaidoyers, on savait qu'ils étaient composés avec soin, sobres, élégants, d'un jurisconsulte à la fois et d'un lettré; mais ils n'avaient jamais été réunis, et nul au palais Mazarin n'en pouvait juger.
Quelle surprise donc et quelle fête, quand M. Rousse a parlé devant l'Académie, soit qu'il prononçât l'éloge de son prédécesseur (i) (de Jules Favre, hélas 1), soit qu'il fît le rapport sur les prix de vertu (2), soit qu'il répondît comme directeur à M. Léon Say (3), ou à M.[Melchior de Vogué ! (4). Ces discours sont tout simplement des chefs-d'œuvre de style. M. Edmond Rousse est aujourd'hui, avec M. de ^Broglie, le maître du genre, et ni M. Dumas ne l'égale, bien moins encore M. Renan, qui se croit pourtant le phénix des hôtes du palais Mazarin.
M. Rousse avait été nommé alors qu'il n'avait encore rien publié. Une fois élu, il a cru devoir à ses confrères de réunir ses œuvres. Elles forment deux volumes parus en 1884 et qui comprennent, outre les morceaux que j'ai déjà indiqués, les Souvenirs du
(1) Académie française, séance du 7 avril 1881.
(2) Séance du 15 novembre 1883.
(3) Séance du 16 décembre 1886.
(4) Séance du 6 juin 1889.
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siège de Paris, les Souvenirs de la Commune et onze plaidoyers dont plusieurs se rattachent à des questions purement littéraires. Les Souvenirs du siège et ceux de la Commune ne sont rien moins qu'une page d'histoire vécue et vivante, pleine de sincérité et d'émotion, où le sourire parfois se mêle aux larmes.
Quelques-uns des plaidoyers, et en particulier celui qui a trait aux œuvres posthumes d'André Chénier, sont des morceaux achevés, où l'avocat disparaît derrière l'écrivain. Certes, il y avait là les éléments d'un vrai succès. Mais M. Rousse n'est pas de ceux qui courent, avocats, après la fortune, écrivains, après le succès. Il semble, au contraire, qu'il ait pris ses précautions pour se bien assurer qu'il ne viendrait pas.
En tête de son premier volume, il a mis, comme un épouvantail à l'entrée d'un verger plein de fleurs et de fruits, la traduction d'un ouvrage allemand, composé en l'an XI par un certain Arnold-IlermanllLouis-HEEREN, professeur d'histoire à Gœttingue, et dont voici le titre : Quelle a été l'influence de la réformation de Luther sur là situation politique des différents Etats de l'Europe et sur les progrès des lumières ? Cet Avis au lecteur n'est-il pas pour lui faire tomber le livre des mains? Mais cela n'a pas suffi à M. Rousse. Il a eu bien soin de faire éditer ses deux volumes rue Soufflot, chez un libraire qui ne vend que des ouvrages de droit ; c'était, de gaieté de cœur, les enterrer tout vivants. Pour les exhumer de cette nécropole, il eût fallu une bonne presse : M. Rousse n'a déposé son livre chez aucun journa-
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liste, il n'a demandé d'article à personne. Il n'a rien négligé en un mot pour que ses œuvres ne fissent pas parler d'elles et pour que sa fille fût muette. Dans un siècle où la réclame se glisse partout, même à l'Académie, de la part d'un homme qui est le confrère de M. Renan et de M. Dumas, le trait, on en conviendra, ne laisse pas d'être original.
J'estime pourtant qu'ici M. Rousse a tort. Des œuvres comme les siennes, qui, à un rare mérite de style, joignent une haute valeur morale, ne sauraient être trop répandues. Je lui demande d'extraire de ses deux volumes et de publier à part les Souvenirs du Siège de Paris, les Souvenirs de la Commune, le discours prononcé le 2 décembre 1871 à l'ouverture de la conférence de l'ordre des avocats, les discours académiques, la préface aux plaidoyers de Chaix d'Est-Ange, la notice sur Charles Sapey, les plaidoiries dans le procès des œuvres posthumes d'André Chénier et dans l'affaire Duverdy contre Zola, dans le procès des lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier et dans l'affaire du testament de l'abbé Deguerry, - sans oublier celle pour le baron Liebig et la Cie Liebig's extract of meat, plaidoirie qui est elle-même un « extrait » de tout point exquis, contenant sous un petit volume une grande quantité de « substantifique mouelle ». Cela ne fera qu'un volume sans doute, justum volumen; mais avec ce seul volume, M. Edmond Rousse sera encore l'un des premiers parmi les Quarante.
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MIRABEAU (1)
1
E 9 mars 1749, dans le château du Bignon, près de Nemours, naissait un enfant qui �. faillit coûter la vie à sa mère, 1 tant sa tête I
était énorme et tant la délivrance fut difficile. « Avant même que je connusse le sexe du nouveau-né, écrivait son père le lendemain, le premier mot que j'entendis fut celui-ci : Ne vous effraye1 pas. » Le 2 avril 1791, dans un hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, autour duquel se pressait jour et nuit une foule silencieuse, mourait, à quarante-deux ans, un homme dont la mort allait mettre la nation en deuil. Un domestique soutenait sa tête : « Soutiens cette tête, lui dit-il, c'est la plus forte de France ».
(1) Mirabeau, par Edmond ROUSSE, de l'Académie française. Un volume in-18, librairie Hachette et C", 1891.
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L'enfant du château du Bignon, le mourant de la rue de la Chaussée-d'Antin, était Gabriel-Honoré de Riqueti, comte de Mirabeau.
Entre ces deux dates,- 9 mars 1749, 2 avril - pr l C 1 - prend place une des vies les plus extraordinaires qui aient été. L'une, pleine de désordres, de scandales, de folles amours, de vices, de misères, d'emprisonnements, d'exils, de luttes obscures, de travaux sans nombre, décrits de tous genres, de besognes de toute nature. L'autre, pleine de lumière et de soleil pleine de génie, d'éloquence et de triomphes. La première s'étend de l'année 1769 à l'ouverture des Etats Généraux. L'autre dure deux années à peine, mais de ces années inoubliables, dont chaque jour est une date dans l'histoire. Ces deux ans ont suffi au puissant orateur de la Constituante pour faire du nom de Mirabeau un - nom si éclatant que la gloire même de Napoléon sera impuissante à en effacer le rayonnement.
Ces deux vies de Mirabeau, M. Edmond Rousse vient d'en tracer une vive et brillante esquisse Remarquable à plus d'un titre, son livre offre d'abord cette singularité que le héros et le biographe présentent le contraste le plus complet qui se puisse imaginer. Le père de Gabriel-Honoré appelait son fils « monsieur l'Ouragan »;«le comte de la Bourrasque,, disait son oncle. La bourrasque, le bruit et la tempête étaient son élément. M. Rousse, lui, semble avoir pris pour devise : Esse quam videri, ou encore ce mot de l'auteur de l'Imitation : Ama nesciri. C'est un
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modeste, j'ai déjà eu l'occasion de le dire (i). Il aime la paix, l'ombre, le silence. Entre son existence, toute de régularité, de vertu, d'honneur, et les passions, les scandales de la vie de Mirabeau, il y a un abîme. La distance n'est pas moins grande entre l'orateur de la Constituante, le tribun qui déchaîne une révolution, l'homme d'Etat qui consacre un suprême effort à redresser le trône qu'il a renversé, et l'avocat épris de sa profession, l'académicien voué au culte désintéressé des lettres, qui a toujours vécu à l'écart de la politique, qui n'est jamais monté à une tribune.
Il est arrivé cependant, — et ce n'est pas l'un des moindres charmes du volume qu'il nous donne aujourd'hui, — il est arrivé que M. Edmond Rousse s'est pris d'une ardente sympathie pour cet homme qui lui ressemble si peu. Il condamne ses vices, il réprouve ses scandales, il maintient même en face du génie les droits de la conscience et de l'honneur; mais il lui faut, quoi qu'il en ait, céder, lui aussi, à la séduction : il a pour Mirabeau ces indulgences que les honnêtes femmes ont parfois pour les mauvais sujets.
II
On pense bien que je ne vais pas, à mon tour, entreprendre de raconter la vie de Mirabeau. Elle n'est pas de celles qui peuvent se résumer en dix pages. Il
(i) Voirie précédent chapitre.
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a fallu tout le talent de M. Rousse pour la faire tenir en deux cents pages, et encore a-t-il dû, pour y arriver, sacrifier plus d'un trait, plus d'un épisode caractéristique. Le portrait déborde le cadre. Le géant est trop à l'étroit sur ce lit de Procuste. Procuste ici, je me hâte de le dire, ce n'est pas l'écrivain, mais l'éditeur ; ce n'est pas M. Rousse, c'est l'honorable M. Hachette. Et puisque j'en suis au chapitre de la critique, je le veux épuiser tout de suite, il ne sera pas long.
Et d'abord je signalerai trois ou quatre noms mal orthographiés. Je trouve, pages 169, 174 et 187, Lally- Tollendal et Péthion; il faut: Lally-Tolendal et Petion. Je lis, page 141 : « Le 22 juillet 1789, Foulon et Berthier étaient assassinés.» La véritable orthographe est Foullon et Bertier.
Page 147 : « Huit jours avant la prise de la Bastille, dans la députation qui allait imposer au roi le renvoi des troupes, on pouvait voir le duc de la Rochefoucauld et le duc de Clermont-Tonnerre marcher coude à coude avec Robespierre et Buzot. » Stanislas de Clermont-Tonnerre, membre de la Constituante, où il se fit remarquer par son éloquence, n'était pas duc, mais comte. Son père, le duc de Clermont-Tonnerre, vivait encore et fut guillotiné, à soixante-quatorze ans, le 8 thermidor an II (26 juillet 1794), le même jour que Loizerolles père, les deux frères Trudaine, Louis de Fossé, ex-constituant, et sa femme, Mme de Cambon, femme de l'ex-premier président du Parlement de Toulouse ; la princesse de Chimay, la princesse de Monaco, les deux comtesses de Narbonne-Pelet, l'une
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âgée de soixante-onze ans, l'autre de trente, et leur femme de chambre, la marquise de Colbert-Maulévrier, la comtesse d'Ossun, la marquise de Querhoent, Marie-Charlotte de Senneterre, veuve d'Armantières, ci-devant maréchal de France ; Frécaut-Lenty, exdoyen du grand conseil, âgé de quatre-vingt-un ans, le comte de Thiars, âgé de soixante-douze ans, le marquis de Crussol-d'Amboise, ex-constituant, l'évêque d'Agde, Siméon de Saint-Simon, âgé de soixante-dix ans. Ce jour-là, cinquante-trois victimes furent traînées à l'échafaud.
Page 207 : « Le 29 janvier 1 791, Mirabeau fut élu président de l'Assemblée nationale. Quarante-deux de ses collègues avaient obtenu avant lui cet honneur !
Aux termes du règlement, pendant la durée de ses fonctions, c'est-à-dire pendant un mois, le président ne pouvait pas monter à la tribune. Mais Mirabeau n'était pas homme à se taire pendant tout un mois. »
M. Rousse se trompe ici sur la durée des fonctions de président à l'Assemblée constituante. Elles duraient, non pas un mois, mais quinze jours seulement. Elu le 29 janvier, Mirabeau fut remplacé, dès le 14 février, par M. Adrien Duport, remplacé lui-même, le 26 février, par M. le vicomte de Noailles. Il s'était écoulé, du 5 mai 1789 au 29 janvier 1791, vingt et un mois, ce qui, à raison d'un président par mois, n'aurait donné que vingt et un présidents, tandis qu'il y en avait eu quarante-deux, ainsi que M. Rousse lui-même le reconnaît.
Ce sont là, au surplus, de bien légères erreurs et faciles à corriger.
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Encore une ou deux petites chicanes. Dans son plaidoyer contre sa femme, Mirabeau a reproduit, selon M. Rousse, « avec une variante qui ne fait que rendre le plagiat plus grossier, un fragment classique de l'Oraison .funèbre de Mlle de la Vallière ». — « Oraison funèbre, discours prononcé à la louange d'un mort », selon la définition du Dictionnaire de l'Académie, que M. Rousse ne récusera pas. « Discours d'éloge prononcé après la mort d'un personnage », selon la définition de Littré. Mlle de la Vallière est morte le 6 juin 1710. Peut-on donner le nom d'oraison funèbre au discours que Bossuet prononça, pour la profession de Mme de la Vallière, duchesse de Vaujour, le 4 juin 1675, c'est-à-dire trente-cinq ans avant la mort de la duchesse ?
A propos du comte de La Marck, l'ami et le confident de Mirabeau, la providence toujours prête de sa vie besogneuse et de ses finances en désordre, M. Edmond Rousse nous dit : « J'ai lu dans un ouvrage remarquable que le comte de La Marck était « un intrigant émérite », et qu'il avait été, par ses avances perfides, « le mauvais génie de Mirabeau ». Je n'ai rien trouvé nulle part qui justifie un pareil reproche ; la vie tout entière de cet honnête homme aurait dû suffire à l'en défendre » (1). Pourquoi ne pas nous donner le titre de cet « ouvrage remarquable » ?
De même, un peu plus loin, parlant de la convention secrète passée entre Mirabeau et la cour, M. Edmond
(1) Page 179.
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Rousse s'exprime ainsi : « Si l'on veut connaître le détail, il faut lire les notes du comte de La Marck, que, sur son ordre, des mains fidèles ont livrées, il y a déjà quarante ans, au jugement de l'histoire. La date du traité, le nom du négociateur, l'état des dettes acquittées, le chiffre des sommes promises, le règlement des échéances, les suppléments accordés chaque mois, rien n'y manque. » (i).
Mais ces détails, ces chiffres, le lecteur veut les connaître ; et où les trouvera-t-il, si ce n'est dans la biographie de Mirabeau? Je regrette que M. Rousse ait cru suffisant de renvoyer le lecteur à un livre publié il y a quarante ans, et devenu très rare. A son défaut, puisque j'ai entre les mains les trois volumes parus en 1851 sous ce titre : Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck (2), j'en profiterai pour faire connaître à mes lecteurs les détails que M. Rousse n'a pas donnés. On lit dans une des notes de M. de La Marck : « Le roi me rendit l'original de la lettre en me disant : « Vous la garderez ainsi que ces quatre billets de ma main, chacun de 250,000 livres. Si, comme il le promet, M. de Mirabeau me sert bien, vous lui remettrez, à la fin de la session de l'Assemblée nationale, ces billets, pour lesquels il touchera un million.
D'ici là, je ferai payer ses dettes, et vous déciderez
(0 Page 182.
(2) Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par Ad. de BACOURT, ancien ambassadeur.
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vous-même quelle est la somme que je dois lui donner chaque mois pour pourvoir à ses embarras présents ».
« Je répondis que je croyais que 6,000 livres par mois le satisferaient. — « C'est bien, dit le roi, je le ferai très volontiers. »
« Mirabeau laissa éclater une ivresse de bonheur, dont l'excès, je l'avoue, m'étonna un peu, et qui s'expliquait cependant assez naturellement, d'abord par la satisfaction de sortir de la vie gênée et aventureuse qu'il avait menée jusque-là, et aussi par le juste orgueil de penser qu'on comptait enfin avec lui » (1).
III
Mirabeau s'était fait payer. Peut-on dire qu'il se soit vendu? Le mot ne serait pas juste. Sans doute il a voulu que ses services fussent récompensés; mais en servant le roi, en essayant de le sauver, de sauver la monarchie, il agissait dans le sens de ses propres opinions ; bien loin de trahir ses convictions, il leur demeurait fidèle. Il avait toujours été partisan du pouvoir monarchique réglé par les lois. « Monarchique, monarchiste, constitution, la nation et le roi, ces mots, dit très bien M. Rousse, reviennent sans cesse sous sa plume ; et, pour qui étudie de près sa vie, sa sincérité n'est pas douteuse. » A la veille des Etats Généraux, il expose en ces termes le plan de conduite qu'il convient de suivre : « Cherchons ce qu'il faut
10 Correspondance., tome I, p. 163.
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faire et n'entreprenons pas trop. Le consentement national à l'impôt et aux emprunts, la liberté civile, les assemblées périodiques : voilà les trois points capitaux. Le reste viendra assez vite. Voilà pourquoi nous devons rester, et pourquoi je serai, moi personnellement, très monarchique. Eh ! de bonne foi, que serait une république composée de toutes les aristocraties qui nous rongent ? Le foyer de la plus active tyrannie. »
Il presse son père de se faire élire avec lui (i): « Vous serez à l'Assemblée, lui écrit-il, un point de ralliement pour les bons citoyens, qui connaissent trop bien ce pays et cette nation, pour y vouloir une Constitution républicaine. »
Plus tard, à la tribune, il jettera aux partisans de la République cette profession de foi intrépide: « Notre serment de fidélité au roi est dans la Constitution. Je dis qu'il est profondément injurieux de mettre en doute notre respect pour ce serment. Telle est ma déclaration non équivoque, et pour laquelle je lutterai avec tout le monde. Telle est ma déclaration, qui renferme tous les lieux, tous les temps, toutes les personnes, toutes les sectes » (2).
(1) Le marquis de Mirabeau, père du grand orateur, mourut le 13 juillet 1789.- Sa mère, la marquise de Mirabeau, fut emprisonnée pendant la Terreur et enfermée au couvent des Anglaises (Un couvent de religieuses anglaises à Paris, de iô34 à 1884, par l'abbé
F.-M.-Th. CÉDOZ, aumônier de la communauté).
(2) Le marquis de Bouillé, qui n'est pas suspect, dit dans ses Mémoires (I, 215) : « Mirabeau était un grand partisan de la Monarchie. » Le duc de Lévis dit de même, dans ses Souvenirs et Portraits : «Le comte de Mirabeau aimait la liberté par sentiment, la monarchie par raison, et la noblesse par vanité. Il était attaché par principes à la royauté. » ,
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Les notes écrites par Mirabeau pour la cour, et particulièrement pour la reine, de juin 1790 à mars 1791, sont au nombre de cinquante. Lorsqu'elles furent livrées à la publicité, en 1851, Sainte-Beuve en signala en ces termes l'intérêt et l'importance : Rien de plus honorable pour la réputation politique de Mirabeau que le contenu de ces diverses notes et l'esprit général qui les anime. A peine, en ces cinquante notes, en est-il une dont on ne puisse citer des passages, non pas seulement éloquents, mais vrais, mais justes, et d'une prophétie trop justifiée par l'expérience. Jamais les fautes n'ont été mieux montrées à l'avance, jamais situation présente n'a mieux été décrite, définie, approfondie ; jamais remède n'a été mieux indiqué, autant qu'en pareille matière on peut appeler remède ce qui n'a pas été mis à l'épreuve de l'exécution. En lisant ces pages, on éprouve à tout instant le sentiment vif de la beauté et de la grandeur de l'idée politique, cette beauté sévère, judicieuse, vivante pourtant, et qui aspire à se réaliser en pratique et en action. Jusqu'à présent, on connaissait de Mirabeau l'orateur ; ici, dans cette suite de vues et de considérations, le conseiller et l'homme d'Etat en lui se produisent et se confondent. Les défauts qu'on y remarque encore par instants, les déviations et les écarts qui naissent surtout de l'impétuosité et du conflit de ces talents divers, ne tiennent peut-être qu'à ce qu'il n'a pas été mis à même par la fortune d'être tout entier et toujours l'homme d'Etat qu'il est si souvent ; on peut croire qu'il ne lui a manqué que d'être élevé, une fois pour toutes, à son niveau et dans sa plus haute sphère (1).
Comme Sainte-Beuve, M. Edmond Rousse a rendu justice à ces notes mémorables ; mais ici encore je regrette que le peu de place dont il disposait ne lui ait pas permis d'en donner de longs extraits. La page
(1) Causeries du Lundi, tome IV, p. 94.
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suivante, tout au moins, aurait mérité, ce me semble.
d'être rappelée. Je l'emprunte à la note quarante-septième, datée du 23 décembre 1790. Après avoir indiqué la conduite à tenir et les mesures à prendre, Mirabeau terminait ainsi :
On peut tout espérer, si ce plan est suivi, et s'il ne l'est pas, si cette dernière planche de salut nous échappe, il n'est aucun malheur, depuis les assassinats individuels jusqu'au pillage, depuis la chute du trône jusqu'à la dissolution de l'empire, auquel on ne doive s'attendre. Hors ce plan, quelle ressource peut-il rester ? La férocité du peuple n'augmente-t-elle pas par degrés ? N'attise-t-on pas de plus en plus toutes les haines contre la famille royale i Ne parle-t-on pas ouvertement d'un massacre général des nobles et du clergé ? N'est-on pas proscrit pour la seule différence d'opinion ? Ne fait-on pas espérer au peuple le partage des terres ? Toutes les grandes villes du royaume ne sont-elles pas dans une épouvantable confusion ?
Les gardes nationales ne président-elles pas à toutes les vengeances populaires ? Tous les administrateurs ne tremblent-ils pas pour leur propre sûreté, sans avoir aucun moyen de pourvoir à celle des autres ? Enfin, dans l'Assemblée nationale, le vertige et le fanatisme peuvent-ils être poussés à un plus haut degré? Malheureuse nation 1 Voilà où quelques hommes qui ont mis l'intrigue à la place du talent et les mouvements à la place des conceptions, t'ont conduite 1 Roi bon, mais faible 1 Reine infortunée 1 Voilà l'abîme affreux où le flottement entre une confiance aveugle et une méfiance trop exagérée vous ont conduits 1 Un effort reste encore aux uns et aux autres ; mais c'est le dernier. Soit qu'on y renonce, soit qu'on échoue, un voile funèbre va couvrir cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée? Où sera porté ce vaisseau frappé de la foudre et battu par l'orage? Je l'ignore. Mais si j'échappe moi-même au naufrage public, je dirai toujours avec fierté dans ma retraite : « Je m'exposai à me perdre pour les sauver tous ; ils ne le voulurent pas » (i).
(1) Correspondance, tome II, p. 485.
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Mirabeau ne vit la reine qu'une seule fois, à SaintCloud, le 3 juillet 1790. « Il est profondément à regretter, dit Sainte-Beuve, que de telles conférences n'aient pu s'établir et se renouveler: c'était d'elle seule qu'il pouvait espérer se faire entendre » (1).
Cette entrevue du 3 juillet est une date, et non des moindres, dans la vie de Mirabeau. Les détails nous en ont été conservés par le neveu du grand orateur, le comte du Saillant. Le lecteur me saura gré de les reproduire, d'après le récit de M. du Saillant et celui du dernier et éminent historien de Marie-Antoinette, M. Maxime de la Rocheterie.
« Il serait essentiel, écrivait Mirabeau à La Marck, le 26 juin 1790, que je visse votre homme, et surtout Elle » (2). Surmontant ses plus naturelles répulsions dans l'intérêt du roi, de ses enfants et du pays, encouragée par le comte de Mercy et l'archevêque de Toulouse, la reine consentit à la conférence demandée.
L'audience, primitivement fixée au vendredi, fut remise au samedi 3 juillet, à huit heures et demie du matin, à Saint-Cloud, où la cour passait l'été. Afin de dépister les soupçons, Mirabeau partit la veille de Paris et alla coucher à Auteuil, chez sa nièce, la marquise d'Aragon. Le lendemain matin, il se rendit d'Auteuil à Saint-Cloud dans un cabriolet à deux chevaux, seul avec le comte du Saillant, déguisé en courrier et qui conduisait la voiture. Il descendit à la petite porte
(1) Causeries du Lundi, tome IV. n K~
, - - --- - -., r. -e.
(2) Correspondance, tome II, p. 55.
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du parc, et, avant d'entrer, remit une lettre à son neveu en lui disant: « Si dans trois quarts d'heure je ne suis pas de retour, pars et remets, sans perdre un instant, ce billet au commandant de la garde nationale ». Puis il frappa à la porte et fut introduit dans le parc, d'où on le conduisit à l'appartement de la reine. Marie-Antoinette, qui n'avait pu se défendre, en l'apercevant, d'une vive et pénible émotion, se remit bientôt et s'avançant vers lui : « Auprès d'un ennemi ordinaire, dit-elle, auprès d'un homme qui aurait juré la perte de la monarchie, sans apercevoir l'utilité dont elle est pour un grand peuple, je ferais en ce moment la démarche la plus déplacée. Mais quand on parle à un Mirabeau.» Mirabeau fut séduit: l'aspect seul de Marie-Antoinette l'avait ébloui. Sa grâce souveraine, sa dignité, son affabilité lorsqu'il s'accusa lui-même d'avoir été une des principales causes de ses peines, le sourire mélancolique qui errait sur ses lèvres, attendrirent le fougueux tribun, celui que ses ennemis appelaient le « monstre ». — « Madame, dit-il en se retirant, lorsque votre auguste mère admettait un de ses sujets à l'honneur de sa présence, jamais elle ne le congédiait sans lui donner sa main à baiser. » La reine tendit la main. Mirabeau la baisa en s'inclinant respectueusement, et se relevant : « Madame, reprit-il, la monarchie est sauvée. »
Lorsqu'il franchit de nouveau la porte du parc, sa respiration était haletante, sa parole entrecoupée.
S'approchant de son neveu, il lui reprit vivement la lettre qu'il lui avait confiée, et, lui serrant le bras
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avec force : « Elle est bien grande, bien noble et bien malheureuse, Victor, lui dit-il, mais je la sauverai. »> « Jamais, ajoute M. du Saillant, la voix de mon oncle n'avait été altérée par une émotion pareille, par une émotion aussi vraie » (i).
Ce n'est là, sans doute, qu'un épisode, mais combien caractéristique ! Les circonstances au milieu desquelles il se produisit, la grandeur des personnages, l'ombre de la tour du Temple et de l'échafaud du 16 octobre, l'élèvent à la majesté de l'histoire.
M. Rousse, j'en suis sûr, regrettera de ne pas lui avoir donné place dans son livre.
D'ordinaire, on se représente Mirabeau tel que le ciseau de Dalou l'a si admirablement fait revivre, la tête haute, le bras étendu, la main menaçante, en face du marquis de Brézé dans son costume de cour, avec le chapeau à plumes et les talons rouges, jetant au grand maître des cérémonies de Louis XVI ces fières paroles — qu'il n'a pas dites : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. » (2). Pour moi, je crois faire plus
(1) Récit du comte du Saillant. - Marie-Antoinette et la Révolution française, par le comte de VIEL-CASTEL, Paris, Techener, 1859, p. 299. - Histoire de Marie-Antoinette, par Maxime de la RocHETERIE. Perrin et C", 1890, tome II, chap. vii.
(2) On sait que les paroles de Mirabeau furent celles-ci : Nous sommes ici par le vœu de la nation ; la force matérielle seule pourra nous faire désemparer. Voir le discours de M. le marquis de DreuxBrézé, dans la séance de la Chambre des pairs du 9 mars 1833. Discours de M. le marquis de Dreux-Brété, pair de France, tome I, p. 316.
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d'honneur à Mirabeau en me le représentant sur une autre scène et dans une autre attitude, à Saint-Cloud, le front courbé, les yeux pleins de larmes, baisant respectueusement la main de la reine, inclinant son génie devant la majesté du droit et du malheur.
IV
Sur son lit de mort, entouré de ses amis, Mirabeau leur disait , avec une tristesse prophétique : « J'emporte avec moi le deuil de la monarchie. ;
maintenant les factieux vont s'en disputer les lambeaux !. »
S'il lui avait été donné de vivre, aurait-il sauvé la monarchie ? Aurait-il été assez fort pour dire au flot mugissant de la Révolution débordée : Tu n'iras pas plus loin ? Il est permis d'en douter ; mais il suffit que ces questions puissent être posées, pour que la mémoire de Mirabeau reste grande entre toutes celles de cette époque.
Ce que l'on peut dire, c'est que la Révolution eût probablement pris un autre cours ; c'est que la royauté, et la France avec elle, eussent probablement été sauvées, si Mirabeau, en 89, et dès la première heure, avait employé son génie à consolider l'union de la nation et du roi, s'il avait dirigé la Révolution au lieu de la suivre, s'il l'avait modérée au lieu de la déchaîner. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Pourquoi n'a-t-il pas rempli le programme qu'il traçait lui-même, à la
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veille de la convocation des Etats Généraux, quand il écrivait ces paroles que j'ai déjà citées : « N'entreprenons pas trop. Le consentement national à l'impôt et aux emprunts, la liberté civile, les assemblées périodiques : voilà les trois points capitaux. Le reste viendra assez vite. »
Il a trop entrepris, il a voulu aller trop vite. Il a eu, dès le 23 juin 1789, dès le 14 juillet, une attitude révolutionnaire. On en sait, hélas 1 les raisons. Il arrivait à l'Assemblée nationale, non comme les Malouet et les Mounier, après une vie d'honneur et de vertu : il y arrivait, déjà célèbre, mais d'une célébrité où le scandale entrait pour une plus large part encore que le talent, traînant après lui le souvenir de ses années d'emprisonnement et d'exil, chargé du poids de ses fautes et de ses condamnations. Il avait des injures à venger, des revanches à prendre. L'heure était propice. Il pouvait abaisser à son tour ceux qui l'avaient humilié. Il n'eut pas l'âme assez haute pour sacrifier sa vengeance à son pays et à son devoir. Il fit cause commune avec les ennemis de l'ordre, de la religion et de la monarchie. Le jour où il reconnut sa faute, où il voulut réparer le mal qu'il avait fait, il était trop tard. Quelques années auparavant, il écrivait du donjon de Vincennes : « Mes premières années, comme des ancêtres prodigues, ont déshérité les dernières, et si je ne compte pas cela au nombre de mes remords, je le mets au rang de mes repentirs, car pour tout faire, et surtout le bien, la santé est le premier des outils. » La santé et la vie lui manquèrent en même
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temps. Il ne lui fut pas donné d'accomplir l'œuvre de salut à laquelle il venait enfin de se vouer, parce que sa jeunesse avait été perdue de vices et de désordres, parce que « ses premières années avaient déshérité les dernières ».
Soyons reconnaissants à son nouveau biographe d'avoir retracé, en un si beau et si ferme langage, cette vie pleine d'enseignements et de leçons. Mirabeau, ce rare génie, ce prodigieux mélange de qualités et de défauts contraires, a mérité un châtiment et une récompense. Le châtiment, il l'a reçu hier quand la République lui a élevé une statue. La récompense, il la reçoit aujourd'hui des mains de M. Edmond Rousse.
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MGR DE SALAMON
MÉMOIRES INÉDITS DE L'INTERNONCE A PARIS PENDANT LA RÉVOLUTION (1790-1801) (1)
1
ES Mémoires sont traduits de l'italien, et pourtant leur auteur, Mgr de Salamon, à successivement évêque de Belley et de
Saint-Flour, était Français et bien Français. Pourquoi donc les avait-il rédigés en italien? L'histoire ne laisse pas d'être curieuse.
Louis-Sifrein-J oseph de Salamon, né à Carpentras, le 22 octobre 1759, était, au moment où éclata la Révolution, conseiller-clerc au Parlement de Paris. A la fin de 1790, Mgr Dugnani, représentant du SaintSiège, ayant été contraint de quitter Paris, Pie VI
(1) Mémoires inédits de Mgr de Salamon, internonce à Parit » pendant la Révolution (1790-180 r), publiés par l'abbé BRIDIBR, du clergé de Paris. — Un volume in-8. Librairie Pion, Nourrit et Cu.
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nomma l'abbé de Salamon son internonce (i) auprès de Louis XVI. Il remplit ces fonctions au milieu des plus grands périls, au risque de sa liberté et de sa vie, pendant toute la durée de la Révolution, jusqu'en 1801, époque à laquelle l'arrivée en France du légat a latere, Mgr Caprara, mit fin à sa mission.
Comme presque tous ceux qui avaient traversé la Terreur et avaient failli être ses victimes, il n'aimait pas à revivre, même par le souvenir, ces horribles jours ; il ne songeait pas à en retracer le récit. L'abbé Sicard, l'instituteur des sourds-muets, qui avait été enfermé avec lui à l'Abbaye, au moment des massacres de Septembre, lui demanda un jour d'écrire la relation de sa captivité, qui serait insérée dans le premier numéro des Annales catholiques (2). Cela ferait sensation et amènerait des abonnés. L'internonce s'y refusa.
L'abbé Sicard revint à la charge, envoya un libraire, fit offrir jusqu'à 3,000 francs, le tout sous main et sans paraître, car il avait été reçu de façon à n'y pas revenir. Cette seconde tentative échoua comme la première ; et cependant, à ce moment, l'abbé Salamon « n'avait ni un sou dans sa poche, ni un morceau de pain à se mettre sous la dent ».
Plus tard, sous l'Empire, l'abbé, très lié avec le baron de Villeneuve, trésorier général de la Ville de Paris et gendre du comte de Ségur, grand maître des
(1) INTERNONCE: Nonce par intérim, nom qu'on donne aux ministres de Rome qui sont chargés des affaires du Pape auprès d'un gouvernement pendant qu'il n'y a point de nonce. Dictionnaire de Littré.
(a) Les Annales catholiques, publiées en 1796 et 1797, avaient pour principaux rédacteurs les abbés Sicard, Jauffret et de Boulogne.
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cérémonies de l'Empereur, fut instamment prié par Mme de Villeneuve d'écrire pour elle le récit de sa vie pendant la Révolution. Connaissant ses scrupules, les approuvant même, elle promit que le manuscrit ne sortirait pas de ses mains. Dût même l'avenir, avec ses surprises, tromper sa promesse et ses prévisions, n'existait-il pas un moyen bien simple de déjouer toute curiosité indiscrète, de se garantir contre les chances d'une publicité possible ? Il suffisait pour cela de se servir d'une langue étrangère. La baronne parlait, écrivait l'italien, en prose, en vers, avec la même facilité que l'abbé lui-même. Qu'il rédigeât donc ses Mémoires en italien, et il mettrait les Alpes entre lui et le public. Qui jamais s'aviserait de l'aller chercher de l'autre côté des monts ?
Ceci se passait en 1810, et les Mémoires furent rapidement écrits. A quelques années de là, voulant reconnaître l'hospitalité qu'il recevait dans une noble famille pendant ses fréquents séjours à Rome, l'abbé chargea un scribe habile de faire une copie de son manuscrit, la retoucha, la signa de sa main, et l'offrit à ses hôtes. Cette copie formait trois petits volumes, trepiccoli volumi.
En tête du premier se lisait cette épigraphe classique : Infandum, regina, jubes renovare dolorem.
Au-dessous, en grosses lettres : A MADAME DE VILLENEUVE née comtesse de Ségur
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Puis, à la fin de chaque volume, sur le dernier feuillet, une signature ainsi libellée : Certifié conforme à l'original.
Louis DE SALAMON, évêque d'Orthofie (1).
Habent sua fata libelli. La pauvreté vint s'asseoir au foyer des hôtes de Mgr de Salamon. La bibliothèque fut vendue, puis, tout à la fin, la précieuse copie.
Après avoir passé en diverses mains, elle devint la propriété de M. l'abbé Bridier, du clergé de Paris.
M. l'abbé Bridier a traduit les Mémoires de l'internonce en un français excellent, d'une facilité et d'un naturel parfaits. Les tre piccoli volumi sont devenus un bel in-octavo, qui a pris rang, en belle place, dans l'importante collection des Mémoires sur la Révolution et l'Empire, dont nous sommes redevables à l'intelligente initiative de MM. Plon et Nourrit.
II
L'intérêt des Mémoires de Mgr de Salamon est très vif. Tous les historiens de la Révolution paraissent avoir ignoré que, pendant toute la période révolutionnaire, le Pape a eu en France un représentant. Ce fait, que les Mémoires mettent en pleine lumière,
(1) En 1804, Pie VII, pour récompenser l'internonce de ses services, l'avait nommé évêque in partibus d'Orthozia en Carie.
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honore à la fois Pie VI, qui voulut jusqu'au bout, jusque sous la Terreur, montrer aux catholiques et au clergé français l'intérêt qu'il prenait à leur sort, et Mgr de Salamon, qui, en acceptant dans un temps pareil ces délicates fonctions, s'exposait aux plus grands périls.
En 1791, il reçut de Rome les différents Brefs du Pape contre la constitution civile du clergé, et les transmit, dans les formes canoniques, aux métropolitains, dont plusieurs étaient encore en France, à charge pour ceux-ci de les adresser officiellement à leurs suffragants respectifs. Lui-même donna, de son côté, à ces Brefs, la plus grande publicité possible; il n'hésita pas à les faire imprimer, malgré le décret de l'Assemblée nationale, prononçant la peine de mort contre tous ceux qui « publiaient, imprimaient ou colportaient » des brefs ou autres actes émanés de la Cour de Rome.
A trois reprises, Mgr de Salamon vit la mort de très près. Il fut une fois sur le point d'être massacré, et deux fois sur le point d'être guillotiné. A chacun de ces trois épisodes correspond un des tre piccoli volumi.
Le premier livre, qui a pour titre : Mon Martyre, n'a pas moins de douze chapitres, tous consacrés à son arrestation et à son séjour à la prison de l'Abbaye.
Il n'y resta que cinq jours, et le récit de ces cinq journées n'occupe pas, dans son ouvrage, moins de cent vingt pages. Il est vrai que ces journées sont celles des ier, 2, 3, 4 et 5 septembre 1792 !
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Ecrivant, non pour le public, mais pour la baronne de Villeneuve, Mgr de Salamon ne s'est pas fait faute de multiplier les anecdotes, les petits faits, les menus détails. Nul doute que Mme de Villeneuve n'y attachât beaucoup de prix. Pour ma part, je partage ici le sentiment de la baronne :
Et je sais même sur ce fait Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Prosper Mérimée a dit, dans la préface de sa Chronique du règne de Charles IX : « Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes. » Sans aller jusque-là, je dirais volontiers : « Ce que j'aime surtout dans les Mémoires, ce sont les anecdotes. » Dans les Mémoires de l'internonce, il n'y a guère que cela, et ils n'en valent pas moins.
Parmi les anecdotes qui remplissent les premiers chapitres et qui leur donnent un si vif intérêt, je citerai les suivantes.
On est au 2 septembre. On entend les cris du peuple autour de la prison. Les massacres vont commencer.
L'abbé de Salamon aperçoit deux jeunes religieux minimes, que les hurlements de la populace ne semblent pas troubler : Je m'approchai d'eux, dit-il ; l'un était diacre et l'autre sousdiacre. Le plus jeune avait une figure angélique. Ils me saluèrent avec le plus profond respect.
« Comment donc, Messieurs, leur dis-je, étant si jeunes, avez-vous attiré l'attention de ceux qui vous ont mis en prison?
— Nous étions cachés, répondit le plus âgé, chez une mar-
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chande de la rue Maubert, qui pensait bien. Elle n'était pas trop aimée de ses voisins ; ils nous découvrirent et la dénoncèrent ; on la conduisit à la Force, et nous à la Mairie (1).
- Cela est bien pénible pour vous.
- Oh ! mon Dieu, Monsieur, me dit le plus jeune, je ne regarde pas comme une disgrâce de mourir pour la religion.
Je crains, au contraire, qu'on ne me fasse pas mourir, parce que je ne suis que sous-diacre » (2).
Le lendemain, les deux jeunes Minimes étaient
massacrés.
Le 2 septembre était un dimanche. « J'avoue que je n'y pensais pas, dit l'auteur des Mémoires; mais un plus saint prêtre que moi, le bon vieux curé de SaintJean en Grève (3), y pensait pour nous. Après que nous eûmes balayé la salle, il nous dit : « Messieurs, « c'est aujourd'hui dimanche ; il est certain qu'on ne « nous permettra ni de dire ni d'entendre la messe ; « mettons-nous donc à genoux le temps qu'elle dure« rait, et élevons notre cœur vers Dieu. » Tout le monde applaudit et s'agenouillaaussitôt pour prier» (4).
Sur les cinq heures du soir, le bruit se répandit que l'on massacrait dans les premières cours. Les prisonniers se tournèrent alors vers l'abbé Royer, et
(1) Le dépôt de la Mairie, situé sous les appartements qu'occupait le maire de Paris, — c'était alors le vertueux Petion, — était l'antichambre des diverses prisons de la capitale, et spécialement de celles où s'entassaient les suspects que le comité de surveillance faisait arrêter, interrogeait sommairement, et envoyait rejoindre les malheureux incarcérés les jours précédents.
(2) Mémoires, p. 56.
(3) Marc-Louis ROYER, curé de Saint-Jean en Grève depuis 1770.
Né à Paris en 1720, il était âgé de soixante-douze ans, et non de quatre-vingts, comme il est dit à la page 58 des Mémoires.
(4) Mémoires, p. 47.
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le prièrent de leur donner l'absolution in articulo mortis. Il leur répondit que le péril ne lui paraissait pas assez imminent, et qu'il leur fallait se préparer à mourir d'une manière plus conforme à l'esprit de l'Eglise. Puisqu'il y avait parmi eux des prêtres ayant exercé le saint ministère, ils devaient en profiter pour se préparer à la mort par une bonne confession.
Une heure après, les cris de la foule au dehors devenaient de plus en plus furieux; le gardien de la prison annonçait que les prêtres des Carmes avaient été massacaés.
A cette poignante nouvelle, continue Salamon, mes compagnons se jetèrent spontanément aux genoux du curé de SaintJean en Grève, près duquel j'étais demeuré comme pétrifié, et tous ensemble, ecclésiastiques et laïques, nous lui demandâmes avec instance, et avec une grande componction, l'absolution in articulo mortis. Ce saint homme, qui était resté à genoux à côté de moi, se leva alors avec recueillement. Sa haute taille donnait plus de dignité encore à son attitude, qui annonçait vraiment un homme de Dieu. Après avoir prié un instant en silence, il nous exhorta à réciter le Confiteor et à faire un acte de foi, de contrition et d'amour de Dieu, ce dont chacun s'acquitta avec beaucoup de piété. Après quoi, il nous donna très pieusement l'absolution in articulo mortis, que nous désirions tous avec tant d'ardeur. Il se tourna ensuite vers moi et me dit : c Je suis moi-même un grand pécheur : ce n'était pas à moi de vous absoudre; c'était à vous, Monsieur, vous qui êtes le ministre du Vicaire de notre divin Sauveur. Je vous prie de me donner l'absolution avec autant de simplicité que je vous l'ai donnée tout à l'heure. »
J'avoue que je fus comme interdit à ces paroles, et j'eus besoin de me recueillir un instant pour me rappeler la formule que je devais prononcer. Alors je me relevai, et je bénis ce saint vieillard, plutôt que je ne lui donnai l'absolution.
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Depuis cet instant de recueillement, tous étaient restés à genoux. Le curé nous dit : Il Nous pouvons nous regarder comme des malades à l'agonie, mais conservant leur raison et leur pleine connaissance : nous ne devons donc rien omettre de ce qui peut nous mériter la miséricorde de Dieu : je m'en vais réciter les prières des agonisants ; unissez-vous à moi, afin que Dieu ait pitié de nous. »
Il commença les litanies accoutumées, auxquelles nous répondîmes tous avec ferveur. Le ton dont ce digne prêtre prononça la première oraison, qui commence ainsi : « Partez, âmes chrétiennes, de ce monde, au nom de Dieu le Père toutpuissant », etc., attendrit nos compagnons, et presque tous fondirent en larmes.
Quelques laïques se plaignaient à haute voix de mourir si jeunes, et laissaient échapper des imprécations contre nos assassins. Le bon curé les interrompit pour leur représenter avec beaucoup de douceur qu'il fallait généreusement pardonner, et que Dieu, content de notre résignation, ferait naître peut-être des moyens de nous sauver.
Cet acte de notre sainte religion, destiné à consoler les agonisants, étant terminé, nous nous levâmes, et chacun s'en alla de son côté dans la salle (1).
L'abbé Royer fut massacré le 3 septembre, sous les yeux de Mgr de Salamon, qui raconte sa mort en ces termes :
L'interrogatoire fut court, comme tous ceux du reste qui suivirent : « As-tu prêté le serment ? » lui dit le président (2). Le curé répondit, avec le calme de la bonne conscience : « Non, je ne l'ai pas prêté » (3). Au même instant, un coup de sabre, dirigé contre sa tête, mais qui fort heureusement dévia,
(1) Mémoires, p. 60.
(2) Stanislas Maillard, qui, en sa qualité d'ex-basochien, tenait à la forme et massacrait juridiquement.
(3) Il s'agissait du serment civique, décrété le 29 novembre 1791, mais non sanctionné par le Roi, et dans lequel était comprise la Constitution civile du clergé.
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fit sauter sa perruque et laissa voir une tête chauve, que les années avaient jusque-là respectée, et que le fer des assassins allait abattre. Les coups redoublèrent, et sur la tête et sur le corps, qui fut bientôt étendu à terre. Ils le saisirent par les pieds, le traînèrent dehors, et quelques instants après, ils revinrent en criant : « Vive la Nation 1 » (i).
Pas une seule de ces anecdotes ne se trouve dans les historiens de la Révolution ; pas un de ces historiens n'a même prononcé le nom de l'abbé Royer.
Grâce aux Mémoires de l'internonce, cette noble et sainte figure du curé de Saint-Jean en Grève appartient maintenant à l'histoire (2).
(1) Mémoires, p. 79.
(2) L'abbé Sicard publia, en 1796, dans les Annales catholiques, le récit des dangers qu'il avait courus à l'Abbaye, sous ce titre : Relation adressée par M. l'Abbé Sicard, instituteur des Sourds et Muets, à un de ses amis, sur les dangers qu'il a courus à l'Abbaye les 2 et 3 septembre ijg2. On lit dans cette Relation : « Pendant que tout cela se passait, on ouvre à grand bruit la porte de notre prison, et on y jette une nouvelle victime. Quelle victime, grand Dieu ! c'était un de mes camarades de la mairie, que je croyais mort (M. l'abbé S**). Quelle entrevue ! quel moment pour tous les deux !. J'avais appris par le concierge le massacre de tous les prisonniers avec lesquels je savais qu'il était ; j'avais entendu frapper à mort les soixante : il était de ce nombre. Chacun de nous avait pleuré la mort l'un de l'autre. En le voyant, je crus revoir tous mes autres amis. Ce fut lui qui m'apprit la fin héroïque et glorieuse du respectable curé de Saint-Jean en Grève, de ce vieillard vénérable qui répondit avec tant de courage aux bourreaux qui l'interrogeaient sur sa foi, et qui préféra la mort au serment qu'on lui proposait ; qui demanda pour grâce unique, et en faveur de la faiblesse de son âge, la mort la plus prompte, et qui l'obtint. »
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III
Le second livre des Mémoires est plus intéressant, plus dramatique encore que le premier. Il est intitulé : Ma Vie sous la Terreur.
Au mois de décembre 1793, on découvrit dans l'hôtel du président Le Peletier de Rosambo, gendre de Malesherbes, la protestation signée, le Ier novembre 1790, par les membres de la Chambre des vacations du Parlement de Paris. Salamon était un des signataires. Il était absent, lorsque des commissaires de la section de Bondy vinrent pour l'arrêter. Son premier soin fut, non de se cacher, mais d'aller de porte en porte prévenir ceux de ses collègues qui avaient signé avec lui, et en particulier MM. Pasquierpère et fils (1).
Ce détail, dont nous allons tout à l'heure trouver la confirmation, suffirait à prouver l'authenticité des Mémoires, un instant contestée. M. l'abbé Bridier a mis cette authenticité hors de doute, à l'aide de preuves aussi précises que nombreuses. A celles qu'il a fournies, je suis heureux d'en pouvoir ajouter une autre. On lit, en effet, dans les Souvenirs du chancelier Pasquier, recueillis par son dernier secrétaire,
(1) M. Pasquier père, conseiller au Parlement depuis le 21 avril 1758, guillotiné le 20 avril 1794; M. Pasquier fils, conseiller à la deuxième chambre des enquêtes depuis le 19 janvier 1787, devenu plus tard le chancelier Pasquier.
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M. Louis Favre, et publiés en 1870, la page suivante, où il est parlé de l'abbé de Salamon : Ne pouvant se fixer à Paris, où il aurait couru d'aussi grands dangers, M. Pasquier vint s'établir dans le village de Champigny. De là il faisait de fréquentes excursions dans la capitale ; et ces excursions, le croirait-on ? accomplies au milieu d'événements si terribles, de difficultés si périlleuses, n'avaient pas uniquement pour but la curiosité politique. Il aimait, il songeait à se marier !
Un matin, à la pointe du jour, se glissant le long des murailles pour se dérober aux regards trop inquisiteurs, accompagné d'anciens domestiques qui devaient être ses témoins, il se présentait à la municipalité, et contractait une union avec celle qui devait plus tard si dignement porter son nom, avec mademoiselle de Saint-Roman, veuve du comte de Rochefort.
A l'aide d'un peu d'argent, on allait vite en besogne, à cette époque, pour mener à fin les formalités administratives ; la cérémonie ne fut donc pas longue. Aussitôt qu'elle fut achevée, les deux jeunes époux couraient faire bénir leur mariage par un abbé Salomon (sic), ancien conseiller-clerc au Parlement de Paris, et qui était muni des pouvoirs secrets du Pape (1) ; puis ils s'enfuirent à Champigny pour y goûter les douceurs de leur triste lune de miel. Il eurent pendant quelques jours une apparence de bonheur : l'orage semblait gronder loin de leurs têtes ; ils commençaient à se croire perdus dans l'oubli.
Hélas ! leur illusion ne fut pas de longue durée 1 Les démarches fréquentes nécessitées par les formalités de son mariage, avaient cependant aguerri M. Pasquier au séjour de Paris. Il continua à y venir fréquemment, pour passer quelques heures avec son père. Un jour que tous deux étaient réunis à dîner, devisant des événements, de leurs espérances
(1) « J'arrivai auprès de la Muette (villa du Roi) sans avoir aucun dessein arrêté. Je me souvins alors que Mmo Pasquier la mère habitait par là, avec ses enfants, un appartement dans lequel j'avais autrefois, en leur présence, donné la bénédiction nuptiale au fils aîné, qui épousait une veuve, Mm. de Rochefort. » Mémoires de Mgr de Salamon, p. 174.
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peut-être, ce même abbé Salomon dont nous venons de parler, accourut les prévenir que l'acte de protestation des membres du Parlement avait été livré par le valet de chambre de M. de 1 Rosambo, et que le Comité de sûreté générale avait donné
l'ordre d'arrêter tous les signataires de cette pièce et même plusieurs autres conseillers. Il les exhorta à prendre la fuite et à ne pas perdre un instant pour se cacher. (i).
Après avoir ainsi prévenu tous ses amis, l'internonce se cacha pendant quelque temps à Paris, jusqu'au jour où, craignant de compromettre ses hôtes, il quitta la ville. Le bois de Boulogne était alors une véritable forêt. Salamon se résolut d'y vivre. Il y passa trois mois, couchant tantôt dans le kiosque de l'endroit où les habitants d'Auteuil venaient danser le dimanche, tantôt dans un autre endroit « assez commode », du côté de Bagatelle, tout près de la Pyramide et non loin de Madrid, où il était venu souvent, du temps que M. de Rosambo l'habitait. Il dormait quelquefois sous une arche du pont de SaintCloud, « sur la paille que laissent là les femmes qui font la lessive »; quelquefois à la belle étoile. Il avait pris, d'ailleurs, ses précautions contre le froid.
« J'étais vêtu, dit-il, d'une carmagnole en étoffe très épaisse. Extérieurement, on eût dit de la camelote, mais elle était toute fourrée à l'intérieur, y compris les manches, de poils fins extrêmement chauds. Mon justaucorps était à l'avenant. Enfin, j'avais un pantalon de même façon, avec de bonnes chaussettes aux
(i) Estietlne-Denis Pasquier, chancelier de France (1767-1862), souvenirs de son dernier secrétaire, par Louis FAVRE, p. 37.
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pieds et des bottines, qui m'incommodaient d'abord beaucoup quand je marchais, mais auxquelles je ne tardai pas à me faire » (i).
Comme la République lui faisait des loisirs, il allait se promener quelquefois dans le bois de Meudon. Il y fit un jour rencontre d'un homme qui ramassait de l'herbe. Il lia conversation avec lui, et ne tarda pas à savoir que son compagnon était déguisé. Sur la demande s'il demeurait aux environs de Paris, l'inconnu lui répondit : « Oui. seulement, je ressemble au Juif errant.
Je ne suis pas précisément 'poursuivi, mais j'aime mieux être hors de Paris que dedans. J'ai une chambre à Passy. Je parcours ces bois tout le jour en ramassant de l'herbe, et je commence à m'y faire. Je fais ainsi plus de six lieues par jour, et je ne mange que le soir, quand je rentre à Passy. » Prenant de plus en plus confiance en lui, l'homme des ~bois de Meudon lui dit qu'il se nommait Joli, qu'il avait été chanoine de Sainte-Geneviève et précepteur de MM. de Mégrigny. Il avait infiniment d'esprit, parlait pertinemment de tout, et aimait beaucoup à parler politique (2).
Combien d'hommes d'esprit et de cœur, combien d'honnêtes gens étaient alors réduits à vivre dans les bois, dans les carrières ou sur les grands chemins 1 Combien d'exemples j'en pourrais citer! En voici quelques-uns qu'il ne sera pas sans intérêt, je crois,
(1) Mémoires, p. 183.
(2) Ibid., p. 178.
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de rapprocher des faits racontés par Mgr de Salamon.
Laya, l'auteur de l'Ami des lois, se réfugie, aux environs de Paris, dans une ancienne carrière abandonnée.
Un jour qu'il en parcourait les excavations, un bruit ,,:' frappe son oreille. Il veut échapper aux périls d'une rencontre, et il se trouve tout à coup en face d'un inconnu, qui s'avance précipitamment vers lui en lui disant : « Au nom du Ciel, Monsieur, ne me trahissez pas ! » Ce mot, Laya l'avait sur les lèvres (i). Un juge de paix de Paris vécut six mois caché « tantôt à la campagne, tantôt à la ville, tantôt à la cave, tantôt au grenier. » Sa bonne étoile lui fait découvrir, à l'extrémité d'un faubourg, une sorte de soupente, une ancienne cabane à lapins. Il y prend gîte, et en fait même les honneurs, le cas échéant, à d'autres proscrits : il y reçut un jour le représentant Dulaure, chassé de la Convention. Le ci-devant juge de paix avait conservé, dans son humide taudis, sa sérénité d'esprit et son humeur plaisante. Gourmet comme un conseiller de l'ancien régime, il s'était arrangé pour y faire quelquefois de bons repas, grâce à une vieille ménagère mise dans le secret. Il avait une ariette pour toutes les circonstances, citait Horace au dessert et Cicéron dans les moments critiques (2).
L'abbé Dumesnil, curé de Guerbaville (Seine-Inférieure), obligé de quitter son presbytère à la suite de son refus de serment, a raconté dans ses Souvenirs, écrits en 1801, comment il avait vécu, en 1794, sur
(1) DAUBAN, Etude sur M-- Roland et son temps, p. 176.
(2) Mémoires de Dulaure.
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les grands chemins et dans les bois. « Je n'avais point de passeport, dit-il, et craignais par-dessus tout de compromettre les personnes qui auraient le courage de me recevoir. Je me décidai donc à mener une vie nomade dans les bois de Mauny, de Canteleu, de Saint-Jean. Quand il était nuit close, j'allais demander l'hospitalité dans une ferme isolée, souvent chez le bon curé d'Yville, vieillard presque centenaire, qu'on ne songeait pas à surveiller. Je repartais de grand matin, avec un morceau de pain dans ma poche.
Dans mes pérégrinations, je ne m'écartais jamais beaucoup de la Seine, ayant soin de passer et repasser, de temps en temps, sur différents points, d'une rive à l'autre, pour faire perdre ma trace, si l'on venait à me poursuivre. »
Après avoir erré ainsi tout un grand mois dans les alentours immédiats de Rouen, il se résolut à gagner le pays de Caux, dont il était originaire.
Il me fallut, continue l'abbé Dumesnil, éviter soigneusewent les grandes routes, faire de nombreux détours pour ne pas quitter les bois et les traverses peu fréquentées. Plusieurs fois, aux abords des habitations dans lesquelles j'allais demander asile pour la nuit, je faillis être mis en pièces par des « chiens de chaîne m, moins hospitaliers que leurs maîtres.
Il m'est arrivé souvent d'errer dans les bois des journées entières sans rencontrer personne. Perdu dans mes réflexions, je comparais ce calme dont j'étais entouré, avec la terreur qui régnait dans nos cités et dans nos campagnes. Parfois aussi la voix du canon, célébrant à Rouen ou bien au Havre des victoires dont il nous était impossible de remercier Dieu, arrivait d'écho en écho jusque dans mes solitudes. J'éprouvais alors une émotion mêlée de je ne sais quelle joie secrète : car, si
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coupables qu'aient été mes compatriotes, jamais je ne souhaitai que Dieu se servît, pour les punir, du bras de l'étranger (1).
M. de Vaublanc, membre de l'Assemblée législative, avait été, après le 10 Août, décrété d'accusation par les députés de la Gironde, par Vergniaud et ses collègues. Qu'il fût arrêté, c'était la guillotine. Il ne voulut ni sortir de France, ni compromettre ses amis en leur demandant asile. Il prit le parti de se cacher, en plein soleil, sur les grandes routes. Pendant douze mois, du 10 août au 10 thermidor, il parcourut la France, du nord au midi, le bâton à la main, et dans ses poches des livres en très petit format, le Télémaque, la Sagesse de Charon, les Fables de La Fontaine, les Tragédies de Racine. Il ne portait aucun paquet, de sorte que rien en lui n'annonçait un voyageur. « Me cacher toujours, en me montrant toujours, dit-il, dans ses Mémoires, c'était le rôle auquel j'étais condamné. Il m'occupait sans cesse, il m'inspirait de continuelles réflexions, et je parvins ainsi à une prudence de tous les instants dont je ne me serais pas cru capable » (2).
N'avoir pas l'air d'un voyageur, c'était là le grand point. Un officier vendéen, fait prisonnier et à la veille d'être fusillé, est délivré par un gendarme, qui lui apporte de mauvais habits de paysan, un panier et deux pigeons : « Tenez, Monsieur, habillez-vous -," .--_. ,. -'-"L
C X (1) Souvenirs de la Terreur, mémoires inédits d'un curé de canqX pagne, d'après le manuscrit original, par le barofÎ ÉRNOQF, pages 5(>" et suivantes. f i f i ] i -
: $ i;l 4 1 ": 1 (2) Mémoires de M. le comte de Vaublanc, p. i jp j î J > - 7
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promptement. Avec ces pigeons, vous aurez toujours l'air de venir du voisinage. » Les pigeons furent en effet sa sauvegarde. Il avait l'air de venir du marché voisin ; il suivait peu les routes fréquentées, ne s'approchait que des chaumières écartées et solitaires, pour y mendier sa nourriture et celle de ses protecteurs. C'est ainsi qu'il put aller des bords de l'Océan aux frontières de Suisse (i).
Mais que de dangers de tous les instants, de jour et de nuit ! Lors de la prise de Lyon par les troupes de la République, le comte de Clermont-Tonnerre réussit à s'échapper, déguisé en paysan. Une nuit, ayant trouvé un abri dans une grange, où des volontaires s'étaient aussi réfugiés, il s'endort de fatigue, rêve tout haut, raconte son histoire, se nomme.
Arrêté, ramené à Lyon, il est fusillé (2).
Ce ne sont toujours que des anecdotes; mais j'estime que l'histoire de la Révolution est encore à faire, et que c'est surtout avec des anecdotes qu'on la fera : — je veux dire avec des faits vrais, précis, circonstanciés, vécus.
IV
Ces petits faits abondent dans les Mémoires de l'internonce. Les moins intéressants ne sont pas ceux
- (1) Quelques années de ma vie, par Alexandrine ,DES ECHEROLLES, p. i85.
- (a) Ibidem, p. io5.
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qui concernent sa vieille servante, Mme Blanchet (1).
Cette brave femme partagea tous ses dangers. Elle ne savait ni lire ni écrire; ce qui n'empêchait pas M. de Malesherbes, quand il venait voir l'abbé de Salamon, rue des Augustins, et qu'il ne le trouvait pas, de rester une heure entière à causer avec elle.
« Cette femme, disait-il, a beaucoup d'esprit naturel, une grande sensibilité et la vivacité provençale. »
Lors de la première arrestation de l'internonce, en 1792, elle ne quitta guère les abords de sa prison, si ce n'est pour courir chez les députés qui avaient connu son maître et pouvaient peut-être le servir.
Le bruit s'étant répandu, le 3 septembre, que l'abbé était mort; quelques personnes affirmant même qu'elles l'avaient vu massacrer, la pauvre servante perdit la tête, se précipita rue de Bondy, chez M. et Mme de Rosambo, qui essayèrent vainement de la calmer, puis, rue Cassette, chez une de ses amies, femme d'un menuisier, et très grande « aristocrate », bien que son mari fût un farouche jacobin. Cette femme lui suggéra un expédient désespéré, que Blanchet adopta sur-le-champ. Il consistait à aller retourner un à un les cadavres, entassés tous nus les uns sur les autres, pour savoir si son maître était parmi les morts, ou s'il lui restait un souffle de vie.
C'est dans cet état, en effet, que l'évêque de Beauvais, Mgr de la Rochefoucauld, fut retrouvé par son
(0 a Cette domestique, qui gouvernait ma maison, avait déjà servi ma mère pendant trente années, et m'avait été donnée par elle pour diriger mon ménage. » Mémoires, p. 9.
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valet de chambre; il respirait encore. Le valet le retira de la charrette, et il vécut encore six mois.
Seulement, il avait perdu la raison.
Blanchet et son amie dirent qu'elles allaient voir si leurs maris n'étaient pas parmi les morts; et, comme elles étaient tout en larmes, on les crut sans difficulté, il y en eut même beaucoup qui les aidèrent à procéder à cette affreuse vérification.
Enfin, après avoir visité une centaine de cadavres, Blanchet s'écria d'un ton où perçait la joie : « Il n'y est pas! » Elle retourne à la maison, où, deux heures après, elle avait le bonheur de voir rentrer son maître.
Le Ier janvier 1794, elle fut arrêtée, pour s'être refusée à faire connaître l'endroit où se cachait M. de Salamon. On l'emmena à moitié nue au milieu de la nuit, la séparant de son jeune fils, le seul qui lui restât de ses neuf enfants, et qui allait, à peu de semaines de là, mourir de misère. Enfermée d'abord à la prison du couvent des Anglaises, elle y passa huit mois : elle n'en sortit que pour être conduite à la Grande Force et aux Madelonnettes. Sa captivité dura en tout onze mois. Au couvent des Anglaises, elle avait pour compagnes Mrae de Champcenetz, Mme de Soyecourt, Mme d'Urtat, Mme de Senozan, sœur de Mme de Malesherbes, Mme la duchesse d'Anville La Rochefoucauld.
« Citoyenne Blanchet 1 lui disait un jour la duchesse d'Anville, vous serez guillotinée comme nous.
« — Je le sais bien, répondait Blanchet, mais il y aura de la différence entre nous : moi, je mourrai
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pour votre cause, que vous avez, vous, abandonnée.
et vous mourrez, vous, bien que vous ayez épousé la cause des patriotes. Ce sera bien plus dégradant de périr ainsi. Personne ne vous plaindra; mais moi, tous les gens honorables qui apprendront mon triste sort, me pleureront. J'ai toujours été une aristocrate, moi !. et vous, vous avez été toujours l'amie de ce méprisable Condorcet, sur le compte de qui je pourrais vous en dire de belles » (i).
Il y aurait tout un chapitre à écrire sur les domestiques pendant la Révolution. Peut-être n'y a-t-il rien de plus beau dans notre histoire, de plus héroïque et de plus touchant, que ce dévouement des petits, des humbles, des paysans et des ouvriers royalistes, depuis le paysan de la Vendée, jusqu'à ces pauvres femmes de Paris, « plus aristocrates » que les duchesses : — Mme Blanchet, la menuisière de la rue Cassette, la marchande de la place Maubert, qui « pensait bien » et cachait les prêtres proscrits, — ou encore cette petite bourgeoise que Vaublanc rencontra, dans les premiers mois de 93, sur le coche d'eau qui allait de Paris à Rouen. « A peine le coche était-il en mouvement, qu'elle s'exprima hautement, avec l'indignation la plus énergique, sur l'assassinat du roi, et avec le mépris le plus outrageant sur la Convention. Elle ne cessa de parler ainsi pendant le voyage. On l'écoutait en silence, sans la contredire, sans oser l'approuver. Elle s'adressait quelquefois (
(1) Mémoires, p. 206.
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aux hommes qui l'écoutaient, et les traitait de lâches.
Elle voyait bien que ses nombreux auditeurs partageaient ses sentiments et n'osaient pas les manifester ; elle disait et répétait souvent : « Les hommes n'ont pas de courage ; ils croient en avoir, parce qu'ils vont à la guerre ; mais ils y sont forcés, et quand ils sont là, ils sont bien obligés de se battre : ils ne peuvent faire autrement; mais il n'y en a pas un seul qui ose parler. Je suis seule pourtant; personne ne me soutient » (i).
Les Mémoires de Mgr de Salamon seront sans doute réimprimés plus d'une fois. C'est pour cela, et en raison même de leur haute valeur, que je tiens à signaler les petites inexactitudes qui se sont glissées, soit dans le texte, soit dans les notes.
Le nom de l'abbé Sicard, l'instituteur des sourdsmuets, revient plusieurs fois dans le récit de l'internonce. Il est toujours orthographié : Sicart. La véritable orthographe est Sicard. — De même, il faut imprimer Bailly (membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française, président de l'Assemblée constituante, maire de Paris), et non Bailli. - Au lieu de la Reveillère-Lepaux, il faut : la RevellièreLépeaux. — L'ancien procureur au Parlement de Paris qui fut massacré à l'Abbaye, s'appelait Seron, et non Féron. — Le premier président du Parlement de Paris, guillotiné le 20 avril 1794, s'appelait non de Faron, mais Bochard de Saron. — Le nom du
(1) Mémoires de M. le comte de Vaublanc, p. 264.
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président à la troisième chambre des requêtes, qui fut sauvé par la petite-fille du geôlier de la Conciergerie, doit s'écrire Augran, et non Angrau. - Chaumette, le procureur de la Commune de Paris, fut guillotiné non le 10 avril, mais le 13 avril 1794 (24 germinal an II). — L'abbé Champagne, l'un des jurés qui acquittèrent l'abbé de Salamon, le 26 janvier 1797, n'était pas « proviseur au collège de Navarre », mais principal du collège de Louis-le-Grand.
Le collège de Navarre n'existait plus en 1797 ; il était situé rue et Montagne Sainte-Geneviève, tandis que le collège de Louis-le-Grand, devenu le Collège de l'Egalité et dirigé par M. Champagne, était situé, à cette époque comme aujourd'hui, rue Saint-Jacques.
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NAPOLÉON ET ALEXANDRE 1ER (1)
1
E serait exagérer que de dire : Tant vaut le sujet, tant vaut l'œuvre. Il est certain cependant, surtout s'il s'agit d'un ouvrage
d'histoire, que le choix du sujet est d'importance singulière. Si le sujet traité est ingrat, dénué d'intérêt, ou trop vaste, ou trop étroit, vainement vous travaillerez vous prendre1 de la peine ; vainement vous mettrez au service du plus opiniâtre labeur de l'art, du style, du talent : vos efforts seront stériles. Qui sème sur le roc ne recueillera que de rares et maigres épis.
Avez-vous fait choix, au contraire, d'un sujet heureux, d'un épisode'curieux, d'un héros sympathique? Aucun de vos efforts ne sera perdu. Le sol fécond vous rendra au centuple le grain que vous lui aurez confié.
Vos chariots, le soir, en rentrant, ploieront sous les gerbes.
L'alliance de Napoléon avec Alexandre Ier, sa for-
(i) Napoléon et Alexandre I-1. tome I"; De Tilsit à Erfurt, par ALBERT VANDAL. — Un volume in-8. Librairie Pion, rue Garancière, 10. Paris, 1891.
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mation, ses vicissitudes, sa rupture, tel est le sujet choisi par M. Albert Vandal. Il en est peu qui offrent à l'historien plus d'avantages. Il n'est ni trop rapproché de nous, ni trop éloigné : assez loin pour que les principaux acteurs aient publié leurs mémoires et pour que les archives d'Etat aient livré leurs secrets ; assez près pour que la physionomie et l'intérêt des événements ne se perdent pas dans les brumes du passé.
La période de cinq années qu'embrasse cet épisode, de 1807 à 1812, est assez vaste pour que les péripéties les plus dramatiques s'y déroulent à l'aise; assez bornée, pour que l'historien puisse étudier de près et à fond les questions que le sujet soulève. Ce sujet enfin forme un tout complet, qui se suffit à lui-même ; cet acte de la tragédie napoléonienne fait, à lui seul, une pièce entière, avec son exposition et son dénouement, avec Friedland pour lever de rideau, et pour épilogue l'incendie de Moscou. Et les acteurs de cette tragédie, quel intérêt ne présentent-ils pas? Napoléon et Alexandre Ier ! Ce n'est à M. Vandal que l'on pourra reprocher d'avoir, parmi tant d'héros, choisi Childebrand !
Dernier avantage ajouté à tant d'autres : les deux principaux acteurs mis en scène par l'heureux et habile écrivain forment entre eux le plus parfait contraste. Napoléon, le dieu de la guerre, l'homme du chiffre et du fait, alliant la précision du calcul à l'exubérance de l'imagination, allant droit au but, même quand ce but est insaisissable, génie lumineux et puissant, fixant le soleil avec ses regards d'aigle, — l'homme
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du Midi et l'homme d'action l Alexandre, l'homme du rêve, toujours flottant entre les sentiments divers qui l'agitent, d'une ambition plus haute que son destin, impuissant à agir, irrésolu et mystérieux, les yeux fixés vers un fuyant idéal, le front baigné dans les brumes du Nord, un héros d'Ossian face à face, sur le radeau de Tilsit, avec un héros d'Homère !
Plus d'un historien sans doute s'est déjà occupé du sujet que vient de traiter M. Vandal, et au premier rang il convient de nommer M. Thiers. Si son Histoire de la Révolution, hâtivement faite, fruit d'études incomplètes, de lectures rapides et superficielles, est une œuvre sans valeur, il n'en va pas de même de son Histoire du Consulat et de l'Empire. L'auteur cette fois est remonté aux sources, il a étudié les documents, les a rapprochés, comparés; il a pris son temps, il n'a pas épargné sa peine. S'il s'est passionné pour son héros, ce dont je suis loin de lui faire un reproche, il s'est passionné aussi pour la vérité. Que son livre ait pris des proportions démesurées, que la partie militaire surtout ait reçu des développements faits pour rebuter le lecteur ordinaire et qui seraient tout au plus à leur place dans un ouvrage spécial à l'usage des élèves de l'école de guerre; que le style, clair et facile, mais prolixe, chargé d'épithètes, ne soit exempt ni de banalité, ni de rhétorique, tous ces défauts n'empêchent pas l'œuvre d'être considérable, de renfermer des parties qui sont d'un grand historien. Et précisément ce qui concerne les rapports de la Russie et de la France, d'Alexandre Ier et de Napoléon, ce qui regarde
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Tilsit et Erfurt, a été traité par M. Thiers avec une parfaite compétence et une admirable clarté, après une sérieuse et complète étude des documents. Le mérite n'en est que plus grand à M. Albert Vandal d'avoir écrit, venant après M. Thiers, un ouvrage plein d'informations originales, d'aperçus nouveaux, de révélations précieuses. L'histoire est une science, comme la physique et la chimie. C'est un grand avantage de venir le dernier, et, prenant pour point de départ les travaux de ses devanciers, de les étendre, de les renouveler même, à l'aide des découvertes que chaque jour amène.
M. Thiers n'avait guère eu à sa disposition que les documents français. M. Vandal a pu y joindre les documents russes. Les archives du ministère des affaires étrangères de Saint-Pétersbourg lui ont été ouvertes. Il a pu consulter, non seulement les rapports des ambassadeurs de Russie à leur cour, mais une partie de la correspondance échangée directement entre l'empereur Alexandre et ses ministres ou représentants. Il lui a été donné, en outre, de puiser à différentes sources privées. M. le comte Charles Pozzo di Borgo a mis à sa disposition les pièces relatives à la mission de Pozzo di Borgo à Vienne en 1806 et 1807. Il a reçu communication d'un certain nombre d'écrits laissés par l'un des hommes qui ont été le mieux initiés au secret des deux empereurs, par Caulaincourt, duc de Vicence.
Depuis le 20 février 1849, date à laquelle M. Thiers déposait à la direction de la librairie son neuvième
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volume, qui renferme le récit de l'entrevue d'Erfurt, les documents imprimés, recueils de pièces diplomatiques, correspondances, mémoires, sont devenus de plus en plus nombreux sur la période impériale. Je citerai parmi les plus importants : la grande publication de textes français et russes sur les relations des deux puissances pendant le Consulat et l'Empire, entreprise par M. le professeur Tratchevski, sous les auspices de la Société impériale d'Histoire de Russie; — les quatre volumes de M. A. Vassiltchikoff sur la Famille Raîoumowski; — les Mémoires du prince Adam Czartoryski ; — les Mémoires de la comtesse Edling; — la Vie du général sir Robert Wilson, d'après ses Mémoires autobiographiques, son journal, etc. ; — les Mémoires du prince de Metternich ; — les Mémoires du feld-maréchal comte de Stedingk, ministre de Suède en Russie; — la Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre; — les Annales de la politique prussienne de 1807 à 1815, parHassel, qui donne, d'après les archives de Vienne, le texte des lettres adressées par l'empereur Alexandre au prince Kourakine, son ambassadeur près la cour d'Autriche.
II
Toute médaille a son revers. Trop abondants, les documents peuvent devenir un embarras comme les richesses. Tel auteur, fier des pièces qu'il a réunies, ne pouvant se résigner à en perdre une parcelle, les
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met toutes en montre, les étale, les entasse, les empile, si bien qu'il transforme son livre en une boutique de bric-à-brac. Que de volumes aujourd'hui où les pièces d'archives, les correspondances, les documents de tout ordre et de toute importance, non contents de remplir les notes, de tapisser le bas des pages, envahissent le texte même, le resserrent de plus en plus et semblent lui dire : La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir.
Rien de pareil à craindre avec M. Albert Vandal. A égale distance de l'ancienne méthode, qui ne faisait pas au document sa place légitime, et de la nouvelle, qui, baprès lui avoir laissé prendre un pied chez elle, lui en a bientôt laissé prendre quatre, il excelle à fondre les documents dans son texte, à mettre chaque chose à son vrai rang. Chez lui, l'art marche de pair avec l'érudition. C'est un chercheur, un trouveur; c'est aussi, au sens le plus élevé du mot, un écrivain.
Il y a dans son livre, à côté de portraits très réussis et d'esquisses très spirituellement enlevées, de larges peintures, de véritables tableaux d'histoire. Voici, par exemple, une des scènes d'Erfurt, celle où le général baron de Vincent, envoyé extrordinaire d'Autriche, remet à Napoléon une lettre de son maître : C'est l'instant qu'a choisi un peintre officiel pour grouper dans une scène idéale, dans un tableau conservé au musée de nos gloires, les principaux personnages d'Erfurt, avec l'attitude que leur ont prêtée la tradition et la légende. La réception a lieu dans le cabinet de l'empereur. Auprès d'une table massive, Napoléon est debout. Son large front pensif, illuminé de gloire.
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s'incline légèrement : d'un geste majestueux, sa main se tend pour recevoir la lettre que M. de Vincent lui présente, le corps plié en deux par un profond salut. A quelques pas, l'empereur Alexandre contemple d'un oeil satisfait cette scène d'apaisement: il est posé à souhait pour laisser admirer la finesse de son profil, son port noble et charmant. Au second plan, entre les deux monarques, Talleyrand apparaît ; son costume sombre, agrémenté de broderies d'un bleu pâle, met une note discrète au milieu de l'éclat des uniformes; ses cheveux blanchis par la poudre adoucissent l'expression heurtée de ses traits et rappellent les grâces d'autrefois ; placé derrière la table, il semble se borner au rôle de secrétaire impassible, se prépare à écrire sous la dictée des deux empereurs et à prendre acte de leurs décisions. Au fond de la salle se distinguent les rois, princes et ministres allemands ; puis Duroc, Berthier, Maret, Caulaincourt, d'autres serviteurs de l'empereur, le comte Roumantsof enfin, et le grand-duc Constantin, dont la face tartare s'accuse dans la pénombre.
Tous ces personnages sont groupés dans des poses diverses, mais de manière à former autour de Napoléon, qui occupe le milieu de la scène, saisit et concentre l'attention, un cercle de courtisans. Les visages, de même que les costumes et les accessoires, sont reproduits avec fidélité; chaque figure est un portrait. Quant à l'expression des physionnomies, volontairement ou non, l'artiste nous la montre telle qu'elle se composait pour les scènes d'apparat qui se succédaient à Erfurt, c'est-à-dire froide, uniforme et solennelle. Chez tous les assistants règne la même satisfaction de commande, le même air de contentement officiel, où rien ne transparaît des sentiments intérieurs qui agitent et soulèvent les cœurs. Essayons toutefois, sous ces dçhors composés, d'atteindre les âmes : chez ces personnages, dont la plupart vont jouer leur rôle, exercer leur action à Erfurt, essayons de démêler le jeu ardent des passions, des haines, des convoitises prêtes à s'allier ou à se combattre, à s'associer pour l'intrigue ou à se livrer courtoisement une lutte opiniâtre (i).
(i) Napoléon et Alexandre Ier, p. 418.
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Cette page vaut le tableau qu'elle décrit; seulement pourquoi désigner l'auteur de ce tableau par une péri-
phrase ? Pourquoi ne pas le nommer tout simplement?
Il s'appelait Gosse et a laissé plus d'une toile estimable (i).
III
Je ne puis suivre M. Vandal dans le récit des négociations de Tilsit et d'Erfurt. Le lecteur aimera sans doute à les lire dans l'ouvrage même, à voir revivre, sous la plume colorée de l'auteur, les dramatiques péripéties de cette alliance des deux empereurs. L'espace qui me reste, on me permettra d'en disposer pour signaler deux ou trois points d'assez haute importance, sur lesquels je serai peut-être en désaccord avec M. Albert Vandal.
M. Taine a tracé de Napoléon un portrait singulièrement poussé au noir, une eau-forte à la Rembrandt, puissante et tragique, admirable à coup sûr, mais où les ombres sont trop fortes; où l'on voudrait, sinon plus d'éclat, du moins plus de lumière. Presque à la même heure, deux jeunes écrivains, M. Henri Houssaye et M. Albert Vandal, l'un dans son livre sur 1814, l'autre dans ce volum emême sur Napoléon et Alexandre Ier, nous ont donné un Napoléon très diffé-
(1) Ce tableau a été peint en 1838 et porte sur le catalogue du musée de Versailles, le n" 1764.
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rent de celui de M. Taine. Ils s'attachent surtout à mettre en relief ses prodigieux talents, ses grandes actions, ses incomparables triomphes. Au lieu d'une eau-forte à la Rembrandt, nous avons, cette fois, une toile de Gérard ou de Robert-Lefèvre, claire, lumineuse, rayonnante. Je n'en suis point surpris pour ma part; je comprends à merveille cet enthousiasme de MM. Houssaye et Vandal. Hier encore, je relisais un livre remarquable, bien que peu connu, publié en 1841 sous ce titre : ETUDES SUR NAPOLÉON, par le lieutenant-colonel de Baudus, ancien aide de camp des maréchaux Bessières et Soult (i). Fils d'un émigré qui avait rédigé à Hambourg avec Rivarol et l'abbé de Pradt le Spectateur du Nord, royaliste comme son père, le jeune de Baudus avait appratenu, comme aide de camp, à l'état-major du maréchal Bessières et à celui du maréchal Soult. Il avait été envoyé plusieurs fois en mission auprès de l'empereur, et, comme tous ceux qui l'approchaient, il avait été séduit, fasciné : A leur début dans la carrière, écrit-il, les jeunes gens entraient de suite en partage de la gloire acquise par leurs devanciers comme d'un héritage qui leur était dévolu ; héritage dont ils s'efforçaient d'augmenter la valeur par leurs actions personnelles, héritage dont l'importance était relevée, aux yeux de ceux dont l'âme s'était nourrie des glorieux souvenirs historiques de notre belle France, par l'assimilation qu'ils établissaient du présent avec le passé. Je ne m'en défends pas, cet enthousiasme, moi aussi je l'ai partagé! Après mes premières campagnes, celles de Prusse et de Pologne, il y avait une telle
(1) Deux volumes in-8; Paris, Debécourt, libraire-éditeur, rue des Saint-Pères, n° 69. — 1841.
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exaltation dans mon admiration pour Napoléon qu'à mon retour ma famille, encore toute pénétrée des regrets du passé, en fut presque effrayée (i).
L'admiration de M. Vandal pour Napoléon, si profonde qu'elle soit, ne lui ferme pas les yeux sur les fautes de son héros. Il me semble pourtant qu'elle l'égaré parfois. Les premières lignes de son AvantPropos sont celles-ci : « Pendant toute la durée de son règne, Napoléon poursuivit un but invariable : assurer par une paix sérieuse avec l'Angleterre la fixité de son œuvre, la grandeur française et le repos du monde. » Il exprime la même opinion en maint autre endroit de son livre, notamment à la page 439, où il écrit : « Napoléon portait la peine (en 1808) d'avoir voilé, durant le cours d'une année, la justice finale et la grandeur de son but, qui était le repos du monde, sous l'absolutisme de ses procédés, d'avoir trop peu ménagé les scrupules, les intérêts propres de son allié, d'avoir violenté les rois et les peuples, et c'était son châtiment que de n'être plus cru aujourd'hui, alors qu'il affirmait son désir de paix et ses vues purement défensives. » Cette thèse n'est pas nouvelle; récemment encore, en 1887, le prince Napoléon lui a rendu le mauvais service de la soutenir. Je ne la crois pas défendable.
La vie entière de Napoléon lui est un long et éclatant démenti. La paix était antipathique à sa nature, à son caractère et à son génie. Il était fait pour porter des batailles, comme Corneille pour porter des tragédies et La Fontaine pour porter des fables, — comme un
(1) BAUDUS, tome I", p. 183.
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pommier est faitpour porter des pommes. Jusqu'à la fin il aimera la guerre; il la fera jusqu'au bout. Comment ne pas aimer l'art où l'on excelle ? Comment se résigner, quand on a gagné les batailles d'Austerlitz et de Marengo, à cacher son auréole de victoires sous le bonnet de coton du roi d'Yvetot? L'entreprise est vaine de vouloir faire de ce prodigieux gagneur de batailles le champion de la paix universelle, le chevalier du repos du monde. Lui-même se jugeait mieux. N'est-ce pas lui qui disait, un jour, à l'un de ses meilleurs officiers, au général Dorsenne : « Vous êtes né au bivouac, vous avez grandi au bivouac et, si je vis, vous y mourrez ! »
Baudus, que je citais tout à l'heure, rapporte une parole non moins significative. Elle se trouve au tome Ier de ses Etudes :
Si la France, écrit-il, fût restée sous le sceptre de Napoléon, la situation exceptionnelle de ce prince parmi les autres souverains de l'Europe, autant que son goût pour la guerre, eût condamné les Français à combattre tant qu'il aurait vécu. Au reste, il ne cachait pas ses projets à cet égard. Nous en eûmes la preuve en 1809 à Valladolid. La garde s'étant montrée fatiguée des marches rapides et continuelles qu'on avait exigees d'elle depuis le commencement des opérations, et particulièrement de la longue course que l'on venait de faire à la poursuite de l'armée anglaise, Napoléon profita de la présence d'un grand nombre d'officiers de ce corps d'élite à une de ses revues pour leur adresser des reproches à ce sujet, reproches qu'il termina en disant : « Ah! vous êtes las de la guerre 1 Vous ne savez donc pas que je la ferai toujours? que je la ferai jusqu'à quatre-vingts ans? que je la ferai en litière quand je ne pourrai plus monter à cheval? » (1).
(1) BAUDUS, tome I", iiy.
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IV
Au lendemain de Tilsit (juillet 1807), Napoléon, qui venait de fasciner Alexandre et de le conquérir à ses desseins, ne voulut pas qu'aucune solution de continuité intervînt dans leurs rapports. Il résolut de détacher auprès de l'empereur de Russie l'un de ses aides de camp et de l'accréditer à Pétersbourg en mission temporaire. Cet envoyé, dépourvu de tout caractère officiel, recommandé seulement par ses épaulettes d'officier général, prendrait peut-être dans l'intimité du czar une place à laquelle pouvait difficilement prétendre un ambassadeur qualifié, dont l'étiquette fixait rigoureusement et limitait les prérogatives. L'aide de camp choisi fut le général Savary; on lui adjoignit un chargé d'affaires, porteur d'un nom destiné à des célébrités très diverses, M. de Lesseps.
A titre d'introduction, Savary reçut une lettre de son maître pour le czar : « Je prie Votre Majesté, disait l'empereur, de le recevoir avec cette bonté qui lui est particulière et d'ajouter une entière confiance à ce qu'il lui dira de ma part. »
M. Vandal semble trouver ce choix tout naturel. Il était pourtant d'une étrangeté, d'une audace extraordinaires. Savary avait été l'un des principaux acteurs de la tragédie de Vincennes. Il avait exécuté, en homme de police plus qu'en militaire, les ordres de Bonaparte.
Une goutte de sang du duc d'Enghien avait taché
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son uniforme. En prenant un tel homme pour le représenter auprès d'Alexandre, Napoléon voulait-il montrer à l'Europe que son nouvel allié l'acceptait tout entier, avec tout son passé, avec toutes ses actions, même celle qui, quatre ans auparavant, avait soulevé d'indignation la Russie et son empereur? Estimait-il, au contraire, que la chose était de peu d'importance, qu'elle était d'ailleurs bien vieille et devait être oubliée de tout le monde comme de lui-même ? Ou bien encore tenait-il que la gloire efface tout, même le crime? Quoi qu'il en soit, il y avait lieu de rappeler la part prise par Savary à l'événement de Vincennes, ne fût-ce que pour montrer à quel point était grande la fascination exercée par Napoléon sur Alexandre, puisque ce dernier ne parut pas se souvenir du passé de l'aide de camp de Bonaparte et lui fit le plus aimable accueil. Rappelons à l'honneur du peuple et de la haute société russe que, si leur empereur oubliait, eux du moins surent se souvenir. Ils mirent en quarantaine l'envoyé extraordinaire. Entré dans Pétersbourg, Savary eut beaucoup de peine à s'y procurer un logement, personne ne se souciant de le recevoir et de l'héberger. Pendant les premières semaines de son séjour, il ne réussit pas à se faire ouvrir une seule maison; quand il dînait chez l'empereur, il voyait les autres convives l'abandonner le soir pour aller dans le monde, et lui s'en revenait tristement, disait-il, à la compagnie de son secrétaire (i). On lui infligeait en
(i) Mémoires du duc de Rovigo, tome III, p. 153.
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tous lieux les plus injurieuses mortifications. Paraissait-il à la promenade, tous les regards se portaient sur lui avec une insistance blessante. Partout, sur son passage, des visages fermés ou malveillants, un mutisme impénétrable ou des paroles de haine.
La mission de Savary, qui était surtout une mission de police et d'espionnage, prit fin au mois de novembre 1807. Napoléon envoya à Pétersbourg, avec le titre d'ambassadeur extraordinaire, son grand écuyer, le général de division de Caulaincourt. « Esprit distingué, dit M. Albert Vandal, cœur généreux et droit, Caulaincourt portait à l'empereur un attachement chevaleresque, l'avait servi avec honneur dans différentes missions, dont l'une l'avait déjà conduit en Russie, et, plus tard, à l'heure des épreuves, devait se grandir encore par cette fidélité au malheur qui est le privilège des âmes nobles. En même temps, ce galant homme se souvenait de ses origines, aimait à les rappeler par son langage, sa tenue, ses manières; ses goûts naturellement relevés le portaient vers l'élégance et le luxe; il recherchait l'atmosphère des cours, et aucune gloire ne pouvait lui être plus sensible que celle de réconcilier la France impériale avec l'une des aristocraties de la vieille Europe. Napoléon jugea que nul personnage de sa cour ou de son état-major n'était mieux propre à remplir, non seulement avec dignité, mais avec éclat, le premier poste de la diplomatie française (i). » Et cependant Caulaincourt ne voulait
(1) Napoléon et Alexandre I", p. 142.
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pas aller à Pétersbourg; il avait énergiquement refusé « le premier poste de la diplomatie française » ; il fallut, pour le lui faire accepter, que Napoléon usât d'autorité. D'où venait cette résistance, sinon de ce que, parmi « les différentes missions où il avait servi l'empereur », figurait la mission d'Ettenheim ? C'était lui qui, dans la nuit du 15 au 16 mars 1804, avait enlevé le duc d'Enghien, sur territoire neutre, en violation du droit des gens. Envoyer à Alexandre Caulaincourt après Savary, l'homme de l'enlèvement après l'homme de l'exécution, c'était roide ! Quels sentiments ont animé Napoléon en ces deux rencontres ?
M. Vandal est passé à côté de ce problème sans le résoudre, sans même le signaler.
C'est là du reste un détail dans le vaste tableau que M. Albert Vandal a retracé avec un si remarquable talent, — détail dont l'omission, après tout, est de faible importance. Ce qui est plus grave, c'est que l'éminent historien s'est trompé, à mon sens du moins, sur le caractère même et sur la nature de l'alliance entre Napoléon et Alexandre Ier. Cette alliance était une pure chimère !
Pour qu'elle fût une réalité, il aurait fallu que Napoléon n'eût pas d'autre ambition que celle de régner en paix, pas d'autre but que d'assurer le repos du monde.
Or, je l'ai déjà dit, son souci n'était pas là. Tilsit, Erfurt n'étaient pour lui que des étapes destinées à le conduire à la domination universelle. Un des hommes qui l'ont le mieux connu, un de ceux qui lui ont été le plus sincèrement attachés et lui sont restés le
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plus fidèles, le comte Lavallette, a révélé à cet égard ses vrais desseins, ses pensées de derrière la tête. Il ne cache pas que, précisément en ces années 1807 et 1808, l'idée de l'empereur était « de vaincre l'Europe pour en être le maître ou le président ». — « Son génie et son caractère, ajoute-t-il, développèrent cette idée, car ces terribles conquérants du monde sont tous de la même famille : le premier partout, on périr » (1).
L'alliance entre Alexandre et Napoléon était une chimère, pour une autre raison encore : c'était une alliance contre nature. Napoléon poursuivant son rêve de monarchie universelle, rêve déjà en grande partie réalisé, était l'ennemi de l'Europe. Alexandre, en lui prêtant son concours, alors qu'il ne restait plus debout sur le continent que l'Autriche et l'Espagne, devait lui permettre de conquérir l'Espagne et de porter à l'Autriche de nouveaux coups. Il n'y aurait plus dès lors en présence que la Russie et la France, celle-ci traînant à sa suite l'Europe vassale. Ce serait le moment du duel final entre les deux alliés de Tilsit et d'Erfurt; et toutes les chances ne seraient-elles pas contre la Russie, dupe et victime, après avoir été complice?
Ces conséquences inéluctables de l'entrevue de Tilsit et des conventions d'Erfurt, Alexandre n'avait pas voulu les voir; mais la Russie tout entière les voyait, du dernier moujick au plus haut dignitaire de la cour, de la plus humble paysanne à l'impératrice-mère. Il était donc inévitable que, réveillé de son rêve par le
(1) Mémoires et souvenirs du comte Lavallette, tome II, p.34, 1831.
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cri de tout son peuple, le czar briserait le cercle magique tracé autour de lui par la baguette de l'enchanteur, et qu'il redeviendrait le champion de l'Europe, un instant abandonnée et trahie.
J'ai dit que tout le monde en Russie considérait l'alliance avec Napoléon comme une duperie et y voyait la ruine de l'Europe et de la Russie elle-même.
L'ambassadeur chargé par Alexandre de cultiver et de fructifier à Paris l'alliance de Tilsit était le premier à la déplorer et à travailler contre elle. Cet ambassadeur était le comte Tolstoï. Au lieu de caresser les rêves de son maître et de flatter ses illusions, il ne cessa de les combattre. A peine arrivé à Paris, sans se laisser prendre aux habiletés et aux cajoleries de Napoléon, il sonna l'alarme. Il écrivit à Pétersbourg que, si l'empereur Napoléon traitait l'empereur Alexandre en allié, s'il le berçait de brillantes promesses, c'était pour se trouver seul un jour en face de lui et le briser.
« Loin de favoriser la Russie, ajoutait-il, son dessein est de la refouler dans ses anciennes limites, d'en faire une puissance asiatique, de l'exiler dans l'Est, de la rejeter sur la Perse et les Indes, en attendant qu'il puisse la bouleverser de fond en comble. Tout décomposer, tout abattre autour de lui, afin de régner sur l'Europe en ruines, tel est son but ; il a déclaré que sa dynastie serait bientôt la plus ancienne du continent, et se tiendra parole » (i).
Tolstoï n'était qu'un soldat, mais ici un soldat
(i) Dépêches de Tolstoï, 26 octobre, 23 et 27 novembre 1807.
Archives de Saint-Pétersbourg.
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valait peut-être mieux qu'un diplomate. Comme il l'avait fait au lendemain de Tilsit, à la veille d'Erfurt il s'efforçait encore de dessiller les yeux de son maître, de lui montrer ce qui pour lui était aussi évident que la lumière du jour. Pas un instant il ne fut dupe de Napoléon. M. Vandal rapporte à ce sujet une curieuse anecdote.
On était aux derniers jours d'août 1808. L'entrevue des deux empereurs était décidée et prochaine. Napoléon, revenu depuis peu d'Espagne à Paris, invita Tolstoï à l'une de ses chasses, faveur toujours rare et enviée. Pour aller au rendez-vous de chasse, indiqué près de Saint-Germain, il prit dans sa calèche l'ambassadeur russe avec ses deux invités, le prince Guillaume de Prusse et le maréchal Berthier; le prince était à ses côtés, le maréchal et Tolstoï sur le devant.
Pendant le trajet, Napoléon se mit en frais de coquetteries pour l'ambassadeur ; mais ses paroles, ses amabilités se dépensaient en pure perte : Tolstoï les recevait avec une froideur respectueuse. Son visage était sévère, impénétrable. A la fin, pour le dérider, l'empereur se mit à le plaisanter sur ses terreurs, sur les bruits sinistres dont il s'était fait l'écho. L'événement n'en faisait-il pas justice ? Au lieu d'une brouille entre la France et la Russie, on allait assister à l'imposante consécration de leur accord. Les liens formés à Tilsit allaient se resserrer à Erfurt et devenir si étroits que rien désormais ne les pourrait rompre. « Pourquoi me soupçonner, disait-il, de vouloir faire la guerre à la Russie ? Qu'irais-je chercher chez elle ? Une telle
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entreprise serait le comble de la folie; elle serait en contradiction avec mes intérêts, avec la nature même des choses, avec le passé. L'histoire ne fournit pas d'exemple que les peuples du Midi aient envahi le Nord; ce sont les peuples du Nord qui inondèrent le Midi. » Puis, contemplant la campagne ensoleillée, le ciel pur, la beauté calme et sereine de l'été finissant : « Ah bah ! dit-il, il fait trop froid chez vous.
Qui voudra de votre neige ? C'est affaire à vous, au contraire, de désirer notre beau climat. » Et Tolstoï de répliquer, sans se départir de son air glacial, que le présent n'offrait pas d'analogie avec les temps dont parlait Sa Majesté, d'observer que le Nord étant presque aussi corrompu que la France, celle-ci n'avait rien à craindre de lui. « Pour moi, ajouta-t-il, je préfère ma neige au beau climat de France » (i).
Cette anecdote méritait d'entrer dans l'histoire. Le cadre, les personnages, le dialogue, tout est intéresressant ; et ce qui ajoute singulièrement à l'intérêt, c'est que pareil au promeneur qui, dans cette même forêt de Saint-Germain où avait lieu cette partie de chasse, découvre tout à coup, au détour d'une allée, un coin d'horizon, le lecteur voit se dresser devant lui Moscou en flammes, la grande armée ensevelie sous les flocons de cette neige, si justement chère à Tolstoï, Napoléon s'évadant de Russie et traversant en fugitif ce fleuve du Niémen, théâtre de l'entrevue de Tilsit, le prince Guillaume de Prusse rentrant en vainqueur dans cette
(i) Dépêche de Tolstoï, 28 août 1808. Archives de Saint-Pétersbourg. — Vandal, p. 38o.
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ville de Paris où il avait traîné son humiliation, le prince de Neufchâtel,le maréchal Berthier, se précipitant des fenêtres de son palais pour ne pas survivre à la chute de l'empire et de sa fortune !
Le volume de M. Albert Vandal s'arrête au 14 octobre 1808, au moment où les deux empereurs, sortis ensemble de la ville d'Erfurt, à cheval, se séparent sur la route de Weimar. Deux autres volumes suivront, dont le succès est d'avance assuré.
Comme les Mémoires de Marbot, le livre de M. Albert Vandal vient au bon moment. Le 14 juin 1847, Victor Hugo disait à la tribune de la Chambre des pairs : « Quant à moi, messieurs, je suis par moment tenté de dire à la Chambre, à la presse, à la France entière : « Tenez, parlons un peu de l'empe« reur, cela nous fera du bien. » Victor Hugo était bonapartiste; je ne le suis guère, mais c'est égal : depuis que j'ai l'heur de vivre sous la présidence de M. Grévy et sous celle de M. Carnot, bien souvent je suis tenté de dire à nos historiens : « Tenez, parlez-nous un « peu de Napoléon, cela nous changera ».
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CHANGARNIER (1)
i
ANS la nuit du 23 au 24 novembre i836 le maréchal Clausel, après deux attaques infructueuses contre les denv j.
- - -- -"4 PU! U::S oe Constantine, donna l'ordre aux corps dispersés autour de la ville, de se concentrer, avant le jour, sur le plateau de Mansourah, pour commencer une retraite devenue inévitable. La division du général Trézel partit la première, puis celle du général de Rigny: à l'extrême arrière-garde était un bataillon du 2e léger, sous les ordres du commandant Changarnier. Quand le bataillon se mit en marche, le jour commençait à poindre. Avertie par les sentinelles des remparts, la population tout entière sortit des murs, suivant la garnison, que commandait un chef des plus vigoureux, e Kabyle Ben-Aïssa. Changarnier venait d'atteindre la berge gauche du Rummel, quand il aperçut une
(I) Changarnier, par le comte d'ANTIOCHE. Un volume Librairie Plon, rue Garancière, ro.
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quarantaine d'hommes en capotes grises courant éperdus au milieu des Arabes pour rejoindre la colonne : c'étaient les soldats du poste d'une grand'garde que l'on avait oubliés. Quoique les instants fussent précieux, le commandant fit faire face à son bataillon, le ramena au pas de charge au-devant de ces malheureux et en recueillit les deux tiers. « C'est ainsi, dit le capitaine Pélissier, qu'il commença une journée qui devait être si glorieuse pour lui » (i). Grâce à cet incident, la garnison avait eu le temps d'arriver en masse; elle ne put cependant empêcher le 2e léger de passer le Rummel, de gravir la berge droite et de gagner le plateau de Mansourah.
A ce moment, Changarnier avait achevé de remplir sa mission, la division de Rigny qu'il était chargé de couvrir ayant opéré sa jonction avec la division Trézel. Il attendit donc de nouveaux ordres. Mais comme ils n'arrivaient pas, il prit énergiquement l'initiative.
Poussant son cheval vers un mouvement de terrain, il apprécia d'un rapide coup d'œil l'ensemble de la situation. Les régiments marchaient en désordre, sans même essayer de sauver les traînards, aussitôt égorgés. Des caissons d'artillerie, le matériel du génie, deux obusiers de nos auxiliaires indigènes, étaient abandonnés. L'ennemi avait massacré les blessés, chargés sur quatorze prolonges, dont les conducteurs s'étaient enfuis. L'infanterie arabe, ralliée par deux mille chevaux, gagnait rapidement du terrain. Une
(I) Annales Algériennes, par M. E. PÉLISSIER, capitaine d'étatmajor.
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autre masse ennemie se disposait à traverser leRummel; derrière elle, une nombreuse cavalerie, commandée par le bey Achmet.
Que le 2e léger s'éloignât à son tour, l'attaque générale se déclarerait. La défense n'étant préparée nulle part, la défaite était inévitable; le désastre serait complet, avant que le maréchal, à ce moment à l'avant-garde, eût pu reformer ses régiments.
Pour lui en donner le temps, Changarnier fit un vigoureux mouvement offensif sur les quatre ou cinq cents hommes qui avaient déjà franchi le Rummel derrière lui, et les refoula sur le gros des assaillants, qu'il contraignit ainsi à chercher un autre passage.
Ramenant ensuite son bataillon derrière un pli de terrain, il attendit la troupe ennemie qui venait du côté de la Mansourah. Au moment où elle arrivait à petite distance, il ouvrit contre elle un feu violent, dont l'effet inattendu mit le désordre dans ses rangs et rejeta sur les masses les têtes de colonne qui couraient sans cohésion à la poursuite. Puis, se reportant en arrière dansune petite ravine garnie de quelques rochers, il arrêta encore une fois les Arabes par de nouvelles décharges. En cet instant, le chef d'étatmajor du maréchal, escorté d'un peloton de chasseurs d'Afrique, passait au galop en arrière du bataillon.
« Commandant! cria-t-il, c'est vous qui couvrez la retraite !
- Je m'en aperçois bien », riposta Changarnier, en éclatant d'un rire auquel répondait celui du batailIon.
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Cependant la position allait être débordée, Changarnier se replie peu à peu. Il est rejoint par trois à quatre cents cavaliers arabes, qui exécutent une bruyante fantasia. C'est l'avant-garde d'Achmet, dont la cavalerie accourt en masses profondes. Les étendards du bey se portent en avant; les chefs courent sur le front des troupes, donnant des ordres, excitant les combattants. L'attaque se prépare ; si elle réussit, c'est la destruction de l'armée française.
Changarnier arrête son bataillon. — Allons, mes amis, dit-il, voyons ces gens-là e'n face; ils sont six mille et vous êtes trois cents : vous voye, bien que la p-artie est égale. — Puis il commande : « Formez le carré ! » Le mouvement s'exécute, comme sur un champ de manœuvres. Les Arabes sont à quelques pas seulement. Les soldats du 2e léger inclinent leurs armes, le doigt sur la détente.
« Soldats, à mon commandement! Vive le Roi 1 s'écrie Changarnier.
— Vive le Roi! vive le commandant Changarnier!
répond d'une seule voix le bataillon. »
Tous les fusils se sont relevés, les hommes attendent avec calme.
« Quatrième, deuxième et troisième faces, feu de deux rangs! Par la droite de chaque section, commencez le feu ! » commande Changarnier.
En quelques instants, trois faces du carré sont jonchées de cadavres d'hommes et de chevaux; l'ennemi déconcerté fait demi-tour en désordre et se retire.
Changarnier était blessé : il avait reçu, à bout por-
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tant, une balle qui courut le long de la clavicule droite en la dénudant, sans entamer l'os. Sans s'inquiéter autrement de lui-même, après avoir assuré le transport des autres blessés à l'ambulance, il se remit en marche, tandis que l'ennemi regagnait Constantine.
A une heure de l'après-midi, le bataillon rejoignait au bivouac le corps expéditionnaire; il y était accueilli par les acclamations de toutes les troupes. Le maréchal vint au-devant de Changarnier pour lui adresser de chaleureuses félicitations. Le duc de Mortemart, le duc de Caraman, qui avaient accompagné l'expédition, presque tous les officiers entourèrent le commandant, lui serrant les mains, le remerciant tout haut d'avoir sauvé l'armée.
II
Inconnu la veille, le nom de Changarnier entrait ce jour-là dans l'histoire. Il passait brusquement, sans transition, de l'obscurité à la gloire. Mais de cette gloire, si noblement conquise, il pouvait dire ce que le berger de Virgile disait de la liberté : Respexit tamen, et longo post tempore venit.
Encore un peu, et il aurait pu ajouter, avec le héros d'un autre poète, son compatriote : Et j'avais cinquante ans, quand cela m'arriva.
Il avait quarante-trois ans, et la fortune jusque-là ne lui avait guère souri.
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Né à Autun le 26 avril 1793, il avait vingt et un ans à la chute de l'Empire. Quand Napoléon tomba, il était à Paris, où il faisait ses études de droit. Son père mit à profit la protection d'un ami influent pour le faire entrer aux gardes du corps. Par ordonnance royale du 10 janvier 1815, il fut admis dans la compagnie de Wagram, avec rang de lieutenant. C'était bien débuter; mais l'heure était mal choisie pour qui avait rêvé champs de bataille, avancement, gloire. Les grandes guerres étaient finies; la paix, une longue paix, commençait.
Le 3o novembre 1825 le jeune lieutenant de la garde fut appelé à un emploi de son grade dans la légion départementale de l'Yonne, sur la demande du colonel, le marquis de Ganay, ami particulier de sa famille.
La légion départementale de l'Yonne devint peu de temps après le 608 régiment d'infanterie de ligne.
C'est là que le trouva, dans le même grade, la guerre d'Espagne, en 1823. Son régiment y prit part, mais on n'était plus en 1808, — heureusement. La campagne de 1823 ne fut guère qu'une promenade militaire, très honorable sans doute et très brillante, mais trop courte pour que Changarnier en pût rapporter autre chose que deux citations à l'ordre de l'armée et la croix de la Légion d'honneur.
Après deux ans passés à Givet, où il trompa les ennuis de la garnison par la lecture et l'étude, le 9 octobre 1825, il fut nommé lieutenant, avec rang de capitaine, au ier régiment d'infanterie de la garde royale.
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Lors de la guerre de Morée, en 1828, il fit sans succès les démarches les plus actives pour obtenir son passage dans un des régiments du général Maison.
La campagne était déjà terminée quand une décision du 20 décembre 1828 le désigna pour un emploi de son grade au 2e régiment d'infanterie légère, qu'il ne devait plus quitter pendant près de douze ans.
Le 14 juin i83o, il débarquera bien sur la plage de Sidi-Ferruch, il prendra part au combat de Staouëli ; mais il ne fera que toucher barre en Afrique, et l'automne de 183o le retrouvera à Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales, dont il avait successivement habité toutes les garnisons comme lieutenant au 60e de ligne.
C'est seulement en 1835, le 10 novembre, qu'il revient en Algérie. Cette fois, il va rattraper le temps perdu. Il lui a fallu dix ans pour passer du grade de lieutenant à celui de capitaine. Depuis qu'il est capitaine, dix autres années se sont écoulées. Maintenant que l'occasion lui est offerte de déployer tout son mérite, moins de quatre ans et demi lui suffiront pour passer du grade de capitaine à celui de maréchal de camp (21 juin 1840). Il n'avait passé que neuf mois dans le grade de colonel. Pour devenir de maréchal de camp lieutenant général, il ne lui faudra pas trois ans. Il était depuis peu maréchal de camp, lorsque Louis Veuillot, le rencontrant à Blidah, traçait de lui ce portrait :
Il y avait encore à Blidah deux héros: Changarnier et Duvi-
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vier. Le général Changarnier, officier obscur jusqu'à cette retraite de Constantine où son courage et son talent militaire jetèrent un éclat si soudain, si salutaire et si consolant, n'a point du tout l'apparence classique d'un guerrier ; mais quel guerrier répond par son aspect à l'idée qu'on s'en fait dans les classes 1 C'est un homme de quarante-cinq ans environ, assez grand, frêle, d'une figure fine et spirituelle, de manières aimables et distinguées, peu de moustaches, une voix faible, un regard vif, mais qui pourrait appartenir à la plume ou à la robe aussi bien qu'à l'épée : voilà un des plus intrépides favoris de la guerre qui soient parmi ces quatre-vingt mille hommes de l'armée d'Afrique, tous disposés à faire sans cesse leur va-tout dans ce terrible jeu qu'ils jouent sans relâche. On m'a dit qu'à l'époque où son nom devint célèbre, M. Changarnier, alors chef de bataillon depuis peu de temps, dégoûté non pas du péril et de la fatigue, mais du service, songeait à se retirer.
Son mérite n'était point ignoré : seulement l'on trouvait qu'il en avait trop pour un grade inférieur, et la faveur lui tournait le dos ; il la força bien de prendre garde à lui. Dès ce moment on l'employa, et il sut remplir le théâtre qu'il s'était vigoureusement ouvert. L'avantage de commander fut pour lui l'avantage de courir plus de dangers qu'un autre. Il n'y a point d'affaire où il ne montre sa capacité et où il n'attrape quelque coup ; heureusement les balles le caressent plus qu'elles ne le frappent. Son cheval est tué, il en monte un autre, ses habits sont percés, il en change : s'il est touché lui même, il se fait panser pendant ou après l'affaire, et il retourne au feu le lendemain ou sur l'heure, selon l'occasion (i).
Après le maréchal Bugeaud, parmi ces illustres généraux à qui la France doit la conquête de l'Algérie, dans cette glorieuse pléiade des Africains, les Lamoricière, les Changarnier, les Bedeau, les Duvivier, les Cavaignac, les Bosquet, les Mac-Mahon, les
(I) Les Français en Algérie, par Louis VEUILLOT, p. 227.
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Pélissier, le premier, le plus illustre, est Changarnier.
Il réunit les qualités les plus rares : la science et l'audace, la méthode et la résolution, la constance, la justesse du coup d'oeil, le sang-froid, une initiative constamment heureuse. Il ne recule jamais devant les responsabilités. Il a le don et l'art du commandement.
Ses chefs, ses émules, ses subordonnés, tous s'accordent pour rendre justice à ses mérites. Dès 1833, alors qu'il n'est encore que capitaine au 2e léger, le général de Castellane, après l'inspection de son régiment, écrit sur lui une note qui se termine par ces mots: « Fait pour commander aux autres. » Douze ans plus tard, Castellane, dont la prévision s'est si bien réalisée, lui écrit: « Vous êtes regardé comme l'officier le plus capable de commander un corps d'armée d'invasion. » Saint-Arnaud l'appelle le Masséna africain. Le capitaine de Mac-Mahon en parle en ces termes: « Le général Changarnier réussit dans tout ce qu'il entreprend toujours beaucoup mieux qu'on ne s'y attendait. Plus brave que qui ce soit au monde, il garde toujours son sang-froid. Il inspire aux troupes une confiance immense » (i). -. « Nul, a dit encore, en une autre occasion, le maréchal de Mac-Mahon, nul n'a jamais possédé à un degré si élevé l'art de conduire le soldat à des efforts surhumains; nul n'a jamais été, comme Changarnier, à ce point maître de ses troupes. Son nom seul déterminait une confiance J" sans réserves et sans limites, et il obtenait toujours
(I) Lettre du maréchal de MAC-MAHON (alors capitaine) à son frère.
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par là des résultats qu'aucun autre n'aurait atteints. »
— « Si je m'étais trouvé aux gorges de l'Oued-Fodda », disait le général de la Moricière, « j'y serais resté.
Changarnier seul pouvait en sortir, et en sortir victorieux. » Le duc d'Aumale ne juge pas autrement ce combat de l'Oued-Fodda, « l'une des luttes les plus longues et les plus difficiles qu'aient enregistrées nos annales d'Afrique. » — « Le général Changarnier, ajoute-t-il, sut la terminer par un brillant succès, tandis que bien d'autres eussent peut-être été heureux d'en ramener les débris de leur colonne.
Il y a eu des actions plus importantes en Afrique ; il n'y a pas eu de journée où chef et soldats aient montré plus d'audace, de sang-froid et d'intelligence » (i).
A la suite de l'expédition de Milianah, le maréchal Valée lui rendait le même témoignage: « Nous vous avions mis dans une position bien critique, disait-il; vous seul vous pouviez en sortir avec avantage. »
— Au milieu des dangers que courut l'armée lors de la première expédition de Constantine, le maréchal Clausel, causant au bivouac avec plusieurs officiers, leur disait un soir : « Si je recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que lui. Si je suis tué, ma foil dépêchez-vous de vous insurger et de lui décerner le commandement, sinon vous êtes tous f. » (2) !
(0 Les zouaves et les chasseurs à pied, par M. le duc d'AuMALE.
(2) Histoire de la Monarchie de Juillet, par Paul THUREAU-DANGIN, tome v, p. 280.
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Le maréchal Bugeaud sympathisait peu avec Changarnier; cela ne l'empêchait pas de dire de lui en 1845: « De tous les officiers que j'ai eus sous mes ordres, le général Changarnier est celui qui entend le mieux la grande guerre; c'est lui que je voudrais, avant tout, avoir avec moi, si j'avais à faire la guerre en Allemagne. » A ces témoignages, j'en joindrai un autre, que le comte d'Antioche a omis et qu'il sera heureux, j'en suis sûr, d'insérer dans sa seconde édition. On était en 1840 : Changarnier venait d'être nommé maréchal de camp. Le capitaine de Montagnac écrit les lignes suivantes : « Les généraux sont à Alger, n'ayant pas d'emploi et n'en demandant pas. Il y a ici un général qui est tous les généraux d'Afrique : c'est Changarnier.
Y a-t-il une expédition à organiser? vite on ramasse des fractions de tous les corps, et l'on prend mon Changarnier. Y a-t-il une razzia à faire ? Changarnier.
S'agit-il d'établir un télégraphe dans les nuages?
encore Changarnier, toujours Changarnier!. Du
reste, il répond à la confiance qu'on a en lui : il se bat bien. Sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus i assez vaste pour la contenir » (1).
III
J'ai dit que le maréchal Bugeaud et Changarnier ne sympathisaient pas. Leur désaccord tenait-il seulement à des divergences de vues sur des questions militaires ?
(1) Lettres d'un soldat, correspondance du colonel DE MONTAGNAC.
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Le maréchal, dans le lieutenant auquel il reconnaissait lui-même « une merveilleuse intelligence de la guerre », voyait-il un compétiteur éventuel à son commandement, et désirait-il l'écarter ? Quoi qu'il en soit, le jour vint où Changarnier crut se devoir à lui-même de prier le gouverneur de demander pour lui au ministre l'autorisation de rentrer en France. Il se bornait à motiver sa résolution sur l'état de tranquillité définitive qui paraissait établie dans toute l'étendue du territoire sous ses ordres et l'absence des chances d'opérations actives. Le maréchal ne fit rien pour le retenir, et, au mois d'août 1843, Changarnier s'embarqua pour la France.
Au mois d'août 1847, le maréchal Bugeaud donna sa démission de gouverneur de l'Algérie. Le duc d'Aumale fut appelé à prendre sa succession. Son premier soin fut d'obtenir le concours du général Changarnier.
Celui-ci accepta sans hésitation. Le ier octobre, il rejoignait le nouveau gouverneur à Toulon et s'embarquait avec lui, le 3, sur la frégate le Labrador, qui entra en rade d'Alger le 5. Le lendemain, le prince adressait à l'armée l'ordre du jour suivant : L'armée est prévenue que M. le lieutenant général Changarnier, mis à la disposition du gouverneur de l'Algérie par décision royale du 18 septembre 1847, a pris, à partir d'aujourd'hui 6 octobre, le commandement de la division d'Alger et provisoirement établi son quartier général dans cette ville. L'armée d'Afrique, où M. le lieutenant général Changarnier avait laissé de si glorieux souvenirs, le verra avec joie et confiance reprendre une part importante à la grande entreprise dont son nom était déjà inséparable.
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Le 27 février suivant, on apprenait à Alger la chute de Louis-Philippe et la proclamation de la République. Le duc d'Aumale quitta, le 3 mars, cette terre d'Algérie, devenue terre de France. En s'éloignant, il chargeait Changarnier de remplir par intérim les fonctions de gouverneur général jusqu'à l'arrivée à Alger du général Cavaignac, nommé gouverneur de l'Algérie par le gouvernement provisoire. Quand Changarnier rentra à son quartier général, il dit à ceux qui l'y attendaient: « Souvenez-vous bien de ceci: la République ne durera pas ; je ne la servirais pas, si je ne croyais notre pays menacé par la guerre. J'offrirai mon épée, mais je ne ferai pas le semblant d'aimer cette révolution. »
Changarnier était royaliste, parce qu'il était patriote.
A aucune époque, ses sentiments à l'endroit de la République ne varieront. Il ne cessera de la tenir pour funeste et néfaste, contraire aux intérêts et à la grandeur de la France.
Il quitta Alger le 12 mars et se rendit à Paris pour y recevoir les ordres du ministre de la guerre. Il descendit dans son appartement habituel, 3, rue du Faubourg Saint-Honoré. Il y était encore le 16 avril. Ce jour-là, dès le matin, tout annonçait une journée. En réorganisant la garde nationale, le gouvernement avait décidé que tous les grades seraient donnés à l'élection et que les places d'officiers d'état-major seraient réparties entre les différentes écoles et les corporations d'ouvriers. Le 16 avril avait été fixé pour la date de ces élections. Les travailleurs de Paris et de la ban-
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lieue se rendirent au Champ-de-Mars, avec drapeaux et tambours, au nombre de plus de cent mille. En arrivant chez Lamartine, où il s'était rendu aux informations, Changarnier apprit de M. de Champeaux, secrétaire particulier du poète, que ces cent mille hommes allaient se rendre à l'Hôtel de Ville pour y instal- * 1er un gouvernement révolutionnaire, ayant pour programme l'impôt d'un milliard sur les riches, le milliard repris aux émigrés, la confiscation des biens de la famille d'Orléans, l'incarcération ou la déportation des réactionnaires les plus importants, la conversion de la Banque de France en banque d'Etat, le papier-monnaie, le rachat des usines désormais confiées à l'expérimentation des nouvelles théories et aux associations, la suspension du paiement de toutes les dettes des anciennes monarchies, le changement de tous les employés, la transformation de toutes les administrations, l'ajournement de l'Assemblée nationale constituante, un comité de salut public ! (i).
— « Les clubs, ajouta M. de Champeaux, ont passé la nuit en armes: jamais Paris n'a couru un aussi grand danger ».
Ces mots étaient à peine prononcés, que Mme de Lamartine entrait, et, saisissant le bras du général : « C'est la Providence qui vous envoie! dit-elle. Courez à l'Hôtel de Ville, je vous en conjure ! il y a des choses auxquelles M. de Lamartine n'entend rien ! »
Il n'était pas encore midi, lorsque Changarnier
(0 Histoire de la Révolution de 1848, par GARNIER-PAQÈS, tome VII, p. 370.
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arriva sur la place de Grève. Pas un seul membre du
gouvernement provisoire n'était à l'Hôtel de Ville 1 Lamartine était au ministère des finances, où il conférait avec les plus modérés de ses collègues. Le général ne trouva qu'Armand Marrast, maire de Paris, qui * lui confia ses craintes et lui apprit que l'Hôtel de Ville n'était gardé que par quatre cents hommes du bataillon des montagnards et cent trente gardes mobiles, faible garnison dont la fidélité n'était rien moins que certaine. Après avoir remonté Marrast et parcouru le jardin, les cours et le rez-de chaussée, fixant les points à occuper et plaçant de petits postes devant chacune des portes, Changarnier vit arriver Lamartine. —
« Ah! général, s'écria le poète, le peuple est si mobile 1 il nous reviendrait peut-être, si nous pouvions tenir ici trois heures ! »
— Eh 1 nous tiendrons trois jours, nous tiendrons tant que nous aurons des vivres et qu'on n'aura pas fait une large brèche avec du canon. »
Puis, s'adressant à Marrast: « Sauvez Paris, sauvez la France, et décidez-vous à écrire ce que je vais vous demander 1 » Sans hésiter, Armand Marrast prit la plume : « Dictez, général, cela ira plus vite : je ne m'entends pas en affaires militaires. # Et d'un seul trait il écrivit sous la dictée de Changarnier l'ordre pour chacun des colonels de la garde nationale de faire battre immédiatement le rappel et de diriger, dès qu'ils seraient rassemblés, deux batailIons sur l'Hôtel de Ville, où ils devaient arriver en
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battant la charge. Une dépêche analogue était adressée en même temps au gérféral Duvivier, commandant de la garde mobile. Elle lui enjoignait de mettre en mouvement les bataillons, en commençant par les plus éloignés de l'Hôtel de Ville, et en calculant leur marche sur le temps nécessaire aux légions pour se réunir et arriver. Les bataillons, demandés à midi, entrant au même instant à l'Hôtel de Ville, les communistes se trouveraient ainsi placés entre les feux de la garnison et ceux de quarante bataillons battant la charge à leur approche.
Ces ordres expédiés, Changarnier fit réunir M. Rey, commandant de l'Hôtel de Ville, les cinq commandants de la garde montagnarde et de la garde mobile, le capitaine, un sergent et un volontaire de chaque compagnie ; il leur expliqua lui-même l'opération, et assigna à chacun le poste où il devait attendre le moment de la sortie.
L'attitude d'un des officiers de la garde mobile lui paraissant douteuse : « Commandant, dit Changarnier, c'est à la tête de votre bataillon que je compte marcher quand nous exécuterons une sortie ; ce chapeau rond à la main, je guiderai vos jeunes gens. Pour m'en faire connaître, je vais les passer en revue. »
La physionomie de l'officier refléta l'expression d'un profond contentement; il accompagna le général pendant que celui-ci haranguait en quelques mots chacun des pelotons.
Quand Changarnier remonta auprès de Lamartine et du maire de Paris, le succès était désormais cer-
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tain. Le mouvement prescrit par le général s'accomplit en bon ordre ; les communistes renoncèrent à une lutte qui eût assuré leur défaite. Le soir, invité à se rendre au ministère de la justice, le général, croyant à quelque nouvelle complication, y court précipitamment. Il trouve les membres modérés du gouvernement réunis autour d'une table et buvant à leur succès de la journée. Il est à peine revenu de sa surprise, qu'il se sent enveloppé dans une chaude étreinte et embrassé sur les deux joues : c'était M. Crémieux qui se faisait l'interprète de la reconnaissance de ses collègues. « Douce récompense ! » disait un jour le général en racontant cet incident. La reconnaissance ne devait pas être de longue durée. M. Garnier-Pagès, dans son Histoire de la Révolution de 1848, ne consacre pas moins de quarante pages au récit de la journée du 16 avril (1) : il ne dit pas un traître mot du rôle joué par Changarnier.
En 1849, commandant supérieur des gardes nationales de la Seine et commandant en chef des troupes de la Ire division milituire, le général rend de nouveaux services à la cause de l'ordre et de la société. Sans effusion de sang, par le seul effet de dispositions habilement et énergiquement prises, il réprime l'émeute du 29 janvier et celle du 13 juin.
Ce sont là, je le sais, des victoires qui n'ont pas de nom, auxquelles la gloire ne s'attache pas et que l'ingratitude seule récompense : que ce soit une
(i) Tome VII, chapitre vm.
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raison de plus pour les honnêtes gens d'en garder le souvenir 1 Le 9 janvier 1851, Changarnier est relevé de son double commandement par le prince président, dont il a refusé de servir les desseins. Le 2 décembre, il est arrêté, enfermé à Mazas, puis à Ham, et compris dans le décret de bannissement du 9 janvier 1852, en même temps que trois autres Africains, ses amis, Bedeau, La Moricière et Le Flô.
On lira avec un vif intérêt, dans l'ouvrage du comte d'Antioche, le récit de cette période de la vie de Changarnier, - du 24 février 1848 au 2 décembre 1851 Ce récit abonde en détails curieux, en révélations intéressantes. Sans taire les fautes que le général a pu commettre, et dont la plupart vinrent peut-être de la trop grande confiance qu'il avait alors en M. Thiers, l'historien met en lumière la droiture et la générosité de ses sentiments, son immuable désintéressement, son ardent patriotisme.
L'auteur me permettra de lui signaler, dans cette partie de son travail, quelques inexactitudes, bien légères du reste. Et d'abord trois ou quatre fautes d'impression. Où n'y en a-t-il pas ?
Page 234, au lieu de Senart, il faut Senard. Page 322, au lieu de M. Beaume, député montagnard, il faut Baune. — Page 326, ce n'est pas M. Vivier qui vint à Ham, le 20 décembre i85i, visiter le général, c'est M. Vivien. — Page 333, ce n'est pas M. Chauffon qui figure à côté de Changarnier sur le décret de bannissement du 9 jan-
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vier 1852, c'est M. Victor Chauffour, représentant du Bas-Rhin.
Je lis, page 317, sous la date du 6 août 1851 : « Les allures du messager de l'Assemblée. » Plus d'un lecteur se demandera peut-être ce que c'est que ce « messager ». Il fallait imprimer : « du Messager de lasseinblée. » Eugène Forcade rédigeait alors sous ce titre, avec beaucoup d'éclat, un journal très hostile au prince président, ce qui lui valut d'être cité à la barre de l'Assemblée législative.
A la page suivante, je trouve une belle lettre de M. de Saint-Priest au général, en date du 15 août 1851. « Nous sommes en présence, écrit M. de SaintPriest, de candidatures socialistes, élyséennes, orléanistes, et nous ne déclarons pas formellement que, ne pouvant adopter aucune candidature, nous aurons un candidat choisi parmi les défenseurs de l'ordre et digne de nos sympathies. Nous laissons nos représentants partir pour leurs départements sans leur donner aucune instruction ; et quand un journal, dans sa courageuse loyauté, appelle cela un suicide, on le met au ban de l'opinion et on le signale à la France entière comme prêchant la division. On a entraîné nos amis dans une voie dont ils n'aperçoivent pas l'issue fatale » (1). Il me semble qu'une note eût été ici nécessaire, et que le lecteur n'eût pas été fâché de savoir à quel journal M. de Saint-Priest faisait allusion. Ce journal, courageux et loyal, — jamais ces
(1) Changarnier, p. 3 18.
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épithètes ne furent mieux justifiées, — était l'Opinion publique, que dirigeait Alfred Nettement, représentant du Morbihan à l'Assemblée législative. Alfred Nettement avait dit, en effet, dans un éloquent article, publié le 6 août 1851 : Voter pour la candidature inconstitutionnelle, c'est impossible : ce serait manquer à la résolution prise, trahir la parole donnée, devenir le complice de l'illégalité qu'on a promis de combattre.
Voter pour la candidature rouge, c'est une autre impossibilité : ce serait renier ses principes et livrer la France à l'anarchie.
S'abstenir, ce serait abdiquer, ne rien faire et tout permettre.
Ces trois situations sont inacceptables. Elles tiennent toutes les trois de la déchéance et du suicide. Et puisqu'on ne peut ni s'abstenir, ni voter pour la candidature inconstitutionnelle, ni appuyer la candidature socialiste, il ne reste qu'une position à prendre : c'est de déclarer que, la revision définitivement rejetée, on produira et qu'on soutiendra une candidature constitutionnelle.
Le comte d'Antioche cite, à la page 386, cet extrait d'une lettre de Joseph Autran à Changarnier : « Il m'a suffi de tracer votre nom dans mon livre, pour qu'un rayon de gloire semblât descendre sur ses pages. »
Pourquoi ne pas dire de quel livre il est ici question ?
Autran venait de publier une nouvelle édition de son poème de Milianah, où se trouvent, au chant IV, ces vers : A cheval, en tête de l'armée, Changarnier se présente : un de ceux dont le nom - Retentit en Afrique à l'égal du canon.
Je rencontre encore le nom de Joseph Autran à la page 425. « L'influence du général devenait cependant
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sympathique dans les sphères littéraires. On en eut la preuve à la séance de réception de M. Autran à l'Académie française, à laquelle assistait Changarnier.
Son nom ayant été prononcé dans un des discours, toute l'Assemblée éclata en tels applaudissements, que le général en fut autant étonné que charmé. » L'auteur ne dit ni à quelle date se place cet épisode, ni quel fut l'orateur dont les paroles le provoquèrent, ni enfin quelles furent ces paroles. C'est le 8 avril 1869 qu'Autran vint prendre séance à l'Académie à la place de François Ponsard. Le directeur était M. CuvillierFleury. C'est ce dernier qui prononça le nom du général. Voici sa phrase: « Laboureurs et Soldats, ces deux mots, en effet, ne résumeraient pas avec une exactitude suffisante l'inspiration de ces différents ouvrages. Les soldats, vous les aviez, par l'imagination, vus combattre, souffrir, mourir dans les redoutes de Milianah, où le général Changarnier, trompant l'ennemi par une héroïque surprise, vint sauver et recueillir leurs débris. »
IV
La place me manque pour parler, comme je le voudrais, de l'exil de Changarnier, de son séjour en Belgique, à Malines, de sa rentrée en France et de ses dernières années. Cette troisième partie du livre du comte d'Antioche dépasse encore en intérêt les deux premières. Les lettres du général y sont plus nom-
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breuses, plus étendues, plus importantes. Elles donnent au récit la vie et le mouvement que d'habitude on ne rencontre que dans les Mémoires. J'ajoute que jamais peut-être Changarnier n'avait été plus grand que dans ces années de disgrâce et de pauvreté, où il réalisa si noblement, si simplement, cette belle parole du P. Lacordaire : Un grand cœur dans une petite maison. Si j'osais me permettre cette paillette, pour me servir d'un mot qu'affectionnait mon cher et regretté maître, Armand de Pontmartin, je dirais que Changarnier fut encore plus admirable dans sa « retraite de Malines », qu'il ne l'avait été dans sa « retraite de Constantine ».
Il mourut le 14 février 1877. Sa mort fut celle d'un chrétien. Un an auparavant il écrivait à sa sœur : « Aujourd'hui, je me suis confessé, j'ai communié, et je m'en trouve très bien » (i).
Un dernier mot. M. Guizot disait du général : « Changarnier sait écrire, ce qui sert souvent. »
Sainte-Beuve, qui l'avait beaucoup vu de 1844 à 1848, dans le salon de Mme d'Arbouville, avait été frappé de la variété de ses connaissances, de ses causeries, pleines d'esprit, d'originalité et de goût, sur la littérature, sur les hommes et sur les choses de notre temps et du temps passé. Longtemps après, il écrivait à un ami : « Le général Changarnier est une véritable autorité littéraire » (2).
(1) Lettre d'avril 1876. — Eloge funèbre du général Changarnier, par Mgr l'évêque d'Autun.
(2) Lettre à M. de Chantelauze, 20 septembre 1867. Correspondance de Sainte-Beuve.
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Les lettres du général, dont M. le comte d'Antioche a donné de très nombreux fragments, sont tout bonnement des chefs-d'œuvre. Il y aura donc lieu de publier la Correspondance de Changarnier. Mais n'aurons-nous pas encore autre chose? Du vivant du général, en 1875, un de ses amis m'affirma qu'il avait écrit ses Mémoires. Est-ce exact ? M. le comte d'Antioche devrait bien nous fixer à ce sujet.
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MADAME DE CHATEAUBRIAND (1)
1
MAXIME du Camp écrivait en 1882, dans ses Souvenirs littéraires: « Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait : « Il res-
« semble à une vieille femme qui a oublié de « mettre son tour » ; Sainte-Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé Chateaubriand avec une sévérité d'où l'acrimonie n'est point absente. Lui, si bien informé d'habitude et amateur passionné de documents inédits, il n'a pas su que Mme de Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires, qui se développaient parallèlement à ceux de son mari, les complétaient et dans bien des cas les éclairaient. Ces mémoires, écrits
(1) Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires, sa correspondance, par l'abbé G. PAILHÈS, curé de Saint-Martial de Bordeaux.— Grand in-8° de 400 pages, orné d'un portrait et d'une eau-forte. —
Madame de Chateaubriand, lettres inédites, à M. Clausel de Coussergues, par le même. Un volume grand in-8°, orné de cinq eauxfortes. - Paris, Champion, 9, quai Voltaire.
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sur des cahiers reliés en maroquin rouge, je les ai lus » (1).
La révélation de M. Maxime du Camp ne laissa pas de causer quelque surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de Mme de Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs.
« Vraiment, écrit-il à Mme de Vintimille, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui les petites choses. Si le Publiciste lisait ses lettres, il les trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en transcrire quelque chose : cette plume vive et leste mérite, je crois, de vous faire quelque plaisir. »
Et après avoir cité un long passage, il ajoute : « Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme, et qui est encore plus piquante » (2). — On avait lu cette page des Mémoires d'outre-tombe: « Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible.
D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, racontant à merveille. » (3). Par M. Danielo, qui fut pendant vingt ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait « qu'elle avait plus d'esprit que son mari », et que, plus que lui, elle était
(1) Souvenirs littéraires, tome I, p. 382.
(2) Pensées, Essais, Maximes et Correspondances de M. Joubert, tome II.
(3) Mémoires d'outre-tombe, tome I, p. 408.
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prompte à la repartie. Danielo nous a conservé quelques-unes des conversations de M. et de Mme de Chateaubriand. En voici un ou deux extraits :
Je ne sache point avoir lu dans l'histoire ecclésiastique ce que je viens de lire ici.
— En effet, madame, les historiens de l'Eglise ne sortent guère de l'Europe ou de l'occident de l'Asie. Ils ne savent ou du moins ils ne disent presque rien des progrès, des fortunes diverses dans la Haute-Asie.
— Mais, ma chère, interrompit M. de Chateaubriand, qui avait curieusement écouté, tu parles de l'histoire de l'Eglise comme un bonnet carré, comme un docteur suivi.
- Tiens, pourquoi pas ?
- Je te croyais des Bas blancs.
- Pardinel tu devrais pourtant bien savoir que j'ai toujours été bleue.
— Et bonapartiste, je crois ?
— Certainement.
— Mais puisque te voici dans les profondeurs de l'histoire ecclésiastique, dis-moi un peu, as-tu lu Baronius ?
— Baronius? qu'est-ce que c'est que Baronius? Il n'y a pas de baron qui ait écrit l'histoire de l'Eglise.
— Je t'y prends: Baronius n'est point un baron, c'est le cardinal César Baronius, le grand annaliste de l'Eglise.
— Je ne te dis pas le contraire, mais puisque c'est un Italien, pourquoi ne l'aurais-je pas lu, puisque je sais l'italien? N'estce pas, monsieur Danielo? dit-elle, en me regardant d'un air aimable et un peu embarrassé.
— Ça me paraît juste, madame.
— Je plains ton erreur, ma chère, mais c'est en latin que Baronius a écrit.
— Que me fait cela ? est-ce que le latin et l'italien, ce n'est pas la même chose ? Je te le déchiffrerais, moi, ton latin. Mais toi qui me chicanes, si je te demandais ce que c'est qu'un avatar ?
— Ma chère, tu me mettrais à bout, à moins que je n'appelle
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Danielo à mon secours, comme tu m'as paru toi-même en avoir l'intention tout à l'heure.
Mais au lieu de vouloir entendre, la vicomtesse s'amusait à pousser sa pointe, en disant du ton le plus majestueusement grotesque : Courma-avatara, varahah-avatara 1 — Madame de Chateaubriand, vous me faites peur avec vos mots terribles et votre science effrayante 1 - En as-tu assez i - Oui, oui, oui !
- Moi, je me défends du moins.
— Oh! toi, vois-tu 1. Mais moi, je me rends et demande grâce. » (i).
Un autre jour, comme Chateaubriand plaisantait sa femme, devant Danielo, sur les fréquentes saignées qu'elle faisait, pour ses pauvres, à la bourse des gros serviteurs de la monarchie de Juillet, le fidèle secrétaire eut l'heureuse fortune d'assister à cet amusant dialogue : Ces gens-là ont l'argent, dit Mme de Chateaubriand, c'est bien la moindre chose qu'ils laissent tomber une miette de leur abondant superflu à ceux qui ont faim, et qu'ils rendent aux pauvres quelque chose de ce qu'ils prennent aux contribuables et à mon pauvre petit Henri V.
Oui, Monsieur, ajouta-t-elle en s'adressant à moi, je paie des impôts fous, et j'en enrage.
— Patience, ma chère, reprit M. de Chateaubriand, tu en payeras encore davantage; nous n'en sommes encore qu'à un milliard et demi, et ces messieurs disent que la France peut payer deux milliards; elle les payera.
— Non, je ne paierai pas, s'écria l'ardente vicomtesse. Non, je refuserai l'impôt, dût-on vendre mes nippes sur la place.
1 (i) Les Conversations de M. de Chateaubriand, par M. DANIELO, insérées à la suite des Mémoires d'outre-tombe, tome XII de la première édition.
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— Tu m'as l'air, chère amie, d'être une légitimiste à la manière de Hampden, dit M. de Chateaubriand, enchanté de cette sortie.
— Une républicaine, veux-tu dire? Pourquoi non? Je n'ai pas d'antécédents politiques, moi : je puis, dès qu'elle arrivera, accepter la république; et vous autres, hommes d'Etat du présent et du passé, vous avez tous fait et vous faites trop de bêtises pour qu'elle n'arrive pas. D'ailleurs, Saint-Malo, ma patrie plus que la tienne, n'a-t-il pas toujours été une république sous la protection ou sans la protection de la France? Peutêtre le sera-t-il encore, qui qu'en grogne (i).
— Ma toute chère, tu as le don de seconde vue, tu parles et tu prophétises comme les grandes druidesses de l'île de Sein, dont la voix soulevait la mer et appelait les tempêtes ; mais par ton refus d'impôt, ce n'est pas toi que tu mettrais en jeu, on ne te dirait rien; ce serait moi que tu ferais fourrer en prison.
— Qu'est-ce que ça fait ? tu as des amis. D'ailleurs, tu en as vu bien d'autres, et ce n'est pas toi qui en es mort. Ah! si j'étais député, moi 1 Les hommes sont des lâches, ils se laisseraient peler comme une pomme avec un couteau de bois. Dès qu'ils ont fait quelque gros discours c'est assez, ils ne sauraient jouer du poing.
— Non, mon amie, on ne joue plus que du gobelet.
— Gobe-les tant que tu voudras, je ne les gobe pas, moi » (2).
On le voit, avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et « sa plume vive et leste », Mmcde Chateaubriand était assez bien armée pour écrire des mémoires.
Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie n'était, à aucun degré, une femme littéraire. Chez elle, pas la moindre tache de bas-bleuisme. Elle était « adverse aux lettres », selon le mot de son mari, qui ajoute : « Mme de Chateaubriand m'admire sans avoir
(1) C'est le nom de la principale tour de Saint-Malo. Il rappelle un mot de la populaire duchesse Anne.
(2) DANIELO, ZOC. cit.
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jamais lu deux lignes de mes ouvrages » (i). Tenant les livres en très mince estime, elle vendait au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, même la bibliothèque de son mari. L'auteur des Martyrs n'en était pas d'ailleurs autrement fâché. Elle écrivait, le 10 juillet 1839, à leur ami l'abbé Bonnevie, chanoine de la cathédrale à Lyon : « Le bon abbé Deguerry vous aura dit que nous sommes très contents de notre appartement; M. de Chateaubriand surtout en est enchanté, parce qu'il n'y a pas moyen d'y placer un livre : vous connaissez l'horreur du patron pour ces nids à rats qu'on nomme bibliothèques» (2). Pour elle, elle n'aimait guère que les lectures de piété où « elle trouvait ses délices » (3). Sa grande affaire, c'était la charité, c'était la visite des pauvres ou l'œuvre de la Sainte-Enfance, c'était surtout l'infirmerie de MarieThérèse, fondée par elle, et qui était vraiment sa maison. Son couvert y était toujours mis; elle ne passait jamais une semaine sans aller dîner avec les sœurs. Les fêtes de l'Infirmerie étaient ses fêtes. En connaissait-elle d'autres? Elleprenait part, sans jamais y manquer, aux solennités dans la chapelle, aux processions dans le parc. En fait de livres, ce qui la préoccupait surtout, c'était de vendre beaucoup de livres. de chocolat. Elle en avait établi une fabrique
(1) Mémoires d'outre-tombe, tome I, p. 408.
(2) Lettre de Mm. de Chateaubriand à l'abbé Bonnevie, publiée par M. F.-Z. Collombet, à la fin de son volume sur Chateaubriand, sa vie et ses écrits, Lyon, x851.
(3) DANIELO, loc. cit.
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dans son infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs. Il leur restait, il est vrai, la ressource de l'appeler la vicomtesse Chocolat, titre dont elle était aussi fière que de celui de vicomtesse de Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas; il lui arriva même un jour de faire un vrai miracle : elle vendit à Victor Hugo trois livres de chocolat, au prix fort ! Il est vrai que Victor Hugo était jeune en ce temps-là (i).
Et maintenant vous figurez-vous cette sainte femme, tout entière vouée aux œuvres de charité, dont elle ne veut pas se laisser distraire même par les ouvrages de son mari, vous la figurez-vous se mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire de sa vie comme Mme George Sand ? J'en suis fâché pour M. Maxime du Camp ; mais il la calomnie, sans le vouloir, lorsqu'il nous la représente « écrivant ses Mémoires, qui se développent parallèlement aux Mémoires d'outretombe ». — Et pourtant le Cahier rouge existe : voyons ce qu'il contient et dans quelles circonstances, comment et pourquoi il a été écrit.
II
Chateaubriand a commencé d'écrire ses mémoires le 4 octobre 1811. « Ce 4 octobre 1811, écrivait-il, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme
(1) Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, tome II, p. i3.
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qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme s'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa venue » (i). Au mois de septembre 1822, ambassadeur à Londres, il terminait la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de 1800. « Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans l'obscurité du suisse Lassagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siècle » (2). Il avait retracé plus tard, à des dates diverses, sa carrière politique, la seconde restauration, la révolution de juillet, les deux voyages à Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale déchue, si bien qu'en 1834, lorsque eurent lieu, dans le salon de Mme Récamier, les premières lectures des Mémoires, les deux ailes du monument étaient achevées, mais il restait à les relier entre elles, à édifier la partie centrale, à faire revivre ces années éclatantes qui vont de 1800 à 18 15, d'Atala et du Génie du christianisme à la brochure de Bonaparte et les Bourbons et à la Monarchie selon la Charte.
Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la rendre plus facile à la fois et plus
(1) Tome I, p. 16.
(2) Tome II, p. 159.
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sûre, Chateaubriand prie sa femme de jeter sur le papier les souvenirs qui lui sont restés de cette époque. Mme de Chateaubriand se met à L'oeuvre; elle prend un grand cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans laisser le plus petit espace pour un titre général. A quoi bon un titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne? Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date: 1804, et débute ainsi: « Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome au mois de février, nous prîmes un logement à Y Hôtel de France, rue de Beaune. » D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses mémoires qu'elle écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze années, sa réunion avec son mari; c'est donc à partir de ce moment seulement que ses souvenirs pourront être utiles à ce dernier, et comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant à reprendre les choses de plus haut. De même, elle terminera ses notes avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne serviraient de rien à M. de Chateaubriand. Ce qui achève de prouver que le Cahier rouge n'avait pas d'autre objet que de fournir à l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à Mmede Chateaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses Souvenirs littéraires, à la suite du passage que j'ai cité : « Plusieurs anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute conjugale, expliquent
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l'ennui morbide qui a toujours pesé sur Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler. » Les souvenirs de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi.
Les « faits intimes », les « anecdotes conjugales », brillent, dans le Cahier rouge, par leur absence, — toujours par le même motif. Les incidents de la vie de famille, les impressions personnelles de Mme de Chateaubriand ne pouvaient pas trouver place dans les Mémoires de son mari ; elle n'avait pas dès lors à en parler, — et elle n'en a pas parlé.
III
Quel parti Chateaubriand a-t-il tiré des Notes et Souvenirs écrits par sa femme à son intention et sur sa demande ?
Lorsqu'on rapproche les deux textes, le Cahier rouge et les Mémoires d'outre-tombe, ce qui frappe tout d'abord, c'est que Chateaubriand n'a pas romancé les souvenirs de sa femme. Il les a suivis pas à pas, sinon mot à mot, sans y rien ajouter de son chef, sans rien inventer. A tous leurs autres mérites, les célèbres Mémoires joignent celui d'être, au moins dans la partie qui va de 1804 à 1815, scrupuleusement, minutieusement exacts. J'en donnerai quelques exemples.
En 1805, Chateaubriand et sa femme, en compagnie de leur ami Ballanche, visitèrent la grande Chartreuse.
On lit dans les Mémoires d'outre-tombe: « Un frère
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lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en avait creusé une immense à Austerlitz » (1). Plus d'un lecteur, j'imagine, sera tenté de croire que Chateaubriand a creusé lui-même cette « fosse étroite » du « solitaire infirme », afin de pouvoir mettre en regard la « fosse immense d'Austerlitz », et placer là son grand coup de pinceau, il n'en est rien.
Voici le récit du Cahier rouge: Nous fûmes confiés à l'hospitalité de deux pauvres frères lais maintenus au couvent pour soigner un vieux chartreux fou, à qui on avait permis de mourir dans sa cellule : il était mort, en effet, depuis peu de jours; nous vîmes encore la terre fraîchement remuée sur sa tombe (2).
A son retour de Jérusalem, en 1807, Chateaubriand acheta à Aulnay, près de Sceaux et de Chatenay, une maison appelée alors maison de la Vallée au Loup, et qui fut baptisée par Fontanes le Val-de-Loup. Pendant qu'on travaillait à la réparer, se passa un petit incident, que l'auteur des Mémoires raconte ainsi : Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de ma chaumière n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivâmes le soir à la Vallée. Nous ne suivîmes pas la route ordinaire ; nous entrâmes par la grille au bas du
(1) Tome II, p. 351.
(2) Madame de Chateaubriand, p. i3.
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jardin. La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer; la voiture versa. Le buste en plâtre d'Homère, placé auprès de Mme de Chateaubriand, sauta par la portière et se cassa le cou: mauvais augure pour les Martyrs, dont je m'occupais alors (i).Cet Homère qui se casse le cou ne serait-il pas là, par hasard, pour amener le mot de la fin? Pas le moins du monde. Mme de Chateaubriand raconte presque dans les mêmes termes la visite au Val-de-Loup : « Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de notre chaumière n'avançaient pas, nous prîmes le parti d'aller les surveiller nous-mêmes. Nous arrivâmes le soir à la Vallée par un temps épouvantable : les chemins du côté d'Aulnay, très difficiles en tout temps, sont impraticables dans la mauvaise saison. Nous entrâmes par une grille qui se trouve au bas du jardin et qui n'est pas l'arrivée ordinaire. La terre des allées, fraîchement remuée et démêlée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer, et, par un effort qu'ils firent pour dégager les roues des ornières, la voiture versa.
Nous ne nous fîmes aucun mal, mais Homère, que je tenais dans mes bras, passa par la portière et se cassa le cou » (2).
En attendant la fin des réparations, M. et Mme de Chateaubriand s'étaient logés dans un hôtel garni, rue des Saints-Pères. « Quittant notre appartement chez Mme de Coislin, lisons-nous dans les Mémoires, nous allâmes demeurer rue des Saints-Pères, hôtel de
(1) Mémoires d'outre-tombe, tome II, p. 400.
(2) Madame de Chateaubriand, p. 24.
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Lavalette, qui tirait son nom de la maîtresse et du ,� maître de l'hôtel. M. de Lavalette, trapu, vêtu d'un habit prune de Monsieur et marchant avec une canne à pomme d'or, devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait été officier du Gobelet chez le roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait » (i).
Ici encore, pas un petit détail qui ne soit exact.
« Nous louâmes, écrit Mme de Chateaubriand, un appartement dans un hôtel garni, rue des Saints-Pères.
Cet hôtel, où depuis longtemps nous avions coutume de loger quand nous n'avions pas d'appartement, était tenu par un ancien officier du Gobelet de Louis XVI, coiffé à l'oiseau royal et royaliste enragé. M. de Lavalette — c'est ainsi qu'il s'appelait — était le meilleur homme du monde; il se serait mis au feu pour nous, et même nous aurait donné sa bourse, si ce n'est qu'il prenait souvent la nôtre pour la sienne. Le pauvre homme, Dieu ait son âme ! ne pouvait aimer quelqu'un sans se mettre de suite en communauté de biens avec lui. Il était d'une obligeance extrême, et, pour être plus tôt prêt à se mettre en course pour rendre un service, il ne quittait jamais sa canne à pomme d'or » (2).
Un dernier exemple, emprunté au chapitre des Mémoires à;outre-tombe sur l'entrée des alliés à Paris, le 3i mars 1814:
(1) Mémoires d'outre-tombe, tome II, p. 400.
(2) Madame de Chateaubriand, p. 24.
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Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'il n'avait été contraint d'y aller sous l'empire. Mme de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons cosaques qu'il y avait autant de lis dans les cœurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait à bas ma tête ! si on l'entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonnistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries : c'est ce qui arriva chez moi ; mais Mme de Chateaubriand n'y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines (i).
Tous ces traits, nous allons les retrouver dans le Cahier rouge, et souvent dans les mêmes termes : « L'hôtel de Talleyrand fut préparé pour recevoir l'empereur de Russie. Là, fut le rendez-vous de tous les royalistes improvisés que le bon empereur prit pour argent comptant. Chacun savait par eux que le prince de Bénévent, en changeant de maître, ne serait obligé de changer ni de rôle, ni de langage ; que l'exévêque d'Autun ne serait pas plus obligé à la messe sous les Bourbons que sous les Bonapartes. Mme de Talleyrand parcourait les rues dans une calèche découverte, en chantant des hymnes à la louange de la pieuse famille des Bourbons. Elle et les dames de sa suite
(i) Mémoires cPoutre-tombey tome III, p. 294.
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avaient fait autant de drapeaux de leurs mouchoirs, qu'elles agitaient avec une grâce infinie. Cinquante calèches suivaient et imitaient le mouvement donné de sorte que les alliés, qui arrivaient en ce moment par la place Vendôme, crurent qu'il y avait réellement autant de lis dans le cœur des Français que de dra-
peaux blancs en l'air. Les bons Cosaques n'auraient jamais osé croire que ces belles bourboniennes du 31 mars étaient des enragées bonapartistes le 3o. Il n'y a qu'en France qu'on sait si bien se retourner. On crierait: A bas ma tête ! si on l'entendait crier à ses 5 voisins. On envahissait les maisons pour avoir des rubans et même des jupons blancs, que l'on coupait pour faire des cocardes, les boutiques ne pouvant y '1 suffire. Le bleu et le rouge étaient foulés aux pieds, surtout par les bonapartistes, et tout ce qui restait des trois couleurs fut, dit-on, porté dans les cachettes du :.
Luxembourg en attendant que leur tour revînt. Un de nos amis vint aussi me demander la permission de faire main-basse sur ma garde-robe ; mais il me trouva peu disposée à chanter la victoire avant de connaître les résultats du combat, et je gardai mes jupons » (,) Du rapprochement des Mémoires doutre-tombe et
des Souvenirs de Mme de Chateaubriand, il ressort donc que Chateaubriand ne s'est jamais écarté, si peu que ce fût, dans ses récits, des indications qui lui étaient : fournies par les notes de sa femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur quelques-uns de
11 (1) Madame de Chateaubriand, p. 42. ,1
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ses contemporains des jugements trop rigoureux.
Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, Mme de Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde, surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffisamment son mari.
Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de Richelieu, elle a des passages extrêmement durs. Elle a de très jolies malices à l'endroit de Mme de Staël, de M. Beugnot ou de M. Pasquier. Chateaubriand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du Cahier rouge : « M. de Chateaubriand est meilleur que moi. »
A l'exception de ces passages et d'un très petit nombre d'autres, Chateaubriand a fait entrer dans ses Mémoires tout le manuscrit de sa femme. Le plus souvent il en reproduit le texte même Rien n'est donc moins exact que la phrase de M. Charles Lenormant, dans son étude, d'ailleurs si remarquable, sur les Mémoires d'outre-tombe : « Jamais Chateaubriand n'aurait souffert que personne écrivît une ligne pour lui » (i). La vérité est qu'il a reproduit non seulement des lignes, mais des pages entières écrites par sa femme. Bien des traits, les uns exquis, les autres superbes, que l'on admire dans les immortels Mé-
(i) M. de Chateaubriand et ses Mémoires. Cette excellente étude, publiée en i85o, a été reproduite, en 1874, dans le volume qui a pour titre : Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand, manuscrit de 1825, suivi de lettres inédites. — Michel Lévy, frères, éditeurs.
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moires, viennent du Cahier rouge. Et qu'on n'aille pas croire que les passages que Chateaubriand n'a pas utilisés soient inférieurs à ceux dont il a fait usage.
Les premiers ne le cèdent en rien aux seconds ; témoin, par exemple, cette anecdote, qui peint si bien au naturel et au vif le caractère de la pétulante vicomtesse et celui du bon Ballanche. Mme de Chateaubriand est seule à Venise, où son mari vient de la quitter pour aller s'embarquer à Trieste. Elle attend Ballanche, qui doit venir la chercher afin de la ramener en France :
Je restai plusieurs jours, continue-t-elle, attendant Ballanche, qui n'arrivait pas. Je commençais à me désespérer, mourant d'ennui et du désir de me retrouver en France avec des amis auxquels je pusse confier mes inquiétudes. Il arriva enfin, c'était le soir : je lui fis une scène. Je lui dis que j'allais l'emmener sur la place Saint-Marc, et que c'était tout ce qu'il verrait de Venise, parce que nous partirions le lendemain, à cinq heures du matin : « Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le veux bien. Mais alors il faudra que je revienne. »
— « Vous reviendrez sûrement, mon cher Ballanche, mais l'année prochaine. » Il comprit cela; et le lendemain, à cinq heures, nous nous embarquâmes pour Fusina (i).
Et, un peu plus loin, ce croquis du duc de Lévis : En fait de femmes de la société, il n'y avait de Françaises à Gand, que Mme la duchesse de Duras, la duchessse de Lévis, la duchesse de Bellune, la marquise de la Tour du Pin et moi ; encore la duchesse de Lévis y vint-elle fort tard avec son mari, qui arriva en si piteux équipage, que M. de Chateaubriand fut obligé de lui prêter jusqu'à des bas pour aller chez le roi : les
(i) Madame de Chateaubriand, p. 19.
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bas allaient encore, mais pour le reste, c'étaitune vraie toilette de carnaval ; le bon duc ne s'en mettait pas plus en peine à Gand qu'aux Tuileries, où sa garde-robe n'était guère mieux montée.
Les souliers, par exemple, manquaient toujours ; il s'était abonné aux savates, parce que, disait-il, il avait eu une blessure au talon qui l'empêchait de relever les quartiers de son soulier (1).
Un jour viendra, sans doute, où l'on donnera des Mémoires d'outre-tombe une édition définitive, moins défectueuse que les éditions actuelles, qui laissent étrangement à désirer; force alors sera d'y joindre les Notes et Souvenirs de Mme de Chateaubriand, et le petit Cahier rouge ira ainsi tout droit à la postérité, comme le petit canot qui entre au port, suspendu aux cordages du majestueux navire.
IV
Voilà que mon article approche de sa fin, et je n'ai encore rien dit de M. l'abbé Pailhès, à qui nous devons de connaître le Cahier rouge. Et pourtant de quels soins il a entouré cette publication ! De quels savants et ingénieux commentaires il l'a accompagnée !
Combien d'autres, à sa place, mis en possession du précieux manuscrit et autorisés à le publier, auraient eu hâte de s'en faire honneur et d'y attacher leur nom !
M. l'abbé Pailhès, au contraire, a retardé tant qu'il a
(1) Madame de Chateaubriand, p. 57.
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pu l'heure de la publicité. Il lui plaisait davantage de vivre, loin de la foule et du bruit, dans l'intimité silencieuse de cette « petite société M qui, au début du siècle, se réunissait dans le salon de Mme de Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg, ou chez Chateaubriand, dans son petit appartement de l'hôtel Coislin, place Louis XV, ou encore, l'été, à Villeneuve-surYonne, sous le toit de Joubert. Elle se composait habituellement, outre Mme de Beaumont, M. et Mme de Chateaubriand et M. et Mme Joubert, deFontanes, M. Molé, Guéneau de Mussy, Chênedollé, M. Pasquier, M. de Bonald, M. Clausel de Coussergues, Mmede Vintimille et Mme Hocquart. Suivant une mode ancienne, chacun y avait son sobriquet; Chateaubriand était surnommé le chat, par abréviation de son nom, ou peut-être à cause de son indéchiffrable écriture; Mme de Chateaubriand, qui avait des griffes, était la chatte. Chênedollé et Guéneau de Mussy, plus mélancoliques que René, avaient reçu les noms de grand et de petit corbeau; quelquefois aussi Chateaubriand était appelé l'illustre corbeau des Cordillères, par allusion à son voyage en Amérique. Fontanes était ramassé et avait quelque chose d'athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en plaisantant au sanglier d'Erymanthe et le nommaient le sanglier. Mince et fluette, rasant la terre qu'elle devait bientôt quitter, Mme de Beaumont avait reçu le sobriquet d'hirondelle. Ami des bois et grand promeneur à cette époque, Joubert était le cerf, tandis que sa femme, la bonté et l'esprit même, mais d'humeur un
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peu sauvage, riait volontiers d'être appelée le loup.
Jamais on ne vit réunies des bêtes de tant d'esprit.
C'est dans ce petit cercle que M. l'abbé G. Pailhès a voulu vivre de longues années, s'enquérant de tout ce qui pouvait se rattacher à Mme de Chateaubriand et à ses amis, écoutant l'écho de leurs voix, rassemblant leurs lettres , n'épargnant ni recherches ni voyages pour recueillir les derniers vestiges de ce doux et glorieux passé. Puis, quand il lui a fallu se séparer de la petite société, rompue par les événements, divisée par la politique, dispersée par la mort, il s'est attaché, pour ne plus les quitter, à M. et à Mme de Chateaubriand ; il les a suivis partout, il s'est enfermé avec eux rue d'Enfer et rue du Bac, il a multiplié ses stations dans cette Infirmerie de MarieThérèse qui restera la plus précieuse de leurs œuvres.
Pendant ce temps il écrivait, pour lui plus encore que pour le public, pour donner libre cours à son admiration, il écrivait, dans une langue excellente, des pages émues, pénétrantes et fines, des pages à la Joubert; il se laissait aller à des chapitres longuement développés, comme s'il eût redouté d'arriver au terme.
Lorsque enfin il a dû se décider à lier ses gerbes et à faire imprimer son volume, il a voulu que ce volume fût superbe, grand format, beau papier, belles marges, magnifiques eaux-fortes. Comme s'il eût tenu à écarter la foule - pi-ofanum vulgus, - il en a fait tirer cent exemplaires seulement, si bien que le livre est aujourd'hui introuvable. De ce livre, un des plus intéressants qui aient paru depuis vingt ans, mais
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publié en province, par un prêtre, et à la naissance duquel la presse n'a pas été convoquée, les journaux de Paris n'ont guère parlé, ce dont M. l'abbé Pailhès, j'en suis sûr, s'est tôt consolé. Aussi bien, la récompense à laquelle il avait droit ne lui a pas manqué.
Elle lui est venue sous la forme et dans les conditions les plus désirables pour lui et les plus précieuses. Il a reçu de divers côtés des documents inédits se rapportant à M. et à Mme de Chateaubriand. On lui a communiqué notamment la correspondance de Mme de Chateaubriand avec M. Clausel de Coussergues, un ami de la première heure, celui qu'elle appelait son serviteur Clausel, son cher ministre, frère de l'ancien et célèbre évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais. Cette correspondance a fait l'objet d'un second volume, publié en 1888, avec le même soin et le même luxe que le premier. Cette fois même, au lieu de deux eaux-fortes, nous en avons cinq; mais cette fois encore le texte est digne d'une telle parure.
M. Paul de Raynal, dans son livre : Les Correspondants de Joubert, paru en 1882, avait inséré un grand nombre de lettres de Mme de Chateaubriand adressées à M. et Mme Joubert, de 1806 à 1822. Ces lettres sont tout simplement des chefs-d'œuvre, et l'éloge que M. A. de Ségur en faisait en ces termes, au moment de leur apparition, n'avait rien d'exagéré : « Par les extraits que nous venons de citer des lettres de Mme de Chateaubriand, on peut déjà juger de l'élégante simplicité, de la rapidité et de l'enjouement de son style. La recherche ne s'y sent nulle part. Mais
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si elle ne cherche jamais, elle trouve toujours. Le mot juste, l'expression gracieuse et forte ou plaisante, le trait d'esprit ou de sentiment viennent, comme d'eux-mêmes, se placer sous sa plume et donner à tout ce qu'elle écrit un attrait singulier. Ses lettres resteront au rang des plus charmantes productions de ce genre, et vivront comme un témoignage de l'élévation de ses sentiments, de la grâce et de la vivacité de son rare esprit. »
En 1887, M. l'abbé Pailhès avait pu joindre au Cahier rouge, aux Souvenirs de Mme de Chateaubriand, de 1804 à 1815, sa correspondance avec Mmela comtesse de Caffarelli. Ces lettres, au nombre de vingt-une, vont de 1841 à 1847. La dernière est du 4 janvier 1847. Un mois et cinq jours après l'avoir écrite, le 9 février, Mme de Chateaubriand s'endormait doucement dans le Seigneur.
La correspondance avec M. Clausel de Coussergues commence en 1806, pour s'arrêter seulement en 1840. Avec les lettres à Joubert et à sa femme, les lettres à la comtesse de Caffarelli et celles à Clausel, avec quelques autres encore, qu'il serait aisé de retrouver (j'en pourrais moi-même fournir deux ou trois à M. Pailhès), quel joli volume on ferait, exquis et charmant, un de ces « beaux petits livres » comme les aimait Joubert !
Depuis les Lettres à M. Clausel de Coussergues, de nouvelles communications ont été faites à M. l'abbé Pailhès. L'une d'elles, en particulier, est d'une importance exceptionnelle. Je veux parler de la corres-
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pondance inédite de Chateaubriand avec Fontanes.
Ces lettres avaient passé sous les yeux de SainteBeuve, lorsqu'il écrivait, en 1838, ses deux articles sur M. de Fontanes, mais il n'avait pu obtenir l'autorisation de les publier. Villemain, qui les avait également consultées, n'en a donné que de rares fragments dans son livre sur M. de Chateaubriand, paru en 1856. L'autorisation, refusée à Villemain et à SainteBeuve, a été accordée à M. l'abbé Pailhès. Il nous donnera donc prochainement un autre volume sous ce titre : Chateaubriand d'après sa correspondance familière. Ce n'est pas tout. Joubert était le meilleur ami de M. et de Mme de Chateaubriand ; il n'était pas seulement de la petite société, il était de la maison, il était de la famille. Si Mrae de Chateaubriand était chez elle à Villeneuve-sur-Yonne, Mme Joubert était chez elle au Val-de-Loup. M. l'abbé Pailhès a poussé ses recherches du côté de l'auteur des Pensées, comme du côté de l'auteur du Génie du Christianisme, et il prépare, il a déjà tout prêt un quatrième volume intitulé : Du nouveau sur Joubert. D'autres volumes suivront, j'en suis sûr, car toutes les découvertes qui se pourront faire encore sur Chateaubriand et son groupe se feront nécessairement au profit de M. G. Pailhès.
C'est là, désormais, son domaine propre. Heureux, dans le domaine littéraire, celui qui a su délimiter son champ, qui le fait sien et s'y renferme !
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MADAME DE LAMARTINE (i)
1
a
Saint-Germain-l'Auxerrois, dans un bascôté du transept de droite, au demi-jour coloré des vitraux, un grand bénitier de
marbre rayonne de blancheur. Au-dessus de trois coquilles d'eau bénite, trois enfants debout autour d'une croix, enlacés, pleins de grâce et d'innocence, adressent au ciel leur prière : 0 Père, qu'adore mon père 1.
Ce bénitier, qu'une mère avait sculpté en souvenir de ses enfants perdus, est l'œuvre de Mme de Lamartine, à la fois peintre et statuaire, et qui consacrait son double talent à décorer ces deux temples où se renfermait sa vie : la maison et l'Eglise.
La mère du chantre des Méditations, cette femme admirable dont le cœur était aussi haut que le génie de son fils, écrivait un jour sur son journal :
ti) Madame de Lamartine, par Charles ALEXANDRE. Un volume -18, avec portrait, Paris, 1887, Dentu et C", éditeurs.
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J'ai pris cette année l'habitude d'aller à l'église dès le matin, avant le jour, entendre la messe ; il me semble qu'il faut d'abord dérober ces prémices de la journée aux tracas ou aux plaisirs du monde, et rendre d'abord à Dieu ce qui est à Dieu, et puis au monde ce qui est au monde. J'éprouve bien de la peine quelquefois à sortir ainsi par tous les temps de la mollesse de mon lit et de la douce température de ma chambre pour aller à ce qu'on appelle ici la messe des pauvres et des servantes ; mais ne sommes-nous pas tous pauvres des grâces de Dieu, et toutes les servantes de nos pères, de nos maris, de nos enfants? (1).
Ces doux et bons exemples donnés par la mère du poète, sa femme était heureuse de les suivre à son tour. Je détache ces lignes de l'une de ses lettres : J'aime à aller le matin, dès avant le jour, à l'église, avec ma femme de chambre et ma cuisinière, et nous agenouiller ensemble au même autel, au milieu de tout le petit peuple du quartier. C'est une fraternité devant Dieu et devant les hommes qui me plaît. Son historien ajoute, après avoir cité ce passage : Elle commençait ainsi la journée par la prière matinale, s'agenouillait, elle, la noble femme, à côté des humbles et des petites, à l'heure où la lumière n'éclairait pas encore les vitraux dans le clair-obscur de l'église, les yeux levés vers les saintes figures des fresques, recueillie dans ses pensées; puis elle se levait fortifiée du pain sacré, la tête à la fois éclairée de la lumière de l'aube et de celle de la foi (2).
Comme sa piété, sa charité aimait à se voiler. Elle avait peur du bruit autour du bien qu'elle faisait. Elle
(1) Le Manuscrit de ma mère, publié par A. DE LAMARTINE.
(2) Madame de Lamartine, p. 256.
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avait pris le pseudonyme de Mme Dumont pour cacher son vrai nom aux jeunes filles de son asile de Paris. A la campagne, à Saint-Point, à Monceaux, il ne lui était pas possible de voiler son nom et de taire toutes ses bonnes œuvres; elle s'y efforçait cependant, et il lui arrivait quelquefois d'y réussir. En 1843, elle avait écrit, pour les enfants de son école de Saint-Point, une Explication familière des vérités de la religion. A quelques années de là, les petites filles de 1843 ayant grandi, Mme de Lamartine composait pour elles un nouveau livre, approprié à leur âge nouveau : une Explication familière des devoirs du dimanche. Il parut en 1860, sans nom d'auteur, « revêtu d'une couverture grise, comme une robe de sœur de charité ». L'humble volume était précédé des approbations de plusieurs évêques, et comme en ce temps-là l'Etat ne proscrivait pas des écoles l'idée de Dieu, il était revêtu en même temps de l'approbation du conseil impérial de l'instruction publique. Mme de Lamartine avait si bien gardé son secret, que ses meilleurs amis ignoraient qu'elle fût l'auteur de ce touchant et pieux ouvrage. M. Charles Alexandre, qui, en sa qualité de secrétaire de Lamartine, vivait près d'elle sous son toit, n'apprit que longtemps après sa mort l'existence de sa dernière œuvre, par le don d'un ami, M. Elie Margollé, un religieux officier de marine, qui avait répandu cet excellent petit livre dans les écoles libres de Toulon.
Elle ne bornait pas son apostolat aux enfants ; elle l'étendait aux gens du monde, et le lecteur trouvera,
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dans le volume de M. Alexandre, des lettres, vraiment
belles, où elle défend avec force, avec éloquence, les vérités fondamentales du catholicisme; où elle essaie, avec une admirable effusion de cœur, de ramener à la pratique de la religion ceux de ses amis qui en sont encore éloignés. De ces lettres, qui sont à lire en
entier, je ne puis reproduire ici, faute d'espace, que de trop courts fragments : Vous me dites, écrit-elle, que vous croyez à la parole de ; Dieu plutôt qu'à celle des hommes; je suis bien de votre avis, mais je me demande: Où trouvez-vous la parole de Dieu?.
Les contradictions des évangélistes ont été expliquées cent fois. Elles sont elles-mêmes une des preuves de la sincérité des apôtres, qui transmettent ce qu'ils ont vu, entendu et retenu, et qui sont morts, comme saint Pierre, saint Paul et autres, pour attester, non pas seulement ce qu'ils ont cru, mais ce qu'ils ont vu. Mourir pour une opinion, c'est beau; mais mourir pour un fait faux, que vous savez n'avoir pas été, c'est de la démence. Si tout ce qui nous est nécessaire ne se trouve pas dans l'Evangile, je ne sais où le chercher; car il y a une telle supériorité de doctrines dans l'Evangile sur celles des plus grands philosophes (toujours des hommes), que je ne saurais hésiter entre eux.
Je ne vois pas, dans l'ancien monde, des philosophes passer les mers et s'exposer au martyre pour instruire les peuples comme de pauvres missionnaires. Les philosophes ne demandent pas même de convertir leur femme, leur enfant, leur serviteur; donc ils sont égoïstes, s'ils sont sincères. Et si, malgré tout le mal qu'ils disent du christianisme, ils le trouvent encore bon pour les masses, n'y a-t-il pas un grand orgueil -chez eux ?.
Ne pensez-vous pas trop aux individus et pas assez aux masses ? Qu'est-ce que Platon ? un grand philosophe enseignant quelques disciples, doué par Dieu d'une haute intelligence, obscurcie par de grandes ombres. Il dit lui-même que tout
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cela n'est pas pour le peuple. Et si l'homme a tout trouvé, ce qui n'est pas, car il n'a trouvé ni la chasteté, ni l'humilité, ni la charité chrétienne, mais, en admettant qu'il eût trouvé toutes les vertus, à qui les a-t-il enseignées, et qui a cru à l'autorité de son enseignement ?.
Quant à l'Eglise, il me semble qu'elle ne pourrait pas ne pas exister. Le roi le plus débonnaire ne laisserait pas la lettre de la loi à interpréter et à appliquer par chaque individu à son gré. Il sentirait bien que l'anarchie la plus destructive de toute loi et de tout devoir en résulterait en bien peu de temps. JésusChrist a laissé la doctrine à la garde des apôtres en leur disant : « Allez et enseignez toutes les nations », paroles qu'aucun philosophe n'a pu prononcer. Il a ajouté : « Je suis avec vous. »
Et cette longue lettre, empreinte tout à la fois de la raison la plus ferme et du plus affectueux prosélytisme, se termine par ces paroles :
Je vous dois un million d'excuses de vous assommer de dix pages; encore si elles étaient lisibles 1 mais mon excuse pour le fond et pour la forme est dans la maladie.
Depuis mardi, je suis au lit avec une grippe très sévère. Ma tête est nécessairement pleine, dans quelques heures de solitude, de ce qui m'intéresse le plus pour moi et pour les autres. Mais ma main tremblante fait défaut. Ne me lisez que lorsque vous n'aurez rien à faire du tout. Et laissez-moi finir par deux phrases d'une prière catholique, que je répète, sur laquelle il n'y a pas, je crois, d'objections à faire : « Jésus, divin Rédempteur, soyez miséricordieux pour moi et pour le monde entier. Amen.
e Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, ayez pitié de nous et de tout le monde entier ! »
Adieu (i).
(t) Madame de Lamartine, pages 243 et suivantes.
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En tête de son volume, M. Alexandre a mis un portrait de Mme de Lamartine, d'après une miniature qui doit remonter aux premiers temps de son mariage.
« Sa figure ovale est encadrée dans ses beaux cheveux bruns bouclés et couronnée d'un triple nœud de cheveux, selon la mode de la Restauration. Les yeux pleins d'intelligence regardent le jeune et beau poète dont les poésies l'ont ravie. Le front large, bien ouvert. Le nez long et fin descend vers une bouche fermée et discrète. Toute la physionomie écoute plus qu'elle ne parle. Le cou a l'encolure du cygne, les épaules s'abaissent avec grâce. La robe blanchè fait bouffer des plis à la naissance du bras. Une sorte de draperie de tartan écossais entoure sa taille. Toute sa personne exhale un parfum de chasteté ; elle a le charme de la distinction, de la dignité, de la noblesse.
Elle inspire la sympathie et le respect; on voit, en ses regards purs, une jeune âme supérieure, une lumière et non la flamme qui allume la passion » (i).
A mon tour, à défaut de ce médaillon, qui ouvre si bien l'aimable et gracieux volume, j'ai voulu mettre, en tête de cet article, le portrait de Mrae de Lamartine, non plus aux jours rayonnants de sa jeunesse, mais aux heures calmes et sereines du soir, le portrait de l'épouse, de la mère veuve de ses enfants, de la chrétienne résignée et secourable à tous, à son illustre époux, aux petits et aux pauvres, à ses amis qu'elle éclaire et fortifie de ses conseils et de ses exemples.
(1) Madame de Lamartine, page 19.
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II
On va chercher le roman bien loin, a dit M. Guizot, et il est souvent près de nous, dans les circonstances ordinaires de la vie, dans le mariage même. Quel roman que le mariage de Lamartine ! Comme il est encadré dans d'admirables paysages et comme tout y semble arrangé à souhait pour le plaisir des yeux et de l'imagination !
La scène s'ouvre près de Chambéry, dans un vieux château, qui se dresse, au milieu des grands arbres, sur le piédestal d'une belle terrasse italienne et qui porte un nom à la fois doux et fier, un vrai nom de roman: le château de Caramagne. Le paysage est magnifique; on domine la ville de Chambéry, le château des ducs de Savoie, la promenade, la vallée, la rivière descendant au lac du Bourget, les premières eaux du lac. Puis la vue monte avec les montagnes et s'arrête sur le flanc d'une colline, à la modeste maison des Charmettes.
La marquise de la Pierre, qui habitait ce château avec ses filles, avait passé les longues années de l'émigration en Angleterre, où elle s'était liée d'une étroite amitié avec la veuve du colonel Birch, elle-même très distinguée, riche et mère d'une fille unique, MariaAnna-Elisa. Selon la mode de son pays, la jeune Anglaise aimait les voyages et visitait tous les pays de l'Europe. Nous la trouvons, dans l'été de 1819, au
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château de Caramagne, qui est le rendez-vous de la société distinguée et lettrée de Chambéry. On y dessine, on y peint, on y fait de la musique, on y monte à cheval. Mlle Birch conduit la petite caravane, pareille elle-même à l'héroïne de Rob-Roy, à Diana Vernon.
Ce petit canton de Savoie encadre un chapitre de Walter Scott, et quelquefois, au retour d'une promenade à travers les libres chemins de la montagne, on trouve assis au salon un admirable causeur, le plus aimable des hommes de génie, le comte Joseph de Maistre. A côté de lui, et lui donnant la réplique, un de ses neveux, Louis de Vignet, qui est poète et qui, lorsqu'on lui demande des vers, en récite de toute beauté et dont l'auteur est un de ses amis, un jeune Français, dont il ne parle qu'avec enthousiasme, ne craignant pas d'affirmer que son génie égale celui de lord Byron. Il annonce d'ailleurs aux hôtes de Caramagne la prochaine visite de son ami, qui s'appelle Alphonse de Lamartine.
La jeune Anglaise comptait elle-même des poètes dans sa famille. Le nom d'un de ses oncles, le poète Birch, est gravé sur les murs de l'abbaye de Westminster, au milieu des noms glorieux de l'Angleterre. Elle tenait de race. L'éducation la plus brillante avait donné leur plein développement à ses dons naturels. Elle savait l'anglais, le français, l'italien; elle pratiquait la peinture, la sculpture et la musique; elle aimait les belles-lettres et les beaux-arts. On devine si son imagination s'enflammait d'avance à la pensée du poétique inconnu. Il arriva enfin dans ce salon de femmes
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avides de le connaître et de l'entendre. Au milieu de ses quatre amies, les filles de Mme de la Pierre, Mlle Birch était dans une attente passionnée. Quand elle vit apparaître le poète beau comme sa poésie, quand elle entendit sa voix harmonieuse et sonore, et, sur ses lèvres, ces vers plus beaux que ceux de Byron, il se trouva que son rêve était dépassé. Le réel cette fois atteignait l'idéal. Du premier jour, elle aima le poète de l'amour qui ne meurt pas.
La mère de Lamartine a noté sur son journal cette première rencontre : Cela a été comme une rencontre de roman. La jeune Anglaise n'a pas caché sa passion pour les vers mélancoliques du jeune Français; sa mère, qui fait tout ce que veut sa fille, a souri à cette inclination. Alphonse est devenu en peu de semaines le favori de la maison; il a fait parler par Césarine (1) à Mme de la Pierre; celle-ci a parlé à la mère de la jeune personne. Mais la difficulté qui me fait trembler, c'est que la jeune personne est protestante. Mais Césarine me rassure, elle brûle d'envie de marier son frère, elle me dit que l'amie de Mllee de la Pierre, très pieuse, a puisé dans leur intimité en Angleterre le goût de la religion, et qu'elle se serait déjà faite catholique, sans la crainte d'affliger sa mère (2).
Ici la scène change et nous sommes transportés du château de Caramagne à Aix en Savoie, sur les bords du lac du Bourget, du lac immortel. Ce nouvel épisode inspire à M. Alexandre cette jolie page : La famille de la Pierre avait quitté son château et était venue à Aix pour la saison des bains. Logé près d'elle, Lamartine y
(1) L'une des sœurs de Lamartine, mariée en Savoie à un neveu de Joseph de Maistre, M. de Vienet.
(2) Le Manuscrit de ma mère, p. 213.
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passait les soirées. Un vieillard, botaniste et musicien, avait loué des chambres à la famille. Au retour de ses promenades dans la montagne, il rentrait chargé de gerbes de fleurs, disait sa prière, et charmait sa veillée en jouant de la flûte à sa fenêtre ouverte sur les prés de Tresserves.
Le jeune poète allait voir le vieillard, l'écoutait parler des plantes et de Dieu ; il s'était attiré son amitié.
Sachant l'amour de la jeune miss contrarié par sa mère, les obstacles religieux, les difficultés des deux jeunes gens à se voir seul à seul, le vieillard, désireux du mariage destiné à sauver une âme, se fit complice de leur amour. Quand la terrible mère sortait seule et laissait sa fille à la maison, il jouait un air de flûte. Le jeune homme, averti par la mélodie secrète, accoudé à sa fenêtre ouverte, descendait de sa chambre et accourait près de la jeune fille; on causait, on s'entendait pour vaincre la mère, et, chaque jour, le musicien, par ce stratagème mélodieux, favorisait l'amour pour favoriser la conversion de la jeune protestante à la vraie religion (1).
Cependant, la terrible Mme Birch, qui voit bien que le mariage de sa fille sera immédiatement suivi de sa conversion au catholicisme, se montre intraitable ; elle ne se laisse pas attendrir par les sons mélancoliques de la flûte du vieux botaniste. La mère de Lamartine écrit sur son journal, à la date du 9 novembre 1819: « Tout est rompu. Alphonse est de retour, la mère de la jeune Anglaise vient d'emmener sa fille à Turin pour l'éloigner de celui qu'elle paraît aimer ; cependant les jeunes gens s'écrivent quelquefois. J'ai bien de la tristesse. »
Nous sommes au mois de mars 1820. Les Méditations ont paru. Le succès a été immense. Ce petit
(1) Madame de Lamartine, p. 21.
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volume a rendu à la France la poésie perdue. Il a ravi toutes les âmes, il a rouvert dans les yeux les plus secs la source tarie des larmes. Au fond d'un hôtel de la rue Saint-Florentin, un vieux diplomate l'a dévoré dans une nuit. Ce blasé, ce sceptique, le prince de Talleyrand, a été ému, il a pleuré, et, le matin, il a écrit ce billet enthousiaste à son amie, la princesse P.
Je vous renvoie, princesse, avant de m'endormir, le petit volume que vous m'avez prêté hier soir. Qu'il vous suffise de savoir que je n'ai pu dormir, et que j'ai lu jusqu'à quatre heures du matin, pour relire encore. Mon insomnie est un jugement.
Il y a là un homme, nous en reparlerons.
Si le prince de Talleyrand avait été touché à ce point, quelle n'avait pas dû être l'émotion de la jeune fille qui, à Turin, dans la fraîcheur et la ferveur de son amour, lisait ces admirables pièces, l'Isolement, le Soir, le Lac, l'Homme, l'Immortalité, la Prière, VAutomne, et dans cette dernière pièce, une pensée pour elle : Peut-être l'avenir me gardait-il encore Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu 1 Peut-être dans la foule une âme que j'ignore Aurait compris mon âme et m'aurait répondu !
Le 24 mars 1820, le baron Pasquier, touché, comme M. de Talleyrand, des grâces de la poésie, nomme Alphonse de Lamartine secrétaire d'ambassade à Naples. La résistance de Mme Birch cesse enfin. Le mariage est célébré, le 6 juin, à Chambéry, dans la
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chapelle du château royal. « Une union royale allait s'accomplir, l'union de deux grandes âmes, du génie , et de la vertu » (i). Mme Birch n'assistait pas à la céré- monie, où le comte de Maistre était représenté par son
fils, M. Rodolph de Maistre. Le lendemain, à Genève, avait lieu le mariage au temple protestant. Celle qui allait si dignement porter le nom du grand poète du dix-neuvième siècle s'était résignée à subir le mariage protestant pour éviter un chagrin à sa mère ; mais dès
ce moment elle était catholique, et elle allait bientôt se parer de ce titre, qui ne cessera jusqu'à la fin d'être à ses yeux sa plus belle couronne devant Dieu et devant les hommes.
Nous ne sommes encore qu'au premier chapitre du roman, au début de ces années que l'historien de Mme de Lamartine appelle les années heureuses. Le lecteur voudra suivre, dans le livre de M. Alexandre, ces étapes enchantées qui vont de Genève à Naples, d'Aix à Portici, de Rome à Florence. Le poète écrit de l'île d'Ischia, le 3i septembre 1820, à Louis de Vignet : J'ai la plus belle retraite du pays. Un promontoire élevé de sept à huit cents pieds s'avance dans la mer comme Châtillon sur le lac; ses pieds sont couverts de bois jusqu'à l'eau, le sommet de vignes qui ombragent, de citronniers, de lauriers, de grenadiers et de myrtes. A la pointe s'élève notre casino, entouré de colonnes rustiques, avec une terrasse gothique pour toit. Il est habité par une vraie famille de patriarches. Là nous vivons, là nous contemplons de loin le sommet éclatant du Vésuve.
(1) Madame de Lamartine, page 3i.
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Que n'y êtes-vous, Virieu, Vignet, couple charmant entre mille ! vous qui avez des yeux pour voir, un cœur pour sentir, une âme pour désirer la nature. Ici elle vous découvrirait ses trésors les plus secrets, ses beautés les plus ravissantes 1 Ici I.
Mais laissons le pathos et revenons à l'ancienne prose. Si cependant tu aimais les vers, je pourrais t'en donner, car quand je ne sais plus que dire et que faire, j'en dis et j'en fais ; mais cela ne vaudrait pas le port. (i).
Au mois de février 1821, un fils est né au poète, à Rome, d'où Lamartine écrit à son amie, Mme de Raigecourt: « Je viens de le mener baptiser à Saint-Pierre de Rome; c'est un beau début dans le monde, ce sçra un beau souvenir ».
Le 14 mai 1822, un second enfant, une fille, vient au monde, à Mâcon, dans la vieille maison de famille ; elle est inscrite sur le registre de l'état civil sous les noms de Marie-Louise-Julie, en attendant d'être inscrite dans les fastes de la poésie sous le nom immortel de Julia. Et à ces bonheurs intimes se mêlent les enchantements de la poésie. Ces deux enfants, destinés, hélas! à mourir jeunes, ont des frères et des sœurs qui ne mourront pas : les Nouvelles Méditations, le Dernier Chant du Pèlerinage de Childe-Harold, la Mort de Socrate, les Harmonies poétiques et religieuses. « 0 grand homme ! homme heureux! » s'écrie Sainte-Beuve. Mais le bonheur durable n'est pas de ce monde, ni pour les peuples, ni pour les hommes. La Restauration, qui était pour Lamartine le cadre naturel de sa poésie, sombre en trois jours : pour le poète,
(1) Correspondance de Lamartine, tome 11 I,P- 41.
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comme pour la France, commencent des années qui ne seront pas sans gloire, qui compteront encore de nobles et grandes journées, mais que l'historien ne pourra plus appeler les années heureuses.
ni
Lamartine était né royaliste. Soldat, il avait, pendant les Cent-Jours, accompagné Louis XVIII jusqu'à la frontière; il avait brisé son épée pour ne pas servir Napoléon. Poète, il avait chanté la naissance du duc de Bordeaux et le sacre de Charles X. Le jour où la Restauration tomba, il laissa Victor Hugo— qui avait chanté comme lui le sacre de Charles X et la naissance du duc de Bordeaux, — célébrer la Révolution triomphante et composer un hymne en l'honneur des héros de Juillet. Pour lui, pur de toute compromission avec les ministres signataires des fameuses ordonnances et qui, appelé par son ami le prince de Polignac « honnête homme monté trop haut pour s'y maintenir » (i), au poste de directeur des affaires étrangères, avait refusé, acceptant seulement d'être nommé ministre plénipotentiaire en Grèce, il accourut à Paris pour y donner sa démission. M. Molé, ministre des affaires étrangères, s'obstinant à ne pas l'accepter, Lamartine l'envoie directement au roi Louis-Philippe. Sa famille avait servi la famille d'Orléans ; il était donc en excel-
(i) Lettre de Lamartine au rédacteur de l'Union, 4 janvier 1859.
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lente situation auprès de la nouvelle dynastie, dont le chef comprenait d'ailleurs à merveille que ce serait pour lui une bonne fortune de s'attacher un homme d'une si rare valeur, d'une réputation si haute et si pure. Rien ne put ébranler la détermination de Lamartine. Il se dépouilla de toutes ses fonctions, de tous ses traitements, de toutes ses ambitions naturelles, et les déposa sur le cercueil de la monarchie légitime.
Mme de Lamartine s'associa avec bonheur à ce généreux sacrifice.
En 1843, il n'ira pas à Londres saluer le prince dont il a célébré la naissance ; il ne fera pas le pèlerinage de Belgrave-Square; mais, à la tribune du palais Bourbon, il défendra les députés que l'on prétend flétrir parce qu'ils sont restés fidèles au malheur et à l'exil.
Trois fois le roi Louis-Philippe, à des heures de crise pour sa monarchie, l'appelle confidentiellement aux Tuileries et le presse d'accepter les plus hauts postes de l'Etat, ou les plus grandes ambassades, celles de Londres ou de Vienne. Certes, la tentation était forte ; l'idée devait sourire à Lamartine d'aller à son tour à Londres comme Chateaubriand, de lutter contre les souvenirs de cette glorieuse ambassade de 1822, de les effacer peut-être! Et pour Mme de Lamartine, quelle joie c'eût été sans doute, et quelle fête, de reparaître dans sa patrie, femme du poète le plus illustre de l'Europe, ambassadrice de France! Elle n'hésite pas cependant à détourner son mari d'accepter. Ainsi encouragé, soutenu par celle qui a toute sa confiance, Lamartine exprime au roi sa reconnaissance, mais reste ferme
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dans ses refus. « Sire, lui dit-il, vous pouviez vous croire obligé de tout oublier pour sauver le trône de votre race; mais moi je ne suis rien, aucune nécessité ne me fait une loi d'accepter ce que Votre Majesté daigne m'offrir. Je veux mourir avec mon honneur et avec la plus obligatoire des fidélités, la fidélité de .: l'impossible » (i). ',', En 1848, au lendemain de la proclamation de la :':.
république, des républicains plus logiques que les autres et qui ont les meilleures raisons du monde pour ne pas croire à la chimère de la république honnête et .:.
modérée, lui crient sur la place de l'Hôtel-de-Ville : A bas! tu n'es qu'un légitimiste! Et Lamartine de répon- dre en face de cent mille hommes armés et menaçants : « Oui, j'ai été légitimiste et je m'en honore, et je m'en honorerais encore si le choix des monarchies était aujourd'hui en question devant vous : vous devez m'en croire, celui qui a été fidèle à la cause des rois tombés ne trahira pas celle du peuple » (2).
J'ai tenu à rappeler ces faits, qui montrent quel noble caractère était Lamartine. Il a commis des fautes, il s'est plus d'une fois gravement trompé ; mais ses erreurs et ses fautes laissent intacte la dignité de sa vie.
Sa grande erreur, celle d'où à mon sens découlent toutes les autres, fut-celle-ci : poète attiré vers la politique, il se préoccupa par-dessus tout d'être et de paraître un homme pratique, un homme qui tient
(1) Lettre de Lamartine du 4 janvier 1859.
(2) Ibidem.
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compte des faits autant que des idées, qui ne chasse pas aux chimères et qui ne poursuit pas l'impossible. Or, en 1833, quand Lamartine est entré à la Chambre des députés, est-ce que le rétablissement de la monarchie légitime n'était pas impossible ? Force lui est donc de ne pas rester avec Berryer et Chateaubriand dans le camp des vaincus; mais il ne passera pas pour cela d'un gouvernement à l'autre avec la fortune. Il se placera en dehors de tous les partis. A défaut d'une restauration royale jugée impossible, il préparera l'avènement du peuple. Il se donnera pour tâche de l'instruire, de l'éclairer, de le moraliser, de défendre ses droits, sans omettre de lui enseigner ses devoirs.
Le malheur est que la poursuite de ce généreux dessein devait le conduire à devenir républicain. Il n'a pas voulu voir, il n'a pas vu que la république en France c'est là véritablement l'impossible, c'est là la chimère, et la plus dangereuse de toutes. Aussi qu'estil arrivé ?
Lamartine, dominé par la crainte de n'être pas assez pratique, refuse d'être l'allié de Berryer, et le voilà qui devient l'allié de Ledru-Rollin. Il rêve de substituer aux luttes sanglantes de la première Révolution une révolution nouvelle, pure d'excès et de crimes, et le voilà qui écrit un livre où, dans son désir de rendre justice à tous, il étend sur les proscripteurs le manteau de pourpre de sa merveilleuse éloquence, il réconcilie les bourreaux et les victimes dans un fraternel embrassement. Il ne s'aperçoit pas qu'ici encore, en histoire comme en politique, ce qui lui manque, c'est
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justement d'être pratique, de prendre pied sur la réalité, de s'appuyer sur le vrai, sur les faits, les docu- ;, ments et les textes. Son Histoire des Girondins est un poème, le plus admirable poème en prose qui existe ..: en notre langue; c'est en même temps un détestable
livre d'histoire, plus dangereux, malgré la générosité de ses intentions, que le récit fataliste de Thiers, que le haineux pamphlet de Louis Blanc.
M. Alexandre, qui ne veut pas passer condamnation sur les Girondins, — et c'est là le seul point sur lequel je sois obligé de me séparer de lui, — nous en dit assez cependant pour nous apprendre que Mme de - ■ Lamartine avait vu avec un profond regret la publication du livre de son mari. « Elle fut heureuse, dit-il, du triomphe du livre ; mais, dans son sang-froid de jugement, avec cette pensée calme qui dominait ses palpitations d'admirations, elle regretta des audaces de réhabilitation, des illuminations de couleurs, des transfigurations d'hommes de la Terreur. Elle redoutait l'irritation de ses amis royalistes » (i). Quinze ansplustard, en 1861, Lamartine écrivit la Critique de VHistoire des Girondins, et reconnut que, sur plus d'un point, il s'était trompé. Malgré les atténuations, les dangers de l'œuvre subsistent; il n'en reste pas moins que son écrit de 1861 est un acte de courage.
C'est chose si rare, un écrivain dont le livre a eu un succès prodigieux et qui reconnaît qu'il s'est trompé t Ses amis républicains ne laissèrent pas d'être mécon-
(1) Madame de Lamartine, page 135.
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tents, et l'un d'eux, l'honorable M. Louis de Ronchaud, a dit, dans introduction aux Discours politiques de Lamartine :
Il a fait, à propos des Girondins, son examen de conscience devant le public. Ses opinions étaient un peu modifiées sur les choses et sur les hommes. Le républicain de 1848 est redevenu, dans cet écrit, monarchiste constitutionnel, peu s'en faut qu'il ne se déclare de plus légitimiste comme l'avait été son père (1).
J'ai dit les torts, les erreurs de Lamartine dans cette période de 1830 à 1848. Il n'est que juste de dire aussi que, pendant ces dix-huit années, en même temps qu'il écrivait le Voyage en Orient, Jocelyn (2), la Chute d'un ange, les Recueillements poétiques, les Confidences (3) et l'Histoire des Girondins, il ne cessait de traiter à la tribune les questions de politique et d'économie sociale avec une élévation de sentiments, avec un éclat de parole qui font du recueil de ses discours une œuvre immortelle. Il n'est pas un de ces discours qui ne renferme des parties admirables; quelques-uns, en grand nombre, sont de véritables chefs-d'œuvre. Berryer à part, qui était l'éloquence même, Lamartine est le plus grand orateur du
(1) Me permettra-t-on de glisser ici — glissez, mortels, n'appuyez pas — une petite note rappelant que j'ai publié en 1882, à la librairie de Victor Palmé, un volume intitulé : La Légende des Girondins?
Dès le mois de février 1848, Alfred Nettement avait publié sous ce titre : Etude critique sur les Girondins de M. de Lamartine, un livre excellent, dont les travaux de M. Taine sont venus confirmer depuis les conclusions et les vues judicieuses.
(2) Jocelyn est dédié A Maria-Anna-Eliia. On sait que c'étaient là les prénoms de Mm. de Lamartine
(3) Les Confidences, publiées seulement en 1849, ont été écrites dans l'été de 1844, à Ischia.
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XIXe siècle. Je ne m'étonne pas que ses lauriers aient empêché Victor Hugo de dormir. Les lourdes et pénibles harangues de Hugo restent à cent lieues de ces merveilleux discours où, à chaque instant, l'orateur nous enlève, d'un coup d'aile, aux plus hautes cimes de l'éloquence (i).
Mme de Lamartine s'associait ardemment aux campagnes oratoires de son mari ; elle aimait ses discours comme ses poèmes. Cependant, trop émue à sa voix, elle allait rarement l'entendre à la tribune. « Le 7 mai 1844, écrit M. Alexandre, un grand débat sur la réforme des prisons l'attira. Lamartine devait parler.
J'étais là. — Après une attaque entraînante de la Rochejacquelein contre les duretés du régime cellulaire, la loi était perdue, lorsque Lamartine s'élança au secours. Il enflamma la Chambre pour sa réforme religieuse et humaine. Sa femme, placée dans une tribune à côté de son parent, M. de Surigny, les yeux fixés sur lui, l'écoutait dans l'angoisse et l'admiration.
Lui, les yeux sur elle, s'inspirait à ses regards, y trempait sa parole et son courage.La péroraison de ce discours chrétien toucha le cœur de la femme, sa grave figure s'attendrit. Emu aussi de ce magnétisme du génie sur la femme, de la femme sur le génie, du cou-
(1) Un choix de discours de Lamartine a paru dans les Œuvres choisies de 1849, sous ce titre : Tribune de M. de Lamartine, ou Etudes oratoires et politiques. Un autre choix a été publié en 1873, chez Hachette et C", en deux volumes in-18 : La Politique de Lamartine.
L'édition complète des Discours forme six volumes intitulés assez improprement : La France parlementaire, mais qui n'en restent pas moins, après ses poésies, la partie la plus importante et la plus remarquable de l'œuvre de Lamartine.
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rant électrique de ces deux âmes, dans ce combat d'éloquence pour une cause d'humanité, je voyais son visage s'illuminer de bonheur, jouir du triomphe de l'orateur, les yeux arrêtés sur l'assemblée qui applaudissait » (i).
IV
Comme il avait appelé la première époque de la vie de Mme de Lamartine (1819-1832) les Années heureuses, M. Charles Alexandre appelle cette deuxième époque (1833-1851) les Années glorieuses. Avec 1852 nous entrons dans la troisième et dernière époque, que notre historien appelle les Années malheureuses (1852i863).
Le soir est venu ; l'heure des grands triomphes est passée. Les yeux et le cœur de l'épouse ne reverront plus ces jours de fête et de gloire — cette séance du 3 avril i83o, où Lamartine est reçu à l'Académie française par Georges Cuvier; -cette séance de l'académie de Marseille, où Joseph Autran salue, au nom de la poésie, le chantre des Méditations et des Harmonies partant, avec sa femme et sa fille, pour son pèlerinage d'Orient; ces grandes journées [parlementaires, où l'orateur soulevait des transports d'enthousiasme, soit qu'il traitât des affaires d'Orient (ier juillet 1839), du retour des cendres de Napoléon (26 mai 1840), des
(1) Madame de Lamartine, page 129.
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fortifications de Paris (21 janvier 1841), de la régence de la duchesse d'Orléans (18 août 1842); soit qu'il ; défendît contre M. Arago la prééminence des lettres ) sur les sciences (24 mars 1837); soit même qu'il traitât d'une simple question d'affaires, de la conversion des rentes (17 avril 1838), de la construction des chemins de fer (9 mai i838), ou de la réduction de l'impôt du sel (22 avril 1846). Passés également pour ne plus revenir, ces jours de popularité inouïe qui ont suivi la révolution de Février, cette journée pleine d'angoisses, mais à jamais glorieuse et inoubliable, où Lamartine abattit à ses pieds le drapeau rouge; et cette journée d'avril 1848, où dix départements réunirent sur son nom plus de deux millions de suffrages, Í.: où Paris seul lui donnait plus de 3oo,ooo voix ; si bien que notre ami Pontmartin, toujours incorrigible, écrivait le lendemain dans YOpinion publique: « Cela ne me surprend pas ; il y a longtemps que je l'ai dit : Lamartine, à lui seul, vaut trois cents Millevoyes 11.
Hélas ! tout cela est bien loin. La popularité s'est évanouie ; la ruine est venue. Lamartine va passer maintenant les dernières années de sa vie à se débattre dans de vulgaires embarras d'argent. Pour en sortir, il travaillera sans relâche, sans trêve; il écrira un nouveau Voyage en Orient, de Nouvelles Confidences; il composera des romans, Geneviève, le Tailleur de Saint-Point, Antoniella, Fior d'Alitia; il publiera des histoires en six ou huit volumes, Y Histoire des Constituants; l'Histoire de Turquie, qui n'est qu'une com-
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pilation ; Y Histoire de la Restauration, qui renferme des parties excellentes et un récit des Cent-Jours qui est superbe ; il rédigera à lui seul des journaux, des recueils politiques ou littéraires, le Civilisateur, le Conseiller du peuple, le Cours familier de littérature.
Et comme tout cela ne suffit pas, il autorisera ses amis à ouvrir pour lui une souscription.
D'honnêtes gens, de bons bourgeois, tranquillement assis au coin de leur feu, ont trouvé que cela prêtait à.
rire, et que le pauvre grand poète ressemblait au Bélisaire des pendules de l'Empire. Dieu sait quelles aimables et spirituelles plaisanteries ils ont faites sur les chenets de mes pères! Ils oubliaient, ces braves gens, que cette misère, à leurs yeux si plaisante, avait sa source dans une générosité sans bornes, une générosité de grand poète et de grand seigneur. Ils ne comprenaient pas ce qu'il y avait de noble et de touchant dans l'âpre et incessant labeur de ce vieillard, qui ne tenait tant à sauver ses châteaux, et Saint-Point, et Monceaux, et Milly, — Milly ou la terre natale!- que parce que ces terres et ces maisons, c'était pour lui le souvenir et l'âme de son père, l'ombre toujours vivante de sa mère! Ils ne savaient pas — et si on le leur eût dit, ils ne l'auraient pas cru, - ils ne savaient pas, ces gens rangés, que l'empereur avait fait offrir à Lamartine par un de ses amis, M. de la Guéronnière, un don de deux millions, et que Lamartine, malgré sa détresse, avait refusé, ne voulant rien devoir qu'au travail et à l'honneur. Pour moi, mon choix est fait : entre Lamartine, laissant glisser l'or de ses mains
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toujours ouvertes et mourant endetté, et Victor Hugo, homme d'affaires consommé, savant dans l'art de rédiger un contrat ou de faire fructifier ses capitaux, et laissant à sa mort une fortune de sept millions, tout juste la fortune du père Grandet, je n hésite point, et je n'ai pas besoin de dire à qui vont mes préférences.
Mme de Lamartine, pendant les années malheureuses, fut la consolation et la providence de son mari; elle travaille à côté de lui, presque autant que lui; la place qu'elle occupe dans sa vie est plus grande encore qu'aux jours de l'éclat et de la fortune. Aussi cette partie du livre de M. Charles Alexandre est-elle la plus intéressante, la plus remplie de détails touchants, de lettres émouvantes, d'effusions pieuses.
Mme de Lamartine mourut le 21 mai 1863. Sa mort fut sainte comme sa vie. Le prêtre qui l'assistait à ses derniers moments, l'abbé Deguerry, le futur martyr de la Commune, recevra, le 28 février 1869, le dernier soupir de Lamartine.
Walter Scott déclare quelque part qu'il ne sait point de plus intéressant ouvrage, sur toute la littérature anglaise, que l'histoire du docteur Johnson par Boswell, son secrétaire. Les deux volumes de M. Charles Alexandre, secrétaire intime de Lamartine, sont aussi de ceux qui auraient ravi Walter Scott(i).M. Alexandre admire tout dans son héros, son enthousiasme ne
(1) M. Charles Alexandre nous avait déjà donné, en 1884, un premier volume, publié chez Charpentier et C", sous ce titre : Sou- venirs sur Lamartine.
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faiblit pas un seul instant. Aux endroits mêmes où nous ne serions pas disposés à nous y associer, gar- , dons-nous bien de nous plaindre : il est bon, il est sain, dans des jours tels que les nôtres, de vivre, ne fût-ce qu'un instant, dans une telle atmosphère de désintéressement, de piété douce, délicate et fière.
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M. LÉON AUBINEAU (1)
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N 1840, vivait à Tours, un bon prêtre, , chanoine honoraire de la cathédrale, [ aumônier du couvent et du pensionnat
des religieuses ursulines, l'abbé Morisseau. Il aimait les livres, et lorsque le premier volume de Louis Veuillot, les Pèlerinages de Suisse, lui tomba entre les mains, enthousiasmé et ravi, touché de reconnaissance pour le jeune auteur qui venait de lui faire passer de si douces heures, il ne put se défendre de lui écrire. Louis Veuillot s'empressa de lui répondre. La correspondance, commencée de la sorte, ne devait prendre fin qu'après
(I}Parmi les lys et les Epines, un vol. in-18, 1884. - Au soir, un vol. in-18, 1885. — Epaves, un vol. in-i8, 1886. — Société génétale de librairie catholique, 76, rue des Saints-Pères.
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vingt-deux ans, à la mort de l'abbé Morisseau, en 1862.
Dans l'une des lettres de Louis Veuillot à son ami, en date du 7 décembre 1842, je rencontre les lignes suivantes : « Vous verrez prochainement arriver à Tours un jeune archiviste, qui a beaucoup de talent et qui est bon chrétien. C'est M. Léon Aubineau, un de nos amis; il ira tout de suite vous voir, et je n'ai pas besoin de vous le recommander davantage » (1).
M. Léon Aubineau, envoyé à Tours comme archiviste, après avoir, au sortir de l'école des chartes, rempli les mêmes fonctions à Troyes, écrivait depuis quelque temps déjà dans Y Univers, où il avait été admis sur la présentation de M. de Saint-Chéron. De Tours, il continua d'adresser des articles au journal, mais à de trop rares intervalles, ce dont Louis Veuillot ne laissait pas de se plaindre un peu. Il écrivait de Solesmes à l'abbé Morisseau, le 25 juillet 1843 : « Exhortez le lent Aubineau à travailler pour l'Univers, qui commence à pâlir, et dites-lui bien de se marquer un saint dans le ciel dont il écrira la vie; il faut que nous nous imposions tous de payer ce tribut, afin que nos plumes d'oies puissent un jour devenir des ailes de bienheureux » (2).
Le conseil ne fut pas perdu, et, à quelques mois de là, dans les premiers jours de novembre 1843, l'Univers publiait un feuilleton de M. Léon Aubineau,
(1) Correspondance de Louis Veuillot, tome I, p. 178.
(2) lbid., tome I, p. 204.
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Sainte-Marie-des-Bois, histoire de la fondation d'un couvent de religieuses en Amérique, dans l'Indiana.
Ce feuilleton, qui est devenu un chapitre des Serviteurs de Dieu (i), valut à son auteur une lettre de Louis Veuillot, dont je détache ce passage : Mon frère Aubineau vous nous avez adressé une petite chose qui est tout bonnement un chef-d'œuvre, qui fait tomber les larmes et qui fera pleuvoir les écus dans l'escarcelle de la sœur Théodore (2). Piqués au cœur tout des premiers, Taconnet et moi, nous avons tiré ce beau feuilleton à part. Cinq cents exemplaires, que l'on vendra 5o centimes, plus ou moins.Vous en recevrez deux cents bientôt; je viens de corriger l'épreuve.
Nous placerons le reste. Vous enverrez à la sœur ce que vous aurez de trop. Et adieu, car je n'y vois plus. Bien à vous en Notre-Seigneur. Vive Jésus ! C'est bien dit (3).
Le 6 mars 1844, l'abbé Combalot fut condamné par la cour d'assises de la Seine pour la publication de son Mémoire aux évêques de France et aux pères de famille sur la guerre faite à la religion par le monopole universitaire. Le compte rendu de ce procès, précédé d'une introduction par Louis Veuillot, allait paraître, lorsque le ministère public fit saisir la brochure chez l'imprimeur. Le rédacteur en chef de l'Univers, en compagnie du gérant du journal, M. Jean Barrier, comparut à son tour devant la cour d'assises, le 11 mai 1844. Ils furent condamnés l'un et l'autre à un mois de prison et 3.000 francs d'amende, ce qui,
(1) Les Serviteurs de Dieu, par Léon AUBINEAU, 2 vol. in-12.
(2) La sœur Théodore, fondatrice et supérieure du couvent de SainteMarie-des-Bois.
(3) Correspondance deLouis Veuillot, tome I, p. 194.
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avec le décime et les frais, faisait huit beaux mille francs. Il paraît que, dans son réquisitoire, l'avocat général, M. de Thorigny, avait donné lecture d'un article de M. Léon Aubineau; je lis, en effet, dans le post-scriptum de la lettre écrite par Louis Veuillot à l'abbé Morisseau, le 15 mai : A M. Aubineau, catholique de Tours. Six mille francs d'amende et les frais. Il faut jouer des jambes, mon fils.
Votre style m'a paru terrible, lu par un avocat général (i).
Le lent Aubineau se remua si bien que, huit jours après, le condamné du 11 mai lui écrivait ce qui suit :
Mon cher ami, j'ai reçu votre envoi et je vous en remercie.
En effet, si toutes les villes épiscopales faisaient comme la ville de Tours, nous serions hors de peine; mais nous n'avons pas partout un ami aussi zélé que vous l'êtes et des gens si bien disposés à seconder le zèle de nos amis. Nous n'avons pas encore réuni, même en vous comptant, la moitié de notre somme, qui monte à sept beaux mille francs, avec les décimes et les frais. Si, donc, vous pouvez ajouter quelque chose, il n'y aura rien de trop. Le secret nuit étrangement aux souscriptions, et les bons législateurs qui ont composé les lois de septembre ont su parfaitement ce qu'ils faisaient.
M. de Montalembert est en possession de votre adresse, qui l'a fort touché. Nous ne la publierons pas, malgré la bonne envie que nous aurions de vous faire destituer, parce que nous trouverions quelque difficulté à vous nourrir. Mais une autre occasion se présentera et nous trouvera plus riches. Votre place est marquée parmi nous. Prenez patience. Au train que prennent les choses, il est impossible que vous demeuriez dans vos paperasses. (2).
(1) Correspondance de Louis Veuillot, tome I, p. 240.
(2) Ibid., tome l, p. 241.
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Le 3i mai, nouvelle lettre à l'abbé Morisseau : Savez-vous que le tout ne montera pas à moins de 8.000 francs, sans rien donner aux avocats ? (1). Nous payerons aussi cher � notre logement à Sainte-Pélagie que dans le meilleur hôtel du plus beau quartier.
Ourliac va bien; il est content. Je l'admire. Il nous prépare un grandissime feuilleton. Mais ce paresseux d'Aubineau, que fait-il donc d'Eustelle ? Voilà une sainte qui n'attend que lui pour être canonisée, et il n'en finit pas. (2). On pense bien que les archives d'Indre-et-Loire, v/ si riches qu'elles fussent, non plus que les vieilles et :,..
respectables chartes que Louis Veuillot traitait si �
irrévérencieusement de paperasses, n'étaient pas pour retenir indéfiniment à Tours M. Léon Aubineau. Un beau matin, il donna sa démission : en ce tempslà, M. de Salvandy étant ministre de l'instruction publique, on ne destituait guère les honnêtes gens.
Voilà donc l'auteur du feuilleton sur Sainte-Mariedes-Bois installé à Paris, à quelques pas de la rue du Vieux-Colombier, où l'Univers avait alors ses bureaux, et devenu l'un des rédacteurs en titre du journal. Il y a de cela un peu plus de quarante ans, et depuis lors ce paresseux d'Aubineau n'a cessé de collaborer régulièrement à l'Univers et de produire des ouvrages aussi nombreux qu'importants : les Serviteurs de Dieu, — la Vie admirable du saint mendiant et pèlerin Benoît-Joseph Labre (j'ai sous les yeux la dixième édi-
(i) M. Henri de Riancey, pour Louis Veuillot; M. Romain Cornut, pour M. Barrier.
(2) Correspondance de Louis Veuillot, tome I, p. 246.
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tion, et je crois bien qu'il y en a eu une ou deux autres depuis), — le Saint homme de Tours (Vie de M. Dupont), — la Vie de la Vénérable Emilie de Rodat, fondatrice et première supérieure générale de la Sainte-Famille de Villefranche-de-Rouergue,— les Jésuites au bagne, Toulon, Brest, Rochefort, Cayenne, - Augustin Thierry, son système historique et ses erreurs, — de la Révocation de l'Edit de Nantès, — Notices du XVIIe siècle, - Mémoires du père Rapin sur l'Eglise et la Société, la Cour, la Ville et le Jansénisme, avec notes et éclaircissements. Sainte-Beuve a dit de cette dernière publication, dans son histoire de Port-Royal : « C'est une source ennemie, mais abondante et toute nouvelle » (i). Rien n'égale, en effet, l'abondance et la qualité des notes dont M. Léon Aubineau, avec une érudition impeccable, a enrichi cette précieuse édition, qui restera l'un des modèles du genre (2).
Si considérables qu'elles soient, ces oeuvres ne représentent qu'une faible partie du labeur de l'écrivain.
C'est au journal qu'il a donné le meilleur de luimême, et c'eût été grand dommage si tant de pages chrétiennes et fortes, tour à tour savantes et émues, avaient été condamnées à l'oubli où se perdent la plupart des travaux de la polémique quotidienne. M. Léon Aubineau a eu raison de penser que plusieurs de ses articles pourraient encore instruire, récréer, édifier ses lecteurs anciens et nouveaux. S'il ne lui était pas
(1) SAINTE-BEUVE, Port-Royal, tome I, p. 275.
(2) 3 vol. in-8. Librairie Gaume.
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permis, comme l'a fait à bon droit Louis Veuillot, de lier toutes ses gerbes, il lui a paru qu'il pouvait du moins, à la suite du maître, glaner quelques épis. Leur réunion forme dès aujourd'hui trois volumes, auxquels l'auteur a donné pour titres Parmi les lys et les > épines, Au Soir, Epaves (i).
Je voudrais m'y arrêter quelques instants.
II
Dans ses Notices du dix-septième siècle (2), M. Léon Aubineau parle de nos grands auteurs classiques avec une sûreté de goût, une inflexibilité de principes qui ne laissent guère soupçonner qu'il a été, à ses débuts, un romantique ardent, passionné, et, pour tout dire d'un mot, un hugolâtre. Il a consacré à Victor Hugo un chapitre des Epaves. Parlant du roman de NotreDame de Paris, il confesse en ces termes ses jeunes enthousiasmes : « Avec quelle passion je l'ai lu à la dérobée, dans mes veillées de rhétoricien, et quelles impressions j'en emportais le soir, à travers les escaliers et jusqu'au fond des dortoirs ! La chute du haut des tours de Notre-Dame me donnait le frisson. Tous
(1) Depuis que ce chapitre a été écrit (avril 1887), M. Aubineau a 1fait paraître trois autres volumes tirés également de ses anciens articles de VUnivers : Regard en arrière, Récits et Souvenirs, 1 vol.
in-12; Gens d'Eglise, Portraits et Histoires, 2 vol. in-8. (Emmanuel Vitte, éditeur.)
(3) Un vol. in-8, librairie Gaume.
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les personnages s'agitaient et me passaient devant les yeux. M La veille de la première représentation du Roi s'amuse, encore écolier au collège Charlemagne, il se présentait, tremblant d'émotion, ehez Victor Hugo, qui demeurait alors au n° 6 de la place Royale, et lui offrait ses services pour la représentation du lendemain. Le 22 novembre 1832, muni d'un petit carton rouge sombre marqué de la griffe Hierro, il entrait, vers trois ou quatre heures, plus tôt peut-être, au parterre du Théâtre-Français, et, durant toute la soirée, il applaudissait à tout rompre, avec la frénésie de ses dix-sept ans. Les adversaires du poète cependant avaient eu le dessus. Au cinquième acte, les cris, les sifflets, les trépignements avaient si bien couvert la voix des comédiens qu'il avait été impossible d'entendre un seul vers. Le jeune rhétoricien et ses camarades se promettaient de prendre leur revanche à la seconde représentation. Aussi quelle indignation, quelle colère lorsque, le 23 novembre, la pièce fut interdite par ordre du ministère ! Quelques semaines plus tard, la lutte était transportée sur un autre théâtre, à la Porte-Saint-Martin, où allait se jouer Lucrèce Borgia. Grande rumeur à Charlemagne et parmi nos humanistes qui, attribuant leur première défaite à l'absence d'organisation, se divisèrent cette fois en plusieurs escouades dont chacune reconnaissait un chef :
Oui, de ta suite, ô chef 1 de ta suite ! — j'en suis.
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« Les visites à la place Royale se poursuivirent.
Victor Hugo se complut à en agréer les prétextes.
Il aimait tous les applaudissements, même les applaudissements enfantins; et comme il s'agissait cette fois de lui amener à la première représentation de son drame cent cinquante ou deux cents satellites déterminés à applaudir et à payer leurs places, malgré leurs dix-sept ans, ceux des collégiens qui s'étaient chargés de recruter et de conduire les bandes étaient comme des personnages. On les recevait affectueusement et familièrement. La maison leur était ouverte » (i).
A titre de chef de bande, Léon Aubineau était un de ceux qui avaient leurs entrées au logis de la place Royale, et le matin de la représentation, le 2 février 1833, le maître lui dit sans doute, comme dans Hernani :
Vous viendrez commander votre bande ce soir.
Que celui qui n'a pas été hugolâtre jette la première pierre aux rhétoriciens de i833 1 Je sais bien que, pour mon compte, au collège, je ne me lassais pas d'admirer et de relire les vers de Victor Hugo, ses romans et ses drames; aussi, mon proviseur, un jour que j'avais l'honneur de l'accompagner chez M. Saint-Marc Girardin, se crut-il obligé de me dénoncer au spirituel auteur du Cours de littérature dramatique comme un fanatique de l'auteur dHernani.
(1) Epaves, p. 72.
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M. Saint-Marc Girardin se prit à sourire. « Bah !
dit-il, ça lui passera. » — Cela m'a passé, — pas tout à fait cependant. De même pour M. Léon Aubineau qui, s'il se montre aujourd'hui sévère pour l'homme, n'en rend pas moins pleine justice aux qualités du poète et du prosateur. Rarement on a mieux parlé de la prose de Victor Hugo : Victor Hugo, dit l'auteur des Epaves, était un grand artisan en prose comme en vers. Sa langue est d'un maître. C'est sur ce point qu'on l'a le plus attaqué, et c'est le point où, s'il n'est pas toujours impeccable, il est le plus souvent original et de bon aloi. Il a la prose française; il la sait, la goûte, la fait luire, la raffine et l'enlève.
Ce n'est plus la narration soutenue, aimable et souriante de Fénelon. Ce n'est pas la délicatesse et la ductilité d'un récit de Mme de Sévigné. C'est une allure sui generis, très française et très personnelle, où les traditions du vrai langage français se montrent et se renouvellent. C'est une prose forte, agile, qui se soutient et se coupe au gré de l'écrivain, et qui anime et fait voir tout ce qu'elle a à décrire et tout ce qu'elle prétend montrer. Cependant, malgré ce langage savant et habile, plein de saveur et de force, les livres de l'auteur, je parle de ses meilleurs, restent confus, et le charme y fait défaut. Il y a dans tous quelque chose de forcené qui contredit le génie français. La langue est métallique. Ce n'est pas l'aisance, ce n'est pas la grâce ; on sent l'effort et la violence. L'antithèse est une fleur étrangère. Victor Hugo n'est pas parvenu à la naturaliser (i).
Sur Victor Hugo, sur M. Mignet, sur d'autres encore, il a ainsi des pages judicieuses, d'un goût délicat et sûr. Il se récrée à ces sujets de pure littérature.
(i) Epaves, p. 86.
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Un jour, M. J.-J. Weiss écrit, dans le Journal des Débats, un joli couplet sur les quatre vers de Segrais, traduits de la troisième églogue de Virgile : 0 les discours charmants 1 ô les divines choses Qu'un jour disait Amire en la saison des roses 1 Doux zéphirs qui régniez alors dans ces beaux lieux, N'en portâtes-vous rien aux oreilles des dieux?
Victor Hugo, qui a cité ce quatrain en épigraphe dans les Feuilles d'automne, l'a corrigé, même un peu gâté. M. Weiss, de son côté, l'a cité inexactement. M. Aubineau rétablit le vrai texte et en profite pour écrire à son tour trois ou quatre pages légères, charmantes, vraiment exquises (i). C'est entre lui et M. Weiss, à propos de quatre vers français, une joute comparable à celle des deux bergers de Virgile, Ménalque et Damétas. S'il me fallait prononcer entre eux, je ne serais pas moins embarrassé que Palémon et je m'en tirerais comme lui en les couronnant tous les deux :
Et vitula tu dignus, et hic (2).
Chargé à l'Univers du département de l'Académie, M. Léon Aubineau en parle librement, sine ira et studio, en homme qui n'a jamais eu le plus petit accès de fièvre verte, cette fièvre des Quarante, plus maligne que la fièvre quarte. Ses comptes rendus des réceptions académiques et des séances solennelles
(1) Au Soir, p. 346.
(2) VIRGILE, églogue-III.
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sont les plus piquants du monde, pleins de bonne grâce et de belle humeur. Pourquoi donc n'en a-t-il reproduit que deux dans ses trois volumes, ceux où il raconte la réception de M. François Coppée et celle de M. Ludovic Halévy? A l'occasion de cette dernière, il s'était donné le plaisir d'opposer l'Epollse imaginaire et Corbin et d'Aubecourt à tAbbé Constantin.
« Je connais bien Corbin et d'Aubecourt », lui écrivait le lendemain un académicien, et non des moindres, « mais où prenez-vous l'Epouse imaginaire ? »
Et M. Aubineau de répondre : « Dans un volume de Louis Veuillot, où cette bluette, œuvre d'avant la trentième année, brille tout imprégnée de la rosée et du soleil du printemps, au milieu d'autres pages exquises, entre lesquelles le curieux académicien, pour peu qu'il ait d'esprit et de lettres, en distinguera et en goûtera quinze incomparables, vrai petit chef-d'œuvre de la langue française et du sentiment chrétien, intitulé : la Chambre nuptiale. Le volume lui-même porte le titre d'Historiettes et fantaisies: il n'a pas eu autant d'éditions que les Macquart et le Nabab » (i).
III
Ancien élève de l'Ecole des chartes, M. Léon Aubineau est de ceux, en trop petit nombre, qui, même en un sujet purement littéraire, même dans les petites
(i) Epaves, p. 223.
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choses, ont souci de l'exactitude. J'ai pourtant relevé çà et là, dans ses trois volumes, une demi-douzaine de dates inexactes; c'est peu, si l'on songe que pas un nom n'est prononcé dans ces volumes qui ne soit éclairé par une note sommaire, avec dates précises.
Dans le chapitre des Epaves sur la Curiosité et les Livres, parlant des éditions originales des premières oeuvres de Victor Hugo, M. Léon Aubineau écrit, à la page 148 : « Il y a eu des Odes de V. Hugo trois recueils distincts in-18 (1821, 1823, 1826), refondus en deux volumes in-8, sous le titre d'Odes et Ballades (Renduel, 1836). »
Le premier recueil des Odes a paru, non en 1821, mais au mois de juin 1822, chez Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, n° 243; il avait pour titre : Odes et Poésies diverses.
Le second recueil, intitulé : Nouvelles Odes, fut publié, non en 1823, mais à la fin de mars 1824.
Le troisième, qui parut en effet en 1826, au mois d'octobre, portait le titre d'Odes et Ballades. Ce n'est pas en 1836 que les trois recueils furent refondus pour paraître en deux volumes in-8 chez l'éditeur Renduel. C'est l'éditeur Ladvocat, libraire de S. A. R. le duc de Chartres, qui publia, au mois d'août 1828, l'édition définitive des Odes et Ballades; elle forme, non deux volumes in-8, mais trois volumes in-18.
« La première édition de Notre-Dame de Paris (1831), dit encore M. Aubineau, était en quatre volumes, infects de composition et de papier ». C'est
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une erreur; la première édition de Notre-Dame de Paris, publiée chez le libraire Gosselin, le 15 mars 1831, forme deux beaux vol. in-8, papier fin satiné, ornés de vignettes gravées par Porret, d'après Tony Johannot.
A propos de M. Mignet, M. Léon Aubineau est amené à parler de Félix Bodin, dont le nom figure, à côté de celui de M. Thiers, sur les deux premiers volumes de l'Histoire de la Révolution française.
« Félix Bodin, dit-il, né à Saumur en 1795, mort en 1837, fut député de Maine-et-Loire sous la Restauration » (1). La charte de 18 [4 (est-ce que par hasard on ne l'étudierait pas à l'Ecole des chartes?) fixait à 40 ans l'âge nécessaire pour remplir le mandat de député. On connaît le joli mot de Charles X à Berryer, le lendemain de son élection : « Il y a longtemps, monsieur Berryer, que je guettais vos quarante ans. »
Félix Bodin, qui n'avait que 35 ans en 1830, n'a donc pas pu être député sous la Restauration. C'est son père, Jean-François Bodin, auteur des Recherches historiques sur l'Anjou, qui fut envoyé à la Chambre parles électeurs de Saumur en 1820.
Encore trois ou quatre petites rectifications. Le cardinal Fesch n'est pas né en 1767 (2), mais en 1763.
— Charles Nodier est mort le 27 janvier 1844, et non le 27 février (3). - Victor de Laprade n'est pas mort en 1882 (4), mais le 13 décembre 1883.- Jules Janin
(1) Au Soir, p. a35.
(2) Epaves, p. 8.
(3) Ibid., p. 169.
(4) Au Soir, p. 309.
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n'est pas mort en 1882 (1), mais huit ans plus totale < 19 juin 1874.
Ce sont là de pures vétilles, je le sais bien, mais ; je'n'ai pu trouver mieux. Si je chassais sur les terres * de cet excellent Jules Janin, nommé tout à l'heure, � je ferais lever à tout coup de grosses erreurs, de magnifiques inexactitudes, des bévues superbes, et je rentrerais à la maison le carnier plein. Avec M. Aubineau, il en va autrement. Avec lui on doit s'estimer tout heureux et tout aise, après avoir chassé aux erreurs toute une journée, de ne pas revenir bredouille et de rapporter triomphalement dans sa gibecière un -, becfigue et deux ou trois mauviettes.
IV
Les variétés littéraires sont, dans les volumes de M. Léon Aubineau, comme ces fleurs bleues et rouges qui, dans les gerbes, s'épanouissent gaiement entre les épis. Les épis de blé, ce sont ici ces notices, ces portraits où revivent quelques-unes des plus saintes et des plus belles figures de notre temps, de pieuses femmes, de généreux évêques, de nobles soldats, des héros et des martyrs. L'auteur a montré ailleurs, dans la Vie du saint mendiant et pèlerin Benoît-Joseph Labre ou dans celle de la Vénérable Mère Emilie de Rodat, qu'il savait remplir une grande toile ; il se
(1) An Soir, p. 3i2.
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borne ici à des esquisses, parfois à de simples crayons ; mais ces esquisses, d'un trait sobre et sûr, d'une ressemblance parfaite, ont souvent un feu que le tableau n'a pas, et qui est l'heureux privilège de l'improvisation. Je signalerai, dans le premier volume des Récits et Souvenirs — Parmi les lys et les épines, — les pages sur le P. Olivaint, le très honoré Frère Philippe, le capitaine Paul de Lailhacar, M. le Prévost, M. A.-P. Quatre-Solz de Marolles, Mgr JeanAmbroise Gibert, M. Prosper Dugas et son fils, le P. Joseph Dugas; - dans le second volume — Au Soir — les chapitres sur le cardinal Gousset; dom Prosper Guéranger, abbé de Solesmes; Mgr de Ladoue, évêque de Nevers ; l'abbé Nicolas Lambert, archiprêtre, curé de Chauffailles, au diocèse d'Autun; Mgr Gerbet, évêque de Perpignan; le chanoine des Garets, le P. Alexis Lefebvre, Mgr d'Outremont, évêque du Mans ; le P. Bernard, missionnaire du Très-Saint-Rédempteur; — dans les Epaves, la magistrale étude sur le cardinal Pitra et celle sur PaulineMarie Jaricot, fondatrice de la Propagation de la foi.
Une même foi, sans doute, anime tous ces personnages ; vous rencontrez chez tous même communauté de vues, de sentiments et d'idées ; n'ayez crainte pourtant qu'il en résulte jamais la moindre monotonie.
Le peintre a su distinguer chez chacun d'eux le trait particulier, la note originale. Et comme il les a connus, pour la plupart, il ne s'interdit point, à l'occasion, de mêler au récit ses souvenirs personnels.
C'est ainsi que, dans sa notice sur l'abbé Gibert, son
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camarade de classe, il nous donne d'intéressants et curieux détails sur le collège Charlemagne au lendemain de la révolution de i83o :
Gibert, qui appartenait à une famille chrétienne, d'une piété exemplaire et fervente, apportait au milieu des mœurs sauvages du collège certaines réserves qui le distinguaient de la jeunesse universitaire. Sous des professeurs sans foi ou tout au moins sans vigueur, au milieu de camarades affolés, les uns par les aspirations révolutionnaires et se piquant déjà de sympathiser avec les bousiugots; les autres, je n'ose dire les meilleurs, entraînés en dehors de ces soi-disant opinions politiques par la furie des théories romantiques, Gibert se distingua par ses idées particulières sur la vieille monarchie, mesurées dans l'expression et très fermes dans le sentiment. Il se distinguait surtout par un commerce assez fréquent avec des esprits supérieurs que ses condisciples, pour la plupart, étaient incapables de goûter et même d'aborder. En rhétorique il lisait de Maistre et de Bonald, pendant qu'autour de lui on avalait gloutonnement les vers de Victor Hugo ou la prose de Balzac et d'Alexandre Dumas. De ses lectures il rapportait, sur l'Eglise et sur la religion, des sentiments entretenus par l'arôme de la famille, qui étaient absolument étranges au milieu de l'atmosphère du collège. Il avait le bouheur d'habiter la maison paternelle.
Le collège Charlemagne, alors comme aujourd'hui, ne comptait pas d'internes. La majorité des élèves qui s'y rendaient deux fois par jour pour les classes, peuplait les nombreuses pensions et institutions du quartier. Il serait impossible de médire de ces maisons. Ce fut vraiment un bonheur pour Gibert, une grâce même dont il dut conserver une vive et consolante reconnaissance à ses parents et à son ange gardien, de n'avoir pas connu leur régime. C'était bien trop déjà de suivre les leçons du collège. Je ne les décrirai pas, ces leçons que recevaient en même temps que Gibert, dans des classes un peu inférieures, le P. Olivaint et le P. Henscheim, tandis que, sur les bancs de sa classe en philo-
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sophie, était assis un autre martyr, Paul de la Brunière, des Missions étrangères, massacré à trente ans, en Mandchourie.
Paul de la Brunière devait, au séminaire de Saint-Sulpice, retrouver avec l'abbé Gibert un troisième élève du collège Charlemagne, où il n'avait paru que dans les petites classes, cet héroïque Eugène Tisserand, de la congrégation du CœurImmaculé de Marie, mort presque en même temps que la Brunière, sur les côtes de l'Afrique, en présence de la Guinée, emporté par une tempête au moment où il venait de baptiser un juif et de donner l'absolution à tout l'équipage (i).
Excellent collège Charlemagne! Ses professeurs, en voyant qu'il avait produit de tels élèves, Olivaint, Gibert, Hernscheim, Paul de la Brunière, Eugène Tisserand, Léon Aubineau, ont dû plus d'une fois se surprendre à répéter le vers de Virgile : Miraturque novas frondes et non sua poma.
IV
Malgré le très vif intérêt de ces notices, je ne sais pourtant si je ne leur préfère pas les chapitres dans lesquels M. Léon Aubineau développe, sous une forme légèrement dramatisée, ses vues de moraliste.
Rosalinde, Géuéreuse, Claude, Mélisende, sous les Tilleuls, le Pays où nous nous promenons, renferment, dans des cadres variés, de fines et piquantes études de la société contemporaine, des enseignements élevés, de chrétiennes leçons. Il y a aussi, dans ces morceaux
(i) Parmi les lys et les épines, page 260.
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bien venus, des paysages, des peintures de la vie des champs, que l'on est tout étonné et ravi de trouver sous la plume d'un journaliste parisien. On voit bien que le ruisseau de la rue du Bac, si cher à Mme de Staël, ne lui a pas fait oublier la petite rivière de l'Ozolette, dans ce frais, plaisant et plantureux pays du Brionnais. N'est-ce pas là qu'il a placé ce récit de Claude, qui ne déparerait pas les Historiettes et Fantaisies de Louis Veuillot ? Claude est un petit garçon qui, au sortir du séminaire, retourne à la ferme, la quitte pour faire son service, tombe malade à la caserne, et revient mourir à la maison entre les bras de son père et de sa mère. Il ne se peut rien imaginer de plus simple, il ne se peut rien lire de plus émouvant. Bien qu'il soit difficile de faire un choix dans ces pages où tout se tient, je citerai celle où le petit Claude, qui n'a pas encore l'âge de l'école, nous est montré gardant ses moutons dans les guérets : Que font-ils, en effet, dans les champs, ces petits enfants commis à la garde des brebis, à cet âge d'innocence, et, pour peu qu'ils appartiennent à une famille chrétienne, dans toute la vigueur de la grâce de leur baptême ? Que font-ils, dans la solitude et le silence, durant ces heures du matin et du soir, si éloquentes à la campagne, au chant des oiseaux, devant l'ivresse et la splendeur des moissons, pendant que leur regard caresse les ombrages de la vallée, interroge l'étendue de la plaine, et surtout plonge sans obstacle dans les profondeurs du ciel? Que font-ils ? une œuvre utile et saine, bénie de Dieu, puisqu'elle est selon l'ordre de sa Providence; et ils acquièrent, sans contredit, de nouveaux titres aux grâces et aux bénédictions célestes. Jésus aime la solitude; c'est dans le
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silence qu'il parle aux âmes. Que ne dit-il point, matin et soir, aux petits bergers de France ? Comment s'étonner que le sacerdoce se recrute parmi les populations agricoles ? Que de prêtres, que d'évêques ont senti l'impression divine et ont fait l'apprentissage du saint ministère auprès des brebis de leurs pères 1 (i).
Je ne sais si le musée du Luxembourg possède encore un tableau qui, à l'époque où j'étais étudiant, attirait plus les visiteurs que la Jeanne d'Arc d'Ingres ou la Barque d'Eugène Delacroix, le Soir, de Charles Gleyre. Le soleil a disparu; les ombres claires d'une nuit de Grèce descendent sur le lac ; une barque se détache de la rive, elle emporte à son bord la poésie, la jeunesse, les illusions. Assis sur le fût brisé d'une colonne, un homme au long manteau, à la barbe blanchissante, un disciple de Platon, poète sans doute comme son maître, laisse échapper sa lyre, et triste, le front chargé d'ennuis, jette un long et dernier regard sur la barque qui s'éloigne, sur les fantômes divins de sa jeunesse, qui bientôt se seront évanouis derrière l'horizon.
Comme le tableau de Gleyre, l'un des volumes de M. Léon Aubineau a également pour titre : au Soir.
Pour l'écrivain comme pour le peintre, la nuit approche, les illusions se sont envolées. Il a connu, lui aussi, les déceptions, les douleurs et les deuils. Et pourtant son âme n'est pas triste ; elle est pleine de sérénité, elle est pleine de joie. Ce n'est pas la nuit qui emplit
(i) Parmi les lys et les épines, page 269.
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ses yeux, c'est l'aurore que son regard contemple, une aurore plus douce et plus belle que celle dont .., les rayons caressaient son front à vingt ans. Jamais il ne fit monter vers le ciel, avec plus d'effusion et de tendresse, l'hymne de sa reconnaissance : il est chrétien.
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M. MAURICE ALBERT l"
1
[1
E 4 janvier 1869, Sainte-Beuve, se séparant du Moniteur, inaugurait sa collaboration b au journal le Temps par un article sur
Y Enseignement des jeunes filles à la Sorbonne et les Leçons de poésie de M. Paul Albert, dont, si je ne me trompe, M. Maurice Albert est le fils. Cet article débutait ainsi : « Parmi les nombreuses idées et les innovations de plus d'un genre tentées par le ministre de l'instruction publique (2), une des plus pratiques et la moins contestable assurément, c'est l'institution régulière de leçons faites dans les diverses facultés et les principales villes de province, à commencer par la Faculté des lettres de Paris, pour l'enseignement secondaire des jeunes filles. L'idée était si juste et si opportune, qu'elle a aussitôt porté fruit et porté coup ;
(1) La Littérature française sous la Révolution, l'Empire et la Restauration (1789-1830), par Maurice ALBERT; 1 vol. in-8, Lecène, Oudin et Cie, 17, rue Bonaparte, 1891.
(2) M. Duruy.
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elle a eu l'honneur, dès le premier jour (i), de soulever les colères de ceux qui possédaient autrefois et dominaient l'entier domaine de l'intelligence humaine, et qui, jusque dans leur décadence, quand presque tout leur échappe, voudraient tout garder. » Et l'auteur des Nouveaux Lundis terminait par ces lignes : « Le livre de M. Paul Albert est la meilleure réponse à M. de Montpellier (2), et à plus haut que lui. Ce n'est pas la première fois, en France, que la Sorbonne répond respectueusement au Vatican » (3).
Sainte-Beuve, à cette date, faisait campagne au Sénat, avec son ami le prince Napoléon, contre le Pape et les évêques. Il était athée et s'en faisait gloire. Si la tentative de M. Duruy lui agréait si fort, c'est qu'il espérait en voir sortir le triomphe de la libre pensée sur la liberté religieuse, et que, la physique, la chimie et la littérature aidant, à la femme chrétienne succéderait bientôt la femme sans foi. Ses espérances étaient en raison directe des craintes exprimées par l'évêque d'Orléans, qui écrivait à l'occasion de la circulaire de M. Duruy : Une telle femme, — la femme chrétienne, — formée par la religion à cette pureté, à cette tendresse, à cette abnégation, à ces vertus que ni la littérature, ni l'histoire, ni la physique, ni la chimie ne donneront jamais, et que l'irréligion tuerait dans son cœur, une telle femme, c'est le diamant de l'Evangile.
(1) La circulaire de M. Duruy établissant en chaque lycée ou collège, dans trente-quatre villes de France, des cours pour les jeunes filles, était du 26 octobre 1867.
(2) Mgr LE COURTIER, évêque de Montpellier.
(3) SAINTE-BEUVE. Nouveaux Lundis, tome XII.
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Et vous n'en vouiez plus !
Et je vous vois attaquer avec la plus imprévoyante folie cette religion à qui vous la devez : car je vous entends traiter de superstitions les divines croyances auxquelles elle doit ses vertus 1 Vous n'en voulez plus ! Vous voulez que l'épouse, que la mère, que la femme chrétienne disparaisse du milieu de la société française ! Mais qui donc la remplacera au foyer domestique? Et qui, dans la société? Ne voyez-vous pas ce qui disparaîtrait du milieu de vous tout à coup, si, avec elle, disparaissait tout ce que sa vertu maintient encore, tout ce que cette dignité, tempérée par la grâce, conserve, pour votre honneur, dans les mœurs publiques si attaquées, de réserve, de bienséance et de respect ? (i).
J'ai dû rappeler ces souvenirs, puisque aussi bien le nom de M. Albert s'y trouve mêlé, et que le livre qu'il nous donne aujourd'hui se compose des lecons qu'il a faites à la Sorbonne pour l'enseignement secondaire des jeunes filles. Je n'entends, du reste, nullement traiter ici la question de principe. Je ne veux pas me demander s'il n'y a pas quelque chose d'un peu. étrange à voir les professeurs de l'Université transformés, au sortir de l'Ecole normale, en instituteurs de demoiselles. A l'époque où je faisais mon droit, il m'est arrivé de suivre le cours de Philarète Chasles au Collège de France. Au-dessous de la chaire du professeur, deux ou trois rangs de chaises étaient réservés aux dames. Bien qu'elles eussent, pour la plupart, atteint l'âge canonique, le galant Philarète ne laissait pas de parler pour elles beaucoup plus que
(i) La Femme chrétienne et la Femme française. (Nouvelles Œuvres choisies de Mgr DUPANLOUP, évêque d'Orléans, tome III.)
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pour nous. La scène, au demeurant, était assez drôle; et puis ce diable de Philarète Chasles, qui n'était plus jeune et qui n'avait jamais été beau, avait tant d'esprit t. Mais je me représente mal, je l'avoue, un jeune professeur, cravaté de blanc et ganté de frais, déployant ses grâces devant un auditoire de jeunes filles de quatorze à dix-huit ans. Si ce malheureux Philarète Chasles avait pu prévoir ces choses, il n'eût pu se retenir, j'en suis sûr, de dire avec le poète, au risque de soulever contre lui son auditoire de femmes de quarante ans : Je suis venu trop tôt dans un monde trop vieux.
Mais, encore une fois, là n'est pas aujourd'hui la question, et je n'ai à juger que le livre de M. Maurice Albert. Ce livre est élégant, spirituel, purement et finement écrit. Il mérite des éloges, que je ne lui marchanderai pas. Il prête aussi à quelques critiques; c'est par elles que je commencerai.
II
Et d'abord si, pareil à Petit-Jean, M. Maurice Albert fait claquer son fouet tout comme un autre, il ne peut cependant pas dire, comme lui : Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Ses premiers chapitres sont consacrés à l'éloquence politique, au journalisme et au théâtre sous la Révo-
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lution. Ils sont tout à fait insuffisants. L'éloquence politique se résume pour lui tout entière dans Mirabeau, et dans Mirabeau seul. De 'l'abbé Maury, ce prodigieux improvisateur ; de celui que Mme Roland elle-même appelait « l'étonnant Cazalès »; de Barnave, de Malouet, d'Adrien Duport, de Vergniaud, de Gensonné, de Danton, pas un mot ! Mirabeau « a la prompte et sûre intelligence des questions. ; il a le sens pratique. ; il a l'abondance, le Jlumen orationis.; il a la logique.; il est toujours prêt à l'attaque et prêt à la riposte. ; il a l'à-propos, la vivacité, l'image. » Il a tout cela, et d'autres choses encore.
Soit 1 mais pourquoi ne pas dire, puisque cela est absolument certain, que des grands discours portés par Mirabeau à la tribune, il n'en est pas un seul qui soit de lui ? Quand parurent, en 1831, les Souvenirs du Genevois Etienne Dumont (i), qui avait été l'un des écrivains du grand orateur, et qui donnait sur ses discours et leurs véritables auteurs les détails les plus précis et les plus circonstanciés, on accueillit ces révélations avec une colère mêlée de pitié : on cria haro sur le Genevois !
Dumont avait dit vrai cependant. Au nombre des collaborateurs de Mirabeau, il avait indiqué le pasteur Reybaz. A ce dernier, d'après lui, étaient dus notamment le discours sur les assignats (27 août 1790) et le
(1) Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières Assemblées législatives, par Etienne DUMONT, de Genève. Un vol. in-8, 1831.
Macaulay a consacré à Etienne Dumont un de ses plus remarquables Essais.
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discours sur les successions en ligne directe, lu par Talleyrand, le lendemain de la mort de Mirabeau. Ce malheureux Reybaz ! avait-on fait sur lui, en 183 1, assez de gorges chaudes! avait-on assez ri de ce Suisse qu'Etienne Dumont faisait venir, non d'Amiens, mais de Nyon, pour le bombarder auteur de ce discours sur les assignats, l'une des plus magnifiques inspirations de Mirabeau, l'un de ses plus grands triomphes oratoires 1 Et les rieurs avaient beau jeu : Etienne Dumont n'était plus là pour défendre son livre et fournir ses preuves; il était mort en 1829. Quant au pauvre Reybaz, il était mort en 1804. Mais voilà qu'en 1874 on met au jour la correspondance de Reybaz et de Mirabeau (1), et, cette fois, le doute n'est plus permis, les dénégations ne sont plus possibles : on a les billets, les lettres de Mirabeau commandant les discours à son collaborateur ; on a les brouillons de Reybaz ; on a les remerciements de Mirabeau.
Et à côté de Reybaz, il y a les autres collaborateurs en titre : Duroveray, ancien procureur général de la république de Genève, Etienne Dumont, Clavière, Pellenc; il y a les collaborateurs par occasion : Frochot, Chamfort, le jeune de Comps, second secrétaire de Mirabeau ; l'abbé Lamourette, qui composa le discours sur la constitution civile du clergé (26 novembre 1790) et l'Adresse aux Français sur la consti-
(t) Un collaborateur de Mirabeau, par Ph. PLAN, Genève et Paris, un volume in-8. 1874. — Voyez, dans mes Causeries littéraires, les deux chapitres sur l'abbé Maitry et Mirabeau.
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tution civile du clergé (14 janvier 1791). Et encore n'est-il pas bien sûr que nous ayons là tous les ouvriers de ce formidable atelier. Ce qui est certain, c'est qu'il ne reste à l'actif de Mirabeau que ses improvisations.
C'est assez sans doute pour le mettre au premier rang des orateurs; mais enfin, puisque ses grands discours ne sont pas de lui, il faut le dire.
Comme il n'y a, pour M. Maurice Albert, qu'un orateur, Mirabeau, il n'y a de même pour lui, sous la Révolution, qu'un journaliste, Camille Desmoulins.
Il supprime d'un trait de plume Rivarol, Mallet du Pan, André Chénier.
A l'égal de Camille, Rivarol était doué d'un esprit étincelant, d'une verve moqueuse, dont les Actes des Apôtres témoignent à chaque page. Mais là ne s'est pas bornée sa contribution au journalisme. Il a donné au Journal politique National de l'abbé Sabatier, à partir du 12 juillet 1789, une série d'articles qui sont peut-être ce que la littérature politique a produit de plus remarquable à l'époque de la Révolution. Il y , raconte ce qui s'est passé depuis la réunion des Etats généraux jusqu'au lendemain des journées d'octobre.
Les vues élevées, les aperçus profonds, les traits incisifs, les pages éloquentes, abondent dans ces Tableaux de la Révolution, dont l'histoire devra faire son profit, et qui n'ont qu'un tort, celui d'avoir été interrompus trop tôt.
Mallet du Pan est resté plus longtemps sur la brèche : il n'a abandonné la partie qu'en 1792. Pendant trois ans, du mois de mai 1789 au mois d'avril
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1792, il a inséré dans le Mercure de France des articles d'une justesse, d'une clairvoyance étonnantes.
Ses analyses des débats de l'Assemblée constituante sont des modèles de discussion lumineuse et impartiale. Pour être parfait, il ne lui manque que d'avoir un peu plus d'éclat. L'arme qu'il manie est d'une trempe admirable, elle pourrait fendre le rocher sans se briser; mais elle n'est pas comme l'épée de Roland, qui apparaissait dans la mêlée toute resplendissante d'éclairs.
L'épée de Roland n'était pas tombée, grâce à Dieu, aux mains indignes de Camille Desmoulins : elle avait été relevée par André Chénier, aussi grand comme journaliste que comme poète, et qui, dans le Journal de Paris, a défendu la vérité, la justice et l'honneur, avec une vigueur, un éclat, une éloquence incomparables (1).
Ecrire un chapitre intitulé : le Journalisme sous la Révolution, sans même prononcer les noms d'André Chénier, de Mallet du Pan, de Rivarol, c'est roide.
Ce qui ne l'est guère moins, c'est de présenter Camille Desmoulins comme l'apôtre de la clémence et de la pitié, lui qui fut, pendant quatre ans, le plus infatigable pourvoyeur de la lanterne et de la guillotine.
Pendant quatre ans, dans ses pamphlets et dans ses journaux, dans les Révolutions de France et de Brabant et dans la Tribune des patriotes, où il avait pour
(1) Voyez Œuvres en prose d'André CHÉNIER, édition L. Becq de Fouquières. — André Chénier, homme politique, par SAINTE-BEUVE.
Causeries du lundi, tome IV.
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collaborateur Fréron, l'émule de Marat, Camille n'a cessé de provoquer à l'assassinat, d'applaudir au pillage et aux égorgements, de traîner dans la boue, de pousser à l'échafaud les aristocrates et les calotins, Louis XVI et Marie-Antoinette, Vergniaud, Gensonné, Brissot et les brissotins. Le sang qui coule le met en belle humeur; il ne tarit pas de plaisanteries sur les victimes, et, pour peu que le pillage ou le massacre soient bien en règle, notre homme, qui ne se sent pas d'aise, se met en frais de calembours. Le lâche Barère a mérité d'être appelé l'Anacréon de la guillotine; Camille fut le marquis de Bièvre de la lanterne. Qui voudrait reproduire les pages tachées de boue et tachées de sang qui déshonorent ses journaux, ferait un volume, — un volume trois fois plus gros que celui de M. Maurice Albert. En offrant à l'admiration des jeunes filles qui formaient son auditoire cet horrible polisson (le mot est de Michelet), cet homme qui fut an des pires parmi les mauvais (le mot est de Cuvillier-Fleury), M. Albert a commis plus qu'une faute littéraire.
Et cette faute, il l'a aggravée en faisant de Mme Roland un éloge sans réserves, en la représentant comme « la plus noble » et « la plus pure » des femmes, en célébrant « son âme simple et saine, naturelle et modeste ».
On croit rêver lorsqu'on rencontre de telles affirmations sous la plume d'un homme qui a lu et qui sait.
Après le 14 juillet 1789, au lendemain des égorge-
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ments qui ont accompagné et suivi la prise de la Bastille, Mme Roland laisse déborder son indignation.
Oui, elle est indignée parce que l'on n'a pas égorgé Louis XVI et Marie-Antoinette ! « Il est vrai, écritelle à son ami Bosc, le 26 juillet 1789, il est vrai que je vous ai écrit des choses plus rigoureuses que vous n'en avez faites; et cependant, si vous prenez garde, vous n'aurez fait qu'une levée de boucliers. Vous vous occupez d'une municipalité, et vous laisse1 éclzapper des têtes qui vont conjurer de nouvelles horreurs.
Vous n'êtes que des enfants, votre enthousiasme est un feu de paille, et si l'Assemblée nationale ne fait pas en règle le procès de deux têtes illustres, ou QUE DE GÉNÉREUX DÉCIUS NE LES ABATTENT, vous êtes tous f. » (1). — Ame simple et saine, naturelle et modeste !
Le 25 juin 1791, Louis XVI et Marie-Antoinette sont ramenés de Varennes et rentrent aux Tuileries, humiliés, captifs. « Trente à quarante mille gardes nationaux environnent nos grands brigands », écrit Mme Roland (2). La joie déborde de son cœur. « Je ne sais plus me tenir chez moi », poursuit-elle; « je vais voir les braves gens de notre connaissance pour nous exciter aux grandes mesures ». Vingt ans auparavant, en 1771, elle disait à sa mère, en revenant du château de Versailles : « Je détesterai si fort les gens que je vois, que je ne saurai que faire de ma haine » (3).
t 1) Correspondance de MM Roland, publiée à la suite de ses Mémoires.
(2) Lettres de Mme Roland à Bancal des Issarts.
(3) Mémoires de Mmo Roland, p. 75.
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Ah! maintenant elle sait qu'en faire ! « Il me semble, écrit-elle, qu'il faudrait mettre le mannequin royal en séquestre et faire le procès à sa femme ». Puis elle se ravise : elle veut que l'on fasse aussi le procès à Louis XVI. « Faire le procès à Louis XVI, dit-elle, serait sans contredit la plus grande, la plus juste des mesures; mais vous êtes incapable de la prendre».
Elle trouve que Danton n'est plus à la hauteur (i).
Elle appelle de tous ses vœux la guerre civile, « cette grande école des vertus publiques ». Et elle ajoute : « Nous ne saurions être régénérés que par le sang » (2).
La Fayette fait saisir le journal de Marat : Mme Roland s'en indigne ; c'est à ses yeux un crime abominable que les feuilles de Marat voien t déchirées par les satellites de La Fayette (3).
Le soir du 20 juin 1792, quand elle connaît tous les détails de l'envahissement des Tuileries, et de quelles angoisses, de quelles douleurs, de quelles hontes avait été abreuvée la reine, elle laisse échapper ce cri de joie — et de regret : « Que j'aurais voulu voir sa longue humiliation ! »
Le 3 septembre, pendant qu'on égorge dans les prisons, elle donne un dîner au ministère de l'intérieur.
On devise de l'événement du jour : C'est une mesure indispensable, une mesure salutaire ! s'écrie l'un des convives, Anacharsis Cloots. Personne n'élève la voix
(1) Etude sur Mm" Roland et son temps, par C.-A. DAUBAN, p. 100.
(2) Lettres de Mouo Roland à Bancal des Issarts. — Lettre du 23 juin 1791.
(3; DAUBAN, op. cit., p. 101.
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pour le contredire. L'orateur du genre humain s'étend alors tout à son aise sur les droits imprescriptibles des peuples, sur la justice de leur vengeance et sur son utilité pour le bonheur de l'espèce. Comme il avait été très long et très ampoulé, Mme Roland ne put se défendre d'un léger bâillement (i). Et ce fut toute sa protestation contre les abominables paroles d'Anacharsis Cloots. Quant aux massacres euxmêmes, elle les approuvait en ces termes, dans une Lettre aux Parisiens, affichée sur les murs de la capitale le 13 septembre : « J'ai admiré le 10 août, j'ai frémi sur les suites du 2 septembre. J'ai bien jugé ce que la patience longue et trompée du peuple et ce que SA JUSTICE avaient dû produire; je n'ai point inconsidérément blâmé un premier et terrible mouvement ; j'ai cru qu'il fallait éviter sa continuité, et que ceux qui travaillent à la perpétuer étaient trompés par leur imagination » (2).
Ces quelques traits suffisent à peindre la républicaine. De la femme elle-même, je ne dirai qu'un mot.
Jeune fille, elle lit Candide (3). Plus tard, elle lit les Aventures du chevalier de Faublas, et, dans ses Notices historiques, elle parle du roman de Louvet avec une sorte d'enthousiasme. « Les gens de lettres, écritelle, et les personnes de goût connaissent les jolis romans de Louvet, où les grâces de l'imagination s'allient à la légèreté du style, au ton de la philoso-
(1) Mémoires de Mme Roland, P. 267.
(2) Moniteur de 1792, n* 257.
(3) Mémoires de Mme Roland, p. 17.
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phie, au sel de la critique » (i). Lectrice de Candide et de Faublas, admiratrice passionnée de Rousseau, elle a écrit dans sa prison, à la veille de monter à l'échafaud, une page que ses premiers éditeurs avaient effacée, et que les derniers, MM. Faugère et Dauban, ont cru devoir rétablir ; page d'une obscénité révoltante, qui salirait même les Confessions de JeanJacques, et qui a effarouché jusqu'à Sainte-Beuve, lequel ne passait pourtant point pour un casuiste extrêmement sévère (2).
M. Maurice Albert est un homme d'esprit et un galant homme. Son zèle républicain ne l'a-t-il pas entraîné un peu loin, lorsqu'il a présenté une telle - femme, comme un modèle, aux jeunes filles qui l'écoutaient? « Est-il beaucoup de physionomies plus attachantes ? » s'écrie-t-il ; et il ajoute : « En somme, c'est une nature admirablement équilibrée et pleine de bon sens. Elle le prouva bien, quand il s'agit pour elle de se marier. Elle avait rêvé un héros à la Plutarque, grand moralement et très beau physiquement. A vingt-cinq ans elle épousa Roland, qui en avait quarante-cinq » (3). On va bien à la Sorbonne ! on enseigne aux jeunes filles que rien n'est plus sensé que d'épouser un monsieur très laid, ayant vingt ans de plus que sa femme ! Ce qu'on ne leur dit pas, par
(0 Mémoires, p. 328.
(2) « En consignant, dit Sainte-Beuve, ce vilain détail dans ses Mémoires, un de ces détails pour lesquels le président d'un tribunal ordonne le huis clos, Mme Roland a commis par là même un acte immortel d'impudeur. » Nouveaux Lundis, tome VIII, p. 200.
(3) MAURICE ALBERT, p. 39.
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exemple, c'est ce qui arrive d'ordinaire en pareil cas, — ce qui arriva du moins à Mme Roland. Cette femme « admirablement équilibrée » ne tarda pas à tomber amoureuse d'un ami de son mari, marié lui-même et père de famille, le conventionnel Buzot, « très beau physiquement ». Elle lui écrivit des lettres dans lesquelles déborde la passion la plus violente. En sa qualité de Romaine, elle apprit tout à ce pauvre Roland, lui déclarant qu'elle ne pouvait voir en lui qu'un père, et que son cœur, ses pensées, sa vie, appartenaient à un autre. Roland était « une nature moins admirablement équilibrée » que sa femme : il manqua de philosophie, et, un beau jour, il se tua. — Croyezmoi, Mesdemoiselles, ne rêvez pas un « héros à la Plutarque, grand moralement et très beau physiquement »; mais n'allez pas non plus, même à vingt-cinq ans, épouser un mari qui en aura quarante-cinq !
III
J'ai encore quelques petites chicanes à faire à M. Maurice Albert.
Il n'aime pas Chateaubriand; soit ! ce n'est pas une raison pour écrire : « En réalité, la seule personne qu'ait jamais aimée Chateaubriand, c'est Chateaubriand. Mauvais fils, mauvais perezl mauvais mari. »
L'épitaphe n'est guère flatteuse. Encore faudrait-il en retrancher au moins deux mots. Comment Chateaubriand aurait-il été mauvais père, lui qui n'a
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jamais eu d'enfants ? M. Maurice Albert aurait pu le savoir, car il n'est pas, j'imagine, sans avoir lu cet admirable chef-d'œuvre, les Mémoires d'ou!l.e-tombe.
S'il n'aime pas Chateaubriand, il aime encore moins Napoléon. Napoléon est sa bête noire, et, dans son chapitre sur Mme de Staël, il le drape de son mieux.
Il écrit, à propos de la persécution dont l'auteur de Corinne fut l'objet de la part de l'empereur : « Cette persécution commença en 1 800, quand parut la Littérature. L'auteur y développait la thèse de la perfectibilité humaine, et montrait, entre autres choses, que la liberté seule et les institutions républicaines pouvaient assurer ce progrès. Le livre et l'écrivain furent dénoncés. Le premier consul exila Mme de Staël à quarante lieues de Paris. » Cela n'est pas exact.
Mme de Staël ne fut l'objet d'aucune mesure arbitraire à la suite et à l'occasion de la publication de son livre de la Littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations. C'est elle-même qui nous l'apprend au début de ses Mémoires : Vers le printemps de l'année 1800, dit-elle, je publiai mon ouvrage sur la Littérature, et le succès qu'il obtint me remit en faveur dans la société; mon salon redevint peuplé, et je retrouvai le plaisir de causer, et de causer à Paris, qui, je l'avoue, a toujours été pour moi le plus piquant de tous. La presse était encore loin d'être enchaînée comme à présent (1).
Le gouvernement exerçait la censure sur les journaux mais non pas sur les livres, distinction qui pouvait se soutenir.
Vers ce même temps, Bonaparte partit pour faire la campagne
(1) Ceci était écrit en 1810.
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d'Italie, connue surtout par la bataille de Marengo. Il passa par Genève, et comme il témoigna le désir de voir M. Necker, mon père se rendit chez lui, plus dans l'espoir de me servir que pour tout autre motif. Bonaparte le reçut fort bien, et le résultat de cet entretien fut de m'assurer, du moins pour quelque temps encore, le séjour de la France (i).
M. Maurice Albert, il est vrai, cite un passage de Mme de Staël, racontant comment le commandant de la gendarmerie de Versailles vint lui signifier l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de Paris. Mais ce passage s'applique, non au printemps de l'année 1800, comme le dit M. Albert, mais à l'automne de l'année 1803(2).
Encore une ou deux erreurs de date. Je lis, page 84 : « L'Itinéraire de Paris à Jérusalem fut publié en 1811, six ans après René et deux ans après les Martyrs. » René aurait donc paru pour la première fois en i8o5 ; il a paru le 14 avril 1802, dans le Génie du Christianismey où il formait le quatrième livre de la seconde partie.
Page 258 : « En 1817, à l'âge de vingt-deux ans, Augustin Thierry avait débuté par des lettres écrites au Courrier français, et qui devinrent plus tard ses Lettres sur l'histoire de France. » Augustin Thierry eût été bien empêché d'écrire, en 1817, dans le Courrier français, dont le premier numéro a paru seulement le icr février 1820. Aussi lisons-nous dans XAvertissement placé en tête de ses Lettres sur l'his-
(1) Mmo DE STAËL, Dix années d'exil, p. 16.
(2) Ibidem, chapitre xi, p. 70-76.
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toire de France : « J'adressai ces Lettres au rédacteur du Courrier français, durant les derniers mois de l'année 1820 ».
Eh ! mon Dieu ! je le sais, tout cela n'est pas bien grave. Il me semble pourtant que Sainte-Beuve a eu raison de dire : « L'histoire littéraire veut des dates exactes ».
Je ne veux pas prolonger ces critiques. Aussi bien, il ne me resterait plus de place pour indiquer ce que le volume de M. Maurice Albert contient de vraiment intéressant.
M. Albert, je l'ai dit, juge la personne de Chateaubriand avec une sévérité qui va jusqu'à l'injustice; mais il ne se fait pas faute, en revanche, de rendre hommage à son génie ; il montre très bien que nul n'a eu sur la littérature du XIXe siècle une influence plus considérable.
Sur Lamartine, sur Alfred de Vigny et Alfred de Musset, il a trois bons chapitres, aussi bien pensés que bien écrits. Il est mieux inspiré encore, si c'est possible, lorsqu'il parle de Victor Hugo. Rarement on a mieux jugé la Préface de Cromwell, Hernani et les autres drames du grand poète. J'aurais plaisir à louer ces pages comme elles le méritent ; mais ne serait-il pas à craindre que mes éloges ne fussent, pour le conférencier de la Sorbonne, une mauvaise note auprès de son ministre, M. Bourgeois? Ce dernier, si je me portais fort du talent de M. Maurice Albert et de la justesse de ses appréciations sur Victor Hugo, serait capable de trouver que la caution n'est pas bourgeoise.
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VICTOR HUGO (I)
1
ue
UAND parurent les Contemplations, au mois d'avril i856, on lisait sur la couverture : Pour paraître prochainement, LA FIN DE
SATAN, poème ; DIEU, poème.
Trois ans plus tard, dans la préface de la Légende des Siècles, Victor Hugo écrivait ces lignes : Lorsque plusieurs autres parties de ce livre auront été publiées, on apercevra le lien qui, dans la conception de l'auteur, rattache la Légende des Siècles à deux autres poèmes presque terminés à cette heure, et qui en sont l'un le dénoûment, l'autre le couronnement : la Fin de Satan et Dieu. L'auteur, du reste, ne voit aucune difficulté à faire entrevoir dès à présent qu'il a esquissé dans la solitude une sorte de poème d'une certaine étendue, où se reverbère le problème unique, l'Être, sous sa triple face : l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif, l'absolu ; en ce qu'on pourrait appeler trois chants : la Légende des Siècles, la Fin de Satan, Dieu (2).
(1) Dieu, par Victor HUGO, 1 vol. in-8, Hetzel et Quentin, éditeurs, 1891.
(2) La Légende des Siècles, 1" série; septembre 1859.
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L'œuvre qui paraît aujourd'hui a été composée à Jersey, en 1855. Victor Hugo, à cette date, était en pleine possession de son talent. Il ne sera donc pas sans intérêt de s'y arrêter quelques instants. A un autre titre, d'ailleurs, ce volume mérite une attention particulière. Victor Hugo, on le sait, a la prétention d'être, en même temps qu'un grand poète, un penseur, un philosophe, un guide, un maître, — LE MAITRE
Dès 1840, dans la première pièce des Rayons et des Ombres, intitulée Fonction du Poète, il s'écrie : Peuples ! écoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré 1 Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé 1
Il rayonne 1 il jette sa flamme Sur l'éternelle vérité 1 Il la fait resplendir pour l'âme D'une merveilleuse clarté !
Il inonde de sa lumière Ville et désert, Louvre et chaumière, Et les plaines et les hauteurs ; A tous, d'en haut il la dévoile ; Car la poésie est l'étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs 1
Il n'est pas seulement le penseur, le philosophe ; il est le prêtre, il est le Mage : Pourquoi donc faites-vous des prêtres, Quand vous en avez parmi vous ?
Les esprits conducteurs des êtres Portent un signe sombre et doux.
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Ces hommes, ce sont les poètes ; r Ceux dont l'aile monte et descend.
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres, Plus resplendissants que les mitres.
Dans l'auréole des Noëls 1 (i).
Il n'est pas seulement le prêtre, le mage, il est le Pontife suprême : le pape c'est lui : Oh 1 vous êtes les seuls pontifes, ":: Penseurs, lutteurs des grands espoirs, Dompteurs des fauves hippogriffes, t Cavaliers des pégases noirs 1.
Génie ! ô tiare de l'ombre 1 Pontificat de l'infini ! (2).
Il n'est pas seulement le Pontife souverain, le pape, O",,; il est le Messie :
Comme ils regardent, ces Messies 1 Oh ! comme ils songent effarés !
Il apporte une religion nouvelle, la vraie religion, celle-là : - ,
Voyants des choses inconnues, Vous savez la religion 1 (3).
Tant qu'il a vécu, Victor Hugo ne nous a donné que des bribes de son système philosophique, des versets épars de son Evangile. Nous avons aujourd'hui
(1) Les Mages; au livre VI* des Contemplations.
(2) Ibidem.
(3) Ibidem.
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le système complet, l'Evangile tout entier. Le poète nous fait même bonne mesure , puisque son Evangile ne va pas sans une Apocalypse, sans l'histoire des révélations qui lui ont été faites dans l'île de Jersey.
Apocalypse et Evangile n'ont pas moins de cinq mille vers. J'essaierai d'en faire l'analyse.
II
Et je voyais, au loin, sur ma tête, un point noir, Comme on voit une mouche, au plafond, se mouvoir.
Ce point allait, venait.
Le poète se sentait déjà s'envoler vers ce « point noir », quand une voix lui crie : « Demeure ». Elle venait d'une figure étrange, Un être tout semé de bouches, d'ailes, d'yeux.
Qu'es-tu donc ? lui dit le poète. Le « sombre oiseau » répondit : « Je suis une des plumes de la nuit ». Le poète trouve cela un peu obscur et lui demande son nom. L'oiseau reprend : « Je suis l'Esprit humain ».
Et, après s'être nommé, il se définit ainsi lui-même : Je suis souffle, je suis cendre, fumée et flamme.
J'ai l'étoile et l'étincelle Dans ma parole, étant l'haleine universelle, L'haleine et non la bouche
Et quand j'ai respiré, j'ai tout dit.
Je suis géant et nain, faux, vrai, sourd et sonore.
Je dis moi, je dis nous; j'affirme, nous nions.
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Je suis, comme la trombe, ouragan et pilier.
Mode, médiateur, méridien, moyen.
Je suis l'aspect Milieu, l'être neutre.
Dans le nombre, je suis Multitude ; dans l'être, Borne
Je suis Tout, l'ennemi mystérieux de Tout.
Je suis la loi d'arrêt, d'enceinte, de ceinture Et d'horizon
Je me nomme Limite et je me nomme Centre.
Je suis parfum, poison, bien, mal, silence, bruit ; Je suis en haut midi, je suis en bas minuit.
Je suis le troupeau des prunelles, Je suis l'universel, je suis le partiel.
Je me suis appelé Pyrrhon, Aristophane, Démocrite, Aristote, Esope, Lucien, Diogène, Timon, Plaute, Pline l'Ancien, Cervantès, Bacon, Swift, Locke, Rousseau, Voltaire.
Je suis la résultante énorme de la terre, La raison
« Il y a, dit quelque part Diderot, des définitions partielles, il y en a de totales » (1). Je crois que celleci peut passer pour une définition totale : elle n'a pas moins de quatre-vingt-douze vers.
L'Esprit humain s'est aperçu qu'il avait affaire à un auditeur complaisant. Il en profite pour lui apprendre ce que c'est que l'homme : L'homme est un être à part. Il est grand, il est peu.
Il a l'hydre animal et plante pour ceinture.
Entre l'aile et le ventre, il est l'être debout.
Ici, j'en ai peur, la définition n'est que partielle : elle n'a que trente-deux vers.
(1) DIDEROT, Opinions des anciens philosophes. Stoïcisme.
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Evidemment satisfait de la patience avec laquelle le poète l'a écouté, l'Esprit humain se met à sa disposition pour lui procurer ce qu'il voudra : Que demandes-tu ? parle.
Que veux-tu ? Veux-tu voir dix soleils, vingt, soixante, Se lever à la fois dans soixante univers?.
Veux-tu savoir le fond du serpent ou du ver ?.
Serais-tu curieux de l'accouchement sombre?.
- Non, rien de tout cela.
— Que demandes -tu ?
— Lui.
- Hein ? dit l'Esprit.
Et tout disparut. Resté seul, le poète en profite pour adresser une invocation à tous les êtres, à tous les lieux, à tous les temps, à la nuit, au sommeil, à la mort, aux Ombos (?) et aux tombeaux, à Merlin, à Job, à Jérôme, à Jean, à Dante, au chauve Apollonius, aux voûtes d'Ellora, aux croupes du Mérou, aux angles de la Syringe, aux pilotes nubiens, aux hommes enterrés vifs, aux Epoptes grecs, aux fakirs, aux voghis, aux bonzes, aux eubages — et à l'isthme de Suez.
Cependant l'Esprit humain est revenu; des « formes» sortent du « monstre », des Voix s'en détachent, qui, « montrant vaguement des masques et des bouches », bruissent aux oreilles du poète avec des bruits farouches.
Et la première Voix dit : De tout temps il y a eu des chercheurs. Ils n'ont jamais rien trouvé.
Et la seconde Voix dit : Les monts sont vieux ; ils en ont vu de dures, ils en ont vu de grises ; ils n'ont
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pas bronché. Homme, imite-les. Ne chancelle pas « et garde un calme horrible ».
Et la troisième Voix dit : Les bûcherons sont venus dans le bois. Voici leurs noms : Cratès, Zenon, Gorgias, Pythagore, Plaute, Sénèque, Bacon, Thalès, Apollodore, Demonax, Epicharme, Pyrrhon, Aristippe, Sergius, Démocrite, Esope, Epicure, Job, Dan, Amos, Jean, Alchindé, Cardan, Philotadès, Kant, Montaigne, Fichte, Hegel, Rabelais, Diogène, Shakespeare, Jean-Paul, Anaximène, Locke, Reuchlin, Lucrèce. Ils ont donné de grands coups de cognée, dont retentissent encore le ciel, le destin, l'obscurité, l'azur, le mystère, et la vie et la tombe.
Et la quatrième Voix dit : Comme Elie et comme saint Paul, les noirs penseurs ont franchi l'ombre et la nuit, dépassé les étoiles, escaladé le ciel. Ils y sont entrés « avec effraction ». Ils en sont revenus sans en rien rapporter.
Et la cinquième Voix dit : De quel Dieu veux-tu parler? Précise. Dis, est-ce du Dieu des juifs, du Dieu des chrétiens, du Dieu des bonnes gens, du Dieu des jésuites, du Dieu des armées, du Dieu des Guèbres, du Dieu des Mormons, du Dieu de Mahomet ou du Dieu de Voltaire ? Tous ces dieux sont faits de main d'homme, et nous ne pouvons en parler sans rire, nous autres, les Esprits errant dans l'étendue.
Et la sixième Voix dit : Ah ! çà, est-ce que tu serais par hasard un poète? Oui, c'est vrai, le poète est puissant. Le poète peut ce qu'il veut. Le poète peut tout !
Hors ceci ; nommer Dieu !
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Et la septième Voix dit : Ce nom mystérieux, énorme, toutes les voix de la création le bégaient et le murmurent ; tout l'univers n'a qu'un objet : nommer l'Être !
Et la huitième Voix dit : Tu veux savoir ce nom?
Tu veux aborder l'inconnu, l'origine, la source ! Tu ne le pourras pas, quand même tu serais un esprit des monts et des forêts, un mage, « blême passant des airs » !
Et la neuvième Voix dit : Quel droit te crois-tu donc à connaître, à savoir, toi qui n'es qu'une larve, un éphémère, un pur néant ? T'imagines-tu donc laisser trace, et quand tu tombes au gouffre, dans l'eau vaste et sourde de la mort, qu'on repêche ton âme aux « filets de Saint-Cloud » de l'éternité ?
Et la dixième Voix dit : Voilà une muraille prodigieuse : elle a dix mille pieds de haut et dix lieues de largeur. Il pleut. Une goutte d'eau reste sur le faîte du mur géant. Le lendemain, il pleut encore. Une autre goutte d'eau s'ajoute à la première. La pierre est creusée, une vasque s'ébauche. Il pleut, il pleut, il pleut. La goutte d'eau, féroce, continue. La première assise est percée, puis la seconde. Le dedans du mont apparaît. Ce n'est plus une vasque, mais un bassin circulaire, un étang qui sans cesse s'élargit. La goutte revient, implacable, acharnée, et un jour, où était la muraille de dix mille pieds de haut et de dix lieues de largeur, il n'y a plus qu'un cirque immense, — le cirque de Gavarnie. Or, pour faire ce prodige, on n'a pas eu besoin d'un Très-Haut quelconque: une goutte d'eau a suffi.
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Et la onzième Voix dit : Ah ! c'est l'énigme Dieu qui t'occupe ! Tu veux aller au fond, voir clair, vider l'ombre ! Soit ! Essaie, travaille, étudie, déchiffre tout à ton aise Bellarmin, Boëce, Pythagore, Onuphre, Adon, Glareanus, Volta, Clairaut, Cyrille, Bossuet, Calvin, Archelaüs, Manès, Luther, Pascal, Diderot, Reuchlin, Arouet, Calmet, Paracelse, Pélage, Augustin, Epicure, Ezéchiel, Alcuin, saint Thomas, Gorgias, Sadolet, Bembo, Jean, Novatus, Eustache, Arius, Mélèce, Cassien, Scaliger, Torniel, Juste Lipse, Zénon, Gerbert, Wiclef, Leibnitz, Ambroise, Bâsilide, Sophron, Théotechnus, Jérôme, Dante, Newton, Origène, Platon. Si tu n'en as pas assez, joins-y, de surcroît, La congrégation des Pères de Saint-Maur.
Eh bien ! quand tu auras lu, médité, commenté tout cela, tu n'en seras pas plus avancé.
Les onze Voix avaient parlé. Alors, debout, éperdu, le poète s'écria : — Quoi ! tout aboutirait à l'ombre, à la nuit, au néant ! Cela ne se peut pas 1 C'est impossible !
III
Comme la première partie du poème, la seconde comprend plusieurs divisions qui ont pour titres : La Chauve-Souris, le Hibou, le Corbeau, le Vautour, l'Aigle, le Griffon, l'Ange, la Lumière.
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Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.
Et ce point noir semblait une mouche du soir.
Et cette mouche était une chauve-souris.
Elle cria : — Passant, que veux-tu de moi ? — Je suis triste. Je suis allée jusqu'au fond de l'ombre, et je n'ai vu personne. Rien n'existe. Le monde erre au hasard, à tâtons, dans la nuit éternelle. Le ciel est un
rêve. Dieu n'est pas ! Dieu n'est pas 1 Mais déjà la Chauve-Souris a fait place au Hibou.
Alors je m'approchai de cette silhouette, Et je lui demandai : — Que fais-tu là. Chouette? —
Et le noir Chat-huant me dit : — « Je guette Dieu 1 »
Ce Hibou qui « guette Dieu » est quelque peu frère de celui dont parle Voltaire dans un de ses contes, et qui avait eu le projet hardi De voir comment est fait le soleil à midi.
Le Hibou de Victor Hugo est d'ailleurs bavard comme une pie. Il débite cinq cent cinquante vers, pas un de moins. En voici quelques-uns : Je suis le regardeur formidable du puits.
Ce monde c'est l'abîme, et l'abîme est mon trou.
Je sens frémir sur moi le bord vague du cercle, L'urne peut-être ayant l'infini pour couvercle 1 Et je suis devenu, n'ayant ni jour ni bruit, Une espèce de vase horrible de la nuit.
Je cherche un soupirail. Quel sens peut donc avoir Ce monde aveugle et sourd, cet édifice noir, Sans fenêtre, sans toit, sans porte, sans entrée?.
L'Être éternel est fait d'atomes idiots.
D'où vient-on ? où va-t-on ? Je ne sais rien. Et toi?
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La Chauve-Souris était Y Athéisme ; le Hibou est le Scepticisme. Voici venir le Manichéisme, qui a pris les plumes du corbeau. Et le corbeau cria : - Ils sont deux : l'ombre et le jour, l'hiver et le printemps, la lune et le soleil, le mal et le bien, Arimane et Ormus :
Ils sont deux combattants. Le combat c'est le monde.
Sous l'univers, lié d'un triple nœud, enchaîné dans sa cave, un cul-de-jatte énorme, Chaos, pleure, frémit, s'agite. Qu'Ormus s'endorme un seul jour, et Chaos délivré par Arimane, régnera triomphant sur le monde détruit.
Pour la quatrième fois, le poète vit au-dessus de sa tête un point noir. Et ce point noir semblait une mouche. Et cette mouche était un vautour. Le Vautour cria :
Il est des dieux. Ils sont les dieux, mais non les causes.
Ce vautour est justement celui qui a mangé le foie de Prométhée. Il connaît donc à merveille le Paganisme, et il traite selon leurs mérites l'Olympe et ses dieux.
Il le fait, d'ailleurs, en très beaux vers : Prométhée a voulu sortir de cette nuit, Labourer, enseigner, civiliser, et faire Du monde une vivante et radieuse sphère, Tirer du roc sauvage et des halliers épais Les éblouissements de l'ordre et de la paix.
Il a voulu sacrer la terre, Quvrir les yeux, Mettre le pied de l'homme à l'échelle des cieux, Soumettre la nature et que l'homme la mène,
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Diminuer les dieux de la croissance humaine, Couvrir les cœurs d'un pan de l'azur étoile, Faire du ver rampant jaillir l'esprit ailé, Tendre une chaîne d'or entre l'arbre et la ville, Au Tartare à jamais plonger la haine vile.
Et fonder dans le cœur des hommes lumineux, Afin que la raison l'achève et le bâtisse, Un temple, et remplacer Atlas par la Justice.
Les Dieux l'ont puni. Seul, vaincu, saignant, amer, Il est tombé, pleuré des filles de la mer, Et moi, j'ai bu le sang de l'enchaîné terrible.
Tout est mort maintenant. Et, dans l'ombre inflexible, Sous le rayonnement des boucliers divins, Les efforts des géants et des hommes sont vains.
Après le Vautour, l'Aigle ; après le Paganisme, le Mosaïsme. L'Aigle cria : Qui donc dit : Il n'est pas 1 Qui donc dit : Ils sont deux !
Qui donc dit : Ils sont douze, ils sont cent, ils sont mille 1.
0 vents, il est abîme, il est seul. Seul, vous dis-je !
Il y a là encore de beaux vers sur le Dieu créateur : Donc il fit tout, ce Dieu ! Les cieux, les monts, les bêtes, Tout, même votre bruit et l'ombre que vous faites; Donc il ouvrit la main, le semeur éternel, Et sema dans l'espace à tous les vents du ciel Les étoiles, poussière ardente, cendre ignée, Tout ce que vous voyez la nuit. Cette poignée De graines d'or, jetée au sillon de clarté, Tombe dans l'infini pendant l'éternité.
Le Griffon succède à l'Aigle; il personnifie le Christianisme. « Tu viens du Sinaï, dit-il à l'Aigle, je viens du Golgotha. » Et il parle du Christ, de la rédemption.
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des apôtres, des martyrs, des saints, avec une convenance parfaite, qui explique peut-être pourquoi Victor Hugo ne s'était pas décidé, depuis 1870, à tirer de ses cartons ce poème écrit en 1855.
Pour la septième fois, le poète vit au-dessus de sa tête un point noir. Et ce point noir semblait une mouche. Et cette mouche était un Ange. Et cet Ange était le Rationalisme. Il se mit à parler au gouffre et dit : — Dieu, c'est le vrai. Ni vengeur, ni clément; il est juste. Pas d'enfer éternel. Pas de péché originel.
Paix, civilisation, progrès, — le progrès surtout, ce montagnard sublime qui met en fuite les hommes du passé, ces chouans, et qui porte la tête de la nuit au bout de sa pique étoilée ! Si ce sont des royalistes que l'on massacre, c'est bien ; si ce sont des prêtres, des aristocrates que l'on renferme dans des bateaux à soupape, ce n'est rien, C'est une femme qui se noie.
Le progrès splendide a la face de Danton. Ce qui est affreux, par exemple, ce qui est un crime abominable, c'est de faire du mal à une mouche, c'est de faire frire une ablette, c'est de faire rôtir une caille, c'est d'avaler une huître, c'est de mettre un pigeon à la crapaudine et un lapin en gibelotte! Car ta cuisine, ô homme, Cet antre où l'on entend, quand on vient s'y pencher, Tous les pétillements du rire et du bûcher.
Où l'oiseau fume, où meurt le nid, où flambe l'orme, Est un des trous béants de la fournaise énorme !
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Pour la dernière fois, le poète vit au-dessus de sa tête un point noir. Et ce point noir semblait une mouche. Et cette mouche était une lumière, avec deux ailes blanches. Et cette lumière était la Lumière, la Clarté, le Vrai ! Et la lumière disait : Pas de droite et de gauche ; Pas de haut ni de bas ; pas de glaive qui fauche ; Pas de trône jetant dans l'ombre un vague éclair ; Pas de lendemain, pas d'aujourd'hui, pas d'hier; Pas d'heure frissonnant au vol du temps rapace ; Point de temps; point d'ici, point de là ; point d'espace; Pas d'aube et pas de soir; pas de tiare ayant L'astre pour escarboucle à son faîte effrayant ; Pas de balance, pas de sceptre, pas de globe ; Pas de Satan caché dans les plis de la robe ; Pas de robe ; pas d'âme à la main; pas de mains ; Et vengeance, pardon, justice, mots humains.
Et la lumière (?) continue : Qui que tu sois, écoute : Il est. Qu'est-il ? Renonce 1 L'ombre est la question, le monde est la réponse, Il est.
La lumière, de plus en plus obscure, jette le cri : « Rayons ! Rayons ! Rayons ! » Voici les plus clairs de ces Rayons :
Êtres bornés, il marque, au fond du ciel sans bord, Vos quatre angles, levant, occident, midi, nord ; Il est X, élément du rayonnement, nombre De l'infini, clarté formidable de l'ombre;.
Il est la parallèle éternelle de tout;.
Et toute cette algèbre en tendresse se fond,
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Et dans l'indéfini, l'obscur et le profond, A travers ce qu'on nomme air et terre, flamme, onde, Est X à quatre bras pour embrasser le monde.
De l'équation Dieu le monde est le binôme.
Le poète, trouvant sans doute que cette définition n'est que partielle, — elle n'a que trois cents vers, — se hasarde à demander à la Lumière si elle n'a pas quelque chose de plus clair à lui dire : Et la clarté me dit : — Silence 1 le prodige Sort éternellement du mystère, te dis-je.
Aveugle qui croit lire et fou qui croit savoir !
Après cela, que vouliez-vous que : fît le poète ?
Qu'il mourût 1 Et c'est ce qu'il a fait.
Il me toucha le front du doigt. Et jè mourus.
IV
Le lecteur est édifié maintenant sur la valeur des prétentions de Victor Hugo au titre de penseur. Dans ce livre, qui est le couronnement de son œuvre, où il a mis toute sa philosophie et toute sa religion, il n'y a pas une seule pensée, pas une seule idée, rien qui lui soit personnel et propre. Les onze Voix de la première partie, que disent-elles? Une seule chose : les chercheurs, les philosophes, les savants, les sages, et les mages qui ont précédé Victor Hugo n'ont rien trouvé 1 Saint Paul n'a rien vu! Saint Thomas n'a
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rien su ! Newton et Bossuet n'ont rien connu ! Si c'est là une pensée, elle est fausse et puérile. Et les sept oiseaux-mouches de la seconde partie, que disent-ils?
Ils exposent, très longuement, sinon très exactement, les diverses idées que l'humanité se fait de Dieu; ils font une espèce de cours d'histoire comparée des religions : c'est affaire de professeur et d'érudit. Pour rencontrer le penseur, il nous faut arriver au dernier chapitre, à celui qui a pour titre la Lumière. Or, dans ce chapitre que trouve-t-on ? Ceci [d'abord : Dieu est X; — ceci ensuite : L'homme ne doit manger ni viande, ni poisson, ni légume. C'est tout.
Est-ce assez ? Et n'est-ce pas le cas de dire avec Rabelais, — car je ne veux citer aujourd'hui que des auteurs chers à Victor Hugo : « La mocquerie est telle que de la montagne d'Horace, laquelle criait et lamentait énormément comme femmes en travail d'enfant. A son cri et lamentation accourut tout le voisinage, en expectation de voir quelque admirable et monstrueux enfantement; mais enfin ne naquist d'elle qu'une petite souris. »
Le penseur est nul ; reste le poète. Je l'ai dit en commençant, Dieu a été écrit en 1855, alors que le talent de Victor Hugo était encore en pleine sève, en pleine vigueur. Nous ne sommes donc pas en présence d'une œuvre de déclin et de sénilité. Le souffle est puissant, la versification est prodigieuse, les images sont soutenues, conduites, menées au terme avec une force, avec une continuité, avec une habileté et une sûreté de main incomparables. Mais si les qualités
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sont grandes, les défauts sont énormes. Le poète ne sait pas s'arrêter, ses développements sont sans fin, ses énumérations sans mesure. Il semble bien souvent que son principal souci soit de l'emporter sur les dictionnaires, de déterrer les noms inconnus, d'épater le lecteur ; à peu près comme ce héros de Corneille, qui croyait éblouir les dames en étalant devant elles « force mots qu'elles n'entendaient pas » et en leur tenant ce discours :
Si vous avez besoin de lois et de rubriques, Je sais le code entier avec les authentiques, Le Digeste nouveau, le vieux, l'Infortiat, Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat! (1).
Jason, Balde, Accurse, Alciat! Ce brave Corneille croit avoir fait merveille avec ces quatre noms, et qu'après cela il faut tirer l'échelle ! Avec Victor Hugo, ce n'est pas quatre noms que nous aurions eu, c'est dix, c'est vingt, c'est trente, et les plus barbares, et les plus biscornus : Plus ils blessent l'oreille et plus ils semblent rares.
A propos des pages sur la Goutte d'eau et le Cirque de Gavarnie, on a crié au prodige, on a dit que, du coup, Dante passait au second plan. Ces pages renferment en effet plus d'un vers admirable, plus d'un trait superbe, et pourtant elles ne resteront pas.
Pourquoi ? Parce que si cette maxime : Patience et
(1) Le Menteur, acte I, scène vi.
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longueur de temps font plus que force ni que rage, et ce sujet : une goutte d'eau qui tombe incessamment finit, à la longue, par percer une montagne, — si cette maxime et ce sujet peuvent donner lieu à un développement de quarante ou de cinquante vers, leur en consacrer quatre cent douje, c'est trop, beaucoup trop. Quatre cent douze vers ! Savez-vous bien que cela représente tout justement les trois premiers chants de VEnfer de Dante ? (i).
Le TROP! voilà le défaut capital des poésies de Victor Hugo, surtout dans la seconde période de sa carrière, la plaie qui les ronge, la verrue qui les défigure. Combien de fois ne lui est-il pas arrivé, quand il était en selle sur un bon cheval, de le crever sous lui ! Sa dernière œuvre, en particulier, pour nous en tenir à celle-là, malgré les qualités qu'on doit lui reconnaître, ressemble à la jument de Roland : elle est morte. Le grand poète l'a crevée sous lui.
(i) Le premier chant de l'Enfer renferme 135 vers, le second 142, le troisième 156; total, 433 vers
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LE GÉNÉRAL DE MARBOT (1)
1
ij
E sais peu d'ouvrages, pour ma part, que je mette au-dessus des Mémoires. Les 1 gens de lettres n'écrivent guère que pour
faire montre de leur esprit; et, même quand ils en ont beaucoup, ce qui n'arrive pas toujours, cela me touche peu. Les historiens eux-mêmes, s'ils sont simplement hommes de lettres et de cabinet, m'inspirent une médiocre estime, étant étrangers à la guerre, aux finances, à la politique, c'est-à-dire aux plus importantes matières de l'histoire.
Les auteurs de Mémoires, au contraire, ont cet avantage de parler de ce qu'ils ont fait, de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont entendu; ils parlent de ce qu'ils savent, de ce qu'ils connaissent, de ce qu'ils
(I) Mémoires du général baron de Marbot, tome I" : Gênes, Austerliti. Eylau. Un vol. in-8, orné d'un portrait en héliographure. Paris, 1891. E. Pion, Nourrit et Ci., éditeurs, rue Garancière, IO.
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aiment, et, en pareil cas, on parle presque toujours bien. Cela est si vrai, que, parmi les meilleurs Mémoires, parmi ceux dont notre littérature est le plus justement fière, il faut placer ceux qui ont été écrits par des soldats, par des hommes qui ne se piquaient ni de belles lettres ni de bel esprit, et qui étaient arrivés à la fin de leur carrière sans avoir eu le loisir ni le goût d'écrire, sans avoir manié autre chose que l'épée.
Mais, comme ils sont pleins de leur sujet, comme ils sont sincères, comme ils ont au cœur une belle flamme et une noble passion, il se trouve que leurs récits sont pleins de mouvement, de chaleur et de vie ; le style, dont ils n'ont pas pris souci, leur est donné par surcroît.
Depuis Villehardouin, maréchal de Champagne, dont les Mémoires sont les premiers que nous ayons, jusqu'au maréchal Gouvion Saint-Cyr, il n'est pas un de nos écrivains militaires qui n'ait montré que manier l'épée était un bon apprentissage pour manier la plume, et à qui l'on ne puisse appliquer le mot d'Horace :
Dextra tenet calamum, Strictum tenet altera ferrum.
Mais je me reproche de citer Horace en pareille matière, lui qui fut un si piètre soldat, et se débarrassa un jour si médiocrement de son bouclier : parmula non bene relicta. Mieux vaut rappeler le mot de Cervantès, le glorieux mutilé de Lépante : « Jamais, dit-il, la lance n'émoussa la plume. » Nunca la lan\a embotô la pluma.
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II
Le général baron de Marbot (Marcellin) est né le 18 août 1782, au château de Larivière, sur les rives de la Dordogne, aux confins du Limousin et du Quercy. Son père, Antoine de Marbot, ancien garde du roi Louis XV, capitaine de dragons et aide de camp du comte de Schomberg, inspecteur général de la cavalerie, était un homme de grand mérite, aussi brave qu'instruit, alliant à la passion des armes le culte des lettres. Sa mère, Mlle de Certain, était la sœur de M. de Certain de Canrobert, chevalier de Saint-Louis et capitaine au régiment d'infanterie de Penthièvre, père du maréchal Canrobert.
Antoine de Marbot fut envoyé par les électeurs de la Corrèze à l'Assemblée législative. La session finie, au mois de septembre 1792, il prit du service dans l'armée des Pyrénées-Orientales comme capitaine des chasseurs des montagnes; en moins d'un an, sa capacité et son courage l'élevèrent au grade de général de division. En 1795, il accepta d'entrer au conseil des Anciens, qui l'éleva deux fois aux honneurs de la présidence. A l'expiration de son mandat, en 1799, le Directoire le nomma commandant de Paris, en remplacement du général Joubert. Le quartier général de la division de Paris était alors situé quai Voltaire,
au coin de la rue des Saints-Pères, dans un hôtel démoli depuis. Marbot n'y devait pas rester longtemps. Sieyès, à ce moment président du Directoire,
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méditait de renverser ses collègues et préparait le coup d'Etat dont Bonaparte allait être l'exécuteur. Voyant qu'il ne pouvait compter sur le général Marbot, il s'empressa de l'éloigner de Paris, de le remplacer par le général Lefebvre, le futur duc de Dantzick, et de l'envoyer à l'armée d'Italie, où il devait prendre, à Nice, le commandement d'une division.
Marcellin de Marbot avait alors dix-sept ans. Il obtint de son père l'autorisation de le suivre. Comme il n'existait plus d'école militaire et qu'on n'entrait dans l'armée qu'en qualité de simple soldat, il s'engagea dans le Ier régiment de housards (ancien Bercheny), qui faisait partie de la division commandée par le général Marbot. C'était le 3 septembre 1799.
Moins de quatre mois après, le 3o décembre 1799, il était nommé sous-lieutenant, sans que la faveur paternelle y fût pour rien : deux ou trois actions d'éclat l'avaient mis tout de suite hors de rang. A peu de temps de là d'ailleurs, au mois de mars 1800, son père, enfermé à Gênes avec Masséna, y mourut, emporté par le typhus, à la veille de l'Empire, qui eût peut-être fait de lui un maréchal de France. Napoléon, voulant récompenser dans le fils les services du père, se fit présenter au camp de Boulogne le jeune Marcellin de Marbot, et le nomma lieutenant, le 14 juillet 1804. Capitaine à vingt-quatre ans, le ier janvier 1807, Marbot est colonel à trente ans, en 1812, et commande pendant la campagne de Russie le 23e chasseurs à cheval. De lui aussi les maréchaux qui le virent à l'œuvre auraient pu dire ce que le maréchal
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Ney écrivait le 23 janvier 1813, d'un autre jeune colonel, M. de Fezensac : « Ce jeune homme s'est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s'y est toujours montré supérieur. Je vous le donne pour un vrai chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder
comme un vieux colonel » (i).Mais n'anticipons pas. Le premier volume des Mémoires, le seul qui ait paru, s'arrête au mois d'août 1807, au lendemain de l'entrevue de Tilsit. Marbot n'est encore que capitaine, il n'a que vingt-quatre ans; mais depuis son entrée au service, depuis le 3 septembre 1799, que d'événements en France et en Europe! que de combats et de victoires! Il a vu le siège de Gênes et la bataille de Marengo ; il a fait, en 1801, la campagne de Portugal, et, en i8o5, la campagne d'Autriche : il était à Austerlitz, comme à Marengo. Sa bonne étoile l'a conduit sur tous les champs de bataille où s'est trouvé l'empereur : à Iéna, à Golymin, à Eylau, à Friedland.
Marbot n'était pas seulement un homme d'action, un soldat héroïque. Attaché tour à tour comme aide de camp à Masséna, à Bernadotte, à Augereau, à Lannes et à Murât, il est chargé par eux de missions délicates et importantes. Tous ont remarqué la précocité de sa raison, la vivacité et les ressources de son esprit. Napoléon lui-même l'a distingué entre tant de jeunes hommes qui se pressent dans ses états-majors.
Deux fois, pendant la campagne de Prusse, il lui a
(1) Souvenirs militaires de 1804 à 1814, par le duc de FEZENSAC, S général de division. Un vol. in-8, librairie J. Dumaine, i863.
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confié le soin de porter des dépêches au roi FrédéricGuillaume : une première fois, à Berlin, avant la bataille d'Iéna ; une seconde fois, après Iéna et Auerstoedt, à Graudentz, où le roi et la reine Louise s'étaient réfugiés.
Le récit de ces diverses missions, joint à celui des combats auxquels il a pris part, donne aux Mémoires du général de Marbot un très vif intérêt. Il n'a voulu écrire que pour sa famille ; il se pourrait bien que, sans le savoir, il eût écrit aussi pour la postérité. Ses mémoires prendront place à côté des Souvenirs militaires du duc de Fezensac, qui jusqu'ici pouvaient
passer pour le chef-d'œuvre du genre. Ni M. de Fezensac ni M. de Marbot, le jour où ils ont pris la plume, ne se sont préoccupés du public. Se sont-ils même doutés qu'ils avaient un véritable talent d'écrivain? Tous les deux avaient fait de fortes études classiques. Au milieu des camps, en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Russie, à travers cette épopée prodigieuse, cette Iliade plus grande que celle d'Homère, dont les chants s'appelaient Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, Eylau, laMoskowa, Montmirail, Champaubert, Waterloo, il leur arrivait d'évoquer leurs souvenirs littéraires. En tête de son Journal de la campagne de Russie, M. de Fezensac inscrit ces vers de Virgile faisant parler son héros :
Iliaci cineres, et flamma extrema meorum, Testor, in occasu vestro, nec tela, nec ullas Vitavisse vices Danaum; et si fata fuissent Ut caderem, meruisse manu. ;
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ce qu'il traduit ainsi, en l'appropriant à la situation : « 0 cendres d'Ilion ! et vous, mânes de mes compagnons ! je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n'ai reculé ni devant les traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma destinée l'eût voulu, j'étais digne de mourir avec vous. » — Un soir, au bivouac, sur la route de Moscou, les aides de camp du prince de Neufchâtel, MM. de Girardin, de Flahaut, Alfred de Noailles, Anatole de Montesquiou, Lecouteulx, Adrien d'Astorg et Fezensac, parlaient de Corneille, de Racine et de Massillon. Alfred de Noailles le mit au défi de citer une seule phrase de l'auteur du Petit Carême.
Provocation imprudente ! car voilà qu'aussitôt, retrouvant, au milieu de cette veillée funèbre, son sourire des jours heureux, Fezensac récite d'un trait, sans en passer une phrase, un sermon de Massillon !
Marbot n'eût pas réussi sans doute un pareil tour de force. Il n'en avait pas moins fait, au collège de Sorèze, sous la direction de dom Ferlus, de 1793 à 1799, d'excellentes études. En 1802, il passa une année à l'Ecole de cavalerie, casernée aux grandes écuries de Versailles. Sait-on quel emploi faisait de ses soirées ce sous-lieutenant de vingt ans, ce housard qui s'était battu à Gênes et à Marengo, et qui revenait de la campagne de Portugal? Lui-même va nous l'apprendre : Ma mère avait à Versailles deux anciennes amies de Rennes, les comtesses de Châteauville, vieilles dames fort respectables, très instruites, et qui recevaient société choisie. J'allais deux
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ou trois fois par semaine passer la soirée chez elles. J'employais les autres soirs à la lecture, que j'ai toujours fort aimée, car si les collèges mettent l'homme sur la voie de l'instruction, il doit l'achever lui-même par la lecture. Quel bonheur j'éprouvais, au milieu d'un hiver fort rude, à rentrer chez moi après le dîner, à faire un bon feu, et là, seul, retranché derrière mon paravent, en face de ma petite lampe, à lire jusqu'à huit ou neuf heures 1 Puis je me couchais pour ménager mon bois et je continuais ma lecture jusqu'à minuit. Je relus ainsi Tacite, Xénophon, ainsi que presque tous les auteurs classiques grecs ou latins. Je revis l'histoire romaine, celle de France et des principaux Etats de l'Europe. Mon temps, ainsi partagé entre ma mère, les exercices de l'école, un peu de bonne société et mes chères lectures, se passait fort agréablement (i).
Je sais bien que nos sous-lieutenants ne sont pas tous destinés, comme Marbot, à écrire leurs mémoires.
C'est égal : ils ne se trouveraient pas mal de passer, comme lui, leurs soirées à lire Tacite, Xénophon et tous les auteurs classiques grecs et latins. « La haute éducation, a dit Mgr Dupanloup, les belles-lettres, les études classiques, sont nécessaires dans l'état militaire, où, sans cette éducation, on pourra devenir un lieutenant-colonel, quelque chose de plus même ; mais jamais, sauf les rares exceptions que la nature fait pour le gcnie, jamais un grand capitaine, jamais un Condé, avec le coup d'œil d'aigle, à vingt ans ». Et Mgr Dupanloup ajoute en note : « Condé avait reçu chez les Jésuites, au collège de Bourges, la plus haute, la plus forte éducation intellectuelle. Dans son enfance, il n'avait obtenu aucune faveur de son père, sans lui présenter la requête dans une lettre écrite en
(i) Mémoires, p. 171.
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latin. A quinze ans, il avait achevé les Instituais de Justinien; il écrivait à son père le 21 novembre 1635 : Ut finem hodie Institutionibus Justinianis imposuerim feliciter » (1).
III j f
L'Académie française, aujourd'hui si embarrassée pour décerner le prix biennal de vingt mille .'francs, l'accordait, il y a trente ans, d'une commune voix, à l'Histoire du Consulat et de l'Empire. C'était justice.
L'œuvre de M. Thiers est considérable par le ^ujet, par l'étendue et par le talent. Elle a cependan t un énorme défaut. Tout ce qui concerne l'administration et les finances est exposé avec une rare compétence, avec une clarté lumineuse. Mais législation, administration, finances, tout cela est ici secondaire. La fumée couvre les champs de bataille, les empires s'élèvent, les royaumes s'écroulent; le torrent de la guerre entraîne tout dans son cours désordonné. L'Empire est une épopée homérique, un drame shakespearien.
M. Thiers, on le sait de reste, n'est ni un Homère, ni un Shakespeare. A défaut de Shakespeare ou d'Homère, il faudrait un Bossuet ; mais justement (c'est Sainte-Beuve qui le rapporte) M. Thiers se plaisait à dire que, pour lui, il ne faisait aucune différence entre le style de Bossuet et le style de M. Lepelletier-d'Aulnay, vice-président de la
(1) De l'Education, par Mgr DUPANLOUP, évêque d'Orléans, tome I, p. 325.
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cham.bre des Députés. A défaut de Bossuet, il eût au moins fallu un Michelet, — un historien qui serait un poète. M. Thiers avait la poésie en horreur.
Avec tout son esprit, ce n'était qu'un bourgeois, très fin, très intelligent, qui se piquait de tout savoir et de tout enseigner, toujours prêt à dire à ses auditeurs, comme Mme de Genlis :
?'arrive d'Altona pour vous apprendre à lire.
c)e%t un merveilleux professeur, ce n'est pas un grande historien. De la guerre, de ses horreurs et de ses si )limités, de ses réalités terribles et de sapoéeie, vous ne trouverez rien dans son livre, pas même un reflet lointain, une pâle et fugitive lueur. Ces maréchaux, si divers d'aspect, d'âme, de caractères, les Masséna, les Augereau, les Ney, les Murât, les Davout, sous la plume de M. Thiers, prennent tous la même physionomie, sans que jamais un trait personnel, saisissant, indélébile, les vienne graver dans votre mémoire. Vous assistez à la création et à la ruine des empires, aux coups de théâtre les plus extraordinaires, aux scènes les plus tragiques : le professeur n'en est pas un instant troublé ; il continue avec le même calme ses démonstrations savantes, ses interminables développements. Pas un cri, pas une émotion, pas une larme, — non pas même une de ces larmes stériles que les grandes catastrophes arrachent aux plus indifférents : Lacrymæ volvuntur inanes. Il ne consacre pas moins de sept cents pages au récit de la campagne de Russie en 1812. Sa narration est
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claire, exacte, méthodique ; elle nous émeut tout juste autant que l'Anabase de Xénophon, le récit de l'expédition de Cyrus le Jeune dans la haute Asie et de la retraite des Dix Mille. Balzac, avec vingt pages, dans une de ses nouvelles, l'Adieu, nous en apprend plus sur les horreurs de cet épouvantable désastre, que M. Thiers avec son énorme volume : Horace, avec deux mots, en dit plus long que vous.
Aussi qu'arrive-t-il ? C'est que, chaque fois que paraissent, sur cette période du Consulat et de l'Empire, des mémoires, des souvenirs, écrits par un contemporain, par un témoin, général comme Philippe de Ségur, colonel comme Marbot ou Fezensac, capitaine comme Coignet, ou simple lieutenant comme Bricard (i), on est frappé de l'infériorité de l'ouvrage de M. Thiers, de son absence de couleur, de vérité, de vie. La vérité, la vie, voilà précisément ce que l'on trouve au plus haut degré dans les Mémoires du général de Marbot. Marbot n'arrange pas les faits; il les dit tels qu'il les a vus, tels qu'il les a vécus. Un exemple montrera en quoi son livre diffère de celui de M. Thiers. Il avait assisté au siège de Gênes; nous y assistons avec lui, tant les détails dans lesquels il entre sont précis et saisissants. Un des épisodes les
(I) Voir les intéressantes publications [faites par M. Lorédan LARCHEY sous ce titre collectif : Mémoires deisoldats. Cette collection comprend jusqu'ici quatre volumes : Cahiers du capitaine Coignet; — Journal du sergent Fricasse ; — Récits des captifs de Baylen; — Journal du canonnier Bricard. - Librairie Delagrave, 15, rue Soufflot.
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plus sinistres du siège fut la mort de trois mille grenadiers autrichiens, faits prisonniers dans une sortie, que Masséna était dans l'impossibilité de nourrir, et auxquels le général Ott, qui commandait le blocus, avait refusé d'envoyer des vivres, malgré la menace de Masséna de ne leur donner que la moitié de la ration accordée aux soldats français. Voici la fin du récit de Marbot :
La ration des Français se composait d'un quart de livre d'un pain affreux et d'une égale quantité de chair de cheval : les prisonniers ne reçurent donc que la moitié de chacune de ces denrées; ils n'avaient par conséquent par jour qu'un quart de livre pesant pour toute nourriture !. Ceci avait lieu quinze jours avant la fin du siège. Ces pauvres diables restèrent tout ce temps-là au même régime. En vain, tous les deux ou trois jours, le général Masséna renouvelait-il son offre au général ennemi, celui-ci n'accepta jamais, soit par obstination, soit que l'amiral anglais (lord Keith) ne voulût pas consentir à fournir ses chaloupes, de crainte, disait-on, qu'elles ne rapportassent le typhus à bord de la flotte. Quoi qu'il en soit, les malheureux Autrichiens hurlaient de rage et de faim sur les pontons. C'était vraiment affreux 1. Enfin, après avoir mangé leurs brodequins, havresacs, gibernes, et même peut-être quelques cadavres, ils moururent presque tous d'inanition !. Il n'en restait guère que sept à huit cents, lorsque, la place ayant été remise à nos ennemis, les soldats autrichiens, en entrant dans Gênes, coururent vers le port et donnèrent à manger à leurs compatriotes avec si peu de précaution, que tous ceux qui avaient survécu jusque-là périrent (i).
Voici maintenant le récit de M. Thiers :
Les généraux ennemis eurent la barbarie de condamner leurs soldats aux horribles souffrances de Id faim, pour aug(i) Mémoires, p. III.
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menter la disette de Gênes, en y laissant quelque mille bouches de plus à nourrir. Masséna fournit à ses prisonniers la soupe d'herbe qu'il donnait aux habitants. Ce n'était pas assez pour des hommes robustes, habitués à l'abondance dans les riches campagnes d'Italie : ils étaient toujours à la veille de se ré- ; volter, et, pour leur en ôter la pensée, Masséna les fit enfermer dans de vieilles carcasses de vaisseaux qu'on plaça au milieu du port, et sur lesquels une forte artillerie constamment braquée était prête à vomir la mort. Ces [malheureux poussaient des hurlements affreux, qui remuaient profondément cette population elle-même déjà si affectée de ses propres souffrances (i).
Marbot n'omet aucune des circonstances qui donnent à cet épisode toute son horreur. Avec M. Thiers, tout est vague, incertain, vulgaire. C'est bien encore un épisode de Dante, — mais traduit et arrangé par M. Joseph Prudhomme.
IV
Parmi leurs nombreux mérites, les Mémoires de Marbot ont celui d'être vraiment un livre, de former un tout complet. Combien de mémoires ne se composent que de fragments, comme ceux de Beugnot, par exemple ! combien s'arrêtent trop tôt, comme ceux de Malouet ! D'ordinaire on se met tard à écrire ses souvenirs; on va d'abord à quelques épisodes principaux, on les développe, et l'on en reste là. Les récits du général Marbot s'arrêtent à 1814; mais de
(1) Histoire du Consulat et de l'Empire, tome I, p. 397.
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sa naissance à cette date ils offrent une suite parfaite, sans une seule lacune.
Tout auteur de mémoires est placé entre deux écueils : ou il parlera trop de lui, il essayera de grandir son rôle, de grossir son importance ; ou il s'effacera trop, il écrira, non plus ses Mémoires, mais ceux des autres. Le général Marbot a évité ce double écueil, non par l'effet, je le crois bien, d'une habile manœuvre, mais tout naturellement et sans même y songer.
Dans ce premier volume, qui va, je l'ai dit, jusqu'en août 1807, tout est à lire. Je signalerai comme particulièrement remarquables les chapitres sur le siège de Gênes et sur la conspiration de Rennes en 1802, — sur les maréchaux Bernadotte et Augereau, — sur la surprise des ponts du Danube (novembre i8o5), et sur les batailles d'Austerlitz et d'Eylau. Cette dernière bataille aura inspiré deux chefs-d'œuvre : la toile du baron Gros et le récit du baron de Marbot.
L'épisode de la jument Lisette restera célèbre. C'était sur le champ de bataille d'Eylau. Le combat durait depuis plusieurs heures. Le corps d'armée du maréchal Augereau venait d'être écrasé, et ses débris cherchaient à se réunir auprès du grand cimetière. Seul, le 14e de ligne était resté, très loin, sur un monticule qu'il ne devait quitter que par ordre de l'Empereur. Entouré par l'ennemi, il agitait son aigle en l'air pour prouver qu'il tenait toujours et demandait du secours. L'Empereur ordonne à Augereau d'envoyer vers ces braves gens un officier qui leur porterait l'ordre de quitter le
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monticule, de former un petit carré et de se diriger vers le cimetière, tandis qu'une brigade de cavalerie marcherait à leur rencontre pour seconder leurs efforts. Une nuée de cosaques séparait Augereau du 14e de ligne. Il était impossible que l'officier envoyé
vers ce malheureux régiment ne fût pas tué ou pris avant d'arriver jusqu'à lui. Cependant l'ordre était positif: le maréchal dut s'y conformer.
Il était d'usage, dans l'armée impériale, que les aides de camp se plaçassent en file à quelques pas de leur général, et que celui qui se trouvait en tête marchât le premier, puis vînt se placer à la queue lorsqu'il avait rempli sa mission, afin que chacun portant un ordre à son tour, les dangers fussent également partagés. Le capitaine Froissard, qui se trouvait le plus près du maréchal, fut chargé de porter l'ordre au 14e. Il partit au galop et disparut au milieu des cosaques. Augereau, voyant que le 14° ne bougeait pas, envoya un second officier nommé David ; il eut le même sort que Froissard : on n'entendit plus parler de lui!. Pour la troisième fois, le maréchal appelle : « L'officier à marcher 1 » — C'était le tour de Marbot 1.
En voyant approcher son aide de camp de prédilection, le fils de son ancien ami, Augereau ne put cacher son émotion, ses yeux se remplirent de larmes. Marbot s'élança dans la direction du monticule. Il montait Lisette, une jument incomparable, volant plus qu'elle ne courait. Avec la rapidité de l'éclair, cheval et cavalier franchissent les monceaux de cadavres
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d'hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, les feux mal éteints des bivouacs. Comme des chasseurs qui, dans une traque, voyant un lièvre, s'annoncent mutuellement sa présence par les cris : « A vous! à vous !. » les cosaques n'essayent pas d'arrêter Marbot. Il échappe à tous et parvient au 14e de ligne sans une égratignure.
Il trouve le 14e formé en carré sur le haut du monticule, entouré d'un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, réduit à une poignée d'hommes par l'artillerie, qui le couvre depuis une heure de mitraille et de boulets, se préparant à recevoir l'assaut d'une colonne d'infanterie, qui n'est plus qu'à cent pas. Le colonel a été tué. Un chef de bataillon le remplace. « Je ne vois, dit-il à Marbot, aucun moyen de sauver le régiment ; retournez vers l'Empereur ; faites-lui les adieux du 14e de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l'aigle qu'il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre : il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis ! ». Et le commandant lui remet son aigle, que les soldats saluent pour la dernière fois des cris de : Vive l'Empereur !.
Pendant que Marbot se penche pour saisir l'aigle du 14e, un boulet traverse la corne de derrière de son chapeau, à quelques lignes de sa tête. Une forte courroie de cuir fixée sous le menton retenait le chapeau : la commotion fut terrible. Marbot fut comme anéanti, mais ne tomba pas de cheval. Le sang lui coulait par le nez, les oreilles et les yeux ; ses membres étaient
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paralysés au point qu'il lui était impossible de remuer un seul doigt.
Cependant la colonne d'infanterie russe abordait le monticule et attaquait furieusement les débris de l'infortuné 14e, dont les soldats, qui ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige fondue, n'avaient rien mangé pendant vingt-quatre heures. Les Russes, prenant Marbot pour le chef des Français, parce qu'il était seul à cheval, tiraient sur lui comme sur une cible. Un grenadier russe lui traverse le bras d'un coup de baïonnette, et d'un autre coup blesse à la cuisse la pauvre Lisette. Vous ai-je dit que Lisette, si elle avait toutes les qualités, avait pourtant un défaut? Elle mordait comme un bouledogue. Rendue par la douleur à ses instincts féroces, elle se précipite sur le grenadier et d'une seule bouchée lui arrache avec ses dents le nez, les lèvres, les paupières, ainsi que toute la peau du visage, et en fait une tête de mort vivante et toute rougie 1. Puis, se jetant avec furie au milieu des combattants, Lisette, ruant et mordant, renverse tout ce qu'elle rencontre sur son passage. Un officier ennemi ayant voulu l'arrêter par la bride, elle le saisit par le ventre, l'emporte hors de la mêlée, au bas du monticule, où, après lui avoir arraché les entrailles à coups de dents et broyé le corps sous ses pieds, elle le laisse mourant sur la neige. Reprenant ensuite le chemin par lequel elle était venue, elle se dirige au triple galop vers le cimetière d'Eylau.
Lorsque Marbot arriva près d'Eylau, la neige venait
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de recommencer à tomber, et de gros flocons obscurcissaient le jour. Un bataillon de la vieille garde poste devant le cimetière, le prit pour un officier ennemi conduisant une charge de cavalerie. Aussitôt le bataillon entier fit feu sur lui. Son manteau et sa selle furent criblés de balles ; mais Lisette, continuant sa course, traversa les trois rangs du bataillon avec la même facilité qu'une couleuvre traverse une haie Epuisée par ce dernier effort, la pauvre bête s'affaissa tout à coup et tomba d'un côté en faisant rouler son cavalier de l'autre.
Etendu sur la neige parmi des tas de morts et de mourants, Marbot s'évanouit, et, quatre heures durant, rien ne put le ranimer, pas même le fracas que les quatre-vingt-dix escadrons de Murat allant à la charge firent en passant auprès de lui et peut-être sur lui. Quand il reprit ses sens, il était complètement nu, n ayant plus que le chapeau et la botte droite.
Un soldat du train l'avait dépouillé, selon l'usage. Le croyant mort, voulant lui arracher la seule botte qui lui restât, il le tirait par une jambe, et, pour faciliter l'opération, lui appuyait un de ses pieds sur le ventre.
Marbot avait la figure, les épaules et la poitrine noires tandis que le sang sorti de sa blessure au bras rougissait les autres parties de son corps. Son chapeau et ses cheveux étaient remplis d'une neige ensanglantée.
Ses heux hagards, au moment où, revenant à lui, il les fixa sur le soldat, avaient une telle expression, que le misérable détourna la tête et s'éloigna avec les effets du moribond. Le soleil, en se couchant, jetait
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quelques faibles rayons à travers les nuages. Marbot referma les yeux pendant que ses dernières pensées se portaient vers Dieu et vers sa mère !.
Je m'arrête : car le lecteur voudra chercher dans le livre lui-même la fin de cet admirable récit. C'est un chef-d'œuvre, et bien fait pour rendre modestes les écrivains de profession. Prosper Mérimée est un des maîtres de la prose contemporaine ; son œuvre la plus achevée est peut-être l'Enlèvement de la redoute.
Voici venir un soldat qui écrit pour ses enfants, au courant de la plume, un épisode de sa vie militaire ; et, même au point de vue de l'art, ces pages improvisées sont supérieures à celles de l'académicien.
Mais j'entends d'ici le lecteur, qui ne veut pas attendre d'avoir en main le volume et qui me demande ce qu'est devenue Lisette. Elle aussi survécut à ses blessures ; on la ramena en France, et elle mourut de vieillesse chez son maître, comme il sied à un bon serviteur. Elle mourut pour revivre : la jument du capitaine Marbot est désormais immortelle, comme la jument de Roland.
Nul doute que ces Mémoires ne soient souvent réimprimés. Je ne saurais mieux reconnaître le plaisir que je leur dois, qu'en signalant à l'éditeur deux ou trois petites erreurs, faciles à corriger. En plusieurs endroits, pages 32, 149, 164, 165, il est parlé du comte Defermon, président de l'Assemblée constituante, de la Convention et du Conseil des CinqCents, conseiller d'Etat sous le Consulat, ministre d'Etat sous l'Empire : on a imprimé à tort Defermont.
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— Page 32, au lieu de Garau, il faut lire : Garran (de Coulon). — Le directeur du collège de Sorèze, avant 1789, ne s'appelait pas dom Despod (page 23), mais dom Despaulx. — Marbot parle de la Constitution de l'an VI (pages 35 et 38), comme de celle qui fut renversée, le 18 brumaire, par le général Bonaparte. Il voulait dire : la Constitution de Van III.
Nous avons eu tant de constitutions depuis 1789, qu'il est bien permis, à leur endroit, de se tromper de date.
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LE GÉNÉRAL DE MARBOT (1)
DEUXIÈME PARTIE
1
[1
E second volume des Mémoires du général de Marbot n'est pas moins remar} quable que le premier. On y trouve les
mêmes qualités de verve, de simplicité, de variété, la même chaleur, la même flamme.
Madrid, Essling-, Torrès-Védras, telles sont les principales étapes que nous parcourons, cette fois, à la suite du jeune officier, allant avec lui de France en Espagne, d'Espagne en Autriche, d'Autriche en Portugal, sans pouvoir un instant suspendre notre lecture, tant le récit est entraînant, tant se succèdent devant nous avec rapidité les tableaux, les portraits, les anecdotes, les scènes familières, les visions héroï-
(i) Mémoires du général baron de Marbot, tome deuxième, Pion, Nourrit et O, 10, rue Garancière, 1891.- Etudes sur Napoléon, par le lieutenant-colonel DE BAUDUS, deux volumes in-8% Paris, 1841.
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ques ! Il semble vraiment que ces récits aient été écrits bride abattue et qu'il faille les lire tout d'une haleine.
Je me suis donné le plaisir, après avoir fermé le nouveau volume de Marbot, de rouvrir un livre publié, il y a aujourd'hui cinquante ans, par un de ses compagnons d'armes, qui a fait les mêmes campagnes que lui, dans les mêmes conditions, le lieutenant-colonel de Baudus, ancien aide de camp des maréchaux Soult et Bessières. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de comparer leurs souvenirs et de confronter parfois leurs témoignages.
Tous les deux, Marbot et Baudus, étaient nés dans cette vaillante province du Quercy, qui a donné aux armées impériales tant de rudes soldats et leurs deux plus brillants généraux de cavalerie, Murat et Bessières. Tous deux appartenaient à des familles d'ancienne noblesse, et ils eurent, l'un et l'autre, pour pères et pour premiers guides des hommes d'un grand mérite. Officier dans l'armée royale avant 1789, membre de l'Assemblée législative en 1791, général de division en 1794, M. de Marbot mourut prématurément pendant le siège de Gênes, en 1800. M. de Baudus, après avoir servi dans l'armée de Condé, avait fondé et dirigé avec un très vif succès, à Hambourg, une feuille politique et littéraire, le Spectateur du Nord, dont les principaux rédacteurs furent Rivarol, Chênedollé, Charles Villers, l'abbé Louis et ce prestolet d'abbé de Pradt qui, avec de singulières lacunes, d'étranges bizarreries, ne laissait pas d'être
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un écrivain d'un rare talent. Rentré en France après le dix-huit brumaire, M. de Baudus fut chargé, quelques années plus tard, par la femme de Murât, devenue reine de Naples, de l'éducation de ses enfants (i). Son fils s'engagea, en 1804, à dix-sept ans, ainsi que l'avait fait, en 1799, Marcellin de Marbot. Leur intelligence, leur courage, leur éducation, leur bonne mine, leur titre de gentilhomme, — qui n'était pas pour leur nuire, — leur valurent d'être appelés très vite au poste envié d'aide de camp d'un maréchal. Marbot servit successivement en cette qualité auprès d'Augereau, de Murât, de Lannes et de Masséna; Baudus, auprès de Bessières et de Soult. Malgré leur jeunesse, il leur arriva souvent à l'un et à l'autre d'être chargé de missions auprès de l'Empereur, de lui porter, soit des drapeaux, soit des bulletins de victoires, parfois des éclaircissements demandés. Ce poste d'aide de camp, dans de telles conditions, était peut-être le plus favorable pour voir de près et savoir bien des choses. Ni trop haut ni trop bas,c'est la vraie devise des Mémoires.
Trop haut, sous la plume de ceux qui ont joué les grands rôles, ils tournent forcément à l'apologie et au plaidoyer; si la vérité n'y est pas altérée, déguisée, ils sont à tout le moins pleins de lacunes et de réticences : on l'a bien vu récemment par les Mémoires du
(1) Sous la seconde Restauration (décembre 1815), M. de Baudus, très ardent royaliste, fut, après M"" de Lavallette, le principal auteur de l'évasion du comte Lavallette, directeur général des postes de l'Empire, condamné à mort par la Cour d'assises de la Seine pour le rôle qu'il avait joué lors des événements du 20 mars 1815. (Voir les Mémoires du comte Lavallette, t. II, p. 276 à 310.)
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prince de Talleyrand. Trop bas, écrits par ceux qui n'ont aperçu que de loin les événements et les grands acteurs, ils ne sont plus que des documents de seconde main ; ils manquent de poids et d'autorité, et il arrive trop souvent que l'anecdote y dégénère en commérage. Tel n'est point le cas, nous le savons maintenant, des Mémoires de Marbot, non plus que des Souvenirs du lieutenant-colonel de Baudus.
Bien différente cependant a été la fortune de ces deux ouvrages. Les Mémoires de Marbot ont obtenu, dès le premier jour, un succès éclatant. Voilà cinquante ans que le livre de M. de Baudus a paru.
C'était en 1841, au lendemain du retour des cendres de l'Empereur: Sire, vous reviendrez, sur un sublime char, Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne, Et grand comme César (1).
On était en plein courant d'enthousiasme napoléonien. Paris et la France avaient pour Bonaparte les yeux de M. Thiers. Le moment était mal choisi pour le juger avec impartialité, pour en parler, comme le faisait M. de Baudus, avec une admiration très vive, mais qui n'allait pas sans de fortes réserves. C'est un crime en France de ne pas vaguer le train commun. On le fit bien voir à l'ancien aide de camp de Bessières et de Soult. La presse fit le silence sur ces deux volumes. Ils avaient d'ailleurs le tort de ne pas être de vrais Mémoires ; les souvenirs personnels de
(1) Victor HUGO, le Retour de r Empereur, décembre 1840.
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l'auteur y étaient perdus et comme noyés au milieu de considérations historiques et philosophiques, très élevées, parfois mêmes éloquentes, mais de celles qui ne peuvent être goûtées que par un très petit nombre de lecteurs. C'est une belle chose que la philosophie de l'histoire ; mais pour l'aborder, le talent ne suffit pas : il y faut du génie. Il n'est donné qu'aux Bossuet et aux Montesquieu de planer sur ces hauteurs. Mieux vaut tout simplement S'asseoir sur le penchant des coteaux modérés ;
mieux vaut s'en tenir, comme Marbot, aux faits, aux anecdotes, aux menus détails. Ces anecdotes caractéristiques sont loin d'ailleurs de faire défaut dans l'ouvrage de M. de Baudus. J'en détacherai quelquesunes qui viendront confirmer sur plusieurs points et contredire sur d'autres les récits du général de Marbot.
II
Au commencement de l'année 1808, lorsque éclatèrent les événements d'Espagne, le prince Murat fut nommé généralissime de toutes les forces françaises qui se trouvaient dans la péninsule. Marbot fut attaché à son état-major. Il se trouvait auprès du prince, lorsque ce dernier fit son entrée à Madrid, le 23 mars 1808, à la tête du corps d'armée du maréchal Moncey.
Les troupes françaises, à ce moment, se composaient, pour la plus grande partie, de jeunes soldats. Nos
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vieilles bandes étaient restées en Allemagne. L'aspect de ces conscrits, qui contrastait si fort avec l'idée que l'on se faisait partout en Europe des soldats de la Grande Armée, produisit un effet déplorable. Les Espagnols durent croire qu'ils viendraient facilement à bout de ces chétives recrues, et cette première impression ne contribua pas peu à rendre le soulèvement aussi prompt que général. « L'effet moral, dit Marbot, fut tout à fait à notre désavantage. Sans prévoir les malheurs qu'amènerait la mauvaise opinion que les Espagnols allaient concevoir de nos troupes, je regrettai vivement que l'empereur n'eût pas envoyé dans la péninsule quelques-uns des vieux corps de l'armée d'Allemagne » (i).
Baudus éprouva la même impression et conçut les mêmes craintes que Marbot.
« Si la faiblesse de l'armée envahissante, écrit-il, était une espèce d'insulte faite au peuple espagnol, ce qui la rendait plus grave encore, c'était l'aspect misérable que présentaient la majorité des troupes dont elle était formée; elles se composaient d'abord des compagnies départementales réunies en bataillons ayant chacune un uniforme différent et en fort mauvais état, parce qu'on allait le remplacer; c'étaient ensuite des régiments de marche, composés de détachements pris dans chaque régiment. On voit tout de suite quelle bigarrure devait en résulter, surtout dans les corps de cavalerie ; il ne s'y trouvait qu'un petit nombre de corps d'ancienne formation. Qu'on ajoute à cela l'infâme perfidie qui marqua l'enlèvement successif de tous les membres de la famille royale, les intrigues employées à Bayonne pour les forcer à renoncer à leurs droits ; alors on
(1) Mémoires du général de Marbot, tome II, p. 20.
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comprendra que ce peuple si énergique se soit levé comme un seul homme, qu'il se soit redressé immense de force, de courage et de fierté » (i).
Napoléon ayant nommé Joseph Bonaparte roi de Naples et ayant choisi Murat pour occuper le trône laissé vacant par son frère (juillet 1808), Marbot, qui avait bien résolu de ne jamais porter d'autre uniforme que celui de l'armée française, refusa de suivre Murat en Italie. Le maréchal Lannes le prit alors comme aide de camp. « Bien que Lannes, écrit-il, fût un homme des plus fermes, diverses considérations l'avaient déterminé à prendre des officiers dont les uns, faute de goût pour le métier, les autres par jeunesse et inexpérience, n'avaient aucune connaissance de la guerre. Aussi, quoiqu'à l'exemple du maréchal chacun fût très brave, c'était le moins militaire des états-majors dans lesquels j'ai servi. »
A la suite de la victoire de Tudela (2), remportée par Lannes, le 23 novembre 1808, sur Castanos et Palafox, commandant les armées d'Andalousie et d'Aragon, Marbot fut chargé par le maréchal de porter à l'Empereur le bulletin de la bataille. Il s'agissait de traverser, sans escorte, seul, un pays de gorges et de montagnes, où chaque pli de terrain, chaque roche était une embûche, où les guerilleros et les paysans massacraient impitoyablement les militaires français qui tombaient entre leurs mains, surtout les
(1) Etudes sur Napoléon, par le lieutenant-colonel DE BAUDUI.
tome I, p. 3.
(2) A 16 lieues sud de Pampelune, sur l'Ebre.
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porteurs de dépêches. Marbot ne fut pas tué, mais il fut grièvement blessé (déjà il ne comptait plus ses blessures), et il dut abandonner sa mission presque au début, après des péripéties dont le récit forme un des chapitres les plus dramatiques des Mémoires.
Marbot fait observer, à cette occasion, combien le service des aides de camp des maréchaux fut terrible en Espagne. « Jadis, dit-il, pendant les guerres de la Révolution, les généraux avaient des courriers payés par l'Etat pour porter leurs dépêches ; mais l'Empereur trouvant que ces hommes étaient incapables de donner aucune explication sur ce qu'ils avaient vu, les réforma, en ordonnant qu'à l'avenir les dépêches seraient portées par des aides de camp. Ce fut très bien tant qu'on fit la guerre au milieu des bons Allemands, qui n'eurent jamais la pensée d'attaquer un Français courant la poste ; mais les Espagnols leur firent une gnerre acharnée, ce qui fut très utile aux insurgés, car le contenu de nos dépêches les instruisait du mouvement de nos armées. Je ne crois pas exagérer en portant à plus de deux cents le nombre d'officiers d'état-major qui furent tués ou pris pendant la guerre de la Péninsule, depuis 1808 jusqu'en 1814 » (1).
A l'état-major de Bessières on n'était pas moins exposé qu'à celui de Lannes, comme le prouve l'anecdote suivante, contée par Baudus :
« Parmi les officiers de l'état-major du maréchal Bessières qui furent arrêtés par les Espagnols, l'un d'eux, devenu depuis
(1) Marbot, tome II, p. 66.
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vice-amiral et ministre, M. de Rigny, ne parvint à échapper au sort affreux qui lui était réservé que grâce à son adresse et à une grande présence d'esprit.
« Le maréchal ayant appris qu'un officier de la marine anglaise, débarqué à Santander, travaillait à faire insurger contre nous la province de ce nom, chargea Rigny d'aller le faire arrêter. A peine Rigny fut-il arrivé dans cette ville que le mouvement préparé éclata. Il fut pris, jeté dans un cachot, où on lui laissa un pain et une cruche d'eau pour toute nourriture, un chapelet et un livre de prières pour se préparer à la mort ; car, au milieu de ce peuple, tout cruel qu'il était, on avait au moins la consolation de mourir en chrétien. Rigny avait trouvé le moyen de conserver une assez forte somme en or et parlait très bien la langue du pays. Avec ces secours il parvint à séduire le geôlier, qui lui procura un déguisement et le fit évader. Bien des dangers l'attendaient encore, puisqu'il ne pouvait rejoindre rios premières troupes qu'en traversant une contrée au sein de laquelle la haine des habitants contre les Français était portée au plus haut degré d'exaspération. Il eut l'heureuse idée de se faire passer pour ce même officier anglais qui avait été la cause de son malheur, et joua son rôle avec tant de succès qu'à l'aide de ce subterfuge il se fit bien venir de tous les alcades des lieux qu'il dut traverser pour arriver à nos avant-postes. Cette confiance qu'il sut leur inspirer alla si loin qu'il reçut même des confidences sur les plans que l'on formait contre les troupes de M. le maréchal. Quelque temps après, l'armée s'étant avancée dans la direction de cette province, la présence de Rigny auprès du maréchal produisait un effet comique sur les malheureux Espagnols qui reconnaissaient en lui le prétendu officier anglais avec lequel ils s'étaient entretenus si librement de leurs projets hostiles. Il nous fut permis de nous amuser du jeu de leurs physionomies consternées ; car l'humanité du maréchal était telle qu'il se borna à les faire remplacer dans leurs fonctions, après les avoir vigoureusement tancés de ce qu'il était condamné par sa position à appeler leur mauvais esprit » (1).
(1) Baudus, tome I, p. 109.
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III
Après la bataille de Tudela, le maréchal Lannes fut chargé de mener à bien le siège de Saragosse, qui durait infructueusement depuis cinq mois. Il fallut encore trois mois au maréchal pour venir à bout de la résistance des habitants ; la ville, sans fortifications régulières ou permanentes, ne fut prise qu'après huit mois d'investissement, vingt-huit jours de tranchée ouverte pour entrer dans la place, et vingt-trois autres jours de combat, de maison en maison. Marbot fut blessé, dans l'un de ces combats de rue, par un Espagnol posté sur le clocher de Santa-Engracia; il retrace les horreurs de ce siège tragique avec une fougue de pinceau, une vivacité de coloris qui font singulièrement pâlir le Siège de Saragosse par M. Thiers, si correctement dessiné et si sagement peint. Une chose étonnante que ce Siège de M.Thiers ! Ces cinquante-quatre mille victimes, moines, soldats, paysans, femmes, enfants, vieillards, ces larmes, ce sang, ces ruines, tout cela laisse secs les yeux de l'historien et ne lui arrache que cette exclamation grotesque : « Telles sont les tristes conséquences du choc des grands empires!!! » (i). M. Thiers n'a du reste qu'une médiocre admiration pour les défenseurs de Saragosse. Ils se sont fait tuer: la belle affaire ! Est-ce que cela n'était pas beaucoup plus agréable pour eux, moines et paysans, que de lire un bréviaire dans un cloître ou
(i) Histoire du Consulat et de l'Empire, tome IV, p. 585.
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de conduire une charrue dans les champs ? Mais il faut citer le texte lui-même. « Quelque obstiné, dit M. Thiers, que fût le courage de ces moines, de ces paysans, qui avaient échangé avec joie les ennuis de leur couvent ou de la dure vie des champs pour les émotions de la guerre, leur fureur ne pouvait tenir devant ces échecs répétés. » (i).
En terminant son récit du siège de Saragosse, Marbot donne un détail curieux et, si je ne me trompe, entièrement neuf. « Palafox, dit-il, ayant été proclamé gouverneur de Saragosse au moment de l'insurrection, la renommée et l'histoire lui ont attribué le mérite de l'héroïque défense de cette ville, et il y a cependant fort peu contribué, car il tomba gravement malade dès les premiers jours du siège, et remit le commandement au général Saint-Marc, Belge au service de l'Espagne; ce fut donc celui-ci qui soutint nos attaques avec un courage et un talent remarquables. Mais comme il était étranger, l'orgueil espagnol reporta toute la gloire de la défense sur Palafox, dont le nom passera à la postérité, tandis que celui du brave et modeste général Saint-Marc est resté ignoré, car aucune relation ne l'a mentionné » (2).
La plus longue de toutes, celle de M. Thiers, est muette sur ce point intéressant. L'auteur se borne à dire ceci : « Palafox s'entoura d'un moine fort habile et fort brave, d'un vieil officier d'artillerie expérimenté, d'un ancien professeur qui lui avait donné des
(t) THIERS, loc. cit.
(2) Marbot, tome II, p. 109.
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leçons, et, suppléant par leurs lumières à ce qui lui manquait, car il ne savait ni la guerre ni la politique, il se mit à la tête des affaires de l'Aragon » (1).
M. Thiers aurait cru sans doute déroger en nous donnant le nom de ce moine, de cet officier d'artillerie et de cet ancien professeur. Ces héros ont commis le crime de défendre leur patrie, de résister à l'ambition de Napoléon: ils resteront confondus dans les rangs de la vile multitude !
Dans l'admirable récit de Marbot sur le siège de Saragosse, je ne trouve à relever qu'une petite erreur de date.
D'après lui, la ville aurait capitulé le 20 mars 1802).
Il y a là une erreur d'un mois. La capitulation eut lieu le 20 février. Dans le reste du volume, je ne vois à signaler que deux ou trois autres inexactitudes.
Marbot, dans son récit de la campagne d'Autriche, parle assez longuement du combat d'Ebelsberg (3 mai 1809) où Masséna battit le général Hiller et lui fit 6 à 7,000 prisonniers. Il écrit Ebersberg (3), ainsi que l'ont fait d'ailleurs toutes les relations françaises.
La véritable orthographe est Ebelsberg. — Ebersberg est un bourg en Bavière, cercle de l'Isar, à six lieues E.-S.-E. de Munich. Ebelsberg,où fut livré le combat du 3 mai 1809, est une petite ville d'Autriche, sur la Traun, à un mille S.-E. de Lintz (4).
(1) THIERS, tome IX, p. 42.
(2) Marbot, tome II, p. 107.
(3) Ibid., p. 146 et suivante.
(4) Voir l'excellent précis des Guerres de la Révolution française et du premier Empire, par une Société d'écrivains militaires et civils, tome X, p. 112. (Librairie Abel Pilon, 33, rue de Fleurus.)
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En son chapitre XXIX, Marbot esquisse, avec infiniment de verve et d'esprit, la physionomie de l'étatmajor de Masséna, au mois d'avril 1810. « Le quatrième officier d'ordonnance du maréchal, écrit-il, était Octave de Ségur, fils du spirituel comte de ce nom, grand chambellan de l'empereur. Devenu capitaine du 8e de housards, il fut fait prisonnier en Russie et entouré des égards que lui méritait sa qualité de fils de notre ancien ambassadeur auprès de Catherine II.
Après un séjour de deux ans à Sataroff, sur le Volga, il revint en France en 1814 et entra dans l'état-major de la garde de Louis XVIII. Il mourut, bien jeune encore, en 1816 » (1).
Le comte Louis-Philippe de Ségur, ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, n'était pas grand chambellan de l'empereur, mais seulement grand maître des cérémonies, ce qui était une dignité beaucoup moins élevée. Les fonctions de grand chambellan appartinrent, jusqu'au mois de janvier 1 809, au prince de Talleyrand. A cette époque, à la suite de la disgrâce du prince, elles furent dévolues à M. de Montesquiou, l'un des membres du Corps législatif les plus justement honorés.
Octave de Ségur ne mourut pas en 1816, mais deux ans plus tard. Tourmenté de chagrins mystérieux, il se jeta dans la Seine, du haut* du Pont-Royal, et se noya, le 15 août 1818. De son mariage avec Mlle d'Aguesseau, sa cousine-germaine, il avait eu
(1) Marbot, tome II, p. 343.
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trois fils, dont l'un épousa la fille du comte Rostopchine, gouverneur de Moscou en 1812, un autre MUe de Lamoignon, et le troisième, MUe d'Aguesseau.
Marbot a consacré tout un chapitre ( le XXIe du tome II) au général de Sainte-Croix, doué, d'après lui, de talents extraordinaires. « Ce génie hors ligne, dit-il, avait deviné la grande guerre, sans avoir auparavant exercé un commandement important : les miracles de ce genre sont fort rares. » Il avait vingt-deux ans lorsqu'il entra dans l'armée, en i8o5. En quatre ans il devint général. Napoléon avait conçu une si grande opinion de son mérite, qu'il dit un jour à M. de Czernitcheff, envoyé de l'empereur de Russie: « Depuis que je commande des armées je n'ai pas rencontré d'officier plus capable ; aussi, à moins que la foudre ne l'emporte, la France et l'Europe seront étonnées du chemin que je lui ferai faire 1 » La foudre l'emporta : il fut coupé en deux par un boulet ramé, le 12 octobre 1 8 10, en avant de Villafranca (Portugal). Il était à peine âgé de vingt-sept ans. Au dire de Marbot, le général de Sainte-Croix était fils du marquis d'Escorches de Sainte-Croix, « ancien ambassadeur de Louis XVI à Constantinople. » Il y a là une erreur. Descorches, marquis de Sainte-Croix, successivement ministre plénipotentiaire auprès du prince-évêque de Liège (1782-1788), et auprès du roi de Pologne (1788-1792), fut envoyé à Constantinople, non par Louis XVI, mais par la Convention. Chargé d'une mission près de la Porte ottomane, et sans être revêtu d'ailleurs du titre d'ambassadeur, il partit pour
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Constantinople le 22 janvier 1793, le lendemain de l'exécution de Louis XVI. C'était alors un fougueux jacobin, et il se conduisit de telle sorte que la Convention, qui ne voulait pas se brouiller avec le sultan, dut le rappeler dans le courant de 1794. On lui reprochait entre autres choses d'avoir, de son chef, donné une fête le 21 janvier, jour anniversaire de la mort du roi. Nommé, sous l'Empire, préfet de la Drôme, il fut fait baron par Napoléon : l'ancien marquis de Sainte-Croix devint le baron Descorches.
IV
Saragosse pris, la mission du maréchal Lannes était accomplie. Il rejoignit l'empereur à Paris, et de là partit avec lui pour l'Allemagne, le 13 avril 1809. La guerre venait d'éclater entre la France et l'Autriche.
Marbot était parti la veille. A peine remis de sa dernière blessure, il fit à franc étrier les cent douze lieues qui séparent Paris de Strasbourg. Son domestique Woirland le suivit, mais, fort mauvais écuyer, il roulait fréquemment à terre et se bornait à dire à son maître en se relevant : « Comme vous êtes dur au mal!. Oh! oui, vous êtes dur! » Woirland n'en pouvait plus ; Marbot savait qu'en Allemagne on ne courait pas la poste à franc étrier, et il n'était encore qu'à moitié chemin d'Augsbourg, où le maréchal lui avait donné rendez-vous. Il put enfin trouver une calèche, et, par la Forêt-Noire, il gagna Augsbourg, d'où Lannes s'était déjà éloigné. En courant la ville, il
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réussit à acheter un cheval, troqua sa voiture contre une autre et se remit en selle. « Ainsi, en quelques semaines, dit-il, nous avions vendu nos chevaux à vil prix, fait des déboursés considérables, et tout cela pour courir au-devant des balles et des boulets qui devaient ôter la vie à plusieurs d'entre nous !. Qu'on nomme amour de la gloire, ou bien folie, le sentiment qui nous excitait, il nous dominait impérieusement, et nous marchions sans regarder derrière nous ! » (i).
Le 20 avril, Marbot arrivait à l'état-major impérial, à Abensberg, et tombait en pleine bataille. Le maréchal Lannes, après l'avoir complimenté sur son zèle, le lança immédiatement au milieu des coups de fusil porter ses ordres. Le balles cette fois l'épargnèrent.
Il ne se ménagea pas plus pendant cette campagne que dans les précédentes. Il assiste, en moins de trois mois, à treize combats, tous glorieusement disputés par l'ennemi. Nous assistons avec lui, tant ses récits sont vivants, à ces luttes héroïques, aux combats de Landshut (21 avril), d'Eckmühl (22 avril), de Ratisbonne (23 avril), à la prise de Vienne (12 mai), à l'attaque infructueuse de l'île de Schwartze-Laken (13 mai), à l'occupation de l'île de Lobau (20 mai), à la bataille d'Essling(2i et 22 mai), à la bataille de Gross-Enzersdorff (5 juillet), à la bataille de Wagram (6 juillet), au combat de Korneubourg (7 juillet), au combat d'Hollabrun (8 juillet), au combat de Guntersdorf (10 juillet), au combat de Znaïm (11 juillet).
(1) Marbot, tome II, p. 115.
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Le dernier jour, à Znaïm, il fut blessé, pour n'en pas perdre l'habitude. Napoléon, étant venu vers le soir visiter les bivouacs, lui adressa de vifs témoignages de satisfaction, en ajoutant : « Vous êtes blessé bien souvent, mais je récompenserai votre zèle. »
Marbot n'avait que vingt-sept ans, et il était déjà un vieux grognard. Depuis dix ans, il avait fait la guerre sans désemparer, il avait couché sur plus de cent champs de bataille. Il avait été à Gênes, à Austerlitz, à Friedland, à Eylau, à Saragosse, à Eckmühl, à Essling et à Wagram ! Ses services, ses actions d'éclat, dont quelques-unes vraiment héroïques, n'étaient pas pour passer inaperçus, puisqu'il avait tour à tour été l'aide de camp de Masséna, d'Augereau, de Murat et de Lannes. Et cependant Marbot n'était encore que chevalier de la Légion d'honneur, tant Napoléon était peu prodigue de la croix !
M. de Baudus, dont les états de services étaient presque aussi brillants que ceux de Marbot, et que le maréchal Bessières avait proposé plusieurs fois pour la décoration, ne l'obtint qu'à vingt-huit ans, et encore lui fallut-il pour cela faire presque violence à l'Empereur. C'était le 27 avril 1813, àErfurt. Napoléon passait une revue de toute la garde impériale dans les environs de cette ville. Il accorda dans les différents corps de l'avancement et des décorations. Baudus profita pour l'aborder du moment de repos qu'il fut forcé de prendre pendant que les troupes se déployaient en colonnes pour défiler devant lui. « Sire, lui dit-il, je vous demande la croix. — Comment vous
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appelez-vous? — Je me nomme Baudus, sire. —Vous êtes trop jeune. — J'aurai l'honneur de faire observer à Votre Majesté qu'elle vient d'accorder cette faveur à un grand nombre d'officiers plus jeunes et d'âge et de service que moi. — En quelle qualité êtes-vous employé ? — Sire, je suis aide de camp du maréchal Bessières. — Alors ce n'est pas à vous à faire cette demande, c'est à votre général. » Aces derniers mots, le maréchal Bessières s'avança et dit : « Sire, cet officier a bien mérité la faveur qu'il sollicite ; je l'ai déjà demandée plusieurs fois pour lui, et j'ai un vif regret de n'avoir pas pu l'obtenir. » Napoléon se retourna vers Baudus: « Je vous l'accorde, dit-il ; donnez votre nom au général Drouot » (i).
V
Trois épisodes surtout seraient à signaler dans les récits de Marbot sur la campagne de 1809 : l'assaut de Ratisbonne, la traversée du Danube à Molk, la mort du maréchal Lannes.
A la suite de la bataille d'Eckmûhl (22 avril), l'archiduc Charles avait pris le parti de se retirer sur la gauche du Danube. Il passa le fleuve à Ratisbonne, où il laissa six régiments, avec ordre au général qui les commandait de tenir jusqu'à la nuit. Mais déjà le maréchal Lannes avait formé ses troupes en bataille à huit cents pas des portes. Napoléon le chargea
(1) Baudus, tome II, p. 332.
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d'emporter la ville de vive force. Enveloppée d'une muraille fortifiée, avec un fossé et une contrescarpe, elle présentait assez de défense pour arrêter les Français au moins vingt-quatre heures et permettre au général autrichien de remplir les intentions de l'archiduc. L'empereur avait remarqué, près de la porte dite de Strasbourg, une maison qu'on avait eu l'imprudence d'adosser au mur du rempart ; il fit avancer les pièces de douze, ainsi que les obusiers de réserve, et ordonna de diriger tous les feux sur cette maison ; en s'éboulant dans le fossé, elle devait le combler en partie et former au pied de la muraille une rampe par laquelle nos troupes pourraient monter à l'assaut.
Pendant que notre artillerie exécute cet ordre, le maréchal Lannes fait approcher la division Morand auprès de la promenade qui contourne la ville, et pour mettre ses troupes à l'abri du feu de l'ennemi jusqu'au moment de l'attaque, il les place derrière une immense grange en pierre, qu'un hasard des plus heureux semblait avoir établie en ce lieu pour favoriser son entreprise. Des chariots remplis d'échelles prises dans les villages voisins sont conduits sur ce point, où l'on était parfaitement garanti contre les projectiles que les Autrichiens lançaient à profusion.
En peu de temps tout est prêt pour l'assaut. Notre artillerie ayant complètement abattu la maison du rempart, ses débris tombés dans le fossé forment un talus assez praticable, mais dont le sommet est encore de huit à dix pieds moins élevé que le mur du côté de la ville : il fallait donc placer des échelles sur ces
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décombres pour gagner le haut du rempart. Elles étaient aussi nécessaires pour descendre de la promenade dans le fossé; car il n'existait aucune rampe de ce côté. Lannes demande cinquante hommes de bonne volonté pour marcher à la tête de la colonne et planter les échelles, afin de monter les premiers à l'assaut; il s'en présente un nombre infiniment supérieur, que l'on réduit à celui prescrit par le maréchal.
Ces braves, conduits par des officiers choisis, partent avec une ardeur admirable; mais à peine ont-ils dépassé les murs de la grange qui les abritait, qu'assaillis par une grêle de balles ils sont presque tous couchés par terre!. Quelques-uns seulement parviennent à descendre de la promenade dans le fossé; mais le canon les met bientôt hors de combat, et les débris de cette première colonne viennent, tout sanglants, rejoindre la division derrière la grange protectrice.
Cependant, à la voix du maréchal Lannes et du général Morand, cinquante nouveaux volontaires se présentent ; mais dès que, arrrivés sur la promenade, ils sont aperçus par l'ennemi, un feu plus terrible encore que le premier détruit presque entièrement cette seconde colonne 1. Quand le maréchal, pour la troisième fois, demanda des hommes de bonne volonté, personne ne bougea! Vainement il renouvelle son appel aux plus braves de la brave division Morand; vainement, il leur fait observer que l'empereur et toute la grande armée les contemplent; on ne lui répond que par un morne silence, tant chacun a la conviction que dépasser les murs de la grange, sous
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les feux de l'ennemi, c'est courir à une mort certaine !. Alors, l'intrépide Lannes s'écrie : « Eh bien ! je vais vous faire voir qu'avant d'être maréchal, j'ai été grenadier et le suis encore !. » Il saisit une échelle, l'enlève et veut la porter vers la brèche. Ses aides de camp cherchent à l'en empêcher, mais il résiste et s'indigne contre eux. Marbot se permet alors de lui dire : « Monsieur le maréchal, vous ne voudriez pas que nous fussions déshonorés, et nous le serions si vous receviez la plus légère blessure ei portant une échelle contre le rempart, avant que tou vos aides de camp aient été tués!. » Il arrache ai maréchal, malgré les efforts de celui-ci, le bout dl' l'échelle qu'il tenait et le place sur son épaule, pet dant que son camarade de Viry prend l'autre extrémité, et que tous les autres aides de camp, se réunis sant par couples, prennent aussi des échelles.
A la vue d'un maréchal de l'empire disputant avec ses aides de camp à qui monterait le premier à l'as-
saut, un cri d'enthousiasme s'élève dans toute la division. Officiers et soldats veulent marcher en tête ; i cherchent à s'emparer des échelles, que les aides c camp refusent de céder.
Marbot prend le commandement de la petite c lonne. La destruction des deux premières avait m principalement pour cause l'imprudence avec.laque 1
ceux qui les conduisaient avaient aggloméré 1 < u i soldats ; ceux-ci ne formant qu'un seul groupe t. 1
s'étant embarrassés les uns les autres, leur maie <■ n'avait pu être assez rapide pour les soustraire promp-
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tement au feu des Autrichiens. En conséquence, Marbot décida que de Viry et lui, portant la première échelle, partiraient d'abord seuls en courant ; que la seconde échelle les suivrait à vingt pas de distance, et ainsi de suite pour les autres ; qu'arrivés sur la promenade, les échelles seraient placées à cinq pieds l'une de l'autre, afin d'éviter la confusion ; que, descendus dans le fossé, on laisserait les échelles numéros pairs dressées contre le mur de la promenade, pour que les troupes pussent suivre sans retard les premiers assaillants; que les échelles numéros impairs seraient enlevées et portées rapidement sur la brèche, où elles seraient posées seulement à un pied de distance entre elles, tant à cause du peu de largeur du passage que pour aborder avec plus d'ensemble le haut du rempart. Ces explications bien données et bien comprises, le maréchal Lannes, qui les approuvait, s'écria : « Partez, mes braves enfants, et Ratisbonne est enlevé 1. »
A ce signal, Marbot et de Viry s'élancent, traversent la promenade en courant, et plongent leur échelle dans le fossé, où ils descendent. Leurs camarades et cinquante grenadiers les suivent. Le canon de la place tonne, la fusillade roule, les biscaïens et les balles pleuvent. Les échelles n'en sont pas moins portées au sommet des décombres de la maison abattue, et appuyées contre le parapet du rempart.
Au moment où Marbot escaladait son échelle, Labédoyère, qui gravissait celle à côté de lui, sentant que la base en était mal assujettie sur les décombres, le prie
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de lui donner la main pour le soutenir, et ces deux braves, la main dans la main, parviennent sur le haut du rempart, à la vue de l'empereur et de toute l'armée, qui les salue d'une immense acclamation. « Ce fut, dit Marbot, un des plus beaux jours de ma vie !
MM. de Viry et d'Albuquerque nous joignirent en un instant, ainsi que les autres aides de camp et les cinquante grenadiers ; enfin, un régiment de la division Morand se dirigeait vers le fossé au pas de course. »
Une heure après, la ville était prise.
Et cependant cet exploit héroïque était un jeu d'enfant auprès de celui que Marbot allait accomplir, quelques jours après, à Molk, et au récit duquel il prélude par ces simples et nobles paroles: « C'est à Molk, mes chers enfants, que j'accomplis celle de
toutes mes actions de guerre dont le souvenir me flatte le plus, parce que les dangers que j'avais courus jusqu'à ce jour m'étaient imposés pour l'exécution des ordres donnés par mes chefs, tandis qu'ici ce fut volontairement que je bravai la mort, pour être utile à mon pays, servir mon empereur et acquérir un peu de gloire » (i).
La jolie petite ville de Molk, située sur le bord du Danube, est dominée par un immense rocher en forme de promontoire, sur le haut duquel s'élève un couvent de Bénédictins, qui passe pour le plus beau et le plus riche de la chrétienté. Des appartements
(i) Marbot, tome II, p. 158.
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du monastère, l'œil découvre sur une très vaste étendue le cours et les deux rives du Danube. L'empereur et plusieurs maréchaux, au nombre desquels était le maréchal Lannes, s'établirent au monastère, dans la journée du 7 mai 1809. Il était tombé beaucoup d'eau pendant la semaine, et la pluie, qui n'avait pas cessé depuis vingt-quatre heures, continuait encore; aussi le Danube et ses nombreux affluents étaient-ils débordés. La nuit venue, Marbot et ses camarades, logés chez le curé de la ville, soupaient gaîment, lorsque l'aide de camp de service auprès du maréchal vint le prévenir que celui-ci le demandait. Peu d'instants après, il était introduit dans une immense et magnifique galerie, dont le balcon donnait sur le Danube. Il y trouva l'empereur dînant avec plusieurs maréchaux et l'abbé du couvent. En le voyant, Napoléon quitte la table et s'approche du grand balcon, suivi du maréchal Lannes, auquel Marbot l'entend dire à voix basse : « L'exécution de ce projet est presque impossible ; ce serait envoyer inutilement ce brave officier à une mort presque certaine ! — Il ira, Sire, j'en suis certain, répond le maréchal, il ira; d'ailleurs nous pouvons toujours lui en faire la proposition. »
Le prenant alors par la main, le maréchal ouvre la fenêtre du balcon qui domine au loin le Danube, dont l'immense largeur, triplée en ce moment par une très forte inondation, était de près d'une lieue. Un vent des plus impétueux agitait le fleuve, dont l'on entendait mugir les vagues. Il pleuvait à torrents et la nuit était des plus obscures ; on apercevait néanmoins de l'autre
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côté une immense ligne de feux de bivouac. Le maréchal dit à Marbot : « Voilà de l'autre côté du fleuve un camp autrichien ; mais l'empereur désire très vivement savoir si le corps du général Hiller en fait partie, ou s'il se trouve encore sur cette rive. Il faudrait que, pour s'en assurer, un homme de cœur eût le courage de traverse le Danube, afin d'aller enlever quelque soldat ennemi, et j'ai affirmé à l'empereur que vous iriez 1 » Napoléon dit alors à Marbot : « Remarquez bien que ce n'est pas un ordre que je vous donne ; c'est un désir que j'exprime; je reconnais que l'entreprise est on ne peut plus périlleuse, mais vous pouvez la refuser sans crainte de me déplaire. Allez donc réfléchir quelques instants dans la pièce voisine, et revenez nous dire franchement votre décision. »
— « J'irai, Sire ! s'écria Marbot sans hésiter. J'irai 1.
et si je péris, je lègue ma mère à Votre Majesté ! »
Napoléon lui prit l'oreille en signe de satisfaction, et le maréchal lui tendit la main en s'écriant : « J'avais bien raison de dire à Votre Majesté qu'il irait !. Voilà ce qu'on appelle un brave soldat!. »
Comment Marbot traversa le Danube, et comment, au matin, lorsqu'il revint au couvent, il put présenter à l'empereur trois prisonniers, trois hommes du corps de Hiller, c'est ce qu'on voudra lire dans les Mémoires (i). Le récit est épique. Le talent du narrateur est à la hauteur du courage du soldat.
La bataille de Wagram et la mort du maréchal
(i) Marbot, tome Il, chapitre xiv.
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Lannes, qui eut les deux jambes fracassées par un boulet, le soir de la seconde journée de la bataille d'Essling (22 mai ,80g), sont encore deux tableaux admirables. Comme Marbot, de Baudus était destiné à voir périr sous ses yeux son maréchal, Bessières, duc d'Istrie, tué le 1er mai 1813, par un boulet prussien. Le récit du lieutenant-colonel de Baudus peut soutenir sans désavantage la comparaison avec celui du général de Marbot. Je regrette de ne pouvoir le reproduire ici. Ce sont de belles et nobles pages, écrites avec le cœur, toutes pleines de ces belles larmes dont parle Virgile, - decorœ lacrymœ (i).
VI
Marbot, après la mort du maréchal Lannes, fut attaché à l'état-major de Masséna. Il fit sous ses ordres la campagne de Portugal (mai 1810 - mai 1811).
C'était la troisième expédition des Français dans cette partie de la Péninsule. Les deux premières, commandées par Junot et par Soult, avaient échoué. Le duc de Rivoli, prince d'Essling, ne devait pas être plus heureux que les ducs d'Abrantès et de Dalmatie.
L'Enfant chéri de la Victoire va connaître pour la première fois les tristesses de la défaite. La roue de la fortune a tourné. L'étoile de Napoléon, dont l'éclat n'a cessé de grandir, commence maintenant à pâlir et à se voilerd'un nuage. Lespages de Marbot, jusqu'ici rayon-
(1) Baudus, tome I, p. 159 à 162. 1
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nantes, vont s'assombrir à leur tour. Mais tant de gloire se mêle à ces premiers revers, la Victoire, en s'éloignant, a encore de si beaux sourires, que cette partie des Mémoires est peut-être plus intéressante encore et plus belle que celles qui ont précédé. Ne pouvant analyser ces derniers chapitres, j'y signalerai deux points seulement.
Le 27 septembre 1810, dans sa marche sur Coïmbre, le prince d'Essling attaqua les Anglais campés sur les hauteurs de Busaco. La position était formidable, et nos troupes ne purent en déloger l'ennemi. Nos pertes en tués et blessés furent considérables ; nous eûmes même un grand nombre de prisonniers, dont un général. Cet échec, dont le retentissement ne contribua pas peu à relever le courage des Portugais et des Espagnols, était d'autant plus déplorable que la position était facile à tourner et le fut en effet le lendemain, lorsque nous eûmes découvert un chemin, praticable à l'artillerie, qui, traversant la montagne, s'étendait jusque dans la plaine et rejoignait la chaussée d'Oporto à Coïmbre. A qui fut due cette découverte qui tirait l'armée d'un si mauvais pas?
D'après M. Thiers, l'honneur en revient au général Montbrun et au « colonel Sainte-Croix ». Il a même illustré son texte d'une gravure qui représente ces deux officiers interrogeant un Portugais, avec cette légende : Heureuse découverte du général Montbrun (i). D'après Marbot, ce serait lui qui, avec son
(i) Histoire du Consulat et de l'Empire, tome XII, p. 375.
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ami de Ligniville, autre aide de camp de Masséna, aurait été l'auteur de cette « heureuse découverte ».
Il en aurait fait part au maréchal, la veille même de la bataille de Busaco, et, le lendemain, il serait allé, avec Ligniville et le général de Sainte-Croix (1), constater l'existence: du passage qui permettait de tourner les positions anglaises (2). Il entre à ce sujet dans des détails qu'il est difficile de révoquer en doute. Qui pourrait d'ailleurs suspecter la parole d'un tel homme, — de l'homme d'Eylau, de Molk et de Ratisbonne?
Le second point que je voulais signaler est celui-ci : Le maréchal Masséna, et Marbot après lui, attribuent la perte de la bataille de Fuentès-d'Onoro (5 mai 1811), au mauvais vouloir de Bessières, à son refus de concours. M. de Baudus affirme, au contraire, que le duc d'Istrie mit à la disposition du prince d'Essling tous les secours en hommes, vivres, matériel et munitions, qui lui furent demandés. Il apporte à cet égard des témoignages précis, formels, dont l'histoire devra tenir grand compte. On les trouvera au tome II de son ouvrage, pages 315 à 333.
Marbot rentra en France vers la mi-juillet 1811, « après une absence de quinze mois bien péniblement remplis ». La première fois qu'il se présenta aux Tuileries, l'empereur lui exprima sa satisfaction, lui parla
(1) Charles d'Escorches de Sainte-Croix n'était pas colonel, comme Thiers l'a dit par erreur, mais général. L'empereur l'avait élevé à ce grade, au lendemain de Wagram. Lors de la campagne du Portugal, il commandait la cavalerie du 8* corps, placé sous les ordres du duc d'Abrantès et formant l'aile droite.
(2) Marbot, tome II, chapitre xxxiv.
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avec intérêt de ses nouvelles blessures, — il en avait encore reçu à Miranda de Corvo, le 14 mars précédent. « A quel nombre s'élèvent-elles ? lui dit Napoléon. — A huit, Sire, répondit Marbot. — Eh bien 1 repartit l'empereur, cela vous fait huit bons quartiers de noblesse ! »
C'est sur ce mot que se termine le second volume des Mémoires du général de Marbot.
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LE GÉNÉRAL DE MARBOT
TROISIÈME PARTIE
1
a
E meilleur poste d'observation, pour un futur auteur de Mémoires militaires, j'ai 1 déjà eu occasion d'en faire la remarque,
était celui d'aide de camp, dans les conditions où l'avait occupé Marbot. Attaché successivement à quatre maréchaux; chargé à ce titre de plusieurs missions auprès de l'empereur, il avait vu de près bien des hommes, il avait su d'origine bien des choses ; et cela sans avoir eu dans les événements aucune part de responsabilité, sans que rien par suite l'obligeât plus tard à taire certains faits, à en atténuer certains autres, à changer quelquefois, souvent peut-être, son rôle de témoin contre celui d'avocat de sa cause.
A la fin de 18 [ l, au moment où s'ouvre le troisième volume, Marbot cesse d'être aide de camp; il est nommé colonel à trente ans, avancement mérité, si jamais il en fut, mais dont ses Mémoires, nous le
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verrons tout à l'heure, ne laissent pas d'avoir souffert.
Marbot avait quitté l'Espagne au mois de juillet 1811. Il passa l'été et l'automne à Paris, et épousa, le 11 novembre, une femme digne de lui, Mlle Desbrières. Dans les premiers jours de 1812, admis à saluer l'empereur, il fut introduit dans son salon particulier. Napoléon lui fit l'accueil le plus affectueux; il lui annonça qu'ayant déjà pris trois colonels parmi les aides de camp de Masséna, il ne pouvait le nommer titulaire d'nn régiment, mais qu'il allait le charger d'en commander un, le 23e de chasseurs à cheval, dont le colonel, M. de Nougarède, était devenu goutteux au point de ne pouvoir presque plus monter à cheval. «Vous travaillerez pour vous, ajouta-t-il, car si la santé du colonel actuel se rétablit, je le ferai général ; dans le cas contraire, je le mettrai dans la gendarmerie, et, de quelque manière qu'il quitte son régiment, c'est vous qui en serez colonel. Je vous répète donc que vous allez travailler pour vous. »
Le 15 mars suivant, Marbot quittait Paris pour aller rejoindre le 23e de chasseurs qui tenait garnison à.Stralsund et à Greifswald, dans la Poméranie suédoise. On était à la veille de la guerre de Russie. Le 29 mai ( et non le 29 juillet, comme il est dit par erreur, à la page 45 du tome III des Mémoires), Napoléon s'éloigna de Dresde, où il avait réuni autour de lui, pendant quelques jours, presque tous les souverains du continent, et il se dirigea vers la Pologne, par Dantzig et la vieille Prusse, que traversaient en ce moment ses troupes. Le 24 juin, il passait le Nié-
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men à la tête de 400,000 soldats. La grande armée était divisée en dix corps. La brigade Castex, formée du 23e et du 24e de chasseurs à cheval, faisait partie du 2e corps, que commandait le maréchal Oudinot, et dont Marbot partagera désormais la fortune.
Son récit de la campagne de Russie est écrit avec la même verve, le même entrain, la même vigueur que ses récits précédents. « Vous trouverez sans doute, dit-il en un endroit, que je suis entré dans trop de détails relativement aux divers combats que soutint le 2e corps d'armée ; mais je répéterai ce que je vous ai déjà dit : Je me complais aux souvenirs des grandes guerres auxquelles j'ai pris part, et j'en parle avec plaisir !. Il me semble alors que je suis sur le terrain, entouré de mes braves compagnons qui, presque tous, hélas ! ont déjà quitté la vie !. » Oui, il se complaît dans ses souvenirs, il revit le passé avec joie, avec passion. La vie, la passion, la joie d'écrire, n'est-ce pas là ce qui fait les beaux livres, les œuvres durables? Seulement, à mesure qu'il avance dans ses récits, Marbot (et je ne le lui reproche pas) se sent repris de plus en plus pour son ancien chef de son enthousiasme d'autrefois, de la belle et folle passion de ses jeunes années. Au moment où vont commencer les suprêmes désastres, il s'attache plus qu'il ne l'a fait jusqu'ici à la mémoire de son empereur. Il se refuse à voir ses fautes, à les voir du moins aussi grandes qu'elles le furent. Napoléon lui devient sacré, maintenant qu'il est malheureux. Sentiments généreux, à coup sûr, qui honorent Marbot, mais qui vont
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nuire, j'en ai peur, à la vérité de ses peintures, à l'impartialité de ses jugements 1
II
Qu'il ait abordé la rédaction de la dernière partie de ses Mémoires dans cette disposition d'esprit, de cœur si l'on veut, les lignes suivantes ne permettent pas d'en douter. « Le premier historien, dit-il, qui écrivit sur la campagne de 1812, fut Labaume, ingénieur-géographe français, c'est-à-dire appartenant à un corps qui, bien que dépendant du ministère de la guerre, n'allait point au combat et ne suivait les armées que pour lever des plans. Son ouvrage parut peu de temps après la paix de 1814 et la rentrée de LouisXVIII. Le libelle de Labaume était déjà oublié lorsque, en 1825, par conséquent après le décès de l'empereur, le général comte de Ségur publia sa relation de la campagne de 1812. L'esprit de son ouvrage affligea plus d'un survivant de cette campagne, et nos ennemis l'ont eux-même qualifié de roman militaire.
Le général Gourgaud lui répondit avec succès. Il faut convenir cependant que si M. de Ségur se montre peu favorable à Napoléon et à son armée, le général Gourgaud est trop louangeur pour l'empereur, car il ne veut reconnaître aucune de ses fautes. Je veux éviter les deux excès contraires dans lesquels sont tombés Ségur et Gourgaud. Je ne serai ni détracteur, ni flatteur: je serai véridique » (1).
(1) Marbot, tome III, p. 48.
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J'ai sous les yeux la cinquième édition du livre de Labaume. Il parut, en 1814, sous ce titre : Relation complète de la campagne de Russie en 1812, avec cette épigraphe : Quœque ipse miserrima vidi. Eugène Labaume avait fait toute la campagne et suivi les opérations du 4e corps, connu sous le nom d'Armée d'Italie et placé sous le commandement du prince Eugène. S'il est sévère pour Napoléon, il ne s'exprime sur le compte du vice-roi, du beau-fils de l'empereur, qu'avec la plus profonde sympathie, il ne parle de la Grande Armée qu'avec la plus vive admiration. Bien fait, étudié avec soin, remarquablement écrit, l'ouvrage d'Eugène Labaume n'est pas plus un libelle que le livre du général de Ségur n'est un roman militaire.
Un roman ! cette admirable Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l'année 1812, à laquelle M. de Ségur travailla pendant dix ans et qui reste, même après les vingt volumes de Thiers, le plus beau monument qui ait été élevé à la gloire des armées impériales ! Depuis la mort de Marbot, les Mémoires personnels du comte de Ségur ont vu le jour, et on y a pu voir combien il demeura toute sa vie fidèle à la mémoire de Napoléon, combien il avait à cœur de lui rendre justice en toute rencontre, de s'incliner devant son génie, de mettre dans une lumière éclatante ses services et sa gloire, et, quand il ne pouvait taire ses fautes, de les excuser, de les pallier le plus possible ! (1).
(1) Histoire et Mémoires, par le général comte de SÉGUR, de l'Académie française, 7 volumes in-8°, Paris, 1873. Firmin-Didot et Créditeurs.
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C'est aux Vétérans de la Grande Armée qu'il avait, en 1825, dédié son Histoire ; c'est leur témoignage qu'il invoque : « Compagnons, ne laissez pas se perdre de si grands souvenirs achetés si cher, et qui sont pour nous le seul bien que le passé laisse à l'avenir.
Seuls contre tant d'ennemis, vous tombâtes avec plus de gloire qu'ils ne se relevèrent. Sachez donc être vaincus sans honte; relevez ces nobles fronts sillonnés par toutes les foudres de l'Europe ! ». Ses compagnons ne s'y trompèrent pas. Du simple soldat au maréchal de France, du combattant le plus obscur à l'officier le plus illustre, combien élevèrent la voix pour lui dire ce que lui écrivait le général de Fezensac : « Tous ceux qui ont échappé à ce grand désastre partagent vos sentiments; il est impossible de voir une peinture plus vive et plus vraie dans tous ses détails. » Dans ses Mémoires, M. de Ségur a recueilli les principaux de ces témoignages. Parmi les anciens officiers de l'Empire qui rendirent hommage à la sincérité de ses récits et à leur impartialité, je relève les noms suivants : le maréchal Lauriston, le général duc de Plaisance, le général comte Lobau, le général comte de Caffarelli, tous les quatre aides de camp de l'empereur pendant la campagne de Russie ; le comte Daru, le comte Matthieu Dumas, intendant général de la Grande Armée en 1812 ; les généraux Allix, de La Ville, Durrieu, Partouneaux. A la suite de la publication du pamphlet de Gourgaud, un duel eut lieu.
Plusieurs généraux, parmi lesquels se trouvaient deux anciens aides de camp de Napoléon, s'offrirent pour
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être les seconds de l'historien calomnié ; le général de Ségur choisit le général Lobau et le général Dejean; son adversaire reçut une blessure qui mit fin au combat. La victoire lui est restée aussi sur un autre terrain, sur le terrain de l'histoire et de la vérité. Si Marbot en a jugé autrement, s'il a trouvé que le livre de M. de Ségur était un roman, l'œuvre d'un détracteur de Napoléon et de son armée, et que le général Gourgaud lui avait répondu avec succès, c'est qu'il était alors sous l'empire d'un sentiment qui troublait sa clairvoyance habituelle. Ce sentiment était le plus honorable du monde ; mais il importait d'en signaler l'existence avant d'aborder l'examen de sa relation de la campagne de 1812.
III
Après avoir suivi pendant quelques jours la même direction que la Grande Armée, dont il formait l'aile gauche, le 28 corps, auquel appartenait Marbot, passa la Dwina à Polotsk et s'établit en avant de cette ville.
« Ce fut en ce lieu, dit-il, que le 2e corps, destiné à marcher sur Saint-Pétersbourg, prit une autre direction que la Grande Armée, que nous revîmes seulement l'hiver suivant au passage de la Béré\ina. » S'il a été témoin et acteur dans cette dernière scène de la campagne, scène qu'il a merveilleusement décrite, Marbot n'a donc assisté à aucun des autres grands événements de la guerre de Russie. Il n'était ni à Smolensk, ni à Valoutina, ni à la Moskowa, ni à
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l'incendie de Moscou, ni à Malo-Iaroslawetz, ni à Wiasma, ni à Krasnoé. Pas un seul jour, ni pendant la marche sur Moscou, ni pendant la retraite, il n'a vu Napoléon. Il ne lui a pas été donné, si ce n'est à la fin, de partager les souffrances de la Grande Armée, de voir de près l'étendue et l'horreur du désastre.
Après avoir battu les Russes devant Polotsk (18 août), le maréchal Saint-Cyr, investi du commandement du 2e corps en remplacement d'Oudinot blessé, avait fait établir autour de cette place un immense camp retranché gardé par une partie de ses troupes ; le surplus était distribué sur les deux rives de la Dwina. La cavalerie légère couvrait ces cantonnements. La brigade Castex, à laquelle le régiment de Marbot était attaché, fut placée à Louchonski, sur la petite rivière de la Polota. « Je passai, dit-il, à Louchonski, un grand mois dans le repos. » Les environs étaient garnis de fourrages et de grains encore sur pied. Les soldats se mirent à faucher et à battre les blés, qu'on écrasait ensuite dans de petits moulins à bras pris chez les paysans. Comme il y avait de plus sur la Polota deux moulins à eau, le pain était assuré. Quant à la viande, les bois voisins étant remplis de bétail abandonné, le colonel du 23e de chasseurs eut bientôt formé un parc de 7 à 800 bêtes à cornes. « Ce troupeau que j'augmentai, dit-il, par de fréquentes excursions, exista plusieurs mois, ce qui me permit de donner au régiment de la viande à discrétion. J'étendis ma prévoyance sur les chevaux, pour lesquels on construisit de grands hangars recouverts en paille et placés
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derrière les baraques des soldats, de sorte que notre bivouac était presque aussi confortable qu'un camp établi en pleine paix » (i).
Le 2e corps d'armée vivait ainsi depuis près de deux mois, à Polotsk et à Louchonski, « dans l'abondance et la tranquillité » (2), lorsque, le 16 octobre, il dut se préparer à courir derechef la chance des combats. Ce jour-là, les éclaireurs ennemis se montrèrent devant Polotsk. Le combat commença le 17 et dura toute la journée, sans que le maréchal Saint-Cyr pût être forcé dans sa position. Le 18, Wittgenstein renouvela l'attaque avec des forces supérieures ; le camp fut pris et repris ; sept fois les Russes revinrent avec acharnement à la charge. Saint-Cyr blessé n'en continua pas moins à diriger ses troupes et resta maître du champ de bataille. Le 19 au matin, on apprit que le général Steinghel, à la tête de 14,000 Russes, venait de traverser la Dwina et remontait la rive gauche pour enfermer Saint-Cyr entre les troupes qu'il amenait et celles de Wittgenstein. La position n'était plus tenable. A peine restait-il au commandant du 2e corps 14,000 hommes, et il allait avoir devant et derrière lui plus de 60,000 Russes. Il ordonna donc la retraite vers Oula, afin de se rapprocher de Smoliany et couvrir ainsi le flanc de la route d'Orscha à Borisoff, par laquelle Napoléon revenait de Moscou. Pendant ce temps, par ordre de l'empereur, le maréchal Victor, duc de Bellune, à la tête du ge corps, accourait de
(1) Marbot, tome III, p. 159. 1
(2) Tome III, p. 170. 1
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Smolensk pour se joindre à Saint-Cyr et rejeter Wittgenstein au delà de la Dwina. Le commandement supérieur devait appartenir à Victor, le plus ancien des deux maréchaux. La veille de leur réunion,qui eut lieu le 3i octobre, devant Smoliany, Saint-Cyr déclara ne pouvoir continuer la campagne, remit la direction du 2e corps au général Legrand et retourna en France.
Saint-Cyr à peine parti, Oudinot revint. Il était l'ancien du duc de Bellune. Celui-ci, plutôt que de reconnaître les droits du duc de Reggio, s'éloigna, emmenant ses 23,ooo hommes. On était au 19 novembre.
Napoléon, qui comptait passer la Bérézina à Borisoff, manda au maréchal Oudinot de s'y rendre à marches forcées; mais quand le maréchal y arriva, la ville, le pont et la forteresse qui le domine étaient déjà au pouvoir de Tchitchakoff. Ici commence dans les Mémoires le récit du « passage de la Bérézina ». Ce récit est un chefd'œuvre. Seulement, ce n'est qu'un épisode, le cinquième acte du drame. Pour connaître le drame tout entier, pour en suivre les émouvantes péripéties, force nous est de nous adresser ailleurs. Il faut les demander à un des compagnons de Marbot, au général de Fezensac et à son Journal de la campagne de Russie.
Fezensac, dans cette campagne, fut mieux servi que Marbot par la fortune. Lorsque la guerre éclata, il était chef d'escadron et aide de camp du duc de Feltre, son beau-père, ministre de la guerre. Il obtint d'être attaché comme aide de camp au prince Berthier, major général de la Grande Armée. Comme le major général ne se séparait jamais de l'empereur, Fezensac
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fit toute la première partie de la campagne, du Niémen à la Moscowa, sans quitter un seul jour Napoléon.
A Moscou, il fut nommé colonel du 4e régiment de ligne, qui faisait partie du 3e corps, commandé par le maréchal Ney. Il connut donc toutes les horreurs de la retraite, et pour les retracer il n'a eu qu'à dire ce qu'il avait vu, à reproduire son journal de route. Sa relation est pleine de détails qui laissent dans l'esprit une impression ineffaçable. J'en veux rappeler quelques-uns, puisque aussi bien les détails de ce genre manquent presque complètement dans les Mémoires de Marbot.
Un général, épuisé de fatigue, était tombé sur la route ; survient un soldat qui commence à lui ôter ses bottes ; il se soulève avec peine et le prie d'attendre au moins qu'il soit mort pour le dépouiller. Mon général, répondit le soldat, je ne demanderais pas mieux ; mais un autre va les prendre ; il vaut autant que ce soit moi; et il continua.
Un soldat était dépouillé par un autre ; il lui demande de le laisser mourir en paix. Excusecamarade, répondit l'autre, j'ai cru que vous étiei mort; et il passa son chemin.
Quelquefois même une affreuse ironie se joignait à l'égoïsme ou à la cruauté. Deux soldats entendent un officier, malade et étendu par terre, qui les appelait à son secours et qui se disait officier du génie. Comment ! c'est un officier du génie? disent-ils en s'arrêtant. Oui, mes amis, répond l'officier. Eh, bien ! tire ton plan, reprend l'un des soldats; et ils s'éloignèrent.
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Et à côté de ces scènes d'égoïsme et d'insensibilité, que de traits sublimes de dévouement ! Une cantinière, femme d'un tambour du 7e régiment d'infanterie légère, tomba malade au commencement de la retraite. Le tambour la conduisit tant qu'ils eurent une charrette et un cheval. A Smolensk, le cheval mourut ; alors le tambour s'attela à la charrette et traîna sa femme jusqu'à Wilna. En arrivant dans cette ville, elle était trop malade pour aller plus loin, et son mari resta prisonnier avec elle.
Une cantinière du 33e régiment était accouchée en Prusse, avant le commencement de la campagne ; elle suivit jusqu'à Moscou son régiment, avec sa petite fille, qui avait six mois au moment du départ de Moscou. Cette enfant vécut pendant la retraite d'une manière miraculeuse ; sa mère ne la nourrissait qu'avec du boudin de sang de cheval ; elle était enveloppée d'une fourrure prise à Moscou, et souvent nu tête. Deux fois elle fut perdue ; on la retrouva, d'abord dans un champ, puis dans un village brûlé, couchée sur des matelas. Sa mère passa la Bérézina à cheval, ayant de l'eau jusqu'au cou, tenant d'un main la bride, et de l'autre son enfant sur sa tête. Ainsi, par une suite de prodiges, cette petite fille acheva la retraite sans accident, et ne fut pas même enrhumée (1).
On trouve à la suite du Journal de Fezensac cette Note, qui en dit long dans sa simplicité :
(1) Journal de la campagne de Russie en 1812, par le duc de FEZENSAC, chapitre VII.
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« Détail exact des pertes du 4* régiment. 2,15o hommes ont passé le Rhin; un détachement de 400 hommes rejoignit à Moscou ; un autre de pareille force, à Smolensk; enfin, un de 5o à Wilna: total, 3,ooo hommes qui ont fait la campagne.
Or, de ces 3,000 hommes, 200 seulement sont revenus avec moi sur la Vistule, et environ 100 sont rentrés de prison ; il y a donc eu une perte de 2,700 hommes sur 3,000, c'est-à-dire des neuf dixièmes. » Marbot ne veut pas qu'il en soit ainsi ; d'après lui, on a beaucoup exagéré les pertes de la Grande Armée pendant la retraite de Russie. Il écrit bravement les lignes suivantes : « J'ai vu entre les mains du général Gourgaud un état de situation surchargé de notes écrites de la main de Napoléon, et il résulte de ce document officiel que le nombre d'hommes qui passèrent le Niémen fut de 325,900, dont 155.400 Français et 170,500 alliés. A notre retour, les contingents prussiens et autrichiens passèrent en masse à l'ennemi, et presque tous les autres alliés avaient déserté individuellement pendant la retraite. Ce n'est donc qu'en établissant une balance entre l'effectif des Français à leur entrée en campagne et ce qu'il était à leur second passage du Niémen, qu'on peut faire un premier calcul approximatif de leurs pertes.
« Or, il résulte des états de situation produits en février 1813 que 60,000 Français avaient repassé le Niémen ; il en manquait donc 95,000. Sur ce nombre, 3o,ooo des prisonniers faits par les Russes rentrèrent dans leur patrie après la paix de 1814.
La perte totale des Français régnicoles fut donc, pendant la campagne de Russie, de 65,000 morts » (1).
(i) Marbot, tome III, p. 233.
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Ces calculs ne tiennent pas debout.
M. Thiers n'était pas, on me l'accordera bien, un détracteur de Napoléon; son livre n'est ni un libelle, ni un roman militaire. Il a étudié avec le plus grand soin tous les états de troupes, et c'est à la suite d'un long et minutieux examen qu'il est arrivé à établir, aussi exactement que possible, le chiffre des hommes qui passèrent le Niémen. Il le porte à 420,000 (1).
Voilà donc une première différence de 95,000 hommes avec le chiffre de Marbot.
Celui-ci commet une autre erreur, plus grave encore, en oubliant que, postérieurement au passage du Niémen, des troupes, en nombre considérable, rejoignirent la Grande Armée. Nous avons vu, tout à l'heure, par la Note de Fezensac, que, pour un seul régiment, ces renforts avaient atteint le chiffre de 85o hommes, soit près du tiers de l'effectif. « Depuis le passage du Niémen, dit M. Thiers, il s'était joint à l'armée le ge corps (maréchal Victor) de 3o,ooo combattants, la division Loison de 12,000, la division Durutte de 15,000, quelques alliés et quelques bataillons de marche au nombre de 20,000 hommes, et enfin les 36,000 Autrichiens. » Soit en tout 113,000 hommes dont Marbot n'a pas tenu compte, et qui, joints aux 95,000 qu'il avait commencé par négliger, portent son erreur au chiffre, déjà très respectable, de 208,000 hommes.
Mais ce n'est pas tout. Les alliés, d'après lui, ne
(1) Histoire du Consulat et de l'Empire, tome XIV, p. 670.
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doivent pas entrer en ligne de compte : d'abord parce qu'ils passèrent en masse à l'ennemi ou désertèrent individuellement et que, par suite, leurs pertes furent nulles, - et sans doute aussi parce qu'ils n'étaient pas Français, et que dès lors leur mort importe peu. Ils étaient Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Badois, Italiens, Bavarois, Hessois, Westphaliens, Wurtembergeois : Eh bien 1 manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché ?
Combien M. Thiers a été mieux inspiré lorsqu'il a dit: « Les flatteurs de Napoléon, dans tous les temps, car il en a eu régnant et détrôné, vivant et mort, les flatteurs ont voulu nous consoler, en disant que les alliés de la France avaient dans ce sacrifice une plus large part que nous, fausseté matérielle, car nous avions plus des deux tiers de ce lot affreux. Mais repoussons cette indigne consolation, et tenons pour Français tout allié mort avec nous ! » (i).
Il n'est pas vrai, d'ailleurs, de dire, comme l'a fait Marbot, que presque tous nos alliés avaient passé à l'ennemi. Est-ce que les Polonais ont déserté? Est-ce que les Westphaliens, les Bavarois, les Saxons, les Wurtembergeois ont déserté ? Il n'est pas vrai non plus d'ajouter que les alliés ne subirent pas de pertes.
A l'exception des Autrichiens, qui ne furent presque pas engagés, tous les autres eurent à subir les mêmes
(i) Thiers, tome XIV, p. 671.
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périls et les mêmes souffrances que nos soldats, dans les rangs desquels ils étaient confondus. Les Italiens étaient entrés en Italie au nombre de 40,000 ; ils formaient le 4e corps sous les ordres du vice-roi. Combien repassèrent le Niémen ? deux mille à peine. Et c'est pourquoi, quelques années plus tard, Leopardi, dans ses Odes et dans ses Canzones, revenait, avec une si amère douleur, sur les Morts de 1812 : « Ils mouraient sur les tristes rives des Ruthènes, dignes, hélas ! d'une autre mort, les braves Italiens ; et l'air, le ciel, les hommes et les bêtes leur faisaient une guerre immense. Ils tombaient légion par légion, à demi vêtus, maigres et sanglants, et la neige était le lit de leurs corps malades. Alors, quand venaient les souffrances suprêmes, se souvenant de cette mère désirée, ils disaient : Oh ! ce n'est point par les nuées et par le vent que nous aurions dû périr, mais par le fer et pour ton bien, ô notre patrie ! Voici qu'éloignés de toi, quand nous sourit notre plus bel âge, ignorés du monde entier, nous mourons pour cette nation qui te tue » (1).
Il n'est donc que juste de ne pas séparer les pertes des Alliés de celles des Français, et alors le chiffre des pertes n'est plus de 65,000, mais bien de 3oo,ooo hommes! « Il n'y a aucune exagération, conclut M. Thiers, à dire que 3oo,ooo hommes moururent par le feu, par la misère ou par le froid. La part des
(1) Cançone sur le Monument de Dante qu'on préparait à Florence (1818).— Œuvres de Leopardi, traduction de M. Aulard. Voir aussi l'Ode à Vltalie (1818).
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Français dans cette horrible hécatombe fut de plus des deux tiers » (i).
IV
Si Marbot atténue autant que possible la responsabilité de Napoléon dans cet immense désastre, dans ces effroyables hécatombes, en revanche, il ne ménage guère les lieutenants de l'empereur. En se montrant à leur endroit d'une sévérité qui, pour beaucoup, va jusqu'à l'injustice, peut-être espère-t-il les charger, en partie du moins, d'une responsabilité qui doit peser tout entière sur Napoléon. L'histoire ne ratifiera pas, je le crois, ces jugements de Marbot. Ils n'en sont pas moins très curieux, et j'en rapporterai ici les principaux traits.
Voici d'abord comment il apprécie le maréchal duc de Reggio : « Le jour encore où l'empereur entrait dans Wilna, les troupes du maréchal Oudinot rencontrèrent le corps russe de Wittgenstein àVolkomir, où eut lieu le premier engagement sérieux de cette campagne. Je n'avais jamais servi sous les ordres d'Oudinot. Ce début confirma la haute opinion que j'avais de son courage, mais il m'en donna une plus faible de ses talents militaires » (2). — Et plus loin: « Il est à regretter que Napoléon ait eu trop de confiance dans les talents de ses lieutenants, dont plu-
(1) Thiers, tome XIV, p. 671.
(2) Marbot, tome III, p. 55.
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sieurs n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, bien qu'ils ne manquassent pas de présomption. Il leur laissait beaucoup trop de latitude, et, comme chacun voulait faire parler de soi et avoir sa bataille d'Austerliti, ils attaquaient souvent à contre-sens et se faisaient battre par leur faute. C'est ce qui était advenu au maréchal Oudinot » (i).
Il ne juge pas avec moins de rigueur son second chef, le maréchal Saint-Cyr. Non qu'il ne rende justice à ses talents militaires, mais c'est pour ajouter aussitôt : « Jaloux de ses camarades, on l'a vu souvent tenir ses troupes au repos, tandis que, auprès de lui, d'autres divisions étaient écrasées ; Saint-Cyr marchait alors, et profitant de la lassitude des ennemis, il les battait et paraissait ainsi avoir remporté seul la victoire. En second lieu, si le général Saint-Cyr était un des chefs de l'armée qui savait le mieux employer les troupes sur le champ de bataille, c'était incontestablement celui qui s'occupait le moins de leur bienêtre. Jamais il ne s'informait si les soldats avaient des vivres, des vêtements, des chaussures, et si leurs armes étaient en bon état. Il ne passait aucune revue, ne visitait point les hôpitaux et ne demandait même pas s'il en existait ! » (2).
Le duc de Raguse est encore plus maltraité : « Marmont était une des erreurs de Napoléon. L'empereur supposait à ce maréchal des talents militaires
(1) Page 282.
(2) Page 108.
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que sa conduite à la guerre ne justifia jamais » (i).
On annonce la publication prochaine des Souvenirs de Macdonald. En attendant, voici le portrait que trace de lui Marbot : « Macdonald, très brave de sa personne, était constamment malheureux à la guerre, non qu'il manquât d'aptitude, mais parce que, semblable aux généraux de l'armée autrichienne et surtout au célèbre maréchal Mack, il était trop compassé et trop exclusif dans ses mouvements stratégiques. Avant le combat, il se traçait un plan de conduite qui était presque toujours bon ; mais il aurait dû le modifier selon les circonstances, et c'est ce que son esprit lent ne savait pas faire. Il agissait comme certains joueurs d'échecs qui, lorsqu'ils dirigent leur partie et celle de leur adversaire absent, conduisent tout à bien dans leur intérêt tant qu'ils jouent seuls, et ne savent plus que faire, lorsque, dans une partie réelle, l'adversaire place ses pièces tout autrement qu'ils ne l'avaient supposé 1 » (2).
Ni le roi de Naples ni le vice-roi d'Italie ne trouvent grâce devant Marbot. Dans une même phrase, faisant coup double, il signale et l'incurie de Murat et la faiblesse du prince Eugène de Beauharnais (3). Il dit de ce dernier dans un autre endroit : « L'empereur avait confié le commandement d'une nombreuse armée à son beau-fils, Eugène de Beauharnais. Ce prince était bon, fort doux, très dévoué à l'empereur ; mais
(1) Page i 3o.
(2) Paee 283.
(3) Page 238.
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quoique infiniment plus militaire que Joseph, roi d'Espagne, il s'en fallait cependant de beaucoup qu'il fût capable de conduire une armée. La tendresse que l'empereur avait pour Eugène l'abusait sur ce point » (i).
Le maréchal prince Berthier, major général de la Grande Armée, est, lui aussi, au-dessous de ses fonctions : « C'était un homme capable, exact, dévoué, mais qui, ayant souvent éprouvé les effets de la colère impériale, avait conçu une telle crainte des boutades de Napoléon qu'il s'était promis de ne jamais prendre l'initiative sur rien, de ne faire aucune question, et de se borner à faire exécuter les ordres qu'il recevait par écrit. Ce système, qui maintenait les bons rapports du major général avec son chef, était nuisible aux intérêts de l'armée ; car, quelles que fussent l'activité et les vastes capacités de l'empereur, il était physiquement impossible qu'il vît tout et s'occupât de tout; et cependant, s'il oubliait quelque chose d'important, rien n'était fait » (2).
Mais ce sont surtout les jalousies des maréchaux entre eux et leurs déplorables conséquences que Marbot s'attache à mettre en lumière : Saint-Cyr contre Oudinot, Victor contre Saint-Cyr, Junot contre Ney.
Marbot a raison de montrer combien ces rivalités furent funestes ; mais ce qu'il ne dit pas, ce qu'il aurait dû dire, c'est que de telles rivalités entre ses lieutenants ne déplaisaient pas à Napoléon. Il l'avait
(1) Page 375.
(2) Page 329.
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bien montré en ne témoignant aucun mécontentement au maréchal Ney, qui, placé en Espagne et en Portugal sous les ordres des maréchaux Soult et Masséna, avait refusé avec éclat de leur obéir. Une anecdote rapportée par Mme de Staël, dans ses Mémoires, fait très bien connaître la vraie pensée de Napoléon à cet égard. « L'empereur Alexandre, dit Mmede Staël, me racontait aussi les leçons à la Machiavel que Napoléon avait cru convenable de lui donner.
« Voyez, lui dit-il, j'ai soin de brouiller mes ministres « et mes généraux entre eux, afin qu'ils me révèlent « les torts les uns des autres. J'entretiens autour de « moi une jalousie continuelle par la manière dont « je traite ceux qui m'environnent ; un jour l'un se « croit préféré, le lendemain l'autre, et jamais aucun « ne peut être assuré de ma faveur » (i).
V
Marbot a fait seulement la deuxième partie de la campagne de Saxe en 1813. Il était à la bataille de Leipsick et au combat de Hanau. Les récits qu'il en a laissés compteront parmi ses meilleurs. Il n'a pas fait la campagne de France, retenu qu'il était alors à Mons par ses fonctions de commandant du département de Jemmapes. En 1815, il était à Waterloo; malheureusement ses Mémoires ne vont pas jusquelà. On ne saurait trop le regretter. Il n'est douteux, en
(i) Dix années d'exil, par Mm. DE STAËL.
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eftet, pour aucun de ses lecteurs, que, s'il lui avait été donné de retracer cette suprême journée, de montrer Napoléon sur son dernier champ de bataille, de peindre les dernières heures de la Grande Armée, il n'eût couronné son œuvre par une page admirable.
Telle qu'elle est cependant, cette œuvre durera autant que le souvenir des grandes choses qu'elle raconte. Les Mémoires du général de Marbot vivront comme Y Histoire de la Grande Armée pendant Vannée 1812, par le général de Ségur : nul n'ouvrira ces grands et beaux livres sans éprouver l'étonnement du laboureur de Virgile, lorsque le soc de sa charrue heurte dans les sillons les ossements des héros :
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
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UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES A PARIS, DE 1634 A 1884W
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UAND on vient de Paris à Neuilly par la barrière des Ternes, on voit s'ouvrir sur la droite le boulevard Victor-Hugo. Si
vous entrez dans cette longue et silencieuse avenue de hauts platanes qui se prolonge jusqu'à la Seine, vous vous trouvez bientôt en face d'une grande construction d'aspect fort simple, séparée de la voie publique par une grille en fer et une cour d'honneur.
C'est le nouvel établissement des Dames augustines anglaises. Il ne remonte qu'à 1862; mais, avant de s'y transporter, les augustines avaient occupé, pendant plus de deux siècles, dans une vieille rue du vieux Paris, la rue des Fossés-Saint-Victor, un monastère dont l'abbé Cédoz vient de retracer l'histoire dans un livre puisé aux meilleures sources, écrit avec une élégante simplicité, « livre attachant, qui inté-
(1) Par l'abbé F.-M. TH. CÉDOZ, aumônier de la communauté.
( vol. in-18, Victor Lecoffre, éditeur, 99, rue Bonaparte, Paris, 1891.
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ressera non seulement les religieuses et leurs élèves du temps présent, mais encore toute personne qui aura la bonne fortune de le lire » (i). L'éloge vient d'un bon juge, Mgr le cardinal Langénieux, archevêque de Reims. Toute mon ambition, dans cette Causerie, serait de montrer que jamais éloge ne fut mieux mérité.
La reine Elisabeth, en montant sur le trône (i558), s'était proposé de détruire le catholicisme en Angleterre. Le culte catholique fut aboli et interdit ; ceux qui le professaient furent réduits à l'exil ou ruinés par les amendes, exposés à la prison, exclus des fonctions publiques et des professions libérales, et des lois votées par le Parlement les punirent de mort en certains cas. Si long qu'ait été le règne d'Elisabeth (I558-I6O3), si générale et si violente qu'ait été la persécution, la fille de Henri VIII n'atteignit cependant pas son but. L'Eglise catholique ne cessa pas d'avoir dans la Grande-Bretagne des apôtres et des fidèles. L'honneur en revient surtout au docteur Allen, principal du collège de Sainte-Marie à Oxford.
Obligé de s'exiler après l'avènement d'Elisabeth et destiné à mourir trente ans plus tard cardinal à Rome, le docteur Allen résolut de former, hors de sa patrie, sur une terre étrangère, un clergé indigène. Il y parvint en créant sur le continent des séminaires anglais.
Le premier et le plus important fut ouvert en 1568, à Douai, près d'une université fondée par Philippe II.
(i) Lettre de S. Em. Mgr le cardinal Langénieux à M. l'abbé Cédoz, du 22 mai 1891.
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Les troubles des Pays-Bas obligèrent à transférer quelque temps ce séminaire à Reims, sous la protection de la maison de Lorraine ; mais il revint à Douai avant la fin du xvie siècle et s'y conserva successivement sous la domination espagnole et sous la domination française, jusqu'à la destruction de tout établissement religieux en France en 1793 (1).
Comme Douai était situé à portée des côtes anglaises, ce n'étaient pas seulement des jeunes clercs qui venaient à la maison du docteur Allen, c'étaient aussi des fils de familles destinés au monde et envoyés, au delà de la Manche, à la recherche d'une éducation qu'ils ne trouvaient plus chez eux. Un des derniers élèves du collège de Douai et le plus illustre fut Daniel:O'Connell, qui fit ses adieux à ses maîtres et regagna l'Irlande le 21 janvier 1793 (2).
En 1631, un prêtre du collège du docteur Allen, Miles Pinkney, plus connu sous le nom de Thomas Carre, forma le projet de créer à Douai un monastère exclusivement ouvert aux Anglaises. Les unes s'y consacreraient définitivement à Dieu dans la vie religieuse, en vue d'obtenir, par leur exil volontaire et le sacrifice de leur liberté, la conversion de l'Angleterre ; les autres y recevraient une éducation religieuse assez solide pour les rendre capables, au retour dans la patrie, de défendre leurs croyances contre les attaques et les séductions de l'erreur. Thomas Carre s'ouvrit
(1) La Réforme et la politique française en Europe jusqu'à la paix de Westphalie, par le vicomte de Meaux, T. I, p. 49.
(2) O'Connell, sa vie, son œuvre, par L. Nemours Godré, p. 3o.
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de son projet à unechanoinesse de l'abbaye de NotreDame de Beaulieu, lady Ledice-Mary Tredway, qui y entra aussitôt avec ardeur. Tous deux cependant prirent leur temps pour la prière et la réflexion ; puis, quand ils jugèrent leur projet assez mûr, ils le soumirent, ladyTredway à son abbesse, Mme d'Assonville; Thomas Carre, au docteur Kelisson et aux membres du conseil du collège. Il fut unanimement approuvé.
Carre ne s'en tint pas là. Les affaires du clergé l'appelant à Londres, il voulut recueillir les avis du chapitre d'Angleterre. Ils lui furent également favorables.
Déjà l'on s'occupait de rassembler les premiers éléments de la nouvelle communauté qui devait être établie à Douai, lorsqu'arriva dans cette ville George Leyburne, ancien chapelain de la reine Henriette de France, ami de Monk, avec lequel il s'était lié dans la tour de Londres, et président nouvellement élu du collège de Douai. Il ouvrit l'avis que la communauté devait avoir son siège, non à Douai, mais à Paris. Les maisons religieuses étaient en pleine prospérité dans la grande ville et l'on y trouverait des ressources qui n'existaient nulle part ailleurs.
Bien que combattue à l'origine par Thomas Carre, l'opinion de Leyburne prévalut. Une requête fut présentée au roi par lady Tredway, pour être autorisée à fonder à Paris un monastère de chanoinesses régulières de l'ordre de Saint-Augustin. Un ami de Carre et de Leyburne, Mgr Richard Smith, évêque in partibus de Chalcédoine, ex-vicaire apostolique d'Angleterre et d'Ecosse, vivait alors auprès de Richelieu,
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dans le palais même du cardinal-ministre. Il obtint de lui son intervention personnelle auprès de Louis XIII.
Des lettres-patentes du roi, données à Saint-Germainen-Laye, au mois de mars 1633, accordèrent à lady Tredway la permission d'acheter ou faire acheter, en quelque lieu le plus propre et commode de sa bonne ville de Paris ou aux faubourgs d'icelle, une place pour bastit-, ériger ou faire ériger un monastère dudit ordre de Saint-Augustin. Dans ledit monastère on recevrait seulement des filles natives du royaume d'Augleterre, ou qui seraient nées hors d'iceluy de père et mère anglais (i). L'établissement dudit monastère et Ventretainement des religieuses ne seraient pas à la charge du public. Enfin, tant ladite suppliante que les autres religieuses seraient tenues de faire prières à Dieu tous les jours pour la prospérité et santé du roi et de ses successeurs, pour la prospérité et tranquillité de l'Eglise et de ses Etats.
Acheter un terrain, bastir, ériger ou faire ériger un monastère, cela demandait du temps. Provisoirement, la nouvelle communauté, qui ne comptait encore que lady Tredway, une autre chanoinesse de Notre-Dame de Beaulieu, Mme de Bury, et cinq novices, s'installa, au mois de février 1634, faubourg Saint-Michel, rue d'Enfer, derrière le palais de Marie de Médicis, aujourd'hui palais du Luxembourg, dans
(1) Au mois de mars 1655, de nouvelles lettres-patentes de Louis XIV permirent aux dames augustines anglaises de recevoir des sujets de tous les autres Etats de l'alliance française. Dans l'enregistrement qui eut lieu le 7 septembre, le nombre des Françaises est limité à dix. Félibien, Histoire de Paris, t. II, p. 1456.
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un modeste logement, dont le loyer était de 700 livres tournois par an. Rien de plus chétif d'ailleurs que les ressources avec lesquels on commençait. « De fait, écrit Carre dans son Journal, nous manquions de pain, et nous n'avions pas d'argent pour en acheter.
Nous nous vîmes forcés de recourir à Mgr de Chalcédoine, et de prendre quelque liberté avec sa bourse pour subsister, comme nous avions eu d'abord recours à lui pour exister. Il voulut bien nous prêter quarante pistoles. Mon grand ami, le docteur Holden, m'en prêta trente. Cela servit à faire bouillir notre marmite jusqu'au moment où je pus courir en Angleterre. »
Cependant le nombre des postulantes augmentait ; le petit monastère de la rue d'Enfer devenait trop étroit pour contenir ses hôtes. Besoin était d'une demeure plus spacieuse. On finit par en trouver une dans le faubourg Saint-Antoine, en dehors et proche de la porte du même nom, entre les rues de la Roquette, de Charonne et de Lappes, au lieu nommé l'Eau qui dort. La communauté s'y transporta au printemps de 1636.
« Méfiez-vous de l'eau qui dort 1 » Les dames anglaises ne s'étaient pas assez souvenues de ce proverbe français. Cette partie de l'ancienne banlieue de Paris était marécageuse. La fièvre et la mort y accueillirent la communauté et l'en chassèrent au bout de trois ans, après lui avoir enlevé deux sujets : Marie Millote, le 27 novembre i636,et Katherine Kine, le 3o septembre 1638. La première avait 26 ans, la
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seconde venait d'en avoir 18. Leur mort inspire à M. l'abbé Cédoz cette page touchante : Chez les Dames anglaises, lorsqu'une de leurs compagnes s'en va, chacune d'elles, pendant sept jours, dit en particulier des prières déterminées par les constitutions ; et, usage touchant ! pendant le même temps, la part de la défunte au réfectoire est réservée aux pauvres. Trente jours durant, le chœur récite le Miserere et le De profundis, et les messes basses se multiplient pour elle aux autels privilégiés. Outre le service solennel du jour de son enterrement, on en célèbre trois autres encore le septième jour, au bout du mois et à l'anniversaire. Ce dernier service n'a lieu qu'une fois pour les simples religieuses ; il se répète pendant dix années consécutives pour les supérieures. Enfin, pour qu'on n'oublie pas en ce monde celle qui vient de le quitter, chaque année, dans un calendrier mortuaire, on relit son nom à la date du décès, devant la communauté réunie. Ainsi, depuis plus de deux siècles et demi, les noms de Mary Millote et de Katherine Kine sont pieusement redits dans la maison, et quelque rapide qu'ait été leur passage au monastère, les traces en ont été fidèlement conservées (i).
Par contrat signé le 20 décembre 1638, la communauté acheta, au prix de 18,000 livres tournois, de Caffarel, sire de Therval, et de sa femme, Philippe Baïf, quatre maisons contiguës dans la rue des Fossés-Saint-Victor. L'une de ces maisons avait son illustration. Elle avait reçu dans ses murs Charles IX , et Henri III, lorsqu'ils venaient y entendre les concerts organisés par Jean-Antoine de Baïf, l'ami de Ronsard.
Ce groupe de bâtiments était situé à égale distance
(1) Page 34.
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de la porte Saint-Victor et de la porte Saint-Michel, sur l'un des points les plus élevés de la contrescarpe des remparts construits en 1208 par PhilippeAuguste. La rue suivait la trace de l'ancien fossé, et côtoyait la pente orientale de la montagne de SainteGeneviève.
La communauté prit possession de sa nouvelle demeure dans le courant de l'année 1639, et lui donna le nom de Notre-Dame de Sion. Elle allait y vivre pendant deux siècles et demi et n'en devait sortir qu'au mois d'octobre 1860, à la suite des expropriations nécessitées par la création de la rue Monge.
II
Le lecteur lira avec intérêt, dans le volume de M. Cédoz, l'histoire du monastère de Notre-Dame de Sion pendant ces deux siècles et demi. Les Dames augustines anglaises sont des religieuses cloîtrées. Il semble donc, à première vue, que leur vie tout inté- rieure, toute d'édification et de piété, ne se prête pas à un récit historique proprement dit ; que leur clôture soit une barrière derrière laquelle la curiosité profane n'a rien à voir.'Il n'en est point ainsi cependant, et cela pour plusieurs raisons. La première, c'est que les Dames anglaises, depuis 1634 jusqu'à nos jours, n'ont pas cessé d'avoir, à côté de leur monastère, un pensionnat de jeunes filles, et que quelquesunes de leurs élèves sont devenues célèbres, l'une
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d'elles surtout, George Sand. — La seconde est que, depuis 1660 jusqu'en 1860, à côté du pensionnat (the school), a existé la grande pension (the high pension), composée de dames séculières admises à habiter des appartements réservés dans la clôture. Par ellesmêmes ou par leur famille, plusieurs de ces pensionnaires appartiennent à l'histoire. — Enfin, si étrangères que les augustines aient toujours voulu rester aux événements politiques, ces événements sont venus plus d'une fois frapper à leur porte : ils l'ont souvent franchie, brisée, même brutalement à plus d'une reprise, à l'époque de la Révolution, aux journées de juin 1848, pendant la commune.
Le pensionnat s'était ouvert dès l'origine de la communauté, alors qu'elle était installée dans la rue d'Enfer. Ses commencements furent modestes. Il ne prit aucun accroissement au faubourg Saint-Antoine.
Mais quand on fut établi dans la rue des Fossés, il se développa sérieusement.
Dans le principe, toutes les élèves étaient Anglaises et appartenaient aux familles catholiques les plus considérables. Peu à peu, des noms français se glissent dans les listes du pensionnat, mais ils sont en petit nombre. C'est seulement au sortir de la Révolution que les élèves de notre pays l'emportent sur leurs compagnes d'outre-Manche.
Fermé en 93, le pensionnat put de nouveau recevoir des élèves en 1799; il en compta bientôt trente, et parmi elles la fille du consul Lebrun. Très prospère sous le Consulat et l'Empire, il atteignit son apogée
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au commencement de la Restauration. La noblesse y afflua. Sur la liste des élèves, à cette époque, on trouve les plus beaux noms français. Cela tenait sens doute à ce que cette institution religieuse fut la première qui s'ouvrit à Paris après les jours de la Terreur. Mais l'intelligence parfaite dont fit preuve la supérieure, Mme Anne-Mary Canning, dans l'éducation des jeunes filles, la considération dont cette religieuse jouissait auprès des personnes du plus haut rang, le soin avec lequel elle sut entretenir ses magnifiques relations en Angleterre et en France furent surtout les causes du succès de la maison.
L'enseignement religieux y occupait, comme de raison, le premier rang. L'anglais était réservé aux Dames anglaises ; le français à des maîtres ou maîtresses du dehors. Pendant certaines heures de récréation, les élèves ne devaient parler, avec leurs maîtresses et entre elles, que le français ou l'anglais.
Il y avait, de plus, des maîtres d'italien, d'espagnol, d'allemand, de science, de littérature, d'histoire, de géographie ; des maîtres et maîtresses de dessin et de peinture, de musique et de maintien, — et aussi des professeurs de latin. L'enseignement de cette langue, devenue celle de l'Eglise, était traditionnel dans la maison ; il y était obligatoire avant la Révolution, lorsque le pensionnat se composait presque exclusivement de jeunes Anglaises, de jeunes gentlewomen ; puis il devint facultatif ; puis enfin il cessa d'être donné, faute d'élèves.
Un jour, c'était en 1817, au commencement de
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l'hiver, la petite porte du couvent de la rue des Fossés-Saint-Victor s'ouvrit à une jeune et intéressante pensionnaire.
La nouvelle venue, qui n'avait pas encore quatorze ans, arrivait du Berry ; son instruction religieuse paraissait avoir été fort négligée, car les bonnes sœurs remarquèrent, avec un pieux effroi, qu'elle ne savait pas faire le signe de la croix. C'était du reste une belle et brune enfant, dont les traits prononcés respiraient une sorte de fierté sauvage ; dont les manières avaient une telle empreinte de brusquerie rustique, qu'au bout de quelques jours ses petites compagnes.
l'avaient, à l'unanimité, surnommée le garçon. Sa naissance et sa fortune n'étaient pas d'ailleurs pour faire tache dans ce milieu aristocratique. Son père, le colonel Maurice Dupin, mort en 1808 d'une chute de cheval, était petit-fils du fermier général Dupin de Francueil. Sa grand'mère, veuve en premier mariage du comte de Horn, était fille du maréchal de Saxe et petite-fille d'Auguste II, roi de Pologne, et de la comtesse de Keenigsmarck. Comme sa grand'mère, elle portait les prénoms de Marie-Aurore, — qu'elle échangera plus tard contre celui de George. Le garçon du couvent des Anglaises n'était autre que George Sand.
Dans ses Mémoires, George Sand n'a pas consacré moins de deux cent quarante pages au récit de ses trois années de couvent (1) — les plus heureuses de sa vie.
(1) Histoire de ma vie, par George Sand, t. VI, pages 104 à 259 ; tome VII, pages 1 à 88.
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Elle y décrit à merveille l'aspect général du monastère : C'était un assemblage de constructions, de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village, plutôt qu'une maison particulière. Il n'y avait rien de monumental, rien d'intéressant pour l'antiquaire. Depuis sa construction, qui ne remontait pas à plus de deux cents ans, il y avait eu tant de changements, d'ajoutances ou de distributions successives, qu'on ne retrouvait l'ancien caractère que dans très peu de parties.
Mais cet ensemble hétérogène avait son caractère à lui, quelque chose de mystérieux et d'embarrassant comme un labyrinthe ; un certain charme de poésie, comme les recluses savent en mettre dans les choses les plus vulgaires. Je fus bien un mois avant de savoir m'y retrouver seule, et encore, après mille explorations furtives, n'en ai-je jamais connu tous les détours et les recoins.
Après avoir parlé des classes, des jardins, des cellules, de l'église et du cimetière, George Sand termine ainsi sa description : Dans tous les coins la vigne et le jasmin cachaient la vétusté des murailles. Les coqs chantaient à minuit comme en pleine campagne, la cloche avait un joli son argentin comme une voix féminine ; dans tous les passages, une niche gracieusement découpée dans la muraille s'ouvrait pour vous montrer une madone grassette et maniérée du dix-septième siècle ; dans l'ouvroir, de belles gravures anglaises vous présentaient la chevaleresque figure de Charles 1er à tous les âges de sa vie, et tous les membres de la royale famille papiste. Enfin, jusqu'à la petite lampe qui tremblotait, la nuit, dans le cloître, et aux lourdes portes qui, chaque soir, se fermaient à l'entrée des corridors avec un bruit solennel et au grincement de verrous lugubre, tout avait un certain charme de poésie mystique auquel tôt ou tard je devais être fort sensible (i).
(t) Histoire de ma vie, t. VI, chapitre xi.
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George Sand donne d'intéressants détails sur sa vie de pensionnaire et sur quelques-unes de ses compagnes. Parmi les noms qu'elle cite, je relève les noms de Mortemart et de Montmorency ; ceux de Mlle de Fargues, fille du maire de Lyon sous la Restauration ; — de « la belle et bonne Ida Dorsay », devenue plus tard comtesse de Guiche et duchesse de Gramont, sœur du beau Dorsay; — de Louise de la Rochejacquelein et de Valentine de Gouy, « qui avaient autant d'esprit que des diables ». Louise de la Rochejacquelein, dont George Sand célèbre plus loin « la vive intelligence, le noble cœur et l'aimable caractère », était la fille de la marquise de la Rochejacquelein, l'auteur des Mémoires sur la guerre de la Vendée. Mais de toutes les élèves du couvent, celle dont la supériorité d'intelligence frappa le plus le futur auteur d'lndiana était Mlle Eugénia Yzquierdo de Rivera, qui devint plus tard sous-gouvernante de Mademoiselle, fille du duc de Berry (i).
Peu de mois avaient suffi pour transformer complètement Marie-Aurore Dupin, depuis le jour où elle avait endossé l'uniforme sergette amarante. Elle devint bientôt l'élève la plus pieuse de la maison, la règle ne lui 'paraissait pas assez sévère, la pratique assez rude ; elle forma le projet d'entrer en religion et s'y attacha si bien que, le jour où sa grand'mère vint la retirer du couvent, au printemps de 1820, elle éprouva un véritable désespoir. « Mon cœur fut brisé,
(1) George Sand, op. cit. — Mémoires de la duchesse de Gontaut, pages 253 et suiv.
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a-t-elle écrit plus tard. L'avis que j'allais quitter cette maison tomba sur moi comme un coup de foudre, au milieu du plus parfait bonheur que j'eusse goûté de ma vie. Le couvent était devenu mon paradis sur terre » (i). — « Quoique ma pauvre cellule, écrit-elle encore, fût un four en été et littéralement une glacière en hiver, je l'ai aimée avec passion, et je me souviens d'en avoir ingénument baisé les murs en la quittant, tellement je m'y était attachée » (2). J'ai dit plus haut que ces trois années de couvent (1817-1820) avaient été les trois plus heureuses de sa vie. Ellemême ne parle pas autrement : « En général, disaitelle, on était bon comme Dieu dans cette grande famille féminine. Je n'y ai pas rencontré une seule méchante compagne, et parmi les religieuses et les maîtresses, sauf Mlle D., je n'ai trouvé que tendresse ou tolérance. Comment ne chérirais-je pas le souvenir de ces années, les plus tranquilles, les plus heureuses de ma vie ? » (3).
M. l'abbé Cédoz, qui note le passage de la jeune Marie-Aurore au pensionnat des Dames anglaises, n'avait point à la suivre dans le monde. Je me bornerai, de mon côté, à reproduire la page suivante, que j'emprunte à la biographie de George Sand, publiée en 1840 par M. Louis de Loménie : En 18-28, le prêtre confesseur du couvent des Anglaises, qui avait dirigé autrefois la conscience de Mlle Dupin (4), vint un
(1) George Sand, tome VII, p. 82-84.
(2) Ibid., tome VI, p. 242.
(3) T. VI, p. 213.
(4) Voici comment George Sand (t. VII, p. 5), parle de son ancien
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jour prier la supérieure de lui accorder une grâce. Il lui raconta qu'une de ses pénitentes, une) ancienne pensionnaire, se trouvant dans une position pénible, difficile, désirait faire dans l'intérieur de la maison une retraite pieuse. La supérieure refusa d'abord, alléguant l'usage, la règle ; le prêtre insista, obtint sa demande, et la fugitive de Nohant repassa le seuil de cet asile paisible où s'étaient écoulées pures et ferventes ses jeunes années ; mais sa destinée l'appelait ailleurs, le génie réclamait sa proie, et à quelques jours de là elle rentrait brusquement dans le monde pour se livrer à tous les hasards, à toutes les passions, à toutes les joies, à toutes les peines d'une vie anormale d'artiste (i).
III
Je viens de parler du pensionnat. Deux mots maintenant sur la « grande pension ».
Elle se composait de dames séculières admises à habiter dans la maison. Les unes étaient simplement locataires, les autres étaient complètement pensionnaires et prenaient leurs repas dans un réfectoire - particulier (the high table). Ces pensionnaires, françaises pour la plupart, appartenaient presque toutes à la haute société. Quelques-unes venaient là avec leurs dames de compagnie, leurs servantes. Il y en a qui en ont deux, voire même trois. Le règlement
confesseur : c C'était un vieux prêtre, le plus paternel, le plus simple, le plus sincère, le plus chaste des hommes, et pourtant c'était un jésuite, un père de la foi, comme on disait depuis la Révolution. Mais il n'y avait en lui que droiture et charité. Il s'appelait l'abbé de Prémord. »
(i) Galerie des Contemporains illustres, par un Homme de rien (Louis de Loménie), tome I.
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qu'on leur impose n'est pas gênant : elles ne recevront des visites que dans un parloir en dehors de la clôture ; elles seront rentrées au plus tard à huit heures et demie du soir ; enfin, à l'heure où les religieuses prennent leur récréation au jardin, elles éviteront de s'y trouver.
Cette hospitalité comptait parmi les moyens de subsistance de la communauté ; mais elle offrait des inconvénients, et on y a renoncé depuis le transfert du monastère à Neuilly.
Nous devons à M. l'abbé Cédoz la liste des principales pensionnaires du couvent de la rue des FossésSaint-Victor.
Je trouve parmi les dames françaises Mme de Roquelaure, Mme de Ravanne, Mme de Fontenelle, Mme de Launay, Mme de Condé, Mme de Longchesne, sœur de Henri-François duc de la Ferté, Mme de Testu, la chevalière du Guet ; Mme de la Hogue, fille d'un avocat fort renommé de Paris, entrée au couvent le 17 novembre 1695, et qui l'habita pendant soixante-trois ans ; la marquise de Monsalez, fille du malheureux surintendant des finances Nicolas Fouquet. Elle avait épousé Crussol, duc d'Uzès, marquis de Monsalez ; après un long séjour au monastère, elle le quitta le 21 septembre 1697, pour aller s'établir chez son oncle, l'évêque d'Agde, frère du ministre.
Parmi les dames anglaises, il en est une que la poésie a immortalisée. C'est Arabella Fermor, qui vint à la grande pension, le 25 mars 1693, avec sa
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grand'mère lady Browne, et y passa neuf ans. Arabella est l'héroïne du petit poëme héroï-comique de Pope, la Boucle de chevenx enlevée (The Rape of the Lock). Pope l'a célébree sous le nom de Belinda.
Sous la Restauration, Mlle Sidonie Macdonald, fille du maréchal, duc de Tarente, fut au nombre des dames pensionnaires. George Sand parle d'elle dans son Histoire de ma vie (i).
IV
L'espace me manque pour parler, avec les développements nécessaires, des relations du couvent avec le dehors, de l'influence qu'ont eue sur les destinées du monastère les événements politiques. M. l'abbé Cédoz a traité cette partie de son livre avec le plus grand soin. Les chapitres qui ont trait à la période révolutionnaire sont particulièrement intéressants.
Je me bornerai à en indiquer les lignes principales.
Le 13 février 1790, l'Assemblée constituante décréta la suppression des vœux monastiques. Le 23 juin suivant, quatre commissaires de la municipalité de Paris se présentèrent à la communauté et interrogèrent chaque religieuse en particulier sur son intention de rester dans son ordre ou de le quitter. Elles répondirent toutes qu'elles étaient parfaitement satisfaites de vivre dans leur couvent et qu'elles voulaient y mourir.
(1) Tome VI, p. 152.
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Appelée la dernière, la supérieure, Mme FrancesLouisa Lancaster, développa sa réponse avec une netteté, une fermeté, une dignité admirables. « L'état que j'ai embrassé, dit-elle, est celui de mon choix, et j'y ai vécu heureuse. Appelée à la supériorité dans une maison où l'on entre librement et où l'on vit en paix, l'affection que j'éprouve pour mes sœurs est le sentiment que j'ai voulu leur inspirer à elles-mêmes.
Mon vœu, suivant mon goût, m'a fait entrer ici ; mon vœu, suivant la religion, m'y retient ; mon vœu, suivant mon devoir, est d'y vivre et d'y mourir. Ce devoir n'a pour moi que des charmes, ayant à le remplir au sein d'une communauté qui m'aime et ne veut et ne recherche que le véritable bien fondé sur la vertu. »
Les biens du clergé avaient été mis à la disposition de la nation. Par suite de l'intervention de leur ambassadeur, les Dames anglaises conservèrent la jouissance de leurs propriétés et de leurs revenus ; rien ne fut changé à leur train de vie ordinaire : la règle fut suivie avec la même exactitude que par le passé. Les événements les plus terribles se succèdent, l'arrestation de Varennes, la déclaration de guerre à l'empereur d'Allemagne et au roi de Prusse, le 20 juin, le 10 août, les massacres de septembre, la proclamation de la République : ils passent sans laisser aucune trace dans le Journal du couvent. Seulement, le 22 janvier 1793, la religieuse qui le tient y inscrit ces lignes : « Aujourd'hui la messe de communauté a été dite pour le roi Louis XVI, exécuté hier ».
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Le 20 juin suivant, le Journal nous dit : « Aujourd'hui Mlle de Nanteuil entre au pensionnat. » C'est son dernier mot : la Terreur lui impose silence. Dans la nuit du 20 au 21 juin, une visite domiciliaire est faite dans le monastère, sous prétexte d'y rechercher des prêtres insermentés. Le 9 octobre, la maison est envahie par des gardes nationaux de la section des Sans-Culottes. Ordre est donné aux dames pensionnaires de déménager dans le plus bref délai. Signification est faite aux religieuses du décret rendu la veille par la Convention sur la motion de Robespierre, et ordonnant l'arrestation de tous les Anglais, ainsi que la saisie provisoire de leurs propriétés.
Depuis la prise de la Bastille, le nombre des prisons de Paris n'avait pas cessé de s'accroître.
Après le décret du 9 octobre 1793, les cinq résidences que possédaient les communautés anglaises à Paris furent transformées subitement en geôles. Dès le milieu de novembre, sans compter les chanoinesses anglaises retenues comme otages, la maison de la rue des Fossés-Saint-Victor renfermait 122 prisonnières de toutes qualités et de tout rang, depuis MarieLouise de Montmorency-Laval, abbesse de Montmartre, jusqu'à Mlle Louise Contât, actrice de la Comédie-Française, depuis la marquise de Mirabeau, mère du grand orateur, jusqu'à Mme Blanchet, cuisinière de l'abbé de Salamon (1). La fille et la petitefille de Malesherbes s'y trouvaient en même temps
(1) Mémoires de Mgr de Salamon, internonce à Paris pendant la Révolution. — Voyez ci-dessus notre chapitre V.
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que Miss Betty Edgeworth de Firmont, la sœur du confesseur de Louis XVI. Détail singulier ! MarieAurore, fille du maréchal de Saxe, et Sophie-VictoireAntoinette Delaborde, l'aïeule et la mère de George Sand, la précédèrent toutes deux au couvent des Anglaises, prisonnières dans ces mêmes cours où jouera leur enfant !
Une autre prisonnière, la marquise de Chastellux, était une ancienne élève du pensionnat. « La malheureuse femme, dit M. l'abbé Cédoz, attendait la mort sanglante de la guillotine dans les murs mêmes où elle avait pris, vingt ans auparavant, ses ébats de jeune fille. »
Et, à quelques pas de là, rue Saint-Jacques, même chose ne se passait-elle pas au collège de Louis-leGrand et au collège du Plessis, transformés tous les deux en prisons ? « Le Plessis, a écrit l'un des détenus, autrefois l'école de l'enfance, était alors celle du malheur et de la mort. La plupart des prisonniers y avaient passé cette première jeunesse qui ne connaît que les peines légères de ses jeux contrariés et de ses goûts astreints. Dans cette même cour où ils avaient exercé une gaieté folâtre, compagne de nos premiers ans, ils attendaient un acte d'accusation. »
Dans cet excellent livre, non moins remarquable par la conscience des recherches que par l'élégance de la forme, je ne trouve guère à signaler que deux ou trois inexactitudes de minime importance. Le frère aîné de Chateaubriand, Jean-Baptiste-Auguste, le petit-gendre de Malesherbes, qui monta avec lui sur
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l'échafaud, n'était pas marquis, mais comte de Chateaubriand. — Le vice-amiral qui livra le port de Toulon aux Anglais ne s'appelait pas Turgoil, mais Trogoff(I). — M. l'abbé Cédoz, et je ne saurais trop l'en louer, a le goût des dates exactes. Il me saura gré de lui signaler la petite erreur qu'il a commise en plaçant l'arrestation des acteurs de la ComédieFrançais au 2 septembre 1793. Ils furent arrêtés dans la nuit du 3 au 4 septembre (2). — Je lis, à la page 276: « Il y avait alors, parmi les prisonnières de la maison, une religieuse carmélite anglaise du nom de Stewart. Voyant Mme Fermor sur le point de mourir sans sacrements, elle trouva le moyen de faire avertir un prêtre de sa connaissance. C'était un M. de Sam-
(1) « Au mois d'août 1793, écrit M. l'abbé Cédoz (page 264), un traître, qu'il convient de stigmatiser au fer rouge, le vice-amiral Turgoff, après de ténébreuses intrigues conduites avec l'amiral de la flotte ennemie, Hood, lui livra la flotte française à Toulon, au nom de Louis XVII. Aucun motif, aux yeux d'une âme honnête, ne saurait justifier une pareille trahison, qui entachera ineffaçablement dans l'histoire la mémoire de Turgoff. » M. l'abbé Cédoz a raison de le dire, on ne saurait trop flétrir la trahison; il n'est pas de crime plus infâme; mais le contre-amiral de Trogoff (il n'était pas vice-amiral) a-t-il vraiment trahi? Quand les sections de Toulon se révoltèrent, non contre la Convention, mais contre les clubistes, et élurent un comité pour instruire leur procès, Trogoff n'eut dans ce comité que voix consultative et il ne signa pas le traité du 28 août 1793, passé entre le comité des sections et l'amiral Hood, pour la remise aux Anglais des forces qui lui avaient été confiées par la République. Ainsi sa participation à la reddition de Toulon se borna à la reconnaissance des faits accomplis; il se sépara des sections lorsqu'il s'agit de signer le traité avec l'amiral Hood. — JeanHonoré de Trogoff était né à Lanmeur, près de Morlaix; il était donc Breton et non Russe, comme le dit M. Thiers dans son Histoire de la Révolution, où il y a d'ailleurs autant d'erreurs que de pages.
(2) Séance de la Convention du 4 septembre 1793. Moniteur du 5.
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bucié ou de Sambuci. Il se présenta au couvent comme homme d'affaires et, dans le plus grand secret, administra les derniers sacrements à la mourante. » Ce prêtre était l'abbé Gaston de Sambucy. Entré dans les ordres au moment où éclatait la Révolution, il était resté à Paris, et jusqu'au moment où il fut arrêté, en 1794, il brava tous les dangers, revêtit tous les costumes, joua tous les rôles, pour pénétrer dans les prisons, pour aller jusqu'au pied de l'échafaud consoler les victimes. Sous la Restauration, l'abbé de Sambucy fut aumônier du roi Charles X. Après les journées de Juillet, il revint à Milhau, sa ville natale, et s'y adonna exclusivement aux pratiques de la piété et au soulagement des pauvres. Il mourut à 86 ans, le 18 mai i85o. — Ces prêtres, ces confesseurs de la foi, ce sont nos héros à nous catholiques et royalistes : ne laissons pas périr leurs noms.
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UN ÉLÈVE DU COLLÈGE ROYAL DE SAINT-LOUIS (l)
1
~l
EPT cent trente-cinq pages in-octavo, c'est beaucoup pour l'histoire d'un collège », diront peut-être quelques lecteurs. Tel
n'est point mon avis. Je serais plutôt tenté de dire que ce n'est pas assez. L'Histoire du Collège SainteBarbe, par Jules Quicherat, forme trois gros volumes ; Y Histoire du Collège des Jésuites à La Flèche, par le P. de Rochemonteix, en a quatre. Ceux qui ont eu en mains ces deux ouvrages n'ont eu garde de les trouver trop longs. En revanche, comment ne pas reconnaître l'insuffisance de l'Histoire du Collège Louis-le-Grand, par M. Emond, et de l'Histoire du Collège Rollin, par M. Lefeuve, chacune en un vo-
(i) L'ancien Collège d'Harcourt et le Lycée Saint-Louis, par H.L. Bouquet, docteur et professeur honoraire de Sorbonne, aumônier du Lycée Saint-Louis. — Un volume grand in-8. Delalain frères, rue de la Sorbonne, i. Paris, 1891.
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lume in-18? Ce sont des livres à refaire. On ne refera pas celui de M. l'abbé Bouquet. J'estime, au contraire, qu'il peut servir de modèle à toutes les publications du même genre. Ce n'est pas, en effet, une simple et rapide narration, mais un récit documenté, avec un Appendice où sont reproduites in-extenso de nombreuses pièces inédites.
Le livre parle aux yeux en même temps qu'à l'esprit : au frontispice, une belle composition de G.
Rochegrosse, un ancien Saint-Louis; dans le texte, 75 vignettes, plans, vues, portraits, sceaux, écussons, tirés, pour la plupart, de dessins de l'époque. Le volume est imprimé avec un soin, une élégance, un souci de perfection, où se révèle la main, j'allais dire le cœur, de deux autres anciens Saint-Louis, MM. Delalain frères, imprimeurs de l'Université. — Mais, direz-vous, tout cela a dû coûter les yeux de la tête I — Sans doute ; aussi est-ce l'Association amicale des anciens élèves du lycée Saint-Louis qui en a fait les frais. Voilà un bon exemple à suivre. Pourquoi n'en ferait-on pas autant dans chacun de nos grands collèges ? Qu'il s'agisse d'une nation ou d'une province, d'une ville ou d'un homme, d'une abbaye ou d'un collège, l'Histoire est toujours intéressante : Historia quoquo modo scripta delectat. Mais rien ne vaut, à mon sens, une monographie bien faite, alors surtout qu'elle a pour objet, comme ici, une antique institution, dont les murs ont abrité, pendant plusieurs siècles, des générations de jeunes hommes qui ont été la force et la parure du pays. Plein à la fois d'attraits et
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d'enseignements, un tel sujet ne réunit-il pas ces deux choses, l'une auguste, l'autre charmante, l'Antiquité et la Jeunesse?
Au moment où éclata la Révolution, qui allait détruire tous les collèges, il y avait, à Paris, sans parler de plusieurs autres établissements d'instruction secondaire, dix collèges de plein et entier exercice.
En voici la liste, avec la date de leur fondation : 1280. Le Collège d'Harcourt, rue de la Harpe.
ï3o2. Le Collège du Cardinal-le-Moine, rue Saint-Victor.
1304. Le Collège de Navarre, rue et Montagne Sainte-Geneviève (1).
1314. Le Collège de Mont-aigu, rue des Sept-Voies.
1322. Le Collège du Plessis-Sorbonne, rue Saint-Jacques.
1336. Le Collège de Lisieux, rue Saint-Jean-de-Beauvais.
1402. Le Collège de la Marche, rue et Montagne Sainte-Geneviève.
156o. Le Collège de Louis-le-Grand, auquel celui de Beauvais avait été incorporé en 1764, rue Saint-Jacques.
1569. Le Collège des Grassins, rue des Amandiers.
1661. Le Collège Mazarin, quai Malaquais (2).
Le collège d'Harcourt était, on le voit, le plus ancien des collèges de Paris. Son fondateur futun membre de cette noble famille de Harcourt, qui a donné à la France des illustrations dans tous les genres : cardinaux, évêques, maréchaux, amiraux, ministres, diplomates. En 1280, maître Raoul de Harcourt, docteur en droit, auparavant archidiacre de Coutances, chancelier de Bayeux, chantre d'Evreux, grand
(1) Le collège de Navarre est devenu l'Ecole polytechnique.
(2) Almanach royal, année 1789, p. 488.
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archidiacre de Rouen, et alors chanoine de l'Eglise de Paris, commença d'établir un collège destiné aux pauvres écoliers normands des quatre diocèses de Coutances, d'Evreux, de Bayeux et de Rouen. A cet effet, il acheta plusieurs maisons et les fit disposer avec une cour, pour la commodité des Etudiants. Pendant vingt-sept ans, et jusqu'à sa mort, en 1307, il s'occupa d'assurer l'avenir de son œuvre, et ne la perdit pas un instant de vue à travers les occupations multiples que lui imposait sa charge de conseiller du roi.
Son frère, Robert d'Harcourt, évêque de Coutances, membre de la chambre des enquêtes de l'échiquier de Normandie et conseiller du roi Philippe le Bel, tint à honneur de développer la fondation du chanoine de Paris (i). Non content de constituer un fonds de revenus suffisant pour l'entretien du collège, il acquit, pour l'agrandir, en face des maisons achetées par Raoul, de l'autre côté de la rue Saint-Côme ou de la Harpe, des bâtiments connus sous le nom d'hôtel ou de Maison d'Avranches. L'emplacement était vaste et confinait aux anciens remparts de Philippe-Auguste, dont les fossés, creusés sous le roi Jean, sont devenus la rue Monsieur-le-Prince. C'est là, sur ce terrain occupé encore aujourd'hui par le lycée SaintLouis, que Robert d'Harcourt installa les deux communautés des boursiers théologiens et artiens, réservant la première maison, fondée par son frère, pour
(i) Un frère de Raoul et de Robert, Guy d'Harcourt, évêque de Lisieux, fonda, de son côté, en 1336, le Collège de Lisieux, rue SaintJean-de-Beauvais.
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la communauté, moins nombreuse, des boursiers grammairiens. En même temps (1311) Robert d'Harcourt réglait, en 84 articles, les statuts qui devaient donner à son œuvre et à celle de son frère la double garantie de la discipline et des bonnes mœurs. Aux termes de ces statuts, le proviseur, le prieur et les procureurs d'Harcourt étaient élus par les boursiers.
« Rien n'était plus démocratique », dit Michelet (1).
Robert mourut à Paris le 7 mars 1315.
Au XIVe et au xve siècle, les fondations de bourses se multiplièrent. Cependant le collège, peuplé d'abord des seuls boursiers, finit par s'ouvrir à tous les écoliers indistinctement. Ils affluèrent, surtout sous Louis XI, dont le règne marqua pour les études une ère de prospérité et de progrès. « Jamais l'Université de Paris, dit M. de Barante, n'avait été aussi illustre et aussi fréquentée que sous ce prince ; on y comptait dix-huit collèges et dix ou douze mille écoliers » (2).
En i554, le plein exercice, qui transforma décidément les anciens collèges de boursiers en maisons d'éducation, fut établi au collège d'Harcourt dans toute son étendue, « avec un grand nombre de professeurs, de classes et d'écoliers, qui composent une autre communauté, un autre corps et une autre maison différente des deux premières ». Jamais, du reste, la passion de l'étude, la rage d'apprendre, ne furent
(I) Histoire de France, T. V, p. 278.
(2) DE BARANTE, Histoire des ducs de Bourgogne, T. XII. L'historien parle ici des dix-huit collèges les plus importants. Le nombre des collèges et pédagogies était bien plus considérable à cette époque. Il y avait plus de trente collèges à Paris sous Louis XI.
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poussées plus loin qu'à cette époque. Veut-on savoir quelle était la journée d'un écolier du XVIe siècle ?
« Nous étions, dit le président de Mesmes dans ses Mémoires, debout à quatre heures, et, ayant prié Dieu, allions à cinq heures aux études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main.
Nous oyons toutes les lectures jusqu'à dix heures sonnées sans interruption ; puis venions dîner après avoir conféré de demi-heure ce qu'avions écrit des lectures. Après dîner, nous lisions, par forme de jeu, Sophoclès ou Aristophanès, ou Euripide, et quelquefois Démosthénès, Cicero, Virgilius, Horatius. A une heure, aux études ; à cinq heures, au logis, à répéter et voir dans nos livres les lieux allégués jusques après six. Puis nous soupions et lisions en grec ou en latin. » Au sortir du collège, de Mesmes récitait Homère par cœur d'un bout à l'autre.
Ce rude régime n'empêchait pas les écoliers de se presser dans les collèges. « Les réfectoires, les cellules, les dortoirs, étaient pleins à crever. Dans les dortoirs particulièrement, le trop plein des élèves réduisait les directeurs de ces maisons à un expédient singulier : on suspendait au plafond des couchettes, afin qu'il n'y eût rien de perdu dans l'espace d'une chambre. L'encombrement était partout, dans les classes, dans les rues ; les carrefours ne suffisaient plus à contenir cette multitude d'écoliers qui allait jusqu'au nombre de vingt mille » (i).
(i) De proesenti Paris. Academioe rerum statu, 1588. (Revue de l'enseignement secondaire, 1886, p. 259.)
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Cela n'empêche pas les répulicains de répéter, à la Chambre et dans la presse, que l'instruction n'existait pas en France avant 89 !
En i65o, le nombre des élèves qui fréquentaient le collège d'Harcourt s'était tellement accru qu'il devint nécessaire de l'agrandir. Le proviseur Pierre Padet acheta la maison appelée l'llôtel des évêques d'Auxerre, qu'avait habitée le célèbre Amyot. Sur l'emplacement, il éleva six corps de logis, quatre sur la rue de la Harpe, pour loger les pensionnaires, deux dans l'intérieur du collège, pour servir de cuisine et de réfectoire, et un septième bâtiment sur un terrain acheté au collège de Bayeux, où il installa la classe de rhétorique. Pour rendre plus facile la communication entre les deux maisons du grand et du petit Harcourt, sans avoir besoin de sortir dehors, Pierre Padet obtint de la Ville de Paris l'autorisation de construire un passage voûté sous la rue de la Harpe.
L'instruction secondaire, si répandue au XVIe et au xvue siècle, allait se développer encore au siècle suivant et devenir complètement gratuite. Les Jésuites avaient établi la gratuité dans leurs collèges. Elle existait également au collège Mazarin. L'Université pouvait-elle rester en arrière ? Ses efforts en vue d'arriver à la gratuité furent couronnés de succès en 1719, le Régent ayant consenti à abandonner le produit des Messageries pour payer les professeurs.
Le collège d'Harcourt a vécu cinq siècles (1280-1793), et il n'est pas mort de vieillesse. Il a péri de mort violente. La République l'a tué. Un décret de la
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Convention, du 15 septembre 1793, supprima tous les collèges. Harcourt fut transformé en prison, comme Louis-le-Grand, comme le Plessis ! En attendant d'être appelés au Tribunal révolutionnaire et traînés à l'échafaud, les suspects erraient dans les corridors sombres, dans les vieilles cours, où avaient joué les Harlay et les de Thou, Racine et Boileau, Nicole, Saint-Evremond, le cardinal de Polignac, la Harpe, l'abbé Prévost, Lemierre, Thomas, Diderot, Talleyrand, Boufflers, Choiseul-Gouiffer, d'Anse de Villoison, Firmin-Didot, Macdonald, Picard, Boissonnade, Louis Burnouf, Eugène de Beauharnais !
M. l'abbé Bouquet a raconté l'histoire de l'ancien collège d'Harcourt avec une abondance et une précision de détails, avec un souci d'être complet et d'être exact, qui ne sauraient être trop loués. Pour y prendre un vif intérêt, il n'est pas besoin d'être un harcurien ou un ancien Saint-Louis. Il suffit d'aimer les travaux consciencieux, les études bien faites, le talent au service de la vérité.
Dans son huitième et dernier chapitre, M. Bouquet a retracé la renaissance du collège d'Harcourt sous le nom de collège Saint-Louis.
Une ordonnance du roi Louis XVIII, en date du 10 août 1820, rendit le local du collège d'Harcourt à son ancienne destination et y établit un collège, dont l'ouverture eut lieu, le 23 octobre de la même année, sous la dénomination de Collège royal de Saint-Louis.
Saint-Louis a eu, lui aussi, debeaux jours, et même, en 1870, des jours héroïques. Les dernières pages de
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l'historien cependant sont pleines de tristesse et de mélancolie : sunt lacrymœ rerum. Déjà les classes de huitième, septième et sixième ont été supprimées ; celles de cinquième, quatrième et troisième vont disparaître à leur tour. C'est le coup mortel porté aux études classiques. Le vieux et noble collège ne sera plus qu'une école préparatoire aux écoles du gouvernement. Encore un peu, Saint-Louis aura vécu : comme dyHar court, il ne vivra plus que dans le passé.
et dans le livre de M. l'abbé Bouquet.
II
A la page 535, M. l'abbé Bouquet nous donne le Tableau d'honneur de Saint-Louis. Cette liste ne laisse pas d'être curieuse. Dressée par ordre alphabétique, elle commence par le duc de Broglie et finit par l'auteur de Pot-Bouille et de la Bête humaine :
Après monsieur Zola, Holà !
Plusieurs de ces noms sont célèbres, quelquesuns sont illustres. Saint-Louis n'a pas fourni moins de neuf membres à l'Académie française : duc Albert de Broglie, Franz de Champagny, Maxime Du Camp, François Coppée, Camille Doucet, Père Gratry, Labiche, Mgr Perraud, Pasteur. Sur les bancs des autres sections de l'Institut, on retrouve encore bien des élèves du Collège : A l'Académie des Sciences, Leverrier, Faye, Briot, Brouardel, Pasteur
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(deux fois nommé); - à l'Académie des inscriptions, Egger, Burnouf, Laboulaye, Desjardins, Waddington ; — à l'Académie des sciences morales, Damiron, Bouillet, Havet, Leplay, Janet; - à l'Académie des beaux-arts, Meissonier, Gounod, Massenet, de Chennevières. D'autres noms se pressent sous ma plume : Bourbaki, Brame, Baudelaire, du Boisgobey, de Chabrol, Croizet, Denormandie, Mgr de Dreux-Brézé, Léon Feugère, Gaillardin, Gauthier-Villars, Guéneau de Mussy, Mgr Gay, de Gallifet, Gontaut-Biron, Gerusez, Hachette, Keller, de Lagrenée, de La Moricière, Nettement, abbé Perreyve, Rendu, Regnault, Sappey, Thurot, Vulpian. — N'oublions pas les deux premiers Saint-Louis, M. Jules Delalain et son frère, Léon Delalain, qui portaient les numéros i et 2 sur le registre d'inscription des élèves, à l'ouverture du Collège, en octobre 1820.
Quatre-vingt-sept noms figurent sur la liste de M. Bouquet. Me sera-t-il permis d'y signaler une omission, involontaire à coup sûr, mais assurément très regrettable, puisqu'elle porte sur le nom d'un élève qui, après avoir été le plus brillant lauréat de Saint-Louis, est devenu l'un de nos écrivains les plus célèbres et les plus justement honorés ? Cette omission, la Galette de France ne pouvait pas ne pas la relever (i) ; car il s'agit ici de l'un de ses plus éminents rédacteurs, de l'auteur des Causeries du samedi, d'Armand de Pontmartin.
(1) Ce chapitre a paru d'abord dans la Galette de France du 6 octobre 1891.
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Nos lecteurs savent combien il se plaisait à parler de son vieux collège, combien il lui était doux d'évoquer le souvenir des succès qu'il y avait obtenus, des amitiés qu'il y avait formées. Ils me sauront gré, puisque l'occasion m'en est fournie, de rappeler, d'après ses Causeries et ses Mémoires, ce que fut, en ces heureuses années, de 1824 à 1829, l'élève Pontmartin.
Le 13 octobre 1823, trois familles méridionales, étroitement unies par des liens de parenté et d'amitié, arrivaient à Paris et prenaient gîte dans le quartier classique, rue de Vaugirard. Leur but était le même : l'éducation de leurs fils. Ces fils étaient au nombre de quatre, Henri et Alfred de Cambis, Emmanuel d'Alzon, Armand de Pontmartin. On décida qu'ils suivraient comme externes les classes de SaintLouis. Ce collège avait une petite porte à l'usage des externes, qui ouvrait sur la rue Monsieur-le-Prince, presque en face de la rue de Vaugirard. Il n'y aurait donc qu'un pas à faire pour conduire les enfants et les aller chercher. Saint-Louis, d'ailleurs, passait pour un aristocrate, plus distingué, mieux surveillé, mieux élevé, mieux vêtu, mieux chaussé que Louis-leGrand, Henri IV et Charlemagne. Le proviseur était un ecclésiastique, l'abbé Thibault, qui avait établi au collège une discipline tout à la fois ferme sans rigueur et paternelle sans faiblesse (1). Il y avait deux aumô-
(1) Après avoir administré cinq ans le collège Saint-Louis, l'abbé Thibault le quitta pour devenir inspecteur de l'Université, en 1825.
Il eut pour successeur un prêtre alsacien, l'abbé Ganser. En 1830, un proviseur laïque, M. Liez, fut placé à la tête du collège.
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niers, l'abbé Sibour, qui allait être remplacé par l'abbé Dumarsais (i), et l'abbé Salacroux.
Armand de Pontmartin fut placé en quatrième, sous la férule clémente du bon M. Roberge. En 1825, il venait de commencer sa troisième et tenait la tête de la classe, lorsqu'il tomba malade. Ses parents l'emmenèrent dans le midi, et l'année fut perdue. Il rentra donc de nouveau en troisième à la fin de 1825, et, à partir de ce moment, il fut sans conteste l'élève le plus brillant du collège.
M. Bouquet a donné, page 533, la statistique des succès obtenus par les élèves de Saint-Louis au concours général depuis l'année 1823 jusqu'à l'année 1890.
Dans les quatre années 1826, 1827, 1828 et 1829, le collège a remporté vingt prix. Armand de Pontmartin en a eu, à lui seul, plus du tiers : deux en 1826, deux en 1827, deux en 1828, un en 1829. Il obtint, en troisième (1826), le premier prix de vers latins et le second prix de version grecque ; — en seconde (1827), le premier prix de narration latine et le second prix de version latine; — en rhétorique (1828), le premier prix de discours français et le second prix de version latine; — en philosophie (1829), le second prix de dissertation latine. A ces sept prix se venaient ajouter une douzaine d'accessits. Dix-neuf nominations au concours général en quatre ans, le cas assurément était rare, et je ne sais si les annales de Saint-Louis en offrent un autre
(1) L'abbé Sibour, frère de l'archevêque de Paris, fut lui-même cvéque in partibus de Tripoli. L'abbé Dumarsais devint curé de Saint-François-Xavier et chanoine de Paris.
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exemple. Pontmartin, dans la bibliothèque de sa maison des Angles, avait conservé ses volumes de prix.
Je me suis amusé un jour à les compter; il y en avait cent soixante-quatre, cent et un obtenus au collège, soixante-trois au concours général. Ses succès étaient d'autant plus remarquables que le surmenage n'y était pour rien. L'élève Pontmartin n'était pas ce que, dans la langue des Ecoles, on appelle une bête à concours ; il était externe librey et nous verrons tout à l'heure que déjà il allait dans le monde, où il se faisait remarquer par la vivacité de son esprit. Il soignait sa toilette, — ce qu'il sera loin de faire plus tard, — et le mardi, jour de composition, il éblouissait les internes par l'élégance et l'éclat de ses bottes.
En rien il ne ressemblait à ces piocheurs que les chefs d'institution chauffent en vue du Concours général et qui sont voués à une ou deux spécialités. Il n'était pas seulement un fort en thème, il était fort en tout, en discours français et en version latine, en thème latin et en version grecque, en discours latin et en histoire, en thème grec et en vers latins ; soit au collège, soit au Concours général, il a remporté des prix dans toutes les facultés latines, grecques et françaises.
Sainte-Beuve, si exact d'ordinaire, s'est donc trompé lorsque, dans ses Nouveaux Lundis, il a écrit que Pontmartin péchait par le manque d'études premières ; que, chez lui, le fonds classique était faible et insuffisant. « On cite sobrement du latin, dit-il, quelquefois de l'Horace; mais aux moindres citations, pour peu qu'on en fasse, le bout de l'oreille s'aper-
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çoit. Quand il cite le vers, Urit ENIM fulgore suo., il oublie Yenim ; par où je soupçonne qu'il ne scande pas très couramment les vers latins. Un jour, à une fin de chronique littéraire (i), parlant de la Dame aux Camélias et lui opposant la vertu des bourgeoises et des chastes Lucrèce, il dit : DOMUM mansit, lallam fecit; d'où je conclus qu'au collège il était plus fort en discours qu'en thème (2). » La vérité, au contraire, est que Pontmartin, écolier, avait réussi de façon peu commune dans les facultés latines. Le hasard fait que j'ai ici sous la main, à la campagne, les Annales des concours généraux pour la classe de troisième. L'invasion de la Grèce par ies armées de Xerxès, Athènes menacée par les Perses et sauvée par Minerve, Pallas Athenarum servatrix, telle était, en 1826, la matière à mettre en vers latins. Pontmartin eut le prix. Hélas ! cinquante ans plus tard, lorsque les armées allemandes se sont, à flots pressés, précipitées sur la moderne Athènes, — où Minerve était représentée par Jules Favre, — le vieux critique aurait pu murmurer les vers du collégien de 1826 :
Adsit, et insultet patriis jam mænibus hostis Barbarus ; ingenud se jactet servus in urbé.
Vos tamen, 6 cives, nunqu&m cognata relinquet Libertas, inter bellique fugceque labores, Vobis libertas vultu arridebit amico.
Tuque, novo splendore nitens rediviva resurge, O dilecta Diis! o patria (3) I.
(I) RevuedesDeux Afomfes, chronique de laquinzaine, 1 u janv. 1854.
(a) Nouveaux Lundis, T. II, p. i3.
(3) Annates des concours généraux, par MM. tseiin et Kocne. L.lasse de troistème, p. 97. L. Hachette, rue Pierre-Sarrazin, no 12, Paris, 1826.
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Rien n'égalait pour Pontmartin la douceur de ces souvenirs d'enfance et de jeunesse. Le collège n'avait point été pour lui un exil et une prison. Les conseils affectueux et le sourire de son père, les baisers de sa mère ne lui avaient pas manqué un seul jour. Il habitait avec eux, rue de Vaugirard, ancien 37, un appartement dont quatre fenêtres donnaient sur le jardin du Luxembourg, et trois sur la rue. De sa chambre, lorsqu'il interrompait un instant son travail, il apercevait les palombes perchées sur les hautes branches des platanes, des hêtres et des tilleuls ; le grand carré, où des étudiants et des rapins jouaient à la paume, se servant de leurs mains en guise de raquettes. Pour se rendre au collège, il traversait le jardin et s'y croisait parfois avec des hommes célèbres, qui auraient bien troqué leur renommée contre ses quinze ans, s'il eût voulu les leur céder, Chateaubriand, Cambacérès, le docteur Portai, Arago, Boulay (de la Meurthe), MM. de Sémonville et Dambray. Avant d'entrer en classe, il s'arrêtait chez le pâtissier de la rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, qui se nommait Bussonnier, et qu'il appelait Buissonnière, parce qu'on y faisait l'école de ce nom. Il a fait depuis de meilleurs calembours, — il en a fait de pires.
Il lui arrivait souvent, les jours de congé, de passer la soirée chez son oncle, le marquis de Cambis, frère de sa mère, qui occupait le premier étage du bel hôtel de M. Boulay (de la Meurthe), situé à l'angle des rues de Vaugirard et du Pot-de-Fer. M. de Cambis, donnait d'excellents dîners et avait un salon politique,
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dont les principaux habitués étaient M. Lainé, l'éloquent orateur; le comte Armand de Saint-Priest, père du spirituel académicien qui remplaça du même coup Ballanche et Jean Vatout; M. Delalo.t, député de Droite, un fin lettré, longtemps rédacteur du Journal des Débats. Les lettrés, du reste, n'étaient pas rares en ce temps-là sur les bancs du Palais-Bourbon.
M. de Cambis, qui allait être, à quelque temps de là, député de Vaucluse, était un helléniste distingué.
Dans sa jeunesse, en 1809, il avait publié une traduction de l'Iliade, faite en collaboration avec un ami, M. Renouvier, collègue de M. Delalot à la Chambre des députés, où il siégeait au centre gauche. Malgré son âge, M. de Cambis assistait régulièrement aux leçons de la Sorbonne. Sainte-Beuve a dit de lui, dans ses Nouveaux Lundis : « Le marquis de Cambis, que nous tous, qui, sous la Restauration, suivions les cours de MM. Guizot, Cousin et Villemain, avions vu assis à côté de nous sur les bancs de la Sorbonne » (1).
M. de Pontmartin conduisait aussi quelquefois son fils chez son ami, le docteur Double, père de Léopold Double, le célèbre collectionneur. Le salon de M. Double, 19, rue des Petits-Augustins, reesemblait à une succursale ou à un vestibule de l'Institut. Ampère, Arago, Poisson, Gay-Lussac, Mathieu, Biot, Thénard, Alibert, Récamier, s'y rencontraient avec Paul Delaroche, Pradier, Ary Scheffer, Guizot et Villemain. La conversation, la vue seule de ces hommes n'était-elle
(1) Nouveaux Lundis, T. II, p. 2.
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pas pour le jeune collégien la plus éloquente des leçons, la mieux faite pour lui inspirer le goût du travail, la passion de l'étude ?
Quand il avait été premier trois fois de suite, son père le menait voir Iphigénie en Aulide, jouée par Mlle Duchesnois, ou entendre la Dame Blanche, chantée par Ponchard et par Mme Rigaud-Palar. A la fin de février 1829, il était en philosophie, et déjà, malgré les explications de son excellent professeur, M.Vallette, il commençait à trouver, comme M. Jourdain, qu'il y avait là beaucoup de tintamarre et de brouillamini. Il ne laissait pas cependant d'être encore premier à l'occasion. Un jour, à la suite d'un coup double en dissertation latine et française, ses parents lui accordèrent pour récompense une demi-soirée à l'Opéra. Il sortirait du théâtre avant le ballet, de peur que les pirouettes et les ronds de jambes de Mmes Legallois, Noblet et Montessu ne fissent une trop dangereuse concurrence à Descartes et à Condillac ; mais il entendrait d'un bout à l'autre le Comte Ory, qui était alors dans toute la fraîcheur de son succès et qui ne durait que deux heures. Ces deux heures furent pour lui un véritable enchantement. Le chef-d'œuvre de Rossini était chanté par Adolphe Nourrit, Levasseur, Dabadie, Alexis Dupont; Mme Damoreau, Mlle Jawureck. Nourrit surtout y était la perfection même. Le jeune philosophe était sous le charme. Le lendemain, quand le digne M. Vallette lui demanda son opinion sur l'Ontologie, il fut sur le point de répondre : Une dame de haut par âge.
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Quand M. Vallette voulut savoir ce qu'il pensait de l'association des idées, peu s'en fallut qu'il ne répliquât : A la faveur de cette nuit obscure.
Le Comte Ory s'était décidément emparé de ses souvenirs, de ses songes, de sa mémoire. Il le savait par cœur; il en fredonnait les principaux airs en traversant la grande allée du Luxembourg, et lorsqu'il franchissait la porte du collège, la petite porte de la rue Monsieur-le-Prince, il répétait me\\a voce le chœur du second acte : En ce séjour chaste et tranquille !
Qu'il dût devenir un jour un critique célèbre, il ne s'en doutait guère, à coup sûr; mais ce qu'il savait bien déjà, c'est qu'il deviendrait certainement mélomane !
Malgré le charme qui ramenait si souvent le Vieux critique et le Vieux mélomane au souvenir de ses premiers succès au Concours général et de ses premières impressions au théâtre, le plus vivant de ses souvenirs de jeunesse était celui qui lui était resté de ses camarades de collège.
Saint-Louis était, avec Stanislas, le collège le plus aristocratique de Paris. Dans la cour et dans les classes, à l'époque où s'y trouvait Armand de Pontmartin, retentissaient les noms d'Ugolin du Cayla, de Louis d'Eckmuhl, de Guy de la Tour-du-Pin, de Pierre de Brézé (le futur évêque de Moulins), de Raymond de Monteynard, de Charles de la Bouillerie, d'Adrien de la Hante, d'Emmanuel d'Alzon, d'Hector de Laferrière, d'Henri et d'Alfred de Cambis, de Léon de Bernis, de Féodor de Torcy, etc., etc. Pontmartin était lié avec presque tous d'une étroite
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amitié; mais deux surtout lui furent particulièrement chers, Raymond de Monteynard et Emmanuel d'Alzon. Avec quelle émotion il parle, dans ses Mémoires, de ce noble et chevaleresque Raymond de Monteynard, dont je retrouvais le nom tout à l'heure dans mon vieux volume des Annales des concours généraux ! Il remporta, en troisième, le 3e accessit de vers latins. Voici la page de Pontmartin : Après des études brillantes, Raymond de Monteynard avait été nommé Page-Dauphin, ce qui lui donnait droit au grade de lieutenant dans la garde. Sa mère, née de Dreux-Brézé, fille de l'homme d'esprit à qui Mirabeau n'a jamais dit un mot de la phrase historique, fut une de ces fleurs exquises de beauté, de grâce, de vertu, de piété, d'aristocratique élégance, qui naquirent, vécurent et disparurent avec la Restauration, et dont le souvenir nous autorisera toujours à traiter de fabuleuses les patriciennes de M. de Balzac ; portraits de fantaisie peints par un visionnaire 1 La carrière militaire de Raymond de Monteynard finit au moment où son vieux Roi, s'embarquant à Cherbourg, lui donna la croix de Saint-Louis, qu'il était si digne de porter. Mais ce cœur d'or, cette grande âme, à la hauteur de tous les devoirs, sut, dans son inaction apparente, déployer toute l'activité du bien, et faire de sa vie un modèle d'abnégation et de dévouement, un pur chef-d'œuvre de l'esprit de sacrifice. Cet aîné d'une race antique et illustre pratiqua simplement tous les héroïsmes de la charité chrétienne, des affections de famille, du vrai patriotisme et de la fidélité royaliste. Je n'ajoute rien. Qu'est-ce que mon tardif hommage, comparé à celui que décernait naguère à son cercueil le meilleur, le plus auguste de tous les juges en fait d'honneur et de vertu ? (i).
Emmanuel d'Alzon, qui devait être plus tard un si rude travailleur, l'infatigable ouvrier de tant de
(i) Mgr le Comte de Chambord. — Mémoires, T. I, p. 63.
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belles œuvres, le fondateur du collège de l'Assomption, à Nîmes, fut au collège Saint-Louis un élève, non pas médiocre, mais inégal, un peu fantasque, traité souvent de paresseux par ses professeurs. Un samedi, on venait de donner les places : Pontmartin était premier. D'Alzon n'avait pas fini sa composition. Il fut classé parmi les derniers et ne parut pas d'ailleurs s'en émouvoir autrement. Les deux amis sortirent du collège en se donnant le bras. — « Saistu, dit Pontmartin à son camarade, à quoi je songeais pendant qu'on donnait les places ? A ces paroles de l'Evangile : Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. »
Cinq ans plus tard, le 14 décembre x 831, Armand de Pontmartin et Henri de Cambis se préparaient à passer leur soirée au Théâtre-Italien : on donnait Otello avec Rubini et Mme Malibran 1 Au moment où ils terminaient leur toilette, ils virent entrer un de leurs cousins, l'abbé Adalbert de Cambis.
— Je vous annonce, leur dit-il, une grande nouvelle. Emmanuel d'Alzon est, depuis trois jours, au séminaire de Montpellier.
Et sans respect pour la cravate blanche d' Henri de Cambis et le bel habit de Pontmartin (un habit de Blain!) l'abbé ajouta : - Il a choisi la meilleure part (1).
Ainsi ne fit pas un autre ami de Pontmartin, Retouret, élève très brillant et dont le nom figure plus
(1) Souvenirs d'un vieux critique, T. I, p. 339.
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d'une fois, en bonne place, dans les Annales des concours généraux. Il était vétéran de la classe de rhétorique, où Pontmartin n'était que nouveau. Il n'obtint, cette année-là (1828), que quelques maigres accessits, « et cependant, dit Pontmartin dans ses Mémoires, il était bien plus fort que moi dans toutes les facultés » (1).
Il était de Limoges, et se nommait Léonard-Moïse Retouret : Léonard, comme tous les Limousins ; Moïse, comme beaucoup de juifs, quoiqu'il fût catholique. Il l'était, il est vrai, aussi peu que possible. A Saint-Louis, en rhétorique et en philosophie, il était le porte-drapeau des libéraux et le champion du Constitutionnel. Pontmartin, lui, tenait déjà pour la Galette de France. Ils n'en étaient pas moins bons amis.
Au tome Ier de ses Mémoires, l'auteur des Causeries littéraires a tracé de son camarade ce vivant portrait : « Le fond de son caractère était une sorte de tristesse fière, que sa pauvreté assaisonnait d'amertume, qui se dissimulait parfois en des élans d'exaltation passionnés, et qui s'accordait bien avec sa physionomie étrange de fanatique et d'inspiré.
Ses cheveux, d'un blond ardent, se collaient sur ses tempes, laissant à découvert un front osseux, bombé, saillant au-dessus des sourcils presque toujours froncés par une pensée mélancolique ou inquiète. Ses yeux bleus et ses joues roses auraient pu affadir l'ensemble de sa figure ; mais ce bleu variait sans cesse, comme l'azur des lacs aux approches de l'orage ; et ce rose, presque maladif, sur des pommettes amaigries, passait du rouge vif à la pâleur mate, suivant que l'émotion était plus vive ou la causerie plus animée. Les lèvres minces, contractées par une moue de misanthrope, rendaient plus expressive la forme
(1) Mémoires, T. I, p. 57.
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singulière du menton proéminent, coupé à angle aigu. Son cou, un peu trop court, planté un peu trop bas sur ses épaules étroites, eût donné l'idée d'un bossu, s'il n'avait corrigé ce défaut en se redressant continuellement dans sa petite taille ; ce qui nous amenait à répéter les vers du poète latin : Os homini sublime dedit, ccelumque tueri Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.
« En somme, ce n'était pas là un type banal ; il m'attirait et m'alarmait tout ensemble (i) ».
Le 28 juillet i83o, Armand de Pontmartin vit passer dans la rue de Vaugirard un régiment de chasseurs à cheval de la garde royale, puis, quelques heures plus tard, une bande d'émeutiers. Le plus jeune des officiers du régiment de la garde leva la tête, en passant sous sa fenêtre, et le salua d'un pâle sourire : c'était Raymond de Monteynard. Dans le défilé de l'émeute, il aperçut Léonard Retouret, donnant le bras à un homme à face patibulaire. SaintLouis avait fourni des soldats à la royauté et des recrues à l'insurrection. Le pauvre Retouret n'eut garde d'ailleurs de retirer aucun profit de son rôle pendant les trois glorieuses. Quand ils se revirent, trois mois après, Pontmartin et lui se réconcilièrent vite sur le dos du juste-milieu. A quelque temps de là, Retouret se fit saint-simonien et revêtit, au grand complet, le costume officiel des apôtres du Père Enfantin : fez égyptien à gland rouge, immense col rabattu sur un gilet écarlate à larges revers, tunique bleu de ciel, fustanelle de Palikare et manteau de Méphistophélès.
(I) T. I, p. 59.
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Un beau matin, il partit pour l'Afrique, envoyé par LE PÈRE en mission. Il ne devait pas en revenir. Au mois d'octobre i83i, il mourut d'une fièvre typhoïde, à l'hôpital militaire d'Alger.
Moins tragique fut la destinée d'un autre SaintLouis, d'un autre ami de Pontmartin, Emmanuel Richomme. Comme Retouret, Richomme était un des meilleurs élèves du collège. Je vois qu'en 1826 il obtint, au concours général, le premier accessit de version latine et le second prix de version grecque ; nous savons que le premier avait été remporté par Pontmartin. Richomme était le neveu du peintre Paul Huet, le précurseur de notre grande école paysagiste, qui ne tarda pas à lier amitié avec Armand de Pontmartin : c'est à lui que sont dédiés les Mémoires d'un notaire, ce roman qui côtoie souvent de trop près le mélodrame, mais où il y a de si charmants paysages, d'un ton si juste et si vrai. Lors de la première représentation d'Hernani, Paul Huet fut chargé de fournir une « bande », il la recruta parmi ses élèves et les amis de son neveu. Et voilà comment Armand de Pontmartin se trouva, le soir du 23 février 183o, au parterre du Théâtre-Français, applaudissant à tout rompre les vers de Hugo, en société des rapins les plus frénétiques. — « Comme tout cela sera sifflé à la quatrième représentation 1 » lui disait de temps en temps Emmanuel Richomme, qui était resté classique. Richomme avait tort. Pontmartin combattra plus tard les excès et les déviations du Romantisme ; mais à cette heure-là, à cette date glorieuse du 23 fé-
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vrier i83o, le soir d'Hernani, il avait raison d'être romantique, avec Chateaubriand, Lamartine, Byron, Walter Scott et Victor Hugo, — le Victor Hugo des premières et radieuses années.
Mais nous voilà au mois de février i83o. Depuis six mois, Armand de Pontmartin a quitté les bancs du collège Saint-Louis. Je dois à mon tour me séparer de lui, pour aujourd'hui du moins. Un dernier mot seulement, avant de finir, sur le beau volume de M. l'abbé Bouquet. Ce livre, je l'ai déjà dit, est de tous points excellent. Je n'y vois à signaler que deux omissions, je n'y regrette Que PONTMARTIN absent et D'ALZON oublié.
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GEORGES DE PIMODAN (1)
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N petit débat littéraire s'est ému, il y a quelques semaines, entre deux académiciens — un académicien d'hier et un aca-
démicien de demain. Le premier, M. Edmond Rousse, écrivant une préface pour un livre dont l'auteur ne fait point profession de littérature, s'est demandé « si vraiment le monde des lettres n'est qu'un syndicat professionnel où l'on fabrique par état des drames, des romans et des comédies, des comédies, des romans et des drames, terminés invariablement par un duel, un assassinat, un suicide ou un mariage ». Il se flatte « qu'un jour viendra peut-être, où la vogue et la renommée iront au moins pour une bonne part au politique ou au soldat qui dit avec simplicité ce qu'il a fait ; au philosophe ingénu qui exprime avec sincérité
(i) Souvenirs du général marquis de Pimodan (1847-1849), 2 vol.
in-i2, avec portraits et cartes. Paris, 1892, Honoré Champion, libraire, 9, quai Voltaire.
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ce qu'il a pensé ; à l'honnête témoin qui raconte ce qu'il a vu ; au voyageur qui, venant de loin, nous dira en bon français : J'étais là, telle chose m'advint. »
Il a paru à M. Brunetière que c'était là une attaque aux littérateurs et à la littérature. Rappelant le mot de La Bruyère : « C'est un métier de faire un livre comme de faire une pendule a, et aussi le mot de Boileau : « Vingt fois sur le métier. », il répond à M. Rousse que la littérature est un art, et que, s'il n'y a pas d'art sans un peu d'inspiration, il n'y en à pas non plus sans un « métier », qui lui serve en quelque façon de support. Si M. Brunetière s'était borné à soutenir cette thèse, je crois bien que M. Rousse lui-même eût été obligé d'en reconnaître la justesse ; mais l'éminent critique de la Revue des Deux Mondes ne s'en est pas tenu là. « Dans une société bien réglée, dit-il, comme il n'y a rien au-dessus d'un bon ébéniste qui fait de bonne ébénisterie, d'un bon ingénieur qui fait de bonnes routes et de bons ponts, d'un bon architecte qui fait de bonnes maisons, pareillement, il n'y a rien au-dessus d'un bon « littérateur » qui fait de bonne « littérature. » Je ne sache pas de métier ni d'art qui ne réclame de ceux qui s'y sont engagés toute leur application, toute leur intelligence et toute leur activité. » Partant de là, il ne va pas jusqu'à rejeter complètement tout ce qui ne vient pas des « professionnels » ; mais il met au dernier rang, au plus bas degré de l'échelle littéraire, les récits de voyages
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et les Mémoires personnels. A quoi bon nous venir conter ce qu'il ne dépend que de nous d'aller voir ?
Mais, justement, cela ne dépend pas de nous le moins du monde, au moins de bien peu d'entre nous : Non cuivis homini contingit adire Corinthum.
Et quant aux Mémoires, est-il vrai qu'ils soient, comme les récits de voyages, la plus inutile de toutes les formes de la « littérature » ? Est-il vrai que les Mémoires de Saint-Simon ne soient que de la « mauvaise littérature » ? Et est-ce bien à propos de ces Mémoires que M. Brunetière a pu dire : « Voilà un bel exemple de la démangeaison d'écrire? » (1).
Sans doute, aucun apprentissage n'est plus long que celui de l'art d'écrire, ni plus difficile ; il est bon de rappeler aux gens du monde que l'on ne s'improvise pas homme de lettres, qu'il n'y faut pas seulement de la facilité et de l'esprit, mais encore du talent et du travail. Mais cela dit, et on a raison de le dire, il n'en reste pas moins, suivant la judicieuse remarque de Victor Cousin, qu'il ne saurait y avoir pour les ouvrages de l'esprit de condition plus excellente que d'avoir été écrits, non pas dans l'intention de composer un livre, mais sous l'inspiration directe d'un événement ou d'une pensée, qui ont cherché une expression nécessaire, immédiate, et qui, parfois, en communiquant à cette expression quelque chose du sentiment qui l'a dictée, en ont fait un monument im-
(1) Sur la « Littérature », par F. BRUNETIÈRE ; Revue des Deux Mondes, 1" janvier 1892.
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mortel. C'est ce qui est arrivé à Mme de Sévigné écrivant ses Lettres, au duc de Saint-Simon écrivant ses Mémoires. Ni l'un ni l'autre n'ont fait de la « littérature », mais ils ont fait des chefs-d'œuvre, et pour leur trouver des égaux il ne faut prononcer rien moins que les noms de Pascal, de Bossuet et de Fénelon, qui, eux, je le veux bien, se sont préoccupés un peu plus de l'art d'écrire, que l'on eût bien étonnés pourtant si on leur eût dit qu'ils étaient des « littérateurs ».
Et si du XVIIe siècle nous redescendons jusqu'au nôtre, combien d'œuvres écrites sans souci du public, sans préoccupations littéraires, et qui sont plus assurées de vivre que les ouvrages les plus vantés des littérateurs les plus célèbres ! Les Pensées et les Lettres de Joubert, le Journal de Maurice de Guérin, le Journal et les Lettres d'Eugénie de Guérin, les Lettres de Joseph de Maistre, la Correspondance de Louis Veuillot, le Journal de la Campagne de Russie en 1812, par le général de Fezensac, les Mémoires du général de Marbot : autant de livres que leurs auteurs ont écrits pour eux seuls, pour leur famille ou pour leurs amis, et que la postérité recueillera 1
II
Comme le Journal du général de Fezensac, les Souvenirs du général de Pimodan sont l'un de ces livres heureux, où l'auteur n'apparaît pas, où l'homme seul
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se montre, où l'émotion découle du fait lui-même, et non pas de la façon plus ou moins artificielle dont le fait est présenté.
Sur la porte d'un grand et bel hôtel du quai d'Anjou se trouve une ancienne plaque de marbre avec cette inscription : « Hôtel de Lauzun ». Une autre plaque, fixée au mur de la cour, porte : « Hôtel Pimodan ». C'est un des plus intéressants spécimens des anciennes habitations seigneuriales de Paris. Là se tenait, en 1846, le fameux club des mangeurs de haschich, dont parle Théophile Gautier dans une de ses nouvelles, le Club des hachichins (t). En cette même année 1846, un autre romantique, Roger de Beauvoir, publiait deux volumes sous ce titre : L'Hôtel Pimodan. Aujourd'hui, les collections du baron Jérôme Pichon, président de la société des Bibliophiles, remplissent les salons curieusement décorés.
Ce n'est point dans cet hôtel, alors sorti de sa famille, mais rue du Marché-d'Aguesseau, qu'est né, le 29 janvier 1822, Georges de Rarécourt de la Vallée de Pirnodan. Profondément attachés à la branche aînée des Bourbons, reconnaissants des bienfaits qu'ils en avaient reçus, ses parents suivirent Charles X en exil, au lendemain des journées de juillet. A treize ans, il fut envoyé à Fribourg, en Suisse, où les jésuites avaient un collège. Un jour, deux jeunes étrangers, plus âgés que Pimodan, plaisantent sur le compte des
(1) Revue des Deux Mondes, 101" février 1846. — Voir l'Histoire des Œuvres de Théophile Gautier, par le vicomte de SPŒLBERCH DE LOVENJOUL, t. I, p. 320.
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Français, essayant de les rabaisser. Une dispute s'élève, et, sans calculer ses forces, l'enfant se jette sur eux pour soutenir la gloire de son pays.
Ce fut en France que Pimodan termina ses études, se préparant à ses examens, qu'il passa brillamment.
Il fut reçu à Saint-Cyr; mais comme on exigeait alors des officiers le serment au régime établi, estimant ne pouvoir le prêter, il se décida à prendre du service dans l'armée autrichienne, où se trouvaient déjà beaucoup d'officiers appartenant aux vieilles familles françaises. L'Autriche était d'ailleurs à ce moment la fidèle alliée de la France.
Pimodan fit ses études spéciales à l'école militaire de Neustadt et se trouvait, en août 1847, lieutenant aux chevau-légers de l'empereur. Son régiment reçut l'ordre de partir pour l'Italie autrichienne, où la guerre était à la veille d'éclater. La campagne d'Italie à peine terminée, il fut envoyé en Hongrie, où la monarchie des Habsbourgs avait à lutter contre des adversaires plus redoutables que les Italiens. Ce sont les souvenirs de ces deux campagnes d'Italie et de Hongrie que Georges de Pimodan a écrits, alors que l'impression en était encore chez lui toute vive et toute brûlante.
Publiés dans la Revue des Deux Mondes en i85o et i85i, ses récits obtinrent un succès considérable (1).
Ce succès, comment l'édition nouvelle ne le retrouverait-elle pas ? Ces nobles pages n'ont-elles pas un attrait de plus, maintenant que sur elles plane l'image
(1) Revue des Deux Mondes, i5 août 1850 et 15 janvier 1851.
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de l'héroïque compagnon de Lamoricière, du soldat de Pie IX, du martyr de Castelfidardo ?
III
La campagne d'Italie ne dura que quelques mois.
Le 18 mars 1848, Milan se souleva. Après cinq jours de lutte, le maréchal Radetsky, qui commandait les forces autrichiennes, fut obligé d'abandonner la ville et de se replier sur Vérone. Venise, elle aussi, s'insurgea, proclama la république et plaça à sa tête l'avocat Daniel Manin. De Venise, l'insurrection gagna la terre ferme : de Milan, elle s'étendit à toute la Lombardie. Radetsky s'enferma dans le quatrilatère, unique refuge qui lui restât. Ces premiers et rapides succès de la cause italienne dissipèrent les incertitudes du roi de Piémont. La guerre fut décidée. Le 24 mars, le comte de Buol, envoyé d'Autriche, demanda ses passeports. Le 25 mars, Charles-Albert quitta sa capitale. Le 29, il franchit le Tessin.
Dès ce moment, l'incendie qui couvait depuis si longtemps devint général, s'étendit d'un bout à l'autre de la Péninsule. De tous les points de l'Italie, des renforts arrivèrent à l'armée piémontaise. Les forteresses de Palmanuova et d'Osoppo, situées sur la frontière, du côté de Trieste ; la place d'Udine, du côté de la Carinthie, Padoue, Trévise et Vicence, tombèrent au pouvoir des Italiens.
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Au milieu de mai, la cause de l'Autriche paraissait désespérée. Radetsky avait ramené à grand'peine son armée au milieu des forteresses du Quadrilatère.
Cette armée atteignait à peine 40.000 combattants.
Placé entre Milan et Venise, l'une et l'autre soulevées, le vieux maréchal pouvait craindre en outre que ses communications fussent coupées. Il avait en face de lui 100.000 Italiens. Les généraux Ferraris, Durando et la Marmora occupaient la Vénétie avec vingt mille hommes de troupes romaines, suisses et vénitiennes ; Zucchi gardait, avec cinq ou six mille hommes, la forteresse de Palmanuova ; le vieux général Pepe venait d'arriver à Bologne avec douze mille Napolitains ; des corps toscans, des bataillons de Lucquois, de Parmesans, d'étudiants de toutes les universités de l'Italie, bloquaient Mantoue sur la rive droite du Mincio. Charles-Albert était avec soixante mille Piémontais aux portes de Vérone. Avec cela, l'anarchie régnait au cœur de l'empire. Vienne était en proie à des agitations permanentes. La Hongrie préludait par des mouvements partiels à la guerre civile. La Bohême n'était pas plus tranquille. Cette situation ne permettait guère d'envoyer en Italie des renforts suffisants, et Radetsky était réduit à se tenir sur la défensive. Il apprit tout à coup que l'empereur Ferdinand, désespérant de faire respecter son autorité dans la capitale, avait, le 17 mai, quitté furtivement Vienne et avait cherché à Inspruck un abri contre les factieux. De semaine en semaine, la situation devenait plus mauvaise. Le 3o mai, les Piémontais remportaient un
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avantage important à Goïto, et la prise de Peschiera venait ajouter encore à ce succès : le quadrilatère était entamé.
Malgré ces échecs, Radetsky promettait la victoire, à la condition qu'on lui expédiât des renforts. Ils lui arrivèrent enfin, et dès ce moment la fortune de l'empire se releva. Durando, avec les troupes romaines, capitula à Vicence. Padoue, Trévise, Palmanuova tombèrent entre les mains des soldats de Radetsky.
A la fin de juin, toute la Vénétie, à part Venise, était au pouvoir de l'Autriche. L'armée piémontaise était encore intacte ; mais bientôt, vaincue à Somma-Campagna, à Custozza, à Volta, elle fut obligée de repasser l'Oglio et l'Adda; à la fin de juillet, elle était en pleine retraite sur Milan. Le 9 août, Charles-Albert était réduit à signer un armistice qui livrait à l'Autriche la Lombardie et la Vénétie. La campagne était terminée.
L'année suivante, les hostilités recommencèrent entre le Piémont et l'Autriche, entre Charles-Albert , et Radetsky. Cette nouvelle campagne s'ouvrit le 1 21 mars 1849. Elle dura trois jours ; le troisième jour, l'armée piémontaise fut écrasée à Novare.
Pimodan était alors en Hongrie. Il n'avait fait que la première campagne d'Italie, celle de 1848, et c'est à celle-là seulement que se rapportent ses Souvenirs.
IV
Souvenirs et scènes de la guerre d'Italie sous le maréchal Radetsky : tel était le titre donné par Pimo-
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dan à la première partie de ses souvenirs, quand elle parut dans la Revue des Deux Mondes. Il ne s'agit point ici, en effet, d'une histoire de la guerre, d'un récit méthodique et suivi. L'auteur raconte seulement ce qu'il a vu, les scènes dont il a été le témoin, les épisodes auxquels il a été directement mêlé. Ce ne sont que des esquisses, mais faites sur place et vivement enlevées.
Georges de Pimodan avait vingt-cinq ans ; et à cet âge la guerre est presque une fête : elle apparaît, non avec son cortège de misères, de violences et d'horreurs, mais rayonnante d'éclat et riche de promesses. Il était au printemps de la vie, et c'était au printemps de l'année qu'il allait entrer en campagne. Ces scènes de la guerre allaient se dérouler pour lui dans un pays merveilleux, sous un ciel admirable, à travers les plus beaux paysages, au milieu des chefs-d'œuvre de l'art et des grands souvenirs de l'histoire. Le jeune aide de camp du vieux maréchal Radetsky était un artiste et un lettré. Comme Fezensac, il savait son Virgile par cœur. Nul n'était mieux préparé à sentir et à rendre, avec naturel, sans recherche et sans apprêt, le côté poétique de cette étrange guerre. Le plus souvent, il le traduit d'un trait seulement, mais toujours juste et vrai. J'en citerai quelques exemples : « Le lendemain de notre arrivée à Peschiera (3o mars 1848), je fus envoyé avec mon peloton faire une reconnaissance vers Desenzano ; le temps était superbe, un soleil radieux se levait sur les bords du lac de Garde, où se miraient les belles montagnes
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bleues du Tyrol, déjà toutes resplendissantes de lumière» (1). Le i5 mai suivant, Radetsky, ne recevant pas de courrier du général de Nugent, qui devait lui amener des renforts, fit appeler Pimodan et le chargea d'aller, avec toute la vitesse possible, porter au général l'ordre de marcher sur Vérone, sans s'arrêter à l'attaque des villes de Trévise et de Vicence, qui étaient occupées par l'ennemi. Il part, arrive à Trente à la nuit tombante, et, quittant la vallée de l'Adige, entre dans le val Sugana.
« La nuit était superbe, continue-t il, je voyageais avec une extrême vitesse. J'allai jusqu'à Primolano, et m'arrêtai chez le général Rossback, qui gardait cette vallée avec quelques troupes. Malgré l'heure avancée de la nuit, je le trouvai encore tout armé : ses avantpostes avaient été attaqués quelques heures auparavant, et quand je le priai de me donner un guide et douze chasseurs déterminés avec lesquels je voulais tenter de forcer le passage ou suivre quelque sentier dans la montagne, pour toute réponse il ouvrit la fenêtre, et je vis toutes les pentes des montagnes couvertes d'une double ligne de feux de bivouacs ennemis. Je repartis alors pour Trente sans perdre une minute. Le pays que je traversais était admirable : partout des torrents, des rochers, des cascades et des lacs au fond des vallées. Quand je me remis en route, le soleil se levait ; ses premiers rayons doraient la rosée sur l'herbe des prairies élevées; les oiseaux
(1) Tome I, p. 133.
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chantaient, et les lacs, couverts de vapeur, reflétaient les teintes argentées du ciel blanchi par les premières clartés du jour. Je fus bientôt à Trente, d'où je repartis sans m'arrêter : j'avais perdu plus de vingt heures ; maintenant j'étais en plein Tyrol. Quel contraste avec les plaines de l'Italie que je venais de quitter ! Là, des villages brûlés, des champs arides et sans culture ; ici, de vertes prairies, des ruisseaux, des moulins cachés sous les saules, des clochers et des maisons blanches perdus dans la verdure des grands arbres.
En Lombardie, des regards haineux, des désirs de vengeance : dans le Tyrol, les habitants, heureux de me voir, venaient me serrer les mains, écouter tout émus le récit du glorieux combat de Santa-Lucia. De fraîches jeunes filles apportaient à l'officier autrichien des bouquets de fleurs des Alpes » (i).
La prise de Vicence par le général Culoz fut un des principaux épisodes de la campagne. Le général autrichien avait pu se rendre maître des hauteurs et des terrasses qui dominent la ville, et de là foudroyait les maisons. Le bombardement était commencé lorsque Pimodan arriva : « Comme je sortais d'Arcugnana, dit-il, j'entendis le bruit du canon : je pressai le pas et atteignis une hauteur d'où je vis de loin les lignes de fumée que les bombes traçaient sur l'azur du ciel ; mes camarades attaquaient Vicence, et je n'y étais pas. Alors, furieux, je commençai à courir à perdre haleine et presque
(1) Tome 1, p. 183.
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jusqu'au Castel-Rombaldo. Là, la route était couverte de cadavres de Suisses et d'Autrichiens, de chevaux morts, de débris de barricades et de fascines déchirées par les boulets ; le canon grondait de tous les côtés à la fois. Je traversai en courant l'église de la Madona ; elle était pleine de blessés, et j'arrivai sur la terrasse où le général Culoz avait rangé ses batteries. Jamais je ne vis ni ne verrai spectacle plus beau et plus terrible. La ville était à nos pieds, noyée dans la vapeur bleue de la poudre que perçaient les jets de flamme des maisons embrasées ; le soleil dorait de ses derniers rayons les montagnes du Tyrol ; les eaux de la Brenta réfléchissaient les teintes ardentes du crépuscule, et, près de moi, la musique d'un régiment jouait l'air national de l'Autriche, pendant que des centaines de cierges enlevés à l'église de la Madona éclairaient les bosquets de roses et de jasmins de la terrasse ; les soldats, enivrés de l'ardeur du combat et de la fumée de la poudre, ne songeaient pas aux cadavres de leurs camarades morts ; soixante-douze pièces de canon foudroyaient la ville, remplissant l'air de bruit, de flammes et de fumée, pendant que les cris d'effroi des habitants et le son éclatant des trompettes se mêlaient à nos chants de triomphe » (i).
Une dernière citation achèvera de mettre en lumière le caractère particulier de cette guerre de 1848 : « La guerre d'Italie était, à vrai dire, une noble guerre ; c'était un duel entre gens courtois et bien
(1) Tome I, p. 237.
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élevés ; la campagne était parée de fleurs, l'air embaumé, et le soir d'un jour de combat, assis sur les coussins de velours du salon de quelque élégant palais, nous respirions l'air frais de la nuit, écoutant les chants nationaux de nos soldats et prenant des sorbets dans des coupes de cristal. Nos hommes étaient bien nourris, bien vêtus, bien payés, et nous, insouciants comme de vrais lansquenets d'autrefois, nous ne rêvions plus que combats et sanglantes mêlées. Depuis la campagne de Lombardie, j'ai vu la guerre sous un aspect plus sévère ; j'ai vu des soldats tomber autour de moi, rongés par les maladies contagieuses ou épuisés par la faim : spectacle navrant que celui de ces hommes naguère pleins de courage et de vie, et qui, au lieu de succomber glorieusement sur le champ de bataille, mouraient glacés par la fièvre, noircis par la gangrène ou dans les convulsions du choléra ; mais l'éclat de la gloire a recouvert tout cela, et comme alors je comprends le charme étrange qu'il y a dans la vie de guerre, et que nulle part, mieux que dans cette lutte incessante contre les faiblesses du corps, l'âme humaine ne montre toute sa puissance, ne révèle toute sa valeur » (i).
Vers la fin d'avril, la campagne terminée, le maréchal envoya Pimodan porter à Vienne les drapeaux pris sur l'ennemi. Mais, ici encore, comment ne pas lui laisser la parole ? Le vaillant jeune homme, s'adressant à ses compagnons d'armes, écrit ces lignes :
(i) Tome I, p. 171.
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« Mes camarades, vous m'avez peut-être envié l'honneur de déposer ces drapeaux aux pieds de l'empereur. Soyez heureux de n'avoir pas vu ces glorieux trophées, qui avaient coûté tant de sang, entrer à Vienne comme un objet de contrebande, puis disparaître sans pompe dans une salle de l'arsenal !
Soyez heureux de n'avoir pas vu ce peuple terrorisé laisser siffler par quelques jeunes gens, soi-disant Autrichiens, la marche triomphale qui portait le nom glorieux de notre maréchal, cette marche dont les accords avaient toujours été pour nous un signal de victoire ! » (i).
V
Au commencement de novembre 1848, le feldmaréchal-lieutenant prince Windisch-Graetz, au moment d'entrer en Hongrie, écrivit au maréchal Radetsky pour lui demander quelques officiers d'état-major.
Pimodan fut envoyé à Vienne et, peu de jours après, il était à Bruck, sur la Leitha, à la frontière de Hongrie.
Depuis quelques années déjà, la minorité ardente qui travaillait à séparer la Hongrie de l'empire ne cachait plus ses projets. Les événements de mars 1848 à Vienne vinrent lui offrir enfin l'occasion de réaliser ses rêves d'indépendance.
Appuyés sur une partie de la nation, les nobles
(1) Tome I, p. a55.
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hongrois arrachèrent d'importantes concessions à l'Autriche, forcée de concentrer ses troupes dans les provinces insurgées de l'Italie. Ils obtinrent que, sous l'autorité nominale de l'archiduc Etienne, proclamé vice-roi, la Hongrie aurait une administration séparée et, sous la présidence du comte Battyany, un ministère distinct, où M. Kossuth eut le portefeuille des finances (17 mars 1848).
A peine ces concessions étaient-elles obtenues, que le nouveau ministre de la guerre remit le commandement des principales forteresses à des hommes dont le dévouement lui était connu. Avec l'aide de Kossuth, il répandit l'argent à pleines mains, et, sous sa direction, une armée régulière, une puissante artillerie s'organisait rapidement. Le gouvernement impérial laissait faire, lorsque le ban de Croatie, Jellachich, sans ordres, désavoué même par ceux qu'il allait sauver, frappé par eux d'un édit de proscription, passa la Drave et entra en Hongrie à la tête de son armée.
Sa marche victorieuse allait peut-être écraser l'insurrection des Magyars, quand une révolution, plus terrible encore que les précédentes, fit de nouveau triompher l'anarchie à Vienne. Le ban se dirigea aussitôt à marches forcées sur la capitale, pendant que le prince Windisch-Graetz y arrivait de son côté, réunissait son corps d'armée à celui du ban et rétablissait l'autorité impériale. La Hongrie n'en était pas moins perdue pour l'empire, et force était de la reconquérir.
C'est à ce moment que Georges de Pimodan fut envoyé à Vienne. Dès son arrivée, il eut la bonne for-
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tune, après avoir servi en Italie sous les ordres directs du maréchal Radetsky, d'être attaché à l'état-major du ban Jellachich. Voici le portrait qu'il trace de son nouveau chef : « J'avais entendu en Italie tous nos compagnons d'armes parler avec enthousiasme du ban Jellachich : aussi n'est-ce pas sans émotion que je me rendis près de mon nouveau chef. Le ban est de taille moyenne, il a la poitrine haute, les épaules larges, le front haut et découvert, les tempes garnies de cheveux noirs.
L'expression de son visage est douce ; cependant, dès qu'il s'anime, son regard devient impérieux. Il a la parole facile et éloquente. Tout en lui respire la force et l'énergie ; mais ce n'est pas dans un salon, c'est sur un champ de bataille qu'il le faut voir, quand il s'élance à la tête des bataillons, quand sa voix mâle domine le canon et entraîne les soldats » (i).
La guerre de Hongrie eut un tout autre caractère que celle d'Italie. Tout était changé, les saisons ellesmêmes. A une campagne de printemps et d'été succédait une campagne d'hiver. Le paysage était morne et sombre. Au lieu du clair soleil, des riantes vallées et des lumineux horizons de la Lombardie, un ciel triste, d'immenses plaines, de vastes marais. « Entre tous les pays de l'Europe, écrit Pimodan, la Hongrie a une physionomie profondément originale. Dans ses grandes plaines désertes, rien n'arrête la vue : le pâtre, errant toute l'année avec ses troupeaux, y voit
(i) Tome II, p. 14-
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le soleil se lever et se coucher comme sur l'Océan.
Souvent j'ai couru tout un jour à cheval dans ces vastes pusitas (i), sans voir d'autre être vivant que quelque vautour qui traversait les airs ou une cigogne qui se tenait près d'un puits. Ces puits, creusés par les pâtres pour abreuver leurs bestiaux, sont le seul indice qui rappelle dans ces plaines l'existence de l'homme. Souvent, quand le soleil, s'abaissant vers l'horizon, dorait la plaine de ses derniers rayons, je me suis arrêté, saisi de je ne sais quelle émotion mélancolique devant ce spectacle grandiose qui donne l'idée de l'infini. Nul ne peut se défendre de cette mélancolie, qui semble être le caractère du pays ; les soldats eux-mêmes, lorsque nous traversions ces plaines, marchaient silencieux et graves » (2).
Une autre cause accentuait encore la différence entre les deux campagnes. A Goïto, à Somma-Campagna, à Custozza, le soldat se battait avec enthousiasme, le succès couronnait ses drapeaux, le soleil de la victoire mêlait ses rayons à ceux du soleil d'Italie. En Hongrie, il sentait qu'il prodiguait inutilement ses forces, les échecs se multipliaient, l'avenir était sombre comme l'horizon. « L'aspect de l'armée, dit encore Pimodan, était triste et morne ; lorsque le canon grondait, les troupes marchaient à l'ennemi sans élan, sans ardeur; les bataillons se formaient, se
(1) « Pusfta signifie littéralement espace vide. On appelle pusçtas, en Hongrie, de grandes étendues de plaines, et quelquefois aussi, par corruption, lorsque ces plaines sont cultivées, les bâtiments voisins destinés à l'exploitation. » (Note de fauteur.)
(2) Tome II, p. 13o.
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déployaient en silence ; comme au temps de nos succès, ils restaient impassibles sous le feu des Hongrois, les officiers et les soldats atteints par les balles tombaient sans proférer une plainte, mais je ne sais quel triste sourire venait animer leurs traits ; ils savaient que leur sang coulait inutilement sur ces champs de bataille que nous allions abandonner. Pendant la campagne d'Italie, lorsque le bruit du canon retentissait, un éclair de joie semblait illuminer l'armée, les troupes électrisées s'élançaient en avant aux cris de vive l'Empereur ! Chaque bataillon voulait être le premier. Les officiers, mortellement blessés, excitaient encore leurs soldats ; luttant avec la mort, ils encourageaient leurs compagnons, qui s'arrêtaient pour leur serrer la main une dernière fois ; ils mouraient, mais les cris de victoire ! venaient charmer leurs oreilles, et les endormaient dans la joie du triomphe (i). »
Le 19 mai 1849, dans une reconnaissance sur la rive gauche du Danube, à Palanka, Pimodan fut fait prisonnier. Conduit dans la forteresse de Peterwardein, il y resta trois mois et n'en sortit que par miracle. Dès les premiers jours de sa captivité, il avait, d'accord avec le prévôt chargé de la garde des prisonniers, deux sous-ofifciers du génie, un jeune Croate et un bourgeois de la ville, cherché les moyens d'ouvrir les portes de la forteresse au colonel autrichien Mamula, qui s'était maintenu devant Peterwar-
(1) Tome il, p. 126.
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dein. Le complot reçut un commencement d'exécution, mais fut aussitôt découvert et déjoué. Le lendemain, Pimodan et ses complices étaient condamnés à être fusillés. On était au 28 mai. Le commandant de la forteresse crut devoir, avant de faire exécuter la sentence du conseil de guerre, l'envoyer à Debreczin, où siégeait le gouvernement hongrois.
Comme le ban Jellachich tenait la campagne, la réponse de Debreczin ne parvint au commandant que le 26 juillet. Déjà Kraue, l'un des deux sous-officiers, et Bobeck, le bourgeois de Peterwardein, étaient morts. Le 27 juillet, Braunstein, le second des sousofficiers ; Gerberich, le jeune Croate, et Kussmaneck, le prévôt, furent fusillés. Pimodan avait la vie sauve.
Lorsque la sentence avait été remise, à Debreczin, au général Georgey, pour qu'il la sanctionnât, l'armée impériale s'avançait partout triomphante au cœur de la Hongrie, sous la conduite du général Haynau. Soit que Georgey ait été poussé par la pitié, soit qu'il eût craint pour l'avenir en ce moment où la cause hongroise paraissait perdue, il ne voulut pas signer la sentence qui condamnait un officier. Encore quelques semaines, et l'armée de Georgey n'existait plus. Il était forcé de déposer les armes, et, le 2 3 août, Pimodan était rendu à la liberté. « L'empereur, dit-il, m'ayant nommé major, j'allai à Vienne pour le remercier. Je ne l'avais pas vu depuis le temps où nos acclamations le saluaient sur les champs de bataille de l'Italie. L'empereur daigna me serrer la main avec bonté et m'adressa des paroles qui me remplirent
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d'enthousiasme ; je fus heureux de ce que j'avais souffert, et je pensai avec orgueil à nos combats, à cette campagne de Hongrie, qui avait abouti, à travers tant de luttes pénibles, à un si glorieux dénouement » (i). — C'est par ces lignes que se terminent les Souvenirs de Georges de Pimodan.
Blaise de Montluc dit quelque part, dans ses Commentaires : « Plût à Dieu que nous, qui portons les - armes, prissions cette coutume d'écrire ce que nous voyons et ce que nous faisons ! Car il me semble que cela serait mieux accommodé de notre main (j'entends du fait de la guerre) que non pas des gens de lettres ; car ils déguisent trop les choses, et cela sent son clerc. » Les récits de Georges de Pimodan ne sentent pas du tout leur clerc, et je crois bien que nul de nos « gens de lettres» ne les aurait aussi bien «accommodés ». Mais que sont nos pauvres éloges, et que pèse ici la littérature, à propos d'un homme dont le grand évêque de Poitiers a prononcé l'éloge funèbre et dont il a dit : « C'est là que nous vous reverrons, chevaleresque Pimodan, brillant soldat et historien des émouvantes guerres de la Hongrie et de l'Italie. Quiconque vous a lu ou vous a connu le dira comme moi : vous aviez reçu du Ciel une âme éminemment guerrière, une trempe essentiellement martiale. Ces rares dons que vous auriez voulu offrir à la France, Dieu vous a fait la grâce de finir votre vie en les employant à son propre service. Votre nature ardente,
(t) Tome II, p. 200.
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généreuse, inquiété, avait besoin de gloire ; vous avez trouvé la plus haute de toutes. Vous seriez mort de la mort des braves au sortir de cette forteresse de
Peterwardein, d'où vous écriviez à vos parents un adieu si courageux et si résigné j mais plus heureux cent fois, vous êtes mort de la mort des saints, de la mort des martyrs, au sortir de cette église de Lorette ou vous et votre général en chef, et toute votre phalange catholique, vous aviez, le matin même, lavé vos âmes dans le bain de la pénitence, et où quelques- ;
uns avaient réchauffé leurs cœurs ai^feu ^Fhostie ..:\,., -1 .If
eucharistique (i). » A4^— f £ /-n W\fA
:=: r-Í l (1 : ;.~ 1 (i) Eloge funèbre des volontaires catholiq et4 laj àifènse de l'Eglise, prononcé dans l'église. cathédra e dÀPoitiersjé IIdctobre x86o. — Œuvres de Mgr Pie; tome" IV,
bre 1 8 60. — Œ'Mprp~ ~r ftc, tome IV, ~!~ -----
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TABLE DES MATIÈRES
Pages Joseph de Maistre. Première partie. 1 Joseph de Maistre. Deuxième partie. 24.
L'Académie française et le barreau. M. Edmond Rousse. 47 Mirabeau. 64 Mgr de Salamon. (Mémoires inédits de l'internonce à Paris pendant la Révolution (1790-1801). 81 Napoléon et Alexandre 1er. 104 Changarnier. 124 Madame de Chateaubriant. 147 Madame de Lamartine. 170 M. Léon Aubineau. 195 M. Maurice Albert.,. 2:6 Victor Hugo. 233' Le général de Marbot. 251 Le général de Marbot. Deuxième partie. 271 Le général de Marbot. Troisième partie. 300 Un couvent de religieuses anglaises à Paris, de 1634 à ., 1884 .L 22 Un élève du collège royal de Saint-Louis. -' ;:, - '-. ~o Georges de Pimodan. ~3~~ ;:::.! j ~, r';~
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A LA MÊME LIBRAIRIE
BIBLIOTHÈQUE VARIÉE La Bibliothèque variée a été fondée en vue des'distributions de prix, et nous semble répondre à un réel besoin. Que de fois en effet, n'avons-nous pas entendu MM. les directeurs d'établissements scolaires nous confier leur embarras au sujet des livres de prix ! De quoi se composent les collections ou ils sont généralement réduits à choisir? de volumes mal imprimés, sur un vilain papier, et plus désagréables à l'œil que les livres de classe; d'éditions des grands classiques, que les lauréats se gardent bien d'ouvrir car ils ne songent pas à chercher une distraction dans ce qu'ils ont étudié pendant l'année ; d'histoires romanesques à prétentions morales, mais parfaitement insignifiantes, où ni le cœui ni l'esprit n'ont rien à gagner, et que les jeunes gens rejettent dédaigneusement dans un coin, car ils s'aperçoivent vite que la vie ne ressemble guère à ces contes à la Berquin ; d'ouvrages sans portée et sans style, qui seraient allés tout droit chez l'épicier, si des spéculateurs n'avaient imaginé de les vendre au rabais pour en faire la récompense du travail scolaire. Que si l'on veut sortir de ces catégories, il faut prendre des ouvrages d'un prix élevé et d une orthodoxie douteuse.
N'était-il pas possible, en fondant une collection nouvelle, d'échapper à ces inconvénients? Nous avons voulu l'essayer, et les suffrages nombreux et autorisés que nous avons obtenus nous prouvent que nous avons réussi. Nous offrons aux maitres des volumes imprimés avec goût, et qu'un jeune homme puisse, à bon droit, considérer comme l'ornement de sa bibliothèque.
Dans un très curieux et très intéressant article de bibliographie pédagogique, publié récemment sous le titre de : Choix des livres de distribution de prix, et reproduit par plusieurs grands journaux, un maitre considérable de l'enseignement supérieur, après avoir stigmatisé, avec sa logique et son esprit ordinaires, 1 indifférence et le mauvais goût qui président trop souvent au choix des livres de prix, voulait bien apprécier dans les termes suivants notre Bibliothèque variée : « outre que chacun des volumes de cette double collection est signè d'un nom qui suffirait dèià amplement à lo recommander au public, chacun d'eux a été. de la part des critiques compètenti. l'objet des appréciations les plus flatteuses. Ces ouvrages offrent douc, de ce chef, toutes les garanties désirables de valeur intrinsèque.
« Mais ce n'est pas toiit quoique la couverture de ces volumes soit sobre d'ornements et qu'il s'y étale peu do souci dela parade, ils ne laissent pas cependant, même à ce point de vuo extérieur et tout matériel, de faire encore bonne ligure et de charmer agrÓablement Jes yeux, « Si nous ajoutons. enfin. que l'éditeur n'a reculé devant aucun sacrifice pour les fournir, comme on dit, « en nombre », à des conditions exceptionnelles de lwn marché, et faire de l'œuvre qu'il poursuit une œuvre de propagande catllÓ.
liquo et littérairo, il semble que ce ne sera pas faute d'avoir été avertis ni consciencieusement prévenus, s'il so rencontre oncore, dans certaines maisonR, des distributeurs de volumes dont la fadeur et le vide n'ont d'ègal que le clinquant. > La Bibliothèque variée se compose actuellement de deux séries, qui s'enrichissent chaque année de quatre ou cinq ouvrages nouveaux.
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PREMIÈRE SÉRIE. — 33 Volumes Beaux volumes in- 8 de 400 à 500 pages; prix : 3 fr. 50 Une reliure spéciale, dite d'amateur, dos et coins percaline, plats papier glacé, se paie en sus 1 franc par volume.
ALIMONDA (S. E. le cardinal). De l'Aube au coucher du soleil, récits apologétiques, traduits, avec l'approbation de l'auteur, par l'abbé Joseph MAILLAND, docteur en théologie. 30 édition. In-8 d* 512 p.
AUBINEAU (Léon). Gens d'église, portraits et histoires. 2 vol.
in-8 de 818 p.
— Vie de la vénérable mère Emilie de Rodât, fondatrice des Religieuses de la Sainte-Famille de Villefranche-deRouergue. 6° édition. In-8 de 510 p.
BIRÉ (Edmond). Portraits littéraires. — Protpcr Mérimée.
— Edmond About. — Lamartine. — Paul Féval. — Souvenirs d'un bourgeois de Paris. — Un grand Seigneur libéral. - Cuvillier-Fleury. — Les Bourqeois d'autrefois.
2' édition. In-8 de viu-410 p.
— Causeries littéraires. — Chateaubriand. — Berryer.
— H. Taine et le prince Napoléon. - Michelet. — Le duc de Broglie. — Albert Duruy. — D. Nisard. - Armand de Pontmartin. — Camille Doucet. — Alfred àe Courcy. —
Edmond de Concourt. 20 édition. In-8 de 416 p.
— Portraits historiques et littéraires. — Joseph de Maistre. — L'Académie française et le Barreau. — Mirabeau. — Napoléon et Alexandre Ier. — Mgr de Salamon. —
Chançarnier. — Mme de Chateaubriand. — Mme de Lamartine. — Maurice Albert. — Léon Aubineau. — Victor Hugo. — Le général de Marbot, etc. In-8 de 400 p.
CANET (abbé), docteur en philosophie et ès lettres de la Faculté de Louvain. La Liberté de conscience, sa nature, son origine, son histoire, et sa pratique dans nos sociétés contemporaines, d'après l'Encyclique de S. S. Léon XIII. In-8 de 432 p.
CHAUMONT (abbé Louis). Histoire de M. Agut, prêtre, chevalier de Saint-Pierre, fondateur de l'hospice de la Providence à Mâcon, et de la congrégation des Sœurs du Saint-Sacrement. In-8 de xxiv-464 p.
— Histoire populaire de Bourgogne, les faits, les institutions. 38 édition, revue et augmentée, précédée d'une lettre de Mgr PERRAUlt, évêque d'Autun, membre de l'Académie française.
In-8 de 424 p.
CONDAMIN (abbé James), docteur en théologie, docteur ès lettres, professeur à la Faculté catholique des lettres de Lyon. La Vie et les Œuvres de Victor de Laprade, avec une lettre de François COPPÉE, de l'Académie française. In-8 de xx-452 p.
DÉCHELETTE (Mgr J.), vicaire général de Lyon. Vie du cardinal Caverot, archevêque de Lyon. 2e édition, in-8 de 428 p.
DONAND (abbé Ph.-M.), ancien aumônier du Lycée de Toulouse, chanoine honoraire. Christianisme et liberté, introduction à l'étude de la foi chrétienne. 2 vol. in-8 de 970 p.
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HUIT (Charles), professeur honoraire de l'Institut catholique de Paris, lauréat de l'Académie. La Vie et les Œuvres de Frédéric Ozanam, avec une lettre de Mgr l'évêque d'Autun, de l'Académie française. 2e édition. In-8 de xiv-392 p.
JOYAU (Rév. Père Fr. Charles-Anatole), des frères prêcheurs. Saint Pie V, Pape du Rosaire. In-8 de xrv-398 pages, enrichi de 10 gravures.
— Sainte Catherine de Sienne, patronne secondaire de Rome, modèle de dévouement à l'Eglise, ouvrage dédié aux jeunes filles chrétiennes. In-8 de xu-397 p., 11 gravures.
— Saint Thomas d'Aquin, patron des Ecoles catholiques, ouvrage dédié à la jeunesse. 4° édit. In-8 de xx-400p., 10 gravures.
MAISTRE (Joseph de). Les Soirées de Saint-Pétersbourg, d'après l'édition ne varietur de ses œuvres. 2 vol. in-8 de 800 p.
— Lettres choisies de Joseph de Maistre , 28 édition.
In.8 de 396 p.
MONFAT. (R. P. A.), de la Société de Marie. Les Samoa ou Archipel des Navigateurs, étude historique et religieuse. In-8 de xvi-414 p., 4 gravures et 1 carte.
— Le Missionnaire des Samoa, Mgr Louis Elloy, de la Société de Marie, évêque titulaire de Tipasa, vicaire apostolique des Navigateurs et de l'Océanie centrale. In-8 de 462 p., 2 gravures, 1 carte.
— Dix ans en Mélanésie, étude historique et religieuse. In-8 de 371 p., 2 portraits, 1 carte.
NICOLET (R. P.). Vie du Bienheureux Pierre-Louis-Marie Chanel, prêtre de la Société de Marie et premier martyr d'Océanie. 48 édition. In- 8 de 567 p.
PERRIGAUD (abbé). Le Baptême de la France, tableau historique du mouvement social et religieux dans les Gaules au v8 siècle. 28 édition. In-8 de xu-384 p.
PIACENTINI (Arthur). Mgr Ridel, évêque dePhilippopolis, vicaire de Corée, d'après sa correspondance. In-8 de 382 p., 1 portrait, 1 carte.
THOLIN (Georges), archiviste du département de Lot-et-Garonne.
Impressions, études et souvenirs, Le Carnet d'un franc-tireur. — Italie. — Algérie. — Les Animaux travestis. — Les Nids d'oiseaux. — Vieux chemins, vieux moulins. — Excursions d'un naturaliste. In-8 de 396 p.
V ACHET (abbé), chanoine d'Alger, chevalier du Saint-Sépulcre.
Pèlerins et Touristes, voyage en Orient accompli par trois missionnaires de la maison des Chartreux de Lyon. 2 vol. in-8 de 794 p.
VALSON (C.-A.), doyen de la Faculté catholique des Sciences de Lyon.
La Vie et les travaux d'André-Marie Ampère. In-8 de 403 p.
VAUDON (Jean). Etudes littéraires sur le XIXe siècle, avec une introduction de Léon GAUTIER, membre de l'Institut. 28 édition.
In-8 de xvn-378 p.
Vie (la) du R. P. Lacordaire, dédiée à la jeunesse française, par L.-M. 2* édition. In-8 de 420 p.
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DEUXIÈME SÉRIE. — 18 volumes Beaux volumes grand in-i 6 de 350 à 450 p.; chaque vol. : 2 fr.50 Une reliure spéciale dite d'amateur, dos et coins percaline, plais papier glacé, se paie en sus 0 fr. 75 par volume.
HEAUREGARD (J. de). Chez nos amis de Russie. Gr. in-16 de 400 p. environ, avec de nombr. illustrations de Fernand Lambert.
— Le Circulaire 94: De Paris à Vienne par Oberammergau, 2e édition, gr. in-16 de 432 p. 34 illustrations dans le texte.
- Le Circulaire 33 : Du Nord au Midi de l'Espagne. 3e édition. Gr. in-16 de 388 pages.
CONDAMIN (abbé), chanoine honoraire, docteur en théologic, doctotir ès lettres professeur à l'Université catholique de Lyon. Rome et Léon XIII. Grand in-16 de 408 p.
- Croquis artistiques et littéraires. Etudes et souvenus.
3e édition. Gr. in-16 de 382 p.
DUPANLOUP (Mgr). Discours choisis. Edition avec notes, analyses et notices historiques. — Jeanne d'Arc. - Ravignan et Berryer. - Les Volontaires de Castelfidardo.- L'Agriculture et les eaux. - Lamoricière. Grand m-18 de vm-398 p.
GAMBER (abbé Stanislas), licencié ès lettres. Les Poètes de la Foi au XIXe siècle. Gr. in-16 de 350 p. environ.
LALLEMAND (Paul), prêtre de l'Oratoire, agrege de 1 Université, docteur ès lettres. A travers la Littérature. 3 vol. gr. in-16, chaque volume se vend séparément.
PREMIÈRE SÉRIE : Du Sentiment de la nature chez quelques poètes grecs. - Le Drame grec. - De la Littérature latinochrétienne. - Du Maintien des études classiques. — L Oratoire à l'Académie. - Les Moralistes et le xvii" siècle, suite de la Modernité dans l'art d'écrire. - Du Pessimisme littéraire. 111-16 de 354 p.
DEUXIÈME SÉRIE : Le cardinal Guibert écrit'ain. - M. Lecomte de Lisle. - La Bruyère historien. - La Poésie contemporaine. — Un Livre de pensées. - Henri de Bornier. - Un Rêve de poète. —Bossuet. - Le comte Jean Dzialynoki. Sainte Catherine de Sienne. In-16 de 354 p.
TROISIÈME SÉRIE : Qui a fait le XVII* siècle ? - Bossuet sermonnaire. - Erasme. - L'Académie française en 1789.
— Marie Jenna. - Appendice sur Marie Jenna. — Atravers les Poètes. - Lamartine. - Poètes et poésie, In-16 de 319 p.
LAVEIILLE (abbé), prêtre de l'Oratoire, L'Eglise et les BellesLettres. Gr. in-16 de 350 p.
MAURY, sergent à la légion étrangère, decore t de la médaille milit.
Mes Campagnes au Tong-Knig. 3e edit., gr. in-16de 324 p.
MORLAIS (abbé), docteur ès lettres, professeur à la Faculté catholique de Toulouse. Etudes morales sur les grands écrivains latins. Gr. in-16 de vni-360 p.
RIaARD (Mgr), professeur honoraire des Facultés d'Aix et de Marseille. Le Grand Siècle. Bossuet. Gr. in-16 de v-387 p.
- Le Grand Siècle. Corneille. Gr. in-16 de 346 p.
- Le Grand Siècle, Boileau. Gr* in-16 de 340 p.
- Le Grand Siècle. La Bruyère. Gr. in-16 de 150 p. environ THÉLOZ (abbé), supérieur du petit séminaire de Meximieux. Un Directeur- de Séminaire, l'abbé Robelin. Gr. in-16 de xxxix-333 p.