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Mon cher ami,
J’ai tenu à inscrire ton nom en tête de ce volume. Les études qui le composent ont trouvé chez toi, lorsqu’elles ont paru séparément dans divers recueils périodiques, une sympathie qui a été pour moi le plus précieux des encouragements. Ton goût littéraire si délicat et ton sens moral si droit me garantissaient que je ne m’étais pas trompé en donnant à ces essais sur des écrivains que j’ai personnellement connus, que j’ai admirés et aimés, non la forme d’une analyse critique de leur œuvre aboutissant à l’approbation ou à la réfutation de leurs doctrines, mais celle d’essais biographiques où j’ai cherché à démêler
Quelques personnes se sont étonnées que j’aie pu parler avec une sympathie presque égale d’écrivains aussi dissemblables que le furent Michelet, Renan et Taine ; et que j’aie mêlé si peu de critiques à l’exposé que j’ai fait de leurs idées. Elles auraient aimé me voir indiquer les points sur lesquels je me sépare d’eux et les motifs de mon dissentiment. Je n’ai point pensé qu’il importât beaucoup au public de connaître mon sentiment personnel sur les questions religieuses, philosophiques et historiques que Taine, Renan et Michelet ont abordées et résolues chacun à leur manière. Si je croyais devoir le dire, je le ferais directement, et non sous forme de réfutation des idées d’autrui. Je crois d’autre part avoir suffisamment indiqué, bien qu’avec discrétion, les points sur lesquels ces grands esprits me paraissent avoir donné prise à la critique. Je n’ai point caché le tort qu’une sensibilité et une imagination trop vives ont fait chez Michelet à la critique de l’historien et à l’observation raisonnée du savant ; la part de responsabilité qui lui revient dans ce culte aveugle de la Révolution française dont nous avons si longtemps souffert ; l’influence troublante que les Renanisme. J’ai laissé voir que chez Taine il y avait quelque désaccord entre la hardiesse de sa pensée et la timidité de son caractère, et que ce désaccord pouvait expliquer quelques-uns de ses jugements historiques ; que ses convictions déterministes et la puissance logique de son esprit lui ont fait méconnaître ce qu’il y a de complexe, de mystérieux, d’insaisissable dans la nature et dans l’homme ; qu’il a trop cru à la possibilité de réduire à des classifications fixes et à des formules simples l’histoire et la vie ; qu’il a pris trop souvent la clarté et la logique d’un raisonnement pour une preuve suffisante de sa justesse ; qu’il a eu enfin, lui aussi, dans les écrivains naturalistes et matérialistes de ces dernières années
J’aurais pu sans doute insister plus que je ne l’ai fait sur les imperfections de leurs œuvres et sur les limites de leur génie ; mais il me semble que j’aurais alors altéré la vérité du portrait que je voulais tracer d’eux. Au lieu de m’attarder à dire ce qu’ils n’ont pas fait et ce qu’ils n’ont pas été, j’ai cherché à montrer ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont voulu faire. Connaissant personnellement leur valeur morale, j’ai cherché à leurs doctrines et à leurs actes, des explications naturelles, légitimes et élevées, même à ce qui pouvait me surprendre ou me choquer en eux. Les sachant incapables de céder sciemment à des motifs frivoles ou bas, j’ai cru en agissant ainsi faire œuvre d’équité. En présence d’hommes supérieurs, la sympathie est la voie la plus sûre pour comprendre ; et l’œuvre la plus utile de la critique est d’expliquer en quoi les grands hommes ont été grands, les ressorts secrets de leur génie, les motifs légitimes de leur influence. Ce n’est que longtemps après leur mort, quand le temps a mis chaque chose à son rang, qu’on peut discerner les défauts, les lacunes, les défaillances qui ont rendu certaines parties de leur œuvre caduques ou nuisibles. Et même alors, n’est-ce pas sur les parties durables
Logiquement cette reconstitution de l’histoire aurait dû être entreprise après que les bases de la science historique et de la méthode critique auraient été posées. Mais peut-être trop de critique et trop de philosophie aurait paralysé l’audace créatrice ; peut-être était-il nécessaire, pour que Michelet pût, comme Ézéchiel, souffler sur les ossements desséchés de la vallée de Josaphat, les revêtir de chair et les pénétrer de l’esprit de vie, qu’il ne fût pas entravé par les scrupules et les distinctions du critique, ni par les déductions rigoureuses du savant. Ce n’est pas que la critique et la philosophie lui fussent étrangères ou indifférentes ; mais ce n’est pas en elles qu’était sa force. Il s’est vanté d’avoir le premier en France utilisé les documents d’archives pour écrire une histoire générale, recommandé l’emploi méthodique
Si, comme Michelet, Taine a pour but de faire revivre le passé, ce n’est point à des procédés subjectifs de divination qu’il demande cette résurrection. Il croit que la vie sous toutes ses formes, vie morale et intellectuelle comme vie physique, a ses lois ; et c’est la découverte, puis la mise en action de ces lois qu’il assigne comme mission à l’historien. Il croit à une statique et à une dynamique sociales, à une anatomie, à une physiologie et même à une pathologie de l’histoire ; il pense que les hommes comme les actions des hommes sont des produits nécessaires, et il voit toute l’histoire
C’est la critique qui permettra de discerner en quelque mesure dans l’histoire ce qui peut être objet de science de ce qui restera du domaine de
Il est nécessaire d’écouter la leçon particulière de chacun de ces trois maîtres. Ils se complètent et se corrigent l’un l’autre. Si l’on craint, en se laissant séduire par les côtés ironiques et sceptiques du génie de Renan, de ne plus voir dans l’histoire qu’un jeu décevant d’apparences imaginaires, on écoutera la voix grave de Taine qui nous ordonne de croire à la science et de découvrir sous les changeantes apparences la vérité positive et les lois immuables de l’univers ; si l’on craint, en suivant les austères et durs enseignements de Taine, de perdre le sens et l’amour de la nature et des hommes, on apprendra de Michelet que dans la poursuite des vérités morales, il ne faut pas s’adresser à l’intelligence seule, mais aussi à l’imagination et au cœur « d’où jaillissent les sources de la vie. »
Il est encore plus difficile de juger avec impartialité un grand homme quand on l’a connu et aimé, quand on peut encore se rappeler le son caressant de sa voix, la finesse de son sourire, la profondeur de son regard, la pression affectueuse de sa main, quand on se sent encore, non seulement subjugué par la supériorité de son esprit, mais comme enveloppé de sa bienveillance et de sa bonté.
À ces difficultés d’ordre général s’en joint une autre quand il s’agit d’un homme tel que fut Ernest Renan. Son œuvre est si considérable et si variée, son érudition était si vaste, les sujets auxquels se sont attachées ses recherches et sa pensée sont si divers qu’il faudrait, pour être en mesure de parler dignement de lui, une science égale à la sienne et un esprit capable comme le sien d’embrasser toutes les connaissances humaines, toute la nature et toute l’histoireEssais de psychologie contemporaine et de J. Lemaitre dans Les Contemporains, un remarquable article de Maurice Vernes dans la Revue d’histoire des religions (1893) et surtout la belle notice de J. Darmesteter dans le Journal asiatique (1893).
Pour toutes ces raisons, on comprendra que
« M. Renan est un homme d’imprévu… Il est difficile d’avance de prédire son développement… Pour s’être occupé surtout du passé, Ernest Renan n’est pas resté étranger au
Tant de modération de modestie et de nuances n’étaient pas pour entraîner le suffrage universel. Ernest Renan en fit l’expérience.xix e siècle. Il y a réfléchi… Ses
Cette vie si tranquille et si heureuse eut pourtant ses heures de trouble, on pourrait dire ses drames, mais des drames tout intérieurs,
Ernest Renan était originaire de Tréguier (Côtes-du-Nord), une de ces anciennes villes épiscopales de Bretagne qui ont conservé jusqu’à nos jours leur caractère ecclésiastique, qui semblent de vastes couvents grandis à l’ombre de leurs cathédrales et qui, dans leur pauvreté un peu triste, n’ont rien de la banalité et de l’aisance bourgeoises des villes de province du nord et du centre de la France. On peut encore visiter l’humble maison, toute proche de la belle cathédrale fondée par saint Yves, où Renan naquit le 27 février 1823 ; le petit jardin planté d’arbres fruitiers où il jouait tout enfant, laissant errer sa vue sur l’horizon calme et mélancolique des collines qui encadrent la rivière de Tréguier. Son père, capitaine de la marine marchande et occupé d’un petit commerce, était de vieille race bretonne (le nom de Renan est celui d’un des plus vieux saints d’Armorique). Il transmit à son fils l’imagination rêveuse de sa race, son esprit de simplicité désintéressée. La mère était de Lannion, petite ville industrielle, qui n’a rien de l’aspect monacal de Tréguier. Très pieuse, elle avait cependant une élasticité et une gaieté de caractère
La vie du reste commença par être pour lui plus qu’austère ; elle fut sévère et dure. Son père périt en mer, alors que lui-même était encore enfant, et ce ne fut qu’à force d’économie et de privations que sa mère put subvenir à l’éducation de ses trois enfants. Ernest Renan, loin de garder rancune à la destinée de ces années misérables, lui resta reconnaissant de lui avoir fait connaître et aimer la pauvreté. Il eut toute sa vie l’amour des pauvres, des humbles, du peuple. Il ne s’éloigna jamais des parents de condition plus que modeste qu’il avait conservés en Bretagne. Dans les dernières années de sa vie, il aimait à les aller revoir, comme il avait tenu à conserver intacte la petite maison où s’était écoulée son enfance. ee
C’est une crise purement intellectuelle qui fit sortir Renan du séminaire. L’état de prêtre lui souriait ; il avait reçu avec une joie pieuse les ordres mineurs, et aucune des obligations morales de la vocation ecclésiastique ne lui pesait. La vie du monde lui faisait peur ; celle de l’Église lui paraissait douce. Il n’y avait en lui aucun penchant à la raillerie ou à la frivolité. Mais, en lui enseignant la philologie comparée
Il n’eut pas besoin d’épuiser ce fonds de réserve. Grâce à ses prodigieuses facultés intellectuelles et à la science déjà considérable acquise pendant ses années de séminaire, Renan put rapidement se créer une situation indépendante et marcha désormais de succès en succès. On reste confondu en voyant ce qu’il sut faire et produire pendant les cinq années qui suivirent sa sortie de Saint-Sulpice, de la fin de 1845 à 1850. Il conquit tous ses grades universitaires, du baccalauréat à l’agrégation de philosophie, où il fut reçu premier en 1848. Il obtint, la même année, de l’Académie des inscriptions, le prix Volney, pour un grand ouvrage, l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (publiée en 1855), et, deux ans plus tard, un autre prix sur l’Étude du grec au moyen âge. Il faisait en 1849-1850 des recherches « Je suis de retour à Rome pour la deuxième fois. Vous voyez que cette ville exerce sur moi une attraction toute particulière ; j’y aurai passé près de cinq mois, et tous les jours je l’envisage par des faces nouvelles et je lui trouve de nouveaux charmes. Rome est la ville du monde où l’on est le plus à l’aise pour philosopher. Nulle part la pensée n’est plus libre, la vue plus limpide. Rome est comme les grandes œuvres de l’esprit humain ; l’impression qu’elle produit est très complexe. Il y a place pour l’admiration, pour le mépris, pour le rire, pour les pleurs. C’est le tableau le plus parfait de la vie humaine, ou plutôt c’est le résumé de la vie de l’humanité, concentré en un point. Si vous visitez jamais ce pays, vous partagerez, j’en suis sûr, mes sympathies, et vous préférerez cette grande ruine à cette Naples trop vantée, qui n’a pour elle que son admirable nature. Naples ne m’a laissé que de pénibles souvenirs. Il est impossible, en face d’une telle dégradation de la nature humaine, de s’ouvrir de gaîté de cœur au charme des beaux lieux, lors même que ces lieux s’appellent Sorrente et Portici, Misène et Baïa. »
Averroès et l’averroïsme, capital pour l’histoire de l’introduction de la philosophie grecque en Occident par les Arabes. En même temps, il publiait dans des recueils périodiques plusieurs essais, entre autres celui qui, remanié, est devenu son livre sur l’Origine du langage, et il écrivait un ouvrage considérable sur l’Avenir de la science, qu’il n’a imprimé qu’en 1890.
Ce livre, composé en quelques mois par un jeune homme de vingt-cinq ans, contient déjà « J’aurais, je crois (après le 2 décembre), définitivement et à tout jamais, répudié le suffrage universel, qui nous a joué cet effroyable tour. “On ne peut vivre avec toi, ni sans toi.” Voilà bien le mot, et c’est toute la vie et toute l’histoire… Croiriez-vous que dans la fièvre des premiers jours, j’étais presque devenu légitimiste, et que je suis encore bien tenté de l’être, s’il m’est démontré que la transmission héréditaire du pouvoir est le seul moyen d’échapper au césarisme, conséquence fatale de la démocratie telle qu’on l’entend en France. Si c’est là la conséquence de 89, ainsi qu’on nous le dit, je répudie 89 ; car je suis convaincu que la civilisation moderne ne tiendrait pas cinquante ans à ce régime… Depuis ces événements je suis devenu tout curiosité ; je ne vis que des nouvelles et des impressions d’autrui. »
Son caractère ne le portait pas à la résistance active. Voici comment il jugeait, le 17 mai 1852, la question du serment : « Mon avis est que ceux-là seuls devaient refuser qui avaient participé directement aux anciens gouvernements… ou qui actuellement avaient l’intention arrêtée d’entrer dans une conspiration contre celui-ci. Le refus des autres, bien que louable s’il correspond à unedélicatesse de conscience, est à mon avis regrettable. Car outre qu’il dégarnit le service public de ceux qui peuvent mieux le remplir, il implique que tout ce qui se fait et tout ce qui se passe doit être pris au sérieux… En ce qui me concerne, on ne m’a encore rien demandé ; je vous avoue que je ne me trouve pas assez d’importance pour faire une exception au milieu de mes collègues, qui, pas plus que moi, ne sont partisans du régime actuel. Il est évident que, de fort longtemps, nous devons nous abstraire de la politique. N’en gardons pas les charges, si nous n’en voulons pas les avantages. »
Néanmoins ses sentiments contre l’Empire étaient très vifs. En 1853 dans une autre lettre, il dit qu’il ne veut plus signer d’articles dans l’Athéneum français « parce qu’on y a inséré des vers à la Montijo. Ce ne sera qu’en faisant ligue et résistance sur tous les points, qu’on sortira de cette infamie »
.
Sur les conseils d’Augustin Thierry et de Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats. C’est ainsi que Renan devint le premier de nos essayistes, et, dans des articles de critique littéraire et philosophique, mit en circulation, sous une forme légère, aisée, accessible à tous, ses idées les plus audacieuses et toutes les découvertes de la philologie comparée et de l’exégèse rationaliste. Ce sont ces essais, où son talent littéraire s’affina et s’assouplit et où le fonds le plus solide de pensées et de connaissances s’unissait à une virtuosité prestigieuse de style, qui ont formé les admirables volumes intitulés : Essais de morale et de critique ; Études d’histoire religieuse ; Nouvelles études d’histoire religieuse. Sa renommée littéraire grandissait rapidement, tandis que ses ouvrages d’érudition le faisaient entrer, dès 1856, à l’Académie des inscriptions, âgé seulement de trente-trois ans.
Mission de Phénicie, paru de 1863 à 1874 par livraisons, mais aussi la première ébauche de sa Vie de Jésus, l’introduction de l’œuvre capitale de sa vie : l’Histoire des origines du christianisme, qui forme sept volumes in-8º. Il avait déjà abordé dans ses essais un grand nombre de problèmes religieux et de questions de critique et d’exégèse sacrées, mais il ne voulait pas se borner à l’analyse et à la critique. Il voulait entreprendre quelque grand travail de synthèse et Histoire d’Israël, dont il a publié trois volumes et dont les deux derniers, achevés peu de temps avant sa mort, ont paru en 1893 et 1894.
L’apparition de la Vie de Jésus fut, non seulement un grand événement littéraire, mais un fait social et religieux d’une portée immense. C’était la première fois que la vie du Christ était écrite à un point de vue entièrement laïque, en dehors de toute conception supra-naturaliste, dans un livre destiné, non aux savants et aux théologiens, mais au grand public. Malgré les ménagements infinis avec lesquels Renan avait présenté sa pensée, malgré le ton respectueux et attendri qu’il prenait en parlant du Christ, peut-être même à cause de ces Vie de Jésus. Il avait eu la naïveté de lui offrir, comme compensation, une place de conservateur à la Bibliothèque nationale.
Renan répondit au ministre, en style biblique : Garde ton argent (« blasphémateur européen »
, comme l’appelait Pie IX, continua tranquillement son œuvre« Je vais faire chez moi le cours que j’aurais fait au collège de France. Mon cabinet est bien petit ; quand il faudra, j’en prendrai un autre. Je veux qu’aucune personne de celles qui ont vraiment besoin pour leurs travaux de cet enseignement, n’en soit privée. Je crois d’ailleurs l’expérience bonne à faire au point de vue de la liberté générale de l’enseignement. »
Vie de Jésus, dans la lutte religieuse, attaqué avec violence par les uns, défendu et admiré avec passion par les autres, ayant à souffrir souvent de la vulgarité de certains admirateurs, E. Renan ne s’abaissa point à la polémique ; il ne permit point que la sérénité de sa pensée fut altérée par ces querelles« Ma résolution de ne pas entrer dans tout ce bruit, les embarras du voyage, le bruit du vent et de la mer m’arrêtèrent… On a trouvé moyen de faire partir la calomnie de si bas, que pour la relever je serais obligé de me salir. Par caractère, je suis tout à fait indifférent à cela ; je ne crois pas que cela fasse du tort au progrès des idées saines. »
Ernest Renan était désormais en pleine possession de son génie, de son originalité, et Dialogues philosophiques, soit sous une forme plus légère et doucement ironique dans ses fantaisies dramatiques : Caliban, l’Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, l’Abbesse de Jouarre ; il travaillait à la réforme du haut enseignement ; il écrivait ces délicieux fragments d’autobiographie qu’il a réunis sous le titre de Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Essais de critique et de morale, celui qui avait écrit des pages inoubliables sur l’âme rêveuse et mélancolique des races celtiques, qui avait
Ceux toutefois qui connaissaient mieux son œuvre et surtout sa vie savaient que ce dilettantisme, cet épicurisme et ce scepticisme apparents n’étaient point au fond de son cœur et de sa pensée, mais étaient le résultat de la contradiction intime qui existait entre sa nature profondément religieuse et sa conviction qu’il n’y a de science que des phénomènes, par suite, de certitude que sur les choses finies ; ils comprenaient d’autre part qu’il était trop sincère pour vouloir rien affirmer sur ce qui n’est pas objet de connaissance positive. Il était trop modeste, trop ennemi de toute ombre de pose et de pharisaïsme pour se proposer en exemple et en règle, pour vanter, comme une supériorité, les vertus et les principes de morale qui faisaient la base même de sa vie. Sa vie, la disposition habituelle de son âme étaient celles d’un stoïcien, d’un stoïcien
« Je ne sais, dit Renan. L’Église enseigne qu’auprès de chaque jeune fille se tient un ange gardien. La vraie pudeur consiste à craindre d’offusquer même l’œil des anges. »
Il est un mérite que personne ne songe à lui contester, c’est d’avoir été le plus grand écrivain de son temps et un des plus admirables ee
Ce qui fait du reste la beauté et la richesse du style de Renan, c’est qu’il n’a jamais été ce qu’on appelle un styliste ; il n’a jamais considéré la forme littéraire comme ayant sa fin en elle-même. Il avait horreur de la rhétorique et ne voyait dans la perfection du style que le moyen de donner à la pensée toute sa force, de la vêtir d’une manière digne d’elle. Tout était naturel chez lui. C’était la simplicité de sa nature qui se reflétait dans la simplicité de son style ; la richesse et l’éclat de son style venaient de la plénitude de sa science, de la puissance de son imagination et de l’abondance de ses idées.
Renan n’a pas été un créateur dans les études d’érudition ; il n’a, ni en linguistique, ni en archéologie, ni en exégèse fait une de ces découvertes, créé un de ces systèmes qui renouvellent une science ; mais il n’est pas d’homme qui ait eu une érudition à la fois aussi universelle et aussi précise que la sienne : linguistique, littérature, théologie, philosophie archéologie, histoire naturelle même, rien de ce qui touche à la science de l’homme ne lui est étranger. Ses travaux d’épigraphie et
De même qu’il n’a pas été un créateur dans le domaine de l’érudition, Renan n’a pas été non plus un novateur en philosophie. Ses études théologiques ont développé en lui les qualités du critique et du savant et l’ont dégoûté des systèmes métaphysiques. Il était trop historien pour voir dans ces systèmes autre chose que les rêves évoqués dans l’imagination des hommes par leur ignorance de l’ensemble des choses, les mirages successifs suscités dans leur esprit par le spectacle changeant du monde. Mais, s’il n’est pas un philosophe, il est un grand penseur. Il a répandu à pleines mains, dans tous ses écrits, sur tous les sujets, sur l’art comme sur la politique, sur la religion comme sur la science, les idées les plus originales et les plus profondes. C’est autant comme penseur que comme historien que Renan a été le fidèle interprète du temps où il a vécu. Notre époque a perdu la foi et
Ce qu’on a appelé son dilettantisme et son scepticisme n’est que la conséquence de sa sincérité. Il avait également peur de tromper et d’être dupe, et il ne craignait pas de proposer des hypothèses contradictoires sur des questions où il croyait la certitude impossible.
C’est là ce qu’il faut se rappeler pour comprendre ce qui, dans son œuvre historique, peut au premier abord paraître entaché d’inconsistance et de fantaisie. On l’a accusé de dédaigner la vérité, de tout sacrifier à l’art, de mettre toute la critique historique dans le talent « de solliciter doucement les textes »
. « une des manières dont les choses ont pu être »
. Renan a toujours averti quand il procédait ainsi, qu’il s’agit des origines d’Israël, de la vie du Christ« Je ne crois pas que cette façon de tâcher de reconstituer les physionomies originales du passé, soit si arbitraire que vous semblez le croire. Je n’ai pas vu le personnage ; je n’ai pas vu sa photographie ; mais nous avons une foule de détails de son signalement. Tâcher de grouper cela en quelque chose de vivant, n’est pas si arbitraire que le procédé tout idéal de Raphaël ou du Titien. Quant au charme de Jésus, il a dû principalement se distinguer par là, bien plus que par la raison ou même par la grandeur. Ce fut avant tout un charmeur… »
On a pu s’étonner que le même homme qui a voulu qu’on mît sur sa tombe :
, se soit si souvent demandé, comme Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? »
Mais ces interrogations, mêlées d’ironie, étaient elles-mêmes un hommage rendu à la vérité« Vous savez que sur les choses divines, je suis un peu hésitant… J’accepte de tous points votre morale ; j’y trouve la plus parfaite expression de ma manière de sentir sur ce point… En général, vous portez dans votre langage métaphysique, plus de détermination que moi ; j’ai un peu moins de confiance dans la compétence du langage humain pour exprimer l’ineffable… En même temps que je désirerais introduire le
devenir dans l’être-universel, je sens l’absolue nécessité de lui accorder la conscience permanente. Il y a là un mystère dont je n’entrevois pas la solution. »
Ceux qui liront l’Avenir de la science, écrit à vingt-cinq ans, et qui verront les liens intimes qui rattachent ce livre à l’œuvre tout entière de Renan, diront, eux aussi, en contemplant cette longue vie si bien remplie :
.
Si nous nous demandons maintenant ce qui
La Chine, l’Inde, l’antiquité classique, le moyen âge, les temps modernes avec leurs perspectives infinies sur l’avenir, toutes les civilisations, toutes les philosophies, toutes les religions, il a tout connu, tout compris. Il a recréé l’univers dans sa tête, il l’a repensé, si l’on peut dire, et même de plusieurs manières différentes. Ce qu’il avait ainsi conçu et contemplé intérieurement, il avait le don de le communiquer aux autres sous une forme enchanteresse.
Cette puissance de contemplation créatrice
Nous nous sommes uniquement proposé de fixer avec autant de précision que possible les traits essentiels de la biographie de Taine et le caractère général de son œuvre. Sa vie est peu et mal connue. Il s’est efforcé de dérober sa personne à la curiosité des contemporains et de mettre scrupuleusement en pratique le précepte : « Cache ta vie et répands ton Annales de l’École des sciences politiques, par M. Th. Froment dans le Correspondant, par M. Faguet dans sa Revue bleue. M. A. de Margerie a consacré à Taine un livre sérieux et respectueux où il cherche à démontrer que Taine revenait dans ses dernières années aux idées conservatrices et catholiques.
« régime
, où le collégien, privé de toute initiative, « vit comme un cheval attelé entre les deux brancards de sa charrette »
. Madame Taine se décida aussitôt à venir vivre à Paris avec ses filles et à prendre son fils chez elle. Alors commença, pour ne plus cesser jusqu’au mariage de Taine, sauf pendant ses trois années d’École normale et les deux qui suivirent, cette vie commune où le plus tendre et le plus attentif des fils trouvait dans sa mère, comme il l’a dit lui-même, « l’unique amie qui occupait la première place dans son cœur »
. « La vie de ma mère, écrivait-il en 1879, n’était que dévouement et tendresse… aucune femme n’a été mère si profondément et si parfaitement. »
Ceux qui savent combien Taine avait besoin de ménagements et de soins pour que sa nature nerveuse trop sensible pût résister et à l’excès de l’activité cérébrale et aux froissement de la vie, songent avec reconnaissance aux bienfaisantes influences féminines qui, d’abord au foyer maternel, puis au foyer conjugal, ont assuré le libre développement de son génie, l’ont protégé contre les atteintes trop rudes de la réalité, ont entouré son travail de paix et de sécurité, ont allégé les heures, pénibles entre
Le jeune Taine ne tarda pas à prendre, au collège Bourbon, le premier rang. Dès l’âge de quatorze ans, il s’était fait à lui-même le plan de ses journées et l’observait avec une méthode rigoureuse. Il s’accordait vingt minutes de repos et de jeu en rentrant de la classe du soir, et une heure de piano après le dîner ; tout le reste du jour était donné au travail. Il refusait toute distraction mondaine et poursuivait des études personnelles à côté de ses occupations de collégien. Chaque année, au moment du concours général, il fallait lui mettre des sangsues à la tête pour éviter le danger d’une congestion cérébrale. Des succès exceptionnels récompensèrent ces efforts. En 1847, comme vétéran de rhétorique, il remportait au collège les six premiers prix et au concours général, le prix d’honneur et trois accessits ; en philosophie, il obtenait au collège tous les premiers prix, aussi bien les trois prix de sciences que les deux prix de
Taine fit au collège Bourbon la connaissance de plusieurs camarades dont l’amitié devait avoir une durable influence sur sa vie : Prévost-Paradol, qui se décida, sur ses instances, à entrer à l’École normale, et qui fut pendant plusieurs années l’intime confident de sa pensée ; Planat, le futur Marcelin de la Vie parisienne, qui cachait, sous la fantaisie du caricaturiste, un esprit sérieux jusqu’à la tristesse et passionné pour les plus graves problèmes de la philosophie, et par qui Taine apprit plus tard à connaître le monde des artistes et la société éléganteDerniers essais de critique et d’histoire.Histoire de la Révolution d’AngleterreRevue de l’instruction publique, 6 juin 1856 ; réimprimé dans les Essais de critique et d’histoire.
L’enseignement public était la carrière qui s’offrait le plus naturellement à Taine après ses brillants succès scolaires. En 1848, il passa ses deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences et fut reçu le premier à l’École normale. Il y voyait entrer avec lui presque tous ses rivaux des concours de 1847 et de 1848 : About, reçu second, Sarcey, Libert, Suckau, Albert, Merlet, Lamm, Ordinaire, Barnave, etc.
Je n’aurai pas la témérité de refaire, après M. SarceySouvenirs de jeunesse.
Taine eut, dès le premier jour, une place à part au milieu d’eux. Non qu’il cherchât à se singulariser ou à faire sentir sa supériorité ; ses maîtres et ses camarades s’accordent à vanter sa douceur, sa modestie, sa complaisance, sa gaieté ; mais il inspirait, par son caractère et par son intelligence, un sentiment que des jeunes gens, enfermés dans une école, éprouvent rarement pour un compagnon d’études : un respect affectueux. On sentait confusément qu’il y avait en lui quelque chose de particulier, d’unique, qui le mettait à part et au-dessus de tous. Il arrivait à l’École avec une érudition auprès de laquelle tous se sentaient des ignorants, et pourtant on voyait ce grand bûcheron, pour me servir de l’expression d’About, peiner comme s’il avait tout à apprendre. Il joignait à une rigoureuse méthode dans son infatigable labeur, une facilité merveilleuse feuilleter, comme ils disaient, sans jamais lasser sa patience. Enfin, on s’étonnait de le voir apporter, au sortir du collège, un esprit tout formé et des doctrines arrêtées, mûries par l’étude et la réflexion personnelles. Il avait déjà, quand il suivait à Bourbon le cours de philosophie de M. Bénard, un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste, et surtout une manière, qui lui était propre, de classer ses idées et de les exprimer avec une rigueur presque mathématique. Il avait à l’École des registres où ses réflexions, ses lectures, ses conversations, venaient se condenser dans des analyses qui avaient pour objet de reconstruire a priori la réalité, de ramener à une formule simple un système, une époque, un caractère, et de découvrir les lois génératrices des organismes complexes et vivants. On sentait en lui un observateur et un juge. Il avait trop de bonhomie et de modestie pour qu’on se sentît gêné l’absorbant, comme on disait, et les autres les absorbés ; mais bientôt About subit l’ascendant irrésistible de ce logicien pressant, doux et obstiné, et l’on déclara qu’il fallait le ranger désormais parmi les absorbés de ce nouvel et plus puissant absorbant.
Personne n’a jamais joui du séjour à l’École normale au même degré que Taine. Il éprouva jusqu’à l’enivrement le plaisir de sentir autour de soi « des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par des études et un contact perpétuels
, et le plaisir de travailler, de penser et de discuter sans entrave et sans trêve.
« J’ai un encombrement de travaux de toute sorte, écrit-il à Paradol, le 20 mars 1849. Compte d’abord les devoirs officiels exigés de grec, philosophie, histoire, latin, français ;
ensuite la préparation à la licence et la lecture d’environ trente ou quarante auteurs difficiles que nous aurons à expliquer à ce moment, et enfin toutes mes études particulières de littérature, d’histoire, de philosophie. Tout cela marche de front, et j’ai toujours une quantité de choses sur le métier. Je me suis fait un grand plan d’étude et je destine mes trois années d’École à le remplir en partie ; plus tard, je le compléterai. Je veux être philosophe et, puisque tu entends maintenant tout le sens de ce mot, tu vois quelle suite de réflexions et quelle série de connaissances me sont nécessaires. Si je voulais simplement soutenir un examen ou occuper une chaire, je n’aurais pas besoin de me fatiguer beaucoup ; il me suffirait d’une certaine provision de lectures et d’une inviolable fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné d’une ignorance complète de ce que sont la philosophie et la science modernes ; mais comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire uniquement un métier, comme j’étudie par besoin de savoir et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de l’École, à étudier en outre les sciences sociales, l’économie politique et les sciences physiques ; mais ce qui me coûte le plus de temps, ce sont les réflexions personnelles ; pour comprendre, il faut trouver ; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trouver ce qu’ont déjà découvert les autres. »
On s’étonne que sa santé, toujours délicate, ait pu résister à un pareil surmenage. Ses lectures étaient prodigieuses. Il dévorait Platon, Aristote, les Pères de l’Église, les scolastiques, et toutes ses lectures étaient analysées, résumées, classifiées. Bien qu’à cette époque les élèves de philosophie fussent dispensés de suivre les conférences d’histoire en seconde année, Taine non seulement les suivait, mais encore apportait à M. Filon un travail approfondi sur les Décrets du Concile de Trente. Possédant déjà à fond l’anglais, il s’était mis avec ardeur à l’allemand, pour lire Hegel dans le texte. Dans ses délassements mêmes, l’étude et la réflexion avaient leur part. En causant avec ses camarades, il analysait leur caractère et leur manière de penser ; « il nous exprimait comme des oranges », m’a dit l’un d’eux. Il faisait de fréquentes visites à l’infirmerie, où Thomas Graindorge. Il retrouvait dans les sonates de Beethoven cette puissance de construction qui était à ses yeux la marque suprême du génie. « C’est beau comme un syllogisme », s’écriait-il après avoir joué une sonate. Enfin, quand il allait retrouver sa mère et ses sœurs, qui étaient restées à Paris, il arrivait tout rempli de ses lectures et de ses pensées et leur donnait de véritables leçons, soit sur la philosophie, soit sur la littérature, en particulier sur les
Ses rares qualités d’esprit, sa prodigieuse ardeur au travail, avaient mis Taine hors de pair. Ses professeurs de seconde et de troisième année, MM. Deschanel, Géruzez, Berger, Havet, Filon, Saisset, Simon, étaient unanimes à louer (je me sers de leurs propres expressions), l’élévation, la force, la vigueur, la pénétration, la netteté, la souplesse, la fertilité de son esprit, la forme toujours littéraire de ses travaux, son talent d’exposition, l’autorité de sa parole, son élocution facile et brillante. Ils voyaient en lui plus qu’un élève, un savant qui devait un jour faire honneur à l’École. Ils éprouvaient pour lui ce même sentiment de respect qu’il inspirait à ses camarades, et ne pouvaient s’empêcher de mêler à leurs notes sur ses devoirs, des appréciations élogieuses sur ses qualités morales, sa tenue excellente, la gravité de son caractère. Ils étaient en même temps d’accord pour critiquer chez lui un goût immodéré pour les classifications, les abstractions et les formules. L’un d’eux lui reprochait même des opinions et des habitudes de méthode et de style qui ne pouvaient convenir « M. Taine est un esprit distingué qui, tôt ou tard, fera honneur à l’École par des publications d’un ordre sérieux. Son travail de toute l’année a été opiniâtre. Je l’ai trouvé, au commencement, dans un courant d’opinions et dans des habitudes de méthode et de style que je ne pouvais approuver.
M. Saisset disait de son côté :Il a fallu lutter pendant plusieurs mois, mais enfin j’ai obtenu de lui la plus grande docilité sous tous les rapports et, à partir de ce moment, ses progrès ont été considérables. Je crois l’avoir mis sur la bonne voie, et, en tout cas, lui avoir fait comprendre la véritable situation d’un professeur de philosophie. M. Taine, dans sa tenue et dans sa conduite, sera partout irréprochable. Il aura de l’autorité sur ses élèves. Il a, dès à présent, un véritable talent d’exposition. Je souhaite qu’il reste fidèle aux habitudes de simplicité et de circonspection que je me suis efforcé de lui donner, et je l’espère. » « M. Taine a déployé dans les expositions orales un esprit net, souple, fertile en ressources, parfaitement doué pour l’enseignement. Dans l’épreuve des dissertations écrites, M. Taine est encore au premier rang par le nombre et le mérite de ses travaux. J’ai cru y reconnaître un désir sincère et un effort énergique pour se corriger de son défaut principal, qui est un goût excessif pour l’abstraction. Ses dernières compositions montrent un sentiment plus vif de l’observation et de la réalité des choses, et le style a perdu sa raideur et sa sécheresse pour acquérir du mouvement, de l’animation et une certaine élégance. M. Taine a besoin d’être encouragé et tenu en bride. Il est l’espoir du prochain concours. »
Le Directeur des études, M. Vacherot, à qui Philosophes français le portrait de M. Paul, le jugeait dès la seconde année avec une clairvoyance vraiment prophétique, dans une note qui mérite d’être citée en entier, car elle nous montre avec quelle conscience, quelle élévation et quelle pénétration d’esprit M. Vacherot remplissait ses fonctions :
« L’élève le plus laborieux, le plus distingué que j’aie connu à l’École. Instruction prodigieuse pour son âge. Ardeur et avidité de connaissances dont je n’ai pas vu d’exemple. Esprit remarquable par la rapidité de conception, la finesse, la subtilité, la force de pensée. Seulement comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter il est vrai, car il est d’une parfaite sincérité. Taine sera un professeur très distingué, mais de plus et surtout un savant de premier ordre, si sa santé lui permet de fournir une longue carrière. Avec une grande douceur de caractère et des formes très aimables, une fermeté d’esprit indomptable, au point que personne n’exerce d’influence sur sa pensée. Du reste, il n’est pas de
ce monde. La devise de Spinoza sera la sienne : Vivre pour penser. Conduite, tenue excellente. Quant à la moralité, je crois cette nature d’élite et d’exception, étrangère à toute autre passion qu’à celle du vrai. Elle a ceci de propre qu’elle est à l’abri même de la tentation. Cet élève est le premier, à une grande distance, dans toutes les conférences et dans tous les examens. »
Celui qui savait ainsi connaître et comprendre les jeunes gens confiés à ses soins, était plus qu’un directeur d’études, c’était un directeur d’âmes. Aussi l’abbé Gratry voyait-il avec jalousie l’ascendant qu’il avait pris sur les élèves. On sait l’issue de la lutte. M. Vacherot fut mis en disponibilité le 29 juin 1851. Quelques semaines plus tard, Taine subissait à son tour un douloureux échec causé par l’ensemble exceptionnel de qualités et de défauts qui faisait sa rare originalité et que M. Vacherot avait si admirablement analysé.
Au mois d’août 1851, il se présentait à l’agrégation de philosophie avec ses camarades Édouard de Suckau, un de ses meilleurs amis, et Cambier, qui abandonna peu après l’Université pour devenir missionnaire en Chine, où il « Il faut le recevoir premier ou le refuser ; or il serait scandaleux de le recevoir premier. »
On rejeta aussi sur son concurrent Aubé la responsabilité de son échec. Après une leçon de Taine sur le Traité de la connaissance de Dieu, de Bossuet, Aubé, chargé d’argumenter contre lui, l’aurait perfidement pressé de dire son avis sur la valeur des preuves classiques de l’existence de Dieu. L’embarras et finalement le silence de Taine auraient entraîné sa condamnation.
Revue de l’instruction publique annonça qu’il était fort long, et, qu’en tout état de cause, la première partie seule serait rendue publiquePrévost-Paradol (Paris, 1894), une lettre de Paradol du 7 septembre 1851, où il raconte en détail les péripéties de l’examen, et une protestation contre le jugement du jury parue dans la Liberté de penser, t. VIII, p. 600.
Il est permis de penser que les appréciations de MM. Vacherot, Simon et Saisset témoignaient de plus de perspicacité ; mais à une époque où M. Cousin croyait avoir donné à la pensée humaine sa Charte définitive, et où la forme nécessaire de l’enseignement philosophique paraissait être le développement oratoire d’affirmations religieuses et morales dites vérités de sens commun, on ne doit pas s’étonner si un esprit qui se déclarait lui-même « desséché et durci par plusieurs années d’abstractions et de syllogismes »
, parut impropre à l’enseignement de la philosophie. Aux épreuves écrites il avait eu à traiter le sujet suivant de philosophie doctrinale : «
Il était difficile pour lui de tomber plus mal. Incapable d’affirmer ce qu’il ne croyait pas vrai, il a dû scandaliser ses juges ou leur paraître très obscur. En tout cas, il ne leur a pas fourni les démonstrations Des facultés de l’âme. — Démonstration de la liberté. — Du moi, de son identité, de son unité. »«
Ici nous pouvons dire presque avec certitude, grâce à un travail d’école, quelle idée il a développée : c’est que Xénophon était condamné à l’inexactitude par son infériorité et Platon par sa supériorité, si bien que nous ne connaissons pas Socrate. Cette composition ne fut pas goûtée plus que l’autre par la majorité du jury, et sans M. Bénard, son ancien professeur de Bourbon, qui fit relever ses notes, il n’aurait pas été déclaré admissible. Aux épreuves orales, sa première leçon semblait devoir le sauver ; la seconde le perdit. Il avait à exposer le plan d’une morale. Il oublia complètement les leçons de circonspection que lui avait données M. J. Simon et il prit comme thème les propositions hardies de Spinoza : Socrate d’après Xénophon et Platon. »« Plus quelqu’un s’efforce de conserver son être, plus il a de vertu ; plus une chose agit, plus elle est parfaite. »
Être le plus possible, telle fut la formule générale que Taine proposa comme la règle du devoir. On imagine aisément de quelle manière il développa cette pensée, car on retrouve ces développements dans sa Littérature anglaise et dans sa Philosophie de l’art. Mais on imagine aisément « absurde »
. Taine fut refusé, et on lui conseilla charitablement de ne pas persister à viser l’agrégation de philosophie.« brillante et savante leçon »
; — « je ne le connaissais pas encore, dit-il, si souple, si nerveux, si clair et surtout si à son aise. Il était là le maître, et il y avait un peu de respect dans l’attention qu’on lui prêtait. Il a la parole très régulière et cependant très animée ; il y a dans son débit une chaleur contenue, une flamme intérieure qui donne la vie à tout ce qu’il touche »
.
Il n’était pas seul condamné d’ailleurs. L’agrégation de philosophie fut supprimée quatre mois plus tard, et je soupçonne les épreuves de Taine et le rapport secret de M. Portalis d’avoir été pour quelque chose dans cette suppression. Le jury d’ailleurs se cacha si peu d’avoir tenu compte dans sa décision de la question de doctrine que, deux ans plus tard, à la soutenance de doctorat de Taine, M. Garnier exprima le regret d’avoir retrouvé dans sa thèse française les idées philosophiques qui l’avaient fait échouer à l’agrégation.
Il n’était pas au bout de ses peines. Ici encore je rencontre une légende, fort jolie du reste, et qui contient une part de vérité ; mais de
Le ministre de l’Instruction publique, M. Dombidau de Crouseilhes, ne paraît pas avoir jugé le candidat malheureux aussi sévèrement que le jury, car il le pourvut d’un poste de philosophie. Chargé, le 6 octobre 1851, à titre provisoire, du cours de philosophie au collège de Toulon, Taine n’eut pas à occuper ce poste ; il « Quelle est, écrivait-il à Paradol (5 février 1852), la meilleure position pour s’occuper de littérature et de science ? À mon avis, c’est l’Université… C’est une bonne chose pour apprendre que d’enseigner… Le seul moyen d’inventer, c’est de vivre sans cesse dans sa science spéciale. Si j’ai pris le métier de professeur, c’est parce que j’ai cru que c’était la plus sûre voie pour devenir savant. Les meilleurs livres de notre temps ont eu pour matière première un cours public. »
Il trouvait même que la solitude et la monotonie de la vie de province avaient leurs avantages en vous imposant « la nécessité de penser toujours pour ne pas mourir d’ennui »
. Pourtant ce brusque éloignement de sa famille, de ses amis, de Paris, de cette École normale qu’il appelait « la chère patrie de l’intelligence
, lui fut cruel. Pensées de Pascal : « Votre livre vient de me rendre pour une journée à la vie et au monde… Ce sont là les livres nécessaires. C’est faire œuvre politique et travail de convertisseur que les écrire ; c’est montrer de nouveau, comme dit Michelet, la face pâle de Jésus crucifié. On masque et on défigure le monde passé, et il n’y a que ceux qui ont vécu dans les poudreux in-folios des Pères, qui le connaissent dans toute son horreur. Les Jansénistes sont les vrais écrivains du christianisme… Ce sont les fidèles disciples de saint Augustin et de saint Paul, et Pascal, en homme sincère, parle comme eux de cette masse de perdition, de cette prédestination fatale, de cette infection de la nature humaine. Nous frissonnons en lisant Dante, et le Dante est doux et modéré, en comparaison des effroyables traités de saint Augustin sur la Grâce, et de cette dialectique invincible qui précipite le monde dans l’Enfer. Je ne sais si vous y avez pensé, mais votre livre est un admirable traité de polémique. »
« J’ai été
Ce fut bien pis un mois plus tard, quand le coup d’État du 2 Décembre eut été consommé. Tous les professeurs de l’Université étaient devenus des suspects. Un grand nombre étaient mis en disponibilité ou révoqués, d’autres prenaient les devants et donnaient leur démission. Taine démontra à Paradol, qui voulait suivre ce dernier parti, qu’après le plébiscite du 10 décembre, l’acceptation silencieuse du nouveau régime était un devoir. Le suffrage universel était la seule base du droit politique « Le dernier butor, écrit-il le 10 janvier 1852, a le droit de disposer de son champ et de sa propriété privée, et pareillement une nation d’imbéciles a le droit de disposer d’elle-même, c’est-à-dire de la propriété publique. Ou niez la souveraineté de la volonté humaine, et toute la nature du droit public, ou obéissez au suffrage universel. »
Il ajoute, il est vrai : « Remarque pourtant qu’il y a des restrictions à cela, que je les faisais déjà auparavant contre toi, et que je refusais à la majorité le droit de tout faire que tu lui accordais. C’est qu’il y a des choses qui sont en dehors du pacte social, qui, partant, sont en dehors de la propriété publique et échappent ainsi à la décision du public… Par exemple, la liberté de conscience et tout ce qu’on appelle les droits et les devoirs antérieurs à la société
C’est au nom de ces « Voici un paysan sur sa terre ; il est stupide et l’ensemence mal. Moi, qui suis savant, je lui conseille avec toute raison de faire autrement. Il s’obstine et gâte sa récolte : je fais une injustice si j’essaie de l’en empêcher. Voici un peuple qui décide de son gouvernement. Comme il est bête et ignorant, il le remet à un homme d’un nom illustre qui a fait une mauvaise action et qui le conduira aux abimes, et de plus il s’ôte lui-même ses libertés, ses garanties, le moyen de s’instruire et de s’améliorer. Je suis désolé et indigné ; je fais par mon vote tout ce que je puis contre une pareille brutalité. Mais ce peuple s’appartient à lui-même, et je fais une injustice si je vais contre la chose sainte et inviolable, sa volonté »
. Il conclut le 5 février 1852 : « Tu vois maintenant que l’homme qui règne a des chances pour durer. Il s’appuie très ingénieusement sur le suffrage universel qui ne lui demandera pas de liberté, mais du bien-être. Il a le clergé et l’armée ; ajoute le nom de son oncle, la crainte du socialisme, les opinions opposées entre elles des partis ennemis.
— On trouvera dans le livre de M. Gréard les lettres éloquentes où Paradol discute avec Taine ces questions de politique et de morale.Par conséquent, la vie politique nous est interdite pour dix ans peut-être. Le seul chemin est la science pure ou la pure littérature. »« Nous, soussignés, déclarons adhérer aux mesures prises par M. le Président de la République le 2 décembre, et lui offrons l’expression de notre
, Taine seul refusa de donner sa signature, faisant observer que comme suppléant il n’était chargé de remplacer le titulaire que dans son enseignement, et que d’ailleurs, comme professeur de morale, il ne lui appartenait pas d’approuver un acte qui impliquait un parjure. Il fut noté comme révolutionnaire et peu après accusé d’avoir fait reconnaissance et de notre respectueux dévouement » « Un polisson de seize ans, noble et jésuite, qui l’an dernier était le premier, étant tombé au-dessous du dixième, s’amuse à dire que j’ai fait l’éloge de Danton en classe, et venge sa vanité blessée par des calomnies. Les cancans brodent là-dessus et je suis obligé de me justifier auprès du recteur. Il est vrai que mes quinze autres élèves m’aiment, ont demandé au recteur de me conserver jusqu’à la fin de l’année, et auraient voulu rosser l’Escobar au maillot. Mais ce petit coquin est un trou à ma cuirasse, et quoique je fasse, je serai bientôt blessé par toutes les flèches qu’il me tirera. »
eÉcole des femmes, lire à ses élèves le Traité de Bossuet sur la Concupiscence, et leur interdire, par ordre du recteur, la lecture des Provincialeser août 1852.
Pendant cette pénible année, Taine n’eut d’autre refuge, d’autre consolation que le travail et l’amitié. Il entretenait une correspondance active avec sa mère, avec Suckau, avec Planat, avec Paradol : « La solitude, écrit-il à ce dernier (11 décembre 1851), augmente l’amitié. Il me semble que je pense maintenant à vous avec un souvenir plus tendre… Les idées sont abstraites ; on ne s’y élève que par un effort. Quelque belles qu’elles soient,
Mais les amis étaient loin, les correspondants parfois négligents. Le travail seul était le compagnon de toutes les heures, le consolateur de la solitude et de tous les déboires. Comme à l’École, Taine fait marcher de front les devoirs professionnels et les études personnelles. Il rédige tous ses cours et commence ses thèses. Il écrit dès le 30 octobre : « Je travaille deux heures chaque matin pour ma classe qui se fait à huit heures. Il me reste sept heures par jour, plus les jeudis et les dimanches, pour les études personnelles. J’ai commencé de longues recherches sur les sensations. C’est là qu’on voit le plus nettement l’union de l’âme et du corps. Ce sera ma thèse, si on ne veut pas une exposition de la logique de Hegel. »
L’attentat du 2 Décembre ne ralentit pas son ardeur au travail ni n’ébranla sa foi dans la science : « Je déteste le vol et l’assassinat, écrit-il le 11 décembre, que ce soit le peuple ou le pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons, vivons dans la science. Nos enfants, plus heureux, auront peut-être les deux
Il apprend que l’agrégation de philosophie est supprimée ; aussitôt il se met à préparer celle des Lettres, à faire des vers latins et des thèmes grecs : « Desséché et durci par plusieurs années d’abstractions et de syllogismes, où retrouverai-je le style, les grâces latines et les élégances grecques nécessaires pour ne pas être submergé par quatre-vingts concurrents… Je vais repiocher mon sol en jachère, tu sais comme et avec quels coups. Si j’ai la même fortune que l’an dernier, comme il est probable, ma volonté en sera innocente ; je ferai tout pour surnager. Que Cicéron me soit en aide ! »
Pour assouplir son esprit et son style et reprendre le sens des choses réelles, il se met à noter ce qu’il voit, à recueillir des traits de mœurs et de caractères ; il s’exerce à des descriptions de nature. Le 10 avril 1852, paraît le décret qui exige trois ans de stage après l’École normale pour pouvoir se présenter à l’agrégation, mais fait compter le doctorat ès-lettres pour deux années de service. Sans perdre une minute il se remet « Plus d’agrégation pour moi cette année. Donc je fais mes thèses. J’ai écrit tout le plan de la française… Je fais de la psychologie et de l’observation pure ; pour le fond je m’autorise d’Aristote… Je souhaite de passer s’il est possible, au commencement d’août. Le doctorat vaut pour deux ans de service… Je crois avoir trouvé plusieurs choses et une théorie sûre, surtout des faits palpables sur la nature de l’âme. Sera-ce trop hardi ? »
Lettre à Paradol du 25 avril 1852.« Je me présente à nos inquisiteurs patentés de Sorbonne, écrit-il le 2 juin 1852, et d’ici à huit jours, j’expédierai cent cinquante pages de prose française et un grand thème latin à M. Garnier. Mes
Sensations sont au net, mais mes phrases cicéroniennes ne sont encore qu’en brouillon. Pourquoi ai-je été si vite ? Parce que nos seigneurs et maîtres mettront un mois et plus pour me donner l’autorisation d’imprimer, et que l’impression durera trois semaines. Te dire avec quel tour de reins il a fallu piocher pour arracher à mon cerveau ce chardon psychologique, et cela en six semaines de temps, est impossible. Encore en ce moment on me danse dans la tête, et je suis ahuri et étourdi comme un chien de chasse après une course au cerf de trente-six heures. Mais ce système est bon, et je pense qu’on ne fait jamais si bien une chose que quand, après l’avoir méditée longtemps, on l’écrit sans désemparer. »
Il avait pendant ces quelques mois vu se préciser dans son esprit les idées maîtresses dont son œuvre entière ne sera que le développement. Tout d’abord, il s’était plongé dans la lecture des philosophes allemands, de la Logique et de la Philosophie de l’histoire de Hegel : « J’essaie de me consoler du présent en lisant les Allemands, écrit-il le 24 mars 1852 à M. Havet. Ils sont par rapport à nous ce qu’était l’Angleterre par rapport à la France au temps de Voltaire. J’y trouve des idées à défrayer tout un siècle, et si ce n’étaient mes inquiétudes au sujet de l’agrégation, je trouverais un repos et une occupation suffisants dans la compagnie de ces grandes pensées. »
Mais son solide cerveau devait résister à toutes les fumées de cette ivresse métaphysique : plus il lisait Hegel, plus il reconnaissait ce que son système « Je viens de lire la
Philosophie de l’Histoire de Hegel. C’est une belle chose, quoique hypothétique et pas assez précise. »
Dans son enseignement, il alliait la psychologie à la physiologie, et le 30 décembre 1854 il écrivait à Paradol : « La psychologie vraie et libre est une science magnifique sur qui se fonde la philosophie de l’histoire, qui vivifie la physiologie et ouvre la métaphysique. J’y ai trouvé beaucoup de choses depuis trois mois… jamais je n’avais tant marché en philosophie. »
Le 1er août 1852, il envoie à Paradol le plan d’un Mémoire sur la connaissance, où nous trouvons indiquées les idées fondamentales du livre de l’Intelligence écrit seize ans plus tard. « Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant, qu’elle en est aussi inséparable que la force vitale l’est de la matière, etc. ; plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux, l’abstraction, et qui est la cause de la religion, de la société, de l’art et du langage ; et enfin
Le livre sur l’Intelligence n’est pas autre chose que le remaniement vingt fois pris et repris de sa thèse de 1852 sur les Sensations et de ce Mémoire sur la connaissance. Nous y voyons, ainsi que dans les Philosophes français, la psychologie présentée comme la préface d’une métaphysique logique et scientifique que Taine a plus d’une fois rêvé d’écrire. Le 24 juin 1852, nous lisons dans une autre lettre : « Je rumine de plus en plus cette grande pâtée philosophique dont je t’ai touché un mot et qui consisterait à faire de l’histoire une science, en lui donnant comme au monde organique une anatomie et une physiologie. »
N’avons-nous pas là en une ligne le résumé de l’introduction à l’Histoire de la littérature anglaise et l’idée fondamentale qui a inspiré tous les écrits de Taine sur l’histoire, l’art et la littérature ?
Malheureusement il se trompait bien en croyant que ces idées, qui lui paraissaient si simples, pourraient obtenir le visa de ceux qu’il appelait irrévéremment « les inquisiteurs patentés de la Sorbonne »
. Dans sa candeur il se croyait garanti par le règlement du doctorat qui déclare que la Faculté ne répond pas des Sensations empêchaient la Sorbonne de l’accepter. Il avait bien pris pour point de départ l’εντελεχεια d’Aristote, et s’était mis à l’abri de ce grand nom ; mais il s’était posé en adversaire de Reid et avait édifié toute une théorie des rapports du système nerveux et du moi, qui, sans être précisément matérialiste, n’était guère orthodoxe« dans une clarté éblouissante »
, et le 1er août le plan de sa thèse sur La Fontaine est déjà tracé : « Je vais proposer à M. Leclerc, dit-il à Paradol, une thèse sur les
Là-dessus il partit pour Paris où l’attendait une nomination qui équivalait à une révocation.Fables de La Fontaine ; il me semble qu’on peut dire là-dessus beaucoup de choses neuves, l’opposer aux autres fabulistes qui ne veulent que prouver une maxime ; la fable devenue drame, épopée, étude de caractères, caractère du roi, des grands seigneurs, etc. ; opposer
Ainsi trempé pour la lutte par la longue habitude de l’effort et de la méditation solitaires et par une série de déboires stoïquement supportés ; ainsi armé de tout un arsenal de connaissances précises, patiemment accumulées depuis des années ; ayant déjà dans l’esprit, sinon la formule, du moins la conception très nette des idées génératrices de son œuvre entière, Taine se trouvait brusquement rejeté hors de l’Université et obligé de se vouer à la carrière d’homme de lettres. Si M. Fortoul priva l’Université d’un admirable professeur, il faut reconnaître qu’il rendit à Taine un signalé service en le délivrant de liens professionnels qui eussent entravé le libre essor de son génie, ou du moins restreint le nombre et la variété de ses travaux. Mais Taine regretta l’enseignement et resta si persuadé des services qu’il rend au professeur lui-même en l’obligeant à trouver les voies les plus sûres et les plus directes pour faire pénétrer ses idées dans d’autres cerveaux, qu’il se chargea, dès qu’il fut à Paris, d’un cours dans l’institution Carré-Demailly,
En rentrant à Paris, il ne retrouvait pas sa famille. Sa sœur aînée était mariée au docteur Letorsay. Sa mère et sa sœur cadette étaient retournées à Vouziers. Elles ne purent venir le rejoindre qu’un an plus tard. Taine vécut seul, dans des hôtels garnis, d’abord rue Servandoni, puis rue Mazarine. Il prenait ses repas dans un restaurant de la rue Saint-Sulpice, fréquenté par des ecclésiastiques, ne voyait presque personne et travaillait avec acharnement.
En quelques mois ses deux thèses, le De personis platonicis et l’Essai sur les Fables de La Fontaine étaient achevées, et le 30 mai 1853, il était reçu docteur à l’unanimité après une brillante soutenance. M. Wallon lui avait bien reproché de pousser trop loin son admiration pour la morale antique et de méconnaître la nouveauté et la supériorité du christianisme ; M. Garnier avait découvert dans l’Essai sur La Fontaine un venin philosophique caché ; M. Saint-Marc-Girardin avait pris contre le candidat la défense des hommes et des bêtes, de Louis XIV Jeunes gens de Platon, une latinité exquise s’élevant par endroits jusqu’à l’éloquence, la souplesse de talent que révélait la thèse française et qui promettait à la fois un historien, un critique littéraire et un moraliste satirique. Cette soutenance du doctorat fut le dernier acte de la vie universitaire de Taine. Sa vie de savant et d’homme de lettres allait commencer.
« avec cette fertilité d’esprit et cette extrême facilité qui étaient jointes chez lui à une extraordinaire opiniâtreté dans le travail
, s’était mis à composer pour un concours de l’Académie française un Revue de l’instruction publique (12 juin 1856) sur l’Essai sur Tite-Live.Essai sur Tite-Live. Il faisait connaître une face nouvelle de sa précoce érudition ; il se montrait aussi versé dans l’histoire romaine, aussi familier avec Polybe, Denys d’Halicarnasse, Niebuhr, Beaufort, Montesquieu et Machiavel, que dans son La Fontaine il s’était montré versé dans l’histoire du eTite-Live était déposé à l’Institut. M. Guizot fut chargé du rapport et recommanda chaleureusement son jeune ami aux suffrages de l’Académie. Mais ses conclusions rencontrèrent une vive résistance. On trouvait à reprendre dans l’Essai sur Tite-Live un ton trop peu respectueux à l’égard des grands hommes, trop de goût pour l’école historique moderne, pour Michelet en particulier et pour Niebuhr ; et surtout on ne pouvait admettre cette phrase sur Bossuet : « Il résumait l’histoire avec un grand sens et dans un grand style, mais
Ce pour un enfant et la parcourait à pas précipitéspour un enfant fut le tarte à la crème de l’Académie. Après de vives discussions, le concours fut prorogé à l’année 1855. Taine corrigea les passages incriminés, supprima « pour un enfant »
et fut couronné. Le rapport très élogieux de M. Villemain, tout en regrettant que le candidat n’eût pas été assez sensible aux mérites littéraires de Tite-Live, le félicitait de « ce noble et savant début »
et souhaitait « de tels maîtres à la jeunesse de nos Écoles »
. L’Académie, oublieuse de ses propres scrupules d’antan, trouvait piquant de protester discrètement contre les rigueurs de M. Fourtoul ; mais une surprise l’attendait. En 1856, l’Essai sur Tite-Live paraissait avec une préface d’une demi-page débutant par ces lignes : « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. »
L’Académie s’était réjouie de la docilité de son lauréat, et voilà qu’elle se trouvait avoir couronné, non un livre de critique littéraire, mais un traité de philosophie déterministe. Elle en éprouva, non sans raison, quelque dépit, et elle devait, dix ans plus tard, le faire sentir à l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise.
Après avoir vécu pendant six ans dans une tension cérébrale continue, et fourni coup sur coup une telle succession d’efforts intellectuels, au commencement de 1854, Taine tomba épuisé. Il éprouva une de ces incapacités de travail dont il eut souvent à souffrir dans la suite, en particulier, en 1857 et en 1863. Il Histoire de la chevalerie, et fait composer par Paradol un Essai d’histoire universelle.Revue de l’instruction publique
Cette année 1854 est une date importante dans la vie de Taine. Le repos auquel il fut contraint, l’obligation de se mêler aux hommes, de se promener, de voyager, l’arrachèrent à sa vie claustrale et à son travail solitaire pour le mettre en contact plus direct avec la réalité. Sa méthode d’exposition philosophique s’était modifiée pendant cette année d’observation de la vie réelle. Au lieu du procédé déductif qui part du fait le plus général ou de l’idée la plus abstraite pour en suivre de degré en degré les conséquences et les réalisations concrètes, il procédera dorénavant en sens inverse et par induction ; il prendra la réalité pour point de départ et remontera par groupements successifs de faits jusqu’aux faits les plus généraux et aux idées directrices. Les conceptions a priori n’auront plus de place dans sa méthode que comme procédé d’investigation, au même titre que l’hypothèse dans les sciences. Rien de plus instructif à cet égard que la comparaison de sa thèse française avec le volume intitulé : La Fontaine et ses Fables, qui parut en 1860 et qui en est le remaniement. La théorie sur la Fable poétique qui formait en 1853 le premier Essai sur les sensations sous sa première forme partait du moi, de l’εντελεχεια pour aboutir à l’impression sensible ; dans l’Intelligence, Taine partira des sensations les plus ordinaires pour s’élever par des généralisations de plus en plus étendues à la loi et à la cause, et enfin jusqu’au point où l’être même s’identifie avec l’idée. Avec sa méthode, son style se modifiait aussi. Sa thèse se ressentait encore des souvenirs de collège et d’école, des élégances apprêtées des devoirs de rhétorique ; il y avait encore dans l’Essai sur Tite-Live quelque chose de raide, de froid et d’abstrait. Avec le Voyage aux Pyrénées le style de Taine devient vivant et coloré ; son œil se montre extraordinairement sensible à toutes les apparences extérieures des choses ; il s’applique à les rendre dans tout leur relief, et il recouvre « Ma forme d’esprit, dit une note écrite le 18 février 1862, est française et latine ; classer les idées en files régulières, avec progression, à la façon des naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement… Je me souviens fort bien qu’à dix ou onze ans, chez ma grand’mère, je lisais avec intérêt une discussion de je ne sais plus qui sur le
Il est deux dons de l’artiste et de l’écrivain qu’il admirait par-dessus tous les autres et qu’il regretta toujours de ne pas posséder : l’art de raconter et celui de créer des personnages vivants et agissants. Il mettait au premier rang l’art du romancier. Il essaya même d’écrire un roman, mais s’arrêta au bout de quatre-vingt-dix pages, s’apercevant que son roman n’était que de l’analyse psychologique personnelle. Aussi disait-il avec une modestie excessive : Paradis perdu de Milton. C’était un critique du xviii e siècle, qui démontrait, réfutait en partant des principes. L’histoire de la civilisation de Guizot, les cours
« J’ai vu de trop près les vrais artistes, les têtes fécondes, capables d’enfanter des figures vivantes, pour admettre que j’en sois unLettre à Havet, 29 avril 1864. . »
En même temps que ce changement se produisait dans sa manière d’écrire et dans sa méthode d’exposition, sa vie même devenait Journal des Débats. Cet article est réimprimé dans les Nouveaux essais de critique et d’histoire.er février 1855 dans la presse périodique par un article sur La Bruyère donné à la Revue de l’instruction publique. Il publie dans cette Revue dix-sept articles en 1855, vingt en 1856, sur les sujets les plus divers, passant de La Rochefoucauld à Washington et de Ménandre à Macaulay. Le 1er août 1855, il commence à la Revue des Deux Mondes, par un article sur Jean Reynaud, une collaboration qui devait continuer jusqu’à sa mort. Le 3 juillet 1856 paraissait son premier article au Journal des Débats, sur Saint-Simon, et à partir de 1857, il devint un des collaborateurs assidus de ce journal.
Un esprit aussi puissant et aussi constructif que celui de Taine ne pouvait se contenter de poursuivre, par une série d’études isolées, à travers les histoires et les littératuresPhilosophes français au xix et dans l’
« la race, le moment,, système dont il avait fait la première application rigoureuse à Tite-Live. Il avait besoin de l’adapter à un vaste ensemble de faits, d’écrire un grand chapitre d’histoire littéraire qui serait en même temps un chapitre de l’histoire du cœur humain, un essai partiel de philosophie de l’histoire, ou pour parler son langage, d’anatomie et de physiologie historiques.le milieu et la faculté maîtresse »
Dès le 17 janvier 1856, son Histoire de la littérature anglaise est annoncée, et à partir de cette date, les articles qui paraissent coup sur coup en 1856 dans la Revue de l’instruction publique, et depuis 1856 dans la Revue des Deux Mondes, nous montrent l’œuvre déjà construite tout entière dans son esprit, et son exécution poursuivie avec une régularité et une vigueur qui ne faiblissent pas un instant.
Mais avant de procéder à cette grande synthèse historique et philosophique, Taine avait à y préparer les esprits et à déblayer le terrain devant lui. Il avait un compte à régler avec l’éclectisme, qui mettait la rhétorique à la place de la science, et qui était à ses yeux la négation même de la philosophie, par cela même qu’il prétendait l’administrer et avoir Philosophes français, la préface de la seconde édition, de 1860.Revue de l’instruction publique une série d’articles sur les Philosophes français au xix, articles qui parurent en volume au commencement de 1857. Sous une forme ironique jusqu’à l’irrévérence, mais aussi avec l’argumentation la plus vigoureuse et la plus pressante, il attaquait tous les principes sur lesquels reposait le spiritualisme classique. Il réhabilitait le sensualisme de Condillac en le complétant et en l’élargissant, et il terminait son livre par l’esquisse d’un système qui appliquait aux recherches psychologiques et même métaphysiques les méthodes des sciences exactes. Faut-il voir dans ce livre une œuvre de rancune contre la doctrine au nom de laquelle il avait été naguère condamné ? Il serait sans doute téméraire d’affirmer que ses déboires universitaires ne lui eussent pas laissé d’amers souvenirs ; mais il était incapable de céder consciemment à des ressentiments personnels. Il considérait sincèrement l’existence d’une doctrine philosophique officielle comme une atteinte à la liberté de penser,
Le succès du livre fut retentissant. Taine devint célèbre du jour au lendemain. Jusque-là les seuls articles importants qui eussent été consacrés à ses écrits étaient un article d’About sur le Voyage aux PyrénéesRevue de l’Instr. publ., 29 mai 1856.Ibid., 12 juin 1856.Débats, 26 et 27 janvier 1857.Philosophes français, les articles de Sainte-Beuve dans le MoniteurRevue des Deux Mondeser avril 1857.Revue contemporaineBibliothèque universelleMélanges de critique religieuse sous le titre : « M. Taine et la critique positiviste ».Journal général (officiel) de l’instruction publique. Les critiques ne s’accordaient pas très bien dans leurs tentatives pour caractériser les doctrines de Taine. La presse religieuse, dans sa vieille haine contre M. Cousin, parlait du livre avec faveur ; Schérer faisait de lui un pur positiviste, Planche, un panthéiste spinoziste, Caro un matérialiste. Planche prétendait qu’il exposait en rhéteur Correspondance littéraire, ne paraît avoir bien saisi sa théorie sur l’identité de l’idée de cause et de l’idée de loi, ni compris que son système, loin d’être un mélange hybride de métaphysique allemande et d’idéologie française, était parfaitement cohérent, solidement construit et en partie nouveau. Tous d’ailleurs, à l’exception de Cournault, étaient d’accord pour le blâmer de vouloir appliquer des classifications, des méthodes et des formules scientifiques à la critique littéraire et à l’histoire, et pour condamner son système, tout en admirant son talent.
Taine avait une foi trop candide dans la puissance de la vérité pour aimer la polémique. Il croyait que le vrai doit triompher tôt ou tard par sa seule vertu, et que les polémiques, qui transforment les luttes de doctrines en querelles de personnes, ne font qu’obscurcir les questions. Il ne répondit aux objections que par des œuvres nouvelles. Il publia en 1858 un volume d’Essais de critique et d’histoire, en 1860 La Fontaine et ses Fables, et une deuxième édition légèrement adoucie des Philosophes françaisLes Philosophes classiques du xix.
Taine avait raison d’avoir confiance dans l’avenir. Non seulement il avait porté à l’éclectisme des coups dont celui-ci devait demeurer à jamais meurtri, mais, en dépit de toutes les résistances, ses principes de critique et ses doctrines philosophiques pénétraient peu à peu dans tous les esprits. Modifiées sans doute et atténuées, mais toujours reconnaissables, elles ont fini par prendre place parmi les idées courantes du siècle, au même titre que les vues de Kant sur le caractère subjectif des notions premières de la raison, que la conception de l’éternel devenir de Hegel ou que la théorie des trois états de Comte. Aucun écrivain n’a exercé en France dans la seconde moitié de ce siècle une influence égale à la sienne ; partout, dans la philosophie, dans l’histoire, dans la critique, dans le roman, dans la poésie même, on retrouve la trace de cette influence.
Il avait cependant, à ce moment même, soulevé de nouvelles tempêtes et avait eu à subir de violentes attaques. La nomination de Renan au Collège de France et la candidature de Taine à l’École polytechnique avaient alarmé monseigneur Dupanloup. Il avait lancé, en 1863, un virulent Avertissement à la Jeunesse et aux Pères de famille, dirigé contre MM. Renan, Taine et Littré, auxquels il avait joint, bien gratuitement, l’inoffensif M. Maury. Cet avertissement était un appel peu déguisé de l’autorité ecclésiastique au bras séculier. Le bras séculier sévit en effet. Le cours de Renan fut suspendu et la nomination de Taine à Saint-Cyr, un instant rapportée, ne fut confirmée que sur l’intervention pressante de la princesse Mathilde. Au mois de décembre 1863, paraissait l’Histoire de la littérature anglaise, précédée d’une introduction où se trouvait exposée, sans aucun ménagement pour les idées reçues, une philosophie de l’histoire strictement déterministe. Taine présenta son ouvrage à l’Académie française pour le prix Bordin. En 1864 comme en 1854, il eut M. Guizot pour chaud défenseur ; mais cette fois Essai sur Tite-Live, elle se faisait agressive ; elle était développée dans tout l’ouvrage et condensée dans l’introduction en corps de doctrine. M. de Falloux et monseigneur Dupanloup attaquèrent Taine avec violence ; Sainte-Beuve et Guizot le défendirent avec ardeur. Après trois séances de discussions passionnées, l’Académie décida que le prix ne pouvant être donné à M. Taine ne serait décerné à personne « à cet important travail d’érudition et d’esprit, œuvre inégale et forte d’un savant et d’un écrivain »
, M. Villemain déclarait qu’à cette œuvre « était attachée une erreur que le talent ne pouvait corriger et dont parfois il aggravait la portée. C’est la doctrine qui n’explique le monde, la pensée, le génie que par les forces vives de la nature… Toute opinion n’a pas le droit de se faire indifféremment accepter pour un honneur public. La liberté qu’on se donne… doit prévoir et tolérer la libre contradiction, et la libre contradiction peut refuser son suffrage à l’œuvre habile et brillante dont elle juge le principe erroné… Cette erreur, sans cesse et à tout propos reproduite, était trop inséparable du livre. Une redite aussi fréquente n’a pas semblé seulement un défaut de composition, et l’Académie, dans la négation de vérités nécessaires, a vu pour elle l’impossibilité de couronner le talent qui les méconnaît. Elle a décidé qu’on ne donnerait pas le prix cette année »
.Origines de la France contemporaine ; et, par un curieux revirement, il fut soutenu en 1878 par beaucoup de ceux qui l’avaient combattu en 1864 et 1874. Il apporta, dans l’accomplissement de ses devoirs académiques, la scrupuleuse conscience qu’il mettait à toutes choses, et il ne tarda pas à acquérir une réelle autorité dans cette compagnie à laquelle il avait inspiré une si longue défiance.
Les années 1864 à 1870 forment une période nouvelle et particulièrement heureuse dans la vie de Taine. Ce n’est plus le travail solitaire et claustral des années 1852 à 1854 ; ce n’est plus l’exubérance un peu batailleuse des années 1855 à 1864 ; c’est une activité calme, régulière et comme épanouie. Il aimait ses fonctions d’examinateur pour Saint-Cyr, non seulement parce que trois mois de travail assidu lui assuraient une situation matérielle Littérature anglaise. Mais ce voyage, qui lui fournit la matière des deux étincelants volumes publiés en articles dans la Revue des Deux Mondes, de décembre 1864 à mai 1866« Tout bourgeois, commerçant, rentier, tout homme qui est capable de lire un journal est pour l’unité de l’Italie et pour la monarchie constitutionnelle unitaire. Les Italiens ont un grand sens politique et il n’y a peut-être pas sur quinze un républicain. Aucune racine pour le socialisme et pour les idées niveleuses dans ce pays. Cela n’est pas dans le tempérament de la nation, et il y a une sorte de bonhomie générale, de familiarité ancienne entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les roturiers, qui ne laisse aucun avenir à Mazzini et aux idées de 93. Je ne crois pas non plus au provincialisme. Ils sentent tous que, tant qu’ils ne seront pas une grande nation armée, ils seront, comme autrefois, à la merci de tout envahisseur. Une partie considérable de la noblesse, même dans les anciennes provinces papales, est constitutionnelle et libérale. Ce sont seulement quelques grands seigneurs arriérés, parents de tel ou tel cardinal, qui sont pour le pape. À Spolète, par exemple, on en compte deux. Seule, la grande noblesse de Rome, à l’exception de quatre familles, est papaline. Joignez à cela la majorité du clergé, la foule des protégés qui vivent par ces grandes familles, et dans les provinces, la majorité des paysans, sortes de sauvages énergiques, bien plus incultes que les nôtres. C’est de ce côté que se tournent tous les efforts de la bourgeoisie gouvernante. Ils comptent pour une recrue tout homme qui apprend à lire. C’est pourquoi ils établissent partout des écoles communales. Les Italiens s’instruisent très vite. On a établi par expérience qu’un Napolitain peut apprendre à lire et à écrire en trois mois, même lorsqu’il est adulte. Deux autres institutions fort puissantes agissent dans le même sens, la garde nationale et l’armée. L’homme du peuple y prend des idées d’honneur, des habitudes de propreté, une sorte d’éducation. J’oubliais de dire qu’ils comptent beaucoup, surtout à Naples, sur l’augmentation de la richesse publique. Dès que le paysan a quelque argent ou un peu de terre, il prend les idées d’un bourgeois. La plantation du coton, les grands travaux qui se font de toutes parts, l’élan nouveau de l’activité privée et publique, la vente des biens ecclésiastiques contribuent à ce grand changement. Si pendant dix ans encore la France empêche l’Autriche d’envahir l’Italie, ils comptent que le nombre des libéraux sera doublé et que la nation sera faite. Voilà ce que je crois avoir démêlé… en causant avec des gens de toute classe. »
Philosophie de l’art (1865), la Philosophie de l’art en Italie (1866), l’Idéal dans l’art (1867), la Philosophie de l’art dans les Pays-Bas (1868), et la Philosophie de l’art en Grèce (1869), petits écrits qui devaient être réunis plus tard (1880), en deux volumes, sous le titre de : Philosophie de l’art. Ce titre était exact, car ces petits livres si vivants, si pleins de faits et d’images, ne sont pas autre chose que la démonstration, par des exemples tirés de l’histoire de l’art, des idées dont la Littérature anglaise avait donné la démonstration par des exemples
Il caractérise admirablement sa conception de l’histoire, dans une lettre à E. Havet du 29 avril 1864 :
« Je n’ai jamais prétendu qu’il y eût en histoire ni dans les sciences morales des théorèmes analogues à ceux de la géométrie
Il avait pourtant défini l’histoire . L’histoire n’est pas une science analogue à la géométrie, mais à la physiologie et à la zoologie. De même qu’il y a des rapports fixes, mais non mesurables quantitativement, entre les organes et les fonctions d’un corps vivant, de même il y a des rapports précis, mais non susceptibles d’évaluations numériques, entre les groupes de faits qui composent la vie sociale et morale. J’ai dit cela expressément dans ma préface en distinguant entre les sciences exactes et les sciences inexactes, c’est-à-dire les sciences qui se groupent autour des mathématiques et les sciences qui se groupent autour de l’histoire, toutes deux opérant sur des quantités, mais les premières sur des quantités mesurables, les secondes sur« une géométrie vivante ».des quantités non mesurables. La question se réduit donc à savoir si l’on peut établir des rapports précis non mesurables entre les groupes moraux, c’est-à-dire entre la religion, la philosophie, l’État social, etc., d’un siècle ou d’une nation. Ce sont ces rapports précis, ces relations générales nécessaires que j’appelle lois, avec Montesquieu ; c’est aussi le nom qu’on leur a donné en zoologie et en botanique. La préface expose le système de ces lois historiques, les connexions générales des grands événements, les causes de ces connexions, la classification de ces causes, bref, les conditions du développement et des transformations humaines… Vous citez mon parallèle entre la conception psychologique de Shakespeare et celle de nos classiques français, et vous dites que ce ne sont pas là des lois ; ce sont des types, et j’ai fait ce que font les zoologistes lorsque, prenant les poissons et les mammifères, par exemple, ils extraient de toute la classe et de ses innombrables espèces un type idéal, une forme abstraite commune à tous, persistant en tous, dont tous les traits sont liés, pour montrer ensuite comment le type unique, combiné avec les circonstances générales, doit produire les espèces. C’est là une constructionscientifique semblable à la mienne. Je ne prétends pas plus qu’eux deviner, sans l’avoir vu et disséqué, un être vivant, mais j’essaie comme eux d’indiquer les types généraux sur lesquels sont bâtis les êtres vivants, et ma méthode de construction ou de reconstruction a la même portée en même temps que les mêmes limites. « Je tiens à mon idée parce que je la crois vraie, et capable, si elle tombe plus tard en bonnes mains, de produire de bons fruits. Elle traîne par terre depuis Montesquieu ; je l’ai ramassée, voilà tout. »
Tout en publiant ses Nouveaux Essais de critique et d’histoire (1865), il se délassait du professorat et de ses travaux de longue haleine en réunissant, dans un cadre de fantaisie, les notes qu’il avait prises depuis dix ans sur Paris et la société française. Bien que la Vie parisienne, où la Vie et opinions de Thomas Graindorge parut de 1863 à 1865Graindorge fut publié en volume en 1868.la Littérature anglaise sous les traits du marchand la Littérature anglaise, paru en 1867, et consacré à l’époque contemporaine.
Cette œuvre achevée, bien des projets s’agitaient dans son cerveau. Il traça le plan d’un livre sur les Lois de l’Histoire, puis d’un autre sur la Religion et la Société en France au xix. Enfin, il se décida à donner au public le livre qu’il méditait et auquel il travaillait sans cesse depuis 1851, sa Théorie de
Pendant ces années, un grand changement était survenu dans la vie de Taine. Le 8 juin 1868, il avait épousé mademoiselle Denuelle, la fille d’un architecte de grand mérite. Je contreviendrais à la volonté maintes fois exprimée de M. Taine si je faisais ici autre chose que l’histoire de ses livres et de son esprit ; mais cette histoire serait-elle complète si je ne disais pas que dans l’existence nouvelle et plus large qui lui était faite, dans les affections qui s’ajoutaient sans rien leur retrancher à celles dont son cœur avait vécu jusque-là, dans la présence d’une femme capable et digne de s’associer à tous ses intérêts, et d’enfants qui ne lui ont apporté que de la joie et de la fierté, il a trouvé, avec un bonheur complet, les forces nécessaires pour accomplir la dernière et la plus fatigante partie de son œuvre. Il put organiser sa vie selon les exigences de son travail et de sa santé, renoncer entièrement aux obligations mondaines sans avoir à souffrir de la solitude, se faire le centre d’un cercle choisi de lettrés, de savants et d’artistes, passer
Ce bonheur domestique, ces joies intimes allaient lui être particulièrement nécessaires dans les jours troublés qui se préparaient pour la France et qui devaient lui imposer une tâche inattendue et accablante. Une fois sa psychologie théorique fixée dans le livre de l’Intelligence, il songeait, comme diversion à ce grand effort d’abstraction, à revenir aux choses concrètes et vivantes, en continuant les études de psychologie sociale, les observations de mœurs qui étaient à ses yeux la base même de la philosophie et de l’histoire. Il avait rapporté d’un long séjour en Angleterre, en 1858, des notes abondantes, qu’il devait publier en 1872 après les avoir complétées dans un second voyage en 1871. Graindorge est un
Son projet de livre sur l’Allemagne ne devait jamais être repris. Une œuvre nouvelle s’imposait à lui. À Tours, où il avait passé l’hiver de 1870-1874, il avait pu voir de près, dans les jours de crise révolutionnaire et de désarroi universel, les vices de la machine gouvernementale et les défaillances de l’esprit public. En se rendant pendant la Commune en Angleterre, où il avait été appelé pour faire des conférences à Oxford, il fut frappé de la puissance de ce pays aux fortes traditions historiques, en regard de la désorganisation du pays qui avait en 1789 fait table rase du passé pour reconstruire l’édifice politique et social d’après des vues de l’esprit. Il avait été bouleversé l’Opinion en Allemagne et les conditions de la paix et, en 1874, une brochure pleine de sagesse sur le Suffrage universel et la manière de voter, où il exposait les avantages du suffrage à deux degrés. Il prit une part active et un intérêt passionné à la création de l’École des sciences politiques, fondée par son ami E. Boutmy, et dans laquelle il voyait un instrument puissant de relèvement social.
Les projets plus ou moins vagues qu’il avait naguère conçus de travaux sur la Révolution, sur les lois de l’histoire, sur la société et la religion en France, se représentaient à lui sous une forme nouvelle : expliquer par l’étude des révolutions survenues entre 1789 et 1804 l’état d’instabilité politique et de malaise social dont souffre la France et qui l’affaiblit graduellement.
Il allait avoir à appliquer à une grande période de l’histoire, les principes et la méthode qu’il avait déjà appliqués à la littérature
« Mon livre, écrit-il à E. Havet, le 24 mars 1878, si j’ai assez de force et de santé pour l’achever, sera une consultation de médecin. Avant que le malade accepte la consultation du médecin, il faut beaucoup de temps ; il y aura des imprudences et des rechutes ; au préalable, il faut que les médecins, qui ne sont pas du même avis, se mettent d’accord. Mais je crois qu’ils finiront par s’y mettre, et les raisons de mon espérance sont celles-ci : on peut considérer la Révolution française comme la première application des sciences morales aux affaires humaines ; ces sciences, en 1785, étaient à peine ébauchées ; leur méthode était mauvaise ; elles procédaient
a priori; leurs solutions étaient bornées, précipitées, fausses. Combinées avec le fâcheux état des affaires publiques, elles ont produit la catastrophe de 1789 et la très imparfaite réorganisation de 1800. Mais, après une longue interruption et un véritable avortement, voici que ces sciences recommencent à fleurir ; elles ont changé complètement de méthode et se fonta posteriori. En vertu de cette méthode, leurs solutionsseront toutes différentes, bien plus pratiques. La notion qu’elles donneront de l’État sera neuve… — Insensiblement, l’opinion changera ; elle changera à propos de la Révolution française, de l’Empire, du suffrage universel direct, du rôle de l’aristocratie et des corps dans les sociétés humaines. Il est probable qu’au bout d’un siècle, une pareille opinion aura quelque influence, sur les Chambres, sur le Gouvernement. Voilà mon espérance ; j’apporte un caillou dans une ornière, mais dix mille charretées de cailloux bien posés et bien tassés finiront par faire une route… La reine légitime du monde et de l’avenir n’est pas ce qu’en 1789 on nommait la raison: c’est ce qu’en 1878 on nomme lascience. »
Il disait dans la même lettre :
« J’ai écrit en conscience, après l’enquête la plus étendue et la plus minutieuse dont j’ai été capable. Avant d’écrire, j’inclinais à penser comme la majorité des Français, seulement mes opinions étaient une impression plus ou moins vague et non une foi. C’est l’étude des documents qui m’a rendu iconoclaste. Le point essentiel… ce sont les idées que nous
nous faisons des principes de 89. À mes yeux, ce sont ceux du Contrat social, par conséquent ils sont faux et malfaisants… Rien de plus beau que les formulesLiberté, Égalitéou, comme le dit Michelet, en un seul mot,Justice. Le cœur de tout homme qui n’est pas un sot ou un drôle est pour elles. Mais en elles-mêmes elles sont si vagues, qu’on ne peut les accepter sans savoir au préalable le sens qu’on y attache. Or, appliquées à l’organisation sociale, ces formules, en 1789, signifiaient une conception courte, grossière et pernicieuse de l’État. C’est sur ce point que j’ai insisté ; d’autant plus que la conception dure encore et que la structure de la France, telle qu’elle a été faite de 1800 à 1810, par le Consulat et l’Empire, n’a pas changé. Nous en souffrirons probablement encore pendant un siècle et peut-être davantage. Cette structure a fait de la France une puissance de second ordre ; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures. »
Il faut toujours se rappeler, en lisant son grand ouvrage des Origines, dans quel esprit il l’a écrit, quel caractère et quel but il lui a assignés. Cela est nécessaire pour le bien comprendre, « Je n’ai pas d’opinions arrêtées sur le présent ; je cherche à m’en faire une ; mais probablement je n’en aurai jamais, parce que les documents, l’éducation, la préparation me manquent. J’entends une opinion scientifique ; pour ce qui est de mes impressions, j’en fais bon marché ; elles sont sans valeur, comme celles de tout particulier et de tout public. Mon but est d’être collaborateur dans un système de recherches qui, dans un demi-siècle, permettra aux hommes de bonne volonté autre chose que des impressions sentimentales ou égoïstes sur les affaires publiques de leur temps. C’est dans ce but que nous avons fondé l’
École des sciences politiques. Visiblement une pareille méthode, qui est une sorte d’anatomie sociale, choquera, dans ses premières comme dans ses dernières conclusions, beaucoup de sentiments généreux et respectables. Mais les partisans de l’expérience sont trop libres d’esprit pour ne pas accordera l’outil précieux dont ils connaissent les services, la permission de travailler partout, même au vif de leurs plus chères convictions. »
Origines de la France contemporaine prirent tout son temps et toutes ses penséesUn séjour en France de 1792 à 1795). Le volume de l’Ancien régime est de 1875, les trois volumes sur la Révolution se succédèrent en 1878, 1881, 1884 ; le premier volume du Régime nouveau parut en 1891 ; le second, laissé inachevé, a paru en 1893.
Il faisait lui-même l’énorme travail préparatoire de lecture et de dépouillement des textes manuscrits et imprimés ; les notes innombrables qui lui ont servi de matériaux ont toutes été prises de sa main. Il jugeait en outre nécessaire d’acquérir en législation, en droit administratif, en matière financière, la compétence d’un spécialiste. En 1884, il renonça à son eOrigines terminées, il devait revenir à un projet déjà ancien et écrire un Traité de la volonté. Ce travail de pure psychologie eût été le couronnement de la dernière phase de son activité intellectuelle comme les Philosophes français en terminent la première et l’Intelligence la seconde. Son œuvre de littérateur et d’historien, qui a ses racines dans sa conception philosophique du monde et de l’homme, se serait ainsi trouvée encadrée entre trois ouvrages de philosophie, le premier consacré à la critique et à la négation, les deux autres à l’affirmation et à la reconstruction.
Intelligence son pendant et son complément naturel dans une théorie de la Volonté. Il eût été beau de voir le plus mystérieux des phénomènes psychiques expliqué et analysé par un homme dont la vie et l’activité tout entières ont été un miracle de volonté, et il aurait contribué à ramener sur le terrain solide de l’observation psychologique et de la science positive une génération qui semble parfois disposée à ne voir dans les conquêtes de la science que des domaines nouveaux ouverts à la rêverie.
Bien qu’elle soit demeurée inachevée, l’œuvre de Taine nous impose par sa grandeur, sa grandeur et son unité. L’Intelligence (1868-1870) en forme le centre et en donne la clef. Tous ses autres écrits n’en sont que des illustrations. De 1848 à 1853 il fixe pour lui-même sa méthode et son système ; de 1853 à 1858 il parcourt l’histoire et le monde pour chercher dans des cas particuliers (La Fontaine, Tite-Live, les Essais) des vérifications de cette méthode et de ce système ; de 1858 à 1868 il les applique à de larges généralisations littéraires et artistiques, de 1870 à 1893 à une vaste généralisation historique. Il y a peu d’exemples d’une pensée Origines, Taine reste identique à lui-même, et la préface du Tite-Live, la conclusion des Philosophes français, l’Introduction à la Littérature anglaise, le livre de l’Intelligence, marquent les points de repère d’un système plutôt que les étapes d’une pensée qui évolue.
La conception que les penseurs se font de l’Univers n’est que l’image agrandie de leur propre personnalité intellectuelle. L’œuvre de Taine a été ce que l’Univers était pour lui : le rayonnement prodigieusement varié et merveilleusement coloré d’une pensée unique. Il n’est pas d’écrits qui, mieux que les siens, puissent servir à illustrer son système. Il faut ajouter, il est vrai, que dans les applications de détail il avait, avec les années, gagné en largeur de compréhension et en chaleur de sympathie, et que son intransigeance de logicien s’était assouplie depuis le temps où le M. Pierre des Philosophes français réduisait tout en chiffres. Philosophie de l’art il mêlait un élément moral à l’appréciation esthétique en tenant compte du degré de bienfaisance de l’œuvre d’art, tandis qu’auparavant, dans la morale même, il ne tenait compte que du degré de perfection des types, du degré de généralité des actes. On trouve dans sa Littérature anglaise des pages sur la Réforme, dans ses Origines des pages sur le rôle social et moral du catholicisme, que sans doute il n’eut pas écrites en 1851 ou 1852. Mais le fond de sa pensée n’a point varié. Jusqu’à son dernier jour, Marc-Aurèle reste pour lui ce qu’il était en 1851, son catéchisme. Peu de temps avant de mourir il déclarait que si le champ des hypothèses métaphysiques et des possibilités infinies s’était élargi pour son esprit, il lui était toujours impossible d’admettre l’existence d’un Dieu personnel gouvernant arbitrairement le monde par des volontés particulières.
Taine a justifié par sa vie entière la justesse du jugement porté sur lui par M. Vacherot en 1850. Il a vécu pour penser. Il a servi ce qu’il a cru la vérité avec une fermeté indomptable, désintéressée et résignée. On peut trouver en lui des lacunes, on n’y trouvera pas une tache.
Tous deux ont fait de la science la maîtresse de leurs pensées et de la vérité scientifique le but de leurs efforts ; tous deux ont travaillé à hâter le moment où une conception scientifique de l’univers succédera aux conceptions théologiques ; mais, tandis que Taine croyait pouvoir jeter les assises d’un système défini et posséder des vérités certaines et démontrables, sans se permettre de sortir jamais du cercle assez étroit de ces vérités acquises, Renan se plaisait, au contraire, aux échappées du sentiment et du rêve dans le domaine de l’incertain, de l’inconnu ou même de l’inconnaissable ; il aimait à remettre en question les résultats considérés comme établis, à prémunir les esprits contre une trop grande sécurité intellectuelle. Aussi son action a-t-elle quelque chose de contradictoire. Les esprits les plus opposés se réclament de lui. Il prépare en quelque mesure la réaction momentanée que nous voyons se produire aujourd’hui contre les tendances positives et scientifiques de l’époque
Taine a été le philosophe et le théoricien du mouvement réaliste et scientifique qui a succédé en France au mouvement romantique et éclectique. L’époque qui s’étend de 1820 à 1850 avait vu se produire une réaction contre ce qu’il y avait de vide, de conventionnel et de stérile dans l’art, la littérature et la philosophie de l’âge précédent. Aux formules étroites et immuables de l’école classique de la décadence, elle opposa le principe de la liberté dans l’art ; à l’imitation servile de l’antiquité, des sources toutes nouvelles d’inspiration cherchées dans les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays ; à un style uniforme dans sa régularité
Les générations qui sont arrivées à l’âge adulte vers 1850 et dans les vingt années qui ont suivi, tout en acceptant dans une large mesure l’héritage du romantisme, en rejetant comme lui les règles surannées du classicisme au nom de la liberté dans l’art, en cherchant comme lui la couleur et la vie, se sont cependant nettement séparées de lui. Au lieu de laisser le champ libre à l’imagination et au sentiment individuel, de permettre à chacun de se forger un idéal vague et tout subjectif, elles ont eu un principe commun d’art et de vie : la recherche du vrai ; non pas de ces conceptions abstraites, arbitraires et subjectives de l’esprit ou de ces rêves de l’imagination qu’on décore souvent du nom de vérité, mais du vrai objectif et démontrable cherché dans la réalité concrète, de la vérité scientifique en un mot. Cette tendance a été si générale, si
Nous avons dit quelle fut sa vie : laborieuse, simple, sérieuse, ennoblie et illuminée par les joies de l’amitié, de la famille, de la pensée, par l’amour de la nature et de l’art. Le caractère de l’homme était en harmonie parfaite avec sa vie. Il suffisait de l’approcher pour s’en convaincre, car, si sa vie fut cachée aux yeux du monde, nul homme ne fut moins caché, moins secret pour ceux qui eurent le privilège de le fréquenter. Ce grand amant du vrai était vrai et sincère en toutes choses, dans sa pensée, dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actes. Il avait, ce puissant esprit, le sérieux, la simplicité et la candeur d’un enfant ; et c’est au sérieux, à la simplicité, à la candeur avec lesquels il ouvrait ses regards naïfs et scrutateurs sur le monde et sur les hommes qu’il a dû précisément la puissance d’impression et d’expression qui est son originalité et la marque de son génie. D’où lui venaient ces rares et séduisantes qualités ? « La race est distinguée ; quelque chose d’intelligent, de sobre, d’économe ; la figure un peu sèche et taillée à vives arêtes. Ce caractère de sécheresse et de sévérité n’est point particulier à la petite Genève de Sedan ; il est presque partout le même. Le pays n’est pas riche. L’habitant est sérieux. L’esprit critique domine. C’est l’ordinaire chez les gens qui sentent qu’ils valent mieux que leur fortune
Mais Vouziers est limitrophe entre la Champagne et l’Ardenne, et chez Taine la naïveté malicieuse du Champenois, la flamme pétillante des vins du pays de La Fontaine, un de ses auteurs de prédilection, tempérait la sécheresse ardennaise.Histoire de France, II, 80.
On éprouve toutefois quelque scrupule à parler des influences de race en présence d’une nature aussi exceptionnelle que celle de Taine, aussi consciente, aussi réfléchie, aussi volontaire, et dans laquelle il est si difficile de séparer les mérites intellectuels du penseur et de l’écrivain des vertus personnelles de l’homme.
Ce don n’était point l’effet d’un artifice de courtoisie et de condescendance, mais tenait au fond même de sa nature et de ses sentiments. Il venait tout d’abord du sérieux de son caractère. Très sensible au talent, à la beauté, la vérité lui importait bien davantage. Il était bien plus désireux de trouver le vrai que de recueillir des éloges. En toute chose, en tout homme il allait droit au fond, persuadé qu’il y trouverait toujours quelque chose à apprendre, et sa conception, toute scientifique, de la vérité lui faisait attacher un prix infini à l’acquisition des moindres notions, pourvu qu’elles fussent précises et sûres. — Aussi préférait-il par-dessus tout la conversation des hommes qui sont maîtres dans un art, dans une
Sa modestie avait aussi sa source dans sa bonté et sa bienveillance. Quoique sa philosophie fût assez dure pour l’espèce humaine et classât une bonne partie des hommes au nombre des animaux malfaisants, il était en pratique plein d’indulgence, de pitié, charitable comme tous les humbles de cœur. Il avait même cette bonté plus rare qui rend attentif à éviter tout ce qui peut blesser ou affliger, et c’est dans son cœur que sa courtoisie comme sa modestie avaient leur source. Il avait le respect de l’âme humaine ; il en savait la faiblesse et se gardait de porter la main sur ce qui peut la fortifier contre le mal ou la consoler dans la douleur. C’est ce qui explique la démarche, mal comprise de quelques-uns, par
Origines de la France contemporaine, il avait Nouveaux essais de critique et d’histoire, p. 310). Mais dans son Essai sur Jean Reynaud (Ibid., p. 40), il insiste sur la nécessité de ne pas mêler la morale et la religion à la recherche scientifique. Il ne faut pas que celle-ci soit gênée par des préoccupations étrangères, ni subordonner aux conceptions philosophiques la règle impérative du devoir.
Un tel caractère, une telle vie, une telle œuvre sont le caractère et la vie d’un sage. Je dis d’un sage et non pas d’un saint, car la sainteté suppose quelque chose d’excessif, d’enthousiaste, d’ascétique et de surhumain que Taine pouvait admirer, mais à quoi il ne prétendait pas. Il aimait et pratiquait la vertu, mais une vertu humaine, accessible et simple. Épris du réel et du vrai, il ne se prescrivait point de règle qu’il ne voulût pleinement observer, comme il n’affirmait rien qu’il ne crût pouvoir prouver. Ce n’est point un simple jeu d’esprit que ses beaux sonnets sur les chatsFigaro de publier ces sonnets au lendemain de la mort de Taine. Nous espérons qu’ils recevront une publicité plus durable que celle d’un journal ; car ils méritent d’être conservés, par leur beauté propre et pour la lumière qu’ils jettent sur le caractère et les idées de leur auteur. Ce sont les seuls vers qu’il ait écrits. Leur perfection nous permet d’apprécier les dons extraordinaires d’assimilation d’un écrivain auquel plus d’un critique a refusé la facilité, trompé par sa puissance.Imitation ou des solitaires de Port-Royal, ce n’était pas même le stoïcisme roide et outré d’Épictète, c’était le stoïcisme attendri et raisonnable de Marc-Aurèle. Il a vécu conformément à cet idéal. N’est-ce pas un assez bel éloge ?
Les théories des philosophes ne sont pas seulement intéressantes par ce qu’elles nous apprennent sur les choses qu’elles prétendent expliquer ; elles le sont aussi, plus encore peut-être, par ce qu’elles nous apprennent sur les philosophes eux-mêmes. Nos idées sur les choses ne sont jamais que l’impression subjective faite par le monde extérieur sur notre sensibilité et notre cerveau ; ce qu’elles expliquent le mieux, c’est notre propre constitution intellectuelle. La théorie favorite de race, du moment, et du milieu, et à démêler ensuite dans leur individualité une faculté maîtresse dont toutes les autres dépendent. On a souvent critiqué cette théorie, si séduisante pourtant ; mais, s’il est beaucoup d’hommes de génie à qui elle s’applique avec peine, elle s’applique à merveille à Taine lui-même.
Il est bien de son pays et sa race ; il est de la lignée des meilleurs esprits français : ami des idées claires et pondérées, de la simplicité harmonieuse ; éloquent, rationaliste et raisonneur, point sentimental, point mystique, mais solide, loyal et vrai ; amoureux de la beauté des formes et des couleurs. Si ces qualités s’associent chez lui à un ton parfois tranchant, à une sévérité parfois chagrine et satirique, on peut y voir, si l’on veut, une influence de ses origines ardennaises.
Il est, par excellence, comme nous l’avons montré, le représentant de son époque, de son moment. L’effondrement, le lamentable fiasco de la République de 1848 avait guéri les Français de l’enthousiasme et des chimères, et dès 1840 Sainte-Beuve déclarait que le romantisme avait avorté. Les esprits étaient tout préparés
Il a reçu enfin profondément l’empreinte du milieu où il s’est formé. L’austérité de sa race a été accrue en lui par l’existence laborieuse, solitaire, économe de ses premières années ; les injustices dont il a été victime lui ont fait trouver un certain plaisir à affirmer ses idées sans s’inquiéter de l’opinion du monde et à dédaigner les faux jugements dont il était l’objet, qu’il écrivit ses Philosophes français au xix, la préface de sa
Au milieu de toutes ces influences et de ces aptitudes diverses, quelle a été chez Taine la faculté maîtresse, celle qui a dominé et façonné toutes les autres ? C’est, il me semble, la puissance logique. Quoi donc ? Cet écrivain si coloré, cet historien toujours préoccupé de induit ce qu’il a dû être de la race, du milieu et du moment ; puis, quand il a saisi la faculté maîtresse de son individualité, il en déduit tous ses actes et toutes ses œuvres. S’il cherche à déterminer ce qui constitue l’idéal dans l’art, il ne le trouve que dans le degré d’importance et le degré de bienfaisance, c’est-à-dire d’utilité générale, de l’œuvre d’art, et encourt le reproche d’oublier l’élément mystérieux,
Toutefois, si Taine était un logicien, il était un logicien d’une espèce particulière. C’était un logicien réaliste, et sa logique n’opérait que sur des notions concrètes. Ce serait mal comprendre l’Intelligence, c’est le signe, l’idée n’étant pas autre chose pour lui que le nom d’une série d’expériences impossibles. Le signe est le nom collectif d’une série d’images, l’image est le résultat d’une série de sensations, et la sensation le résultat d’une série de mouvements
« J’éprouve une sensation pénible avec cet écrivain, comme un grincement de poulies, un cliquettement de machine, une odeur de laboratoire. Ce style tient de la chimie et de la technologie. La science y devient inexorable. C’est rigoureux et sec, c’est pénétrant et dur, c’est fort et âpre ; mais cela manque de charme, d’humanité, de noblesse, de grâce. Cette sensation, pénible à la dent, à l’oreille, à l’œil et au cœur, tient à deux choses probablement : à la philosophie morale de l’auteur et à son principe littéraire. Le profond mépris de l’humanité, qui caractérise l’école physiologiste, et l’intrusion de la technologie dans la littérature,
inaugurée par Balzac et Stendhal, expliquent cette aridité secrète, que l’on sent dans ces pages, qui vous happe à la gorge comme les vapeurs d’une fabrique de produits minéraux. Cette lecture est instructive à un très haut degré, mais elle est antivivifiante ; elle dessèche, corrode, attriste. Elle n’inspire rien, elle fait seulement connaître. J’imagine que ce sera la littérature de l’avenir, à l’américaine, formant un contraste profond avec l’art grec ; l’algèbre au lieu de la vie, la formule au lieu de l’image, les exhalaisons de l’alambic au lieu de l’ivresse d’Apollon, la vue froide au lieu des joies de la pensée, bref, la mort de la poésie, écorchée et anatomisée par la science. »
Il y a là, avec une part de vérité, beaucoup d’exagération et même d’injustice. Il suffit de relire l’essai intitulé : Sainte Odile et Iphigénie en Tauride, pour voir à quel point Taine sentait la beauté antique, de relire ses pages sur madame de Lafayette ou sur Oxford pour reconnaître qu’il avait le don de la grâce, et celles sur la Réforme en Angleterre pour sentir combien il était ému par les luttes de la conscience et par le spectacle de l’héroïsme moral. Il serait facile en parcourant ses ouvrages de montrer
Chassant de ses conceptions toutes les entités métaphysiques, tout élément mystérieux, ramenant tout à des groupements de faits, Taine devait transformer tous les problèmes de littérature et d’esthétique en problèmes d’histoire. Aussi ses ouvrages, à l’exception de son Voyage aux Pyrénées et de son livre l’Intelligence, sont-ils tous des ouvrages d’histoire. Ils marquent le dernier terme de l’évolution par laquelle la critique littéraire est devenue une des formes de l’histoire. Villemain avait le premier montré les relations qui existent entre le Étude sur La Fontaine est une étude sur la société du eEssai sur Tite-Live est un essai sur l’esprit romain ; l’Histoire de la littérature anglaise est une histoire de la civilisation anglaise et de l’esprit anglais depuis le temps où les Anglo-Saxons et les Normands couraient les mers et remontaient les fleuves pour piller, brûler et massacrer tout sur leur passage, en chantant leurs chants de guerre, jusqu’à celui où le noble poète Tennyson recevait de la gracieuse reine Victoria le titre de poète lauréat et un siège à la Chambre des lords. Dans le Voyage en Italie, dans la Philosophie de l’art, vous apprenez à connaître la société italienne du eeeVie et opinions de Thomas Graindorge, sous sa forme humoristique, est une étude sur la société française écrite par le même historien philosophe à qui nous devons l’Histoire de la littérature anglaise. Jamais aucun écrivain n’a apporté dans ses œuvres une pareille unité de conception et de doctrine, n’a montré dès ses débuts une conscience aussi nette de sa méthode et un talent aussi constamment égal à lui-même. Dès l’École normale, nous l’avons vu, Taine pratiquait déjà sa méthode de généralisation et de simplification : « Tout homme et tout livre, disait-il, peut se résumer en trois pages et ces trois pages en trois lignes »
; mais, en même temps, il s’attachait à voir et à rendre le détail des choses sensibles avec tout leur relief. Si le Voyage aux Pyrénées fait parfois l’effet d’un exercice de virtuosité descriptive semblable aux exercices de doigté d’un violoniste, si la description semble n’y avoir souvent d’autre but qu’elle-même ; regardez y bien, vous verrez même ici la description aboutir presque toujours à une idée philosophique ou historique.
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Il n’a point, d’ailleurs, renié sa méthode ni sa doctrine ; il les a plutôt accentuées. Nulle part il n’a employé d’une manière plus constante le procédé d’accumulation des petits faits pour établir une idée générale ; nulle part il n’a exposé la série des événements de l’histoire comme plus strictement déterminée par l’action de deux ou trois causes très simples agissant Graindorge ; l’Angleterre le plus aimable et le plus souriant de ses livres : les Notes sur l’Angleterre. Les poètes anglais étaient ses poètes préférés, et, comme philosophe, il est de la famille des Spencer, des Mill et des Bain.
Telle a été la raison de la sévérité excessive de ses jugements sur la France de la Révolution. À les prendre au pied de la lettre, on serait tenté de s’étonner que la France soit encore debout après cent ans d’un régime aussi meurtrier, et l’on est surpris qu’un déterministe comme Taine ait paru reprocher à la France de ne pas être semblable à l’Angleterre. Mais, après avoir reconnu ce qu’il y a d’exagéré et d’incomplet dans son point de vue et dans ses peintures, il faut rendre hommage, non seulement à la puissance et à la sincérité de son œuvré, mais aussi à sa vérité. Il n’a pas
J’ai cru ne pouvoir mieux rendre hommage à ce libre, vaillant et sincère esprit, à cet amant passionné du vrai, qu’en cherchant à caractériser les traits essentiels de sa vie, de son caractère, de son œuvre et de son influence en toute franchise. Il me semblait que j’aurais manqué de respect envers sa mémoire en usant envers lui de ces ménagements d’oraison funèbre qu’il a tenu à écarter de son cercueil. Mais j’aurais bien mal rendu ce que je pense et ce que je sens si je n’avais pas su exprimer mon admiration reconnaissante pour un des hommes qui, dans notre temps, par le caractère comme par le talent, ont le plus honoré la France et l’esprit humain. Je ne puis mieux dire ce que j’ai éprouvé en le voyant disparaître qu’en m’associant à ce que m’écrivait un de mes amis en apprenant la fatale nouvelle :
« La disparition de cet esprit, c’est une forte et claire lumière qui s’efface de ce monde. Jamais personne n’a représenté avec plus de vigueur l’esprit scientifique ; il en était comme
une énergique incarnation. Et il s’en va au moment où les bonnes méthodes, seules efficaces pour atteindre la vérité, faiblissent dans la conscience des jeunes générations, de sorte que sa mort semble marquer, au moins pour quelque temps, la fin d’une grande chose. Et, puis, qu’il s’en aille ainsi tout de suite après Renan, c’est vraiment trop de vide à la fois. Rien ne restera plus de la génération qui nous a formés ; ces deux grands esprits en étaient les représentants ; nous leur devions les enseignements qui nous avaient le plus touchés et les plus profondes joies de notre esprit ; nous venons de perdre nos pères intellectuels. »
Mignet, Michelet, Henri Martin. On trouvera aussi une étude biographique sur Michelet dans les Études biographiques et littéraires de M. O. d’Haussonville.Ma jeunesse et Mon journal, nous ont appris ce que furent les vingt-quatre premières années de Michelet, et nous ont permis de retrouver dans l’enfant et le jeune homme la sensibilité et les tendances intellectuelles de l’homme fait. Ses livres, d’autre part, m’ont trop puissamment ému, je l’ai personnellement trop connu et aimé pour que mon jugement pût être impartial et pour qu’il me fût possible de signaler ses défauts et ses erreurs ; mes travaux, d’ailleurs, et les tendances naturelles de mon esprit m’entraînent dans une direction trop différente de la sienne pour qu’il me fût permis de me poser en disciple et de répondre en son nom aux critiques et aux attaques dont il a été l’objet.
Je n’ai voulu que rendre hommage à la mémoire de Michelet ; hommage qui était de ma part une dette personnelle. Je n’ai pas
Pour moi, je ne puis songer qu’à une chose c’est à l’impression laissée dans mon esprit par la lecture de ses livres. Ceux dont l’enfance et l’adolescence se sont écoulées pendant les douze premières années du second empire se rappelleront toujours la froideur et le morne ennui qui accablait les âmes pendant cette triste époque. La jeunesse, l’enthousiasme, l’espérance, qui avaient rempli les cœurs avant et après 1830, semblaient éteints à jamais ; les artistes, les écrivains qui avaient fait la gloire de la première moitié du siècle étaient vieillis et déchus ; la voix éloquente du seul grand poète dont le génie eût survécu ne s’élevait que pour maudire la lâcheté de ses concitoyens et l’abaissement de sa patrie. Ce mot même de patrie semblait n’avoir plus de sens. Séparés par un abîme de la France du passé, dont ils avaient perdu les traditions et les croyances, désabusés des espérances de liberté et de progrès
La vocation qui m’a poussé vers les études historiques, c’est à lui que je la dois. Le premier il m’a ému de sympathie pour ces morts innombrables qui ont été nos ancêtres, qui nous ont fait ce que nous sommes et dont l’histoire retrouve et ressuscite les pensées, les désirs et les passions. Le premier il m’a fait comprendre que, dans l’ébranlement des bases religieuses et politiques de notre vie nationale,
C’est là le seul rôle que pouvait jouer Michelet. Il était, il est encore par ses écrits, un inspirateur ; il ne pouvait pas devenir un maître, au sens strict du mot. Sa manière de penser et d’écrire était trop individuelle, l’imagination et le cœur y avaient une trop grande part. Lui-même n’avait point eu de maître ; il n’aura pas de disciples. Il serait aussi puéril
Michelet n’a pas formé plus d’élèves par ses livres que par son enseignement. Il a laissé des chefs-d’œuvre à admirer, il n’a pas laissé de modèles à imiter. Sans doute il a mis en lumière des côtés de l’histoire, des points de vue négligés avant lui. Il a donné la place qu’elle méritait à la peinture des mœurs et des caractères, et il a montré combien les documents les plus secs peuvent devenir instructifs pour qui sait les interroger ; il a insisté sur l’influence jusque-là négligée des causes physiologiques Histoire de France suffirait à montrer qu’il ne pouvait prétendre à un pareil rôle. Après avoir fait de la France du moyen âge un tableau merveilleux de poésie et de vérité, après avoir pendant six volumes fait aimer et comprendre les mœurs et les sentiments de ces siècles à demi barbares, tout à coup, arrivant à la Renaissance, il fut saisi malgré lui de la même haine aveugle, du même esprit de réaction e
Ce que j’ai dit des œuvres historiques de Michelet, je pourrais le dire aussi de ses petits livres, où se mêlent, d’une façon charmante et bizarre, la science, la philosophie, la psychologie et la poésie, qui entraînent et ravissent l’imagination et le cœur sans convaincre ni satisfaire la raison. Nul ne les a lus sans être ému, et pourtant les idées qui s’y trouvent exprimées n’ont point fait de prosélytes. C’est que ces idées n’ont point un caractère bien déterminé ; elles flottent entre la science, la religion
L’avenir seul pourra discerner dans son œuvre les intuitions justes et les rêveries éphémères. Michelet n’aura pas de continuateurs immédiats, de disciples attachés à la lettre de ses paroles ; mais ses idées germent en secret il a fait croire au bien. Il n’est pas d’éloge à ajouter après celui-là.
le Peuple, sa première éducation et les impressions ineffaçables de ses jeunes années. Nous y retrouvons le germe de tout ce qu’il devait être plus tard, le point de départ de tout son développement intellectuel et moral. Sa mère était des Ardennes, pays sévère, habité par une race « distinguée, sobre, économe, sérieuse, où l’esprit critique domine
: son père était de Histoire de France, II, page 80.« l’ardente et colérique Picardie »
, patrie d’hommes « occupée, nous dit-il, et non profanée ; qu’est-ce que la presse au temps moderne, sinon l’arche sainte
. Il y avait là un présage d’avenir.Le Peuple, page 22.
Les premières années de sa vie furent tristes et pénibles. Il grandit « comme une herbe sans soleil, entre deux pavés de Paris »
. Dès 1800, Napoléon supprima les journaux, restreignit par tous les moyens le commerce de la librairie. La pauvreté vint. Il fallut renvoyer les ouvriers ; le grand-père, le père, la mère de Michelet, lui-même âgé de douze ans, firent tout le travail de l’imprimerie. Ce labeur précoce aurait pu, semble-t-il, étouffer dans leur fleur les facultés de l’enfant. Au contraire, pendant que ses mains assemblaient machinalement les lettres qui servaient à la composition de livres niais et insipides, son imagination prenait des ailes. Ce don merveilleux, qui « Jamais, dit-il, je n’ai tant voyagé d’imagination que pendant que j’étais immobile à cette casse… Très solitaire et très libre, j’étais tout imaginatif. »
Il ne pouvait suivre d’instruction régulière ; le matin, avant le travail, il recevait quelques leçons de lecture d’un vieux libraire, ancien maître d’école, « homme de mœurs antiques, ardent révolutionnaire »
. Il apprit de lui, sans doute, à admirer et presque à adorer la Révolution, qui depuis fut toujours à ses yeux la plus grande manifestation de la France dans l’histoire et comme la révélation de la justice. Deux ou trois livres faisaient sa seule lecture. L’un d’eux produisit en lui une impression extraordinaire, éveilla le sentiment religieux, la foi en Dieu et en l’immortalité qui, à travers toutes les variations de sa pensée, devait se manifester dans toutes ses œuvres et persister jusqu’à son dernier soupir. C’était l’Imitation de Jésus-Christ :
« Je n’avais encore aucune idée religieuse… Et voilà que dans ces pages j’aperçois tout à coup, au bout de ce triste monde, la délivrance
de la mort, l’autre vie et l’espérance. La religion reçue ainsi, sans intermédiaire humain, fut très forte en moi. Comment dire l’état de rêve ou me jetèrent ces premières paroles de l’ Imitation? Je ne lisais pas, j’entendais… comme si cette voix douce et paternelle se fût adressée à moi-même. Je vois encore la grande chambre froide et démeublée ; elle me parut vraiment éclairée d’une lueur mystérieuse… Je ne pus aller bien loin dans ce livre, ne comprenant pas le Christ, mais je sentis Dieu. »
En même temps s’éveillait en lui l’amour de l’histoire et le sentiment de sa vocation future.
« Ma plus forte impression, continue-t-il, après celle-là, c’est le musée des monuments français… C’est là, nulle autre part, que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde
. » Le Peuple, page 26.
« effarouché comme un hibou en plein jour
, chercha la solitude, vécut avec les livres ; mais cette épreuve ne fit que tremper plus fortement son âme. Il sentit ce qu’il valait, prit foi en lui-même.Le Peuple, page 30.
« Dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814) et mes ennemis, à moi, se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même, sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi, j’eus en moi un pur sentiment
stoïcien ; je frappai de ma main, crevée par le froid, sur ma table de chêne (que j’ai toujours conservée) et je sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir ».
Cette énergie morale qui triomphe par la volonté des fatalités extérieures a soutenu Michelet pendant toute sa vie. Débile et toujours souffrant, l’esprit chez lui soutenait le corps. Sa conception générale de l’histoire semble avoir été inspirée par la lutte, le drame qui faisait sa vie. Là comme ici, c’était une lutte constante entre la fatalité et la liberté.
Le souvenir de ces années pénibles et parfois amères ne s’est jamais effacé de l’esprit de Michelet. Il est arrivé plus tard à la gloire, à la fortune ; mais il n’a point oublié qu’il sortait du peuple et qu’il devait sans doute à cette humble origine quelques-unes de ses meilleures qualités. « J’ai gardé, nous dit-il, l’impression du travail, d’une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple… Si les classes supérieures ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale… Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l’art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins
Il attribuait en effet à son origine plébéienne cette chaleur, cette tendresse de cœur qui a été l’inspiration de sa vie. La pauvreté, les railleries du collège avaient un instant refoulé cette tendresse au dedans de lui, l’avaient rendu sauvage et misanthrope, sans que pourtant l’envie effleurât jamais son âme. Mais dès que, sorti du collège, il y rentra comme professeur, dès qu’il put donner aux autres quelque chose de lui-même, son cœur se rouvrit, se dilata. « Ces jeunes générations, aimables et confiantes, qui croyaient en moi, me réconcilièrent à l’humanité »
.
Au moment où Michelet entrait dans l’enseignement, et professait, d’abord à l’institution Briand, puis au collège Charlemagne, enfin, à partir de 1822, au collège Sainte-Barbe, fondé par l’abbé Nicole, il ignorait encore que l’histoire fût sa vocation ; les circonstances le lui révélèrent. C’étaient les lettres anciennes et surtout la philosophie qui l’attiraient. Ses thèses de doctorat, Précis d’histoire moderne, paru peu de mois après la traduction de la Philosophie de l’histoire de Vico.
Lorsqu’en 1826, monseigneur Frayssinous rétablit, sous le nom d’École préparatoire, l’École
Bien qu’il aille en 1825 en Allemagne réunir des livres d’histoire pour une étude sur Luther, et bien qu’il ait déjà fait le plan d’un ouvrage sur la Réforme et le eRépublique, parut en 1831. Il comptait y ajouter l’histoire de l’Empire, mais les circonstances vinrent encore ici disposer de lui. Après la Révolution de 1830, l’École normale fut rétablie sur son plan primitif, avec deux professeurs d’histoire, l’un pour l’antiquité, l’autre
Cette période d’enseignement à l’École normale qui dura jusqu’à 1836 et à laquelle Michelet ajouta encore la suppléance de Guizot à la Sorbonne en 1834 et 1835, fut peut-être la plus heureuse période de sa vie et fut à coup sûr la plus féconde. Marié en 1824 vivant dans une studieuse solitude, où pénétraient quelques rares amis, tels qu’Eugène Burnouf et le physiologiste Edwards, ses fonctions de professeur aux Tuileries, d’abord de la princesse Louise, fille de la duchesse de Berry, puis de la princesse Clémentine, fille de Louis Philippe, ne faisaient pas de lui un mondain. Il vivait pour ses élèves et ils éprouvaient pour lui un enthousiasme mêlé de tendresse. Il aimait plus tard à raconter les joies de cet enseignement ; comment, au fort de l’hiver, il descendait la rue Saint-Jacques, en frac noir et en escarpins, sans paletot pour se couvrir, mais insensible au froid et à la bise « tant était ardente, disait-il, la flamme intérieure »
. Ceux qui ont eu le privilège de l’entendre alors ont gardé le souvenir ineffaçable
L’Histoire romaine fut le premier fruit de cette période heureuse de jeunesse et d’enthousiasme. À ce moment les travaux de Guizot et d’Augustin Thierry avaient donné une impulsion extraordinaire aux études sur le moyen âge. L’ouvrage de Michelet parut au premier moment devoir exercer une influence semblable sur l’étude de l’antiquité. La puissance de son imagination, la magie de son style donnaient à l’histoire de la vieille Rome la réalité de l’histoire contemporaine. Les hardies hypothèses de Niebuhr, restées jusqu’alors inaccessibles à la masse du public lettré et comme étouffées sous une obscure et pesante érudition, apparaissaient tout à coup vivantes et colorées. Le récit de Michelet semblait plus convaincant que la plus solide démonstration ; où Niebuhr s’efforçait de prouver, lui il voyait et il montrait. Néanmoins l’œuvre de Michelet n’eut en France que peu d’influence. La routine de
Ce ne furent pas seulement les nécessités nouvelles de son enseignement qui le poussèrent à écrire l’Histoire de France. La France était à ses yeux le principal acteur de ce drame de la liberté qui remplissait l’histoire ; et de plus il éprouvait pour le moyen âge le même attrait que la plupart de ses contemporains.
Il était impossible, en effet, qu’une âme aussi impressionnable que celle de Michelet échappât à la contagion du mouvement romantique qui depuis le commencement du siècle s’était emparé de tous les esprits. On s’était épris de la littérature, des mœurs, des coutumes, des monuments, de l’histoire du moyen âge. La poésie, le théâtre, le roman, la peinture ne représentaient plus que seigneurs féodaux, vieux donjons, châtelaines amoureuses de leurs pages ; et la sublimité des cathédrales gothiques faisait oublier la perfection des temples de la Grèce. Il y avait beaucoup d’engouement, de mode passagère dans ce Introduction à l’histoire universelle (1831), comme le couronnement naturel de l’histoire de France, partageait en même temps l’intérêt passionné de ses contemporains pour le moyen âge.
En 1831, il avait été nommé chef de la division historique aux Archives nationales. Dans cette immense collection de documents échappés au temps et aux révolutions, le rêve vaguement entrevu dans son enfance, lorsqu’il parcourait le Musée des monuments historiques, prit corps à ses yeux. Son imagination évoqua les morts qui dormaient dans cette vaste nécropole historique ; ces parchemins usés et noircis lui apparurent comme les témoins contemporains des siècles abolis dont il écoutait la voix et recueillait le véridique témoignage. Il résolut de donner à la patrie son histoire. En 1833 parut le premier volume de l’Histoire de France ; le sixième, publié en 1843, s’arrêtait à la mort de Louis XI. Ces six volumes resteront, je crois, dans l’avenir, le plus solide titre de gloire de Michelet, la partie la plus utile et la plus durable de son œuvre. Revue politique et littéraire (15, 22 et 29 août 1874), M. Despois a cité un passage du cours de Michelet à la Faculté des lettres en 1835, où il expliquait comment l’historien, pour bien comprendre le passé, devait apporter à son étude, non une froideur impartiale, mais une sympathie chaleureuse, capable de s’éprendre successivement de toutes les manifestations les plus diverses de l’esprit humain. Je donne en entier ce passage curieux, dont M. Despois n’a cité que quelques lignes. On avait reproché à Michelet d’être partial en faveur de Luther. « On pourrait me reprocher également, répliqua-t-il, d’être partial en faveur des Vaudois, comme plus tard en faveur de sainte Thérèse et de saint Ignace de Loyola. C’est cependant pour l’histoire une condition indispensable que d’entrer dans toutes les doctrines, que de comprendre toutes les causes, que de se passionner pour toutes les affections. Une idée ne se produit qu’à la condition d’être dans l’esprit humain et d’aider au développement général de l’humanité. Aussi est-elle toujours bonne, toujours utile, toujours nécessaire. L’histoire déroule une vaste psychologie qui embrasse dans un ordre successif toutes les notions, toutes les facultés qui constituent l’intelligence de l’homme ; chaque notion, chaque faculté se révèle tour à tour sous la forme d’un parti, d’une nation, d’une doctrine, et fait à travers les événements sa fortune dans le monde. Comment s’étonner que l’histoire trouve des sympathies pour l’homme tout entier, pour sa raison, son imagination, son cœur, pour la liberté et pour la grâce, pour le dogme et pour la morale ? Qu’il recueille çà et là les parties afin de reconstruire l’ensemble et qu’il les honore et les aime toutes, puisque dans toutes il voit se refléter cette image sacrée de lui-même que Dieu a jetée dans l’homme seulement. »
(Journal de l’instruction publique, 25 janvier 1835.)résurrection. Je retrouve chez lui ce mélange d’érudition et d’esprit divinatoire qu’on admire chez les maîtres de la science allemande, chez Niebuhr, chez Mommsen, chez Jacob Grimm surtout, qu’il avait connu « Si Grimm avait été là, je suis sûr qu’il aurait protesté au nom de l’humanité et de la justice. Mais il n’y a plus de Grimm en Allemagne. »
Je doute beaucoup, pour ma part, que Grimm eût protesté.
En même temps qu’il publiait l’Histoire de France, il ébauchait à la Faculté des lettres, où il suppléa Guizot en 1834 et en 1835, l’Histoire de la Renaissance et de la Réforme. C’est à cette époque qu’il fit paraître, sous le titre de Mémoires de Luther (1835), une série d’extraits tirés des œuvres de Luther, qui forment une intéressante et vivante biographie du grand réformateur ; un peu plus tard il entreprenait, dans la Collection des documents inédits relatifs à l’histoire de France, la publication des pièces du procès des Templiers (1841-1851), 2 vol. in-4º ; enfin il publiait les Origines du droit (1837), où il cherchait à montrer que l’ancien droit français était non un ensemble de formules abstraites et de déductions rationnelles, mais l’expression vivante du développement historique de l’humanité et de la nation.
Quelque absorbé qu’il fût par les études sur le moyen âge, Michelet avait une nature trop vivante et trop impressionnable pour rester étranger aux passions contemporaines. Volontairement éloigné des distractions du monde, il n’en était que plus accessible aux grands mouvements d’idées qui entraînaient sa génération. En 1836, il se fit mettre en congé à l’École normale, soumise à l’énergique mais étroite direction de M. Cousin, et en 1838 il fut appelé à la chaire d’histoire et de morale au Collège de France. Au lieu d’un petit auditoire d’élèves, auxquels il devait enseigner, sous une forme simple, des faits précis et une méthode rigoureuse, il eut devant lui une foule ardente, mobile, enthousiaste, qui lui demandait, non plus la jouissance austère des recherches scientifiques, mais l’entraînement momentané d’une parole éloquente et généreuse. Le caractère eles Jésuites les Jésuites pour sujet de leur cours, et firent paraître ce volume en commun, les idées développées par Michelet dans ce cours n’étaient pas nouvelles chez lui. Nous les retrouvons dans des notes de l’École normale de 1831. Il faut renoncer à la légende qui nous montre Michelet devenant hostile au catholicisme parce qu’il a été attaqué par l’abbé Des Garets.le Prêtre, la Femme et la Famille (1845), livre d’analyse psychologique fine et profonde, où, comme dans ses cours, la prédication morale prenait l’histoire pour base. Sorti des rangs du peuple et fier de son origine, il combattit à côté des apôtres socialistes dont il ne partageait pas, du reste, les utopies, et exposa dans le Peuple (1846) les souffrances, les aspirations et les espérances du prolétaire et du paysan. Né sous la Révolution et habitué dès l’enfance à voir en elle le salut du monde, il voulut l’enseigner aux générations nouvelles telle qu’il la voyait, comme un évangile de justice et de paix, et il écrivit son Histoire de la Révolution, dont le premier volume parut en 1847. À vrai dire, et malgré les innombrables et minutieuses recherches sur lesquelles cet ouvrage est appuyé
Entre la composition de l’Histoire de France au moyen âge et celle de l’Histoire de la Révolution française, un profond changement s’était opéré dans le génie de Michelet. Il avait perdu de son calme, de sa mesure, de son impartialité scientifique ; il avait pris parti d’une manière passionnée dans les plus graves questions politiques et sociales ; sa pensée et son style se ressentaient de l’allure fiévreuse, hachée, qui donnait tant d’originalité à sa parole. Mais, en même temps, sa puissance d’imagination et d’expression avait encore grandi ; au lieu de répandre, comme autrefois, sa sympathie en artiste et en poète credo laissé par la Révolution. Sa pensée s’étant précisée, son style était devenu plus personnel, plus original, plus dégagé de toute convention, de toute influence extérieure, plus conforme à sa pensée.
La révolution de février 1848 éclata. Michelet put croire un instant à la réalisation de tout ce qu’il avait désiré, voulu, prêché. Il put croire que son apostolat n’avait pas été stérile, lui qui avait voulu tirer de l’histoire un principe d’action et créer « plus que des esprits, des âmes et des volontés »
. Son illusion fut de Histoire de la Révolution (1853), et en racontant les épisodes dramatiques du mouvement de 1848 dans l’est de l’Europe (Pologne et Russie, 1851 ; Principautés danubiennes, 1853 ; Légendes démocratiques du Nord, 1854), il se sentait impuissant et découragé. Il eut succombé à l’accablement et au trouble moral où le jetèrent ces catastrophes s’il n’avait pas eu en lui une puissance indestructible de foi et d’amour, et si un événement heureux n’avait, pour ainsi dire, renouvelé son âme et ne lui avait permis de recommencer une seconde vie.
Vivant loin du monde, absorbé par son travail
Leurs ressources étaient minimes. Ils quittèrent Paris et se retirèrent à la campagne. Là, sous l’influence bienfaisante de son bonheur domestique, Michelet abandonna pour quelque temps l’histoire, « la dure, la sauvage histoire de l’homme »
, et se tourna vers la nature. Il l’avait toujours aimée, il l’avait défendue contre la défiance et les injustes malédictions de l’église ; mais il y voyait cependant un monde soumis à la fatalité, contre lequel lutte la liberté humaine. Grâce à l’influence et à l’active collaboration qu’il avait à ses côtés, il vit désormais une étroite parenté entre l’homme et la nature ; au moment où les hommes, où ses concitoyens trompaient toutes ses espérances, il trouva dans la nature une sympathie consolatrice. Loin de confondre l’homme avec la nature et de le soumettre aux lois fatales qui semblent la régir, il sut voir en elle les germes de la liberté morale, des rudiments de pensées et de sentiments semblables aux nôtres. En un mot, il lui donna une âme. Dès lors la solitude l’Oiseau (1856), l’Insecte (1857), la Mer (1861), la Montagne (1868), qui furent comme autant de chants d’un poème de la nature ; la poésie se faisait l’interprète de la science, et cette série de tableaux et de descriptions d’une vérité et d’une puissance merveilleuses formaient dans leur large développement comme un hymne mystique au Dieu infini, unique, présent et vivant dans la multiplicité des choses. Qui pourrait oublier les pages consacrées au rossignol, cet artiste dont le chant, comme toutes les grandes créations musicales, fait entrevoir l’infini ? ou celles qui nous parlent des Alpes, « ce château d’eau de l’Europe, le cœur du monde européen »
, qui répand dans tous les membres du vieux continent l’eau, la vie, la fécondité, et conserve dans ses vallées le dépôt sacré des mœurs simples et des institutions libres ? Les savants de profession ont sans doute trouvé à reprendre dans ces livres des erreurs, des inexactitudes,
Il en est, de la religion comme de la poésie ; ses formes peuvent changer ; elle demeure un besoin indestructible de l’âme et trouve dans la ruine même des anciens dogmes et des vieilles croyances le point de départ de jeunes croyances et de dogmes nouveaux. On a cru et on a dit que les progrès des sciences chasseraient la religion, comme la poésie d’un ciel désormais sans mystères. Michelet trouve dans les sciences mêmes la démonstration d’une foi nouvelle. Elles lui révèlent une harmonie jusqu’alors méconnue dans toutes les parties de l’univers, depuis le minéral qui agrège ses cristaux jusqu’à l’homme qui souffre et qui pleure, et cette harmonie aboutit à l’unité supérieure de la pensée divine et de l’être absolu. Aux spiritualistes étroits qui donnent à l’homme seul le droit à l’âme et condamnent le reste au néant,
Deux choses avaient rendu à Michelet la paix de l’âme et l’espoir dans l’avenir : le bonheur domestique et la communion avec la nature. De même qu’il avait révélé quelle l’Oiseau il avait échappé aux accablantes fatalités de l’histoire ; l’Insecte lui avait enseigné la puissance du lent et persévérant labeur ; la Mer lui avait promis de retremper dans l’amertume salutaire de ses eaux les membres fatigués d’une génération vieillie avant l’âge ; il avait trouvé dans les salubres émanations de la Montagne le cordial capable de relever les courages abattus. Mais ce n’est pas assez de ces influences extérieures ; il faut au plus intime de nous-mêmes un foyer de tendresse, de chaleur, de jeunesse. Ce foyer, c’est l’amour seul qui le crée ; l’amour tel que le font le mariage et la famille, avec tous leurs devoirs comme avec toutes leurs joies. Dans l’Amour (1858), Michelet nous a dit comment, par l’amour, l’esprit et le cœur conservent le don d’éternelle jeunesse ; dans la Femme (1859), il a montré ce que peut et doit être la femme, « l’adorable idéal de grâce dans la sagesse par lequel seul la famille et la société elle-même vont être recommencées »
.
« tout est pur pour les purs »
, il n’en est pas de même pour la foule frivole et rieuse. Mais ceux qui liront ces livres avec un esprit sérieux et sincère, et qui y chercheront avant tout l’inspiration morale qui les anime, n’y trouveront que de graves et nobles enseignements. Ils prêchent « la fixité du mariage »
et nous disent que « sans mœurs il n’est point de vie publique »
. Ils veulent « replacer le foyer sur un terrain ferme »
, car « si le foyer n’est ferme, l’enfant ne vivra pas »
. Michelet ne perd pas de vue le but final de ses efforts et de ses désirs : « former des cœurs et des
L’amour n’est pour lui que le point de départ de l’éducation ; le livre de l’Amour était la préface de Nos fils, où il exposa en détail ses idées sur ce grand problème de l’éducation, déjà abordé dans le Peuple et dans la Femme. L’analyse psychologique de l’âme de l’enfant et l’étude des systèmes de pédagogie de Rousseau, Pestalozzi, Froebel, l’amènent au même résultat. L’éducation se résume dans ces mots : famille, patrie, nature. L’enfant doit apprendre « la patrie, son âme, son histoire, la tradition nationale »
, et les sciences de la nature, « l’universelle patrie »
. Par qui doit-il les apprendre ? Par les écoles, sans doute, mais avant tout par la famille, par son père et par sa mère qui lui enseignent à aimer la vérité, c’est-à-dire la Loi dans la nature et la Justice dans l’humanité. Loin d’exclure la religion, cette éducation est tout entière religieuse, car la patrie et la nature ne sont pour Michelet que des manifestations de Dieu. Le père et la mère représentent auprès de l’enfant deux tendances diverses et pourtant concordantes ; « lui, la justice exacte, la loi en action, énergique et austère ; elle, la douce justice des circonstances atténuantes, des ménagements équitables que conseille le cœur et qu’autorise la
. C’est leur accord, leur harmonie, leur amour qui est la base de toute forte éducation. Cette doctrine, dont tous les traits principaux se trouvent déjà dans le Peuple, est développée dans Nos fils avec l’énergie et l’éloquence d’une foi profonde.
Ce n’était pas assez pour Michelet de dire dans quel sens devait être dirigée l’éducation, à quel but elle devait tendre ; il avait voulu entreprendre lui-même le rôle d’éducateur, écrire un livre qui résumât les enseignements capables de régénérer les âmes. Il composa la Bible de l’Humanité (1864). Il cherche dans les doctrines religieuses et morales de chaque peuple ce qu’elles ont de plus original et de plus élevé, et recueille ainsi de la bouche des ancêtres le credo des générations nouvelles. « L’humanité, dit-il, dépose incessamment son âme en une bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset. Ces versets sont fort clairs, mais de formes diverses, d’une écriture très libre, ici en grands poèmes, ici en récits historiques, là en pyramides, en statues. »
L’antiquité « diffère très peu des temps modernes dans les grandes choses morales… pour le foyer surtout et les affections du cœur, pour les idées élémentaires de travail, de droit, de
Michelet retrouve dans les antiques doctrines de la race aryenne les idées même auxquelles l’avait conduit l’étude de la nature et de l’histoire. Toute l’antiquité joint sa voix à la sienne : l’Inde avec sa tendresse pour tout ce qui vit et sent ; l’Égypte « avec son espoir, son effort d’immortalité »
; la Grèce avec son dévouement à la cité, à la patrie ; la Perse avec « le labeur qui dompte, qui féconde la nature »
, et son haut idéal de vie conjugale, active et chaste. Ce livre, « dont le genre humain est l’auteur »
, mais qui n’est encore qu’un essai, une magnifique ébauche, se termine par ce mot simple et profond qui renferme toute la morale de Michelet : « Le foyer est la pierre qui porte la cité
Pendant cette période si féconde d’activité littéraire où il révélait la poésie des sciences et mettait toutes les ressources de son imagination et de son éloquence au service de ses idées d’éducation morale et de philosophie, religieuse, Michelet n’avait point abandonné ses travaux historiques. De 1855 à 1867, il termina son Histoire de France, depuis
À cette série de grands travaux historiques se joignit encore un petit volume, la Sorcière (1862), où il montrait dans la magie et la sorcellerie la protestation persistante de la nature contre les proscriptions de l’église et sa victoire finale après des siècles de luttes et d’atroces persécutions. Le volume intitulé : la Pologne martyre, qui parut au milieu de l’insurrection polonaise de 1863, n’était que la réimpression des récits émouvants et éloquents qu’il avait publiés jadis sur les héros et les martyrs de la révolution en Pologne, en Hongrie, en Roumanie.
Histoire de France avait paru en 1867. Transformé, rajeuni par ses études de sciences naturelles et de psychologie morale, Michelet avait fourni, comme historien, une nouvelle carrière. Non seulement il avait retrouvé en lui-même la force et la foi nécessaires pour vivre et agir, mais il voyait la France, si longtemps écrasée et étouffée par le despotisme, reprendre peu à peu son énergie passée, reconquérir une à une ses libertés perdues. Il pouvait de nouveau espérer en l’avenir de cette patrie si passionnément aimée ; et il pouvait croire, non sans raison, qu’il avait contribué, par ses pressants appels, à réveiller l’âme endormie de la France. Prompt à devancer, par l’assurance de sa foi, la réalisation de ses désirs, il voyait déjà se lever une génération nouvelle qui aurait appris de lui le respect du foyer, l’amour de la patrie, l’intelligence de la nature. De même qu’en 1846, confiant dans la sympathie, et l’enthousiasme excités par son enseignement du Collège de France, il avait annoncé une transformation sociale par l’union de toutes les classes et par la réforme de l’éducation, en 1869 il exprima dans Nos fils, avec une foi plus grande encore, les mêmes espérances et les mêmes prédictions « tous les drapeaux des nations, le tricolore vert d’Italie (Italia mater), l’aigle blanc de Pologne (qui saigna tant pour nous !), le grand drapeau du Saint-Empire, de ma chère Allemagne, noir, rouge et or ! »
En 1848, ces rêves splendides avaient été dissipés par les fusillades des journées de Juin. En 1870 le réveil ne fut pas moins terrible.
Au moment où la ruse ambitieuse de la « Les événements se sont précipités… Le crime est accompli. L’Europe interviendra, mais pas assez vite pour qu’il n’y ait avant un désastre immense. »
Il ne se trompait que sur un point, l’intervention de l’Europe.
On sait ce qui suivit. Michelet avec sa santé débile, encore ébranlée par ce dernier choc, ne pouvait songer à partager les privations du siège de Paris. Il se retira en Italie ; mais son cœur restait en France ; de loin il ressentit comme s’il eût été présent toutes les agonies, toutes les souffrances de la patrie. Le coup qui abattit la France le frappa lui aussi. La capitulation de Paris provoqua chez lui une première attaque d’apoplexie. Il s’en relevait à La France devant l’Europe, et en face des triomphes de la force, affirmé sa foi dans l’immortalité d’un peuple qui restait à ses yeux le représentant de toutes les idées de progrès, de justice et de liberté. Au lendemain de la Commune, il reprenait la plume et commençait une Histoire du xix. Sentant que ses forces le trahiraient bientôt, il mit à ce travail une activité, une énergie extraordinaires. En trois ans, trois volumes et demi furent achevés et imprimés. Mais cette lutte contre la fatalité des forces naturelles ne pouvait durer
Il attendait la mort et la reçut sans trouble et sans plainte. On pouvait lire sur son visage grave et serein les sentiments de paix et de confiance exprimés dans les dernières lignes de son testament : « Dieu me donne de revoir les miens et ceux que j’ai aimés. Qu’il reçoive mon âme reconnaissante de tant de biens, de tant d’années laborieuses, de tant d’œuvres, de tant d’amitiés ! »
La source de cette immuable jeunesse c’était son cœur. Il a dit lui-même en quoi il fut supérieur aux autres historiens contemporains : « J’ai aimé davantage. » Toutes ses grandes qualités morales et intellectuelles pourraient
. — Il n’est pas un de ses livres, pas une de ses doctrines qui n’aient eu pour inspiration un sentiment, quelque grand amour.les grandes pensées viennent du cœur
S’il a montré dans le Peuple, dans l’Amour, dans la Femme, dans Nos fils, que l’amour conjugal, le respect du foyer, les liens tendres et forts de la famille sont le point de départ nécessaire de tout progrès social, comme de toute éducation, c’est qu’il devait à ces sentiments le meilleur de lui-même. Il ne nous appartient pas de parler de l’unique et profond amour qui a fait l’harmonie et le bonheur des vingt-cinq dernières années de sa vie ; mais sans parler de cette inspiration, la plus puissante de toutes, combien vivants étaient demeurés en lui les souvenirs de son enfance, les liens qui l’unissaient à ses parents ! Il a conservé dans la préface du Peuple la mémoire des sacrifices accomplis par le frère et les sœurs de son père en faveur de leur frère, ceux que sa mère malade s’imposa pour lui-même. Il nous a laissé dans la préface de Histoire de la Révolution le témoignage du culte qu’il portait à son père et de la douleur que lui causa sa mort. Jamais il ne permit que l’oubli effaçât en lui l’image de ceux qu’il avait aimés ; et depuis la mort de sa fille en 1858 il garda au cœur une blessure qui dix ans après lui arrachait des plaintes d’une douloureuse éloquenceLa Sorcière, chap. « le vestibule du temple
.Nos fils, page 422. Ce culte pour les morts se montrait chez lui par des traits touchants. Il souffrait à la vue d’une tombe mal soignée, et quand il allait visiter les siens au Père-Lachaise, il lui arrivait souvent de faire orner de fleurs les tombes voisines de celles de ses proches. Il fit même une fois refaire la grille brisée du tombeau d’une personne qui lui était entièrement inconnue. Grâce à la libéralité de la Ville de Paris et à une souscription à laquelle la France entière a contribué, un admirable monument, dû au ciseau du sculpteur Mercié, honore la mémoire de Michelet, dans ce cimetière du Père-Lachaise, qui était une de ses promenades favorites.
La famille était à ses yeux la base de la cité ; l’amour de la famille était lié en lui à l’amour de la patrie et celui-ci à l’amour de l’humanité. Ces deux derniers sentiments ont été la principale inspiration de ses livres d’histoire. Il n’avait point la passion désintéressée de la science ni la curiosité de l’érudit. Tout ce qui n’était pas action et vie le touchait peu. instruire lui paraissait un point secondaire, et que l’important à ses yeux était d’émouvoir le cœur et de former le caractère, l’étude et l’enseignement de l’histoire étaient pour lui un moyen de perpétuer, de renouveler, de rendre plus intense la vie nationale et d’agir sur l’avenir par le passé. Michelet aima passionnément la France ; il a tracé d’elle au second volume de son Histoire un portrait ému, enthousiaste, comme on ferait d’une personne adorée. Il vivait de sa vie dans le passé, et il est mort des coups qui l’ont frappée. Elle était pour lui une religion : « La patrie,
Son histoire lui semblait le plus beau, le plus utile des enseignements. Il rêvaitma patrie peut seule, disait-il, sauver le monde. » « une école vraiment commune où les enfants de toute classe, de toute condition, viendraient un an, deux ans, s’asseoir ensemble, et où l’on n’apprendrait rien d’autre que la France
C’est cet amour pour la France qui lui a dicté son chef-d’œuvre, ces pages qu’on ne peut relire sans des larmes, la Le Peuple, page 352.Vie de Jeanne d’Arc, l’héroïne, le messie de la patrie.
Mais le patriotisme de Michelet n’avait rien « l’initiation nécessaire à l’universelle patrie »
. « Plus l’homme, disait-il, entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l’harmonie du globe ; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert ; il s’y associe par elle ; en elle, il aime le monde. »
Si, de toutes les nations, la France lui paraissait la plus digne d’amour, c’est qu’elle est « le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l’apôtre de la fraternité »
; c’est qu’elle a eu plus qu’aucun autre le « génie du sacrifice »
. La plus haute manifestation du génie de la France est à ses yeux la Révolution, qui restera dans l’avenir son « nom inexpiable, son nom éternel »
, et la Révolution symbolise pour lui les idées de justice et de concorde universelle. Il eût dit avec le poète :
Je tiens de ma patrie un cœur qui le déborde, Et plus je suis Français, plus je me sens humain Sully Prudhomme. .
Histoire de la Révolution, il déclarait les guerres internationales désormais impossibles et saluait du cœur l’unité de l’Italie, l’unité de l’AllemagneHistoire de la Révolution, 2e édition, page 4.
Son amour ne s’adressait pas seulement à cet être collectif qu’on appelle la nation ou à cette abstraction qu’on appelle l’humanité. Il aimait vraiment les hommes comme des frères, d’un amour évangélique, quels qu’ils fussent, quelles que fussent leur langue, leur race et leurs convictions. Cet amour des hommes était le Peuple un témoignage éloquent de cette prédilection pour Virgile, prédilection du cœur plus encore que de l’esprit : « Tendre et profond Virgile ! moi qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l’excellence du cœur… »
(Michelet vient de parler des beaux vers de Virgile sur le bœuf de labour, et des vers à Gallus : « Ce paysan de Mantoue, avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c’est pourtant, sans qu’il l’ait su, le vrai pontife et l’augure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié chemin de l’histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l’homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont rien n’est exclu qui ait vie, tandis que chacun n’y veut faire entrer que les siens. »
P. 232. Voyez aussi, dans le Banquet, l’admirable chapitre sur Virgile.
Mais l’humanité ne suffisait pas à l’insatiable « Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde ? »
De ce tendre amour pour la nature sont nés l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne. Déjà, dans ses Origines du droit, il reprochait aux hommes de manquer de reconnaissance envers les plantes et les animaux, « nos premiers précepteurs »
, « ces irréprochables enfants de Dieu »
qui ont fait l’éducation de l’humanité. Dans le Peuple, il avait élevé une réclamation touchante en faveur des animaux, « ces enfants »
dont l’âme est dédaignée, « dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n’ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère
. Il avait béni la science qui fait chaque jour découvrir une parenté plus étroite entre les animaux et l’homme. Plus tard, quand la nature le consola des tristesses que lui causaient les hommes, son amour pour Le Peuple, page 228.bon maître pour plus d’un. Il avait toujours avec lui des oiseaux, il les emmenait en voyage. Il y avait un pinson surtout à qui toute la maison obéissait.
Ce qui donnait à son amour pour la nature le caractère d’un culte enthousiaste et passionné, c’est qu’il voyait et aimait en elle plus qu’elle-même. Elle était pour lui la manifestation sensible et multiple d’une réalité invisible, d’une unité suprême que nous ne pouvons percevoir directement ; en un mot, son amour pour la nature n’est qu’une forme de l’adoration de Dieu. Il dit lui-même du livre de l’Oiseau : « Par-dessus la mort et son faux divorcé, à travers la vie et ses masques qui déguisent l’unité, il vole, il aime à tire-d’aile du nid au nid, de l’œuf à l’œuf, de l’amour à l’amour de Dieu
La nature toute seule ne L’Oiseau, page 57.« la source de la vie »
, « l’amour éternel, l’âme universelle des mondes, l’impartial et immuable amour
. S’il croit à l’immortalité, ce n’est pas en vertu d’une déduction logique, d’un raisonnement d’école, c’est par un sentiment ; par une violente aspiration de l’âme ; ce n’est point parce que l’homme est un être intelligent, un esprit qui se croit immortel, mais parce qu’il est un être aimant. Bible de l’humanité, page 486.« Je ne sens pas pour mon esprit, me disait-il un jour, le besoin d’une vie éternelle ; je sens que
Il trouvait encore une autre preuve de l’immortalité dans la nécessité d’une autre vie où seront réparées les injustices de la vie terrestrel’Oiseau cet invincible élan de son cœur vers l’immortalité.
« Le plus joyeux des êtres, c’est l’oiseau, parce qu’il se sent fort au delà de son action ; parce que, bercé, soulevé de l’haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l’oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d’aspirer la vie à torrent, c’est un enivrement divin.
« La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non impie, de chaque être, est de vouloir ressembler à la grande Mère, de se faire à son image, de participer aux ailes infatigables dont l’Amour éternel couve le monde.
« La tradition humaine est fixée là-dessus. L’homme ne veut pas être homme, mais ange, un Dieu ailé. Les génies ailés de la Perse sont les chérubins de la Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à l’âme, et elle trouve le vrai nom de l’âme, l’aspiration (ασθμα). L’âme a gardé ses ailes ; elle passe à tire-d’aile dans le ténébreux moyen âge, et va croissant d’aspiration. Plus net et plus ardent se formule ce vœu, échappé du plus profond de sa nature et de ses ardeurs prophétiques : « — Oh ! si j’étais oiseau ! » dit l’homme. La femme n’a nul doute que l’enfant ne devienne un ange.
« Elle l’a vu ainsi dans ses songes.
« Songes ou réalités ?… Rêves ailés, ravissements des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous étiez pourtant ! Si vraiment vous viviez ! Si nous n’avions rien perdu de ce qui fait notre deuil ! Si d’étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense !…
« On le croit par moments. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues derrière le brouillard d’ici-
bas, des promesses certaines, et que le prétendu réel serait plutôt le mauvais songe. »
La religion de Michelet, on le voit, est toute de sentiment et s’adresse plus au cœur qu’à la raison. Comment s’expliquer alors ses jugements si sévères sur le christianisme dans ses derniers ouvrages, l’espèce d’aversion qu’il finit par manifester contre la religion qui enseigne que « Dieu est amour »
, et contre celui « qui a tant aimé les hommes qu’il est mort pour eux ? »
Dans ses premiers livres pourtant il avait parlé du christianisme avec une sympathie émue et respectueuse, presque avec le regret de ne pas croire. Ici, comme toujours, c’est à son cœur qu’il faut demander l’explication des fluctuations de son esprit. Tout d’abord, il faut se rendre compte du point de vue spécial auquel il a considéré le christianisme. Élevé dans le catholicisme, vivant en pays catholique, Michelet n’a songé au christianisme que sous la forme du catholicisme. Il voyait toujours l’Évangile à travers l’Imitation de Jésus-Christ et quand il a écrit dans la Bible de l’Humanité des pages sur le Christ où il rapetisse si visiblement son caractère et son œuvre, ce n’est pas le Christ de Histoire de France, les tendances cléricales de la Restauration semblaient à jamais vaincues et inoffensives ; on ne pensait pas que l’admiration pour le moyen âge pût servir de prétexte à un retour vers les institutions ou les idées du passé. Michelet, sans partager les croyances catholiques« cette mère du monde moderne »
. La vie de l’Église se confondait pour lui avec la vie même de la patrie, et la renier c’eût été en quelque sorte renier la France. Non seulement il écrivait sur l’architecture gothique, sur la sainteté du célibat ecclésiastique, sur la piété « aux plaies d’une Église où il était né et qui lui était encore chère… Toucher au christianisme ! ceux-là seuls n’hésiteraient point qui ne le connaissent pas. Pour moi, je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade ; elle souffrait d’être immobile, elle demandait qu’on l’aidât à changer de place et voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient ; comment remuer ses membres endoloris
Il se laissait même aller en contemplant les grandeurs du passé à de poétiques regrets. Après avoir cité les paroles de saint Louis à son fils, il ajoute : Mémoires de Luther, préface.« Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse où le moyen âge porta ses héros, qui nous la rendra ? »
Mais à mesure qu’il avançait dans l’histoire, il voyait l’Église se dégrader, se corrompre, et, après avoir été la gardienne et l’apôtre de la civilisation, se faire l’ennemie de tout progrès et de toute liberté. Son cœur embrassa la cause des persécutés, des victimes de l’Église, avec la même sympathie « Le moyen âge, dit-il dans
le Peuple, où j’ai passé ma vie, dont j’ai reproduit dans mes histoires la touchante, l’impuissante aspiration, j’ai dû lui dire : Arrière ! aujourd’hui que des mains impures l’arrachent de sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de l’avenir
Jusqu’alors il s’était interdit, par piété filiale, de juger l’Église ; à mesure qu’il étudia le catholicisme dans son action, dans ses doctrines, son cœur s’en éloigna de plus en plus. Il ne l’attaqua pas au nom de la raison comme illogique, il le réprouva au nom du sentiment comme injuste. La doctrine chrétienne se résuma à ses yeux dans l’opposition de la
« Jérusalem ne peut rester, comme aux anciennes cartes, juste au point du milieu, immense entre l’Europe imperceptible et la petite Asie, effaçant tout le genre humain… Revenant des ombrages immenses de l’Inde et du Râmayana, revenant de l’Arbre de vie, où l’Avesta, le Shah Nameh, me donnaient quatre fleuves, les eaux du paradis, — ici j’avoue, j’ai soif. J’apprécie le désert, j’apprécie Nazareth, les petits lacs de Galilée. Mais franchement, j’ai soif… Je les boirais d’un seul coup. — Laissez plutôt, laissez que l’humanité libre aille partout ! Qu’elle boive où burent ses premiers pères ! Avec ses énormes travaux, sa tâche étendue en tous sens, ses besoins de Titan, il lui faut beaucoup d’air, beaucoup d’eau et beaucoup de ciel, — non, le ciel tout
entier, — l’espace et la lumière, l’infini d’horizon, — la terre pour terre promise, et le monde pour Jérusalem . » Bible de l’humanité, préface.
Si l’on demandait maintenant qu’elle a été la qualité dominante, la faculté maîtresse de Michelet, je dirais donc que c’était la puissance et le besoin d’aimer. Si sa pensée a quelque chose de saccadé, de fiévreux, c’est qu’on y sent les battements d’un cœur toujours ému. Son imagination même est gouvernée par son cœur et n’est qu’une des formes de sa puissance de sympathie. S’il anime toute la nature, s’il ressuscite les personnages qui ne sont plus, c’est que son cœur ne reste jamais étranger à ce qui occupe son esprit. Il prend parti dans les luttes des éléments comme dans celle des hommes ; il aime ou il hait ; il raconte les événements passés depuis des siècles comme le ferait un contemporain passionné, et il décrit l’existence des animaux ou des plantes comme s’il avait vécu de leur vie, joui de leur bien-être et souffert de leurs souffrances. Il s’adresse à la sensibilité plus qu’aux sens ; son style est encore plus ému qu’il n’est imagé. Il ne frappe « Elle est de la famille
On pourrait citer un grand nombre d’exemples semblables. Pour Hugo, les sentiments ont des formes, des sons, des couleurs ; il parle de l’âme comme si l’on pouvait la toucher et la voir. Pour Michelet, la forme, les couleurs, les sons ne sont que les expressions de certains sentiments, de certaines pensées, les manifestations d’une âme cachée. Il voit les objets inanimés, il en parle comme s’ils étaient des êtres vivants. S’il raconte un naufrage, il nous montre le navire De l’instruction, page 35.« assommé, éreinté »
, gisant sur la grève « comme un corps mort »
. Le flux et le reflux de la marée, c’est « le pouls de l’Océan »
, dont les eaux répandent la vie sur le globe comme le sang dans le corps humain. Les phares sont des gardiens dévoués, des, veilleurs infatigables, des portiers des mers ; parfois des martyrs, quand, battus de la tempête, ils souffrent de ses coups redoublés. Les lents soulèvements des montagnes sont l’aspiration de la terre vers le soleil, « cet amant adoré »
; mais les montagnes aujourd’hui se dégradent lentement, par le déboisement des forêts : « Les arbres souffrent de cette dégradation. Le pied dans les tourbières, le
La Montagne, p. 344.Ibid.
On a souvent parlé, à propos de Michelet, de caprices, de fantaisie, d’imagination désordonnée errant à l’aventure à travers la nature et l’histoire, saisissant vivement telle ou telle chose au passage et comme par hasard, sans se faire de règle, ni se proposer de but. Rien n’est plus inexact. Jamais homme n’a mieux su le but où il tendait, ni dépensé à ses œuvres une plus grande intensité d’application, un plus grand effort de volonté. Une vague sensibilité errant au hasard dans l’espace n’aurait jamais eu cette puissance créatrice. Chaque chose, chaque être que l’imagination de Michelet vivifie ou ressuscite a été pour lui l’objet d’une contemplation passionnée et exclusive ; il a mis à cette contemplation toute l’énergie de désir l’Oiseau, que son cœur révéla tout ce qu’il contenait de bonté.
La vie qu’il avait menée dans son enfance, l’éducation qu’il avait reçue, avaient favorisé ce développement excessif de l’imagination. On dit parfois que pour développer l’imagination il faut la nourrir, l’enrichir ; c’est le contraire qui est vrai, il faut l’appauvrir et l’affamer. Elle est le résultat d’une exaltation de l’esprit à qui la simple réalité des choses ne suffit pas, et qui supplée à son indigence en la revêtant de couleurs ou de formes créées par lui-même, en en exagérant les proportions, en réunissant selon sa fantaisie en combinaisons nouvelles ce que la nature a séparé ; en un mot, en créant ce qu’il désire à force de passion et de volonté. Ce désir intense ne peut naître que dans les esprits mal satisfaits des aliments qui leur sont donnés. Si l’instruction et la vie ne fournissent pas au cerveau d’un enfant bien doué une occupation suffisante pour dépenser ses forces, il les dépensera par l’imagination. S’il ne voit pas le monde extérieur, s’il ne reçoit pas par l’instruction la nourriture intellectuelle dont il a besoin, il créera pour lui-même un monde. L’imagination la plus puissante que la littérature nous fasse connaître est Voyage du pèlerin, donner à des allégories et à des symboles plus de réalité que n’en a aucun personnage de roman ou d’histoire. C’était un homme sans instruction, un chaudronnier qui n’avait jamais lu que la Bible et qui était enfermé en prison. Michelet a passé son enfance dans une espèce de prison, dans la salle basse et sombre où il faisait son travail de compositeur d’imprimerie. Il n’avait pu nourrir son esprit que de deux ou trois livres, une mythologie, Virgile, l’Imitation de Jésus-Christ. Son imagination prit des ailes : il créa. Une phrase, un mot, prirent pour lui une valeur extraordinaire ; il y trouva des richesses infinies, des sens profonds, des beautés inconnues. C’était l’intensité de son désir qui créait ces beautés, par une illusion semblable à celle de l’amour : l’homme affamé trouve savoureux tous les aliments, même les plus insipides.
Michelet garda toute sa vie les habitudes d’esprit contractées dans son enfance. Il ne put jamais regarder qu’un petit nombre de points, d’objets à la fois ; mais son imagination s’en emparait avec une force inouïe et finissait par y voir un monde. « Il me suffit d’un seul texte, disait-il, là où il en faudrait vingt à d’autres. »
Jamais vie ne fut mieux réglée que la sienne. Il était au travail dès six heures du matin et il restait enfermé jusqu’à midi ou une heure, sans permettre qu’on vînt le déranger ou le distraire. Même pendant ses voyages, pendant ses séjours au bord de la mer ou en Suisse, il ne souffrait pas que rien fût retranché à ses heures de travail. L’après-midi était consacrée à la promenade et à l’amitié. Tous les jours on pouvait venir le voir de quatre à six heures. Il ne travaillait jamais la nuit, et sauf en quelques rares occasions, se retirait pour dormir vers dix heures ou dix heures et demie du soir. D’une extrême sobriété, ne prenant d’autre excitant que le café, qu’il aimait avec passion, ayant le tabac en horreur, il n’acceptait ni dîners ni soirées hors de chez lui. Ces distractions eussent dérangé l’unité de sa vie et de ses pensées. Pour que son esprit eût toute sa liberté, il fallait que rien ne changeât dans les objets qui l’entouraient. Ils étaient
Ce qui donnait à ce génie la grâce, c’est qu’il y joignait la modestie. Il savait écouter, il se laissait contredire, il demandait avis. Même devant des hommes plus jeunes que lui et dont le talent n’était pas égal au sien, il émettait souvent ses idées avec réserve, les questionnant, s’informant de leur opinion. Ce n’est pas qu’il feignît d’ignorer ce qu’il valait. Il a dit de son histoire «
; et quand il attaquait l’usage du tabac, en montrant que tous les esprits créateurs du siècle, Hugo, Lamartine, Guizot, n’ont jamais fumé, il y ajoutait son propre exemple. Mais mon monument »
Cette sérénité de caractère, cette vie de cénobite, discrète et régulière, bien loin d’éteindre les ardeurs et l’énergie de son âme, les conservaient et les entretenaient au contraire. Rien n’en était dépensé au dehors, et c’est ainsi qu’il a pu produire cinquante volumes sans
Ce n’était pas seulement pour pouvoir composer, créer, qu’il avait besoin de silence et de solitude, c’était aussi, c’était surtout pour pouvoir écrire. Michelet est sans contredit un des trois ou quatre plus grands écrivains du siècle. Son style est peut-être le côté le plus original de son génie. Il serait difficile de dire à quels modèles, à quels antécédents il rattache ; il y a en lui du Rousseau, du Diderot et du Chateaubriand ; mais on ne pourrait trouver entre eux que de lointaines analogies. Dès son Histoire romaine, il ne ressemble à personne. Si j’avais à définir quel est le caractère propre de Michelet comme écrivain, je dirais qu’il est un grand musicien. Il n’est pas à proprement parler un coloriste, il ne cherche pas à peindre par le choix curieux et l’association frappante des mots ; il n’est pas un logicien, apportant la conviction dans l’esprit par la justesse des termes et la forte liaison des idées ; il n’est pas un orateur, entraînant son public par l’ampleur et la gradation savamment ménagée des périodes. Il est un musicien qui cherche à exprimer les sentiments et même à « la plus délicate de l’écrivain, le rythme. Ma phrase devenait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée »
. Ces expressions nous montrent que Michelet sentait qu’il écrivait comme un musicien compose. Dans ce même récit de la tempête, au chapitre ela Mer, se trouvent de nombreux exemples de la puissance d’expression qu’il trouve dans la variété du rythme de ses phrases. Au début, il peint le charme de la plage de Royan.
« Les deux plages semi-circulaires de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats les plus douces promenades, qu’on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. »
Quelle douceur, quelle lenteur dans cette longue phrase qui continue tout en paraissant
« Le grand hurlement n’avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle ; elle était pour lui un but qu’il assaillait de cent manières. C’était parfois le coup brusque d’un maître qui frappe à la porte, des secousses comme d’une main forte pour arracher le volet ; c’étaient des plaintes aiguës par la cheminée ; des désolations de ne pas entrer, des menaces si l’on n’ouvrait pas, enfin, des emportements, d’effrayantes tentatives d’enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le grand heu ! heu ! tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable. »
C’est dans l’Oiseau que Michelet est arrivé à la pleine maturité de son talent d’écrivain, c’est là qu’il a pu le mieux exercer les qualités musicales et rythmiques de son style. Je n’en citerai que deux exemples. L’un sur l’alouette :
« Bien autrement puissante de voix et de respiration, la petite alouette monte en filant son chant, et on l’entend encore quand on ne la voit plus. »
an, on, e, a, oi, u, font une gamme chromatique ascendante. L’autre phrase est une invocation à la frégate, le plus puissant par ses ailes, le plus infatigable des oiseaux.
« Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l’air, sans peur, sans fatigue, maître de l’espace, dont le vol si rapide supprime le temps ! »
N’y a-t-il pas là trois coups d’aile, courts, vigoureux : « roi de l’air, — sans peur, — sans fatigue »
, — un quatrième plus large et plus fort, « maître de l’espace »
, et l’oiseau file en planant, les ailes immobiles et étendues, — « dont le vol si rapide supprime le temps. »
Changez un seul mot à ces phrases, même le plus inutile au sens, et vous en détruirez la valeur aussi bien qu’en ôtant une note à une phrase musicale. Mais aussi, en quelques mots, peut-être insignifiants en eux-mêmes, Michelet fait-il pénétrer dans l’esprit, d’une manière le Peuple. Quatre lignes font un tableau complet de la grandeur déserte et désolée de l’empire romain en décadence : « Des voies magnifiques attendaient toujours le voyageur qui ne passait plus, de somptueux aqueducs continuaient de porter des fleuves aux cités silencieuses et n’y trouvaient plus personne à désaltérer. »
Dans les dernières années de sa vie, Michelet, entraîné inconsciemment par ses tendances au rythme, a fini par retomber fréquemment dans les mêmes cadences. Son esprit s’accoutuma involontairement à la mesure des vers de six, huit et douze syllabes, et l’on trouve dans la Montagne, dans de l’Instruction, et déjà même dans la Sorcière, des pages entières en vers blancs. Quelquefois ce rythme un peu monotone produit encore de très beaux effets ; par exemple, dans cette page de la Sorcière :
« C’est aussi véritablement une cruelle invention d’avoir tiré la fête des Morts du printemps où l’antiquité la plaçait, pour la mettre
en novembre. En mai, où elle fut d’abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, — elle était avec le labour — l’éveil de l’alouette ; — la mort et le grain, dans la terre, — entraient ensemble avec le même espoir. — Mais, hélas ! en novembre, — quand tous les travaux sont finis, — la saison close et sombre pour longtemps, — quand on revient à la maison, — quand l’homme se rasseoit au foyer — et voit en face la place à jamais vide, — oh ! quel accroissement de deuil ! — Évidemment, en prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait qu’en lui-même l’homme n’eût pas assez de douleur . » La Sorcière, page 99.
Mais ailleurs le style devient d’une monotonie fatigante ; la Montagne offre des séries d’alexandrins :
« Et le temps est venu — où la mort me plaît moins, — où je lui dis : Attends. — Parlé-je ainsi pour moi ? — Oui, pour moi, j’aime encore. — Pourtant j’ai fait beaucoup. — Comme œuvres et labeurs, — j’ai dépassé
trois vies. — J’accepterais le sort, — si parmi ces pensées — une autre ne venait — une autre inquiétude — au point si vulnérable — où bat, vibre mon cœur . » La Montagne, page 202.
Évidemment l’instrument avait perdu de sa vigueur et de sa délicatesse. Au lieu de la riche variété des harmonies d’autrefois, nous voyons revenir constamment le même rythme, la même ritournelle. C’était un premier signe où l’on reconnaissait que son talent se ressentait des atteintes de l’âge.
Et pourtant on hésite à prononcer les mots d’âge, de vieillesse, à propos de Michelet, tant il resta toujours jeune de cœur, d’esprit et d’imagination, en dépit des années, en dépit des hommes. Lorsqu’on embrasse dans son ensemble cette vie si simple et si pure, cette série d’œuvres si variées, si originales, si poétiques, on se demande quel a été le trait de son caractère et de son génie qui le distingue nettement de tous les autres écrivains français ; comment il se fait qu’il soit pour ainsi dire unique en son genre, qu’il n’ait pas eu d’ancêtres quelque chose de l’enfant ; ce mot implique dans mon esprit un éloge et non un blâme. Les Français, d’ordinaire, n’ont rien de l’enfant ; d’autres peuples au contraire, les races germaniques par exemple, en conservent toujours quelque chose ; aussi gardent-ils bien plus la fraîcheur des sentiments, la jeunesse du cœur et l’intelligence des choses simples qui sont si souvent en même temps les choses profondes. Michelet avait en lui ce trait germanique qui, mêlé à une nature d’ailleurs toute française, fit sa grande originalité. Comme l’enfant, il n’était blasé sur rien ; il admirait, s’étonnait, trouvait à chaque chose une beauté ou un intérêt toujours nouveaux ; il se livrait tout entier à l’émotion, à l’affection du moment, et pouvait transporter sans cesse sa sympathie d’un objet à un autre sans qu’elle perdît rien de sa vivacité et de sa fraîcheur. Comme l’enfant, il était toujours sincère, et c’était de l’abondance de son cœur que parlait sa bouche ; comme l’enfant, il prenait toutes choses au sérieux, et n’avait pas ce qu’on appelle le sentiment du le Peuple sur l’homme de génie peut s’appliquer à lui-même :
« Si vous étudiez sérieusement dans sa vie et dans ses œuvres ce mystère de la nature qu’on appelle l’homme de génie, vous trouverez généralement que c’est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les dons du simple… La simplicité, la bonté sont le fonds du génie, sa raison première ; c’est par elles qu’il participe à la fécondité de Dieu… Le génie a le don d’enfance, comme ne l’a jamais l’enfant. Ce don, c’est l’instinct vague, immense, que la réflexion précise et retient bientôt, de sorte que l’enfant est de bonne heure questionneur, épilogueur et tout plein d’objections. Le génie garde l’instinct natif dans sa forte impulsion, avec une grâce de
Dieu que malheureusement l’enfant perd, la jeune et vivace espérance. »
Michelet l’eut toujours dans le cœur, la jeune et vivace espérance. C’est ce qui rend la lecture de ses livres si bienfaisante. On oublie les défauts de l’enfant ; sa vue seule fait aimer la nature et bénir la vie. Comment n’oublierions-nous pas les défauts de Michelet, quand nous apprenons de lui à aimer, à agir, à espérer ?
Histoire romaine, les six premiers volumes de l’Histoire de France, sont les plus solides au point de vue de la science, les plus achevés au point de vue de la composition et du style, les plus riches en fortes pensées. Ses cours se composaient de vastes aperçus sur l’histoire « Ils m’ont rendu, dit-il, sans le savoir, un service immense. Si j’avais, comme historien, un mérite spécial qui me soutient à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement, qui pour moi fut l’
— Il ajoute : amitié. Ces grands historiens ont été brillants, judicieux, profonds. Moi, j’ai aimé davantage. »« J’ai souffert davantage aussi. Les épreuves de mon enfance me sont toujours
Cet amour de la jeunesse et cet amour du peuple, unis à l’amour de la France, ont été l’inspiration même de sa vie, et c’est pour cela qu’il a été essentiellement un éducateur. « Quelle est, dit-il, la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. Et la troisième ? L’éducation. »
S’il a écrit l’Histoire de France, c’est pour donner à la jeunesse et à la nation une conscience plus nette de la patrie, pour enseigner la patrie « comme dogme et principe, puis comme légende. »
La patrie était en effet pour lui une religion, celle du dévouement et de la fraternité. Il se regardait comme le révélateur de l’âme de la France, « de son génie pacifique et vraiment humain. »
— « Que ce soit là ma part dans l’avenir d’avoir, non pas atteint, mais marqué le but de l’histoire… Thierry y voyait une
Grâce en effet à une érudition solide et à une imagination d’une puissance et d’une fraîcheur incomparables, il a fait vraiment revivre la France du moyen âge, et surtout il a réussi par la force de sa sympathie narration et M. Guizot une analyse. Je l’ai nommée résurrection et ce nom lui restera. »rédemptions, Jeanne d’Arc et la Révolution. Il a consacré à l’une un volume qui est son chef-d’œuvre, et un des chefs-d’œuvre de la littérature française, à la seconde un ouvrage en sept volumes.
Il aborda l’histoire de la Révolution avec un sentiment d’enthousiasme mystique, vers 1845, peu après la mort de sa première femme : il s’y prépara dans une sorte de recueillement ascétique. Il prévoyait des révolutions politiques, peut-être des guerres européennes, il voulait rapprocher les classes, enseigner à la bourgeoisie l’amour du peuple, enseigner à tous « l’élan de 92, la gloire du jeune drapeau et la loi de l’équité divine, de la fraternité, que la France promulgua, écrivit de son sang. »
Le Peuple, paru en 1846, fut la préface de l’Histoire de la Révolution, dont le premier volume est de 1847.
Composée dans cet esprit, cette histoire, qui repose pourtant sur des recherches très sérieuses et très neuves, a plutôt les allures
Si à cette époque le côté lyrique, imaginatif et mystique de son talent prit un développement excessif, on doit l’attribuer en partie aux circonstances politiques, aux agitations religieuses et sociales qui ont précédé la Révolution de 1848, mais aussi au théâtre nouveau où son enseignement était transporté depuis 1838, au Collège de France. Là, avec ses collègues Quinet et Mickiewicz, il formait une sorte de triumvirat professoral ; entouré d’une jeunesse ardente, plus avide d’émotions que de science, pénétré de la gravité des temps, il se crut appelé à une sorte d’apostolat social et moral. Il en sortit des œuvres d’une rare éloquence, pleines d’aperçus ingénieux et profonds ; son génie ne perdit rien de son éclat et de sa puissance, mais la sérénité et l’équilibre de son esprit furent troublés. Les onze derniers volumes de son Histoire de France sont moins une histoire complète et suivie qu’une série d’aperçus tantôt brillants, tantôt profonds sur les eeeHistoire du xix, ni dans
Les tristesses de l’histoire, les hontes de l’ancien régime devinrent pour lui comme un cauchemar qui s’ajoutait aux tristesses et aux hontes des premières années du second empire pour remplir son cœur d’amertume et noircir son imagination. Les études d’histoire naturelle furent pour lui un rafraîchissement et un cordial et il retrouva dans ses livres l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, l’équilibre qu’il avait perdu et le plein épanouissement de son génie. En même temps il ne perdait pas de vue la tâche d’éducateur qu’il s’était donnée. L’Amour et la Femme, malgré des crudités inutiles et des puérilités choquantes, sont des livres d’une haute inspiration, écrits pour montrer dans la famille et dans la femme la base de toute éducation et de toute société. Dans la Bible de l’Humanité il voulut extraire de toutes les religions, et surtout des civilisations antiques, les plus hautes idées de morale et de vertu, les exemples les plus propres à fortifier la conscience moderne, écrire un livre d’édification laïque ; malheureusement, les chapitres sur le judaïsme et le de l’instruction ses idées pédagogiques, ses espérances et ses projets de réforme pour la France.
Il est très difficile de tirer des livres de Michelet une doctrine pédagogique précise, logique et aboutissant à des conclusions nettes. Il n’est ni un philosophe théoricien, ni un réformateur pratique ; il est un semeur et un excitateur d’idées, un prédicateur qui s’adresse au cœur et à l’imagination autant qu’à la raison. Il n’expose pas un système ; il exprime des aspirations, des désirs ; il ouvre des perspectives.
Le principe philosophique de toute sa pédagogie est l’idée de Rousseau, l’idée de la bonté foncière de la nature humaine. L’âme humaine naît innocente et contient en elle les éléments de tout développement intellectuel et moral. L’éducation ne doit pas être une contrainte, elle n’a pas pour objet de réprimer ou de châtier, mais de diriger l’homme dans ses voies normales, de le placer dans les conditions où il fera naturellement le bien ; l’instruction de l’instruction, ce qu’il disait d’eux dans ses conversations, a beaucoup contribué à la popularité qui s’est attachée en France au système de Froebel, souvent plus admiré que connu.
Si le point de départ de l’éducation est la bonté naturelle de l’homme, le but de l’éducation est de former l’homme pour l’action. Voltaire, Vico, Daniel de Foë ont proclamé au e
L’éducation pour Michelet commence avant la naissance. Il veut que la mère se sanctifie pour ainsi dire pour l’enfant qu’elle va mettre au monde, et il insiste beaucoup sur les influences inconscientes, sur la prédestination physiologique qui se transmettent des parents aux enfants. L’harmonie dans la famille, des mœurs conjugales austères, le sentiment de la responsabilité chez les parents, sont les points de départ de toute éducation. Le père enseigne à l’enfant par son exemple le dévouement ; il lui parle de la justice et de la patrie ; la mère enseigne à l’enfant l’union du devoir et de l’amour, en lui apprenant à admirer son père.
Après ces premières impressions familiales viennent l’éducation physique, l’éducation morale, l’éducation intellectuelle.
Michelet insiste beaucoup sur l’éducation physique, sur les exercices du corps, sur la vita nuova des nations.
L’éducation morale a essentiellement pour objet, aux yeux de Michelet, de développer l’amour de la nature et celui de la patrie. Il confond ces deux sentiments avec la religion elle-même. « Il faut dans cet enfant fonder l’homme, créer la vie du cœur. Dieu d’abord, révélé par la mère, dans l’amour et dans la nature. Dieu ensuite, révélé par le père dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la France. »
Il faut que l’enfant, aime les animaux, les plantes, tout ce qui a vie, qu’il aime la nature elle-même comme une mère invisible et présente ; qu’il aime la patrie comme une personne vivante, visible dans les grandes œuvres où s’est déposée la vie nationale. Michelet ne veut pas qu’on parle trop tôt à l’enfant de Dieu. Dieu ne doit apparaître à l’enfant que quand l’idée de justice est née, comme Dieu de justice. Le père loue en Dieu la Loi du monde, la mère le Cause aimante. Bien que Michelet, en vertu même du rôle qu’il donne à la justice, fasse du devoir la base de la morale et incarne dans les parents l’idée du devoir, on voit dans toutes ses œuvres que l’idée mystique de la nature et de la patrie, considérées comme objet d’un culte, était au fond sa préoccupation dominante.
Quant à l’éducation intellectuelle, les deux points sur lesquels Michelet insiste le plus sont : 1º la nécessité de ne pas surcharger l’esprit des enfants, de ne pas les accabler par trop d’heures de travail. « La quantité du travail y fait bien moins qu’on ne croit ; les enfants n’en prennent jamais qu’un peu tous les jours ; c’est comme un vase dont l’entrée est étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n’y entrera jamais beaucoup à la fois ; »
2º la nécessité de mettre de l’harmonie dans les facultés de l’enfant en n’en faisant pas une pure machine intellectuelle, en faisant des connaissances un tout organique. Pour la première éducation, il veut avec Froebel développer le talent créateur de l’enfant, lui apprendre à s’approprier le monde et à associer ses idées par l’action ; puis avec Coménius, avec Pestalozzi, avec Froebel, il recommande la méthode de l’Instruction qui traitent de ces derniers points, ainsi que de ceux qui sont consacrés aux écoles de droit et de médecine ; mais on peut dire en résumé que la conception de Michelet en matière d’éducation est l’éducation encyclopédique que Rabelais fait donner à Gargantua. Il veut une éducation qui songe au sujet, à l’homme, au lieu de ne songer qu’à un des objets de l’enseignement, à la science.
Les idées de Michelet sur l’éducation ne se bornent pas à l’enfance et à la jeunesse, elles, s’étendent à la nation entière, au peuple surtout qui, à tant d’égards, reste enfant et enfant « où l’on profiterait de l’élan du jeune homme, du recueillement du vieillard, de la flamme de l’un, de la lumière de l’autre »
. Il désirait surtout que l’on créât des fêtes populaires, des fêtes nationales, même des fêtes internationales « qui dilatent le cœur »
, qui enseignent le patriotisme, la fraternité, des fêtes semblables à celles de la Grèce. Comme il avait été le premier à retrouver et à raconter ce qu’avaient été les fédérations en 1790, il gardait l’espoir de voir un jour jaillir du cœur des peuples des fêtes exerçant une action morale sur ceux qui y prendraient part. Banquet un admirable programme de ces pia vota si différents de la réalité. Il demandait aussi que l’on fît pour le peuple des livres qui lui donnassent sous une forme très simple, mais élevée et belle, non enfantine, une nourriture intellectuelle solide et saine, des livres d’action, des bibles du travail (récits de voyages, biographies des grands inventeurs, etc.) des livres de morale, et surtout la Bible de la France. Lui-même avait écrit le Peuple et la Bible de l’humanité, mais il sentait que sa langue n’était pas accessible au peuple et il en souffrait.
Michelet a pourtant écrit une de ces Bibles populaires, c’est sa Jeanne d’Arc. Tous peuvent la lire et la comprendre. Les livres tels qu’il les désirait commencent à naître, et il aura contribué à leur éclosion. Si ce grand écrivain était trop original pour avoir à proprement parler des disciples, il aura exercé néanmoins une puissante et durable influence, dans la science, dans la politique, dans l’éducation, dans les mœurs publiques : il aura été un
Pensées que les Provinciales, madame de Sévigné que Bossuet, les Confessions que le Contrat social ? C’est qu’on n’a encore rien trouvé de plus intéressant pour l’homme que l’homme même. Pascal a beau railler Montaigne, il est heureux en le lisant de trouver un homme là où il s’attendait à voir un auteur. Il n’est pas nécessaire qu’un auteur de mémoires ait été illustre par ses actions ou par ses écrits pour que l’histoire de son âme nous intéresse. Peu importe que Joubert n’ait été connu de son vivant que d’un petit cercle d’amis s’il a laissé, dans ses Pensées et dans ses Lettres, des trésors d’observations morales. Peu importe qu’Amiel ait vécu une vie obscure et monotone, que Marie Bashkirtseff n’ait pu donner la mesure de son talent d’artiste, si l’un a décrit avec une émotion éloquente et avec une rare puissance d’analyse les inquiétudes intellectuelles et morales de son âme et de l’âme d’une foule de ses contemporains,
Ces confidences prennent, il est vrai, une toute autre valeur quand elles sont faites par un homme qui est célèbre par ses actes ou par ses livres. Elles nous permettent, même quand elles ne sont pas tout à fait sincères, de pénétrer dans l’intimité de son être moral, de saisir les mobiles de ses actions ou les germes de ses idées. Elles nous le montrent, sinon tel qu’il a été, du moins tel qu’il aurait voulu être ; elles nous font comprendre l’unité fondamentale qui relie les manifestations successives et quelquefois contradictoires en apparence de son activité. Combien ces confidences deviennent précieuses quand elles n’ont pas été écrites après coup pour expliquer ou corriger le passé et en pensant au public, mais au jour le jour, et pour soi seul ! Elles acquièrent enfin un prix infini quand elles remontent à la première jeunesse, aux années où l’on cherche encore sa voie, où l’avenir s’ouvre, libre, indéterminé, immense, où ni la célébrité ni l’opinion ne dictent les attitudes et les paroles, où l’on se laisse voir d’autant plus
Nous avons la chance heureuse de posséder des confidences de cette nature laissées par l’écrivain le plus original de notre siècle, par celui dont l’œuvre porte le plus fortement l’empreinte de sa sensibilité personnelle, par Michelet.
Pour bien le comprendre, pour bien le goûter, pour le suivre à travers les évolutions de ses idées et les soubresauts de ses émotions, il faut ne jamais séparer sa personne de ses ouvrages ; il cherche lui-même cette communication directe avec son lecteur ; il le prend pour confident de ses joies et de ses tristesses, de ses espérances et de ses découragements ; il lui parle comme un maître à un élève, comme un père à un fils, comme un ami à un ami.
L’unité de son œuvre, si variée de sujets et d’inspirations, parfois même incohérente aux yeux de l’observateur superficiel, doit être cherchée dans sa vie et dans son cœur. C’est ce qui fait l’inestimable valeur des souvenirs personnels qu’il nous a laissés et que sa veuve, fidèle dépositaire de sa pensée, a pieusement recueillis, coordonnés et publiés. Elle a publié Le Banquet, 1879 ; Rome, 1891 ; Sur les Chemins de l’Europe, 1893.Ma jeunesse qui contenait toute l’histoire de l’enfance et de l’adolescence de Michelet jusqu’à sa vingt-deuxième année ; en 1888, elle nous a fait connaître le Journal intime que Michelet a écrit de 1820 à 1822, et le journal de ses lectures et de ses projets de travaux littéraires de 1818 à 1829.
Malgré l’intérêt et la beauté de Ma jeunesse, bien qu’elle contienne le récit infiniment touchant des premiers rêves d’amour et des premières déceptions du futur auteur de la Femme, Mon journal a encore beaucoup plus de prix à nos yeux. Les pages de Ma jeunesse, qui sont les plus importantes pour l’intelligence du développement moral et intellectuel de Michelet, celles qui se rapportent à son enfance, et à ses débuts au collège, nous étaient déjà connues, dans ce qu’elles ont d’essentiel, par la préface du Peuple ; de plus, l’ouvrage se compose de fragments écrits à diverses époques et qu’il a fallu rapprocher, coordonner et compléter. Avec quelque discrétion et quelque piété Mon journal, au contraire, a été écrit au jour le jour, et nous le possédons tel qu’il a été écrit ; il se rapporte à une époque de la vie de Michelet sur laquelle nous ne connaissions rien et qui a été d’une importance capitale pour son avenir intellectuel, celle qui s’étend entre sa sortie du lycée et son entrée dans le professorat, entre ses premiers chagrins d’amour et son mariage, entre ses derniers devoirs d’écolier et ses premiers livres. Ces années 1820 à 1822 sont pour Michelet ce que sont pour Wilhelm Meister ses Lehrjahre, ses années d’apprentissage, apprentissage de la vie, apprentissage de la pensée et du style. C’est pendant ces années-là que Michelet a reçu les impressions qui ont donné à son caractère et à son esprit le pli définitif ; c’est alors qu’il a pris conscience de sa valeur et fixé sa vocation. Mon journal nous initie à ce travail intérieur et aux circonstances décisives qui en ont été l’occasion. Nous assistons à l’ensemencement d’un sol qui devait porter plus tard de si riches moissons. Le champ que nous n’avons connu jusqu’ici qu’à l’heure de la récolte, nous le voyons maintenant au moment du labour ;
Il y a deux périodes dans ces années d’apprentissage. La première est remplie par l’amitié de Michelet pour Poinsot ; dans la seconde, Michelet cherche dans le travail et l’activité intellectuelle un remède à la douleur poignante causée par la mort de son ami. C’est un roman que l’amitié de Michelet pour Poinsot. Cruellement déçu dans son amour pour Thérèse, maintenant mariée en province, mais gardant au fond du cœur la blessure encore saignante, instruit par la lamentable destinée de MarianneMa jeunesse.« une méprise du
. Appelés à des vocations toutes différentes, puisque Poinsot faisait ses études de médecine, ils sont bientôt séparés après avoir vécu deux ans côte à côte. Poinsot est interne à Bicêtre, et désormais tout l’intérêt de la vie se concentre pour Michelet dans ses visites à son ami et dans les lettres qu’ils échangent. L’éloignement fait pour cette amitié ce qu’il aurait fait pour un amour : Démiourgos qui a réalisé deux fois l’exemplaire éternel de la même âme, pour parler comme Platon »« c’est le soufflet de la forge »
. C’est le cœur plein d’attendrissement que Michelet suit le chemin de la barrière de Fontainebleau, qu’avant d’entrer à Bicêtre, il contemple sa fenêtre. C’est avec ravissement qu’au retour, il pense à son ami, à leurs entretiens, à leurs promenades.
Cette amitié lui paraît supérieure à l’amour : « avec un ami, on arrive bientôt à se répandre, et délicieusement, sur les questions générales, ce qu’on ne fait guère avec une femme qu’on aime »
; l’amitié développe, au lieu de l’éteindre, l’amour de l’humanité. Poinsot, nature élevée et pure, qui « unissait la maturité de la
, était malheureusement d’une santé délicate que le travail usa rapidement. Michelet devine le premier le mal qui ronge ; il en suit les progrès avec une clairvoyance passionnée, et il sent s’éveiller en lui pour son ami malade, devenu son enfant, une tendresse paternelle. La lente agonie de Poinsot est une agonie morale pour Michelet et, quand Poinsot expire, le 14 février 1821, il lui semble être frappé à mort :
« À l’entrée du cimetière, la vue des arbres hérissés de glaçons me déchira de nouveau. C’était donc à cette nature hostile que nous allions le remettre, l’abandonner pour toujours ! Comment dire mes angoisses pendant que nous montions lentement cette allée funèbre ? Mais l’instant le plus cruel, où je me sentis étouffé, écrasé d’une douleur sans nom, ce fut celui de la descente dans la fosse. La bière, mal dirigée, y tombait avec des secousses, des heurts aux parois, qui me semblaient pour ce pauvre corps livré sans défense autant de coups et de meurtrissures… Puis ce fut d’entendre la terre durcie par la gelée retomber rapidement sur le cercueil, et le bruit caverneux qu’il rendait, comme une réclamation, une
plainte désolée. Le verset tout entier du psaume me revenait : “Du fond de la tombe, Seigneur, j’ai crié vers toi. De profundis clamavi .” »
Cette amitié si sérieuse, si tendre, si forte, a été peut-être le sentiment le plus puissant qu’ait jamais éprouvé Michelet, celui à coup sûr qui a eu l’influence la plus durable sur son être moral. Il songeait sans doute aux heures passées auprès de Poinsot mourant quand plus tard il comparait la mort au balancier qui, en tombant, donne à la médaille son effigie : « le misérable cœur en reste marqué pour jamais »
. C’est de cette amitié qu’il a dit : « Une âme entre un jour dans l’atmosphère d’une autre âme, attirée par cette mystérieuse puissance d’attraction dont nous subissons la loi aussi bien que les étoiles ; au même instant la vie de chacune de ces âmes se trouve doublée. Ces
Michelet revoit Poinsot en songe, et il trouve dans ces apparitions des raisons nouvelles de croire à l’immortalité. Il a dû en grande partie à ces relations avec Poinsot deux qui vont ensemble (Dante), entraînés désormais dans le courant rapide qui emporte les mondes, vont comme eux, s’empruntant, se rendant sans cesse, sans se confondre jamais. »« qui leur a donné l’amour du bien »
. Poinsot mort, Michelet n’a plus eu d’ami, j’entends d’ami uniquement aimé. Poret, « son bon ourson »
, lui était trop inférieur. Quinet fut un compagnon d’armes plutôt qu’un ami. Mais l’amitié resta pour Michelet un sentiment sacré entre tous. Il se reconnaît une seule supériorité sur les autres historiens contemporains, c’est « d’avoir aimé davantage »
, parce que pour lui « l’enseignement fut l’amitié »
. Il nous montre les communes de Flandre fondées sur l’amitié. La Révolution se résumait pour lui dans les fédérations, et les fédérations étaient la grande Amitié.
Enfin la perte de Poinsot a enraciné et approfondi en lui un sentiment qui y « son cher enfant »
.
Cet amour pour les morts n’est-il pas entré pour beaucoup dans la vocation historique de Michelet ? dans la manière même dont il a compris l’histoire ? N’a-t-il pas voulu être la conscience et la voix des foules anonymes, victimes obscures qui ont fait l’histoire, et que l’histoire oublie ? N’est-ce pas à ces foules, aux héros méconnus, qu’il a voué toutes ses sympathies ? N’est-il pas descendu en justicier Résurrection ? Poinsot disparu, Michelet a généralisé et répandu sur l’humanité les sentiments qu’il avait concentrés sur son ami. Dans sa vie entière ont retenti les échos de cette passion de sa jeunesse.
Si l’amitié l’avait consolé de l’amour déçu, il se jeta avec fureur dans l’activité intellectuelle quand il fut privé des joies quotidiennes de l’amitié. Au roman de l’amitié succède le roman des idées, car tout chez lui, l’intelligence même, est sentiment et passion. C’est à cette époque que s’applique le mot mis par madame Michelet en épigraphe au volume : « Les passions intellectuelles ont dévoré ma jeunesse. »
De 1821 à 1828, son cerveau est en ébullition, les projets d’ouvrages s’y pressent et s’y entrecroisent ; il ne démêle que lentement sa vraie voie. C’est vers la philosophie qu’il se tourne d’abord ou plutôt vers l’histoire philosophique. Il se nourrit des philosophes, de Condillac, de Gérando, de Destutt de Tracy, de Kant, de Dugald Stewart ; il enseigne d’abord la philosophie « la science de Dieu à la science de l’homme »
. Il travaille longtemps au plan d’un grand ouvrage sur le Caractère des peuples cherché dans leur vocabulaire. Il traduit Vico ; il scrute les Origines du droit. Mais on sent le goût de la réalité concrète qui le saisit et l’entraîne. Après avoir préparé une sorte d’histoire de l’Église et de la civilisation, il se contente d’écrire les Mémoires de Luther ; il compose le Précis d’histoire moderne ; et on voit s’élaborer par fragments ce qui deviendra plus tard l’histoire de France. Au moment où s’arrête le Journal des idées, il va commencer son Histoire romaine. Ce n’est que trente ans plus tard qu’il reviendra aux préoccupations de sa jeunesse et que, dans une série de livres de science et de poésie tout à la fois, il donnera un corps à une partie des conceptions philosophiques et cosmogoniques d’autrefois.
Si l’histoire de l’amitié avec Poinsot, si le Journal de mes idées, nous aident à savoir et à comprendre quelles ont été les sources d’inspiration de Michelet, le Journal intime n’est pas moins précieux pour connaître dans quelles conditions, sous quelles influences se sont
Chose singulière et bien faite pour démentir ceux qui maudissent les règles comme des entraves au génie et qui croient que l’irrégularité dans la conduite de la vie et le caprice dans le travail développent l’originalité, cet écrivain, primesautier et original entre tous, s’est soumis tout jeune à la plus étroite des disciplines ; cet homme, qui a uni en lui la sensibilité éperdue de Diderot à la nervosité exaspérée de Saint-Simon, s’est formé en menant la vie d’un disciple de Port-Royal.
Donnant sept heures de leçons par jour, il se levait à quatre heures pour avoir deux heures de travail avant de quitter la maison. Le soir, le jeudi, le dimanche, il trouvait encore quelques heures à donner à la lecture, et il avait pris l’habitude d’emporter toujours avec lui un livre pour lire en marchant. Quelques promenades au Père-Lachaise et dans le bois de Vincennes, ses courses à Bicêtre quand Poinsot vivait encore, c’étaient là ses seules récréations. Quelques visites à ses maîtres, à M. Leclerc, à M. Villemain, à M. Andrieux, ou aux parents de ses élèves, faisaient toute sa vie mondaine. Dans la maison même où il Imitation : « Je me suis souvent repenti d’avoir été parmi les hommes, jamais d’être resté seul. »
— « J’achève l’apologie de Socrate, dit-il ailleurs, et je m’enfonce avec une joie sauvage dans la solitude et l’abstinence absolue. »
— « La plénitude du cœur ne s’obtient qu’avec le recueillement de la solitude. Les puissances de l’âme et de la volonté ne se rencontrent guère chez ceux qui se prodiguent. »
Sa discipline intellectuelle répondait à cette régularité de vie. Au milieu des occupations accablantes et mal rétribuées qui lui permettent de suffire à ses dépenses, il se fait à lui-même un plan de travail qu’il poursuit en dépit de toutes les difficultés, le manque de temps et le manque de livres. Il a noté, pendant onze ans, toutes ses lectures, choisies avec une méthode scrupuleuse. Avant tout il continue ses études classiques. Chaque mois, il lit un certain nombre d’auteurs grecs et latins ; il les traduit, car il considère la traduction comme une œuvre originale et le meilleur des exercices
À côté de l’étude de l’antiquité classique dans laquelle il se plonge au point de composer des vers grecs, de savoir Virgile entier par cœur et de connaître presque aussi bien Homère et Sophocle, il fait une place aux mathématiques, parce qu’il y voit une discipline utile pour l’esprit, un moyen de dompter l’imagination vagabonde, de la soumettre à la logique. Bien qu’âgé de vingt-deux ans et déjà docteur ès lettres, il retourne aux cours du lycée Saint-Louis et il prend un répétiteur de mathématiques. Je ne sais s’il a trouvé dans ces exercices le profit qu’il y cherchait. Les mathématiques n’ont jamais gardé personne des chimères, et, si elles ont peut-être rendu Michelet plus subtil, elles ne l’ont pas rendu plus logique.
Enfin il étudiait régulièrement la Bible. La douceur de l’Évangile, la majesté des prophètes et leurs images grandioses parlaient également à son imagination et à son cœur. Ajoutez à cela la lecture des philosophes, pour
Ce qui est peut-être plus remarquable encore que la méthode apportée par Michelet dans son travail et ses lectures, c’est la sagesse avec laquelle il se refuse à toute production hâtive, malgré le besoin d’argent qui le presse. Il aime mieux user sa santé à donner des leçons que de gaspiller son talent, de vulgariser son style dans le journalisme ; il renonce à un projet de recueil de discours des orateurs grecs « Ne vous pressez pas de partir, dit-il aux bourgeons de son jardin en pensant à lui-même, demain la neige et la gelée vous ressaisiront. Dormez plutôt bien tranquilles jusqu’à ce que l’heure du vrai réveil soit venue. »
Il savait que l’heure du réveil viendrait, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre les passages où il parle avec trop de modestie de la « médiocrité »
de son esprit ou de la « froideur »
de son style. J’y vois bien plutôt l’aveu d’une ambition que l’expression d’un regret. Tout dans sa conduite et dans ses paroles, sa fierté vis-à-vis de ses supérieurs, la rigueur des règles qu’il s’impose, respire la conscience de sa force et la foi dans sa destinée.
La discipline morale à laquelle il se plie n’est pas moins digne d’admiration que la méthode de travail qu’il s’impose et elle nous montre son caractère sous un jour singulièrement touchant. J’ai déjà dit comment il était « qu’il se lève de bonne heure sans grogner »
.
Il continue son journal après la mort de Poinsot « pour s’améliorer »
. Il va au Père-Lachaise sur la tombe de son ami « pour se rendre meilleur »
; il s’accuse de « son manque de discipline »
. Il cherche dans l’exercice de la charité l’éducation de son âme et la distraction à sa tristesse. Il en arrive à formuler des préceptes d’une rigueur monacale. « Retranchons des paroles tout ce qui est personnel.
— « Disons-nous chaque matin, pour nous fortifier, que le devoir seul importe, et que tout le reste n’est rien. »
C’est sur ces paroles que se clôt le Journal.
Qu’on ne croie pas que ce fût là un élan passager, une phase dans sa vie : Michelet resta toujours fidèle aux principes de sa jeunesse. Ses journées étaient distribuées avec une régularité immuable, son travail et ses lectures soumis à la plus stricte méthode, ses mœurs graves et simples ; il garda le goût de la vie solitaire, égayée par quelques amitiés et ennoblie par la charité. Toute cette discipline ne faisait d’ailleurs que surexciter son imagination et sa sensibilité en les comprimant. Ce bourgeois rangé, irréprochable, à peine avait-il la plume à la main, c’était la Sibylle sur son trépied.
Michelet nous apparaît déjà dans son Journal tel qu’il sera toute sa vie, et rien ne peut mieux en faire comprendre l’harmonie et l’unité. La légende, souvent répétée par des juges superficiels ou prévenus, d’après laquelle il aurait éprouvé après 1840 un brusque changement moral qui l’aurait transformé de catholique et de royaliste qu’il était en libre penseur et en révolutionnaire, soit par désir de popularité, Journal. Sa lettre à Poinsot, écrite au milieu des émotions populaires de 1820, « le troisième jour de la Révolution »
, a déjà l’accent de l’Introduction à l’histoire universelle et de la préface de l’Histoire de la Révolution. Il admire presque Louvel et voit en lui le vengeur de Ney. Il est déjà libéral, démocrate, et la fibre révolutionnaire vibre en lui. Il voit dans le Christ « un homme de bonne foi, exalté dans ses méditations profondes, surpris lui-même de sa sagesse et qui s’est cru le Messie »
. Saint Paul, « très faible de raisonnement »
, est pour lui le fondateur de l’Église. Michelet avait la foi du Vicaire savoyard : Dieu et l’immortalité. Il l’a toujours eue et il n’a jamais eu que celle-là.
Nous retrouvons dans le Journal le germe de tout ce que Michelet a pensé et écrit plus tard. N’est-ce pas le plan de la Sorcière qu’il trace en 1825 ? « Si l’on faisait les mémoires de Satan, il faudrait le montrer d’abord furieux, se croyant égal à Dieu… puis, pâlissant, diminuant chaque jour, et s’absorbant en Dieu dont il n’est qu’une forme. »
N’est-ce pas la Bible de l’humanité qu’il rêve dès 1820 : « Je sens vivement la nécessité d’un livre qui
Tous ses petits livres d’histoire naturelle ne rentrent-ils pas dans l’ouvrage qu’il méditait en 1825 : Étude religieuse des sciences naturelles ? Nous reconnaissons partout l’éducateur qui a écrit de l’instruction, dans les conseils qu’il donne à Lefèvre, à Bodin, à lui-même. Il rêve d’adopter un enfant pour former une âme ; ce jeune homme de vingt-deux ans a déjà la fibre paternelle. Il est vrai qu’à ce sentiment paternel se mêle autre chose ; car cet enfant adoptif est toujours dans sa pensée une petite fille, qui deviendra une femme, et nous voyons l’auteur de l’Amour et de la Femme dans celui qui a écrit les pages admirables du Journal sur les femmes et sur l’amour, l’amour plus fort que la mort. « Oui, la femme vit, sent et souffre tout autrement que l’homme. La délicatesse des organes
, et tout ce qui suit, p. 265 et suivantes.
Bien loin que la seconde période de la vie de Michelet ait été en contradiction avec la première, c’est alors seulement qu’il a réalisé dans sa vie et dans ses livres, tous les rêves de sa jeunesse, alors qu’il a eu une femme « compagne de sa pensée et de ses travaux »
, alors qu’il s’est arraché « à la sauvage histoire de l’homme »
, pour revenir aux pensées philosophiques et religieuses et à la nature, c’est-à-dire à Dieu.
Il indique dès la première heure la source de toutes ses inspirations : « Le cœur est le plus souvent, chez moi, le point de départ de mes pensées. Il féconde mon esprit. »
Sensibilité qui n’a rien d’égoïste, qui est tout amour des hommes : « Ne laissons voir de nos larmes que celles qui tombent sur les maux d’autrui. Ce sont les seules qui soient fécondes. »
À l’amour des hommes, il faut joindre l’amour de la nature ; mais l’amour de la nature n’est pour Michelet qu’une expansion au dehors de sa sensibilité intérieure. Il aime les animaux comme il aime les faibles, les infirmes. Un paysage est pour lui en état d’âme comme pour Amiel. Il mêle la nature à toutes ses émotions : « Rien de la nature ne m’est indifférent.
Les phases de sa vie intellectuelle suivaient le mouvement des saisons. Il associait la nature non seulement à ses sentiments, mais aussi à sa philosophie : « Le temps était doux et sombre, la campagne triste ; un ciel gris l’enveloppait. L’horizon immobile, sous cette teinte uniforme, semblait pourtant s’approcher peu à peu de la terre ; aucune perspective d’ailleurs, rien qui fît apprécier les distances. J’aurais pu croire toucher le ciel en atteignant le bout de la route. L’immensité, qui parfois nous effraye en nous isolant, n’existait plus. C’était tout intime, on sentait Dieu à portée. On éprouvait quelque chose de l’émotion attendrie d’un fils qui, habituellement séparé de son père par une distance infinie, le voit peu à peu redescendre et doucement venir à lui. »
Le cœur n’est pas seulement la source des pensées, il est aussi le maître du style. «
Il dit ailleurs : Les paroles sortent de la plénitude du cœur : ce mot pris dans un autre sens que ne l’entendait le Christ, vaut à lui seul toutes les rhétoriques. »« Le style n’est qu’un mouvement de l’âme. »
Cette belle définition est Journal datent de 1820. Les pensées sont celles dont l’œuvre entière de Michelet est inspirée ; le style ne date pas. Le Journal compte parmi ses œuvres les plus exquises par la forme comme par les sentiments ; moins pittoresque, moins coloré qu’il ne le deviendra plus tard, son style y a déjà la chaleur, la souplesse, l’harmonie musicale ; il est déjà rythmé aux battements de son cœur.
La croirait-on écrite en 1821, cette phrase haletante d’émotion, écrite après une rencontre avec Thérèse : « Il me semble que mon âme et mon corps, depuis ce moment, n’aillent plus ensemble. Lui est, ici, misérable ; elle, mon âme, je ne sais où, en fuite de moi, me laissant là, gisant, demi-mort. Eh ! que ne suis-je donc mort tout à fait ! »
Ne nous étonnons pas trop, mais félicitons-nous au contraire, que le français de Michelet ait « soulevé l’indignation »
des juges de l’agrégation de 1821. C’est sans doute ce qui fait qu’il nous ravit aujourd’hui, qu’il n’a pas vieilli d’un jour.
Jusque dans le détail on retrouve dans son Journal des pensées qui seront développées plus tard, des esquisses qui deviendront des tableaux. la Sorcière, a été conçue sous sa première forme en 1821, pendant les vacances de Pâques (p. 195 du Journal). Elle n’a été écrite sous sa forme définitive que quarante ans plus tard.
C’est donc Michelet tout entier que nous révèle et nous explique ce délicieux petit livre, écrit avec des larmes et du sang, où il nous livre le secret de sa vie, de sa pensée, de ses œuvres. Comme il vient du cœur, puisse-t-il trouver le chemin des cœurs ; enseigner à une génération frivole ou découragée le sérieux de la vie, l’enthousiasme pour les idées et la foi au bien, l’amour de la patrie et « le patriotisme de l’humanité »
! Que ce maître et cet ami incomparable reste un ami et un maître pour la jeunesse d’aujourd’hui et pour celle de demain ! Qu’elles lui rendent ce culte des morts qui fut sa religion ! Que par elles il continue, comme il l’espérait, à vivre, à aimer et à être aimé !