L'IDEE DE DIEU
__ EX I^A. FCXHSIE
Par\ L. PETIT DE JULLEVILLE
, '-^ 1 Professeur en Sorbonne.
On a raconté —jo ne sais si la chose est bien authentique ; je n'ai pas pris soin de la vérifier ; car elle n'en vaut pas la peine — que des ennemis du nom de Dieu (vous savez que Dieu a aujourd'hui, malheureusement, quelques ennemis personnels) avaient entrepris d'effacer ce nom des oeuvres de nos poètes. On a publié, paraît-il, des recueils de morceaux choisis, où la nouveauté du choix consiste en l'exclusion de Dieu. On change partout le mot suspect ; au besoin, on refait l'hémistiche; et la mesure du vers est sauve. C'est le bon sens qui ne l'est pas.
Car est-il plus étrange entreprise que col'e-là ? Bannir Dieu do la poésie, alors que Dieu est la source de toute poésie.
Mais, il se peut que cette affirmation ainsi proposée d'une façon absolue, paraisse d'abord un paradoxe ou une banalité oratoire. Je vais m'efforcer de montrer qu'elle n'est ni l'un, ni l'autre ; mais une pure vérité : Dieu est la source de toute poésie.
Mais que signifient ces mots ? Qu'on me permette avant tout de distinguer la poésie et les vers ; car, ce n'est pas toujours la môme chose. Il y a de gentils esprits, qui ont fait de jolis vers, comme des madrigaux à Chloris, ou des couplets bachiques ; ou de petits morceaux descriptifs ; sans plus se soucier de Dieu que ne fait un oiseau chanteur. Ces gentillesses ne
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sont pas do la poésie. La poésie dont je parle, est celle qui vient du coeur, et qui va au coeur ; qui nous prend aux entrailles, nous touche, nous émeut, nous ravit, noustransporte. C'est celle-là dont Dieu est la source.
Mais ces mots no veulent pas dire : que tout grand poète est nécessairement un croyant ; et moins encore : que tout croyant est poète. Combien d'Ames très belles et très humbles recèlent des trésors de poésie qu'elles sont impuissantes à exprimer ; qu'elles n'exprimeront jamais !
Elles se consolent en reconnaissant leurs pensées dans les poètes qui leur sont chers. La mère de Lamartine écrivait (le 7 novembre 1828) : « Mon fils m'a envoyé des vers qu'il vient de composer, et qui m'ont bien émue; il y dit précisément ce que je pense; il est ma voix; car je sens bien les belles choses; mais je suis muette quand je veux les dire ; môme à Dieu. J'ai, quand je médite, comme un grand foyer bien ardent dans le coeur, dont la flamme no sort pas. Dieu, qui m'écoute, n'a pas besoin de mes paroles ; je le remercie de les avoir données à mon fils. »
Ainsi le don de poésie n'est pas eu proportion directe avec le don de foi; et môme de très grands poètes ont été très impies. Qu'est-ce donc que ces mots veulent dire : Dieu est la source de toute poésie.
Ils veulent dîre ceci : que l'homme est enveloppé tout entier, corps et âme, d'un inconnu sans limites ; que dans le petit domaine de sa science et de sa raison, au bout de toutes les avenues, qui sont très courtes, il voit se dresser le mystère ; qu'au delà du fini, dont il touche de la main les bornes, commence l'infini, qui sans cesse l'attire et lui échappe. Car telle est notre grandeur et telle est notre infirmité, que nous ne pouvons, ni ne le pas poursuivre, ni l'atteindre.
Cette idée d'infini; c'est le foyer où toute poésie s'allume. Mais cette idée, qui, dans un ôtre fini, est inexplicable, d'où nous vient-elle, sinon de Dieu qui seul peut l'avoir mise en nous. Et qu'est-elle, sinon l'idée de Dieu identique à celle de l'Infini ?
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Mais ost-il vrai que toute poésie nous vionno db l'idéo d'Infini. Essayons do le faire voir.
La poésie n'est pas dans les choses : elle est dans l'émotion que les choses nous procurent. Mais les choses par ollesmômes sont indifférentes. Un paysage, par lui-môme, n'est ni poétique, ni prosaïque ; il devient l'un ou l'autre, selon l'oeil qui le contemple, ou l'esprit qui l'interprète. Vous savez bioll que le plus laid des paysages, et môme le plus vulgaire, peut fournir une page admirable à un romancier, à un poète ; et une émotion profonde, un plaisir exquis au lecteur. Celui-ci laissé à lui-môme aurait passé devant ce paysage sans rien sentir. Le poète a donc ajouté quelque chose à la nature ; non pour l'embellir, mais pour l'expliquer : « L'art n'est pas une simple imitation de la nature, dit La Mennais ; il doit révéler soiis ce qui frappe les sens, le principe interne, l'idéale beauté que l'esprit seul perçoit, et qu'éternellement Dieu contemple en soi. »
L'essence de la poésie, c'est l'effort vers cet idéal ; c'est l'é* lan vers cet invisible; c'est, en un mot, l'échappée, l'envolée de l'Ame, hors et au delà de ce qui est palpable, et vulgaire, et matériel.
Dans le plus humble objet — car rien n'est moins dédaigneux, rien n'est plus large et plus ouvert que cette concep* tion de l'art — dans le plus humble objet delà nature, la poé* sic trouve et dégage une pavcclle d'idéal ut d'infini ; c'est Va son oeuvre par excellence.
Je me rappelle, dans Ronsard,la description d'un vieux cheval boiteux, fourbu, malade. Mais il avait porté son maître à la guerre dans dix journées glorieuses et quand celui-ci le caresse, il redresse encore la tôte, et il hennit avec orgueil* Sur ce portrait d'un si misérable objet, Ronsard évoque une vision do gloire. Il le transfigure;
Voilà bien l'oeuvre de poésie : jeter un rayon d'idéal sur la réalité vulgaire.
Mais ce que nous appelons idéal; infini, d'où nous en vient le sentiment, que de Dieu môme ? Gomment s'explique-t-il enr
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nous, que par Dieu qui l'y a mis? Qu'est-il do plus que le reflot de Dieu dans notre Ame ? Otez l'idée de Dieu à cette Ame ; et ce sentiment de l'infini s'évanouit ; et toute poésie disparaît. 11 reste les vers peut-être; mais commeune musique sans idées ; comme un son vide do sens. C'est ce qu'exprime si bien cette page sublime du Banquet où Platon confesse hautement que toute beauté vient de Dieu : « Beauté éternelle, non engendrée, non périssable, exempte de décadence, comme d'accroissement;... d'où participent toutes les autres beautés... par lesquelles il faut, de progrès en progrès, les yeux attachés sur la beauté suprôme, s'élever enfin jusqu'à elle... Ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle. Quelle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments condamnés à périr ; mais à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine. »
Mais Dieu n'est pas seulement la source première de toute poésie; il est encore l'objet immédiat d'une poésie très admirable, et dont aucun genre ne surpasse la grandeur ; je veux dire la poésie religieuse, chez tous les peuples, et sous toutes ses formes. Toute poésie fut religieuse à l'origine; partout le premier poème fut un cantique. Là c'est l'amour divin qu'il' exprime ; là c'est la crainte ; ailleurs, c'est l'anéantissement de la faiblesse humaine devant la majesté suprême. Partout la poésie, en s'évcillant, a regardé vers le ciel, et cherché Dieu. Au sein d'une religion grossière, des païens môme, en contemplant avec un coeur pur et un désir ardent, l'idée divine, ont trouvé d'admirables accents de foi et d'adoration.
Tel le fameux hymne de Cléanthe à Jupiter. Cléantho, philosophe stoïcien, disciple et successeur de Zenon, vivait à Athènes, vers l'an 250 avant Jésus-Christ. C'est lui qui, pour philosopher librement tout le jour, dans le Portique, gagnait sa vie à puiser de l'eau la nuit pour arroser les jardins. Dieu
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récompensa cette vie ehasto et pure, cette vie tout intellectuelle, en inspirant à Cléanthe des vers sublimes. J'ai trouvé qu'ils perdaient trop à être traduits en prose ; j'ai osé les mettre en vers ; j'en demande pardon ; ma seule excuse est dans l'exactitude de la traduction où j'ai rendu le texte vers par vers, en suivant fidèlement le sens :
Roi des Immortels, /.eus aux cent noms, Maître sage Qui conduis la Nature, et fais tout avec loi, Salut ! Tous les humains te doivent leur hommage. Car nous sommes ta race ; et, doués du langage (Seuls parmi les vivants), nous le tenons de toi.
Je te célébrerai ; je dirai la puissance, Et tout ce vaste monde autour de nous roulant. Tu le mènes, il va ; prompt à l'obéissance. Ton invincible main sur sa tôle balance La menace cl le feu do l'éclair foudroyant.
Tu frappes : l'univers épouvanté frissonne ; Et la foudre partout fait régner la Raison, Commune à tous, petits ou grands ; ce qu'elle ordonne Est la Loi ; tout subit sa domination.
Et sur terre, et sur mer, et dans l'espace immense Rien n'arrive jamais que par ta volonté ; Hors le mal, qu'un méchant commet dans sa démence ; Mais pour toi le mal môme a son utilité.
Le désordre à la voix, se fait ordre ; et la haine Se fait amour ; et tout se fond dans l'unité, Riens et maux ; tout se plie à ta loi souveraine, Hors lo méchant, tout seul contre toi révolté.
Le misérable ! épris des faux biens de la terre, Devant l'ordre divin il reste aveugle et sourd. Dieu lui propose en vain sa joie et sa lumière. Par cent chemins mauvais, jusqu'à sa perte, il court.
L'un met le monde en feu pour ravir la couronne. L'autre à la soif de l'or a livré tout son coeur. Aux molles voluptés celui-là s'abandonne. Leur mal est différent ; pareille est leur fureur.
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0 maftro du nuage, ô maître du tonnerre, De l'affreuse ignorance arrache les humains. Chasse l'ombre, et révèle aux âmes la lumière Qui soutient ta justice et qui conduit tes mains.
Relevant mon néant, fais toi gloire à loi-môme (1), Et qu'à jamais ton oeuvre éclate dans mes vers. Au ciel comme ici-bas (2), le bien, le bien suprême Est d'adorer sans fin la loi de l'univers.
Voilà, certes, une sublime poésie autant qu'il est permis d'en juger à travers la faiblesse d'une traduction. Quelque chose y manque cependant, quelque chose qui, je crois, n'était pas non plus dans le texte. Quoi donc? la chaleur, l'amour ; un peu de cette onction qui abonde dans tant do belles poésies chrétiennes. Ce philosophe stoïcien a vu la grandeur infinie do Dieu : il l'a contemplée humblement ; il s'est incliné avec respect devant l'Eternité ; la Toute-Puissance. Il n'a pas ressenti, ou du moins n'a pas exprimé l'amour de la Toute Bont '. Cette philosophie stoïcienne, foi très noble, mais très dure, plaçait Dieu si haut par delà l'Infini, que l'homme, honteux de sa bassesse, osait l'adorer encore, mais n'osait pas l'aimer.
L'amour, au contraire, est déjàla première loi du Décaloguc ; ot les effusions de l'amour divin remplissent ces admirables Psnumes, qui seront, comme dit Fénclon « la joie et la consolation de tous les siècles et de tous les peuples où le vrai Dieu sera connu et senti ».
Que do poètes dans toutes les languesont essayé do traduire les Psaumes, et combien peu y ont réussi ! Chose étrange, nous sentons la poésie du texte à travers ce rude latin de la Vulgate ; et ceux qui ont essayé de lui restituer la beauté du métro ou du rythmo ont presque tous échoué ; les uns nous ont gAté David par l'emphase ; les autres par le prosaïsme. L'ontrepriso est trop lourde ; et sous ce flot débordant de la
(1) Plus oxactement :
L'homme, honoré de loi, t'honorera do môme
(2) Le texto dit: pour les mortels et pour les dieux. On pourrait traduire : Hommes ou dieux, lo bien pour tous, lo bien suprême, etc.
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poésio orientale, nos langues modernes, trop abstraites, trop précises, môme si j'ose dire, trop claires, semblent s'affaisser. Toutefois, que d'admirables fragments no doit pas la poésio moderne à l'inspiration des psaumes. Malherbe n'a rien de plus beau, dans tout son oeuvre, que cette belle paraphrase dos premiers versets du Psaume 145: Lauda anima mea Dominum, N'espérons plus, mon Ame, aux promesses du monde. Si tout le monde no savait par coeur Esther et Athalie, co serait ici lo lieu do rappeler que Racine est peut-ôtre, entre la Pléiade et les Romantiques, le plus grand do nos Lyriques. Avec ce tact, ce goût merveilleux, dont il a donné tant de preuves, avec co sentiment exquis de ses forces, qui a été une partie de son génie, Racine a très bien compris qu'il ne devait pas essayer do traduire intégralement un seul morceau do la Bible ; que la Bible est intraduisible, d'une façon suivie, en vers français; il a cueilli et butiné, à travers les Livres Saints, qu'il lisait et relisait sans cesse (et, disons-lo en passant, on les lisait, au XVIIe siècle, dans la bonne Vulgato, moins savamment qu'aujourd'hui, mais on fait, on les connaissait beaucoup mieux; du moins parmi les poètes et les lettrés), puis Racine a choisi tout ce qui, dans la poésio sacrée, pouvait s'accommoder à son propre génie, à son temps, à sa langue, à la suprême éléganco do son talent, et il en a composé lo miel exquis de ces choeurs; ot décos cantiques spirituels, moins célèbres, et non moins parfaits. Jamais la majesté divine n'a été dans notre langue plus magnifiquement célébrée qu'à la fin du premier acte CC Esther :
0 Dieu que la gloire couronne, Dieu que la lumière environne, Qui vole sur l'aiio des vents, Et dont lo trAno est porté par les anges ; Dieu qui veux bien que de simples enfants Avec eux chantent tes louanges ; Tu vois nos pressants dangers ; Donne à ton nom la victoire ; No souffre point que ta gloire Passe à des dieux étrangers.
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— Arme-toi, viens nous défendre : Descends, tel qu'autrefois la mer te vit descendre, Que les méchants apprennent aujourd'hui A craindre ta colère. Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère Que le vent chasse devant lui.
Dans ce morceau si court (seize vers) Racine n'a pas fait entrer moins de dix imitations de la Bible ; empruntées de l'Exode, des Rois, des Psaumes et des Prophètes. Mais ne nous y trompons pas ; l'inspiration n'en est pas moins originale autant qu'elle est sincère; ces imitations ne sont pas ramassées une à une, et rattachées par un travail de mosaïque ; l'Ame du poète, imprégnée! des livres saints, en môle harmonieusement les souvenirs dans ses propres inspirations.
Dans cette grande floraison lyrique de la première moitié du XIXe siècle, l'adoration de la majesté divine est une des quatre ou cinq idées majeures, pour ainsi dire, qui ont soutenu le plus haut l'essor et l'inspiration des poètes. Et môme on pourrait montrer que de celle-là, les autres émanent ; et que la conception qu'ils se font de Dieu, régit et détermine celle qu'ils se sont faite de l'art ou de la nature, de l'amour, de la destinée humaine. Il serait particulièrement aisé d'expliquer tout Lamartine en rapportant tout, chez lui, à l'idée religieuse.
Lamartine, dans notre siècle et même dans toute notre langue est, sans comparaison, lu poète que l'idée de Dieu a le plus constamment inspiré. Son oeuvre presque entière est remplie de Dieu. Et cette poésio toute religieuse est, dans un sens, merveilleusement austère: sans rien emprunter ni à l'histoire sacrée, ni aux légendes pieuses, atout ce qui a vécu, germé ou fleuri à l'ombre du nom divin, il a contemplé Dieu seul, et l'a célébré directement.
Cette tendance très religieuse de son Ame, on l'a expliquée exclusivement par ses origines, son éducation, et l'influence d'une mère pieuse et tendre. On a donné trop d'importance à
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ces causes secondaires. En fait de 1809 à 1820 (date des Méditations) Lamartine vécut très émancipé des influences de famille et très attiré ou dissipé par des commerces mondains ou sceptiques. La fermeté de sa foi souffrit alors de vives atteintes; tour à^ tour il la perdit par le trouble du monde ; il la reconquit par un effort très beau do sa volonté. Car si tout le monde avoue que la foi est une grAce, la volonté fait naître un désir ; lo désir est une prière ; pourquoi la foi ne serait-elle pas la récompense de cette volonté, de ce désir, do cette prière y II écrivait, en 1818 à M. de Virieu, un ami pour lequel il n'eut jamais rien de caché, devant qui jamais il n'alTeeta rien : « Je donnerais mon reste de jours pour un grain de foi ; non pas pour soulever des montagnes, mais pour soulever le poids de glace qui me pèse sur l'Ame. Je la demande à ma raison ; je la demande au ciel ; je veux la demander aux oeuvres ; ainsi je l'obtiendrai peut-être. » Il fut exaucé.
Jamais son Ame ne fut plus religieuse que pendant ces deux années 1818 et 1810, où il écrivit les premières Méditations. Celle qui fut Elvire venait de mourir; et la douleur avait sincèrement rapproché Lamartine de Dieu. 11 écrivait à Virieu (le 8 décembre 1810) : « Ce qu'il y a de plus parfait, c'est de « penser; mais de penser avec résignation et en Dieu, pour « me servir d'une expression mystique ; de se contempler un « lui, de le voir dans tout, et de se reposer sur lui de nous« mêmes. » Dans le môme temps il écrivait la sublime méditation intitulée Dieu ; dédiée à La Mennais:
Cet astre universel, sans déclin, sans aurore,
C'est Dieu, c'est ce grand Tout qui soi-môine s'adore ;
Il est; toul est en lui ; l'immensité, les temps
De son être infini sont les purs éléments.
L'espace est son séjour ; l'éternité son Age ;
Le jour est son regard ; le monde est son image
Toul l'univers subsiste à l'ombre de sa main.
L'être à flots éternels découle de son sein,
Comme un fleuve nourri par celte source immense
S'en échappe et revient finir où toul commence.
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Ces vers sont magnifiques, et la splendeur des imagos y répond à la majesté du rythme. Et, toutefois, jo doute si nous les admirons autant qu'on les admirait lorsqu'il y a soixantequinze ans, ils furent prononcés pour la première fois devant la France enthousiasmée. Depuis lors, les hardiesses d'uno poésie plus audacieuse nous ont appris à chercher dans lo vers l'émotion, le trouble môme du coeur, et quelquefois la secousse violente des nerfs plutôt que cette sublime et majestueuse harmonie. D'autres pages dos Méditations de 1820 vont peut-être plus droit à nos coeurs, parce qu'elles sont plus pathétiques, et par exemple celle-ci que nous lisons dans VImmortalité.
L'Ame est immortelle. Il laisse aux sages le soin de le prouver ; poète, il l'affirme, par une protestation solennelle, par un sentiment irrésistible ; et sur les débris môme de ce inonde où tout meurt, il l'affirmerait encore ; il dirait : quelque chose vit qui m; mourra pas.
Pour moi, quand je verrais, dans les célestes plaines, Les aslrcs, s'écartant de leurs routes certaines, Dans les champs de l'éther l'un par l'autre heurtés Parcourir, au hasard, les deux épouvantés ; Quand j'entendrais gémir et se briser la terre, Quand jo verrais son globe, errant et solitaire, Flottant, loin des soleils, pleurant l'homme détruit, Se perdre dans les champs do l'éternelle nuit; Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres, Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres, Seul, je serais debout; seul, malgré mon effroi, Etre infaillible et bon, j'espérerois en toi ; Et certain du retour de l'éternelle aurore, Sur les mondes détruits je t'attendrais encore.
Dans les Harmonies qui parurent en 1830, les mômes espérances religieuses ont inspiré à Lamartine les plus belles pnges du recueil. 11 se répétait sans fatigue et sans scrupule ; semblable à la nature dont les magnificences n'ont pas besoin de changer pour nous ravir.
C'est d'ailleurs lo don sublime des grands poètes qu'ils ra-
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jeunissent môme les lieux communs. Pascal avait écrit ces lignes tant de fois citées : « L'homme n'est qu'un roseau, lo « plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il no « faut pas que tout l'univers s'arme pour l'écraser ; une vapeur, « une goutte d'eau suffit pour lo tuer ; mais quand l'univers « l'écraserait, l'homme serait encore plus noblo quo co qui lo « tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers « a sur lui, l'univers n'en sait rien. » De cette pensée profonde, si admirablement condensée dans la prose do Pascal, Lamartine a tiré cet hymne admirable : Eternité de la nature et brièveté de l'homme ; où il développe en flots de poésie l'idée de Pascal : L'homme, créature imperceptible, est grand toutefois, pour avoir entrevu Dieu.
Triomphe, immortelle Nature, A qui la main pleine de jours Prête des forces sans mesure, Des temps qui renaissent toujours. La mort retrempe ta puissance ; Donne, ravis, rends l'existence A tout ce qui la puise en toi ; Insecte éclos de ton sourire, •le nais, je regarde, et j'expire. Marche, et ne pense plus à moi.
Mais le vont pout balayer ma poussière, et l'oubli dévorer mon nom. Qu'importe ?
Car vous ne pouvez, A Nature Effacer une créature. Je meurs. Qu'importe? J'ai vécu. Dieu m'a vu. Lo regard do vie S'est abaissé sur mon néant. Votro existence rajeunio A des siècles. J'eus un instant, Mais dans la minute qui passe, L'Infini do temps et d'espace Dans mon regard s'est répété Etj'ni vu dons ce point do l'ôtre La mémo image m'npparaîtro Quo vous dans votro immensité.
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De l'être universel, unique
La splendeur dans mon ombre a lui,
Et j'ai bourdonné mon cantique
De joie et d'amour devant lui ;
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s'est retracée ;
Et sa parole m'a connu ;
Et j'ai monté devant sa face,
Et la Nature m'a dit : « Passe.
Ton sort est sublime. Il t'a vu. »
Vivez donc vos jours sans mesure, Terre et Ciel, céleste flambeau, Montagnes, mers et toi, Nature, Souris longtemps sur mon tombeau. Effacé du livre de vie, Que le néant môme m'oublie ! J'admire, et ne suis point jaloux; Ma pensée a vécu d'avance, Et meurt, avec une espérance Plus impérissable que vous.
Quelle Ame serait insensible à cette magnifique poésie ? Quelle oreille, à cette harmonie exquise; et trouvée si simplement, sans nul effort de science ou d'artifice ? Dira-ton — et on l'a dit en effet — (pie dans cet optimisme serein, dans cet abaissement volontaire et joyeux de l'homme devant son créatour, la souffrance humaine est trop oubliée ; que le cri de nos misères ne retentit pas assez dans cet hymne d'adoration.
Mais le poète savait bien quo la foi en Dieu est encore lo plus puissant baume pour adoucir l'amertume de nos tristesses. No l'accusons pas d'avoir oublié que l'homme souffre; puisqu'il lui montre un Dieu qui console. Rappelez-vous dans Jocelyn l'admirable épisode des Laboureurs. Lorsqu'il voit la famille, épuisée du jour et de la chaleur, coller ses lèvres aux fentes du rocher pour les rafraîchir à la soureequi s'en échappe ; le poète s'écrie :
Oh ! qu'ils boivent dans celle gotttle L'oubli des pas qu'il faut marcher. Seigneur, «pic chacun sur sa roule Trouve son eau dans le rocher,
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Que ta grAce les désaltère I
Tous ceux qui marchent sur la terre
Ont soif à quelque heure du jour.
Pais à leur lèvre desséchée
Jaillir de ta source cachée
La goutte de paix et d'amour I
Mais d'autres se sont plaints de trouver un peu de monotonie dans cette confiance inaltérable en Dieu et sa Providence ; ils cherchent un nuage dans ce ciel trop bleu ; un pli sur ce front trop serein ; un doute dans ce coeur trop assuré: Eh bien, qu'ils soient satisfaits. Nous vivons dans un siècle où le doute, qu'on respire dans tous les souffles de l'air, atteint à certaines heures les Ames les plus fermes dans leur foi en Dieu ; et Lamartine lui-môme a connu ses jours de découragement. Dans sa vieillesse abandonnée, solitaire, et besogneuse, il est arrivé quelquefois que, ses bras tombant de lassitude et d'ennui, sa foi semblât prête à faillir. 11 se redressait alors, il faisait face au doute avec une admirable vaillance, avec une indomptable volonté. 11 écrivait ces vers, que personne n'a lus ; ils sont enfouis dans ses Poésies diverses, recueillies tardivement, feuilletées d'une main distraite : car depuis longtemps, on n'écoutait plus Lamartine vieilli ; non pas môme par respect, non pas môme par pitié.
L'Espérance dit: Oui. La Nature dit : Non.
Nous entendons deux voix, mais laquelle a raison ?
Je ne prononce pas sur ce sacré mystère.
Quelle bouche dirait ce que Dieu voulut taire?
L'esprit humain fendant la mer d'obscurité
Trompé par chaque éeueil crie en vain : « Vérité. »
Sur ces bords ignorés plane une nuit divine.
Ce monde est une énigme ; heureux qui la devine.v
L'énigme a-t-elle un mol? Pour moi dussent mes yeux
N'en découvrir jamais lr, s.?ns mystérieux;
Dussent après mes jours la tombe et son silence
De ce rêve divin confondre l'espérance;
En m'cnlcvant le prix pour qui j'ai combattu
M'apprendre que j'étais dupe de mu vertu ;
Pour ce Dieu que mon coeur se crée et qu'il adore
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Dans ma sublime erreur j'immolerais encore Et ce monde et du temps la courto volupté A ce rôve doré de l'immortalité.
Certes, les Ames croyantes préféreront la foi sereine des Méditations au cri d'angoisse do cette Ame troublée, mais nous ne cherchons ici que le poète et nous osons mettre cette page parmi ses plus belles poésies religieuses. Car enfin, ce qui fait le poète, ce n'est pas seulement la sécurité de la foi ; mais aussi l'angoisse du doute.
11 nous serait doux de croire quo tous les grands poètes ont parlé de Dieu avec une tranquille éloquence, et l'ont adoré avec une confiante ardeur. Mais vous savez que cela n'est pas. Et, je l'ai dit en commençant : nous ne prétendons pas que la poésie soit indissolublement liée à la croyance.
De grands poètes ont douté de Dieu ; de grands poètes l'ont nié ; avec blasphème ; avec fureur. Jo n'en veux nommer qu'un seul ; mais celui-là, certes, est le plus grand parmi les incrédules ; je l'ai choisi pour qu'on ne m'accusAt pas de dissimuler une oeuvre et une renommée qui semble réfuter d'avance notre prétention de placer en Dieu la source de la poésie. C'est Lucrèce, l'auteur du poème de la Nature.
Lucrèce no nie pus absolument l'existence de la Divinité ; mais il fait mieux que de la nier ; il s'en liasse. Sans savoir si les Dieux existent, Lucrèce les refoule nu fond de leur Infini ; le monde s'est fait sans eux, par la combinaison des atomes qui composent l'éternelle matière ; il subsiste sans eux, par l'harmonie des forces mécaniques auxquelles obéissent ces atomes ; il périra sans eux parla dislocation des éléments ; appelés peut-être à former des inondes nouveaux, par des combinaisons nouvellesi
Ainsi, sans refuser formellement l'existence a Dieu, il le nie, si j'ose dire ainsi, dans cette face augustepar où Dieu regarde l'homme et l'univers ; il le nie dans la Création, il le nie dans la Providence ; il veut que Dieu ignore l'homme et que l'homme ignore Dieu.
Lucrèce n'a fait que traduire en admirables vers la philoso-
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phie d'Epicure. Or, autant qu'il est permis d'en juger par les fragments conservés et par les commentaires des philosophes anciens, l'atomismc épicurien est bien la doctrine la plus sèche, la plus pauvre, la plus affreusement prosaïque, qu'ait jamais enfantée cervelle de philosophe. Comment donc Lucrèce a-t-il pu tirer de cette doctrine aride un poème étincelant de vie, de beauté, de passion ?
C'est que la poésie de Lucrèce no lui vient pas d'Epicure ; elle est tout entière dans l'animosité furieuse avec laquelle il combat les croyances qu'il veut renverser; dans la grandeur tragique du duel désespéré qu'il engage contre la Divinité. Supposez-le, tranquille dans son incroyance, et dédaigneusement muet sur cette religion qu'il abhorre, il n'eût été qu'un physicien très sec, tout comme son maître Epicure. Toute sa poésie lui vient de la foi qu'il terrasse et des Dieux qu'il détrône. Non, ce n'est pas se jouer des mots que de dire : Dieu est encore la source de poésie, même à qui nie Dieu. Dieu nié, Dieu blasphémé, fait encore toute la poésie de Lucrèce.
Quel siècle mieux que le nôtre, pourrait savoir combien le doute, inquiet, tourmenté, plein d'angoisse et d'ennui, peut inspirer d'accents sublimes à une Ame sincère ; notre Age a retenti mille et mille fois des sanglots douloureux de ceux qui cherchaient Dieu dans l'ombre, à tAtons ; et qui gémissaient, ne l'ayant pas trouvé.
Malgré moi l'infini me tourmente. Je n'y saurais songer sans crainte et sans espoir; EL quoi qu'on en ait dit, ma raison s'épouvante De no pas le comprendre, et pourtant de le voir. (Qu'est-ce donc que ce monde et qu'y venons-nous faire, Si pour qu'on vive en paix il faut voiler les cieux, Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre, Et renier le reste, est-ce donc être heureux? .... Quand Horace, Lucrèce et le vieil Epicure Assis à mes côtés m'appelleraient heureux, 101 quand ces grands amants de l'antique nature Me chanteraient la joie et le mépris des Dieux, Jo leur dirais à tous : Quoi que nous puissions faire
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Je souffre ; il est trop tard. Le monde s'est fait vieux. Une immense espérance a traversé la terre. Malgré nous, vers le ciel il faut lever les yeux.
Ainsi Musset pleurait, n'osant encore prier. Si cette poésie n'est pas une oeuvre de foi, no peut-on dire au moins qu'elle est déjà religieuse par le désir et l'aspiration vers la foi ? Et à ces Ames très malheureuses, qui ont douté, peut-être jusqu'au bout, mais qui du moins ont cherché sincèrement, on est tenté d'adresser ces mots sublimes et consolants de Pascal : « Mon « fils (c'est Dieu qui parle), tu me cherches ; si tu me cherches, « tu m'as déjà trouvé. »
Il y a quelques semaines, un très illustre savant adressait ce reproche aux dogmes de toutes les religions (il aurait pu y joindre aussi bien toutes les métaphysiques) de n'avoir jamais « apporté aux hommes la découverte d'aucune vérité utile, ni « concouru en rien à améliorer leur condition », de n'avoir, par exemple, inventé « ni le téléphone, ni la photographie, ni « les matières colorantes, ni les chemins de fer ». Et en effet, c'est une vérité incontestable, nous ne devons à la religion et à la métaphysique, « ni les chemins de fer, ni les matières eo« lorantes, ni la photographie, ni le téléphone ».
Mais peut-être leur devons-nous autre chose : d'abord la morale ; mais c'est un point contesté ; nous y reviendrons un jour. Ne parlons pas de la morale. Mais peut-être leur devonsnous l'art et la poésie ; qui sont aussi des éléments de bonheur, et, à leur façon, « améliorent » notre condition humaine.
Déracinez de l'esprit humain l'idée de Dieu; étouffez ce qu'on nomme dédaigneusement « l'hypothèse théologique ». Avec elle s'envoleront l'art et la poésie ; et sur la terre, livrée au pur mécanisme, l'homme restera, seul et désolé ; vainqueur de la matière, et ennuyé dans sa victoire ; sajis-foi : sans idéal ; sans espérance. /Cv^'"''''0.\
Clermorit (Oise).— Imprimerie Dalxlrùrcs, 3, plaço^Saint-Anuy^