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35e fascicule. Tome V.
Histoire de la Langue
et de la
Littérature française des Origines à 1900 ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE -
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paria.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
L'ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule le 5 et le 20 de chaque mois.
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française 0
des Origines à 1900
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COULOMMIERS
Imprimerie PAUL BRODARD'.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.
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Histoire de la Langue et de la
Littérature française des Origines à 1900
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. F'É3\IT DE JULLEVILLE > Va =— 1 Faculté des lettres de l'Université de Paris.
Pi^reçseuCTNa Faculté dcs lettres dc 1 Uiiivoi-silû dc Paris.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
1898 Tous droits réserves.
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DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
(Deuxième partie : 1661-1700)
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CHAPITRE 1
MOLIÈRE ET LA COMÉDIE AU TEMPS DE MOLIÈRE 1
I. — La vie de Molière.
Molière et son siècle. — Aux environs de iGCO, il s'en fallait de beaucoup que la comédie eùt pris possession de son domaine propre et fùt véritablement fondée. Après y avoir tenté dans sa jeunesse une spirituelle esquisse des mœurs du temps, Corneille s'en était détourné pour peupler la scène de héros parmi lesquels sa grande âme fière se sentait plus à l'aise.
Quand l'envie lui était venue de s'y essayer de nouveau, il avait écrit le Menteur, qui a le double mérite de la gaieté et d'une exquise facture littéraire. Mais si le Menteur nous charme parce que nous y voyons sourire, et avec une grâce toute juvénile, la Muse de notre vieux Corneille, nous sentons bien qu'il n'est qu'une aimable fantaisie de poète et qu'il n'y faudrait point chercher le comique de la vie. Nous le trouverions moins encore dans les intrigues froidement compliquées de Thomas Corneille ou dans les bouffonneries de Scarron ; et il n'est pas de meilleur moyen de s'initier au culte de Molière que de lire Don Bertrand de Cigarral ou Don Japhet d'Arménie.
Peut-être n'est-ce pas seulement à ses prédécesseurs qu'il faut comparer Molière pour sentir toute son originalité.
1. Par M. André Le Breton, professeur adjoint à la Faculté des lettres de l'Université de Bordeaux.
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Il ne saurait être question de le tirer hors de l'école classique et de le brouiller, plus de deux siècles après sa mort, avec son fidèle ami Boileau. Si sa devise est vérité, c'était celle aussi de tous les grands écrivains qui ont illustré le règne de Louis XIV.
Mais ce mot de vérité peut s'entendre de bien des façons, et la façon dont l'entendait Molière n'était sans doute pas tout à fait la leur, puisqu'à l'exception du seul La Fontaine ils ne l'ont loué qu'avec d'assez fortes restrictions. Que l'archevêque de Cambrai, que l'auteur du Télémaque eût quelque peine à goûter Sganarelle et à vanter Tartuffe, il n'y a là rien qui surprenne, et au lieu de lui en vouloir des critiques qu'il a adressées à Molière, il faut lui savoir gré de l'hommage qu'il a rendu à son génie: il y a plaisir à opposer à l'impitoyable anathème de Bossuet, au « Malheur à vous qui riez! » des Maximes et réflexions sur la comédie, le mot si souvent cité de la Lettre à l'Académie: « Encore une fois, je le trouve grand ». Il peut sembler plus étrange qu'un peintre de la réalité tel que La Bruyère ait blâmé Molière d'avoir fait parler aux paysans et aux gens du peuple le « jargon » qu'ils parlent dans la vie réelle. Quant à Boileau, on aura beau rappeler les stances qu'il dédiait le 1er janvier 1663 à l'auteur de l'École des femmes, les preuves d'affection profonde et de profonde estime qu'il lui a données en mainte occasion, le zèle avec lequel il l'a défendu contre d'indignes ennemis, et les beaux vers émus de l'Épître VII; on aura beau répéter que par tempérament le satirique était d'accord avec lui : il n'en reste pas moins que par goût Boileau s'est cru obligé de condamner toute une partie de son œuvre, et que le jour où il a rédigé l'Art poétique, où il a parlé en législateur du Parnasse, il a mis lui aussi Molière au-dessous de Térence.
C'est qu'en effet Molière, tout en se conformant d'instinct au principe fondamental du classicisme, qui est d'observer et de peindre le réel, l'a poussé beaucoup plus loin que ne le voulait l'esprit de la doctrine. Son réalisme est d'une tout autre ampleur, d'une tout autre hardiesse que celui de son siècle, et les circonstances de sa vie l'ayant mis à même d'embrasser du regard toute la comédie humaine, c'est toute la comédie humaine qu'il a transportée sur le théâtre.
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Sa première jeunesse. — De tous les maîtres de notre littérature, auteurs dramatiques ou romanciers, de tous ceux qui ont reçu de la nature le génie de l'observation, il n'en est guère dont la destinée ait été plus aventureuse et qui aient traversé de plus différents milieux. Par ses origines, il est un
bourgeois du vieux Paris. Né le H; janvier 1622 dans l'arrière- boutique de Jean Poquelin, rue Saint-Honoré, fils et petit-tils de tapissiers, il a grandi parmi les bonnes gens du tiers état chez qui se conservait, pur encore de tout mélange, l'esprit malicieux et sensé de notre race. Il a connu cette vie bourgeoise de l'ancien temps dont il a dans la suite célébré les vertus et tenté de restaurer le culte. Toute son enfance s'est écoulée au foyer, et lorsqu'il est allé vers l'âge de quinze ans au collège de Clermont, aujourd'hui lycée Louis-le-Grand, il n'y est allé qu'en qualité d'externe, sans que le lien qui l'attachait à une maison et à un quartier de Paris s'en trouvât rompu. Les biographes se désolent de ne pas mieux connaître ses parents et grands-parents, sa mère, Marie Cressé, morte en 1632, la seconde femme de son père, Catherine Fleurette, morte en 1636, et d'en être réduits à écrire l'histoire de sa famille avec des contrats de mariage, des actes de décès ou des inventaires. Les biographes ont tort de se désoler. Molière lui-même est là qui nous renseigne. Il est bien permis de penser qu'il se souvenait de ce qu'il avait vu chez lui, sous le toit paternel, quand il évoquait dans les Femmes savantes les ménagères d'autrefois, tout occupées à manier l'aiguille, à régler la dépense, à surveiller la servante, et surtout à former de jeunes âmes « aux bonnes mœurs ». Et précisément son âme, à lui, Lime qui s'exprime dans ses écrits, ne nous apprend-elle rien de ceux ou de celles qui l'ont formée? C'est une très belle biographie de Jean Poquelin et de Marie Cressé que l'œuvre de leur fils.
Mais Molière est, comme on sait, un fils de famille qui a « mal tourné ». Ses classes faites, il avait étudié le droit et pris sa licence; d'autre part, son père, qui depuis 1631 était tapissier ordinaire de la maison du roi, avait obtenu pour lui dès l'année 1037 la survivance de sa charge en y faisant attacher un titre de valet de chambre du roi. Il avait devant lui ce que nous appelons un bel avenir : il pouvait être avocat, procureur ou
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notaire; il pouvait fabriquer et vendre à la cour des tapisseries dans le genre de celle qu'il décrit dans l'Avare et où sont repré- sentées les amours de Gombaut et Macée. La légende veut que son grand-père Louis Cressé ait contribué à le détourner du droit chemin en lui enseignant de bonne heure celui de l'Hôtel de Bourgogne; il est entendu que les grands-pères ne savent pas élever les enfants. Le fait est qu'à vingt ans le jeune homme déclarait hautement son intention d'être comédien. Par acte en date du 30 juin 1643 il s'associait avec la suspecte tribu des.
Béjart et quelques autres gais compagnons pour fonder l'Illustre Théâtre, changeait son nom de Jean-Baptiste Poquelin en celui de Molière et commençait sa vie de bohème.
N'essayons pas d'expliquer comment il a pu dès lors vivre- dans l'atmosphère factice de la scène sans s'y fausser l'esprit, et se farcir la mémoire de la prose ou des vers d'autrui sans y rien perdre de son originalité. Son génie était robuste, et loin que le métier d'acteur en ait pu contrarier le développement, il a tiré de là des avantages certains. Au quotidien contact avec le public il doit sa merveilleuse science de toutes les ressources dont l'art théâtral dispose. Peut-être même serait-il un moindre moraliste s'il n'avait jamais quitté le quartier des Halles pour grimper sur le chariot de Thespis. L'important n'est pas de savoir s'il a été l'amant de Mlle de Brie en même temps que de Madeleine Béjart; il va sans dire que dans sa troupe, comme dans toutes celles qui vagabondaient alors sur les grandes routes, les mœurs n'étaient point sévères. L'important est qu'à travers les hasards, les caprices et les épreuves de sa vie indépendante, vie en dehors de la commune règle et où une àme moins saine n'eût pas manqué de se corrompre, il ait moins appris à renier qu'à élargir la vieille morale dont son enfance avait entendu les leçons; il est demeuré un honnête homme, avec je ne sais quoi de libre et de hardi qui manque aux consciences bourgeoises. Enfin, sa profession l'a obligé à courir le monde, et ceci est inappréciable.
Les débuts de l'Illustre Théâtre avaient été fort malheureux.
Les nouveaux venus n'avaient pu lutter contre leurs rivaux de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais, dès longtemps en possession de la faveur populaire. Installés tout d'abord, de janvier à
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décembre 1644, au jeu de paume du Métayer, voisin de la porte <Je Nesles, puis au jeu de paume de la Croix-Noire, près du quai des Ormes, ils s'étaient bientôt trouvés en pleine détresse. En lGio, ils avaient autant de créanciers qu'ils avaient eu de four- nisseurs, et au mois d'août Molière était un instant emprisonné au Châtelet, faute de 142 livres qu'il devait au marchand de chandelles. A la fin de l'année ou dans le courant de l'année suivante, ses camarades et lui comprirent qu'il ne leur restait plus qu'à chercher fortune en province, et ils allèrent se joindre à la troupe de Charles du Fresne, qui était pour le moment aux gages du duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne : douze années devaient s'écouler avant que Molière revînt se fixer à Paris.
Années de province. — Malgré toutes les recherches des érudits, l'histoire de ses longues pérégrinations ne nous est pas connue étape par étape. Ce que nous en savons peut suffire à nous prouver qu'il a vu bien du pays. En 1647, il réside successivement à Toulouse, Albi, Carcassonne; il est à Nantes en 1648.
La Comtesse d'Escarbagnas et Monsieur de Pourceaugnac per- .mettent de supposer qu'il est allé de là à Angoulème et à Limoges ; aucun document officiel ne nous apprend la date exacte à laquelle il y a passé. En 1649, il séjourne à Toulouse et à Narbonne; en 1650, à Agen, à Pézenas. De i651 à la fin de 1657 il établit son quartier général à Lyon, ce qui ne l'empêche pas d'en être absent la moitié de l'année, de jouer en 1 ();):J dans les environs de Pézenas chez le prince de Conti, et à Montpellier ; en 1655, à Avignon et à Pézenas; en 1656, à Narbonne et Béziers; en 1657, à Dijon, puis à Avignon et Pézenas encore.
Enfin, en 1658, de Grenoble il arrive à Rouen et touche au terme de son odyssée.
Ce que fut cette odyssée, le Roman comique de Scarron (1651- 1651) et le Théâtre français de Chappuzeau (1074) nous aident à nous en faire une idée. Certes, la vie des troupes ambulantes était souvent pénible et précaire. Elles n'étaient point accueillies comme autrefois les acteurs de farces ou de mystères, qui se recrutaient dans la population locale sous le patronage de l'autorité civile et religieuse. Elles inspiraient aux gens de la campagne et des petites villes à peu près la même défiance que les bateleurs, qu'on ne voyait pas venir sans craindre quelques
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rapines et fermer en toute hâte la porte du poulailler. Sauf dans quelques grandes cités, Lyon, Rouen, Bordeaux, où leur art commençait à être apprécié, elles risquaient de n'encaisser que de maigres recettes. Outre qu'elles étaient tenues de faire relâche pendant tout le Carème et quelquefois pendant l'Avent, le moindre prétexte suffisait au bureau de l'hôtel de ville pour interdire ou suspendre leurs représentations. Quand la troupe de Du Fresne se rend à Nantes en 1648, défense lui est faite de jouer avant que le maréchal de La Meilleraye, gouverneur de Bretagne, lequel vient de tomber malade, soit hors de danger.
Quand elle veut se rendre ensuite à Poitiers, le maire et le lieutenant général s'y opposent « attendu la misère du temps et la cherté des blés ». Il fallait bien choisir son moment et arriver dans les villes à l'époque précise d'une foire, d'une fête publique ou de la session des Etats. Il fallait vite empaqueter les costumes et les décors, empiler sur la charrette coffres, malles, paquets de toile peinte, et par des routes qui n'étaient ni faciles ni sûres franchir à cheval ou à pied de fort grandes distances.
N'allons pas toutefois trop assombrir le tableau. Si la réalité était moins galamment romanesque que ne l'a dit Scarron, il n'en a pas moins eu raison de faire de ses héros de bons garçons qui n'engendrent point la mélancolie. Cette existence au jour le jour, promenée aux quatre coins de la France, cahotée aux ornières de tous les chemins, mais égayée au feu de toutes les auberges, exposée à la pluie, au vent, aux mauvaises rencontres, mais caressée des premiers rayons du soleil et grisée de l'odeur des foins ou des bois, cette existence affranchie de toute contrainte et joyeusement entraînée vers quelque perpétuel mirage de gloire et de fortune, avait bien son charme. Elle avait le charme de l'imprévu, de la fantaisie; comme ses déboires, elle avait ses heureuses surprises et ses aubaines.
D'Assoucy, qui a fréquenté Molière et les Béjart à Lyon en 1655, aurait eu moins de peine à les quitter, si leur situation n'avait alors été prospère; charmé de leur belle humeur et plus content encore de leur cuisine, il descendit le Rhône avec eux jusqu'à Avignon, et il ne se souvenait pas sans attendrissement, lorsqu'il rédigea ses Aventures, des bons vins qu'ils lui avaient fait boire.
La chère eût été moins bonne que Molière n'en eût pas moins
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aimé sa vie errante. Elle déroulait devant ses yeux des spectacles qui changeaient sans cesse et qu'il ne se lassait pas de regarder. Assez peu sensible, semble-t-il, à la poésie de la nature et aux grâces si diverses des contrées qu'il visitait, il l'était infiniment à l'inépuisable variété des êtres. En ce temps déjà lointain où les communications étaient presque aussi rares d'une province à l'autre qu'entre les provinces et Paris, ce n'était pas seulement dans l'aspect extérieur d'une ville, d'un village ou d'un château, c'était dans le langage et les mœurs de leurs habitants qu'il y avait du pittoresque. La France était encore un grand musée des anciens costumes et des anciens usages, où chaque région gardait sa physionomie distincte. Pour un. observateur si curieux de toutes les formes que peut revêtir la vie humaine, quelle école eût pu valoir celle des voyages? La tradition qui le représente assis dans la boutique d'un barbier, à Pézenas, l'oreille ouverte aux propos des clients qui causaient de leurs affaires et médisaient gaiement de Mme la baillive ou de Mme l'élue, est trop vraisemblable pour n'être pas vraie, au moins en partie. Au second acte de Monsieur de Pourceaugnac la « feinte Languedocienne » Lucette parle le dialecte de Pézenas, tandis que les paysans de Don Juan parlent le patois de l'Ilede-France. Partout où passait Molière, il se familiarisait avec la langue du peuple, et partout il trouvait à étudier, comme on dit au XVIIe siècle, des « originaux tranchés ». Il s'assurait par là que du nord au midi et de l'est à l'ouest, sous l'extrême diversité des costumes et des manières les hommes sont toujours à peu près les mêmes ; par là aussi il apprenait à varier prodigieusement l'expression de leurs travers et de leurs ridicules.
Il suffit de le lire pour mesurer le profit qu'il a retiré de son séjour en province. Avec l'Étourdi et le Dépit amoureux 1, avec toute une collection de petites farces, il en rapportait, les matériaux de maintes comédies. Qui ne voit que dans les Précieuses ridicules, Don Juan, Georges Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, la Comtesse d'Escarbagnas, il a utilisé des notes prises le long de sa route? Il y a plus, et dans ses autres pièces, même dans celles où il met en scène des Parisiens, peut-être les figures
1. L'Étourdi a été joué pour la première fois à Lyon en 1653 ou 1655, plus probablement en 1655; le Dépit amoureux à Béziers, vers la fin de 1656.
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auraient-elles moins de relief, s'il n'avait tant observé les types expressifs et complets que produit la vie provinciale.
Retour à Paris. — Le 24 octobre 1658, sa troupe, depuis peu de jours arrivée de Rouen et patronnée par Monsieur, fut admise à l'honneur de débuter au Louvre, en présence du roi et de toute la cour. Elle joua Nicomède et n'y obtint qu'un demisuccès. Cependant, raconte La Grange, « M. de Molière vint sur le théâtre, et après avoir remercié Sa Majesté en des termes très modestes,. il lui dit que. puisqu'elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d'avoir agréable qu'il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces. Ce compliment, dont on ne rapporte que la substance, fut si agréablement tourné et si favorablement reçu que toute la cour y applaudit, et encore plus à la petite comédie qui fut celle du Docteur amoureux » La cause de Molière était gagnée, et dès l'instant le roi lui faisait donner la salle du Petit Bourbon, qui communiquait avec le Louvre par de longues galeries. Il ne l'a quittée dans l'hiver de 1660 que pour s'installer, et de façon définitive, dans celle du Palais-Royal.
Mais il a eu beau déposer le havresac, il est resté jusqu'à son dernier jour un grand voyageur. Il ne s'est pas cloîtré dans le cabinet de travail où l'écrivain perd trop fréquemment la notion du réel. Il a continué à vivre au milieu des hommes et à explorer en tout sens la société contemporaine. Il avait accès dans les mondes les plus divers. Chez son père, qui n'est mort qu'en 1669, et qu'il secourait si délicatement de sa bourse, l'année précédente, en se cachant sous le nom d'un ami, il avait renoué connaissance avec les marchands de la rue Saint-Honoré ou de la rue Saint-Denis. Sans cesse appelé à jouer chez le roi ou chez les princes, à Chantilly comme à Versailles, au Raincy comme à Fontainebleau, il voyait de tout près les gens de cour.
On n'ignore pas qu'ils recherchaient sa compagnie; et s'il n'a pu lui arriver, n'en déplaise aux anecdotiers, de s'asseoir à la table du roi, il n'était point rare qu'il soupât avec des « personnes de qualité ». Peut-être ses convives s'en revenaient-ils un
1. Préface de l'édition des Œuvres de Molière publiée en 1682.
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peu déçus : il ressort de maint témoignage qu'il parlait assez peu. Il n'était pas un causeur à la façon de Hivarol, un de ceux qui placent leur gloire en viager et se gaspillent en brillantes tirades ou en bons mots. Il regardait, il écoutait; l'abeille diligente amassait son miel. « Je ne laissai pas, écrit Saint-Simon en racontant la mort du grand Dauphin, de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d'y délecter ma curiosité, d'y nourrir les idées que je m'étais formées de chaque personnage. » La phrase pourrait être de Molière, à cette différence près que le château de Ver- sailles ne limitait pas pour lui l'horizon, et qu'avec une puissance de vision égale à celle de Saint-Simon, il avait toute la compré- hension d'esprit, toute la sérénité de jugement qui manquent au fougueux petit duc.
Bien lui en a pris, du reste, d'arriver à Paris avec une expé- rience déjà grande et des yeux exercés qui voyaient vite; il n'avait plus les mêmes loisirs que par le passé. On reste confondu de son activité en songeant que sans renoncer à son métier d'acteur, sans abandonner la direction chaque jour plus lourde de son théâtre, et bien que ce soient de son propre aveu « d'étranges animaux à conduire » que des comédiens, il a en l'espace de quatorze ans produit vingt-neuf pièces, soit en moyenne deux pièces par an. En voici la liste par ordre chronologique : Les Précieuses ridicules, 1659".
Sganarelle, 1660.
Don Garcie de Navarre, l'École des maris, les Fâcheux, 1661.
L'Ecole des femmes, 1662.
La Critique de l'École des femmes, l'Impromptu de Ver- sailles, 1663.
Le Mariage forcé, la Princesse d'Élide, Tartuffe, 1664.
Don Juan, l'Amour médecin, 1665.
Le Misanthrope, le Médecin malgré lui, Mélicerte, 1666.
La Pastorale comique, le Sicilien, 1667.
Amphitryon, Georges Dandin, l'Avare, 1668.
Monsieur de Pourceaugnac, 1669.
Les Amants magnifiques, le Bourgeois gentilhomme, 1670.
Psyché, les Fourberies de Scapin, 1671.
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La Comtesse d'Escarbagnas, les Femmes savantes, 1672.
Le Malade imaginaire, 1673.
De cette dernière période de sa vie qui s'étend de 1658 à 1673, et qui comprend presque toute sa carrière d'auteur comique, le fait le plus considérable, en dehors de ses pièces elles-mêmes, est assurément la protection que Louis XIV a étendue sur lui dès leur première rencontre et qui ne lui a plus jamais fait défaut. Il était de mode, il y a une trentaine d'années, de dire qu'elle lui avait coûté bien cher et qu'elle avait été fatale à son génie, fatale à son honneur. On rappelait les exigences auxquelles il avait été plus d'une fois contraint de se soumettre, les petites pièces écrites sur commande et au galop pour quelque fête de Versailles, de Saint-Germain ou de Chambord, l'Amour médecin conçu, fait, appris et représenté en cinq jours ', la Princesse d'Élide commencée en vers et, faute de temps, achevée en prose; d'une voix plus basse et un peu étranglée on rappelait les louanges qu'il s'était vu forcé de prodiguer au despote, et, la mode étant aussi de voir en lui un ancêtre de la Révolu- tion française, un républicain de l'avant-veille, on soupirait : Comme il a dû souffrir! Il ne restait plus ensuite qu'à élargir le débat, à montrer la néfaste influence exercée par Louis XIV sur la littérature et les arts, et après avoir cité son mot sur les « magots » de Téniers, à le rendre responsable de la mort de Racine aussi bien que de l'Ode sur la prise de Namur.
Aujourd'hui, et pour bien des causes qu'il serait facile de marquer, le souvenir de Louis XIV nous inspire moins d'horreur. Nous serions bien fâchés que Molière n'eût pas travaillé pour lui, presque toutes les pièces qu'il a composées à son intention étant de celles dont le peuple dit qu'elles feraient rire un mort, et nous ne nous soucions pas de savoir s'il y a consacré peu ou beaucoup de ce temps qui « ne fait rien à l'affaire ».
Nous ne sommes nullement convaincus qu'elles l'aient empêché de nous donner un autre Tartuffe ou un autre Misanthrope. Il était bon, nécessaire même, que dans l'intervalle de ces grandes créations son génie pût se détendre un peu en produisant
1. Les Fâcheux, qui ont été écrits et représentés en quinze jours, l'ont été à la prière de Fouquet. pour la fête offerte au roi dans sa maison de Vaux et qui consomma sa ruine
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l'Amour médecin ou le Mariage forcé. A louer le roi, il n'a point mérité le nom de flatteur. Il l'admirait, il l'aimait; il a célébré sa gloire avec le même enthousiasme et le même accent de sincérité que Bossuet, Racine ou Boileau; et il n'y a pas dans toute notre littérature un plus bel hymno royaliste que le couplet de l'Exempt au cinquième acte de Tartuffe. On a insinué qu'Amphitryon était la glorification d'un royal adultère et que les deux vers :
Un partage avec Jupiter, N'a rien du tout qui déshonore,
contenaient un officieux avis à l'adresse de M. de Montespan.
Rien n'est moins prouvé. Il est prouvé, au contraire, qu'à l'heure où Molière imitait la pièce de Plaute, la récente liaison de Louis XIV avec Mme de Montespan était encore tenue secrète; c'eût été le fait d'un bien sot courtisan que d'y faire allusion sur le théâtre, et ceux qui seraient disposés à lui prêter de honteuses complaisances n'iront pas, j'imagine, jusqu'à lui prêter une sottise. Mais s'il croyait devoir beaucoup à la faveur du roi, il ne se trompait pas. Il ne lui a pas fallu l'appui d'un moindre protecteur pour dire tout ce qu'il avait à dire et, malgré de furieuses colères, malgré la coalition, sans cesse accrue, des précieuses et des marquis, des bas-bleus et des petits auteurs, des médecins et des cagots, rester debout jusqu'à la mort à son poste de combat. Libre à nous de penser que Louis XIV n'a pas eu beaucoup de mérite à soutenir quelqu'un qui savait si bien l'amuser et qui de plus servait sa politique en s'attaquant à tout ce qui en dehors du souverain était puissance. Il n'en a pas été moins utile pour Molière d'être soutenu par lui. Telle était l'in- solence des grands seigneurs, telle leur brutalité, qu'il en pouvait tout craindre; et s'il n'avait eu pour allié le maître devant qui chacun tremblait, il avait les plus belles chances de mourir sous le bâton. Une anecdote bien connue et dont l'authenticité paraît établie en peut servir de preuve. Le duc de La Feuillade avait eu l'ingénuité de se reconnaître dans l'inoubliable marquis de la Critique qui ne trouve pour exprimer son opinion sur l'École des femmes qu'un : « Détestable, morbleu! détestable! »
ou bien un : « Tarte à la crème, morbleu! tarte à la crème! »
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« Un jour, raconte en assez méchant style La Martinière, qu'il vit passer Molière par un appartement où il était, il l'aborda avec des démonstrations d'un homme qui voulait lui faire caresse. Molière s'étant incliné, il lui prit la tète, et en lui disant : Tarte à la crème, Molière ! tarte à la crème! il lui frotta le visage contre ses boutons, qui étant fort durs lui mirent le visage en sang. Le roi, qui vit Molière le même jour, apprit la chose avec indignation, et la marqua au duc, qui apprit à ses dépens combien Molière était dans les bonnes grâces de Sa Majesté. Je tiens ce fait d'une personne contemporaine qui m'a assuré l'avoir vu de ses propres yeux 1. » A chaque assaut de la haine et de l'envie qu'avait à essuyer Molière, il recevait du roi quelque grâce nouvelle qui l'empêchait de perdre cœur et de renoncer à la lutte. Qu'on veuille bien faire attention aux dates.
C'est en 1663, au moment où le succès de l'École des femmes ameute après lui tous les grimauds de Paris, que son nom apparaît pour la première fois sur la liste des pensions : « Au sieur Molière, excellènt poète comique, 1000 francs ». C'est le 28 février 1664, comme pour répondre à l'infâme requête de Montfleury qui l'accuse d'inceste, que le roi accepte d'être le parrain de son premier enfant. C'est en 1665, au plus fort de la bataille qui se livre autour de Tartuffe, quelques mois après la publication du libelle dans lequel Pierre Roullé, curé de SaintBarthélemy, demandait que Molière fût condamné au supplice du feu, et au lendemain de Don Juan, qui provoque parmi ses dévots adversaires un redoublement de fureur, que sa troupe obtient du roi une pension de 6000 livres avec le titre de troupe royale. Objectera-t-on qu'il a attendu de 1664 à 1669 l'autorisation de jouer en public Tartuffe? Le plus étonnant n'est pas qu'il l'ait attendue cinq ans, mais qu'il l'ait finalement obtenue, et de tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis le XVIIe siècle jusqu'à nous, je' ne sais s'il s'en est rencontré aucun qui monarchique fût assez libéral, ou démocratique se jugeât assez fort pour autoriser la représentation du formidable chef-d'œuvre dans sa nouveauté.
Au surplus, à dater de son retour à Paris, la vie de Molière
1. Nouvelle vie de Molière, par Bruzen de la Martinière; Amsterdam, 1725.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. I
MOLIÈRE DANS LE ROLE DE « CÉSAR » D'APRÈS LA PEINTURE DE MIGNARD CONSERVÉE A LA COMEDIE-FRANÇAISE
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appartient à l'histoire, et il serait inutile en même temps que trop long d'en retracer le cours. Tout a été dit et mille fois redit sur les calomnies et les trop réels chagrins dont son mariage avec Armande Béjart fut pour lui l'occasion, sur ses relations avec Corneille, Racine, La Fontaine et Boileau, sur sa mauvaise santé et la grosse toux qui lui déchirait la poitrine, sur son installation à Auteuil en 1666, sur son labeur forcené, sur sa fidélité à ses amis, son dévouement à sa troupe et enfin sa mort, survenue le 17 février 1673. On lui a rendu depuis quelques années un mauvais service en entreprenant de le canoniser; il y a tout au moins deux sortes de gens que nous avons peine en France à juger avec une entière liberté d'esprit et une juste mesure : ceux de la politique et ceux du théâtre. La vie privée de Molière n'est pas exempte de faiblesses, et il est puéril de le nier. S'il est très probable qu'Armande n'était point la fille, mais la sœur de Madeleine, et très certain qu'elle n'était pas la fille de Molière, il n'en est pas moins déconcertant et gênant de se le représenter entre ces deux Béjart dont l'une avait été sa maîtresse et dont l'autre était sa femme. Ce n'était pas un saint ; c'était un homme, capable d'erreurs et de défaillances, mais incapable de trahison et de mensonge, très bon, très droit, très brave, et qui jusqu'au bout a fait vaillamment sa tâche d'homme. Tout le zèle indiscret des moliéristes ne fera pas que nous n'aimions plus Molière. Il faut l'aimer, parce qu'il était sans vanité et sans aigreur, quoique homme de lettres; parce qu'il était la simplicité même, quoiqu'acteur; parce que sa vie a été rude, parce que sa mort a été presque héroïque. Et il faut l'aimer surtout parce que son œuvre est admirable.
II. — Origines littéraires du génie de Molière.
Ses emprunts. — Si on en croyait ses commentateurs, il n'y aurait jamais eu d'homme plus versé dans la connaissance des littératures anciennes et modernes; chacune de ses pièces serait le fruit d'immenses lectures, un travail de marqueterie et l'adroite combinaison d'emprunts sans nombre. De son
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vivant, d'obscurs rivaux qu'importunait sa gloire s'égosillaient à lui crier le vers de Mascarille :
Au voleur! Au voleur! Au voleur! Au voleur!
Au xviir siècle, l'acteur Riccoboni leur a fait écho, et comme il était né à Modène, il s'est appliqué à démontrer que Molière devait tout son génie aux Italiens. Les illusions du patriotisme sont toujours respectables. On ne peut toutefois s'empêcher de songer que si au lieu de compter les larcins de Molière, il avait pu dénombrer ceux de sa propre belle-fille, Mme Riccoboni, experte dans l'art de piller les romans de Prévost et de Richard- son pour en composer les siens, il eût écrit un bien plus gros volume.
Aujourd'hui encore, où l'idée ne vient plus à personne de traiter Molière de voleur ni même d'imitateur, bien des gens sont tentés de le croire plus érudit qu'il n'était. Plus ils ont d'érudition eux-mêmes et plus ils lui en trouvent. Cela est fort naturel et la chose s'explique aisément. « Comme l'affaire de la comédie, dit un personnage de l'Impromptu de Versailles, est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé à toutes les personnes où l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut sans doute qu'il ne fasse plus de comédies. » Disons à notre tour : il est impossible que des ouvrages où la vie est peinte avec fidélité ne ressemblent par quelque côté à un grand nombre d'ouvrages antérieurs, et s'il faut que Molière ait lu tous ceux qui ont avec les siens des rapports d'idée ou de style, on se demande où il a trouvé le temps d'en écrire.
Ce n'est pas qu'il se soit formé tout seul. Nous savons ce que peut être un homme de génie dépourvu de toute culture; il en a existé un, Richardson, et son œuvre, quelle qu'en soit l'originalité, n'est à aucun degré une œuvre d'art.
Molière et la comédie italienne. — La comédie italienne sous ses deux formes, comédie écrite soit en prose soit en vers, et comédie improvisée ou commedia dell'arte, a contribué à l'édu-
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cation intellectuelle de Molière; sa dette est réelle; le tout est de ne pas s'en exagérer l'importance. Avant de s'éloigner de Paris, il avait pu voir jouer Scaramouche, Trivelin et Aurélia, de leurs vrais noms Tiherio Fiurelli, Domenico Locatelli et Brigida Bianchi, dont la vogue était grande. A Lyon, où il a longtemps séjourné, les troupes d'au delà des monts s'arrêtaient volontiers et étaient toujours bien accueillies. Sur le théâtre du Petit-Bourbon ainsi que sur celui du Palais-Royal, les représentations de sa troupe alternaient avec celles de la troupe dont Scaramouche était demeuré l'âme. A vivre si près d'eux il serait étrange que Molière n'eût pas subi d'une manière ou de l'autre l'influence des Italiens.
Il leur a demandé quelquefois le canevas de ses pièces. Il est de toute évidence que l'Inavvertito de Beltrame lui a suggéré la donnée de l'Étourdi. L'Interesse de Nicolo Secchi lui a fourni presque toute celle du Dépit amoureux, la fourbe d'Albert et le roman de la jeune Ascagne cachée sous un habit d'homme, c'est-à-dire tout ce qui est franchement mauvais et n'a pas survécu : l'habitude s'est prise dès le XVIUe siècle de ne jouer du Dépit amoureux que les jolies scènes de brouille et de raccom- modement, auxquelles le pauvre Secchi est bien étranger- Il n'est pas non plus douteux qu'il a pris dans le Gelosie fortunate del principe Rodrigo, d'André Cicognini, le scénario de Don Garcie de Navarre, et dans il Convivato di pietra, du même, c«dui de Don Juan. Mais un scénario, et c'est un point sur lequel nous aurons à revenir, était peu de chose aux yeux de Molière, et s'il ne devait rien de plus aux Italiens, il ne serait pas plus leur obligé qu'il n'est celui de l'Espagne pour avoir emprunté à Moreto le sujet de la Princesse d'Élide.
Il leur doit quelque chose de plus que les Trivelins et les Scaramouches qu'il a fait danser dans les entr'actes de l'Amour médecin, ou que Polichinelle aux prises avec des archers dans un intermède du Malade imaginaire. Il leur doit en partie le mouvement qui chez lui anime la scène. Le mouvement était la qualité essentielle et en quelque sorte native de leur théâtre.
Toute la vie physique d'une race du midi, de la race souple, remuante et grimacière qui a inventé la pantomime et créé l'immortel Pulcinella, débordait dans la commedia dell'arte. Les
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acteurs qui en incarnaient les rôles immuables, ne se contentaient pas d'être de verveux improvisateurs; ils étaient des mimes et parfois même des gymnastes de premier ordre. « Souvent, dit M. Moland, les sauts, les pirouettes, les culbutes leur tenaient lieu de réplique. Ils durent leur réputation autant à leurs tours de force ou d'adresse qu'à la vivacité de leurs réparties.
Fiurelli (Scaramouche) à quatre-vingt-trois ans donnait encore un soufflet avec le pied 1. » Tel autre, invité à boire, faisait la cabriole le verre plein à la main et retombait sur ses pieds sans avoir répandu une goutte de vin. La commedia dell'arte, c'est le capitan qui arpente la scène à grandes enjambées en ferraillant contre un ennemi invisible, et s'effondre, s'aplatit, longe les murs, rampe sous la table, s'échappe par la fenêtre ou la cheminée dès que l'ennemi se montre: c'est le docteur à qui Francisquine escamote son chapeau et sa perruque tandis qu'il pérore avec de grands gestes : c'est la vieille ganache amoureuse, messer Pantalon, dont Isabelle esquive prestement l'embrassade, qui s'essouffle à la poursuivre, se prend les. pieds dans le tapis et tombe les jambes en l'air; c'est toute la troupe des zanni, valets rusés ou valets imbéciles, Arlequin et Brighelle, Mezzetin et Pierrot, qui se démènent, se disloquent et donnent autant de soufflets qu'ils en reçoivent : c'est la comédie atellane jouée par des clowns.
Molière a commencé par reproduire telle quelle l'agitation frénétique et un peu folle de la commedia dell'arte. Il est curieux d'examiner à ce point de vue un de ses premiers essais, qui par bonheur nous a été conservé : le Médecin volant 2. Pour retarder le mariage que son père Gorgibus veut conclure entre elle et Yillebrequin, Lucile imagine de contrefaire la malade, etValère qui l'aime fait jouer à son valet Sganarelle le rôle du médecin.
Au sortir de la consultation où il a fait l'habile homme, invoqué Hippocrate et attesté Galien, Sganarelle ôte sa robe de médecin et remet sa casaque délivrée. Surpris dans cet état par Gorgibus, il lui explique qu'il est le frère jumeau du médecin, et pour mieux le convaincre d'une ressemblance qui a de quoi sur-
1. Molière et la comédie italienne, par Louis Moland.
2. Sur la question d'authenticité, voir Œuvres de Molière, édition dite des Grands Écrivains, t. I, p. 47.
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prendre, il reparaît tour à tour en robe et en casaque avec une prestesse telle que Gorgibus croit voir en effet deux personnes où il n'y en a qu'une. Il se multiplie, tour à tour dans la rue et dans la maison, passant par la croisée quand Gorgibus entre ou sort par la porte, changeant en un clin d'œil de voix et de cos- tume, feignant de se quereller avec son sosie, et se livrant à une gymnastique effrénée jusqu'à ce que Gros-René, le valet de Gorgibus, évente enfin la ruse, s'empare de sa robe et le mette hors d'état de continuer son double jeu.
Sans remonter jusqu'à ses œuvres de jeunesse, on noterait chez Molière bien des jeux de scène analogues à ceux de la com- media dell'arte et dont il a tiré un merveilleux parti. Voici, dans la Princesse d'Elide, ce poltron de Moron, le bouffon de la Prin- cesse, qui se rencontre face à face avec un ours, grimpe sur un arbre et, aussitôt que les chasseurs ont tué la vilaine bète, s'empresse de redescendre « pour lui donner cent coups 1 ».
Voici Sganarelle à qui Don Juan a permis de s'asseoir à table à son côté et dont les laquais s'entendent pour enlever l'assiette « d'abord qu'il y a dessus à manger » 2. Voici Scapin qui fait semblant de ne pas voir Géronte et court de-ci de-là en criant : « 0 ciel! ô disgrâce imprévue! ô misérable père! » pendant que le misérable père s'efforce de le rejoindre et trottine après lui3.
La Merluche vient d'apprendre que les deux chevaux sont défer- rés; il entre en courant chez Harpagon pour lui faire part d'une si fâcheuse nouvelle, se heurte à lui, et Harpagon est par terre 1.
Encore tout échauffé de la discussion qu'il vient d'avoir avec un homme assez impertinent pour dire la forme et non la figure d'un chapeau, vingt fois le docteur Pancrace échappe à Sganarelle, et retourne sur ses pas pour jeter une dernière injure à son con- tradicteur; Sganarelle qu'excède son bavardage, l'a-t-il repoussé dans sa maison? Il se dresse au balcon et continue sa harangue.
Sganarelle croit-il s'en délivrer en lui jetant des pierres? Il quitte le balcon, mais rouvre la porte, et la robe retroussée, le chapeau de travers, revient, s'en va, revient encore, en proie à une indi-
1. La Princesse d'Élide, deuxième intermède, scène 2.
2. Don Juan, acte IV, sc. 7.
3. Les Fourberies de Scapin, acte II. sc. 7.
4. L'Avare, acte III, sc. 9.
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gnation qui ne lui permet pas plus de tenir en place que de se taire Que de chutes et de coups de bâton, de claques que le coupable évite et qui vont attraper quelque innocent, de baisers qui passent par-dessus la tète du tuteur et vont se poser sur la joue de la pupille! La Muse de Molière n'aurait pas le pied si agile et la main si leste si elle n'avait fréquenté chez Scara- mouche. Mais elle ne s'agite pas comme lui à tout propos, hors de propos, pour le plaisir de faire le saut périlleux et de montrer son agilité! Soit que nous assistions à la leçon de danse et à la leçon d'escrime de M. Jourdain; aux faux départs des amoureux qui répètent : « Tout est rompu, n'essayez pas de me retenir », en espérant toujours qu'on les retiendra, et ne font point un pas pour s'éloigner de leur Lucile ou de leur Angélique qu'ils n'en fassent deux pour se rapprocher d'elle; à la sortie en bombe de Mme Pernelle escortée de sa Flipote, ou à l'entrée d'Alceste qui tourne dans la chambre de Célimène comme un lion en cage; soit que nous voyions Orgon et Tartuffe à genoux l'un devant l'autre et les bras tendus l'un vers l'autre, ou ce même Orgon émergeant de dessous la fameuse table : nous n'avons pas de peine à sentir la distance qu'il y a de l'animation convulsive et stérile des clowneries italiennes à des mouvements scéniques où le dedans des âmes se montre.
Molière et la tradition gauloise. — Les auteurs que Molière a le plus pratiqués, ce sont ceux qui représentent la tradition gauloise : Rabelais, Regnier, Charles Sorel, Cyrano de Bergerac, Scarron que tous ses emprunts à l'Italie et à l'Espagne n'empêchent pas d'appartenir à la même famille, et aussi les anonymes auteurs du conte ou de la farce. Il en est nourri, et pour avoir la preuve qu'il les a lus, nous n'avons qu'à le lire lui-même. En ce qui concerne Scarron, il s'est souvenu de son Jodelet ou le maître valet dans les Précieuses ridicules, de son Don Japhet d'Arménie dans /'Étourdi, et de deux historiettes que contient son recueil de Nouvelles tragi-comiques, la Précaution inutile et les Hypocrites, dans l'École des femmes et dans Tartuffe. Il a trouvé certains traits de l'Amour médecin et toute la scène de la « maudite galère », des Fourberies de
1. Le Mariage forcé, sc. 4.
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1 Scapin, dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac. Il y aurait bien des rapprochements à marquer entre Sorel et lui. Au cours de sa lutte contre les premiers romanciers de la préciosité, Sorel a plus d'une fois parlé en précurseur de Molière. Son Berger extravagant est l'histoire d'un niais qui prend au pied de la lettre tout ce que disent les romans et s'applique à se comporter dans la vie comme les chimériques héros de l'Astrée ou du Polexandre-, et sans doute la situation de son Lysis est à peu près celle de Don Quichotte : elle est celle aussi de Cathos et de Madelon qui prennent modèle sur les héroïnes de Mlle de Scudéry et ne conçoivent l'amour que dans les formes prescrites par le Cyrus. Dans le Francion où Sorel a essayé de peindre la réalité vulgaire, où il nous présente tour à tour les gueux de la ville et les rustres, les marchands et les juges, les écoliers et les cuistres de l'Université, les mauvais poètes rassemblés dans les bouti- ques de libraires de la rue Saint-Jacques, et prompts, après s'être encensés mutuellement, à échanger force gourmades, on n'en finirait pas de compter les pages qui font penser à Molière.
Hortensius, le régent de collège du Francion, est une ébauche déjà presque puissante, et les madrigaux qu'il adresse à la jeune Frémonde : « Comme ainsi soit que vos attraits prodigieux ont dépréhendé mon esprit, etc. », annoncent ceux que Thomas Diafoirus, éternel modèle de galanterie universitaire, va réciter à sa future belle-mère et à sa fiancée En étudiant de près la langue que parle Molière, on verrait combien Regnier, si sensible à la saveur du parler populaire, lui était familier; n'oublions pas que dans l'École des femmes aussi bien que dans Tartuffe et peut-être même dans l'Avare passe l'ombre de Macette 2. Rabelais lui était plus familier encore. Il le cite dans l'École des femmes, il le cite dans l'Avare 3. Et qu'est-ce que le Mariage forcé, où Sganarelle va de porte en porte demander s'il fera bien de se marier, qu'est-ce sinon un abrégé des longs voyages que le même doute, « l'être ou ne pas l'être? » oblige Panurge à entreprendre avec son bon ami Pantagruel? Panurge!
affreux drôle, poète échappé du bagne, gamin du vieux Paris
1. Sur les rapports entre Sorel et Molière, cf. le Roman au XVIIe siècle, par André Le Breton, p. 57 à 84.
2. L'École des femmes, acte II, sc. 5; Tartuffe, III, 3; IV, 5; l'Avare, Frosine.
3. L'École des femmes, acte I, se. 1; l'Avare, II, L , - , - , -, *-",*-*
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gothique en qui chante par instants l'âme de Villon, ami inavouable et cher, viens reconnaître ta postérité! Gil Blas et Figaro ne sont que tes arrière-neveux : Mascarille et Scapin, Covielle et Sbrigani sont tes fils. C'est ton fils, ce gaillard « médecin malgré lui » qui a de si tendres entretiens avec sa bouteille et, dans l'intérêt qu'il porte à toute la famille de Géronte, se montre si empressé à « essayer un peu » le lait de la nourrice! Quand tu te trouvais « en compaignie de quelques bonnes dames », tu faisais tomber la conversation « sur le propos de lingerie » et leur mettais la main au sein, demandant: « Et cet ouvraige, est-il de Flandre ou de Hainaut? » Regarde Tartuffe auprès d'Elmire; vois-le tâter « l'étoffe moelleuse » de sa robe et admirer, de près, la dentelle de son fichu : tu ne t'y serais pas mieux pris.
Mais nulle part la vieille France n'était demeurée plus vivante que dans la farce, et le génie de Molière y a son véritable point de départ. Des farces, il s'en jouait au temps de son enfance et sur les tréteaux du Pont-Neuf et à l'Hôtel de Bourgogne, dont d'illustres pitres, Gaultier Garguille, Gros-Guillaume, Bruscambille et Turlupin, faisaient les beaux jours. Il en a joué en province, au Petit-Bourbon, au Palais-Royal; il en a écrit. Est-il l'auteur du Fagoteux et de Gorgibus dans le sac qui entre 1660 et 1666 accompagnaient sur l'affiche ses plus beaux chefsd'œuvre, et d'où sont sortis peut-être le Médecin malgré lui et les Fourberies de Scapin? Il est à tout le moins l'auteur du Docteur amoureux, du Médecin volant, ainsi que de la Jalousie du barbouillé dont il a fait plus tard Georges Dandin. Bien que leurs personnages fussent souvent les mêmes, la farce française était fort différente de la comédie italienne ; sa folie était plus sensée, sa raillerie plus malicieuse; elle était l'œuvre, pour ainsi aire impersonnelle et collective, d'un peuple qui a toujours eu plus d'esprit satirique que d'imagination. Qui pourra dire jusqu'à quelle époque remontent les thèmes qu'elle traitait et qu'a si souvent repris Molière? Par leurs racines, des œuvres telles que Georges Dandin, Sganarelle et le Médecin malgré lui plongent dans le plus lointain passé. Rabelais avait vu jouer à Montpellier « la morale comédie de celui qui avait épousé une femme mute. Le bon mari voulut qu'elle parlât. Elle parla par l'art du
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médicin. La parole recouverte, elle parla tant et tant que son mari retourna au médicin pour remède de la faire taire. Le médicin répondit en son art bien avoir remèdes propres pour faire parler les femmes, n'en avoir point pour les faire taire ; remède unique être surdité du mari, contre cestui interminable parlement de femme 1. » — « Et qui est ce sot-là, s'écrie le médecin malgré lui, qui ne veut pas que sa femme soit muette? »
Puis, quand Lucile se met soudain à parler et que Géronte, étourdi de son « impétuosité de paroles », souhaite qu'elle redevienne muette: « Tout ce que je puis faire pour votre service, réplique le joyeux compère, est de vous rendre sourd, si vous voulez. » Le fabliau du Vilain mire, qui date du XIIe ou du XIIIe siècle, est l'histoire d'un paysan dont l'habitude est de rosser chaque matin sa femme; surviennent deux messagers que le roi a chargés de lui amener un médecin habile : « Mon mari, leur dit-elle, est bon médecin, je vous en donne ma foi. Mais il est de telle nature qu'il ne ferait rien pour personne si on ne le battait bien. » Bien battu, il fait comme le mari de Martine l'aveu de la science qu'il ne se connaissait pas. Remarquez de plus que le « vilain mire » est un paysan qui a épousé la fille d'un chevalier ; s'il battait sa femme, c'est qu'il craignait la même disgrâce que redoute à trop juste titre le roturier Dandin marié à la fille des Sotenville. La feinte qu'emploie celle-ci pour attirer Dandin hors du logis et s'y glisser à sa place, est déjà dans un autre fabliau tout aussi ancien : De celui qui enferma sa fame en une tor. Est-ce donc que Molière ait connu de si vieux textes? Évidemment, non; ils n'étaient pas encore imprimés. Mais le souvenir s'en était perpétué de siècle en siècle et revivait dans le conte ou la parade foraine. Beaucoup des sujets qu'a exploités Molière faisaient partie du commun patrimoine, et pour s'en être emparé il est moins l'imitateur de quelqu'un que l'héritier de la nation. Ils sont arrivés jusqu'à lui avec tout un accompagnement de grasses plaisanteries et de vocables sonores dont il a fait son bien. Nous affectons aujourd'hui de nous étonner un peu de la facile gaieté de nos pères qu'une boutade sur la loquacité des femmes ou sur les disgrâces
1. Pantagruel, liv. III, chap. XXXIV.
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des maris suffisait à mettre en liesse. Au fond, il serait regrettable que ce qu'il y a de rude et franche gauloiserie chez Molière ne nous amusât plus. Au siècle dernier, un homme d'esprit entendant lire un poème dont presque tous les vers avaient été volés à Corneille, Racine ou La Fontaine, soulevait à chaque instant son chapeau, et comme on lui en demandait la raison, répondait : « Je salue d'anciennes connaissances ». Ce sont de très anciennes connaissances que nous rencontrons çà et là chez Molière, ce sont nos ancêtres d'il y a cinq et six siècles; et cela fait de ses plus énormes facéties quelque chose de véné- rable. Elles réveillent en nous je ne sais quels confus échos du passé. Dans le fond obscur de notre être où chacune des séné- rations antérieures a laissé un peu de son âme, il reste un lecteur de fabliaux qui se ranime à la voix de Sganarelle. Qu'on veuille bien remarquer ceci : parmi toutes les pièces de Molière, il n'y en a pas de plus moléresf/ues que celles qu'il a composées pour la cour; le Mariage forcé, Georges Dandin, Monsieur de Pourceaugnac sont du nombre; le Malade imaginaire, cette épopée du lavement, était destiné lui aussi aux divertissements du roi, et sans les manœuvres de Lully ce n'est pas au PalaisRoyal, mais à Saint-Germain qu'il eût été joué. Il semble qu'il y ait là quelque malice de la part de Molière. Ces beaux courtisans, ces grandes dames qui feignaient de ne goûter que l'emphase du théâtre tragique ou l'élégante sentimentalité du roman, il semble qu'il ait voulu se venger de leurs dédains en les obligeant à applaudir ce qu'il y avait dans toute son œuvre de plus contraire aux bienséances. Et il a gagné sa gageure. Le génie de la race l'a emporté sur les leçons apprises et les préjugés de la mode.
Sa véritable école : la vie. — Il ne résulte pas de ce qui précède que Molière ne doive rien à l'antiquité; mais il en résulte qu'elle n'a eu sur lui qu'une assez faible influence.
Malgré les analogies qui peuvent exister entre Aristophane et lui, rien ne permet de dire qu'il l'ait imité ni même qu'il l'ait fréquenté. Au rebours de ce qui se passait aux Petites Écoles de Port-Royal, le grec était sacrifié au latin dans les collèges des Jésuites, et au collège de Clermont, où il a fait ses études, aussi bien que dans les autres. Les écrivains de Rome lui sont mieux
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connus. Il a fort agréablement traduit dans les Amants magnifiques le Donec gratus eram d'Horace. Mais on sait combien ce qui a passé de Térence dans l'École des maris et les Fourberies de Scapin, de Plaute dans l'Étourdi, Amphitryon et /'Avare, y a changé de couleur et de caractère. Nous leur ferions trop d'honneur à tous les deux en les appelant ses maîtres. Il est latin dans la mesure où la France est latine : et l'être de cette façon-là n'est-ce pas être tout simplement et purement Français?
Tenons compte, en revanche, de l'action que Corneille et Pascal ont exercée sur son esprit. Corneille, non seulement parce qu'il avait écrit la Place royale, la Galerie du Palais, la Veuve, le Menteur, mais encore parce qu'il avait écrit le Cid et Polyeucte, c'est-à-dire déterminé les conditions essentielles de l'œuvre dramatique, a rendu à Molière, qui a si souvent joué ses pièces, d'indéniables services. Pascal lui en a rendu d'autres qui ne sont guère moindres, en écrivant les Provinciales que connaissait si bien l'auteur de Tartuffe et de Don Juan ', et où il trouvait en même temps que le premier chef-d'œuvre de la prose française un modèle de la plus fine raillerie.
Mais ce qui l'a plus que tout le reste aidé à se débarrasser des « manières de campagne » dont il s'excusait en arrivant de province, c'est le commerce des « honnêtes gens », des délicats et des lettrés avec qui il a pu dès lors frayer. Quelque culture littéraire qu'il ait reçue, il faut bien en revenir, au bout du compte, à reconnaître que la vie a été sa véritable école. Il est plaisant de penser que ses ennemis lui en faisaient un reproche.
Dans une venimeuse petite pièce dirigée en 1663 contre lui, contre celui que Boileau surnommait le Contemplateur, Donncau de Visé fait exprimer à un de ses personnages la vive curiosité de voir Elomire (Molière) qui est en bas chez un marchand.
Quelqu'un s'offre à l'aller chercher, revient seul et s'en excuse en ces termes : « Je suis au désespoir de n'avoir pu vous satis- faire. Depuis que je suis descendu, Elomire n'a pas dit une parole. Je l'ai trouvé appuyé sur une boutique, dans la posture d'un homme qui rêve. Il tenait les yeux collés sur trois ou
1. Cf. Tartuffe, acte IV, sc. 5; Don Juan, acte V, sc. 3, et la septième Provin- ciale.
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quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait par le mouve- ment de ses yeux qu'il regardait jusque au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'elles ne disaient pas. Je crois même qu'il avait des tablettes, et qu'à la faveur de son manteau il a écrit sans être aperçu ce qu'elles ont dit de plus remarquable. C'est un dangereux personnage; il y en a qui ne vont point sans leurs mains; mais l'on peut dire de lui qu'il ne va pas sans ses yeux ni sans ses oreilles » Donneau de Visé n'a jamais rien écrit de meilleur que cette page où, croyant rendre Molière ridicule et même un peu odieux, il l'a si bien loué.
III. — Système dramatique de Molière.
Extrême diversité de son œuvre. — Avant de chercher par où se ressemblent toutes ses œuvres et quelle est la marque propre de son génie, il serait bien dommage de ne point remar- quer, de ne point goûter l'étonnante variété de ses ressources et des formes qu'il a employées ou créées.
Il a écrit des pièces en vers, vers alexandrins ou vers libres; il en a écrit en prose, au mépris de la mode et au scandale des beaux-esprits qui s'écriaient : « Molière est-il fou et nous prendil pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes de prose2? »
Il en a écrit qui sont de la comédie toute pure, d'autres qui confinent à la farce, d'autres qui confinent au drame. Il en a écrit d'héroïques, de mythologiques, de pastorales, de modernes et de bourgeoises. L'Etourdi, le Dépit amoureux sont des imbroglios; l'action se réduit à peu près à rien dans les Fâcheux, dans la Critique de l'Ecole des femmes, VImpromptu de Versailles, ta Comtesse d" Escar baguas. Pas de pièce où les « machines » aient un rôle plus important que dans Amphitryon : au prologue, Mercure à demi couché sur un nuage s'entretient avec la Nuit dont le char aérien chemine ; au dénouement, Jupiter apparaît dans les nues, armé « de son foudre » et assis sur son aigle; pas
1. Zélinde, comédie, *se. 5.
2. La vie de M. de Molière, par Grimarest, p. 101.
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de pièce qui se passe mieux du machiniste que le Misanthrope, dont la mise en scène n'exige que « six chaises, trois lettres, des bottes », ou l'École des femmes pour laquelle il ne faut, au dire du décorateur, qu' « une chaise, une bourse et des jetons1 ».
De même, pas de pièce plus « régulière » que l'École des femmes ou le Misanthrope, si ce n'est Tartuffe ou les Femmes savantes. Les unités y sont rigoureusement observées, non pas même à la façon de Corneille qui rusait un peu avec elles, mais à la façon de Racine qui s'y soumettait sans discussion et sans efforts. Examinons le Misanthrope : du commencement à la fin le lieu est la chambre de Célimène, — nous dirions aujourd'hui : son salon, — et aussi bien il ne peut pas être autre. C'est dans le salon où elle règne le sourire aux lèvres et l'éventail entre les doigts, où sa grâce et son esprit attirent les visiteurs, où elle a tant de fois déployé les manèges de sa coquetterie et savouré ses triomphes, c'est là que doit se jouer le drame de sa vie, là qu'elle doit voir le vide se faire brusquement autour d'elle, de là qu'elle doit se retirer à la dernière scène comme un vaincu quitte le champ de bataille, comme une reine détrônée sort de son royaume ; et c'est là qu'Alceste doit souffrir. Quant aux fameuses « vingt-quatre heures », au sujet desquelles on s'est tant querellé sur le Parnasse au XVIIe siècle, loin de les dépasser, la durée de l'action n'excède pas celle de la représentation ; dans l'état d'exaltation où est Alceste en venant demander à Célimène une réponse décisive, il est de toute nécessité que la solution soit prompte, et en trois ou quatre heures, en effet, tout est dit. Étant donnés les caractères et la situation des personnages au début de l'École des femmes et du Misanthrope, de Tartuffe et des Femmes savantes, tout le reste suit et s'enchaîne avec la forte et simple logique d'une tragédie de Racine.
Nous plaît-il de demander à Molière une pièce plus romantique qu'Hernani ou Ruy-Blas, aussi irrégulière, aussi capricieuse dans son allure qu'Hamlet ou Macbeth?. II a écrit Don Juan. Des décors qui changent d'acte en acte et qui représentent tour à tour les jardins d'un palais, le bord de la mer, une forêt où se
1. Mémoire de. décorations, manuscrits français de la Bibliothèque nationale, n° 24330.
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dresse un mausolée, un riche appartement, une campagne; toutes les antithèses de la vie et toutes les conditions sociales rassemblées dans le même tableau, un beau seigneur qui soupe en galante compagnie, un pauvre qui mendie au bord du grand chemin, Don Carlos et Don Luis, Pierrot et M. Dimanche, Don Juan « en pourpoint de satin à fleurs » entre deux gardeuses de dindons; le tragique mêlé au comique, le réel mêlé au surnaturel, une statue qui marche, un spectre qui semble « une femme voilée », la mère de Don Juan peut-être, et qui tout à coup devient l'image du Temps « avec sa faux à la main », le grondement du tonnerre, la terre qui s'ouvre, de grands feux qui jaillissent : il y a tout cela dans Don Juan, et bien d'autres choses qu'aucune Pratique du théâtre n'avait autorisées ou seulement prévues.
Les comédies-ballets. — Ou bien contentons-nous d'opposer soit au Misanthrope soit à Tartuffe les comédies-ballets de Molière. Elles sont nombreuses, elles forment le tiers de son œuvre. En laissant de côté la Pastorale comique, qui n'est qu'un fragment de libretto, et Psyché dont la majeure partie est de Corneille 1, il en reste encore onze : les Fâcheux, le Mariage forcé, la Princesse d'Élide, l'Amour médecin. Mélicerte, le Sicilien, Monsieur de Pourceaugnac, les Amants magnifiques, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d'Escarbagnas 2 et le Malade imaginaire. Toutes ne sont pas d'un égal mérite. Il se peut que la Princesse d'Élide, malgré les drôleries de Moron, ne se lise pas sans ennui ; que nous soyons peu touchés des grâces surannées de Mélicerte où des héros du Cyrus devisent tendrement avec des bergères de l'Astrée; que le rôle de Clitidas, l'ironique et délicat bouffon dont par instants le sourire est presque celui de Fantasio, ne suffise pas à nous intéresser aux cinq actes des Amants magnifiques : que ne nous est-il possible de voir jouer chacune de ces vieilles pièces telle qu'elle a paru à l'origine, avec ses intermèdes de musique, de chant et de danse,
1. Psyché, du reste, n'est pas intitulée comédie, mais tragédie-ballet; en réalité, c'est déjà un opéra.
- 2. Dans la Comtesse d'Escarbagnas, on ne sait pas au juste comment la comédie proprement dite se combinait avec le Ballet des ballets, dont elle était destinée à relier entre elles les diverses parties; voir sur ce point Œuvres de Molière, édit. cit., t. VIII, p. 529.
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ou, comme on disait alors, « avec tous ses agréments » ! Nous y pourrions bien prendre plaisir. La Princesse d'Élide a été jouée pour la première fois le 8 mai 1664, dans le parc de Versailles que les fêtes de l'Ile enchantée transformaient en jardins d'Armide; Saint-Germain a vu Mélicerte encadrée dans le Ballet des Muses, et quatre ans plus tard les Amants magnifiques encadrés dans le Divertissement royal. Sur la scène, au son des violons, des flûtes et des hautbois que dirigeait Lully battant la mesure avec sa canne, au son de ses cadences lentes et de ses grêles ritournelles, dans une féerie de lumières et de verdures, évoluaient noblement les « quadrilles » de danseurs et de danseuses; et les danseurs étaient le roi, M. le Grand, le marquis de Villeroi, le marquis de Mirepoix, le marquis de Rassan; les danseuses étaient la reine, Madame, Mlle de la Vallière, Mme de Montespan, Mlle de Coëtlogon, Mme de Rochefort, Mil. de Brancas.
Jusqu'en 1669, jusqu'au jour où un vers de Britannicus est venu mettre fin à ses majestueux entrechats et à ses pirouettes toutes pleines de dignité, le roi a dansé dans les pièces de Molière. Et dans la salle, qu'illuminaient d'innombrables « flambeaux de cire blanche », quel spectacle! Toute la cour, princes et ministres, marquis et duchesses; au balcon, aux loges, au parterre, partout la multitude des vastes perruques bouclées, les falbalas, les robes à grands ramages, le chatoiement des satins, le resplendissement des brocarts d'or et le scintillement des pierreries. En sortant d'une de ces représentations, au mois de juillet 1664, le cardinal Chigi, légat d'Alexandre VII, la déclarait « tout à fait agréable et digne des plaisirs d'une cour si galante1 ». A sa place, en vérité, nous en aurions dit autant.
Molière est l'inventeur de la comédie-ballet et avait le droit de l'appeler « un mélange nouveau pour nos théâtres 2 ». Il l'a inventée pour tenir tête à la vogue sans cesse grandissante des ballets de cour et se concilier les bonnes grâces de Louis XIV qui poussait l'amour de la chorégraphie jusqu'à donner 2000 livres de pension à son maître à danser, juste autant qu'au grand Corneille. Importé d'Italie en France dès le XVIe siècle, le ballet de cour n'a brillé de tout son éclat qu'à
1. Gazette du 2 août 1664.
2. Avertissement des Fâcheux.
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partir de 1660. Il arrivait que les frais de mise on scène s'élevassent à un million. Il se composait iY entrées qui n'étaient que de la pantomime muette, et de récits, sorte de prologue explicatif qu'un acteur déclamait ou chantait au lever du rideau, C'était l'opéra, sans l'action dramatique dont allait le doter Quinault en écrivant Cadmus et Hermione, l'année même où Molière est mort. Le père Ménestrier, qui a été l'Aristote du ballet et que son nom y prédestinait, le définit de la façon suivante : « Tout le secret de la conduite d'un ballet consiste au choix du sujet, car il n'est point de sujet, de quelque nature qu'il puisse être, qui ne soit un tout composé de plusieurs parties. Ainsi la nuit étant une étendue de temps de plusieurs heures, durant lesquelles plusieurs choses différentes se font ou se peuvent faire dans le monde, on trouve naturellement la conduite d'un ballet sur ce sujet, en représentant par des danses figurées tout ce qui se fait ou se peut faire pendant la nuit.
Les ballets qui se font sur une proposition ou sur un sujet composé demandent nécessairement autant de parties qu'il y en a dans la proposition ou dans le sujet composé; et c'est sur ces parties que roule essentiellement toute la conduite du ballet.
Si, par exemple, on se propose pour sujet qu'il faut mourir, on peut représenter toutes sortes de personnes sujettes à la mort, comme les papes, les rois, les cavaliers, les dames, les savants, etc. (l'et cetera est admirable). Ce sont les parties essentielles à ce ballet, auxquelles on peut ajouter la mort ou la ruine des États, des Monarchies, et au lieu des personnes réelles se servir des poétiques, de la Science, de la Grandeur, de l'Autorité, des Richesses. » 1 La naïve page du père Ménestrier explique comment les auteurs de ballets, après avoir fait danser « toutes choses » : des lanternes, des bouteilles, des volailles lardées, des singes, des écrevisses, des quilles, des arbres, des pots à fleurs, des basses de viole, des moulins à vent, en sont venus à faire danser, ainsi que l'atteste Lesage, le prétérit et le supin. L'allégorie était leur domaine, et ses froides abstractions faisaient leurs délices. Que toute leur ingéniosité d'esprit est mesquine
1. Des ballets anciens et modernes, p. 92-95. Voir, sur ce sujet. Les contempo- rains de Molière, par Victor Fournel. t. II, p. 173-221.
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et pauvre, comparée à l'invention dont Molière a fait preuve en devenant leur rival, et quelle fantaisie, digne d'Aristophane ou de Rabelais, digne aussi parfois de Watteau, en ce grand réaliste !
La fantaisie dans le théâtre de Molière. — A travers son œuvre de rude et forte vérité se déroule et serpente une gigantesque farandole où tous les siècles et toutes les nations se donnent la main, où des cuisiniers et des tailleurs, des joueurs de boule et des savetiers, des suisses et des soldats du guet, des paysans et des sauvages tirent après eux des magiciens et des démons, des faunes et des nymphes, des chagrins et des soupçons, des jeux et des ris. Lucinde vent mourir, Lucinde se meurt! « Champagne, Champagne, Cham- pagne, crie son père, qu'on aille quérir des médecins, et en quantité »; et Champagne, en dansant, frappe aux portes de quatre médecins, et en dansant les quatre médecins se rendent chez Lucinde1. Des mascarades carnavalesques se croisent avec de gracieux cortèges qu'on dirait en route vers Cythère.
Ici, un muphti, dont le turban porte quatre ou cinq rangs de bougies allumées, s'avance suivi de Turcs moustachus et de derviches en longues robes, qui sautillent et frétillent sur des airs de gigue ou de courante2; toute la Faculté de médecine, précédée de six apothicaires et de huit porte-seringues, entre d'un pas balancé et rythmé que scande à l'orchestre une marche d'apothéose, et le j>r<vs<'s commence à psalmodier les couplets dont une ritournelle souligne le dernier vers3; des avocats, des procureurs et des sergents qui se trémoussant en mesure, chantent:
La polygamie est un cas, Est un cas pendable, et une sarabande folle entraîne à la poursuite de M. de Pour- ceaugnac toute une armée de matassins qui, la seringue en arrêt, entonnent à pleine voix le
Piglia-lo sù 4!
1. L'Amour médecin, acte I, sc. 6 et 1er entr'acte.
2. Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, sc. ~5.
3. Le Malade imaginaire, 3e intermède.
4. Monsieur de Pourceaugnac, acte II, sc. II ; acte I, sc. 11.
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Là, ce sont des sérénades sous une fenêtre close, des mandolines qui pleurent sous la cape espagnole1; ou bien, c'est le ciel de l'Olympe qui s'ouvre et la divine fiction de la Grèce qui renaît, c'est Flore, c'est Climène, Daphné, Tircis qui gazouillent au prologue du Malade imaginaire, deux Zéphirs qui enflent leurs joues et battent de l'aile comme pour renouveler l'air et secouer dans la chambre d'Argan tous les parfums d'avril; et pendant que M. Purgon est à préparer le clystère qui doit « faire dans des entrailles un effet merveilleux », murmure en sourdine la douce chanson :
Profitez du printemps De vos beaux ans, Aimable jeunesse; Profitez du printemps De vos beaux ans, Donnez-vous à la tendresse 2 !
Nous fâcherons-nous si de temps à autre, de l'entr'acte où Molière lui avait tout d'abord donné asile, le ballet déborde dans la comédie et y apporte avec la grâce de ses fredons un peu de sa joyeuse folie? C'en est un écho, ce duo que Cléante, métamorphosé en professeur de chant, soupire avec Angélique3, cette romance à laquelle M. Jourdain riposte par un vieux refrain de village, et ces symphonies, et ces chansons à boire qui « assaisonnent la bonne chère » offerte à Dorimène 4. Voyez Clitandre ou bien Toinette en habit de médecin 5, Pourceaugnac en femme, s'étudiant à imiter le coup de jupe des dames de qualité et s'alarmant des déclarations sans équivoque que lui adressent deux suisses ; voyez accourir et tourbillonner autour de l'infortuné Limousin dix, vingt, trente marmots qui s'emparent de ses mains, embrassent ses jambes, s'accrochent à ses vêtements, l'envahissent, le prennent d'assaut au cri mille fois répété de : « Mon papa, mon papa, mon papa 6 ! » Rappelez-vous l'arrivée de Covielle en costume de voyage et sa brusque question à M. Jourdain qui s'effare : « Vous savez que le fils du Grand
1. Monsieur de Pourceaugnac, Ouverture.
2. Le Malade imaginaire, 2e intermède.
3. Le Malade imaginaire, acte II, se. 5.
4. Le Bourgeois gentilhomme, acte I, sc. 2 ; acte IV, se. 1.
5. L'Amour médecin, acte III; le Malade imaginaire, acte III.
6. Monsieur de Pourceaugnac, acte III, se. 2 et 3; acte II, sc. 8.
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Turc est ici ? » et Cléonte en fils du Grand Turc échangeant des « oustin yoc » et des « catamalequi » avec son truche- ment, et en face de Mme Jourdain qui les bras levés au ciel s'exclame : « Ah ! mon Dieu ! miséricorde ! » M. Jourdain en mamamouchi1. Tout cela, c'est le ballet prolongé dans le dialogue, et tout cela est si délicieusement fou ! En reprenant terre à la fin de chaque intermède, la Muse de Molière avait encore dans le sourire et dans les yeux l'ivresse de sa récente escapade. Collaboratrice d'un musicien, du grand Lully juqu'en 1672 et ensuite de Charpentier, elle se faisait plus capricieuse et plus fantasque pour mieux s'adapter aux exigences d'un art dont la mission est d'entraîner nos imaginations dans le rêve, en un perpétuel « voyage où il vous plaira ». Le Sicilien est assurément le plus joli opéra-comique qui se puisse imaginer, et seul le Barbier de Sévi/le, non point celui de Beaumarchais, mais celui de Rossini, lui est comparable.
Son dédain de l'intrigue dramatique. — Il n'y a pas que de la fantaisie, il y a du romanesque chez Molière; et à première vue ceci peut sembler moins louable. L'Étourdi, le Dépit amoureux, les Fourberies de Scapin nous parlent d'en- fants substitués ou volés, de jeunes filles que des Égyptiens ou des corsaires ont enlevées à 1 aire de quatre ou cinq ans, et que eurs pères retrouvent une quinzaine d'années plus tard, juste à temps pour bénir leur union avec Lélie ou avec Octave. On apprend au premier acte de l'Avare que Valère a récemment arraché Élise « à la fureur des ondes », et que de là date la tendresse qui les unit l'un à l'autre. La fille du « malade imaginaire » a fait la connaissance de son cher Cléante en sor- tant de la comédie où l'avait conduite « une vieille tante » ; elle y a couru, paraît-il, un danger qui vraisemblablement menaçait moins sa vie que son honneur, et la façon dont sans la connaître il a pris sa défense a touché son cœur 2.
On pourrait, il est vrai, alléguer que la vie était beaucoup plus aventureuse autrefois qu'elle ne l'est à présent. L'imprévu n'avait point encore disparu du train quotidien de l'existence, et c'est ce qu'il ne faudrait pas oublier tout à fait en lisant nos
1. Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, sc. 3 et 4; acte V, sc. 1.
2. Le Malade imaginaire, acte I, sc. 4; acte II, sc. 3 et 5.
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auteurs comiques du XVIIe siècle ou nos romanciers des premières années du XVIIIe.
Le mieux est peut-être d'avouer, sans en chercher plus long, sans invoquer en sa faveur une excuse dont Courtilz de Sandras, Lesage, Marivaux et l'abbé Prévost auraient plus besoin que lui, qu'aux yeux de Molière la fable d'une œuvre dramatique compte assez peu. Comptait-elle beaucoup plus aux yeux des tragiques grecs qui dès le prologue avertissaient le public des événements contenus dans le reste de l'ouvrage, ou aux yeux de Racine qui remettait à la scène des sujets dix fois traités avant lui et connus de tout le monde ? Sur ce chapitre, Molière ne se met pas en frais d'imagination. Les trois quarts du temps, malgré les clameurs des Lysidas pour qui l'art d'embrouiller les fils, de ménager les rencontres, de préparer les dénouements à surprise était le tout de la comédie et qui ne lui pardonnaient pas ses « plagiats », il puise tranquillement dans le répertoire de ses devanciers, et de préférence dans celui des Italiens, gens adroits à composer de ces pièces Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston, Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
Il ne se gêne pas davantage pour reprendre une donnée qui lui a déjà servi..Celle de l'École des femmes est toute semblable à celle de l'École des maris : deux hommes qui ont passé la quarantaine, tous deux très convaincus que de bons verrous sont les plus sûrs garants de la vertu des femmes, se voient trompés par les deux jeunes filles qu'ils élevaient en cage et se prépa- raient à épouser; toutes deux s'en vont au bras d'un jeune amoureux ; et de même que le rôle d'Arnolphe correspond au rôle de Sganarelle, Agnès fait pendant à Isabelle, Horace à* Valère, Chrysale à Ariste. Tel, à peu près, le cas de Don Pèdre entre Isidore et Adraste, d'Harpagon entre Marianne et Cléante.
A combien de reprises Molière nous a-t-il conté l'aventure des deux jeunes gens qui s'aiment et dont la sottise d'un père ou la méchanceté d'une marâtre vient contrarier les amours?
Comptons sur nos doigts; nous compterons jusqu'à huit : Sganarelle, Tartuffe, l'Amour médecin, le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, les
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Femmes savantes et le Malade imaginaire. Des individus qui diffèrent dans des situations qui se répètent et se ressemblent, voilà une définition de son théâtre, à moins que ce ne soit celle de la vie elle-même.
Oui, il attache peu de prix à la petite histoire qui sert au dramaturge ou au romancier de prétexte à peindre les hommes.
Pour que des hommes soient intéressants, il ne croit pas indispensable qu'il leur arrive quelque chose. Est-ce que leur moi ne se révèle point dans les plus banales circonstances, et la comtesse d'Escarbagnas ou M. Jourdain ne seraient-ils pas plaisants à voir à toute heure de la journée ? Les gens que Molière regardait dans le magasin où nous l'a montré Donneau de Visé n'étaient pour le moment que « le monsieur qui passe ». — « Ce monsieur qui passe est charmant, songe Fantasio accoudé à la table d'une brasserie en tête à tète avec son bon ami Spark. Regarde : quelle belle culotte de soie ! quelles belles fleurs rouges sur son gilet! Ses breloques de montre battent sur sa panse, en opposisition avec les basques de son habit qui voltigent sur ses mollets.
Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d'idées qui me sont absolument étrangères. » Molière pensait de même, et c'est bien pourquoi il a tant vécu à la fenêtre.
Si ses pièces se jouaient aujourd'hui pour la première fois, il risquerait souvent d'avoir une mauvaise presse, et M. Francisque Sarcey se verrait obligé de le gronder, paternellement. Dans la partie technique et mécanique de son art, agencement des scènes les unes avec les autres, entrées ou sorties des acteurs, les négligences fourmillent. Ainsi, dans Don Juan, il vient de nous montrer Charlotte assez indifférente à l'amour de Pierrot, son promis, et répondant à ses plaintes par des : « Quement ? qu'estce donc qu'iglia? » ou des : « Que veux-tu que j'y fasse ? C'est mon himeur et je ne me pis refondre » ; il nous l'a montrée tout émue du portrait que faisait Pierrot du beau seigneur sauvé par lui d'un naufrage : « Est-ce qu'il est encore cheux toi tout nu, Piarrot? » déjà préoccupée de Don Juan avant de l'avoir vu et vouée d'avance à être sa victime. Il ne s'inquiète guère, après cela, de motiver le départ de Pierrot, qui va laisser la naïve paysanne à la merci de Don Juan : « Je reviens tout à l'heure, dit Pierrot; je m'en vas boire chopaine », et Don Juan se pré-
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sente. Dans Tartuffe, à l'acte II, scène 2, la sortie d'Orgon estelle mieux justifiée?
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre; Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu, Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.
Des gens qui vont et viennent, entrent et sortent sans autre raison que de prendre l'air ou de boire chopine, sans autre raison que l'envie qu'ils ont de sortir ou d'entrer : comment se croire au théâtre? Évidemment, cela est scandaleux. Scribe était bien plus habile que Molière.
Ses dénouements. — Ses dénouements ont été fort critiqués. On lui a reproché ses reconnaissances finales, ses notaires ex machina qui surgissent à la dernière scène, le portefeuille sous le bras et le porte-plume derrière l'oreille. Raisonnons un peu. Dans ses farces ou ses comédies-ballets, un dénouement au petit bonheur était le seul qui pût être en harmonie avec l'allure générale de l'œuvre. Quant à ses grandes comédies, elles se dénouent plus logiquement qu'il ne semble. Les personnages de l'École des maris, de ïEcole des femmes, de l'Avare étant ce qu'ils sont, il fallait que la tyrannie de Sganarelle et d'Arnolphe amenât la révolte d'Isabelle et d'Agnès, que le souci de sa cassette l'emportât dans le cœur d'Harpagon sur ses velléités de mariage; peu importe au fond de quelle manière arrive cette conclusion-là, pourvu qu'elle arrive. Peut-être devrait-on ajouter que s'il y avait apporté une plus entière rigueur, s'il avait tenté d'atteindre ici à une absolue conformité avec la vie, la comédie eût inévitablement tourné au drame et fini en drame : il avait ses raisons de ne pas le vouloir, et il a laissé à Balzac le soin de nous conter la fin d'Arnolphe-Hulot et d'Harpagon-Grandet.
Que trouverions-nous à reprendre dans le cinquième acte du Misanthrope? S'il est vrai qu'à l'instant où le rideau tombe Alceste aime encore, s'il se peut bien qu'un jour vienne où il essaiera de relever, de sauver Célimène, de l'emmener avec lui loin de Paris, loin du monde, l'heure où il lui a dit : « Allez, je vous refuse! » n'en a pas moins clos une période de son existence. La ruse qu'emploie Ariste à la fin des Femmes savantes n'est pas un simple expédient de comédie : il n'était possible de
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se débarrasser de Trissotin qu'en tendant un piège à son âme intéressée. Plus grave est la bévue des censeurs à propos de Tartuffe.
Ils ont exprimé le regret que Molière n'eût pas dénoué la pièce « par quelque nullité de donation », toute donation étant révocable pour cause d'ingratitude1. Nous suffirait-il que Tartuffe s'en allât de chez Orgon les poches vides? Nous suffirait-il que Vautrin sortît de la pension Vauquer sans avoir empoché les billets de mille francs sur lesquels il compte? Que non pas! Sur l'épaule de pareils scélérats il nous faut la large main du gendarme.
Hommes assemblés à la Comédie-Française, ou enfants groupés autour de Guignol, nous sommes toujours les mêmes : nous attendons, nous réclamons le commissaire qui arrêtera cegredin de Polichinelle, ou, si le commissaire n'était pas de force, le diable qui l'emporterait. Ah! le beau coup de théâtre que l'entrée en scène de l'exempt! On avait les nerfs si tendus, le cœur si oppressé depuis le commencement du cinquième acte, à mesure que la ruine de tant de braves gens semblait plus irrémédiable et plus complète ! Nous les avions vus aux abois; nous avions vu M. Loyal, « huissier à verge, en dépit de l'envie », leur annoncer d'un ton doucereux qu'ils seraient le lendemain sur le pavé; nous voyions le chef de famille sur le point de monter en chaise de poste et de s'exiler; nous entendions les railleries et les menaces de Tartuffe. Lorsque l'exempt se retourne vers lui et lui dit : Suivez-moi tout à l'heure Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure,
lorsque viennent les beaux vers : Remettez-vous, monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
quelle détente! quel soulagement! quelle envie de battre des mains, de crier bravo! et comme à ce moment-là le petit homme que Mignard a peint avec sa lippe hautaine et son cordon bleu, comme Louis XIV, dont brusquement l'ombre s'évoque, redevient pour nous Louis le Grand!
1. Cf. la Promenade de Saint-Cloud, Dialogue sur les auteurs, par Gabriel Guéret, écrit en 1669, imprimé en 1751.
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La libre imitation de la vie. — La vérité est que Molière n'a pas un « système dramatique », une méthode invariable et fixe qui lui serve à construire toutes ses pièces. Il est plus et mieux qu'un homme de métier. Ses procédés changent selon la nature du sujet qu'il traite. A la fin d'un dialogue tel que la Critique de l'École des femmes, l'annonce qu' « on a servi sur table » ou, selon la formule d'à présent, que « madame est servie » lui paraît très suffisante pour conclure, sans qu'il soit besoin de marier Élise à Dorante et Climène au marquis; mais s'il entreprend d'étudier à fond l'âme d'un misanthrope, d'un avare, d'un faux dévot, il sait les placer dans les conditions les plus favorables à son étude, et susciter en eux, entre la misanthropie et l'amour, entre l'avarice et la sensualité, entre la fausse dévotion et la concupiscence, le conflit où le fond de l'âme en effet se montre. Dira-t-on qu'il ignore l'art des préparations, parce qu'au début des Précieuses ridicules Gorgibus reste abasourdi des théories de Cathos et de Madelon sur le mariage, et en est aussi étonné que s'il entendait pour la première fois discourir sa fille et sa nièce; ou parce qu'il ne nous dit pas comment M. Jourdain est parvenu à un si haut degré de snobisme, ni depuis quand Alceste aime Célimène ni même si Alceste a vingt-cinq ou quarante ans? Toutes les fois que les préparations sont nécessaires, il y a recours, et il y est un maître. Agnès n'a pas encore paru que nous savons qu'elle est une niaise et d'où vient qu'elle en est une; aussi ne sommesnous pas étonnés que sa première parole, en entrant en scène, soit pour se plaindre des puces qui l'ont « la nuit inquiétée », et pour remercier Arnolphe de la promesse qu'il lui fait de leur donner bientôt la chasse. Molière a employé deux actes tout entiers à nous renseigner sur le compte de Tartuffe avant de nous mettre sous les yeux « le monstre lui-même ». Car tel est Tartuffe que si nous n'avions pas été dès longtemps prévenus, peut-être ne serions-nous pas dupes de ses feintes, mais nous serions révoltés des discours qu'il débite à Elmire et où l'offre libertine s'abrite sous le langage du confessionnal; nous ne les supporterions pas. Toute équivoque ici eût été trop dangereuse pour que l'auteur dédaignàt de nous avertir; il l'a fait, et de telle sorte que ceux de ses contemporains qui feignaient de se
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méprendre sur ses intentions, se condamnaient par là à passer pour des gens de compréhension bien lente, ou pour des gens de bien mauvaise foi. 1 Un génie aussi souple et aussi fertile, capable de produire à deux mois d'intervalle le Misanthrope et le Médecin malgré lui1, avait qualité pour se moquer des théoriciens, des professeurs de beau, qui réduisent l'art à un certain nombre de recettes et qu'il comparait au rédacteur du Cuisinier français 2. « Vous êtes de plaisantes gens, leur disail-il, avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin3. » Sans être un révolutionnaire, sans publier de préfaces provocatrices ni de Parallèles des Anciens et des Modernes, il s'est affranchi de bien des conven- tions qu'aux environs de 1660 petits et grands écrivains se faisaient un devoir de respecter. Il y a tout lieu, de supposer que s'il avait vécu quinze ou seize ans de plus, s'il avait vu commencer la Querelle, il ne se serait pas privé de railler le parti qui n'a attaqué Euripide, Horace ou Théophraste que pour mieux rabaisser la gloire de Racine, Boileau ou La Bruyère. Il avait trop de goût, de ce « grand goût » dont a si fréquemment parlé et si constamment manqué Voltaire, pour ne pas admirer le beau sous ses formes les plus variées et n'être pas sensible à la perfection de l'art antique. Mais l'intelligence qu'il en avait n'a jamais dégénéré chez lui en dévotion superstitieuse, et quiconque le censurait au nom d'Aristote le faisait rire de bon cœur. S'il n'est pas un « moderne » au sens que le mot a pris dans les quinze dernières années du XVIIe siècle, il est encore moins un
1. La première représentation du Misanthrope a eu lieu le 4 juin 1666, celle du Médecin malgré lui le 6 août 1666.
2. Critique de l'École des femmes, sc. 6.
3. Id., sc. 6.
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« ancien », et Amphitryon a une petite saveur de parodie qui, si discrète qu'elle soit, est appréciable. Plus indépendant que ses glorieux rivaux de l'école classique, parce que sa vie avait été sensiblement différente de la leur, il ne s'est pas soucié comme eux de travestir la réalité et d'habiller Harpagon, Alceste, Arnolphe à la grecque ou à la romaine. Il ne s'est pas laissé comme eux restreindre dans le choix de ses sujets. Il a touché aux choses de la religion en dépit du préjugé qui lui en refusait le droit et qu'allait consacrer l'autorité de Boileau 1; il s'est intéressé aux scènes de la rue autant ou plus qu'à celles du salon. Toute sa « poétique » à lui tient en quelques phrases de la Critique de l'École des femmes et de l'Impromptu de Versailles qui se résument dans le mot déjà cité : « L'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle » 2. Et ce qu'il se proposait, il l'a fait : sous une apparence caricaturale ou sous ses couleurs vraies, c'est toujours la vie humaine qu'il a peinte.
IV. — La peinture des mœurs dans Molière.
Sainte-Beuve dit, en parlant de Saint-Simon, qu'il « a rendu possible de repeupler en idée Versailles ». Molière rend possible de repeupler en idée toute la France de Louis XIV.
La cour. — La cour, d'abord; quelques esprits d'élite, hommes ou femmes, Dorante ou Clitandre, Éliante ou Uranie, qui ont appris au Louvre et à Versailles à voir juste et à penser finement : « Il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux pour acquérir quelque habitude de les renaître » 3. Ils s'entendent à juger de la pièce nouvelle ou-du livre nouveau sans grimaces et sans pédanterie; ils sont de la société de Mme de la Fayette et de Mme de Sévigné. Ils sont rares. Place aux faiseurs d'embarras, à toutes les mouches du coche qui bourdonnent autour du roi, aux marquis ! Ils ne sont plus querelleurs et duellistes comme l'étaient leurs pères; ils
1. Art poétique, chant III, v. 199-204.
2. Impromptu de Versailles, se. 4.
3. Critique de l'École des femmes, se. 6.
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ne vont plus se battre « pour rien, pour le plaisir », au Préaux-Clercs ou en pleine place Royale. Ils savent que le roi n'aime pas cela, et, s'ils ont un différend, ils le soumettent à l'arbitrage de MM. les maréchaux. Ils ont bien autre chose à faire que de se battre. Ils ont en premier lieu à faire leur toilette, et elle est assez compliquée. « Mon quieu! s'écrie un paysan qui a vu s'habiller un grand seigneur, que d'histoires et d'angigorniaux boutont ces messieurs-là les courtisans! Je me pardrais là-dedans, pour moi, et j'estais tout ébobi de voir ça.
Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste; et ils boutont ça après tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j'entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d'haut-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d'ici à Pasque; en glieu de pourpoint, de petites brassières qui ne leu venont pas jusqu'au brichet; et en glieu de rabats, un grand mouchoir de cou à reziau, aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l'estomaque. Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de rubans, tant de rubans, que c'est une vraie piquié. Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soiont farcis tout depis un bout jusqu'à l'autre; et ils sont faits d'eune façon que je me romprais le cou aveuc 1. » Leur « petite-oie » est congruente à l'habit et vient de chez le mercier Perdiigeon; Martial leur vend les parfums dont toute leur personne est imprégnée.
La toilette terminée, il faut aller au petit lever, faire un tour de promenade au Cours-la-Reine, se montrer dans les « ruelles ».
Vite, qu'on appelle les porteurs de chaise : « Voudriez-vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j'allasse imprimer mes souliers en boue 2? » Après dîner, vers les quatre heures de l'après-midi, il est de bon ton de se rendre à la comédie : un marquis doit être au courant de tout ce qui se joue, de tout ce qui s'imprime, avoir toujours « aux dents » la gigue ou la courante en vogue, décider du mérite des poètes, se piquer de bel esprit, être en relations avec « tous ces messieurs du Recueil des
1. Bon Juan, acte II, sc. 1.
2. Les Précieuses ridicules, sc. 7.
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pièces choisies », parler de Corneille avec indulgence, de Molière avec dédain, de Cotin avec estime, et s'exercer de temps à autre à la chanson, à l'épigramme, au madrigal, au sonnet, aux portraits ou aux énigmes. Au théâtre, il s'installe sur la scène où les places coûtent un demi-louis d'or; il entre à grand fracas, trouble la pièce « dans le plus bel endroit », cherche des yeux un visage de connaissance, et s'il en aperçoit un, ce sont des embrassades à n'en plus finir; après quoi, il s'assied, s'empare de son voisin et commence à parler plus haut que les acteurs : Chacun le maudissait; et moi, pour l'arrêter : Je serais, ai-je dit, bien aise d'écouter.
« Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne, Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne ; Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait. » Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire, Scène à scène averti de ce qui s'allait faire; Et jusques à des vers qu'il en savait par cœur, Il me les récitait tout haut avant l'acteur.
J'avais beau m'en défendre, il a poussé sa chance, Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance; Car les gens du bel air, pour agir galamment Se gardent bien surtout d'ouïr le dénouement 1.
Le soir, le marquis s'assied à une table de jeu, ou bien il monte à cheval et s'en va aux environs de Paris chez le duc ou le vicomte, avec qui le lendemain il doit courir un cerf, ou bien encore il va au Louvre, traverse la salle des gardes « en se peignant galamment », fait de loin signe à l'huissier, agite son chapeau, et, après s'être ouvert un passage dans la foule à grands coups de coude, s'en vient « gratter du peigne à la porte de la chambre du roi ». Sa conversation n'est guère faite que de : « Dieu me damne! » de : « Dieu me sauve ! » et de turlupinades qui consistent, par exemple, à dire à une femme : « Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil », à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d'ici 2.
Il est prétentieux, fat, inutile, encombrant; au total, une très jolie poupée de salon.
1. Les Fâcheux, acte I, se. 1.
2. La Critique de l'École des femmes, se. 1; et Œuvres de Molière, passim.
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A l'extérieur, tout au moins. Si l'on examine d'un peu près tout ce beau monde dont les dehors sont si brillants, on est surpris de voir combien le fond en est grossier. Les courtisans de Louis XIV ont encore dans le sang toute la bru- talité que leurs ancêtres, compagnons de guerre du Béarnais, héros et héroïnes de Brantôme, châtelains et châtelaines du manoir féodal, leur ont léguée. Ils ont très grand air; mais ils battent leurs gens, et au manant qui se permet de leur réclamer son dû ou leur défend de cajoler sa promise, ils répondent en levant le bâton. Ils ne passeraient pas devant une femme sans ôter leur chapeau; ils ne lui parlent pas sans faire les yeux doux, la bouche en cœur, et mettre leur vie à ses pieds. Mais ils ne font pas mystère de leurs bonnes fortunes et lisent à tout venant les lettres d'amour qu'ils ont reçues. Le procédé d'Acaste et de Clitandre au cinquième acte du Misanthrope vaut la peine d'être noté : ils se sont communiqué l'un à l'autre les billets que leur avait écrits la très imprudente Célimène, et parce qu'elle a fait la coquette avec l'un comme avec l'autre, se moquant un peu d'Acaste dans ses billets à Clitandre et de Clitandre dans ses billets à Acaste, ils se croient le droit de l'insulter chez elle, en présence de cinq ou six personnes. Si nous soupçonnions Molière d'avoir calomnié les mondains de son temps, nous n'aurions qu'à relire Tallemant des Réaux, Bussy-Rabutin, Courtilz de Sandras, Hamilton ou Suint-Simon. Et ceux de ces mondains dont les façons de sentir ou d'agir sont primitives et grossières ne sont pas les pires : d'autres ont des finesses, des roueries auxquelles on préférerait du cynisme. Ceux-là ne battent pas leurs créanciers; ils les paient en monnaie de singe et les dupent; ils cajolent M. Dimanche, ils lui demandent com- ment va sa femme, comment se porte son petit chien Brusquet, et tout doucement le mettent dehors. Ils font de M. Jourdain leur « vache à lait », lui escroquent deux ou trois cents pistoles en l'assurant qu'ils ont parlé de lui le matin « dans la chambre du roi », et régalent à ses frais des marquises qui ne valent pas plus cher qu'eux-mêmes. Ils offrent à celles-ci des concerts avec « un dessus, une haute-contre et une basse accompagnées d'une basse de viole, un théorbe, un clavecin pour les basses conli-
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nues, et deux dessus de violon pour jouer les ritournelles 1 » ; ils les invitent à des soupers où l'on savoure « un pain de rive, à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent; un vin à sève veloutée, armé d'un vert qui n'est point trop commandant; un carré de mouton gourmandé de persil; une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui sous les dents est une vraie pâte d'amande; des perdrix relevées d'un fumet surprenant, et une soupe à bouillon perlé, soutenue d'un jeune gros dindon can- tonné de pigeonneaux, et couronnée d'oignons blancs mariés avec la chicorée 2 » ; puis, ils laissent à M. Jourdain le soin de payer la carte du festin dont les remercie leur Dorimène. Il faut bien que la vie de cour, où le souci de paraître prime tout, où la dépense, le gaspillage et les dettes sont inévitables, fasse éclore le chevalier d'industrie. Il faut aussi qu'une vie où toutes les voluptés se condensent et se raffinent, où le titre de « fille d'honneur » de la reine équivaut à celui de maîtresse du roi, où dans une atmosphère alourdie de parfums, dans un cadre éblouissant de luxe et de splendeurs commence le règne de la femme, fasse éclore le dilettante de la corruption, l'aîné des Richelieu et des Lauzun, des Lovelace et des Valmont, le débauché tout ensemble curieux et blasé, froidement, ironiquement cruel, le néronien et déjà presque sadique Don Juan 3.
La ville. — Pour les contemporains de Molière, sauf de rares exceptions, il n'y a que la cour qui existe et qui compte.
Que de choses il a vues à Paris en dehors de la cour! Il a vu, tout d'abord, les ravages qu'elle y faisait; il a montré le petit boutiquier qui s'enorgueillit d'être le fournisseur de M. la duc ou Mme la comtesse et ne peut tirer d'eux un écu ; le gros négociant, retiré des affaires après fortune faite, qui se ruine à contrefaire l'homme de qualité, sue sang et eau à apprendre l'escrime et la danse, et consentirait à tout pour être distingué d'une marquise; les filles et les femmes du tiers état dont le rêve est de tenir bureau d'esprit, romanesques et précieuses vers 1660, philosophes et prudes dix ou douze ans plus tard 4.
1. Le Bourgeois gentilhomme, acte II, sc. 1.
2-. Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, se. 1.
3. Voir Don Juan, acte I, se. 3; acte IV, se. 7.
4. Le Bourgeois gentilhomme, les Précieuses ridicules,les Femmes savantes,passim
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Mais ceci n'est qu'un petit coin de Paris, et il n'a pas arrêté là son enquête.
Au début, lorsqu'il avait voulu peindre le pédantisme, il n'avait réussi à représenter en son Métaphraste du Dépit amou- reux que le traditionnel et conventionnel pédant de la comédie italienne et de la farce. Il n'a pas tardé à transformer son per- sonnage. Il lui a mis au cou « un petit rabat uni », sur la tête « une perruque courte », à la bouche des termes tels que « protase », « épitase », et des formules extraites de quelque d'Aubignac; il lui a appris à cabaler, à condamner au nom des « règles » établies par l'antiquité toute œuvre applaudie du public, et a incarné en lui, qu'il l'appelàt Lysidas, Vadius ou Trissotin, le grimaud du règne de Louis XIV 1. Ailleurs, il lui a enseigné « les trois opérations de l'esprit », qui sont « de bien concevoir par le moyen des universaux, de bien juger par le moyen des catégories, et de bien tirer une conséquence par le moyen des figures Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Bara- lipton », et dans le docteur Pancrace ou dans le maître de philosophie de M. Jourdain notre Université, tout imbue encore de l'esprit de la scholastique, a eu le désagrément de se recon- naître 2. Ailleurs encore il l'a coiffé d'un bonnet pointu, vêtu d'une longue robe; il l'a fait cheminer dans les rues de Paris sur un cheval ou sur une mule : il a caché son ignorance sous un cérémonial bizarre et suranné, sous un latin auquel personne n'entend rien, sous des citations d'Hippocrate ou de Galien; il a allumé dans son cœur une irréconciliable haine de Halley et de la science expérimentale, lui a soufflé à l'oreille que tout l'art de guérir tenait en trois petits mots : saigner, purger et clysterium donare, et la Faculté a dit :
Dignus, dignus est intrare In nostro docto corpore 3.
On s'est demandé de nos jours ce qu'il fallait croire des plaisanteries de Molière sur les médecins, et après enquête on a constaté que quelqu'un qui voudrait écrire une histoire de la
1. La Critique de l'École des femmes, les Femmes savantes, passim.
2. Le Mariage forcé, le Bourgeois gentilhomme, passim. --'
3. Don Juan, l'Amour médecin, le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, le Malade imaginaire, passim.
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médecine au XVIIe siècle en trouverait à peu près tous les éléments dans ses comédies. Il était extraordinairement renseigné sur ce sujet, grâce peut-être à son médecin Mauvillain. Car Molière avait un médecin. Le roi, qui les vit un jour côte à côte à Versailles, ne put s'empêcher de sourire et demanda : « Voilà donc votre médecin ! Que vous fait-il? — Nous raisonnons ensemble, répondit Molière; il m'ordonne des remèdes, je ne les fais pas, et je guéris 1. » Est-ce Mauvillain qui, en « raisonnant » avec lui, lui a fourni tant de détails exacts et précis sur les coutumes et les manies de ses confrères? Il se peut bien. Le fait est que la cérémonie du Malade imaginaire peut être considérée « comme un abrégé non seulement des cérémonies du doctorat, mais de toutes celles par où devait passer un candidat depuis le commencement de ses études jusqu'au jour où il recevait le bonnet. Tout s'y trouve 2. » Quand, au premier acte de Monsieur de Pourceaugnac, un des deux docteurs parle de la rate « dont la chaleur et l'inflammation porte au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses, dont la vapeur noire et maligne cause dépravation aux fonctions de la faculté princesse », ou que Sganarelle disserte « de certaines humeurs qu'entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes, peccantes, c'est-à-dire. peccantes, d'autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des intluences qui s'élèvent dans la région des maladies », etc., rappelons-nous une page qui n'a pas été écrite dans une intention satirique et qui, certes, ne fait pas rire. C'est Mme Périer qui parle; elle raconte l'agonie de Pascal : « Il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête, et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils assurassent que ce n'était que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser. Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre. Les médecins lui ordonnèrent de boire du petit lait, lui assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux 3. » Vingt-quatre heures après, Pascal était
1. Menagiana, t. II, p. 220.
2. Les Médecins au temps de Molière, par M. Maurice Raynaud; voir aussi les Statuts de la Faculté de médecine de Paris, édit. de 1660.
3. Vie de Pascal, par Mme Périer.
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mort. Le galimatias des médecins de Molière n'est si délectable et si beau que parce qu'il est à peine une parodie. j Sur d'autres professions, gens de justice, notaires 1, maîtres d'escrime ou de danse, acteurs, — ceux de sa troupe aussi bien que ceux de l'Hôtel de Bourgogne 2, — les détails qu'il nous a donnés sont moins abondants : ils ne sont pas moins exacts.
Bien plus, avant Bestif de la Bretonne et Sébastien Mercier, il s'est aventuré en curieux jusque dans les bas-fonds de Paris. Il nous a fait voir le Gobseck du XVIIe siècle entouré de ses rabat- teurs, l'usurier qui tout en parlant de ses scrupules et de son humanité ne prête qu'au denier cinq, soit à vingt pour cent, et force encore l'emprunteur à recevoir une partie de la somme « en hardes, nippes et bijoux » : « Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu. — Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s'en faut. —
Plus un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie renou- velé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l'on n'a que faire. — Plus, une peau d'un lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre 3. » Toute une bohème étrange et réelle rôde à travers le Paris de Molière : traîneurs de rapière qui pourraient s'appeler Lescaut aussi bien qu'Alcidas et veillent avec d'autant plus de zèle sur les amours de leur sœur qu'ils en vivent 4; intrigants bons à tout faire et en particulier à exploiter, avec la complicité de quelque Nérine, la naïveté des provinciaux débarqués depuis peu à Paris 5; astrologues, alchimistes ou « souffleurs » qui font des dupes jusque parmi les gens de cour Il; génies méconnus qui trainent leurs souliers sans semelle dans les allées du Luxembourg et arrêtent les passants pour leur soumettre leur idée, laquelle est de « mettre toutes les côtes de
1. Les Fourberies de Scapin, acte Il. sc. 5; le Malade imaginaire, acte 1, sc. 7; voir La langue du droit dans le théâtre de Molière, par M. Eugène Paringault.
2. Impromptu de Versailles.
3. L'Avare, acte II, sc. 1.
4. Le Mariage forcé, sc. 9.
5. Monsieur de Pourceaugnac, passim.
6. Mélicerte; les Fâcheux, acte III, sc. 3.
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France en ports de mer 1; industriels tels que Paris seul en peut produire et qui, ayant remarqué la défectueuse orthographe de la plupart des enseignes, convaincus que de pareils abus déshonorent la nation française aux yeux des étrangers et « notamment des Allemands, curieux lecteurs et inspectateurs desdites inscriptions », supplient humblement le roi, dans un placet écrit avec amour, « de créer pour le bien de son État et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, reviseur et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant, ajoutent-ils, en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'État et à Votre Majesté en faisant l'anagramme de Votredite Majesté en français, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe 2. »
La province. — Sans Molière, nous ne saurions presque rien de la vie provinciale en France au temps de Louis XIV.
Il ne s'est pas borné à écrire les Précieuses ridicules et Monsieur de Pourceaugnac, à nous peindre les gens de province à Paris; il les a peints chez eux. Dans Tartuffe déjà, pour contraindre Marianne à résister aux volontés de son père et à refuser l'époux qu'il lui destine, Dorine avait fait passer devant ses yeux la vision qu'une Parisienne n'envisage pas sans que le cœur lui faille : DORINE.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous?
Vous irez par le coche en sa petite ville, Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile, Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir; Vous irez visiter, pour votre bienvenue, Madame la baillive et madame l'élue, Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes, Et parfois Fagotin et les marionnettes, Si pourtant votre époux.
MARIANNE.
Ah ! tu me fais mourir 3 !
1. Les Fâcheux, acte III, se. 3.
2. Les Fâcheux, acte III, se. 2.
3. Tartuffe, acte II, se. 3.
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A quelques années de là, Molière a repris et poussé son esquisse. Il nous a introduits chez Georges Dandin. Georges Dan- din, c'est M. Jourdain au village. Il s'est enrichi à vendre ou à moudre du blé, et par sotte vanité (« Vous l'avez voulu, vous l'avez voulu, Georges Dandin ») il s'est allié à des hobereaux du voisinage; il a épousé la fille des Sotenville. Il se nomme main- tenant Dandin de la Dandinière. Sa femme le méprise, le tient à distance, et s'en laisse conter par le premier marquis qu'elle rencontre. Son beau-père et sa belle-mère lui reprochent aigre- ment ses façons de roturier; celui-ci l'enjoint de l'appeler : Mon- sieur; celle-là l'accuse de sentir le vin : « Fi ! ne m'approchez pas !.. Pouah ! Vous m'engloutissez le cœur ! » Et M. de Soten- ville, debout sur ses ergots, crie : « Mon père, Jean-Gilles de Sotenville, eut la gloire d'assister en personne au grand siège de Montauban » ; et Mme de Sotenville rappelle qu'elle est née « de la Prudoterie », illustre maison « où le ventre anoblit ». — « Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie qui ne voulut jamais être la maîtresse d'un duc et pair, gouverneur de notre province. » — « Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt mille écus d'un favori du roi qui ne lui demandait seule- ment que la faveur de lui parler. » Ah ! les bons portraits de famille que ce M. et cette M" Denis de gentilhommière, qui ne font point un pas l'un sans l'autre, se disent : « M'amour ! »
entrent, sortent, parlent, font la révérence en même temps, et devant qui Dandin ne peut porter plainte sans que les « corbleu! » de monsieur fassent écho aux : « jour de Dieu ! » de madame !
Et puis, Molière a écrit la Comtesse d'Escabagnas. Il l'a écrite si rapidement qu'il ne la jugeait pas digne d'être imprimée; elle ne l'a été que neuf ans après sa mort, en 1682. Elle est tout étincelante de génie. La scène est à Angoulême, la jolie vieille ville étagée sur un coteau. Sous l'orme du mail, les nouvel- listes, « fléau des petites villes », gens informés de tout ce qui se passe à la cour et initiés à tous les « secrets du cabinet » com- mentent le dernier numéro de la Gazette de Hollande et se jettent à corps perdu « dans le raisonnement du Ministère ». Il y a grande fête aujourd'hui chez Mme la comtesse d'Escarbagnas, comédie, danse et musique. Mme d'Escarbagnas est la veuve d'un
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gentillâtre qui « demeurait à la campagne, avait meute de chiens courants, et prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu'il passait ». Il n'en faudrait peut-être pas plus à Angoulême pour tenir le haut du pavé ; mais elle a d'autres titres à la considération publique. Elle a vu « la capitale ». Elle vient de passer, pour la première fois de sa vie, deux mois à Paris, dans un hôtel de troisième ordre où elle a pu, en observant ses voisins de table d'hôte, s'initier aux belles manières; et à son retour à Angoulême il lui paraît assez divertissant, ainsi qu'elle le dit avec raison, que les bonnes gens du pays veuillent « en savoir autant qu'elle qui a été deux mois à Paris ». Elle est servie par une villageoise qui est la fille de sa nourrice et un jeune garçon de ferme qu'elle a promu à la dignité de petit laquais; elle les rudoie, les injurie, pour mieux imiter les personnes de qualité, tant et si bien que le petit laquais en demeure stupide et que la servante ne touche plus un verre sans le casser. Son salon est le rendez-vous de toutes les notabilités de l'endroit. Le conseiller au présidial, M. Thibaudier, soupire pour elle; pour elle, il rime de ces vers invertébrés dont on sait que de nos jours les académiciens de province n'ont plus le monopole : Je ne sais pas si vous doutez de mon parfait amour.
Mais je sais bien que mon cœur, à toute heure, Veut quitter sa chagrine demeure Pour aller par respect faire au vôtre sa cour, etc.
Il lui envoie des poires de son jardin avec un billet où il badine agréablement et en magistrat lettré sur ces « poires de bon, chrétien » qu'il offre à une inhumaine en échange des « poires d'angoisse » qu'elle lui fait chaque jour avaler. Il ne parle d'ailleurs que par métaphores. Aperçoit-il le jeune monsieur le comte escorté de son précepteur Bobinet? Il le presse entre ses bras et murmure « Je suis ravi, madame, que vous me concédiez la grâce d'embrasser monsieur le comte, votre fils. On ne peut pas aimer le tronc qu'on n'aime aussi les branches. » Mais M. Thibau- dier a un rival en la personne de M. Harpin, le receveur des tailles, un gros homme sanguin et tutoyeur, qui parle fort et fait de terribles esclandres chez la comtesse. Il paraît qu'il en a quelque peu le droit et que sans les écus qu'il fait si bruyamment
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sonner dans sa poche la noble dame ferait moins brillante | figure à Angoulême.
Enfin, au siècle des pastorales et des églogues mièvres, Molière a fait monter sur la scène le paysan de France en blouse et en sabots. Il a mené chez le médecin le bon laboureur Thibaut qui vient demander « quelques petites drôleries ». pour guérir « se pauvre mère Parette : alle est enflée partout.. alle a, de deux jours l'un, la fièvre quotiguenne, avec des lassitules et des douleurs dans les mufles des jambes. et parfois il lui prend des syncoles et des conversions que je crayons qu'alle est passée » 1.
Il a conté les amours de la grosse Thomasse et du jeune Robin : « Alle est toujou autour de li à l'agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li fait queuque niche ou li baille queuque taloche en passant; et l'autre jour qu'il estait assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li et le fit choir tout de son long par terre.
Jarni! v'là où l'en voit les gens qui aimonts 2. » Et il a montré Pierrot battu par Don Juan à qui il vient de sauver la vie, battu et réduit à courber l'échiné : l'heure n'était pas venue pour Jacques Bonhomme de répondre aux coups de canne par des coups de fourche et de chanter le Ça ira.
Oui, toute une époque se ranime, très différente de la nôtre, très particulière. La surface des choses change assez d'un siècle à l'autre pour que le portrait de l'homme soit sans cesse à recommencer, pour que la Cagnotte puisse se substituer à Monsieur de Pourceaugnac, le Gendre de M. Poirier au Bourgeois gentil- homme et à Georges Dandin, le Monde où l'on s'ennuie aux Femmes savantes et les Corbeaux au Malade imaginaire. Et néanmoins, dans ce que Molière nous a dit de ses contemporains nous retrouvons beaucoup de nous -mêmes. Il n'était pas de ces peintres d'actualité dont l'œuvre ne survit pas aux modes qu'elle reflète. Sous le costume d'un temps il apercevait et peignait l'homme même dont les passions ne varient guère, dont les ridicules sont éternels.
Le créateur de vivants. — Le tableau que La Bruyère a tracé de la société française est plus fouillé en certaines de ses parties : il est beaucoup moins vaste. La Bruyère s'est conformé
1. Le Médecin malgré, lui, acte III, sc. 2.
2. Don Juan, acte II sc. 1.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. Il
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d'instinct au précepte de Boileau ; il a peint « la cour et la ville ».
ce qui signifie : l'aristocratie et la bourgeoisie parisiennes. Encore n'est-ce point l'unique, ni même la principale différence entre Molière et lui. On ne lit pas les Caractères sans faire réflexion qu'ils renferment tous les matériaux du roman de mœurs. Ce roman, La Bruyère ne l'a pas écrit. Cela ne vient pas seulement de ce qu'il ne l'a pas voulu, dédaignant de s'essayer dans un genre qui n'avait pas jusqu'alors pris rang parmi les grands genres littéraires et qui, même après l'exquise Princesse de Clèves, demeurait diffamé sur le Parnasse; cela vient aussi de ce qu'il ne le pouvait pas. Grand observateur, esprit analytique de premier ordre, il lui manquait, pour être le Balzac du XVIIe siècle, un don que rien ne remplace et sans lequel on peut être tout ce qu'on voudra, excepté auteur dramatique ou romancier : le don de créer des vivants.
Don précieux et rare que personne n'a plus pleinement possédé que Molière ; là plus qu'en toute autre chose réside son génie.
Créer des vivants, c'est sortir de soi, s'abdiquer, changer d'àme comme on change de vêtements. Molière en avait le pouvoir; il en avait même l'impérieux besoin. De là sa vocation et son exceptionnel talent de comédien : de là les rôles à double et triple face qui reparaissent dans un si grand nombre de ses comédies et qu'il jouait lui-même. Il était le Mascarille de l'Étourdi qui se fait à sa volonté une voix, un visage, et dont les grimaces trompent jusqu'à son maître; il était le Mascarille des Précieuses ridicules qui de marquis redevient laquais, et le Sganarelle du Médecin malgré lui qui de bûcheron se transforme en disciple d'Hippocrate ; il était le Scapin des Fourberies qui dans l'étourdissante scène du sac figure à lui seul un Gascon, un Suisse et toute une escouade : « Cachez-vous : voici un spadassin qui vous cherche. — Quoi? jé n'aurai pas l'avantage dé tuer cé Géronte, et quelqu'un par charité né m'enseignera pas où il est? — Ne branlez pas. — Cadédis! jé lé trouberai. — Prenez garde.
En voici un autre qui a la mine d'un étranger. — Parti! moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti diable de Géronte ?. Voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. — Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N'épargnons point nos pas. Courons toute la
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ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous? Tournons par là. Non, par ici. A gauche. A droite. Xenni. Si fait. — Cachez vous bien » 1.
A Lysidas, qui condamne certains mots de l'École des femmes et « surtout celui des enfants par l'oreille », le chevalier répond : « L'auteur n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme 2 ». Voilà le secret de Molière, plus facile à définir qu'à attraper. Son aptitude à dépouiller sa propre personnalité pour entrer dans celle d'autrui était telle qu'il a excellé à faire parler des hypocrites, lui qui était la franchise même. A peine pourrait-on extraire de toute son œuvre quelques phrases où l'auteur se trahit un peu.
Dans la tirade de Don Juan sur les profits du métier de dévot : « Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l'hypo- crisie est un vice privilégié 2 », etc., nous entendons sa voix. Il était à l'heure critique de sa vie; depuis un an qu'il sollicitait en vain la permission de représenter Tartuffe, il avait à tenir tête à toute une armée de calomniateurs qui travaillaient activement et sournoisement à le perdre dans l'estime du roi aussi bien que dans l'opinion : un instant, son cœur a parlé plus haut que son génie, et des lèvres menteuses de Don Juan le cri de l'honnête Molière s'est échappé. Hien ne lui est moins habituel que de se substituer ainsi, fût-ce pour quelques minutes, à son personnage.
Si, après l'avoir relu, on passait sans transition au théâtre de Voltaire, de Diderot ou même de Beaumarchais, au Télémaque ou même à la Nouvelle Héloïse, le livre vous tomberait des mains. Quelle que puisse être la portée morale et philosophique de ses comédies, elles ne sont ni de la prédication, ni de la polé- mique; elles sont une immense création d'êtres qui agissent et parlent, souffrent et se trompent comme nous. Le jour où il a jugé opportun d'exposer ses idées sur son art et de faire sa pro- fession de foi, il n'a point rédigé un manifeste ou un traité; il a composé la Critique de l'École des femmes et l'Impromptu de Versailles où la vie est aussi intense que dans toutes ses autres
1. Les Fourberies de Scapin, acte III, sc. 2.
2. Critique de l'Ecole des femmes, sc. 6.
3. Don Juan, acte V, sc. 2.
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pièces. La jolie chose que la Critique de l'Éco/e des femmes !
Point d'intrigue, point d'aventure : une conversation dans un salon de Paris, au printemps de 1663, au moment où tout Paris s'entretenait d'Arnolphe et d'Agnès; rien de plus. Mais comme tous les causeurs sont loin de ressembler à des arguments de thèse! Il y a là deux mondaines, deux cousines, Uranie et Élise, toutes deux spirituelles et charmantes, quoique d'âge fort différent. Uranie doit approcher de la trentaine; elle est fort sensée, à peu près résignée à prendre le monde comme il va, et voit le ridicule des gens sans pour cela leur fermer sa porte, quitte, s'il passe les bornes, à se mordre un peu les lèvres. Élise n'a pas plus de vingt ans, à supposer qu'elle les ait; sa jeunesse est toujours prête à s'échapper en fusées de malice qui obligent sa cousine à lui faire de temps en temps les gros yeux. De leurs visiteurs habituels deux surtout font sa joie : Climène et le marquis. Climène est une précieuse assez âgée et qui se croit toute jeune, « la plus grande façonnière du monde ». — « Il semble, dit la malicieuse Élise, que tout son corps soit démonté et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressort. Elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche et roule les yeux pour les faire paraître grands. » Le marquis est un marquis accompli ; il voudrait faire des calembours, en trouve rarement, n'ouvre pas la bouche qu'il n'en sorte un : Morbleu! parle haut, rit très fort : « Hay, hay, hay! »
n'admet pas qu'on soit d'un autre avis que le sien, et coupe la parole à qui essaie de discuter, en chantant : « La, la, la, lare » ; il est très bien mis. Chez Uranie viennent également Lysidas et Dorante. Lysidas est homme de lettres; il va dans le monde pour prôner ses écrits et annoncer aux dames qu'il a fait une tragédie, qu'elle se jouera tel jour, que la marquise telle et la comtesse telle ont promis d'assister à la première représentation, que du reste presque toutes les loges sont déjà louées et que, si on en veut une, il faut se hâter; si on l'interroge sur la pièce d'un de ses confrères, il se défend d'abord de répondre; si on le pousse, il dit en souriant qu'il la trouve fort belle : après quoi, il démontre que celui qui l'a faite est un âne et que le succès de pareils ouvrages est « honteux pour la France ».
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Le chevalier Dorante est un mondain sans affectation ni grimaces, qui ne se pique ni d'élégance outrée de ni bel esprit, mais qui a du goût et sans élever la voix sait remettre les sots à leur place. Reste un dernier acteur qu'on aurait regret d'oublier, Galopin, le petit domestique d'Uranie. Galopin est plein de bonne volonté. Lorsqu'il annonce que Climène est en bas et demande à voir madame : « Vite, crie Uranie, qu'on aille dire que je n'y suis pas. — On a déjà dit que vous y étiez. —
Et qui est le sot qui l'a dit? — Moi, madame. — Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses vousmême. — Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie.
— Arrêtez, animal, et laissez-la monter, puisque la sottise est faite ! » Cinq minutes après, le marquis se présente : « Arrêtez, s'il vous plaît, monsieur, lui dit Galopin. — Tu ne me connais pas, sans doute? — Si fait, je vous connais, mais vous n'entrerez pas. — Ah! que de bruit, petit laquais! — Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens. — Je veux voir ta maîtresse. — Elle n'y est pas, vous dis-je. — La voilà dans la chambre! — Il est vrai, la voilà; mais elle n'y est pas. »
Si, en causant de l'École des femmes, Uranie et ses hôtes nous renseignent sur les intentions de l'auteur et sur sa « poétique », l'illusion en est-elle moins forte, et ne sentons-nous pas, d'un bout à l'autre de l'entretien, que nous avons devant nous des créatures vivantes?
Les personnages. — Analyser l'art avec lequel Molière anime tout ce qu'il touche est une tâche un peu vaine. Essayons cependant. Et avant tout, remarquons bien que s'il a pris dans la vie réelle la matière qu'il met en œuvre, s'il y a pris d'innombrables traits de caractère ou de mœurs, des mots comme celui de Mascarille : « C'était bien une lune tout entière 1! » des noms comme ceux de Gorgibus, Dimanche, Jourdain, Fleurant, Josse, Flipote, etc.2, il n'a jamais ou presque jamais fait ce qu'on appelle des personnalités. On assure que dans l'Amour médecin et par ordre du roi il a représenté trois médecins de la cour; admettons-le. On ajoute que dans les Femmes savantes il a représenté Ménage et Cotin; la chose est plus contestable, et
1. Œuvres de Molière, édit. cit., Notice des Précieuses ridicules.
2. Id., Notices, passim.
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Trissotin a beau avoir un nom qui rime à Cotin ou réciter un sonnet qui se trouve dans les œuvres de l'abbé, sa figure a une ampleur que celle du pauvre poètereau d'almanach était loin d'avoir. Ira-t-on jusqu'à chercher dans Tartuffe le portrait de l'abbé Roquette, ou de M. de Pons, ou de M. Charpy de SainteCroix, et dans Alceste celui de Montausier? La bévue serait singulière. Les œuvres à clé sont celles qui durent le moins, et il n'y a point paradoxe à affirmer que les personnages de Molière ne vivent au théâtre que parce qu'ils n'ont pas vécu dans la réalité.
Il prend grand soin de les opposer les uns aux autres 1, de telle sorte que le sage bon sens de Mme Jourdain fasse mieux ressortir la folie de son mari, ou que la parfaite simplicité d'Henriette souligne l'affectation d'Armande et de Bélise. Il sait les encadrer dans le milieu qui leur convient, dans l'atmosphère qui les explique, dans la ville, le salon ou le foyer auquel les rattachent tous les fils de leur existence (Comtesse d'Escarbagnas, Misanthrope, Tartuffe) et marquer les multiples dépendances qui existent entre eux, reflet du maître sur le valet (Dépit amoureux, Don Juan), contre-coup des erreurs du père sur l'âme de ses enfants, sur toute la famille (Tartuffe, Avare).
S'ils ne jouent qu'un rôle épisodique, il les dessine d'un seul trait net et fort (Harpin, Laurent, M. Loyal, Thomas Diafoirus) ; s'il les met au premier plan et a le loisir de les peindre en pied, il leur compose un moi complexe où les contraires se mêlent et se combinent : il ne croit pas « incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d'autres 2 », il croit même qu'un ennemi acharné de la vie de salon peut adorer une mondaine et qu'un vieil avare peut, sinon sans enrager, du moins sans protester, voir son diamant passer aux mains d'une jolie fille.
Des êtres qu'il crée, les uns sont presque de grandeur naturelle; les autres s'élargissent démesurément, selon un procédé que Diderot dans le Neveu de Rameau et les grands romanciers
1. Aussi a-t-il loué Mignard (la Gloire du dôme du Val-de-Grâce, vers 74) d'avoir su faire dans ses peintures 1 De groupes contrastés un noble agencement.
2. Critique de l'École des femmes, se. 6.
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du XIXe siècle, l'auteur du Père Goriot et de la Cousine Bette, celui de Rouge et Noir, celui de Madame Bovary ont seuls retrouvé. Tous sont à la fois, mais dans une proportion variable, individuels et synthétiques. N'en va-t-il pas ainsi de chacun de nous? Chacun de nous a son moi qui n'appartient qu'à lui; et chacun de nous est un membre de la famille humaine, le représentant d'une époque, d'une race, d'un âge, un cas particulier de la vie, mais que les lois générales de la vie dominent. Tartuffe est l'hypocrisie; il est aussi le gros et gras Tartuffe, à l'oreille rouge et au teint fleuri, qui à son dîner absorbe deux perdrix Avec une moitié de gigot en hachis, Tartuffe que le démon de la sensualité tourmente, et perdra.
Se peut-il que l'esprit de système et les partis pris de son argumentation aient entraîné Taine jusqu'à reprocher aux héros de Molière de manquer de vérité individuelle1? Réponds-lui, Tartuffe! Répondez, Martine et Sganarelle, comtesse d'Escar- bagnas et Léonard de Pourceaugnac, Agnès et Henriette, et toi, maître Jacques, et toi, M. Purgon, et vous tous dont Molière nous a si clairement fait voir les origines, la personne physique, la condition, la profession et l'humeur, et les tics et les manies!
« Un peintre, écrit Diderot, exécute sur la toile une tète. Toutes les formes en sont fortes, grandes et régulières; c'est l'ensemble le plus parfait et le plus rare. J'en cherche le modèle dans la nature, et ne l'y trouve pas; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin; c'est une tête idéale; je le sens, je me le dis.
Mais que l'artiste me fasse apercevoir au front de cette tète une cicatrice légère, une verrue à l'une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure; et d'idéale qu'elle était, à l'instant la tête devient un portrait; une marque de petite vérole au coin de l'œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n'est plus celui de Vénus, c'est le portrait de quelqu'une de mes voisines2. » La verrue qui individualise, n'est-ce que l'accent traî- nant du médecin Macroton ou le bredouillement du médecin Bahys? N'est-ce pas aussi la petite vanité littéraire d'Oronte, la
1. Les Origines de la France contemporaine, liv. III, cliap. II, § 2.
2. Les deux amis de Bourdonne.
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pruderie d'Arsinoé, la crédulité d'Orgon, ou cette peur de la mort qui rend le vieil Argan à peu près imbécile? Et s'il y a l'histoire de quelques milliers d'ignorants pourvus de diplômes dans l'impérissable couplet : « Monsieur, ce n'est pas parce que je suis son père1 », etc., n'y a-t-il pas là tout d'abord celle du benêt à longs cheveux plats que nous voyons assis sur sa grande chaise, tandis que M. Diafoirus nous dit son enfance « douce, paisible, taciturne », sa vie d'écolier consciencieux dont les régents louaient « l'assiduité », ce qu'il lui en a coûté d'efforts pour « avoir ses licences », et depuis qu'il les a, sa confiance imperturbable en l'excellence de son jugement?
Ce serait ici le lieu de répondre, s'il méritait une réponse, au reproche que les puristes du XVIIe siècle ont fait à Molière d'écrire avec négligence ou incorrection. Courtisans, parisiens et provinciaux, nobles, bourgeois et manants, tous chez lui parlent non seulement le langage que leur dicte leur situation ou leur passion actuelle, mais celui de leur rang et de leur pays.
Se plaindre que Lucas et Mathurine s'expriment en patois, que Martine et Sganarelle jettent à la tête de M. Robert toutes les injures du vocabulaire faubourien, c'est se plaindre que Cathos et Madelon emploient l'argot spécial de la préciosité et Des Fonandrès ou Purgon celui de la Faculté; c'est reprocher à Molière ce qui fait de lui le plus grand de tous nos écrivains dramatiques. Que l'on oppose le style de ses deux premières pièces, si brillant, si littéraire, mais artificiel, encore tout « burlesque » ou déjà tout « romantique » : M'oses-tu bien encor parler, femelle inique, Crocodile trompeur, de qui le cœur félon Est pire qu'un satrape ou bien qu'un Lestrygon 2?
qu'on l'oppose au style des pièces postérieures, depuis les Précieuses ridicules jusqu'au Malade imaginaire : la conclusion se fera d'elle-même.
Mais quand nous aurons bien comparé et bien analysé, quand nous aurons interrogé Célimène après- Charlotte, Philaminte après Cathos, Toinette après Scapin, et la petite Louison après
1. Le Malade imaginaire, acte II, se. 5.
2. Le Dépit amoureux, acte I, se. 6.
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la vieille Mme Pernelle, quand nous aurons disséqué lambeau - par lambeau tous les personnages dont Molière a peuplé le théâtre, saurons-nous mieux pourquoi tous vivent, même ceux J'entre eux qui ne sont pas réels? La vie n'est pas chose moins mystérieuse dans l'œuvre d'art que dans la nature, et les créateurs ignorent autant que nous d'où jaillit la divine étincelle.
Alfred de Musset, quoiqu'il ait créé Fantasio, Marianne, Brigitte Pierson, demande dans Namouna : Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, Est-elle si vivante et si vraiment humaine Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait?
Hélas! si nous le savions, ce « pourquoi », au lieu de disserter sur le génie de l'abbé Prévost ou de Molière, comme nous nous hàterions de créer une Manon ou un Alceste !
V. — Le comique dans Molière.
Sa gaîté. — Ceux qui ont vécu dans l'intimité de Molière, sans aller avec Chalussay jusqu'à l'accuser d'hypocondrie 1, ont tous dit qu'il était d'humeur mélancolique. Nous n'avons pas trop de peine à les croire. Aux attaques de ses ennemis, à des fatigues chaque jour plus grandes, à une santé de plus en plus mauvaise et à des chagrins domestiques qu'il ressentait vivement, se joignait ce torturant désir de perfection qui est le tourment de tous les vrais artistes : il n'était jamais qu'à demi satisfait de ses ouvrages et hésitait ou se refusait quelquefois, après les avoir fait jouer, à les livrer à l'imprimeur. Et puis, il y voyait trop clair et il observait de trop près les hommes pour n'être pas condamné à de hautes et graves tristesses. La pensée qu'il nous a souvent fait rire de ce qui l'avait fait pleurer peut bien achever de nous le rendre cher.
Comment la plus franche et la plus folle gaîté de l'esprit a- t-elle pu s'allier en lui avec le sérieux ou la mélancolie du caractère? Ceci encore est un mystère. Il en reste, Dieu merci, quel- ques-uns en nous et autour de nous, et en dépit des maladroits
i. Elomire hypocondre ou les Médecins vengés, 1670.
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qui veulent tout expliquer la vie demeure assez fertile en énigmes pour être intéressante. L'homme le plus gai qui ait paru dans la littérature du XVIIe siècle avant Molière est Scarron, ce « raccourci de la misère humaine », ce malheureux que la maladie avait plié en Z, qui ne pouvait dormir qu'avec le secours de l'opium, et que les plus atroces souffrances n'ont pas empêché de bouffonner allègrement jusqu'à sa dernière heure.
La gaîté de Molière est trop débordante et trop communicative pour avoir besoin d'être démontrée. C'est elle qui s'épanche dans la chanson du marquis de Mascarille, dans la réconciliation de Marinette et de Gros-René, dans la colère du docteur Pancrace et dans la peur de Sosie. C'est elle qui lui suggère tant de désopilantes réparties, telles que le mot de Béralde à un apothicaire insolent : « Allez, monsieur, on voit bien que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages 1 », ou que la sublime réponse du Second Médecin au Premier Médecin : « Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de monsieur; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau qu'il est impossible qu'il ne soit pas fou;. et quand il ne le serait pas, il faudrait souhaiter qu'il le devint, pour la beauté des choses que vous avez dites et la justesse du raisonnement que vous avez fait 2 ». Elle lui dicte le monologue de Sganarelle, la consultation du Médecin malgré lui, la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme et la malédiction de M. Purgon à son client épouvanté. Elle fait de lui « le grand rieur » ; elle constitue le lyrisme de son comique.
Ce qu'il y a de douloureux dans son rire. — Mais son comique est trop vrai pour être toujours gai. Son comique n'est autre, en somme, que celui qui est en nous, dans notre façon d'agir, de sentir et de parler, qui est en nous et que nous n'apercevions pas; il est la mise en pleine lumière de nos bévues, de nos erreurs, de notre infirmité. « Nous avions le plus souvent dispute ensemble, dit dans l'Amour médecin un veuf parlant de sa femme ; mais enfin la mort rajuste toutes choses.
Elle est morte : je la pleure. Si elle était en vie, nous nous que-
1. Le Malade imaginaire, acte III, sc. 1.
2. Monsieur de Pourceaugnac, acte I. sc. 8.
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relierions 1. » Ces traits d'ironie presque douloureuse foisonnent chez Molière. S'il est certaines de nos faiblesses qui ne sont que risibles, il en est qui ne le sont guère. Les simagrées, d'une vieille fille qui croit tout le monde épris d'elle, les contorsions d'un jeune fat qui se croit le chef-d'œuvre du grenre humain parce que ses canons ont « un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait2 », nous divertissent sans nous obliger à un pénible retour sur nous-mêmes; leur folie est douce, et elle leur est spéciale. Le cas est-il identique, quand Arnolphe se traîne aux pieds d'Agnès?
Écoute seulement ce soupir amoureux, Vois ce regard mourant, contemple ma personne, Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi, Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d'être brave et leste : Tu le seras toujours, va, je te le proteste; Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai, Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai; Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire : Je ne m'explique point, et cela, c'est tout dire.
(A part) Jusqu'où la passion peut-elle faire aller!.
Enfin, à mon amour rien ne peut s'égaler : Quelle preuve veux-tu que je t'en donne, ingrate?
Me veux-tu voir pleurer? Veux tu que je me batte?
Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux?
Veux-tu que je me tue? Oui, dis si tu le veux; Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme 3.
Il est grotesque, ce vieil Arnolphe, avec sa calotte et sa fraise à l'antique : d'où vient donc qu'ici nous ne rions qu'avec embarras, si toutefois nous rions? Quelqu'un va nous le dire dans la Critique de l'École des femmes : « Dorante : Je voudrais bien savoir si les honnêtes gens et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses. Le marquis : Ma foi, chevalier, tu ferais mieux de te taire. — Dorante : Fort bien. Mais enfin si nous nous regardions nous-mêmes quand nous sommes bien amoureux 1 ». En maint endroit de ses
1. L'Amour médecin, acte I, sc. 1.
2. Les Précieuses ridicules, sc. 19.
3. L'École des femmes, acte V, sc. 4.
4. Critique de l'École des femmes, sc. 6.
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comédies Molière nous force à « nous regarder », à nous voir tels que nous sommes, à comprendre que nous passons notre temps à nous tromper ou à être trompés ; et la secousse est assez rude.
Toutes les vilenies de l'être humain, toutes les laideurs de l'existence apparaissent dans quelques-unes de ses pièces. N'estil pas vrai qu'un drame, un drame noir, est contenu dans le Malade imaginaire? A force de craindre la mort, de se bourrer de remèdes et d'avaler des purgations préventives, Argan en t est arrivé à l'imbécillité complète : il est la proie d'une demidouzaine de charlatans et d'une coquine qu'il a épousée en secondes noces. Dans cette chambre où traînent de fades relents de pharmacie, autour de ce vieillard à peu près en enfance qui a « sans cesse un lavement ou une médecine dans le corps 1 », commencent à voleter les corbeaux; un fripon de notaire est là qui explique à Béline le moyen de frauder la loi et de dépouiller les enfants du premier lit de la part d'héritage qu'un testament ne peut leur ravir. Et déjà elle les a rendus odieux à leur père; déjà elle tient la clé de l'armoire où il lui a dit que sont serrés ses écus, et penchée sur le fauteuil où il somnole, elle attend, frémissante, qu'il se décide à mourir.
Comment il évite d'humilier en nous l'homme. — Le sujet n'est pas plus gai dans Tartuffe ou Don Juan, Georges Dandin ou l'Avare ; et Molière avait là de belles occasions d'hut milier en nous l'homme. C'est précisément ce qu'il ne voulait pas; et ses œuvres les plus fortes, celles qui donnent le plus à [ penser, ne laissent après elles aucune impression d'amertume.
Dès qu'il voit que la leçon a été comprise, il a un art merveilleux pour ramener le rire sur nos lèvres qui commençaient à se contracter un peu. En avant, les défilés de carnaval, les processions de matassins chantants et dansants! En avant, les valets et les servantes dont les discours fourmillent en dictons savoureux et en images expressives! Vite, il pousse sur le théàtre quelque bon compère dont la vue seule nous fait pouffer. Les Sotenville font leur entrée; Colin tout endormi vient se cogner contre Georges Dandin qui tombe en l'entraî-
1. Le Malade imaginaire, acte III, se. 12.
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nant dans sa chute. L'émotion qui se dégage de Tartuffe devientelle étouffante? Dorine accourt, ou Mme Pernelle. Venons-nous d'entendre un père et un fils rivaux qui se querellent, et avonsnous vu Harpagon lever le bâton sur Cléante? Maître Jacques ouvre la porte, et s'entremet sans avoir rien compris à ce qui se passe. La rouerie avec laquelle Don Juan bernait son brave homme de créancier nous a-t-elle révoltés? Dans une de ces contre-scènes dont Molière a le secret, Sganarelle, singeant son J maître, éconduit à son tour M. Dimanche, et une fois de plus la joie renaît. Que de sentiments contradictoires se succèdent en nous à mesure que se déroule la scène entre Don Juan, Pierrot et Charlotte! De l'irritation, au début, de l'indignation presque à voir le pauvre paysan rudoyé, souffleté par le coquin à talons rouges qu'il a sauvé le matin même au péril de sa vie et qui lui débauche « son accordée ». Charlotte intervient : « Eh! laisse-le faire aussi, Piarrot! ». et les spectateurs sourient, sans plus songer qu'ils sont « fils de 89 ». Soudain le cri de Pierrot : « J'aime mieux te voir crevée que de le voir à un autre! » sonne à leurs oreilles; ils s'émeuvent, ils le plaignent, décidément, le brave garçon qui aime si fort et se voit si menacé dans son amour; ils souffrent avec lui, ils vont s'attendrir. Le moyen, alors que son cri de passion amène la réplique si ingénument, si plaisamment égoïste de Charlotte : « Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous 1 ».
C'est en vain que depuis le temps de Molière les conditions de la vie sociale ont changé et que les infortunes des roturiers sont devenues pour nous, comme dit l'abbé Prévost, égales en dignité, en gravité, à celle des Atrides; ~en pain que la vie s'est attristée, et que la plupart des situations traitées par lui ont pris chez les écrivains du XVIIIe siècle et surtout du XIXe une valeur tragique.
Tout moroses ou ombrageux que nous sommes, nous n'ouvrons pas son œuvre sans que nos fronts se rassérènent. Ce railleur des médecins est un médecin sans égal, et le petit gazctier du règne de Louis XIV, Robinet, avait bien raison de l'appeler « le
1. Don Juan, acte II, sc. 3.
l'
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grand maître d'Hippocrate 1 ». Il dissipe toute « humeur peccante » et nous trouverons toujours chez lui « la rhubarbe, la casse et le sené qui purgent la mélancolie de l'âme 2 ».
VI. — La philosophie de Molière.
L'œuvre de Molière est admirablement saine. Comme tous nos grands classiques, il estimait que la mission de l'art est tout autant d'instruire que de plaire. Comme eux, il exprime ses idées de moraliste en scènes vivantes dont il nous laisse le soin de tirer la conclusion. Mais c'est un libre esprit, et de tous ses contemporains La Fontaine est le seul dont la morale ressemble à la sienne.
Les droits de l'instinct. — La sienne est en partie fondée sur les droits de l'instinct; et qui les méconnaît ne saurait trouver grâce auprès de lui. Il est impitoyable aux bas-bleus pour qui le mariage est « une chose tout à fait choquante » et la maternité une basse fonction; aux bigots qui sont prêts à sacrifier « frère, enfants, mère et femme » à leur dévotion sans intelligence et sans bonté; aux pères qui ne consultent que l'intérêt en mariant leur fils ou leur fille; aux roturiers qui ne voient dans le mariage qu'un moyen de s'allier à des gens titrés et de se décrasser; aux vieillards qui veulent de gré ou de force épouser des ingénues de dix-sept ans. Les rôles qu'il nous rend le plus sympathiques sont ceux des jeunes gens qui n'écoutent que leur cœur, dussent-ils commettre ainsi, à l'exemple de Damis, bien des maladresses et faire la partie belle à Tartuffe.
Au milieu de l'humanité bigarrée et falote qui se presse sur son théâtre, ils forment un groupe à part et un groupe charmant. De jeunes captives qu'un marchand d'esclaves tient sous les verrous, de touchantes pupilles que séquestre un barbon, tendent les bras à travers les barreaux de la croisée au cavalier tout frais émoulu du collège qui jure de les délivrer ou de perdre la vie. Avec leurs deux brins de moustache blonde retroussés au-dessus des lèvres, Lélie et Eraste, Horace et
1. Lettre. à Madame, du 15 août 1666.
2. Le Médecin malgré lui, acte III, se. 3.
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Cléonte sont des enfants ; ils ont toute la fraîcheur de senti- f ments, toute la bonne foi et toute l'honnêteté de la première jeunesse. En eux parle la passion « toute pure » La pensée de séduire, de corrompre l'aimable fille qui se fie à leur tendresse l et voit en eux un époux, ne leur vient même pas : J'aimerais mieux mourir que l'avoir abusée 1!
Dès qu'ils se sentent aimés, la tête leur tourne; leur bonheur les étouffe, et ils en feraient confidence à leur propre rival plutôt que de le taire. Pour un rien, ils croient tout perdu.
Lucile a-t-elle passé ce matin devant Cléonte sans le regarder?
Il n'a pas même remarqué qu'elle était avec sa vieille tante qui épiait tous ses mouvements; il n'a rien vu, si ce n'est que son regard l'évitait. La chose est claire : Lucile ne l'aime plus, Lucile est une infidèle, une perfide; ce M. le comte qui va chez elle lui aura « donné dans la vue ». Eh bien! elle ne mérite plus d'être aimée, et Cléonte appelle Covielle : « Donne la main à mon dépit et soutiens ma résolution contre tous les restes d'amour qui me pourraient parler pour elle. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le mal que tu pourras ». Et le valet trop heureux d'être autorisé à médire tout haut des maîtres : « Elle, monsieur? Voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie pour vous donner tant d'amour!. Premièrement, elle a les yeux petits. — Cela est vrai, répond en soupirant Cléonte; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir ». A chaque défaut que signale Covielle, Cléonte trouve une excuse. « Tout fâché qu'il est », son cœur « reveut sa prison »; à peine Lucile a-t-elle paru, a-t-elle parlé, qu'il se trouLla; sa voix mollit, ses yeux se mouillent, et il en vient bien vite à ce qui est la fin ordinaire des querelles d'amoureux, à demander pardon à sa chère Lucile des torts qu'elle a pu avoir envers lui 2. Lucile ou Célie, Agnès ou Angélique ne nous inspirent pas moins de sympathie que les blondins dont elles ont pris le cœur; elles aiment avec la même sincérité, quoi-
1. L'École des femmes, acte V, sc. 2.
2. Le Bourgeois gentilhomme, acte III, sc. 9.
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qu'étant femmes elles soient plus fines. La plus ignorante saurait duper « le plus habile homme »; à défaut de la force, elles ont la ruse, et mariées elles s'entendraient aussi bien qu'Elmire à « tartuffier » Tartuffe. Mais ainsi qu'Elmire elles seraient d'honnêtes épouses, gaies, spirituelles, et sages sans pruderie; Molière en est sûr, et chaque fois qu'une d'entre elles trompe la surveillance de son amoureux à barbe grise pour suivre le jeune époux qu'appelaient ses vingt ans, il bat des mains. Bien qu'il n'entende pas ébranler les principes sur lesquels repose la famille et justement parce qu'elle lui est chère, il va en certains cas jusqu'à conseiller aux enfants la résistance et l'insurrection. L'office de Mascarille et de Scapin, de Dorine et de Toinette est de leur souffler à l'oreille : « Tenez bon!.. Tenez ferme! » et de leur rappeler que l'autorité paternelle n'a pas le droit d'engager leur avenir, de disposer de leur personne, en faisant violence à leur cœur.
Sages tempéraments de sa doctrine. — Il était très bon de défendre les droits de l'instinct à une époque où la vie de cour et de salon commençait à faire de l'homme une créature tout artificielle; il était très original et très courageux de les revendiquer en un siècle chrétien, chrétien avec intolérance et étroitesse, dans lequel le devoir du croyant semblait être de vaincre en lui toutes les tendances, toutes les passions naturelles et, au risque d'attrister inutilement la vie, de résister à tous les mouvements de la nature. Molière a beaucoup plus de confiance en la bonté de la nature; encore ne dit-il pas que tout soit bon en elle et qu'il suffise de s'abandonner, les yeux fermés, à ses impulsions : il nous invite à les soumettre au préalable au contrôle de la raison. En constatant par où il se rapproche de Rabelais et de La Fontaine, ne le rapprochons pas de Rousseau et de Diderot jusqu'à le confondre avec eux. Les.
sophismes de l'un et le cynisme de l'autre lui sont également étrangers. Il ne condamne ni l'œuvre du christianisme ni l'œuvre de la civilisation. Les savants qu'il bafoue ne sont que les faux savants, les bedeaux de la science, pédagogues qui chargent notre esprit de formules creuses, médecins qui tourmentent notre corps avec d'inutiles et répugnantes drogues. Le donner pour un ennemi de la religion parce qu'il a écrit Tartuffe et Don
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Juan c'est lui faire une très grande injure. Il savait trop bien que de tous nos instincts l'instinct religieux est le plus fort, pour pousser le cri de guerre des « philosophes » de 1770 : « Écrasons l'infâme ». Il pensait que le rôle du prêtre est d'éclairer, de consoler, non de dominer les consciences et de s'immiscer dans les affaires du foyer : est-ce là le point de vue d'un impie? Dix mois environ avant sa mort, l'auteur de Tartuffe était allé tout naturellement et tout simplement faire ses pâques à Saint-Germain-l'Auxerrois 1: et au surplus, l'hommage qu'il a rendu à la religion dans les deux beaux couplets de Cléante devrait le mettre à l'abri de certaines insultes en même temps que de cer- taines louanges. Il n'est ni un révolté ni un démolisseur.
Homme du tiers état et très préoccupé d'enrayer la désorgani- sation de la famille bourgeoise, il honore, il aime les gens de cour semblables à Uranie et à Élise, au Dorante de la ('rihijue et au Clitandre des Femmes sarantes, qui sont délicats sans être précieux et se raffinent l'esprit sans le fausser. Il ne déteste que ce qui est artifice, affectation: et de toute son œuvre c'est une grande leçon de franchise et de simplicité qui se dégage.
Le rêve d'Alceste. — Mais à son œuvre manquerait quelque chose si elle n'était rien de plus qu'une leçon de morale pratique: il y manquerait le rayon de poésie, la noble et souf- frante beauté de la chimère. Nous sommes ainsi faits que nous en voudrions à Molière d'avoir été toujours un sage, de ne nous avoir proposé qu'un idéal de vertu accessible et proportionné à nos forces: ceux-là seuls sont pour nous des poètes qui revent plus qu'ils ne peuvent obtenir. Ce rêve, il l'a fait en écrivant le Misanthrope. Il y a dit le tourment d'une âme généreuse et passionnée qui voudrait croire et ne rencontre que trahison, qui cherche la perfection et ne rencontre qu'universelle médiocrité; il y a dit son dégoût du réel et l'ardeur de son aspiration au vrai. Il ne nous a point caché qu'Alceste demandait l'impos- sible; il lui a prêté juste assez de bizarreries ou d'enfantines colères pour provoquer un instant le sourire. Mais en souriant, comme nous avons les larmes près des yeux ! Malgré nous, sous l'habit sombre aux rubans verts, dans le visage ardent et dou-
1. Requête de la veuve de Molière à l'archevêque de Paris, 17 février 1
2. Tartuffe, acte 1, sc. 3.
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loureux d'Alceste, c'est Molière que nous voyons, et nous sommes touchés de découvrir soudain en ce philosophe du bon sens qui s'est tant appliqué à nous faire aimer la vie, un poète qu'elle avait cruellement déçu.
Ainsi se parachève l'œuvre, tout ensemble si française et si humaine, de notre grand Molière, bouffon égal à Rabelais, peintre de mœurs supérieur à Balzac, créateur de vivants auquel Shakespeare seul peut être comparé, philosophe auprès de qui Jean-Jacques fait l'effet d'un irritant sophiste, et qui serait le plus grand génie du XVIIe siècle, si le XVIIe siècle n'avait produit Pascal.
VII. — Auteurs comiques contemporains de Molière.
Moins modestes ou moins prudents que le cardinal Du Perron qui disait : « Je ne me mêle plus de faire des vers depuis que M. de Malherbe en fait de si beaux », quelques auteurs comiques ont essayé de se produire à côté de Molière.
Fournisseurs patentés des deux troupes qui rivalisaient avec la sienne, celle de l'Hôtel de Bourgogne et celle du Marais, ils ont fait ce qu'ils ont pu pour se débarrasser de lui et l'ont attaqué avec une extrême violence. Dans le seul été de 1663, Donneau de Visé compose contre lui Zélinde ou la véritable critique de l'Ecole des femmes; Boursault, le Portrait du peintre ou la contre- critique de l'École des femmes ; Montfleury, /'Impromptu de l'Hôtel de Coudé ; Villiers, la Réponse à l'Impromptu de Versailles ou la vengeance des marquis.
N'ayant pu le réduire au silence, ils l'ont pillé. Aux mains de Montfleury, l'École des maris se transforme en École des jaloux (1664) et l'Ecole des femmes en École des filles (1666); Monsieur de Pourceaugnac devient chez ce même Montfleury le Gen- tilhomme de Beauce et chez Visé le Gentilhomme guespin (1670) ; de son côté, Hauteroche essaie de copier Sganarelle dans les Apparences trompeuses ou les maris infidèles (1613), le Médecin malgré lui dans Crispin médecin (1674), la Comtesse d'Escarba-
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gnas dans les Nobles de province (1678), les Précieuses ridicules et les Femmes savantes dans les Bourgeoises dé qualité (1690).
Mais il était plus facile d'injurier Molière que de l'imiter. Ceux qui lui empruntaient des sujets ou des titres, des situations et des bons mots, n'avaient point comme lui le génie de l'observation et la faculté créatrice; ils ne voyaient point que sa gloire était d'avoir fait de la comédie l'image de la vie commune.
Aussi n'est-ce pas à lui, mais entre eux qu'il convient de les j comparer. Rapprochés de lui, ils s'anéantissent; étudiés à part, ils peuvent encore offrir quelque intérêt.
Boursault. — Exceptons toutefois Boursault (1638-1701), qui ne nous semble intéressant d'aucune manière, bien qu'il ait de son temps trouvé des admirateurs. Il a fait un peu de tout : des gazettes en vers, des lettres, des romans, des contes, des épigrammes, des pièces de théâtre, et il n'a rien fait que de médiocre. On dit pour sa défense qu'il était dépourvu d'instruction première et n'avait jusqu'à l'âge de treize ans parlé que le patois de sa province : l'excuse serait meilleure si le français qu'il a parlé à dater de cet âge était moins douteux. Il a donné la mesure de son goût en critiquant les œuvres de Molière, puis de Boileau, puis de Racine, et enfin en refaisant les fables de La Fontaine dans son Ésope à la ville (1690) et son Ésope à la cour (1701). Ces deux ouvrages en cinq actes et en vers dont Ésope est le héros et où chaque scène lui fournit un prétexte à débiter un apologue : le Loup et l'Agneau, le Renard et le Corbeau, la Grenouille et le Bœuf, etc., suffiraient à prouver à quel point Boursault ignorait ce que c'est qu'une comédie. Celle qu'il a intitulée le Mercure galant ne vaut guère mieux, et on s'étonne que la Comédie-Française ait jugé à propos de la reprendre alors que tant de petits chefsd'œuvre du XVIIe et du XVIIIe siècle lui semblent indignes du même honneur. En fondant en 1672 sous le nom de Mercure galant un journal qui colportait de droite et de gauche les nouvelles de la cour et de la ville, relatait les grands mariages et les grands enterrements, annonçait le livre nouveau et la nouvelle mode, Donneau de Visé avait fondé la réclame, et les diverses sortes de gens que la vanité ou l'intérêt amenait dans ses bureaux pouvaient fournir la matière d'une très curieuse
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pièce à tiroirs. Cette pièce, Boursault n'en a ébauché que trois ou quatre scènes : il a fait défiler (levant nous le bourgeois qui prie le rédacteur du Mercure, en faisant sonner des écus dans sa poche, de parler un peu de ses ancêtres et de le qualifier de gentilhomme dans le plus prochain numéro; la bourgeoise qui lui demande de faire l'éloge de ses toilettes; le financier véreux qui offre cent louis d'un article où serait célébrée sa probité, et l'industriel dont les inventions ont besoin d'être signalées et recommandées au public. Mais sur ce mince croquis d'actualité se greffent des épisodes qui n'ont nul rapport au sujet et sont bien insipides : que vient faire là le vieux M. de la Motte, dont les discussions avec Claire remplissent presque tout le troisième acte? Il n'emploie pas moins de cinquante vers à nous expliquer que s'il ne veut plus se marier, c'est qu'il a entendu chanter un coucou et vu deux limaçons qui lui présentaient les cornes. La scène des deux bavardes fait aussi hors-d'œuvre, et n'est pas moins glaciale. Le Mercure galant n'est qu'une comédie de collège au milieu de laquelle détonnent à l'improviste des grossièretés, et quoiqu'il ne faille point peutêtre juger Boursault sur la sale Énigme de l'acte V, elle est cause qu'on ne peut parler de lui sans un peu de dédain.
Hauteroche. — Hauteroche (1617-1707) vaut mieux.
A vrai dire, avec lui, la comédie en revient au point où elle s'était arrêtée avec Thomas Corneille et Scarron; son art consiste à imaginer des péripéties dont la bouffonne étrangeté surprenne et amuse le spectateur. Mais il a de la gaieté, des idées drôles. Il avait assez longtemps vécu en aventurier pour prendre goût à l'invraisemblable. Fils d'un huissier au Parlement qui comptait faire de lui un magistrat, à vingt ans il était en fuite.
Enrôlé dans une troupe de comédiens, il a parcouru l'Espagne et l'Allemagne avant de se fixer à Paris, où il a passé pour un des bons acteurs tragiques du Marais, puis de l'Hôtel de Bourgogne. Il n'est mort qu'en 1707, à quatre-vingt-dix ans. Dans le même temps qu'il jouait la tragédie, « accusait le Destin et disait des injures aux Dieux », il composait ces joyeuses farces : Crispin médecin (1674), Crispin musicien (même année), la Dame invisible ou l'esprit follet (1684). Il y a une scène bien gaie dans Crispin médecin. Ce n'est pas celle où Crispin, affublé
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d'une robe, s'évertue à parler latin et à tous ceux qui le consultent répond : « Prenez des pilules » : l'imitation du Médecin malgré lui est ici trop visible, et le souvenir du modèle fait tort à la copie. Mais au second acte, Crispin, chargé de remettre un billet doux à la fille du docteur Mirobolan, entend tout à coup approcher celui-ci : que devenir? où se cacher? Être reconnu, c'est être battu. Dorine, la rusée servante, vient à son secours.
Elle sait que le docteur doit aujourd'hui même recevoir le corps d'un pendu qu'il se propose de disséquer dans quelques heures en présence de cinq ou six confrères. « Mets-toi tout étendu sur cette table », dit-elle à Crispin, et Crispin s'y étend, quoique d'assez mauvaise grâce. « Que vois-je là? » demande le docteur en entrant. « C'est, répond Dorine, ce corps qu'on vient d'apporter. » Hélas ! elle a compté sans l'enthousiasme scientifique de son maître. « Je suis d'avis, dit le docteur Mirobolan, tandis qu'il est encore tout chaud, d'en commencer la dissection. Va-t'en quérir mes bistouris, qui sont là haut dans mon cabinet. — Mais, monsieur, vous n'avez rien de préparé, cela fera un trop grand embarras; et d'ailleurs, vos malades attendent après vous. — Va seulement, et m'apporte un paquet de cordes et des clous que tu trouveras tout proche les bistouris. Pendant qu'il a ce reste de chaleur, je trouverai plus facilement les veines lactées, et les réservoirs qui conduisent le chyle au cœur pour la sanguificatiun. » Et Mirobolan dégrafe le pourpoint de Crispin qui croit déjà sentir dans sa chair la pointe aiguë du scalpel : « Il n'a pas mauvaise mine, mais il a pourtant quelque chose de fâcheux dans le regard. Oui, ou toutes les règles de la métoscopie et de la physionomie sont fausses, ou il devait être pendu. Ah! quel plaisir je vais prendre à faire sur son corps une incision cruciale, et à lui ouvrir le ventre depuis le cartilage xiphoïde jusqu'à l'os pubis. » Peu importe le moyen dont s'est servi Hauteroche pour mettre un terme aux angoisses du soi-disant pendu : la situation est amusante.
Montfleury. — Montfleury (1640-1685), fils d'un acteur en renom de l'Hôtel de Bourgogne, était de la maison avant même d'avoir épousé la fille de Floridor, le chef de la troupe. Il n'avait que vingt ans et venait d'être reçu avocat, quand il fit jouer sa
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première comédie, le Mariage de rien, bientôt suivie d'une quin- zaine d'autres. Presque toutes mériteraient d'être lues. Il lui est arrivé d'y noter quelques menus faits de la vie contemporaine, en particulier dans le Gentilhomme de Beauce, où nous pouvons apprendre quelle était dès 1670 la vogue des loteries et quel revenu en tiraient les fripons. En général, ses données sont purement fantaisistes et d'une extravagance qui ne manque pas de piquant. La Femme juge et partie (1669), dont les lettrés n'ont point cessé de faire cas ', est l'histoire d'une femme que son mari Bernadille a soupçonnée fort injustement et abandonnée dans une petite île de la Méditerranée; il la croit morte et songe à se remarier. Elle revient vêtue en cavalier, s'amuse à tourner la tête à la jeune fille dont il s'est épris, puis, nommée prévôt tie la ville grâce à la protection d'un tout-puissant seigneur, elle fait comparaître à son tribunal l'époux coupable, l'oblige à confesser son erreur et son crime, le condamne à être pendu et, quand elle a bien joui de son épouvante, y met fin en se faisant reconnaître. Dans la Fille capitaine (1669), la jeune Angélique, pour délivrer sa cousine Lucinde des importunités d'un vieux bourgeois ridicule, M. Leblanc, qui s'est avisé de lui faire la cour, s'habille en officier « du régiment du roi », effraie M. Leblanc, ne parle que de lui couper les oreilles ou de lui transpercer la bedaine, et ne lui fait grâce qu'après qu'il a consenti au mariage de Lucinde avec celui qu'elle aime. L'École des jaloux (1664) met en scène Léonor et son mari Santillane dont la jalousie stupide et féroce mérite d'être châtiée. Des parents de Léonor s'entendent avec elle pour donner au vilain homme une bonne leçon. Déguisés en corsaires, ils enlèvent les deux époux, et un valet qui joue le rôle du Grand Turc jette le mouchoir à la captive. Celle-ci fait mine de résister et déclare qu'elle mourra plutôt que d'être infidèle à Santillane. Eh bien, répond le Grand Turc, je vais le faire pendre ; vous serez veuve et libre.
Mais Santillane aime cent fois mieux être trompé que pendu; il se jette aux pieds de sa femme, en la conjurant d'être un peu moins vertueuse. L'idée ne serait pas indigne de Molière. Et cependant, ce n'est pas à Molière que nous fait penser le théâtre
1. Cf. Impressions de théâtre, par M. Jules Lemaître, troisième série, p. 84.
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de Montfleury. A l'allure fringante du style, tout mêlé d'argot parisien et de scabreuses équivoques, à la pointe de polissonnerie qui perce en maint endroit, on le prendrait plutôt pour un contemporain de Favart et de Collé. Ses héroïnes portent le travesti avec une grâce vive et un peu effrontée qui est moins de leur siècle que du siècle suivant, et si ses pièces ne valent ni les Trois sultanes ni la Vérité dans le vin, elles nous en donnent tout au moins un petit avant-goût qui n'est pas pour déplaire.
Quinault. — Avec plus de discrétion, plus de délicatesse, Quinault (1635-1688) annonce aussi par moments l'art sensuel et si joliment factice du XVIIIe siècle. A coup sûr, ses comédies sont inférieures à ses opéras dont il sera question dans un autre chapitre. Encore n'est-ce pas l'œuvre du premier venu que la Mère coquette (1664). Il n'est pas, il est vrai, allé au fond de son sujet. Il n'a fait qu'esquisser d'une main légère le portrait de la femme de trente-cinq à quarante ans qui ne se résigne point à vieillir, à n'être plus aimée, consulte avec alarme son miroir, en veut à sa fille d'être déjà une jeune fille, d'avoir les yeux si brillants, les joues si fraîches, et tente de lui disputer le cœur d'un jeune amoureux; il a sacrifié l'analyse aux agréments de l'intrigue, intrigue romanesque où les inévitables corsaires jouent leur rôle, mais qui est conduite avec adresse. Si hâtive qu'elle soit, l'esquisse est juste, et elle était neuve1. Et puis, comme cela est écrit! Comme le vers est aisément et spirituellement tourné! Trop spirituellement, sans doute; ce n'est plus le naturel absolu, le style sincère et désintéressé de Molière; en écoutant dialoguer le valet et la soubrette, le mot de « marivaudage » nous vient aux lèvres; c'est de la littérature, mais de la bien fine et jolie littérature.
Baron. — Baron (1653-1729), l'acteur jadis illustre que Molière avait formé, a écrit en 1686 une assez bonne comédie, l'Homme à bonnes fortunes; la figure de Moncade, infatué de ses triomphes, a du relief. Mais de ce don-juanisme grossier l'effigie la meilleure était encore Baron lui-même, et les pages
1. La même année, Donneau de Visé a écrit à son tour une comédie intitulée la Mère coquette; elle n'a aucune valeur.
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de Gil Blas dans lesquelles il nous apparaît en Alonzo de la Ventoleria peuvent bien faire tort à sa pièce.
En somme, après la mort de Molière, il faut attendre jusqu'à Régnard et Dancourt pour rencontrer des comédies qu'il soit intéressant de comparer avec les siennes, et pour en rencontrer où il y ait du génie, il faut attendre jusqu'à Marivaux.
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres de Molière, édit. Despois et Ménard, Coll. des Grands Écrivains, 11 vol. in-8 (le t. X contient la biographie, le t. XI la bibliographie). —
Petit de Julleville, Le théâtre en France, 4e édit., 1897, in-18. — Larroumet, La comédie de Molière, 1886, in-18. — Brunetière, Études critiques, t. 1 et IV, 1880 et 1891, in-18; Époques du théâtre français, 1892, in-12 (conf. 4 et 6). — Lemaitre, Impressions de théâtre, t. I, III, IV, VI, 1888-1892, in-18. — Moland, Molière, sa vie et ses ouvrages, 1887, in-8; Molière et la comédie italienne, 1867, in-8. — Eud. Soulié, Recherches sur Molière, 1872, in-8. — Loiseleur, Points obscurs de la vie de Molière, 1877, in-8. — Baluffe, Molière inconnu, 1886, in-8. — Chardon, Nouveaux docu-
ments sur la vie de Molière. — Dr Nivelet, Molière et Guy Patin, 1880, in-12.
— Souriau, Versification de Molière, 1896, broch. in-8. — Collection du Moliériste.
Théâtre de Boursault, 3 vol., 1694 et 1725; Œuvres choisies de Boursault, 2 vol., 1811. — Œuvres de Hauteroche, 3 vol., 1772. — Œuvres de Montfleury, 2 vol., 1705; Théâtre de MM. de Montfleury père et fils, 3 vol., 1739. — Œuvres de Quinault, 5 vol., 1739 et 1778; Œuvres choisies de Quinault, 1824 et 1842. — Théâtre de Baron, 3 vol., 1759. — Victor Fournel, Les con- temporains de Molière, 3 vol. in-8, 1863-1875.
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CHAPITRE II
RACINE ET LA TRAGÉDIE AU TEMPS DE RACINE 1
La tragédie romanesque et Quinault. — Tandis que Cornéillë, aigri de l'insuccès de Pertharite (1652), se tenait éloigné de la scène et mettait en vers pompeux l'Imi- tation de Jésus-Christ, la tragédie romanesque s'était installée en maîtresse au théâtre. Les fades héros du Grand Cyrus et de la Cléopâtre, dont Boileau se devait tant moquer dans un spirituel dialogue, étaient montés sur les planches pour y réciter, au milieu d'une intrigue aussi invraisemblable que compliquée, les dissertations galantes et les énervantes maximes d'amour que leur avaient enseignées La Calprenèdc et Mlle de Scudéry. Trois poètes se disputaient alors, avec un succès inégal, la faveur du public : Thomas Corneille, Boyer et Quinault.
L'œuvre du premier a déjà fait plus haut l'objet d'une étude.
Rien de plus insipide et de plus pauvrement écrit 2 que les tragicomédies de l'abbé Boyer, qui ne cessent d'être ennuyeuses
1. Par M. N.-M. Bernardin, docteur ès lettres, professeur de rhétorique au lycée Charlemagne.
2. Quelques vers de Tiridate (I, 1) suffiront pour donner une idée du style plat, incorrect et obscur qu'avait alors l'abbé Boyer; c'est le héros qui parle à sa mère : Demain de vos deux fils la fatale journée Verra la mort de l'un, de l'autre l'hyménée, Ariarathe heureux, et moi, près de mourir, Vous imputer le coup qui me fera périr.
LA REINE MÈRE Ah ! mon fils ! Que ce coup serait insupportable I
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que pour devenir ridicules1; mais Quinault est un tout autre homme, et de plus son œuvre explique une partie de l'œuvre de Racine.
Sa biographie est à refaire, ce que l'on raconte partout de lui reposant exclusivement sur « une nouvelle galante, l'Amour sans faiblesse, qui a couru longtemps manuscrite dans le monde, et où Quinault lui-même avait donné un tour romanesque à l'histoire de ses amours avec la personne qu'il a épousée2 ».
Ce qu'on peut dire de sa jeunesse avec certitude se réduit à ceci : né à Paris, le 3 juin 1635, d'un boulanger de la paroisse Saint-Merry, Philippe Quinault fut élevé par Tristan l'Hermite, qui se plut à développer en lui d'heureuses dispositions pour la poésie, qui fit représenter sa première comédie, les Rivales, à laquelle on rattache l'origine des droits d'auteur, et qui l'institua son héritier. A la mort de son bienfaiteur, Quinault n'avait que vingt ans. Ce fut, dit Somaize, une Précieuse estimée à la cour comme à la ville, Mme d'Oradour, qui se chargea de soutenir sa jeune réputation. Grâce à Mme d'Oradour, Quinault devint le favori des ruelles, auxquelles il soumettait ses pièces, faites sur elles et pour elles, avant de les lire aux comédiens3.
1. Voici la liste des pièces de l'abbé Boyer; la date qui suit chacune d'elles est celle de l'achevé d'imprimer : 1° la Porcie romaine, tr., 1646; 2° la Sœur généreuse, tr.-com., 1647; 3° Porus ou la Générosité d'Alexandre, tr., 1648; 4° Aristodème, tr., 1648; 5° Tiridate, tr., 1649; 6° Ulysse dans l'île de Circé ou Euriloche foudroyé, tr.-com., représentée sur le Théàtre des machines du Marais, 1649; 7° Clotilde, tr., 1659; 8° Fédéric, tr.-com., 1660; 9° la Mort de Démétrius ou le Rétablissement d'Alexandre, roi d'Épire, tr., 1660; 10° Policrite, tr.-com., 1662; Ho Oropaste ou le faux Tonaxare, tr., 1663; 12° les Amours de Jupiter et de Sémélé, tr., 1666; 13° le Jeune Marius, tr., 1669; 14° la Fête de Vénus, com.,
1669; 15° Policrate, com. héroïque, 1670; 16° le Fils supposé, tr., 1672; 17° Lisimène ou la jeune Bergère, pastorale, 1672; 18* le Comte d'Essex, tr., 167^ 19° Agamemnon, tr., 1681; 20° Artaxerce, tr., 1683; 21° Antigone, tr., itâf
22° Jephté, tr., 1692; 23° Judith, tr., 1695.
2. Bernardin, Un précurseur de Racine, Tristan l'Hermite, 1895, p. 297.
3. La chronologie des premières pièces de Quinault est à refaire, comme la biographie du poète. Les éditions originales de plusieurs d'entre elles sont devenues si rares que nous les avons cherchées vainement en France et en > Belgique. Voici la liste de ses œuvres comiques et tragiques, avec leurs dates certaines ou simplement probables : 1° les Rivales, com., 1653; le privilège est du 16 juillet 1655; 2° l'Amant indiscret, com., 1654; 3° les Coups de l'Amour et de la Fortune, tr.-com.; le priv. est du 28 septembre 1655 et l'achevé d'imprimer du 30 octobre; 4° la Généreuse Ingratitude, tr.-com. pastorale; le priv. est du 3 juin et l'ach. d'impr. du 15 juin 1656; 5° la Comédie sans comédie; le priv. est du 16 juin 1657 et l'ach. d'impr. du 31 juillet; 6° le Fantôme amoureux, tr.-com., imprimée au plus tard en 1658 ; 7° Amalasonte, tr.-com. ; le priv.
est du 7 mars, et l'ach. d'impr. du 8 mai 1658 ; 8° le Feint Alcibiade, tr.-com.; le
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Ses pièces? C'était, au fond, toujours la même qu'il leur apportait. Les éléments du drame ne changeaient guère, et jamais les caractères des acteurs. L'amour, qui n'était qu'un « ornement » dans le théâtre de Corneille, est devenu le « corps » même du théàtre de Quinault 1. Tous les personnages, jeunes ou vieux, rois ou généraux, quelle que soit l'horreur de la situation où les place le poète, sont amants avant tout, et même ne sont qu'amants; et Quinault ne se contente pas de rester fidèle à la vieille maxime d'Honoré d'Urfé : « L'amour rend tout permis »; chez lui, le devoir et tous les sentiments les plus puissants, dignité, reconnaissance, tendresse paternelle, piété filiale même, s'effacent devant l'amour, devenu la plus belle des vertus. En vain le poète prétend-il transporter le lieu de la scène à Memphis, à Rome, à Tyr, à Patare, à Byzance, nous voyons bien que l'action se passe toujours à Tendre-sur-Inclina- tion, à Tendre-sur-Estime ou à Tendre-sur-Reconnaissance; et Goths, Asiatiques ou Grecs, tous ses amants doucereux, toutes ses amantes précieuses, parlent invariablement le langage des « alcovistes » et des « spirituelles ».
Si du moins, fondant la tragédie sur l'amour, Quinault nous avait quelquefois montré, comme Racine le fera, les effets ter- ribles de cette passion tragique entre toutes! Mais non; bien rarement il s'est risqué à peindre les fureurs de l'amour jaloux; car son talent n'est pas là : ce qu'il excelle à savamment analy- ser, ce sont la naissance et les premières manifestations d'un tendre penchant, où souvent la tête, la vanité et l'ambition sont pour plus que le cœur. Le vrai Quinault est dans Stratonice. Là, contraint par les nécessités de la situation, chacun des personnages se trouve exprimer, avec une élégante habileté, des sentiments qui ne sont pas les siens 2, laissant parfois deviner ce qui se passe au fond de son cœur par un geste involontaire ou
priv. est du 3 juin 1658; 9° la Mort de Cyrus, tr.; le priv. est du 10 février 1659, et l'ach. d'impr. du 12 juillet; 10° le Mariage de Cambyse, tr.-com.; le priv. est daté du même jour que celui de la Mort de Cyrus; 11° Stratonice, tr.-com.; le priv. est du 10 mars et l'ach. d'impr. du 15 mai 1660; 12° Agrippa ou le faux Tibérinus, tr.-com., 1660; 13° Astrale, roi de Tyr, tr., 1663; 14° la Mère coquette ou les Amants brouillés, com., 1664; 15° Bellérophon, tr., 1665; 16° Pausanias, tr., 1666.
1. Lettre de Corneille à Saint-Evremond.
2. D'où le vers célèbre de Boileau (Satire, III, v. 188) : Et jusqu'à « Je vous hais! » tout s'y dit tendrement
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par un mot imprudent, qu'interprètent 011 relèvent les acteurs en scène. Bien faite, une pareille étude n'est certes point indifférente; par malheur, Quinault désire beaucoup trop que nous admirions ses procédés subtils d'analyse; ses tragédies sont ainsi moins une peinture vivante et théâtrale de l'amour qu'un ingénieux, mais froid, commentaire sur l'amour, de sorte que, au lieu d'être émus, nous disons : « Que ce poète est adroit! »
Il y a plus. Ces signes minutieusement observés et expliqués d'une tendresse qui n'a pas encore pleine conscience d'ellemême, ces incertitudes symétriquement réglées d'un amour qui veut et qui ne veut plus se déclarer, pourraient plaire, et beaucoup, dans une comédie dont ils seraient l'unique objet; mais ils paraissent bien déplacés dans des tragédies remplies de conspirations et de crimes; plus la situation devient dramatique, plus notre impatience augmente; la disproportion est vraiment trop grande entre les effets et les causes, et, malgré leur finesse spirituelle, nous donnerions toutes ces jolies dissertations dialoguées pour un violent transport de passion ou pour un grand cri de fureur. Le théâtre de Quinault, c'est Rodogune écrite par Marivaux.
Telle est l'impression que fait l'ensemble de son œuvre; mais il serait injuste de ne pas joindre à ces critiques des louanges bien acquises. Quinault a dans plusieurs pièces imaginé des situations tout à fait théâtrales : l'exposition d'Amalasonte est animée et dramatique; si dans Astrale « l'anneau royal » est en effet « mal trouvé », il faut reconnaître que Boileau s'est montré trop sévère pour une tragédie qui renferme d'assez belles scènes ; et par deux fois au moins, dans Amalasonte (H, IV) et dans Agrippa (IV, H), la tendresse a, chez Quinault, fort ressemblé à l'amour. Enfin, s'il y a dans ses vers un peu incolores trop de réminiscences de Corneille et de centons de Tristan, le style de Quinault est en général facile, clair, agréable, souvent élégant, toujours harmonieux, et c'est là une réunion de qualités que l'on trouverait malaisément chez un autre des prédécesseurs de Racine.
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I. — Vie de Racine.
La famille et la jeunesse de Racine. — On ne peut séparer du nom de Racine le nom de Port-Royal. Les solitaires ont formé les sentiments de l'enfant; leur empreinte est marquée sur le talent du poète; ce sont eux qui, après l'insuccès de Phèdre, l'ont ramené à Dieu. Leur influence sur Racine est donc sensible de son berceau jusqu'à sa tombe.
Dans l'été de 1638, peu après l'arrestation de Saint-Cyran, Lancelot et Antoine Le Maître avaient du se réfugier à la FertéMilon chez les parents d'un de leurs jeunes élèves, Nicolas Vitart.
C'est dans une maison ainsi dévouée au jansénisme persécuté que Jean Racine vint au monde le 22 décembre 1639.
Il appartenait à une famille assez modeste, mais honorable, anoblie au XVIe siècle. Son père était procureur, quand il avait épousé, le 13 septembre 1638, Jeanne Sconin, fille d'un commissaire enquêteur et examinateur. Orphelin de père et de mère à cinq ans, le petit Jean fut d'abord élevé par son aïeul Jean Racine et par Marie des Moulins, sa grand'mère. Devenue veuve à la fin de 1649, Mme Racine se retira à Port-Royal des Champs; tout l'y appelait : sa fille Agnès venait d'y prendre le voile; sa sœur, Suzanne des Moulins, y avait été seize ans cellérière, et son autre sœur, Mme Vitart, était venue, avec plusieurs de ses enfants, habiter « un petit logis. sur la porte » du monastère. Jean Racine commença pourtant ses études au collège de Beauvais et n'entra qu'à la fin de 1655 dans l'école que tenaient aux Granges MM. de Port-Royal.
Il ne tarda point à devenir leur élève favori. Le Maître, qui l'aimait comme un fils, rêvait pour lui les succès éclatants qu'il avait obtenus lui-même au barreau, et lui enseignait l'art difficile du développement ; l'excellent M. Hamon lui apprenait l'italien et l'espagnol; l'écolier trouvait dans Nicole un guide excellent pour ses études latines, et Lancelot, en train de composer le Jardin des racines grecques, lui donna pour la plus belle des langues un goût si vif que souvent on voyait l'adolescent s'enfoncer dans les bois de Port-Royal un Euripide à la main; c'est
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alors qu'il apprit par cœur le fameux roman d'Héliodore, les Amours de Théagène et de Chariclée, tant il prenait d'intérêt aux douleurs du roi Hydaspes, contraint d'immoler sa fille au Soleil, et à l'histoire de Demenetè, la perfide marâtre, qui poursuit d'un amour criminel son vertueux beau-fils. Déjà même il s'essayait à tourner des Odes sur le paysage ou promenade de Port-Royal des Champs.
Au mois d'octobre 1658, Racine alla faire son cours de logique au collège d'Harcourt. Dans cette maison sûre, où avaient été secrètement imprimées plusieurs Lettres Provinciales, il ne perdit pas son dévouement à la bonne cause et sa haine des Jésuites, comme le montre une lettre fort piquante, qu'a publiée M. Gazier 1. Mais, à peine ses études terminées, « le petit Racine » commença de s'émanciper.
Nicolas Vitart, son oncle à la mode de Bretagne, n'était pas pour lui un tuteur sévère. Il lui faisait fréquenter une compagnie plutôt dissipée, et se plaisait à développer son goût pour la poésie. C'est vers cette époque sans doute que Racine entreprit cette tragédie de Théagène et Chariclée, dont a parlé son fils.
Il acheva pour le théâtre du Marais une Amasie, que je croirais assez volontiers tirée du Scanderbeg (1643) d'Urbain Chevreau 2, et dont le caprice d'un comédien empêcha la représentation.
L'année suivante (1661), sur les conseils de la Beauchâteau, Racine est en train d'écrire pour l'Hôtel de Bourgogne une nouvelle tragédie, les Amours d'Ovide, qu'il ne termina point sans doute 3. Déjà l'attention du public avait été attirée sur le poète naissant par une ode, la Nymphe de la Seine (1660), composée pour le mariage de Louis XIV; et, chose amusante, Racine, à ses débuts, recevait les encouragements de Chapelain et de Perrault.
Quelque fermé que fût Port-Royal aux bruits du dehors, on finit par y apprendre que ce jeune Racine. si pieusement élevé
1. Revue internationale de l'Enseignement, n° du lo juin 1888. Cette lettre, datée du 21; janvier 1659. est la plus ancienne que nous ayons de Racine.
2. Le début de ce roman, achevé d'imprimer le 10 novembre 1643, offre le plan d'une tragédie racinienne : la princesse Amasie se trouve entre le tendre Eléazar et le farouche Mustapha dans une situation à peu près identique à celle où se trouvera Bajazet entre la sensible Atalide et la jalouse Roxane.
3. Il parut en 1663 sous le même titre une pastorale héroïque de Gilbert, représentée à l'Hôtel de Bourgogne.
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sous l'aile du Seigneur, s'enfonçait beaucoup dans le monde, qu'il s'endettait, et fréquentait les cabarets en compagnie d'un libertin débraillé, qui s'appelait La Fontaine; qu'il faisait imprimer des épithalames et lisait à des comédiennes mûres des tragédies galantes. La mère Agnès crut voir l'abomination de la désolation; elle lança « excommunication sur excommunication » contre son neveu, et appela à son aide les parents maternels de Racine.
Trois des oncles du jeune homme étaient religieux de Sainte- Geneviève. L'un d'eux, Antoine Sconin, vicaire général à Uzès, appela le coupable auprès de lui pour le surveiller, l'initier à la théologie et tâcher de lui obtenir un bénéfice. Racine songea sérieusement alors à entrer dans les ordres sacrés, nullement par vocation, mais « par des vues d'intérêt » ; aussi voyons-nous dans ses lettres qu'il partageait impartialement son temps entre Dieu et les Muses, entre saint Thomas et l'Arioste; cependant il oubliait d'écrire à Port-Royal, tout occupé qu'il était de recopier pour La Fontaine un poème des Bains de Vénus, qui n'a jamais été imprimé. Heureusement pour nous, une obscure complication d'intrigues ecclésiastiques entrava les projets d'Antoine Sconin sur son neveu, et Racine rentra à Paris vers la fin de 1 (;(;2 sans avoir même obtenu un bénéfice séculier. Il sera plus heureux dans la suite, puisque, de IMG à 1668, nous le verrons prieur de l'Épinay, et qu'il sera plus tard prieur de Saint-Jacques de la Ferté et de Saint-Nicolas de Chézy.
Les tragédies profanes de Racine. — Dès le retour de Racine à Paris, une Ode sur la convalescence du Roi lui valut une gratification de six cents livres, et une seconde ode, la Renommée aux Muses, lui acquit la protection du libéral comte de Saint-Aignan et l'amitié du sincère Boileau. Le 20 juin lOOi, la Thébaïde fut jouée avec un certain succès par la troupe de Molière, avec lequel Racine venait de se lier. L'intimité des deux grands poètes ne dura pas longtemps, par la faute de Racine.
Le 4 décembre 1663, les comédiens du Palais-Royal don- naient une nouvelle tragédie de lui, Alexandre le Grand, et, le 18 décembre, la troupe, dit le registre de La Grange, « fut surprise que la même pièce d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Comme la chose s'était faite de complot
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avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts d'auteur audit M. Racine, qui en usait si mal que d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. » Si Racine avait la satisfaction rare de voir son œuvre représentée à la fois avec succès sur deux théâtres, ce procédé peu délicat lui enlevait l'amitié d'un homme comme Molière. Ce n'est pas la seule faute, malheureusement, que commit alors le jeune et irascible poète.
Desmarests de Saint-Sorlin, l'auteur des Visionnaires, venait d'attaquer le jansénisme dans un extravagant Avis du Saint- Esprit au Roi. Nicole riposta par des lettres finement intitulées les \'isionnaires. Dans l'une d'elles se trouvaient ces mots : « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels ».
Racine prit cette phrase pour lui. Il n'était pas méchant; son cœur s'attendrissait même facilement, et, durant toute sa vie, sa générosité fut inépuisable pour les parents, parfois peu dignes d'intérêt, dont la misère criait sans cesse vers lui; mais, si les beaux yeux de Racine étaient prompts à se mouiller de larmes, sa bouche moqueuse avait peine à retenir une épigramme.
L'abeille fait un miel d'une douceur exquise; mais elle a un dard, qui peut profondément piquer. Dans le doux et tendre poète il y avait un satirique plus impitoyable que Boileau. On le vit bien, lorsqu'il voulut répondre à ce qu'il considérait comme une attaque directe de Port-Royal : avec une impitoyable et sûre malignité, il retourna leurs propres armes contre ses anciens maîtres, dont sa mémoire trop fidèle avait retenu tous les petits défauts, et il écrivit contre eux une Lettre à la façon de ces Provinciales, dont les « messieurs » lui avaient jadis fait admirer la mordante ironie. Cette Lettre est pleine de bons mots; mais, comme Racine les lance contre ses bienfaiteurs persécutés, chacun de ces bons mots parait une mauvaise action. Le poète allait publier une seconde Lettre, quand Boileau lui dit froidement : « Cela est fort joliment écrit; mais vous ne songez pas que vous écrivez contre les plus honnêtes gens du monde ».
Racine, ému, retint sa Lettre, qui ne fut imprimée qu'après sa mort. Ce n'est pas là un des moindres services que Boileau
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rendit à son ami, et c'est d'ailleurs un de ceux dont Racine, apaisé et repentant, lui garda le plus de reconnaissance.
Au mois de novembre 1667, son Andromaque obtenait un éclatant succès, constaté par la critique même qu'en faisait représenter Subligny au théàtre du Palais-Royal. En jouant la Folle Querelle, Molière se vengeait des mauvais procédés de Racine à son égard ; mais cela ne l'empêchait point de rendre hautement justice aux Plaideurs (1668), d'abord assez mal accueillis par le public.
Britannicus ne fut pas mieux reçu le 13 décembre 1669, comme nous le voyons par un curieux compte rendu de la première représentation qu'a écrit Boursault dans son petit roman d'Artémise et Poliante; mais on revint bientôt de cette prévention injustifiée; car Racine pouvait dire, sept ans après, que Britannicus était celle de ses tragédies « que la cour et le public revoyaient le plus volontiers ».
Cependant la belle-sœur de Louis XIV, Henriette d'Angleterre, avait fait secrètement inviter par Dangeau le vieux Corneille et le jeune Racine à porter au théâtre les adieux de Titus et de Bérénice. La Bérénice de Racine charma tous les spectateurs à l'Hôtel de Bourgogne (21 novembre 1670), tandis que celle de Corneille n'obtenait au Palais-Royal qu'un succès d'estime.
Aussi Corneille, aigri, se montra-t-il fort sévère dans les premiers jours de 1672 pour le Bajazet de son heureux rival, auquel il reprochait d'avoir habillé ses Turcs à la française.
Racine s'en consola en voyant le Mercure Galant lui-même constater par deux fois, au commencement de 1673, que son Mithridate avait plu. Dix-huit mois après, le 18 août 1674, des applaudissements unanimes saluaient Iphigénie.
Depuis plus d'un an Racine était un des quarante de l'Académie française; deux mois après le succès d'Iphigénie, le roi le nomma trésorier de France en la généralité des finances de Moulins ; il n'était pas tenu à résidence.
Renonçant à une Iphigénie en Tauride, dont il avait commencé le plan, le poète travaillait alors à la plus difficile et à la plus hardie de ses œuvres, une tragédie de Phèdre. Il eut l'imprudence d'en parler. Ses ennemis avaient essayé déjà d'opposer à son Iphigénie une piteuse pièce composée sur le même sujet par
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Le Clerc et Coras; ils recommencèrent avec Phèdre la même tentative : Pradon, aidé par le duc de Nevers, par la duchesse de Bouillon et par Mme Deshoulières, doubla fiévreusement la tragédie de Racine sur les récits qu'il en avait entendu faire, et, le 3 janvier 1677, deux jours après que Phèdre avait été donnée à l'Hôtel de Bourgogne, il faisait représenter Phèdre et Hippolyte 1 par l'ancienne troupe de Molière. L'affluence des spectateurs était considérable au Palais-Royal, et la salle restait vide à l'Hôtel de Bourgogne; cette manœuvre coûtait 15 000 livres aux conjurés de l'Hôtel de Bouillon, qui avaient retenu toutes les places pour les six premières représentations de chacune des deux pièces. Dans la joie d'un triomphe acheté si cher, Nevers et Mme Deshoulières lancèrent contre la Phèdre de Racine un sonnet satirique. Des courtisans répondirent par un sonnet sur les mêmes rimes, qui contenait des allusions sanglantes aux mœurs de Nevers. Celui-ci, le croyant l'œuvre de Racine et de Boileau, riposta par un troisième sonnet, encore sur les mêmes rimes, où il menaçait les deux poètes « de coups de bâtons donnés en plein théâtre ». Pradon soutint même que Boileau avait reçu derrière l'Hôtel de Condé les coups qui lui avaient été promis, et Sanlecque s'empressa de faire à ce sujet un quatrième sonnet, toujours sur les mêmes rimes. Il fallut que Condé intervînt. A sa voix tout se tut, et la Phèdre de Pradon succomba bientôt sous l'indifférence générale. Mais les ennemis de Racine obtenaient plus qu'ils n'avaient osé souhaiter. Blessé au cœur, le trop sensible poète 2, malgré les encouragements que lui prodigua Boileau dans une Épitre célèbre, renonça définitivement au théâtre, bien qu'il eût une Alceste déjà sur le chantier.
Les dernières années de Racine. Ses tragédies sacrées. — Dans sa détresse il revint à la mère Agnès, qui ouvrit ses bras à l'enfant prodigue, et qui n'eut pas de peine à ranimer dans son cœur l'ardeur mal éteinte de sa première foi.
Racine souhaita une réconciliation complète avec ses anciens
1. Tel est aussi le titre que Racine avait primitivement donné à sa tragédie, imitée de l'Hippolyte d'Euripide.
2. « La moindre critique, disait-il à son fils ainé, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. » On s'en aperçoit à l'amertume de ses Préfaces.
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maîtres. Sa Phèdre était d'une inspiration non seulement chrétienne, mais janséniste, puisque l'héroïne est une femme naturellement vertueuse, à qui la grâce a manqué. Boileau porta la tragédie au grand Arnauld, qui l'approuva; il lui amena le poète, qui tomba à ses genoux. Racine était reconquis par Port-Royal, et cette fois pour jamais. Et même, comme, avec cette vivacité qui l'entraînait toujours aux partis extrêmes, il ne menaçait pas de moins que de se faire chartreux, il fallut que son confesseur usât de son autorité pour le décider à un mariage « bourgeois et chrétien JI.
Il épousa, le 1er juin 1677, une orpheline, Catherine de Romanet, personne très pieuse, de fortune modeste et d'esprit si peu cultivé qu'elle ne lut jamais une seule des tragédies de son mari, et que, dit son propre fils, « elle ignora toute sa vie ce que c'était qu'un vers ». Elle donna cinq filles et deux fils au poète, qui se montra pour ses enfants le plus tendre et le plus dévoué des pères.
Vers le temps de son mariage, Racine avait reçu du roi un honneur lucratif, qui l'aida à renoncer au théâtre. Louis XIV avait de l'affection pour le poète : il lui avait accordé un bel appartement au château 1 et la faveur de pénétrer auprès de lui sans être annoncé; dans ses nuits d'insomnie il l'envoyait chercher pour lui faire la lecture. Il le prit pour historiographe, en même temps que Boileau. Les deux amis durent suivre leur maître dans ses expéditions militaires, et la cour s'amusait de voir à cheval Messieurs du sublime; mais, s'ils étaient médio- cres cavaliers, ils savaient gagner l'estime de Luxembourg et de Vauban. Racine, qui professait une sorte de culte pour Louis XIV, s'était consacré avec dévotion à sa nouvelle tâche; par malheur son œuvre, très avancée, dit-on, périt dans un incendie.
Mme de Montespan, puis Mme de Maintenon le troublèrent dans son travail d'historiographe. La première lui demanda un opéra de Phaéton, que le poète converti ébaucha de fort mauvaise grâce et abandonna avec joie; la seconde voulut avoir de lui une œuvre dramatique, simple et sans prétention, que pussent
1. Il sera donné plus tard à une princesse du sang, Mlle de Charolais.
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réciter les demoiselles de Saint-Cyr. Racine trouva dans le sujet d'Esther (janvier 1689) le moyen de contenter à la fois la favorite et Port-Royal et de mettre d'accord ses intérêts et sa piété.
Cette œuvre charmante fut accueillie avec des applaudissements prolongés, que n'obtint pas deux ans après Athalie, représentée dans des conditions bien moins favorables. Racine a composé encore pour Saint-Cyr quatre Cantiques spirituels (1694), qui furent ses dernières poésies, et qui ont mérité d'être appelés par Geoffroy « le chant du cygne ».
Le moment approche où un coup bien cruel va être porté au cœur sensible du poète courtisan : nous voulons parler de cette disgrâce, dont on soutient qu'il est mort. Quelles en furent les causes? Peut-être Racine a-t-il mécontenté Louis XIV par son insistance à solliciter le dégrèvement d'une taxe extraordinaire, qui lui avait été imposée comme secrétaire du roi ; plus vrai- semblablement il l'a indisposé par ses relations avec les jansénistes, que Louis XIV n'aimait point : on savait que Racine écrivait une histoire de Port-Royal, et ses ennemis durent incriminer sa visite à Nicole mourant, son attitude après la mort d'Arnauld, ses intercessions incessantes auprès de l'archevêque de Paris en faveur des solitaires et des religieuses. Louis Racine parle aussi d'un mémoire sur les souffrances du peuple confié par son père à Mme de Maintenon et livré par elle au roi. Nous aimerions à être assurés que la disgrâce de Racine doit être attribuée à la même faute généreuse que celle de Vauban. Il est bien certain du moins que cette fameuse disgrâce, sur laquelle on a tant écrit, ne dura que fort peu de temps, et ne fut même point éclatante et complète, car Racine n'a jamais cessé d'être de tous « les Fontainebleau » et de tous « les Marly » ; mais pendant quelques semaines il ne fut plus admis dans l'intimité du monarque et de Mme de Maintenon : en fallait-il davantage pour désespérer une âme tendre, qui aimait le roi presque autant qu'elle aimait Dieu?
Peu de mois après, Racine ressentit les premiers symptômes d'une inflammation du foie. Pendant sa maladie, qui fut longue, Louis XIV envoya très souvent prendre de ses nouvelles, et,
1. Il avait acheté cette charge au mois de février 1696.
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quand le grand poète eut rendu le dernier soupir, dans la nuit du 21 avril 1699, le roi parla de lui à Boileau « d'une manière à donner envie aux courtisans de mourir, s'ils croyaient que S. M. parlât d'eux de la sorte après leur mort ». Il fit plus : il accorda à sa veuve une pension de 2 000 livres, réversible à ses enfants.
Dans un testament daté du 10 octobre 1698 Racine avait écrit : « Je désire qu'après ma mort mon corps soit porté à Port-Royal des Champs, et qu'il y soit inhumé dans le cimetière au pied de la fosse de M. Hamon ». Nulle tombe ne convenait mieux à la dépouille mortelle de celui qui avait tant reçu de Port-Royal, et qui lui avait tant rendu: mais l'impiété de la persécution religieuse n'a point permis aux restes de notre grand tragique d'y reposer en paix. On dut les transporter en 1711 dans les caveaux de Saint-Étienne-du-Mont. -
II. — Sur quels modèles et de quels éléments Racine a formé son système dramatique.
Racine n'a pas créé de toutes pièces un système dramatique nouveau. Dans la voie où il s'est engagé d'autres poètes l'avaient précédé d'un pas incertain et lui avaient montré le but, qu'il a pu seul atteindre. Il n'est donc pas sans intérêt de rechercher sous quelles influences diverses est née et s'est développée dans son esprit la conception d'une tragédie entièrement différente de celle de Corneille.
Tout d'abord, séduit par la rhétorique déclamatoire des héros cornéliens, Racine avait voulu, pour parler comme l'abbé du Bos, marcher sur les brodequins du plus illustre de ses devanciers; c'est à la manière du grand Corneille qu'il avait noué l'intrigue et écrit le dialogue de sa Thébaïde, toute bourrée de sentences et d'antithèses; c'est sur la Mort de Pompée qu'il avait calqué la plus grande partie de son Alexandre le Grand; mais, soit qu'il eût été blessé au vif de s'entendre dire par le vieux poète qu'il n'avait aucune disposition pour la tragédie, soit qu'un secret instinct l'eût averti qu'il faisait fausse route, il renonça
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dès lors à l'imitation directe de Corneille, et abandonna définitivement la tragédie héroïque pour la tragédie amoureuse.
Là, il trouvait pour guides deux autres poètes, Tristan et Quinault, auxquels il a pris beaucoup plus qu'on ne croit généralement.
A quelque distance que l'équitable postérité les ait placés l'un de l'autre, il y avait entre Quinault et Racine une affinité indiscutable; et d'ailleurs pour Racine l'influence de Quinault se confondait avec celle du temps et du milieu, car la tragédie romanesque était le miroir fidèle de cette société précieuse et galante dans laquelle il s'était trouvé brusquement jeté au sortir de Port-Royal. Très épris de tous les raffinements d'un style élégant, Racine était alors bien moins choqué de la recherche et du bel esprit que ne l'était le bon sens plus bourgeois de Boileau. Il prenait encore un vif plaisir à la chute ingénieuse d'un madrigal ', et l'on trouve dans Andromaque des traces nombreuses de préciosité2. Quinault devait donc plaire à Racine par certains de ses défauts presque autant que par ses qualités, et il n'est pas surprenant qu'il l'ait imité plus d'une fois.
Plus d'une fois, en effet, Racine a emprunté aux tragédies romanesques de son prédécesseur un ressort dramatique ou une situation 3. Si, dans Andromaque, Oreste vient au nom de la Grèce
1. Le vers exquis d'Antiochus à Bérénice : Dans l'orient désert quel devint mon ennui !
ne fait que résumer en une seule épithète un madrigal vingt fois refait dans la société précieuse. Voir les Lettres (1647) de Gombauld (Lettre CHI) : « Il me semble qu'un grand peuple est parti de Paris avec vous. Je ne laisse pas de trouver la solitude au milieu de la presse. » Voir aussi un madrigal anonyme inséré dans le recueil de Languet de Sivry (Pièces diverses, 1668, in-12, t. H, p. 115) : Vous seule faites tout le Cours Et tout le Cours sans vous m'est une solitude.
2. Le trait qui a rendu fàcheusement célèbre un vers du rôle de Pyrrhus : Brûlé de plus de feux que je n'en allumai, était depuis vingt-cinq ans à la mode parmi les beaux esprits. Scudéry ne faisait-il pas dire à son Eudoxe (1641) : « La flamme que j'allumai dans Carthage justifie celle qu'Ursace avait allumée en mon cœur »?J'ai trouvé ce rapprochement détestable dans les Mélanges (1641) de Tristan, p. 108, dans la Maison des Jeux (1642) de Sorel, p. 369, et au commencement de la Bérénice (1650) de Segrais. Après Andromaque, je le vois encore dans l'Agamemnon (I, 1) de l'abbé Boyer.
3. Notre attention a été appelée sur ce point par M. Droz, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Besançon, qui nous engageait à écrire sur Quinault un livre, qui est en effet à écrire.
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entière demander à Pyrrhus la tète du fils d'Hector, c'est que, dans Pausanias (IV, 1), Aristide était venu prier Pausanias, au nom de tous les Grecs, de renvoyer sa captive Cléonice, dont le père avait causé tant de maux à la Grèce ; et de même que Cléonice s'était éprise du héros victorieux qu'elle aurait dû haïr, Eriphile, dans Iphigénie, s'éprend de cet Achille qui l'a faite prisonnière.
Néron « enlève Junie à la cour » afin de l'épouser, parce que,
dans le Mariage de Cambyse, Cambyse avait agi de même à l'égard d'Aristonne; et si Néron se cache pour écouter Junie, à laquelle il a donné l'ordre de désespérer son rival, c'est que Cam- ) byse s'était caché pour écouter Darius, auquel il avait commandé de disposer Aristonne à répondre à son amour (IV, II et IV) 1.
Avant Phèdre, enfin, Sténobée, brûlant d'un amour coupable, faisait exiler, pour se défendre contre elle-même, celui qu'elle adorait, et, après l'avoir accusé d'un crime imaginaire, vaincue par le remords, elle proclamait hautement l'innocence de Bellé- rophon, et se tuait 2.
Mais ce ne sont là que des imitations de détail, et le théâtre de Racine présente avec celui de Quinault une ressemblance générale plus caractéristique. Tous deux font de l'amour l'âme de leurs tragédies; et il arrive quelquefois chez Racine ce qui arrive presque toujours chez Quinault, que cet amour n'est guère que de la tendresse. Ses personnages du second plan, 1 Aricie, Hippolyte, et même ce délicieux Antiochus, n'ont pas un caractère bien marqué, et ne sont guère qu'amants, comme tous les héros de Quinault. Ne semblent-ils pas empruntés à la Stratonice ou à l'Astrale, ce sensible Hippolyte, qui soupire : Si je la haïssais, je ne la fuirais pas,
1. Les arguments par lesquels Narcisse persuade l'empereur qu'il n'a qu'à se déclarer à Junie pour être aimé d'elle sont empruntés également au Mariage de Cambyse (IV, 1) : Pour être aimé sans peine il suffit d'être roi.
Quand on est sur un trône on est toujours charmant, Et, lorsque l'on peut tout, on peut plaire aisément.
2. Au dénoument de la tragédie de Quinault, le seul Bellérophon osait attaquer un monstre furieux, et le peuple croyait voir un dieu combattre à ses côtés; de même Hippolyte osera tenir tête au monstre suscité par Neptune, et le peuple croira voir un dieu exciter ses coursiers éperdus. Ces détails ne se trouvent pas dans l'Hippolyte grec. — Le chœur qui ouvre le quatrième acte du Phaéton (1683) de Quinault est, enfin, comme une ébauche du premier chœur d'Athalie.
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et cette aimable Aricie, qui au prince Hippolyte, lui offrant un empire et son cœur, répond avec une grâce exquisement chaste : Mais cet empire, enfin, si grand, si glorieux, N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux ?
Bajazet et Xipharès n'ont-ils pas un air de famille avec le vicomte Pausanias et le marquis Bellérophon? Les tragédies de Quinault ne sont le plus souvent que des comédies à dénouement tragique. Or, au second acte d'Andromaque, Boileau blâmait, comme trop voisine de la comédie, la jolie scène où Pyrrhus, revenant par dépit à Hermione, ne peut s'empêcher de parler sans cesse de l'ingrate Andromaque, et s'attire ce juste reproche de Phœnix : Quoi? Toujours Andromaque occupe votre esprit?
Et cette scène, Racine l'a précisément prise à la comédie de la Mère coquette (IV, VIII), où, dans les mêmes circonstances, Ismène finissait par dire à Acante : Quoi? Toujours Isabelle!
Le second acte d'Iphigénie, sauf une scène, et la plus grande partie de Bérénice appartiennent assurément moins à la tragédie qu'à la haute comédie. La douce et tendre Atalide enfin, qui semble échappée d'une comédie sentimentale, a tout le charme, mais tous les défauts aussi des héroïnes de Quinault : ses timides inquiétudes, qui seraient touchantes dans une action moins tragique, nous laissent à peu près indifférents, occupés que nous sommes des transports furieux de Roxane, et, pour amener une catastrophe sanglante entre toutes, les retours offensifs de son dépit jaloux, si ingénieusement présentés qu'ils soient, nous paraissent des ressorts aussi insuffisants que ceux qu'avait mis en jeu Quinault dans son Amalasonte.
Ainsi la partie critiquée et critiquable du théâtre de Racine, la partie romanesque, tendre et précieuse, aujourd'hui vieillie et un peu fade, est celle qui vient en droite ligne du théâtre, alors très applaudi, de Quinault.
Mais il y en a une autre, et, pour celle-là, Racine avait trouvé des modèles, encore bien imparfaits sans doute, mais enfin des
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modèles, dans la Mariamne, dans la Mort de Crispe et dans l'Osman du vieux Tristan L'Hermite. Il avait vu là, comme dans ces belles tragédies grecques qui avaient fait le charme de sa jeunesse studieuse et lettrée, une action simple et naturelle, uniquement soutenue par les caractères et par les passions opposés des principaux personnages; le grand ressort du drame était encore l'amour, non plus, comme chez Quinault, l'aube indécise et pâle de l'amour ou bien une froide tendresse qui disserte sur elle-même et qui madrigalise, mais un amour ardent et furieux, qui souffre, qui agit et qui tue, un amour plus fort que le devoir, contrairement à ce qu'on admirait dans la tragédie cornélienne, plus fort que la raison, cette pauvre raison que prenait plaisir à humilier le jansénisme, un amour qui mène l'homme au crime d'abord, puis à sa perte 1. Le théâtre de Tristan L'Hermite a fait voir à Racine que, dans le cadre inflexible des trois unités, cet amour-là, avec ses jaloux transports, pouvait mieux que toute autre passion produire ces brusques changements et ces retours soudains qui, soutenant et ranimant l'émotion tragique, retardent ou précipitent la catastrophe : c'est parce qu'Hérode adore Mariamne qu'il la condamne à mort, et parce qu'il l'a condamnée qu'il tombe en frénésie; outrageusement abandonnée par le sultan qu'elle aime, la fille du mufti se promet à qui la vengera; et à peine a-t-elle armé le bras de Sélim que déjà elle lui voudrait arracher le fer homicide, passant ainsi de l'amour à la haine et de la haine à l'amour jusqu'au moment où elle se tuera pour ne pas survivre à celui qu'elle avait voulu faire périr, et qu'elle n'a pu sauver
1. Rendons à Quinault cette justice qu'il avait entrevu dans son Bellérophon cette lutte entre la raison impuissante et les sens triomphants qui fait la dramatique beauté du rôle de Phèdre; écoutez Sténobée (III, II) : Je connais ma faiblesse, et je l'ai condamnée.
Ma chute ne vient pas de défaut de lumière.
Je sens à mon secours ma raison tout entière.
J'approuve ses conseils : trop heureuse, en effet, Si le secours qu'elle offre était moins imparfait, Si ses conseils, trop vains quand l'amour est le maître.
Savaient faire pouvoir tout ce qu'ils font connaître, Et si, montrant l'abîme où l'on se va jeter.
Ils donnaient de la force assez pour résister.
Ce développement avait été indiqué déjà par un autre disciple de Tristan, Urbain Chevreau, dans son petit poème de Myrrhe (Poésies, 1636, p. 208).
2. Nous avons montré dans notre livre sur Tristan L'Hermite (p. 483-489) que
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Racine a compris qu'avec un pareil système dramatique un poète qui aurait une connaissance très exacte des mouvements secrets du cœur humain, une sensibilité profonde, un goût sûr, une plume soigneuse et patiente, pourrait produire des chefsd'œuvre tout différents de ceux de Corneille, mais non moins beaux, et ces chefs-d'œuvre, le génie de Racine nous les a donnés.
III. — Les tragédies profanes de Racine.
La poétique dramatique de Corneille et celle de Racine. — Dans ses tragédies Corneille avait mis son âme héroïque; Racine a mis dans les siennes son cœur plein de sensibilité. Corneille nous avait présenté des personnages d'une grandeur surhumaine, dont la volonté énergique et souveraine triomphait plus ou moins aisément, mais triomphait toujours de la fougue des sens et des révoltes de la passion, et parfois il avait, dans des scènes sublimes, fait monter à nos yeux les larmes viriles de l'admiration. Ce sont les larmes douloureuses de la pitié que nous fait verser Racine sur la faiblesse de l'homme, victime impuissante et veule de ses passions déchaînées. Le poète élevé à Port-Royal a été marqué pour la vie au sceau du jansénisme, et il est resté convaincu que, depuis la chute, la créature humaine était incapable du bien sans le secours divin de la Grâce; livrés sans défense à leurs instincts et à leurs appétits, ses personnages sont donc toujours, par une fatalité tout autre, mais aussi inexorable que la fatalité antique, les artisans invo-
ce beau rôle de la fille du mufti est comme une esquisse de l'admirable rôle d'Hermione. D'autre part, la grande scène du cinquième acte d'Andromaque, , celle où éclatent le fameux Qui te l'a dit?
et le beau mouvement : Ah! fallait-il en croire une amante insensée?
était en germe dans le Josaphat (V, III) de Magnon (1646) : on annonce au roi Abenner que, par son ordre exprès, son fils coupable vient d'être mis à mort, et le père désespéré se répand en reproches contre ceux qui ont exécuté la sentence. Racine avait lu soigneusement les tragédies de ses prédécesseurs et noté les indications qui lui paraissaient heureuses. On peut voir un certain nombre de rapprochements significatifs dans le commentaire de notre édition de Racine.
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lontairement coupables, et partant encore dignes de compassion, de leur destinée tragique. L'effet moral des deux théâtres est d'ailleurs le même; car, si Corneille récompensait l'héroïsme dans ses dénouements heureux, Racine, dans ses dénouements sanglants, montre « les moindres fautes sévèrement punies 1 * De cette différence dans leur conception de l'humanité sont nées les différences, très grandes, de leurs poétiques dramatiques.
Ce que cherche avant tout Corneille, peignant les hommes « tels qu'ils devraient être », ce sont des situations extraordinaires, qui permettent à ses héros de montrer leur exceptionnelle grandeur d'âme en s'élevant, par un effort de leur volonté, au-dessus des événements et des passions pour accomplir ce qui est ou ce qu'ils considèrent comme étant leur devoir. Quelquefois, comme dans les œuvres demeurées classiques du grand poète, ces situations sont créées par les caractères mêmes qu'il a donnés aux personnages; mais le plus souvent elles sont amenées par une complication extrême de faits arbitrairement disposés. Le système de Corneille devait inévitablement aboutir à lui faire produire des œuvres aussi embrouillées que Rodogune, dont les quatre premiers actes sont presque uniquement consacrés à préparer l'admirable situation du dernier, ou qu'Héraclius, lequel, de l'aveu du poète lui-même, n'est pleinement compris qu'à une seconde représentation. Le système de Racine, qui peint les hommes tels qu'il les voit, consistant à faire naître les diverses péripéties et le dénouement nécessaire des résolutions contraires et passionnées du principal personnage, toutes les complications d'une intrigue ingénieuse et tous les épisodes deviennent inutiles, et ce système devait forcément aboutir à faire produire à Racine la plus simple et la plus dénuée d'incidents, mais non la moins touchante de nos tragédies, je veux dire Bérénice.
Aucun sujet n'était mieux fait pour plaire, par sa simplicité même, à cet admirateur réfléchi de la tragédie grecque, si belle dans son dédain des ornements empruntés et dans sa nudité tristement majestueuse : « Titus, qui aimait passionnément la
1. Préface de Phèdre.
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reine Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyait, lui avait promis Je l'épouser, la renvoya de Home, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. » Et c'est tout. Mais l'invention ne consiste-t-elle pas précisément « à faire quelque chose de rien »? Et si les poètes de l'école romanesque et Corneille lui-même trop souvent ont rempli l'action « de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre, d'autant plus surprenants qu'ils sont moins vraisemblables, et d'une infinité de déclamations », cela ne vient-il pas justement de ce qu'ils « ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression »? C'est Racine lui-même qui le dit dans la Première Préface de Britannicus et dans la Préface de Bérénice; et Racine a raison. Il lui eût certes été plus facile, à lui aussi, d'imaginer des événements extraordinaires et de piquer par l'imprévu des situations la vaine curiosité des lecteurs du Grand Cyrus que d'intéresser et d'émouvoir les connaisseurs durant toute une pièce par la seule peinture d'une passion unique. Mais eût-il ensuite osé se demander : « Que dirait Sophocle, s'il voyait représenter cette tragédie? » Et c'est pour s'être posé toujours cette question qu'il a résisté dans la mesure du possible au goût de ses contemporains, et qu'il a composé les œuvres dramatiques les plus rapprochées des admirables chefs-d'œuvre du théâtre grec qu'on puisse trouver dans aucune littérature.
Le plan des tragédies de Racine. — Une tragédie, pour Racine, est d'abord un problème à résoudre. Étant donné un fait historique ou légendaire, qui sera le dénouement, chercher quel caractère et quelles passions ont dû avoir pour le rendre nécessaire et inévitable les personnages qui l'ont produit ou subi. Le problème résolu, le poète n'introduit dans sa pièce aucun personnage épisodique, ni même aucun acteur qui ne soit absolument indispensable au développement de l'action', qu'il soutient
1 Je ne parle pas, bien entendu, des confidents; ils ne sont pas cependant inutiles dans une tragédie toute psychologique, puisque les personnages, en leur ouvrant leur cœur, nous permettent d'y lire.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. II
Aim.inil Colin & Cie, KJilcui--, ~Paris,
PORTRAIT DE RACINE GRAVÉ PAR EDELINCK
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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exclusivement par le naturel conflit des sentiments opposés et par l'exaspération toujours grandissante de la passion contra- riée. Si, par exception, Racine a quelquefois recours à l'un de ces incidents fortuits, de ces événements imprévus, si chers à la tragédie romanesque (tel dans Phèdre le retour inopiné de Thésée, que l'on croyait mort), il n'a jamais été imaginé par le poète pour la surprise que fait ce coup de théâtre; il est pour lui simplement un ressort dramatique, dont la mise en jeu subite accélère les oscillations de la passion du protagoniste et précipite ainsi la catastrophe 1. Une tragédie de Racine est un mécanisme très savant et très délicat, dont chaque rouage est un caractère, un sentiment, une passion; tous ces rouages s'engrènent les uns dans les autres avec une telle précision qu'une seule impulsion les mettra tous à la fois en mouvement. Il y a toujours un personnage principal, qui est le grand ressort, et qui produit le résultat pour lequel le mécanisme a été combiné; mais tantôt il produit ce résultat directement, et dans ce cas ce sont dès rouages secondaires qui lui donnent l'impulsion dont il a besoin; tantôt il le produit indirectement, et alors c'est lui qui est le moteur de tous les rouages secondaires qui le produisent effectivement. Exemples du premier cas : Britannicus et Phèdre; du second : Andromaque et Bajazet.
Dans Britannicus quel est le fait? Néron empoisonne Britannicus; mais il a été instruit au bien, et c'est son premier meurtre : il oscille donc encore entre la vertu où le retient Burrhus et le crime où l'attire Narcisse ; ce sont l'amour jaloux que le jeune César éprouve pour Junie et les craintes que lui inspirent les menaces impérieuses de sa mère qui, l'arrachant enfin à Burrhus pour le jeter à Narcisse, le déterminent au fratricide; comme Narcisse et Burrhus, Agrippine et Junie sont donc indispensables à l'action. De même trois acteurs sont nécessaires à côté de Phèdre : Hippolyte, qui est l'objet de sa passion, Thésée, qui est la cause de ses remords, Aricie, qui enflamme sa jalousie. Le sujet étant pour Racine la douleur vertueuse De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
1. Le faux bruit de la mort de Thésée amène Phèdre à se déclarer à Hippolyte comme celui de la mort de Mithridate a permis à Xipharès et à Monime de
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la nouvelle inattendue qu'elle avait une rivale pouvait seule arrêter un moment sur les lèvres jalouses de Phèdre l'aveu généreux qui allait sauver Hippolyte en désabusant Thésée.
Si l'action n'apparaît pas tout d'abord aussi simple dans Andromaque et dans Bajazet, c'est que les deux rôles secondaires d'Hermione et de Roxane sont trop beaux et captivent une trop grande part de notre attention admirative ; mais en réalité Hermione et Roxane ne sont placées dans les deux tragédies de Racine que pour y produire par contre-coup un effet, dont la véritable cause est ici Andromaque, et là Atalide, moteurs principaux d'une action toujours unique. Tout part d'Andromaque, et tout revient à elle : se refuse-t-elle à épouser Pyrrhus, il retourne à Hermione, qui renvoie Oreste; pour sauver son fils, Andromaque se résigne-t-elle à épouser Pyrrhus, il congédie Hermione, qui rappelle Oreste et lui met le fer à la main : par- le crime et les morts dont elle est la cause indirecte, mais la cause, Andromaque échappe aux dangers qui la menaçaient dans sa fidélité conjugale et dans son amour maternel, dangers qui faisaient le sujet de la tragédie. De même, en lui conseillant d'épouser la sultane, l'amoureuse Atalide assure à Bajazet la vie et le trône; mais voilà que, dans un mouvement de dépit jaloux, elle lui a reproché d'avoir trop facilement accepté ce conseil; Bajazet reprend sa parole; la sultane irritée le fait étrangler, et l'infortunée Atalide se tue pour ne pas survivre à celui qu'elle adorait et qu'elle a perdu. Comme Andromaque, c'est donc elle qui mène toute l'action. On conçoit aisément que Racine n'ait pu écrire des tragédies où tout s'enchaîne et se tient dans une dépendance si étroite que sur un plan laborieusement préparé et minutieusement détaillé 1. Ce plan lui coùtait tant de peine que, une fois fait, le poète, dont la versification est pourtant si soignée, considérait sa tragédie comme terminée.
C'est que, avec un pareil système dramatique, la composition d'une tragédie présente des difficultés presque insurmontables,
s'avouer leurs sentiments, comme celui de la mort d'Amurat a mis Roxane en préscnce de Bajazet. - - --
présence ae Bajazet. ,
1. Nous avons conservé le plan du premier acte d'une Iphigénie en Tauride, écrit de la main de Racine; il nous montre comment travaillait le grand poète.
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et, malgré son art merveilleux, Racine n'a pu toujours arriver à produire des chefs-d'œuvre sans reproche.
Ainsi, dans Bajazet, il n'a pas observé cette règle fondamentale de l'art dramatique, qu'il faut toujours proportionner les moyens aux effets; et, pour amener l'effroyable tuerie qui fait le dénouement, ce sont vraiment des moyens trop mesquins que les petits dépits de la jalouse Atalide. Voilà la plaie secrète dont souffre cette belle tragédie.
C'est à cause d'une disparate non moins choquante que nous ne prenons pas autant de plaisir à la représentation de Mithridate qu'à celle d'Andromaque ou de Phèdre. Le dénouement nous en paraît misérable : si le poète a su, par quelques détails habilement placés dans la pièce, préparer nos esprits au pardon de Mithridate, il n'a pas su y prédisposer nos cœurs. Nous avons bien entendu le politique parler de sa haine contre Home, et nous avons admiré sa grandeur farouche; mais nous avons vu le vieillard déchiré par la jalousie, et nous avons plaint ses souffrances. Le personnage historique, qui avait éveillé d'abord notre curiosité respectueuse, a été relégué par nous au second plan dès que le héros du drame domestique a touché notre sen- sibilité; nous avons cessé de nous intéresser aux luttes du roi de Pont contre la puissance romaine pour suivre avec une émo- tion poignante les ravages de la passion dans son cœur ulcéré : qu'ordonnera des deux amants l'époux de Monime, le père de Xipharès? C'est là maintenant qu'est pour nous la pièce. L'art même avec lequel Racine a peint les violences de cette passion sénile se retourne contre lui. Après les grands éclats du quatrième acte, nous demeurons surpris à voir cet amour si furieux céder devant un sentiment qui peut être vrai, mais dans lequel nous avons peine à entrer parce qu'il n'est pas d'une vérité générale, et notre impression dernière est l'étonnement que Racine ait employé un si grand moyen, puisque ce moyen ne devait produire aucun résultat.
Nous pouvons faire une remarque analogue à propos d'Iphigénie. Sans doute l'art est prodigieux avec lequel le poète a su rattacher son Ériphile à l'action et la rendre nécessaire au dénouement qu'avait imaginé sa pitié pour sauver l'aimable et vertueuse fille d'Agamemnon; mais il n'en est pas moins
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vrai que ce dénouement n'est point le dénouement logique de la tragédie 1. C'est uniquement de la résolution prise par son père que devait dépendre le salut ou la perte d'Iphigénie ; sauver la jeune fille par un concours d'événements auxquels demeure étrangère la volonté d'Agamemnon, c'est résoudre le problème à l'aide d'éléments qui n'entraient pas dans la donnée; et si ce subterfuge peut satisfaire les âmes tendres et amuser la curiosité des autres spectateurs, il enlève à la tragédie, avec son dénouement naturel, cette unité d'impression qui fait la souveraine et immortelle beauté des quatre grands chefs-d'œuvre de Racine : Andromaque, Britannicus, Phèdre, Athalie. C'est une des raisons pour lesquelles Iphigénie, malgré des scènes admirables, n'est reprise au théâtre que de loin en loin.
Je dis une des raisons, car il en est une autre, qui tient au sujet lui-même, assez malheureusement choisi. Des spectateurs modernes peuvent accepter aisément le peu qui entre dans Phèdre de merveilleux mythologique, parce que ce merveilleux n'influe en rien sur la décision des personnages, et que, loin d'avoir été la cause déterminante du vœu formé par Thésée en fureur, il en est simplement la conséquence ; il fallait que sur l'accusation de Phèdre coupable Thésée condamnât son fils innocent; peu importe la manière dont sera exécutée la sentence : là n'est pas l'intérêt, tout psychologique, de la tragédie.
Dans Iphigénie, au contraire, ce merveilleux mythologique, qui pouvait émouvoir le public d'Euripide, mais auquel ne sauraient ajouter foi des spectateurs chrétiens, n'apparaît pas seulement au dénouement pour fournir un développement poétique au personnage chargé du récit final; c'est sur lui que repose la pièce tout entière : le poète nous demande de nous intéresser aux angoisses d'un père obligé de sacrifier sa fille pour obtenir des dieux les vents qu'ils refusent aux Grecs ; cette donnée barbare et sauvage nous parait aujourd'hui si absurdement révoltante que nous avons peine à entrer dans les sentiments d'Agamemnon; comme nous ne saurions admettre la cause, les effets ne nous touchent que légèrement; sans compter que la sensibilité même avec laquelle Racine a rendu les cruelles irrésolutions
1. C'est sur l'exemple d'Iphigénie que nous verrons les successeurs de Racine affadir et dénaturer les sujets les plus tragiques.
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de ce père douloureux, et le langage, d'une élégance raffinée, dans lequel s'expriment tous ses personnages, accusent encore davantage l'invraisemblance fondamentale de la situation.
Nous n'avons pas dissimulé la gravité de ces fautes, mais ce sont les seules qu'on puisse relever dans le plan des grandes tragédies de Racine.
Pour soutenir, comme il le fait, toute une action dramatique par le seul conflit des passions, il faut que ces passions soient fortes et violentes. Aussi Racine prend-il toujours l'action le plus près possible de sa fin, dans la crise qui amène le dénouement. Il commence où trop souvent finissait Quinault. Quand le rideau se lève sur une de ses tragédies, non seulement ses personnages, dans la situation respective où ils se trouvent, sont depuis longtemps sûrs de leur cœur, mais encore leurs passions, excitées par la contrainte des obslacles ou favorisées par un heureux concours de circonstances, ont grandi, se sont développées, sont déjà, comme disait Diderot, « dans l'extrême ».
Qu'un incident survienne, qui les mette aux prises, et elles se déchaîneront furieuses : dans Andrumaijue c'est l'ambassade d'Oreste 1, dans Britanicus l'enlèvement de Junie, dans Bajazel le désir inattendu qu'exprime la sultane d'épouser Bajazet, dans Phèdre la mort de Thésée. Ce fait extérieur est comme le bouton électrique sur lequel il suffit d'appuyer pour donner le branle à toutes les roues dont se compose le mécanisme. Dès lors, c'en est fait irrémédiablement; car aucune force humaine ne saurait plus arracher à l'impitoyable engrenage des passions qui se heurtent les victimes emportées d'un mouvement de plus en
plus vertigineux jusque sous la dernière meule, qui ne les rendra que broyées et sanglantes. Naturellement, dans l'affolement de cette crise, les personnages n'ont plus ni le sang-froid de se livrer sur les sentiments qu'ils éprouvent à des commentaires analytiques, ni le loisir de s'attarder à des effusions oiseuses: ils souffrent, crient, tuent, meurent. Et voilà comment l'amour, qui ne faisait guère que parler dans Quinault, agit toujours dans Racine. Ce n'est jamais pour elles-mêmes que Racine étudie les passions, mais toujours en vue de les faire servir à
1. C'est toi, dont l'amba les deux fatale, L'a fait pour nion m ina rivale (V, iii).
L'a t'ait pour mon .,4- - ma rivale (Y, m).
HISTOIRE DE LA LANGUE. V.
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hâter ou à retarder le dénouement, lequel, nous l'avons montré, dépend invariablement d'une résolution à prendre. Et comme cette résolution est tour à tour prise, abandonnée et reprise suivant les sentiments opposés que le conflit des passions fait naître dans le cœur du protagoniste 1, il en résulte que dans ces tragédies sans événements les péripéties abondent, et que la terreur et la pitié planent toujours sur la scène.
Racine et les trois unités. — Une conséquence toute naturelle du système que je viens d'exposer, c'est que Racine ne fut jamais gêné par les trois unités. Le grand Corneille, qui aurait eu besoin de beaucoup de temps pour préparer et de beaucoup d'espace pour développer des situations extraordinaires, qu'il lui était même quelquefois difficile de réunir dans une seule action, n'a cessé de maudire cette règle tyrannique.
Mais Racine se trouvait au contraire très à l'aise dans le cadre étroit qu'elle imposait aux poètes tragiques. Puisqu'il ne faisait entrer dans son plan que les éléments dont le concours était absolument nécessaire à produire le dénouement, il ne pouvait pas ne pas v avoir unité d'action dans ses tragédies; comme, soutenant cette action par la seule violence des passions, il la devait toujours prendre à la veille même de la catastrophe, l'unité de temps n'était point pour l'embarrasser; et quant à l'unité de lieu, comment l'aurait-elle pu gêner davantage? Le drame se jouant en réalité dans le cœur du principal personnage, le décor où se mouvaient les acteurs devait être complè- tement indifférent au poète. Voilà pourquoi l'indication des décors des tragédies de Racine est toujours d'une brièveté exceptionnelle dans le registre de l'Hôtel de Bourgogne 2. Pour Andromaque, « le théâtre est un palais à colonnes, et dans le fond une mer avec des vaisseaux » ; pour Iphigénie, il représente « des tentes, et dans le fond une mer avec des vaisseaux ».
Sauf dans Esther, qui a été composée dans des conditions toutes particulières, jamais Racine n'a cherché dans ses tragé-
1. C'est au quatrième acte naturellement que la crise est à l'état aigu: par une succession adroitement disposée de scènes pathétiques le poète exaspère au dernier point les irrésolutions passionnées de Néron, de Titus, d'Agamemnon, desquels dépend le sort de Britannicus, de Bérénice, d'Iphigénie; dès lors, quel que doive être le dénouement, on sent bien qu'il ne peut plus tarder à se produire.
2. Bibl. nat.; mss., f. fr., 24,330.
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dies à intéresser les yeux; il n'a songé qu'à émouvoir les cœurs.
Et nul n'y a réussi mieux que lui.
Pourquoi le théâtre de Racine est si émouvant. —
« Quel homme que ce Jean Racine! s'écriait Voltaire; comme il va au cœur tout droit! » Pourquoi, s'il est des âmes sans noblesse qui peuvent ne pas être « enlevées » par les beautés sublimes de Corneille, n'est-il personne que laissent insensible les beautés touchantes de Racine? J'en vois deux raisons: l'une, c'est la façon même dont le poète concevait la tragédie, et l'autre, la nature spéciale de son génie.
Certes, les personnages de Racine sont toujours ou bien des princes, comme Néron, Titus, Mithridate, dont la vie a été transmise à la postérité par des historiens comme Tacite, Sué- tone, Appien d'Alexandrie, ou bien des héros fabuleux, comme Andromaque, Iphigénie, Hippolyte, créations poétiques auxquelles le génie de Virgile, d'Homère, d'Euripide, a donné pour nous une réalité aussi grande et des traits aussi précis que ceux des personnages historiques. Les hommes du XVIIe siècle, bien qu'ils n'eussent pour la plupart aucune idée de ce que nous appelons aujourd'hui la couleur locale, se seraient cependant obstinément refusés à s'intéresser à des malheurs que n'au- raient pas contés les poètes ou les annalistes grecs et romains: voilà pourquoi Racine s'est donné tant de mal dans ses Préfaces pour établir soit qu'il a pris dans Pausanias le personnage d'Eriphile et dans Virgile celui d'Aricie, soit que le nom de Junie se trouve dans Tacite et celui de Xipharès dans Appien; voilà pourquoi aussi il croit devoir exposer longuement en tête de Bajazet que, si le sujet de cette tragédie n'est « encore dans aucune histoire imprimée, il est pourtant très véritable », et qu'il le tient du chevalier de Nantouillet, lequel le tenait du comte de Cézy, ancien ambassadeur de France à Constanti- nople. Mais une fois qu'il a prouvé l'existence historique ou légendaire de ses personnages, Racine ne se fait aucun scru- pule d'altérer les faits que lui fournit la fable ou les caractères que lui donne l'histoire1. Rien qu'il ait montré dans Britannicus,
I. « Un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien qu'il ne faut point s'amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils ont pu faire dans la fable. » (Seconde Préface d'Andromaque.) — « Je n'ai pas ouï dire
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dans Bérénice, dans Bajazet, dans Mithridate, une connaissance relativement très approfondie des événements, des institutions, des usages, en un mot, de l'histoire, ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant, à propos d'un fait particulier, l'étude d'un caractère exceptionnel ou la reconstitution d'une époque et d'un milieu que ce qui entre de vérité générale dans ce fait parti- culier : il sait que, en dépit de quelques différences purement superficielles, l'humanité est au fond toujours pareille à ellemême; il sait que depuis l'origine des temps et sous toutes les latitudes certaines passions l'ont toujours troublée et que ces passions la troubleront toujours; et sous des noms grecs, romains ou turcs, c'est l'homme, l'homme de tous les temps et de tous les pays, qu'il a voulu peindre et qu'il a peint avec une sûreté et une justesse incomparables. Que nous montre-t-il dans Andromaque? Une jeune fille qui est abandonnée par son fiancé, et qui le fait tuer par un rival; dans Britannicus? un jeune homme craintif, que la fougue d'une première passion et de pernicieux conseils révoltent contre une mère impérieuse; dans Bérénice? un homme épris, qu'un devoir implacable contraint à se séparer d'une maîtresse qui l'aime; dans Bajazet?
une femme trahie, qui veut se venger du coupable et de sa rivale; dans Mithridate? un vieillard amoureux de la même personne que ses fils; dans Iphigénie? un père qui sacrifie à son ambition une fille pourtant aimée 1; dans Phèdre? une belle-mère qui persécute son beau-fils, parce qu'il a repoussé avec horreur l'idée de l'inceste. A travers le drame antique, Racine nous fait donc voir un drame domestique, très simple, qui aurait pu se jouer hier, et qui se pourra jouer encore demain dans la réalité de la vie. Les douleurs et les passions de ces personnages, vêtus de costumes grecs, romains ou orientaux, et s'exprimant dans le langage élégant que, sous le grand roi, l'on parlait à Versailles, nous touchent, et beaucoup, parce qu'elles nous apparaissent très semblables à nos propres pas-
qu'il nous fût défendu de rectifier les mœurs d'un personnage, surtout lorsqu'il n'est pas connu. » (Première Préface de Britannicus.) Ainsi, au lieu de construire son plan sur les faits et sur les caractères que lui présentent l'histoire ou la fable,Racine modifie ces caractères et ces faits suivant que son plan en a besoin.
1. Dans la Mélanie de La Harpe, un père forcera sa fille à entrer au couvent pour assurer à son fils un meilleur établissement et relever leur maison.
N'est-ce point, modernisé, le sujet d'Iphigénie?
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sions et à nos propres douleurs. Si nul de nous ne peut sans beaucoup de présomption croire qu'à l'occasion il serait un héros à la façon du Cid ou d'Horace, il nous est, sans nulle vanité, permis de nous reconnaître dans tel ou tel de ces êtres faibles, impuissants à résister aux suggestions des bas instincts de la nature humaine, et, comme la Didon de Virgile, « malheu- reux, nous sommes saisis de pitié pour ces malheureux ».
Mais si les personnages de Racine nous émeuvent parce qu'ils ne sont pas au-dessus de nous, ils nous émeuvent bien plus encore parce que le poète, qui était « tout sentiment et tout cœur 1 », a su mettre en eux une émotion extraordinairement communicative. Jamais aucun poète dramatique n'eut plus de vérité et plus de force dans la peinture des passions et dansx l'expression des sentiments. Souvent Racine avait éprouvé, et profondément, ces passions qu'il a peintes et ces sentiments qu'il exprime : le tendre poète a beaucoup aimé, et il a dû beau- coup souffrir par l'amour. D'autre part, les belles larmes que versent sur le théâtre ses amantes délaissées, dans le monde Racine avait dù souvent les essuyer d'une main attristée et douce : le charmant poète a été beaucoup aimé, et souvent il a dù voir souffrir par lui. Enfin, pour mettre sur la scène cer- taines émotions tragiques si exceptionnelles qu'il n'a pu ni les ressentir lui-même, ni, sans doute, en observer autour de lui les manifestations douloureuses, Racine a trouvé dans son exquise sensibilité des accents que nous sentons nous-mêmes si justes et si vrais qu'à côté nous paraissent glaciales la rhéto- rique brillante de Corneille et la tendresse, toute de tète, de Quinault. Racine vit véritablement la vie de tous ses personnages; il souffre leurs souffrances, il pleure leurs larmes, et I voilà pourquoi il nous fait aussi pleurer : c'est le cœur qui parle au cœur.
Les amantes et les amants dans le théâtre de Racine. — Il n'est pas de passion que Racine ait peinte plus volontiers que l'amour : c'est qu'il n'en est pas aussi qui réponde mieux aux exigences de son système dramatique, qui soit plus violente dans ses emportements furieux, plus féconde
1. Mémoires de Louis Racine.
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en retours soudains; et il savait bien également que la sensible peinture de l'amour Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
Cependant, s'il y a dans son œuvre tant d'amoureux et tant d'amantes, ses figures ne sont jamais des répliques : il a su rendre avec une délicatesse infinie les mille nuances que peut prendre une même passion; si bien que dans ses tableaux je ne sais ce qui est le plus admirable, la vérité ou la variété.
Nous trouvons par exemple dans le théâtre de Racine quatre femmes que poussent également au crime les fureurs de la jalousie : Hermione, Phèdre, Eriphile, Roxane; et cependant il est impossible de les confondre l'une avec l'autre, tant est grand l'art avec lequel le poète a cherché dans l'âge, la condition et le caractère de ses quatre héroïnes des traits qui différencient les manifestations de la passion commune qui les tourmente.
Sacrifiée à une rivale — et quelle rivale? une captive! — par celui à qui l'avait fiancée le roi, son père, la jeune et fière Hermione souffre à la fois dans son orgueil cruellement blessé et dans son amour indignement trahi; mais aucun raisonnement, ni aucun calcul n'entrent dans son crime uniquement passionnel; nous savons que son cœur saignera lui-même du coup qu'il a ordonné dans un moment de surprise, et quand elle se sera tuée sur le corps de l'infidèle, témoins émus de son désespoir et de ses remords, nous verserons des larmes sur cette infortunée, à la main de laquelle notre compassion aurait volontiers arraché le poignard dont elle se frappe.
Phèdre est la victime douloureuse et chaste de Vénus. Elle aime de toute l'énergie d'une femme parvenue à la pleine maturité de sa beauté; mais elle déteste la faute à laquelle la pousse une force plus puissante que sa volonté; et peut-être sa vertu triompherait-elle encore par un effort héroïque des pires suggestions de la passion méprisée, si la résistance n'était tout à coup brisée en elle par les affreuses tortures de la jalousie ; mais elle a vite fait de se reprendre, et sa confession éclatante et sa mort volontaire lui assurent notre pitié, j'oserais presque dire notre estime, jusque dans le crime dont elle a horreur ellemême et dont elle se punit.
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Eriphile n'a pour elle ni la sainteté d'un amour légitime, ni le remords du crime accompli. Sa haine contre Iphigénie n'est pas née seulement de son amour pour Achille; en elle la bâtarde haïssait déjà la fille du roi des rois, et d'elle tout lui est odieux, jusqu'aux bienfaits qu'elle en a reçus. Iphigénie est un obstacle entre elle et celui qu'elle aime en secret; pour briser cet obstacle, pour perdre son heureuse rivale, la jalousie basse et vile d'Eriphile ne reculera pas devant la plus lâche et la plus scélérate des dénonciations : personnage qui serait franchement abominable, si la jeunesse d'Eriphile, ses injustes malheurs, son amour dédaigné et son courage devant la mort n'atténuaient un peu l'horreur qu'elle nous inspire.
Roxane a l'orgueil d'Hermione, les désirs impétueux de Phèdre et l'ingratitude d'Eriphile; elle y joint une ambition réfléchie et une cruauté tout orientale; elle fait l'amour le poignard à la main et offre à Bajazet le choix entre le trône ou la mort. Quand une telle femme est à la fois trahie dans ses cal- culs ambitieux et dans l'espoir de ses sens enfiévrés, sa jalousie, après s'être soulagée par des cris et par des larmes de rage, devient bientôt froidement féroce: elle assure son salut par le supplice de son amant, et repaît longuement ses yeux satisfaits des pleurs de sa rivale : Ma haine a besoin de sa vie.
Cette figure monstrueuse est à sa place dans le sérail, et n'est à sa place que là.
Ainsi Hermione, Phèdre, Eriphile et Roxane sont des femmes jalouses et ne sont pas simplement la femme jalouse, et les cir- constances particulières dans lesquelles se développe la passion de chacune d'elles donnent à cette passion un caractère particu- lier.
De même les amantes de Racine sont des jeunes filles amoureuses, et ne sont pas simplement la jeune fille amoureuse; on peut aisément les distinguer l'une de l'autre, bien qu'elles soient sœurs par la pureté et par le charme : Facies non omnibus una est, Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.
Elles aiment toutes, les gracieuses jeunes filles, et d'un amour
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aussi chaste, mais non pas du même amour : ce sont les malheurs de Britannicus qui ont touché le cœur de la pitoyable Junie : Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse: et elle refuse un trône pour pleurer avec lui. C'est la gloire d'Achille qui avait séduit le cœur de la fière Iphigénie : Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille, J'espère que du moins un heureux avenir A vos faits immortels joindra mon souvenir.
La coquette Aricie est toute radieuse d'avoir la première ému l'insensible fils de Thésée :
Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte!
Sans se révolter contre la fatalité qui la donne à Mithridate alors qu'elle aime Xipharès, la mélancolique et résignée Monime oppose aux coups du sort une fermeté douce; mais avec quel cri de joie elle prend des mains d'Arcas le poison qui va l'unir dans la mort à celui avec lequel elle aurait voulu vivre! La tendre et généreuse Atalide sacrifie son amour pour sauver le beau prince avec qui elle a été élevée et qu'elle adore, et cependant elle éprouve à voir accepter ce sacrifice sincèrement et noblement offert un secret mécontentement, qui deviendra bientôt du dépit et se répandra en injustes reproches.
Aucune donc n'est pareille à l'autre; mais toutes elles ont la même puissance de séduction, la grâce irrésistible des femmes de Racine, qui vient de ce qu'elles sont profondément et exquisement femmes, de ce que, contrairement aux froides et discoureuses amantes de Corneille, elles écoutent moins la voix de la raison que les appels du sentiment.
Pour courber devant le devoir la passion vaincue, il fallait le bras viril d'un Rodrigue, d'un Horace ou d'un Polyeucte, et c'est aussi presque toujours un homme qui est le héros d'une tragédie cornélienne. C'est une femme que Racine prend presque toujours pour héroïne de ses tragédies, et il en devait être ainsi, puisque l'amour est le principal ressort de ses pièces pathétiques où la passion furieuse brise tous les obstacles que lui oppose la raison. Par sa nature même, comme par le désœuvrement dans
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lequel elle est tenue, la femme n'est-elle pas destinée plus que l'homme à être la proie de la passion? Elle se porte avec impétuosité et souvent sans réflexion où la pousse l'instinct, aveugle de son cœur, capable des dévouements les plus sublimes, mais aussi des vengeances les plus cruelles, et c'est l'amour qui remplit sa vie sans occupations ; elle en vit et parfois elle en meurt.
La tragédie de Racine est toujours une suite d'irrésolutions que tranche une résolution extrême; or, l'irrésolution et les résolu- f tions extrêmes sont également des signes dè faiblesse, et la I femme se trouve ainsi le moteur tout indiqué de cette tragédie, sa volonté, plus aisément ployable, l'abandonnant avec moins de résistance encore que l'homme aux oscillations rapides et aux soubresauts violents de la passion. Ce sout donc les personnages de femmes qui sont au premier plan dans le théâtre de Racine, et qui font le principal charme de ce théâtre ; ce sont eux qui en ont assuré le succès dans cette société oisive de Versailles, dont l'amour était presque l'unique entretien; Racine fut le poète des femmes, qui se reconnaissaient poétisées dans ses héroïnes, et qui ne s'en plaignaient pas.
Nous avons montré que dans la tragédie racinienne certains personnages secondaires n'étaient introduits par le poète que pour donner la première impulsion à la passion du protagoniste ou pour en précipiter les mouvements; ce sont presque toujours des hommes, le protagoniste étant une femme ; naturellement ces personnages-là n'ont pas été étudiés et dessinés par Racine avec le même soin que les figures principales; il en résulte que les rôles d'hommes paraissent dans l'ensemble de son théâtre un peu sacrifiés, et qu'en effet ses amants sont trop souvent aussi effacés et aussi pâles que les amantes de Corneille.
Bajazet, Xipharès, Hippolyte, sont aimables, parce qu'il faut qu'ils soient aimés; mais ils ne sont guère qu'aimables, et ce sont les situations dans lesquelles ils se trouvent plutôt que leurs caractères propres qui aident notre mémoire à les distinguer les uns des autres. Ils ne savent guère tous que soupirer tendrement, et un homme qui soupire paraît toujours froid à la scène, même quand il aime sans espoir, comme l'infortuné Antiochus. Il faut en convenir, l'amour viril dans Racine, lorsqu'il est présenté ainsi seulement à l'état de sentiment et non
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comme mobile d'action, ressemble quelque peu à l'élégante, mais insipide galanterie, qui des ruelles avait passé dans le théâtre romanesque.
Il arrive cependant qu'un personnage d'amant n'ait pas été introduit dans la tragédie racinienne à titre de simple ressort dramatique, mais que les mouvements de sa passion aient été l'objet direct ou l'un des principaux objets de l'étude qu'a voulu faire le poète. Dans ce cas ces mouvements ont été par lui notés avec la même précision et reproduits avec la même justesse que ceux de la passion féminine. Il est bien le frère de Phèdre, cet Oreste qui, pour obéir à celle qu'il aime, étouffe en son sein la voix de la raison, et assassine à regret un roi qu'il révère. Et Racine, cet incomparable peintre de la passion féminine dans ses nuances les plus délicates, n'a pas observé avec moins de finesse les modifications qu'imprime également à la passion virile la différence des situations, des caractères ou des âges. C'est Oreste qui tue, et c'est Pyrrhus qui est tué; aussi Racine s'est-il bien gardé de peindre du même pinceau l'amour sombre, tragique, furieux, de son Oreste, qu'a déjà marqué au front la folie, et l'amour violent et menaçant, mais pourtant capable de générosité, de son Pyrrhus, qu'il a su faire aussi éloigné de la férocité odieuse du Pyrrhus latin que de la douceur invraisemblablement résignée de Céladon.
Néron et Mithridate sont des souverains, et l'un et l'autre parle en maître à la femme qu'il aime; mais quel contraste entre la passion du jeune empereur et celle du vieux roi! Celle de Néron est le caprice fougueux d'un despote sensuel et cruel
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler;
pour satisfaire ce caprice, Néron ne reculera pas devant le crime, et il tuera Britannicus coupable d'être aimé par Junie. L'amour de Mithridate est profond, comme l'est toujours un amour de vieil- lard; quand il enivre ses yeux du jeune sourire de Monime, il oublie qu'il a des cheveux blancs et des rides; il ne songe plus que Rome est victorieuse et que son trône chancelle. Aussi, comme son cœur va saigner à la brusque révélation que le plus cher de ses fils, Xipharès, aime aussi Monime, bien plus, qu'il
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est aimé de Monime ! Avec quelle colère douloureuse il reproche à la perfide son ingratitude !
Aux filles de cent rois je vous ai préférée Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste, Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste, Et que, de toutes parts me voyant accabler, J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler?
Nous avons beau nous intéresser aux deux amants que met en danger la jalousie de Mithridate, le vieux roi nous touche, parce que nous sentons qu'il souffre horriblement. La mort est pour lui une délivrance, et en mourant il unit ceux qu'il avait tant aimés, et auxquels il a pardonné. Nous voilà bien loin de Néron et du dénouement de Brilannicus.
Les mères, les politiques. — Les personnages de Racine ne sont pas uniquement des amoureux, comme ceux de Quinault. A côté de ses amants il a peint des mères, des politiques, et dans cette riche galerie de portraits il est des ligures si vivantes et tellement saisissantes qu'il suffit de les avoir admirées une seule fois pour toujours en garder présent le souvenir.
Voici la femme du roi des rois, l'altière et superbe Clytemnestre, qui, devant le danger de sa fille, oublie tout, orgueil, patrie, piété; affolée, mais puisant dans le péril même d'Iphigénie une énergie indomptable, elle l'enveloppe étroitement de ses bras protecteurs, et, sans rhétorique, sans hurlements do mélodrame, avec des larmes vraies, elle défend son enfant, son sang, sa chair, contre Agamemnon, contre l'armée, contre les dieux.
Et à côté de cette mère passionnée et farouche, voici le doux et touchant visage d'une autre mère plus malheureuse encore : voici Andromaque, la plus racinienne peut-être, avec Bérénice, des héroïnes du poète. Captive et sans appui, pour sauver son jeune flls de la haine des Grecs elle n'a qu'une arme : l'amour qu'inspire à Pyrrhus sa royale beauté ; il faut donc bien qu'elle se décide à y recourir, malgré toute sa répugnance; et, par dévouement maternel, l'inconsolable veuve d'Hector se résigne enfin, la mort dans l'âme, à ne pas décourager la passion du fils d'Achille; résolue d'ailleurs, aussitôt que par le don de sa main elle aura assuré le salut d'Astyanax, à se tuer elle-même
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pour rester fidèle à l'époux adoré dont elle porte le deuil : vertueuse, chaste, sainte coquetterie, qui ne pouvait être peinte que par le pinceau délicat d'un Racine.
En face de ces deux mères, qui n'hésiteraient pas à donner leur vie pour leur enfant, voici un père, voici une mère, dans le cœur desquels la voix de l'ambition parle aussi haut, sinon plus, que la voix du sang; voici Agamemnon et Agrippine : Agamemnon, pitoyable encore, malgré tout, par ses hésitations douloureuses et parce que l'ambition ne l'arme pas seule contre sa fille, mais aussi l'intérêt des Grecs et la volonté des dieux; Agrippine moins sympathique, parce qu'en elle tous les sentiments sont subordonnés à la plus vaine des ambitions, à celle qui recherche le pouvoir non pour l'application d'une politique utile ou pour le triomphe d'une grande idée, mais uniquement pour l'éclat dont il brille et pour les avantages qui y sont attachés; aimant son fils, sans doute, mais moins parce qu'il est né d'elle que parce qu'elle l'a fait empereur et que sous son nom elle espère encore régner; assez perspicace pour prévoir le parricide, assez imprudente pour ne pas savoir maîtriser les emportements de son orgueil et les menaces de sa colère, qui rendront ce parricide inévitable ; respectable cependant pour Néron dans ses crimes par sa maternité même, laquelle lui permet de jeter à la face du tyran les sanglants reproches qui soulagent le cœur oppressé des spectateurs.
Quelque belles que soient dans Britannicus les figures d'Agrippine et de Néron, elles n'occupent point tout le tableau, et, pour garantir à l'œuvre l'immortalité, je ne sais s'il ne suffirait pas de deux personnages du second plan, Narcisse et Burrhus : le premier, un de ces détestables flatteurs que Racine devait maudire dans Phèdre, vils, adroits, souples, prêts à toutes les complaisances, à toutes les trahisons, à toutes les infamies, glissant dans l'oreille du maître mille insinuations perfides pour lui rendre suspecte toute bonne influence, et lui prodiguant des conseils pernicieux et sanguinaires pour le tenir ensuite par la complicité du crime; le second, un honnête homme de cour, qui voit lui échapper l'impérial élève qu'il a vainement voulu former au bien, mais qui, sûr que les reproches et les cris rendraient plus farouche encore son esprit d'indépen-
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dance, essaie de justifier à Agrippine des actes qu'il blâme au fond du cœur; dont la vertu prudente et résignée ne condamne point certains désordres par crainte d'en susciter de plus graves, mais que pourtant soulève tout entier une irrésistible indignation à la nouvelle que Néron se prépare au fratricide; plus courageux certes que le Burrhus de Tacite, duquel Chamfort a dit que c'était l'honnête homme d'un siècle où il n'y en avait pas.
Pour peindre son Burrhus, Racine avait trouvé dans Tacite un modèle, et quel modèle! Il n'en avait point pour peindre son Acomat. « Je ne vois rien, écrivait Voltaire , dans l'anti- quité ni chez les modernes qui soit dans ce caractère » ; et je ne sache, moi, aucun des ennemis de Racine qui ait attaqué cet incomparable rôle. Les politiques, chez Corneille, sont volontiers déclamateurs et sentencieux; ils dissertent copieusement, avec une grandiloquente impudence, sur la légitimité de
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne ': ou, voulant couvrir la voix importune du sentiment, ils lui opposent les maximes sonores de la doctrine de l'intérêt; ils répètent sur tous les tons que, étant vieux courtisans, ils connaissent à fond toutes les finesses de la diplomatie; et cependant il leur arrive de prouver à leur dam que « le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres 3 ». Acomat, lui, ne se vante point de connaître les hommes; il ne débite pas de sentences et ne fait pas de tirades pompeuses. Tandis que les personnages de Corneille parlaient, il agit, comme tous les personnages de Racine.
Pris entre les passions contraires qu'a déchaînées sa politique intéressée, toujours Acomat, avec une surprenante rapidité de décision, tire le meilleur parti du changement inattendu de la situation, et, seul maître de lui au milieu de J'affolement général, tandis que dans le sérail expirent Bajazet, Atalide et Roxane, le vizir s'éloigne de Byzance vaincu, mais sauf, sur le navire où il avait pris soin d'entasser ses richesses. Rôle profondément étudié et superbe, qui, à lui seul, nous permettrait
1. Éd. Beuchot, t. IV, p. 410.
2. Cinna, V, II.
3. La Rochefoucauld, CXXVII.
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de croire que Racine aurait pu dans la tragédie politique réussir, par d'autres moyens sans doute, mais avec autant d'éclat que Corneille, quand même Athalie ne nous en offrirait pas une preuve plus péremptoire encore.
IV. — Les tragédies religieuses de Racine.
Esther et Athalie sont les plus populaires des tragédies de Racine, et leurs deux noms sont inséparables. Mais, si elles sont nées de la même inspiration, elles sont d'une valeur dramatique bien inégale.
Esther. — Esther, en effet, n'est qu'une pièce de circonstance.
C'était un usage général au XVIIe siècle dans les collèges et dans les couvents de faire représenter par les écoliers et parles jeunes filles des tragédies qui mettaient en scène « de beaux sujets tirés des livres saints » 1. Comme on demandait surtout à de pareilles œuvres d'inspirer aux enfants « la dévotion ou la crainte des jugements de Dieu 2 », on était naturellement fort peu exigeant sur leurs mérites littéraires. Écœurée par la fadeur de ces pièces, Mme de Maintenon, qui voulait d'ailleurs donner une éducation « gaie » aux deux cent cinquante jeunes filles nobles qu'elle avait réunies à Saint-Cyr et qu'elle élevait pour le monde et non pour le cloître, préféra leur faire jouer les chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine : Cinna, Iphigénie, Andromaque. Mais « les demoiselles » jouèrent si bien cette dernière tragédie qu'elle estima prudent de revenir immédiatement aux pièces religieuses. Elle pria donc Racine « de faire, sur quelque sujet de piété et de morale, une espère de poème où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins capable d'ennuyer 3 ». Voilà pourquoi et comment Racine écrivit Esther.
On lui avait demandé de rendre « le spectacle plus agréable à des enfants en jetant quelque variété dans les décorations ».
1. Traité de la disposition du poème dramatique, public sans nom d'auteur en 1637.
2. Abbé de Villiers, Entretien sur les tragédies de ce temps. 1675.
3. Préface d'Esther.
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Le premier acte se passera donc dans l'appartement d'Esther et le second dans la salle du trône; quant au décor du troisième acte, amusant pour l'œil et rappelant un peu celui que Tristan L'Hermite avait construit pour son Osman, il coupera en deux parties le théâtre, qui pourra ainsi représenter à la fois « les jardins d'Esther et un des côtés du salon où se fait le festin ». 1 Cette décoration permettra même deux scènes simultanées : tandis que le chœur chantera dans les jardins, on verra dans le « salon » Aman prendre silencieusement place auprès du roi à la table de la reine, dont l'échanson et d'autres officiers feront le service. On serait donc aussi mal fondé à blâmer Racine de n'avoir pas respecté dans Esther l'unité de lieu qu'à lui repro- cher la longueur excessive de certains chœurs, quand ces chants étaient précisément une des parties principales du divertissement qu'on lui avait commandé.
Et Voltaire a commis un véritable contresens à examiner Eslher, comme une autre tragédie, avec les veux sévères d'un critique : « Quel roi, s'écrie-t-il 1, que cet Assuérus, qui ne s'est pas fait informer, les six premiers mois de son mariage, de quel pays est sa femme! qui fait égorger toute une nation, parce qu'un homme de cette nation n'a pas fait la révérence à son vizir! qui ordonne ensuite à ce vizir de mener par la bride le cheval de ce même homme, etc. » Jamais, assurément, dans une pièce destinée au théâtre Racine ne se flit contenté d'une intrigue aussi pauvre et aussi invraisemblable ; mais dans ce poème rimé pour édifier des jeunes filles en les amusant, il a travaillé sur le plan même que Dieu avait « pour ainsi dire préparé », et il eût considéré comme « une espèce de sacrilège d'altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l'Écriture sainte » 2. C'est avec les yeux respectueux de la foi qu'il faut regarder Esther, comme les premiers Grecs regardaient les légendes simples et naïves mises à la scène par le vieil Eschyle, et telle gaucherie, qui serait une faute ailleurs, inspirera de la vénération et sera un charme de plus dans cette pièce singulière.
1. Commentaire sur Héraclius.
2. C'est tout au plus si Racine s'est permis de rectifier les mœurs de quelques 1 personnages et d'idéaliser les ligures d'Estheret de Mardochée, qui n'en avaient guère moins besoin, à la vérité, que celle de Bérénice.
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Supposons un moment que nous assistions aux représentations d'Esther à Saint-Cyr, dans le vestibule des dortoirs brillamment illuminé : au premier rang des spectateurs la reine d'Angleterre entre le roi d'Angleterre et le roi de France, et derrière eux tout ce qu'a de plus illustre la cour de Louis XIV; à gauche, sur un petit amphithéâtre, les dames de Saint-Louis, dans leur élégant, mais sévère costume d'étamine noire, un peu égayé par des bandes de toile de batiste ; à droite, sur un amphi- théâtre plus grand, se pressent environ deux cents demoiselles, celles qui ne sont pas de la pièce, toutes uniformément vêtues d'étamine bleue et coiflées d'un bonnet de dentelle blanche, avec, autour de la taille et des cheveux, un ruban de la couleur de leur classe; en bas, les grandes, les bleues, puis les jaunes, au-dessus les vertes, tout en haut les petites, les rouges, groupe rieur et charmant que Louis XIV regarde souvent avec un sourire amusé; la jeune nièce de Mme de Maintenon, Mme de Caylus, sous les voiles blancs de la Piété, termine le Prologue : Et vous, qui vous plaisez aux folles passions Qu'allument dans vos cœurs les vaines fictions.
Profanes amateurs de spectacles frivoles.
Dont l'oreille s'ennuie au son de mes paroles.
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité : Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité;
et, dans un silence religieux, commence la représentation; les décors ont été peints par Borin, l'habile décorateur des spectacles de la cour; M'"c de Maintenon a dépensé plus de 14 000 livres pour faire arranger aux jeunes tragédiennes de longues robes à la persane, enrichies de perles et de diamants, qui ont jadis servi pour les ballets du roi; les musiciens de Louis XIV exécutent la musique de Moreau ; Nivers, l'organiste de Saint-Cyr, accompagne les chants sur son clavecin; l'émotion des timides actrices est si grande qu'elles se mettent à genoux, avant d'entrer en scène, pour demander à l'Esprit-Saint la force de bien remplir leurs rôles, et que Racine est obligé, dans les coulisses, d'essuyer les larmes de Mlle de la Maisonfort; leur grâce, leur modestie, leur piété, leur innocence, en font les interprètes incomparables de cette tragédie religieuse, uniquement fondée sur les sentiments les plus vertueux; sous le manteau de pourpre d'Assuérus
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la beauté royale de Mill' de Lastic produit une grande impression ; Mlle de Marsilly est si touchante dans le petit rôle de la femme d'Aman que M. de Villette s'empresse de la demander en mariage; Racine a trouvé « un Mardochée dont la voix va jusqu'au cœur » dans cette angélique Madeleine de Glapion, à qui Mme de Maintenon a coutume de dire : « Ma fille, vos défauts seraient les vertus des autres » ; dans la prière d'Esther à Assuérus Mlle de Veilhan « enlève », et fait couler des larmes de tous les yeux; les regards des spectateurs se tournent vers Mme de Maintenon quand Esther présente à Élise ces filles de Sion qu'elle élève autour d'elle, quand Assuérus demande à la reine de lui prèter dans son incertitude le secours de ses clartés, enfin quand il lui adresse ces vers exquis : Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De l'aimable vertu doux et puissants attraits!
Tout respire en Esther l'innocence et la paix : Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres, Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres;
oui, si nous avions assisté à ces représentations uniques où tout se trouvait miraculeusement en harmonie, le sujet, le poète, les interprètes, le public, la salle, la mise en scène, nous nous serions, n'en doutons pas, associés à l'enthousiasme de Mme de Sévigné : « Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce : c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter et qui ne sera jamais imitée 1 ».
Mais qui ne se rend compte alors que l'on trahit Racine en jouant Esther, comme on le fait souvent, sans les chœurs, ou bien, comme on l'a pu voir en 180i à la Comédie-Française, avec des barytons et des ténors mêlés aux compagnes de la reine? Il faut porter au théâtre la pièce de Racine telle qu'elle a été écrite, ou plutôt — et c'eût été, je crois, l'avis de Louis Racine —ne pas l'y porter du tout.
Athalie. — La dernière tragédie de Racine n'est plus, comme Esther, une charmante, mais modeste tragédie de cou- vent; le poète a mal pris ses mesures, et son œuvre est plus
1. Lettre du 21 février 1689.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 8
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grande que le cadre pour lequel elle a été faite : Athalie a l'ampleur des tragédies profanes de Racine, de Britannicus ou de Bajazet; que dis-je? elle les dépasse, comme la vigoureuse maturité de Polyeucte surpasse en beauté les grâces juvéniles du Cid; et c'est même chose curieuse que nos deux grands tragiques n'aient jamais composé de pièces plus parfaites et ne se soient jamais élevés plus haut que dans le genre, alors dédaigné, de la tragédie sacrée.
A la rigueur rien n'empêcherait, si ce n'est peut-être les inégalités du style, que Polyeucte fût l'œuvre de Racine; mais seul le pieux poète, formé par Port-Royal à l'admiration d'Euripide, pouvait, mêlant aux austères inspirations de la Bible les aimables tableaux de l'Ion, produire ce chef-d'œuvre original entre tous, qui a nom Athalie.
Le sujet est admirable et peut mieux que n'importe quel autre captiver l'attention passionnée d'un public chrétien.
De quoi s'agit-il, en effet? De soustraire au poignard d'une marâtre impitoyable un frêle enfant, dernier rameau de la tige de David, au salut duquel est attaché, avec la venue du Messie qui doit sauver le monde, l'accomplissement de la parole de Dieu. Dans ce drame, où Jéhovah lui-même est intéressé, c'est lui qui défendra sa propre cause et qui conduira toute l'action.
Il est là, dans son temple, caché derrière le voile redoutable du Saint des Saints : c'est lui qui met la prudence dans les conseils du grand prêtre et la force dans son courage; c'est lui qui souffle à l'enfant prédestiné les réponses ingénument adroites qui troublent Athalie; c'est lui qui répand sur la vieille reine cet esprit d'imprudence et d'erreur, De la chute des rois funeste avant-coureur;
c'est lui qui, montrant à Joad dans une vision prophétique le triomphe de Jérusalem et la naissance du Sauveur, enflamme les cœurs des lévites, au côté desquels combattra l'ange exterminateur; c'est lui enfin qui, faisant tomber dans le piège et jetant au glaive vengeur la fille d'Achab, assure la couronne sur le front du fils de David et prouve ainsi à la trop timide foi d'Abner qu'il ne faut jamais douter de la parole divine.
Mais si nous sentons que c'est Dieu dans Athalie qui mène
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les événements, il ne nous laisse point distinguer les mouvements de sa main directrice; s'il est toujours présent, toujours il demeure invisible. Comme Bossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelle, après avoir montré à son royal élève la Providence elle-même élevant et abaissant les empires, lui expliquait à nouveau, simplement cette fois par leurs institutions et par leurs mœurs, la grandeur et la décadence des nations, de même Racine ne nous présente point son dénouement seulement comme un effet miraculeux de la toute-puissance divine; il veut aussi qu'il puisse sembler aux hommes qui ne regarderaient pas sa tragédie avec les yeux clairvoyants de la foi le résultat naturel de la lutte des caractères et des passions opposés. Il a donc construit le mécanisme de sa tragédie religieuse exacte- ment sur le même plan qu'il aurait construit celui d'une tragédie profane sans amour; seulement, au lieu que le fait extérieur, qui met en mouvement tous les rouages, soit purement fortuit, il est cette fois suscité par Dieu lui-même : c'est le songe effrayant qui amène Athalie dans le temple des Juifs. Étant ainsi le moteur qui donne le premier branle à la machine tout entière, c'est bien Dieu qui produit réellement le dénouement qu'il a voulu produire; mais il se trouve ne le produire qu'indi- rectement, par des moyens exclusivement humains, sans avoir recours à l'un de ces prodiges, dont l'invraisemblance est si difficilement acceptée au théâtre, comme la conversion de Félix dans Polyeucte; les personnages d'Athalie ont beau être les instruments, l'un conscient, les autres inconscients de Dieu, en ce sens qu'ils sont soutenus par sa grâce ou condamnés d'avance par sa réprobation, ils n'en sont pas moins tous, d'une certaine manière et jusqu'à un certain point, par leurs passions, par leurs crimes ou par leurs vertus, les artisans de leur propre destinée; si bien que dans cette pièce incomparable Racine a su réunir, sans qu'elles se fassent tort l'une à l'autre, une tragédie religieuse et une tragédie politique.
Les caractères sont si heureusement conçus et combinés que non seulement ils se font valoir dramatiquement par le contraste, mais encore qu'ils ont une véritable valeur historique, l'ensemble des personnages formant un tableau complet du royaume de Juda sous la domination de la princesse tyrienne.
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D'un côté l'usurpatrice; autour de son trône, dont les degrés ruissellent du sang de ses petits-fils égorgés par elle, sont groupés tous ceux que lui attachent l'intérêt ou la crainte : sa garde tyrienne; les ministres de ce Baal auquel elle a élevé dans Jérusalem un temple et dont le culte est devenu le culte officiel; des Juifs, apostats par ambition, comme Mathan; des Ismaélites sans scrupules et cupides, comme Nabal; l'armée, représentée par Aimer, l'armée qui sert sans enthousiasme, comme il arrive souvent, mais qui sert, comme toujours, le gouvernement établi, parce que seul il peut assurer l'ordre à l'intérieur et défendre les frontières; le peuple, enfin, qui accepte, avec la résignation fataliste des Orientaux, le fait accompli; en face de la criminelle et toute-puissante Athalie, le grand prêtre Joad lève son front indompté, uniquement soutenu dans sa résistance par ses prêtres, par ses lévites, par un petit nombre de Juifs restés fidèles à Jéhovah ; entre ces deux partis prêts à en venir aux mains, comme enjeu du combat, un enfant innocent, le roi légitime, au milieu de femmes qui tremblent et qui prient.
Il semble d'abord, tant paraît grande la disproportion des forces en présence, qu'un miracle seul puisse assurer la victoire à Joad; mais cette disproportion est plus apparente que réelle, et la fortune d'Athalie plus éclatante que solide. Sur quels fondements repose en effet sa puissance, élevée par le crime? exclusivement sur la peur et sur une coalition d'intérêts particuliers.
Athalie règne donc moins dans Jérusalem qu'elle n'y campe en conquérante, entourée des hordes mercenaires qu'elle a amenées avec elle. Jusqu'ici tout a réussi à son audace heureuse, et, comme toujours, la lâcheté des hommes s'est ralliée au succès; mais vienne un revers, et Joad sait bien que l'usurpatrice ne peut compter sur aucun dévouement : pour fuir plus vite, ses mercenaires jetteront leurs armes; l'armée nationale se rangera sans hésitation tout entière autour du fils de David subitement révélé au monde, et quant au peuple, né pour l'esclavage, il passera du côté du plus fort. La lutte entre les deux partis aux prises est donc beaucoup moins inégale qu'elle n'en a l'air : du côté d'Athalie les apparences de la force matérielle, du côté de Joad la force morale.
Les violences d'Athalie, toujours suivies de bons succès,
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ont pu faire illusion sur elle; mais, à regarder le fond des choses, cette reine passionnée, féroce et cupide, n'a jamais eu de politique; elle n'a eu que des caprices, bien servis par une fière audace, aux décisions irraisonnées, mais promptes, et qui n'avait peur ni de la mort, ni du remords. Pour maintenir par la terreur son injuste pouvoir, Athalie est obligée d'avoir sans cesse de l'audace, de l'audace, encore de l'audace. Or le temps a fait son œuvre : l'âge a détruit lentement en elle les ressorts de l'énergie; ce n'est plus maintenant qu'une vieille femme; elle en a le sentiment et comme une honte. Mathan ne la reconnaît plus, et elle ne se reconnaît plus elle-même. Elle entend confusément dans le fond de son cœur des voix qu'elle n'avait jamais encore entendues, celles du remords et de la pitié; elle éprouve l'instinctif besoin de justifier sa conduite et d'étaler sa puissance; et aux craintes vagues et secrètes qu'elle trahit ainsi voici que se joint une terreur précise et avouée : cré- dule et superstitieuse, cette femme, qui n'a rien redouté sur la terre, a peur du ciel; comme ce Baal, qu'elle sert, Jéhovah est un « puissant dieu », et elle a osé déclarer la guerre à Jéhovah! Partagée entre la confiance infatuée que lui a donnée la longue habitude du succès et une frayeur toute nouvelle pour elle, elle oscille, éperdue, entre des résolutions extrêmes et contraires; une sorte de vertige s'est emparé d'elle. La voilà venue.
l'heure favorable, l'heure fatale, qu'attendait, certain qu'elle viendrait, la clairvoyance politique de Joad; et aussitôt, avec une décision froidement implacable, sans scrupules sur le choix du moyen puisqu'il défend à la fois son roi et son Dieu, le grand prêtre porte un coup peu loyal, mais sur, à ce pouvoir qui déjà chancelait sur sa base : le colosse menaçant tombe, et les peuples étonnés s'aperçoivent qu'il avait des pieds d'argile.
Le songe d'Athalie n'est donc pas un hors-d'œuvre brillant, comme celui de Camille dans Horace ou même comme celui de Pauline dans Polyeucte; il est le pivot même autour duquel tourne tout le drame. La règle de l'unité de lieu rendait presque impossible la mise au théâtre d'une conjuration; et qu'il était malaisé à Racine d'amener plusieurs fois en un jour dans le temple des Juifs Athalie, Mathan et même Abner: Le songe d'Athalie a pourvu à tout, a levé toutes les difficultés : grâce à lui,
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tout s'enchaîne étroitement du commencement à la fin de la pièce; il n'est pas une seule entrée qui ne soit, je ne dis point vraisemblable ou justifiée, mais nécessitée par la nature même des choses et attendue par les spectateurs. Il semble que l'on assiste, non pas à une fiction, mais à la réalité même. L'art est si grand qu'il se cache; on ne l'admire qu'à la réflexion.
A cette action conduite par Dieu Racine a donné le seul cadre qui lui convînt. Le décor ne représente plus un « palais à volonté », mais le vestibule du temple, qui, le fond du théâtre s'ouvrant, se montrera lui-même avec toute sa magnificence à nos yeux éblouis, dans ce dénouement incomparable où la pompe du spectacle répond vraiment à la grandeur de la situation. Et le poète aurait-il pu placer ailleurs avec bienséance cette scène, unique sur notre théâtre, où le grand prêtre, plein du Dieu qui l'anime à l'approche de la lutte décisive, est saisi d'un délire prophétique et prédit aux lévites prêts à s'armer pour Joas la destruction de Jérusalem et la naissance du Sauveur? Si, dans certaines parties de la tragédie, ce qui nous a frappés surtout en Joad, c'est le politique, mù, comme le vizir Acomat, par une ambition personnelle et se promettant bien de ne jamais laisser oublier à Joas
qu'au rang de ses ancêtres Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres,
dans la scène qui nous occupe Joad s'élève au-dessus de luimême; il prend une grandeur surhumaine; il devient véritablement un prophète biblique, qui ne pouvait dignement nous apparaître que dans le temple de Salomon, au son de toute la symphonie des instruments, au chant des vierges assemblées pour célébrer la grande fête de la Pentecôte.
Le chœur dans Esther et dans Athalie. — Depuis longtemps déjà Racine avait formé le projet d'écrire une tragédie sur le plan simple d'une tragédie grecque, en liant « le chœur et le chant avec l'action » 1. Il trouva dans Esther une occasion inattendue d'exécuter en partie son dessein, et il s'est réjoui d'avoir pu « employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette
1. Préface d'Esther.
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partie du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités ».
Mais, dans sa modestie, Racine s'est gardé de nous dire que, s'il a emprunté le chœur aux anciens, il l'a su lier à l'action beaucoup plus étroitement qu'ils n'avaient fait le plus souvent euxmêmes. Ces jeunes Israélites, qu'Esther a groupées autour d'elle, ne sont pas, comme le chœur chez Sophocle et chez Euripide, les simples témoins d'événements sur lesquels elles moralisent; elles ont leur part du danger commun et sont menacées de la même catastrophe que les acteurs; elles passent par les mêmes alternatives de crainte et d'espérance ; elles joignent leurs prières aux leurs. Il en est de même dans Athalie pour ces filles de Lévi, qui sont'venues, couronnées de fleurs et les mains pleines de guirlandes, offrir à Dieu les premiers pains de la moisson nouvelle, introduites dans son temple par la fille de Joad, l'aimable Salomith, qui « chante avec elles, porte la parole pour elles, et fait enfin les fonctions de ce personnage des anciens chœurs qu'on appelait le coryphée » 1.
Sur ce point pourtant éclate encore une fois l'incontestable supériorité (d'Athalie. Dans Esther Racine a été gêné par l'obli- gation qui lui était imposée de multiplier les chants et de « varier les décorations » ; certains chœurs, bien que le poète les ait rattachés de son mieux à l'action, ressemblent à des hors- d'œuvre, comme le premier, qui est un simple cantique assez gauchement amené, comme celui qui se chante pendant le repas d Assuérus et qui n'est guère qu'un morceau de concert, comme le dernier, qui, de l'aveu de Racine lui-même, a paru trop long; d'autre part, le lieu de la scène changeant, Racine n'a pu, comme il l'eut désiré, « imiter des anciens cette continuité d'action qui fait que leur théâtre ne demeure jamais vide, les intervalles des actes n'étant marqués que par des hymnes et par des moralités du chœur qui ont rapport à ce qui se passe » 2. Ce que Racine n'avait pu exécuter dans une pièce faite sur commande, il l'a exécuté magistralement dans son Athalie, spontanément entreprise; là, plus de chœurs inutiles, ni au milieu des actes, ni à la fin de la tragédie, mais entre tous
1. Préface d'Alhalie.
2. Préface A'Athalie.
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les actes des chœurs nécessaires, qui les relient si étroitement les uns aux autres que le premier vers du cinquième acte rime même avec un des derniers du quatrième. Ainsi, comme ces tragédies grecques qu'admirait tant Racine, Athalie se doit jouer sans entr'actes.
Insuccès d'Athalie à Saint-Cyr. — Quelques lignes de Fénelon dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie française nous autorisent à penser que Racine avait songé un moment à rivaliser directement avec Sophocle et à composer un Œdipe.
Il y a, malheureusement, renoncé; mais son Athalie peut être mise en parallèle avec l'Œdipe-Roi. Les deux pièces présentent cette ressemblance curieuse qu'Œdipe et Athalie poursuivent de même la recherche d'un secret dont la découverte leur sera également funeste ; les deux tragédies sont conduites avec autant d'art, et les deux poètes sont arrivés à produire par les moyens les plus simples les effets les plus puissants; mais la moralité de la tragédie française est plus haute, puisqu'elle nous montre, au lieu du destin aveugle s'acharnant sur des innocents, un Dieu juste frappant des coupables ; et quand on songe que Sophocle a travaillé sur une donnée qu'il n'a point inventée, tandis que Racine a tiré presque tout de son génie, on se prend à dire avec Voltaire que, si l'Œdipe-Roi est le chef-d'œuvre du théâtre grec, Athalie est peut-être « le chef-d'œuvre de l'esprit humain » 1.
Et cependant, représentée sans le moindre éclat à Saint-Cyr, Athalie n'y eut aucun succès. De ce fait étrange on a donné plusieurs raisons, dont quelques-unes sont en effet plausibles ; il ne faut pas oublier toutefois que les scrupules de Mme de Maintenon, qu'on met volontiers en avant pour expliquer cette sorte d'étouffement d'Athalie, ne l'empêchèrent pas de faire jouer aussitôt après par ses « filles » d'autres tragédies religieuses composées pour elles par Duché de Vancy, qui fut même spécialement pensionné pour cet office2. Je crois donc volontiers, avec M. Gazier, qu'il faut voir là « l'effet d'une cabale analogue à celle qui fit échouer Phèdre en 1677 3. » Sans doute on rendit
1. Discours historique et critique, édit. Beuchot, t. V. - - 1
2. Il a fait aussi pour Saint-Cyr des Poésies sacrées, qui ont été imprimées à J La Haye en 1715. p-our Sain t-èyr des Poésies sacrées, qui ont été imprimées à 1
3. Petite Histoire de la Littérature française, p. 246.
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aux yeux du roi Athalie suspecte de jansénisme. Levers du pre- r mier acte : Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte,
lui dut être présenté comme une allusion à la phrase célèbre de la mère Angélique : « Ne craignons que Dieu, et tout ira bien » ; on lui dut insinuer que le cri de Joad : Hardi contre Dieu seul!
voulait rappeler un trait cruel lancé par Pascal, dans sa treizième lettre, contre les Jésuites : « Vous êtes hardis contre Dieu et timides envers les hommes ». Peut-être lui a-t-on dit que dans Abner et dans Joad Racine avait prétendu humilier la piété trop facile et trop accommodante de la cour devant la foi rude et intransigeante des solitaires 1. Et peut-être au fond y avait-il quelque chose de vrai dans tout cela, puisque, en 1697, Racine ajouta à la fin du premier acte de son Alhalie ces deux vers, incontestablement dirigés contre les Jésuites alors en querelle avec Boileau :
Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits, Et ne l'aimer jamais?
Les tragédies religieuses de Duché de Vancy, de l'abbé Boyer et de Brueys. — Ce qui est bien certain du moins, c'est que, si, par la grandeur du sujet, Athalie se prêtait mal à être représentée par des jeunes filles, la Débora de Duché de Vancy convenait presque aussi peu qu'Andromaque aux demoiselles de Saint-Cyr; car l'intrigue, toute d'invention, de cette tragédie prétendue « tirée de l'Écriture sainte », repose entièrement sur l'amour : Sisara veut répudier sa femme Axa pour épouser de force Jahel, qui aime Habor et qui en est aimée, et cette Axa, avec ses fureurs jalouses, tient une place beau- coup plus grande dans la pièce que l'inutile Débora, qui lui a pourtant donné son nom. Au surplus, ce personnage envahissant nous vaut les deux meilleures scènes de la tragédie : dans l'une (III, v), l'infortunée Axa ne peut s'empêcher d'avouer à
1. M. Athanase Coquerel a très heureusement marqué l'opposition de ces deux fois dans son excellent Commentaire biblique sur Athalie.
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Sisara, comme Hermione à Pyrrhus, qu'elle l'aime toujours, malgré son inconstance; dans l'autre (III, II), son père Amram la supplie de revenir à Jéhovah, dont elle a, par amour pour son mari, abandonné le culte, et ce morceau est comme une première esquisse du couplet fameux de Lusignan dans Zaïre.
Absalon ne vaut pas beaucoup mieux que Débora, quoique La Harpe l'appelle « un ouvrage de mérite » ; j'y trouve bien un beau rôle, celui de Tharès, femme d'Absalon, qui, voyant son mari prêt à se révolter contre David, son père, se livre ellemême en otage avec sa fille pour essayer de retenir le bras criminel d'Absalon; mais je me rappelle le rôle superbe de Bérénice, femme de Pharnace, dans la Mort de Mithridate de La , Calprenède, et la copie me paraît fort inférieure au modèle; quant au style d'Absalon, je suis bien obligé de reconnaître que, partout où il ne pille point Racine, Duché est le plus obscur et le plus incorrect des écrivains 1. En dépit de La Harpe, aux deux autres tragédies de Duché je préfère son Jonathas : ce n'est pas que le sujet n'en soit absurde, l'intrigue mal nouée, et le style faible ; mais Jonathas n'a du moins que trois actes.
Loin de moi la pensée de vouloir réhabiliter l'auteur du Jephté (1692) et de la Judith (1695), qui ne se relèvera jamais du coup que lui ont porté les épigrammes de Racine et de Boileau ; mais c'est justice de dire que les tragédies religieuses de Boyer sont quelque peu supérieures à celles de Duché de Vancy. Le valet de chambre du roi connaissait mal les textes saints, et l'abbé Boyer en était nourri; aussi a-t-il su quelque- fois parer la pauvreté ordinaire de son style de « ces riches expressions que nous fournit la divine poésie du Psalmiste et des Prophètes 2 ». Il en résulte que l'exposition du Jephté et celle de la Judith ne sont pas sans un certain éclat et semblent même 1 annoncer quelque chose de grand; mais, aussitôt que l'action
1. Quelques vers suffiront à le montrer (I, 1) : Adonias, mon frère, appuyant ses projets, , Ils ont cru m'abaisser au rang de leurs sujets ; Toi-même ouvrant mes yeux sur leur intelligence, J'ai vu que, près du roi ménageant leur vengeance, Et chassant de David tout amour paternel, Je perdais pour jamais le sceptre d'Israël.
2. Préface de Judith.
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s'est engagée, comme le sec Boyer ignore absolument l'art de faire parler les sentiments, les maladresses commencent, et 1 quelles maladresses! Son Jephté, qui s'obstine à tuer sa fille malgré son fiancé, malgré tous les Israélites, malgré le grand prêtre lui-même, serait odieux, s'il n'était grotesque, et Racine n'a pas eu tort de trouver sa Judith moins intéressante encore qu'Holopherne
Étant destinée non à la maison royale de Saint-Louis, comme le Jephté, mais à un vrai théâtre, la Judith n'avait pas de chœurs. Il n'y en a pas non plus, pour la même raison, dans la Gabinie, tragédie chrétienne de Brueys, représentée pour la première fois le 2 avril 1699. La foi ardente qui anime cet ouvrage dramatique lui donne quelque intérêt et nous explique pourquoi il fut applaudi de Louis XIV, auquel il est dédié. Brueys était un protestant, qui, converti en 1682 par Bossuet, avait, trois ans après, reçu la tonsure des mains du grand évêque dans le séminaire de Meaux. En même temps qu'il composait des ouvrages de théologie pour soutenir sa nouvelle croyance, Brueys se proposa de représenter dans sa tragédie de Gabinie « la religion chrétienne s'établissant miraculeusement, sans aucun secours humain, malgré les efforts et la rage de Dioclétien ». La conception n'est pas sans grandeur; mais, bien qu'il ait su combiner des situations dramatiques, peindre avec vérité quelques caractères, et trouver parfois des images brillantes2, Brueys s'est reconnu lui-même, avec une modestie rare, inférieur à la lourde tâche qu'il avait assumée : « Je souhaiterais pour la satisfaction du public qu'un si beau sujet eût été traité par celui de nos poètes tragiques qui a abandonné le théâtre
1. La craelle épigramme de Racine, pleinement justifiée déjà par la tragédie de Boyer, s'excuse en outre par l'outrecuidance avec laquelle l'abbé avait osé, dans la préface de Jephté, s'attaquer au grand poète, tout en le pillant avec aussi peu de scrupules et d'adresse que Duché de Vancy. Combien de vers de la Judith sont des vers de Racine, gauchement et prosaïquement modifiés!
Les lampes dans leurs mains, et les fleurs sur leurs têtes.
(Comparer Athalie, v. 303.) Qu'en un profond oubli Ce que vous avez fait demeure enseveli!
(Comparer Phèdre, v. 719-720). Etc.
2. Par exemple dans ces vers adressés par Carus à Galérius (l, 1) : Nos aigles, devant vous traversant la Syrie, Ont de leur vol rapide épouvanté l'Asie, Et du char de triomphe, au sortir des hasards, Vous n'avez fait qu'un pas au trône des Césara.
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pour une occupation plus digne de lui, et dont les écrits m'ont souvent fait tomber la plume de la main, lorsque je les lisais pour tâcher de les imiter ».
Brueys avait raison : on ne peut plus faire de tragédie religieuse en France depuis Athalie.
V. — La langue et le style de Racine.
La langue de Racine. — Quelle que soit l'originalité d'Andromaque, Racine, nous l'avons. montré, n'a point créé un genre nouveau; il s'est contenté de modifier le mécanisme intérieur des tragédies de Corneille. De même, pour les sentiments plus délicats et plus tendres qu'il s'est complu à exprimer, il n'a pas eu besoin, comme on l'a dit quelquefois, de se façonner une langue nouvelle, plus épurée et plus exclusivement noble. Ceux qui parlent ainsi oublient trop que le grand Corneille a produit ses chefs-d'œuvre au temps de Louis XIII et Racine les siens sous le règne de Louis XIV, que plus de trente années séparent le Cid d'Andromaque, et que, grâce à un concours d'influences diverses, chaque année durant cette période avait vu la langue poétique devenir plus correcte, plus châtiée, plus sévère, plus harmonieusement égale. La langue de Racine est donc tout simplement, à peu de chose près, celle que parlaient les poètes tragiques de son temps, et elle ne diffère pas beaucoup de celle de Quinault, par exemple.
C'est chez l'un et chez l'autre poète le même vocabulaire un peu trop uniformément élégant et pompeux, convenant bien d'ailleurs à des personnages qui ne se saluent jamais d'un autre nom que celui de « Seigneur » ; et c'est aussi le même emploi fâcheusement fréquent de ces termes de galanterie, à présent surannés et ridicules, qu'avait adoptés la mode du jour : divine princesse; veuve inhumaine; un bel objet; un beau feu; une flamme innocente; une flamme obscure; une flamme noire; cou- ronner ses feux; vos regards vont rouvrir mes blessures; j Moi qui, contre l'amour fièrement révolté, j Aux fers de ses captifs ai toujours insulté; î
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vos yeux, ces aimables tyrans; vos beaux yeux sont mes dieux; J'aime, que dis-je aimer? J'idolâtre Junie 1, etc.
Mais, s'il ne faut donc pas exagérer le mérite qu'eut Racine de parler une langue plus épurée que celle de Corneille, il ne faut pas non plus, ainsi que certains ont fait, lui reprocher durement d'avoir énervé, d'avoir affadi la langue poétique, et d'avoir ainsi préparé l'avènement et le long règne de la périphrase triomphante. De cette faute aux conséquences désastreuses Racine ne doit pas être tenu pour plus coupable que ses contemporains, et je crois même pouvoir dire qu'il en est moins coupable qu'eux.
Racine, en effet, ne s'est point contenté, comme le plus timide Quinault, d'admettre exclusivement dans ses vers une petite aristocratie de mots présentés; peintre scrupuleusement fidèle de la passion, il n'a pas craint parfois d'en reproduire le langage avec la même vérité qu'il en avait nolé les mouvements.
Il sait à quelles violences de paroles la peuvent emporter ses fureurs, et celui qu'on appelle le noble et doux poète n'a pas reculé au besoin devant des expressions populaires et hardiment brutales : Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
(Britannicus, v. 882.) Arrêtez, Néron; j'ai deux mots à vous dire.
(ld., v. 1648.) Narcisse a fait le coup.
(Id., v. 1658,) Ah! lâche! Fais l'amour, et renonce à l'empire!
(Bérénice, v. 1024.) C'est un titre qu'en vain il prétend me voler.
(Iphijténhe, v. 1579.) Qu'on lui fasse en mon sein enfoncer le couteau!
(Athalie, v. 1782.) D'autre part, très épris de la belle simplicité de la poésie grecque, Racine n'a pas hésité à faire entrer dans ses tragédies certains termes familiers, dont la proscription lui paraissait absurde2. On a longtemps vanté l'adresse prudente avec laquelle
1. Racine ici se souvient des Lettres mélées de Tristan, p. 281 : « J'aime, Sylvio; hélas! Qu'ai-je dit? Je n'aime pas, je ne suis pas seulement amante, je suis idolâtre. »
2. --Ces délicatesses sont de véritables faiblesses. » (Remarques sur l'Odyssée.)
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le poète, pour introduire dans son Athalie le mot chiens, l'avait en quelque sorte ennobli par l'épithète dévorants; mais nous retrouvons deux fois (v. 117 et 1038) ces chiens téméraires sans la moindre épithète, et il y a même dans la première scène de la tragédie presque autant de quadrupèdes que dans une ferme: Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses?.
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée, Dans son sang inhumain les chiens désaltérés.
La vérité est que le terme précis n'a jamais effrayé Racine quand il lui a paru le plus juste, quand il lui a semblé nécessaire : Le Sénat fut séduit : une loi moins sévère Mit Ciaude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
(Britannicus, v. 1135-1136.) Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main, Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
(Bérénice, v. 110-111.)
Seulement, de ces termes crus ou familiers, qu'il a osé maintenir dans le style noble, l'art discret de Racine s'est gardé soi; gneusement d'abuser.
Une chose distingue encore sa langue de celle de Quinault.
Nourri à Port-Royal des lettres latines, Racine a conservé dans sa langue des latinismes en grand nombre : tantôt les mots ont gardé sous leur forme française le sens exact qu'ils avaient en latin: Ah ! quittez d'un censeur la triste diligence.
(Britunnicus, v. 271.) Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis.
(Athalie, v. 738.)
tantôt le latinisme est dans la construction du verbe : Ton nom sur eux invoqué tant de fois.
(Athalie, v. 1125.) ou dans un tour analogue à l'ablatif absolu : Huit ans déjà passés, une impie étrangère. (Athalie, v. 72.) Et ces heureux latinismes contribuent à donner au langage des héros de Racine comme un air d'antiquité.
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Tout cela ne fait pas cependant, en définitive, que Racine ait beaucoup ajouté à la langue poétique parlée au théâtre quand il commença d'écrire. Mais qu'importe, après tout? L'admirable est que de cette langue, somme toute assez peu riche, ce merveilleux artiste a tiré un parti extraordinaire : son exquise sensibilité en a su animer la noblesse un peu froide; sous la variété des tours son imagination infatigable en a dissimulé la pauvreté relative; si bien que ce qui est resté du cuivre entre les mains de Quinault, Racine l'a changé en or par la magie de son style.
Le style de Racine. — Ce style, presque parfait, décourage la critique, et l'on sait que Voltaire, sollicité d'écrire un commentaire pour les tragédies de Racine comme il avait fait pour celles de Corneille, répondait : « A quoi bon? Il faudrait mettre au bas de chaque page: beau! sublime: harmonieux! »
Et, de fait, ce style sans rival réunit toutes les beautés que l'on peut demander à la poésie : beauté des pensées, beauté des sentiments, beauté de l'expression, sans oublier cette beauté mystérieuse, en quelque sorte intérieure et rythmique, qui tient à l'harmonieuse combinaison des longues et des brèves, et qui fait qu'un vers touche par lui-même, indépendamment de la pensée, du sentiment et de l'expression.
Les beautés de pensée passent pour être bien plus rares chez Racine que chez Corneille, et cela indignait Boileau, qui, avec raison, trouvait aussi sublime que les plus sublimes mots de Corneille cet admirable vers (d'Athalie :
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.
Mais l'erreur commune s'explique aisément. Corneille se plai- sait à mettre dans la bouche de ses héros raisonneurs des lieux communs éloquemment développés et des vérités générales resserrées et condensées en maximes pleines de vigueur; tout le monde connaît et cite un grand nombre de ces sentences sonores et brillantes, qui, même détachées de leur place, conservent toute leur valeur et tout leur éclat. Avec autant de soin que Corneille recherchait ces sentences, Racine les évite: car ce n'est jamais pour elles-mêmes, c'est toujours en tant que mobiles d'une action particulière que les idées générales sont présentées par lui. Il y a certes de belles pensées morales, et
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en grand nombre, dans Britannicus, dans Mithridate, dans Iphigénie, dans Athalie; mais le poète les a si étroitement rattachées à la situation par les fibres les plus délicates du cœur qu'elles nous apparaissent surtout en forme de traits de caractère ou de traits de passion, et qu'il est impossible de les citer isolément sans les gâter et sans leur enlever beaucoup de leur prix. Prenons un exemple. Au quatrième acte de Britannicus le grand discours de Burrhus à Néron est un lieu commun : c'est l'éloge de la clémence. Mais Racine s'est bien gardé de traduire fidèlement, comme eût fait Corneille, en sentences impersonnelles le passage de Sénèque dont il s'inspire; ce n'est plus la raison qui, s'adressant à la raison, produit la conviction par l'exposé sentencieux d'idées générales; c'est la passion qui les approprie de la façon la plus directe et la plus véhémente à une situation très particulière; c'est le cœur de Burrhus qui s'efforce de persuader le cœur de Néron. Les pensées sont aussi belles assurément que celles que nous admirons chez Corneille; mais elles nous frappent moins par elles-mêmes, tout émus que nous sommes de l'émotion de Burrhus et du courage que lui donne Britannicus en danger. Si l'on ne remarque pas autant les beautés de pensée chez Racine, c'est qu'elles se confondent toujours et se perdent en quelque sorte dans les beautés de sentiment.
Aucun poète n'a connu comme Racine l'infinie variété des sentiments humains; et, pour la rendre, il a su, grâce à sa profonde sensibilité et à l'extrême souplesse de son style, trouver une égale variété de tons et de tours.
A ceux qui veulent soutenir que la syntaxe est quelque chose d'inflexible et d'impersonnel les vers de Racine sont une réponse victorieuse. Peu soucieux de « cette justesse grammaticale qui va jusqu'à l'affectation » 1, dont se targuaient les écrivains de la Compagnie de Jésus, le grand poète en prend à son aise avec la syntaxe et s'affranchit de sa tyrannie sans scrupules toutes les fois que lui paraissent le demander les mouvements violents du cœur : à la grammaire de Vaugelas il substitue alors la grammaire de la passion. Se modelant sur les sentiments mêmes
1. Abrégé de l'Histoire de Port-Royal.
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qu'elle exprime, sa phrase dramatique ne craint pas d'être irrégulièrement construite, si cette irrégularité lui doit donner plus de naturel et de vivacité. Les anacoluthes chez Racine ne sont jamais des négligences; elles lui servent toujours à marquer plus exactement le sentiment qui agite le personnage : Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés, Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés, Le désordre partout redoublant les alarmes, Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes, Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux, Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux : Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
(Mithridate, v. 441-447.)
Voilà six sujets de suite sans un seul verbe à un mode per- sonnel; il y a là certes de quoi indigner la gent porte-férule; mais la confusion même de la phrase nous met vraiment sous les yeux « ce trouble funeste » qui remplit encore d'horreur la pensée de Mithridate. — Joad consulte Abner pour savoir s'il doit remettre aux mains d'Athalie le trésor de David, et aussitôt Abner :
Et tout l'or de David, s'il est vrai qu'en effet Vous gardiez de David quelque trésor secret, Et tout ce que des mains de cette reine avare Vous avez pu sauver et de riche et de rare, Donnez-le.
(Athalie, v. 1589-1593.)
Cette construction, insolite en français, ne nous fait-elle pas mieux sentir, par cela même qu'a d'anormal le mouvement de la phrase, la conviction passionnée qui anime Ahner?
Et ce n'est pas seulement dans quelques vers isolés ou dans un cri rapide de passion que nous voyons le sentiment intime du personnage fixer la place des mots et décider du tour de la phrase. Jamais Racine, en composant ses plus longs discours, n'oublie le sentiment particulier qui les a fait naître et qui doit jusqu'au bout les soutenir. Le poète forme le plan de chacun d'eux avec le même soin patient qu'il a formé le plan même de ses tragédies; il subordonne les idées les unes aux autres et les place d'après l'importance plus ou moins grande, non pas qu'elles ont par elles-mêmes, mais que leur donne la passion présente
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de l'orateur; et quand il a ainsi forgé la chaîne des pensées d'après la logique particulière de la passion, c'est à celle-ci encore qu'il demande quel mouvement doit prendre son style : d'après le point où est porté l'émotion du personnage, le poète développe complaisamment des périodes amples et savantes, ou bien il pousse précipitamment les unes sur les autres des phrases courtes et hachées ; et cela, avec une telle mesure, un tel tact, un sens toujours si parfait de la vérité, que tout, dans ces grands morceaux oratoires, jusqu'aux transitions, tantôt lentement et habilement préparées, tantôt brusques comme des soubresauts, nous fait lire jusqu'au fond du cœur de ses héros et nous dévoile, parfois à leur insu, leurs sentiments les plus secrets.
Et c'est aussi là ce qui met Racine au-dessus de tous ses rivaux sans exception. Chacun d'eux a son style, et Racine a autant de f styles qu'il a de personnages : chez lui Burrhus ne parle point comme Narcisse, Achille comme Ulysse, Acomat comme Bajazet. Quel contraste entre le langage heurté, farouche, amer de la jalouse Hermione et la simplicité douce avec laquelle se plaint la douloureuse Andromaque (v. 260-264) : Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie, J'allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui : Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui.
Les délicieux alexandrins! Sans doute ils ne sont composés que des termes les plus usuels; ils « rasent la prose » 1, comme aurait dit Sainte-Beuve, et ne s'en distinguent guère que par le nombre et par la rime, comme ces vers non moins touchants de la désolée Bérénice : Nous séparer! Qui? Moi? Titus de Bérénice!.
Titus m'aime : Titus ne veut point que je meure.
Que le jour recommence, et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus !
(v. 895, 911, 1115-1117.) Mais le langage de cette mère et celui de cette amante vont droit à l'àme, parce que l'un et l'autre est aussi vrai et aussi naturel
1. Port-Royal, 3e édit., t. VI, p. 127.
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que les sentiments qu'il traduit. Ici le moindre ornement emprunté romprait le charme et choquerait comme une fausse note. L'élégance familière, si vantée, du style de Sophocle, nous la retrouvons vraiment, et sans aucun alliage, dans ces deux rôles exquis d'Andromaque et de Bérénice. Et de tout le théâtre de Racine ce sont là certainement les deux rôles qui vieilliront le moins, parce que leurs principales beautés sont des beautés de sentiment, et que ces beautés-là, échappant presque toujours aux caprices de la mode et aux outrages du temps, conservent d'ordinaire une éternelle jeunesse.
Les beautés d'expression passent et se fanent généralement beaucoup plus vite. Là encore pourtant Racine a été admirable- ment servi par la sùreté presque infaillible de son goût. Il n'a pas estimé que sa poésie dùt plaire seulement par la délicatesse ou la profondeur du sentiment et par l'élégance des contours respectée jusque dans les mouvements les plus violents de la passion; il en a voulu parer la noble et chaste nudité. Mais il a su trouver des ornements assez sobres pour en relever la beauté sans jamais altérer l'admirable pureté des lignes, et de nuances assez éteintes pour ne pas attirer indiscrètement le regard Tout a été fondu par lui dans un ensemble si savam- ment harmonieux que les diverses parties ont simultanément pâli un peu sans que' l'action du temps ait détruit les justes rapports des tons2.
Les ornements que Racine a plus volontiers employés, ceux dont l'usage fréquent caractérise plus particulièrement sa manière, ce sont les alliances de mots et les images.
Je ne crois pas, en effet, que chez aucun poète on trouve en
nombre égal des associations de mots inattendues et saisissantes, qui frappent vivement l'imagination. Tantôt, c'est une antithèse imprévue et neuve : Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.
(Britannicus, v. 190.)
1. Louis Racine a pu cependant, avec raison, reprocher à son père d'avoir introduit dans sa Phèdre quelques périphrases un peu trop pompeuses (Acad.
des Inscriptions et Belles-Lettres, X, 320).
2. Seules, dans le théàtre de Racine, se sont tout à fait flétries les métaphores que le poète avait eu l'imprudence d'emprunter au langage de la galanterie précieuse; mais eut-it pu alors faire autrement parler ses amants?
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tantôt un verbe s'étonne de se trouver un sujet ou un régime inaccoutumés : Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux?
(Athalie, v. 1240.) Semble boire avec lui la joie à pleine coupe.
(Esther, v. 789.) ou d'avoir des sujets ou des régimes de très différente nature : Sa réponse est dictée, et même son silence.
(Britannicus, v. 120.) Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
(fphigénie, v. 9.) Je renvoie Hermione, et je mets sur son front Au lieu de ma couronne un éternel affront.
(Andromaque, v. 963-964.) le plus souvent c'est un simple adjectif, rapproché inopinément d'un substantif auquel il ne sert point ordinairement d'épithète, et qui forme avec lui antithèse, comme dans ces deux vers : Dans les honneurs obscurs de quelque légion.
(Britannicus, v. 154.) N'en attendez jamais qu'une paix sanguinaire 1.
(Mithridate, v. 916.) ou qui éveille à lui seul toute une idée, qu'il dispense le poète d'exprimer plus longuement, comme dans le vers célèbre de Bérénice (v. 234) :
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!
Cet adjectif, qui fait tableau, nous amène à parler de ce don de l'image, que Racine avait à un si haut degré, et qui est très rare chez les poètes dramatiques du XVIIe siècle, tellement que je ne vois guère avant lui que Rotrou et Tristan qui l'aient reçu.
Racine eut plus qu'eux encore la conception imaginative des choses et une heureuse facilité à trouver l'expression la plus
propre à évoquer chez nous cette conception. Son Alexandre abonde en images superbes : les peuples Sont venus à genoux lui demander des rois.
(v. 568.)
1. Quelquefois c'est un adverbe qui forme antithèse avec l'adjectif auquel il est joint : : De leurs plus chers parents saintement homicides.
(Athalie, v. 1365.)
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Et j'irai l'attaquer jusque sur les autels Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.
(v. 159-160.) D'après les vers descriptifs que Racine s'est encore permis dans cette tragédie antérieure à l'époque où il s'est formé de son art une idée nouvelle, comme aussi d'après deux vers pittoresques que le désir d'établir son respect pour l'unité de temps lui a fait introduire l'un dans Iphigénie (v. 158) : Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire.
l'autre dans Athalie (v. 160) : Et du temple déjà l'aube blanchit le faite.
on pourrait dire avec certitude que, s'il l'eùt voulu, Racine aurait été un peintre, et même un coloriste. Il ne l'a pas voulu; il s'est interdit sévèrement tous les hors-d'œuvre par lesquels il aurait pu montrer les éclatantes richesses de sa palette, mais aussi risquer de détourner notre attention de la reproduction exacte des sentiments, qui était son objet. Seulement, comme ce psychologue dramatique était en même temps, par une alliance rare, un poète au sens un peu particulier que nous attachons aujourd'hui volontiers à ce mot, c'est en images poétiques que souvent il a vu et nous a offert les résultats de ses analyses psychologiques.
C'est chose remarquable qu'un des tropes les plus fréquents chez Racine soit précisément celui qui consiste à figurer une chose aux yeux en la désignant par le nom d'un objet qui en est le symbole : 'l Attaquer, conquérir et donner les couronnes.
(Alexandre, v. 590.) Quand j'osai contre lui disputer l'encensoir.
(Athalie, v. 929.) Je ceignis la tiare, et marchai son égal.
(Id., v. 95\.) Ce dernier vers caractérise très nettement le faire de Racine, et nous montre dans quels cas seulement le sage poète se permet d'élever pour un moment le ton de son dialogue et de manifester en images brillantes les sentiments de ses personnages : Mathan avait commencé par dire, d'une façon un peu sèche,
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qu'il avait par son apostasie mérité la prêtrise de Baal ; il revient sur cette idée chère à son orgueil, et, la présentant alors dans une image éclatante où se complaît l'enivrement de son triomphe, il fait passer devant nos yeux, comme par une trouée brusquement ouverte, toute une vision du temple de Baal, dans lequel l'encens fume sous les pas du pontife: Je ceignis la tiare, et marchai son égal.
Puis soudain, comme si un rideau s'était tiré, cette vision rapide disparaît ; après ce cri de victoire Mathan baisse la voix et de nouveau parle à Nabal dans ce style plus simple et moins coloré qui convient à une conversation familière. Si le poète lui a pour un instant prêté ce don de l'image qu'il a reçu lui-même, c'est donc parce que la force d'un sentiment lui a paru motiver et justifier une courte envolée poétique ; de sorte que, dans cette harmonie divine de la poésie racinienne, les images elles-mêmes ne sont pas de pur ornement : elles éclairent un caractère ou trahissent une émotion.
Une chose curieuse encore à signaler, c'est la vision qu'a eue Racine des milieux différents dans lesquels ont vécu ses personnages historiques ou légendaires. Sans doute ce sont les hommes de son temps qu'il a peints toujours; mais il ne les croyait capables de devenir des héros de tragédie qu'agrandis aux yeux des spectateurs par l'éloignement des âges ou des pays. Aussi s'est-il toujours efforcé, presque seul alors, de conserver aux sujets qu'il portait à la scène leur couleur antique ou orientale et de donner à chacun d'eux le ton qui lui convenait en particulier.
Qu'il nous reporte aux temps mythologiques dans Phèdre, qu'il nous initie dans Britannicus aux secrets de la Rome impériale, qu'il nous place, dans Athalie, en face du sanctuaire, Racine, nourri de l'antiquité grecque et latine et versé dans les lettres sacrées, a su, par le choix de ses images, merveilleusement approprier son style aux époques et aux contrées qu'il voulait peindre, et mettre sa langue en harmonie avec tous ses personnages. De là une prodigieuse variété de tons, qui faisait dire a Dufaure qu'il trouvait le style de Montesquieu et de Tacite dans Britannicus, celui de Bossuet dans Athalie, celui de Massillon et de Fénelon dans Iphigénie, dans Esther et dans Andromaqne.
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J'ajouterai : le style de Térence dans Bérénice; car, le sang ne coulant point dans cette tragédie domestique, Racine a très judicieusement estimé qu'elle devait être écrite dans le style simple, mais poli, de la haute comédie, l'élégance de l'expression relevant la banalité de certains détails, et l'éloquence de la passion la familiarité de certains termes.
Sur ce point cependant Racine est resté une fois inférieur à lui-même; c'est dans Bajazet. Il n'a pas vu Byzance comme il avait vu Rome, et l'historien anglais Ricaut n'a pas su le con- duire à travers les détours du sérail comme Tacite l'avait guidé dans le palais des Césars. Malgré les détails pittoresques que le poète s'est plu à semer dans sa tragédie turque, il faut reconnaître que, dans son ensemble, Bajazet n'a pas cette couleur qui rehausse si merveilleusement Iphigénie et Phèdre, Eslher et Athalie.
J'accorde que Racine a transporté sous la tente d'Agamemnon et dans la maison de Thésée l'étiquette de Versailles; mais on m'accordera bien aussi que dans Iphigénie nous entendons comme un dernier écho de la poésie homérique, que dans Phèdre nous nous sentons comme enveloppés d'une atmosphère fabuleuse. Les allusions mythologiques qui se pressent sur les lèvres des personnages, leurs métaphores et leurs périphrases, qui sont celles de l'épopée et des premiers lyriques, nous replacent véritablement dans ces temps légendaires où la terre était peuplée de héros, fils des dieux et souvent dieux eux-mêmes après leur mort, où les barbares habitants de l'Olympe, pour venger une injure souvent involontaire, faisaient couler le sang innocent des mortels. Sans l'art prestigieux de ses images évocatrices, jamais le poète n'aurait pu nous faire supporter ni l'absurdité révoltante du sujet d'Iphigénie, ni le prodige qui dénoue Phèdre.
Et dans ses tragédies religieuses, enfin, le style de Racine a pris encore une nouvelle couleur. Tantôt aimable et naïf, tantôt sublime et terrible, il nous rend dans leur grâce et dans leur majesté les chefs-d'œuvre de la poésie biblique. Racine traduit souvent Moïse ou David, mais toujours il est tellement imprégné de leur esprit, comme Bossuet, que, là même où il ne les imite plus, il paraît encore les traduire. Dans Esther, a dit un autre grand poète1, la langue de Racine est « simple comme l'enfance,
1. Lamartine, Cours de Littérature, t. III, Entretien XIII, p. 59.
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tendre comme la componction, embaumée comme l'encens des tabernacles; ce ne sont plus des vers qu'on entend, c'est la musique des anges; ce n'est plus de la poésie qu'on respire, c'est de la sainteté. » Dans Athalie, ajoute Lamartine1, « c'est un idiome qui ne fut jamais parlé qu'entre Jéhovah, ses prophètes et son peuple, parmi les éclairs du Sinaï. Ce français-là n'est d'aucune origine et n'aura aucune fin. Il date du ciel, et il est digne d'y être parlé. »
Beau par l'enchaînement toujours naturel des pensées, par la vérité avec laquelle sont rendus les sentiments, par la pureté du dessin, par le bonheur savant de l'expression, par l'éclat discrètement voilé des images, le style de Racine est beau encore par l'exquise douceur de ses périodes mélodieuses. Personne avant Racine, ni Racan, ni Tristan L'Hermite, ni même Quinault, n'avait connu, comme il l'a connu, « cet heureux mélange de syllabes longues et brèves et de consonnes suivies de voyelles qui font couler un vers avec tant de mollesse, et qui le font entrer dans une oreille sensible et juste avec tant de plaisir2 » : Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
(Phèdre, v. 112.)
personne avant lui n'avait su développer avec un pareil charme une phrase harmonieuse : L'Éternel est son nom. Le monde est son ouvrage; Il entend les soupirs de l'humble qu'on outrage, Juge tous les mortels avec d'égales lois, Et du haut de son trône interroge les rois 3.
(Esther, v. 1052-1055.)
Cette poésie est vraiment une musique, et l'on a pu comparer Racine à Mozart.
L'écueil de cette mélodie soutenue, c'était la monotonie.
Racine a su l'éviter grâce à un merveilleux talent de versification dont nous pourrions relever dans les Plaideurs plus d'une preuve amusante. Son alexandrin est d'une souplesse bien autre que celui de Boileau, par exemple : sans jamais manquer à la loi
1. Lamartine, Cours de Littérature, t. III, Entretien XIV, p. 156-157.
2. Voltaire, Dictionnaire philosophique : ART DRAMATIQUE.
3. « On a honte de faire des vers, s'écriait Voltaire, quand on en lit de pareils. »
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de l'hémistiche, Racine sait souvent couper et briser son grand vers tragique de la façon la plus naturelle et la plus conforme au sentiment qu'il exprime; chez lui non seulement la césure ne coïncide pas obligatoirement toujours avec l'hémistiche :
Je vous le dis : il faut ou périr, ou régner.
(Andromaque, v. 968.) Et périssez du moins en roi, s'il faut périr.
(Athalie, v. 1460.) mais il y a des enjambements et des rejets dans sa poésie, tout comme dans celle des romantiques. La différence est que chez ceux-ci les enjambements et les rejets n'ont le plus souvent d'autre raison d'être que le caprice des poètes, tandis que chez Racine ils marquent toujours un mouvement de la passion : L'aimable Bérénice entendrait de ma bouche Qu'on l'abandonne!
(Bérénice, v. 836-837.) Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide, Elle est morte.
(Iphigénie, 134-135.) J'ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison, Six frères: quel espoir d'une illustre maison!
(Phedre, v. 423-521.) Je m'en voudrais de ne pas rappeler ici l'entente admirable de l'effet musical avec laquelle Racine, s'affranchissant de la symétrie où le chœur grec était astreint par la régularité même de ses évolutions dans l'orchestre, a composé les strophes variées des chœurs de son Esther et de son Athalie : tantôt éclate, en vers courts et rapides, un chant rythmé comme une marche guerrière: Partez, enfants d'Aaron, partez.
Jamais plus illustre querelle De vos aïeux n'arma le zèle.
Partez, enfants d'Aaron, partez.
C'est votre roi, c'est Dieu, pour qui vous combattez.
(Athalie, v. 1463-1567.) tantôt se développe en vers amples et magnifiques une hymne de respect et d'amour: Tout l'univers est plein de sa magnificence.
Qu'on l'adore, ce Dieu, qu'on l'invoque à jamais.
Son empire a des temps précédé la naissance.
Chantons, publions ses bienfaits.
(Athalie, v. 311-314.)
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Et ce n'est jamais suivant la fantaisie de l'inspiration que le poète a réuni en strophes ces vers de mesure inégale, c'est toujours avec un juste sentiment du rythme le plus propre à mettre la parole en harmonie avec la pensée.
Harmonie, c'est le mot auquel il faut toujours revenir avec Racine; c'est celui dans lequel se résume le mieux l'impression produite par ses chefs-d'œuvre, où toujours les moyens sont proportionnés aux effets et le ton approprié au sujet, où, grâce à la science de la composition et à l'art des demi-teintes, aucun vers ne prétend briller, ni par la pensée, ni par l'image, aux dépens de ceux qui l'entourent, où la brutalité de la passion et la familiarité de l'expression se dissimulent dans la trame élégante du discours et dans la cadence nombreuse de la période, où enfin la constante vérité des sentiments anime tout également de la même vie. Et Nisard ne s'y est pas trompé : cette harmonie si complète, qui fait en grande partie la charmante douceur de la poésie racinienne, c'est tout simplement la perfection.
VI. — Les rivaux et les successeurs de Racine.
Autour de Corneille se lançaient dans tous les sens, cherchant leur voie, des poètes originaux, souvent pleins de mauvais goût, mais parfois aussi pleins de force dans leurs audaces heureuses, ayant tous leur physionomie particulière et leurs qualités distinctives : je rappelle seulement les Mairet, les Tristan, les Hotrou, les Du Ryer. On chercherait vainement autour de Racine cette poussée vigoureuse de talents indépendants; il n'y a plus que des imitateurs serviles. Pour rivaliser avec le grand tragique, nul parmi eux ne tente d'apporter une formule nouvelle;, tous essaient de lutter avec lui en lui empruntant ses propres armes. Les poètes médiocres qui entouraient Racine ou qui vinrent après lui ont tous accepté la forme de la tragédie racinienne comme la forme consacrée par le succès et désormais immuable de la tragédie française, et tous ils ont jeté leurs œuvres dans ce moule commun. Mais si
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les figures plus ou moins grossières qu'ils en ont tirées peuvent présenter aux yeux de la foule une ressemblance extérieure avec les délicates figures de Racine, les connaisseurs n'ont pas de peine à s'apercevoir qu'elles ne sont point faites de la même matière : comme l'airain de Corinthe, les chefs-d'œuvre de Racine sont un alliage des métaux les plus précieux; et quel est celui de ses émules ou de ses disciples qui pourrait se vanter d'avoir seulement quelques-unes des qualités dont la réunion presque miraculeuse forme le génie de ce poète singulier?
Il ne convient pas cependant, parce qu'ils ont tous manqué d'originalité, de les envelopper en bloc dans une condamnation également sévère. Quoi qu'en ait pu dire Boileau, il est des degrés du médiocre au pire; et si des pâles imitateurs de Racine nous ne pourrons signaler aucune tragédie vraiment belle, nous pourrons citer du moins plusieurs œuvres encore estimables, qu'il y aurait quelque injustice à enfouir dans la fosse commune de l'oubli pêle-mêle avec l'insipide Iphigénie (1675) de Le Clerc et le grotesque Hippolyte (1675) de Bidar.
Les rivaux de Racine. — Thomas Corneille. — Si quelque chose doit paraître flatteur à un jeune poète, c'est assurément que des écrivains depuis longtemps en crédit se mettent à son école et abandonnent leur manière pour la sienne. Aussi, quand, dès 1672, l'auteur applaudi de Timocrate, renonçant aux complications de la tragédie romanesque, eut porté au théâtre une sorte d'élégie dramatique construite sur le plan très simple de Bérénice, cet hommage indirect rendu à la supériorité de son système atténua sans doute le dépit qu'éprouva Racine à voir une pièce aussi imparfaite que l'Ariane de Thomas Corneille balancer le succès de son Bajazet.
Combien, à lire ce pastiche de Racine, on admire davantage le génie de notre grand tragique! Tous les personnages de Thomas Corneille sont dessinés d'un crayon incertain et mou : Pirithoüs est insignifiant; l'amoureux Œnarus, calqué sur l'Antiochus de Bérénice, demeure au dénouement dans une posture ridicule en face d'Ariane pleurant son abandon; et quant à Thésée, sans trouble, sans remords en présence de sa maîtresse lâchement trahie, il est si franchement odieux qu'on ne conçoit pas en vérité que Phèdre le puisse aimer jusqu'au crime.
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Le rôle même d'Ariane, sur lequel repose tout l'intérêt de la pièce, manque d'unité : nous sommes très surpris au quatrième acte d'entendre Ariane, jusque-là douloureusement plaintive comme Bérénice, éclater tout à coup comme Hermione en menaces furieuses, d'autant moins justifiées qu'elles resteront sans effet et que, comme dans Bérénice, la scène ne sera point ensanglantée au dénouement; ajoutons que dans ce rôle la rhétorique remplace parfois la vérité des sentiments, et que, dans ioute la pièce, le style, incolore, est d'une faiblesse qui arrachait à Boileau un cri de pitié. Ah! certes, malgré la régularité de son plan et la clarté de son intrigue attachante, Ariane est bien loin de Bajazet; et, pour qu'elle ait fait à ce point illusion aux spectateurs du XVIIe siècle, il a fallu la situation touchante entre toutes d'Ariane indignement trompée à la fois par son amant et par une sœur chérie, et le naturel, favorable au jeu pathétique de l'actrice, de quelques scènes en partie d'ailleurs imitées de Racine.
C'est aussi par l'intérêt de la fable que plut, en 1678, le Comte d'Essex. Dans cette tragédie Thomas Corneille, reprenant un sujet déjà brillamment traité sous Louis XIII par La Calprenède et sans éclat par l'abbé Boyer en 1672, s'est inspiré du Suréna de son illustre frère en même temps que d'Andromaque et de Bajazet, et a prétendu réunir l'héroïsme cornélien à la sensibilité racinienne. De fait, il y a d'une part quelques accents assez fiers dans le rôle du héros, de l'autre quelques beaux mouvements de passion, quelques dramatiques combats du cœur dans celui d'Élisabeth, qui, trahie et comme reine et comme femme, hésite pourtant à faire tomber la tête de l'homme que malgré tout elle aime toujours. Mais que ce Comte d'Essex est donc une tragédie mal construite, et comme les sentiments y sont mal exprimés! « Il semble, dit Voltaire dans son Commentaire, qu'on ait applaudi dans cette pièce plutôt ce que les acteurs devaient dire que ce qu'ils disent, plutôt leur situation que leurs discours. C'est ce qui arrive souvent dans les ouvrages fondés sur les passions : le cœur du spectateur s'y prête à l'état des personnages et n'examine point. » Cette très fine remarque nous explique comment ont pu être bien accueillies au XVIIe siècle tant de faibles imitations de Racine, inférieures de beaucoup à l'Ariane et au Comte d'Essex.
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L'abbé Boyer. — Ce public complaisant ne s'est guère cabré qu'aux représentations des tragédies de l'abbé Boyer; il avait supporté ses fades tragi-comédies; il avait supporté ses fades tragédies romanesques; il finit par se lasser et ne supporta point ses fades copies de Racine. Accoutumé depuis trentecinq ans à la patience des spectateurs, le vieux rimeur s'étonnait naïvement de ces insuccès répétés; il y voyait l'effet d'une cabale, et croyait devoir présenter sous le nom de Pader d'Assezan ses nouveaux ouvrages, qui lui semblaient pourtant « beaucoup meilleurs que tous ceux qui les avaient précédés1 ».
Sur ce point Boyer avait raison : à l'école de Racine il avait appris, sinon à nouer habilement une intrigue et à peindre avec vérité des caractères, du moins à écrire d'une plume moins incorrecte et plus soigneuse. Si dans ses dernières tragédies on trouve encore trop de vers obscurs et lâches comme ceux de Tiridate que nous avons cités au début de cette étude, on n'aurait pas dans Tiridate trouvé des vers énergiques comme ce vers d'Agamemnon (III, v) : Crains tes remords, ton fils, moi, les Grecs, tous les dieux, des vers pleins de sentiment et d'élégance comme ces deux vers d'Artaxerce, dans lesquels Tiribaze déclare à sa fille Nitocris qu'il la veut faire impératrice : Que ton front couronné console mes vieux ans, Et que je règne en toi pour régner plus longtemps!
Pradon. — Oserai-je dire que l'influence de Racine me paraît au contraire avoir été fâcheuse pour Pradon ?
On ne le connaît guère aujourd'hui que par sa Phèdre, et cette tragédie bourgeoise, sans poésie et sans couleur, écrite à la hâte pour rivaliser avec celle de Racine et pleine d'emprunts faits à Britannicus, à Mithridate et à Bajazet, est assurément de tous points détestable. Le Tamerlan (1676) de Pradon, sa Troade (1679), sa Statira (1679), son Scipion l'Africain (1697), sont presque aussi mauvai's, et pour les mêmes raisons. C'est en vue de flatter le goût du public de Racine que Pradon a introduit
1. Préface d'Artaxerce, 1683.
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dans toutes ses tragédies une intrigue amoureuse, le plus souvent inepte : est-il rien de ridicule, par exemple, comme de voir Scipion l'Africain, le héros de Zama, soupirer pour la nièce d'Annibal, tandis que soupire de son côté pour le général romain la fille du Carthaginois Hannon? Si du moins il y avait quelque vérité dans ces intempestives scènes d'amour ! Mais non : Pradon ignore absolument les mouvements de la passion et les nuances du sentiment; pour les rendre, il copie gauchement Racine, et sa Statira notamment est formée de morceaux pris les uns à la partie romanesque de Britannicus, les autres au dernier acte Antiroman uc, et cousus ensemble avec la plus grande maladresse.
Et cependant Pradon valait mieux que ce qu'il a donné. Si, au lieu de suivre la mode et de s'attacher à la tragédie amoureuse de Racine, pour laquelle il n'était point fait, il avait pris modèle sur les tragédies héroïques de Corneille, peut-être ne fùt-il point tombé si bas: car, à défaut d'autres qualités, il avait de la force. Dans sa première tragédie, Px/rame et Thibé (1674), l'or- gueilleux tableau que faisait la reine Amestris de ses succès politiques et de sa souveraine puissance ne manquait pas d'éclat et était comme une première esquisse du couplet célèbre d'Athalie; il y a une certaine grandeur dans l'entrevue de Scipion et d'Annibal, comme dans l'exposition de Statira, qui nous montre les généraux d'Alexandre se partageant après lui l'univers; et la tragédie de Régulus (1688) surprend tous ceux qui ne connaissaient Pradon que de réputation. Là, s'écartant de Racine pour suivre Corneille, faisant de l'amour non plus l'âme de sa tragédie, mais un simple ornement, il a cherché surtout l'intérêt dans la peinture virile de la vertu romaine; il a su prêter des accents généreux et fiers au proconsul Métellus; c'est une création originale et neuve que le rôle du jeune Atilius, âgé de dix ans, qui s'essaie à la guerre aux côtés de son père, et déjà dans ce lionceau on devine le lion; au quatrième acte, enfin, Régulus, trahi par la fortune, a, dans son dévouement héroïque, une fermeté digne des héros cornéliens (IV, III) : C'est dans un grand revers qu'on voit un grand courage.
J'ai rempli mon devoir, et, si je suis vaincu, C'est la faute du sort et non de ma vertu.
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si bien que, nous inclinant devant sa grandeur d'âme, nous lui disons avec Métellus : Oui, c'est un vrai Romain qu'en vous je reconnais.
Sans doute, après Régulus, Boileau n'eût plus écrit le vers cruel : Et la scène française est en proie à Pradon 1.
On sait d'ailleurs que les insipides successeurs de Racine avaient fini par rendre le critique moins sévère pour les rivaux du grand poète en général et pour Pradon en particulier.
Les successeurs de Racine. — Mme Deshoulières. —
Boursault. — La Chapelle. — Fontenelle. — Mlle Bernard. — Oh! ceux-là! Que dire d'eux, puisque leur caractère est précisément de n'en pas avoir? Si leurs tragédies sont ennuyeusement faibles, elles ne sont certes pas faiblement ennuyeuses.
Quand on lit le Genséric (1680) de Mme Deshoulières, on comprend que cette dame ait admiré la Phèdre de Pradon. Son exécrable pièce est immortalisée par une jolie épigramme (trop indulgente encore) attribuée à Racine. De ce galimatias langoureux je ne vois guère à tirer qu'un vers assez poétique, par lequel Ispar s'efforce de calmer les inquiétudes que donnent à l'amoureux Genséric ses cheveux gris (II, IV) : Le temps ne vieillit point les têtes couronnées.
A l'imitation de Racine Boursault, La Chapelle et Mlle Bernard ont joint celle de Quinault et du grand Corneille, et c'est pour cela sans doute que le vieux poète a vanté en pleine Académie le très fade Germanicus (1679) de Boursault2. C'est une tragédie sentencieuse et romanesque, dont le dénouement est heureux grâce à une méprise complaisante des assassins soudoyés par l'empereur. Les personnages connaissent à fond la Carte de Tendre, et savent comment on passe de la « bienveillance » à la
1. Épitre VIII (1675), v. 60.
2. « M. Corneille parla si avantageusement de cet ouvrage à l'Académie qu'il lui échappa de dire qu'il ne lui manquait que le nom de M. Racine pour être achevé; dont M. Racine s'élant offensé, ils en vinrent à des paroles piquantes; et depuis ce temps-là ils ont toujours vécu, non pas sans estime l'un pour l'autre (cela était impossible), mais sans amitié. Avis de Boursault en tête de Germanicus. — Le souvenir d'un Germanicus (1694) de Pradon, qui n'a pas été imprimé, est conservé par une épigramme de Racine.
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« pure estime », de la « pure estime » à « l'amitié fort tendre », et de « l'amitié fort tendre » à « l'amour » (I, iv) ; mais Agrip- pine est si émue à la fin du quatrième acte qu'elle en oublie les convenances : Venez, dit-elte à son amant, Venez, qu'en vous quittant, prince, je vous embrasse, Et que dans ce moment tous mes sens interdits.
Partez, je ne sais plus, Seigneur, ce que je dis.
Nous aimons à voir que du moins elle se rende justice. Au Germanicus de Boursault je préfère sa Marie Stuart. Il est même fâcheux que l'héroïne soit si insupportable et le dénouement si faible; car il va de l'intérêt dans les rôles d'Élisabeth et de Norfolk, des situations dramatiques dans les deux premiers actes, et le quatrième, pathétique et brillant, serait certainement aujourd'hui encore applaudi au théâtre.
On n'y écouterait pas jusqu'au bout une seule scène de La Chapelle. Ce receveur général des finances rimait pauvrement, et n'était pas doué du tout pour le théâtre. Sa morale est celle de Quinault : Il n'est point de vertu que l'amour ne surmonte.
(Zaïde, II, 11.) J'obéis à l'amour encor plus qu'à l'honneur.
(Téléphonte, IV, h.) On juge par ces deux vers de ce que peuvent être ses tragédies douceâtres. Zaïde, où le sang ne coule point et qui se termine par deux mariages, n'est même point une tragédie; c'est un roman dialogué et versifié, de la vraisemblance duquel on pourra juger par ce seul détail que l'héroïne passe pour un homme, et qu'elle est premier ministre du roi de Grenade. Un vers prononcé par l'ambassadeur Agrippa devant le corps de la reine d'Egypte :
Je la plains, je l'admire, et sa vertu m'étonne, suffit à indiquer le ton de la Cléopâtre (1681), dont La Fontaine a placé au quatrième acte de son Ragotin une spirituelle parodie. Dans Téléphonte (1683) La Chapelle a si maladroitement, par des incidents romanesques, défiguré le sujet, qui est celui de la Mérope de Voltaire, que Mérope n'est plus guère qu'une insignifiante comparse et que tout l'intérêt se porte sur
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un personnage inutile, la fille du tyran, partagée entre sa tendresse pour son père et son amour pour le fils de la reine (III, IV) : Hélas! pour vous sauver trahirai-je mon père?
Pour le sauver perdrai-je une tête si chère?
Je me hâte d'ajouter que ce sont là les deux meilleurs vers de la pièce, écrite tout entière dans le style des deux suivants (I, IV) : Depuis plus de dix ans à m'aimer il persiste ; Depuis plus de dix ans je combats, je résiste.
Les tragédies de Mlle Bernard, Laodamie (1690) et Brutus(1691), valent un peu mieux que celles de La Chapelle; et Voltaire nous en donne l'explication : Fontenelle y a mis la main. Si ce n'était pas un homme de théâtre que le neveu de Corneille, si, en 1680, son Aspar (qu'il n'osa imprimer) avait fait une chute retentissante, dont le souvenir nous a été conservé par une jolie chanson attribuée à Racine et par une piquante épigramme sur l'Origine des sifflets qui est certainement de lui, l'esprit du moins et l'ingénio- sité ne manquaient pas à Fontenelle: il y a de l'un et de l'autre dans les pièces de Mlle Bernard. Laodamie est à peine une tragédie, bien que la scène y soit ensanglantée par la mort de la reine, qu'un confident tue accidentellement d'une flèche destinée à un autre; c'est plutôt, sous des noms antiques, une comédie moderne, et, pour assurer le trône à celui qu'elle adore, une amante dévouée y parle de se consacrer à Diane tout comme une jeune fille de Marivaux pourrait parler d'entrer au couvent; mais si l'émotion tragique fait totalement défaut à Laodamie, l'analyse assez fine des mouvements du cœur donne quelque prix à cette œuvre, qui, en trois actes, serait plutôt agréable. Brutus est une vraie tragédie ; sans doute l'amour s'y étale beaucoup trop, comme dans le Téléphonie de La Chapelle; mais il y est moins déplacé : seule, en effet, une passion profonde pouvait excuser jusqu'à un certain point la trahison du fils de Brutus et lui conserver notre sympathie. Les deux derniers actes sont assez dramatiques, et Vol- taire en a, sans le dire, imité plus d'un vers dans son propre Brutus.
Deux disciples de Racine : Campistron et La Grange-Chancel. — Tous deux se sont vantés, après la mort de Racine, qu'ils avaient à leurs débuts reçu de lui des conseils et des applaudissements. Comme au temps où parurent la Vir-
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ginie (1683) de Campistron et l'Adherbal (1694) de La GrangeChancel, le pieux poète, retiré complètement du théâtre, s'interdisait et interdisait à son fils l'entrée d'une salle de spectacle, il me paraît bien, comme à M. Gazier 1, qu'il n'y a rien de fondé dans les assertions de ces deux gentilshommes, nés l'un sur les bords mêmes et l'autre non loin de la Garonne; mais la servilité avec laquelle ils ont toujours reproduit les formes et le mécanisme de la tragédie racinienne permet cependant de les appeler des disciples de Racine.
« La place de Campistron est triste, écrivait Voltaire dans la Préface des Scythes; le lecteur dit : « Je connaissais tout cela, et je l'avais vu bien mieux exprimé. » En effet, toutes les tragédies de Campistron sont sagement construites sur le plan régulier des tragédies de Racine; mais la vie manque à ces formes inanimées; les caractères restent indécis, et les sentiments sont ou faux ou faiblement rendus. C'est toujours, dans des cadres différents, la même rivalité d'amour. Arminius (1684) ne nous montre pas la lutte de Rome et de la Germanie, de deux civilisations et de deux races; non, il s'agit de savoir lequel du langoureux Arminius ou du langoureux Varus obtiendra la main de la langoureuse Isménie. Dans Alcibiade (1685), 1^ héros, que les Grecs ont exilé et dont même ils demandent la tête, refuse de marcher avec Artaxerce contre son ingrate patrie, et ce sujet pouvait fournir une belle tragédie; mais l'Alcibiade de Campistron n'est qu'un don Juan doucereux; c'est un rôle d'homme à bonnes fortunes pour le comédien Baron, et Voltaire s'en est avec raison dix fois égayé.
Sentant l'ennuyeuse monotonie de ce thème inévitable, Campistron s'efforce du moins de chercher des situations rares : « Les sentiments les plus extraordinaires sont ceux qui réussissent le plus sur la scène, pourvu qu'ils soient justes et adoucis. » Ainsi parle-t-il dans la Préface de son Tiridate; et, de fait, avec cette tragédie, qui repose, comme Phèdre, sur un amour incestueux, il remporta un succès prodigieux et qui nous paraît aujourd'hui inexplicable, car c'est peut-être la plus fade de ses tragédies, et elle est écrite aussi mal que les autres,
1. Petite Histoire de la Littérature française, p. 259-260.
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d'un style languissant et sans coloris. Une seule œuvre de Campistron est digne de quelque estime; c'est Andronic (1685), tiré d'une nouyelle historique de l'abbé de Saint-Réal, Don Carlos (1673). Si le cinquième acte n'était pas d'une gaucherie ridicule, ce pastiche de Racine serait même vraiment heureux ; et quand l'amoureuse Irène éloigne d'elle par ces paroles touchantes celui qui l'aime et qui est devenu son beau-fils (II, II) : Avez-vous oublié qu'un serment solennel Nous impose à tous deux un silence éternel?
Qu'il n'est plus entre nous d'entretien légitime, Qu'un seul mot, qu'un regard, qu'un soupir est un crime, Que, sans cesse attentive à remplir mon devoir, Je mets tout mon bonheur à ne vous plus revoir, Et, quels que soient les maux que vous avez à craindre, Qu'il ne m'est pas permis seulement de vous plaindre, nous croyons entendre comme un écho lointain de Mithridate
Voilà ce que l'on n'entend jamais dans le théâtre de La Grange-Chancel. Sa versification est dure et prosaïque, et son style aussi froid et aussi faux que les passions qu'il veut peindre.
Ses pièces ne valent que par les situations, empruntées d'ailleurs un peu partout : telle scène dans Méléagre (1699) vient du Venceslas de Rotrou, telle autre dans Alccste (1703) du Pulyeucte de Corneille, le dénouement d'Ino et Mélicerte (1713) de l'Amalasonte de Quinault; dans l'Athénaïs (1699), imitée de Mairet, un personnage épisodique est tiré du Pharamond de La Calprenède, et c'est dans le Téléphonie de La Chapelle que La GrangeChancel a pris le sujet de sa meilleure tragédie, Amasis (1701).
Voltaire, qui s'en est servi pour sa Mérope, y reconnaissait de l'art et de l'intérêt, et j'y vois même un mouvement naturel, d'une observation assez fine; le tyran est venu annoncer à Nitocris (Mérope) que son fils est mort, et comme la reine déclare qu'elle se refuse à le croire, il l'interrompt (II, II) : Si vous n'en croyez rien, d'où vient que vous pleurez?
C'est le seul beau vers qu'ait écrit La Grange-Chancel 2.
1. M. Dejob, dans ses intéressantes Études sur la tragédie, vient de prononcer en faveur de l'auteur d'Andronic un courageux plaidoyer, qui serait plus convaincant si Campistron n'avait pas fait d'autres tragédies. Outre celles dont nous avons parlé, il a écrit un Phocion (1686) et un Adrien (1688), une Pompéia, non représentée, un Phraate (1686) et un Aétius (1691), non imprimés
2. Dans son Jugurtha (c'est la tragédie d'Adherbal sous un nouveau titre), La
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La Fosse et Longepierre essaient timidement de renouveler la tragédie. — La tragédie française entre les mains de ces piètres disciples de Racine se mourait d'épuisement. La Fosse et Longepierre tentèrent de lui rendre la vie, le premier par l'imitation du théâtre anglais, le second par celle de l'antiquité grecque. La Fosse avait débuté, lui aussi, par une tragédie romanesque, Polyxène (1696), patiemment élaborée durant vingt années, s'il en faut croire une Épitre de son ami La Grange-Chancel. Il y avait de la force et de la couleur dans les deux premiers actes; mais le dénouement était grotesque, puisque c'était par mégarde et sans même s'en apercevoir que Pyrrhus embrochait l'infortunée Polyxène. Deux ans après, La Fosse obtenait un succès éclatant avec une œuvre toute différente, un Manlius Capitolinus, imité de la Venise sauvée (1682) de Thomas Otway. C'était la première pièce française tirée du théâtre anglais; aussi faut-il excuser les timidités de La Fosse.
Il a plié rigoureusement le sujet à la règle des unités et mis en récit ce qui chez Otway était en action 1. Après tant de tragédies invariablement fondées sur l'amour, on est heureux d'en trouver une consacrée à l'amitié. C'est une figure touchante et dramatique que celle de ce Servilius, qui, désespéré d'avoir involontairement causé par sa faiblesse la perte de son ami, l'arrache à la honte du supplice en le précipitant avec lui du haut de la roche Tarpéienne; et quelle émotion contenue dans l'adieu de Manlius au coupable encore aimé (IV, IV) : Je laisse à tes remords le soin de ma vengeance!
On conçoit que Talma ait plus tard affectionné ce beau rôle, où il se montrait admirable. On conçoit moins que personne n'ait alors suivi La Fosse dans la voie où il venait de s'engager, et moins encore qu'il soit revenu lui-même aussitôt après son Manlius à la tragédie amoureuse et romanesque avec un Thésée
Grange-Chancel a tenté, sans succès, de remettre en honneur les stances, abandonnées par les poètes tragiques depuis la Thébaïde de Racine. Voir sur les stances dans la tragédie notre édition de Polyeucte (Quantin, édit.), p. 167. Voir sur l'Oreste et Pylade (1697) de La Grange-Chancel notre édition de Racine, t. III, p. 293-295. 11 a donné encore en 1731 une Érigone, qui est exécrable.
1. Voltaire, Discours sur la tragédie, en tête de Brutus. En 1751, dans une lettre à d'Argental, ce même Voltaire a examiné sans bienveillance aucune la tragédie de La Fosse, et y a relevé jusqu'à huit fautes, à son avis capitales.
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(1700) qui est immédiatement au-dessous de rien. et Corésus et Callirhoé (1704), une pièce remplie d'incidents merveilleux, qui fut accueillie froidement, et qui le méritait.
Si nous devons donc peut-être le Manlius de La Fosse à un accident heureux plutôt qu'à un désir raisonné de renouveler la tragédie française, Longepierre, lui, avait bien l'intention réfléchie de la retremper dans l'imitation vivifiante de l'antiquité 1. Excellent helléniste et partisan zélé des anciens, il défendait leur cause en publiant des discours contre Perrault et
en traduisant Anacréon, Sapho, Théocrite, Bion et Moschus. 11 entreprit d'adapter à la scène française une de ces tragédies grecques dont la belle et sévère simplicité était si opposée aux complications amoureuses de la tragédie contemporaine. Il choisit la Médée d'Euripide comme plus propre à plaire au public de Campistron, parce que c'est une des rares tragédies antiques qui reposent sur l'amour, et même il y introduisit, à titre de concession, une scène d'amour entre Jason et Créuse (1694). Encouragé par les applaudissements que valut à sa tentative le rôle très brillant de Médée, Longepierre se risqua ensuite à présenter au public une tragédie de Sophocle, sans épisodes et sans amour. C'était choquer trop complètement cette fois les habitudes de son temps : son Électre (1702), dont les réelles beautés sont déparées par quelques maladresses et par l'insuffisance du style, ne fut appréciée que d'un petit nombre de connaisseurs. Voltaire en constate avec regret la chute; mais il oublie de dire qu'il a emprunté a cette pièce tombée plus d'un trait de son Oreste, de sa Mérope et de sa Zaïre 2.
Par le fàcheux échec d'Électre la scène française demeurait livrée sans espoir à la tragédie romanesque, au moment où celleci, ne respirant que l'amour, adoucissant de parti pris les sujets
1. Déjà l'abbé Genest en avait eu l'idée; mais sa Pénélope (1684) est bien faible, malgré une scène touchante (V, III). Malgré deux scènes éloquentes (II, I et III), sa Zélonide, toute en longs récits, est insupportable.
2. Le célèbre dialogue de Mérope : J'allais venger mon fils. — Vous alliez l'immoler, vient de l'Électre de Longepierre (IV, VIII), et un mouvement du fameux couplet de Lusignan à Zaïre: Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres, reproduit le beau mouvement par lequel Électre prenait devant son frère à témoin du crime d'Égisthe les colonnes et le pavé du palais des Atrides (V, II).
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les plus horribles, sacrifiant l'analyse exacte des sentiments à la curiosité des situations rares, et cherchant de préférence dans la mythologie des sujets merveilleux, comme Méléagre, Médée, Corésus et Callirhoé, se rapprochait de plus en plus de l'opéra.
VII. — L'Opéra et Quinault.
Grâce au goût déclaré du roi, l'opéra avait depuis trente ans une vogue étonnante, et la rue Saint-Honoré était encombrée de carrosses chaque fois que dans la salle du Palais-Royal on dont nait les tragédies lyriques de Quinault1.
C'était Molière, en lui demandant d'écrire pour sa Psyché (1671) les paroles destinées à être « chantées en musique », qui avait mis Quinault en rapport avec Lulli, et le compositeur, charmé de son heureuse facilité à varier la mesure de ses vers et à disposer ses rimes suivant les besoins de la mélodie, se l'était assuré comme collaborateur aussitôt qu'il avait obtenu de Louis XIV un privilège pour l'Opéra (mars 1672). A cette collaboration, qui ne prit fin qu'à la mort de Lulli, nous devons une pastorale : les Fêtes de l'Amour et de Bacchus (1672), deux ballets : le Triomphe de l'Amour (1681) et le Temple de la Paix (1685), et onze tragédies lyriques : Cadmus et Hermione (1672), Alceste (1674), Thésée (1675), Atys (1676), Isis (1677), Proserpine (1680), Persée (1682), Phaéton (1683), Amadis (1684), Roland (1685) et Armide (1686). L'amour, ou plutôt la tendresse, est l'âme de tous ces opéras, et il n'en est pas un dont le sujet ne comporte l'emploi du merveilleux, soit de la mythologie, soit de la magie.
Boileau et La Fontaine ont attaqué les tragédies lyriques de Quinault. A La Fontaine les vers d'Alceste et de Thésée ont semblé « mauvais » 2, et Boileau, sans nier les mérites littéraires de Proserpine ou de Persée, a montré les dangers d'une « morale lubrique » enseignant Qu'on n'a reçu du ciel un cœur que pour aimer, et qu'à l'Amour, comme au seul Dieu suprême, On doit immoler tout, jusqu'à la vertu même 3.
1. La Fontaine, Épître à M. de Niert sur l'opéra, 1677.
2. Loc. cit.
3. Satire X, les Femmes, 1693.
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Contre eux Voltaire s'est constitué le défenseur de Quinault : il s'est évertué à démontrer la fausseté des accusations de Boileau 1, et, dans son admiration enthousiaste pour l'auteur de Roland et d'Armide, il n'a pas craint de l'égaler à Pindare2.
Où est la vérité? Comme presque toujours, dans un juste milieu. Si Voltaire peut établir que parfois les héros de Quinault rougissent des honteuses faiblesses de l'amour3, Boileau n'avait pas tort de dire que souvent ses personnages donnent de détes- tables conseils4; et si dans le jugement sévère de La Fontaine il entre beaucoup de dépit contre Lulli, qui, après lui avoir commandé une Daphné, avait refusé de la mettre en musique, il fallait que Voltaire connût bien mal Pindare pour oser comparer à son style éclatant le style élégant, mais incolore, de Quinault.
On peut accorder à l'apologiste de Quinault que ses opéras sont bien au-dessus des « pièces en machines » de Corneille, qu'il a su encadrer adroitement l'éloge de Louis XIV dans des prologues ingénieux, qu'il a banni de ses ouvrages, après Cadmus et Alceste.
ces bouffonneries qui déparaient les ballets de la cour et les opéras italiens, et que tous, Phaéton excepté, ont des parties remarquables. Mais de là à prononcer le mot de « génie » il y a loin. Ce qui a fait illusion à Voltaire, c'est que, par une fortune rare, Quinault a trouvé le genre le plus propre à dissimuler ses défauts et à mettre en lumière ses qualités : dans ses tragé- dies lyriques on ne s'aperçoit pas qu'il manque de souffle et d'ampleur, parce que les nécessités mêmes du genre veulent qu'il se contente d'effleurer les situations et d'indiquer les sen- timents; en revanche la variété des mètres et le dessin des phrases arrondies pour le chant font admirablement valoir la souplesse fluide, la grâce naturelle et la délicieuse harmonie de son style. Sur ce point Quinault mérite les éloges que lui a pro- digués Voltaire, et dans presque tous ses opéras on peut citer
1. Remarques sur Pulchérie et Remarques sur Ariane.
2. Lettre à La Harpe du 19 avril 1773 et Dict. phil. : ART DRAMATIQUE.
3. Il aurait pu citer ces vers de Roland (IV, I) : Triomphez de l'Amour : il n'est point de victoire Qui montre mieux la vertu d'un héros.
4. Par exemple dans Atys (III. II) : Dans l'empire amoureux Le devoir n'a point de puissance.
Il faut souvent pour devenir heureux Qu'il en coûte un peu d'innocence.
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au moins un morceau, qui, sans accompagnement, est déjà par lui-même une musique : c'est dans Atys (III, IV) une douce et suave invocation au Sommeil, dans Alceste (IV, III) le chœur des suivants de Pluton, dans Persée (III, 1) l'air de Méduse: Si je perds la douceur d'être l'amour du monde, J'ai le plaisir nouveau d'en devenir l'effroi, dans Proserpine, enfin, un fort beau couplet sur deux rimes (I, 1 ) : Goûtons dans ces aimables lieux Les douceurs d'une paix charmante.
Les superbes géants, armés contre les dieux, Ne nous donnent plus d'épouvante; Ils sont ensevelis sous la masse pesante Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux.
Nous avons vu tomber leur chef audacieux Sous une montagne brûlante; Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux Les restes enflammés de sa rage mourante; Jupiter est victorieux, Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
Goûtons dans ces aimables lieux Les douceurs d'une paix charmante.
L'homme qui a écrit de tels vers ne craint point de rivaux dans l'opéra, et c'est encore quelque chose que d'être le premier dans un genre inférieur. On ose à peine citer après lui Danchet avec son Hésione (1700), Duché avec son Iphigénie en Tauride 1 (1704), et même La Fontaine avec sa Daphné (1674), sa Galatée (1681) et son Astrée (1691), bien que Galatée s'ouvre par trois couplets vraiment exquis.
Conclusion. — Au fond, à bien examiner les choses, la tragédie française, à la fin du XVIIe siècle, relève beaucoup plus de Quinault que de Racine. Nous avons vu que Racine lui-même avait subi l'influence de son trop charmant prédécesseur et qu'il n'avait pas su toujours écarter l'élément romanesque de ses tragédies passionnées et vraies. Comme c'est la seule partie faible de ses chefs-d'œuvre, c'est naturellement à celle-là que se sont attachés surtout ses imitateurs. Ainsi donc, si les Campistron, les La Grange-Chancel et les Duché se sont recommandés de
1. Sur cet opéra, également trop vanté par Voltaire, voir notre édition de Racine, t. III, p. 295-296.
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Racine, s'ils lui ont fait des emprunts fréquents avec une liberté dont leur admiration peut seule excuser l'indélicatesse, en réalité c'est encore Quinault qu'ils ont imité à travers Racine; et, 1 encouragés par la vogue durable de ses opéras dans leur goût pour la galanterie noble et dans leur indifférence pour la vérité des sentiments, ils négligent de plus en plus l'observation pour la convention, et le naturel pour le merveilleux. Le cadre seul et la simplicité du plan rappellent Racine dans leurs œuvres vides et fausses, sans caractères, sans passions, sans style; et, comme les cinq actes d'une pièce sans action ne peuvent être remplis que par des discours, l'inimitable Racine se trouve en fin de compte avoir suscité « une détestable école de bavardage ».
On finit par se lasser de cette majesté toujours soutenue, de « ces lamentations amoureuses », de « ces étalages de fadaises », et la réaction fut d'autant plus violente qu'elle avait été plus tardive. Au nom de la vérité et de la précision le jeune drame romantique renversa justement la vieille tragédie pseudo-classique; mais l'injustice fut grande d'atteler au char du triompha- teur, avec les Viennet et les Brifaut, ce Racine qui, de tous nos tragiques, avait toujours été le plus exact dans la peinture des mœurs, des sentiments et des passions, de le charger de tous les ridicules de prétendus disciples, qu'il eût hautement désavoués, et de lui prodiguer les qualificatifs les plus discourtois, comme ont fait les admirateurs fanatiques de Victor Hugo 2.
L'heure de la revanche ne tarda pas d'ailleurs à sonner pour Racine. Le grand public, un moment amusé et abusé par le mouvement et par la couleur violente des romantiques, s'aperçut bientôt qu'ils avaient tout simplement substitué de nouvelles conventions aux anciennes, que Didier et Marion Delorme étaient malgré tout moins vivants qu'Hermione et qu'Oreste, et Victor Hugo moins vrai que Racine ; aussi, vide quand on y jouait les Burgraves, la salle se remplit-elle jusqu'au cintre quand Rachel représenta Monime.
Le roman d'aventures et le drame prétendu historique ont
1. Alfred de Musset, De la Tragédie.
2. Croirait-on que les derniers survivants de ces grands combats n'avaient pas encore désarmé il y a quinze ans, et refusaient d'annoncer une nouvelle édition de Racine dans un journal patronné par Victor Hugo?
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vécu; dans un désir de plus en plus ardent de la vérité et de la précision, notre littérature se complait actuellement aux plus fines minuties de l'observation psychologique; et, par une conséquence naturelle, jamais n'a été plus en honneur le théâtre de Racine : ses chefs-d'œuvre du second ordre, Bajazet, Iphigénie, Mithridate, ont reparu sur l'affiche et s'y sont maintenus, et Bérénice elle-même — qui l'aurait cru parmi les romantiques? — a fait couler autant de larmes qu'à l'époque de la Champmeslé.
Par quoi l'on voit bien que Racine n'a rien à craindre ni des attaques de l'envie, ni des caprices de la mode : comme le vrai, Racine est immortel.
BIBLIOGRAPHIE
Principales éditions de Racine. — ÉDITIONS PUBLIÉES DU VIVANT DE RACINE: Œuvres, Barbin ou Ribou, 1675-1676, 2 vol. in-12; Wolfgang, 1678,2 vol. in-12; Thierry, 1679, 2 vol. in-12; Barbin, 1681, 1687, 1689, 1697, 2 vol. in-12. — DERNIÈRES ÉDITIONS : Œuvres complètes, éd. Mesnard, dans la Collection des Grands Écrivains, 1865-1873, 8 vol. in-8 et deux albums; Œuvres, texte original avec variantes, par Anatole France, 1874-1875, 5 vol. in-16; Théâtre complet, éd. Bernardin, 1882, 4 vol. in-12; Théâtre choisi, éd. Gerusez, 1875, 1 vol. in-12, et éd. Petit de Julleville, 1888, 1 vol. in-12.
A consulter : — Louis Racine, Mémoires sur la vie de Jean Racine, 1747, 2 vol. in-12. — La Harpe, Lycée, éd. Buchon, 1825-1826, 18 vol. —
Stendhal, Racine et Shakespeare, 1822 et 1854. — Saint-Marc Girardin, Cours de litt. dram., 1843-1868. — Sainte-Beuve, Port-Royal et Portraits littéraires. — Despois, Le Théâtre français sous Louis XIV, 1874, in-18.
— Deltour, Les ennemis de Racine au XVIIe siècle, 5e éd., 1892. — Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire, Racine, 1865, in-18. — Taphanel, Le Théâtre de Saint-Cyr, 1876, in-8. — Brunetière, Études critiques, 1re série, Racine; Hist. et Litt., Racine, t. II, 1885; Époques du Théâtre Français, 5e et 7e conf. — Lemaitre, Impressions de Théâtre, t. I, II, IV.
— Nisard, Hist. de la Litt. fr., t. III. — Deechanel, Racine, 1884, 2 vol.
in-12. — Stapfer, Racine et Victor Hugo, 1887, in-18. — P. Robert, La Poétique de Racine, 1890. — Monceaux, Racine, 1892, in-8. — Delfour, La Bible dans Racine, 1893, in-8. — Dejob, Études sur la tragédie, 1896, in-42, — et les dernières Histoires de la Littérature française.
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CHAPITRE III1
BOILEAU La Critique littéraire pendant le règne de Louis XIV.
Il est possible, aujourd'hui, de parler de Boileau sans passion.
Les poètes ne le rencontrent plus, comme jadis, sur leur chemin; il ne hante plus notre cerveau, ainsi que le confessait Sainte-Beuve. Il reste une grande figure du XVIIe siècle qui, tout en n'éveillant qu'à demi la curiosité et la sympathie, y garde son rang. Il a été souvent méconnu; il est pourtant de ceux avec qui on a toujours dû compter. Au cours d'une étude littéraire, qu'on abonde dans son sens ou qu'on soit contre lui, on aime et on ne perd point son temps à s'en expliquer. Ici même, ce fait s'est déjà maintes fois produit. Quelques vicissitudes qu'ait subies sa réputation, Boileau n'est pas un oublié, il est vivant et bien vivant; il n'est donc pas sans intérêt d'essayer, même après tant d'autres, de le présenter sous son vrai jour.
Mais gardons-nous de rien exagérer. Son talent a passé longtemps pour être le symbole de l'esprit français, au XVIIe siècle, ou, pour mieux dire, au siècle de Louis XIV ; c'était donner au satirique trop d'importance. Il y a eu, à cette époque, des écrivains qui lui ont été supérieurs : c'étaient des hommes de génie, tels que Corneille, Pascal, Molière, Racine, La Fontaine, Bossuet; or nous devons admettre que c'est bien l'esprit de leur temps qui suscite les hommes supérieurs qui s'y produisent. Ils sont hors de l'ordre commun, pour parler comme l'un d'eux, mais ils en sont issus, et je ne comprendrais qu'im-
1. Par M. Auguste Bourgoin, docteur ès lettres, professeur au lycée Condorcet.
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parfaitement le XVIIe siècle si je ne voyais jusqu'où il s'élève.
Pour rendre à Boileau ce qui lui est dû et cependant ne pas le surfaire, voici, ce me semble, ce que nous pouvons, dès maintenant, dire de lui : il est un peu au-dessous de ses illustres contemporains; mais il est de leur famille. Si, abstraction faite de leurs dons supérieurs, nous distinguons ce qu'ils ont de commun, ce qui les rattache les uns aux autres comme par un lien de parenté, nous devons reconnaître que ces qualités, qui leur sont communes, sont éminentes en Boileau et lui constituent déjà une personnalité. Si, de plus, sans rien préjuger du poète, nous ajoutons que, dans une certaine mesure, il- a été un des promoteurs les plus considérables du mouvement littéraire de son temps, c'est-à-dire, pour bien préciser, de la seconde moitié du XVIIe siècle, dont il a été le seul critique littéraire, et que, par son caractère et la place qu'il avait su prendre dans les lettres, il y fut révéré par les plus habiles comme un maître, il paraîtra peut-être justifier l'enthousiasme et les colères qu'il a jadis excités, quelque apaisement qui se soit fait depuis sur son nom, — et ce sont là les premiers linéaments de son portrait.
Achevons-le en retraçant sa vie, son caractère, son tour d'esprit, que nous verrons ensuite se refléter exactement dans ses idées et ses ouvrages. ,
I. —— Boileau.
Biographie de Boileau. — Il n'y a pas, dans la vie de Boileau, d'incidents extraordinaires ou romanesques ni de points obscurs ; comme sa personne, comme son vers, partout « elle s'offre et s'expose ». Elle n'est pas banale non plus, et elle est suffisamment remplie.
Nicolas Boileau naquit le 1er novembre 1636, à Paris, à côté de la Sainte-Chapelle, dans la cour du Palais de Justice, où son père s'était fixé en 1634, non, comme on l'a dit, dans la maison, mais non loin de la maison du chanoine Gillot, située quai des Orfèvres, où avait été composée la Ménippée, et près de celle où cinquante-huit ans plus tard devait naître Voltaire1. Il
1. « Dans la cour du Palais, je naquis ton voisin. » Voltaire, Ep. à Boileau.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. III
PORTRAIT DE BOILEAU GRAVÉ PAR CHÉREAU D'APRÈS H. RIGAUD Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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y a là plus d'une coïncidence intéressante aux yeux des prophètes après coup qui veulent toujours nous expliquer ce qu'un homme a été par ce qu'il devait être. De par son lieu de naissance, Boileau devait écrire la Satire VI, le Lutrin et l'Art poétique! Boileau était le quinzième et avant-dernier enfant de Gilles 1 Boileau, greffier de la Grand'chambre au Parlement de Paris, lequel eut d'un premier mariage dix enfants, et d'un second avec Anne de Niellé, fille d'un procureur au Châtelet, six autres, dont, outre le poète, Gilles et Jacques. Gilles seul, durant sa vie, fut appelé du nom de Boileau ; Nicolas n'était que le sieur ou M. Despréaux. Ce surnom lui était venu, pour le distinguer de ses frères, d'un petit pré ou plutôt de deux préaux, attenant à la métairie de son père, à Crosne, petit village proche de Villeneuve-Saint-Georges, où, sur le dire de Louis Racine, on a cru longtemps à tort qu'il était né. Son enfance et sa jeunesse sont si connues qu'il est inutile de les rappeler ici; notons seulement qu'il fit de fortes études, que, sans devenir un savant ni un érudit et quoique sachant plus de latin que de grec, il acquit une solide instruction, ne cessa de l'étendre, lisait Pindare et put traduire Longin. A vingt ans, il fut reçu avocat au barreau de Paris, le 4 décembre 1606; il plaida sa première cause le 4 janvier suivant, et s'en tira assez mal. Il entra ensuite dans l'étude de son beau-frère, le greffier Dongois ; mais il n'y réussit pas mieux.
Il n'avait pas attendu cet âge pour rimer quelques vers. Une énigme, deux chansons à boire, un sonnet sur la mort d'une nièce furent ses premiers essais : ils n'ont rien de saillant. Jusqu'à ce jour, il avait rimé à la dérobée. La mort de son père, en 1657, lui permit de se livrer à son penchant pour la poésie.
Il retint pourtant de l'étude du droit une connaissance des termes juridiques qui se retrouve en maints endroits de ses œuvres. Il logeait dans la maison paternelle, appartenant à son frère aîné, Jérôme. Sa chambre était une guérite au-dessus du grenier, puis il habita le grenier même, ce qui lui faisait dire plus tard avec gaieté : « J'ai commencé ma fortune par descendre au grenier ». Un peu plus tard, il rechercha en mariage la fille du libraire Cramoisy; mais il s'aperçut à temps qu'elle était trop coquette. Il resta célibataire, et les muses, écrit un de ses biographes, furent désormais sa seule passion.
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Tout en continuant à vivre chez son frère Jérôme, il eut, vers 1663, un appartement, rue du Vieux-Colombier. A la mort de Jérôme (1679), il devint le commensal de son neveu Dongois; mais il demeura au cloître Notre-Dame, chez l'abbé Dreux, chanoine de la métropole, puis chez l'abbé Lenoir. En 1685, il acheta, pour y passer l'été, sa maison de campagne d'Auteuil.
Il ne connut ni les charges de l'existence ni celles de la famille, et il ne lui fallut guère que trois ou quatre ans pour se tirer des difficultés inhérentes aux débuts, dans la carrière littéraire.
Seule, la haine des sots auteurs et des mauvais livres l'y fit entrer. L'histoire de sa vie n'est plus guère que de l'histoire littéraire; l'apparition de ses ouvrages et les polémiques qu'ils soulevèrent en sont les traits les plus saillants.
En 1660, à vingt-quatre ans, « sans appui, sans renom », il lance sa première et sa deuxième satires, qui avaient déjà circulé en manuscrit ; il y attaque des parvenus, des procureurs, des avocats et le mauvais goût de la cour elle-même. C'était à la fois hardi et adroit, si, en portant les premiers coups, il s'agit plus encore de frapper fort que juste. En 1662, la comédie de l'École des femmes est très attaquée; Boileau prend la défense de Molière, et, le 1er janvier 1663, lui adresse des Stances : c'est ainsi sans doute que commença leur amitié.
Un peu avant la représentation des Frères ennemis, qui est du 20 juin 1664, et par l'intermédiaire de l'abbé Le Yasseur, il avait fait la connaissance de Racine, qui avait soumis à sa critique l'Ode à la Renommée et les Frères ennemis et avait profité de ses remarques.
Entre 1664 et 1665, il écrit son Dialogue des héros de roman et le lit à bon nombre de ses amis; mais il ne le publiera qu'en 1710, par égard, dit-on, pour Mlle de Scudéry, qui pourtant ne ménagera guère le satirique. En 1665, paraissaient deux traductions en vers de Joconde, conte de l'Arioste: l'une était de La Fontaine, l'autre du sieur Bouillon, très méchant poète. Il y avait eu sur elles une gageure considérable entre M. l'abbé Le Vayer ou Le Vayer de Boutigny et M. de Saint-Gilles. Molière, leur ami commun, pris pour arbitre, se récusa. Quoique jeune, Boileau accepta de trancher le différend. Il n'eut pas de peine à donner l'avantage à La Fontaine.
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Il est sûr qu'à cette première heure, en compagnie de ses trois nouveaux amis, avec Furetière et surtout avec Chapelle, il est plus assidu au cabaret qu'aux ruelles des précieuses. Ils se réunissaient au Mouton-Blanc, à La Pomme de Pin, à La Croix de Lorraine. Inter pocula, beaucoup de discussions littéraires s'engageaient, et il s'y faisait une assez grande dépense de malice, de bon sens, de verve, de gaieté. Le Chapelain décoiffé (1664) est sorti de là. Furetière y eut la plus grande part, et Boileau reconnaît n'y avoir contribué que pour quelques vers. Il ne faut pas le regretter, car, malgré quelques mouvements heureux, cette plaisanterie est généralement froide, et la parodie qui s'attaque à des passages sublimes est toujours, à nos yeux, une faute de goût. Je l'aime mieux, quatre ans plus tard, collaborant, aux mêmes endroits, si la tradition est vraie, à la comédie des Plaideurs.
En 1665, Molière et Racine étaient déjà de la cour ; cette année même, Boileau compose son Dicours au roi, lequel connaissait peut-être de nom le poète. Ce n'est pourtant qu'en 1669 que l'auteur des Satires sera reçu à Versailles; mais déjà sa réputation grandit. La troisième Satire, le Repas ridicule, y contribue efficacement. Il se fait des ennemis de l'abbé Colin, du pâtissier Mignot; une clameur universelle s'élève contre lui : rien n'était plus propre à le mettre en vue. Aussi, en même temps qu'il fréquente le cabaret, chez Ninon et chez la Champmeslé, il est introduit dans la haute société du temps. Enfin, comme consécration suprême de sa célébrité, après que Mme de Thiange a présenté au Roi l'Épîlre I, le duc de Vivonne, son frère, présente à Louis XIV le poète lui-même. Il était cependant vive- ment attaqué : les libelles pleuvaient contre lui, composés ou inspirés par Cotin, Coras et quelques autres, qu'il avait malmenés dans ses vers. En 1665, le Portrait du peintre par Boursault ne le ménageait guère ; mais le jeune roi ne prêtait pas l'oreille aux criailleries des mécontents, ni même aux plaintes qu'un Montausier, excité par eux, pouvait lui faire du satirique, et il lui accordait pour jamais sa protection et son amitié.
Pourtant, de 1669 à 1677, Boileau est moins occupé de paraître à la cour que de continuer son œuvre de poète. De 1669 à 1674, il se livre à la composition de l'Art poétique et du Lutrin, et,
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entre temps, il écrit quatre Épîtres. En 1671, en publiant Y Arrêt burlesque, il combat spirituellement le culte de latrie que l'Université continuait à rendre à Aristote surtout pour faire opposition aux doctrines nouvelles de Descartes et de Gassendi.
En 1073, il est attaqué par Desmarests de Saint-Sorlin, l'ennemi des jansénistes. En 1674, il traduit Longin. En 1677, il soutient vigoureusement Racine, lors de la représentation de Phèdre, prend une part active à l'affaire des sonnets, et écrit, ce qui vaut encore mieux, son admirable Épître VII. Nulle période de sa vie n'est plus remplie, ni plus brillamment.
Il est nommé, à ce moment-là (1677), « pour écrire l'histoire du roi »; et, soit lassitude d'esprit et nécessité de prendre du repos, soit souci de vouloir remplir les devoirs de sa nouvelle charge et de faire dignement sa cour au roi, soit à l'imitation de son grand ami Racine, qui s'est retiré du théâtre, soit pour raison de santé, soit qu'il ait cédé, à son insu, au plaisir de jouir sans trouble de la gloire acquise, ainsi qu'il en arrive souvent à ceux qui ont atteint le summum de leur talent et s'en tiennent là, quelquefois même par crainte de déchoir, il ne produit plus rien pendant douze ou treize ans. En 1678, il est trop malade pour suivre le roi dans la campagne de Gand; mais, plus tard, en compagnie de son collègue et ami, Jean Racine, ils prêtent tous deux à rire aux hommes de guerre par leur peu de courage ou leur maladresse de cavaliers novices : innocente revanche que l'épée prend sur la plume!
C'est seulement le 15 avril 1684, après avoir vu, une première fois, La Fontaine passer devant lui, qu'il est élu, en remplacement de M. de Bezons, conseiller d'Etat, et à l'unanimité des suffrages, sans avoir fait aucune démarche, mais presque sur l'ordre du roi, membre de l'Académie française.
dont Hacine faisait partie depuis 1673. « Entré si tard à l'Académie1, il n'y fut jamais complètement chez lui. Il ne fut jamais content d'elle; il n'avait guère que des épigrammes à la bouche quand il en parlait; il était presque de l'avis de M"1" de Maintenon à qui l'on reprochait de ne pas la regarder comme un corps sérieux. Les confrères de Boileau, de leur côté, ne le
1. Vie de Boileau.
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virent jamais que comme un ennemi introduit de force dans leur camp. Ils ne goûtaient ni ses avis ni ses sentiments. » Peu de temps après, il fut nommé membre de l'Académie des médailles, depuis Académie des Inscriptions, aux séances de laquelle il fut toujours plus assidu qu'à celles de l'Académie française. En cette qualité, il remplaça, sur la prière de Louvois et l'ordre du roi, par de simples inscriptions, ces emphatiques déclamations que le pesant Charpentier avait mises au bas des tableaux de victoires de la galerie de Versailles, peints par Lebrun.
Pendant toute cette période et jusqu'à la fin de sa vie, il est vraiment un personnage considérable. Son nom est dans toutes les bouches, aussi bien à la cour qu'à la ville et dans les provinces. Il reçoit, dans sa maison d'Auteuil, ses amis et même tous ceux qui veulent le consulter ou simplement lui présenter leurs hommages. Il donne souvent à dîner et dîne non moins souvent en ville. Il a un carrosse et un intérieur de bourgeois cossu. En 1687, à la suite d'une extinction de voix et d'une 1 atteinte de surdité, il va prendre les eaux de Bourbon; à partir de 1690, il ne quitte plus Auteuil. Ses hôtes les plus assidus y étaient M. Le Verrier, riche financier; le premier chirurgien du roi, Félix; Bourdaloue, Bouhours, Rapin, Gaillard, Thoulier,
plus tard abbé d'Olivet, son vrai disciple; l'abbé Chàteauneuf et aussi La Bruyère, que Boileau appelait Maximilien. Après dîner, on prenait le café sous le berceau du jardin.
Depuis 1691, il était rentré dans la vie littéraire; mais cette rentrée ne fut brillante que par instants. La vieillesse s'abattait sur lui, pénible à supporter, chagrine, assombrie, comme celle du roi, comme celle même du siècle, puisqu'à vrai dire c'est seuJement en 1715 que le grand siècle finit. Boileau s'était réconcilié avec ses derniers adversaires : Perrault, Regnard, qui lui dédia ses Ménechmes, en 1706; mais il trouvait que Pradon, qu'il avait tant combattu, valait mieux que les jeunes gens qui brûlaient de courir la carrière littéraire. Symptôme fâcheux et qui annonce l'approche de la fin !
La mort de Racine lui avait porté un coup sensible. En 1705, il vendait sa maison d'Auteuil à M. Le Verrier, et, le 13 mars 1711, il mourait d'une hydropisie de poitrine au cloître Notre-Dame,
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chez son confesseur, le chanoine Lenoir, laissant sa fortune, qui montait à 185 000 livres, par moitié, à peu près. à ses parents et aux pauvres de Paris, sans oublier ses amis ni ses domestiques. Son convoi, qui se fit sans faste, avait une nombreuse suite, au grand étonnement des gens du peuple. Louis Racine y entendit tenir ce propos : « Il avait bien des amis; on assure pourtant qu'il disait du mal de tout le monde ». Il fut enterré dans l'église basse de la Sainte-Chapelle, fut transporté, lors de la Révolution, au Musée des monuments français, d'où ses restes ont été retirés, le 11 juillet 1819, et solennellement transférés à l'église Saint-Germain-des-Prés. L'Académie française et celle des Inscriptions se réunirent pour lui composer une épitaphe.
Caractère de Boileau. — En négligeant cet éloge funèbre, toujours officieux: si l'on veut, encore aujourd'hui, se donner, par les yeux, une première idée de Boileau, il faut, au Musée du Louvre, contempler son buste en marbre, œuvre admirable de Girardon, ou, au Musée de Versailles, son portrait, peint avec largeur et vivacité par Hyacinthe Rigaud. Qu'y pouvons- nous ajouter, pour le faire mieux connaître?
Vers 1672, Bussy-Rabutin remarquait en Boileau un air « d'honnête homme ». Cela prouve que Boileau n'était ni un Colletet, ni un Cassandre, mais ne le distingue pas suffisamment de ses contemporains.
Dès sa jeunesse, pendant sa vie et surtout dans ses dernières années, il souffrit, par intermittence, de cruelles infirmités.
Elles le rendirent de bonne heure morose, et, quoiqu'il ait eu, durant toute son existence, des échappées de gaieté, il fut, à le prendre hors du cercle de ses amis, trop souvent d'humeur difficile; mais il n'en fut pas moins bon et bienfaisant. Comme tel, il empêche Racine de publier sa deuxième lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires, c'est-à-dire de contrister davantage l'âme de ses maîtres. Il le réconcilie avec le grand Arnauld, après la représentation de Phèdre. Il lui dira, non sans raison, dans une dispute avec lui, à l'Académie des Inscriptions : « Je conviens que fai tort; mais j'aime encore mieux avoir tort que d'avoir raison aussi orgueilleusement que vous ». Qui ne connaît sa conduite à l'égard du vieux Corneille, de Patru, de Furetière et de quelques autres? Nul n'a servi plus chaudement les inté-
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rêts de ses amis et ne leur fut plus fidèle. Molière et Racine trouvent en lui non seulement un admirateur, mais encore un auxiliaire dévoué dans la lutte qu'ils doivent soutenir contre leurs ennemis. Ce qui est plus méritoire encore, il les ranime dans leurs défaillances, il dissipe leurs doutes, et les convainc qu'ils n'ont rien fait de mieux que Britannicus et le Misanthrope, en dépit de toutes les critiques et de l'indifférence des spectateurs prévenus contre les jeunes auteurs ou déroutés par la « charmante nouveauté » de ces pièces. Sans arrière-pensée de reconnaissance due à des services rendus antérieurement et, pour le présent, à une amitié dont il pouvait être fier, il estime hautement le président de Lamoignon et l'oppose aux plus honnêtes gens de l'antiquité. Pascal lui semble supérieur à tous les Anciens, et il déclarera au roi que Molière est le premier poète de son temps. Donc désintéressé, sincère, généreux même, il l'est autant que pas un de ses contemporains, malgré « l'aigreur de bile » et l'ardeur belliqueuse qui surabondent en lui.
Il semble, en effet, qu'en entrant dans l'arène littéraire il s'échauffe tout de suite et répande à plaisir ce fond de bile qui est en lui. Il est franc, mais il est brusque; il est sans fiel, mais il est caustique et rancunier. Il est irascible, âpre dans ses attaques; la moindre provocation le met hors de lui, une riposte heureuse l'indispose à jamais. Il ne pardonnera pas à Cotin de s'être ligué contre lui, au début de sa carrière; en haine des Perrault, il ira jusqu'à contester à Claude Perrault que la façade du Louvre soit de lui 1, et il ne se réconciliera jamais pleinement avec l'auteur des Parallèles. Par esprit de camaraderie, de coterie même, il persiflera, chargera à outrance certains ennemis communs à ses amis et à lui-même; il se laissera même aller un jour à solliciter et à obtenir du Parlement un arrêt interdisant aux comédiens du Marais de représenter la Satire des satires de Boursault, en 1667, pour parer un coup droit porté par ce poète à Molière. En tout temps, ses ennemis le trouvent trop enclin à la raillerie et au sarcasme. C'était pourtant, chez lui, plutôt affaire de tempérament qu'amertume
1. Réflexion première sur Longin.
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et esprit de revendication à la suite d'injustices et de déboires, puisque, comme nous le savons, il n'endura pas longtemps l'ennui d'être méconnu.
Quand, en 1665, il dédia la Satire V à Dangeau, celui ci était le seul homme de cour qu'il connût. Dans l'Éloge de Dangeau, Fontenelle insinue malicieusement que « les plus satiriques et les plus misanthropes sont assez maîtres de leur tête pour se ménager adroitement des protecteurs ». Il ne faut pas chercher à le dissimuler, Boileau fut hardi, mais aussi prudent et adroit. En publiant ses premières Satires, il y déguise les noms propres, ou ne les désigne que par des initiales. Jusqu'en 1667, Scutari est mis à la place de Scudéri, toujours estimé. C'est seulement après 1675, date de sa mort, que Conrart observe, dans un vers fameux, « le silence prudent » qui est devenu légendaire, mot encore plus malicieux qu'exact. Boileau fut l'ami du grand Arnauld et ne désavoua jamais cette illustre, mais dangereuse amitié ; il fut aussi celui du père Ferrier et du père de la Chaise. Dans la Satire X, il loue Port-Royal et Saint-Cyr; en 1702, il s'arrange de façon, nous dit Brossette, à ce que les jésuites ne lui fassent pas d'affaires fâcheuses. Il ne publie pas l'épitaphe d'Arnauld, de peur d'avoir des ennuis. « Droit et adroit », c'est ainsi que le trouve Sainte-Beuve, juge délicat en ces matières, lui appliquant le mot de J.-J. Rousseau sur Duclos. Il ne fut ni un complaisant ni un poltron, il fit même preuve d'intrépidité dans ses attaques de la première heure contre « les mieux rentés des beaux esprits » et aussi les mieux protégés; mais il devint trop vite un bourgeois épicurien, un peu trop soucieux de sa tranquillité, témoin son démêlé avec Bussy-Rabutin. Cependant, en 1706, il sera le seul académicien à voter « en républicain » contre le marquis de Sainte-Aulaire; mais il est à la fin de sa carrière, il croit que l'honneur des lettres est compromis par cette élection, et cette considération prévaut, en lui, contre toutes les autres, même contre la crainte de déplaire au roi.
Or, aux jours de sa jeunesse, plaire au roi, aimer le roi, chanter les louanges du roi, il ne put, avec tout son siècle s'en défendre et ne chercha même pas. Il fut ébloui de cette gloire naissante et n'en revint jamais. Ceux qui persistent
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encore aujourd'hui à le reprocher durement à Boileau, doivent se rappeler jusqu'où monta le flot de la flatterie et de l'adulation à la cour de Louis XIV et considérer s'il était possible à qui que ce fût alors d'en remonter le courant. Le poète est souvent maladroit dans les éloges qu'il adresse au monarque; il fut plus heureux dans certaines reparties, qui sont restées. « Rustique et fier », comme il se qualifie lui-même, il n'était pas à son aise à la cour, et il en oublia de bonne heure le chemin,
malgré les avances du roi.
Du reste, dans l'entourage de Louis XIV, il ne comptait pas que des admirateurs; il eut même quelque peine à ramener à lui les protecteurs de ceux qu'il avait bafoués dans ses œuvres.
Quant à ses amis, ils l'aimaient et le recherchaient. Il paraît avoir été l'âme des réunions où il se trouvait. Il dépensait toute son humeur contre ses adversaires ; mais il gardait son entrain pour ses amis. Ainsi que beaucoup d'anecdotes connues nous le montrent, il se plaisait à la discussion, s'y jetait à corps perdu, soutenant chaudement son opinion, s'emportant même quelquefois, comme en ce jour où il déclarait à un père jésuite que l'auteur des Provinciales était le meilleur écrivain de son temps.
Etait-il cependant un brillant causeur et un charmant convive,
lui qui a écrit : C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre, Il faut savoir encore et converser et vivre.
Voltaire rappelle un mot de sa mère qui permettrait d'en douter : « Ma mère, qui avait vu Despréaux, disait que c'était un bon livre et un sot homme 1 ». Mais faut-il ici en croire sur parole le fils du notaire Arouct, si dédaigneux de la bourgeoisie?
Enfin il en est qui ont accusé Boileau d'avoir été un peu dur sur la question d'argent; les beaux vers qu'il a écrits, à ce sujet, dans l'Épître VIII: Tu le sais bien pourtant. et dans le quatrième chant de l'Art poétique, comme aussi ce que nous savons de l'usage qu'il faisait de sa fortune, nous semblent le disculper suffisamment d'une pareille accusation. Un esprit d'économie très bourgeois, le goût du bien-être, inhé-
1. Lettre à d'Argental, du 6 juillet 1761.
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rent à sa qualité d'épicurien et de célibataire riche, avec aussi un sentiment très vif de l'indépendance qu'assure la fortune, voilà ce qu'on peut remarquer en lui. Au plus, pourrait-on trouver qu'il traite durement les poètes faméliques et donne trop aisément aux écrivains pauvres le conseil de rester tels.
Qui songerait pourtant à le blàmer d'avoir recommandé aux jeunes poètes de n'avoir l'âme ni basse, ni commune, ni surtout mercenaire?
Il y a plus, il eut des délicatesses qui sentent son parfait honnête homme, par exemple, en empêchant La Fontaine de dédier un de ses contes au grand Arnauld, et, quoique émule et admirateur du vieux Mathurin Régnier, en bannissant de ses vers l'obscénité, à quelques expressions près. Sur ce point, à propos de la Satire X, Ch. Perrault lui chercha une mauvaise querelle; mais Arnauld lui-même n'eut pas de peine à prouver l'innocence du poète. Ce n'était de la part de celui-ci ni pruderie, ni même scrupule religieux ; c'était plutôt effet de ses principes d'éducation et de vie. Il y a en lui un fond de gauloiserie que n'entameront ni n'atténueront jamais l'étiquette de la Cour et la fréquentation des grands seigneurs; mais il a de la tenue et, selon son expression, « l'âme hautaine ». Sa religion n'inclinait nullement au rigorisme. Il avait celle du bourgeois parisien d'alors, qui, tout en faisant ses pàques, daubait sur les chanoines. Les questions théologiques lui étaient indifférentes, et c'est comme à contre-cœur qu'il semble amené à s'en soucier. Au fond, il est janséniste, et, quoiqu'ayant pour amis des jésuites, il répugne à leur casuistique et admire sans restriction les Provinciales.
En somme, ce n'est pas là un caractère d'une trempe exceptionnelle; il n'a pourtant rien de vulgaire, et la droiture y ( domine. Morum lenitate et versuum dicacitate œque insignis, voilà la légende qui se lit au bas du portrait de Boileau peint par Rigaud ; la part faite au goût de l'antithèse qui règne dans toute inscription, c'est peut-être la formule qui résume le plus exactement son caractère et son tour d'esprit.
Tour d'esprit de Boileau. — Boileau naquit bourgeois de Paris, et bourgeois de Paris il est, toute sa vie, resté.
On a prétendu que de là viennent ses qualités, ses défauts et ses goûts; j'en tombe d'accord, non sans remarquer que Boileau
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n'est pas tout d'une pièce d'un bout à l'autre de sa vie, qu'il n'a jamais cessé de s'éclairer, de s'affiner même, au contact des meilleurs de ses contemporains, gens de cour, de robe, de théâtre et surtout de lettres.
Or le bourgeois de Paris que fut Boileau, eut, avant tout, un ferme bon sens. une rectitude de jugement rare, si l'on songe au mauvais goût où était tombée la littérature de son temps, la passion du vrai et du bien et la force de caractère et d'esprit nécessaire pour en assurer le succès. Ces premières qualités lui sont si inhérentes et si propres, que communément on ne pense pas à lui en faire un mérite; elles furent pourtant lr fondement inébranlable de son esprit, celles en qui il put toujours s'affermir, après s'être mêlé à la poussière du combat, une des plus épaisses qu'aient jamais soulevées les luttes littéraires.
Ce qu'il eut de plus et ce qui lui manqua, voilà ce qu'il nous faut voir de plus près.
Dans la maison paternelle ou sur les hauteurs d'Auteuil, Boileau a eu son horizon borné, et il s'y confina volontiers.
Il alla parfois en villégiature, à Château-Thierry, à liàville, à Hautile; mais il aimait à y retrouver Paris, en y retrou- vant ses amis, ses préoccupations, ses jouissances de citadin.
Il ne semble pas s'être douté qu'on pût avoir d'autre goùt que celui de faire des vers et de causer de littérature, d'au- tres lieux de repos ou de promenade qu'un cabinet de tra- vail, un salon, une allée de jardin où l'on continue l'entretien commencé dans l'intérieur de la maison. Il s'ensuit qu'il n'a ni vu ni senti la nature extérieure. Ceux qui en douteraient n'ont qu'à relire l'Épitre à M. de Lamoignon ou l'Épître à son jardinier. Dans sa jeunesse, Racine aimait les ombrages de Port-Royal. La Fontaine n'a jamais cessé de vivre en communion étroite avec la nature; elle n'a fait aucune impression sur Boileau. A l'instar de tous les écrivains de son siècle, sauf La Fontaine, il s'est trop penché sur les livres, trop replié sur lui-même, ou trop appliqué à observer les autres hommes, pour avoir vu les champs, la verdure, les fleurs, les animaux, les vives eaux et le ciel qu'elles reflètent. Bien plus, de Paris même il n'a décrit que les embarras. Il sera toujours l'homme qui n'a jamais levé les yeux au-dessus du lutrin de la Sainte-
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Chapelle et n'a pu trouver un mot, un seul, pour rendre l'émotion qu'aurait dû lui causer la vue de cette merveille architecturale, près de laquelle il était né.
Pour ne pas sortir du Palais de Justice, observons ici l'influence que ce voisinage a exercée sur lui, surtout dans ses premières satires. Fils de greffier, ayant lui-même essayé de la chicane, sans pouvoir s'y fixer, il en garda certaines habitudes. Il en sait la langue, la parle tout au long de l'Arrêt burlesque et quelquefois dans les Satires. Chose plus caractéristique, il rend trop souvent, presque malgré lui, des jugements en forme : il raisonne lourdement, il ergote presque et semble prendre à tâche de convaincre ses adversaires imaginaires en les enfermant dans une discussion qui n'a de pressant que le tour de l'argumentation. Il est scrupuleux, méticuleux, quand il s'agit du détail des choses ou de l'expression, et fait en quelque sorte office de greffier littéraire.
Que Boileau ait eu aussi un peu trop de confiance en luimême et en son robuste bon sens, et, par contre, une défiance innée de toute nouveauté, cela n'étonnera personne. Le bourgeois de Paris de ce temps est frondeur, mais il est attaché à ses traditions, à ses habitudes, comme à son roi, et il croit trop facilement avoir raison en toutes choses. Par contre, une qualité bien parisienne se rencontre chez Boileau : il eut de l'esprit, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Il est quelquefois lourd, dans la manière de présenter un raisonnement, une objection, une théorie littéraire; mais il eut l'à-propos, ce que nous appelons la présence d'esprit et les vives saillies. Au XVIIe siècle, l'esprit était trop souvent fait de réminiscences latines, d'anecdotes trop complaisamment rapportées, comme était celui de Ménage, ou, dans un autre sens, il était tout en pointes, en rapprochements bizarres et d'un goût douteux, comme était celui de Voiture; celui de Boileau est de meilleur aloi, il est plus franc, plus foncièrement ingénieux. Quand il écrit à Lamoignon :
Et, pour voir clair, Thémis a besoin de Les yeux, il laisse entrevoir l'effort fait pour être spirituel; mais on ne dira pourtant pas mieux dans tout le XVIIe siècle. Il fallait d'ailleurs
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avoir plus que du bon sens, il fallait avoir de l'esprit pour démêler, comme il l'a fait, le bon du mauvais, réagir contre la mode toute-puissante du mauvais goût régnant et retrouver le courant du vrai et du bien, en matière littéraire. A l'esprit parisien, Boileau joignit aussi l'esprit gaulois, par lequel il put non seulement saisir les ridicules, les travers, les excès, mais les représenter vivement, les jouer pour ainsi dire, bref faire allègrement son office de satirique.
Ce tour d'esprit bourgeois, Boileau l'avait beaucoup plus qu'il ne le croyait. Ses ennemis ne s'y trompèrent pas : ils virent en lui un poète bourgeois, c'est-à-dire tout l'opposé du poète des ruelles, lequel avait vécu dans la domesticité des grands seigneurs, allant prendre chez eux la chandelle et les repas, comme Ménage, ou toucher les pensions, comme Chape- lain. Il ne reçoit plus son mot d'ordre et ne trouve pas son point d'appui dans le cabinet ou même dans l'antichambre d'un grand seigneur; il s'émancipe de cette tutelle onéreuse, prend ses coudées franches, sans cependant que l'ivresse de cette liberté nouvelle l'emporte au delà des bornes de la convenance et de la vérité. Molière fronde les petits marquis, parce qu'ils sont ridicules; Boileau poursuit les mauvais livres et les méchants auteurs, sans se soucier si ceux-ci ont ou n'ont pas la particule devant leur nom. Tous deux écrivent, non pour plaire au duc de Bellegarde ou au duc de Longueville et chanter les exploits des héros de leur race, mais pour être lus de tous, pour instruire, amuser le public, parce qu'ils ont à dire quelque chose de juste, de senti, de profond ou seulement d'agréable.
Par le retentissement qu'eurent ses œuvres, non seulement « chez les princes », mais « dans les provinces et le peuple » Boileau peut être considéré comme une sorte d'initiateur popu- laire aux choses de l'esprit et, en ce sens, un véritable précurseur des grands écrivains du siècle suivant.Par les goûts, les préférences littéraires, le tour général de l'esprit, il est pourtant bien du siècle de Louis XIV. Il estime par-dessus tout la correction dans la tenue, la pensée et les écrits.
Il ne hait rien tant que le « solécisme orgueilleux » en conduite et dans le style. Tout ce qui s'écarte de la règle, et par suite de la tradition, lui répugne. Il y a des habitudes littéraires, des
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façons de penser, de parler, dont on ne doit pas sortir. Il y a ce qui est avéré, reconnu comme excellent; ce doit être l'objet des méditations du penseur, des efforts de l'écrivain. Pourquoi chercher outre? C'est d'ailleurs ainsi qu'on arrive à la perfection, c'est-à-dire à l'absolue conformité de la pensée et de l'expression, l'une et l'autre atteignant ensemble le summum possible.
Ce souci de la perfection hante visiblement Boileau, aussi bien que Racine et La Bruyère. Cette perfection qu'il vise est supérieure à la correction, dont elle part. Celle-ci n'est qu'exactitude, régularité, absence de défauts, alors que la perfection implique l'éminence des qualités de l'esprit. Boileau l'aime de tout son être, comme étant seule capable de rassurer sa conscience d'écrivain et de juge des poètes.
Mais, par-dessus tout, il a le goût du concret; il est un réaliste et ne veut marcher que sur un terrain solide. Tout ce qui n'est pas réel, absolu en soi, lui parait chimère ou aventure. Ne lui demandez donc pas ces sensations inattendues, voilées, confuses, mais si troublantes, que les poètes de nos jours ont ressenties et dont ils nous ont fait la douce confidence : le multiple, le complexe, le fuyant, les demi-teintes, le clairobscur, la dégradation des sentiments analogue à celle des couleurs, n'existent pas pour lui. Quoi qu'il fasse, le moi déborde en lui toute aspiration vers l'inconnu, et, sans la lui interdire totalement, la limite, et c'est ainsi que le réalisme, c'est-à-dire l'observation et la description exacte de l'objet qu'il a sous les yeux, quel qu'il soit, laid ou beau, lui convient et lui suffit. Par contre, il va aussi loin que possible dans l'imitation, dans la reproduction de la nature, et, en ce sens, s'il est un artiste de moins haute volée, il est de la même race que les grands auteurs de son temps.
Il a été aussi par excellence un classique et un lettré.
L'auteur classique est celui en qui la critique ne peut guère noter que des qualités. Il n'a pas toutes les qualités littéraires possibles; mais il a toutes celles que requiert le genre auquel il s'est appliqué, et il a surtout évité les défauts graves qui dépareraient la belle harmonie de l'ensemble de son œuvre.
Le sublime ne lui est pas inconnu, mais il n'est guère pour lui qu'une heureuse rencontre, et il ne lui est pas indispensable;
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le classique poursuit surtout ce qui est régulier, harmonieux, au point que la perfection de chacune des parties assure la perfection indiscutable de l'ensemble. Les fautes de grammaire, de goût, de jugement, trouvent en Boileau un critique implacable, et il a été pour lui-même le censeur austère qui tâche de remédier à toutes les défaillances et vise au beau absolu. S'il n'en est pas le dépositaire, il en est le gardien et le défenseur.
« Sans Boileau, dit Sainte-Beuve ', Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénice, La Fontaine, moins de Fables et plus de Contes, Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapin et n'aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot, chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. » C'est beaucoup attribuer à Boileau; mais si « ces beaux génies » ne furent pas absolument classiques par lui, il fut classique avec eux, puisqu'il était le premier à s'astreindre aux règles qu'ils suivaient et dont il devait donner la formule.
C'est qu'aussi il aimait les lettres pour elles-mêmes. Il était sensible, sans doute, à la gloire et aux jouissances intimes qu'elles procurent; mais il était encore plus plein de leur dignité et prêt à la faire respecter. Au milieu des illustrations de toute sorte qui entourent le grand roi comme d'une auréole, il prend soin qu'on assigne aux lettres la place d'honneur : il est leur champion et leur porte-bannière. En lui reprochant l'étroitesse d'esprit, Sainte-Beuve 2 le blâme de n'estimer guère rien en dehors des livres, de ne goûter ni les sciences, ni les beaux-arts, peinture, sculpture ou musique, ni les arts méca- niques. C'est là un grave desideratum, — moins sensible pourtant en un écrivain du XVUC qu'en un auteur du XVIIIe ou du XIXC siècle —; mais il se rencontre fréquemment chez l'humaniste et même chez le lettré. Or, homme de lettres, Boileau le fut toute sa vie. Il ne vit pas seulement dans les livres; mais à l'Académie, au théâtre, à la cour, au Palais, à l'église, il rap- porte tout aux lettres. Cet amour des lettres devient une des formes de son patriotisme; c'est en son nom qu'il défend l'esprit français contre la mode, la rouille de la province et l'étranger.
1. Causeries du Lundi, tome VI.
2. Nouveaux Lundis, t. I, p. 300.
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j Les gens de lettres sont comme de sa famille, il les secourt de sa bourse, de ses conseils et, au besoin, de sa collaboration.
Donc, exact, moins étroit qu'on le pense communément, car il est peu de questions littéraires qui l'aient pris au dépourvu et auxquelles il n'ait pas touché, ferme, ingénieux plutôt que profond, enthousiaste du vrai, positif, étranger plutôt qu'hostile à toute métaphysique, assez ouvert pour voir le médiocre, le décrier contre toute mode, si attirante qu'elle soit eu égard aux succès immédiats qu'elle assure, élevé grâce surtout à l'élévation que donnent le commerce et le culte des lettres, tel nous paraît, en résumé, avoir été Boileau, dans son tour d'esprit. A vrai dire, c'est plutôt celui d'un lettré, d'un critique, que d'un poète. Boileau fut pourtant, toute sa vie, un poète de métier; a-t-il été un véritable poète?
Boileau poète. — Que de critiques, depuis Voltaire jusqu'à ceux de nos jours, lui ont refusé ce titre! Suivant eux, ses vers ne sont qu'une prose rimée, rythmée quelquefois. Ils s'autorisaient de son aveu même, puisqu'il a dit : Souvent j'habille en vers une maligne prose, C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.
Mais devons-nous le prendre au mot? Si le poète, comme on le pense aujourd'hui, est avant tout un ouvrier de vers, Boileau est poète. Nul, de son temps, n'a plus donné au travail de la forme; nul n'a plus limé, poli ses vers, soigné les coupes, les rimes, recherché le rythme, l'harmonie de certaines syllabes. Il se soucie non seulement de la propriété, de l'exactitude, de la force, du piquant, du pittoresque, de la finesse de l'expression, ce qui est, par excellence, besogne d'écrivain et déjà de poète; mais le mot qui fait image, qui sonne, qui coule, qui reluit, c'est celui qu'il poursuit, qu'il essaie d'attraper, qu'en dernier lieu il choisit. Ses corrections le prouvent.
A ceux qui considèrent que toute la poésie n'est pas dans le travail patient de la forme et s'inquiètent du fond, Boileau peut donner jusqu'à un certain point satisfaction. Si la passion du vrai, l'amour du beau, l'élévation du cœur, l'horreur de la bas: sesse morale et littéraire, « la louange agréable », sont, comme il le dit lui-même, l'âme des beaux vers, Boileau est encore
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poète. Ce sont là les principales sources de son inspiration, et la poésie pouvait en jaillir. Il a même entrevu le tourment dont souffre le poète, quand il a écrit : Sans cesse poursuivant les fugitives fées, On voit sous les lauriers haleter les Orphées;
mais avouons qu'il ne semble pas l'avoir ressenti. Il a haleté sous le faix du vers, non de l'inspiration. Que les passions ardentes, le charme vaporeux du rêve, la mélancolie, l'ivresse des sens, les blessures du cœur, l'enfièvrement de la colère, qui ont fait les grands poètes de notre siècle, ne se rencontrent pas chez Boileau, qui voudrait s'en étonner et le lui reprocher, puisque ce sont là surtout sensations de nos jours? Mais il n'a pas l'enthousiasme d'un Ronsard, la sensibilité délicate d'un Joachim du Bellay, la gràce mignarde et voluptueuse d'un Desportes, le mouvement et les images gracieuses d'un Malherbe, et c'est pour cela qu'il n'est pas un vrai poète. Répétons-le, il est trop renfermé dans son moi, il n'a pas assez d'imagination et il a trop peu de sensibilité. Il n'entrevoit pas l'idéal, qui élève le poète vers des régions où le commun des hommes n'atteint pas : il ne plonge pas au profond de notre être pour s'y échauffer au contact des passions : il n'est pas frappé par la splendeur des choses extérieures; c'est pourtant à ces seules conditions qu'on peut être un puissant artiste, un poète lyrique, un poète.
La poésie se réduisit, pour Boileau, à n'être que ce qu'il la définit dans les lignes suivantes : « Plus les choses sont malai-
sées à dire en vers, plus elles frappent quand elles sont dites noblement et avec cette élégance qui fait proprement la poésie 1 ».
Noblesse et élégance, voilà ce qui distingue, à ses yeux, la poésie de la prose. La Fontaine trouvant éminemment poétiques les deux vers suivants de Boileau :
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles Que payait à leur art le luxe de nos villes,
abonde dans le même sens. Molière et Racine eussent été du même avis; mais ils n'avaient pas qualité pour se connaître à
1. Lettre à M. de Maucroix, 1695.
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fond, et ils furent poètes autrement qu'ils le crurent. Boileau lui-même, en quelques passages, a touché à la vraie poésie, dans l'Èpitre à Racine par exemple, dans l'Épitaphe d'Arnauld et çà et là dans les Satires; mais c'est qu'alors, par extraordinaire, sa sensibilité s'est émue, qu'il a tiré de son cœur des accents inspirés ou que, par un phénomène d'objectivité fréquent chez les réalistes, il a rendu ce qu'il avait sous les yeux ou devant sa pensée avec toute l'intensité de relief et de couleur que possède la nature même. Ces moments sont rares. D. Nisard remarque qu'avec Boileau la poésie n'est plus un passe-temps, mais devient un art utile. Ce n'est pas plus relever la poésie elle-même, que nous donner le secret de celle de Boileau. Quand elle ne serait que passe-temps, occupation d'oisif, de rêveur, art pur, sans tendance, simple effusion du cœur, elle n'en serait pas moins la poésie; elle reste encore la poésie, entre les mains d'un d'Aubigné, qui en fait l'instrument de ses colères : elle eût pu être telle avec Boileau, si c'eût été vraiment elle qui maniât chez lui le fouet de la satire. En maints endroits, il montre qu'il en comprend la grandeur et qu'elle lui serait un puissant auxiliaire dans l'œuvre qu'il poursuit; mais il en est de la poésie comme de la rime : selon ses propres expressions, « quand on croit la saisir, elle devient rebelle ». Si nous ajoutons, pour conclure sur ce point, que, comme Malherbe, qu'il est loin d'égaler, Boileau, et pour cause, « a substitué 1 aux qualités intérieures de sensibilité, de fantaisie et d'imagination qui faisaient l'essence de la poésie, selon Ronsard et ses disciples, les qualités extérieures ou formelles d'ordre, de clarté, de logique, de précision, de régularité, de mesure, qui allaient devenir, pour un siècle ou deux, non pas toutes les qualités, mais les qualités les plus apparentes et comme les plus universelles de notre poésie », nous faisons mieux pressentir le ton général de sa poésie, mais nous ne rehaussons pas davantage le poète en lui.
En revanche, il a été généralement un adroit et vigoureux versi- ficateur.
Boileau ouvrier de poésie. — C'est principalement dans les Satires et quelques chants du Lutrin, qu'il fait éclater son habileté sur ce point.
1. M. Brunetière, article sur Malherbe, Revue des Deux Mondes, 1893.
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La première remarque à faire, c'est que sa langue est en général correcte. Un critique est forcément un grammairien : Il faut mettre le poids d'une plume exemplaire Dans les corrections qu'aux autres on veut faire.
Boileau disait avec raison : Mon esprit n'admet pas un pompeux barbarisme, Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
Cependant nous pouvons relever çà et là, dans ses vers, des tours forcés, des locutions laborieuses, certains verbes employés dans une acception trop générale et ne convenant pas assez exactement à leur complément, tolérés plutôt qu'autorisés par l'usage.
La langue de Boileau est plus travaillée encore que châtiée. On y sent souvent l'effort et même la gêne; isolé, le vers a cependant le tour libre. Le poète des Satires appliqua lui-même le fameux précepte que, dit-on, il aurait donné à Racine : faire difficilement des vers faciles. La trame du style n'est pas assez serrée pour qu'il soit concis; mais il est sobre et ferme. Nous pourrions tout au plus blâmer quelque redondance dans l'emploi de verbes à l'indicatif présent, d'adjectifs, de substantifs allant trois par trois, quatre par quatre.
Boileau a de commun avec les bons écrivains de son temps la justesse, la propriété de l'expression, sauf les réserves signalées, la clarté, le naturel; ce qui lui est particulier, c'est le mot vif, pittoresque, inattendu même, c'est l'épithète expressive, qui donnent au vers une saveur de haut goût Un biblio- phile, M. Louis Passy, crut un jour découvrir dans les manuscrits de Conrart une satire de Boileau inconnue; pour se garder d'erreur, il lui eût suffi de remarquer qu'elle était écrite dans un style lâche, sans couleur, sans piquant, qui, par conséquent, était juste l'opposé de celui de Boileau. Il a, lui, le goût du vocable propre; l'image se présente à lui distincte, et il la rend. Il appelle non seulement un chat un chat; mais il nomme toutes les choses par leur nom. Rebrousser chemin est une locution qui peut déplaire au roi et à son entourage; Boi-
1. Sa prose n'a pas ce relief. Sa correspondance avec Racine n'est trop souvent que le bulletin de sa santé. Les Réflexions sur Longin manquent de légèreté et de verve; Boileau ne retrouve sa malice et le piquant de son esprit que dans un billet de désaveu au P. Thonlier et la longue lettre à Perrault où, pour la forme, il fait sa palinodie.
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leau la maintiendra, parce qu'elle est exacte et qu'elle fait image.
Les Satires sont pleines de ces expressions familières, populaires même, mais propres et pittoresques, dont Molière aussi est coutumier, qui gardent une éternelle jeunesse. Dans la 9e Réflexion sur Longin, Boileau se montre cependant partisan du style noble et bannit pour leur bassesse l'emploi, dans les vers, des mots : veau, truie, cochon; « il découvre dans Homère, dit H. Rigault, la noblesse qu'Homère n'a jamais cherchée ».
« C'est le malheur de notre langue, s'écrie Boileau, de ne pouvoir admettre les expressions basses. » En parlant ainsi, il s'accommodait aux usages de son siècle, et, ce qui est plus admissible, faisait un juste départ entre la propriété et la bassesse. Il voulait aussi donner une leçon à Perrault, qui systématiquement rabaissait Homère et inclinait vers la trivialité, et, dans l'emportement de la lutte, il sortait de son caractère habituel; mais, en général, il n'énerve pas sa pensée dans une locution faussement noble et élégante. Quand il emploie la périphrase, c'est qu'il la trouve plus jolie et plus expressive que le mot propre.
Il en est, chez lui, de célèbres et qu'il s'est applaudi d'avoir écrites; avant d'en sourire, rappelons-nous qu'elles excitaient l'admiration des contemporains, et que cette figure n'a pas disparu de la poésie française : elle fleurit et s'épanouit trop à l'aise chez Delille, soit, mais elle se rencontre fréquemment chez André Chénier et Victor Hugo.Que de gens n'ont pas voulu voir en Boileau ses grandes qualités d'écrivain et ont seulement été offensés de ses défauts! Sa sobriété, il est vrai, confine trop souvent a la sécheresse : il est quelquefois tendu et, en apparence, froid. Presque partout on voudrait plus de moelleux, plus de fleuri, plus de lumière; le poète n'est-il pas chose ailée et légère? Boileau n'a pas l'agrément d'Horace, la nonchalance superbe ni l'éclat de Régnier, soit; mais il serait injuste de ne pas reconnaître qu'il a de la force, de la véhémence, de l'esprit et le trait aiguisé. Son vers est aisément sentencieux et devint « proverbe en naissant ». En ce sens, celui des satires se rapproche souvent de celui de Corneille, notamment pour le tour antithétique. Citons, comme exemple, ce vers-ci de la VIP satire : Aujourd'hui dans un casque et demain dans un froc,
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. III
rman in :J. "'(
ESTAMPE ALLÉGORIQUE EN REGARD DU FRONTISPICE
DES « ŒUVRES DIVERSES DU SIEUR D. » (BOILEAU DESPRÉAUX) 2 vol. in-4°, Paris, 1674
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dont la dureté est voulue et expressive, et qui rappelle un vers de Polyeucte. Au XVIIIe siècle, les poètes visent surtout aux traits d'esprit, à la nuance délicate, aux correctifs ingénieux, si bien que leurs vers ne sont guère que des découpures de leur prose.
Les poètes d'aujourd hui sont revenus au vers de Ronsard et d'André Chénier, sonore, harmonieux, éclatant. Celui de Boileau est plein, quelquefois au point d'en être massif; mais J « il dit toujours quelque chose » : c'est cette solidité que n'ont pu retrouver ni Voltaire, ni Marie-Joseph Chénier, dans leurs Épîtres, où ils marchent notoirement sur ses traces. Sauf de rares exceptions, il a plus de force que de profondeur, c'est encore une construction solide d'où les grâces légères sont absentes 1; beaucoup de vers cependant sont bien frappés, surtout ceux de la fin des périodes. Despréaux a écrit aussi avec assez de bonheur beaucoup d'épigrammes, auxquelles convenait un style sec, presque lapidaire, où la plume devient un burin. On comprend aisément jusqu'à quel point il rejette les vains ornements, l'emphase ou la préciosité. Il ne donne non plus ni dans l'archaïsme, ni dans le néologisme. Chez lui, pas de terme étrange, ni étranger.
Le vocabulaire courant lui suffit; il n'est pas tourmenté comme La Bruyère et Fénelon du besoin de renouveler la langue française : une pareille inquiétude lui eût semblé chimérique.
Sa phrase est généralement ample, large, et se meut posé- ment; mais, comme le vers même, elle a parfois de la lourdeur.
Elle a moins la forme oratoire que celle de la discussion, de l'argumentation. La période est de quatre, cinq, six, dix, douze vers et plus. La Satire V se termine par une phrase de quatorze vers; l'Épitre VII en renferme aussi une de quatorze vers : Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire? où naturellement une énumération occupe la plus grande place. Quelquefois Boi- leau emploie, affecte même le style haché, les répliques brus- ques; mais ce n'est que par instants, comme pour donner du répit au lecteur, avant de reprendre sa marche habituelle, ou pour couper court à un raisonnement et conclure une pièce.
1. Victor Hugo prisait cependant beaucoup, pour leur grâce, les deux vers suivants de la Satire X : Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis, Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 12
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Comme tous les vrais poètes et plus qu'aucun de ses contemporains, Boileau se montre soucieux de bien rimer. C'est plus qu'un souci pour lui, c'est une peine, ainsi qu'il nous le confesse dans la Satire II; mais il ne l'a pas prise inutilement. Il est fort remarquable d'ailleurs qu'il ait consacré une satire entière au travail et aux nécessités de la rime. Au moment même où il la réduit à être l'esclave de la raison, dans l'Art poétique, et cela sans doute pour avertir les rimailleurs qui se jouaient à la fois de la raison et de la rime, il prouve par de très bonnes rimes le service qu'elle lui rend : et il se pourrait qu'il eût entrevu l'horizon que devait ouvrir à la poésie l'imagination de la rime. N'est-il pas piquant de rencontrer en Boileau, qu'ils proscrivaient, un ancêtre des Romantiques, ou plutôt des Parnassiens, leurs continuateurs, sur un des points de leur réforme qui leur tenait peut-être le plus au cœur, la beauté de la rime? Il ne vise ni n'attrape la rime riche, avec la consonne d'appui; mais il veut toujours qu'elle soit, en même temps que raisonnable, expressive, harmonieuse : l'étrangeté même, en pareille matière, n'est pas pour lui déplaire, puisqu'il fait rimer coco et Cusco, avis et Davis, idiot et Amyot, etc. Il a quelquefois recours aux adjectifs et aux adverbes; mais il n'emploie jamais les rimes faciles qu'il a blâmées dans Chapelain et ses pareils, il s'efforce toujours d'amener au bout du vers des mots essentiels, et, à tout prendre, il surpasse ici Molière et
Racine.
Il encourt cependant le reproche que Fénelon adresse à tous les poètes français d'écrire des vers « postiches » pour les besoins de la rime, et, des deux vers accouplés par la rime, c'est souvent le second qu'il écrivait d'abord; mais il serait singulièrement exagéré de prétendre que l'un des deux soit toujours du remplissage et que l'autre seul doive compter pour quelque chose. Boileau ne se permet ni licences, ni chevilles.
Quand même nous n'aurions pas ses aveux formels, plus d'une anecdote à l'appui et les corrections nombreuses qu'il fit subir à son texte, au cours des réimpressions, il nous serait facile de nous apercevoir du soin avec lequel Boileau a pesé presque chaque expression. Il sait en perfection, lui aussi, le pouvoir « d'un mot mis en sa place ». Notons aussi l'heu-
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reux usage qu'il fait des noms propres. A chaque pas, nous en rencontrons un; par lui-même, par la place qu'il tient dans le vers, par le nombre et la qualité des syllabes qui le composent, il donne au vers une couleur spéciale. On dirait même que Boileau a pu choisir, dans cette intention, tel nom plutôt que tel autre. Soit qu'il veuille le souligner à l'attention du lecteur, en le jetant à la fin du vers, soit seulement qu'il tienne aux vocables sonores, c'est bien là un souci de poète. C'est un exemple que suivront André Chénier et Le Brun.
Boileau a su habilement aussi couper son vers, et la monotonie, tant reprochée à l'alexandrin, est vivement combattue chez lui par la variété des coupes. Huit fois sur dix, la coupe est après le premier hémistiche, selon la loi qu'il a luimême formulée; mais il ne s'en contente pas. Les vers suivants doivent se lire comme nous l'indiquons :
La mollesse à ce bruit se réveille, se trouble.
Quand la nuit :. qui déjà va tout envelopper.
Sur son épaule il charge une lourde coignée.
Qu'à Chantilly Il Condé les souffre quelquefois.
Derrière elle faisait lire Argumentabor.
Enfin, s'il n'a pas eu l'oreille assez fine pour être en tout temps sensible à l'harmonie, il est constant qu'il l'a souvent cherchée et rencontrée. Si ce n'est pas l'harmonie dite imitative, sorte de puérile onomatopée, toute de convention, et qui existe plutôt dans l'esprit du commentateur que dans celui du poète, sauf chez Du Bartas et ceux qui en ont fait un jeu, c'est celle qui résulte de l'emploi de certains mots vifs ou pesants, de certaines syllabes pleines ou sourdes, de mots nécessairement liés ou saccadés dans la prononciation.
On sent que ses vers étaient faits pour l'oreille; aussi il les lisait bien : « il les soutenait par la lecture », dit Bussy-Rabutin. La mode est revenue, pour les poètes, de lire eux-mêmes leurs vers; elle était en pleine floraison au XVIIe siècle, et Boileau s'y conformait avec complaisance. Il lut les siens au cabaret d'abord, puis chez Lamoignon, chez Arnauld, à la cour, chez le père La Chaise, dans les salons, chez Barbin, dans son jardin d'Auteuil, à la campagne. Chapelle lui reprochait de « s'enivrer » de cette
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lecture; on sait pourtant qu'elle charmait aussi les auditeurs, et que, d'autre part, Boileau sut mettre à profit les remarques qu'elle lui valait ou qu'il put y faire lui-même.
Les Satires. Le fond. — Les qualités de la forme, si remarquables qu'elles fussent, n'étaient pas les seules auxquelles il dut ses succès; ses contemporains allaient au fond de ses œuvres et n'étaient pas éloignés de l'y trouver excellent.
Pourtant ses ennemis ne se faisaient pas faute non plus de l'y prendre à partie.
Le premier reproche qu'ils adressaient au poète satirique, c'était de copier Horace. Saint-Pavin formule l'accusation dans un sonnet fameux :
Despréaux, grimpé sur Parnasse, Avant que personne en sût rien, Trouva Régnier avec Horace Et rechercha leur entretien.
A la décharge de Boileau, disons tout de suite qu'il ne renie pas ses dettes, que, loin de déguiser ses emprunts, il s'en glorifie presque, et que bon nombre des vers qu'il traduit sont encore plus élégants dans la traduction que dans le modèle latin.
Son originalité est pourtant réelle dans les Satires, car il était « né pour la satire ». Nature nerveuse, irascible, plus violente que fine, plus impressionnable que sensible, ardemment éprise du vrai et 'du bien, vigoureuse dans ses attaques et ferme contre celles de l'ennemi, disposée à la raillerie, à la moquerie, qui n'est pas ici indigence d'esprit, mais bonne quand même, saine, gaie ou chagrine, selon l'occasion, Boileau était éminemment propre au métier de satirique, et il l'exerça magistralement.
Il met ce talent de satirique au service de deux grands principes : la nature et la raison. La nature, dont la'nature extérieure n'est qu'une partie (et celle-ci, nous avons dit plus haut que Boileau ne l'avait pas vue), c'est ce qui existe en soi, objet sensible ou sentiment, qualités ou travers physiques, passions, vertus, vices, éternelle matière offerte à 'observation, à la réflexion, à la description. Il n'est pas douteux que les précieux et les précieuses l'avaien méconnue. Ils n'avaient pu l'atteindre au travers du convenu, au milieu duquel ils s'étaient arrêtés et complus. On dirait même qu'ils avaient eu l'idée de la corriger,
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de l'atténuer, la trouvant trop crue, trop fruste ou trop plate.
C'est pour cela qu'ils avaient raffiné sur les sentiments, cherché le fin du fin en tout. C'est en suivant le même courant que les précieux de la fin du xvii" siècle et du commencement du XVIIIe siècle peignaient, enrubannaient la nature extérieure. Boileau revient au sentiment de cette nature si dédaignée, il atteint le fait, dit ce qu'il voit, et voit juste. Ce qui n'est au début, chez lui, que sentiment devient plus tard méthode et doctrine: réaliste par instinct, il reste tel par raison. Pascal, Molière, La Fontaine, l'avaient devancé dans cette voie; son mérite est de s'y être engagé résolument. Voltaire, dans une lettre à Brossette, du 14 avril 1732, fait un mérite à Boileau d'avoir copié la nature. Il y a donc à le louer hautement, d'avoir rompu avec les précieux, qui avaient perdu de vue la nature, et d'avoir dessillé les yeux de leurs trop nombreux adorateurs. La médaille a pourtant son revers. Le réalisme, a-t-on dit justement, remplit les satires de Boileau, et il leur communique sa précision, sa vivacité, son relief : c'est, pour tout édifice littéraire, une base sûre; mais, par une pente naturelle, le réaliste devient positiviste. De même, le culte de la raison, tel que Boileau l'entend, peut dégénérer en un rationalisme scientifique. Comme il s'agit, en somme, de poésie et des principes directeurs qui doivent la féconder, il est à craindre qu'ils restreignent quelque peu son champ d'action et lui communiquent plus de force que d'éclat.
Nous essaierons plus bas d'établir jusqu'à quel point il en a été ainsi pour Boileau et comme aussi il a recommandé et pratiqué lui-même ce culte de la raison; mais, dès maintenant, il nous semble qu'on devine comment il a pu être d'abord un bon satirique social, un admirable satirique littéraire, un médiocre moraliste.
Le satirique social. — Il proclame hardiment le droit de la satire « en leçons, en nouveautés fertile » ; tous les ridicules, tous les excès, tous les travers de ses contemporains, sont de son ressort. Ses ennemis lui reprochent de « vouloir régler le mondé au gré de sa cervelle » ; cela ne pourra être taxé de présomption et d'outrecuidance qu'autant que les faits et les écrits ne suivront pas les promesses. Dans ses premières satires, il démasque les vices de ses contemporains, il attaque l'insolence des traitants et dévoile certains désordres du corps social. George et Jaquin
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sont des noms en l'air, auxquels il était facile de substituer des noms propres, et la satire complète ici l'œuvre de Colbert.
Mignot n'est qu'un pàtissier empoisonneur, mais Rolet, procureur au parlement, est un fripon. Un an après l'apparition de la satire des Embarras de Paris, le roi établit une bonne police dans la capitale; le satirique avait au moins signalé les dangers que l'on y courait après le couvre-feu. Ses ennemis ne manquent pas de faire observer aux lecteurs qu'il dirige ses traits contre la religion, le gouvernement, la finance, les tribunaux, les grands. Charpentier écrit : De Boileau l'affreuse satire.
Qui déchire nos rois et nos Dieux:
mais c'est calomnie pure. En 1692, quand Boileau publie la Satire -l', nul doute que la Précieuse, la joueuse, l'avare, la revêche, ne soient dépeintes d'après nature et que cette satire n'est nullement une œuvre de fantaisie. Toute cette partie de l'œuvre de Boileau est aujourd'hui dédaignée et laissée dans l'ombre, parce que le satirique littéraire éclipse le satirique social: c'est pourtant par ces premières attaques qu'il produisit un grand effet. La Bruyère étendra indéfiniment le champ de telles observations; il n'aura pas tort cependant de révérer, en Boileau, un devancier.
Le satirique moral. Les Épîtres. Le Lutrin. — La satire morale convenait moins à Boileau. Pour devenir un bon moraliste, il faut l'usage du monde, la pratique de la vie. Après avoir observé le monde et ce qui en transpire, même du cercle le plus fermé, le moraliste vit à l'écart. Il lui faut le calme, la réflexion, le recueillement, le recul des années, la solitude. Tant qu'il est mêlé à la vie, La Rochefoucauld est plus satirique que moraliste; il devient moraliste, quand il s'est retiré de la vie active. Une grande puissance de réflexion, de généralisation, peut, jusqu'à un certain point, donner à un jeune homme l'illusion de l'expérience qu'il ne peut avoir; mais les cheveux gris, la contemplation du passé, la survie de la retraite, feront de lui un moraliste plus sûr et plus profond. Il ne suffit pas non plus d'avoir vécu, il faut encore avoir souffert, aimé, connu les orages du cœur. Quand Boileau devient vieux, il a passé à côté
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du monde passionnel. On ne voit pas qu'il se soit beaucoup attendri ni qu'il ait jamais pleuré ; il était « né peu voluptueux », et il n'est pas sûr, qu'aux environs de la quarantaine, il ait eu sa crise. L'amour lui semble un agent dramatique excellent; mais il lui donne indifféremment le nom de tendresse. Il crie des blessures faites à ses amitiés; mais il n'a jamais souffert que de ses infirmités. Pascal, Racine, Molière, âmes tendres, passionnées, délicates, ne pouvaient être que d'admirables moralistes ; La. Bruyère nous fait quelques aveux, qui, même voilés, ne nous laissent pas de doute sur l'état de son cœur. Exempts, par devoir et par volonté,, des passions de l'amour, les grands sermonnaires du XVIIe siècle nous prouvent pourtant que la pratique des âmes malades et la mission de les consoler et de les guérir ne leur ont rien laissé ignorer de l'étendue du mal dont elles souffraient. Boileau était mal informé pour être ce médecin du cœur que nous trouvons en chaque moraliste ou seulement pour décrire comme il convient ces mouvements intérieurs qui impriment en nous de si vives secousses.
C'est pour de telles raisons que la Satire X n'est qu'une suite de tableaux assez vigoureusement traités, mais grimaçants, à la Callot. Comment ce célibataire valétudinaire, exempt de passions, cet austère janséniste, pouvait-il traiter un sujet qui devait être toute finesse, toute grâce? Ce sont les défauts et les vices de la femme qu'il voulait signaler, soit; mais pourquoi ne nous peindre que des mégères? Pourquoi les représenter affreuses, repoussantes; pourquoi les noircir comme à plaisir?
Quel besoin d'aller à cinquante-sept ans, quand on n'est ni Juvénal, ni Boccace, ni Marot, ni La Fontaine, s'égayer, sur un ton maussade, d'un sujet aussi délicat et se plaindre assez impertinemment de maux dont on ne souffre pas soi-même?
Ce n'était pas ainsi que procédait son ami Molière, qui ne se faisait pas faute d'étaler au grand jour les faiblesses, les inconséquences, la fausseté du cœur féminin, mais, bien plus près de la réalité, leur donnait, pour siège et pour cadre, la grâce, l'élégance, la beauté quelquefois, un je ne sais quoi qui plaît
quand même « en ces animaux-là ». Il ne manquait pas d'ailleurs de placer, à côté de Philaminte et de Bélise, la charmante Henriette et de peindre un Alceste même amoureux de Célimène.
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Le portrait de la bonne femme manque dans la satire de Boileau; Bossuet 1 a raison de dire que Boileau « sacrifie la pudeur des femmes à son humeur satirique », car ce moraliste n'était vraiment qu'un satirique.
Que dire, à ce propos, des Epilres'1 Nous ne déclarerons pas dédaigneusement avec Marmontel qu'on n'y trouve que sécheresse, stérilité, des vues courtes, de petits desseins, des plaisanteries parasites; mais, par contre, nous ne les regarderons pas avec Voltaire comme des chefs-d'œuvre de raison et de poésie.
Elles sont l'œuvre de la maturité de notre auteur; mais il n'y donne que ce qu'il pouvait donner. L'imitation d'Horace ne lui communique, ni dans l'Épître VI, ni dans l'Épître XI, ce sentiment de la nature que son maître avait si vif en lui et qu'il a exprimé en vers pénétrés. C'est un homme du Palais qui a écrit l'Épître II, mais est-ce un poète, un moraliste? Dans l'Épître IV, il prélude à l'historiographie, et écrit un chefd'œuvre de flatterie officielle, une pièce de commande. Il y a là quelques bons vers descriptifs, des difficultés vaincues, selon les vieilles théories poétiques ; mais il y manque la flamme épique : l'Ode à Richelieu de Chapelain peut soutenir la comparaison avec le Passage du Rhin, comme n'a pas manqué de l'établir Charles Perrault. L'Épître V, en revanche, sur l'art de seconnaître soi-mème, est une des plus vigoureuses de l'auteur. Le moi énergique, la brusque franchise, qui faisaient le fond de sa nature, s'y reflètent avec éclat, de telle sorte que ce moraliste nous montre qu'il s'est surtout bien connu lui-même. C'est ce qui fait encore le mérite de certaines parties de l'Épître X. Mais ses deux maîtresses œuvres, c'est l'Épître VII et l'Épître IX.
C'est l'homme, c'est l'ami offensé, c'est le lettré qui y parlent -1 éloquemment; mais où est, en tout cela, le moraliste? Remarquons, en terminant, que dans l'Épître XII, tout gêné qu'il soit par une discussion théologique, il se tire assez habilement d'une matière qui ne lui est point familière.
En résumé, c'est l'inspiration, c'est l'invention, qui font ici le plus défaut à Boileau. Il se plaint quelque part « de ne pouvoir tirer du creux de sa cervelle que des vers plus forcés que ceux
1. Traité de la concupiscence, chap. XVIII.
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de la Pucelle » ; de tels aveux, sous le couvert du badinage, renferment une part de vérité. Cependant Boileau ne négligeait rien pour étendre, pour embellir surtout, un fond un peu maigre ; de là les soins qu'il apporte à la composition. Lui ont-ils réussi?
Cette explication est nécessaire et sera donnée ici, une fois pour toutes. En se renfermant dans un genre austère, la satire, il vise surtout à « égayer la tristesse » de son sujet; mais sa gaieté y est un peu forcée. Il a cherché notamment à plaire à son lecteur en variant les tons et les tours, en introduisant souvent quelques petits dialogues avec un interlocuteur imaginaire et, une ou deux fois, un apologue, en semant çà et là les traits d'esprit. Quoi qu'il fasse en ce sens, il revient presque toujours à deux formes littéraires qu'il affectionne : la discussion et la description. C'est un raisonneur, encore plus qu'un logicien. Il emploie la forme de l'argumentation, il semble multiplier les objections ; mais les arguments n'ont pas toujours une suite naturelle. Ils se succèdent les uns aux autres, mais sans lien étroit qui les rattache. Ce ne sont pas les anneaux d'égale grostD seur d'une même chaîne. De là cette difficulté des transitions qui, comme on sait, était pour lui une véritable gène.
Décrire ou développer, ce qui est tout un, lui agrée beaucoup aussi ; mais ces petits développements ne sontguère que des pièces rapportées et ne forment pas un ensemble bien ajusté. A chaque objection, après chaque transition, on devine qu'un autre développement va suivre : il se lit facilement, mais comme un morceau détaché. Il faut reconnaître que dans l'œuvre entière ne circule pas cet ordre latent, dont parle Buffon, ce mouvement, qui en ferait la forte unité. C'est assurément l'indigence des idées et l'obligation que l'on se fait de se renfermer strictement dans le sujet qui engendrent un pareil embarras. Il est constant que Boileau s'ingénie à trouver des cadres de développement.
Sainte-Beuve le déclare expressément' : « On ne doit considérer l'idée que comme une théorie propre à enchâsser et encadrer deux ou trois petits tableaux, un moyen de faire passer devant le poète quelques images et développements qui prêtent aux beaux vers : souvent l'idée générale n'est pas autre chose chez Boileau ».
1. Port-Royal, t. V, p. 494, 4° édit,
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Toutes ses satires ou épîtres, sauf celles qui sont littéraires, ne ! seraient alors que des lieux communs bien écrits. Boileau ne laisse nulle part percer le regret de n'être arrivé qu'à cela.
Assurément il a cru suivre ainsi les traces du poète latin qu'il a pris pour modèle, sans assez remarquer qu'Horace a, de temps en temps, parmi des lieux communs, semé des traits de mœurs saisissants, des réflexions légères seulement à l'apparence, qu'il a beaucoup de grâce et de gaîté, et que, le plus souvent, c'est autour, c'est très près du cœur humain, cette éternelle énigme qu'il y a toujours grand profit à essayer de déchiffrer, qu'il se _1 joue, circum præcordia ludit. Il n'y a pas une parcelle de vraie philosophie dans l'œuvre de Boileau.
Si l'on espérait trouver dans le Lutrin cette œuvre complète, qui révèle le talent du créateur, du poète, on serait un peu déçu. Nous passerions volontiers condamnation sur le fond, puisqu'il ne s'agit que d'un jeu, si l'on n'apercevait la peine que Boileau a prise pour lui donner l'importance et les dimensions d'un poème. Réduit de moitié, le Lutrin eût été une œuvre charmante et même forte, puisque de temps en temps on y sent la griffe du lion; mais tel qu'il est, en dépit de l'imitation qui y produit parfois d'assez beaux effets, malgré la transposition des ressources et des formes de l'épopée, le poème manque d'action, la narration se traîne, les discours sont pesants, les allégories lourdes et froides : il faut le dire, le Lutrin évolue péniblement, en grinçant et en gémissant. En revanche, si l'invention en est faible, la composition lâche, quelque disparate qu'il y ait entre un si maigre sujet et la forme fleurie dont il est revêtu, le style en est joli, agréable, et les vers bien faits y abondent.
Il contient quelques descriptions bien connues qui n'ont rien perdu de leur fraîcheur. Là encore Boileau est un descriptif, un réaliste, et certains morceaux des deux premiers chants sont, avons-nous dit plus haut, des plus poétiques que Boileau ait écrits.
Il y est même peintre, et pour préciser, là comme quelquefois ailleurs, il est plus particulièrement un peintre de portraits.
Quand il écrit (Sat. X) : Nouveau prédicateur, aujourd'hui, je l'avoue, Écolier ou plutôt singe de Bourdaloue, Je me plais à remplir mes sermons de portraits,
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il ne croit pas si bien dire. Ce n'est pas seulement dans la Satire X, c'est dans la Satire IV, où il décrit quatre folies symétriques, c'est dans le Discours au Roi, c'est dans la Satire VIII, c'est dans le Lutrin, c'est dans la 5e Réflexion sur Longin, où il crayonne l'image du pédant, c'est un peu partout qu'il esquisse ou peint des portraits. Il aime ce genre de peinture, dont les limites sont restreintes, qui pourtant tire l'œil et provoque la réflexion. Il n'y est peut-être que l'écolier ou le singe de Bourdaloue, dont il n'a pas la pénétration; il y réussit pourtant. Rien ne grimace, rien n'est saillant, aucun trait n'est chargé, dans l'œuvre dés grands portraitistes de son temps : Nanteuil, Drevet; les Edelinck; tout, au contraire, y est vigoureux, net, exact, en valeur : Boileau est de cette école. Ses portraits sont généralement bien étudiés, habilement composés, et, s'ils accusent un peu de sécheresse et de monotonie, tel coup de pinceau plus vif y pique sur un point un coloris inattendu. C'est ce qui fait que, malgré ses imperfections, l'œuvre de Boileau est toujours l'œuvre d'un maître.
Mais où sa maestria est en pleine lumière, où sa supériorité est incontestable, c'est dans la satire et la critique littéraires; il est temps de l'y montrer à l'œuvre.
Le satirique littéraire. — Dès le début, sa tâche était double. Il s'agissait, pour lui, non seulement d'attaquer et de ruiner les réputations usurpées, mais encore de saluer les talents naissants. Pour réussir, il fallait avec beaucoup d'intré- pidité, cette sûreté de goût, cette divination du bien, par lesquelles le vrai critique démêle le bon grain de l'ivraie, démasque la fausse grandeur et, vigie de la littérature, signale à l'horizon le génie qui point à peine et commence son sillon.
Or, en 1661, l'Académie était fondée depuis vingt-cinq ans, et, bien que Pascal eût, à cette date, donné les Provinciales, que Corneille eût fait paraître sur la scène presque toutes ses tragédies et eût jeté un vif éclat, c'étaient toujours les premiers aca- démiciens qui tenaient le haut du pavé; c'étaient Chapelain, Ménage, Mlle de Scudéry, qui avaient encore en main le sceptre littéraire. Toute cette génération avait vieilli, sans se déconsidérer; elle avait même formé de zélés admirateurs, dont la médiocrité s'accommodait très bien de continuer la manière de
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faire de tels maîtres. A cette heure, Théophile de Viau était préféré à Malherbe, Montfleury balançait Molière, qui venait de produire les Précieuses ridicules, et, sur la scène française, régnaient Quinault, Magnon, Boyer, en attendant La Chapelle. En 1655, Michel de Marolles indique 300 tragédies comme ayant réussi.
Les comédiens faisaient d'aussi bonnes recettes en jouant les pièces d'Alexandre Hardy que le Cid et Nicomède. Les dernières tragédies de Corneille n'étaient pas celles, dans son œuvre, qui comptaient le moins d'admirateurs. Les poèmes épiques abondaient. L'Alaric de Scudéry, le Saint Louis du père Lemoyne, le Moïse de Saint-Amant, le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, le Jonas de Coras, le David de Les Fargues, poète toulousain, ne valaient guère mieux que la Pucelle et excitaient tout autant d'applaudissements. Enfin Chapelain lui-même, dont la Pucelle datait de 1656, était dans le plein épanouissement de sa gloire, puisque c'était lui qui, en 1662, était choisi par Colbert pour dresser la liste des pensions. L'Hôtel de Rambouillet était moins fréquenté, vers 1648, après la mort de celui qui en avait été l'âme, Vincent Voiture; mais, à son exemple, s'étaient formés les réduits, les ruelles, les alcôves et des cercles secondaires, dont le plus fameux était le Samedi de Mlle de Scudéry.
De là, comme d'une ruche trop pleine, prenaient leur vol les sonnets, les rondeaux, les épigrammes, les poèmes épiques, les romans, qui faisaient les délices des Cathos et des Madelon du Marais, avant d'arriver à celles d'Avignon, de Montpellier, de Clermont-Ferrand, où Chapelle et Fléchier les rencontrèrent.
La préciosité envahissait toute la poésie de cette époque. A l'antipode, trônaient les grotesques, les burlesques, les turlupins. C'est contre les uns et les autres que Boileau allait diriger ses coups.
La tâche promettait d'être rude, tant parce que le mauvais goût avait de profondes racines que parce qu'il s'appuyait sur de puissants soutiens et que les mauvais poètes n'allaient pas quitter leurs positions sans crier. Les défenses, les libelles, les remarques allaient pleuvoir sur le sieur Despréaux, Vipéréaux, sans compter les attaques sournoises, les contre-mines creusées sous ses pas, les cabales auprès des puissants. Chapelain, dès l'apparition des premières satires, sommait Lamoignon de choisir
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entre Boileau et lui et faisait retirer le privilège nécessaire à la publication des Satires. A quelques exceptions près, les grands seigneurs étaient tous pour l'auteur de la Pucelle des Longueville et des Montausier. C'était bien au propre que ce dernier avait, à cette date, parlé d'envoyer les satiriques « rimer, la tète en bas, dans la rivière ». La toute bonne Mlle de Scudéry ne conseillait-elle pas à Bussy-Rabutin de bàtonner Boileau, auquel on avait prêté l'intention de répondre à quelques plaisanteries que s'était permises l'irascible châtelain de Bourbilly sur l'Épître IV? En 1674, Colbert fit attendre à l'adversaire de Chapelain le privilège de l'Art poétique. Il est vrai que, d'autre part, un esprit nouveau avait commencé à souffler; mais la gloire de Chapelain était un granit contre lequel s'émoussait la raillerie d'un Gui Patin et d'un Furetière. Molière et Pascal avaient devancé Boileau; mais ils n'étaient que des éclaireurs s'engageant tout au plus dans une rapide escarmouche. Boileau allait faire le siège en règle de la forteresse qu'occupait la littérature académique et précieuse et mener les opérations avec une fougue et un courage tout à fait inattendus. Du jour au lendemain, il devint son plus cruel, presque son seul ennemi.
De- 1660 à 1674, Boileau est militant. Il fond sur l'ennemi, l'accable et finalement le met en déroute. Comme tous les réformateurs, il sent qu'il doit d'abord frapper un grand coup : il attaque Chapelain lui-même, le prince des poètes, l'hypercritique, l'oracle de la littérature. Après Chapelain, c'est Cotin qu'il maltraite le plus. Dans la suite, il prit vivement à partie Scudéry, Saint-Amant, Coras, Saint-Sorlin, Colletet, Pradon, Quinault, Théophile de Viau, Perrin, Boyer, et vingt autres encore, dont les noms sont placés dans ses vers comme en « des niches ».
A plusieurs reprises, on s'est apitoyé sur le sort des victimes de Boileau, et on a cherché à interjeter appel de ses jugements.
Th. Gautier n'a écrit les Grotesques que pour faire pièce au satirique et essayer de le prendre en flagrant délit d'erreur. Voici à quoi se réduisent de pareilles récriminations. Les attaques de Boileau étaient, il est vrai, personnelles; il se plaisait à multiplier les coups et à faire reparaître souvent dans ses vers les noms de ceux qu'il voulait discréditer ; il ne se faisait pas faute enfin, à l'occasion, de mettre sa critique au service de ses ran-
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cunes, et tout cela peut sembler excessif; mais il n'est pas moins certain qu'il est impossible de prendre en main la défense de tels poètes et de leurs œuvres, et qu'au travers des mauvais auteurs, c'étaient les mauvais ouvrages que Boileau voulait atteindre. Quand Chapelain croule sous le ridicule comme une vieille idole vermoulue, ce sont les poèmes épiques, énormes, froids, laborieux, sans âme et sans flamme, qui tombent avec lui. Cotin personnifie les auteurs de madrigaux et de sonnets entortillés, alambiqués, d'un goût pitoyable, dont ces amoureux transis inondaient les ruelles et les alcôves des Précieuses; en le bafouant, Boileau les réduit tous au silence.
Il sait bien que Chapelain est un « bon homme », qu'il a même produit jadis d'assez belles odes; mais peut-il le laisser vivre dans l'impunité et dans la gloire après qu'il a fait la Pucelle?
Dans la personne de Saint-Amant, ce sont les goinfres, les poètes de cabaret et aussi les descriptions du détail, trop menues, puériles; avec Scarron et d'Assoucy, ce sont les burlesques qu'il veut jeter à bas ; en la personne de Quinault, les doucereux. Le gros Gérard n'est pas sans esprit, et l'empereur du burlesque a parfois de bons moments; mais ils se complaisent dans un genre inférieur, et y ravalent leurs facultés. En eux et par eux, la poésie française s'abaisse et fait fausse route; leur règne a trop duré, aux dépens du goût et de la raison. La Sapho du Samedi, Mlle de Scudéry, et son frère ont de l'imagination, de la décence, et d'excellentes intentions morales dans leurs romans; mais les contes prolixes, les portraits vagues, les intrigues fades, les descriptions fastidieuses emplissent les tomes interminables du Cyrus et de la Clélie : il faut endiguer ou mettre pour jamais à sec de pareils torrents. Ce qui est vraiment bon trouve grâce devant Boileau : sa prétendue intolérance s'accommodera de l'esprit recherché, maniéré, de Voiture et goûtera même quelques sonnets de Gombauld et de Maleville; mais ce qui est mauvais, archi-mauvais, est à juste titre impitoyablement proscrit par le satirique. Il était grandement temps de faire revenir le public aux sources du vrai et du beau, de l'amener à admirer les œuvres et les auteurs vraiment admirables !
On ne remarquera jamais assez avec quelle perspicacité Boileau pressent le génie de Molière et de Racine, dans leurs pre-
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mières œuvres, et, plus tard, avec quelle admirable abnégation, quelle loyauté, sans la moindre arrière-pensée de faire rejaillir sur le panégyriste quelques rayons de leur gloire, comme l'eût fait un Pline le Jeune, sans même l'embrasser dans toute son étendue, il la proclame et la chante ! Qu'on se rappelle ces vers, à propos du Tartuffe : Pour eux 1 un tel ouvrage est un monstre odieux, C'est offenser les lois, etc.
C'était une hardiesse juvénile digne de tous éloges. C'est sans doute l'amitié qui lui inspire un tel courage; c'est encore plus peut-être parce que ses deux amis sont de grands poètes, qu'il y va du salut des lettres qu'ils soient reconnus tels et que de terribles inimitiés ne tarissent pas en eux les sources du génie.
D'autre part, nul doute qu'il n'aime pas les pièces de la vieillesse de Corneille, qu'au peintre même de Cinna il ne préfère l'auteur de Britannicus, et qu'il ne soit disposé à mordre à l'occasion la coterie du Mercure galant qui veut essayer d'étouffer Racine sous les lauriers du poète rouennais; il ne laisse pas tout de même de révérer en lui l'auteur du Cid et de rappeler cette haute figure 1 à l'attention du roi et du public, qui l'avaient oubliée. L'amitié la plus chaude ne lui fera pas fermer les yeux sur les défauts qu'il croit trouver dans Molière ni dans Racine; il blâme l'Alexandre et les Fourberies de Scapin, tant il est vrai qu'il ne cède pas seulement à des mouvements d'humeur ou d'affectueuse partialité, mais ■qti'on^Miênje temps que satirique il est critique, et que, critique et satirique tout à la fois, il sait allier la verve au bon sens, la vivacité à la sûreté du goût, et donner à la raison l'à-propos, le montant de la satire.
L'Art poétique. — Son œuvre eût été incomplète, il eût failli à son devoir, il n'eût pas obéi à sa propre nature, il n'eût pas été l'homme de son temps, s'il n'eût pas érigé en principes les règles de son jugement, codifié l'art auquel il s'était voué, où ses amis s'étaient illustrés, bref s'il n'eût pas écrit l'Art poétique. Les quatre chants contiennent et résument toute la pensée et toute la vie de Boileau. Il y déploie toute l'originalité dont il est capable. Ne lui en voulons pas d'avoir cru que ce livre
1. Discours au Roi.
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répondait non seulement à ses efforts, mais encore aux exigences de l'art, puisqu'il n'a pas été le seul à le croire et qu'à peu de chose près il a pu en être ainsi au XVIIe siècle.
L'Art poétique est si bien son œuvre maîtresse que nous ne voyons plus en Boileau que le critique littéraire. Il n'était pas suffisant d'abattre Chapelain, il fallait le supplanter comme critique, le supprimer de l'histoire littéraire et, par-dessus lui, se porter comme seul héritier de Malherbe. Enfin rédiger le credo littéraire d'une aussi forte génération d'écrivains était un grand rôle qui élevait le critique au rang même de ces maîtres.
Tout ce qui n'était qu'opinions, boutades, traits satiriques, tendances, dans les Satires et les Épîtres, allait se préciser, sous forme de doctrine, dans l'Art poétique. A la critique de tempérament ;' et d'humeur, Boileau allait substituer la critique de métier. Bien d'autres avant lui, notamment Balzac, Chapelain, Tallemant des Réaux et Saint-Évremond1, avaient, à l'occasion, donné leur avis sur les ouvrages et les auteurs et fait incidemment office de critique littéraire; il en assumait, lui, désormais la charge.
Sa critique est pourtant plus pratique que vaste, il s'appuie plutôt sur. des opinions reçues, reconnues comme irréfutables, i et sur des faits que sur des idées préconçues, il est dogmatique plutôt que doctrinaire; il est encore, en matière de critique, bien plus un positiviste qu'un théoricien. Il n'estime pas que les règles soient les agents infaillibles de la perfection et croit qu'elles sont plutôt des moyens qu'un but; mais il n'est cependant pas éloigné de les ériger en lois. Quiconque les observe mal ou les enfreint est forcément un mauvais poète : c'est d'elles que le poète dépend. Si ce n'est pas du despotisme, c'est au moins de l'absolutisme littéraire. Il n'était pas possible qu'en 1674 le Boileau que nous avons essayé de faire connaître pensât autrement.
Il a formulé en poésie les lois, que d'autres, à la même époque, ont prescrites en politique, en philosophie, en religion, dans les arts plastiques. Le même esprit anime tous ces législateurs, c'est la déférence au consentement universel des siècles 2, le
1. Voir ci-dessous.
2. « Mais, lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nombre de siècles et n'ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces écrivains. » Réflexion VIIe sur Longin.
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respect de la tradition, l'obéissance aux lois universellement reçues, avec la raison pour souveraine et régulatrice suprême.
1 Aimez donc la raison. voilà, en effet, le premier mot de son symbole, et, par raison, il entend la vérité, le bon sens, le goût, la correction. C'est pour lui un critérium infaillible. Il proclame ainsi la supériorité du principe qui se trouve au fond de tous les bons écrits comme de toutes nos louables actions.
C'est par là qu'il donne la main aux Anciens, à un Homère, à un Sophocle, à un Pindare, à un Virgile, à un Horace, et qu'il rattache tous les poètes, tous les écrivains, à la même grande famille. Il s'en détache, quel qu'il soit et quoi qu'il fasse, celui qui méconnaît et enfreint ce principe. En rendant cet hommage suprême à la raison, Boileau passe par-dessus Desrartes, donne à notre esprit et à nos conceptions une base indestructible, et, plus particulièrement, il ruine l'édifice si léger el si fragile qu'avaient essayé d'élever les Précieux et les Précieuses. Il les supprime du coup et fait rentrer la littérature française dans son vrai courant. La raison redevient définitivement l'essence, le fond même de l'esprit français. Immense service que nous rendit Boileau! Ses illustres amis avaient sans doute appliqué ce principe avant qu'il en établit ainsi l'excellence, mais qui ne voit combien la théorie est plus efficace que la pratique, en pareille matière, et combien ses contemporains eurent raison de saluer en Boileau un maître? Il tira de ce principe toutes les conséquences qu'il convenait.
La première, immédiate, matérielle presque, ce fut de bannir les excès dans n'importe quel sens, tels que « la fougue insensée », « l'éclatante folie des faux brillants », « l'extravagance » même « aisée », « les vers ampoulés, les orgueilleux solécisnics», les pointes, « la trop fertile plume », le débraillé des poètes de taverne, « le burlesque effronté»; Le Tasse, surtout dans son Aminta, Scarron, d'Assoucy, Saint-Amant, Brébeuf, les Scudéry, sont par là même impitoyablement condamnés, en tant que déraisonnables.
Une autre conséquence, non moins naturelle, c'est que Boileau se défie de l'imagination, et ne serait pas éloigné de la considérer comme Pascal : « une maîtresse d'erreur ». Il ne se défie pas moins de l'originalité, de la nouveauté, de la vocation
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 43
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et des entraînements où elle peut emporter le poète. Il admet à la rigueur qu'on naisse poète et qu'on sente « du ciel l'influence secrète » ; mais s'abandonner à l'inspiration, passer par-dessus les règles dans les transports du génie, voilà ce que Boileau réprouve. De là, la nécessité absolue, suprême, de la connaissance du métier. Boileau, au rebours de Ronsard, ne conçoit pas le poète comme un dieu, ou, avec Platon, comme un instrument passif de la divinité ; à ses yeux, c'est un homme mieux doué qu'un autre, assujetti à la loi du travail, doublement capable par les dons que lui a faits la nature et sa connaissance de l'art de se conformer à la volonté souveraine de la raison.
Les Romantiques, gênés par l'Art poétlqîte, ont cru avoir beau jeu contre Boileau, en nous faisant observer ce qu'avait d'étroit, de mesquin, de contraire à la nature, une pareille théorie. La raison, les règles, les préceptes, leur ont semblé autant d'entraves qu'il fallait briser. A l'unité de l'ensemble, à l'harmonie sévère des parties, à la mesure, qui semble aux classiques la première condition de la force, ils ont substitué la variété, le caprice, l'exubérance qui se répand en tous sens, sous toutes formes. Où est la vérité et qui a raison, de Boileau ou de ses adversaires, la question serait longue à examiner, puisqu'il ne s'agirait de rien moins que de reconnaître si la loi formulée par Boileau est assez large, assez générale, assez élevée, pour laisser à la poésie toute liberté d'expansion, et si, en fixant à celle-ci la raison au moins comme unique point de départ, on ne lui limite pas un essor que les poètes ont souvent prétendu devoir être illimité. Mais puisque ce sont surtout les Romantiques qui ont mis en cause Boileau, bornons-nous à constater que toutes leurs innovations ne sont pas autant de gains, et, qu'en fin de compte, si le romantisme montre dès aujourd'hui plus d'une lézarde, la plupart des œuvres classiques, quoique vieilles, n'ont pas une ride.
Jamais de la nature il ne faut s'écarter.
Que la nature donc soit votre étude unique.
Voilà le second précepte que Boileau donne aux poètes. La nature est toute raison et toute vérité. De la nature, les poètes tireront leurs idées comme aussi les meilleurs traits de leurs
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descriptions et les couleurs de leur style. C'est aussi l'observation intérieure des âmes et des passions qui les agitent que Boileau recommande par là. Toute la psychologie tragique et épique, les mœurs comiques, la distinction des passions et des caractères, en dépendent. Enfin, comme conséquence, c'est l'imitation directe, immédiate, absolue, par l'art, des œuvres de la nature.
Ramener les auteurs à l'étude de la nature était, sans nul doute, replacer l'art de penser et d'écrire sur son véritable terrain; c'était, comme nous l'avons dit plus haut, en montrant comment Boileau avait d'abord mis en pratique ce qu'il devait réduire plus tard en théorie, empêcher les poètes de retomber 1 jamais dans la convention, qui est toute fausseté. C'est là le point le plus saillant, la donnée la plus originale de la doctrine de Boileau. Or ce naturalisme, tel que nous l'entendons, dépasse le réalisme, en ce qu'il observe et étudie non seulement ce qui se voit, les mille aspects, si l'on veut, du visible et du tangible, mais ce qui se sent; il ne se contente même pas seulement de ce qui se sent, car il creuse au plus profond de l'àme humaine, pour y rencontrer, retrouver des sensations cachées, qui sont toujours dans la nature. Ainsi Boileau ouvrait la route à des recherches illimitées, sùres quand même, à cause de la sùreté du point de départ. Il ne nous montre pas suffisamment qu'il ait entrevu toutes les conséquences de cette doctrine; faisons-lui honneur cependant d'en avoir reconnu et proclamé l'infaillibilité. Quiconque désormais la méconnaîtra, l'altérera, l'affublera d'oripeaux mensongers, se trompera lourdement et ne produira rien que d'éphémère.
En se plaçant à un tel point de vue, si lumineux et si fécond, en embrassant l'immense horizon qu'il éclaire, Boileau était en passe de devenir un admirable critique littéraire et de comprendre presque en. son entier le génie des Anciens et des Modernes dans leurs œuvres les plus hautes; mais il est trop retenu, par le terre à terre du concret, du réel, du sensible, pour y atteindre pleinement. Il a la faiblesse de vouloir et de croire tout expliquer ; or, de même que le surnaturel et l'indémontrable, le mystère du génie se dérobe à ses regards. Par suite, s'il a bien reconnu ce que les Anciens ont de raisonnable, de mesuré, d'exact, d'harmonieux, pour avoir bien observé la nature et modelé leurs
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œuvres sur les siennes, il ne sent pas assez l'àme qui les animait, l'esprit auquel ils obéissaient et qui les mettait hors d'eux-mêmes, comme les plus grands d'entre eux le confessent. Il est plaisant de voir comme il défend Homère et Pindare contre Perrault; que sont les raisonnements et les remarques grammaticales en comparaison du sentiment éprouvé et rendu de la puissance de ces chantres inspirés? Il est douteux aussi qu'il ait vu la lueur de l'étincelle divine qui jaillissait du cerveau d'un Corneille ou d'un La Fontaine, et qu'il en ait éprouvé un saisissement.
En toute sécurité pourtant et en toute justice, il recommande aux poètes d'imiter les Anciens. Ce n'est pas par reconnaissance, c'est encore moins par la sotte vanité de proposer aux autres son propre exemple; c'est parce qu'il les considère comme les (vrais maîtres de la pensée et de la forme. Eux seuls ont vu juste, ont dit vrai, ont atteint la perfection classique, ont démêlé ce qu'il y a de général, de commun à tous les temps, dans les passions humaines, élément éternel et identique des écrits : les imiter, c'est le moyen de faire vrai et de laisser, comme eux, des œuvres immortelles.
La vérité historique et tout à la fois la vraisemblance s'imposent ainsi aux œuvres d'art; « peindre Caton galant et Brutus dameret », c'est violer la vérité : le roman qui les représente tels est autant condamnable que le burlesque qui les ravale. Les moderniser est une tromperie à laquelle l'art ne doit pas se prêter. Qu'Agamemnon et Achille soient tels que l'antiquité nous les dépeint! Voyez-vous d'ailleurs comme Corneille et Racine se targuent d'être exacts dans les emprunts qu'ils font à l'antiquité? Or, en dépit de leurs prétentions, comme malgré eux, et à leur insu; ils peignaient les héros antiques comme ils se les représentaient, ils les transformaient en les faisant passer par leur propre substance, et leurs personnages étaient ainsi plus près de la nature et restaient des exemplaires de l'éternelle vérité, tout en gardant cet air d'antiquité qui satisfaisait non seulement les savants en us du temps, mais les théoriciens de l'art dramatique.
A défaut de vérité, au-dessus peut-être de la vérité, la vraisemblance est une nécessité première : n'offrez jamais rien d'incroyable au spectatéur, pas de « merveille absurde ». Si l'action
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est extraordinaire, il faut la réduire au jeu régulier des choses terrestres. Boileau ne bannit pas le merveilleux ni les fictions de l'épopée, qui sont vraisemblables en cela même qu'elles sont hors du domaine de la vie et que la vérité vivante n'en fera que difficilement éclater les invraisemblances, — de même les révolutions subites, les catastrophes, les coups de théâtre, les reconnaissances sont tout à fait de mise; mais qu'en tout cela il n'y ait rien d'exorbitant, ni de monstrueux, ni de miraculeux, rien, en un mot, qui choque la raison, la vérité, la nature, hors de quoi tout est néant.
Le dernier précepte général donné par Boileau est qu'il faut intéresser les spectateurs ou le lecteur. Il faut, pour cela, comme Homère, « dérober à Vénus sa ceinture » ; il faut varier son ton, ses descriptions, ses inventions, inventer « des ressorts qui puissent intéresser, semer son œuvre de figures sans nombre ». Savoir plaire est un grand point. C'est le recommander spirituellement aux poètes que de dire : On lit peu ces auteurs, faits pour nous ennuyer, Qui toujours sur un ton semblent psalmodier 1.
Qui dit froid écrivain dit détestable auteur 2.
Mais, sans s'en apercevoir, Boileau sacrifie aux ('races la vérité de l'art. Si « le pinceau délicat, l'artifice agréable », embel- lissent la vérité, ils la fardent aussi, et l'aimable Térence est mis au-dessus de Molière, qui résolument obéit à son génie et se soucie moins de plaire à la cour et à la ville que d'être l'interprète de la nature. C'est l'homme de salon, de bon ton, tout au moins, qui joue ici un mauvais tour au théoricien de l'art et le fait se déjuger. On n'est pas impunément auteur, il faut se faire lire de ses contemporains, qui seront moins touchés de l'originalité des idées et des théories que de l'agrément de tel ou tel passage, de la finesse de tel ou tel trait. Devons-nous tenir rigueur à Boileau de s'être mis, un instant, en contradiction avec lui-même et de nous avoir une fois de plus mis en mesure d'observer que quelquefois la vie donne un démenti aux doctrines et aux règles imprescriptibles de l'art?
1. Art poétique, chant Ier.
2. Art poétique, chant IV.
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Tout cela dit, qu'il nous soit permis de noter particulièrement dans l'exécution de l'Art poétique quelques points de détail assez brillamment traités, comme aussi de relever des lacunes, des omissions, des défaillances, qui, en sautant aux yeux, ont trop souvent et injustement masqué les rares mérites d'une œuvre si vantée jadis, à peine lue aujourd'hui.
Il est presque superflu de remarquer que l'Art poétique est plus complet que l'Épitre aux Pisons; comparer les deux œuvres est un exercice classique dont on trouve d'admirables spécimens dans tous les manuels de littérature. D'ailleurs il y a des trous dans l'œuvre même de Boileau. Il est plus opportun d'observer que l'Épître d'Horace renferme plus de conseils que de doctrines, et que le mérite de Boileau est d'avoir voulu écrire un Art poétique dans un siècle où il semblait que la poésie française fût montée à la perfection. Le formulaire de l'art, du métier, si l'on veut, est ici nettement défini, articles par articles.
Si Boileau n'a pas complètement entrevu tout l'état d'âme du poète, il a du moins compris dans quelles régions sereines, élevées, il vivait et devait vivre, et comment le commerce des grands esprits et des nobles idées, tout en le tirant des paso sions mesquines et basses que l'humanité traîne trop souvent après elle, pouvait aider à l'éclosion de la poésie en lui. Le quatrième chant de l'Art poétique, qui semble à beaucoup un appendice inutile, trouve en cela sa raison d'être : la moralité dans l'art ne faisait pas question pour Boileau; elle en était, aux yeux de ce spiritualiste, l'élément fondamental.
Observons aussi que la précision des mots encore plus que des tours de phrase, la sobriété, la fermeté, l'agrément même, aussi bien que l'harmonie du langage, gràce auxquels Boileau sut frapper le vers et lui donner ce ton sentencieux sans raideur, cet air de bonne compagnie sans morgue ni pédantisme qui, quoi qu'en dise Ch. Perrault, fait de lui un maître, et non un pédagogue, bref, que les qualités formelles des Satires retrouvent tout leur lustre dans nombre de passages de l'Art poétique. Ce que le genre didactique lui refuse en vivacité, il le compense par la justesse vigoureuse de l'expression. Si le commencement du poème est quelque peu embarrassé, le premier chant, en revanche, est généralement net et d'une
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exactitude élégante : c'est un maître ouvrier qui révèle les secrets de son art. Le deuxième chant prète plus le flanc à la critique : on en a justement blâmé la composition, aussi bien que la distribution des diverses parties. La conception et la description de l'églogue sont une concession malheureuse faite à la mode du temps et une méprise, puisque le poète y ravale Virgile et Théocrite au niveau d'un Segrais, et que leurs pastorales avec leur réalisme ou leur sensibilité passionnée ne lui paraissent que « de tendres écrits par les Gràces dictés ». Mais le même chant contient comme une suite de légendes explicatives, mises au bas des genres secondaires, qui se distinguent par la netteté et la gràce. Boileau fait beaucoup d'honneur au sonnet, au madrigal et au vaudeville, et n'en fait pas assez à l'ode, après avoir tout à fait oublié le conte et l'épitre en vers et le poème didac- tique. Mais quoi ! il avait entendu réciter les fameux sonnets de Job et d'Uranie ou ceux de la Belle Matineuse; ils atteignaient ce point de perfection définie où, selon lui, la poésie devait viser, — et les petits genres allaient rester en d'habiles mains un des fleurons de notre couronne littéraire. A de semblables titres, la fable ne devait pas, au même endroit, ètre passée sous silence : c'est un oubli impardonnable, quelque raison qu'on en ait donnée. On voudrait, pour la mémoire de Boileau, qu'il n'y eùt là qu'une faute de goùt et qu'on ne lui eùt pas assez justement reproché d'avoir, en cette circonstance, sacrifié La Fontaine à l'aversion que lui témoignait le roi et que peut-être il ressentit trop tòt lui-même. Jadis, Boileau s'était montré blessé d'avoir été indiscrètement rapproché d'un célèbre proscrit, Saint-Évremond, à qui on avait attribué un Jugement des sciences imprimé à la suite d'une contrefaçon des Satires; mais, fùt-elle aussi compromettante, il ne devait pas répudier l'admiration du grand poète, dont il avait pu autre- fois louer Joconde. Le bourgeois qui aime trop ses aises et craint de déplaire au maìtre fait ici tort à l'artiste. Explique qui pourra, pour en finir avec cette question, l'étrange méprise qui, en concurrence avec le même La Fontaine, lui fait écrire ces deux fables : l'Huître et les Plaideurs, la Mort et le Bûcheron.
Il est vrai que La Bruyère a pu croire surpasser l'auteur du Tartuffe en composant son Onuphre.
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Nous nous rendons mieux compte de certaines autres erreurs de Boileau, dans l' Art poétique, bien autrement graves. Nul doute que c'est la gloire de son temps qui lui masque le passé.
De là, son dédain de l'histoire et l'incroyable ignorance dont il fait preuve en traçant un trop rapide historique de la poésie française. Chapelain et Ménage, ses victimes, eussent eu beaucoup à lui apprendre sur ce point. Il semble avoir pour Ronsard le dédain de Malherbe, et le jugement qu'il porte sur lui est comme un écho de la jalousie et des rancunes que le poète normand nourrissait contre le prince des poètes du XVIe siècle.
C'était une injustice de ne priser en lui ni le poète, ni le réformateur, quelque divergence que Boileau ait cru qu'il y avait entre eux sur l'orientation à donner à la poésie française. Ronsard était un lyrique, et Boileau était peu disposé à sentir la poésie lyrique. Le poète dont il se représente l'image est un poète de cabinet; y a-t-il place dans son àme pour l'enthousiasme provoqué par les grands spectacles de la nature, par l'explosion des sentiments d'un peuple entier, ou par le bruissement des ailes de la Victoire ? C'est douteux. Que trouve-t-il luimême dans son Ode sur la prise de Namur? De grands mots.
Le Batave qui appelle au secours, c'est le Rhin de la quatrième Épître qui rentre en scène, et il y a là trop de vers à la Chapelain !
Il commit là une grossière méprise et se crut à tort le légataire universel de Malherbe. Il eût été plus avisé de faire plus amplement connaissance tout au moins avec le XVIe siècle, d'être moins partial et plus exact pour Marot, et, en laissant, à la rigueur, de côté Sibilet et Vauquelin de la Fresnaye, de s'apercevoir que Ronsard lui-même, Joachim du Bellay et surtout d'Aubigné avaient été les devanciers de Mathurin Régnier, dans la satire.
Il lui appartenait plus loin de passer moins rapidement sur les tragiques et les comiques grecs, d'accorder au moins une mention au maître de Racine, Euripide, et, puisque Ménandre devait se trouver au bout d'un vers, d'y placer un peu plus haut le nom sonore d'Aristophane.
Passe pour l'oubli des noms propres ; mais donner les règles du genre tragique lui-même était une tâche qui, pour plusieurs raisons, devait lui plaire et à laquelle il ne s'est pas soustrait.
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La tragédie brillait alors d'un vif éclat, grâce à Corneille et à Racine; des critiques, comme Chapelain et d'Aubignac, en avaient comme établi définitivement les lois : il s'agissait donc, sur le mème terrain, de ne pas se laisser distancer par eux, puisqu'enfin le genre dramatique, tel que l'avaient conçu Sophocle et Euripide et que l'avait récemment pratiqué l'auteur de Britannicus, était, dans son essence et sa composition, ce qui cadrait le mieux avec les idées les plus chères à Boileau. Régula- rité, précision, ce je ne sais quoi de rationnel, de serré, de ramassé, de complet en soi, qu'est la tragédie française du XVIIe siècle, encore plus que tout autre genre, son allure sévère qui proscrit tout écart, ce charme austère et saisissant qui en émane, cette sobriété d'un génie qui retient ses coups pour qu'ils soient plus forts, cette description plus savante encore qu'éclatante des passions, voilà des traits qui devaient toucher au cœur Boileau et qu'il devait essayer de fixer. Il faudrait ètre aveugle pour ne pas ètre frappé par la quantité de remarques judicieuses et profondes, de réflexions lumineuses, qu'il fait sur cette délicate matière. C'est surtout de là que nous avons tiré les concepts généraux dont il a été question. Il accorde pourtant un peu trop d'importance aux préceptes du métier. Y appuyer de la sorte, n'est-ce pas en quelque sorte nous autoriser à croire qu'une tragédie sera bonne quand elle sera régulièrement faite, et qu'ainsi il en serait de la tragédie comme de l'ode, qu'un poète rend pindarique en suivant la marche de Pindare?
Il y a pareillement quelques points faibles dans la théorie de l'épopée. Boileau la traite comme la tragédie, et la voudrait, ou peu s'en faut, aussi rapide, aussi nue, aussi psychologique. Elle est, à ses yeux, le récit intéressant, varié, élégant, d'une action moitié historique, moitié fictive. En vérité, l'Iliade et l 'Énéide sont autre chose; mais faut-il trop l'accuser de n'avoir pas été plus loin que ses contemporains dans l'intelligence de pareilles œuvres? Homme de son temps, observateur de la tradition, res- pectueux de ce qui a toujours été respecté, les yeux obstinément fixés sur le type de perfection qu'il a entrevu, avec çà et là quelques concessions à la mode, aux convenances, tel il a toujours été, tel il reste. La mythologie antique est, pour lui, un
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ornement poétique nécessaire; mais il semble, quand il en parle, qu'il la voie toujours dans les allégories de Lebrun. Il répudie, par contre, le merveilleux chrétien; comment en serait-il autrement, puisqu'il hait le faux et le mensonge qu'il croit y trouver, que « les vérités terribles » de la religion dépassent, à ce qu'il pense, les limites des productions de l'esprit humain, et que le vraisemblable, en pareille matière, serait une injure à la vérité? Proscrire le merveilleux chrétien, ce n'était donc pas, comme on l'a pensé, montrer de l'étroitesse d'esprit; c'était plutôt être conséquent avec ses principes.
Il y a cependant une ou deux traces de préciosité dans Boileau, l'ennemi juré des précieux, et son naturalisme, son concrétisme, reçoivent une petite atteinte. On dirait qu'il sort de chez Arthénice, le critique qui proscrit la farce comme trop basse, qui augure que le comique larmoyant brouillera toute idée de régularité, et qui fraie le chemin à la comédie du XVIIIe siècle' en lui imposant l'observation stricte des bienséances mondaines. Mais ces contradictions sont légères et n'ébranlent pas les doctrines que Boileau a émises, soutenues et fait triompher, durant sa vie, qui ont fait sa force et sa gloire.
Polémique avec Perrault. — Il eut pourtant, sur la fin de sa carrière, l'amer pressentiment que ses principes n'étaient peut-être pas aussi absolus qu'il' l'avait cru, — et c'est par là qu'aucune guerre ne le blessa plus profondément que celle qu'il eut avec Perrault. Ce sont bien les Anciens qui sont en cause, et nier leur excellence c'est briser les dieux qu'avec tout son siècle, y compris Chapelain, Boileau a révérés; c'est encore plus saper ses croyances, les articles de sa foi. Si les Anciens ne sont plus les parfaits exemplaires du vrai et du beau, qui n'est que la conséquence du vrai, il faut du coup admettre que raison, harmonie, mesure, observation des mœurs prises sur le vif, sincérité de la passion, le naturel du style et de la pensée, ne sont que de vains mots!
On sait quelle fut l'origine de la querelle. Perrault ayant lu, en pleine Académie, son poème du Siècle de Louis le Grand, le 27 janvier 1687, et y ayant mis en doute l'authenticité des poèmes
1. Voir M. Lanson, La comédie au XVIIIe siècle (Revue des Deux Mondes, 15 sept.
1889, p. 396).
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d'Homère, dénigré le vieux poète grec, nié la sublimité de Pindare et soutenu que les Modernes valaient au moins les An- ciens, Boileau s'éleva avec véhémence contre l'énormité d'une pareille opinion. Il lança d'abord des épigrammes contre l'Aca- démie topinambouc, puis, en réponse aux Parallèles de son adversaire, il écrivit quelques années après son Discours sur l'ode (1693), où il accuse son adversaire d'une « bizarrerie d'es- prit commune à toute la famille ». Pour prouver à Perrault l'ex- cellence de Pindare, il fera, dit-il, dans le goût du poète grec, « une ode pleine de mouvements et de transports, où l'esprit paraisse plutôt entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison ». De là sortit Y Ode sur la prise de Namur, qui n'est ni pindarique, ni probante en faveur de Pindare. Il publia ensuite, vers 1694, neuf Réflexions sur Longin, à propos des critiques que le même Perrault avait faites de sa traduction du traité du Sublime, datant de 1674 ; elles ne sont proprement qu'un réper- toire des bévues de Perrault. Boileau reprend son adversaire de ses fautes de sens et même d'orthographe ; mais il ne discute pas la question à fond, encore qu'il en entrevoie çà et là l'impor- tance, mais comme en passant. Non seulement il traite Perrault avec une désinvolture dédaigneuse, mais il est pesant et maladroit; il sent bien que Perrault a tort de mépriser les Anciens, mais il ne le lui démontre pas. Il reste trop dans le terre à terre et ergote sur ce ton : Perrault a dit ceci; moi, je dis cela ; ou bien il fait bien inutilement étalage d'érudition. Pour innocenter Pin- dare, qui commence sa première Olympique par la glorification de l'eau, ce dont s'est égayé Perrault, il allègue l'autorité d'Em-
pédocle proclamant que l'eau est une excellente chose. Il ajoute : « Que de grandes images présentées d'abord : l'eau, l'or, le feu, le soleil! Que de sublimes figures ensemble : la métaphore, l'apostrophe, la métonymie! Quel tour et quelle agréable circonduction de paroles! » Perrault, qui avait la dent dure et aiguisée, se défend en homme d'esprit, raille le pédantisme de Boileau et, finalement, a l'avantage sur lui. Il fait entrer deux ou trois idées nouvelles dans l'esthétique littéraire et n'infirme nullement les principes directeurs de la pensée humaine sur lesquels Boileau avait fait reposer ses théories ; maiscelui-ci, malgré sa récon- ciliation avec « l'anti-pindarique », crut l'arche sainte menacée.
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L'est-elle effectivement? L'art est-il atteint parce que le passé, la tradition, les gloires reconnues, ne seront plus désormais admis sans examen, dans leur intégrité, parce que la raison subira l'épreuve du raisonnement? Je vois en Perrault un novateur de la première heure, un initiateur à des idées nouvelles sur le point d'éclore; mais je ne partagerai les craintes de Boileau qu'à la seule condition qu'il sera bien établi que, dans l'art, il n'y a pas un point fixe de perfection et que le goût change avec les siècles. S'il en est autrement, les Anciens seront les Anciens, les Modernes seront les Modernes, et il sera superflu d'établir entre eux un rapprochement au profit des uns ou des autres, puisque la différence des temps, des dispositions natives des peuples, de leurs états d'âme aux divers moments de leur existence, sera seule en cause, et qu'il s'agira toujours d'arriver au même but, quelque voie que l'on suive pour cela. Ce n'est pas être juste envers Boileau que de dire avec SainteBeuve : « Il était vieux et la vieillesse le rendait morose. Il estimait son siècle fini et bien fini. » C'est bien quelque chose que d'être jusqu'à sa dernière heure l'homme de son siècle et d'un tel siècle ; c'est quelque chose encore de ne pas céder au charme des idées nouvelles, quand la supériorité sur celles qui les ont précédées n'en est pas nettement établie. Le progrès n'est pas la négation du passé, d'autant que le paradoxe joue un grand rôle dans les innovations.
Conclusion. — Une des dernières attaques auxquelles Boileau eut à résister lui vint des jésuites de Trévoux. Le P. Buffier avait critiqué l'édition de ses œuvres donnée en Hollande et lancé contre lui un trait qui avait déjà servi à ses ennemis, en disant : « On voit au bas des pages les vers des poètes latins qu'il a fait passer dans ses ouvrages ». Or si le satirique s'était empressé jadis d'apprendre prudemment à ses lecteurs que de beaucoup « d'écrivains de l'école d'Ignace » il était « l'ami déclaré » (Ép. X), si plusieurs fois il avait pris garde de ne pas leur déplaire, il s'émut du coup que ces mêmes « écrivains » lui portaient, et, dans l'Épître XII, il prit vigoureusement à partie « ces grands docteurs ». C'était l'ami du grand Arnauld, beaucoup plus encore que le janséniste, qui déchargeait son cœur. Janséniste, il l'était, plus même qu'il ne
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le croyait. « Sans tremper au dogme théologique, écrit SainteBeuve, Boileau est en plein dans le courant moral. On peut dire 1 qu'il est né moralement des Provinciales. C'est un chrétien de cette roche. » Bien plus que l'austérité de la doctrine et des mœurs, c'étaient surtout les habitudes studieuses des solitaires, la dignité de leur vie, leur franche bonne foi, ennemie du
distinguo, qui devaient lui convenir.
Austérité, intransigeance même des doctrines, amour des belles-lettres et plus proprement de la poésie, instinct de combativité, qui possédait aussi les jansénistes, élévation naturelle de la pensée, n'est-ce pas en effet ce qui surnage en Boileau?
Sa vie est en majeure partie occupée par des luttes : luttes contre des infirmités, contre des ennemis redoutables, contre une nature moins heureusement douée que d'autres et à laquelle il faut tout arracher; mais, jusqu'à ses dernières années, il se montre athlète infatigable, toujours prêt à monter sur la brèche.
En résumé, il aima la vérité, fit, à une heure décisive, triompher la cause du bon goût, — comprit son siècle, et si, quoi qu'il crût, il n'en prit pas la direction, à coup sûr il en assura la marche, en lui facilitant la connaissance exacte de soi-même, — fut non seulement l'ami, mais encore le défenseur de Molière et de Racine, — et força, comme satirique, comme législateur de la poésie, comme poète même, l'admiration de ses con- temporains; devons-nous lui marchander la nôtre, et, sauf les restrictions nécessaires, hésiter à le saluer comme un glurieux représentant des lettres françaises?
II. — La Critique littéraire sous le règne de Louis XIV.
Boileau est le seul de son siècle, avec Chapelain, qui se soit érigé en une sorte de critique littéraire officiel ou ait été comme investi de cette fonction par l'opinion publique; mais il est facile de relever nombre de pages, dans les écrits de ses contemporains et surtout de ses devanciers immédiats, qui renferment des jugements, des remarques, des conseils littéraires, et qui pourraient se détacher, comme autant de morceaux de cri-
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tique, de l'ensemble des œuvres. On peut s'en rendre compte par la rapide énumération qui suit.
Au seuil du XVIIe siècle, se dresse le poète lyrique Malherbe; or il disait à ses disciples, Maynard, Racan, Touvant et Colomby, que la postérité verrait surtout en eux des grammairiens : à cette date, grammairien et critique littéraire, c'est tout un. Dans les Dissertations critiques de Balzac et souvent dans ses Lettres, on trouve non seulement toute l'histoire littéraire, mais encore la critique des ouvrages et des auteurs de son temps. Dans le Berger extravagant, la Bibliothèque française et un Traité de la connaissance des bons livres, Ch. Sorel montre beaucoup d'érudition et de sagacité en jugeant les « meilleurs livres de notre langue ». La partie la plus résistante des œuvres de Chapelain 1, c'est celle qui est consacrée à la critique littéraire. Les premiers académiciens sont presque tous des grammairiens : citons en particulier Conrart, Serisay, d'Ablancourt, Patru et surtout Vaugelas. Costar, Ménage et les nombreux auteurs d'Ana, Huet, le P. Rapin, le P. Bouhours, ont les mêmes préoccupations. Les Factums de Furetière, les Lettres de Gui Patin, les Historiettes de Tallemant des Réaux, contiennent quelquefois, sous une forme piquante, d'excellents jugements littéraires. Les Examens, les Discours sur l'art drama- tique de Corneille, les Préfaces de Racine, de Molière, les Discours académiques sont plus que des œuvres de polémique et d'apparat; il y a là sur l'art dramatique et sur les lettres des discussions approfondies, des vues ingénieuses ou élevées. Scudéry, Mairet, Nicole, Boursault, de Visé, Subligny, Robinet, l'abbé d'Aubignac, Thomas Corneille, doivent beaucoup leur célébrité à la part qu'ils ont prise aux questions, aux mêlées littéraires. La grammaire et la logique sont l'honneur de PortRoyal. Enfin la critique littéraire a une place en vue dans les Lettres de Mme de Sévigné et de son cousin Bussy-Rabutin, dans les Maximes de La Rochefoucauld, dans les Pensées de Pascal, dans l'Histoire de l'Académie française de Pellisson, dans certains passages de la Recherche de la vérité de Malebranche, dans les Maximes sur la comédie et dans quelques
1. Voir Aug. Bourgoin, Les maîtres de la critique au XVIIe siècle, chez Garnier frères, 1889.
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autres endroits des œuvres de Bossuet, dans les préfaces, les lettres, surtout l'Épître à Huet de La Fontaine, dans les Carac- tères de La Bruyère, particulièrement dans le chapitre des Ouvrages de l'esprit, dans Bayle, dans Basnage, son continuateur, dans Ch. Perrault, dans Fontenelle, dans Houdart de la Motte, et surtout dans les Dialogues sur l'éloquence et la Lettre sur les occupations de l'Académie française de Fénelon. Sauf Chapelain et Boileau, aucun de ces auteurs, qui ne sont critiques que par occasion, n'a de criterium littéraire. Ils jugent presque au gré de leurs impressions, selon leurs goûts, étant plutôt grammairiens dans la première partie du siècle, critiques littéraires dans la seconde, mais, ici et là, ne se refusant pas d'être à la fois l'un et l'autre.
Saint-Évremond. — Il serait injuste de ne pas accorder, parmi eux, une place plus considérable à Saint-Évremond : de son temps, il a marché de pair avec les écrivains du premier rang, et aujourd'hui il fait encore bonne figure au-dessous d'eux. Lui aussi n'a pas été uniquement un critique littéraire; c'est cependant à ce titre qu'il a surtout droit ici à une étude, puisque aussi bien il est le représentant le plus accrédité de la critique littéraire française à l'étranger pendant le XVIIe siècle.
Si, après avoir eu, de son vivant, une grande réputation, il est à peine feuilleté de nos jours, le cas n'est pas assez rare pour que nous en soyons étonnés ; mais qu'en 1866, deux auteurs aient obtenu le prix d'éloquence à l'Académie française en se prononçant sur lui dans un sens absolument contraire, voilà qui est piquant et tout à la fois délicat. Saint-Évremond est, en effet, de ceux qui, à distance et pour avoir bénéficié d'un concours de circonstances favorables, pourraient nous donner le change sur leurs mérites intrinsèques, lesquels pourtant sont réels et n'ont pas besoin d'être surfaits. Auprès de certains esprits à qui le voisinage de l'autorité fait ombrage parce qu'ils lui attribuent, à tort ou à raison, une pression, une flexion tout au moins, sur ceux qui grandissent autour d'elle, il a joui longtemps de cette prérogative d'avoir pensé, écrit, sur le sol anglais, loin de Ver- j sailles, et d'avoir été, à l'étranger, le Français le plus spirituel et le plus éclairée dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais ».
Or la vérité est que, malgré toute apparence, l'exil, la trans-
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plantation hâtive sur une terre étrangère, n'ont en rien modifié ni développé particulièrement ses qualités natives. Sainte-Beuve a pu écrire à propos de cet auteur : « Les exilés, gens d'esprit, écrivains, qui sortent de leur pays pour n'y plus rentrer et qui vivent encore longtemps, représentent parfaitement l'état du goût et la façon, le ton de société ou de littérature, qui régnaient au moment de leur sortie. Ils peuvent ensuite modifier ou développer, ou mûrir ou racornir leurs idées; mais, pour la forme, pour la mode ou pour la coupe, si j'ose dire, on les reconnaît : ils ont une date, ils nous la donnent fixe et bien précise, celle de l'instant de leur départ 1. » Cela est vrai tout au moins de Saint-Évremond. Il est proprement de la fin du règne de Louis XIII et de la régence de Mazarin; bien qu'il ait vécu jusqu'en 1703, il a eu, pendant toute sa vie, les goûts, les préférences, la façon de juger, qu'on eut à cette date. Il est même à présumer que, s'il avait demeuré en France, il serait resté tel, comme Mme de Sévigné, Chapelain, Ménage, Huet, ou Corneille, c'est-à-dire comme ceux qui, tout en achevant leur existence sous le règne de Louis XIV, s'attachèrent opiniàtrément au passé, déconcertés, sinon offusqués par l'éclat du présent. Saint-Évremond a suivi le même penchant en Angleterre, voilà la seule différence qu'il y a entre lui et ses contemporains restés à Paris. Par contre, il faut remarquer que, pendant les quarante-trois ans de son séjour à Londres, son esprit et sa langue sont restés bien français. Si l'on observait que, sous les règnes de Louis XIV et de Charles II, il y eut, entre l'Angleterre et la France, moins de détroit que plus tard, après l'avènement de Philippe V au trône d'Espagne, il n'y aura de Pyrénées, entre l'Espagne et la France, que, dans la société anglaise qui entoure Saint-Évremond, tout est à la française, que d'ailleurs il n'entendait pas l'anglais, et qu'il se faisait envoyer de France tous les livres importants qui y paraissaient, il n'en serait pas moins très honorable pour lui d'être resté si parfaitement lui-même, à l'étranger, sans rien qui sente l'étranger.
Or, nous avons affaire, avec lui, à un fin lettré, à un dilettante littéraire, à un critique littéraire, à une sorte de polygraphe, à
1. Nouveaux Lundis, t. XIII, p. 432.
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un humoriste aussi, et l'homme n'est pas moins curieux à connaître que l'écrivain. De plus, noble de naissance, il a été assez longtemps homme d'épée et homme de plume, et, au demeurant, il est resté mondain tout en devenant exclusivement homme de lettres.
Précisons ces premiers traits par quelques mots de biographie et une étude rapide de l'homme et de ses écrits.
Sa biographie. — Charles de Marguetel de Saint-Denis de Saint-Évremond naquit à Saint-Denis-le-Guast, terre qui se trouvait à trois lieues de Coutances, le 1er avril 1613. Il reçut une bonne instruction, soit à Paris, au collège de Clermont, soit à Caen, soit au collège d'Harcourt. Entré dans la carrière des armes, il est au siège d'Arras en 1640, et, en 1642, le duc d'Anguien, « charmé de sa conversation », lui donne la lieutenance de ses gardes. Il fait la campagne de Fribourg en 1644, il est à Nordlingen en 1645, où il est dangereusement blessé au genou gauche d'un coup de fauconneau. En 1648, il perd la charge qu'il avait auprès du prince de Condé pour avoir trouvé le ridicule de son maître, qui était celui d'aimer trop à décou- vrir le ridicule des autres. Pendant la Fronde, le duc de Longueville ne parvient pas à l'enrôler dans les rangs des mécon- tents. Le roi le nomme maréchal de camp en 10.">2. Il est mis deux ou trois mois à la Bastille pour avoir lancé quelques railleries contre le cardinal de Mazarin. Pourtant il reprend du service en 1654 ; enfin, en 1659, après avoir écrit à M. de Créqui une lettre fameuse sur le traité des Pyrénées, où il critiquait sans ménagement la politique du ministre, pour ne pas être arrêté, il est obligé de s'exiler. Il arrive en Hollande sur la fin de l'année 1661, et, aussitôt après, passe en Angleterre, où, un an auparavant, il avait déjà séjourné six mois, à la suite du comte de Soissons, envoyé en ambassade auprès de Charles II pour le féliciter d'être rétabli sur le trône de ses ancêtres.
A Londres comme à Paris, il vit dans la compagnie des plus illustres seigneurs de la cour, et, jusqu'à sa mort, arrivée en 1703, il recherche le commerce des gens de lettres et tient parmi eux le sceptre de la critique. On le représente trônant à Londres, au café Will, qui était un café littéraire, Will's coffee house, en même temps que Dryden, au milieu d'amis communs, enta-
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 14
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mant et traitant tous les sujets avec une égale aisance, parlant de littérature française, anglaise, de philosophie, de droit, de coutumes des peuples, des modes, des passions, de ses souvenirs militaires, des hommes de guerre et de plume qu'il a connus, des femmes, des femmes surtout, de la moderne Léontium, nom qu'il donne à son ancienne amie Ninon de Lenclos, de l'antiquité, du théâtre, de Corneille, de Racine. En Parisien transplanté sur les bords de la Tamise, il est tenu d'être au courant de tout. Il est requis d'avoir plus d'esprit, des connaissances plus étendues et plus diverses qu'aucun des Anglais qui l'entourent, et de maintenir parmi eux la prééminence des lettres françaises.
Si nous rappelons que, sollicité à deux reprises différentes par de puissants amis de demander au roi Louis XIV sa grâce, il le fit avec plus d'esprit que de ménagement, ne désavouant que pour la forme sa conduite passée, que, de 1673 à 1699, il fut le familier de Mme de Mazarin, Hortense Mancini, nièce du cardinal, réfugiée à Londres, et sur la fin de ses jours, de Mme la marquise de la Perrine, nous aurons résumé sa vie.
Son portrait moral et physique. — Elle donne lieu à plusieurs remarques, touchant le caractère et l'esprit de notre auteur. Dans la période française de son existence, il est l'ami, le commensal, des plus grands seigneurs de son temps, Miossens, Candale, d'Épernon, Nemours, de Vardes, La Rochefoucauld, Créqui, Ruvigny, — M. le Prince l'attache à sa personne, et il est distingué même par Mazarin; mais s'il a de l'esprit, il en a trop, aussi bien qu'un penchant décidé à la satire, et il ne peut se résoudre à brider sa langue et sa plume : il lui en coûte l'exil.
En Angleterre, il est pensionné par Charles II, et, en épicurien raffiné qu'il s'est déjà montré à Paris, il vit presque dans la maison de l'aimable, mais trop légère Hortense de Mazarin, ou, dans sa propre maison, en compagnie de ses chiens et de ses chats, malpropre au point d'en faire gémir ses meilleurs amis, préférant à tout la bonne chère, le bon vin et les huîtres, sorte de Vendôme au petit pied, fine lame, fine langue, fine gueule.
N'offre-t-il pas ainsi un mélange curieux et inquiétant, dans ce négligé qui sent son gentilhomme d'avant 1661, avec cette fantaisie qui ne manque ni de piquant ni d'originalité, traitant
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cavalièrement toutes choses, même celles qui, comme la religion, la moralité, les lettres, ne consentent pas à être traitées ainsi, affichant une hardiesse singulière de pensée et de parole, puisée dans la société des libertins, ami de Ninon et précurseur de Bayle, usant et abusant d'un esprit aiguisé et délicat, tranquille aussi, parce qu'il est sûr de lui-même, esprit qui surnage au milieu de tant d'éléments divers, les domine et, en fin de compte, nous les masque?
Son portrait est bien connu; il est surtout admirablement gravé en tête d'un exemplaire de ses Œuvres mêlées 1. C'est celui d'un vieillard; mais ce vieillard redresse la tête, a le regard fixe : selon une expression populaire, il n'a pas froid aux yeux.
La calotte que Saint-Évremond ne quittait guère est enfoncée d'aplomb, crânement, sur des touffes de cheveux blancs qui s'en échappent. Une grosse loupe, qui lui était venue dans les vingt dernières années de sa vie, s'arrondit à la racine du nez et rattache les arcades sourcilières. La lèvre supérieure est mince, la lèvre inférieure sensuelle, le menton large. On a, semble-t-il, en face de soi, un homme d'esprit, de volonté, de sensualité, sans presque de sensibilité, pour qui, comme pour Pétrone, qu'il aimait, « mourir sera cesser de vivre », et qui parait vous dire : « Me voilà, prenez-moi, laissez-moi, c'est votre affaire ; je ne crains pas votre jugement, quel que soit celui que vous portiez sur moi ». Tout cela compose, en somme, une figure originale de notre histoire littéraire, puisque ce gentilhomme, ce bretteur, cet épicurien, ce libertin, est resté un de nos bons écrivains.
Son tour d'esprit. — Il ne fut d'abord qu'un mondain qui avait des lettres et du style; dans l'âge mûr, il a plus de con- sistance, mais il n'aura jamais la solidité d'un lettré de profession. Desmaiseaux, qui le connaissait bien, dit de lui : « C'était un courtisan délicat qui n'a jamais écrit que pour s'amuser luimême ou plaire à ses amis 2 ». Ch. Giraud, qui a donné une agréable édition de ses Œuvres choisies, le caractérisait en ces termes : « Son allure dégagée sent le gentilhomme plutôt que l'homme de lettres. Il n'a jamais écrit à la façon d'un auteur de profession, avec le public devant les yeux, mais par occasion,
1. 2 vol. in-4°, chez Jacob Tonson, à Londres, 1705 ; Parmentier pinxit, 1703.
2. Vie de Saint-Évremond.
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par complaisance, pour amuser la société 1. » Sainte-Beuve allait plus loin en disant de lui : « Il est l'homme de la conversation à huis clos et des apartés pleins d'agrément 2 ». Prenons-le donc comme tel, et jugeons-le aussi comme tel : le mondain qui écrit est aussi justiciable de la critique que l'homme de métier. Or ce mondain nous paraît instruit, mais non érudit : il ne hait du reste rien tant que le fatras 3 et la pédanterie, qui sont la grimace de l'érudition. Il est assez personnel et de sens propre pour se dégager des jugements préconçus, se soustraire à la mode régnante, mais, en ce sens, il a plus d'agrément, de délicatesse, que de force et de profondeur. Il a de la variété, de la souplesse, au point de toucher à infiniment de choses, d'être à la fois moraliste, poète, historien, auteur dramatique, musicien même, et surtout critique littéraire ; mais s'il fait plus que d'effleurer chaque matière, s'il la traite avec « une supériorité aisée », il n'y enfonce jamais. Enfin il est surtout spirituel, il sait trouver et dire les choses d'une façon rare et distinguée, et, si le sujet traité le permet, Saint-Évremond devient satirique; car l'humeur critique demeure le fond de son caractère et de son esprit. Sur ce point, il ressemble à Boileau, me direz-vous.
Soit, mais il a moins d'âpreté et de ténacité dans ses attaques, et, s'il a plus de délicatesse dans le goût, il a moins de sûreté dans le jugement. Il donne le pas à la fantaisie sur la raison.
Jamais Boileau n'aurait écrit ceci : « Il n'y a point de pays où la raison soit plus rare qu'elle est en France; quand elle s'y trouve, il n'y en a pas de plus pure dans l'univers : communément tout est fantaisie 4 ». Une telle opinion ne pouvait se soutenir qu'avant 1660.
Ainsi donc l'esprit de finesse, beaucoup de personnalité, un tour original dans la manière d'envisager les hommes et les choses et de les apprécier, de l'humour, voilà ce que nous devons trouver dans ses ouvrages, ou, pour employer le terme propre, dans ses opuscules, ce qu'il appelait, lui, « des bagatelles » 5, car,
1. T. Ier, p. IX; 3 vol. in-12, chez Techener, 1865.
2. Nouveaux Lundis, t. XIII. -.
3. Voir Disc, à M. le maréchal de Créqui. t. III. p. 250. de l'édition in-18 de 1753.
4. T. V, p. 19.
5. T. III, p. 328.
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comme La Fontaine, il n'aime ni lire, ni composer de longs ouvrages.
Ses ouvrages. — Une petite comédie en un acte, les Académiciens ou plutôt les Académistes, comme elle s'appela d'abord, fonda sa réputation. Il l'aurait écrite en 1638 ; mais elle ne fut publiée qu'en 1650. Il y saisit le ridicule des premiers académiciens, illustres inconnus que la faveur du pouvoir met en lumière et qui se croient du talent: il les blâme assez adroitement de vouloir proscrire les conjonctions car, pourquoi et or ; il résiste avec eux, non sans raison, à l'engouement de Mlle de Gournay « la Sibylle » pour les archaïsmes et les vocables surannés ; mais ce n'est, comme le Cercle, qu'une bluette, et nullement une ébauche ou seulement une promesse des Précieuses ridicules, ni surtout des Femmes savantes. Ses autres comédies : Sir Politik would be et les Opéras restent encore de beaucoup en deçà.
Entre 1647 et 1660, Saint-Évremond écrit certains morceaux où une ingénieuse raillerie s'appuie sur le bon sens : c'est la Retraite de M. le duc de Longueville en son gouvernement de Normandie et l'Apologie de M. le duc de Beaufort ; ce sont de petites satires qui ne se soutiennent que par l'à-propos et qui sont infiniment au-dessous de la Ménippée. Sa lettre sur le traité des Pyrénées, qui lui valut l'exil, et surtout la Conversation du maréchal d'Hocquincourt avec le P. Canaye, sont d'une tout autre portée : il y a là un fond, un nerf, un mordant, qu'il a rarement retrouvés. Cette Conversation le rapproche tout à fait de l'auteur des Provinciales, de Voltaire ou plutôt de Diderot. Dans maints opuscules qu'il serait trop long de citer, dans sa correspondance, il se montre, à l'occasion, moraliste sagace et délicat : mais il n'est ni La Bruyère, ni même Bussy-Rabutin. Il y soutient plutôt
des opinions ingénieuses que des idées neuves. Qu'il traite de
la conversation, de la lecture, de la vieillesse, des ingrats, de la Religion, il ne s'échauffe, ni ne s'élève jamais. On voudrait, au milieu de cette analyse minutieuse, parfois un peu quintessenciée, de nos sentiments et surtout des siens, un mouvement d'éloquence, un trait vibrant. Il n'est pas exempt non plus de préciosité. Ce frondeur des précieuses a été entaché de leur défaut : il y a souvent un peu d'apprêt dans le tour de ses phrases; en
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général il ne sent ni ne dit assez franchement. Comme Voiture et ceux de la même époque, il a eu une prédilection marquée pour les petits sujets de morale, et ils lui ont assez bien réussi; mais ils semblent un passe-temps, plutôt qu'une occupation de lettré.
Il a été infiniment moins heureux dans la poésie. Dans les stances, les billets, les sonnets, les dizains, les élégies, il n'est guère au-dessus des poétereaux qui encombrent les manuscrits de Conrart, car qu'il pleure la mort de Marion de Lorme, de Mlle de l'Enclos ou du duc de Candale, qu'il célèbre la belle Hortense ou son croupier Morin, c'est toujours la même platitude dans le fond et l'expression, la même pauvreté dans la rime.
Chaulieu, qui procède de lui, lui sera de beaucoup supérieur.
En histoire, Saint-Évremond montre de grandes qualités : il l'a traitée en homme qui en comprend l'importance. Il a bien saisi l'insuffisance de ceux qui, faisant alors profession de l'écrire, se contentaient du simple récit des faits ou donnaient dans les généralités, sans aucune connaissance technique, soit de la politique, soit des gouvernements, soit de la guerre. Il a introduit le premier, avant Bossuet et Voltaire, dans l'histoire des faits, celle des mœurs et de l'esprit. En ce sens, il écrit moins l'histoire que des réflexions sur l'histoire, et ain^i il devance Montesquieu, qui l'ignore, sans l'enacer. C'est l'histoire romaine qui l'attire. S'il en était autrement, il ne serait pas du temps de Balzac et de Corneille ; mais ce qu'on doit tout d'abord admirer en lui, c'est la présence d'esprit, la prestesse avec laquelle il parvient à secouer le charme dont l'antiquité romaine avait enchanté ses devanciers et ses contemporains. Il cherche à entrer dans l'intimité de ces fameux Romains, à expliquer les mobiles de leurs actions, le secret de leur grandeur comme aussi le faible de leurs passions intéressées et ambitieuses. Il fait preuve d'une grande sagacité et de beaucoup d'aisance : il touche rarement à faux. Tout au plus pourrait-on lui reprocher de ne pas assez remonter des faits aux causes, de voir trop dans les faits l'explication dernière des causes, et, par exemple, de ne pas assez apercevoir, derrière tel ou tel Romain, Rome même.
Les Réflexions sur les Romains, même après le livre de Montesquieu, se lisent avec profit.
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Le critique littéraire et dramatique. — C'est dans la critique littéraire et surtout dans la critique dramatique qu'il a donné toute sa mesure, qu'il a le plus marqué sa personnalité, qu'il a eu le plus de succès et que nous devons surtout le juger. Ses avis, sur cette matière, ou plutôt ses arrêts, étaient attendus non seulement en Angleterre, mais en Hollande, en Suède, en Allemagne, en France même. Ce n'était pas seulement au café Will, aux côtés d'un Dryden ou d'un aller, qu'il était regardé comme un oracle, c'était dans toute l'Europe savante. Ses moindres productions en ce genre étaient accueillies avec transport, et, chez les libraires, le Saint-Évremond surtout faisait recette. Or faire du Saint-Évremond, c'était écrire des dissertations littéraires ou morales, morales plutôt, courtes, spirituelles, d'un esprit et d'un tour aisé, vif, quelquefois agressif.
Les idées n'en devaient pas être entendues du premier coup ; mais on ne devait pas mettre longtemps à les comprendre. Il fallait y être fin, délicat, un peu recherché, instruit, sans être trop savant, ni surtout pédant. Il y fallait montrer qu'on avait des lumières de tout; mais surtout on devait y revenir souvent à l'antiquité et au théâtre. Sans suivre partout Saint-Évremond sur ce terrain, on peut dire qu'il y est moins original que per- sonnel, moins profond qu'ingénieux, plus spirituel encore que perspicace. Il a des impressions très vives là où il faudrait plus de science et de sentiment. C'est ne manquer, il est vrai, ni de sagacité, ni de hardiesse, que de dédaigner le marinisme ou le gongorisme, de s'élever contre la mode et, en frondant Chapelain et ses pareils, de devancer Boileau. Que Montaigne, Malherbe, Corneille, Voiture, Molière, Bossuet, aient plu merveilleusement à cet hypercritique, c'est encore tout à sa gloire ; mais est-ce comprendre Sophocle et Euripide que dire « que la grandeur, la magnificence et la dignité surtout leur sont des choses peu connues »? Et pourquoi surtout ferme-t-il les yeux aux grandes qualités d'un Racine, quand d'autre part il vante Sophonisbe et Attila?
Sa dissertation sur Alexandre le Grand eut un immense retentissement, et elle atteignait à fond l'œuvre du jeune poète; mais quelle nécessité y a-t-il de chercher de mauvaises raisons pour se dispenser plus tard d'admirer Andromaque et Britan-
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nicus? Il aperçut clairement l'évolution théâtrale accomplie par Racine; mais il n'eut pas la force de réagir contre l'admiration exclusive qu'il professait pour Corneille et à laquelle le rattachaient ses plus chers souvenirs de jeunesse. Il subit là l'obsession du passé; il reste fidèle à ses goûts, à ses idées de la première heure. Disons toute notre pensée : Saint-Évremond nous semble regretter les jours de la jeunesse comme une coquette sur le retour, et il regarde trop complaisamment en arrière pour avoir ensuite une vue nette du présent et de l'avenir : il retarde.
C'est, contre toute apparence, son aversion du présent, son dépit de le voir surpasser, ou tout au moins supplanter le passé, qui le jette dans le parti des Modernes, quand la célèbre querelle des Anciens et des Modernes se rallume sous les auspices de Ch. Perrault. Il est avec ce dernier, semble-t-il, pour ne pas être avec Racine et Boileau, contre lesquels il avait une réelle antipathie, et, au fond, il se serait fait novateur en haine du présent. Il est possible, croyons-nous, de voir là le mobile secret, inavoué, de la conduite qu'il tint en cette circonstance. Si l'on nous faisait remarquer pourtant que la pente naturelle de son esprit l'éloignait de la pleine admiration des Anciens, nous en tomberions aussi d'accord, sans cesser d'attribuer à la raison que nous venons de donner la vivacité inaccoutumée avec laquelle il prit parti dans la querelle.
Saint-Évremond partant en guerre contre les Anciens, c'est bien le Saint-Evremond auquel nous avons eu jusqu'ici affaire.
Il ne lisait pas le grec, et qu'est une traduction en face de l'original? Est-il seulement sérieux quand il prétend « avec la dernière impudence » priser beaucoup plus en Sénèque « la personne que les ouvrages »? Il lui préfère Pétrone! Salluste lui plaît; mais il reproche à Tacite l'excès de son imagination, autant dire sa profondeur. Il ne loue que modérément Virgile et ne voit guère, comme Scarron, en Enée, qu'un pleurard.
Ce qui lui a manqué. — Toutes ces observations faites à la légère, sur des sujets qui exigent plus de science et d'application, sentent le gentilhomme, l'épicurien, presque l'esprit fort.
Saint-Évremond était tout cela, et le sens de certaines beautés devait fatalement lui échapper. Ne fut-il pas non plus trop longtemps « un roi de salon », comme l'a appelé M. Merlet? N'a-
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t-il pas trop transporté dans ses écrits la légèreté de la conversation, où il excellait, ou bien encore, ne doit-on pas le considérer comme le premier en date de ces esprits charmants qui, voyant toute la vérité, n'en veulent révéler qu'une partie et laissent l'autre dans l'ombre, par paresse, par raffinement, ou pour se singulariser? Il est assez malaisé de le décider.
A dire vrai, Saint-Évremond n'a laissé en tout que des ébauches supérieures; voici pourquoi. Il est resté, pour le fond, ce qu'il fut et ce qu'on était généralement, communément, au temps de « la bonne Régence ». Des libertins, des épicuriens, au milieu desquels il a vécu, il a été de beaucoup le plus éminent, — il eut de plus une forme distinguée, mais qui, avons-nous dit, n'était cependant pas exemp~te de recherche, ce qui donnait à sa phrase quelque chose de sec, de sautillant, de cassant, — il a saisi avec la vivacité saillante de l'humoriste les côtés faibles des gens, et notamment des écrivains; mais, en tout cas, il est loin de Pascal, de Boileau, de La Rochefoucauld. D'autre part, en face des grands auteurs de la seconde partie du siècle, qui s'attachent à l'observation et à la reproduction de la nature, et mettent ainsi dans leurs œuvres tant de vérité et d'énergie, Saint-Évremond parait trop livresque, et, si je puis dire, encore plus renfermé dans son cabinet qu'en lui-même. Il ne s'est pas imposé non plus de soumettre sa pensée à ce criterium fécond et puissant, la raison, l'âme des œuvres d'un Boileau comme d'un La Fontaine, et l'on ne voit pas ce que Saint-Évremond a gagné à lui substituer la fantaisie, l'indépendance du goût, si l'on veut, et les impressions personnelles. Je n'aperçois pas non plus que ce mondain, ce gentilhomme de lettres, ait. eu la faculté du travail patient, obstiné, qui agrandit encore plus la i conception qu'elle n'embellit l'élocution. Il a cru, comme beaucoup de grammairiens de son temps, qui, eux, ne pouvaient faire autrement, que les grâces de la forme, la délicatesse, l'esprit, suffisaient, alors que tout l'esprit du monde ne prévaut pas contre la science, la foi, la conviction, l'enthousiasme, qui communiquent aux œuvres la force, l'élévation, et leur assurent la durée. En n'atteignant pas à cette hauteur, Saint-Évremond a été un très habile ouvrier, un fin ciseleur de pensées et de phrases; mais il n'a pas été un maître.
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BIBLIOGRAPHIE
Sur Boileau. — Les œuvres de Boileau comptent aujourd'hui plus de quatre cents éditions, dont, de son vivant, une soixantaine parurent sous le titre d'OEuvres complètes, et soixante-cinq environ sous forme de Recueils, successivement grossis d'OEuvres diverses. Voici les principales, jusqu'à nos jours : La 1re édition est de 1666, chez Louis Billaine, Paris, in-12; elle renferme les sept premières satires; les sat. II et IV avaient été déjà publiées dans le Nouveau recueil de plusieurs et diverses pièces galantes de ce temps, 1665, pet. in-12 ; — édit. de Barbin, 1667, pet. in-12 ; — édit. de Jean Elzévir, 1667, pet. in-12; — 1674, chez Thierry ou Billaine ou Barbin, Paris, in-4, c'est la première édition sous le titre d'OEuvres; — 1675, pet. in-12; 1683, gr. in-12; — 1685, 1694; — 1701, 1 vol. in-4, à Paris, chez Denis Thierry ou la Vve Barbin, avec fig., édition où Boileau s'est nommé pour la première fois; c'est celle qu'il préférait. Il écrivit. au cours de ces éditions, six préfaces.
Après sa mort, 1718, édit. avec les remarques de Cl. Brossette, chez Mortier à Amsterdam, 2 vol. in-f°, fig. de Picart, première édit. de luxe; — 1740, 2 vol. in-f°, avec fig. de Cochin fils; — 1747, 5 vol. pet. in-8, fig. édit. de Lefebvre de Saint-Marc, volumineuse compilation; — 1789, édit. du Dauphin, 2 vol. in-4; — 1808, édit. Le Brun; — 1809, édit. Daunou, commentaire estimé, 3 vol. in-8; — 1819, édit. Amar, chez Lefèvre, ou chez Didot l'ainé, 1821, 4 vol. in-8; — 1821, 4 vol. in-8, comment, de Saint-Surin; — 1822-24, 3 vol.
in-18, éd. du P. Loriquet, qui a refait qq. vers et en a supprimé 7 à 800 ; — 1825, édit. Viollet-le-Duc; — 1825, édit. Auger; — 1830, chez Langlois, 4 vol.
in-8, édit. Berriat Saint-Prix, la plus complète et la plus sûre que nous ayons; — 1860, édit. Paul Cheron, dessins de Staal, chez Garnier frères; — 1873, édit. Ch. Gidel, 4 vol. in-8, chez Garnier frères; — 1876, éd. Alph.
Pauly, 2 vol. in-16, chez Lemerre; — 1889, édit. de luxe, chez Hachette, in-4, commentaire de F. Brunetière, 25 eaux-fortes d'après les meilleurs peintres de nos jours. Les éditions classiques de MM. Gidel, Aubertin, Brunetière, Pellissier, Gazier, renferment des notices et des notes intéressantes.
Contre Boileau. — Parmi les libelles qui parurent de son temps, citons entre autres : l'abbé Cotin, La critique désintéressée, 1667. —
Boursault, La Satire des satires, comédie, 1669. — Saint-Sorlin, Remarques, 1674. — Sainte-Garde, La Défense des Beaux Esprits, 1675. —
Le triomphe de Pradon, 1684. — Bonnecorse, Le Lulrigot, 1686, etc.
La Bibliothèque nationale ne possède qu'une ou deux lettres mss; M. Charavay en a une en ce moment; la correspondance de Boileau avec Brossette est en mss à la biblioth. du Musée Carnavalet. — Cette correspondance a été deux fois imprimée : par Cizeron-Rival, Lettres de Boileau et de Brossette, 3 vol. in-12, à Lyon, 1770, et par Aug. Laverdet, chez Techener, 1858, 1 vol. in-8.
A consulter : Desmaiseaux, Vie de Boileau, 1712, in-12. — Regnard, Satire contre les Maris, Le tombeau de M. B. D. — Monchesnay, Bolæana, 1742. — Voltaire, Dictionnaire philosophique, Mélanges littéraires, Ép.
dédie, de Don Pèdre, Correspondance, passim. Épître à Boileau, écrite à 75 ans, sous l'impression d'une mauvaise humeur que Palissot attribue à la publication du parallèle de la Henriade et du Lutrin par Le Batteux. —
Marmontel, La Harpe, M.-J. Chénier, passim; Éloges de Boileau, par M. de Valincour, 1711, par de Boze, 1723, par d'Alembert, par Daunou, à
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Nîmes en 1777; par Auger, à l'Institut, en 1805, etc. Berriat Saint-Prix, en 1830, a rangé sous 140 nos les auteurs ayant écrit sur Boileau.
De nos jours on peut lire, sur lui, avec fruit : D. Nisard, Histoire de la littérature française, t. II, chap. VI-VII. — A. Nisard, Examen des poétiques d'Aristote, d'Horace et de Boileau, Saint-Cloud, 1845. — Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I, 1829, et La Fontaine et Boileau, ibid., 1843; PortRoyal, t. V, liv. VI, c. vu et passim; Causeries du lundi, t. VI. — Ch. Gidel, Notice des œuvres complètes, 1873. — E. Faguet, Les grands maîtres du XVIIe siècle, 1887. — Deschanel, Le Romantisme des classiques, Boileau et Perrault, 1883. — Aug. Bourgoin, Les maîtres de la critique au XVIIe siècle, 1887, in-18. — F. Brunetière, L'Esthétique de Boileau (Revue des Deux Mondes, 1er juin 1889); art. dans la Grande Encyclopédie; Histoire de l'évo- lution de la critique, t. I, 3e et 4e leçon, 1890. — G. Lanson, Boileau, 1892, in-16; Histoire de la littérature française, liv. III, c. ~II, 1894, in-12. —
F. Hémon, Cours de littérature, Boileau, 1892. — M. Souriau, L'Évolution du vers français au XVIIe siècle, c. v, 1893.
Sur la critique littéraire pendant le XVIIe siècle et le siècle de Louis XIV. — Après avoir renvoyé aux ouvrages de chaque auteur, citons seulement : V. Fournel, La Littérature indépendante et les écrivains oubliés au XVIIe siècle, chap. VII, 1862, in-12. — Aug. Bourgoin, Les maîtres de la critique au XVIIe siècle.
Sur Saint-Évremond. — 1re édition, OEuvres meslées, Paris, chez Cl. Barbin, 1668, pet. in-12; — 1670, 1689-92, chez le même, 2 vol. in-4; — 1705, 3 vol. gr. in-4; — 1706; 1708: — 1709, OEuvres meslées de Saint-Évre- mond, chez Jacques Tonson, 3 vol.. gr. in-4, avec un beau portrait ; — 1726, 7 vol. in-12 avec fig. de Bern. Picart; — 1740, 10 vol. in-12; — 1753, 12 vol.
in-18; — 1701, Saint-Évremontiana, par Cotolendi; — 1761, Esprit de Saint- Évremond, par Deleyre; — 1804, OEuvres choisies, par Desessarts, in-12; — 1852, par Hippeau, in-18; — 1865, 3 vol. in-12, chez Techener, par Ch. Giraud, jolie édition avec une notice copieuse; — 186~5, la Conversa- tion du maréchal d'Hocquincourt, par L. Lacour, in-32.
A consulter : Desmaiseaux, Vie de Saint-Évremond. — Sayous, 1849' et 1850, Bibliothèque universelle de Genève. — Hippeau, Les écrivains normands au XVIIe siècle, 1857, in-12. — Tissot, Revue indépendante, 1840. —
H. Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes, Paris, 1856, in-12. — Sainte-Beuve, Port-Royal, Causeries du lundi, t. IV, Nouveaux lundis, t. XIII. — V. Fournel, ouvrage cité. — Gilbert, Éloge de Saint-Évremond, 1886. — Ch. Gidel, le même. — G. Merlet, Saint-Évremond, étude avec extraits, 1869, in-18. — Fr. Pastrello, Étude sur SaintÊvremond et son influence, Trieste, 187~5. — Aug. Bourgoin, ouvrage cité.
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CHAPITRE IV
LA FONTAINE 1
L'œuvre de La Fontaine est au centre même de notre littérature. Elle reflète avec fidélité, dans une image à la fois précise et variée, complète et complexe, les qualités propres à notre race.
Les Athéniens étaient d'avis que si quelque étranger voulait se faire une idée exacte de l'atticisme, il fallait lui envoyer les comédies d'Aristophane. Nous de même, si parmi les livres français on nous priait de désigner celui qui est par excellence le « livre » de chez nous, sans hésiter nous indiquerions les Fables. D'autres poètes en France ont eu une imagination plus éclatante, une sensibilité plus émue; d'autres écrivains ont eu une conception de la vie plus originale, une élévation plus grande dans les sentiments, plus de noblesse dans la pensée; nul autre n'a réuni les diverses qualités qui font le poète et le moraliste en des proportions plus harmonieuses, mais surtout en un mélange qui eùt davantage la saveur de notre terroir.
Ajoutez que nul autre n'a mieux connu les ressources de notre langue et de notre versification. — Profondément marquée à l'empreinte d'une race, l'œuvre de La Fontaine est aussi bien déterminée par les principales influences d'une époque. C'est une œuvre du XVIIe siècle, mais qui échappe à la plupart des reproches même fondés qu'on adresse à notre littérature clas-
1. Par M. René Doumic, professeur au collège Stanislas.
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sique, et brise les cadres d'une étroite définition. Car on reproche à nos écrivains classiques d'avoir ignoré ou méconnu tous ceux qui les avaient précédés en France; mais La Fontaine ne se contente pas de lire et de goûter ceux de l'âge précédent; il est l'héritier direct de nos vieux conteurs et, par une sorte d'obscur instinct, il en retrouve au fond de lui la plus lointaine tradition. Ce siècle de raison sévère passe pour avoir ou dédaigné ou mis en fuite certaines qualités charmantes : mais la fantaisie, dans ce qu'elle a de plus capricieux, de plus léger et ailé est l'inspiration elle-même de La Fontaine. Ce siècle de littérature impersonnelle a été incapable de lyrisme : mais le lyrisme a sa place dans les Fables, encore qu'il y soit discret et qu'on ne le voie pas s'y étaler. Enfin un des reproches qu'on adresse le plus ordinairement à nos écrivains depuis le temps de la Renaissance est de n'avoir pas eu la tète épique. C'est qu'on songe à la Franciade et à la Henriade, quand ce n'est pas à la Pucelle, à Ronsard et à Voltaire, quand ce n'est pas à Chapelain. On est esclave de formules didactiques ; on ne songe pas qu'il peut y avoir une épopée en dehors de la division en douze chants avec invocation au début, et que La Fontaine a écrit cette épopée. C'est ainsi que La Fontaine est l'homme d'un pays, l'homme d'un temps et qu'il est encore un écrivain de la littérature universelle. — Il n'a pas seulement les qualités les plus caractéristiques de l'esprit français, il en a aussi les défauts, quelques-uns même des plus déplaisants, et il les porte à un degré d'intensité remarquable. — Il a observé la société au milieu de laquelle il était placé, il en a tracé le vivant et mouvant tableau; on a pu justement rapprocher son témoignage de celui des La Bruyère et des Saint-Simon. Il est l'un de ceux qui nous renseignent le mieux sur les mœurs, sur les idées, sur les pré- jugés du XVIIe siècle; on dégagerait de ses fables une image ressemblante de la hiérarchie sociale d'alors. Mais en insistant sur ce point de vue on fausse une remarque judicieuse et on fait tort à La Fontaine. Il a eu du monde et de la vie une conception générale, et, si l'on peut dire, une des plus « humaines » qui soient.
C'est pourquoi l'œuvre de La Fontaine est chez nous l'une des rares œuvres ou peut-être est la seule qui ne s'adresse pas exclusivement aux lettrés et qui soit tout ensemble un chef-d'œuvre
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de l'art et un ouvrage populaire. Les enfants lisent ses fables et ils y trouvent du plaisir; on les leur fait apprendre par cœur et elles se gravent aisément dans leur mémoire. Sans y songer et sans l'avoir voulu, il est devenu l'ami de cet âge qu'il n'aimait guère. Notre jeunesse trouve en lui un éducateur. Nous lui devons nos premières leçons dans la science de la vie. Nous les comprenons mieux à mesure que l'expérience les éclaire.
La Fontaine est du petit nombre de ceux qu'on peut relire à tous les moments de la vie et trouver toujours nouveaux. Les Grecs ont leur Homère, les Latins ont leur Horace, les Anglais ont Shakespeare et Swift, les Espagnols ont Cervantès; si les Français ont contribué à enrichir le patrimoine commun de la littérature, c'est en grande partie grâce aux Fables de La Fontaine.
Biographie. — Jean de La Fontaine est né à Château- Thierry le 8 juillet 1621. Son père, Charles de La Fontaine, était maître particulier des Eaux et Forêts. Sa mère était Françoise Pidoux, et les Pidoux étaient renommés pour leur longévité et pour leur long nez. « Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment », écrit notre poète; il en avait. Une famille aisée, considérée dans le pays où elle est solidement établie et connue honorablement, telle est la famille de La Fontaine. L'enfant accompagna-t-il son père dans les tournées forestières qui incombaient à sa charge? on se plaît à le supposer. De là lui serait venu ce goût des choses de la campagne, ce sentiment de la nature qui fera plus tard une partie de l'originalité de l'écrivain. C'est une loi dont on a maintes fois constaté l'application. Ceux qui ont été dans leurs écrits des interprètes de la nature, c'est que le charme de l'impression qu'ils en avaient reçue se mêlait dans leur souvenir à la fraîcheur des premières impressions de la vie. Il fit probablement ses études au collège de Reims puis entra à l'Oratoire, où il resta dix-huit mois. Il n'avait aucune vocation pour l'état ecclésiastique; quand il y eut définitivement renoncé, il fit des études de droit, pour lesquelles il ne se sentait guère plus de goût, mais qui lui étaient nécessaires afin d'obtenir la survivance de la charge paternelle. Il revient en 1644 à Château-Thierry, où il va mener pendant dix années la vie facile, indolente et joyeuse
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du provincial d'autrefois. C'est ainsi qu'il faut se représenter La Fontaine dans ces longues années de préparation où sommeille en lui le génie sans qu'il se hâte de l'éveiller, mais où les impressions s'accumulent, le caractère prend son pli, l'esprit son tour définitif. Ce grand garçon à la solide carrure, au riche tempérament est de race campagnarde. C'est un Champenois qui a le bon sens narquois, la bonhomie avisée des paysans de chez lui. Il est de famille bourgeoise, grandit dans la maison qui appartient à ses parents, sans souci du lendemain, sans inquiétudes de carrière, sans rien qui l'empêche de s'épanouir librement. Il vit dans un milieu de province, loin des beaux esprits, étranger aux modes de la capitale, acquérant ce fond de santé intellectuelle qui lui permettra plus tard de réagir et de ne pas courir de sérieux dangers quand il passera par la préciosité. Il a le temps de flâner, ce qui le mène à rêver. Il fréquente de gais compagnons comme lui, s'abandonne, ainsi que son ami Maucroix, aux plaisirs faciles, s'attarde aux causeries de belle humeur et aux libres propos qui suivent les longs repas.
Entre temps, il s'était laissé marier. Ce fut dans sa vie un incident de peu d'importance. Il épousa à vingt-sept ans Marie Héricart, qui n'en avait que quinze. La jeune femme aurait eu besoin d'avoir auprès d'elle un mari attentif qui se fût occupé de la diriger. Elle était frivole, ayant peu de goût pour les soins du ménage, auxquels elle préférait la lecture des romans. Son mari la raille à ce sujet; mais il ne cherche pas à la corriger : il ne prit jamais au sérieux ses devoirs d'époux. Ce que fut ce ménage, les lettres que La Fontaine écrit à sa femme pendant le voyage en Limousin nous le font assez clairement deviner, étranges lettres où le mari choisit sa femme pour être la confidente de ses velléités de bonnes fortunes. Dans cette union qui devançait la mode du XVIIIe siècle, les deux époux laissèrent peu à peu le lien se relâcher, sans qu'il y ait eu brusque rupture ni scandale. D'Olivet nous donne une assez juste idée de la conduite de La Fontaine : « Il s'éloignait de sa femme le plus souvent et pour le plus longtemps qu'il pouvait, mais sans aigreur et sans bruit. Quand il se voyait poussé à bout, il prenait doucement le parti de venir seul à Paris et il y passait des années entières, ne retournant chez lui que pour vendre quelque portion de son
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bien ». Quelques traits épars dans l'œuvre de La Fontaine sembleraient indiquer de sa part des remords passagers : Le nœud d'hymen doit être respecté, Veut de la foi, veut de l'honnêteté.
Je donne ici de beaux conseils sans doute : Les ai-je pris pour moi-même? hélas, non.
Ce sont remords poétiques. En réalité La Fontaine oublia tout à fait qu'il était marié. Il oublia aussi complètement qu'il était père. Sans doute il ne faut pas accepter pour authentiques les anecdotes fameuses et suspectes qui courent sur les rapports du père et du fils. La légende s'est de bonne heure emparée de la vie du « bonhomme » ; mais c'a été pour en arranger plutôt que pour en dénaturer les faits. Il est certain que La Fontaine n'aimait pas les enfants, qu'il ne s'occupa nullement de son fils; ce fils, Charles de La Fontaine, d'ailleurs médiocrement doué par la nature, eut une carrière obscure et végéta dans un petit emploi.
En 1651, La Fontaine fut présenté par son oncle Jannart à Fouquet. Il en reçut pension, à charge de s'acquitter en monnaie de poète. Il payait en quatre termes : pour la Saint-Jean des madrigaux, en octobre de petits vers, en janvier une ballade, à Pâques un sonnet dévot. La disgrâce de Fouquet ne le laissa pas sans protecteur. En 1664, il prête serment comme gentilhomme servant de la duchesse douairière d'Orléans, veuve de Gaston.
Vers 1672, il devient l'hôte de Mme de la Sablière. Elle était riche, instruite, spirituelle et légère; elle avait fait de sa maison un des centres de la société lettrée et galante. Bernier avait écrit pour elle un Abrégé de la philosophie de Gassendi. La Fare et Chaulieu furent de ses intimes amis. Nulle part plus qu'auprès de cette charmante maîtresse de maison, dans cette société libertine, La Fontaine ne trouva un milieu tout à fait à sa convenance. Il y passa vingt années de sa vie, y prit conscience de lui-même, y développa son génie. Il n'en sortit qu'après la mort de Mme de la Sablière et trouva encore, pour abriter ses derniers jours, la généreuse hospitalité de M. d'Hervart. Telle est cette suite ininterrompue de protecteurs qui se repassent ce grand enfant et lui épargnent tout souci matériel.
La Fontaine avait vécu toute sa vie en homme de plaisir.
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C'est le malheur des hommes de plaisir qu'ils ne savent pas vieillir et qu'avec l'âge ils tombent à des goûts plus grossiers et plus bas. La Fontaine a descendu la pente. Ses relations avec les Vendôme et les Conti nous le montrent engagé dans une société de plus en plus vicieuse. Il devient chaque jour moins difficile sur la qualité de ses plaisirs. Sa liaison avec une certaine Mme Ulrich, qui finit à l'Hôpital Général, achève de déshonorer sa vieillesse. Une maladie qui terrassa, en 1692, le vieillard jusque-là robuste, produisit dans ses sentiments une brusque révolution. Dans une époque imprégnée, comme l'est le XVIIe siècle, de l'esprit chrétien, le nombre est petit de ceux qui ont rejeté la foi d'une façon complète et définitive. Une grande douleur, une de ces épreuves qui bouleversent la vie, la maladie, les approches de la mort les ramènent à de pieuses pratiques. La Fontaine apporta dans sa conversion la même sincérité qui avait toujours été l'un des traits essentiels de sa nature. On a souvent cité sa dernière lettre, adressée à Maucroix : elle révèle les inquiétudes d'un croyant à la veille de la mort. Il mourut le 13 avril 1695, au milieu de ses amis, « avec une constance admi- rable et toute chrétienne ».
L'épicurien de mœurs. — On a coutume de se montrer plein d'indulgence, voire de sympathie pour le caractère de ce poète qui, égaré dans la vie réelle, n'y put tenir le droit chemin : ses erreurs passent pour des étourderies et ses distractions semblent charmantes. Tout de même il en est, parmi ces distractions, de trop fortes, qui sont sans pardon comme elles sont sans excuse. En outre, il paraît bien qu'il mit dans ses plus fameuses distractions beaucoup de malice, et qu'il resta dans sa prétendue inconscience très clairvoyant. Il est remarquable qu'il n'oublia jamais que ce qui le gênait. Mais il oublia complètement les devoirs les plus élémentaires et il fut dépourvu, à un degré rare,
du sentiment de la dignité. Je ne lui reproche guère d'avoir été dans la flatterie aussi loin que quiconque en son temps.
On ne peut trop louer trois sortes de personnes : Les Dieux, sa maîtresse et son Roi.
C'était la mode alors; et peut-être la flatterie est-elle de tous les temps et ne fait-elle que changer d'objets. L'important est
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 15
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de Lien louer. Nul n'a mis dans la louange plus de délicatesse et de grâce que La Fontaine. Je sais aussi qu'au XVIIe siècle un écrivain pouvait sans rougir être le domestique d'un grand. Mais ce n'est pas le cas pour La Fontaine. Il s'est seulement fait héberger par de riches protecteurs. On le nourrit, on le loge, encore lui arrive-t-il de tendre la main et de quêter de l'argent, car le « bon gîte » ne suffit pas, s'il ne s'y ajoute « le reste ».
Débarrassé de toute charge et de toute responsabilité, à même de suivre ses aises et de vaquer à ses plaisirs, il semble à La Fontaine que tout soit au mieux. Il n'a ni sens moral, ni volonté.
Et il est profondément égoïste.
Cet égoïsine, qu'il faut d'abord constater, qui est la base première et le fond même du caractère, s'allie du reste chez La Fontaine avec des qualités charmantes. Son indolence se tourne en douceur. Son horreur de tout ce qui est violence, àpreté, rigidité, se tourne en facilité d'humeur. Malicieux, il est dépourvu de toute espèce de méchanceté. Sa raillerie ne fait pas de blessure. Il est incapable de rancune. Le seul ressentiment de quelque vivacité qu'on lui connaisse, ce fut contre le « Florentin » : il ne dura pas, et peu de temps après un différend où Lulli avait eu tous les torts, La Fontaine composait pour lui la dédicace d'Amadis. On sait quelle fut sa fidélité à Fouquet disgracié.
C'est elle qui lui a inspiré ses premiers beaux vers; c'est la pitié pour le malheur qui lui a révélé son propre génie. Passant à Amboise il demande à voir la chambre du prisonnier : « Triste plaisir, je vous le confesse; mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n'avait pas la clef : au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Sans la nuit on n'aurait jamais pu m'arracher de cet endroit » Personne n'a compris mieux que lui l'amitié et n'en a dit le charme en des termes d'une plus pénétrante douceur. Il est l'un de ces « quatre amis » dont l'intimité a place dans l'histoire des lettres au XVIIe siècle. Il n'est services qu'il ne s'ingénie à rendre à un Maucroix, à un Pintrel.
Aussi bien il aime à rendre service : indifférent à ses propres affaires, sitôt que des gens affligés viennent le consulter, non
1. La Fontaine, IX, 250. (Édition des Grands Écrivains.)
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. IV
PORTRAIT DE LA FONTAINE
GRAVÉ PAR EDELINCK, D'APRÈS H. RIGAUD
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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seulement il écoute avec une grande attention, mais il s'attendrit, il cherche des expédients, il en trouve, il donne les meilleurs conseils du monde. Il a d'exquises délicatesses et des raffinements de sensibilité. Il écrit à Racine : « Ne montrez ces derniers vers à personne, car Mme de la Sablière ne les a pas encore vus 1 » ; à Conti : « Votre Altesse empêchera, s'il lui plaît, que cet écrit ne passe en d'autres mains que les siennes, car Mlle de la Force est très affligée; il y aurait de l'inhumanité a rire d'une affaire qui la fait pleurer si amèrementi ». Quand il se convertit, ce qui le choquait le plus, c'était l'éternité des peines : « il ne comprenait pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu ». La garde qui le soigna protestait que « Dieu n'aurait jamais le courage de le damner p.
Dans la mesure où la bonté se concilie avec l'égoïsme, il était bon.
Il n'y a point là de contradiction. Le caractère de La Fontaine nous apparaît au contraire avec une parfaite unité. Tout s'y explique d'un mot. La Fontaine a un principe de conduite, assez souple à vrai dire, assez large et assez lâche, pour qu'il ait pu s'y conformer obstinément : c'est de suivre la nature. Entendez ce mot au sens le plus rudimentaire. La Fontaine, en toutes choses, s'abandonne à l'instinct. C'est en quoi consiste cette paresse dont il s'accuse si souvent. Il a lu trop de livres, trop étudié la nature et la société, poussé trop loin dans ses ouvrages la recherche de la perfection pour qu'on lui refuse d'avoir été au contraire l'un des plus laborieux entre nos grands écrivains.
Mais il ne travaille qu'aux choses qui l'amusent : il fait, à mesure, ce qui lui plaît sans jamais contrarier sa pente ni réagir contre le goût du moment; et il a trop de bon sens pour no pas s'avouer que cela même est la paresse et la plus délicieuse.
C'est ce que Perrault a bien vu : « S'il y a beaucoup de simplicité et de naïveté dans ses ouvrages, il n'y en a pas eu moins dans sa vie et dans ses manières. Il n'a jamais dit que ce qu'il dans sa vie et dans ses n'a jii-n( pensait et il n'a jamais fait que ce qu'il voulait faire 8. » Toute contrainte lui pèse, et parce qu'elle lui pèse il la rejette. Toute
1. La Fontaine, IX, 374.
2. Ici., IX, 431.
3. Charles Perrault, Les hommes illustres.
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règle lui est insupportable et toute discipline, morale, sociale, mondaine, lui est odieuse. L'éducation qui a pour objet de s'opposer àla libre expansion de la nature, d'en diriger les puissances, et même d'en étouffer quelques-unes, n'est à ses yeux qu'une tyrannie. Dans le maître il voit aussitôt le pédant et le hait juste autant qu'il fait l'écolier lui-même :Certain enfant qui sentait son collège, Doublement sot et doublement fripon Par le jeune âge et par le privilège Qu'ont les pédants de gâter la raison.
On a vu comment il s'était soustrait à la contrainte qu'imposent les devoirs de famille. Ceux mêmes des relations de société lui répugnent. Ce qui fait l'agrément de la vie mondaine, c'est que chacun y prend un peu sur lui-même et renonce ; à une part de sa liberté en vue de l'agrément de tous. La Fontaine ne consent pas à cette diminution de son indépendance ; de là vient qu'un homme de tant d'esprit, d'un esprit si orné et si souple, ait été célèbre par la pesanteur de sa conversation. Admettons que La Bruyère ait forcé la note par souci de l'effet et goût de l'antithèse. « Un homme paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir. S'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages. » Mais nous pouvons en croire Louis Racine : « Autant il était aimable par la douceur du caractère, autant il l'était peu par les agréments de la société. Il n'y mettait jamais rien du sien; et mes sœurs, qui, dans leur jeunesse, l'ont souvent vu à table chez mon père, n'ont conservé d'autre idée que celle d'un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait point, ou voulait toujours parler de Platon. » La Fontaine n'a d'autre guide que son instinct : il en suit toutes les impulsions, en le regrettant parfois, mais sans avoir la force d'y résister.
Or la nature va d'elle-même au plaisir. La Fontaine réalise aussi complètement qu'il est possible l'idée qu'on peut se faire d'un épicurien de mœurs.
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L'épicurisme intellectuel. — Cet épicurisme, La Fontaine le porte aussi bien dans ses habitudes intellectuelles ; il n'est pas de ceux qui, pour aucune raison que ce soit, s'empêchent d'avoir du plaisir ; au contraire, il se prête à tout ce qui l'attire et le séduit, et il est merveilleusement organisé pour dégager de toutes choses l'espèce de plaisir qu'elles enferment : Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse Du plus bel esprit de la Grèce, Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi, Tu n'y seras pas sans emploi : J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout : il n'est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique 1.
Il est par définition : celui qui aime beaucoup de choses; c'est sa marque. Il est aussi curieux qu'aucun de ses contemporains des spectacles de l'âme, du jeu des passions et des intérêts, il a observé avec un regard de la plus pénétrante finesse la comédie sociale; mais tandis que les écrivains d'une société aristocratique n'y aperçoivent guère que les privilégiés, pour lui il ne dédaigne pas ceux qui sont placés au dernier degré de la hiérarchie, et peint le bûcheron qui regagne sa chaumine enfumée, aussi volontiers que le grand seigneur dans ses terres ou le Roi dans son Louvre. Il aime pareillement la solitude et la célèbre en des vers tout imprégnés du parfum de l'antiquité. Il sait, d'une façon déjà toute moderne, le charme de laisser aller sa pensée au hasard et se suivre les images, les sensations, les ressouvenirs au gré d'une fantaisie changeante. Solitude et rêverie sont deux grandes ouvrières de la tristesse; mais cette tristesse, qui n'est ni maladive ni douloureuse, a sa douceur secrète. C'est que pour La Fontaine la solitude se peuple et s'anime. Il découvre la vie partout répandue et qui circule à travers la nature aux mille visages.
A-t-il passé une journée tout entière à suivre l'enterrement d'une fourmi? Il en était bien capable, comme de s'attarder à jouir de la transparence d'une eau limpide ou de la pureté d'un beau soir.
Avec la même vivacité qu'il reçoit l'impression directe des
1- La Fontaine. Psyché, "VIII, 233. -
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êtres et des choses, La Fontaine est sensible à leur traduction artistique. Il ne regarde ni à l'origine ni à la date d'une œuvre, et pourvu qu'il ait été ému, peu lui importe que ce soit par une ode de Malherbe ou par le livre de Baruch. Il aime passionnément les anciens et les admire, non pas comme faisaient alors beaucoup d'admirateurs sincères et Boileau lui-même, à travers une image conventionnelle, mais en homme qui a su pénétrer l'essence de leur génie. Par exemple, on n'a pas parlé de Platon en des termes plus enthousiastes, mais aussi ne lui a-t-on pas décerné d'éloges plus justes et qui aillent mieux au but. Il a lu les classiques italiens : il chérit l'Arioste, il estime le Tasse, il est plein de Machiavel, entêté de Boccace.
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi 1.
Parmi ses contemporains il sait placer au premier rang ceux chez qui il trouve ce mérite souverain du « naturel », les Molière et les Racine; mais il n'a pas le dédain commun alors aux représentants de l'esprit classique pour des genres inférieurs tels que le roman. Ce n'est pas seulement D'Urfé, esprit charmant et bon écrivain, qui est en faveur auprès de lui : Étant petit garçon je lisais son roman Et je le lis encore ayant la barbe grise 2.
Mais, s'il faut l'en croire, il n'avait pas lu moins souvent Polexandre et Cléopâtre, et il est plus qu'indulgent pour la littérature des Scudéry, frère et sœur. Grands coups d'épée, aventures belliqueuses et amoureuses, il se prenait à ces folies comme Mme de Sévigné, comme Mlle de La Fontaine.
Mais quoi! si Peau-d'Ane lui était conté, n'y prendrait-il pas un plaisir extrême? Son goût pour les romans le mène hors de France à Cervantès, et le fait remonter en France jusqu'à Perceval le Gallois. C'est qu'il n'a garde d'ignorer nos vieux auteurs. Il a parlé de Ronsard avec sévérité, lui reprochant d'être « dur, sans goût, sans choix, arrangeant mal ses mots » ; mais, ce qui vaut mieux que de le louer, il l'a lu et
1. Épître à Huet, IX, 204.
2. Ballade des Livres d'amour, IX, 23.
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lui a fait des emprunts. Pour ce qui est de Rabelais, il s'en déclare le disciple « aussi bien que celui de maitre Vincent et celui de maitre Clément. Voilà bien des maîtres pour un écolier de mon âge1 ». Il y a plus : il a su de nos fabliaux, de notre littérature du moyen âge tout ce qu'on en pouvait savoir en son temps. Il est avec nos anciens conteurs dans une communion d'esprit qui n'est que trop intime. Toutes ces lectures ont laissé leur trace dans son œuvre.
Cette facilité à se laisser prendre à toutes les amorces du plaisir a sans doute pour conséquence la mobilité de l'humeur, L'inconstance d'une âme en ses plaisirs légère.
Inquiète et partout hôtesse passagère.
La Fontaine s'en est accusé, sans trop de remords, Et il s'est demandé si, peut-être, cette inconstance ne lui avait pas été un obstacle à faire une œuvre achevée : question à laquelle les Fables répondent suffisamment. Mais ce qu'il importe de noter chez La Fontaine plus encore que cette facilité à changer d'admirations, c'est l'intensité avec laquelle chacune tour à tour le possède. Chez lui, dès que la sensibilité est émue l'imagi- nation se met de la partie : elle transforme, elle épure, elle embellit. « Pour peu que j'aime, je ne vois dans les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle. Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce qu'il y a d'encens dans mon magasin. »
Mais c'est justement le travail que fait la poésie : elle prend dans la réalité un point de départ pour s'élever au-dessus d'elle et retrouver, sous les formes alourdies de l'image matérielle, les lignes pures de l'idée. Ainsi, chez La Fontaine, à l'universelle sympathie se joint la faculté d'enthousiasme et ainsi s'opère le passage de l'épicurisme intellectuel au génie poétique.
Premières œuvres. L'influence des anciens. — Cette mobilité d'humeur, cette promptitude à l'enthousiasme a un dan- ger : elle expose l'écrivain à subir des influences qui, pour un temps du moins, pourront être dangereuses. Ainsi advint-il
1. La Fontaine, IX, 404.
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à La Fontaine pour ses débuts. Entré dans la société de Fouquet, engagé pour fabriquer de petits vers de circonstance, il prit naturellement modèle sur celui qui était alors le maître de la littérature de salon et que Boileau placera encore à côté d'Horace.
Je pris certain auteur autrefois pour mon maître, Il pensa me gâter.
Ce qu'il apprit à son école c'est à versifier sur n'importe quel sujet. On souffre en voyant à quelles niaiseries La Fontaine accepte de plier son talent. Ainsi dans le Songe de Vaux : « Le lecteur saura pour l'intelligence du fragment qui suit, qu'un saumon et un esturgeon, qui apparemment suivaient un bateau de sel, furent pris dans la rivière de Seine. On les présenta vifs à M. Fouquet qui les fit mettre en un fort grand carré d'eau où je les trouvai pleins de santé et de vie quand je commençai ma description. » Voici des vers pour Mignon, chien de S. A. R. Madame, douairière d'Orléans : Petit chien, que les destinées T'ont filé d'heureuses années!
Disons-le tout de suite pour n'y plus revenir. Il y a, dans les œuvres secondaires de La Fontaine, beaucoup de choses médiocres et indignes non seulement de son génie, mais même de son talent. Il ne savait pas refuser des vers à qui l'en sollicitait. Seulement il les faisait détestables, sans d'ailleurs le faire exprès. La duchesse de Bouillon le prie de composer un poème sur le quinquina. Il s'exécute et célèbre « l'écorce du kin, seconde panacée». Il y a dans notre littérature des vers aussi plats, il n'y en a pas de plus plats que ces vers pris entre cent autres :
Deux portes sont au cœur, chacune a sa valvule.
Le sang source de vie est par l'une introduit; L'autre huissière permet qu'il sorte et qu'il circule Des veines sans cesser aux artères conduit.
Quand le cœur l'a reçu la chaleur naturelle En forme ces esprits qu'animaux on appelle.
Ce sont des vers mnémotechniques. Les solitaires de PortRoyal l'engagent à composer un poème sur la Captivité de
1. La Fontaine, VIII, 267.
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Saint Maie ; donc il se met en devoir de célébrer la chasteté : le devoir était un pensum ; on s'en aperçoit de reste. Ses élégies
amoureuses sont froides et insipides; et cela se comprend aisément : la conception qu'il se fait de l'amour explique trop qu'il n'ait pas su en dire les tourments. Pour ce qui est de ses comédies, en dépit de quelques vers heureux, ce qu'il y a de mieux à en dire, c'est qu'elles ne sont pour la plupart que des ébauches, ou bien que La Fontaine y a seulement une part de collaboration, d'ailleurs malaisée à définir.
A peine est-ce si nous réclamerons pour le roman de Psyché une place plus importante et meilleure. Le récit y est long et languissant : il semble bien que La Fontaine s'en soit lui-même dégoûté au cours de l'ouvrage et qu'il ne l'ait pas achevé sans fatigue et sans ennui. En vain chercherait-on dans cette paraphrase ou dans ce délayage ce qui fait la valeur du vieux mythe, le sens profond caché sous le plus gracieux des symboles.
Psyché, punie pour avoir enfreint la loi qui lui défendait de regarder son jeune amant, nous enseigne-t-elle seulement que l'illusion est nécessaire dans l'amour et que celui-ci s'envole quand nous en avons regardé de trop près et trop bien vu l'objet?
Il y a plus. Psyché curieuse et par sa curiosité coupable détrui- sant elle-même son bonheur, c'est l'àme humaine éternellement inquiète, incapable de jouir en repos des biens que la nature lui fournit en abondance, ouvrière du tourment qu'elle se crée en voulant pénétrer des mystères dont il ne lui a pas été donné d'éclairer l'obscurité. C'est pourquoi poètes et penseurs ont maintes fois repris la fable qui est sortie si riche de matière du génie plastique des Grecs. En la mettant en œuvre à son tour La Fontaine l'a d'abord vidée de tout contenu philosophique : il n'y a vu qu'une invention plaisante et galante, un moyen d'amuser des lecteurs frivoles. « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goût du siècle. Or, après plusieurs expériences, il m'a semblé que ce goût se porte au galant et à la plaisanterie. il a fallu badiner depuis le commencement jusqu'à la fin : il a fallu chercher du galant et de la plaisanterie 1 ». Ce roman n'est en effet qu'un badinage et, qui
1. La Fontaine, VII, 20.
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pis est, un longbadinage. Réduit aux proportions d'une aventure banale et bourgeoise, le mythe de Psyché devient l'histoire d'une jeune fille curieuse, de qui ses sœurs étaient jalouses et qui fut en rivalité avec sa belle-mère. Les incidents se déroulent dans un décor de féerie. Pas un instant l'auteur ne prend son sujet au sérieux. Il ne se sert de la mythologie que comme d'une machine consacrée et usée : il raille les dieux qu'il met en scène, comme pour en dissiper plus sûrement le prestige.
« Vous savez, dit l'Amour, combien quelquefois nous nous ennuyons : jamais la compagnie n'est bonne s'il n'y a des femmes qui soient aimables. Cybèle est vieille, Junon de mauvaise humeur, Cérès sent sa divinité de province et n'a nullement l'air de la cour, Minerve est toujours armée, Diane nous rompt la tête avec sa trompe. » Tel est le ton : c'est presque celui de la parodie. Psyché, l'innocente et l'immatérielle Psyché devient une coquette et peu s'en faut une rouée. Pour une fois La Fontaine avait forcé son talent: lui, qui de coutume a peur des longs ouvrages, il s'était à tort fait violence. Il avait changé une légende antique en un conte de ma mère l'oie, auquel manque la naïveté.
Reprenons l'ordre des temps. Nous avons laissé La Fontaine en danger de devenir un Voiture supérieur. C'est des anciens que lui vint le salut. Il s'en rendit compte, et dans le culte qu'il professe pour eux il entre beaucoup de reconnaissance. Dans la querelle des anciens et des modernes, c'est lui qui parlera des anciens avec le plus d'éloquence, avec le plus de conviction émue. Il pense que les anciens, grâce à un heureux concours de circonstances, ont, dans la fraiche nouveauté du monde, réalisé la plus grande somme de beauté possible, et atteint à la perfection de leur art. Aussi doit-on les prendre pour modèles et ne point chercher de chemins en dehors de ceux qu'ils ont suivis et qu'ils nous ont ouverts : « On s'égare en voulant tenir d'autres chemins ». N'espérons pas de les dépasser et ne prétendons pas même à les atteindre. « Nous ne saurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre 1. » C'est dire qu'il nous reste à imiter les anciens; encore faut-il définir le genre de cette imitation.
1. La Fontaine, I, 15.
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Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue, Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue : J'en use d'autre sorte, et me laissant guider, Souvent à marcher seul j'ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage; Mon imitation n'est point un esclavage.
Je ne prends que l'idée et les tours et les lois Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois 1.
C'est la théorie de « l'imitation originale », qui est, par excellence, la théorie classique. Il ne s'agit pas de transposer les œuvres antiques et d'y reprendre des expressions pour les enchâsser dans des œuvres nouvelles; mais ce qu'il faut c'est apprendre des anciens les secrets d'un art qui, dans ses principes essentiels, ne change pas. Il faut, suivant les mêmes lois, faire des œuvres différentes. Veut-on savoir ce que La Fontaine doit surtout aux anciens? Ce n'est pas pour avoir emprunté à Ésope et à Phèdre le canevas de ses fables qu'il est leur tributaire.
Mais ils lui ont appris, comme à Molière, comme à Racine, à être naturel, à « ne pas quitter la nature d'un pas ». A leur école il est devenu capable de faire ce qu'eux-mêmes avaient fait, de développer librement les qualités propres, à son esprit et d'être tout à fait lui-même. C'est ainsi qu'il n'est guère moins le disciple des anciens dans les Contes que dans les Fables.
Les Contes. — Ce qu'il y avait d'abord dans La Fontaine c'était un écrivain d'esprit gaulois. En suivant sa pente naturelle, c'étaient les contes qu'il était le plus disposé à écrire.
Aussi voyons-nous que ç'a été l'occupation préférée et constante de sa vie. Les premiers contes ont précédé les premières fables; devenu par la suite un grand poète, ses chefs-d'œuvre ne l'ont point dégoûté d'arranger de petits récits licencieux. Il n'ignorait pas qu'ils lui donnaient un renom fâcheux, attristaient ses amis, lui aliénaient la faveur du roi. Il essayait parfois de se défendre et esquissait un plaidoyer. Il protestait que ses contes n'étaient pas immoraux, attendu qu'il importe d'être averti, et qu'en instruisant les gens on les met en garde contre les surprises. Argument par trop misérable et dont la pauvreté ne lui faisait pas illusion. D'autres fois il faisait serment de se
1. La Fontaine, IX, 202.
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rendre aux adjurations qu'on ne lui ménageait pas : c'étaient serments de poète et dont lui-même il n'était pas dupe. Mme de
la Sablière, convertie, le chapitrait. En entrant à l'Académie il avait promis d'être sage; l'engagement n'avait pas été sans solennité : il se surprenait deux jours après en train d'y manquer. L'âge n'y fit rien, non plus que les remontrances. Son dernier recueil de contes est de 1685. Il retombe, vieillard, dans un péché qui n'avait pas été un péché de jeunesse, puisque le poète avait passé la quarantaine quand parut son premier recueil.
Cette veine de littérature indécente a sa source aux plus loin- taines origines de notre littérature et traverse tout le moyen âge.
Il y a donc là quelque chose de primitif, un instinct de la race qu'il faut constater, et peut-être accepter tout en le déplorant.
Toutefois les récits de nos vieux conteurs ont une franchise, une brutalité, un je ne sais quoi d'ignoble qui leur sert d'excuse et exclut tout au moins l'idée de raffinement. En les lisant nous pouvons y trouver encore quelque intérêt venu de la peinture minutieuse des détails de la vie d'alors. Le cadre du moins mérite de nous retenir : il doit sa valeur à la précision de son réalisme. La Fontaine n'a pas essayé de faire de ces tableaux de genre : il n'a pas soigné l'entourage et la bordure; il faut que l'aventure plaise par elle-même et par sa seule beauté ou plutôt grâce à l'art avec lequel elle est présentée, et grâce à l'habileté avec laquelle l'auteur en fait attendre la péripétie, toujours pareille. D'autre part, il y a chez les conteurs italiens une sensualité que sa fougue elle-même rend en quelque manière innocente et en tout cas poétique. Le meurtre ensanglante les nouvelles tragiques des Boccace et des Bandello. C'est vraiment l'amour, l'amour tout entier, qui sévit à travers leurs histoires voluptueuses, soufflant la jalousie, la colère, la haine, semant la discorde, accumulant les ruines. Rien de pareil dans les contes de La Fontaine. L'amour n'y apparaît même pas : il se réduit au rapport des sexes ; et le rapport des sexes y est représenté comme une chose amusante et gaie : c'est une drôlerie.
Quel est donc l'objet que se propose ici l'auteur? D'ou vient l'espèce de plaisir qu'il trouve à écrire ses contes, et qu'y vont chercher ses lecteurs? C'est un plaisir qu'on essaierait vaine-
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ment d'analyser et que rien ne ferait comprendre à ceux qui n'ont pas un tour d'esprit spécial : Ce conte-ci qui n'est le moins fripon 1, dit quelque part La Fontaine, et justement pour recommander un de ses contes. C'est donc qu'il y a de l'agrément à mettre dans un récit le plus de friponnerie possible, ou, comme on dirait aujourd'hui, le plus de polissonnerie. Il y faut une certaine adresse, et le sentiment de la difficulté vaincue relève l'attrait de la chose. La Fontaine écrit en effet pour une société polie et qui, formée à l'école des Précieuses, n'accepte plus la crudité des termes et l'impudeur des expressions toutes nues. Il faut donc s'ingénier, ruser avec le lecteur, et plus encore avec la lectrice, trouver moyen d'exprimer honnêtement des choses déshonnêtes, de dire des énormités sans en avoir l'air, et de donner à entendre tout ce qu'on ne dit pas. Mais nous laissons la parole à La Fontaine : On m'engage à conter d'une manière honnête Le sujet d'un de ces tableaux Sur lesquels on met des rideaux.
Il me faut tirer de ma tête Nombre de traits nouveaux, piquants et délicats, Qui disent et ne disent pas, Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus soltes 2.
L'important est que le diable n'y perde rien : Nuls traits à découvert n'auront ici de place; Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien Que je crois qu'on n'en perdra rien 3.
C'est, dans toute sa beauté, l'art des sous-entendus. La Fontaine s'y est complu. Badiner sur de certains sujets, y mettre de l'esprit, de la gaieté, du raffinement, c'est à coup sür ce qu'on peut imaginer de plus désobligeant. Ici, d'ailleurs, le remède est à côté du mal. Au bout de peu de temps on oublie l'indécence de ces contes pour n'en plus apercevoir que l'ennui.
1. La Fontaine, V, 410.
2. Id., V, 578.
3. Id., V, 580.
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Les Fables. Conception générale de la fable. — Au surplus La Fontaine n'est pour nous que l'auteur des Fables.
Tout le reste n'est que pour l'achever de peindre et pour mieux faire comprendre son génie, en le situant dans son milieu, en le rattachant à ses origines, en indiquant ses défaillances. Il a créé le genre. Nul ne soupçonnait le parti qu'on en pouvait tirer.
Des amis obligeants s'employèrent à détourner le bonhomme de son projet. Patru, homme de goût et bon lettré, était d'avis que le principal ornement des fables « est de n'en avoir aucun ».
Les six premiers livres avaient paru et Boileau ne donnait pas de place à la fable dans son Art poétique. Lui-même, La Fontaine, eut besoin du succès pour s'enhardir et donner au genre qui lui appartenait toute l'ampleur qu'il comporte.
Comment donc La Fontaine a-t-il pu s'approprier et créer à nouveau un genre dont l'existence remonte à la plus lointaine antiquité? C'est que la conception même qu'il s'en est faite est originale. La fable d'Ésope, telle qu'elle nous est parvenue, n'est que la démonstration quasiment géométrique d'une vérité morale.
Celle de Phèdre en diffère à peine. Le récit y est d'une sécheresse décharnée. Rien de vivant, rien d'animé, nulle humanité.
C'est le pédantisme d'un exercice d'école. La Fontaine s'excuse de n'avoir pas la brièveté de Phèdre, et ayant par bonheur trouvé dans Quintilien le conseil d'égayer les narrations, il en profite.
— Les fables d'Ésope avaient traversé notre moyen âge et pris l'allure verbeuse et diffuse qui caractérise la littérature sans art de cette époque. Le récit y est noyé sous l'abondance des détails. La signification morale disparait tandis que le conteur s'attarde à toutes sortes de traits inutiles et s'égare dans tous les sentiers perdus. Il en est de même des contes orientaux. Au rebours de ce qui avait lieu pour les anciens, c'est ici le récit qui étouffe la morale. La Fontaine va faire de la morale le principe ordonnateur du récit. Tel est justement le rôle qu'il lui réserve dans ses fables; il est, comme on voit, capital. On dit parfois que La Fontaine ne s'occupe guère de la morale qui conclut ses apologues; il l'expédie souvent en un vers et d'autres fois il la supprime. Ne nous y laissons pas tromper, cependant, et recevons plutôt le témoignage de l'auteur qui nous met lui-même en garde contre cette erreur. « L'apologue, dit-il expressément,
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est composé de deux parties dont on peut appeler l'une le corps, l'autre l'âme. Le corps est la fable, l'âme la moralité 1. » Il dira de même ailleurs :
Et conter pour conter me semble peu .d'affaire.
C'est par là que la fable nous plaît si fort et se trouve si complètement en accord avec notre tour d'esprit. Car sans doute nous aimons à entendre conter et le récit nous agrée par lui-même, mais nous avons de la peine à admettre qu'il puisse être dépourvu de toute signification; il faut en outre qu'il veuille dire quelque chose, et nous sommes déçus si la question « Qu'est-ce que cela prouve? » reste sans réponse. La moralité des fables de La Fontaine ne tient pas dans le précepte placé au début ou à la fin : elle est répandue dans toute la fable. C'est elle qui guide le poète dans le choix des personnages et des incidents, qui lui fait supprimer un détail oiseux, qui détermine l'espèce du récit, le ton général de l'ensemble et l'accent de chaque vers.
On sait assez que les plus grands écrivains n'ont pas inventé *le « sujet » sur lequel leur génie s'est exercé. Ni Dante, ni ►Rabelais, ni Gœthe n'ont inventé le sujet de la Divine Comédie, [de Gargantua, de Faust. Au XVII0 siècle, l'auteur du Cid, celui de ^Phèdre, celui de l'Avare comme celui de ÏArl poétique professent la même théorie de l'invention : le créateur est pour eux non ai qui trouve un sujet, mais celui qui le met en œuvre et lui !
lui qui trouve un sujet, mais celui qui le met en pour eux non nne la forme définitive. Le grand écrivain prend ainsi pour laborateurs tous ceux qui l'ont précédé, et le génie opère à la nière de la nature à qui plusieurs essais sont nécessaires avant elle parvienne à créer une forme viable. Ainsi en est-il pour Fontaine. Il a bien compris qu'on n'invente pas de nouvelles les. Celles qui, contemporaines de l'enfance de l'humanité, t voyagé par le monde et par les siècles, s'y sont chargées de tière. Elles arrivent riches de signification, si bien que chaque ait, chaque mot y semble remuer des trésors de vie accumulée.
outez que nous sommes habitués depuis toujours aux allures de ce petit monde merveilleux. Rien de ce qui s'y passe ne nous
1. Préface des Fables.
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étonne plus et nous ne songeons pas à chicaner avec l'invraisemblable. Le poète, au moment où il arrive, n'a plus qu'à profiter de cette lente élaboration du temps, et à imprimer sur l'œuvre collective et anonyme une forme qui est celle de son esprit.
Dans cette forme que La Fontaine a créée à mesure, sans autre règle que sa fantaisie, et guidé seulement par l'instinct supérieur de l'art qui était en lui, ce qui frappe surtout, c'en est la variété et la souplesse. D'une fable à l'autre, le cadre, le tour, le style, tout a changé. Comparez à la brièveté encore un peu sèche des fables du premier recueil l'ampleur de quelquesunes de celles qui composent le second. Telle fable, récit narquois, fait songer au fabliau, telle autre est une idylle, une élégie, une causerie, une chronique, un tableautin, un tableau d'histoire. Des genres voisins s'y mêlent en des proportions exquises. Certes les fables appartiennent à ce genre de la poésie impersonnelle, la seule qu'admette le classique XVIIe siècle. La Fontaine ne croit pas que le poète puisse être lui-même la matière de ses chants. Il s'efforce de donner à son œuvre une portée générale: il y fait tenir des enseignements ou des renseignements sur la société et sur les hommes. Il s'efface lui-même; il s'interdit de mêler sa personne à son œuvre, non pas pourtant de façon si rigoureuse qu'il ne la laisse apercevoir ou deviner.
C'est une réflexion imprévue par laquelle l'auteur intervient dans son propre récit pour s'en appliquer à lui-même la morale, souligner un détail, s'amuser d'une invraisemblance, prévoir une objection. C'est une remarque malicieuse, une épigramme décochée en passant. C'est un sourire, quelquefois un soupir, un retour sur les années écoulées, un rappel des heures dont on aime à se souvenir :
J'ai quelquefois aimé : je n'aurais pas alors Contre le Louvre et ses trésors, Contre le firmament et sa voûte céleste Changé les bois, changé les lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux De l'aimable et jeune bergère Pour qui, sous le fils de Cythère, Je servis engagé par mes premiers serments.
Hélas! quand reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète?
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C'est sous cette forme discrète que le lyrisme se mêle à la poésie impersonnelle des Fables. La Fontaine s'est réservé un rôle parmi tant de personnages qu'il met en scène : qui le lui reprocherait? Aussi bien il ne faut pas que sa naïveté légendaire nous fasse illusion. La Fontaine est à lui-même son seul maître,
mais il est entièrement maître de lui; et nul ne ressemble moins à un producteur inconscient. Le fabuliste n'est pas le « fablier » qui porte ses fables à la manière dont l'arbre porte ses fruits. Il sait à merveille ce qu'il veut. Son art est fait d'autant de lucidité dans la conception que de sûreté dans les procédés. Il a donné de la fable telle qu'il la conçoit la défini- tion la plus précise, quand il l'appelle Une ample comédie à cent actes divers Et dont la scène est l'univers.
Assistons donc à cette comédie ; étudions-en le décor et les personnages : la nature, les animaux, les hommes, la société du XVIIe siècle, l'humanité de tous les temps.
La nature. — La Fontaine est un des meilleurs peintres de la nature que nous ayons, et dans une manière sobre, précise, claire, qui est essentiellement la manière française. On ne cesse de répéter, depuis le temps du romantisme et depuis l'avènement de l'école descriptive, que nos aïeux n'ont pas eu le sentiment de la nature. On le leur reproche. C'est une singulière exagération et, en grande partie, une erreur. La vérité est que, jaloux de la liberté de leur esprit, ils ont refusé de se laisser accabler et absorber par la nature extérieure. C'est encore que, soucieux de la netteté de l'impression, ils ont refusé de se perdre dans la multiplicité des détails que prodiguent les descriptifs au point d'y noyer l'ensemble. La Fontaine nous offre les modèles de ce système de la description classique. Il ne décrit pas pour décrire.
Il n'essaie pas de fixer les nuances variables, fugitives, celles qui ne sont les mêmes ni pour deux esprits différents, ni pour deux instants de la durée. Il n'emprisonne pas notre imagination dans un cadre dont toutes les lignes sont d'avance tracées minutieusement. Il néglige de parti pris l'accident. Il s'attache à ce qui est essentiel. Il indique d'un trait la dominante du tableau, laissant à chacun le soin de le compléter au gré de sa
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fantaisie et de ses souvenirs. Ce qui fait que chez lui la note est ■ toujours juste, c'est qu'il a regardé le paysage, non pas seulement en poète qui y cherche un reflet de ses sentiments, des couleurs assorties à l'état de son âme, mais en homme qui s'intéresse aux choses de la campagne. Il sait le temps où « la chanvre » se sème, le temps où les alouettes font leur nid. Il a vu la carpe faire ses tours en compagnie du brochet dans l'onde transparente Il a vu la colombe boire le long d'un clair ruisseau. Il a vu sur la bruyère le peuple des lapins, l'œil éveillé, l'oreille dressée, s'égayer et de thym parfumer leur banquet. Il a noté l'aspect des choses et la teinte de l'atmosphère suivant l'heure du jour et la saison de l'année. Il s'en faut qu'il soit de ceux pour qui le monde extérieur n'existe pas. Ajoutez que la campagne où vont se dérouler ces petits drames, loin d'être une campagne de convention aménagée pour l'idylle, est exactement la campagne de France et plus spécialement celle de nos provinces du centre.
Nous en reconnaissons les horizons, la végétation, l'air quy ont les bêtes et les gens. C'est là que passe, d'une allure rapide, Perrette sur sa tête ayant un pot au lait, ou le coche que tire par un chemin sablonneux un attelage suant. Voici nos riches métairies où veille l'œil du maître, nos champs de blé, nos rivières et nos bois. C'est une nature aux horizons mesurés, sans âpreté ni violence, mais agréable, mais souriante, mais
spirituelle.
Les animaux. - On voit comment La Fontaine a procédé pour rajeunir et rafraîchir le décor de la fable. Aussi bien le procédé est assez simple, attendu qu'il consiste dans la sincérité du poète. Il s'est contenté d'indiquer des horizons qu'il avait aperçus de ses yeux, de peindre des campagnes que d'abord il avait regardées. C'est de même qu'il va donner a la représentation des animaux une précision de dessin, une intensité de couleur, une souplesse enfin et une variété qui sont les signes mêmes de la vie. On s'est demandé par- fois ce que valait, au regard de la science, l'histoire naturelle de La Fontaine. Tantôt on l'a dépréciée, et tantôt au contraire on l'a exaltée, allant jusqu'à mettre les descriptions du fabuliste en comparaison avec celles de Buffon. La question par elle- même est oiseuse, pour ne pas dire saugrenue. Il est absurde
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de demander compte à un auteur d'un genre de mérite qu'il ne s'est pas soucié d'avoir. La Fontaine ne songe guère à se donner pour un savant. Il est poète, et ce qu'il y a chez lui d'admirable et qui lui assure dans la fable un rang où il n'a pas de rival, c'est qu'il refait de façon raisonnée et réfléchie précisément ce qu'a fait de façon spontanée l'imagination populaire. La fable est en effet, par essence, un genre qui donne pour pendant à la société des hommes la société des animaux.
Elle attribue nos sentiments, nos passions, nos travers, nos vices au peuple des forêts et des champs ; elle choisit tel d'entre les animaux pour représenter tel caractère en particulier. La raison de ce choix est une raison d'analogie. D'un trait de caractère, la férocité, la ruse, la couardise, on conclut à l'ensemble, ou encore on conclut de l'extérieur à l'intérieur, donnant à chacun les qualités ou les défauts que son allure, sa forme, ses gestes semblent traduire. On sait quelle est la subtilité avec laquelle les peuples primitifs et les enfants saisissent ces sortes de correspondances. La Fontaine a pour les retrouver la même délicatesse et la même sûreté.
D'abord, il aime vraiment les bêtes. Il prend en pitié leurs souffrances, leurs maladies, leurs peines. Il sait qu'il y en a parmi elles de privilégiées, douées par la nature de dons exceptionnels qui mettent à leur merci le reste de leurs congé- nères, d'autres faites pour être opprimées. Il sait qu'elles connaissent comme nous l'impétuosité de la jeunesse et la langueur des années déclinantes. Il les plaint d'être exposées à la décrépitude, aux épidémies. Qu'on relise le début des Animaux malades de la peste. L'auteur des Géorgiques n'a pas trouvé des accents plus profonds. Comme il aperçoit chez les bêtes des marques évidentes de sensibilité, de même La Fontaine découvre chez elles tout au moins les commencements, les premiers essais de l'intelligence. C'est pourquoi il se refuse à admettre l'hypothèse cartésienne, l'une des plus bizarres qui soient en effet et qui choquait en lui les plus intimes facultés du poète. Occupé de distinguer la chose qui pense de la chose étendue, et définissant l'âme par la raison, Descartes, pour ne pas confondre l'homme et la bête, est obligé de refuser
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à celle-ci toute espèce d'intelligence et de sensibilité. On a maintes fois cité le mot du cartésien frappant un chien : « Cela ne sent pas ». A plusieurs reprises La Fontaine a protesté contre ce système. Il l'a fait avec une véritable éloquence dans le Discours à Mme de la Sablière. Les castors font des merveilles d'architecture; que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, voilà ce qu'on ne l'obligera jamais à croire. Deux rats s'ingénient pour faire arriver à bon port un œuf fragile et qui craint les heurts : qu'on lui aille soutenir, « après un tel récit, que les bêtes n'ont pas d'esprit » ! Il revient à la charge après la fable les Souris et le Chat-Huant.
Puis, qu'un cartésien s'obstine A traiter ce hibou de montre et de machine.
Il faut l'avouer : guidé par sa seule sensibilité, le poète s'est montré ici plus avisé que le philosophe. Il a eu, à la manière dont on pouvait l'avoir au XVIIC siècle, l'intuition de la vie universelle. Depuis le penseur le plus hautain jusqu'au plus humble arbrisseau il a deviné que partout circule un même principe dont les différents degrés de la vie sont autant de manifestations. Ainsi que le fera un autre poète, il considère déjà tous les êtres de la création comme des « frères, à quelque degré qu'ait voulu la nature ».
C'est pourquoi La Fontaine ne croit pas qu'il perde son temps à observer les animaux, à suivre leurs allées et venues, à épier leurs mœurs. Il a passé bien des heures à suivre des yeux le vol d'une hirondel e, les tours d'un lapin, les poses indolentes d'un chat. Aussi sera-t-il capable de donner, à l'occasion, des descriptions si minutieuses qu'elles équivalent à une définition et que nous avons reconnu la bête dont il s'agit sans qu'il fût besoin de la nommer. On a vu paraître autour des rayons de miel en litige : Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, De couleur fort tannée et tels que des abeilles;
ne voilà-t-il pas un témoignage précis et bien recevable en justice? Ailleurs c'est un doucet, velouté, marqueté, longue queue, une humble contenance, un modeste regard et pourtant
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l'œil luisant. Qui n'a reconnu le chat à ce signalement? Mais la plupart du temps les détails physiques sur lesquels insiste La Fontaine sont ceux qui peuvent, par la pente insensible de 1 l'analogie, nous mener à deviner ou à imaginer le caractère 1 moral :
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où Le héron au long bec emmanché d'un long cou.
Ce personnage haut perché ne semble-t-il pas avoir été juché par la nature sur ses longs pieds, justement pour nous offrir une image de l'humeur méprisante? Il y a des gens qui ont l'air à la fois arrogant et malheureux. Notre héron sera de ceux-là, victime ridicule de ses dédains et qui devra se contenter d'un souper de pauvre honteux. Les petits du hibou sont rechignés, avec un air triste : ils sentent déjà peser sur eux la disgrâce de la nature ; ils fuient la lumière, ils fuient les regards, comme s'ils étaient conscients de leur laideur. Le lion a l'allure puissante, un front découvert, une noble crinière, un air de majesté : il sera généreux, terrible en ses colères, mais sans jamais rien de médiocre et de bas.
L'ours a la démarche pesante : il sera lourd d'esprit comme de corps, épais d'intelligence, maladroit même dans ses complaisances, brutal et redoutable jusque dans ses intentions de rendre service. Le bœuf s'avance avec lenteur, et semble de son œil paisible suivre un songe ébauché et ruminer un cas dans sa tête carrée; ce sera un juge réputé pour la sagesse de ses arrêts, un arbitre auquel on en référera dans les cas difficiles. L'âne a une humble contenance : il sera l'inoffensive créature sur laquelle s'acharnent les forts et daubent les malins, la créature désignée pour toutes les sortes d'oppressions. Le lièvre n'a pour toute défense que sa rapidité à fuir : il a de longues oreilles qu'on voit trembler à toutes les alertes ; il personnifie l'inquiétude, la peur, les songeries mélancoliques au fond d'une retraite peu sûre. Le lapin, qui trotte parmi le thym et la rosée et fait à l'aurore sa cour, est un petit maître, une âme à l'étourdie, tète frivole, agréable et vaine. Le chat, bien fourré, gros et gras, est un saint homme de chat, confit en dévotion, hypocrite et sournois. La belette, au corps long et fluet, est
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demoiselle. Les chèvres sont des dames, des personnes, des amazones, des aventurières. C'est ainsi que nous assistons à tout un système de symbolisme (lui semble préparé par la nature elle-même. Les poètes se sont maintes fois ingéniés à créer des figures allégoriques pour personnifier une idée abstraite. Ces allégories sont froides et mortes. C'est que le procédé par lequel elles ont été fabriquées est de soi un procédé pédantesque et qui sent l'école, tandis que le procédé de la fable n'est que l'application d'une tendance naturelle de notre esprit.
Les personnages de La Fontaine nous sont connus dans leur nature physique et dans leur nature morale. La Fontaine va leur donner un nom, voire un surnom. C'est Jean Lapin, Maître Corbeau, Compère le Renard, Triste-Oiseau le hibou, Rongemaille le Rat. La pie s'appelle Margot et Caquet-bon-bec, le singe est Dom Bertrand, la tortue est Porte-Maison-l'infante.
Même le poète leur fabrique des généalogies. Telle chèvre compte dans sa race certaine chèvre dont Polyphème fit présent à Galatée; telle autre descend nommément de la chèvre Amalthée par qui fut nourri Jupiter. Que leur manque-t-il maintenant pour devenir les héros d'une épopée?
Et vraiment ils vont agir à la manière des héros d'une Iliade en raccourci ou plutôt d'une Odyssée. Leur caractère est marqué en quelques traits immuables. Nous savons, rien qu'en les apercevant, comment ils vont agir et parler. Leurs rôles sont distribués, leur emploi est défini. Nous n'avons plus qu'à les voir faire leur partie à la place qui leur a été fixée, et à nous reconnaître en eux puisqu'aussi bien ils sont faits à notre image.
La comédie du dix-septième siècle. — Il est clair que tout peintre de la société prend dans la société qui l'entoure le point de départ de son observation. Ce qui est vrai de Racine, de Molière, de La Bruyère, de tous les grands réalistes de notre littérature classique, l'est pareillement de' La Fontaine. Voulant nous présenter un tableau de la société humaine, il était inévitable qu'il fit le portrait de la société du XVIIe siècle. Aussi n'at-on pas de peine à retrouver dans son œuvre cette société avec sa hiérarchie, ses habitudes, ses lois, ses usages et ses préjugés. Ce
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travail a été fait une fois pour toutes par Taine. Éclairant les apologues du fabuliste par le témoignage des historiens et plus encore des faiseurs de Mémoires, et des anecdotiers, l'historien philosophe a bien montré que La Fontaine avait écrit à sa manière les Caractères et les mœur's de ce temps. Cette partie de son étude, de beaucoup la meilleure, est définitive, et on ne peut après lui que la résumer, ou plutôt encore qu'y renvoyer le lecteur.
Au sommet de la hiérarchie, c'est le Roi. Il faut avouer que le lion de La Fontaine a bien des traits de Louis XIV. Il a dans son port de tête. dans son langage, dans ses actes le don naturel de la majesté : il a une haute idée de son métier de souverain, tout à la fois la conscience de ses devoirs et de ses droits.
C'est un despote. Depuis de longues années un travail se poursuit qui consiste à supprimer toutes les entraves qui jadis res- treignaient l'exercice des prérogatives royales. Les grands corps ont perdu leurs franchises, les seigneurs ont échangé leurs privi- lèges effectifs contre d'inutiles faveurs de cour. Rien ne fait plus contrepoids à une autorité toute-puissante. Le monarque est vraiment le maître de ses sujets, de qui la personne et les biens lui appartiennent. Donc il plane dans un lointain superbe, audessus des lois qui ne sont pas faites pour lui, ou peut-être qui n'ont de force qu'autant qu'elles en empruntent à son autorité.
Dans un cataclysme public il est juste que le souci de sa propre conservation prime tous les intérêts, car n'est-il pas la personnification et l'image vivante de l'État ? Mais ce culte de lui-même n'est que le résultat d'une conception idéale de la royauté, ce n'est ni l'effet de l'égoïsme, ni celui de l'outrecuidance. Le souverain respecte en lui la souveraineté dont il est le dépositaire.
C'est pourquoi d'abord il n'est pas libre et ne s'appartient pas à lui-même, étant le prisonnier de sa propre grandeur et le servi- teur de sa fonction. Et c'est pourquoi ce faste apparent a des dessous de tristesse et de misère. Ce qui groupe les sujets autour de leur maître, ce n'est pas l'affection, c'est le calcul, c'est l'intérêt, c'est la peur. Vienne la vieillesse, vienne la suprême défaillance, déjà les courtisans ont quitté la chambre où le maître agonise, et agenouillent leur servilité devant le soleil qui se lève.
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L'intérêt, tel est l'unique mobile d'après lequel se détermine le peuple des courtisans. Incapables de toute indépendance, originalité et énergie personnelle, ils se contentent de prendre le vent, de se tourner du côté d'où souffle la fortune, de se modeler sur le maître. Aussi nulle suite dans leurs desseins, sauf dans celui de faire leur cour. Ils changent d'idées et d'amis, comme de maître. Amoureux de leur servitude dorée, ils plaignent et méprisent ceux qui s'en tiennent à l'écart. Ils se jalousent entre eux, attendu que chacun fait tort à l'autre des faveurs qu'il emporte. Que d'efforts, au surplus, dépensés dans cette rude carrière ! Que d'activité usée à poursuivre des riens ! Quelle diplomatie en pure perte! Le courtisan de qui toute la fortune peut être renversée par un coup d'œil irrité du maître, toujours à la merci d'une dénonciation ou d'une intrigue, est sans cesse en éveil, inquiet, soupçonneux, rendu méchant par la peur. Ce peuple chamarré qui encombre les antichambres de Versailles a du moins pour lui son élégance, et comme il est à la source des grâces il est souvent récompensé de son zèle. Loin de la cour, les gentilshommes de province imitent ceux de la ville dont ils n'ont pas la souplesse et la politesse : le hobereau de campagne serait plaisant par sa morgue, si d'ailleurs sa situation précaire ne le rendait à plaindre. Puis c'est toute l'armée des privilégiés, gens de guerre, gens de finance, gens de robe, fermiers, collecteurs d'impôts, officiers du roi, tout le peuple de la chicane; et tandis qu'ils malversent, qu'ils pillent, qu'ils disputent, qu'ils instrumentent, c'est le pauvre monde qui pâtit.
C'est le mérite de La Fontaine que, tandis que la littérature de son temps ignorait tout ce qui n'était pas l'aristocratie ou la riche bourgeoisie, il ait donné dans sa comédie une place aux petites gens. On devine bien qu'il n'y a de sa part nulle intention de protester en leur faveur, de réclamer et de déclamer. Il n'y a pas en lui l'étoffe d'un révolutionnaire. Outre qu'une société qui lui fait la vie si douce ne lui semble pas une société mal faite, il sait qu'on ne gagne guère aux bouleversements, que toute organisation sociale a ses défauts, et qu'enfin il est impossible que chacun soit à la première place. Il n'a pas chargé le tableau, ni forcé la note. Aussi peut-on l'en croire,
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soit qu'il nous montre le pauvre bûcheron gémissant et courbé, ou soit qu'il nous dépeigne ainsi la condition du paysan :
Point de pain quelquefois, et jamais de repos, Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, Le créancier et la corvée 1.
Bien plus que dans le passage fameux de La Bruyère on trouverait chez La Fontaine une image de la vie du paysan au XVIlC siè- cle. Au reste, il connaît trop bien le menu peuple de France et les gens de nos campagnes pour ne pas savoir tout ce qu'ils apportent de résignation, de courage, et tout ce qu'ils conservent de belle humeur au milieu des difficultés de leur vie laborieuse.
Le savetier gagne péniblement le pain quotidien et attrape tant bien que mal le bout de l'année ; et tout de même ses chansons réjouissent tout le quartier et empêchent le financier de dormir. — C'est d'ailleurs en peintre et en artiste que La Fontaine envisage la société, ce n'est pas en réformateur. Ce qui importe c'est qu'il ait su reproduire la physionomie, le langage, les manies et les tics de ceux qui tiennent de si près à notre sol. Le paysan aime la terre, où il est né, où il a peiné, sur laquelle il s'est courbé toute sa vie; il aime l'argent d'autant plus qu'il le gagne difficilement; il est méfiant, madré et retors, craignant toujours quelque ruse et artifice caché, lent à se décider, processif et chicanier. Ce qui éclaire cette figure et en atténue l'apreté, c'est le goût de la raillerie qui est un trait de la race. Voyez ce groupe du Meunier, son fils et /<//«'. Tous ceux qui le rencontrent s'arrêtent sur leur chemin, oublient leur fatigue ou leurs soucis, ayant trouvé matière à se gausser. Et ce sont les ricanements qui se croisent, les quolibets qui pleuvent, accompagnés de proverbes. Ainsi en est-il toujours; et c'est ce qui distingue notre peuple de plusieurs autres. Tandis qu'ailleurs la souffrance morne enfonce dans les cœurs des ferments de violence et de haine, ce qui chez nous rend l'oppression plus légère et fait supporter la misère elle-même, c'est ce fonds inépuisable de gaieté malicieuse.
La comédie humaine. — Il fallait indiquer ce côté historique, mais il fallait l'indiquer rapidement. En y insistant on
1. La Fontaine, Fables, I, 16.
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fausse la signification de l'ensemble : tel est le défaut de l'étude de Taine. Il met cet aspect de l'œuvre dans tout son jour et en relègue dans l'ombre un autre qui pourtant importe davantage.
Il parle trop comme un historien, pas assez comme un moraliste. Ce serait faire singulièrement tort à La Fontaine que de voir ans ses fables surtout une image de la société contemporaine. Les livres qui se bornent à refléter une époque ne survivent pas à cette époque. Plus tard il arrive qu'on les consulte pour y chercher quelque témoignage sur des réalités disparues. Ils ne font pas partie de ce patrimoine humain que composent seules les œuvres avec lesquelles toutes les générations de lecteurs peuvent continuer de se trouver en communion d'esprit. Il faut que par delà la réalité immédiate et variable, l'écrivain ait aperçu le fond qui ne change pas. Il faut que du spectacle de l'humanité de son temps il ait dégagé une idée de l'humanité en général.
La Fontaine est très persuadé de la perversité foncière de l'homme. En cela peut-être subit-il à son insu l'influence de ce christianisme dont le siècle est imprégné et qui, de la chute originelle de l'homme, a fait un dogme; ou peut-être simplement est-il de l'école de tous les connaisseurs de notre nature.
L'homme est égoïste. Il ne cherche que sa propre jouissance : sous toute sorte de formes, en dépit des déguisements, ce qu'on retrouve c'est l'intérêt mal dissimulé. L'homme est ingrat. Il fait servir la nature tout entière à la satisfaction de ses désirs : il use des choses et des gens; il oublie les services sitôt reçus; heureux encore quand la vue de ses bienfaiteurs ne lui devient pas insupportable, à la manière d'un reproche vivant. Ajoutez que l'homme est lâche, et qu'il a peur des coups. C'est pourquoi le spectacle qu'offre le monde est celui de l'iniquité triomphante.
Bien simples sont ceux qui croient que le dernier mot reste toujours à la justice, à la raison, à la vérité. Le même raisonnement est bon dans la bouche d'un puissant, et ne vaut rien dans la bouche d'un pauvre diable. La raison du plus fort est toujours la meilleure. Pour ceux qui sont honnêtes et timides, et dont la vertu n'est pas armée pour se défendre, leur sort est marqué d'avance, et c'est d'être opprimés. Il en a toujours été ainsi depuis que les hommes sont les hommes; il en sera tou-
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jours de même. Il n'y a pas à espérer que le monde vienne jamais à changer : ni plaintes, ni révoltes n'y sauraient rien faire. La Fontaine est si persuadé de l'impossibilité qu'il y a à imaginer un ordre de choses meilleur, qu'il ne songe même pas à s'irriter ou à se plaindre de tout le mal qu'il constate. Les animaux qu'il met en scène ne se plaignent pas du sort qui leur est fait : ils le subissent comme on subit la nécessité. Ils ne s'attendrissent pas sur leur situation respective; on ne les voit pas, sauf un ou deux cas, prendre en pitié les opprimés et conclure entre faibles une ligue défensive. Au contraire, ils raillent ceux qui se sont laissé prendre et qui n'ont eu ni assez de vitesse pour fuir, ni assez d'adresse pour échapper au danger.
Donc, quelle conduite tenir? et quand un n'a pas été, par le hasard de la naissance, placé dans une condition privilégiée, comment réparer cette disgrâce de la fortune? Que doivent faire les petites gens pour se tirer sans trop d'encombre de cette bagarre des appétits et des intérêts ? Il faut qu'ils s'ingénient.
Qu'ils ne regardent pas trop aux moyens et ne laissent pas entraver leur marche par le poids d'une conscience trop exigeante. Si la pure morale s'en trouve quelque peu offensée, c'est que, pour entrer dans le domaine de la réalité, la pure morale doit souffrir pas mal de déchet; après tout, ce n'est pas nous qui avons fait la situation telle qu'elle est; et nous ne sommes pas responsables des conditions dans lesquelles la Providence nous a placés. Tel est bien le sens que La Fontaine donne au rôle du Renard. Celui-ci est le véritable héros des fables. Dès qu'il apparaît, nous nous réjouissons. Rien qu'à voir sa mine ironique et futée nous devinons qu'il se prépare un bon tour. Nous sommes prêts à prendre son parti, fallût-il même y mettre quelque indulgence. Il est le « personnage sympathique ». C'est lui qui connaît la vie, et qui l'a jugée. Depuis si longtemps qu'il promène à travers les âges sa faiblesse et sa rouerie, il a vu beaucoup de choses et a perdu le peu d'illusions qu'il avait. Il s'est peu à peu accommodé à sa demeure, et a poussé jusqu'à la perfection l'art de vivre. Il sait changer de maximes suivant le temps, d'allures suivant les circonstances et d'attitudes suivant les gens. Son premier talent consiste à profiter de la sottise d'autrui. Bon connaisseur des
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âmes, il a pénétré les abîmes de vanité, de suffisance, de puérilité qu'elles enferment. Qui de nous n'a sa manie par laquelle il devient attaquable? D'un coup d'œil sur Renard a discerné le point faible. Il possède cet art de bien louer qui est le moyen de se pousser auprès des grands. Il est prompt à la riposte, et détourne à point nommé sur la tète d'autrui le péril qui allait fondre sur lui. Il a cent tours pour se tirer d'un pas difficile.
Ces tours ne sont pas tous parfaitement honnêtes ; mais ils sont si justement appropriés au besoin, et exécutés avec tant de délicatesse! Cela est bien vrai qu'il est plus fertile en inventions profitables que riche en scrupules. Mais est-ce de scrupules qu'on s'arme quand on est en guerre? Il s'agit d'abord de se mettre en sûreté. Il n'y a que deux partis : celui des dupes et celui des autres. Quelle loi pourrait nous contraindre à prendre rang parmi les dupes ? Il y a d'un côté la force et de l'autre l'esprit. Nous applaudissons à la victoire que l'esprit remporte sur la force. Et d'ailleurs maître Renard a tant d'ingéniosité, tant de gentillesse et de bonne grâce ; il accomplit ses plus blâmables prouesses avec tant de dextérité, il assassine si proprement les gens, il est à l'occasion si abondant en proverbes, sentences, bons mots et autres fleurs de rhétorique ! Il faudrait être un barbare pour garder rancune à cet artiste. Aussi bien ce Renard nous le reconnaissons et nous suivons à travers toute l'histoire de notre littérature sa généalogie et sa descendance.
C'est lui qui, dès le moyen âge, dans le roman auquel il a donné son nom, nous réjouissait par sa lutte avec le brutal et stupide Isengrin. Il a pénétré dans le roman de Rabelais où il s'appelle Panurge. Il se retrouvera dans le XYlIlC siècle sous le nom de Gil Blas et de Figaro. Changeant de nom, changeant de costume, il reste toujours le même; il s'évertue, prend le temps comme il vient, les hommes comme ils sont, et s'il ne s'engraisse pas beaucoup et ne s'enrichit guère, il conserve néanmoins sa santé et sa gaieté et reste, à tout prendre, le maître des événements.
La morale de La Fontaine. — Cette « morale » du Renard a paru insuffisante à quelques moralistes. Le reproche qu'on a le plus souvent adressé à La Fontaine est d'avoir fait l'apologie de la ruse, de la duplicité, de la flatterie.
C'est Jean-Jacques Rousseau qui a mis le plus d'âpreté comme
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le plus d'éloquence à lancer contre le fabuliste cette accusation.
Il le flétrit dans son Émile. La fable elle-même de la Cigale et la Fourmi ne lui paraît pas innocente. A l'entendre elle contient pour les enfants une leçon d'inhumanité. « Vous croyez leur donner la cigale pour exemple, et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle; c'est le choix de l'amourpropre, c'est un choix très naturel. Or quelle horrible leçon pour l'enfance! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. » Pour ce qui est de la fable le Corbeau et le Renard, elle contient « une leçon de la plus basse flatterie ».
Rousseau l'analyse vers par vers, avec de grands gestes d'indignation, il écrirait pour un peu et il pense que tout enfant qui sait par cœur cet apologue et qui en a compris le sens est un animal perverti.
Nous avons à peine besoin de dire que nous n'acceptons pas ces exagérations d'un esprit paradoxal. Il ne serait que trop facile de réfuter ces attaques passionnées. Et peut-être l'usage plus de deux fois séculaire de mettre ces fables entre les mains des enfants est-il une réponse suffisante. Leçon pour leçon, celle qui se dégage des fables de La Fontaine vaut mieux, même pour des enfants, que celle des fables doucereuses de Florian, bien faites, par leur optimisme convenu, pour fausser l'esprit de la jeunesse, lui faire concevoir des illusions que la réalité dissipera brutalement et l'exposer aux plus cruelles déceptions.
Mais, d'autre part, nous ne pouvons suivre ceux qui, torturant le texte de La Fontaine, en ont fait sortir l'enseignement de la vertu elle-même. A ce point de vue il importe de faire une distinction essentielle.
La Fontaine est un moraliste, il n'est pas un professeur de
morale, il n'a pas songé à enseigner la vertu, à exalter le bien.
Il est en cela pareil à Molière, dont il serait difficile de dire que le théâtre soit une école d'austérité ou de charité. Tel est le con- stant usage des écrivains à la famille desquels appartient La Fontaine. Ils sont des observateurs. Ils savent la vie et ils nous disent ce qu'ils en savent. Ils constatent, ils ne dogmatisent
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pas. Ils nous avertissent, ils nous mettent en garde. Les leçons qu'ils prétendent nous donner ne sont que celles de l'expérience.
Leur œuvre n'est ni morale ni immorale : elle est pareille à l'existence elle-même, variée, complexe, qui nous offre le mélange du bien et du mal, de la vertu et du vice. A nous de conclure; à nous de tirer des éléments qu'on met à notre disposition un principe, une règle conforme à nos aspirations, en accord avec notre nature, avec des besoins moraux développés chez nous par l'éducation, par les exemples de la famille, par l'idéal des philosophies et de la religion. Ils font ainsi une œuvre utile; car, d'abord, il en coûte d'acquérir l'expérience par soimême, et souvent nous ne comprenons pas le sens des événements dans lesquels nous sommes nous-mêmes engagés.
Ensuite trop de livres nous offrent de la réalité une image mensongère. Il faut être reconnaissant à ceux qui, interprètes clairvoyants et pénétrants, nous font profiter des clartés de leur esprit et nous aident ainsi à marcher parmi des sentiers obscurs hérissés d'obstacles. — Après cela veut-on dire qu'il manque tout de même dans l'œuvre de La Fontaine une certaine élévation, qu'on y voudrait plus de générosité, plus de tendresse? Nous n'y contredisons pas. Mais faut-il s'étonner que la « morale » de La Fontaine soit en accord avec son caractère et avec ce que nous appellerions, si le mot n'était ici bien fort, sa philosophie?
La conception de la vie. — C'est par la façon dont ils ont parlé de la mort que les grands écrivains traduisent leur conception elle-même de la vie. La mort est l'un des acteurs de l'ample comédie de La Fontaine. Et s'il constate que la plupart des hommes en ont peur, lui au contraire n'a garde d'en faire un « fantôme à effrayer les gens » ; mais il l'attend avec une résignation souriante.
Je voudrais qu'à cet âge On sortit de la vie ainsi que d'un banquet Remerciant son hôte et qu'on fit son paquet; Car de combien peut-on retarder le voyage 1 ?
La loi est universelle, et nous tous, tant que nous sommes, nous n'avons que peu de temps à passer sur cette terre. Le
1. La Fontaine, VIII, 1.
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mieux n'est-il donc pas de nous y arranger commodément de façon à y trouver la plus grande somme de plaisir possible?
Un La Fontaine est organisé merveilleusement pour tirer de ce monde toute sorte de jouissances. Tous n'ont pas même nature et ne sont pas aussi bien placés que lui pour assister à la comédie. Mais, au moins, et faute d'avoir du plaisir, on peut éviter d'avoir de la douleur. Pour cela le moyen est de restreindre ses ambitions, de modérer ses désirs, enfin de diminuer autant que faire se peut la prise qu'on offre à l'infortune.
Le moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui C'est le mieux 1.
On prétend aux honneurs, plumets, chamarrures et déco- rations. C'est qu'on ne sait pas quel embarras peul être à l'occasion une tête empanachée. On veut tenir un rang élevé dans la République et se pavaner dans les grands emplois.
Ç'a été pour beaucoup de gens cause de ruine et de mort.
Ami, lui dit son camarade, Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi.
Si tu n'avais servi qu'un meunier comme moi Tu ne serais pas si malade 2.
Donc il se faut contenter de sa condition, fermer l'oreille aux conseils de l'ambition et de la vanité, replier ses voiles, fuir devant l'orage. Vouloir se guinder au-dessus de sa situation, rougir de son état, s'efforcer de le changer au lieu de s'y faire un asile modeste mais sûr, quelle folie, et d'ailleurs quel ridicule! Tel est ce conseil de prudence et de modération que ne cesse de nous donner La Fontaine. Nous avons vu que son héros est le Renard. Mais le « sage », à la manière dont il l'imagine, dédaigne de se donner tant d'agitation. Ce sage ne s'inquiète pas de la forme des gouvernements. Il dit selon les gens : Vive le Roi ! Vive la ligue ! Il laisse passer près de lui sans s'y mêler la foule affairée et vaine. Il goûte le repos dans une retraite sûre, où il est « bien buvant, bien mangeant ». C'est le sage épicu-
1. La Fontaine, X, 1.
2. I, 4.
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rien. Tel est le dernier mot sur la morale de La Fontaine.
Elle ne vaut ni plus ni moins que la morale épicurienne.
Le style, la langue, la versification — La Fontaine a porté à la perfection l'art du récit, et trouvé dans la langue du XVIIe siècle des ressources qu'au premier abord on n'y soupçonnerait pas. Car c'est un lieu commun de dire que cette langue est mieux faite pour l'expression des idées et pour l'analyse morale que pour la peinture des personnages et le récit des événements, plus propre à la réflexion qu'à l'action. Mais un grand écrivain fait de la langue de son temps ce qu'il veut ; et il n'a besoin pour la trouver égale à tous les usages, ni d'en torturer la syntaxe ni de l'encombrer de néologismes. Ainsi en est-il de La Fontaine. Il trouve sans effort le trait qui peint, le mot qui fait image. Pour introduire la variété et la vie, il mêle le discours au récit, fait dialoguer ses personnages. Il a tour à tour l'éloquence et l'ironie. Au besoin et pour donner à la peinture plus d'accent, il ne recule pas devant les termes bas, et les détails de ses tableaux sont d'une vigueur toute réaliste. Ainsi, dans la Vieille et les deux Servantes :
Dès que l'Aurore, dis-je, en son char remontait, Un misérable coq à point nommé chantait.
Aussitôt notre vieille encor plus misérable S'affublait d'un jupon crasseux et détestable, Allumait une lampe et courait droit au lit Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit, Dormaient les deux pauvres servantes 1.
Ce sont tantôt des familiarités gaies; tantôt, au contraire, par l'effet d'une comparaison épique, le style s'élargit, prend une ampleur, un éclat inattendu. Tel combat des rats et des belettes est conté sur le ton de l'Iliade. Tel carnage de poules fait par maître Renard évoque le souvenir du carnage des Grecs et des Troyens. Un héros à quatre pattes se transforme en Achille ; un rat, un simple rat devient Alexandre ou Attila. Deux chèvres vont à la rencontre l'une de l'autre.
Je m'imagine voir avec Louis le Grand Philippe quatre qui s'avance Dans l'ile de la Conférence 2.
1. La Fontaine, Fables, V, 6.
2. Ibid., XII, 4.
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Pour donner plus de précision au style. La Fontaine emprunte au vocabulaire spécial des sciences et des arts les termes consacrés et le jargon traditionnel. Ce sont parfois les termes de l'agriculture et plus souvent ceux de la chicane. Un avocat, un juge ne manie pas avec plus de sûreté les termes d'octroi, d'erreur, de défaut, de contredit et d'interlocutoire. La Fontaine ne dédaigne pas cer- tains mots du langage populaire dont il sait bien l'énergie et dont il aime la verdeur. On trouve chez lui : canaille, racaille, ripaille, cancre, haïr, lippée, goulée, tripotage et jusqu'à des mots d'argot, comme « saigner du nez » pris au sens de : avoir peur.
Enfin La Fontaine fait des emprunts à l'ancienne langue et rajeunit des mots tombés en désuétude :
Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui Qui souvent s'engeigne soi-même.
J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui, Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême l, Et voici quelques-uns de ces vieux mots énergiques et pitto- resques : chartre, déduit, boquillon, hère, drille, liesse, chevance.
Il se fait ainsi une langue qui n'appartient qu'à lui, où se retrouvent, comme pour accuser le lien du conteur avec notre plus ancienne tradition, des éléments du vieux langage, une langue qui a la pureté de la langue classique avec plus de richesse de vocabulaire, une langue enfin qui, appropriée à chaque personnage, assouplie suivant le caractère de chaque fable est une perpétuelle création.
Il en faut dire autant de la versification des fables. Il s'est trouvé un grand poète, c'est Lamartine, pour ne pas en com- prendre le mérite d'exception, et prétendre que les vers des fables ne sont pas des vers. Si nous rappelons cette opinion ce n'est pour en tirer parti ni contre La Fontaine ni même contre Lamartine. Nous y voyons seulement un exemple de cette inintelligence où sont les artistes de tout art qui diffère profondé- ment du leur. C'est chez eux le rachat de l'originalité. Peintres ou poètes, combien seraient-ils à plaindre s'ils étaient jugés par leurs pairs! Ce qui est exact, c'est que la versification du « bonhomme » est sans analogue dans l'histoire de notre littérature et
1. La Fontaine, IV, 11.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 17
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que nous ne trouvons rien, sauf par accident chez Corneille et surtout chez Molière, qui puisse y être comparé. Il faut donc l'apprécier en elle-même et non par rapport aux usages reçus dont c'est justement la gloire de La Fontaine que de s'être écarté avec tant d'audace à la fois et tant de bonheur. La Fontaine a créé le vers libre : il n'a pas eu de disciples, et les tentatives stériles qui se sont produites depuis, celle même à laquelle nous assistons aujourd'hui, ne sont que de pénibles essais pour refaire ce que La Fontaine avait aussitôt trouvé, grâce à la merveilleuse délicatesse d'oreille qui lui révélait la vertu de nos rythmes.
Personne chez nous, sauf Victor Hugo, n'a eu à un pareil degré le sens de la musique du vers français. Encore, chez Victor Hugo, le procédé apparaît-il ; chez La Fontaine il défie l'analyse. On trouverait dans les fables les plus beaux exemples de périodes poétiques, où l'effet va sans cesse grandissant et s'élargissant dans un crescendo magnifique : Un mal qui répand la terreur.
Mal que le ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre, La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom.
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, Faisait aux animaux la guerre 1.
Chez aucun autre poète l'alexandrin n'a plus d'ampleur : Il dit que du labeur des ans Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants.
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines Ce que Cérès nous donne et vend aux animaux 2.
Inversement le petit vers de trois et même de deux syllabes lui sert à produire de curieux effets.
Même il m'est arrivé quelquefois de manger , Le berger.
C'est promettre beaucoup, mais qu'en sort-il souvent 4?
Du vent.
1. La Fontaine, VII, 1.
2. X, 1.
3. VII, 1.
4. V, 10.
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Il sait que les voyelles ont, je ne dis pas une couleur, mais une I sonorité qui, par elle seule, évoque des images éclatantes ou ternes, guerrières ou pacifiques, graves ou comiques.
Comme il sonna la charge il sonne la victoire.
Un mort s'en allait tristement S'emparer de son dernier gîte ; Un curé s'en allait gaiment Enterrer ce mort au plus vite.
Cette connaissance exacte et subtile de la valeur des sons est ce qui achève de faire pour nous de La Fontaine un poète national. Mais c'est elle aussi qui rend son art inimitable et empêche qu'il n'ait fait école. Il n'est pas seulement le meilleur de nos fabulistes, il est le seul. Il est le seul qui ait pu tirer parti du mélange des mètres, en ne suivant d'autre règle qu'une sorte d'instinct supérieur, et mesurant ses vers au rythme d'une sorte d'harmonie intérieure. Il a ainsi créé et du coup porté à la perfection un genre, dont on n'a pu donner les règles parce qu'il n'en a pas, et qui a moins de valeur par lui-même que parce qu'un grand poète l'a modelé sur son génie.
BIBLIOGRAPHIE
Éditions. — Contes et Nouvelles de M. de La Fontaine, 1665. —
Deuxième partie des Contes et Nouvelles en vers, 1666. — Troisième partie, 1671. — Nouveaux contes de M. de La Fontaine (quatrième partie), 1674.
— Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine, 1668. — Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, 1671. — Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine et par lui revues, corrigées et augmentées, 1678. — Fables choisies (contenant le douzième livre), 1692. — Les Amours de Psyché, 1669. — Œuvres complètes de La Fontaine, édit. Régnier, 11 vol.
in-8 (Édition des Grands Écrivains. Voir au tome IX pour la bibliographie).
Études. — Walckenaër, Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, 1820. — Saint-Marc Girardin, La Fontaine et les Fabulistes, 1867, 2 vol. in-8. — Taine, La Fontaine et ses Fables, in-12. — Lafenestre, La Fontaine (Collection des Grands Écrivains français). — Marty-Laveaùx, Essai sur la langue de La Fontaine. Paris, Dumoulin, 1853, in-8. — Souriau, L'évolution du vers français au XVIIe siècle. Paris, 1893, in-8.
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CHAPITRE V
BOSSUET1
I. — La vie.
Les origines et l'éducation 2. — Jacques-Bénigne Bossuet naquit à Dijon, le 27 septembre 1627. Ses ancêtres paternels s'étaient élevés, au XVIe siècle, du commerce aux fonctions judiciaires; ses ancêtres maternels (les Mochet) étaient, probablement, depuis plus longtemps magistrats. Les uns et les autres s'étaient distingués dans les fonctions publiques et avaient témoigné un attachement particulier à la cause de la royauté et de l'ordre. Des deux côtés aussi, un grand nombre de personnes étaient entrées dans l'Église, et même au couvent. Jacques-Bénigne, comme son frère aîné Claude, fut de bonne heure destiné au sacerdoce. Tonsuré à huit ans et deux mois, comme le permettait alors la coutume, il avait treize ans quand on lui procura un canonicat à Metz, où une partie de sa famille était venue se fixer. L'enfant demeura à Dijon, chez un oncle, Claude Bossuet d'Aiseray, bibliophile et collectionneur, et il continua ses études au collège des Godrans, dirigé par les jésuites, qui désiraient, dit-on, s'attacher cet élève
1. Par M. Alfred Rébelliau, bibliothécaire à l'Institut.
2. Pour les premières années de la vie de Bossuet, on ne peut que suivre pas à pas l'ouvrage de M. Floquet (voir à la Bibliographie). Ce travail, chef-d'œuvre de minutieuse conscience, est, avec l'histoire du cardinal de Bausset, à la base de toute étude sur Bossuet.
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excellent. Il les quitta néanmoins, en 1642, pour aller à Paris terminer ses humanités et étudier la théologie, et même le collège de Navarre, où il entra, était alors dans l'Université l'une des maisons les plus ardemment rivales de la Compagnie de Jésus. Mais à Navarre, il fut sous la direction de Nicolas Cornet, alors grand-maître, théologien engagé fort avant dans les querelles de la grâce et adversaire des jansénistes. Là il put connaître aussi le docteur Jean de Launoy, célèbre par de hardies recherches d'histoire ecclésiastique. Deux de ses proches parents — François Bossuet de Villers, ancien « partisan », que l'on appe- lait « Bossuet le riche », secrétaire ordinaire du Conseil d'État, et Pierre Maridat, conseiller au Grand Conseil — l'introduisaient en même temps dans la haute société parisienne (les Sénecey, les Fleix, les Du Plessis-Guénégaud, etc.), et l'on sait que l'hôtel de Rambouillet, instruit de son précoce talent oratoire, eut l'occasion de l'applaudir. Maître ès arts en 1644, il passa (25 janvier 1648) sa première thèse de théologie, dite « tenta- tive », en présence du prince de Condé, gouverneur de Bour- gogne et ami de la famille Bossuet. Ordonné sous-diacre à Lan- gres la même année, il assiste à Paris à une partie des troubles de la Fronde. Un an après, il reçoit à Metz le diaconat, et il y prêche1. Le 9 novembre 1650, il soutient sa « sorbonique ».
Prêtre le 16 mars 1652, il prend, le 9 avril, le bonnet de docteur en théologie. Nicolas Cornet l'eût alors souhaité pour successeur dans la grande maîtrise de ce collège, que le cardinal Mazarin se proposait de restaurer. Bossuet préféra se rendre à Metz, où il venait (janvier 1652) d'être pourvu par le chapitre du titre d'archidiacre de Sarrebourg. Il avait alors vingt-cinq ans. Outre quelques sermons 2, on ne possède pour cette période d'autre document de sa formation intellectuelle que des Extraits d'Aristote, — dont quelques-uns traduits en latin et en français, — court témoignage des études scolastiques toujours régnantes. Notons que, cependant, l'époque où Bossuet étudiait à Paris fut celle où la « théologie positive », c'est-à-dire
1. Entre autres discours, un sermon pour la Toussaint et le panégyrique de saint Gorgon.
2. Pour toute l'œuvre oratoire de Bossuet, nous devrions renvoyer à chaque pas aux travaux de M. Gandar et de l'abbé Lebarq, qui ont rendu possible l'histoire littéraire de Bossuet. (Voir à la Bibliographie.)
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l'étude historique des Pères et des antiquités de l'Église, commençait de se substituer à la théologie purement métaphysique et logique. On peut croire que cette tendance nouvelle eut sur Bossuet une influence appréciable J.
Bossuet à Metz. L'étude de la Bible et des Pères.
— Nous avons plus de renseignements sur l'histoire de l'esprit de Bossuet dans la période suivante. Lors même qu'il ne faudrait pas assigner à cette époque un texte dont le manuscrit manque, — une liste par ordre de matières théologiques des écrits des Pères de l'Église les plus utiles à connaître 2, — les nombreux sermons datés à partir de 1653 attesteraient la place que tiennent dans ses lectures saint Augustin, Tertullien, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome, saint Athanase, saint Ambroise, saint Léon, saint Bernard, saint Justin, saint Basile, saint Irénée, saint Grégoire pape, saint Prosper, Vincent de Lérins, etc. Les quatre premiers de ces docteurs étaient, du reste, ceux auxquels il s'attachait le plus 3. Il étudie également les conciles (Nicée, Chalcédoine, Milet, Orange, Trente, etc.); et quant aux Livres Saints eux-mêmes, qu'il avait connus pour la première fois (selon une anecdote différemment rapportée par l'abbé Le Dieu et par le Père de la Rue) lorsqu'il était « en seconde ou en rhétorique », et dont il avait reçu dès lors « une profonde impression de joie et de lumière », — il les étudiait assidûment, en vue surtout de la prédication.
Il estimait que c'était là qu'il fallait chercher d'abord les « choses », la matière même des discours sacrés 4. « Il n'y a qu'à voir, racontait plus tard l'abbé Le Dieu ', son Nouveau Testament et sa Bible pour se convaincre de l'usage continuel qu'il en faisait. Quoiqu'il sût presque par cœur le texte de la sainte Écriture, il ne cessait de la lire et de la relire tous les jours de sa vie et d'y faire de nouvelles remarques : tantôt pour
1. Cf., pour cette hypothèse, mon ouvrage sur Bossuet historien du Protestantisme, p. 95-102.
2. L'abbé Bourseaud (voir à la Bibliographie) la place, à tort, croyons-nous, quelques années avant la sortie de Navarre. Il est sûr du moins que ce n'est pas un « plan de théologie », comme l'appelle l'éditeur Lachat.
3. Voir le curieux écrit pour le cardinal de Bouillon (cf. plus loin, Écrits rela- tifs aux Pères de l'Église).
4. Écrit pour le cardinal de Bouillon.
5. Mémoire, p. 46-47.
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la doctrine, tantôt pour les mœurs, sur la personne et le carac- tère de Jésus-Christ, sur ses discours et ses paroles, sur les personnes et les caractères des apôtres. Rien ne lui échappait; tout est marqué, jusqu'aux moindres choses, dont il tirait des instructions admirables dans l'entretien, dans des conférences particulières, dans ses sermons. On le voyait dans ses petits et longs voyages,. dans sa chambre, à la messe et ailleurs, l'Évangile à la main, et plus souvent fermé qu'ouvert, ruminant 1 profondément sur ces paroles qu'il s'était imprimées en la mémoire; et c'est après qu'on le voyait prendre la plume et écrire rapidement les discours et les instructions sur lesquels il avait médité avec une si grande attention. » Il lisait les Écritures dans la Bible dite de Vatable, qui contenait, outre la Vulgate, une version faite sur l'hébreu, probablement celle de Léon de Juda 1. Il négligeait du reste les commentaires, parce qu'il ne s'attardait point sur les passages obscurs : Maldonat 2, sur les Évangiles, Estius 3 sur saint Paul dont il cite alors les épîtres presque autant que les ouvrages de saint Augustin) lui suffisaient. Encore se référait-il toujours, en chaire ou dans ses écrits, non pas à ces exégètes modernes, mais aux explications de saint Augustin, de saint Jean Chrysostome et de saint Cyprien. Les Sentiments du chrétien touchant la vie et la mort tirés du chapitre V de la 2e épître aux Corinthiens donnent une idée exacte de ses méditations d'alors sur la Bible 4.
Cette continuation de sa culture intellectuelle et religieuse ne l'empêchait pas de remplir avec zèle, à Metz, les obligations très actives et parfois même toutes temporelles que lui imposait sa qualité de membre de l'assemblée des trois ordres5. Mais en même temps il engageait son activité sacerdotale dans les deux voies qu'elle devait suivre — avec une seule interruption considérable — jusqu'au terme de son existence : la controverse et la prédication.
1. Cf. Hist. des Var., VI, 13, et le P. de la Broise, Bossuet et la Bible (voir à la Bibliographie), p. XIX-XXII.
2. Maldonat (1534-1583), jésuite espagnol. Exégète de grand mérite.
3. Estius (W. Hessels van Est, 1542-1613), surnommé par Benoît XIV le doctor fundatissimus. Théologien de Louvain.
4. La Broise, ouv. cité, p. XXYI.
5. Nous le trouvons mêlé tantôt à des négociations avec l'armée du prince de Condé, tantôt à la réforme de l'assiette des impôts dans la ville de Metz.
Cf. Floquet, t. I et II.
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Débuts de la controverse et de la prédication. —
Juifs et protestants étaient nombreux à Metz. Directeur de la maison de la Propagation de la Foi destinée à recueillir les jeunes filles juives converties, Bossuet entre en relations avec les rabbins et convertit deux d'entre eux, les frères de Veil.
Aucun monument écrit ne reste de cette propagande; mais les sermons de la jeunesse en offrent souvent la trace.
Ils témoignent plus encore des efforts de Bossuet en vue de la conversion des protestants, dont les principaux ministres en Lorraine étaient alors deux docteurs de mérite : Paul Ferry et David Ancillon. Ferry ayant publié, en 1654, un Catéchisme ;/énéral de la Réformation, Bossuet fit paraître aussitôt (1655) une Réfutation de cet ouvrage.
La prédication, pour laquelle les aptitudes de Bossuet avaient frappé, dès son séjour à Navarre, quelques-uns des meilleurs juges du temps (Philippe Cospeau, évèque de Lisieux, et saint Vincent de Paul), tient, à partir de son entrée dans le sacerdoce, la place la plus grande dans sa vie. Parmi les sermons de Bossuet qui subsistent1, cinquante-sept datent de l'époque de Metz2, et beaucoup sont sûrement perdus. Ce n'est pas seulement à Metz qu'il prêche, mais à Dijon (1656) et à Paris (1656-1657), où il était souvent appelé et longuement retenu par les négociations administratives que l'église de Metz (dont il était devenu le grand archidiacre et le syndic) lui confiait. De plus, il appartenait depuis 1656 à la congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par saint Vincent de Paul. Un voyage de la cour à Metz (en 1651), pendant lequel Bossuet fut entendu d'Anne d'Au- triche, contribua encore à le mettre en vue, ainsi que la part active qu'il prit à une mission envoyée en 1658 à Metz par « M. Vincent » dont l'autorité était si grande alors dans le clergé.
Bossuet à Paris de 1659 à 1669. — Ce fut préci- sément sur l'invitation du saint missionnaire que Bossuet vint à Paris, en 1659, pour prêcher d'abord la retraite de l'ordina-
1. Principaux sermons de cette époque : sur la Bonté et la Rigueur de Dieu envers les pécheurs, 1652 ou 1653; sur la loi de Dieu, entre 1653 et 1656; Panégyrique de saint Bernard, 1653; Premier sermon sur la Providence, 1656; Oraison funèbre d'Yolande de Monterby, 1656; Panégyrique de sainte Thérèse, 1657.
2. D'après les calculs de l'abbé Lebarq.
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tion de Pâques, puis celle de la Pentecôte, et aussi sans doute en vue de travailler spécialement à l'instruction des « nouveaux catholiques1 ». L'activité oratoire de Bossuet, dans ces dix premières années de son séjour à Paris, fut aussi grande qu'a jamais pu l'être celle du prédicateur le plus fécond. Cinq carêmes, en 1660, 1661, 1662, 1665, 1666, dont deux (1662 et 1666) à la cour, le premier au Louvre, le second à SaintGermain; — quatre avents, en 1663, 1665, 1668, 1669, dont deux également à la cour (1665 au Louvre, 1666 à Saint-Germain); — une douzaine de panégyriques de saints, dans les couvents; — plusieurs retraites d'ordination à Saint-Lazare; — des instructions dans les séminaires de Saint-Nicolas-du- Chardonnet et des Trente-Trois; — des séries de conférences religieuses pour les gens du monde à l'hôtel de Longueville ou dans la chapelle des Carmélites du faubourg Saint-Jacques; — plusieurs sermons de profession et de vèture ; — un grand nombre de sermons de charité; — cinq oraisons funèbres (celle du P. Bourgoing, 1662; de Nicolas Cornet, 1663; d'Anne d'Autriche, 1666; de la reine d'Angleterre, 1669; de la duchesse d'Orléans, 1670), voilà l'aperçu sommaire de la prédication de Bossuet entre le mois de février 1659, où il revint à Paris, et le mois de décembre 1670, où il entra en fonctions comme pré- cepteur du Dauphin2. Le nombre des discours conservés qui datent de cette période s'élève3 à cent trente-sept; celui des sermons perdus peut être évalué à près de cent4.
Durant cette période, où Bossuet continuait d'être attaché à
1. Le Dieu, Mém., p. 106.
2. Les principaux discours de cette époque sont : le sermon sur l'Èminente dignité des pauvres, 1659; le panégyrique de saint Paul (vers 1659); les sermons sur l'honneur du monde et sur la Passion pour le vendredi saint, 1660; sur la parole de Dieu, sur la haine de la vérité, sur la nécessité des souffrances, 1661 : le panégyrique de sainte Catherine, vers 1661; les sermons sur L'impénitence finale (ou sur le mauvais Riche), sur la Providence (2° sermon), sur l'ambition, sur la mort, sur les devoirs des rois, sur L'ardeur de la pénitence, 1662; sur la vigilance, sur la divinité de la religion, sur l'honneur, sur l'amour des plaisirs (ou sur l'Enfant prodigue), sur la justice, 1660; le panégyrique de saint André, 1668; le sermon sur les conditions nécessaires pour être heureux, 1669.
3. Toujours d'après les travaux de MM. Gandar et Lebarq.
4. Parmi lesquels il faut particulièrement regretter et signaler aux chercheurs deux panégyriques de saint Thomas d'Aquin (1657 et 1665), un sermon de 1662 sur l'Enfer, l'oraison funèbre d'Anne d'Autriche (18 janvier 1667), un panégyrique de saint Thomas apôtre (1668). — La liste générale de tous les sermons- perdus se trouve dans l'ouvrage de l'abbé Lebarq, p. 286 et suivantes.
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l'église de Metz 1, sa vie particulière n'a pas d'histoire. Il est distingué par Louis XIV; on songe à lui pour les deux cures emportantes de Saint-Eustache et de Saint-Sulpice, et l'opinion publique le désigne déjà pour l'épiscopat ; mais, d'une part, les revers de fortune de deux de ses parents et leur disgrâce plus ou moins méritée2, d'autre part, sa modération retardent pour lui cet « avancement », que tant d'abbés de cour sollicitaient avec plus d'ardeur et obtinrent bien plus tôt.
Les disputes sur la grâce étaient encore dans toute leur vivacité. Bossuet ne s'y mêle que pour improuver les exagérations des rigoristes de Port-Royal et leur attachement coupable à Jansénius, tout en marquant beaucoup d éloignement pour les relâchements des casuistes et les périlleuses complaisances du molinisme. Cette attitude intermédiaire vaut, en 1664-1665, à l'élève de Nicolas Cornet d'être choisi par l'archevêque de Paris, Péréfixe, comme négociateur, pour engager à la soumission les religieuses de Port-Royal, obstinées dans leur refus de signer le Formulaire. Cette intervention ne l'empêche pas de se lier, probablement vers cette date, avec le groupe des théologiens de Port-Royal, si fort vénérés alors de toute la société laïque et d'une grande partie de l'Eglise française pour la pureté de leur morale, l'indépendance de leur caractère, leur mérite de philosophes, de savants et d'écrivains. D'ailleurs, les « messieurs de Port-Royal » approuvaient, en Bossuet, son attachement à la théologie de saint Augustin. Aussi, à partir de la paix de Clément IX (1669), leurs relations s'établissent avec une intimité visible. La correspondance de Bossuet ou d'autres témoignages nous le montrent en rapports avec Le Roy, Pontchâteau, Hermant, Isaac Lemaistre de Sacy, Noël de Lalanne, Félix Vialart, évèque de Châlons, — sous la conduite spirituelle duquel il semble s'être mis, — et surtout avec Arnauld et Nicole qu'il pouvait voir à l'hôtel de Longueville3. C'est lui qui est q u n chargé par l'archevêque de Paris de reviser, de concert avec les
1. Dont il fut élu doyen en 1664, après avoir décliné une première fois cette dignité.
2. Ruine, peu honorable, en 1660, de son parent François Bossuet; soupçons qui pèsent, en 1668. injustement d'ailleurs, sur son frère Antoine, trésorier des États de Bourgogne.
3. Cf. plus haut, p. 261, ses liens avec les Condé.
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docteurs jansénistes, la version du Nouveau Testament de Mons; c'est à lui qu'est soumis le manuscrit de la Perpétuité de la foi, cette grande œuvre d'apologétique catholique contre le calvinisme, par laquelle les théologiens de Port-Royal célèbrent, en quelque sorte, leur réconciliation avec l'Église 1. Et c'est volontairement, sans en être officiellement chargé, que Bossuet donne en 1669 une approbation publique et des plus flatteuses au premier tome 2.
L'influence de Nicole et de ses amis, qui poussaient alors avec ardeur et succès la polémique contre les protestants, ne fut probablement pas étrangère à la rentrée de Bossuet dans la controverse publique, qu'il avait délaissée depuis sa joûte avec Paul Ferry. Non pas qu'il eût cessé de s'intéresser à la propagande théologique destinée à ramener les calvinistes à l'Église, — propagande que les desseins du Roi, de plus en plus transparents, mettaient impérieusement à l'ordre du jour. — En 1663, il avait sans doute pris part aux négociations conciliatrices engagées à Sedan avec le ministre Le Blanc de Beaulieu ; en 1666, il avait eu avec Paul Ferry une correspondance et des entretiens destinés à ménager, si possible, un rapprochement entre l'Église catholique et l'Église réformée; en 1665, 1668, 1669, les conversions de Dangeau, de Turenne 3 et du marquis de Lorges furent en partie son œuvre. Mais en 1669, il se détermine à préparer pour l'impression un petit livre qu'il avait composé pour instruire Dangeau et Turenne : l'Exposition de la doctrine catholique, parue en 1671 seulement, par suite du changement qui se fit alors dans la vie de Bossuet.
Bossuet précepteur du Dauphin. Interruption de ses travaux personnels (1670-1680).—Le 13 septembre 1670, il était nommé précepteur du Dauphin 3, alors âgé de neuf ans.
Or, à partir de cette date, jusqu'au mois de janvier 1680, où se
1. La Perpétuité de la foi de l'Église catholique touchant l'Eucharistie défendue contre le livre du sr Claude, Paris, 1669-1674 (3 vol. in-4).
2. Sur les rapports de Bossuet avec les jansénistes, voir divers articles de M. Gazier, dans la Revue polit, et littér., t. XV (1875) (renseignements curieux tirés des mémoires inédits du chanoine Hermant).
3. Les Colbert avaient déjà songé à lui pour ce poste en 1665. Le roi, voulant un évêque, avait nommé Bossuet, le 8 septembre de l'année précédente, évêque de Condom. Bossuet se fit sacrer le 21 septembre 1670, mais un an après (novembre 1671), obéissant à un scrupule de conscience, il se démit de son évêché.
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termina son emploi, ses travaux prennent un tour tout différent.
Il ne remonte pour ainsi dire plus dans la chaire. Entre le mois de septembre 1670 et le mois de novembre de l'année 1681, il ne nous reste de lui que six discours (dont deux très notables' : le sermon pour la profession de Mlle de La Vallière, 1675, et le sermon sur l'unité de l'Église prononcé, le 9 novembre 1681, à la messe d'ouverture de l'assemblée générale du clergé connue sous le nom d'assemblée de 1682). Il n'y a guère, dans ces onze années, que trois sermons ou allocutions qui ne nous soient pas parvenus. Il ne fait, durant cette période, aucune oraison funèbre.
Quant à la controverse, bien que l'Exposition fût fort discutée, il laisse inachevés et inédits quelques petits écrits que les attaques des protestants lui suggéraient, et il ne publie même une seconde édition revue de son ouvrage de 1671 que huit ans plus tard, en 1679. Ce n'est qu'en 1618 qu'il accepte, sur les instances d'une nièce de Turenne, Mlle de Duras, de s'associer, par une conférence avec le ministre Claude, à cette renaissance des controverses publiques que la prévision prochaine de la révocation de l'édit de Nantes mettent un peu partout à l'ordre du jour ; et cette conférence, il ne la publiera qu'en 1682. C'est en 1682 seulement que parait son Traité de la communion sous les deux espèces. Ce n'est qu'à partir de 1680 qu'il entreprend l'Histoire des variations des Eglises protestantes. L'instruction de son élève l'avait occupé tout entier.
Travaux en vue de l'instruction du Dauphin. La culture classique de Bossuet. — Sauf les mathématiques et la physique, toutes les parties de cette instruction lui étaient confiées, même le droite 2. Le sous-précepteur, Daniel Huet, n'était qu'un suppléant, en cas d'absence et de maladie, et Bossuet, racontant au Pape, en 1619, la mission dont il avait été chargé 3, pouvait déclarer avec exactitude qu'il avait, seul, donné toutes les leçons. Leçons quotidiennes, sans aucune exception qu'acci-
1. Rappelons aussi le sermon pour Pâques 1681, sur les effets de la résurrec- tion de J.-C.
2. Voir Floquet, Bossuet précepteur du Dauphin. Sur ce sujet, on n'a presque rien ajouté à ses recherches.
3. Epistola ad Innocentium XI de institutione Delphini.
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dentelle, et qui avaient lieu trois fois par jour. Le peu de loisirs que laissait au précepteur une telle assiduité était consacré par lui à la préparation de son enseignement. Les livres dont se servit le Dauphin furent presque tous l'œuvre de son maître.
Or, en 1671, le royal élève n'était encore qu'au seuil des études classiques, où le président de Périgny, son premier précepteur, ne l'avait initié que d'une façon à la fois insuffisante et maladroite.
Bossuet dut donc commencer par écrire des grammaires 1. Puis il réunit les matériaux d'où se dégageront peu à peu les trois parties du Discours sur l'histoire universelle, publié seulement en 1681, mais rédigé déjà depuis quelques années 2. Il composa ensuite un long précis d'histoire moderne, faisant suite à l'Histoire univer- selle, précis formé des résumés d'histoire faits par le Dauphin d'après les leçons orales de son précepteur3, et que, sans doute, on voulait publier plus tard sous le nom du prince, comme l'Histoire de France. Quant à cette histoire de France, résultat de longues lectures des textes originaux, Bossuet la professa au jour le jour 4 devant le Dauphin, qui la rédigeait, et ce furent ces rédac-
1. Floquet, Bossuet précepteur, p. 59-60. — Bossuet fit aussi même pour le Dauphin probablement une Prosodie, et sûrement des modèles d'écriture. (Cf.
Bourseaud, ouvr. cité, p. 33.)
2. Lettre du 8 mai 1681 à G. de Néercassel, évêque de Castorie.
3. C'est ce travail que l'on a publié en 1806 comme une continuation du Dis- cours sur l'Histoire universelle. Or les divers mss qui nous restent de cet ouvrage ni ne sont des autographes de Bossuet, ni ne peuvent être supposés des copies d'un travail de lui. Le style en est très souvent rudimentaire, incorrect, enfantin.
11 y a parfois des bévues grossières où l'on sent que le rédacteur a mal compris ou n'a même pas compris du tout les faits qu'il raconte. L'orthographe et l'écriture ne sont pas d'un copiste de profession, mais d'une main inexpérimentée.
Nous avons là, sans doute, soit les brouillons du Dauphin lui-même, soit des copies successives de ces brouillons exécutées par quelque valet de chambre ignorant. Bossuet y a ajouté des corrections et des additions nombreuses. Il laisse cependant le style assez terne et souvent lourd et vulgaire, ce qui ferait croire qu'il tenait à conserver à cet ouvrage un peu de son air primitif.
4. Les renseignements donnés par Bossuet à Innocent XI (De Inst. Delph., IV) sur sa méthode de professeur d'histoire nous font clairement comprendre comment l'Histoire de France s'est peu à peu formée, grâce à cette collaboration, inégale, de l'élève et du maître. « Ea (c'est-à-dire les faits tirés ex fontibus acprobatissimis quibusque scriptoribus) nos principi viva voce norrare, quantum ipse memoria facile retineret (c'est la leçon orale); mox eadem recilanda reposcere (l'interrogation) ; is postea gallico sermune pauca conscribere (ce sont les rédactions résumées, soit d'histoire générale de l'Europe, — voir la note précédente, — soit d'histoire de France, qui ont formé le premier fond de l'ouvrage); mox in latinum vertere; in thematis loco esse (ce sont les thèmes du Dauphin dont nous avons les manuscrits; cf. Bourseaud, ouvr. cité, p. 49-50); nos utraque (c'est-à-dire les thèmes latins et les rédactions françaises) pari diligentia emendare; ultimo hebdomadis die, quæ per totum scripta essent, uno tenore relegere, in libros dividere, libros ipsos ilerum iterumque revolvere. Hinc assiduitate scribendi faclum est ut historia nostra, Principis manu styloque (ces deux expressions sont fort
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tions revues de près par Bossuet, pour le style comme pour le fond, en vue de la publicité, qui constituèrent les deux volumes, parus en 1747 ', sous le nom du fils de Louis XIV, mais insérés depuis, avec raison, parmi les œuvres de son maître. — Dans l'ordre des études philosophiques, même active production : vers 1677, une « Introduction à la philosophie en quatre gros cahiers 2 », publiée plus tard (en 1732), sous le titre de Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même; - vers 1679, une Logique, non point abrégée, comme on l'a dit parfois 3, de la Logique de Port-Royal, mais tirée directement des traités logiques ou psychologiques d'Aristote 4; — vers le même temps, un Traité rie,,, Causes5 et un écrit De Existentiel Dei ; — peut-être un traité de Morale 6, en tout cas de nombreux extraits, faits à l'intention du Dauphin, des écrits moraux d'Aristote, de Platon, de Xénophon, de Cicéron, ainsi que de l'Écriture Sainte.
De cette époque date aussi la première partie ou la première rédaction de la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture Sainte 7.
En 1679, Bossuet écrit au pape Innocent XI un long mémoire sur la méthode qu'il avait suivie dans l'instruction de son élève 8, et ce mémoire, précisément, permet de croire que Bossuet avait encore composé à cette occasion plusieurs traités de Rhétorique, de Jurisprudence et même de Physique. Nous voyons, du reste, par le Traité de la Connaissance de Dieu que, bien qu'il ne s'occupât point des sciences, il tâchait de mettre son enseignement philosophique en harmonie avec les découvertes de la physiologie, et nous savons 9 qu'il assista à des cours de l'anatomiste Guichard Duverney.
exactes, on le voit : le prince n'y mettait guère que sa main et sa plume) con- fecta. 1/(1 postrema juin régna devenant ; et latina quidem, er quo ea lingua satis Principi nota, omisimus ; reliquam historiam gallice codem studio persequiniur. En effet le ms. latin (Bibl. roy. de Bruxelles) s'arrête à la mort de Louis XI.
1. Édition de l'abbé Pérau. — L'abbé Bossuet avait voulu la publier dès 1708.
2. C'est le titre que l'abbé Le Dieu met à une copie qu'il possédait de cet ouvrage et qui a été conservée.
3. L'abbé Hémey d'Auberive, édit. dite de Versailles, t. I, préf., p. XXII,
4. Publiée en 1828 par M. Floquet, de même que le De Existentia Dei.
5. Découvert en 1830 par M. Floquet; publié par M. Nourrisson en 1852.
6. Cf. l'abbé M., Traités de Logique et de Morale de Bossuet, 1858, Introduction.
7. Publiée en 1709 par l'abbé Bossuet. — Il est malaisé de savoir au juste (Journal, t. I, p. 151 sqq.) si le travail commencé par Bossuet le 27 septembre 1700, d'après les renseignements de l'abbé Le Dieu, fut une continuation de l'ouvrage inachevé, ou la revision d'une rédaction déjà complète.
8. Mémoire publié seulement en 1709 avec la Politique.
9. Cf. Floquet, Bossuet précepteur, ch. VII et XIII. -
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Tout cela prouve quelle place le préceptorat de Bossuet tint dans sa vie. Les résultats pour le Dauphin de tant de sollicitude, sans être aussi nuls qu'on l'a prétendu, furent assurément médiocres 1. En revanche, le maître y gagna. Si l'on peut regretter, à un certain égard, que la façon largement consciencieuse dont Bossuet entendit ses obligations professorales l'ait détourné pendant un long temps des travaux entrepris, il est bon de constater que cette initiation, quelque superficielle qu'elle pût être, au droit, à la politique, aux sciences naturelles, cet apprentissage de la recherche historique, surtout enfin ce commerce renoué avec les grands écrivains et les grands penseurs grecs et latins, ont exercé, tant sur sa pensée que sur son style, une influence notable. Et certes, cette « union des deux antiquités » qui, aux yeux de plusieurs historiens de notre littérature 2, est la grande originalité de Bossuet, date de cette époque de 1670 à 1680, où il recommença, pour ainsi dire,
en vue de son élève, son instruction classique 3.
La vie à la cour durant cette période. L'homme. —
C'est alors également que nous pouvons le mieux constater, soit par sa correspondance même, de plus en plus abondante4, soit par des témoignages extérieurs, ce qu'il fut en tant qu'homme. En dépit des apparences, de l'idée pompeuse que peut donner de lui la forme de ses ouvrages les plus connus, de l'impression parfois fàcheuse que l'on peut prendre de son caractère par les luttes de tout genre où il s'est jeté avec tant de vivacité et d'énergie, la simplicité et la bonté faisaient le 1 fond de sa nature. Passionné, sans doute, et d'autant plus fortement convaincu qu'il avait, comme nous l'avons vu, fortifié par l'étude les idées que l'éducation lui avait inspirées, il joignait, comme il arrive, à cette intransigeance de foi et à cette ardeur de propagande la douceur qui vient souvent de la foi robuste
1. Cf. Floquet et Lanson, ouvrages cités. (Voir à la Bibliographie.)
2. Cf. D. Nisard, Hist. de la littér. fr. (8° édit.), 1. III, ch. XIII, p. 219 sq.
3. Cf. les extraits mss de Platon, Aristote, Xénophon, Plutarque, Lucrèce, Diogène Laerce, Denys d'Halicarnasse, César, Térence, dans les mss fr. de la Bibl. Nat., n°s 12830-12831, 12839.
4. La correspondance de Bossuet publiée est évidemment loin d'être complète.
On doit pouvoir en retrouver encore même dans les bibliothèques publiques (sous la signature J. Bénigne pour l'époque de Meaux, signature qui a parfois trompé les chercheurs). — On signalait'naguère encore une correspondance iné- dite de Bossuet et du président de Simony, son parent.
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et de la confiance imperturbable dans le succès. Profondément honnête, il a même l'honnêteté candide, et cette louange, bien près d'être irrévérencieuse, est implicitement contenue dans plusieurs témoignages du temps, quand elle n'y est pas expressément formulée. Comme on l'a dit excellemment 1, il n'a rien d'un « homme du monde ». « Il a gardé toute sa vie de son éducation de lévite»,— et j'ajoute que sa vie retirée et studieuse n'était pas faite pour l'en corriger, — « un fond de timidité, d'inexpérience et de gaucherie même. » Point de vanité littéraire : ce que nous avons déjà vu des écrits qu'il néglige et qu'il oublie le prouve suffisamment. Point d'ambition politique. Il ne songe pas à profiter de sa situation de précepteur pour se mêler aux affaires, même aux affaires ecclésiastiques dont le confesseur du roi et l'archevêque de Paris conservent, sans qu'il la leur dispute, la surintendance. Deux fois seulement, durant ces onze années où il approchait journellement Louis XIV, nous le voyons user de l'autorité dont il peut disposer, et nullement dans une vue d'intérêt personnel : c'est, en 1678, quand il fait interrompre les conférences de critique et d'histoire que tenait son ancien maître de Navarre, le docteur Launoy, et qu'il fait supprimer l'Histoire du Vieux Testament de l'exégète oratorien Richard Simon. Rien ne permet de supposer qu'il ait été mêlé à la pré, paration de la révocation de l'Edit de Nantes, et les documents ne nous montrent son intervention, rare et secondaire d'ailleurs, dans les mesures d'oppression dont les protestants furent victimes, qu'à partir de 1682 2. Son crédit auprès du roi est nettement limité. Très estimé de Louis XIV, il n'a de relations intimes avec lui que dans de certaines circonstances graves 3, dont il profite d'ailleurs pour adresser au souverain des reproches respectueux et des avertissements pleins de franchise4, mais son influence de conscience paraît avoir été aussi faible que passagère. Au reste, les faveurs qu'il reçoit de la cour n'ont rien, je ne dis pas d'excessif, mais de considérable pour le temps 5.
1. Brunetière, art. sur Bossuet dans la Grande Encyclopédie.
2. Cf. mon livre sur Bossuet, historien du protestantisme, p. 295 sqq.
3. Par exemple en 1675, quand il fut question de l'éloignement de Mme de Montespan.
4. Lettres au roi, 1675 (éd. Guillaume, t. IX).
5. N'ayant plus d'évêché, il reçoit deux bénéfices dont les revenus, assez
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Pour accroitre matériellement ou moralement cette situation, pour « s'avancer », il ne fait rien, semble-t-il. Du moins, il ne fait !
pas ce qu'il fallait faire. Parmi « les grands » de naissance, il ne fréquente que le prince de Condé, qui, dans son éloignement, n'était point le dispensateur des grâces ; parmi les ministres, il n'est lié qu'avec Le Tellier, dont le crédit, jusqu'en 1683, fut toujours fortement combattu. A la cour, il est lié avec Bellefonds, lequel est disgracié. Il se mêle activement de cette entrée en religion de Mlle de la Vallière que le roi, ni Mme de Montespan n'approuvaient guère. Son rôle en 1675, où il croit pouvoir obte- nir de bonne volonté la séparation du roi et de Mme de Montes- pan, met à la fois contre lui la favorite et les beaux esprits de la cour qui raillent de son insuccès le trop crédule prélat.
A la « ville », où sont ses relations ordinaires, il ne cache pas ses sympathies pour ce groupe janséniste, dont la hauteur morale, l'activité, l'intelligence l'attirent. Il est plus lié avec les Bénédictins qu'avec les Jésuites. Il écrit souvent à Rancé ou à Nicole : on n'a point de lettres de lui au Père de La Chaise. Il est en correspondance avec des savants ou des prêtres obscurs.
Il ne dirige point d'âmes illustres; il n'est le « directeur » d'aucun ministre, ni d'aucune princesse. C'est un maladroit, parce que c'est un modéré.
Son attitude, qu'on lui a si âprement reprochée 1, à l'assemblée ile 1682, le prouve bien. Il était gallican et de naissance, si l'on peut dire, —étant fils et petit-fils de parlementaires,— et de conviction raisonnée : persuadé qu'une certaine indépendance était indispensable aux églises nationales pour s'imposer aux peuples, tD que cette indépendance relative était conforme aux traditions anciennes, que d'ailleurs l'église de Rome avait à se reprocher assez d'abus pour qu'il fût expédient de n'être point avec elle en relations trop directes et trop intimes. J'ajoute qu'il crut de bonne foi, au moins pendant la première partie de sa carrière, que l'ultramontanisme était le plus sérieux obstacle à cette réu-
élevés nominalement, ne l'étaient pas sans doute autant en réalité, et ne devaient pas lui permettre de mener grand train : le prieuré du Plessis-Grimault (1671), l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais (1672), l'un de 9 000 livres, l'autre de 22 000.
— Il y a lieu de croire que ses appointements de précepteur ne lui étaient pas fort exactement payés.
1. Joseph de Maistre, l'abbé Réaume, Ch. Gérin (voir à la Bibliographie).
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 18
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nion, qu'il désirait et préparait, des églises protestantes, calvinistes d'abord, puis luthériennes. Mais il n'était point gallican à la façon des conseillers de Louis XIV, jaloux d'asservir l'Église à l'État. Il allait jusqu'à ne pas « trouver bon le droit du roi » dans ; l'affaire de la Régale. Il repoussait avec horreur l'idée d'un schisme, à laquelle s'ouvrait volontiers, avec Colbert, l'archevêque de Paris, Harlay1. C'est de ces idées qu'il s'inspire dans ce sermon sur l'Unité de l'Église (9 novembre 1681), qui, à ce moment et au point où en étaient les choses, avait moins de chance de déplaire à la cour de Rome qu'à la cour de France.
S'il accepte de formuler les Quatre Articles, c'est pour en assurer la teneur modérée; mais l'opportunité ne lui en apparaît pas.
S'il consent, sur l'ordre, évidemment, de Louis XIV, à rédiger en latin la Défense de la Déclaration, il ne la publiera, et même ne l'achèvera jamais. Et c'est peut-être à partir de cette date de 1682 que son gallicanisme mitigé commence de se rapprocher du Pape Cette sagesse d'esprit, ce goût de l'équilibre, ce ferme propos de tenir le milieu est le dernier trait qu'il faille signaler dans sa nature intellectuelle ou morale; il s'affirme, aux deux dates extrêmes de sa maturité : en 1662 par les déclarations de l'oraison funèbre de Cornet relatives au jansénisme; en 1682, par le sermon sur l'Unité de l'Église.
Bossuet évêque de Meaux : Première période (1682-1692).
— Les grands ouvrages de controverse historique. —
Les occupations diverses3 que cette Assemblée du Clergé imposa à Bossuet, même après qu'elle fut dissoute, les soucis nouveaux que vint lui apporter l'administration du diocèse qui lui était
1. Cf. les principaux textes dans mon édition des Sermons choisis, p. 467-471, 501.
2. Voir Griveau, Étude sur les Maximes des Saints, t. Il, p. 444 à la fin.
3. D'abord cette Defensio declarationis cleri gallicani, composée de 1683 à 1685, sur le désir de Louis XIV ou de ses ministres, pour répondre aux nombreux écrits qui l'avaient attaquée (ouvrages de Schelstrate, d'Aguirre, de Sfondrati, des théologiens de Louvain, etc., 1682-1684). Une deuxième rédaction, considérablement modifiée, de cet ouvrage a été faite par Bossuet de 1693 à 1697 (voir Griveau, t. II, p. 633, etc.), et porte le titre de Gallia orthodoxa. Bossuet l'avait remise à son neveu, avec défense de la laisser publier, ni même voir, qu'avec l'autorisation du roi, jugeant « qu'il ne la laisscr avoir qu'une nécessité absolue l'autorisation du roi, jugeant « qu'il ne devaiL y avoir qu'une nécessité absolue qui dÎlt obliger S. M. à consentir qu'on publiàt un ouvrage de cette nature ». La première rédaction fut publiée furtivement à Luxembourg en 1730; la seconde l'a été en 1745, sous le titre de Defensio Declarationis. — De plus. Bossuet, pendant l'assemblée de 1682, avait voulu demander la condamnation des erreurs de la Casuistique et du Probabilisme : c'est à ce propos qu'il composa un Decretum de morali disciplina et un petit traité de l'Usure qu'il reprit plus tard, en 1700.
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confié, l'empêchèrent de retourner immédiatement à la prédication, ou de reprendre tout de suite à fond les travaux de controverse auxquels il avait déjà commencé de se remettre dans les deux dernières années, moins occupées, de son préceptorat (Traité de la Communion sous les deux espèces, 1682; Relation de la conférence avec M. Claude, augmentée de Réflexions sur un Écrit de M. Claude, même année). Néanmoins, à partir de 1683, il travaille soit à la Défense de son Traité, vivement discuté, de la Communion sous les deux espèces, soit à l'Histoire des Variations des Églises protestantes. Et il y travaille sous deux influences différentes 1 : 1° sous celle des théologiens de Port-Royal, qui portaient systématiquement sur le terrain historique la dispute contre les protestants; 2° sous l'influence des érudits dont il faisait sa compagnie habituelle. Peu de temps après son arrivée à Paris, il avait fréquenté à « l'acaiémie Lamoignon », rendez-vous des Du Cange, des Tavernier, des Charles Patin. Ses fonctions de précepteur du Dauphin l'avaient mis en rapport avec plusieurs savants français ou étrangers. Le projet conçu par Montausier de faire composer, en vue de l'éducation du fils de Louis XIV, des ouvrages historiques par les savants les plus compétents en chaque matière, lui avait fait connaitre de près des érudits de mérite, comme Géraud de Cordemoy, Jean Rou, Jean Doujat, et parfois de très grand mérite, comme ce Tillemont, — un janséniste aussi, — qui dans ses travaux d'histoire ecclésiastique professait pour la vérité le respect le plus absolu, « étant certain, disait-il, que la vérité ne peut être contraire à la piété ». Alors aussi Bossuet entre en commerce régulier avec l'illustre compagnie des Béné- dictins, parmi lesquels on comptait alors Michel Germain, Bernard de Montfaucon, Martène, Ruinart et Mabillon, ces deux derniers amis intimes du prélat. Et il est permis de supposer, quand on sait combien Bossuet fut toujours ouvert aux instructions et aux conseils d'autrui, que cette fréquentation coutumière d'hommes de talent, dont la vie était vouée aux travaux précis de la critique et aux laborieuses recherches de l'histoire, eut sur son esprit une réelle action 2.
1. Cf. Bossuet historien du Protestantisme, 1. I, ch. II.
2. Rappelons aussi « ce petit concile » de Saint-Germain, celle réunion de phi-
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Ce qu'il y a de sûr en tout cas, c'est que les ouvrages de controverse ou de théologie exégétique qu'il publie à cette époque sont tous empreints, plus ou moins, d'un caractère historique très marqué. Ce sont : la deuxième édition, revue, du Traité de la communion sous les deux espèces (1686) ; — la Tradition défendue sur la matière de la communion sous une seule espèce, commencée en 1683, et abandonnée, sans être achevée, pour d'autres travaux; — l'Histoire des Variations des Églises protestantes (1688); — l'Explication de l'Apocalypse (1689) ; — la Défense de l'Histoire des Variations (1691); — les Avertissements1 aux Protestants sur les lettres pastorales du ministre Jurieu (1689-1692).
Reprise de la prédication. — En même temps, Bossuet se consacre de nouveau à la parole sacrée avec une ardeur dont le petit nombre des œuvres imprimées ou écrites 2 ne peut nous donner une idée exacte. Non seulement il consent, sur la demande du roi et des familles, à prononcer les oraisons funèbres de Marie-Thérèse (1683), d'Anne de Gonzague (1685), de Michel Le Tellier (1686), de Condé (1687), mais il recommence à exercer, dès l'expiration de son préceptorat, le ministère de la prédication presque avec l'assiduité d'un simple prêtre. « Il avait pris possession de l'évêché de Meaux le dimanche 8 février 1682, raconte l'abbé Le Dieu3, et, dès le mercredi suivant, jour des Cendres, prêchant dans sa cathédrale, il déclara qu'il se destinait tout à son troupeau et consacrerait ses talents à son instruction. » Il tint parole. En 1683 et 1684 il prêche, à Meaux, tout ou partie du Carême; et tous les ans, jusqu'à sa mort, à très peu d'exceptions près, il prend la parole dans sa cathédrale aux cinq grandes fêtes, ne s'en dispensant jamais volontairement, « même pour l'exercice de sa charge de premier aumônier de la
lologues et d'orientalistes que Bossuet avait réunis autour de lui pour préparer une traduction commentée de toute la Bible (cf. plus loin, p. 287); sa correspondance avec l'abbé Nicaise (sur l'abbé Nicaise, voir les publications de Caillemer, Eug. de Budé, L. G. Pélissier, E. du Boys), etc. — Bossuet fut élu membre de l'Académie française en 1671.
1. Ces Avertissements sont au nombre de six, publiés les trois premiers en 1689; le quatrième et le cinquième en 1690; la première partie du sixième en 1691 ; la seconde en 1692. — Bossuet en avait composé un autre « sur le reproche d'idolâtrie ». qu'il ne publia pas, et qui n'a paru qu'en 1753.
2. Il se peut, en effet, qu'à partir de cette date Bossuet ait perdu l'habitude d'écrire, au moins d'une façon développée, ses sermons. Voir plus loin, p. 325.
3. Mém., p. 182.
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Dauphine », où il se faisait suppléer ces jours-là1. Il prêche également dans les diverses paroisses ou chapelles de couvent de sa ville épiscopale (panégyriques de saint Jacques le Mineur, de saint Étienne, de saint Cyr, de saint Bernard, de saint Augustin); il prend part personnellement, aux missions (soit de Meaux2, soit
des autres villes ou villages du diocèse), principalement l'année de la Révocation; en 1692, à l'occasion du Jubilé, « il prêcha bien, dit un témoin, l'espace de quinze jours » ; il parle dans toutes ses tournées pastorales 3, aux confirmations, aux bénédictions de cloches; il ne refuse jamais une allocution aux religieuses des nombreux monastères qu'il visite; il prononce toujours quelques mots dans les conférences des curés, ou dans les synodes diocésains, ou aux ordinations. Pendant les vingt ans de son épiscopat qu'il resta valide, il allait, suivant le mot de l'abbé Le Dieu, « d'une paroisse à l'autre, l'Évangile à la main4».
Il ne nous reste, de cette dernière période de l'activité oratoire de Bossuet, qu'une trentaine de pièces, quoiqu'on puisse évaluer à « plus de trois cents » le nombre des discours qu'il prononça durant ces vingt années.
Administration diocésaine. — Cependant l'administration de son diocèse l'occupait d'autant plus qu'il s'y trouvait en présence de difficultés graves. Les prétentions de certains monastères, de femmes surtout5, qui prétendaient ne relever que du pape et se soustraire à l'obéissance de l'Ordinaire, l'obligeaient non pas seulement à parler et à écrire, mais à plaider (affaires de Faremoutiers, 1682; de Jouarre, 1689 et années suivantes; de Rebais, 1693-1696). Toutefois il trouve le loisir de dédier à ce troupeau qu'il s'engageait à « nourrir de la parole de vie », de nombreux ouvrages d'édification. En novembre 1686 il adressait aux « nouveaux catholiques » de son diocèse une
1. Il prêche également à Paris à l'occasion de plusieurs abjurations. Voir, pour tous ces détails, l'abbé Lebarq, Histoire de la prédication de Bossuet.
2. En 1684, une mission ; en 1685, quatre ; en 1686, deux ; en 1687, une ; en 1688, deux; en 1689, deux; en 1692, une.
3. Ces visites eurent lieu depuis 1683, tous les ans, jusqu'au moment où la maladie de la pierre réduisit Bossuet à l'immobilité, c'est-à-dire 1701 ou 1702.
4. Le Dieu, Mém., p. 119. C'est le 5 septembre 1702, à un synode à l'évèché, qu'il donna sa dernière homélie. Peu de temps après, la maladie lui interdisait tout travail.
5. Bossuet avait déjà eu, en 1664, étant doyen de Metz, à soutenir une lutte de ce genre : sur l'affaire curieuse de Sainte-Glossinde de Metz, voir Floquet.
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longue Lettre pastorale destinée à combattre dans leur esprit les conseils que leur adressaient de Hollande les ministres réfugiés; en 1687, il fait paraître le Catéchisme du diocèse de Meaux; en 1689, l'Explication de quelques difficultés sur les prières de la messe, rééditée, avec correction, en 1691 ; en 1689 également, les Prières ecclésiastiques pour aider le chrétien à bien entendre le service de la paroisse aux dimanches et aux fêtes principales. En 1691, il publie le Liber Psalmorum, travail d'exégèse, fragment d'une plus grande œuvre projetée1. En 1692, parait de lui une lettre sur l'Adoration de la Croix à un trappiste, protestant converti. Cette période de la vie de Bossuet est, au point de vue des œuvres écrites, la plus étonnamment féconde.
Bossuet évêque de Meaux : Deuxième période (1693- 1704). — I. Correspondance spirituelle, ouvrages mystiques, projet de réunion des Luthériens, etc. — Les dix dernières années de son existence nous offrent moins d'œuvres étendues, moins d'œuvres achevées, mais une égale activité.
C'est le beau temps de sa correspondance spirituelle. Bien que, comme on l'a remarqué avec raison et expliqué avec ingé; niosité 2, la direction des âmes ne fût pas sa vocation propre ni son occupation préférée, il entretient néanmoins un assidu commerce de lettres avec les sœurs Cornuau, de Luynes, d'Albert, du Mans, d'autres encore 3. C'est pour les Visitandines de : Meaux qu'il compose (probablement à partir de 1693) et termine
en 1695 les Méditations sur l'Évangile4; c'est pour des religieuses aussi, probablement, qu'ont été achevées, après 1695, les Élévations sur les mystères5. Et c'est encore en tant que pasteur qu'il
1. Voir plus loin, Écrits bibliques.
2. Lanson, ouvr. cité, p. 466 sqq.
, 3. Les lettres spirituelles de Bossuet sont au nombre d'environ 800 : 283 à Mme d'Albert, 165 à la sœur Cornuau, 140 à mesdames de Luynes, du Mans, et autres religieuses de Jouarre; 25 à Mme de la Maisonfort; 110 à des religieuses de divers monastères, Faremoutiers, Jouarre, etc.; ces dernières mêlées de beaucoup de matières administratives ou disciplinaires. — Auparavant, en dehors d'une vingtaine de lettres, disséminées dans la Correspondance générale où des sujets spirituels sont touchés, les seules lettres de direction de Bossuet qui nous restent sont celles qu'il adressait, en 1662, « à une demoiselle de Metz ».
4. Publiées en 1730-31 par son neveu. Le titre donné par Bossuet était : Réflexions sur l'Évangile.
- ., 5. Publiées par l'abbé Bossuet en 1727. Voir les polémiques soulevées par ces deux ouvrages à leur apparition, dans les Mém. de Trévoux, 1731 et 1732.
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publie, en 1695, une Ordonnance sur les États d'oraison; en 1696, des Méditations pour le temps de Jubilé; en 1698, des Ordonnances synodales pour la célébration des fêtes; en 1700 et 1701, deux Instructions pastorales étendues sur les promesses de Jésus-Christ à son Église; en 1701, de nouvelles éditions de plusieurs des livres d'édification parus en 1689 et dans les années suivantes; en 1702, des Méditations pour le Jubilé sur la rémission des péchés.
Mais il semble aussi que par un regain de courage chrétien, Bossuet sente le besoin d'étendre plus loin son influence et de vouer les restes de sa force aux affaires générales de l'Eglise.
Il se prête volontiers aux sollicitations qui l'y convient. Il se mêle, de 1691 à 1693, aux négociations entamées par Molanus, abbé de Lokkum, et poursuivies, au nom du duc de Hanovre, par Leibniz, en vue d'une réunion des Luthériens à l'église romaine 1. Il intervient en 1698, dans le changement de la politique de Louis XIV à l'égard des nouveaux convertis, conseille des mesures plus douces, inspire les Instructions envoyées dans ce sens aux Intendants 2. Et dans un long échange de lettres avec Lamoignon de Basville, intendant du Languedoc, et les évêques du midi de la France, il soutient avec subtilité et énergie la nécessité d'une demi-tolérance qui ne risque pas, en voulant faire trop brutalement des catholiques, de faire seulement des hypocrites.
II. Les dernières luttes : Ellies du Pin, Caffaro, Fénelon, le Probabilisme, Richard Simon, les Jansénistes. — Ces dernières années de Bossuet sont pareillement les plus polémiques. Aussi bien n'est-ce plus à présent contre des hérétiques ou des schismatiques que les circonstances l'appellent à combattre, mais contre des catholiques même dont 1 les imprudences ou les erreurs lui paraissent menacer l'autorité de l'Eglise ou la pureté de la foi.
Déjà les disciples plus ou moins fidèles de Descartes, encore qu'ils se prétendissent orthodoxes, l'avaient inquiété; dès 1687,
1. II ecrivit à cette date (1692) le De scripto cui titulus : Cogitationes privatæ de methodo reunionis Ecclesiæ protestantium cum Ecclesia romano-catholica et Ie Judicium meldensis episcopi de summa controversix de Eucharistia.
2. Sur la conduite de Bossuet à l'égard des protestants et des « nouveaux catholiques » de son diocèse, cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 295 sqq.
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il avait eu à discuter de près avec le P. François Lami et il avait failli se brouiller ouvertement avec le P. Malebranche.
Mais un bien plus visible danger était celui des opinions historiques du docteur Ellies du Pin, dont il dénonce, dès 1692, la hardiesse, et contre lesquelles il écrit, probablement à cette époque, un Mémoire de ce qui est à corriger dans la Nouvelle Bibliothèque ecclésiastique 1, et des Remarques sur l'histoire des conciles d'Ephèse et de Chalcédoine 2. Et quant à ce Richard Simon, qu'il avait déjà voulu réprimer 3, ses tendances au socinianisme paraissent désormais à Bossuet indéniables et le déterminent à entreprendre une Défense de la Tradition et des Saints Pères que le Quiétisme l'empêchera longtemps de poursuivre. Il a du moins le temps, avant que cette autre querelle l'absorbe tout à fait, de sévir contre un père Caffaro, théatin, apologiste du théâtre : il le réfute vigoureusement, d'abord dans une longue lettre privée, puis, vu l'importance, à ses yeux, de la matière, dans les Maximes et Réflexions sur la Comédie4. C'est en cette année 1694 que Mme Guyon, dont la propagande mystique à Saint-Cyr et dans le diocèse de Chartres commençait à inquiéter l'évêque de Chartres et Mme de Maintenon elle-même, son amie, vient se retirer dans un couvent de Meaux et soumet elle-même au jugement de Bossuet ses écrits qu'il condamne formellement par une longue lettre5. Elle en appelle, sur le conseil de Fénelon; et, sur sa demande, Bossuet s'adjoint l'évêque de Châlons, bientôt après archevêque de Paris, Antoine de Noailles, et l'abbé Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, qui, pendant dix mois, délibèrent avec lui à Issy sur les doctrines incriminées. C'est Bossuet qui dirige les conférences et y expose les doctrines de Mme Guyon. Pour éclairer ses confrères il compose, dès 1694, un ouvrage, la Tradition des Nouveaux 1 mystiques 6. Il rédige les « Trente-quatre articles » 7, où les trois docteurs font souscrire Fénelon, non sans peine et sans protestation, à une déclaration doctrinale qui condamne la
1. Ouvrage d'Ellies du Pin, publié de 1686 à 1704.
2. Publiés, l'un et l'autre, seulement en 1753.
3. Cf. plus haut, p. 272. - -
4. 1694. — La Lettre au P. Caffaro n'a été publiée qu'en 1778.
5. Du 11 mars 1694, publiée pour la première fois en 1748.
6. Publiée pour la première fois en 1153.
7. Signés par les docteurs le 10 mars 1695.
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théorie du « pur amour », comme propre à donner aux fidèles une fausse idée de la dévotion mystique, un dégoût funeste de ( l'action morale et de la piété positive, une négligence scandaleuse des dogmes essentiels de la foi chrétienne. Il promulgue cette déclaration dans son diocèse par une Ordonnance qui l'explique, et bientôt il la commente plus amplement par une Instruction pastorale sur les États d'oraison 1. Fénelon ayant publié entre temps son Explication des Maximes des Saints sur la vie intéi-ieure il sollicite, avant d'engager contre son ami et disciple une controverse publique, des conférences que Fénelon décline. Dès lors il écrit contre lui, d'abord sous l'anonymat (Réponse à une lettre de MST /'archevêque de Cambrai 3), puis de concert avec l'archevêque de Noailles et l'évêque de Chartres (Declaratio trium episcoporum 4), puis seul et sous son nom (Summa doctrinw libri cui titulus : Explication des Maximes des saints, Divers Ecrits ou Mémoires sur le même livre, Réponse de Mgt l'évêque de Meaux à quatre lettres de Mgr l'archevêque duc de Cambray 5), et il réplique, coup pour coup, aux réponses également nombreuses que Fénelon multi- plie. Mais bientôt, à la chaleur purement intellectuelle avec laquelle Bossuet défend ce qu'il croit l'intérêt vital de l'Eglise, se mêle, de plus en plus, l'aigreur que lui causent, d'abord une résistance acharnée, souvent heureuse, soutenue par de hautes sympathies, ensuite les faux-fuyants de la tactique subtile d'un esprit très différent du sien, enfin et surtout les insi- nuations équivoques par lesquelles Fénelon se plaignait, non seulement d'être méconnu, mais persécuté et d'avoir été trahi.
De là, la Relation sur le Quiétisme ", suivie de Remarques sur la Réponse 7 que Fénelon y a faite, et de nouveaux traités tantôt purement dogmatiques, écrits en latin (De nova quœstione Tractatus tres, etc. 8), tantôt mèlés de questions de faits, ces
1. Achevé d'imprimer : 30 mars 1697.
2. Parue à la fin de janvier 1697. Sur les détails et les péripéties de cette querelle, voir l'excellent livre de M. Crousié, Bossuet et Fénelon.
3. Fin du mois d'août 1697.
4. Septembre 1697.
5. Achevés d'imprimer le 19 oct. 1697, le 22 février 1698, le 31 mai 1698.
6. Achevé d'imprimer : 20 juin 1098.
1. 18 octobre 1698.
8. 30 août 1698.
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derniers écrits en français (Réponse aux Préjugés décisifs pour Mgr l'archevêque de Cambray, Réponse d'un théologien à la première lettre de Mgr l'archevêque de Cambray à Mgr l'évêque de Chartres, les Passages éclaircis ou Réponse au livre intitulé : les Principales Propositions du livre des Maximes des Saints justin- fiées, Réflexions ou derniers Eclaircissements sur la réponse de Mgr l'archevêque de Cambray '). Si, à ces écrits, on ajoute la correspondance abondante que Bossuet entretient avec son neveu, alors à Rome, et qui est son agent principal auprès du Saint-Siège devant qui la querelle avait été portée, on aura une idée de la place que tint, dans ces quatre années de la vie de Bossuet, cette « grande affaire 2 ».
A peine était-elle terminée (mars 1699), — elle ne l'avait pas empêché cependant de s'occuper incidemment d'autres négociations et discussions plus petites et plus faciles à régler 3, — qu'il entame une nouvelle campagne, à la fois contre la renaissance du jansénisme, manifestée par plusieurs écrits publics où la condamnation des Cinq Propositions de Jansénius était tenue pour nulle et non avenue, et surtout contre le Molinisme et la morale relâchée des Casuistes, qu'il avait déjà voulu flétrir en 1682. Il adresse deux mémoires, aujourd'hui perdus, sur l'état présent de l'Église et sur la morale relâchée, à Mme de Maintenon, à Louis XIV et les intéresse dans cette affaire; il reprend ses écrits de 1682 sur l'usure et le Probabilisme, en compose de nouveaux et soumet les uns et les autres 4 à l'As1 semblée du clergé de 1700; il se multiplie durant cette assem-
1. 26 janvier 1699, 30 janvier 1699, 7 mars 1699. — Le quatrième de ces écrits ne fut pas publié par Bossuet, la décision de Rome étant intervenue.
2. Dont l'importance a été bien mise en lumière par M. Brunetière, la Querelle du Quiétisme, dans les Nouvelles Études sur l'histoire de la Littérature française; cf. l'art, cité de la Grande Encyclopédie ainsi que l'article Fénelon. -. -
3. En 1695, Bossuet présente au roi un mémoire contre le livre de l'archevêque de Valence, Roccaberti, De Romani pontificis auctoritate, livre contraire à la doctrine gallicane de 1682 ; le Parlement, sur ce mémoire, rend, le 20 décembre 1695, un arrêt interdisant le débit du livre. Mémoire publié seulement en 1745. — En 1697, Bossuet défère à la Sorbonne, avec des Remarques (publiées seulement en 1753), la traduction française qui venait d'être faite de La mystique Cité de Dieu ou Histoire divine de la Sainte Vierge, manifestée dans ces derniers siècles par la Très Sainte Vierge à la sœur Marie de Jésus, de la mère Marie d'Agreda, religieuse espagnole. Cf. la 66e lettre de Bossuet à son neveu. 1682 U"-
4.Decretum de morali disciplina et Traité de l'Usure (composés en 1682, publiés en 1753); De dubio in negotio salutis. de opinione minus probabili ac simul minus tuta. De Conscientia. De Prudentia (imprimés à peu d'exemplaires en août 1700).
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blée pour obtenir la condamnation d'un grand nombre de propositions 1 dont il avait dressé la liste et pour faire connaître cette condamnation 2.
En même temps il aide l'archevêque de Paris, comme il l'avait fait déjà, en 1696, à propos du livre de Barcos3, à réprimer, sans les accabler, ces jansénistes dont il improuve et avait toujours improuvé les doctrines trop dures sur les rapports de la liberté et de la grâce 4 mais dont il goûte la morale sévère et l'attachement à saint Augustin. Tel est le but de cet Avertissement5 sur les Réflexions morales du P. Quesnel, ami et continuateur du grand Arnauld, qu'il compose en 1699 en vue d'ob- tenir de l'auteur des rectifications nécessaires.
A partir de 1700, sa santé, jusqu'alors intacte, lui ôte le meilleur de son temps. Il n'en reprend pas moins, en 1701, son grand livre contre Richard Simon, livre qu'il eût terminé sans doute 6, si ce même adversaire, en qui il retrouve une sorte de Jurieu catholique, ne lui avait donné de nouvelles occupations avec une traduction française du Nouveau Testament qu'il publie, en 1702, à Trévoux. Informé à la dernière heure, Bossuet écrit d'abord contre lui des Remarques qu'il adresse en hàte aux autorités ecclésiastiques et civiles 7, puis une Ordonnance portant défense de lire et de retenir cette traduction; enfin deux Instructions (20 décembre 1702, 4 aoùt 1703) pour expliquer cette Ordonnance. Il se montre à cette occasion, observe son secrétaire, « aussi vif qu'il avait jamais été sur aucune autre » dans les temps de sa plus grande vigueur : « son zèle s'anime quand on le fait parler; il dit que cette affaire est plus impor-
1. Sur 140 propositions signalées par Bossuet l'assemblée en condamna 127.
2. C'est Bossuet qui rédige l'Epistola conventus cleri gallicani (congregati anno.
1700) aux prélats de France; la Lettre française de la même assemblée aux prélats en leur envoyant le Règlement sur l'exercice du ministère ecclésiastique par les religieux réguliers; la Déclaration de la même assemblée de Dilnctione Dei in pœnitentiæ sacramento requisita; le Decretum de morati disciplina; la Censura et declaratio conventus cleri gallicani in materia fidei ac morum.
3. Mandement de l'archevêque de Paris.
4. Cf. l'abbé Ingald, Bossuet et le Jansénisyns; le P. de la Broise, Revue des facultés catholiques de l'Ouest, 1892.
5. Imprimé en 1710 seulement sous le titre, qui n'est pas de Bossuet, de Justification des Réflexions morales du P. Quesnel.
6. La Défense de la Tradition et des Saints Pères forme un ouvrage considérable, publié seulement en 1753, moins un XIIIe livre qui n'a paru qu'en 1864 (dans l'édition Lachat).
7. Ces Remarques n'ont pas été conservées.
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tante à l'Église que toutes celles qu'il a entreprises, plus importante même que celles de M. de Cambray, s'agissant ici d'un livre fait pour le peuple. »
Mais voici que, dans cette dernière lutte, un obstacle imprévu vient-l'entraver. Le chancelier Pontchartrain fait détruire chez le libraire la première édition de son Ordonnance contre Richard Simon et suspend la publication de la seconde, sous prétexte que les évèques n'ont pà,s le droit de rien publier sans l'approbation des censeurs établis à cet effet par l'autorité publique, Bossuet bondit sous cet affront fait à l'épiscopat en sa personne, et adresse (du 24 octobre au 20 novembre 1702) au roi, au chancelier, à l'archevêque de Noailles, à Mme de Maintenon plusieurs Mémoires ou Lettres où sa douleur s'exprime avec énergie 1.
Cependant, son attention continue de s'étendre, simultanément, à toutes les matières du moment. Il s'occupe à la fois des disputes relatives aux cérémonies chinoises2 et des thèses des théologiens de Louvain sur l'autorité du pape, à la fois des chicanes jansénistes du « Cas de conscience » et des larges projets de Leibniz3 en vue de la réunion des Églises. Sur ce dernier sujet, il écrit encore, en 1701, un long mémoire exposant la méthode à suivre pour arriver à une entente avec les protestants de la Confession d'Augsbourg 4. En même temps il se laisse ramener avec plaisir à ces études bibliques dont sa pensée naissante s'était nourrie : la publication de son dernier ouvrage dans ce genre, l'Explication de la prophétie d'Isaïe et du Psaume XXI, ne précéda sa mort que d'un mois. Quand il expira, le 12 a 1704, il venait de terminer, sinon définitivement, au moins presque complètement, sa Politique (qu'il avait reprise pour la revoir et la continuer depuis le mois de septembre 1700 ),et il était en train de travailler à un grand ouvrage pour lequel il lui fallait revoir la plupart des anciens conciles. « Il demeure au lit, raconte son secrétaire, se fait lire ou fait copier les endroits
1. Mémoires publiés en 1753; Lettres publiées en 1778.
2. Voir dans la correspondance générale les lettres relatives aux docteurs Coulau et Brisaeier.
3. Leur correspondance, interrompue en 1693, avait recommence sur l'invi ta- tion de Leibniz, à la fin de 1699. Cf. Foucher de Careil (ouvr. cité à la Blbl^Sr-j-
4. De Professoribus confessionis augustanz ad repetenclam unitatem catholiea disponendis præfatio, de vera ratione ineundæ pacis, deque duobus postulatis nostris.
5. Le Dieu, Journal, t. I, p. 151 à 469; t. II, p. 67 et 70.
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qu'il remarque » et « dicte » ses réflexions1. C'était un traite2 de la Tradition sur l'autorité des Jugements ecclésiastiques3, destiné t à mettre fin à cette récrimination perpétuelle des jansénistes, sur la question du fait et du droit. « Il faut faire quelque chose qui frappe un grand coup, — disait-il, à propos de ce livre, à ses familiers, — quelque chose qui ne reçoive pas de réplique. »
Le mot de Saint-Simon sur lui est aussi juste que possible : « Il mourut les armes à la main. »
II. — Les OEuvres.
Il suffit de replacer, comme nous venons de le faire, les écrits de Bossuet dans sa vie pour voir que tous sont liés à l'histoire ecclésiastique du temps. Les intérêts de la propagation ou de la
défense catholique en France pendant le XVIIe siècle les ont tous fait naître. L'œuvre de Bossuet — c'est ce qu'il ne faut jamais oublier pour l'apprécier avec justice — est celle d'un théologien, qui jamais n'écrivit que sous la pression des nécessités religieuses et en vue des besoins de son Église. Il n'y a point, dans cette
œuvre, d'écrits purement profanes et séculiers4, d'écrits d'amu- sement littéraire ou de pure curiosité scientifique. Rien d'analogue à l'Histoire de Théodose ou aux Grands Jours rf' Auvergne de Fléchier, ni au Télémaque, ni à la Lettre sur les occupations de l'Académie française de Fénelon ; et ceux même de ses ouvrages qui contiennent le moins de théologie, — ceux qu'il
a composés pour l'éducation du Dauphin, — en renferment encore beaucoup. Nous les mettrons à part, ces ouvrages, dans l'étude sommaire qui va suivre, d'abord pour la commodité des recherches, et puis parce qu'ils ont communs entre eux des traits qui les distinguent des autres ; mais, à la rigueur, il serait
1. Cf. Le Dieu, Journal, t. II, p. 499 sqq.
2. Commencé à la suite de la polémique du « Cas de conscience », soulevée par les jansénistes contre le cardinal de Noailles. Cf. Le Roy, La France et Rome.
3. Il ne reste de ce traité, que l'on a accusé le janséniste Lequeux d'avoir brûlé, qu'un court fragment copié par cet éditeur et publié pour la première fois par le cardinal de Bausset. Cf. Bourseaud, p. 115-118.
4. Exceptez naturellement. le Discours de réception de Bossuet à l'Académie française (1671).
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très possible de les répartir parmi les différentes catégories où se rangent les livres de théologie pure.
Ajoutons tout de suite que ce caractère éminemment religieux et ecclésiastique de tous les écrits de Bossuet n'empêche pas que presque tous ils ne relèvent de la littérature. Cette théologie, qui les inspire tous et qui les imprègne, Bossuet la rend accessible et même attrayante, à la fois par la probité rigoureuse d'une méthode parfois digne d'être qualifiée de savante, par la large dose de morale humaine et d'idées générales qu'il y introduit, par une composition dont l'ordonnance est une jouissance pour l'esprit autant qu'une satisfaction pour la raison, par ce style enfin dont l'éloquence toujours présente, encore que discrète et variée, anime les matières les plus sèches et relève les plus menues. Par là Bossuet continue la tradition de Pascal, de saint François de Sales, de Calvin, et cette entreprise que j'appellerais volontiers ia vulgarisation de la philosophie religieuse par l'art. Son œuvre est l'œuvre d'un prêtre; elle ne saurait pas être plus professionnelle, si je puis dire, et plus technique : elle n'en est pas moins éminemment littéraire. Et tout en passant très rapidement sur les groupes d'ouvrages qui, par leur matière, doivent rester plus étrangers au public, encore nous faudra-t-il y noter, plus d'une fois, un intérêt, soit pour l'historien de la littérature, soit simplement pour l'homme de goût: Œuvres pastorales, catéchétiques ou administratives. Écrits de droit canonique et de controverse gallicane. — Tel est le cas, tout d'abord, de ce premier groupe d'ouvrages. Bon nombre d'entre eux ne nous appartiennent pas ici, rédigés qu'ils sont en latin, — dans un latin copieux, mais vigoureux et coloré, dont l'allure moderne rappelle autant la langue de saint Augustin ou d'Érasme que celle de Cicéron. Quant aux écrits français, parmi ceux qui ont trait à la lutte du gallicanisme contre la doctrine ultramontaine, le Mémoire contre le livre DE ROMANI PONTIFICIS AUCTORITATE. p-ar Roccaberli, archevêque de Valence, offre encore des traces, dans sa rapidité sommaire, de la vivacité volontiers railleuse que Bossuet, controversiste, montre en d'autres écrits1.
1. Parmi les Mémoires composés par Bossuet (octobre 1702), touchant l'impression des ouvrages des évêques, contre les prétentions de Pontchartrain,
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PORTRAIT DE BOSSUET GRAVE PAR EDELINCK D'APRES H. RIGAUD
Bible. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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De même il faut signaler 1 dans les « Ordonnances notifiées aux religieuses de Meaux, le 27 avril 1685 », une onction dans l'expression qui tempère la sévérité des prescriptions et rappelle les homélies prononcées par Bossuet dans les couvents de femmes; — dans les Méditations pour le Jubilé (1696) une fermeté et une ampleur de style digne des plus belles années.
Il n'est même pas jusqu'au Catéchisme du diocèse de Meaux2, où Bossuet ne se reconnaisse dans la forme, à la probité lucide et décisive de l'expression théologique, comme au soin qu'il a de joindre aux enseignements proprement dogmatiques « quelques histoires tirées de l'Écriture ou des auteurs approuvés, l'expérience faisant voir qu'il y a un charme secret dans de tels récits, qui réveille l'attention 5 ».
Ouvrages relatifs à la Bible. Bossuet et l'exégèse.
— Le profit que Bossuet sentait avoir tiré d'un commerce assidu avec l'Écriture lui fit concevoir, de bonne heure sans doute, le projet de « rédiger à l'usage des ecclésiastiques, sur chacun des livres qui composent la Bible, un commentaire abrégé, dégagé de tout faste d'érudition, où les textes obscurs seraient expliqués, les difficultés résolues, le sens propre et littéral fixé4 ». N'ayant de l'hébreu, qu'il apprit tard, qu'une connaissance fort élémentaire5, il n'aurait pu tout seul mener à bien un tel travail; il profita donc de son séjour permanent à la cour et à Paris, pendant les années de l'éducation du Dauphin, pour s'associer, dès 1673, les orientalistes les plus compétents d'alors : Eusèbe Renaudot, Barthélemy d'Herbelot, l'abbé de Longuerue, les deux frères de Veil, Caton de Court,
signalons le 3e Mémoire ou Requête au Roi. pour répondre aux difficultés de M. le Chancelier. Sur la Defensio Declarationis, voir ci-dessus, p. 274, n. 3.
1. Aux écrits pastoraux que nous avons indiqués au cours de la vie, ajouter le Règlement pour les filles de la Propagation de la foi de Metz, 1658, les Statuts et Ordonnances synodales de 1688, 1691, 1698.
2. Divisé en trois, dit l'édition définitive (1701) : le premier contient l'abrégé de la doctrine chrétienne pour ceux qui commencent ; le second regarde ceux qui sont plus avancés dans la. connaissance des mystères, et le troisième traite des fêtes et autres solennités de l'Église.
3. Le second Catéchisme, destiné à « ceux qui sont plus avancés ., est pré- cédé d'un « récit en abrégé de l'Histoire sainte », que l'on peut rapprocher de la partie correspondante du Discours de l'Histoire universelle, récit que le catéchiste « pourra terminer par une brève histoire » de l'introduction du Christianisme dans les Gaules.
4. Notice de l'Édition de Versailles.
5. Cf. La Broise, ouv. cité, p. XXXVIII.
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auxquels se joignaient des hommes versés dans l'antiquité ecclésiastique, tels que Fleury, Huet, Fénelon, Gallois, parfois Mabillon1. De 1673 à 1681, à jours fixes, sous la présidence de Bossuet, ces conférences pour l'étude des Livres saints eurent lieu à Saint-Germain. « Chacun ayant sa Bible particulière sous les yeux, on lisait un chapitre de la Vulgate ; il était discuté verset par verset, et les diverses opinions entendues, pesées et résumées », l'abbé Fleury, secrétaire du « Concile », — ainsi que les courtisans appelaient cette réunion de « doctes », — inscrivait les résultats de la discussion sur les marges d'une Bible de Vitré. De ce travail d'exégèse, fait en collaboration, mais que Bossuet se proposait de publier sous sa responsabilité, la plus grande partie devait être à peu près terminée en 1689 2, comme l'indique le privilège de l'édition des Psaumes3, lequel s'applique non seulement à ce commentaire spécial, mais à des Notæ in universam Scripturam sacram. Nous n'en possédons que des fragments 4, parmi lesquels les écrits suivants 5 qui sont en français et qui appartiennent à Bossuet seul : 1° une dissertation sur les trois Magdeleines (écrite en 1675) ; 2° une traduction de trente-quatre psaumes, des trois cantiques du Nouveau Testament et du dix-septième chapitre de Saint Jean, insérée en 1689 dans les Prières ecclésiastiques; 3° une
traduction du Cantique des Cantiques faite en 1694 pour les Ursulines de Meaux et que l'on peut presque sûrement attribuer à Bossuet; 4° l'Explication de la Prophétie d'Isaïe et du Psaume XXI, composée par Bossuet en 1704 sous forme de lettre à M. de Valincour.
1. Parmi les « Pères laïques » du « petit Concile » on comptait aussi Pellisson et La Bruyère. — On correspondait aussi probablement avec Nicolas Thoynard, qui résidait à Orléans. Cf. sur ces divers personnages, Floquet, Bossuet précep- leur du Dauphin, p. 422 sqq.; le P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. XXXII sqq.
2. Le P. de La Broise suppose que ces conférences continuèrent après 1681.
3. Privilège daté du 1er septembre 1689.
4. On peut toujours espérer de retrouver les Notæ et Commentaria in libros Genesis et Prophetarum dont on suit la trace jusque vers le milieu du XVIIIe siècle.
Voir La Broise, p. 300 sqq. -
5. Les latins sont : 1° le Liber Psalmorum, publié par Bossuet en 1691; 2° les Libri Salomonis, Proverbia, etc., ou Livres Sapientiaux, publiés en 1693; 3° les notes mêmes inscrites par Fleury sur la Bible de Vitré dont l'exemplaire subsiste encore, et dont un grand nombre peuvent, en tout ou en partie, être attribuées à Bossuet. Ainsi les Præfationes in Evangelia et Acta apostolorum, publiées récemment par l'abbé Lebarq, Hist. de la Prédic. de Bossuet, p. 434-438; les Notæ in Genesim, Exodum, Judices, les Præfationes in Job et Danielem, publiées par le P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. 385-401.
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L'Explication de l'Apocalypse (1689) eut une autre origine.
Le livre mystérieux de la révélation de saint Jean à Pathmos 1 avait toujours présenté à Bossuet, — dont la foi vive n'éprouvait aucune difficulté à se résigner aux obscurités des livres saints, — un « attrait particulier ». « On y ressent, écrit-il, une impression si douce, et tout ensemble si magnifique de la majesté de Dieu » ; on y trouve « de si nobles images de ses victoires et de son règne, avec des chants si merveilleux pour en célébrer les grandeurs, qu'il y a de quoi ravir le ciel et la terre ». Or le protestant Jurieu, dans sa polémique inventive contre le catholicisme persécuteur de Louis XIV, avait cru trouver précisément dans l'Apocalypse une arme. Non seulement, à l'exemple de plusieurs docteurs protestants depuis la lin du XVIe siècle, il voyait dans la Babylone de l'Apocalypse l'Église romaine corrompue, mais il interprétait les textes obscurs comme annonçant pour 1700-1715 la ruine du Saint-Siège et de la religion papale dans les pays même où elle était le plus florissante (Accomplissement des Prophéties, 1686). Bossuet, qui allait publier son Histoire des Variations, s'empressa aussitôt d'y ajouter un livre (le XIIIe, où il raillait ces prédictions du controversiste protestant; mais pour le mieux réfuter, il voulut mettre sous les yeux des fidèles le texte même sur lequel le ministre s'appuyait, avec l'explication, seule vraie selon lui, des prophéties de l'Apôtre.
Cette explication ne regarde que la théologie2, mais ce qu'il convient de signaler, c'est — avec les appréciations que fait Bossuet à diverses reprises de la forme de ce livre « admirable » — la consciencieuse enquête historique dont il appuie son hypothèse sur des textes de Suidas, Sozomènc, Zozime, Paul Orose, Jornandès, Procope, et de ce Lactance dont « l'Église vient de recouvrer » naguère3 le précieux traité De Morlibus Persecu- torum. Et, pour les parties encore obscures de l'Apocalypse, il a confiance que, « dans un siècle plein de lumières », où « les histoires sont plus déterrées que jamais », on « avancera »
1. Ce livre n'avait point été, à ce qu'il semble, étudié par le « Concile ., mais Bossuet l'avait commenté, avec beaucoup d'élévation et de charme, en 1686-1687, dans des conférences faites aux Carmélites de Paris.
2. Selon lui, il y a deux parties dans l'Apocalypse, l'une qui est accomplie, l'autre qui ne l'est pas encore. La chute qui est prévue est celle de Home païenne.
3. Publié en 1679 par Baluze, traduit par Maucroix (1680) et par Basnage (1687).
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davantage « dans la connaissance du secret de ce divin livre ».
Appel libéral à l'exégèse, où Bossuet ne devait pas longtemps persister.
Les Méditations sur l'Évangile et les Élévations sur les Mys- tères nous le montrent déjà. Même en faisant la part de la destination de ces deux ouvrages, composés pour l'usage des religieuses et si particulièrement intéressants par la ferveur ardente qu'ils respirent et par les confidences personnelles que Bossuet y laisse échapper à chaque pas, on ne peut qu'être frappé de son insistance sur ce point : que l'étude orthodoxe de la Bible ne doit nullement se proposer de « résoudre tous les doutes » que le livre fait naître, ni de « contenter les désirs curieux ». Cette suite de petites dissertations sur les chapitres les plus importants de l'Évangile nous montre bien la seule sorte d'exégèse que Bossuet approuve au fond : une exégèse surtout morale, une interprétation surtout symbolique, cherchant à dégager des réalités matérielles et des faits historiques l'enseignement pratique, le précepte ou le conseil de dévotion ou de conduite que, certainement, le Saint-Esprit y a mis Quant à la critique du texte même, il ne la goûte qu'avec des restrictions nombreuses.
Il consulte bien et le texte grec des Septante, parfois le texte judaïque et la version faite par saint Jérôme sur l'hébieu 2.
Mais il n'en admet pas moins que, d'une façon générale, les Livres Saints nous sont parvenus, ont dû nous parvenir dans leur sincérité.
Et de même on a pu, avec raison, faire ressortir sa fidélité littérale au texte de la Bible, fidélité qui ne recule ni devant le mot propre, ni devant les hébraïsmes, ni devant les tournures elliptiques, qui tient même à garder, autant que possible, jusqu'à l'ordre des mots de l'original 3. Cette fidélité s'explique, non
1. Cf. aussi l'Instruct. sur la lecture de l'Écriture Sainte adressée à des religieuses à une date inconnue et publiée en 1731 par l'abbé Bossuet; et les idées sur l'obscurité de la Bible exprimées dans la Conférence avec Claude.
sur l'obscurité de la Bible exprimées UUIl" HL - 2. « N'a-t-on point envoyé à Rome, — écrit Arnauld à Du Vaucel (21 avril 1691), — le livre des Psaumes, avec des notes, de M. de Meaux? Il me plaît bien Mais il s'est servi d'une plaisante adresse pour expliquer l'hébreu et non la Vulgate, qui n'a point de sens en divers endroits. C'est qu'il a fait imprimer la version de saint Jérôme à côté de la Vulgate, et c'est presque toujours à celle de saint Jérôme que se rapportent ses notes » Tj -
Jérôme que se itippun.cttt, ;":;., -i M H. Wallon, 3. Cf. Les Saints Évangiles, traduction de Bossuet, mise en ordre par M. H. Wallon, 1855. — La Broise, Bossuet et la Bible, p. 8-34 et passim.
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seulement par l'admiration que Bossuet homme de goût ressentait pour la poésie des Israélites, mais aussi par un respect profond de ce texte, qu'il tient en somme pour très suffisamment authentique. Mais il ne s'ensuit pas que ce respect de la lettre de la Bible le conduise à n'accepter que l'interprétation littérale de la Bible. Tout au contraire. On doit toujours craindre d'attribuer à « l'Esprit-Saint un sens plus faible que celui qu'il s'est proposé 1 », de trouver dans ses paroles moins de significations qu'il n'a voulu en mettre. A côté du sens littéral, il y a le sens figuré, — à côté et même au-dessus. — Il ne faut pas hésiter, loin de là, soit à donner d'un même passage plusieurs explications différentes, qui sont, probablement, toutes légitimes et toutes vraies, soit à préférer l'interprétation symbolique à l'interprétation littérale 2.
Cela étant, on comprend le principe et le sens de l'opposition, si vive, de Bossuet aux travaux de Richard Simon, dont la méthode d'exégèse, résolument grammairienne, historique et critique, ne reculait pas devant des corrections de texte, ne voyait dans la Bible que le sens littéral, y dénonçait librement des interpolations, des dates inexactes, de fausses attributions.
Aux yeux de Bossuet, cette façon de procéder conduisait à substituer « les pensées des hommes à celles de Dieu 3 ». C'est ce qu'il croit pouvoir prouver dans les deux Instructions sur la version du Nouveau Testament de Trévoux, très curieuses par la passion qui les anime, passion injuste et excessive selon des juges compétents 4, mais sincère et singulièrement éloquente 5. Textes importants aussi pour l'histoire de l'esprit de Bossuet qui, après avoir, dans sa maturité triomphante, encouragé et pratiqué lui-même la science, en arrive, sur la fin de sa carrière, à des déclarations telles que celle-ci : « que les remar-.
ques principales » en ces matières d'exégèse « sont indépendantes de la connaissance particulière des langues, si belle et si
1. Prem. Instr. sur la Vers, de Trévoux, 7.
2. Cf. De La Broise, ouvr. cité, p. 295.
3. Lettre au card. de Noailles, du 19 mai 1702.
4. Sur Richard Simon, voir K. H. Graf, dans les Beiträge de Reuss et Cunitz, 1851 ; La Broise, Bossuet et la Bible; Henry Margival, articles de la Revue d'histoire et de littérature religieuses, 1896-97, etc.
5. Voir surtout la Première Instruction où. il se propose de « dévoiler le dessein et le caractère » du traducteur, son caractère « libertin », son « dessein » secret de favoriser les Sociniens et de renverser le christianisme.
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utile qu'elle puisse être » ; que l'érudition qui puise dans des auteurs suspects ou même, sans discernement, dans des auteurs catholiques, est une curiosité funeste et condamnable; que la critique du texte n'est pas indispensable, la véritable leçon ayant été toujours fixée par les écrits des Pères et par leurs commentaires ; qu'il ne faut point chercher le nouveau dans l'étude de l'Écriture sainte, où à peine il est permis de risquer quelques hypothèses innocentes sur les rares matières qui peuvent être tout à fait indifférentes et ne toucher aucunement, non pas seulement au dogme, mais aux « mœurs » et à l' « édification »; — qu'enfin la « vraie science ecclésiastique est la science de la tradition qui tient lieu de tout à ceux qui la savent 1 ».
Écrits relatifs aux Pères de l'Église. Ellies du Pin et Richard Simon. Bossuet et la tradition. — Ce n'est guère que dans la controverse des derniers temps de sa vie que Bossuet a eu l'occasion de développer d'une façon un peu suivie ses idées sur un certain nombre de ces Pères de l'Église qu'il met si haut. Les deux opuscules « sur le style et la lecture des écrivains et des Pères et l'Eglise 2 », et « sur un plan d'études - théologiques 3 » sont malheureusement très courts. Dans l'un, Bossuet se borne à signaler à l'abbé d'Albret, — qu'il s'agissait d'improviser théologien et prédicateur pour en faire un cardinal, — et à caractériser en quelques mots les Pères les plus propres à fournir aux orateurs de la chaire des « choses », des « pensées », parfois même des modèles de style; — dans l'autre, il ne fait qu'énumérer les ouvrages des Pères qu'un ecclésiastique doit consulter ou lire sur les principales matières de la théologie catholique
1. Cf., sur Bossuet exégète et les Saints Pères, les textes réunis par Delmont, ouvr. cité, p. 206 sqq. -
2. Écrit composé - par Bossuet en 1669 ou 1610, à l'intention d'un neveu de Turenne, Emmanuel Théodore de la Tour d'Auvergne, abbé due d'Albret, plus tard célèbre sous le nom de Cardinal de Bouillon. Ce document capital a été publié pour la première fois par M. Floquet en 1855 et M. Gandar en a tiré le meilleur parti dans son Bossuet orateur.
3. Cf. plus haut, p. 262.
4. Outre les Pères grecs et latins que nous avons énumérés plus haut (p. 262), saint Thomas figure aussi dans le second de ces deux documents. Si Bossuet ne l'indique pas dans l'autre, ni avec plus d'insistance dans le Plan d'une théologie, c'est, apparemment, que saint Thomas faisait le fond de l'enseignement de l'École. On aimerait à savoir néanmoins d'une façon plus précise ce qu'il y a de thomiste dans la pensée de Bossuet. Cf. Floquet, t. I, p. 136, n. 3, l'indication d'un travail inédit qui doit pouvoir être retrouvé.
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La réaction qui se fit, dès la fin du XVIIe siècle, contre la tendance des théologiens de la première moitié de ce siècle à divi- 1 niser, en quelque sorte, les opinions de certains d'entre les Pères, en particulier celles de saint Augustin, trouva dans Bossuet un adversaire véhément. Son Mémoire contre la Bibliothèque ecclésiastique de l'abbé Ellies du Pin, l'un des plus érudits parmi la génération nouvelle, et ses Remarques sur l'histoire des conciles d'Éphèse et de Chalcédoine manifestent déjà cette opposition, dans deux écrits qui n'étaient pas destinés à la publicité, et où il reprend vertement le jeune docteur de « parler peu respecteusement des Pères » et de donner de deux grands conciles une idée propre à en diminuer le prestige. Mais c'est surtout dans la Défense de la Tradition et des Saints Pères, — où Bossuet se souvient toujours de Du Pin 1, encore qu'on les eût réconciliés, mais où il vise spécialement Richard Simon 2, — que sa pensée s'exprime avec précision et avec ordre. La première partie de l'ouvrage « démasque » la méthode de ces « nouveaux critiques » dont Richard Simon était le chef : mépriser et censurer les Saints Pères, prétendre que leurs doctrines ont varié, et par là, affaiblir la « tradition », ruiner la thèse, intangible selon Bossuet, de la perpétuité de la foi. La 1 seconde partie, plus technique, — Bossuet se propose d'y expliquer en particulier les erreurs de Richard Simon louchant le péché originel et la grâce3, — est encore intéressante au fond par l'apologie copieuse et continue qu'il y fait de saint Augustin, « dont l'honneur est manifestement engagé avec celui de l'Église », à tel point que « ce serait une impiété de les séparer 4 ».
Bien qu'inachevé 5, l'ouvrage était cependant considéré comme en état par Bossuet, en 1703, d'être publié sous peu; tel qu'il est, il peut compter 6 parmi les plus remarquables qu'il ait produits et les plus essentiels à connaître. C'est un de ceux aussi qui donnent l'idée du talent de Bossuet polémiste, et décèlent
1. C'était un parent de Racine.
2. Qui venait de parler longuement des Pères de l'Église dans son Histoire cri- tique des Commentateurs du Nouveau Testament (1693).
3. Richard Simon était moliniste et adversaire des jansénistes.
4. Déf. de la Trad., 1. VI, ch. xx. -- ..,-------------
5. L'ouvrage qui contient treize livres devait en avoir quinze dans un remaniement projeté.
6. F. Brunetière, Études critiques, 5e série, p. 107-108.
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chez lui une alliance piquante de l'ironie avec l'éloquence 1.
L'un de ses griefs principaux contre Richard Simon et contre tous ces novateurs téméraires était qu'ils eussent écrit en français, et mis ainsi « tant d'impiétés, tant de blasphèmes entre les mains du vulgaire et des femmes 2 ». Il semble que Bossuet fasse effort pour opposer à ce poison un antidote, pour ravir à ces séducteurs leur public, et qu'il se ressouvienne, dans ce combat, — le plus grave qu'il eût eu encore à livrer, — de sa vieille admiration pour les Provinciales.
Écrits mystiques. — Bossuet et le Quiétisme. —
Dans cette multitude d'écrits inspirés à Bossuet par son dissentiment avec Fénelon, nous n'avons pas à nous occuper ici des écrits latins, destinés aux savants, aux étrangers qui suivaient attentivement ce grand débat, et à la cour de Rome qui devait le juger 3. Mais même ce départ une fois fait, les ouvrages français de Bossuet restent assez nombreux pour qu'il importe d'éliminer encore ceux qui n'intéressent que les curieux ou les spécialistes, et qui n'ont, ni par le fond ni par la forme, le droit de figurer parmi les monuments de la littérature française au XYUC siècle. Tels sont : la Tradition des nouveaux mystiques 4 (1694), la Réponse anonyme à une lettre de M. l'Ar-
1. Cf., par exemple, 1. III, ch. xv et XIX.
2. L. III, ch. VIII.
3. La Declaratio illustr. et rever. Ecclesiæ Principum L. A. de Noailles, J.-B. Bossuet et P. Godet des Marais. circa librum cui titulus est : Explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure (1697) : œuvre de Bossuet signée par les trois évêques; la Summa doctrinæ libri cui titulus : Explication des Maximes des Saints. (1697), envoyée à Rome; la traduction française que l'on attribue à Bossuet, ne paraît pas d'une forme aussi heureuse que ses écrits français de première main; les Mystici in tuto, la Schola in tuto (dans lesquels Bossuet répond à la double accusation que lui intentait son adversaire de mépris pour les auteurs mystiques et scolastiques; cf. Crouslé, Bossuet et Fénelon, t. II, p. 357 sqq.); la Quæstiuncula de actibus a charilate imperatis, le Quietismus redivivus : quatre écrits publiés ensemble en 1698. « Ce petit traité latin de la renaissance ou de la résurrection du Quiétisme (dans le livre des Maximes) nous paraît, — dit un des critiques qui ont étudié de plus près cette querelle compliquée, M. Crouslé (t. II, p. 380), — un des chefs-d'œuvre de cette polémique ». Bossuet écrivait du reste à son neveu (28 août 1698) que, dans ce petit écrit, il « se proposait de faire le dernier effort de son esprit » ; — le De Quietismo in Galliis refutato composé en 1697, non publié alors. — Sur les écrits latins de Bossuet dans cette querelle, voir l'abbé Delmont, thèse latine (V. à la Bibliogr.), et Crouslé (t. II, p. 358).
4. Remise par Bossuet aux prélats réunis à Isssy, en 1694, pour examiner les sentiments de Mme Guyon. Il ne la publia point, mais il en utilisa la 2e et la 3e partie dans la Première Instruction sur les États d'oraison.
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chevêque de Cambray (1697), les Divers Écrits ou Mémoires sur le livre intitulé les Maximes des Saints 1 (1698), où il semble que la douleur éprouvée par Bossuet de cette prolongation d'une discussion funeste à l'Église, et aussi la fatigue que lui causait, dans un âge avancé déjà, une lutte où son adversaire le forçait à chaque instant de « changer ses mesures 2 », d'agrandir ou de déplacer le débat3, se fassent sentir par une forme un peu lâche et traînante. J'en dirai autant de la Réponse de Mst l'Évêque de Meaux à quatre lettres de Mgr VArchevêque de Cambray (1698) : à part les premières pages, où Bossuet trace en quelques lignes un pénétrant portrait de « l'état d'âme » de Fénelon dans cette résistance acharnée où il s'obstine 4, l'expression des idées et la distribution des matières ne dissimulent pas suffisamment les redites indispensables d'une discussion qui se traînait en récriminations ergoteuses, à travers de petites arguties où Bossuet ne se pliait qu'à regret. Après ces quatre lettres, du reste, il se refusait à poursuivre le débat 5, qu'il eût peut-être abandonné, si Fénelon, par une réplique nouvelle, ne l'avait provoqué à écrire cette Relation du Quiétisme qui fut comme le réveil de l'athlète fatigué 6.
1. Au contraire la Préface de ces Cinq Écrits est à lire. Cf. n. 3 et p. 296, note 1.
2. Préf. sur l'Instr. past. de M. de Cambrai, sect. I, 1.
3. La façon même dont ce recueil se fit en est un curieux exemple. Bossuet « avait d'abord composé Cinq Écrits sur le livre des Maximes des Saints », et qui allaient paraître, « quand l'Instruction pastorale de l'archevêque de Cambrai fut livrée à la publicité. Aussitôt Bossuet sentit la nécessité de répondre à ce grand ouvrage, plus ample que le livre en question et qui, sous couleur d'expliquer l'Explication des Maximes des Saints, apportait une doctrine de l'auteur toute nouvelle. Il écrivit donc pour ces Cinq Écrits une préface qui devint plus considérable que ce recueil. Enfin Fénelon ayant publié une réponse à la Summa doctrinæ, Bossuet fit paraître le tout avec un Avertissement où toute la matière de la controverse dans l'état actuel fut exposée. » Crouslé, op. cit., II, 353-354.
4. Cf. éd. Guillaume, t. V, p. 338, col. 1.
5. Cf. éd. Guillaume, t. V, p. 356-351.
6. Et de même, on peut négliger sans inconvénient la Réponse anonyme d'un théologien à la première lettre de M. l'Archevêque de Cambray à M. /'Eueoue de Chartres (1699), qui est de Bossuet, mais où l'évêque de Chartres, Godet des Marais, a collaboré (lettre de Bossuet à son neveu, 9 février 1699); la Réponse aux Préjugés décisifs pour M. l'Archevêque de Cambray (1699); les Passages éclaircis ou Réponse au livre intitulé : les Principales propositions du livre des Maximes des Saints justifiées (1699); le Dernier éclaircissement sur la réponse de M. l'Archevêque de Cambray aux Remarques de M. de Meaux, composé en 1698- 1699, mais resté inédit; le Mandement (3 septembre 1699) de l'évêque de Meaux pour la publication de la Constitution du pape Innocent XII condamnant les Maximes des Saints; les Actes et délibérations de l'Assemblée du Clergé de 1700 concernant cette condamnation, et dont Bossuet fut le rapporteur et le rédacteur. Sur la correspondance relative au Quiétisme, qui comprend 218 lettres,
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Au contraire, c'est un véritable attrait artistique d'ordonnance et de style, c'est un intérêt d'idées permanent et humain, ce sont des révélations psychologiques précieuses sur la philosophie intime de Bossuet et sur les procédés de son esprit que nous offrent l'Ordonnance et les Instructions pastorales sur les Etats d'Oraison, la Préface sur celle que Fénelon avait publiée lui-même en septembre 1697, et enfin la Relation sur le Quiétisme1.
La « Relation sur le Quiétisme ». — Œuvre de polémique personnelle, regrettable assurément comme le sont tous les écrits qui blessent cette « charité fraternelle », devoir social autant que chrétien, la Relation sur le Quiétisme n'était du moins, nous l'avons vu, qu'une réponse à des provocations assez perfides et aussi le seul moyen de couper court à cette affectation de Fénelon, de séparer complètement sa cause de celle de Mme Guyon et des autres Quiétistes. Montrer, au contraire, qu'il avait été l' « admirateur » de cette femme, son « ami », sa dupe, et qu'il était toujours « son protecteur », telle est la thèse que Bossuet soutient dans un récit qui est assurément « le plus persuasif des plaidoyers en même temps qu'une merveille de l'art narratif 2 ». L'histoire de la querelle y est reprise depuis l'origine ; le développement en est suivi, à travers tant d'incidents qui s'étaient jetés à la traverse, avec une clarté
voir plus haut. Les lettres à l'abbé Bossuet en sont la partie la plus intéressante, mais surtout au point de vue historique. On s'aperçoit aisément qu'elles ne sont pas composées ni écrites avec un soin d'auteur.
1. Ordonnance et Instruction pastorale de Mgr l'évêque de Meaux sur les États d'Oraison, promulguant les trente-quatre articles, sur la contemplation mystique, signés à lssy (1695). — Première Instruction sur les États d'Oraison où sont exposées les erreurs des faux mystiques de nos jours, J TC et 2e édition. « La première édition contient des erreurs que Bossuet s'est empressé de rectifier dans la seconde en avouant « franchement qu'il s'était trompé » (Bourseaud, ouvr. cité, p. 124). —
La deuxième Instruction sur les États d'Oraison, sur « les principes communs de l'oraison chrétienne » ne fut pas publiée par lui, distrait qu'il se trouva par la polémique avec Fénelon. « Ce n'était plus contre le quiétisme en général qu'il fallait combattre, mais contre le quiétisme pallié de l'archevêque de Cambray. » (Abbé J évêque, dans La Quinzaine, 1896, p. 433.) Retrouvée dans la bibliothèque du séminaire Saint-Sulpice par M. l'abbé Jouannin, cette Instruction est publiée en ce moment, avec une introduction, par M. l'abbé Lévêque. — La Préface aux Cinq Écrits dont j'ai parlé plus haut, préface sur l'Instruction pastorale donnée à Cambray le 15 septembre 1697, parut en 1698. — La Relation sur le Quiétisme, achevée d'imprimer le 26 juin 1698. Une traduction italienne, faite par l'abbé Régnier-Desmarais parut à Paris la même année. — Les Remarques sur la Réponse de M. l'archevêque de Cambray à la Relation sur le Quiétisme (achevées d'imprimer le 18 octobre 1698) en sont le complément naturel.
2. Crouslé, ouvr. cité, II, p. 505.
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qui ne laisse presque rien a désirer1 ; les affirmations de Bossuet y sont accompagnées et munies de preuves certaines, — d'autant qu'il ne craint pas d'y faire usage des lettres de Fénelon adressées soit à Mme de Maintenon, soit à lui-même 2. — Et dans cette abondance, toujours sobre, dans cette précision qui ne descend qu'au détail nécessaire 3, tout concourt avec un art puissant à montrer « plus clair que le jour 4. que c'est après tout Mme Guyon qui fait le fond de cette affaire, que c'est la seule envie de la soutenir qui a séparé ce prélat d'avec ses confrères » et qui l'en sépare encore, jointe à une crainte de « se diffamer », c'est-à- dire d'avouer son erreur et sa faute, qui, en bonne morale, ne
s'appelle qu'amour-propre. Cette démonstration était d'autant plus cruelle que Bossuet avait dû commencer par faire le portrait de celle qui avait eu tant de pouvoir sur le plus « bel esprit » du temps, de cette « étrange personne », visionnaire avérée, convaincue qu'elle sentait dans son âme « couler », littéralement, le « torrent » des grâces de Dieu, qu'elle en éprouvait l'afflux au point que « son corps5 en crevait des deux côtés » même après qu'elle avait été « délacée » par les duchesses ses amies; « prophé- tesse », avec cela, tout comme Jurieu, « faiseuse de miracles, restauratrice de l'Église, mère des fidèles », et allant enfin jusqu'à se prétendre, dans l'exactitude même du terme, « l'épouse de Dieu6 ». Il ne faudrait point affirmer, d'ailleurs, que Bossuet ne se fût pas complu dans la description de cette bizarre et scandaleuse créature, cédant pour une fois pleinement à une tendance de sa nature intellectuelle que d'ordinaire ni le sujet de ses écrits ni son souci du « sérieux » chrétien ne lui permettaient d'écouter : l'ironie, compagne assez fréquente d'une raison sévère et d'un jugement sûr de lui-même, l'aperception profonde du ridicule où le « sens propre » et l'orgueil humain sont fatalement menés7. Ce n'était pas, du reste, à Mme Guyon seule que s'appliquait, dans la Relation, cette ironie, toujours grave et contenue sans doute, mais d'autant plus pénétrante :
1. Cf. pourtant l'abbé Urbain, Rev. d'hist. littér. de la France, 15 juillet 1896.
2. Sur ce procédé, voir le cardinal de Bausset, et Crouslé, t. II, p. 522 sqq.
3. La Relation dans l'édition originale n'a que 148 pages d'un petit in-12.
4. Relat., 2e sect., 7; 4e sect., 13, 17, 19; 5e sect., 10, 11, 12, etc.
5. Corset.
6. Relation, 20 section.
7. Cf. plus haut, p. 291, et plus loin, à propos de l'Histoire des Variations.
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c'était parfois à Fénelon lui-même, que sa finesse n'avait pas toujours préservé, dans l'entraînement de la dispute, de compromettantes hyperboles'. D'ailleurs à la satire s'ajoutait, comme toujours chez Bossuet et plus encore qu'ailleurs, l'éloquence : tantôt bouillante et poussant avec impétuosité la dialectique jusqu'aux dilemmes2, tantôt solennelle, quelquefois émue3. Par la Relation sur le Quiétisme, Bossuet se rattache d'une façon assez inattendue à cette lignée de polémistes qui va de Calvin à Veuillot en passant par les auteurs de la Satire Ménippée, par d'Aubigné, Pascal, Voltaire, Beaumarchais et Paul-Louis Courier.
« Instructions sur les États d'Oraison. » — Les deux Instructions sur les États d'Oraison et la Préface à l'Instruction pastorale de Fénelon sont aussi des œuvres bien françaises par la façon dont elles mettent la théologie à la portée du grand public. Ce talent de haute vulgarisation, né dans notre littérature du XVIe siècle avec Calvin et saint François de Sales, avait à s'appliquer ici à des matières, non seulement abstruses, mais singulièrement délicates et fuyantes. C'étaient des distinctions bien subtiles que celles de la « désappropriation légitime », et du « désintéressement du salut » ; de la passiveté plus ou moins entière que la contemplation suppose; de la « vision intuitive » accidentelle ou permanente. Ce sont celles pourtant que l'on croit assez bien entendre quand on lit cette préface, « chef-d'œuvre d'analyse4 », où Bossuet prétend prouver à son adversaire que les explications qu'il donne sur les Maximes des saints, non seulement n'excusent pas le livre, mais sont ellesmêmes inexcusables.
Quant aux Instructions sur les États d'Oraison, elles nous offrent, sur la question du mysticisme en général, le commen-
1. Ainsi quand il proposait de brûler son amie de sa propre main et de se brûler lui-même avec joie plutôt que de laisser l'Église en péril. Que sert de dire cela? répond Bossuet. « Ceux qui brûlent tout de cette sorte le font pour ne rien brûler. Ce sont de ces zèles outrés où l'on va au delà du but pour passer par-dessus le point essentiel. Ne brûlez point de votre main Mme Guyon; vous seriez irrégulier;. ne vous brûlez pas vous-même : sauvez les personnes, condamnez l'erreur, proscrivez avec vos confrères les mauvais livres qui la répandent par toute la terre, et finissez une affaire qui trouble l'Église. »
2. Relat., 4° sect., 17, 18; 5° sect., 13, 14, 15, 16, etc.
3. Dernière partie de la Relation.
4. Crouslé, ouvr. cité, t. II, p. 356; F. Brunetière, Bossuet et Fénelon, dans les Nouvelles Études critiques sur l'hist. de la litt. française.
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cement de ce livre dogmatique et didactique que Bossuet sentait devoir à ses contemporains pour les éclairer sûrement 1 après tant de nuages. Dans la première de ces Instructions, il marque « à fond » les « excès » de ceux qui abusent de l'oraison « pour jeter les âmes, sous prétexte de perfection, dans des sentiments et des pratiques contraires à l'évangile, et dans une cessation de plusieurs actes expressément commandés de Dieu et essentiels à la piété2 », et il oppose aux théories nouvelles, que ces « faux spirituels » édifiaient sur leurs « expériences » invérifiables, les « règles certaines » d'une véritable science mys- tique, générale, connue, et autorisée, et qui se fonde, comme tout dans le christianisme, sur l'Écriture sainte, la Tradition et les Saints Pères. Dans la seconde, il développe les principes communs de l'oraison, qui ne sont autres que la foi, l'espérance et la charité, et à propos de la foi, comme saint François de Sales à propos de l'amour, il creusait la notion de Dieu et le dogme de son incompréhensibilité : ramenant ainsi le mysticisme à des principes métaphysiques familiers à des cartésiens, cherchant, ici comme ailleurs, la raison du mystère et le fondement philosophique de la religion.
La correspondance spirituelle. Bossuet directeur.
— Comment du reste il entendait, et pour lui-même et pour les personnes qu'il dirigeait, la vie mystique, c'est ce qui ressort, très clairement, d'abord de divers écrits3 que nous avons cités déjà parmi ses œuvres pastorales ou d'exégèse — (et ceci est précisément à noter que les pensées mystiques de Bossuet n'ont rien d'ésotérique et qu'elles ne se distinguaient pas, comme chez Fénelon, des idées de piété vulgaire, communicables à tous les fidèles ou tout au moins à tous les religieux) ; — puis de quelques opuscujes de dévotion, composés par lui à l'intention spéciale de certaines âmes d'élite 4; enfin et surtout de sa corres-
1. Du reste, la doctrine mystique de Bossuet n'est pas reconnue pour parfaitement correcte et complète par les théologiens romains ou même français.
(Cf. l'abbé Gosselin, Analyse raisonnée de la controverse du Quiétisme, tome IV des Œuvres de Fénelon, Versailles, 1820; l'abbé Réaume, Hist. de Bossuet, p. 179 et passim, et les cours modernes de théologie mystique.)
2. Prem. Instr., préf., 1, 2, 3.
3. Voir par exemple les Élévations sur les Mystères, les Méditations sur l'Évangile, et les ouvrages de piété à l'usage des fidèles.
4. Le Discours sur la vie cachée en Dieu, composé en 1692 pour la sœur Louise de Luynes ; — le Discours sur l'acte d'abandon à Dieu, son caractère, ses condi-
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pondance de direction 1. Sans doute il est question dans ses lettres, et abondamment, des sublimités et des douceurs de cet entretien surnaturel où l'âme n'a pour s'exprimer que son transport même ou sa défaillance et son silence 2; et après avoir entendu Bossuet décrire cet amour de Dieu pour sa créature, « amour insatiable, dont il faut se laisser brûler comme une torche qui se consume tout entière aux yeux de l'Éternel3 », on ne sera pas tenté de lui reprocher d'avoir ignoré les réalités ni même le langage de l'oraison contemplative 4. Mais ce qu'il faut dire, c'est que ces effusions sont, chez lui, et plus rares et plus discrètes que chez les classiques du mysticisme; c'est qu'il conseille à ses dirigées de ne les rechercher et de les souhaiter qu'avec mesure, de ne les recevoir, quand elles viennent, qu'avec une humilité simple et calme. Ne point s'analyser ni « discourir » sur soi; regarder moins à soi qu'à Dieu; « songer à contenter Dieu plus que soimême, sans trop songer si on le contente » ; le laisser « bonnement et simplement » agir en nous par ces mouvements spontanés « qui naissent comme naturellement dans le fond de l'àme », sans créer dans notre intérieur, « comme par force », des états factices et insincères; avoir confiance; « jeter tout à l'aveugle dans le sein immense de cette bonté divine » où « il se peut noyer plus de péchés que vous n'en avez commis et pu commettre » ; « se dilater » en un mot et « s'accoiser » : — voilà les formules sans cesse et sans cesse répétées par Bossuet à ces filles que tourmentent à la fois le scrupule des faiblesses de la nature et la soif des consolations d'en haut. La paix et l'humilité chrétiennes, qui viennent de l'espérance et de la foi, voilà les conditions et les règles de la charité. Mais la volonté, elle
tions et ses effets; — le Discours sur l'Union de J.-C. avec son épouse; — les Réponses à plusieurs questions sur la vie spirituelle; — sur le parfait abandon; — sur la Retraite en silence; — sur la meilleure manière de faire oraison, etc.
— Tous publiés après la mort de Bossuet. Cf. éd. Guillaume, t. IX, p. 548 sqq. ; l'abbé Bourseaud, p. 158-160. - ---
1. Sur l'étendue de cette correspondance, voir plus haut, p. 278. ---<
2. Voir, par exemple, les trois premières Lettres à une demoiselle de Metz (1662).
3. Paroles de Bossuet citées dans le 2e Avertissement de la sœur Cornuau sur les lettres qu'il lui adressait.
4. L'abbé Réaume, peu favorable à Bossuet d'ordinaire, reconnaît pourtant qu'en lisant sa correspondance avec la sœur Cornuau « on est frappé d'y observer un sentiment, un langage et un ton de spiritualité auxquels on suppose trop légèrement que Bossuet devait être étranger ». T. II, p. 431. CfH. Michel, art. cité à la Bibliographie.
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aussi, doit y avoir sa part. Il faut se reposer dans l'obéissance, mais dans une obéissance active, qui marche toujours, et que ses chutes même excitent à « doubler le pas vers la vertu ». Ce qui prouve et ce qui constitue notre union avec Dieu, ce sont les « œuvres », c'est la charité fraternelle, la mortification intérieure et extérieure, le détachement de soi-même et de la créature, le changement de l'àme. « Le dessein de l'oraison n'est pas de nous faire bien passer quelques heures avec Dieu, mais que toute la vie s'en ressente et en devienne meilleure. » Là est la « vraie méthode de perfection », qui vaut « mieux que les oraisons et les pénitences, et même en un sens que les communions », encore que ces pratiques cultuelles (les grandes et les sérieuses, du moins, car « il y a beaucoup d'amusement dans les petites ») ne doivent point être négligées : car elles soutiennent la piété, la font durer, l'empêchent de « se dissiper en l'air comme une affection vague », et à ce titre elles font partie de l'effort viril que Dieu requiert de l'âme1.
Et peut-être bien que cette façon de conduire les âmes dans l'ascension spirituelle ne justifie pas complètement le titre, que l'enthousiasme de la sœur Cornuau décernait à Bossuet, d'un des « grands maîtres » de la vie mystique, mais si l'on ne peut comparer l'évêque de Meaux à sainte Thérèse ni au bienheureux Jean de la Croix, en revanche, il est bien, comme saint François de Sales souvent2 et plus souvent que lui, comme le Père Joseph3, comme les Pères de Ravignan et Lacordaire, le directeur français, jaloux de ne point séparer la morale positive et solide de l'idéalisme métaphysique, également éloigné, dans une dévotion à la fois fervente et lucide, des rigueurs jansénistes et des raffinements quiétistes, tempérant le rêve par la pratique et l'amour par l'action 4. Si ce « bon sens » de Bossuet, que les philosophes les moins suspects de partialité ont lova-
1. Voir, à presque toutes les pages, les lettres à la sœur Cornuau et à ~M de la Maisonfort (cette dernière avait été un instant séduite par les doctrines de Fénelon et des quiétistes); cf. l'excellent chapitre X du Bossuet, de Lanson, et quelques bonnes pages de l'abbé Bellun. ouv. cité à la Bibl., p. IKM'jO.
2. Cf. Hist. de la Langue et de la Litt. franc., t. III.
3. Cf. l'abbé Dedouvres, le P. Joseph et le quiétisme (Rev. des Facultés cathol.
de l'Ouest, 1895).
4. Cf. Crouslé, t. II, p. 561-566; Bellon, p. 274.
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lement admiré 1, éclate chez lui d'une indéniable façon, c'est ici La controverse contre les protestants. L'Exposition de la foi. La Conférence avec Claude. — Les écrits de Bossuet contre les protestants sont certainement la partie la plus complète de son œuvre, j'entends celle où il a pu, en pleine maturité, aller jusqu'au bout de ses pensées et remplir tout son dessein. Ce dessein apparaît déjà assez nettement dans la Réfutation du Catéchisme de Paul Ferry où Bossuet s'inspire du mot d'ordre des controversistes de la première moitié du XVIIe siècle 3, et tâche à simplifier la dispute. Quand il réduit sa réplique au ministre protestant à ces deux points : 1° établir que l'Église romaine n'avait pas varié depuis 1543, date à laquelle le ministre de Metz avouait que « le salut y avait encore été possible » ; 2° prouver que les premiers auteurs de la Réformation au XVIe siècle s'étaient réellement séparés du tronc de la véritable Eglise, il apparaît déjà que c'est sur cette double question de l'Église et de la perpétuité de la foi qu'il prétend concentrer son effort.
L'Exposition, œuvre plus générale, valait surtout par l'esprit qui l'inspirait tout entière. Jamais encore on ne s'était aussi rigoureusement borné aux seules matières qui avaient été jadis des causes sérieuses de rupture, et où encore aujourd'hui les esprits, même pacifiques, pouvaient s'aheurter; jamais non plus la controverse n'avait été traitée du côté des catholiques dans un sentiment plus fraternel. Jamais enfin, la théo- logie doctrinale et polémique à la fois n'avait parlé une langue
1. E. Bersot, Essais de philosophie et de morale, t. 1 (1864), p. 289 sqq. u
2. Pour la correspondance spirituelle de Bossuet, comme pour beaucoup d'au- tres de ses ouvrages, une nouvelle édition critique serait nécessaire. M. l'abbé Urbain, qui a étudié les copies actuellement existantes des Lettres à la sœur Cornuau, a constaté (cf. Bourseaud, ouvr. cité, p. XXXVI), que si « plusieurs lettres reproduisent de longues tirades empruntées mot pour mot aux lettres de Bossuet à Mme d'Albert », c'est que « Mme Cornuau avait, eu communication de lettres adressées par Bossuet à d'autres religieuses vivant dans le même couvent qu'elle; un feuillet écrit de sa main et conservé au séminaire Saint-Sulpice prouve qu'elle en avait fait des extraits. Elle a fini par les confondre avec les lettres adressées à elle-même. » En outre, « l'édition originale de ces lettres — celle de 1746 — offre quelques leçons plus satisfaisantes que les manuscrits aujourd'hui existants, et bien que le texte en ait été altéré, elle contient moins de lacunes que l'édition de 1748. Deforis (t. XI, 1778) a amélioré le texte, mais Lachat (t. XXVII) a donné des leçons différentes d'après des manuscrits, sans dire les raisons de son choix. »
dire 1CD laiouuj '-lV --..
3. Sur ce point, voir ci-dessus, t: III, chap. VII (St François de Sales).
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plus intelligible aux profanes. Toutes raisons qui expliquent le succès extraordinaire de l'ouvrage et l'émotion qu'il causa aux protestants, réduits à répondre ou que Bossuet avait frauduleusement dissimulé la croyance de son église, ou qu'il était
vraiment en train de se convertir lui-même'.
La Conférence avec Claude ramenait le débat à cette « matière de l'Église » dont Bossuet était déjà connu pour « faire son fort » 2. Entre cette autorité spirituelle, de la nécessité de laquelle les protestants conviennent, et le libre examen qu'ils s'obstinent à maintenir, il faut, selon Bossuet, qu'ils choisissent. « Qui doute après l'Église, c'est-à-dire qui doute de l'Église, peut douter de l'Évangile. On ne peut pas croire à l'Église et rester protestant; on ne peut pas n'y pas croire et rester chrétien. »
Avec le Traité de la communion sous les deux espèces, Bossuet s'associait à cette grande œuvre des controversistes de PortRoyal : la Perpétuité. Nicole et Arnauld avaient voulu prouver que la foi de l'Église ancienne sur l'Eucharistie avait toujours été identiquement celle de l'Église catholique du XVIIC siècle.
Approbateur de cette thèse, qui devait même, on l'a vu déjà3, s'imposer à lui plus que de raison dans sa patrologie, Bossuet s'efforce à son tour de montrer que même dans cette « suppression de la coupe », que les hérétiques avaient souvent reprochée à l'Église romaine, la conception catholique du sacrement était conforme à la tradition vraie, établie par l'histoire, de l'orthodoxie primitive.
L' « Histoire des Variations ». — De cette apologie, sur un point particulier, de l'immuable fixité de la doctrine catholique, l'Histoire des Variations, en 1688, fut le complément agressif. Le programme esquissé par la Réfutation du Catéchisme de Paul Ferry s'achevait ici par une démonstration des changements continuels de la pensée protestante. Mais ici encore la théologie conduisait à l'histoire, et à une histoire d'autant plus difficile à traiter sérieusement qu'elle était plus récente. Toutefois Bossuet ne laissait pas que d'être préparé à cette tâche délicate; après avoir subi, sans doute dès sa jeunesse, l'influence
1. Cf. La Bastide, Rép. au livre de M. de Condom, 1672; et mon livre sur Bossuet historien du Protestantisme, p. 77, n. 3.
2. Bayle.
3. Cf. plus haut, p. 292-293.
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d'une évolution commençante de l'enseignement ecclésiastique vers l'histoire, il avait vu, ensuite, les docteurs de Port-Royal, obligés, malgré eux, de traiter la dispute moins par le raisonnement que par les faits ; enfin et surtout il avait entretenu des relations habituelles entre 1670 et 1682 avec nombre d'éru- dits de valeur 1.
Que cette triple influence ait agi sur lui, tous ses ouvrages de cette époque le montrent : non seulement les livres d'histoire qu'il compose pour le Dauphin, mais, par exemple, un autre livre de controverse qu'il ne publia pas, mais qu'il dut faire entre 1682 et 1690, la Défense du Traité des deux espèces ; la forme inachevée de ce travail ne nous révèle que mieux la conscience laborieuse avec laquelle Bossuet se soumet, pour satisfaire aux critiques d'adversaires perspicaces, à des investigations très menues d'archéologie et de philologie sacrée. Moins visible du premier abord dans l'Histoire des Variations, à cause de l'élégance de la forme, l'érudition y est aussi réelle. Commencée en 1680, elle demanda à Bossuet la valeur de cinq ans environ de travail. Il est peu d'œuvres vraiment importantes, soit des premiers réformateurs du XVIe siècle, soit des principaux écrivains protestants du XVIIe en Allemagne, en Suisse, en Angleterre ou en France, que Bossuet n'ait lues à ce propos, et lues lui-même, comme l'attestent les notes autographes que possède, en partie, la bibliothèque du séminaire de Meaux 2. L'emploi des documents dont il dispose3 est réglé par une critique sévère. Il s'interdit presque absolument l'usage des auteurs de seconde main; il exclut absolument tous ceux qui sont disqualifiés soit par une insuffisance scientifique connue4, soit par leur partialité. Il est fidèle à cette promesse de sa préface' de ne rien alléguer « qui ne soit tiré le plus souvent des propres ouvrages » des Réformateurs, « et toujours d'auteurs non sus-
1. Cf. plus haut, p. 275.
2. Cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 152-153 (notes). On nous per- mettra de renvoyer à ce livre pour les textes justificatifs.
3. Seuls les ouvrages de théologie, de controverse ou d'histoire écrits en langues modernes étrangères lui échappent. On sait du reste que la plupart des ouvrages étrangers, au XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe, sont écrits en latin. ---.
4. Varillas, par exemple, qui avait traité plusieurs des sujets dont Bossuet s'occupa dans l'Histoire des Variations.
5. Préf., nos XIX-XX.
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pects ». Recherchant de préférence les documents originaux et contemporains des faits qu'il étudie, il s'aide parfois de textes manuscrits et inédits 1. Toutes ces sources diverses, il a soin — dans un temps où cette exactitude était dédaignée des historiens — de les indiquer, et ses renvois comme ses citations peuvent, dans la presque universalité des cas, être vérifiés. Les adver- saires qui ont épluché son livre avec la diligence la plus défiante l'avouent eux-mêmes 2. Quand il fait des citations de seconde main, il les contrôle. Il note et rappelle les dates, examine l'authenticité, pèse la valeur morale des témoignages. Il veille à demander aux auteurs précisément les renseignements qu'ils sont le plus à même de lui fournir. Il confère sur un même fait plusieurs attestations diverses, et, au sujet des questions non encore élucidées, jnstitue parfois des enquêtes approfondies 3.
De là vient qu'il aboutit sur certains points à des conclusions originales et nouvelles. A rencontre des écrivains catholiques aussi bien que des protestants, il refuse de voir dans les Vaudois des précurseurs de la dogmatique réformée, dans les guerres du XVIe siècle des guerres de pure politique. Ainsi encore il restitue à la personne de Mélanchthon son importance déjà oubliée.
- Sans doute il lui arrive de commettre des erreurs matérielles, mais ces erreurs sont rares 4. — Sans doute il pousse parfois trop loin l'hypothèse et se laisse aller à induire trop de conséquences, ou de trop grosses, de faits trop peu nombreux ou insuffisamment probants 3; mais quel est l'historien, et je dis le grand historien, qui n'ait pas péché par cet excès? — Sans doute, il n'a pas l'impartialité, l'absence d'hostilité ou de sympathie qui est l'idéal de l'historien moderne; mais quel est l'historien qui y soit parvenu?—Il est sûr enfin que chez les Réformateurs du XVIe siècle allemand, chez Luther surtout, bien des côtés lui échappent et le déroutent que comprendrait de nos jours une intelligence plus désintéressée et exempte de la sévérité professionnelle du controversiste. Mais cette sévérité n'est pas toujours de l'injustice,
1. Ainsi l. X, n° xxxv (lettre manuscrite de Calvin) ; l. X, n* xx (procès-verbaux mss des synodes provinciaux des Églises réformées); l. XI, n" CI-CVI (enquêtes de 1495 contre les Vaudois de Pragelas):
2. Cf. Basnage, Hist. de la Relig. des Égl. réf., t. I, p. 243.
3. Cf. l. X, nos LIV-LV.
4. Cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 475.
5. lbid., p. 501-508.
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et en somme il y a là une œuvre de recherche consciencieuse et loyale qui s'impose encore aujourd'hui à l'attention de tout historien de la Réforme, sans parler ici 1 des mérites de style sur lesquels tout le monde est d'accord. Nul doute que, si les questions que Bossuet a touchées dans son ouvrage n'étaient pas encore délicates de nos jours, et si surtout le sujet qu'il a traité était plus accessible à la masse des lecteurs, on ne pût accepter sans réserve ce jugement de M. Brunetière sur Y His- toire des Variations : « le plus beau livre de la langue française 2. »
Les « Avertissements ». — Le retentissement de cette histoire 3 fut grand, et non moins à l'étranger qu'en France 4. La polémique abondante qu'elle suscita engagea Bossuet dans des écrits nouveaux qui sont, soit totalement (Défense de l'Histoire des Variations), soit en partie (Avertissements aux protestants) des compléments de l'Histoire des Variations et des répliques aux objections des critiques 5. Mais les Avertissements sont quelque chose de plus. Ils sont aussi l'apologie de la foi et de la morale catholiques contre un adversaire redoutable qui, sentant l'impossibilité de réfuter directement l'Histoire des Variations, avait hardiment pris l'offensive et lancé dans la controverse, ainsi qu'il en était coutumier du reste, des idées singulièrement nouvelles et hardies : Pierre Jurieu 6.
1. Nous y reviendrons (voir ci-dessous, p. 632).
2. Études critiques, 5e série, p. 93 (la Philosophie de Bossuet).
3. Dont les critiques protestants eux-mêmes reconnaissaient la « vaste étendue » et la « force surnaturelle » (Hist. des ouvr. des savants, sept. 1702, art. XIII).
4. Bossuet historien du Protestantisme, p. 324-328.
5. Au 4e Avertissement, Bossuet revient (nos Il et XII) sur la bigamie du landgrave de Hesse autorisée par les réformateurs allemands; 5e Avertissement (nos 1-X, XXI-XXIV, LXIV), sur les guerres de religion en France ; dans la Défense, sur ces deux points également, et cette fois en apportant sur le second (nos XVIXXXVIII) des faits nouveaux et des discussions de textes nouvelles.
6. Sur ce théologien protestant, dont les œuvres mériteraient d'être étudiées au point de vue littéraire et à qui il n'a manqué que plus de loisir et de possession de lui-même pour être un grand écrivain, voir Haag, la France protestante; Encyclopédie des sciences religieuses, art. de F. Puaux; Bull. de la Soc.
du Protest. français, 1885, art. de J. Bonnet. — Principaux ouvrages : Politique du clergé de France, 1680; Histoire du calvinisme et du papisme mis en parallèle, 1682; l'Esprit de M. Arnauld, 1684; Lettres pastorales, 1686, sqq. (cf. plus loin); Traité de l'unité de l'Église, 1688; Tableau du socinianisme, 1691. On lui attribue également un éloquent pamphlet : les Soupirs de la France esclave. — Cf., sur quelques controversistes protestants du temps, Sayons, la Littérature française à l'étranger; et Bossuet historien du Protestantisme, p. 369 sqq., et passim.
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Dans ses Lettres pastorales 1, Jurieu s'attaquait délibérément aux principes au nom desquels l'historien catholique avait attaqué la Réforme. A l'accusation que Bossuet avait dirigée contre les autorités religieuses du protestantisme du XVIe siècle, d'avoir permis la résistance et le recours aux armes pour défendre la foi 2, il ripostait par cette thèse qu' « il n'est pas toujours défendu de se servir des armes en faveur de la religion 3 ». Aux démonstrations, si souvent invincibles, qu'avait apportées Bossuet des variations de la Réforme, il répondait en contestant ce prétendu axiome de l'invariabilité signe de vérité, de la variation signe d'erreur. Et il n'hésitait pas à soutenir
que l'Église primitive avait varié, dans le fond aussi bien que dans la forme, sur les articles les plus essentiels de la croyance chrétienne.
Telles étaient les assertions que Bossuet s'empresse de réfuter dans les Avertissements *, adressés, eux aussi, à ces protestants nouvellement convertis que le ministre protestant cherchait à « séduire » et qui, sous une forme souvent pathétique et oratoire, que justifie l'importance des matières, sont de véritables traités 5.—Traité de théologie patristique, lorsque, dans le Premier et le Sixième Avertissement, il maintient, contre Jurieu, la pureté orthodoxe de la doctrine des anciens Pères de l'Église, l'identité parfaite de la foi des premiers siècles avec celle de l'Église catholique des derniers, la perpétuité constante de la doctrine depuis et avant même le concile de Nicée jusqu'au concile de Trente, et que, dénonçant vivement les imprudentes concessions de Jurieu aux sociniens 6, il prédit au protestantisme 7 que l'incrédulité est le terme fatal où son libre examen va glisser. — Traité de politique chrétienne, lorsque, dans le Cinquième Avertissement, Bossuet prétend montrer « que les séditieuses » maximes de Jurieu sur le droit de résistance au
1. Qu'il adressait depuis 1686 aux protestants persécutés en France pour les encourager dans leur persévérance, et qu'il consacre, à partir du 1er novembre 1688, à la discussion de l'Histoire des Variations.
2. Accusation qui n'est pas, du reste, prouvée par Bossuet.
3. Lettre pastorale du 1er janvier 1689.
4. Cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 544-547.
5. Le Sixième Avertissement comprend tout un volume.
6. Concessions sur lesquelles Jurieu devait revenir plus tard.
7. Etat présent des controverses : troisième et dernière partie du Sixième Avertissement, laquelle parut à part (22 juillet 1692; cf. Bourseaud, ouvr. cité).
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pouvoir tyrannique, aboutissent à renverser « toutes les formes légitimes de gouvernement », puisqu'il ne pouvait appuyer ce droit de résistance que sur un prétendu « droit des peuples » antérieur et supérieur à celui des rois, et sur l' « étrange » conception d'un « contrat » primitif entre les souverains et les sujets, contrat dont la rupture, toujours possible, laissait à l'anarchie la porte toujours ouverte.
Mais ces témérités de Jurieu et cette évolution de sa tactique ne faisaient que confirmer Bossuet dans les idées qu'il avait émises en disputant avec Claude la question de l'autorité de l'Église. Et c'est ainsi que les Avertissements sont comme la conclusion et le couronnement de la controverse de Bossuet contre les protestants. « Je n'ai plus rien à dire » désormais, déclarait-il à la fin du Sixième. « Que M. Jurieu réplique ou se taise, je garderai également le silence. » Et dix ans plus tard 1, il ne pensait pas autrement, reconnaissant avec une franchise qui n'était que juste, qu'il avait « tout dit sur ces matières ».
Le seul des ouvrages postérieurs à 1692 qui, dans cette classe de ses écrits, mérite d'être mentionné, ce sont des Instructions pastorales sur les Promesses de Jésus-Christ à son Église (1700-1701), où l'on voit, par le seul titre, que Bossuet ne fait que proclamer de nouveau, comme dans un testament religieux à la veille de sa fin, le principe de la perpétuité et la constance de la tradition
1. Le Dieu, Journal, sept. 1701. -- -
2. Ces dernières productions nous permettent, du moins, d'observer chez Bossuet la manifestation de ce talent très « latin » à la fois et très français, de renouveler, par l'ordonnance et par l'expression des pensées, des thèmes déjà traités. On peut encore rattacher aux grands monuments littéraires de la controverse de Bossuet les écrits suivants, qui sont de beaucoup moindre importance : 1° les Pièces concernant un projet de réunion des protestants de France à l'Église catholique (négociations de 1666-1667 entre Bossuet et le ministre Ferry); — 2° Cinq fragments relatifs à l'E.rposition, composés apparemment entre 1671 et 1679, publiés pour la première fois en 1783 et 1788; 3° la Lettre pastorale aux nouveaux catholiques du diocèse de Meaux pour les exhorter à faire leurs Pâques, 1683; 4° une lettre de Bossuet au duc de Noailles au sujet d'un projet de réunion des deux religions, proposé en 1684 par le ministre protestant Du Bourdieu; — 5° l'Explication de quelques difficultés sur les prières de la messe à un nouveau catholique, 1689; — 6° Lettre sur l'adoration de la Croix, 1692; — 7° les dissertations latines et françaises et les lettres adressées soit à Molanus, abbé de Lokkum, soit à Leibnitz (cf. plus haut, p. 279 et 284), et dont les principales pièces sont les lettres de Bossuet à Leibnitz, des 10 janv. et 21 juillet 1692; de juin et octobre 1693; 9 janvier 1700 ; 1er et 30 juin 1700; 12 août et 17 août 1701,
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Écrits relatifs à la morale. — Bossuet dans les disputes de la Grâce. — Les écrits par lesquels Bossuet s'est mêlé à la grande dispute à la fois métaphysique et morale du XVIIe siècle sur la grâce et le libre arbitre, sur l'action de Dieu et sur la responsabilité humaine, sont les uns purement polémiques, les autres dogmatiques, mais d'un intérêt très inégal au regard de l'histoire littéraire.
Ne rappelons, d'abord, que pour mémoire les nombreux opuscules composés par Bossuet, à l'occasion des Assemblées du clergé de 1682 et de 1"700 t" Si, malgré l'importance capitale qu'il attribuait à ces matières, Bossuet les a traitées en latin, c'est qu'il estimait inopportun, scandaleux ou dangereux de livrer à une publicité plus étendue les discussions des théologiens sur des sujets souvent délicats. J'ajoute, en passant, que telle était son opinion plus ou moins avouée touchant la plupart des controverses entre catholiques, et que sa vivacité contre Fénelon et Richard Simon eùt été vraisemblablement beaucoup moindre, s'ils n'avaient pas écrit en français.
Purement théologique et historique, aussi, l'intérêt des quel- ques écrits composés par Bossuet à propos de certains épisodes retentissants des querelles jansénistes. La Lettre de IGGi-IGGo aux religieuses de Port-Royal, dont l'authenticité fut autrefois contestée à tort 2, n'est à signaler que pour le bon sens ecclésias- tique, si l'on peut dire, qui se manifeste dans les arguments de Bossuet contre une insubordination quasi libre penseuse. \J Avertissement sur les Réflexions morales du P. Quesnel 3, et les Réflexions sur le fameux « cas de conscience 4 » ne sont point
1. De doctrina concilii Tridentini circa dilectionem in sacramento Pœnitenliæ requisitam, le Traité de l'Usure, les Dissertatiunculæ quatuor adversus Probabilitatem, etc. Quelques-uns d'entre eux parurent, après avoir été délibérés et approuvés par l'assemblée de 1100, sous le nom coW de cette assemblée, comme : le Decrelum de morali disciplina, la Censura et Declaralio conventus Cleri gallicani in materia fidei ac morum. Cf. plus haut, p. 274 et 282. Rattachons au même groupe la lellre française de la même assemblée accompagnant le règlement destiné à « empêcher les évêques d'être surpris dans les permissions qu'ils donnent aux religieux de prêcher et de confesser dans leur (liocèse et ledit Règlement.
2. Voir Floquet et Bourseaud, ouvr. cités.
3. Sur ces écrits signalons seulement, outre les grands ouvrages déjà cités Tabaraud, Supplément aux Histoires de Bossuet « de Fénelon, un article d'H. Higault, dans ses Mélanges, Sainte-Beuve, Port-Royal; et surtout l'abbé Ingold, Bossuet et le Jansénisme.
4. Proposé par un confesseur de province touchant le changement d'opinion
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des œuvres achevées, ni destinées par Bossuet à la publicité.
Ce qui l'était, au contraire, c'était le livre sur l'Autorité des jugements ecclésiastiques, dont il ne subsiste qu'un court fragment et qui nous eût donné son opinion dernière sur le fait de la résistance janséniste, désapprouvée par lui plus encore en 1703 qu'en 1664. Quant à sa doctrine augustinienne, et surtout thomiste, de la grâce 1, elle se trouve contenue, en dernier lieu, dans la seconde des Instructions sur la version du Nouveau Testament de Trévoux 2.
Les « Maximes et Réflexions sur la comédie ». —
Le « Traité de la concupiscence ». — Le « Traité du libre arbitre ». — Dans cet ordre d'idées, les trois ouvrages qui représentent, dégagés de tous les éléments provisoires de la polémique, l'authentique pensée morale de Bossuet, ce sont les Maximes et Réflexions sur la comédie, qu'il publia lui-même, et les deux traités de la Concupiscence et du Libre arbitre qu'il laissa à son neveu en état d'être publiés.
Dans les Maximes sur la comédie, ce qui est original, ce n'est pas la thèse même : cette proscription du théâtre est un lieu commun de la morale chrétienne, et peu de temps avant l'ouvrage de Bossuet (1694) deux livres l'avaient renouvelée : le Traité de la comédie et des spectacles, en 1667, du prince de Conti, le grand seigneur janséniste, et la Défense très substantielle de ce traité par l'abbé de Voisin, en 1671 3. Ce qui appartient proprement à Bossuet, outre l'éloquence, c'est la précision intransigeante avec laquelle il pousse jusqu'au bout les arguments contre le théâtre : l'espèce de fatalité d'une dégradation morale des comédiens; — la nécessité, pour les auteurs, de faire appel aux passions les plus troublantes ; — le J rapport qu'il y a entre la perfection même de l'œuvre drama-
que les jansénistes reprochaient amèrement au cardinal de Noailles sur le livre de ce même Quesnel.
1. Cf. plus loin à propos du Traité du libre arbitre.
2. Cf. Le Dieu, Journal, t. I, p. 445 et passim. On doit encore attribuer à Bossuet (cf. Le Dieu, ibid., p. 396-397, 444-445) l'Ordonnance et instruction pastorale de l'archevêque de Paris (1696) portant condamnation du livre intitulé : Exposition de la foi touchant la grâce et la prédestination, — livre qui était de Martin de Barcos, neveu de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran.
3. Cf. Desprez de Boissy, Lettre sur les spectacles avec une histoire des ouvrages pour et contre les theâtres, 7e édit., 1779; G. Larroumet, dans les Études d'histoire et de critique dramatique, 1895 (Le théâtre et la morale); Gazier, édition avec commentaire des Maximes et Réflexions sur la comédie, 1881.
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tique et son influence immorale, — de telle sorte que le mérite 1 artistique soit des acteurs, soit des auteurs, loin d'être pour Bossuet une excuse, lui paraît un danger de plus.
Le Traité de la concupiscence nous fait apprécier, sous une forme qui n'est pas moins attachante, cette tendance rigoriste de la morale de Bossuet, et l'adhésion entière qu'il donne, de toute la force de sa raison, au dogme chrétien de la perversion de la nature. Dans le monde, « tout n'est que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie » : ce texte de saint Jean lui inspire le réquisitoire le plus passionné, — et dans le détail, parfois, le plus hardi, — contre cette « attache) au plaisir des sens, racine empoisonnée qui étend ses branches dans tout le corps » ; contre la curiosité, maladie funeste de l'âme qui la rend « vaine, faible et discoureuse »; contre l'orgueil, le vice radical d'où pullulent tous les autres, « pâture » d'autant plus dangereuse de notre cœur qu'elle affecte les formes les plus diverses et les plus subtiles », depuis le « désir de dominer » qui est le fond tout aussi bien de la coquetterie féminine que de l'hérésie, jusqu'au « désir d'être admiré », mobile commun du « bel esprit » occupé de « tourner un vers et d'arrondir une période », et du « conquérant » qui entreprend de bouleverser l'univers « afin de faire parler les Athéniens ». D'où la nécessité indispensable au chrétien d'une haine inexpiable du monde et d'une guerre perpétuelle contre lui-même.
Mais l'orgueil parvient même à gâter cette vertu chrétienne, quand l'homme vertueux « s'approprie et s'attribue » les bons effets de son libre arbitre, « sans songer qu'ils sont tous prévenus, préparés, dirigés, excités, conservés par une opération propre et spéciale de Dieu 1 ». La description et l'essai d'explication de cette conduite mystérieuse de Dieu sur l'homme est précisément l'objet du traité du Libre arbitre 2, où Bossuet, après avoir établi à la fois la réalité de la liberté, « dont nous ne pouvons pas plus douter que de notre être », et celle de l'action de Dieu sur les hommes, « dont nous ne pouvons douter
1. Tr. de la concupiscence, ch. XXIII.
2. Ouvrage à la fois théologique et philosophique qui ne me paraît pas devoir être rangé, comme il l'a été parfois, dans les écrits destinés au Dauphin.
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qu'en doutant de Dieu », — croit pouvoir les accorder par le système thomiste de la prémotion on prédétermination physique 1, d'après lequel Dieu, « en décrétant de toute éternité ce que les créatures libres feront lorsqu'elles existeront, décrète en même temps qu'elles le feront librement 2 ». Théorie contestable 3, comme toutes les autres, sans que du reste Bossuet se préoccupe outre mesure des objections insolubles, persuadé qu'il est qu'on doit considérer comme certaines « deux vérités légitimement démontrées quand même on ne pourrait pas les concilier entre elles », et qu'il faut « tenir toujours fortement les deux bouts de la chaîne quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où l'enchaînement se continue ».
Ouvrages composés en vue ou à propos de l'instruction du Dauphin. — Bien qu'avec les ouvrages composés en vue ou à propos de l'éducation du Dauphin nous sortions de la littérature proprement théologique, il ne faut pas oublier combien l'intention religieuse y tient encore de place.
Et cela, non pas seulement par suite du désir naturel qu'avait Bossuet d'inculquer à son élève une piété vive et instruite, mais encore parce que ces ouvrages étant destinés pour la plupart à être rendus publics 4, Bossuet s'est trouvé porté à les modifier pour les faire contribuer à son œuvre de défense du catholicisme. C'est ainsi que les propositions de Jurieu sur la souveraineté des peuples 5 ont dû l'inspirer au moins dans la revision de la Politique tirée de l'Écriture Sainte; c'est ainsi qu'il ajoute au Discours sur l'Histoire universelle6 de longs développements qui sont une véritable réponse aux théories bibliques de Richard Simon 7. L'abbé Le Dieu, sous les yeux de qui se firent les derniers de ces remaniements 8, a pu dire que le Discours n'était autre chose qu'un ouvrage d'apologétique 9.
1. Tr. du Libre arbitre, ch. VIII sqq.
2. Introd. aux Œuvres philos, de Bossuet, publ. par l'abbé M*** (1858).
3. Cf. l'Introd. aux Œuvres philos. de Bossuet, publ. par J. Simon, p. XI; E. Nourrisson, la Philosophie de Bossuet. - --..
E. Nourrissin, la Philosophie de Bossuet 4. Louis XIV voulait que les soins qu'on s'était donnés en vue de l'éducation de son fils servissent au public; voir Floquet, Bossuet précepteur du Dauphin.
5. Cf. plus haut, p. 307.
6. Voir, sur ces additions, l'abbé Caron, t. XXV du Bossuet de Versailles.
7. En particulier sur la refonte de la Bible par Esdras. -
8. Ceux que l'on peut constater dans la troisième édition (1700) du Discours.
9. Mém., p. 151 ; Journal, t. II, p. 56-57.
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Ajoutons que, dans l'appréciation de ces ouvrages, il convient de ne pas oublier non plus quelle en a été l'origine pédagogique, si l'on ne veut pas commettre l'injustice, souvent commise, de reprocher à Bossuet de n'avoir pas fait ce qu'il ne pouvait et ne voulait pas faire.
Les ouvrages d'histoire. L' « Histoire de France » pour le Dauphin. — Cette dernière préoccupation est surtout visible dans l'Histoire de France, dont nous avons vu que le fond appartient certainement à Bossuet, si la forme reproduit dans une certaine mesure les rédactions du Dauphin.
L'attention de Bossuet se porte avant tout, dans notre histoire nationale, sur les faits propres à fournir au futur successeur de Louis XIV une leçon opportune de morale et de politique1.
De là beaucoup de longueurs et d'anecdotes. Ce qui n'empêche pas qu'à observer d'un peu près la substance de l'ouvrage, on n'y découvre un mérite rare : celui d'être fait d'après les sources, comme Bossuet le déclare lui-même dans sa lettre à Innocent XI. C'est ainsi qu'il expose la première moitié du XVIe siècle français principalement à l'aide des mémoires de Martin et de Guillaume du Bellay, le règne de Louis XI avec Commines, celui de saint Louis avec Joinville. Et il ne se contente pas de l'auteur qu'il a choisi pour chaque époque comme son guide principal; sur le règne de Louis XII, il combine ensemble les renseignements fournis par Jean d'Auton, Jean de Saint-Gelais, Claude de Seyssel ; — sur le règne de saint Louis il a lu, outre Joinville, Guillaume de Nangis, Guil- laume de Puylaurens, Guiart, et les autres chroniqueurs récemment édités alors par Du Cange, Du Chesne et d'Achery 2, Par
1. Cf. De inst. Delphini Epist. ad Innocentium XI, IV et v.
2. Cf., pour plus de détails, Bossuet historien du Protestantisme, p 121 sqq. Le cardinal de Bausset (t. I, p. 320, n. 1, édit. de 1819) déclare « avoir eu entre les mains les extraits que Bossuet avait recueillis de Monstrelet de Belleforêt, de Christine de Pisan, d'Autun, de Godefroy, de Saint-Gelais, de Commines, de Seyssel, de Villars, de Guichardin, de Davila, de Thou de Mathieu » ; les extraits de Monstrelet et de De Thou, « chargés d'un grand nombre de notes écrites de la main de Bossuet et conçues dans cet esprit d'exactitude et de critique qui peut seul donner de l'intérêt et de l'autorité à l'histoire
Cf. le P de La Broise, Bossuet et la Bible, p. XL, n. 2 : Dans la collection Floquet (3e carton, n° 4) on trouve de longs extraits de Monstrelet, de Jean de Thou, de Davila, copiés par une autre main que celle de Bossuet, mais annotés en marge par lui ». — Le cardinal de Bausset parle aussi (ibid., p. 322) d' un mémoire fourni a Bossuet sur le règne de Charles VIII » par le garde des
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contre, les grandes compilations historiques du XVIe siècle, pillées et recopiées sans scrupule par la plupart des manuels, ne paraissent guère lui avoir servi, non plus que Mézeray1. L'Histoire de France du Dauphin est un essai méritoire de récit simple et sincère2, appuyé sur des recherches personnelles et des documents originaux, si elle n'est ni une histoire complète, ni une œuvre d'érudition et de critique.
« Le Discours sur l'Histoire universelle ». — Et de même bien des critiques dirigées contre le Discours sur l'Histoire universelle par l'animosité partiale du XVIIIe siècle, — spécialement de Voltaire, — tombent, pour peu qu'on prenne la peine de considérer, comme il convient, ce que Bossuet voulait faire plutôt que ce que nous aimerions qu'il eût fait. Des trois parties qui composent le Discours, on n'a voulu regarder que la troisième (les Empires) et la discuter comme un ouvrage à part, tandis qu'en réalité, dans la pensée de l'auteur, elle est avant tout le repoussoir de la seconde partie (la Suite de la Religion), en opposant à l'immutabilité miraculeuse du peuple de Dieu, juif ou chrétien, la fragilité des établissements humains3. L'objection tant ressassée par Voltaire4, et renouvelée par SainteBeuve 5, d'avoir pris pour centre de son Histoire « prétendue universelle », ce « misérable petit peuple juif », — cette « peuplade » dont la vie obscure, dans un coin isolé de l'Orient, tint si peu de place dans les annales du monde civilisé, — cette objection ne prouve rien contre l'intelligence ou la conscience de Bossuet historien : elle ne vaut que contre la conception religieuse de son ouvrage 6. Et le souci pédagogique, comme
manuscrits de la Bibliothèque du Roi, faisant connaître au précepteur du Dauphin « qu'il n'existe à la Bibliothèque du roi que très peu de Mémoires sur le règne de ce prince. Il donne l'extrait de ce petit nombre de mss », en signalant quelques particularités curieuses.
1 Cf. Bausset, ibid., p. 321.
2. Sur l'impartialité religieuse de l'Histoire de France, voir un vif éloge de Bossuet dans le Bull. de la Soc. de l'histoire du Protestantisme français, t. I, p. 260.
3. Cf. les chapitres premier et dernier de la troisième partie.
4. Cf., entre autres passages, l'avant-propos de l'Essai sur les mœurs, le ch. XXXII du Siècle de Louis XIV, le « Pyrrhonisme de l'histoire » dans les Mélanges histo- riques, la lettre du 12 sept. 1761 à Burigny.
5. Nouv. Lundis, t. IX, p. 280 sqq.
6. Des philosophes et historiens modernes — Flint (la Philosophie de l'histoire en France, trad. Carrau, 1878) et même Renan (Histoire du peuple d'Israël) — ont reconnu implicitement ou expressément la justesse, même au point de vue de la science indépendante, de la conception de Bossuet donnant aux Juifs dans
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l'intention religieuse, explique aussi, dans le Discours, des lacunes ou des excès qui nous déplaisent. Si Bossuet passe sur les « nations sauvages et mal cultivées », c'est, comme il en avertit1, qu'elles ont peu de choses à « nous apprendre » et qu'on puisse « imiter ». S'il idéalise d'une façon complaisante l'Égyte 1 ancienne, il y a là un artifice comparable à celui de Xénophon dans sa Cyropédie et de Fénelon dans son Télémaque, de Bossuet lui-même dans ses Oraisons funèbres 2. Le Discours est un ouvrage d'instruction pour un enfant qui devait régner.
Mais de plus, même abstraction faite de ce double dessein d'apologie religieuse et d'enseignement, auquel Bossuet avait bien le droit de subordonner l'ordonnance de son plan et le développement de ses matières, les imperfections du Discours ne sont pas fort nombreuses. Si dans cette vaste composition la critique 3 peut relever quelques confusions de noms, très peu d'erreurs de faits, quelques identifications hasardées de personnages de l'histoire orientale avec les noms donnés par la Bible, quelques hypothèses exagérées touchant, par exemple, l'influence de l'Égypte sur la Grèce ou le rapport des lois des Douze Tables avec celles de Solon; — si elle y signale un certain nombre d'omissions dont les plus importantes consistent à n'avoir rien dit des Phéniciens ni des arts de la Grèce 4; — si, au sujet des sources, elle blâme Bossuet de se fier trop aveuglément à Diodore sur l'ancienne Égypte, à Xénophon sur le compte de Cyrus, à la Chronique de Paros sur la Grèce primitive, à Tite-Live sur les origines de Rome, et, pour les derniers temps de l'Empire, à Eusèbe et à Lactance; — si enfin elle le blâme de s'être enfermé dans les limites trop étroites de la chronologie d'Usher, et de cette préoccupation, qui le gène à chaque instant, de concilier exactement l'histoire profane avec l'histoire
le monde antique la même importance qu'aux Grecs et aux Romains. Cf. Brunetière (Revue des Deux Mondes, 1er février 1889); le P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. 201 sqq. Voir aussi Koskinen. Les idées dirigeantes dans l'histoire de l'esprit humain, Helsingfors, 1819 (cité dans la Rev. historique, 1888. t. II, p. 151).
1. T. III, ch. III.
2. Cf. plus loin, p. 331.
3. La meilleure des éditions du Discours sur l'Histoire universelle est celle de Jacquinet (Belin frères, édit.); c'est une de ces éditions classiques dont la destination scolaire ne doit pas cacher la réelle valeur, et qui, avec une autre couverture. passeraient pour un ouvrage savant.
4. Bossuet ne parle qu'en passant de ces « incomparables statues ».
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sainte; — ce sont là, je pense, ou très peu s'en faut, tous les reproches qui peuvent être adressés au Discours sur l'Histoire universelle. Encore, sur le chapitre des sources, faudrà-t-il tenir compte de l'insuffisance des documents historiques et de l'absence des documents archéologiques au XVIIe siècle. Et cette pénurie de documents excuse aussi, dans une certaine mesure, l'omission, tant reprochée à Bossuet, des Arabes et des Turcs et de celle des Chinois, d'ailleurs considérés par tous ses contemporains aussi bien que par lui comme des parties de cette barbarie qui couvrait encore toute une face de la terre 1. N'en pouvant, rien dire de sûr, il n'en dit rien. Reste à savoir si l'on peut regretter qu'il n'ait pas créé de toutes pièces, dans le Discours sur l'Histoire universelle, une histoire qui n'existait pas.
Mais ces réserves faites, il ne faut pas qu'une crainte puérile de paraître admirer des œuvres démodées nous empêche de reconnaître la haute valeur, pour le temps, du Discours, et la large part d'intérêt durable qu'il peut offrir encore 2.
L'énumération complète serait longue de toutes les remarques nouvelles, de tous les aperçus pénétrants que Bossuet jette çà et là dans cette rapide revue du monde antique. Les chapitres sur l'Égypte, sur la Grèce et sur Rome, — autant, notons-le, dans la première partie du Discours, qu'on ne lit plus, que dans la troisième, — abondent en vues de ce genre. Il n'est inutile de rappeler ni que Bossuet, avant Montesquieu3, a signalé fortement, et, quoiqu'en passant, comme un fait incontestable, l'influence des climats sur les esprits 4; ni qu'il a, le premier, attiré avec insistance l'attention de Louis XIV sur
1. Cf. ci-dessus, p. 315, ce qu'il dit des nations barbares. Dans le Panégyrique de saint Pierre Nolasque (1665) il parle du Mahométisme en ces termes : « Cette religion monstrueuse qui se dément elle-même, a pour toute raison son ignorance, pour toute persuasion sa violence et sa tyrannie, pour tout miracle ses armes, armes redoutables et victorieuses qui font trembler tout le monde. »
Même en faisant la part de l'hostilité religieuse, Bossuet n'aurait pas parlé ences termes du Mahométisme et il en eût avoué la force et les moyens de séduction spéculative s'il l'avait connu. Dans la première partie du Discours (XIe époque), il s'exprime encore sur le compte du Mahométisme d'une façon qui montre la bonne foi de son ignorance : il consacre, dans le même paragraphe, une fois plus de place aux Monothélites qu'à Mahomet.
2. Cf. Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1er février 1889.
3. C'est Dussault (Annales littéraires, t. I, p. 133) qui l'a, je crois, observé le premier.
r- 4. A propos de l'Égypte.
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l'intérêt qu'il y aurait à fouiller le sol et les monuments de l'Égypte, ,.,..
La solidité de préparation du Discours sur l'Histoire univer- selle, sans égaler celle de l'Histoire des Variations, n'en est pas moins digne de remarque, surtout dans les parties d'histoire classique, où, quand on se donne la peine d'examiner les matériaux employés par Bossuet, on constate sur combien de textes judicieusement commentés et conférés ses appréciations reposent t..
Enfin la conception même du Discours encore que toute mystique, mérite autre chose que les dédains inconsidérés dont l'ont accablée certains penseurs qui étaient plus dignes de la comprendre 3. Elle nous montre avec la plus grande loyauté quelle conception des destinées de l'humanité ancienne et moderne peut et doit se faire un chrétien convaincu et conséquent. Elle est, comme l'a observé avec beaucoup de justesse Auguste Comte 4, le premier effort puissant fait par un esprit philosophe pour chercher un lien et une suite logique dans la masse, confuse en apparence, des faits humains, en d'autres termes le premier monument de cette philosophie de l'histoire à laquelle on en revient toujours. D'autant plus que 5, malgré la conviction où est Bossuet que la Provîdence mène irrésistible- ment le monde au but fixé par elle de toute éternité, il évite soigneusement d'invoquer pour explication des faits les vues 1 inconnaissables et le bon plaisir de Dieu. Il étudie les causes secondes avec la conscience et la pénétration d'un historien dégagé de toute prévention religieuse. Il se réduit à n'employer que les moyens profanes d'observation expérimentale et de
1. Cf. les notes de l'édition Jacquinet, citée ci-dessus, et Floquet, ouvr. cité, p. 71-73, 221-229, 416, etc.
2. Cf. le P. de La Broise. loco cit.; l'abbé Delmont, ouvr. cité, p. 315.
3. On regrette d'avoir à signaler Renan et Scherer parmi ces critiques dédaigneux qui traitent de haut la pensée de Bossuet comme son érudition. Cf.
Renan : Lettre à Strauss; Questions contemporaines, édit. de 1868, p. 429-433; Essais de morale et de critique, p. 93, 153; Hist. crit. des livres de l'Ancien Testament par Kuenen, introduction à la traduction de Pierson, etc. ; Scherer, Études critiques sur la Littérature, t. IV, p. 37-40. Ces appréciations résultent plus encore d'une lecture insuffisante que de préjugés de parti. — Signalons par contre un jugement impartial de Frank, Réformateurs et Publicistes du XVIIe siècle.
4. Auguste Comte, Philosophie positive, t. IV, p. 280 ; V, p. 264, 596 ; VI, p. 316, etc.
5. Cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 128-134,
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déduction logique dont un païen comme Polybe — qui est son historien préféré — lui donne l'exemple. Partout il se montre aussi pénétré que possible de cette idée que tout se déroule dans l'histoire avec une suite qui est une nécessité, et que telles conditions physiques ou politiques étant données, tels faits devaient forcément en résulter. « A la réserve de certains coups extraordinaires, où Dieu voulait que sa main parût seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles précédents », et « la vraie science de l'histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements 1 ». S'il ouvre et conclut son histoire en chrétien respectueux des mystérieux « conseils » de la Providence, dans l'intervalle il la conduit avec la rigueur scientifique, presque avec le déterminisme d'un savant moderne.
Les ouvrages de philosophie. La « Logique » et le « Traité des Causes » 2. — L'origine de ces deux écrits, composés avant ou après les leçons de philosophie que Bossuet donna au Dauphin, y a laissé sa marque beaucoup plus que sur le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Le Traité des Causes — quelques pages — est très loin de nous offrir, comme le prétend l'abbé Le Dieu 3, un précis de la « métaphysique » de Bossuet. Et la Logique est certainement inférieure à celle de Port-Royal, qui, bien que composée elle aussi en vue d'une éducation particulière, reçut, avant d'être livrée au public, bon nombre de corrections ou d'additions destinées à l'utilité ou à l'agrément des lecteurs 4.
Ces deux opuscules sont purement élémentaires.
Le « Traité de la connaissance de Dieu et de soimême ». — Bossuet philosophe et cartésien. — Au contraire, on a pu juger, non sans apparence, que le Traité de la connaissance de Dieu « excédait les bornes de l'intelligence d'un enfant à qui la nature n'avait accordé ni une grande vivacité d'imagination ni un grand désir de s'instruire 5 ». Et quant à la préoccupation d'apologétique purement catholique, on a aussi
1. Part. III, ch. II, p. 454-455 de l'édit. Jacquinet. -
2. Pour le traité du Libre arbitre, cf. ci-dessus, p. 311.
3. Mém. I, p. 151.
4. Cf. l'abbé M***, Introd. à l'édit. des Traités philosophiques de Bossuet.
5. Bausset, liv. IV, n° XIII.
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remarqué, avec raison 1 que, « sauf en un seul passage, il n'y avait pas » dans tout le Traité « une allusion aux vérités révélées 2 ». Au contraire, Bossuet s'y révèle psychologue, et ce n'est point surfaire son ouvrage que de le ranger au-dessous, mais tout près, des deux livres qui, à la fin du XVIIe siècle, ont fondé la science des phénomènes psychiques, je veux dire la Recherche de la Vérité de Malebranche et l'Essai sur l'Entendement humain de Locke 3. Dans sa description de ces faits, tout en s'inspirant du Traité des Passions de Descartes, de la Logique de Port-Royal et des livres de saint Thomas, Bossuet les complète et les corrige par des observations et des classifications personnelles. Dans son étude sur les rapports de l'âme et du corps, où il se montre suffisamment au courant des découvertes, encore peu nombreuses, il est vrai, d'une physiologie dans l'enfance, il a du moins le mérite de poser le principe de l'union et de la dépendance mutuelle du physique et du moral avec une hardiesse que les spiritualistes venus après lui n'ont pas toujours eue, et de subordonner à une excitation primordiale des sens les conceptions les plus hautes même de l'intelligence 4. On pourrait dire du libéralisme que son bon sens lui inspire sur ce point ce que l'on a dit des hypothèses de Male- branche sur le mode de l'union de l'âme et du corps : qu'elles laissaient le chemin libre aux recherches psycho-physiques et médicales de la science moderne 5.
Il est bon d'observer cependant que cette hardiesse et cette largeur n'impliquent nullement chez lui la ferveur philosophique, ni surtout une adhésion entière à la philosophie de Descartes, que la société du XVIIe siècle goûtait si fort depuis 1660 environ.
Sans doute, plusieurs points lui en plaisent : il est cartésien ) par cette méthode d'observation réfléchie dont il donne, dès le début du Traité de la connaissance de Dieu, une définition nette 6;
1. A. Delondre, Doctr. philos. de Bossuet sur la connaissance de Dieu, p. 12.
2. Conn. de Dieu, ch. IV, art. IX, où le dogme de la chute et du péché originel est déduit de la supériorité de l'âme sur le corps.
3. La Recherche est de 1674-75; l'Essai de 1690. Le Traité de la connaissance de Dieu a été composé avant 1682. Le fait que Bossuet ne l'ait pas publié est une des preuves les plus curieuses de son désintéressement littéraire.
4. Conn., ch. III, art. XIV. n-
5. George Lyon, Introd. à la Recherche de la Vérité de Malebranche.
6. Conn. de Dieu, dessein et division de l'ouvrage. ---_u_-------
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par sa confiance dans l'évidence, condition et garantie du bon jugement; par la façon dont il cherche dans la nature de l'être imparfait la preuve de l'existence de Dieu 1. Mais dès l'époque où il compose le Traité de la connaissance de Dieu, il tient 2 à se distinguer de Descartes. Il spécifie l'origine chrétienne de ce principe de la « connaissance de soi-même » menant à la connaissance de Dieu. L'Évangile a dit : « Considérez-vous attentivement vous-mêmes », et saint Paul, cette parole vraiment philosophique : « Dieu n'est pas loin de chacun de nous puisque c'est en lui que nous vivons et que nous sommes ». Dans le reste de l'ouvrage, où il ne cite Descartes qu'une fois (et à un endroit où il se sépare de lui 3), il se réfère bien plus volontiers à saint Augustin et même à saint Thomas.
C'est sur saint Augustin, interprétant et modifiant Platon, qu'il s'appuie pour établir une théorie des idées qui concilie à la fois Descartes, Arnauld et Malebranche 4. C'est à saint Thomas qu'il se rallie, de préférence à Descartes, sur la question de l'âme des bêtes 5. Dès 1680, il n'est qu'un cartésien très indépendant 6.
Il le devient ensuite moins encore. Quand il voit se développer avec Malebranche 7 les conséquences du système cartésien ; — la théorie de l'évidence et des idées claires exclure tous les autres modes de connaissance et menacer le mystère et la foi; l'abîme se creuser entre l'àme et le corps, entre l'esprit et la matière au plus grand profit du scepticisme; l'idée même de l'âme ébranlée par cette réduction systématique de son être à la pensée et à la volition actuelle, comme de celle des corps à l'étendue actuelle 8; — il n'hésite pas à rompre avec une doctrine qui semblait, dans ses commencements, devoir
1. Fr., Bouillier Hist. de la philosophie cartésienne, t. II, ch. XII et XIII; Nour- risson, Essai sur la philosophie de Bossuet.
2. De Inst. Delph. Epist. ad Innocentium XI.
3. Ch. v, art. 13.
4. Nourrisson, la Philosophie de bossuet, p. &
5. Sur son dissentiment avec Descartes UJUCUCUIL -,, passions, — — ouvr. cité.
6. Sur la question de la liberté, cf. ci-dessus, p. 311-312 -
7. Sur les dissentiments de Bossuet avec Malebranhe, 'vu w "- .— 21 mai 1687 à un disciple du P. Malebranche; Fénelon, Réfutation du syst. du P. Malebranche sur la nature et la grâce, ouvrage composé à l'instigation de Bossuet, et ou il a collaboré; Ollé-Laprune, la Philosophie de Malebranche, 1870, l'abbé Blampignon, Étude sur Malebranche. 1862.
8. Cf. Nourrisson, ouvr. cité.
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LES ŒUVRES
Pi-
être l'alliée de la foi chrétienne et qui, à présent, ne paraît plus servir que de masque à ses ennemis 1. Même son mécontentement s'étendra dès lors jusqu'à toute philosophie, puisque la curiosité humaine, dès qu'on lui lâche la bride, s'emporte à des subtilités délétères. Invité par Leibniz à encourager cette doctrine dynamiste que le philosophe allemand veut substituer au mécanisme cartésien, le vieil évêque de Meaux se refusera à entrer dans ces idées nouvelles, moins peut-être, comme on l'a dit, par inintelligence d'une métaphysique déliée, que par défiance contre des systèmes gros de conséquences impossibles à prévoir. Il reviendra peu à peu aux idées de sa jeunesses2, alors que dans le premier zèle de sa foi, tout plein de la Bible et des Saints Pères, il accablait de sarcasmes et d'invectives cette « pauvre philosophie », qui ne peut donner à l'homme ni certitude ni règle. Pour elle, comme pour l'exégèse, il marquera sévèrement la limite en deçà de laquelle il l'approuve : il faut que ses « nouveautés » n'aient point de rapport à la foi 3, et que le philosophe se borne à la « pure philosophie ». Et de cette « pure philosophie », l'auteur du Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même finira par déclarer qu'il fuit « bon marché 4 ».
Aussi bien la vraie philosophie de Bossuet, c'est moins dans les ouvrages, si excellents qu'ils soient, du professeur de philosophie du Dauphin qu'il la faut chercher que dans tous ses autres écrits. C'est à creuser et à développer son christianisme qu'il a surtout consacré sa raison 5.
La « Politique tirée de l'Écriture Sainte ». — Destinée au public, comme le Discours sur l'Histoire universelle, après avoir été faite d'abord pour le Dauphin, la Politique a été retouchée, elle aussi, par Bossuet jusqu'aux derniers temps
1. Lettre à un disciple de Malebranche, 1687; cf. lettre à Huet, 18 mai 1689.
Bossuet désapprouve aussi les essais tentés par quelques cartésiens fervents pour trouver dans les théories de Descartes sur la matière une explication satisfaisante des mystères, par exemple de celui de la Transsubstantiation. Voir, à propos de Varignon, la note 13 de l'Éloge de Bossuet par D'Alembert.
2. Cf. Sermon sur la loi de Dieu; premier sermon sur la Providence, 1656; premier sermon sur la fête de la Conception de la Vierge; 2° sermon pour le dim. de la Quinquagésime; 3° sermon pour la fête de tous les Saints; or. fun.
- de Nicolas Cornet.
3. Lettre d'août 1693 à Leibnitz.
4. Lettre du 30 mars 1702 au Dr Pastel.
5. Cf. Lanson, Bossuet, p. 499 sqq.; Brunetière, la Philosophie de Bossuet (Études critiques, 5° série).
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de sa vie; mais comme elle était restée inédite et que ces remaniements eurent lieu sur les manuscrits, le sens et la portée nous en échappent. Nous ne pouvons discerner d'une façon certaine dans l'ouvrage ce qui est de 1679 ou 1680, et ce qui est de 1702-1703. C'est là un fait dont il faut tenir compte : la \Politique est l'œuvre à la fois de la maturité hardie et sereine de Bossuet, et de sa vieillesse circonspecte et chagrine.
L'idée dominante, en tout cas, — chercher dans les Livres Saints les maximes et les exemples du bon gouvernement, — n'a pas pu changer. Cette idée, avant Bossuet et de son temps même, avait inspiré plusieurs ouvrages1; mais on voit assez combien elle était conforme à la conception que Bossuet se faisait de la Bible. Admirateur fervent, lecteur assidu des Livres Saints, nul ne devait croire de meilleure foi que lui que « tout doit s'y trouver ». Si nous savons lire l'Écriture, nous y devons découvrir, non seulement le dogme et la morale, mais aussi la politique. A priori, Bossuet est sûr que « Dieu, par qui les rois régnent, n'oublie rien », dans son Testament, « pour leur apprendre à bien régner 2 ».
Il va sans dire, pourtant, que la substance de son ouvrage ne pouvait être et n'est pas aussi exclusivement biblique que le
titre l'indique. « Le plan, les thèses principales, tout le cadre de l'ouvrage est arrangé par l'auteur et ne lui est pas imposé par les écrivains sacrés.' » De plus, comme M. Lanson l'a montré le premier4, Bossuet s'inspire également d'Aristote, qu'il avait tant pratiqué, soit à Navarre, soit pendant l'éducation du Dauphin, et de Hobbes, qui était assez connu en France, où il avait vécu quelque temps, et que l'on y considérait comme le plus fort défenseur du principe monarchique. L'un lui sert « à chaque moment à généraliser les exemples offerts par la Sainte Écriture et à traduire les faits en principes » ; l'autre l'aide à peindre, des couleurs les plus fortes, ce « droit primitif de la nature », qui est le droit de la force brutale, et où les hommes sont
1. Le P. Menocchius, Hieropoliticon sive Institutiones politicæ e sacris scripturis depromptæ, 1625; Nicole, Traité de l'Éducation d'un prince, 1670; le P. Lemoyne, Art de régner; Montausier, Maximes chrétiennes et politiques, etc.
Art de , J,J,LVJ..II.Iu,uoJ.-., ---- ------ , 1 2. Avertissement en tête de la Politique. Cf. Epist. ad Innoc. XI, n XIII.
3. Le P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. 235.
4. Lanson, ouvr. cité, p. 188-248.
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« loups les uns aux autres 1 » ; à montrer aussi comment de cet état confus et sanglant sort nécessairement « l'autorité du gouvernement » par le fait que « chacun renonçant à sa volonté », à sa « force », à son « droit », les transporte et les cède au magistrat gardien de l'ordre 2. D'où cette doctrine du pouvoir « absolu, c'est-à-dire indépendant », dont Bossuet déduit si nettement la conséquence à l'égard des sujets : l'obéissance sans restriction 3. La plus grande partie de l'ouvrage 4 a pour but de développer les « propriétés » et les privilèges de cette monar- chie héréditaire, qui n'est pas, selon lui, la seule forme possible ni même louable de gouvernement, mais la meilleure, « comme étant la plus éloignée de l'anarchie ». Le roi, tel que Bossuet le décrit, est bien voisin de celui qu'imaginaient les légistes théoriciens de l'absolutisme, à qui tout est permis, quoiqu'il ne doive pas tout se permettre, et qui, s'il ne peut pas tout prendre, en droit possède tout. Il ne connaît de règles et de bornes que celles qu'il veut s'imposer spontanément; — d'une part celles qui résultent de sa nature « paternelle » et « soumise à la raison », raison que lui rappellent « certaines lois fondamentales », les anciennes « lois de l'État » ; d'autre part les bornes que doit lui imposer sa foi chrétienne. — Et si les souvenirs de jeunesse de Bossuet et son admiration pour l'œuvre d'unité et de centralisation achevée par Louis XIV sont pour beaucoup dans l'adhésion qu'il donne à ces idées, c'est de Hobbes qu'il en tire à chaque pas le développement rationnel, en même temps qu'il prend dans l'Ancien Testament des exemples historiques. L'inspiration évangélique est plus sensible dans les derniers livres 5, où Bossuet, considérant les « devoirs particuliers de la royauté » et « les tentations qui l'accompagnent », montre le remède à ces tentations et le moyen d'accomplir largement ces devoirs : la pratique de cet amour mutuel, de cette fraternité, que Dieu commande à tous les hommes, sans en excepter les rois, pour qui c'est une obligation étroite, non seulement de gouverner le peuple, mais de lui
1. Bossuet traduit l'épigraphe du livre de Hobbes; cf. Polit., I, II, 1; I, m, 2, 4; VIII, IV, 2.
2. Polit., I III, 3 et 5.
3. Cf. plus haut, p. 307-308. Le Cinquième Avertissement est le complément nécessaire de la doctrine politique de Bossuet.
4. Liv. I à VI.
5. Polit., liv. VII à X.
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« faire du bien, de l'aimer et de s'en faire aimer ». A ce mélange de tendances diverses la Politique doit d'être l'un des plus curieux ouvrages de Bossuet, mais non pas le plus un et le mieux fondu.
Selon le point de vue d'où l'on la considère, il est possible d'y voir tantôt « le moins moderne 1 » des livres de Bossuet, tantôt une œuvre vraiment « libérale2 », et toujours instructive.
Les œuvres oratoires. — Les manuscrits des Sermons. — Les œuvres de Bossuet que nous avons parcourues jusqu'ici, qu'elles aient été imprimées de son vivant ou après sa mort, ont ce trait commun qu'elles avaient été véritable- ment composées par lui, en vue d'une publicité, sinon certaine, au moins possible, et pour être communiquées et lues lors même qu'elles ne devaient pas être imprimées. Il en va tout autrement de presque toutes ses œuvres oratoires.
Les discours de Bossuet publiés par lui-même sont en très petit nombre. Avec cette insouciance de la gloire littéraire que nous avons déjà signalée en lui, il estimait qu'un discours « faisait son fruit » au moment où il était prononcé, et quant aux idées d'une utilité plus durable et plus générale qu'il pouvait avoir eu l'occasion d'exprimer dans un sermon, il se contentait, lorsqu'il s'en souvenait et qu'il avait gardé le manuscrit, de les y aller reprendre. C'est ainsi qu'on trouve dans le Traité de la concupiscence, dans la Politique, dans les Méditations de l'Évangile, etc., des développements tirés parfois mot à mot des Sermons J. Seules, quelques oraisons funèbres ont été imprimées par lui (les six dernières seulement 4), et un unique sermon, le sermon sur VUnité de l'Église, qui était un manifeste officiel et lui appartenait moins, en quelque sorte, qu'à l'Église et au
1. F. Brunetière, art. cilé de la Grande Encyclopédie, p. 474, col. 2.
2. G. Lanson, ouvr. cité, p. 260-281.
3. Cf. l'éd. des Sermons choisis de F. Brunetière.
4. Parmi les premières, on peut s'étonner que Bossuet n'ait pas songé à faire paraitre celles du P. Bourgoing, supérieur général de l'Oratoire (prononcé à Paris le 4 décembre IGG::!), et de Nicolas Cornet, grand maître du collège de Navarre (27 juin 1663), où il avait eu l'occasion de manifester, d'une façon qui fut remarquée, son opinion sur les querelles du Jansénisme. (Cf. Gazier. Revue politique et littéraire, 2e série, t. VI, 1874, 2e semestre, et t. VIII, 1875, 2e semestre.) Celle de Nicolas Cornet fut publiée en 1698 par un neveu du grand maitre, mais Bossuet, dit l'abbé Le Dieu, ne s'y reconnut pas.
Quant à l'oraison funèbre d'Anne d'Autriche prononcée par Bossuet le 18 février 1667, sur la demande de la reine Marie-Thérèse, chez les Carmélites de la rue du Bouloi, c'est de tous les panégyriques de cette princesse le seul qui n'ait pas été publié; le manuscrit même n'en a pas encore été retrouvé.
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HIST. DE LA LANGUE ET DE LA LITT. FR.
DEUX PAGES DU MANUSS (DEUXIÈME SERMON POUR LE DEUXIÉME SUR LA DIVV fl « II
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Armand Colin & ~ct., Editeurs, Paris
ERMONS DE BOSSUET DE L'AVENT, PRÊCHÉ A LA COUR, DE L'AVENT, PRÊCHÉ -A LA COUR, RELIGION) IERMONS DE BOSSUET ) et 181 (recto)
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gouvernement français. Le reste de ses manuscrits oratoires ou bien ne fut pas gardé par lui ou bien resta dans ses papiers, sans qu'il manifestât, comme pour d'autres de ses ouvrages, le désir qu'on les fît paraître après sa mort. Aussi le neveu et héritier de Bossuet les négligea-t-il à tel point qu'il les prêtait sans difficulté1. Son secrétaire lui même n'en connaissait que confusément l'existence. Cette absence de toute intention de publicité serait déjà une raison suffisante pour donner aux sermons de Bossuet, dans l'ensemble de ses productions littéraires, une place très distincte.
A plus forte raison, quand on se rend un compte exact de ce que représentent au juste, par rapport à la réalité des discours prononcés, les manuscrits des Sermons.
Il est constant que Bossuet, pendant la plus grande partie de sa carrière de prédicateur, écrivait ses discours avant de monter en chaire 2. Ce n'est guère que dans les dernières années de sa vie 3 que, sûr à la fois du fond et de la forme, il improvisait sans rédaction préalable, et probablement même sans plan écrit 4. Mais tout le temps qu'il garda l'habitude d'écrire avant de parler, il ne se bornait pas, ainsi qu'on l'a répété longtemps après l'abbé Le Dieu, à jeter sur le papier un bref sommaire de ses idées : il développait tout le discours d'un bout à l'autre, sauf à s'interrompre quand le temps pressait. Toutefois, et c'est le point à noter, cette rédaction même revue n'était pas destinée à être récitée en chaire. Bossuet n'apprenait pas par cœur. La conclusion raisonnée des éditeurs de notre siècle 3 concorde sur ce point avec le témoignage de l'abbé Le Dieu : « monté en chaire et dans la prononciation, il suivait l'impression de sa parole sur son auditoire, et soudain, effaçant volontairement de son esprit ce qu'il avait médité, attaché à sa pensée présente, il poussait le mouvement par lequel il voyait
1. Ce qui explique la dispersion de ces manuscrits un peu partout. Cf. l'abbé Lebarq, Histoire - de la prédication de Bossuel.
2. Voir l'introduction de E. Gandar au Choix de sermons de la jeunesse de Bossuet et sa Préface à Bossuet oraleur, deux ouvrages que les travaux postérieurs ne rendent point inutiles et qu'ils n'ont fait que compléter et confirmer.
3. A l'époque où l'a connu l'abbé Le Dieu, dont plusieurs assertions relatives aux sermons sont inexactes, comme E. Gandar l'a démontré.
4. D'où la rareté des manuscrits des Sermons pendant l'époque de Meaux.
5. Gandar, Bossuet orateur, Préf., p. XLIII-XLIV; Le Dieu, Mémoire, p.110 et 117.
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sur le visage les cœurs ébranlés ou attendris ». Et dès lors, les manuscrits de sermons qui nous restent ne sont pas à proprement parler les sermons prcchés par Bossuet : ils représentent la préparation écrite des sermons qu'il voulait prononcer
Mais il y a plus : pouvons-nous croire que nous lisons, sinon le sermon que Bossuet a prêché tel jour, du moins celui qu'il se proposait de prêcher quelques heures avant de prendre la parole?
- Ici encore, malgré l'admirable travail de patience paléographique de dom Deforis 2 et des Bénédictins ses collaborateurs, au xviii0 siècle, malgré la bonne volonté, trop souvent insuffisante, de l'éditeur Lâchât, malgré les restitutions de la critique ingénieuse et prudente de MM. Gandar et Lebarq, il est impossible de répondre par l'affirmative.
Car : 10 La date des sermons ne peut être fixée souvent que d'une façon, probable sans doute, mais non absolument cer- taine. Les circonstances historiques, qui sont le plus sûr moyen de dater, manquent neuf fois sur dix; — les caractères de l'écriturc et du papier ne peuvent renseigner que d'une façon approchante, et ils indiquent seulement la période de la vie de Bossuet à laquelle le sermon en question peut appartenir; — Yorthographe, que l'abbé Lebarq s'est, le premier, avisé d'ob- server, ne donne que des indications du même genre, — enfin les appréciations littéraires qui, du reste, en bonne logique, supposent résolu le problème de la chronologie des œuvres, ont plus d'une fois démenti, d'une manière mortifiante, les impressions de critiques trop décisifs.
2° Pas un sermon de Bossuet ne nous est parvenu sous la forme d'une mise au net au moins relative. Et l'on a grand' peine à se reconnaître dans des brouillons surchargés de ratures douteuses, d'additions dont la place est indécise, de variantes accumulées entre lesquelles Bossuet ne prend pas le soin de distinguer celle qu'il préfère et de barrer nettement celle qu'il rejette
3° Bossuet, comme tous les prédicateurs, a donné plus d'une fois le même sermon. Mais comme tout penseur sérieux et tout
1. E. Gandar, Bossuet orateur, p. XLV.
1. FCJ. uanaar, Dussutc uruitur, P. AL.*.
*"> Sur ces travaux, ainsi que sur ceux de M. Lâchât, voir Gandar, ouvi. cités.
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2. Sur ces travaux, ainsi que sur ceux de M. Lachat ssein, « met3. Très souvent, d'ailleurs, il semble qu'il les garde toutes à dessein, « mettant ainsi en réserve un choix de synonymes qui pouvait servir la liberté de l'im- provisation ». (Gandar, Choix de sermons, Avert., p. XII-XV; Le Dieu, Mer., p. 117.)
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homme de goût, en relisant les pages qu'il voulait employer à nouveau, il a senti le besoin de les remanier tant pour le fond que pour la forme. De là des indications nouvelles s'ajoutant successivement aux indications déjà confuses du premier état.
De là des corrections, marquées souvent par un simple trait dont il est téméraire de fixer la date ou le sens. De là des additions qu'il est possible quelquefois — quand il y a eu un assez long intervalle de temps 1 — de distinguer sûrement, mais que dans le cas contraire il est malaisé d'apercevoir.
4° Si enfin l'on ajoute que les premiers éditeurs du XVIIIe sièele, dans le désir qu'ils avaient de faire la toilette de leur auteur pour le présenter à un public délicat 2, ont bouleversé les manuscrits de Bossuet plus qu'il n'avait pu les déranger luimême quand il s'en servait à nouveau ; qu'ils ont, avec des fragments pris çà et là, composé des discours factices dont l'ordre leur paraissait « plus satisfaisant », et que ce travail de contamination, malgré la défiance des éditeurs modernes, estun élément nouveau de trouble, — on comprendra que non seulement il ne nous est jamais possible de savoir si Bossuet a prononcé un sermon tel que nous le lisons, mais que de plus il ne nous est même pas permis, souvent, d'affirmer que nous le lisons tel qu'il l'a écrit et composé à une date donnée. En somme, à tenir le compte qu'il convient de ces réserves, on devra considérer les sermons de Bossuet moins comme des œuvres proprement dites que comme des matériaux de son travail d'orateur, lesquels d'ailleurs nous fournissent des renseignements fort précieux soit sur sa pensée intime, soit sur les procédés de son art. Notons ici ce qu'ils peuvent nous faire légitimement présumer du fond ordinaire de sa prédication 3.
Les idées dans là prédication de Bossuet. — La morale y prédomine, comme du reste chez la plupart des prédi- cateurs du XVIIe siècle. Dans le sermon, de même que partout ailleurs, Bossuet accepte les tendances générales de l'Église de son temps, et se conforme au mot d'ordre de l'heure présente :
1. Et que l'écriture ou l'orthographe se sont modifiées. Ou encore quand du papier nouveau a été inséré.
2. Pour les appréciations du XVIII" siècle sur les sermons de Bossuet, voir le cardinal Maury, Éloquence de la chaire ; Gandar, Introductions déjà citées.
3. Pour la forme, voir plus loin le chapitre du Style.
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beaucoup plus désireux de faire sa partie, utilement, dans une œuvre commune, que de montrer isolément une originalité qu'il jugerait vaniteuse et coupable.
La seule marque qu'il mette dans le sermon de ses goûts et de ses occupations habituelles, c'est qu'il y craint moins la théologie que la plupart de ses contemporains. Convaincu, plus que certains d'entre eux, que le surnaturel fait la force spéciale de la morale chrétienne, « fondée sur le mystère » ; enthousiaste, autant que pas un, des harmonies du dogme et attiré par ces profondeurs où il n'aperçoit que lumière, il s'attarde volontiers à « démêler cette belle théologie », et, faisant appel à tout l'effort d'attention dont était capable son auditoire, il essaie fréquemment de lui expliquer les fondements métaphysiques de la foi, de la morale et du culte. Par là, les sermons de Bossuet devaient se distinguer assez nettement, à ses débuts, de ceux d'un Senault, maître alors dans la chaire, et, plus tard, de ceux de Fromentières et de Bourdaloue 1.
D'ailleurs, tout en faisant à l'explication du dogme la part moins étroite, il fait, lui aussi, à la morale la part la plus grosse.
L'insistance sur les vérités dogmatiques pouvait, de 1650 à 1670 2, passer pour superflue, dans un milieu social où l'incrédulité sérieuse et déclarée était une exception. Encore quelques années après, Bourdaloue pouvait dire que « le libertinage complet » n'était répandu « que dans une troupe de gens qui n'osent même pas le découvrir, ou qui, en le laissant apercevoir, se diffament ».
Ce n'est guère qu'à partir de 1680 que Bossuet croit devoir s'occuper, dans la chaire, de l'incrédulité, qu'il va bientôt combattre, plus ou moins déguisée, dans ses écrits théoriques et polémiques de théologie et de morale.
Au contraire, le vrai et visible péril au moment où il commence à prêcher à Paris et à la cour, c'est l'immoralité, développée alors par le progrès même de la civilisation et du bienêtre, propagée par une littérature très indépendante de l'esprit chrétien, autorisée par l'exemple des grands et du roi, et, de temps en temps, se manifestant publiquement par des scandales
1. Au contraire, Mascaron avait la même tendance à faire plus large la part de la théologie. -
.- -------0-2. C'est-à-dire au moment où Bossuet prêcha le plus. Cf. plus haut. p. 265.
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énormes1. De là, chez Bossuet, comme chez les autres orateurs religieux de cette époque, la préoccupation dominante et constante d'une urgente réforme des mœurs. Non pas que cette tendance aille chez lui aussi loin que chez Bourdaloue, et descende autant dans le détail. Peut-être même, à se placer au point de vue spécial du genre parénétiquc et des devoirs particuliers du prédicateur, pourrait-on reprocher à Bossuet d'enseigner moins qu'il ne combat, de critiquer plus qu'il ne dirige, et — hormis certains sujets comme celui de l'aumône, où il n'abonde pas moins en préceptes positifs de charité qu'en invectives contre la dureté et l'avarice — de prêcher plutôt contre les vices que pour les vertus.
En tout cas, dans cette tactique d'attaque, Bossuet est inimitable et hors de toute comparaison. C'est surtout aux « grands vices » qu'il s'en prend : l'ambition, l'avidité, l'égoïsme, la débauche, l'injustice, la cruauté, que ne peuvent lui masquer l'élégance des manières et du langage, et qu'il dénonce avec la plus précise énergie. Et cela, non seulement quand il prêche à la ville, mais à la cour. A en croire ses manuscrits, — et rien ne nous autorise à supposer que s'il en changeait la forme en parlant, il ne restait pas fidèle aux pensées de sa méditation préalable, — la leçon aux grands, la leçon au roi lui-même était presque aussi directe et hardie dans sa bouche que dans celle de Bourdaloue, parlant un peu plus tard que lui, et à une date où Louis XIV admettait déjà plus volontiers qu'on lui fît la leçon. C'est au temps où non seulement la conduite privée du souverain était le plus impudemment déréglée, mais où son humeur impérieuse et son orgueil impatient faisaient trembler tout son entourage, y compris sa mère, que Bossuet a prononcé, en sa présence2, ces courageux discours3, où il signalait précisément comme la cause de tous les péchés monstrueux, cet
1. Voir sur la société de ce temps les Archives de la Bastille (publiées par M. Ravaisson); les livres de P. Clément, la Police sous Louis XIV, Mme de Montespan et l'affaire des poisons, de Chéruel et de Lair sur Fouquet, de Lair sur 111110 de la Vallière, etc.
2. Il arrivait parfois que Louis XIV manquait le sermon où Bossuet s'attendait à l'avoir pour auditeur. Dans ces cas-là, les manuscrits nous montrent plusieurs fois que Bossuet transportait à un sermon suivant et tâchait d'y raccorder le passage qu'il avait écrit en vue du roi.
3. Cf. l'abbé Ilurel, les Orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, t. II.
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« orgueil », cet « enivrement de la grande puissance féconde en crimes » qui fait les Nabuchodonosor et les Néron 1.
Les Panégyriques et les Oraisons funèbres. — Et pour cette croisade morale, Bossuet n'a pas assez, semble-t-il, du sermon proprement dit. Les panégyriques des saints, qui, selon les orateurs les plus graves de l'âge précédent, — le P. Senault, par exemple, — n'étaient guère que des parades bonnes à faire valoir le bien dire aux yeux des connaisseurs 2; les éloges funèbres, où les familles des défunts ne voyaient qu'une satisfaction de vanité, et les auditeurs que l'amusement d'un récit plus ou moins embarrassant pour l'orateur, — ne sont pas traités par Bossuet autrement que de simples sermons.
Dans ses Panégyriques de saint Paul, de saint Bernard, de saint François d'Assise, de sainte Thérèse, on serait déçu si l'on comptait trouver des portraits historiques, curieusement nuancés.
Il n'y a guère que le panégyrique de saint Bernard, où Bossuet consente à donner à la narration, d'après les sources anciennes, une place un peu large, — encore que très incomplète; — les autres panégyriques ne sont chez Bossuet que des allocutions sur une vérité morale suggérée plus ou moins directement par la vie du saint ou de la sainte.
De même dans l'oraison funèbre, que Bossuet du reste n'aimait guère et ne recherchait point, qu'il considérait comme un travail « peu utile 3 » et peu conforme au sérieux de la religion. A ses yeux, l'oraison funèbre serait tout à fait « indigne de l'Église, », si elle ne se proposait que la louange des morts; mais « un objet plus noble lui est permis » : elle peut viser à « l'instruction de tout le peuple4 ». Aussi à l'exception peutêtre de l'oraison funèbre du prince de Condé où l'amitié et l'admiration font de lui un panégyriste plus attentif et plus convaincu, toutes ses oraisons funèbres visent beaucoup moins le mort que les vivants. Ce qui en constitue le cadre, ce n'est pas la vie du héros, et les développements de morale ne viennent point se glisser dans le récit comme des épisodes; c'est, au con-
1. A noter aussi l'insistance avec laquelle Bossuet rappelle à Louis XIV, dans ses sermons, le devoir étroit qu'il a de soulager la misère de plus en plus grande.
2. Cf. Tréverret, le Panégyrique des Saints au XVIIe siècle.
3. Le Dieu.
4. Or. fun. d'Henri de Gornay.
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traire, la leçon chrétienne, traitée en deux ou trois points, comme dans un sermon, qui fait la trame générale du discours, et les faits de la vie du héros n'y semblent intervenir qu'à titre de démonstrations et d'exemples. Et c'est là, précisément, — avec les nécessités de convenance sociale, de discrétion politique et de charité religieuse 1, — une des raisons pour lesquelles, dans les Oraisons funèbres, Bossuet en use parfois librement avec l'histoire. Assurément il ne ment point; mais il exagère plus d'une fois, afin de hausser son personnage à cette dignité, qu'il lui confère, d'exem-| plaire instructif d'une vérité ou d'une vertu chrétienne. Assu-' rément Bossuet a consulté, pour dépeindre les deux Henriette, Anne de Gonzague, Le Tcllier et Condé, des documents écrits ou des témoignages oraux, et, par une heureuse inconséquence, il a daigné saisir, par moments, les occasions d'être historien et psychologue que lui offraient ces riches sujets. Mais ce sont plus souvent les personnages secondaires que le personnage principal du discours, qui profitent de cette exception. Ce dernier, au contraire, est parfois sacrifié à l'intention morale, modifié, transfiguré, pour s'y mieux accommoder. La biographie se subordonne à un dessein supérieur d'édification.
Le succès de Bossuet orateur. — Et peut-être, justement, faut-il chercher dans cette façon très systématique de traiter l'oraison funèbre l'une des raisons pour lesquelles, même dans ces discours d'une si grande perfection, Bossuet ne semble pas avoir obtenu toujours de ses contemporains l'enthousiasme 1 qu'il nous paraît y mériter. Les sermons, non plus, ne paraissent pas avoir été considérés comme le mettant, parmi les prédicateurs du temps, hors de pair. Non pas, sans doute, que Bossuet sermonnaire ait été, comme on l'a dit à tort, méconnu1 du XVIIe siècle. Mais il n'en est pas moins vrai que La Bruyère, en 1693, faisait une publique allusion à « l'envieuse critique » qui s'était attachée à Bossuet; et que l'abbé de Clérembault pouvait, en 1704, quelques mois après la mort de Bossuet, déclarer, en pleine Académie, que « l'évêque de Meaux avait laissé obtenir à ses rivaux le premier rang dans l'éloquence ». Il se peut qu'au goût des contemporains de Bossuet la
1. Cf. mon édition des Oraisons funèbres, Introduction.
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complaisance qu'il avait pour la théologie fût excessive, et qu'au contraire la morale ne leur y semblât point assez « poussée »
On sait la forme sous laquelle les délicats d'alors voulaient qu'on leur servît cette morale : une psychologie très pénétrante et très aiguë, et qui, à cette société cultivée jusqu'au raffinement et à la fois éprise et ennuyée d'elle-même, offrît un « miroir » 2 de ses faiblesses et de ses maladies. Cette psychologie existe sans doute chez Bossuet, et très vraie et profonde : — mais un peu trop profonde, peut-être, et plus attentive aux causes intimes qu'aux effets superficiels, dont le récit est ce qui amuse les auditoires frivoles; — trop philosophique et pas assez descriptive; — trop générale et trop dédaigneuse des cas particuliers. Si Bourdaloue a réussi mieux que Bossuet auprès des contemporains de La Rochefoucauld, de Bouhours, de Racine, c'est sans doute parce qu'il a osé, plus que Bossuet, cette pathologie des âmes dont on était alors friand. Le style de Bossuet. — Il est hors de doute — et la revue qui vient d'être faite des ouvrages de Bossuet en a pu fournir, à chaque pas, la preuve — que Bossuet ne s'est jamais préoccupé de sa gloire d'écrivain. Mais il ne s'ensuit pas qu'il n'ait pas attaché l'importance qui convient à l'expression de ses pensées. D'une part le don était chez lui trop fort pour ne pas lui faire trouver à écrire le plaisir qui accompagne toute œuvre pour laquelle on est fait; d'autre part, de traduire d'une façon aussi lumineuse, aussi probante, aussi touchante, — et même aussi agréable — que possible, les idées de la vérité et de l'utilité desquelles on est pénétré, — il y a là encore un devoir. Ses manuscrits prouvent à la fois la fécondité du premier jet, et l'effort laborieux qu'il faisait pour en améliorer la forme 3. Il est vrai que, ni dans le premier jet, ni dans cette revision, il ne donne rien à la vanité du style, j'entends qu'il ne recherche jamais les ornements uniquement destinés à faire valoir son talent propre; parfois même il arrive que, dans ces corrections, s'il doit choisir entre une amélioration de fond, —
1. Cf., sur cette question d'histoire littéraire, l'abbé Hurel, our. cité, et notre Introd. aux Sermons choisis.
2. Le mot est de Bourdaloue.
3. Cf. plus haut, à propos des Sermons, p. 326-327.
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une expression plus claire, — et un défaut de forme, — par exemple une consonance inharmonieuse, — il sacrifie l'har- monie à la clarté1. « Bossuet ne pense jamais à lui, mais tou- jours à la chose dont il traite 2. » Mais s'il suit de là, comme l'a encore observé Nisard, qu' « il n'a pas une forme particulière, un procédé », il n'en est pas moins vrai qu'il a, comme tout écrivain, des habitudes ou des méthodes, soit dans la disposition, soit dans l'expression de ses pensées.
Le plan et l'ordonnance. — Bossuet, dit encore Nisard, « est grand logicien sans aucun des procédés de la logique.
Il ne s'acharne pas comme Pascal ou Descartes à faire du discours un tissu qui prouve la puissance d'esprit de l'écrivain, mais qui excède la force d'attention du lecteur. Il raisonne pour ainsi dire par les idées principales 3. »
Cette méthode de composition, soucieuse seulement de mon- trer l'ordre des choses essentielles, mais assez négligente de l'appareil extérieur de la démonstration, est déjà sensible dans les œuvres oratoires (qu'il faut toujours étudier à part pour les raisons que nous avons dites). Non pas, il est vrai, dans les sermons de la jeunesse. Entre 1650 et 1638, la raideur du raisonnement scolastique et sa minutie pèsent encore trop sur la pensée 4 de Bossuet. Comme tout prédicateur débutant au sortir de sa théologie, il est tenté de transporter dans la chaire ces divisions et subdivisions de la Summa ou des Institutiones qu'il vient d'étudier. Mais il ne s'accommode pas longtemps de ces lisières. Il se borne bientôt à partager son discours en deux ou trois grandes masses, d'après deux ou trois grandes idées géné- rales, et ce plan, qu'il annonce et trace une fois pour toutes dans l'exorde, il ne le sectionne pas à chaque point ni n'en rappelle à chaque instant les subdivisions, traitées ou à traiter, comme fait Bourdaloue. Quant au développement de ces deux ou trois idées maîtresses, l'ampleur en dépend de leur plus ou moins grande importance, si bien qu'il y a, plus d'une fois,
1. A ce point de vue, voir les variantes données dans les éditions critiques de quelques-uns de ses ouvrages; spécialement pour les œuvres oratoires.
2. Nisard, Hist. de la Litt. fr., t. III (8e éd.), p. 231.
3. Ibid., p. 234.
4. Cf. le sermon Sll/' la Conception de la Vierge (1052 ou 1656), Lebarq, t. I, p. 238 sqq.
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disproportion. De plus, ces deux ou trois points sont traités dans un ordre qu'explique moins une logique rigoureuse que cette même considération de leur importance respective.
Bossuet expose d'abord, pour avoir le temps de le faire suffisamment, la question qui lui tient le plus au cœur et qu'il croit le plus utile de faire entendre à son auditoire. Et comme, ainsi que nous l'avons dit, il a un penchant à insister sur les principes théologiques de la morale, il arrive souvent que ce désir de descendre jusqu'aux « racines », de creuser les problèmes « plus à fond » et « encore plus à fond », l'engage en des dissertations minutieuses qui paraissent retarder, sinon interrompre, la suite du discours. J'ajoute enfin que ce qui contribue encore à rendre cette suite moins saillante et moins palpable chez Bossuet que chez Bourdaloue, c'est que le développement s'opère, chez le second, presque uniquement sous la forme abstraite de raisonnements accompagnés de courts exemples, tandis que fréquemment chez Bossuet l'idée, se tournant en une image ou en un sentiment, tantôt se réalise largement en un vaste tableau pittoresque, tantôt s'épand à loisir dans quelque longue effusion pathétique.
Cette subordination de la distribution et de l'expansion des idées à l'utilité, « la grande loi de la chaire », se trouve tout aussi bien dans ses ouvrages écrits. Telle, l'Histoire des Varia- tions. Un historien moderne, vraisemblablement, après avoir, dans une introduction ou autrement, tracé le tableau général et chronologique de l'histoire de la Réforme, aurait pris successivement toutes les principales matières de dogme et de morale pour montrer successivement, sur chacune d'elles, l'évolution des doctrines protestantes. Bossuet, dans la plus grande portion de son ouvrage, — dix livres sur quinze, — procède autrement. Il accepte l'ordre des temps : « Livre premier : depuis l'an 1517 jusqu'à l'an 1520; livre deuxième : depuis 1520 jusqu'à 1529; livre troisième : en l'an 1530, etc. » Et dans chacun de ces livres il mêle les faits aux idées, les appréciations au récit; dans chacun, il prend et il suit, de conserve, plusieurs des dogmes principaux de la Réforme.
Et cela pour deux raisons : d'abord parce qu'il se sent obligé d'apprendre à des lecteurs, qui apparemment les ignorent, les
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choses mêmes, et de ne pas les supposer connues d'eux; — puis, parce qu'un instinct l'avertit que cette narration chronologique, dans sa complexité, est le meilleur moyen de donner la sensa- tion de cette vie inquiète et de ce « mouvement perpétuel »
qu'il prétend faire voir dans le Protestantisme.
Au reste, il ne s'astreint pas à cet ordre, d'une façon irrévocable.
Il se permet, quand il le juge à propos, quelques stations1 destinées à condenser les réflexions éparses et à fixer sur les points importants l'attention du lecteur. Il revient même de temps en temps à cet ordre logique des idées qu'il avait subordonné d'abord à l'ordre chronologique des temps (livre XI : histoire abrégée des Albigeois, des Vaudois, des Wicléfites et des Hussites; — livre XIII : doctrine sur l'Antechrist et variations sur cette matière depuis Luther jusqu'à nous ; — livre XV : variations sur l'article du symbole : Je crois l'Église catholique. Fermeté inébranlable de l'Église romaine). Et cela parce que, ces matières étant de son temps plus particulièrement controversées, il éprouve le besoin de présenter à ses lecteurs, isolées et ramassées à part, les preuves de sa thèse.
Rien de plus simple, on le voit, dans sa plus grande partie, mais rien de plus libre aussi que le plan de cet ouvrage achevé.
Et elle tient, cette variété de la disposition, non pas seulement à cette indépendance du génie qui sait se mettre, dans l'occasion, au-dessus des symétries et des uniformités faites pour aider les médiocres, mais encore et surtout à la préoccupation qu'a Bossuet d'adapter à des convenances et à des nécessités, qui ne sont pas toujours les mêmes, la présentation de ses idées.
Il vise au plus grand profit de ses lecteurs, au meilleur service de sa cause. C'est par conscience qu' « au lieu de donner », comme il l'eût pu apparemment, « sa forme aux choses », il accepte que « toutes choses tour à tour lui donnent la leur2 ».
Les mots, les phrases, le ton. — Un éclat et une abondance oratoire réglés par un bon goût éminemment classique et par une noblesse allant souvent jusqu'à la majesté, telles sont assurément, si l'on considère le style de Bossuet au point de vue du
1. Une au livre V : Réflexions générales sur les agitations de Mélanchthon et sur l'état de la Réforme; une au livre IX: Doctrine et caractère de Calvin.
2. Nisard, ibid., p. 233.
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choix des mots, de la structure de la phrase et du ton général de l'expression, ses qualités proprement caractéristiques, celles que son nom évoque d'abord, et, en quelque façon, symbolise.
Mais il ne faut pas croire cependant que cette appréciation sommaire puisse s'appliquer à tout ce que Bossuet a écrit.
En premier lieu, parce que son style, comme sa pensée, a une histoire. Histoire qui correspond assez exactement à celle de sa vie, et que ses œuvres oratoires, datées, nous l'avons vu, de ses différents âges, ont l'inestimable avantage de nous permettre de suivre, sur des documents absolument sincères. Jusque vers 1659, les sermons de Bossuet nous montrent chez lui, non seulement, ce qui est tout naturel, l'influence de la forte éducation ecclésiastique qu'il a reçue, mais une nature, si l'on peut dire, dont s'étonneraient à bon droit ceux qui croient que Bossuet a toujours été le Bossuet solennel et parfait des grandes Oraisons funèbres et du Discours sur l'Histoire universelle. Non seulement, pour être insuffisamment dégagé des souvenirs de l'enseignement théologique et des habitudes de l'école, il tombe dans le pédantisme et l'érudition, mais de plus son style a souvent la couleur la plus violente et le ton très cru1. Ces emphases, comme ces familiarités, de l'époque de Metz (1648-59) tiennent à autre chose qu'à la lecture de Tertullien, qu'il n'imite que parce qu'il l'aime, et qu'il aime parce qu'il lui ressemble. Elles ne tiennent pas non plus aux exemples des maîtres de la chaire qui n'étaient plus alors les Pierre de Besse et les Valladier, mais les Senault et les Lejeune2. Ce qu'elles nous révèlent, c'est un tempérament puissant d'orateur et d'écrivain; c'est — dans la façon de se représenter les idées et les choses et d'exprimer ses conceptions et ses impressions — une exubérance et une hardiesse d'imagination, une vision nette et directe des réalités matérielles où l'on a pu non sans raison noter quelque analogie avec l'intelligence romantique3, et, encore plus justement, une espèce d'expansion poétique et lyrique4. Mais ces qualités, très saillantes dans les
1. Gandar, Bossuet orateur.
2. P. Jacquinet, les Prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet.
3. E. Deschanel, le Romantisme des classiques.
4. Villemain, Essai sur la poésie de Pindare; Sainte-Beuve (voir à la Bibliogr.), Brunetière, l'Évolution de la poésie lyrique; Lanson, ouvr cité, et Hist. de la Littérature française.
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discours des dix premières années environ de sa carrière oratoire, sont, à partir de 1659, réfrénées et atténuées volontairement.
D'abord par le scrupule religieux. Disciple et collaborateur de saint Vincent de Paul, Bossuet est tenté, un instant au moins, de rejeter à l'exemple de l'humble missionnaire tous les ornements de l'éloquence profane et de « mortifier » sa parole pour la rendre plus conforme à l'esprit de l'Évangile. Toutefois il ne tarde pas à comprendre que la gravité de la chaire comporte, que la piété conseille même certaines concessions au goût du monde, et mieux instruit de cette société parisienne, si amoureuse des beaux écrits, et en particulier des beaux discours, il admettra qu'un « prédicateur est tenu de se rendre agréable autant qu'il le faut pour être utile 1 ».
Mais alors c'est le « classicisme » régnant qui impose à sa force et à son essor des règles du reste salutaires. L'époque où il vient s'installer à Paris pour un séjour continu de plus de vingt années, c'est le moment où la littérature polie du XVIIe siècle va entrer dans sa période la plus grillante et où elle prend conscience d'elle-même. Bouhours et Boileau donnent les préceptes; Quinault, Molière, Racine, La Fontaine, La Rochefoucauld, Pascal, Nicole, Fléchier, Patru donnent les exemples.
Bossuet, docile en art comme ailleurs, attentif à suivre, pour le bien de l'Église, le goût public, observe ces exemples et écoute ces préceptes; moins engoué désormais de Tertullien, qui ne lui fournira plus que des « sentences 2 », il adopte deux modèles plus sûrs : saint Jean Chrysostome et saint Augustin, que son ambition est de « joindre ensemble »3. « L'un élève l'esprit aux grandes et subtiles considérations, et l'autre le ramène à la mesure et à la capacité du peuple. Le premier ferait peut-être, s'il était seul, une manière de dire un peu trop abstraite », trop pompeuse aussi, « et l'autre trop simple et trop populaire ». Il tirera du premier le ton et l'allure générale de ses développements4; du second « l'exhortation, l'incrépation, la vigueur ».
1. Mot de l'abbé de Fromentières, dans l'abbé Hurel, ouvr. cité, t. I, p. 134.
2. C'est-à-dire, comme Bossuet l'explique lui-même, « accuratius aut elegantius dictata ». (Écrit pour le cardinal de Bouillon.) — Pour l'influence des Pères sur l'éloquence de Bossuet, voir toujours l'excellent livre de Gandar, Bossuet orateur.
3. Écrit pour le cardinal de Bouillon.
4. « L'air de traiter la théologie et la morale. » Ibidem.
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Quant à la Bible, — s'il fallait en croire cet écrit où Bossuet, donnant des conseils à un jeune orateur, se souvient de sa propre culture, — c'est pour les « choses » uniquement qu'il faudrait s'en servir 1. Pourtant l'étude plus approfondie 2 de son style révèle l'intelligence qu'il a eue de ces beautés d'expression de la poésie orientale que le goût du XVIIe siècle devait trouver fort irrégulières et outrées, et combien fréquemment les images et les tours du style biblique se reflètent ou passent même intégralement dans les phrases de Bossuet! Mais il faut un œil exercé pour les y reconnaître, tant il a pris de soin de les mêler dans la trame même du style, soit que par un scrupule pieux il n'ait pas voulu paraître faire un usage purement « formel » des saints livres, soit que son goût classique ait eu peur, avec raison, des disparates choquantes qu'aurait produites une insertion moins habilement dissimulée.
Il ne fait pas difficulté, au contraire, d'avouer ce qu'il a dû, « pour former son style », aux auteurs profanes. Non pas beau- coup aux modernes et aux français : il a « peu lu de livres français » 3. Encore est-il que chez Balzac, dont grande est alors la vogue, il a su prendre ce qu'il faut : l' « idée de ce style fin et tourné délicatement », de ces « belles locutions » et de ces « phrases très nobles ». Parmi les livres du jour, il va droit à ceux des écrivains en prose qui réalisent visiblement le mieux l'idéal du temps : l'union de l'élégance et du bel ordre, de la pénétration et de la grandeur, — les auteurs de Port-Royal, spécialement Pascal, en ses Provinciales 4. —Toutefois, où il va de préférence chercher des modèles, c'est, à l'exemple de ses contemporains, dans l'antiquité. « Ce que j'ai appris du style 5, je le tiens des livres latins et un peu des grecs; de Platon, d'Isocrate et de Démosthène, dont j'ai lu aussi quelque chose.
de Cicéron, surtout de ses livres », mais aussi de ses discours
1. Ce n'est qu'en passant que Bossuet avoue qu'il a « pris le génie de la langue sainte et de ses manières de parler » (ibid.), et cela, seulement en vue de bien entendre le texte sacré.
2. Cf. le P. de la Broise, Bossuet et la Bible.
3. Écrit déjà. cité.
4. « Dont quelques-unes ont beaucoup de force et de véhémence et toutes une extrême délicatesse. Les Livres et les Préfaces de messieurs de Port-Royal sont bons à lire parce qu'il y a de la gravité et de la grandeur. J'estime la Vie de Dom Barthélemy des Martyrs » (ouvrage de Lemaistre de Sacy).
5. Ibidem.
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« avec choix » ; enfin de Tite-Live, de Salluste, de Térence.
Voilà où il étudie le « style tourné et figuré ». « Quand on sait les mots » de sa langue maternelle, c'est dans les écrits t « de toutes les langues » qu'on « prend le tour », mais « sur- f tout dans la latine, dont le génie n'est pas éloigné de celui de la nôtre, ou plutôt est tout le même ».
Ainsi s'établit, par « l'union » systématique « des deux antiquités » 1, par une combinaison, réfléchie, on le voit, de la lecture des Pères et de la lecture des anciens, la forme de Bossuet dans les ouvrages de sa maturité (1662-1690). Forme où assurément l'élément classique prédomine, et soit les mots employés et la nuance de sens 2 qui leur est attribuée, soit la construction et le développement de la phrase, — parfois concise à la façon de Salluste et de Térence, plus souvent large et coulante comme celle de Tite-Live dans la narration, et dans le discours, enveloppante, majestueuse, sonore comme celle de Cicéron, — rappellent à chaque instant ces sources latines.
Et, sans doute, dans ce style de la seconde époque de Bossuet, les qualités proprement classiques sont, nous l'avons dit, les plus développées et les plus marquantes. Jusqu'à la fin de sa vie 3, elles le resteront, au moins dans les ouvrages écrits 4. Mais, -- et c'est la seconde restriction qu'il importe de faire à l'opinion courante sur le style de Bossuet, — l'ampleur, la magnificence, la noblesse n'empêchent pas que d'autres qualités très différentes ne coexistent avec elles. La phrase ne se coule pas toujours dans le moule de la période 5 ; elle s'en dégage, parfois, pour prendre (par exemple dans la première et la troisième partie du Discours sur l'Histoire universelle et dans la Politique tirée de l'Écriture sainte) une concision ramassée, une brièveté frappante qui, sans avoir encore la légère allure du XVIIIe siècle, s'en rapproche pourtant plus que des lourdes
1. Cf. D. Nisard, liv. III, ch. XIII.
2. Sur le latinisme dans Bossuet, voir l'abbé Lebarq, Introd. grammaticale au devant du tome I des Œuvres oratoires; — P. Jacquinet et Rébelliau, notes des éditions des Oraisons funèbres et du Discours sur l'Histoire universelle déjà citées.
3. Voir en particulier la Défense de la Tradition et des Saints Pères.
4. Pour les - caractères de familiarité des discours de l'époque de Meaux, cf. le sermon sur les Effets de la Résurrection de J.-C., et les Instructions aux reli- gieuses, spécialement aux Ursulines de Meaux sur le Silence.
i 5. Cf. le Bossuet de M. Lanson, ch. 1, IV; et la Revue politique et littéraire, t. XLVII, 1891 (1er sem.), p. 554-555.
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longueurs de Nicole et de Descartes et nous achemine à Montesquieu. La couleur du style n'est pas toujours superbe et triomphale : on y rencontre parfois un pittoresque modeste, un choix délicat de tons atténués et discrets, qui repose. La poésie n'y est pas toujours magniloquente et lyrique, et même dans les Oraisons funèbres, à côté des apostrophes et des figures du panégyrique d'Henriette de France, on trouvera des passages d'élégie gracieuse, tendre, presque rêveuse, dans les Oraisons funèbres d'Henriette d'Angleterre, d'Anne de Gonzague et de Marie-Thérèse. A plus forte raison, dans les Elévations sur les Mystères et les Méditations sur l'Évangile, écrites pour le recueillement des cloîtres. — Et enfin la simplicité la plus naïve, plus d'une fois, se mêle à la grandeur. Non pas seulement, cela va de soi, dans la correspondance privée de Bossuet, où Bossuet sait dire simplement les choses simples; mais même dans les discours, où Bossuet ne redoute ni l'expression précise, ni même l'expression triviale 1. Nous avons déjà noté que dans les écrits étudiés, cette familiarité va parfois jusqu'à l'ironie, presque jusqu'à la raillerie gaie 2. En somme, la phrase célèbre : « Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, etc. » est loin de représenter exactement tout le style de Bossuet, et « ceux qui s'imaginent qu'il a toujours la voix tonnante et le geste sublime », seraient parfois « bien empêchés de le reconnaître » 3.
Tout ce que l'on peut dire, pour rester dans l'exactitude, et ce que l'on peut regretter si l'on veut, c'est que, même dans cette variété, l'accent oratoire persiste toujours. Là même où l'appareil encombrant de l'éloquence est judicieusement rejeté par le bon sens de Bossuet, là même où l'onction se substitue au raisonnement et l'image à l'idée, on sent quelque chose qui est de la parole parlée, de la parole véhémente. « Vous êtes plein de fentes, monseigneur, par où le sublime échappe de tous côtés », lui écrivait un jour, non sans malice, à propos d'un livre d'exégèse, un de ses jeunes amis 4. Mais de cela, l'on n'a
1. Cf. Orais, funèbre d'Anne de Gonzague. — Sur la tendance de Bossuet à l'expression un peu lâchée, dans la conversation ordinaire, cf. Bossuet historien du Protestantisme, p. 332, notes.
2. Cf., ibid., p. 332 sqq.
3. Lanson, ouvr. cité.
4. L'abbé de Langeron (éd. Lachat, t. XXV, p. 530 sqq.).
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point lieu de s'étonner quand à côté de l'œuvre écrite de Bossuet on a présents, comme on le doit toujours, l'homme et la vie.
D'abord, c'est un homme né orateur, doué, incontestablement, dès sa jeunesse du don d'éloquence, et c'est une vie qui, d'arrivée, se consacre au métier de la parole et qui, tout compte fait, n'a cessé que dix ans de s'y consacrer. Or ni on ne se défait de sa nature, ni on ne s'affranchit des habitudes extérieures, des gestes expressifs de sa profession. Même en écrivant pour des lecteurs et sur quelques sujets qu'il écrive, Bossuet est condamné à rester éloquent.
Puis cette vie de Bossuet, qu'est-elle d'un bout à l'autre, qu'une lutte et qu'un apostolat, soutenus, cinquante ans durant, avec une ardeur et une vigueur sans défaillance, et que la vieil- lesse, au contraire, et les contradictions n'ont fait que surexciter? Jamais il n'a écrit — je ne dis plus seulement, comme je l'ai dit plus haut, —pour écrire, mais même pour exposer avec calme, avec loisir, d'une façon didactique et abstraite, sans avoir la hantise du résultat immédiat. Il a toujours pris et repris la plume en vue de buts précis, prochains, urgents. Il a toujours eu à remporter quelque victoire, à produire ou à détruire quelque chose. Or cette vue continuelle de polémique ou de propagande devait imprimer à l'expression de sa pensée le caractère oratoire qu'elle a. Qu'on ne lui reproche point d'écrire du ton dont on prêche ou dont on discute; c'est qu'il prêche et discute toujours en écrivant. Cette préoccupation pratique et militante, voilà encore ce qui l'oblige à demeurer, toujours et partout, orateur.
BIBLIOGRAPHIE
A. Éditions des œuvres complètes. — La première fut publiée à Venise en 1736. La seconde à Paris et Amsterdam, 1743-1747-1753 (20 vol. in-4), par les abbés Pérau et Leroy. — A consulter celles des Bénédictins (commencée par l'abbé Lequeux, continuée par DD. Deforis, Clémencet, Clément et Tassin), Paris, Boudet et Lamy, 1772-1790; de Versailles (publiée par les abbés Hémey d'Auberive et Caron), 1815-1819 (47 vol. in-8); de Lachat, chez Vivés, 1862-64 (31 vol. in-8).
La dernière et la plus complète est celle de l'abbé Guillaume, Paris, 10 vol; in-4, 1885. Une édition critique et chronologique est à faire.
B. Editions spéciales d'oeuvres isolées. — 1° Pour les éditions originales voir l'Hist. et description des mss et des édit. originales des ouvrages de Bossuet, avec l'indication des traductions qui en ont été faites et des écrits
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auxquels ils ont donné lieu à l'époque de leur publication, par H.-M. Bour- seaud, 2e édit., Paris et Saintes, 1897, in-8. — Rappelons seulement que sur 130 ouvrages composés par Bossuet de 1655 à 1704, il en a fait paraître lui-même environ 80. De 1709 à 1741, son neveu en a publié 7 ou 8; les autres, c'est-à-dire 42 environ, ont paru de 1745 à 1789, sans y comprendre les Sermons et les Lettres. Sur les écrits inédits laissés par Bossuet, voir tout d'abord l'abbé Le Dieu, Journal, t. III, p. 22 à 169, passim.
2° Principales éditions modernes accompagnées de commentaires historiques, littéraires ou philologiques : — Discours sur l'Histoire universelle, éd. Jacquinet, 1882. — Œuvres philosophiques, publiées par Jules Simon, 1843; — Traités de logique et de morale, par l'abbé M***, 1858. — Maximes et réflexions sur la Comédie, par A. Gazier, 1881. — Les Saints Évangiles, trad. de Bossuet, mise en ordre par H. Wallon, 1855. — Le Credo de Bossuet, exposition de la doctrine chrétienne, recueillie des œuvres de Bossuet, par le comte de Caqueray, 1868, 3 vol. — Lettres (choisies) de piété et de direction, par Silvestre de Sacy, 2 vol., 1857. — Conseils de piété, éd. A. Nettement. — Œuvres oratoires, édition critique complète publiée par l'abbé J. Lebarq, avec introduction grammaticale, préfaces, notices et choix de variantes, Lille et Paris, 1890, 6 vol. in-8. — Oraisons funèbres, éditions classiques avec notes de Montigny, 1885; P. Jacquinet, 1891; A. Gazier, 1894; A. Rébelliau, 1897, avec un Lexique; — Choix de sermons de la jeunesse de Bossuet, éd. critique donnée d'après les mss de la Bibl. impériale. et classée pour la première fois dans l'ordre des dates, par E. Gandar, 2e éd., 1868; Sermons choisis, éd. classiques (texte revu sur les mss) de A. Gazier, 1882, et A. Rébelliau, 1882 (6e éd. revue, 1897). — Lettres et pièces inédites et peu connues, recueillies par A. Gasté, Caen, 1893. — Deuxième Instruction sur les états d'oraison, publiée par M. l'abbé Levesque, 1897.
C. Ouvrages, fragments d'ouvrages ou articles de critique et d'histoire relatifs à Bossuet. — 1° Documents contemporains : Parmi les témoignages du XVIIe siècle, très nombreux, voir Saint-Simon, Mémoires, passim, et Écrits inédits; — Ezéchiel Spanheim; Relation de la cour de France; — les Correspondances de Mme de Sévigné et de la seconde duchesse d'Orléans; les Nouvelles de la République des Lettres, la Correspondance et les divers écrits de Bayle; — les lettres et mémoires de Huet, évêque d'Avranches; — la Bibliothèque des Auteurs ecclésiastiques d'Ellies du Pin; — et surtout le Journal et les Mémoires de l'abbé Le Dieu, secrétaire de Bossuet, publiés en 1856-1857, 4 vol. in-8, par l'abbé Guettée. Cf. sur ces mémoires Sainte-Beuve, Lundis, t. XII et XIII.
2° Ouvrages postérieurs : Le P. de La Rue, Oraison funèbre de Bossuet, 1704; — Levesque de Burigny, Vie de Bossuet, 1761. — D'Alembert, Éloge de Bossuet (lu à l'Académie française le 15 mai 1775). — Le cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet, 1813, 4 vol., 2e éd. revue, Versailles, 1819; réimprimée dans plusieurs éditions complètes des œuvres de Bossuet. — Tabaraud, Supplément aux histoires de Bossuet et de Fénelon composées par M. le cardinal de Bausset, 1822. — Floquet, Études sur la vie de Bossuet de 1629 à 1670, 1845-1855, 3 vol. in-8; Bossuet précepteur du Dauphin, 1864, 1 vol. in-8. — L'abbé Réaume, Histoire de J.-B. Bossuet et de ses œuvres, 1870, 3 vol. in-8. — Poujoulat, Les Bossuétines, lettres sur Bossuet à un homme d'État, 1854. — Mgr Freppel, Bossuet et l'élo-
1. Augmentée de l'Inventaire des mss du grand séminaire de Meaux. On trouvera également dans l'introduction l'indication des mss connus, conservés à Paris ou ailleurs. Cf. les Inventaires des mss latins et français de la Bibliothèque nationale, de MM. Léopold Delisle, H. Omont et Couderc.
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quence sacrée au XVIIe siècle, 2 vol. — G. Lanson, Bossuet, 1891, 1 vol.
in-12. — A. Rébelliau, Bossuet, 1 vol. in-12 (en préparation).
Maury, Essai sur l'éloquence de la chaire, nouv. édit., 1810. — L'abbé Vaillant, Études sur les sermons de Bossuet d'après les manuscrits, 1851. —
E. Gandar, Bossuet orateur, 1866. — L'abbé Lebarq, Histoire critique de la prédication de Bossuet, 1889. — L'abbé Hurel, Les orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, 2 vol., 1872.
Moet, Bossuetius et Fenelo quatenus regiorum alumnorum præceptores inter se comparantur (thèse), 1859, in-12, 2e éd., 1872; — J. Denis, Le Discours sur l'Histoire universelle (Mém. de l'Acad. de Caen, 1895).
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de 1872, 1875 et 1892. — Paul Janet, Les passions et les caractères dans la littérature du XVIIe siècle. — Le P. Lallemand, A travers la littérature (2e et 3e séries). — L'abbé Follioley, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle. — Émile Faguet, Le XVIIe siècle, etc.
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CHAPITRE VI
BOURDALOUE LES SERMONNAIRES AU XVIIe SIÈCLE 1
L'éloquence de la chaire avant le XVIIe siècle. —
Il est étrange que pendant quatre mille ans pas une des reli gions qui se partageaient les hommages du monde n'ait songé qu'elle devait à ses fidèles une censure quotidienne de leurs défauts. Il a fallu l'avènement du christianisme pour que les interprètes attitrés du ciel s'avisassent que Dieu veut autre chose de l'homme que des pratiques religieuses. Mais il semble qu'à partir du jour où ils s'en sont enfin doutés, toutes les grandes nations chrétiennes ont pu se flatter que, parmi leurs hommes de génie, elles compteraient quelques orateurs sacrés ; on croirait aussi qu'elles ont pu espérer que ce genre particulier de littérature serait celui qui se soutiendrait davantage si jamais leur civilisation avait besoin de se retremper dans la barbarie. Cette double espérance qu'elles ont dû concevoir s'est trouvée déçue. Sans doute, en effet, les Pères de l'Eglise ont ajouté de belles pages aux chefs-d'œuvre de l'antiquité; mais, bien loin d'être plus épargnée par la barbarie que les autres genres littéraires, l'éloquence de la chaire en a souffert davantage; non qu'elle n'ait point remporté de beaux triomphes quand elle lançait des populations entières à la défense du Saint-
1. Par M. Charles Dejob, docteur es lettres, maître de conférences à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
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Sépulcre, mais c'étaient la foi de la foule et la vertu de l'orateur qui accomplissaient à elles toutes seules ces miracles. Le talent n'y était presque pour rien. D'autre part, l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne sont arrivées à la pleine possession de leur génie sans produire des orateurs sacrés de premier ordre; car elles pourraient assurément citer beaucoup de prédicateurs qui ne le cèdent à personne pour telle ou telle qualité oratoire, puisqu'un juge peu suspect de partialité, Bossuet, accorde à Luther une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait ; mais Luther lui-même n'est pas, à beaucoup près, un orateur accompli. Ainsi chez ceux mêmes de ces peuples où le christianisme n'a pas seulement conquis les imaginations, chez ceux où il a pénétré et à deux reprises bouleversé pour ainsi dire la conscience, où il a provoqué des révolutions fécondes, il n'a pas enfanté une grande école d'éloquence. L'An- gleterre elle-même, à qui sa constitution politique semblait offrir des facilités particulières pour le développement du génie oratoire, a eu des docteurs, des illuminés, des martyrs, mais c'est en France seulement que les sermonnaires occupent un rang aussi élevé que n'importe quelle autre classe d'écrivains; seule la France possède un Bossuet, seule elle possède une pléiade d'orateurs sacrés que l'incrédule admire autant que le dévot.
Expliquons les deux faits qui viennent de nous surprendre.
D'abord, si, pendant tout le moyen âge, la foi et la piété n'ont inspiré aux sermonnaires qu'une médiocre éloquence, c'est que chez tous les peuples l'art oratoire est celui qui se développe le dernier. Il ne faut assurément pas un génie plus profond pour composer un discours que pour composer une épopée, une tragédie, un livre d'histoire, un système de philosophie; mais il faut pour être un grand orateur ce respect profond et religieux de l'art auquel on n'arrive qu'aux époques de perfection. En effet, dans tous les autres genres, pour peu que l'auteur ait de conscience, mille circonstances l'avertissent qu'il lui faut prendre du temps pour paraître dans la lice avec tous ses avantages : ici ce sera la difficulté de rassembler les faits ou les idées, ailleurs celle de ressusciter des personnages disparus, de rajeunir de vieilles légendes, ou simplement la difficulté du rythme : autant de raisons qui lui imposent un travail durant lequel sa
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conception se mûrit; le jour où il la rédige enfin, il donne toute sa mesure. Mais l'orateur qui se sent plein de son sujet presque dès qu'il songe à le traiter, qui brûle de dire sa pensée et qui est sûr de l'attention de l'auditoire, puisque l'objet dont il va parler touche aux intérêts, aux passions de tous, a bien plus de peine à s'imposer la méditation nécessaire; il croirait faire tort à sa cause en consacrant de longues heures à la préparation d'un seul discours et à plus forte raison en approfondissant la théorie d'un art qui lui paraît se réduire à d'heureuses dispositions et à une grande pratique. Chacune de ses œuvres n'occupe guère le public que dans l'instant où il la produit, c'est-à-dire dans un moment où les circonstances et l'action oratoire empêchent d'apercevoir des défauts que découvrirait une lecture faite à tête reposée. Voilà pourquoi la Grèce elle-même attendit si longtemps son Démosthène; il lui a pour ainsi dire moins coûté d'enfanter un Homère, un Sophocle, un Thucydide, un Platon.
L'autre fait peut s'expliquer d'un seul mot, puisque les détracteurs de notre génie national s'accordent avec ses admirateurs pour nous reconnaître l'aptitude à l'éloquence. Seulement, quand il s'agit de nos détracteurs, il faut n'accepter que sous bénéfice d'inventaire la concession qu'ils nous proposent. Ils ne nous concèdent en effet le talent de l'élocution que pour nous ravir l'originalité de la pensée. Parce que le génie français éclaircit toutes les vérités qu'il découvre, ils concluent qu'il n'en découvre point, comme si la nation qui, pour ne parler que du XVIIe siècle, a produit Descartes, Pascal et Malebranche, ne savait que présenter les idées de tout le monde sous une forme agréable ou émouvante. Pour ceux qui, sans refuser absolument la profondeur au génie français, la dénient du moins à nos orateurs sacrés et appellent par exemple Bossuet, le sublime orateur des idées communes (le mot est de M. de Rémusat), ils ne se trompent pas moins, et l'incohérence de l'expression que nous venons de citer devrait les en avertir. Comment des pensées banales pourraient-elles inspirer des œuvres sublimes? C'est le cœur, dira-t-on, qui donne la chaleur oratoire et par conséquent de magnifiques expressions ne prouvent rien touchant la portée d'esprit de l'orateur. Mais la solide ordonnance du plan, la vigueur de la dialectique sont bien des signes de force d'es-
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prit et non de sensibilité ; on ne voit pas que les hommes les plus sensibles soient ceux qui composent et discutent le mieux.
Sans doute quand on joint beaucoup d'esprit à beaucoup de sensibilité, on peut atteindre au genre d'éloquence de la Milonienne ou du Pro Murena, et la finesse de Cicéron n'est pas de la pro- fondeur. Mais les véritables maîtres de la chaire au XVIIe siècle ne relèvent pas de l'école cicéronienne. Ils appartiennent bien plutôt à cette école qui avant eux se composait presque uniquement d'un maître sans élèves, Démosthène, pour qui l'art oratoire n'est que le serviteur d'un sentiment profond et d'une incomparable compétence dans les questions traitées. Le sentiment profond chez l'orateur athénien, c'est la conviction qu'Athènes ne doit pas manquer à une tradition glorieuse et qu'en fait elle n'y manquera pas; sa compétence, c'est la merveilleuse connaissance qu'il a de toutes les démarches de Philippe et de l'état des esprits dans chacune des cités grecques.
Au temps de Louis XIV, ce qui anime nos grands sermonnaires, c'est le besoin de réforme morale qu'ils partagent avec tout leur siècle, et ce qui les soutient, c'est leur science théologique.
I. — La prédication au XVIIe siècle.
Goût du siècle pour la prédication. — On sait combien Pascal se scandalise à voir Montaigne dépenser tant de pénétration et de franchise pour connaître ses défauts, sans se soucier de les corriger. Le XVIIe siècle approuvait Montaigne d'avoir cru qu'un homme de génie ne peut pas se proposer un plus digne objet d'étude que l'àme humaine en général et la sienne en particulier, et voilà pourquoi il ramenait plus ou moins à cet objet tous les genres littéraires : voilà pourquoi il demanda au théâtre et même au roman des peintures de caractères et de passions plutôt que des aventures. Il encourageait les observateurs à lui offrir leurs remarques sur la cour et la ville, les dispensant même, tant la matière l'intéressait, de la rigoureuse ordonnance qu'il exigeait partout ailleurs; il collaborait avec eux, car ses jeux de société étaient des portraits, des
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sentences; le livre des Maximes est né des divertissements auxquels Mme de Sablé conviait les habitués de son salon; mais il était bien entendu pour la pluralité des lecteurs de La Rochefoucauld et de La Bruyère qu'il ne fallait pas demander à de pareilles études la satisfaction d'une élégante curiosité, mais une règle pour les mœurs. Assurément, sans parler des libertins (et j'entends ici ce mot dans toutes ses acceptions à la fois), quelques esprits flegmatiques prenaient leurs défauts et leurs doutes en patience. Descartes, s'apercevant qu'il n'était pas en possession d'une seule certitude, suspendait paisiblement son jugement pour chercher dans le monde la vérité qu'il ne trouvait ni dans les écoles ni dans les livres, et il racontait sans ombre d'angoisse rétrospective comment, après ne l'y avoir pas rencontrée, il s'était mis à la chercher en lui-même ou plutôt à se tracer une méthode qu'il aurait ensuite éprouvée à loisir en l'appliquant aux mathématiques : au moment de l'appliquer aux questions essentielles un scrupule l'avait pris sur son âge encore impropre aux spéculations métaphysiques, et il avait résolu d'attendre l'époque de sa maturité. Mais ce sangfroid n'était pas plus que celui de Montaigne le fait du XVIIe siècle ; le doute, l'imperfection morale n'étaient pour lui ni des états bienheureux ni des états dont le sage se promet seulement qu'il tentera plus tard de sortir. Molière lui-même, qui exprime quelquefois d'une manière fort plaisante la résignation aux vices des hommes, n'est pas un pur contemplateur; car le plan de ses principales comédies ne vise pas seulement à mettre des caractères en relief par le contraste, mais à fixer le point auquel s'arrête la droite raison, à détourner des extrêmes. Boileau, le seul grand écrivain du temps qui ne soit pas psychologue, consacre du moins tout un chant de son Art poétique aux vertus nécessaires à l'homme de lettres.
Le zèle pour corriger les autres datait de loin en France : la malice et la hardiesse de la satire au moyen âge en font foi.
Mais la ferme volonté de se corriger soi-même était plus récente.
Elle datait du jour où Henri IV avait embrassé le catholicisme et garanti la tolérance aux protestants. L'édit de Nantes avait en effet réduit les sectateurs des deux religions à chercher un autre moyen de plaire à Dieu que de s'entr'égorger ; ils s'étaient
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mis à rivaliser de lumières, de talents, de bonne volonté. Les catholiques surtout avaient tenu à honneur de se laver des affronts que la Réforme leur avait faits, et ils avaient repris, avec plus de hardiesse, une tentative d'ailleurs fort honorable de la cour de Rome pour rétablir l'esprit chrétien dans la littérature et les arts 1. Aussi la société du XYIlC siècle, sans échapper aux inévitables faiblesses de l'humanité, offrait-elle dans son ensemble le spectacle non pas seulement de la régularité, mais d'un effort consciencieux pour atteindre la perfection morale. Les ouvrages de dévotion y pullulent, la Bible est dans toutes les bibliothèques et presque dans toutes les mains; quand on peut ne ménager ni l'argent ni le temps pour soigner l'instruction d'une jeune fille, on lui enseigne le latin pour qu'elle lise dans le texte les offices de l'Église. Il nait des hérésies nouvelles, signe caractéristique que la foi est vivante dans les àmes; et les controverses religieuses ne passionnent pas seulement les clercs : tout le monde s'y jette, femmes, bourgeois, littérateurs, gens de robe ou de cour; les plus beaux génies s'en mèlent, et d'ailleurs un peu de science ou de passion suffit pour soutenir les plus longs, les plus arides traités. On sait que plus d'une fois d'écla- tantes expiations rachetèrent alors de graves fautes ; toutefois les mécomptes qui avaient précédé ces repentirs atténuent un peu le mérite du sacrifice; mais les retraites temporaires que beaucoup de gens du monde s'imposaient pendant le cours de leur vie, l'habitude de se réserver quelques années à l'approche de la vieillesse pour se préparer à la mort, prouvent d'une manière irréfragable combien était profond le souci du salut.
Préparation des prédicateurs. — Dans une pareille époque, les prédicateurs, fort mêlés à la société, acquéraient par la lecture, par la conversation, une grande expérience du cœur humain et, au reste, ils l'accroissaient tous les jours par l'administration d'un sacrement qui a dù avoir une portée incal- culable sur les progrès de la psychologie et des idées morales, je veux dire la confession, pratique également instructive pour le fidèle et pour le prêtre; et quand ils montaient en chaire, ils
1. On nous permettra de renvoyer à notre livre : De l'influence du Concile de Trente sur la littérature et les beaux-arts chez les peuples catholiques (Paris, Thorin, 1884).
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s'adressaient à des personnes si avides de conseils pieux que pour se les appliquer individuellement elles instituaient un nouvel office dans la hiérarchie ecclésiastique, celui du directeur, auxiliaire parfois indiscret du confesseur.
Psychologues achevés, nos meilleurs sermonnaires furent aussi en général des théologiens consommés. Ils n'y gagnaient pas seulement de donner un enseignement plus exact du dogme : ils y gagnaient de la solidité et de la pénétration. Car rien ne fortifie l'esprit comme d'avoir approfondi une science.
On admire beaucoup trop le premier livre du De Oratore où Cicéron exige de l'orateur une instruction universelle; une telle instruction est nécessairement superficielle, et entre l'homme qui parle de tout sans rien savoir et un homme qui, comme Cicéron, se fait fort à chaque instant de réduire au silence après trois jours d'études les maîtres de telle science que l'on voudra, la différence n'est pas très considérable. Un dilettante à la curiosité mobile ne sera jamais un dialecticien vigoureux; il aura peut-être par un caprice de la nature le don des larmes ; mais il ne subjuguera pas les esprits, et, quand on n'est pas maître des esprits, on ne l'est pas longtemps des cœurs. De plus, parmi toutes les sciences, la théologie est une de celles qui fournissent le plus d'idées à un orateur, parce qu'après tout c'est la doctrine de Platon et d'Aristote appliquée à l'Évangile par des hommes qui se sont appelés saint Augustin et saint Thomas.
Pour tous ces motifs, on accourait donc entendre les prédicateurs. Aussi bien, la maison de Dieu était encore alors la maison de tous ; les riches seuls s'y faisaient enterrer, mais tout bon bourgeois tenait à honneur d'assister de sa personne aux cérémonies de sa paroisse, et le titre de marguillier n'était pas encore de ceux qui détournent de l'homme qui les porte le suffrage populaire. A la vérité, même depuis que les églises ne servaient plus aux réjouissances publiques, on continuait à en user un peu sans cérémonie avec elles, tant on y venait familièrement ; car les estampes du temps nous montrent que nombre d'auditeurs gardaient tranquillement leurs chapeaux sur la tête pendant la prédication, et de célèbres anecdotes nous apprennent qu'il fallut des arrêts de police et des amendes pour faire comprendre aux dames qu'il ne seyait pas d'y paraître décolletées.
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Mais ce qui n'était pas vrai de Cotin n'en était pas moins vrai de nombreux prédicateurs : ils fendaient littéralement des flots d'auditeurs pour aller prononcer leurs discours, et les auditeurs devaient occuper leur place longtemps à l'avance ou se la faire garder par un laquais. La foule envahissait jusqu'aux degrés de la chaire, comme le montrent les gravures auxquelles nous nous référions tout à l'heure1; ces amateurs indiscrets, pareils aux seigneurs qui s'installaient sur la scène, s'y tenaient debout, quelquefois cachés derrière un rideau, quelquefois exposés sans voile à l'assistance, tandis que des tachygraphes se postaient au pied de la chaire pour recueillir tant bien que mal des sermons que la modestie des orateurs les empêchait de publier : c'est ainsi qu'il parut plusieurs éditions subreptices des sermons de Massillon qui, pas plus que Bossuet et Bourdaloue, n'avait pu se résoudre à les faire imprimer.
Il est pourtant vrai que, même au siècle de Louis XIV, beau- coup de prédicateurs ne se piquaient pas de solidité. Au début surtout, nombre d'entre eux ne traitaient presque le sermon que comme une œuvre purement littéraire; ils y voyaient un moyen de polir notre langue. A défaut d'une tribune politique et d'un barreau où l'on pût aborder librement les intérêts publics, la chaire leur permettrait, semblaient-ils se dire, de s'essayer aux grandes périodes, aux figures; devant un nombreux auditoire qui réunirait des gens de toutes les conditions, de toutes les provinces, on serait bien forcé de créer une prose digne de la poésie de Malherbe, c'est-à-dire à la fois savante et populaire, qui ne serait plus normande ni gasconne, mais française.
D'autres visées plus profanes encore se mêlaient à ce goût pour l'art de bien dire. Le don de la parole semblait à quelques prêtres, à quelques religieux, un moyen spécieux d'échapper à d'obscures occupations : que les esprits médiocres demeu- rassent enfermés dans leurs cloîtres ou attachés au détail fastidieux du ministère paroissial, fort bien; mais pour eux, ils iraient de chaire en chaire donner des fêtes littéraires aussi cou- rues qu'une soirée de l'Hôtel de Rambouillet; on ne leur deman-
derait pas sans doute d'expliquer l'évangile, c'était l'affaire des
1. Voir p. 104-105 du recueil de gravures de Jean Lepeautre au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale.
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catéchistes; ils n'entreprendraient pas de corriger des auditeurs qu'ils ne faisaient qu'apercevoir un instant : les curés y suffisaient. L'orateur sacré n'avait qu'une tâche à leurs yeux, mettre la religion ou plutôt le clergé sur un bon pied dans le monde poli. Si, après cela, ce monde désirait voir de plus près l'homme qui l'aurait charmé, l'orateur irait soutenir sa réputation dans les ruelles; et si les grands de la terre poussaient les marques d'estime jusqu'à l'octroi d'une abbaye ou d'un évêché, fallait-il répondre par un ingrat dédain à une admiration qui honorait l'Église? On connaît la fausse éloquence née de ces maximes étrangères à la foi ; on sait comment l'oubli du devoir sacerdotal livra maint sermonnaire aux prétentions ridicules du bel esprit et du pédantisme.
Mais remarquons que si de mauvais prédicateurs surprirent parfois la vogue, les voix les plus accréditées s'élevèrent dès les premiers jours pour les combattre, et dès lors tous les bons esprits les observèrent pour les railler impitoyablement. De même que, longtemps avant que Boileau eût banni le faux goût du Parnasse, l'Oratoire, Port-Royal, saint Vincent de Paul, des Jésuites même avaient entrepris de réformer la prédication, de même, longtemps après qu'on l'avait portée à sa perfection, les gens d'esprit se moquaient encore des mauvais prédicateurs.
Il a fallu l'érudition de notre siècle pour recomposer l'histoire des réformateurs de l'éloquence religieuse; mais quant au portrait de ceux qui l'avaient gâtée, la malicieuse piété des contemporains l'avait tracé de main de maître. En effet, le clergé français eut au XVIIe siècle la rare bonne fortune d'être a la fois très puissant et très surveillé. Les plus fervents catholiques avaient l'œil sur ses travers : Boileau, dans son Lutrin, s'amusait fort librement de ses faiblesses; Pascal soulevait les consciences contre ce que Bossuet appellera les ordures des casuistes et, chemin faisant, s'égayait sur les ridicules du monde de la Sorbonne; Fénelon se moquait comme La Bruyère des sermonnaires affectés. Heureux le régime que ses amis les plus dévoués défendent avec ce soin contre ses défaillances!
Puis, observons que certaines des circonstances qui égarèrent les prédicateurs ambitieux sont précisément celles que des âmes plus grandes tourneront au profit de leur ministère. Des rhé-
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teurs avaient abusé du prestige de l'Église pour autoriser leur faconde : les grands sermonnaires useront de ce même prestige pour condamner hardiment le vice. Tel saint Jean Chrysostome, qui nous montre, dans son spirituel et touchant traité sur le sacerdoce, les fidèles se disputant les sourires, les visites de leurs évêques, avait su s'appuyer sur cette déférence qui tournait la tète des faibles. On avait eu tort d'abuser le public par l'appât d'une fausse éloquence; mais rien de plus légitime que de l'amener à Dieu par l'attrait de l'éloquence véritable et de se servir pour cela des ressources qu'offrait l'éducation du temps. Car, dans les collèges, l'enseignement reposait presque uniquement sur l'étude des écrivains latins, qui presque tous ont visé à l'éloquence : on y composait moins de discours qu'on ne l'a fait par la suite, mais on y étudiait soigneusement la théorie de l'art oratoire; les maîtres compilaient des rhétoriques comme ils publient aujourdhui des éditions scolaires un de ces manuels a pour auteur Bourdaloue. Parmi les écoliers, ceux qui, se destinant à l'Église, n'abrégeaient pas leurs études, trouvaient une excellente préparation dans la forme qui prévalait alors pour l'étude de la philosophie et pour les examens : la dispute. L'argumentation était en honneur à tous les degrés un peu élevés de l'enseignement; longtemps avant d'aller soutenir des propositions en Sorbonne, le futur théologien s'essayait au collège à parler devant ses maîtres, ses camarades, ses parents.
Défauts transitoires. — Quant aux défauts des mauvais prédicateurs, c'était une phase qu'il fallait traverser. Car on ne les étalait pas toujours par calcul, mais souvent de la meilleure foi du monde. En effet, quand un peuple découvre pour la première fois les procédés d'un art, il se complaît naïvement à les étaler. Plus d'un sophiste a certainement été dupe tout, le premier des artifices oratoires qu'il enseignait, et Paolo Uccelli, qu'on entendait la nuit s'écrier que « c'est une douce chose que l'étude de la perspective », n'obéissait assurément à aucun calcul quand il composait des tableaux uniquement pour déployer sa science du raccourci. L'habileté technique progresse à la faveur ( de ces exercices : quand les esprits ingénieux mais bornés ont longtemps façonné des périodes et des antithèses, il paraît tout
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d'un coup des hommes de génie qui leur dérobent leurs secrets, qui font sans effort et à propos ce que les premiers faisaient péniblement et en toute rencontre. Le procédé fatigant d'une rhétorique creuse devient l'art sobre qui donne tout leur prix à de hautes pensées.
A la vérité, l'apparition des chefs-d'œuvre du genre ne corrigea pas de l'affectation tous les prédicateurs. Quelques-uns donnèrent encore dans le bel esprit parce qu'ils sacrifiaient au goût de certaines coteries. Mais la sûreté du goût est rare, même dans les siècles les plus heureux. On dira peut-être qu'on voudrait au moins trouver continuellement chez tous les prédicateurs du xvnc siècle une simplicité soit mâle, soit naïve; mais nous répondrons que cette simplicité est elle-même une sorte de perfection qu'on ne rencontre guère à aucune époque que chez les hommes de génie. Les sermonnaires les plus voisins des apôtres n'ont pas eu toujours une éloquence apostolique.
Si un discours pouvait se réduire au peu de mots que le cœur dicte spontanément, tout orateur honnête homme échapperait au reproche d'affectation; mais la nécessité d'insister pour donner aux auditeurs le temps de comprendre et de s'émouvoir oblige à s'évertuer pour remplir la mesure convenable; c'est au cours de ce travail que la mode impose ses exigences.
Mais, répliquera-t-on, les vers galants de Fléchier, le tour badin de sa relation des Grands Jours d'Auvergne sont des indices plus graves qu'une période trop ingénieusement combinée; et que dire des lettres où Mascaron nomme à Mlle de Scudéry les personnes par lesquelles il pourrait se faire proposer secrètement au roi pour prêcher à Versailles, où il suppute les pensions que son talent lui rapporterait et déclare à son aimable correspondante que « dans les sermons qu'il prépare pour la cour elle sera très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard »? Nous répondrons que si chez quelques peuples une piété sincère se concilie souvent avec une gaîté fort libre, elle se concilie chez d'autres à certaines époques avec une galanterie où les contemporains ne voient que pure politesse, et que, quand on veut juger les hommes, il ne faut abuser ni de leurs plaisanteries ni de leurs aveux qui, pour être confidentiels, ne sont pas toujours décisifs. Un prédicateur de
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talent n'est pas bien coupable pour souhaiter de paraître à son tour dans la première chaire du royaume 1; un évèque ne néglige pas son troupeau parce que quelquefois il se demande s'il aura les moyens de soutenir les dépenses de son rang; et, quant aux œuvres de Mlle de Scudéry, Mascaron les lisait sans doute, mais certainement il ne s'en inspirait guère. Il faudrait être bien sévère pour lui reprocher d'avoir écrit sous son influence quelques réflexions un peu trop jolies, comme celle-ci : « Sa défiance (il s'agit de Turenne) vous a-t-elle jamais obligés à ces éclaircissements qui font perdre à réparer des choses déjà faites un temps qu'on emploierait bien plus agréablement à faire de nouveaux progrès dans l'amitié? »
L'éloquence de la chaire a donc été sous Louis XIV aussi parfaite qu'un genre peut l'être à une époque quelconque.
II. — L'Oraison funèbre au XVIIe siècle.
Examinons maintenant les deux formes principales sous lesquelles cette éloquence s'est alors produite, le sermon proprement dit et l'oraison funèbre, et commençons par celle-ci puisque c'est dans ce genre de discours sacrés que les deux prédicateurs dont nous commencerons à parler ont réussi davantage.
Difficultés de l'oraison funèbre. — L'extrême difficulté de ces panégyriques n'est pas où on serait tenté de la placer. On accorde que le bon goût du temps permettait aux orateurs judicieux de s'y défendre contre l'emphase; la phraséologie d'étiquette semblait les y convier, de même que le fastueux appareil funéraire au milieu duquel ils parlaient; car les décorations qu'on emploie aujourd'hui dans les deuils publics sembleraient fort mesquines auprès de ce Camp de la Douleur, par exemple, qui fut élevé pour Condé dans Notre-Dame de Paris et qui représentait entre autres les principales actions de la vie du prince et les portraits de ses ancêtres. Mais on sait que la boursouflure n'était point alors à la mode. Par contre,
1. On trouvera de curieuses réflexions sur la liste des prédicateurs du roi aux pages 350-351 de la Petite histoire de la Littérature française de M. Gazier. ,
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on dit souvent que dans l'oraison funèbre l'orateur est condamné à mentir. Mais c'est oublier d'abord que presque toutes les personnes dont nos prédicateurs du XVIIe siècle prononcèrent l'éloge se recommandaient par de grands talents, de solides qualités; ils n'avaient donc pas besoin de recourir au mensonge pour les faire admirer. A l'égard des fautes qui déparaient ces mérites, l'orateur était souvent beaucoup moins embarrassé que nous ne le pensons, soit parce que le bruit n'en était point parvenu jusqu'à lui, soit parce que d'accord avec son siècle il les interprétait comme des actions louables, ce que d'ailleurs on ne peut retourner contre nous, car c'est la condition de tout témoignage contemporain, et l'histoire est trop heureuse de recueillir de pareils témoignages, sauf à les rectifier. Restent les fautes connues et jugées telles par les orateurs sacrés; mais au temps de Louis XIV nos prédicateurs surent dire la vérité sur les morts et même sur les vivants, puisqu'on trouve dans l'oraison funèbre de Marie-Thérèse une allusion claire et pourtant pleine de tact aux mortelles douleurs, dont tout le monde connaissait le motif.
Ce n'était donc pas la partie coupable de la vie du héros qui embarrassait les panégyristes; mais c'en était la partie profane, j'entends par là les occupations glorieuses peut-être, mais enfin, mondaines dans le meilleur sens du mot, j'entends aussi tous ces traits du caractère qui ne relèvent pas du tribunal de la conscience, mais dont la mention est indispensable pour la connaissance du personnage. Car nous attendons sans doute une leçon de l'orateur sacré, mais nous exigeons aussi de lui un portrait, et ce portrait offre ici des difficultés tout autres que quand il s'agit d'un panégyrique de saint. Ce n'est pas seulement en effet nous édifier, c'est nous peindre complètement un saint Vincent de Paul que de nous représenter sa modestie, sa piété, sa charité; la vie et le caractère d'un tel homme consistent pour ainsi dire uniquement dans ses vertus, et un prêtre digne de ce nom a toute la compétence requise pour un pareil sujet.
Mais un général, un politique eussent-ils été les plus pieux des hommes, vous ne présentez pas d'eux une image fidèle si vous ne retracez que leurs vertus; il faut décrire les combats du premier, exposer les plans du deuxième; il faut pour les com-
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prendre que le prédicateur, sans cesser d'être prêtre, redevienne laïque et homme de cour. Comment concilier en soi des caractères si dissemblables? J'oserais dire qu'il est plus facile à un prêtre de gouverner un royaume que de tracer en chaire un\
portrait vivant d'un homme d'État. En effet, le prêtre qui entre dans le conseil d'un souverain est sur-le-champ obligé de tenir compte des nécessités d'ici-bas et de chercher l'accord entre la loi divine et le salut de la patrie; mais le prédicateur, qui n'a jamais été aux prises avec ces difficultés, les comprend mal; c'est même un spectacle sur lequel il n'arrête pas volontiers ses yeux, quelle que soit sa capacité native. Saint Ambroise en offre un exemple curieux. Nul n'était mieux fait que lui pour apprécier les talents de ce Théodose qu'il avait tant aimé : fils d'un préfet des Gaules, il avait déployé lui-même, dans une vaste province d'abord, dans son diocèse ensuite, une aptitude rare pour l'administration; lisez pourtant l'oraison funèbre parfois touchante qu'il a consacrée à Théodose, et vous y reconnaîtrez les vertus mais non les talents de l'homme qui le dernier ressaisit tout l'héritage d'Auguste.
Qualités nécessaires dans l'oraison funèbre. —
Est-ce à dire que jamais prêtre pénétré des obligations de son ministère ne saura s'élever à la perfection du genre en joignant à l'instruction religieuse un tableau d'histoire? Un illustre exemple prouve le contraire. Mais que de conditions n'a-t-il pas fallu réunir pour produire l'orateur unique que nous n'avons même pas besoin de nommer! D'abord il fallait que l'orateur vécût dans un siècle où le prestige des vertus proprement chrétiennes fût assez solidement établi par une longue possession pour qu'il ne craignit pas de l'amoindrir en exaltant les vertus civiles; car si saint Ambroise n'ose pas glorifier en Théodose le capitaine et le politique, c'est qu'il craint pour l'humilité, l'abnégation, le pardon des offenses, pour tous ces devoirs nouveaux que le christianisme travaille à faire accepter d'un monde prévenu par l'idéal incomplet mais séduisant du paganisme. De plus, il fallait un prêtre habitué à méditer non pas seulement sur les rapports individuels des hommes avec Dieu, mais sur les rapports de l'humanité entière, considérée dans sa marche à travers les âges, avec l'Être éternel qui a
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Il tracé cette marche et qui suscite, punit ou récompense les intelligences d'élite auxquelles il confie le soin de la conduire. Ce prêtre, aussi plein, chose rare, de l'Ancien Testament que du Nouveau, devait regarder l'habileté des négociateurs, des hommes de guerre, non pas comme des qualités profanes, indifférentes pour le salut, mais comme des dons que l'orgueil de l'homme peut bien rendre nuisibles aux autres et à lui-même, qu'il a toutefois reçus pour nous offrir, dans la mesure où nos yeux peuvent le contempler, le magnifique spectacle de la Providence assujettissant l'univers à ses lois. Il fallait à ce prêtre, sans ombre d'ambition politique, une intelligence ouverte, franchement mais discrètement curieuse, qui lui fit rechercher la conversation des esprits snpérieurs et lui méritât leurs confidences, pour qu'au jour de leur mort il sût à la fois les peindre et les pleurer.
Un tel prédicateur ne craindrait plus de suivre ses héros dans le cabinet des rois et sur les champs de bataille; il ne craindrait même pas de louer la grâce d'un joli visage, sûr qu'en étudiant hardiment son personnage dans la complexité de son caractère et de sa vie, il découvrirait une des lois par lesquelles Dieu gouverne le monde : car c'est découvrir une vérité que de la sentir dans toute sa force et de la mettre dans tout son jour.
Mais cette unité puissante d'un discours où l'on n'approfondit un caractère que pour donner une leçon plus haute n'est-elle pas comme un miracle auquel on ne croit que parce qu'il a été une fois accompli?
Mascaron et Fléchier supérieurs à Bourdaloue dans l'oraison funèbre. — A défaut de cette merveilleuse faculté d'apercevoir le plan de Dieu dans le détail d'une existence particulière, les prédicateurs qui ont le mieux réussi dans l'oraison funèbre sont ceux dont la piété, d'ailleurs fort sincère, ne s'interdisait pas de jeter par distraction quelques regards sur le monde. Fléchier 1, Mascaron 2, fort attachés en
1. Fléchier, né en 1632, est mort en 1710, évêque de Nimes, après avoir été évêque de Lavaur. Il a prononcé entre autres l'oraison funèbre de M. et M'n0 de Montausier, de Turenne, de Lamoignon, de Le Tellier. On a aussi de lui, outre ses Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne, des sermons, une histoire de Théodose, des Lettres, etc. - --- -
2. Mascaron (1634-1703) entra dans la compagnie de l'Oratoire, professa dans ses collèges, prêcha en province, puis à Paris. Il fut successivement évêque de Tulle et d'Agen. Nous ne possédons de lui, à part ses oraisons funèbres, dont
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somme à leurs devoirs, ne vivent pourtant pas exclusivement pour Dieu. Ils n'atteindront donc ni à l'élévation du philosophe ni à la profondeur de l'historien; on sentira bien, par exemple, que la compétence, la hardiesse leur manque pour parler comme il faut d'un Turenne; mais, outre que leurs qualités d'écrivains voilent un peu l'insuffisance du fond, la demi-liberté (l'esprit avec laquelle ils observent ce qui se passe hors de leur sphère propre leur fait assez bien discerner celles des qualités de leur personnage qui n'effarouchent point leur timidité sacerdotale 1.
Fléchier ne rencontre pas seulement de jolies expressions quand il dit que Turenne ne fit que changer de vertus quand la fortune changeait de face et qu'il était toujours prêt à mourir dans la victoire ou à survivre à son malheur ; ces traits peignent fidèlement les ressources de cœur et l'abnégation du héros très particulier qu'il devait faire connaître. Son discours abonde en paraphrases; ce n'est pas cependant un discours en l'air; il a véritablement goûté la modestie de Turenne. Ne lui demandez pas de partager l'enthousiasme des combats; il a pourtant réfléchi sur le métier de soldat; il ne le voit pas par le beau
côté, mais il n'en peint que plus fortement le mérite de l'homme qui avait su transformer en défenseurs de la patrie les mauvais sujets raccolés sur le quai de la Ferraille : « Qu'est-ce qu'une armée ?. C'est une troupe d'hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d'un chef dont ils ne savent pas les intentions; c'est une multitude d'âmes, pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants; c'est un assemblage confus de libertins qu'il faut assujettir à l'obéissance, de lâches qu'il faut mener au combat, de téméraires qu'il faut retenir, d'impatients qu'il faut accoutumer à la constance. Quelle prudence ne faut-il pas pour conduire et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes! Comment se faire craindre sans se mettre en danger d'être haï et bien souvent
les principales sont celles d'Anne d'Autriche, d'Henriette d'Angleterre et de Turenne, que quelques sermons récemment étudiés par M. Lehanneur ; pourtant il a prêché douze Stations à la cour.
1. Fléchier et Mascaron n'étaient pas timides dans le salon de Mlle de Scudéry, mais ils le devenaient quand il leur fallait louer Turenne du haut de a chaire, et devant Condé.
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abandonné? Comment se faire aimer sans perdre un peu d'au- torité et relâcher de la discipline accoutumée? »
Aussi froid dans la description des batailles, Mascaron donne du relief à sa peinture des vertus de Turenne parce qu'il sait conduire son pinceau. Car il ne suffit pas d'être un saint prêtre ou même un observateur pénétrant pour louer Turenne de n'avoir pas eu cet air caressant qui semble mendier le cœur de tout le monde sans vouloir pourtant engager le sien, de n'avoir pas cru qu'on peut acheter par une petite prière du matin le droit d'oublier Dieu et même de l'offenser le reste du jour, ou pour trouver des traits aussi admirables que celui-ci : « S'il n'eût eu qu'une religion de politique, nous ne pleurerions pas à la vérité ces belles et nombreuses années qu'il a passées hors du sein de l'Église, mais peut-être faudrait-il pleurer devant Dieu celles qu'une foi feinte lui eût fait passer dans la véritable communion. » C'est parce qu'il a fréquenté les salons, parce qu'il a recueilli des informations intéressantes, qu'il peut décrire avec précision les habitudes religieuses de Turenne et rapporter cette belle parole à des officiers qu'exaltait l'imminence de la victoire : « Si Dieu n'achève son ouvrage, il y a encore assez de temps pour être battus. » Enfin Massillon qui, bien que fort différent de Mascaron et de Fléchier, tourne fréquemment, lui aussi, ses regards vers le monde profane ', se soutient, au moins dans l'oraison funèbre de Louis XIV, par le sentiment qui l'anime; il n'y rencontre que quatre mots éloquents, les quatre premiers, que tout le monde connaît; dans le reste, ni éclat ni profondeur ; mais l'orateur y prête un organe mélancolique à la déception de la France qui se demande avec stupeur si le règne glorieux qui s'achève n'a pas eu pour unique effet de l'appauvrir.
De tous nos prédicateurs du XVIIe siècle, le seul véritablement impropre à l'oraison funèbre a été Bourdaloue. On s'imaginerait malaisément combien l'éloquence est absente de son oraison funèbre de Condé. C'est une œuvre de probité zélée : il a étudié son sujet, il est reconnaissant à Condé de la faveur qu'il témoignait aux Jésuites; il a pour ce cœur solide, droit, chrétien la
1. La suite montrera que nous n'entendons nullement par là que Massillon soit un prêtre profane.
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plus sincère estime; mais il n'éprouve ni émotion ni enthousiasme. Trop religieux pour se laisser prévenir par l'opinion de la foule que la valeur militaire transporte, il ne voit pas les choses d'assez haut pour découvrir par où cette opinion s'accorde avec le plan de la Providence ; et, à force de s'interdire de simuler ce qu'il n'éprouve pas, il ne réussit point comme d'autres à exciter pour un instant dans son cœur les sentiments que la nature n'y forme pas d'elle-même. Tout ce qu'il se permet dans sa can- deur, c'est d'abuser des interrogations. Il établit fort judicieusement que Condé mérite notre admiration, mais il ne prêche pas d'exemple.
III — Sermons de Bourdaloue.
Défauts de Bourdaloue. — Certes Bourdaloue 1 va prendre sa revanche dans le sermon proprement dit où, de nos jours, on le place immédiatement après Bossuet. Cependant cette froideur dans un aussi beau sujet nous avertit qu'il pourra bien manquer d'une des deux qualités qui composent l'orateur, la sensibilité. L'ensemble de son œuvre confirme cet indice. Il n'avait pas échappé à ses contemporains mêmes, si prévenus en sa faveur, que son action oratoire était dépourvue de chaleur; on nous prouve par des anecdotes qu'il ne fermait pas toujours les yeux en parlant, mais c'est déjà trop qu'il les fermât d'hahitude : et on le justifierait mal en disant que le genre de mérite de ses discours l'obligeait à les apprendre rigoureusement par cœur et à préserver par suite sa mémoire de toute distraction. Pour agir sur notre volonté, il faut s'adresser à la fois à notre raison et à notre cœur; or Bourdaloue s'adresse presque uniquement à notre raison. Il a de la vigueur plutôt que de la chaleur; et encore, comme il n'a pas d'imagination ni d'art, cette vigueur ne s'exprime jamais par les figures saisissantes qu'une fougue disciplinée inspire aux orateurs complets. Il estimait que les prédicateurs qui font
1. Bourdaloue (1032-1704) professa dans les collèges de la Société de Jésus, prêcha en province, puis, à partir de 1009, à Paris. Sa vie, son œuvre, se résument dans sa prédication
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pleurer ne sont pas toujours ceux qui corrigent le plus efficacement 1; car, pour le dire en passant et sans nier sa modestie, il lui arrive assez souvent de critiquer d'un mot la méthode habituelle des prédicateurs ou d'annoncer qu'il va présenter des remarques que son auditoire n'avait pas encore entendues de leur bouche 2. Il n'en reste pas moins qu'il faudrait toucher, sinon plaire, autant qu'instruire. Pour l'éclat du style, qui lui manque aussi, on dira qu'une nudité sévère vaut mieux que de faux ornements; mais un mur nu, si solide qu'il soit, n'est pourtant pas une œuvre d'architecture. Ce qui manque à Bourdaloue, ce n'est pas tel ou tel style propre à tel ou tel orateur, car nul écrivain n'est tenu de ressembler à un autre, d'avoir son esprit ou son imagination; ce qui lui manque, c'est le style sans épithète, c'est-à-dire l'art de donner à la pensée toute la force dont elle est susceptible, au lieu de s'en tenir à l'exprimer avec clarté et correction.
Bourdaloue n'a donc que la moitié du génie oratoire. C'est là une assertion que nous aurions émise en une seule ligne si aujourd'hui la critique n'inclinait un peu à exagérer le mérite de ses sermons; elle voit très bien par où il est inférieur à Bossuet quand elle les compare ensemble; mais quand elle le considère isolément, elle oublie ses imperfections. Nous n'appuierons pas plus qu'il ne faut, mais nous nous rappellerons que Démosthène, et non pas seulement Cicéron, n'aurait admiré Bourdaloue qu'à demi.
Caractère pratique de l'éloquence de Bourdaloue.
— Au surplus, cette considération n'ôte rien à l'originalité de Bourdaloue, qui consiste dans le caractère éminemment pratique de ses sermons. Nul n'a donné du haut de la chaire un enseignement plus nourri. D'autres ont plus profondément pénétré dans le cœur humain, d'autres ont remonté avec plus de hardiesse
1. Le passage vaut la peine d'être cité puisque les prédicateurs ne prodiguent pas en chaire les confidences sur leur méthode : « On vous a cent fois touchés et attendris par le récit douloureux de la Passion de Jésus-Christ, et je veux, moi, vous instruire; les discours pathétiques et affectueux qu'on vous a faits ont souvent ému vos entrailles, mais peut-être d'une compassion stérile ou tout au plus d'une componction passagère, qui n'a pas été jusqu'au changement de vos mœurs; mon dessein est de convaincre votre raison ».
2. Il était naturellement très vif, au témoignage de son ami le P. Bretonneau, qui loue d'ailleurs justement sa patience acquise.
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au principe de nos faiblesses. Mais personne n'a mieux su que lui circonscrire, épuiser une question particulière. Il n'ambitionne pas le rôle du physiologiste, de l'anatomiste qui révèlent aux malades le désordre intérieur de leurs organes : simple praticien, il oblige les malades, sans leur faire grâce d'un seul symptôme, à discerner tous les signes fàcheux qu'ils n'apercevaient pas. Un philosophe sonde la cause d'une passion et en indique quelques effets; Bourdaloue indique sommairement la f cause et compte les effets avec une sûreté infaillible. Un philo- sophe instruit à la fois tous les hommes atteints d'une même passion et même l'humanité entière; Bourdaloue instruit successivement toutes les catégories d'hommes affligés d'un même vice. Supposons qu'un penseur veuille prouver, comme Bourdaloue dans son sermon sur l'Ambition, que les hommes ont tort d'intriguer pour obtenir des places, puis, ces postes une fois obtenus, de s'y conduire avec hauteur et paresse : il établira combien la brigue, l'orgueil, l'égoïsme sont contraires à l'esprit du christianisme; sans doute il marquera, en passant, les principaux traits qui caractérisent l'ambitieux, mais il s'arrêtera surtout sur l'idée que le renoncement à soi-même est la condition de l'autorité. Bourdaloue suit le procédé inverse : il philosophe aussi sur le prix auquel Dieu entend donner la puissance à l'homme, mais là plus que partout ailleurs, son style le dessert; il paraphrase sans éclat les pensées qu'il emprunte à saint Jean Chrysostome, à saint Bernard; c'est un disciple qui comprend la doctrine de ses maîtres et non un docteur qui reprend son bien où il le trouve et, à force d'énergie ou de profondeur, imprime sa marque sur les idées d'autrui. En revanche, il note avec une exactitude étonnante toutes les formes du cynisme avec lequel l'ambitieux se pousse aux honneurs et s'y installe. Il connaît tous les sophismes des intrigants, toutes les privautés des gens en place. Aucun des faux prétextes dont on masque l'absence de vocation ne lui échappe, ni le prétendu droit d'hériter des charges que les ancêtres ont gérées, ni le prétendu devoir de soutenir l'honneur de la famille en précipitant dans les ordres un fils qu'on a soin de choisir parmi les moins aimés, les plus disgraciés de ses enfants et qu'on n'offre d'ailleurs que provisoirement à Dieu; I
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car on se réserve de reprendre ce rebut du monde si Dieu ne laisse pas au père ceux qu'on trouvait trop bons pour l'Église.
Il décrit la morgue de ces grands personnages qui, de toutes les obligations de leur état, ne pratiquent que la plus hypothétique, celle de mortifier leurs inférieurs; plus l'ambitieux est parti de bas, et moins il manque à cette singulière façon d'entendre son devoir. Enfin Bourdaloue suit pas à pas le départ que les ambitieux font entre les fatigues de leur profession, qu'ils déclinent, et les profits qu'ils entassent, les distractions après lesquelles ils courent.
Mais cette analyse trop brève ne donne pas l'idée de l'abondance des traits d'observation qu'il sème sur sa route; son discours ne vaut pas en effet par deux ou trois pensées maîtresses qu'il soit facile de résumer, mais par la compétence d'un homme qui a tout vu et n'a rien oublié. Tout l'essentiel d'un portrait de La Bruyère se trouve souvent dans une ligne de La Roche- foucauld, mais il n'en fallait pas moins une clairvoyance de premier ordre pour noter tous les détails rassemblés par l'auteur des Caractères. Au style près, la manière de Bourdaloue ressemble à celle de La Bruyère. Par bonheur, dans quelquesuns de ses sermons chaque paragraphe au moins peut être résumé en une ligne, et il faut absolument en profiter pour se donner le spectacle de cette consciencieuse et impeccable exactitude de moraliste qui est un de ses principaux titres. Nous prendrons pour exemple le sermon sur l'Impénitence finale pour le lundi de la deuxième semaine du Carême.
Quand Bossuet traite ce thème, il montre par quelle puissante attache les plaisirs, les affaires, les passions nous retiennent loin de Dieu. Bourdaloue distingue trois cas : ceux qui ne veulent pas faire pénitence, ceux qu'une circonstance empêche de se corriger, ceux qui font une fausse pénitence. Les premiers sont amenés à l'impénitence finale par voie de disposition, les seconds par voie de punition, les troisièmes par voie d'illusion.
La première classe comprend ceux qui, de propos délibéré, ne veulent pas revenir à Dieu, ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec un ennemi, rendre un bien mal acquis, renoncer à leurs plaisirs ou espérer en la bonté divine, enfin ceux qui remettent toujours leur conversion. La deuxième comprend ceux
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qu'une cause interne ou externe fait mourir inopinément, ceux qui meurent d'une mort lente mais précédée de la perte de la connaissance, ceux qui ignorent l'imminence de leur fin, ceux qui ne trouvent pas de prêtre ou en trouvent un insuffisant. La troisième comprend les hommes qui ne réussissent pas à triompher des difficultés qu'offre toujours la pénitence et de celles qu'elle présente en particulier à l'article de la mort et à un pécheur endurci dont le repentir n'est ni spontané, ni désintéressé, ni, si je puis ainsi dire, expérimenté.
Considérez une à une les observations qui composent ce sermon : elles pâlissent auprès des aperçus lumineux que Bossuet prodigue dans son sermon sur la même matière, soit quand il explique en courant comment l'usage des plaisirs permis peut conduire à la damnation, soit quand il montre le mourant qui, rusant avec Dieu, feint de se convertir pour que Dieu le laisse à ses péchés, soit quand il démêle la cruauté cachée dans le cœur des voluptueux. Voilà même ce qui explique le peu de relief du style de Bourdaloue : Bossuet n'est pas sublime de propos délibéré ; c'est la grandeur de ses idées qui le transporte; pareil au voyageur qui contemple d'une cime élevée un admirable paysage, il laisse échapper un cri d'admiration. Bourdaloue qui relève de près tous les accidents du terrain pour en tracer une carte complète ne saisit pas l'ensemble; il n'éprouve pas le ravissement que donnent les vastes perspectives. Mais d'autre part, comptez toutes les causes d'impénitence finale que Bourdaloue vient de nous énumérer, et tâchez d'en découvrir une, je dis une seule, qu'il ait omise.
Donnez-lui maintenant pour auditeurs des hommes rompus à ces sortes d'analyse où ils trouvent avec leur plaisir une chance de salut pour eux et pour les autres, et vous les verrez pleins d'admiration pour ces dénombrements qui défient le contrôle le plus rigoureux.
Il naît de là une sorte d'émotion particulière qui, sans suppléer aux grands effets que Bourdaloue n'essaie pas de produire, dispose à recevoir ses conseils : chacun des intrigants qui écoutent son sermon sur l'ambition remarque dès les premiers mots qu'il ne va pas simplement essuyer une de ces censures générales qui frappent sur le vice plutôt que sur les personnes
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vicieuses; il sent que chaque paragraphe vise une catégorie spéciale, et que ses pareils et lui auront successivement chacun leur tour; un moment viendra où ses sophismes seront démasqués, où il lui semblera que le doigt de l'orateur le désigne, que tous le regardent ou du moins pensent à lui. Les pécheurs assis devant lui attendent donc avec inquiétude ses pieuses dénonciations, comme les partisans du chantre la bénédiction du prélat dans le Lutrin de Boileau : Tout s'écarte à l'instant, mais aucun n'en réchappe; Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.
Bourdaloue ne terrasse pas, mais il accule. Les fidèles qui écoutent le sermon sur l'impénitence finale supputent anxieusement le nombre des personnes qui mourront en état de péché mortel; Bourdaloue fait devant eux posément, méthodiquement, une opération d'arithmétique dont le résultat pourrait bien être leur damnation. Certes, quand Pascal établit son calcul de probabilités, il agite bien autrement les âmes indécises; Bourdaloue n'a point sa fièvre et ses sanglots; il ne tonne pas comme Bossuet, mais c'est un des orateurs qui mettent le plus mal à leur aise ceux qui les écoutent. Peut-être n'aurait-il pas voulu d'autre louange, car un des principaux offices du prédicateur est d'ôter aux hommes leur dangereuse sérénité.
On pourrait croire qu'un orateur qui traite d'une façon complète tous les sujets qu'il choisit met dans un sermon tout ce que l'on peut dire contre le vice qu'il attaque. Mais, on l'a fort bien remarqué, ce serait une erreur. Bourdaloue épuise sa matière, mais seulement après l'avoir circonscrite; on est également frappé et de tout ce que contient un sermon de lui et de tout ce qu'il laisse à dire pour le jour où il abordera la question par un autre côté. Par exemple, le sermon précité sur l'ambition ne vise, à un ou deux mots près, que les intrigants qui aspirent à des charges de moyenne importance; il ne vise ni les favoris des rois, ni les ministres à prétentions réformatrices, ni les princes ombrageux, ni les conquérants. Il est impossible de dire d'avance comment Bourdaloue entendra un sujet, non pas qu'il entende jamais son sujet d'une façon bizarre, mais il ne l'embrassera jamais dans toute l'étendue que nous lui aurions
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donnée et il nous surprendra par la manière dont il fécondera la t conception restreinte qu'il aura choisie. Voilà comment, quand il lui faudra condamner de nouveau un vice dont il aura déjà fait la censure, il ne sera pas obligé de répéter son sermon en ne le variant que dans le détail.
La morale de Bourdaloue. — Quant au fond de sa doctrine, tout le monde en connaît le trait dominant, la sévé- rité. On a dit avec raison qu'il avait donné à son Ordre la revanche des Provinciales ; on l'a appelé le plus janséniste des jésuites. Il ne sert à rien de faire observer que, loin de pactiser avec Port-Royal, il le taxait de calomnie; car on ne l'accuse pas de trahir ses confrères; on reconnait seulement qu'il sert sa Compagnie dans un esprit assez différent du leur. Sa sincérité est d'ailleurs incontestable, puisqu'on a victorieusement réfuté ceux qui prétendaient qu'il donnait au confessionnal à meilleur marché que dans la chaire : il était plus sévère encore dans la direction de conscience que dans ses discours publics. Cette sévérité se marquait par des attaques plus formelles que celles de tous les autres prédicateurs contre les vices de son temps.
Il n'y a.pas une seule des faiblesses de son siècle qu'il n'ait hautement flétrie. Pour être plus sûr de présenter chaque jour la leçon la plus opportune, il suivait de près les événements mondains ou même littéraires qui défrayaient les conversations; assez indifférent aux affaires publiques, il relevait au contraire avec attention tous les bruits du dehors quand ils se rapportaient à l'état des mœurs, et ne reculait pas devant les allusions transparentes au Tartuffe, à l'affaire des poisons, sûr de tirer un argument pressant des faits actuels qui n'eussent fourni à d'autres qu'un appât pour la curiosité maligne. Il dénonçait jusqu'aux abus, toujours plus difficiles à attaquer que les vices d'une époque parce qu'ils impliquent la connivence de la loi, c'est-à-dire des puissants du siècle, avec les passions des individus; d'autres prédicateurs ont pu blâmer les ordinations forcées ou l'admission de fils incapables aux charges de leur père, mais aucun ne l'a fait avec la même insistance. Il est même permis de se demander s'il y avait alors tant d'ecclésiastiques scandaleux, tant de juges corrompus qu'il le dit; mais, comme il est indubitable qu'il y en avait un certain nombre, il
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est beau à lui d'avoir cru que l'honneur de l'Église consistait, non il pallier, mais à dénoncer les désordres de ceux qui n'entraient dans les fonctions sacerdotales « que pour en recueillir les revenus, pour se montrer sous la mitre et sous la pourpre ». Il fait toujours la part du clergé dans son tableau des
faiblesses humaines. Son sermon sur la Vraie et la Fauss tion est aussi hardi que le Tartuffe; car Bourdaloue ne
pas, lui non plus, de comprendre sous le nom de faux dévots des gens qui, par l'esprit, sont sincèrement chrétiens, mais qui, avec toute leur foi, s'abandonnent à des caprices, à des manies, à l'aigreur, à l'humeur vindicative. A certains égards, ce sermon est même plus hardi : Molière nous présente Tartuffe comme isolé; tout au plus nous laisse-t-il deviner que M. Loyal est de la confrérie, tandis que Bourdaloue nous fait paraitre la ligue des hypocrites, signale le danger auquel expose une querelle avec un d'eux, leur puissance pour perdre un ennemi ou se pousser dans le monde. Molière n'était pas plus timide que Bourdaloue qui, en sa qualité de jésuite, pouvait se permettre davantage; mais c'est l'honneur de Bourdaloue de s'être permis dans la chaire tout ce qu'il pouvait oser. Il s'exposait même à ce qu'on dît qu'il traçait des portraits en règle; on se trompait; mais l'erreur ne s'explique que parce qu'à force d'entrer dans le détail il rencontre des traits analogues à ceux qu'avait relevés la malignité publique; au surplus, il est trop clair qu'il a voulu parfois faire la leçon à des personnes déterminées, ne fût-ce que le jour où il osa citer le texte qui ordonnait de refuser les sacrements au plus grand monarque du monde s'il vivait dans l'impudicité.
D'autre part, la sévérité de Bourdaloue ne dégénérait pas en une maladresse qui éloigne le pécheur; elle se conciliait même quelquefois avec une bonhomie touchante. Ainsi, dans le sermon sur la Pensée de la Mort, il s'interdit presque de nous épouvanter par la supposition que nous allons peut-être mourir surle-champ; en deux endroits, il touche à cette idée, et chaque fois il en atténue exprès la force; au lieu de nous faire tressaillir, il nous explique avec une engageante simplicité tous les bons offices que peut nous rendre la pensée de la mort : nos vices, nos folies ne sont que l'effet de l'oubli de cette pensée salutaire ; rétablissons-la dans nos esprits, et elle refrénera nos
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passions, nous aidera à prendre parti dans les affaires de ce monde, nous guérira de notre tiédeur. Il n'a pas la grâce d'imagination par laquelle un poète peut nous faire goûter, dans une heure de douce et trompeuse mélancolie, le charme de la mort ; mais, par des raisonnements judicieux, il nous familiarise avec cette pensée terrible; sans nous avoir dit à l'improviste : « Frères, il faut mourir! » il nous amène doucement à la préoccupation habituelle du Chartreux. Cette bonhomie inattendue s'accorde d'ailleurs avec son éloignement et son peu d'aptitude pour les grands mouvements oratoires : c'est pour toutes ces raisons réunies que, dans un sermon sur l'Aumône où il rencontre sans doute quelques mots touchants ou énergiques sur les besoins des pauvres et la dureté des mauvais riches, il s'applique surtout à expliquer à ceux-ci le devoir de concourir par la charité au plan de Dieu qui, obligé par l'intérêt général de souffrir qu'il y ait des pauvres, a voulu que l'aumône soulageât l'indigence.
Allons plus loin. Bourdaloue, en un certain sens, est moins sévère que Bossuet (quoiqu'il soit peut-être plus exigeant), parce qu'étant moins philosophe, il n'aperçoit pas aussi bien la corruption native de l'homme. Il se fait de la vertu une idée fort relevée, il ne passe rien aux pécheurs; mais il aperçoit plutôt les vices de l'humanité que le principe qui la porte au mal; or, ce qui amène à juger sévèrement notre nature, ce n'est pas tant le spectacle des vices caractérisés, l'ambition, le libertinage, l'avarice, qui en somme ne régnent que sur une partie de l'humanité : c'est le spectacle de cet esprit de révolte, d'égoïsme, de concupiscence que les meilleurs d'entre nous portent en eux. Bourdaloue nous découvre la gravité de nos maladies, Bossuet nous révèle la faiblesse de notre constitution. Il me semble aussi que Bourdaloue incline davantage à croire que tous ses auditeurs, tous ses contemporains, quelque coupable que puisse être leur vie, demeurent au fond attachés au christianisme, désireux de faire leur salut, et c'est un des motifs par lesquels j'expliquerais qu'il se mette si peu en frais d'agréments : il sait bien qu'il y a des incrédules, mais il ne pense guère à eux; tandis que Bossuet, tout en les traitant de haut, n'oublie jamais que sa foi n'est pas celle de tout le monde.
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Dans une société où le respect extérieur de la religion faisait partie des bienséances, il fallait une longue habitude de la polémique avec les hétérodoxes pour comprendre combien les arguments qui paraissent décisifs aux personnes croyantes touchent peu les autres, et Bourdaloue n'avait pas cette habitude.
Dialectique et style de Bourdaloue. — Nous avons vu comment Bourdaloue comprend le sermon, voyons comment il l'exécute. On devine bien que sa qualité principale est la dialectique. Il y porte quelquefois une subtilité un peu fatigante, mais toujours une force singulière. On a raison de dire que le sermon sur la Passion prêché un vendredi saint offre un des exemples les plus étonnants qu'on puisse citer de discussion oratoire. Il s'agit d'y prouver notamment, en partant, cela va sans dire, du texte évangélique, que la mort ignominieuse de Jésus-Christ est le suprême effort de la puissance divine. Bourdaloue montre successivement que Jésus-Christ a prédit sa mort avant que les Juifs l'eussent résolue, qu'il en a prédit même les circonstances invraisemblables, comme celle que lui, Juif, il serait livré aux Gentils; qu'il est mort en faisant des miracles que les apôtres avaient plutôt intérêt à cacher qu'à raconter; que sa résignation est plus miraculeuse que n'aurait été sa propre délivrance opérée par lui-même au préjudice de notre redemption; qu'enfin, conformément à une révélation de Dieu à saint Paul, sa mort ignominieuse lui a valu le respect des rois. Il faudrait malheureusement citer des pages entières pour faire voir comme les détails de la Passion se pressent sur ses lèvres, transformés tous en arguments; la rapide succession des preuves donne au discours un mouvement qui rachète en partie Insuffisance de l'élocution.
De plus, ce style assez languissant s'anime quelquefois parce que sa sévérité hardie, démêlant le contraste de nos actions et de nos principes, produit l'ironie. On connaît la page où il retourne contre les jansénistes les railleries de Pascal sur la direction d'intention. En voici un autre exemple : « Il faut une grâce de vocation pour embrasser une vie humble dans le cloître, on en convient; mais pour s'élever aux premiers rangs, pour être assis sur les tribunaux, mais pour se charger des affaires publiques, mais pour exercer des emplois où on a entre les
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mains les intérêts de toute une ville, de toute une province, de tout un royaume, mais pour occuper des places qui demanderaient, s'il était possible, la sainteté des anges, l'ambition d'un homme et sa cupidité suffit. » Serait-ce à dire que Bourdaloue a de l'esprit? Oui certes. On sait sa réponse à une dame qui lui demandait si elle pouvait aller à la comédie : « Madame, c'est à vous à me le dire. » Voici un trait vraiment piquant tiré du début d'un sermon pour le jour de Pâques; il y fait observer qu'un ange dit aux saintes femmes venues auprès du tombeau de Jésus : « Il n'est plus ici », au lieu que les plus magnifiques inscriptions des tombeaux des hommes commencent par ces mots : Hic jacet. En France d'ailleurs, même au XVIIe siècle, les hommes de talent ont toujours plus ou moins d'esprit, même ceux qui encourront parfois le reproche de lourdeur, de gaucherie, de naïveté, d'emphase. C'est le génie national qui perce en eux sous le génie individuel; c'est aussi l'effet de l'usage du monde, où les plus retirés d'alors ont beaucoup vécu et où Bourdaloue n'allait sans doute, suivant son expression spirituelle, que comme un ambassadeur en pays étranger, mais enfin où il allait.
Pourquoi Bourdaloue plut si fort à ses contemporains. — Mais quelques mots fins ne sauraient faire oublier ce qui manque aux sermons de Bourdaloue considérés comme œuvres littéraires. Trop peu profonds, trop peu éloquents dans le sens propre du mot, ils pèchent encore par la prolixité.
N'insistons pas, et contentons-nous de rappeler deux mots de Sainte-Beuve : son ciel est un peu surbaissé et on le voit venir d'une lieue. Si les contemporains le préféraient comme sermon- naire à Bossuet, c'est que, dans leur piété, ils se dépouillaient à l'église de leurs exigences habituelles. M" de Staël plaignait les Allemands de ne pas s'ennuyer assez vite; Boileau avait enseigné aux Français du temps de Louis XIV à s'ennuyer promptement; mais, quand la religion était en jeu, ils retrou- vaient la patience des lecteurs de l'Astrée et du Grand Cyrus.
Comment Bourdaloue eût-il paru froid ou long à des hommes qui lisaient l'Augustinus avec passion? Sa dialectique gravement subtile plaisait à un siècle qui aimait ce qui applique, où les femmes mêmes raffolaient de Descartes, où la Logique de Port-Royal, qui paraîtrait à nos collégiens un épouvantail, pas-
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sait pour un manuel d'une surprenante commodité ! Puis la profondeur de Bossuet satisfaisait moins des hommes avides d'instructions précises que le grand détail où entrait Bourdaloue; avec celui-ci, peu d'élévations sur le dogme, peu de vues philosophiques, mais des leçons méthodiques où il semble qu'il pense successivement à chacun de ses auditeurs ; non seulement Bourdaloue décrit toutes les formes qu'un vice peut prendre, mais il aborde didactiquement des questions très particulières, comme la vocation des enfants, la manière de traiter les domestiques.
Son style terne ne rebutait pas, d'abord parce que la qualité du style ne se juge bien qu'à la lecture, et les sermons de Bourdaloue ne furent pas imprimés de son vivant, puis parce que le XVIIe siècle ne comprenait bien qu'en poésie les exigences du style oratoire. Il avait fallu l'effervescence provoquée par l'affaire d'Arnauld pour que Pascal écrivît les Provinciales. Hors ce cas, dans la prose, l'écrivain demeurait sous le joug des convenances de toute sorte qui, dans la vie réelle, lui interdisaient les émotions trop fortes ou du moins les expressions trop vives. On sait ce qu'au temps de Patru on appelait un avocat éloquent. Bien parler, c'était pour les uns faire jouer les procédés oratoires, pour les autres s'exprimer avec justesse. L'insistance avec laquelle Fénelon s'arrête à démontrer qu'Isocrate et Cicéron n'égalent pas Démosthène prouve bien que le public se faisait une fausse idée de l'art oratoire qu'il mettait pourtant à très haut prix. La Bible, avec ses apostrophes véhémentes, son style épique et lyrique, eût pu rectifier les idées, et certes on la lisait alors, mais on baissait pour ainsi dire les yeux devant la hardiesse de son langage; on n'y regardait que le fond. Un seul homme sentait la grandeur de cette diction quelquefois étrange et la transportait, épurée par le goût classique, dans son langage; mais ce n'était peut-être pas ce qu'on goûtait le plus en lui.
En somme, rien de plus honorable pour le XVIIe siècle que sa prédilection pour Bourdaloue. Quand on songe que des lecteurs de Racine et de La Fontaine, qu'un public qu'on eût cru gâté par toutes les séductions de la grâce et de l'élégance, se sont épris d'un orateur si peu né pour séduire, et que cette mode n'a pas été le fait d'une coterie, qu'elle a duré jusqu'au dernier sermon de Bourdaloue, si bien qu'après trente-quatre ans de
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prédication il ne put obtenir de ses supérieurs la permission (le finir dans la retraite, on est saisi de respect. Mais, tout en honorant les qualités solides qui expliquent cette admiration, il faut bien reconnaître d'abord que les plus fidèles, les plus attentifs de ses auditeurs entrevoyaient par intervalles que la flamme manquait à ce vigoureux dialecticien, puis que le talent de Hourdaloue eût échoué sur tout autre siècle que le XVIIe; transportez Bourdaloue lui-même, je ne dis pas seulement à la cour de Louis XV, mais à celle de Louis XVI ou au temps de Chateaubriand ou au nôtre, et il paraîtra, non pas certes vulgaire, mais diffus et froid. Autre chose en effet est de satisfaire un critique dans son cabinet, autre chose d'agir sur une foule. Bourdaloue estimait qu'un enseignement méthodique laisse plus de trace dans les esprits qu'une émotion provoquée par des effets oratoires; encore faut-il que cet enseignement ne soit pas par trop nourri et que de fortes expressions le gravent dans la mémoire.
Dans un auditoire de notre temps, personne ne serait capable, au sortir d'un sermon pareil aux siens, d'en fournir de mémoire un résumé; en l'écoutant, on serait tenté de réclamer une plume et du papier pour prendre des notes. Ses plans n'ont même pas toujours toute la netteté désirable; car ses divisions paraissent souvent au premier abord assez confuses; trop souvent il a l'air de nous y dire : « Patience, vous comprendrez plus tard JI, procédé qui peut être d'un grand effet quand on propose, comme Démosthène dans plusieurs discours, une vérité paradoxale, mais procédé très fâcheux quand on a l'air de proposer une tautologie composée de deux assertions dont aucune ne frappe vivement l'auditeur. Bourdaloue a dédaigné les artifices oratoires, mais le grand art, celui des hommes de génie, lui a échappé.
IV. — Massillon.
Injustice de notre époque pour Massillon. — Pourtant, de nos jours, on incline à lui sacrifier Massillon Assuré-
1. Massillon (1663-1742), de l'Oratoire, prêcha à la cour ou à Paris, de 1699 à 171", puis devint évêque de Clermont-Ferrand; ses Conférences ecclésiastiques et ses Discours synodaux comptent parmi ses meilleures œuvres.
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ment les personnes qui, dans notre siècle, ont consacré à Massillon de savantes monographies, lui rendent pleine justice, mais les historiens de la littérature le réduisent volontiers au rôle de rhéteur. Un juste discernement de ses très réels défauts,
une réaction moins judicieuse contre l'esprit du XVIIIe siècle qui exaltait Massillon, indisposent contre lui. A mesure que le scepticisme, le relâchement des moeurs et de la discipline gagnent du terrain, ceux des critiques qui se respectent donnent, par une sorte de représailles mal entendues, dans un rigorisme exagéré. Rien n'est assez austère pour eux : la rhétorique, le libéralisme leur sont également suspects; Guizot est pour eux le type de l'homme d'État, et ils ont trouvé moyen d'exagérer le génie de Bossuet dont ils feraient volontiers un Montesquieu.
Ajoutons qu'à l'heure présente la critique est éminemment raisonneuse : elle se défie du sentiment pour se prémunir contre les écarts où le caprice la jetait au temps des Romantiques; elle analyse impitoyablement les œuvres au risque de ne plus les goûter toutes autant qu'elles le méritent. On soupçonne aisément que Bourdaloue a gagné à ces préventions et que Massillon y a perdu. Puis, une sorte de fausse honte se mêle au sentiment qui ramène les critiques instruits et sincères vers nos classiques : ils entreprennent courageusement la glorification des plus maltraités par leurs prédécesseurs; mais, comme pour se faire pardonner cette audace ou comme pour mortifier doublement leurs devanciers, ils sacrifient ceux des maîtres qui trouvaient grâce devant les détracteurs du passé; Massillon paie les frais de la réparation qu'ils réclament pour Bossuet, comme Corneille paie les frais de celle qu'ils accordent à Racine.
Pourtant il aurait fallu prendre garde à n'être pas plus sévère pour Massillon que ceux à qui on le comparait. Ce n'est pas en effet le XVIIIe siècle seul qui l'a loué ; on connaît le mot de Bourdaloue lui appliquant les paroles de saint Jean-Baptiste sur Jésus-Christ; le secrétaire de Bossuet nous apprend d'un autre côté que Bossuet, un jour qu'il avait entendu un sermon de Massillon, s'en déclarait très content. Ne soyons pas plus difficiles que ces deux juges. Concédons qu'après leur mort, quand l'esprit public a changé, il lui a fait des concessions que peut-être Bossuet et Bourdaloue auraient refusées; accordons
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même que certains indices le montrent par avance assez disposé à ces concessions ; mais ne taxons pas trop légèrement de rhéteur un homme qui, avant de satisfaire Voltaire, avait satisfait les plus compétents des appréciateurs.
Ses réels défauts. — Ceci dit, nous ne ferons aucune difficulté de reconnaître les défauts de Massillon.
Si l'on excepte quelques sermons de jeunesse prononcés en province, il ne tombe jamais dans le mauvais goût ni dans le bel esprit, mais il manque d'une science solide. Sans doute il a appris de tout et même enseigné de tout; il a donc étudié comme un autre la philosophie et la théologie, mais il ne les possède pas à fond, il n'en est pas pénétré, et par suite il en applique quelquefois mal la méthode. Une des erreurs pédagogiques les plus dangereuses de notre temps consiste à croire qu'une étude rapide d'une science suffit pour en saisir la méthode, alors que c'est précisément l'initiation à la méthode qui demande de longues années et une courageuse recherche des vérités de détail. Massillon n'a pas été victime des programmes de son temps, mais son esprit trop peu solide ne s'est pas suffisamment imbu des démonstrations de ses maîtres. Aussi lui arrive-t-il de prendre des affirmations pour des preuves. Il est probable que durant toute sa vie l'impatience de son zèle le portait trop tôt vers les applications oratoires de doctrines qu'il ne se donnait pas le temps d'approfondir 1. Les théologiens nous préviennent que sa théologie n'est pas exacte : cela ne signifie pas que si saint Pierre lui eùt fait subir l'examen auquel dans la Divine Comédie il soumet Dante, les réponses auraient été défectueuses. Mais, dès qu'il entreprend la lutte contre nos passions, sa charité brouille ses principes, bien inférieur par là non seulement à Bossuet, mais à Bourdaloue qui sans doute se hâte de tout ramener à la morale, mais qui est presque aussi profondément imbu que l'évêque de Meaux de théologie, et qui se délecte aux commentaires ingénieux ou pénétrants qu'il rencontre dans les Pères et les Docteurs, sauf à n'y rien ajouter.
L'insuffisance de science est suppléée chez certains hommes
1. Massillon ne péchait en aucune manière par impatience de se produire; mais il ne comprenait pas assez la nécessité d'approfondir le dogme avant de se jeter dans la parénétique.
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par la vigueur de leur esprit qui découvre à point nommé les principes dont ils ont besoin, chez d'autres par un bon sens infaillible qui les préserve de tout excès. La nature avait refusé à Massillon ces préservatifs. Aussi, tandis que Bourdaloue exige impitoyablement de nous tout ce que réclame la morale chrétienne, mais jamais plus ni jamais moins, Massillon exagère tantôt la sévérité, tantôt l'indulgence; c'est un conducteur qu'il ne faut pas suivre aveuglément parce qu'il marche un peu au hasard. On sait que, tantôt, renchérissant sur l'austérité de l'Evangile, il semblera réduire le crime du mauvais riche à sa richesse même, déclarer que dans les premiers temps la communauté de biens était de droit et que toutes les guerres sont injustes et ruineuses; tantôt, trop indulgent pour les préjugés, il accordera aux nobles un sang plus pur, des inclinations plus généreuses et il exagérera les inclinations qui nous portent à l'accomplissement de nos devoirs; ou bien sa morale manquera un peu de dignité parce qu'il la prêchera trop ouvertement au nom de l'intérêt, faisant par exemple observer que les libéralités envers l'Église conservent les noms des donateurs, promettant le bonheur à quiconque pratiquera la vertu.
Mais, qu'on veuille bien y réfléchir, ces fàcheuses conséquences de son insuffisante préparation ne se produisent que de loin en loin ; elles se marquent dans tel sermon par un développement peu solide, dans tel autre par un passage qu'il serait fâcheux de prendre au pied de la lettre. L'ensemble des sermons n'en est pas gâté. Ce ne sont plus là de ces défauts qui d'un bout à l'autre d'une œuvre nuisent à l'effet des qualités de l'auteur. A certains endroits, l'auditeur judicieux fait tout bas quelques réserves, mais immédiatement après il se réconcilie avec le prédicateur, tout en regrettant d'avoir quelquefois raison contre lui.
Une conséquence plus fréquente de l'insuffisance de science chez Massillon est que sa prédication n'est pas aussi variée qu'il le faudrait. Il tombe parfois dans la monotonie parce qu'il nous présente souvent toute une suite de peintures du cœur qu'il devrait interrompre plus fréquemment par des expositions de principes et par des discussions. L'on voudrait aussi que plusieurs de ses discours fussent plus substantiels : les différentes
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parties de quelques-uns de ses sermons rentrent, non plus en apparence comme chez Bourdaloue, mais en réalité, les unes dans les autres; ainsi la bizarrerie des Grands, qui forme le troisième point du quatrième sermon du Petit Carême, se rattache, comme l'ennui qui en forme le deuxième point, à la satiété décrite dans le premier. Il supplée trop souvent à la richesse des pensées par la paraphrase, ou plutôt, en Provençal qu'il est, il croit approfondir les idées qu'il retourne; les expressions nobles, les grands mots, les périodes harmonieuses le fascinent. Enfin sa diction n'est pas affectée, mais elle pèche par un excès de perfection dans l'agencement des phrases, dans l'excessive justesse des oppositions, dans l'emploi d'adjectifs moins utiles pour le sens que pour l'harmonie.
Qualités solides de Massillon. Ses grands succès oratoires. — Mais ces défauts plus essentiels ne se découvrent guère qu'à la lecture; l'auditeur était plutôt frappé de l'ampleur et de la noblesse d'une éloquence qui paraissait admirablement convenir à l'importance des idées qu'elle expose. Passons donc outre, et examinons la manière dont Massillon comprend le discours sacré. Il s'en fait, je me hâte de le dire, une idée incomplète, puisqu'il cherche presque exclusivement à toucher.
Mais cette idée, qui n'est pas plus incomplète que celle de Bourdaloue, est tout aussi légitime. Les émotions, dit Bourda- loue, se dissipent promptement. Mais les enseignements que donne un discours d'une heure ne s'effacent-ils pas aussi vite?
L'homme léger qui oublie jusqu'aux leçons du malheur se rappellera-t-il plus longtemps les déductions logiques que les pathétiques exhortations? Il échappe même à ceux qui tentent de le prendre par toutes ses facultés; et, quant à disputer pour savoir s'il vaut mieux l'attaquer par la raison ou par la sensibilité, c'est disputer pour savoir de quel pied il vaut mieux attacher un captif. Encore la méthode de Massillon a-t-elle l'avantage de ne pas exiger des auditeurs une foi profonde qui est rare, une application d'esprit qui ne s'est guère rencontrée qu'au siècle de Bourdaloue. Toute la question se ramène donc à savoir si Massillon réussit à produire l'émotion qu'il veut exciter.
Or comment le nier? N'eût-il prononcé que le sermon sur le
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Petit nombre des élus, l'homme qui, non pas une fois et par un coup de surprise, mais toutes les fois qu'il a répété ce morceau, a fait tressaillir d'épouvante l'auditoire dont il partageait lui-même l'effroi, est bien un orateur et non pas un rhéteur, ou bien il faut reconnaître au rhéteur ce qui est précisément le signe de l'éloquence, la puissance de la parole. Réclamera-t-on pour le hasard l'honneur d'une si heureuse inspiration? Mais des sermons entiers de Massillon ne sont guère moins émouvants, par exemple le sermon sur la Mort, où il veut d'un bout à l'autre nous effrayer sur l'obstination avec laquelle nous écartons l'idée de notre heure dernière. Quelques endroits sont un peu arrangés en vue d'effets à produire, d'autres sentent un peu la chimère, mais la division du discours à elle seule est déjà éloquente; car signaler à l'homme la légèreté, la pusillanimité qui l'empêchent de songer à la mort, c'est lui faire sentir à la fois sa folie et sa lâcheté. Puis vient une touchante allusion aux malheurs qui ont frappé la famille royale, un retour mélancolique sur les premières années du règne, sur les générations disparues dont ses auditeurs tiennent pour un instant la place, une mordante réfutation de ceux qui craignent que la pensée de la mort ne nous jette dans des excès de dévotion, de vives adjurations à ces êtres d'un jour qui insultent en passant l'Éternel. Les remarques pénétrantes se mêlent aux mouvements oratoires et ne saisissent guère moins, par exemple quand Massillon fait observer que la pensée de la mort est une grâce que Dieu n'accorde pas à tous, ou que la disparition de ceux qui nous entourent ne fait qu'accroître notre attachement aux biens terrestres dont elle devrait nous désabuser.
Soyons équitables. Massillon a droit, comme Bossuet et Bourdaloue, au titre de médecin de l'âme; sans posséder une égale compétence, il n'a pas rendu moins de services. Bossuet, disions-nous, est un physiologiste, un anatomiste; Bourdaloue un praticien consommé; Massillon sera seulement, si l'on veut, un médecin sagement alarmiste, charitablement consolateur, pourvu qu'on lui reconnaisse le secret d'inspirer une inquiétude salutaire et de rasséréner. Une méthode qui réussit, comme un remède qui guérit, n'a jamais tort.
Massillon possède en effet toutes les qualités nécessaires pour
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toucher les cœurs; tout d'abord une onction qui pénètre, une tendresse à laquelle on ne résiste pas. Personne n'a tracé une plus séduisante image de la pureté : « Tout est délassement pour un cœur innocent. Les plaisirs doux et permis qu'offre la nature, fades et ennuyeux pour l'homme dissolu, conservent tout leur agrément pour l'homme de bien. Il n'y a même que les plaisirs innocents qui laissent une joie pure dans l'âme; tout ce qui la souille l'attriste et la noircit. Les saintes familiarités et les jeux chastes et pudiques d'Isaac et de Rebecca dans la cour du roi de Gérare suffisaient à ces âmes pures et fidèles. C'était un plaisir assez vif pour David de chanter sur la lyre les louanges du Seigneur ou de danser avec le reste de son peuple autour de l'arche sainte. Les festins d'hospitalité faisaient les fêtes les plus agréables des premiers patriarches, et la brebis la plus grasse suffisait pour les délices de ces tables innocentes. Il faut moins de joie au dehors à celui qui la porte déjà dans le cœur; elle se répand de là sur les objets les plus indifférents 1. »
Ensuite Massillon n'est pas moins courageux que tendre; ou plutôt son courage naît de sa bonté; il dit la vérité aux grands parce qu'il aime les petits. Tout en acceptant la hiérarchie sociale comme un ordre de Dieu et comme la consécration d'an- ciens services, il compatit non pas seulement à la misère, mais à la sujétion des humbles. C'est à eux qu'il pardonnerait de se consoler par l'orgueil et la bizarrerie d'humeur; répondre aux généreuses avances de leur affection lui parait le plus bel attribut de la royauté; mais il n'ira pas étaler devant eux une sympathie qui deviendrait par là séditieuse ; il ne la confie qu'à ceux qu'elle condamne, aux courtisans. C'est le courageux langage, l'admirable énergie de son Petit Carême 2, qui le fit aimer du XVIIIe siècle; car on s'abuse quand on s'imagine que les philosophes ne le goûtèrent que pour ses défauts ; parce qu'au-
1. Quatrième sermon du Petit Carême, deuxième point.
2. Voir notamment la 1re partie du troisième sermon où il gémit sur le peuple né pour traîner, s'il ose s'exprimer ainsi, comme de vils animaux le char de la grandeur et de l'indolence des grands. « Cette distance énorme que Dieu laisse entre lui et vous a-t-elle jamais été seulement l'objet de vos réflexions, loin de l'être de votre reconnaissance? Vous vous êtes trouvés, en naissant, en possession de tous ces avantages; et, sans remonter au souverain dispensateur des choses humaines, vous avez cru qu'ils vous étaient dus parce que vous en aviez toujours joui.
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jourd'hui c'est aux peuples et non plus aux rois qu'il faut rappeler leurs devoirs, il ne s'ensuit pas qu'il fût inutile ou aisé au temps de Massillon de faire entendre la vérité aux princes.
Massillon méritait donc l'estime et la reconnaissance quand il réclamait pour les peuples, sinon le droit de se gouverner euxmêmes, du moins celui d'être bien gouvernés. Personne n'a plus insisté que lui parmi les prédicateurs de son époque sur les vices des grands, et c'est par l'effet d'un caprice de la mode que de nos jours, quand on veut citer les esprits indépendants que le XVIIe siècle n'a pas éblouis, on cite toujours les noms de La Bruyère, de Saint-Simon, de Fénelon, et jamais le sien.
Pourtant dans leurs censures La Bruyère, Saint-Simon s'inspirent un peu de leurs mécomptes personnels en même temps que de leur incontestable probité, et quand Fénelon critique les défauts de son temps, on sent l'homme qui prépare le public aux spécifiques douteux par lesquels, s'il était le maître, il entreprendrait la guérison de la société. Au contraire aucun sentiment personnel n'anime Massillon qui n'en a pas moins eu l'honneur de passer pour janséniste et d'être à ce titre écarté après 1704 de la chapelle de Versailles par le roi même qu'il y avait fait réfléchir.
Enfin Massillon attache par le relief avec lequel il peint les faiblesses de l'humanité. Qui, par exemple, a mieux décrit la bizarrerie des hommes gàtés par la fortune qu'il ne le fait dans la page suivante? « Il faut les deviner (pour leur obéir comme ils veulent être obéis) et cependant ils sont une énigme inexplicable à eux-mêmes. On a beau s'attacher à les suivre, on les perd de vue à chaque instant. Ils changent de sentiers; on s'égare avec eux et on les manque encore. Ils se lassent des hommages qu'on leur rend et ils sont piqués de ceux qu'on leur refuse; les serviteurs les plus fidèles les importunent par leur sincérité et ne réussissent pas mieux à plaire par leur complaisance. Maîtres bizarres et incommodes, tout ce qui les environne porte le poids de leur caprice et de leur humeur, et ils ne peuvent le porter eux-mêmes. Ils ne semblent nés que pour leur malheur et pour le malheur de ceux qui les servent »
1. Petit Carême, 3° partie du quatrième sermon.
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Remarquons d'ailleurs que ce n'est point là un portrait satirique où la malignité clairvoyante s'amuse; car Massillon est bien plus touché des souffrances que des ridicules; il ne raille pas les hommes fantasques; il les plaint parce qu'ils souffrent, et les condamne parce qu'ils font souffrir.
L'esprit chrétien de Massillon. — Mais Massillon n'est pas seulement un honnête citoyen ou un élégant psychologue; c'est un véritable sermonnaire. A ceux qui l'accusent de ne parler qu'au nom de la morale, comme s'il rougissait du dogme, à ceux qui lui reprochent de peindre au lieu d'entraîner, on a déjà fort judicieusement répondu que cette double imputation convient tout au plus au Petit Carême, où il a dû tenir compte de nécessités particulières : devant un roi de huit ans, il fallait s'interdire toute métaphysique chrétienne; une cour qui ne cachait plus son incrédulité, ne pouvait plus être ramenée au dogme que par la peinture des désordres et des déceptions où tombent ceux qui le rejettent, et comme on ne pouvait se faire écouter d'une telle cour qu'en s'imposant à son bon goût, il fallait bien ne pas craindre de multiplier les attraits littéraires. On a aussi refait l'addition des passages qu'il emprunte dans le Petit Carême à l'Écriture, et montré qu'il la cite beaucoup plus souvent qu'on ne veut bien le dire. Nous pourrions insister ici et prouver que c'est juger ce Petit Carême d'une manière bien superficielle que de s'arrêter à la redondance de style qui le dépare, on ne le nie pas, pour un lecteur du XIXe siècle ; nous justifierions sans peine les contemporains de n'avoir été touchés que de la hardiesse de l'orateur, qui prenait les vices de la cour pour thème presque unique des enseignements qu'il mettait à la portée du jeune roi.
Mais il vaut mieux engager les personnes qui veulent apprécier sûrement Massillon à l'étudier d'abord dans son Grand Carême; car on ne fait équitablement la part des circonstances pour l'auteur du Petit Carême que si on l'a au préalable examiné dans les sermons composés pour des auditeurs qui acceptaient d'être traités en chrétiens. On verra qu'alors il s'attarde beaucoup moins dans les peintures morales, dans la paraphrase, que son style ne trahit pas la même préoccupation d'élégance et d'harmonie. Tout en accordant que jamais un sermon de Massillon
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n'égalera un sermon de Bossuet, je prétends que pas un sermon de Bourdaloue ne se rapproche autant de la manière de Bossuet que certains des sermons de Massillon tirés de son Grand Carême, par exemple les sermons sur l'Emploi du temps et sur la Samaritaine. Un bref résumé du premier point de ce dernier sermon suffira pour montrer la plénitude de pensée, le mouvement oratoire dont il est capable quand il est sûr de son auditoire. Il y réfute les prétextes que les gens du monde puisent dans les obligations de la vie mondaine pour se dérober aux devoirs de la religion. Après une énumération de ces devoirs qui est déjà une réfutation, car chacun d'eux se recommande par lui-même et ils peuvent tous se concilier avec les bienséances du monde, il fait remarquer que le christianisme admet bien certaines obligations uniquement relatives à l'état qu'on a volontairement choisi, mais qu'il en proclame d'autres dont personne n'est dispensé. Il cite les rois, les grandes dames qui se sont soumis aux règles que les mondains rejettent comme si, au temps des premiers chrétiens, les personnes mêmes qui faisaient partie de la maison de César n'avaient pas tenu à honneur de renier le monde; puis, dans un admirable morceau plein de verve ironique et d'irrésistible vigueur, il demande si c'est dans le cloître ou dans le monde que la prière, la retraite, le recours à Dieu sont plus nécessaires pour le salut; et il explique que les fondateurs d'ordres monastiques ne s'imposèrent des pratiques particulières que pour arriver plus sûrement à l'observation des préceptes auxquels les mondains se refusent : « Ils renoncèrent au lien sacré du mariage pour se faciliter la pudeur et la chasteté ordonnées à tous les fidèles; ils se soumirent aux lois d'un silence rigoureux pour éviter plus sûrement les discours de vanité, d'oisiveté, de malignité, de dissolution interdits au reste des chrétiens; ils renoncèrent réellement aux biens et aux espérances du monde pour en venir plus aisément à ce renoncement du cœur, à ce mépris de tout ce qui passe, commandé à chacun de nous dans l'Evangile. »
Enfin, à la pensée que, d'après les gens du monde, ce seraient les cénobites qui devraient acheter chèrement leur salut, il éclate en une apostrophe pour laquelle la qualification de sublime ne semblerait pas exagérée : « Quoi! Vous prétendez
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. VII
PORTRAIT DE BOURDALOUE GRAVÉ PAR C. SIMONNEAU D'APRÈS JOUVENET
Bibl. Nat., Cabinel des Estampes, N 2
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que des âmes retirées et innocentes qui portent le joug du Seigneur depuis une tendre jeunesse, qui élevées dans le secret de son tabernacle n'ont même jamais connu la corruption du monde, loin d'en avoir été infectées, et dont les fautes les plus criminelles seraient presque des vertus pour vous, vous prétendez que c'est leur partage de gémir toute leur vie sous la cendre et sous le cilice, de refuser tout à leur corps, de ne vivre que pour mourir chaque jour, tandis que vous dont les crimes ont pour ainsi dire prévenu les années, vous qui n'osez presque ouvrir les yeux sur les horreurs d'une vie passée dont les abîmes et les embarras vous font tant balancer sur une première démarche de changement, vous, dis-je, vous nous soutiendrez que vos obligations sont moins austères, que les jeux, les plaisirs, les spectacles, les profusions, les sensualités, les excès de la table vous sont moins interdits, que le ciel doit bien moins vous coûter qu'à ces âmes pures et innocentes, que les larmes, les prières, les veilles, les macérations sont leur affaire et non la vôtre, que c'est à elles à prier, a gémir, a se mortifier et à vous à vivre dans l'indolence et dans l'usage de tout ce qui flatte les sens? Grand Dieu! que les hommes rapprochés de la vérité paraîtront un jour injustes, insensés et téméraires! » Certes, pour la profondeur des vues et le relief de l'expression, Bossuet demeure supérieur, mais pour la plénitude et la solidité du fond, pour le mouvement et la chaleur, Massillon l'a plus d'une fois égalé.
Si donc il a relativement peu d'idées, il a du moins une âme de prêtre; il ressent vivement nos fautes et la folie qui nous livre à la colère de Dieu. Son indignation généreuse, sa tendre pitié s'exhalent de son cœur avec une abondance touchante. Il nous fait un portrait fidèle, effrayant, de notre état et nous en inspire l'horreur. Les plus graves esprits de son temps ne lui en demandaient pas davantage. Ils ne faisaient pas pour ainsi dire l'inventaire de son fonds d'esprit. Ils trouvaient qu'un prédicateur qui dégoûtait le grand roi de lui-même était bien assez riche de pensées. Bien plus : ses discours qui paraissent vides à la critique de notre temps leur semblaient presque trop pleins, puisque Mme de Maintenon sollicitait de lui un sermon écrit afin de méditer à loisir ces instructions qui contenaient
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une si prodigieuse quantité de choses à retenir que les unes font oublier les autres.
Candeur de Massillon. — On dit que Massillon est un moraliste profane et non un moraliste chrétien. La vérité est qu'il n'a pas étudié la morale chez les théologiens et que, s'il a évité leur sécheresse, il n'a pas non plus leur sûreté de décision. Mais c'est bien avec un cœur chrétien qu'il a observé le monde : le jugement qu'il porte sur notre agitation stérile, l'idée qu'il se fait de la félicité véritable ne sont pas d'un philosophe, mais d'un croyant qui place l'idéal terrestre dans la vie monastique. Il a beau soigner ses périodes; au fond il ne comprend et ne goûte que les vertus apostoliques. Il peint avec un charme insinuant le bonheur de la retraite, des occupations uniformes qui toutes se rapportent à Dieu et maintiennent la sérénité 1. Quoiqu'il peigne nos passions avec vérité, avec force, il ne paraît pas comprendre l'attrait qui nous conduit au péché; la vue de nos désordres lui cause, non pas seulement de la pitié ou de la colère, mais une sorte d'étonnement naïf; l'expérience du monde ne lui a rien ôté de sa candeur; on dirait qu'il a reçu toutes les confidences, surpris tous les secrets, vu toutes les chutes, sans éprouver une seule tentation. Il ne saisit même pas bien les nécessités de la vie civile; la guerre n'est pour lui qu'un objet d'horreur. Sauf l'art de bien dire, il ne comprend pleinement que ce qui se rapporte au salut. Encore l'art de bien dire, même quand il sacrifie un peu trop à l'élégance, ne lui plaît-il guère que comme auxiliaire de la religion. Ce prédicateur si universellement apprécié de son temps, dont les sermons faisaient monter à quinze sous le prix des chaises dans les églises les jours où il prêchait, aurait préféré le rigide monastère de Septfonts aux chaires de la capitale; et, dès qu'il fut nommé évêque de Clermont, il s'enferma dans son diocèse, sans plus chercher à remporter dans Paris ou dans Versailles les triomphes dont une pratique de près de vingt années aurait fait contracter à un autre le besoin. Sans doute Bossuet a souffert aussi que longtemps avant sa mort les chaires de Paris ne connussent plus sa voix; mais il lui était plus facile de se
L Voir la deuxième partie du sermon sur l'Emploi du temps.
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résigner à ce silence, parce que, comme docteur de l'Église, il continuait à occuper les esprits ; au contraire, Massillon n'avait pas d'autre moyen d'attirer l'attention que son talent oratoire.
Il ne s'en est pas moins tu volontairement. Il a passé les vingtdeux dernières années de sa vie dans l'obscur accomplissement des fonctions épiscopales, charitable, non pas seulement pour les pauvres, mais pour les personnes qui ne pensaient pas comme lui, jusqu'au jour où il mourut, suivant le mot célèbre de D'Alembert, « comme un évêque doit mourir, sans argent et sans dettes ».
V. — Théories de Fénelon sur la prédication.
Nous n'avons point à examiner ici le talent oratoire de Fénelon. Bornons-nous à quelques mots sur certaines théories -qu'il mêle dans ses Dialogues sur l'éloquence et dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie à une spirituelle critique des mauvais orateurs. Il a cru en thèse générale que pour être éloquent il suffit à un homme bien doué de posséder à fond les matières dont il fait profession de parler, sans qu'il doive s'astreindre à préparer la plupart de ses discours. C'est une des chimères qui chez lui se mêlaient à un bon sens exquis.
Écoutez-le parler de Démosthène : jamais personne n'a mieux senti son génie et jamais personne n'en a donné une définition plus fausse : à l'entendre, chacune des Philippiques serait une improvisation. En vain Plutarque lui affirme que Démosthène n'improvisait qu'à son corps défendant, en vain tout chez Démosthène est profondément calculé; pour Fénelon, le grand patriote avait constamment à sa disposition les cinq parties de l'art oratoire : « Il pense et la parole suit ». Cette erreur nous met en défiance contre la manière dont il concevait la prédication. En condamnant la préparation écrite, il se met en désaccord avec Bossuet aussi bien qu'avec Cicéron. Il fait remarquer que les grands hommes qui écrivaient d'un bout à l'autre leurs discours ne se condamnaient pas à les répéter par cœur. Fort bien. Mais que prouve la peine qu'ils avaient prise de les écrire, quand.
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surtout ils ne voulaient pas les publier, sinon qu'ils reconnaissaient que cet exercice donnait plus de justesse à leurs raisonnements, plus de force à leurs expressions? On peut appliquer aux qualités oratoires ce que Boileau dit de la rime : on les possède d'autant mieux qu'on s'est plus évertué à les acquérir.
Il faut cependant tenir compte à Fénelon d'une généreuse pensée. On voit par ses Dialogues sur l'éloquence qu'à son avis les prédicateurs de talent ne se proportionnaient pas assez au peuple. A une époque où l'on ne flattait pas encore la foule, c'est une belle réplique que cette vive réponse à un interlocuteur dédaigneux qui ne voulait pas que les sermonnaires se réglassent sur les besoins du peuple grossier : « Eh bien, le peuple, n'est-ce pas lui qu'il faut instruire? » Il reprochait aux orateurs sacrés de supposer tous leurs auditeurs suffisamment instruits des dogmes, de l'histoire de la religion, comme si le petit catéchisme sec appris par cœur dans l'enfance pouvait suffire à l'intelligence des cérémonies religieuses, et comme si, pour la foule naïve et croyante, un commentaire littéral de l'Écriture n'était pas une leçon de morale plus efficace que les peintures morales les plus achevées. C'était une idée hardie et juste que son conseil de restaurer l'ancienne homélie. Outre que, comme il le disait, les hommes instruits mêmes eussent beaucoup appris dans ces enseignements familiers, le véritable moyen d'entretenir la foi de la foule n'est pas tant de l'obliger à suivre une argumentation qui la fatigue que de lui exposer les événements miraculeux sur lesquels le dogme se fonde et qu'elle ne se lasse pas d'entendre raconter. Les classes inférieures conservaient alors une fraîcheur d'imagination et de cœur qui surprend dans un siècle où la cour était si raffinée ; le récit de la Passion ne les touchait guère moins qu'il ne touchait les hommes du moyen âge; Fénelon eût voulu qu'on profitât de ces dispositions favorables.
Mais il aurait également souhaité qu'on expliquât à la foule le détail de l'Ancien et du Nouveau Testament, qu'on la familiarisât avec des termes que les orateurs sacrés emploient inconsidérément devant elle sans prendre garde qu'elle n'en a pas la clef; elle eût dès lors mieux compris les prédicateurs, et, fière de les comprendre, elle eût senti redoubler sa croyance; car il y a au fond de chacun de nous un penchant à croire à la réalité
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de toutes les notions distinctes et coordonnées que nous possédons. Enfin il aurait voulu qu'on réservât la fonction de curé à des hommes doués de facilité pour la parole et qu'on réservât d'autre part en général la prédication à ces pasteurs mieux instruits qu'un prédicateur ambulant des besoins moraux de leurs auditeurs, mieux connus d'eux et par suite plus sûrs d'ob- tenir tout le crédit qu'ils pouvaient mériter; il eût voulu qu'on les recrutât, s'il était nécessaire, parmi les Religieux désignés par leurs talents. On voit qu'une judicieuse charité dictait ces remarques et qu'il eùt peut-être été bon que Fénelon les publiât de son temps. Qui sait même si ces prédications courtes, simples, familières qu'il ne trouvait au-dessous d'aucun talent, n'auraient pas tempéré le goût excessif de la société polie pour une noblesse un peu froide d'expression, d'autant qu'il aurait souhaité que certains prédicateurs expliquassent l'Écriture dans le style de l'Écriture même? Il eût été piquant de voir le clergé affranchir, enhardir sans s'en douter le goût public. Il ne faut pas répondre qu'il n'y aurait pas plus réussi que Racine, dont l'Athalie manqua son effet sur les contemporains. Jamais grand poète n'a eu à cette époque l'autorité du clergé. Si une partie des sermonnaires avait aidé Bossuet à faire goûter le langage de la Bible qui surprenait, nous l'avons dit, dans sa bouche, parce qu'il le parlait tout seul, le public se serait rendu. La preuve en est dans la facilité avec laquelle la société polie acceptait le lan- gage des théologiens, si bizarre qu'il fût. Y a-t-il dans la Bible beaucoup d'expressions plus étranges que celle-ci : évacuer la croix de Jésus-Christ? et pourtant cette expression ne choquait personne. Fénelon a probablement tenté ces expériences, mais dans des sermons improvisés dont on ne possède rien.
VI. — Effets de la prédication au XVIIe siècle.
Il reste à se demander quel fruit la France a recueilli de tant de prédications avidement écoutées.
Le doute n'est pas possible : la prédication a puissamment contribué à la réforme des mœurs. Si les comédies mêmes de
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Molière, qui ont cependant pour objet les vices du temps, nous montrent souvent autour d'un personnage ridicule, qui n'est pas toujours au fond un méchant homme, tout un groupe de personnes honnêtes et sensées, c'est en partie au zèle des sermonnaires qu'on doit cette sagesse générale; c'est encore en partie a eux que l'on doit l'immense avantage que possède la France de pouvoir mettre entre les mains de tout le monde la presque totalité des chefs-d'œuvre qu'elle a produits durant son plus grand siècle. Ils n'ont pas très fréquemment dénoncé l'indécence des auteurs, parce que la littérature n'était pas à leur époque l'entretien de tous les instants; mais la force avec laquelle ils tonnaient quotidiennement contre tout ce qui corrompt l'àme a certainement fait beaucoup pour amener les gens de lettres à surveiller leur plume. Cent ans plus tôt, de charmants poètes, de graves penseurs ne savaient pas se défendre de l'obscénité; jusque vers 1650, la gravelure, au moins dans certains genres, passait pour un indispensable assaisonnement; un temps est enfin venu où l'homme même qui s'oubliait jusqu'à écrire des contes licencieux sut écrire le chef-d'œuvre qui amuse l'enfant avant de charmer l'homme fait, où l'immortel élève de Plaute, d'Aristophane, des farces italiennes composa nombre de pièces où, sans bannir absolument les gaillardises, il surpasse même par la décence le répertoire comique de toutes les nations. Est-ce uniquement à l'Hôtel de Rambouillet qu'il faut attribuer cette retenue inespérée? Je ne le crois pas quand je vois les libertés que Voiture se permet à l'occasion et quand je remarque que les grandes dames, vingt ans après, riaient encore, à certains jours, assez hardiment. L'influence indirecte des prédicateurs a plus contribué que l'influence directe de la société polie à épurer le langage : leurs anathèmes n'ont pas fait grand mal à Molière, et sans eux Molière eût abondé davantage dans le sens de Rabelais.
Mais leur zèle ne pouvait-il pas être encore plus hardi? Ils furent témoins de singuliers scandales : ils virent, pour tout dire en peu de mots, l'adultère étalé sous les yeux de la cour et les maîtresses du roi mieux logées à Versailles que la reine de France. Quelle conduite ont-ils tenue en face de cette tranquille paix goûtée dans le crime? Une conduite fort courageuse en un
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sens, insuffisamment digne en un autre. Ils ont, dans le secret de leurs rapports personnels avec le roi, parlé comme il convenait à leur ministère; à plusieurs reprises, sous forme d'allusions, ils ont donné à Louis XIV des leçons sévères. Mais ne détruisaient-ils pas l'effet de leurs réprimandes quand ils s'associaient à la même heure au concert de louanges qui enivrait le maître? Car l'austère Bourdaloue n'a rien à envier à l'enthousiaste Bossuet, puisqu'il s'émerveillait que Condé n'eût pas ressenti une envié secrète pour le génie militaire de Louis XIV.
Que sert d'avertir un roi dans tout l'éclat de la jeunesse et de la gloire, si vous lui dites aussitôt après qu'il éclipse tous les rois de l'antiquité et des temps modernes, que les hommes de génie ne sont entre ses mains que des instruments dont il pourrait se passer et que Dieu l'a donné à la terre pour être le miracle de la création? Où est l'homme qui, en entendant les bouches les plus éloquentes, comme les plus austères, de son royaume qualifier son règne de prodigieux, n'eût pas considéré ses fautes comme des peccadilles qu'on ne lui reprochait que par manière d'acquit? Les louanges hyperboliques données par les prédicateurs à Louis XIV ont plus compromis la religion que leurs censures à son adresse ne l'ont honorée; il est probable qu'elles contribuèrent puissamment à débarrasser Louis XV de ses scrupules, et il est certain qu'elles fournirent au xvme siècle et au XIXe un de leurs griefs les plus efficaces contre le catholicisme. Non, quand on songe à la puissance qu'au temps de Louis XIV le clergé puisait dans la foi profonde des contemporains, dans sa richesse, dans son nombre, dans le nombre des hommes supérieurs qu'il donnait à la France, on ne peut nier que nos orateurs sacrés méconnurent alors leur force et ne s'en servirent pas dans la mesure que réclamait leur devoir.
Quoi donc! Fallait-il provoquer une nouvelle Ligue, appeler les peuples à la révolte, ou du moins excommunier le roi ?
Nullement. Il eût suffi, sinon pour amener sans délai Louis XIV à résipiscence, du moins pour éviter à l'Église toute compromission, que les prédicateurs les plus fameux des années où le roi s'affichait ne parussent pas dans la Chapelle royale. En soi, nous l'avons dit à propos de Mascaron, le désir de s'y produire était légitime, mais à la condition que le prédicateur n'y fût pas
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exposé à recevoir le compliment d'une La Vallière ou d'une Montespan. Mass'illon est hors de cause, puisqu'il n'y vint que quand la décence avait repris ses droits. Mais qu'on se figure Bossuet et Bourdaloue, ces deux orateurs qui font courir tout Paris, que le peuple et les beaux esprits vénèrent également, dont tout Versailles s'entretient et que le roi désire apprécier à son tour, déclinant paisiblement l'honneur de prêcher devant lui et continuant à faire entendre à la foule, qui se presse devant eux plus nombreuse encore par cela même, une voix dont l'écho seul parvient jusqu'au monarque! Un simple refus respectueusement présenté et sans commentaire, mais s'expliquant de lui-même, eût produit plus d'effet que les plus courageuses allusions qu'ils ont hasardées. Leur silence eût été la leçon des rois et des peuples; et qui eût osé le traiter de séditieux?
Qui eût pu les traîner de force dans une chaire où ils n'auraient pas voulu monter? Louis XIV n'était pas tout-puissant à la mode de Néron; son omnipotence n'était pas fondée sur la corruption et sur la lâcheté de ses sujets, mais sur leur foi.
Le clergé et la nation ne l'appuyaient dans ses démêlés avec les papes que parce qu'il ne dépassait pas la mesure de la demiindépendance que la France avait toujours réclamée à l'égard de la cour de Rome. Le jour où les deux plus éloquents interprètes de la religion auraient fait sentir que leur place n'était pas auprès d'un roi publiquement adultère, Louis XIV, qui aimait beaucoup plus son trône que ses maîtresses, aurait interprété à son usage le mot de son aïeul: « Paris vaut bien une messe ». A tout le moins, les deux grands orateurs n'auraient pas encouru le reproche d'avoir bon gré mal gré légitimé ces scandales.
On nous dira qu'ils ont subi la fascination que le roi exerçait sur tous ses contemporains. Soit! mais il leur appartenait plus qu'à tout autre de se défendre contre cette fascination. Ils prêchent une religion qui a enseigné au monde la distance infinie qui sépare la créature du Créateur; ces vérités qu'ils annoncent, ils en sont profondément convaincus; leur cœur est aussi désintéressé que leur vie est pure ; et, parce que le roi sous lequel ils vivent se trouve être un homme supérieur qui sait à la fois garder de bons serviteurs et leur imposer, mais
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qui n'est même pas après tout un de ces génies extraordinaires qui, au moins pendant un temps, semblent tirer toute leur force d'eux-mêmes, ils font de lui un demi-Dieu ! Qu'auraient-ils donc fait s'ils avaient vécu sous un Alexandre, un César, un Napoléon Ier? Et comment les faiblesses patentes et provocantes de l'idole ne les ramenaient-elles pas à la réalité et à leur devoir?
Sans doute ils se laissèrent abuser par un excès d'humilité chrétienne, par un amour mal entendu de la France; ils se dirent que tant que Dieu laisse aux rois la couronne dont il leur demandera un jour un terrible compte, le devoir de tout chrétien, de tout patriote est de travailler à rehausser leur gloire. Il est impossible toutefois de no pas penser qu'une autre considération, imposée sans doute également par la piété et par le patriotisme, mais par un patriotisme, une piété sectaires. les a livrés sans défense à l'enthousiasme irréfléchi de leurs contemporains. Ils ont en effet cédé aussi, sans se l'avouer, au désir malencontreux de ménager à leur Église l'appui de la royauté contre tous les dissidents, calvinistes, jansénistes, quiétistes, incrédules. Ils se souvenaient que le clergé catholique avait voulu, au siècle précédent, commander aux rois: ils se crurent sages et modérés en travaillant, puisque Louis XIV se prêtait à leurs desseins, à commander sous le roi et de par le roi. Ici encore ils manquèrent de clairvoyance et de hardiesse; ici encore ils ne comprirent pas leur force : ils ne comprirent pas combien la foi catholique était profondément enracinée en France de leur temps et combien par suite elle pouvait se passer de l'appui du gouvernement; ils ne virent pas que le calvinisme, mal fait pour le génie de la France, n'avait du ses progrès chez nous, au XVIe siècle, qu'à des désordres ecclésiastiques que cinquante ans d'efforts avaient notablement corrigés, que tout l'attrait du jansénisme consistait dans l'aversion qu'ils ressentaient eux aussi pour la morale relâchée, que le quiétisme répugnait au bon sens de notre nation, et que le vrai moyen de combattre l'incrédulité était de ne jamais prêter le flanc au reproche de flatterie, de ne jamais accepter des alliances fâcheuses. Ils ne se dirent pas que la persécution seule avait mérité au docte et courageux Arnauld le nom de grand et qu'il
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importait à leur Église que le public pût tour à tour écouter un Bossuet et un Saurin, un Claude et un Bourdaloue. Profondément dévoués à la religion et au roi, ils ne devinèrent pourtant pas que les louanges qu'ils prodiguaient préjudiciaient, dans le présent au roi dont elles endormaient la conscience, et dans l'avenir à la religion que l'on taxerait de connivence avec les puissants.
Cette imprévoyance, au surplus, ne surprend pas trop dans un siècle qui étudiait plus volontiers le fond éternel de l'humanité que les changements successifs que le temps apporte dans l'esprit des hommes. Surtout elle ne doit pas faire oublier la gloire qu'ils ont répandue sur la France et les services qu'ils ont rendus à leur génération. Les mauvaises causes qu'ils ont ingénument servies, le pouvoir absolu, l'intolérance, sont vaincues pour longtemps ; la partie dangereuse de leur doctrine est donc aujourd'hui inoffensive. Au contraire, toute la partie excellente, même à laisser de côté la théologie, demeure pleine d'efficacité. Ils nous offrent, comme à leurs contemporains, les trésors de leur expérience, et notre siècle ferait bien de leur demander quelques leçons d'une science dont il se pique, la psychologie. Ils nous enseigneraient d'abord à ne pas regarder l'âme humaine à la loupe, à ne pas nous arrêter aux curiosités, mais à l'essentiel. Ils nous apprendraient aussi à traiter gravement, c'est-à-dire sans fausse simplicité comme sans coquetterie, une science qui touche aux intérêts fondamentaux de l'humanité. Ils nous rappelleraient enfin, par leurs qualités ou par leurs défauts, que le talent oratoire est un des moyens d'action les plus puissants qui existent, que l'éloquence ne consiste pas simplement, comme on se l'imagine trop souvent aujourd'hui, dans l'art de s'exprimer avec aisance et clarté, et que, puisque l'action tient dans la vie même des particuliers une bien plus grande place que la littérature, une pédagogie judicieuse ne doit pas tendre à proscrire les exercices de rhétorique au profit des dissertations littéraires. Enfin, à supposer que notre orgueil se refusât à rien apprendre d'eux, nous retirerions du moins de leur commerce le profit qu'on trouve dans toute lecture qui fait penser.
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BIBLIOGRAPHIE
Sur l'éloquence de la chaire au XVIIe siècle, consulter : La Bruyère, Les Caractères (chap. de la Chaire). — Fénelon, Dialogues sur l'éloquence: Lettre sur les occupations de l'Académie. — Jacquinet, Des prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet, Paris, 1863. — L'abbé A. Hurel, Les orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, Paris, 1872.
FLÉCHIER : Œuvres complètes, Nimes, 1782, 10 vol. in-8; Paris, 1825-1828.
Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne, édit. Cheruel, Paris, 1856. L'abbé A. Fabre, La correspondance de Fléchier avec Mme Deshoulières et sa fille, Paris, 1871; La jeunesse de Fléchier, 1882, 2 vol.; Fléchier orateur, 28 édit., 1886.
MASCARON : La ire édition de ses Oraisons funèbres est de Paris, 1704, in-12. Sur ses sermons, voir Lehanneur, Mascaron d'après des documents inédits, Paris, 1878.
BOURDALOUE : La LRO édition de ses Œuvres est de 1707-1734, 16 vol. in-8; parmi les autres, voir celles de Paris, Méquignon, 1822-1826, 17 vol. in-8, et de Paris, 1833-1834, 3 vol. in-8. Sa Rhétorique a été publiée par M. Profillet en 1864. — A. Fougère, Bourdaloue, sa prédication et son temps, 2e édit., Paris, 1874. — F. Belin, La société française au XVIIe siècle d'après les sermons de Bourdaloue, Paris, 1875.
MASSILLON : La 1re édition de ses Œuvres complètes a été donnée par son neveu en 1745-1748; une édition récente est due à M. l'abbé Blampignon (Paris, 1865-1868 et 1886, 4 vol. in-8), qui a consacré à son auteur les travaux suivants : Massillon, d'après des documents inédits, Paris, 1879; L'épiscopat de Massillon d'après des documents inédits; suivi de sa correspon- dance, Paris, in-12, 1884. — Brunetière, L'éloquence de Massillon, dans Nouvelles Études critiques, Paris, 1882. — Ingold, L'Oratoire et le jansé- nisme au temps de Massillon, 1880.
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CHAPITRE VII
LES MORALISTES LA ROCHEFOUCAULD ET LA BRUYÈRE'
I. — Le milieu moraliste.
Le goût du XVIIe siècle pour la psychologie morale.
Causes historiques. — La tendance moraliste est très évidemment l'un des caractères distinctifs, pour ne pas dire le plus spécialement distinctif, de l'esprit français au XVIIe siècle.
Et les causes historiques de cette tendance sont trop connues pour qu'il y ait ici autre chose à faire qu'à les rappeler.
D'abord, la réaction entreprise dès le commencement du siècle par un grand nombre d'hommes éminents contre le matérialisme ou l'indifférence morale et religieuse que les misères et les scandales de quarante ans de guerres et d'anarchie civiles et religieuses avaient amenés. — Les efforts, intelligents, ardents et souvent concertés d'ailleurs, de la génération de saint François de Sales, de Du Vair, de Bérulle, de Saint-Cyran aboutirent assez promptement à une renaissance catholique, activée du reste par la féconde et bienfaisante émulation du protestantisme français, dont, à ce moment, la vie morale était si forte et les représentants si éminents. Cette renaissance religieuse, réveil du mysticisme et du rigorisme catholique, remet en hon-
1. Par M. Alfred Rébelliau, docteur ès lettres, bibliothécaire à l'Institut.
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neur dans le public le goût des spéculations délicates et élevées, donne aux esprits un tour spiritualiste, propage un certain état d'âme métaphysique.
En second lieu, le même effet résulte du rapide développement, à Paris surtout, mais aussi en province, d'une « société polie » 1 qui se pique de rejeter la grossièreté du siècle précédent, qui se complaît à porter dans ses plaisirs, même les plus frivoles, de l'élégance et de l'esprit, en ses galanteries2 une décence au moins extérieure et tous les raffinements de la « prière muette » dont parle Montesquieu ; qui s'éprend enfin de la conversation, des « entretiens », des « cercles » comme du plus piquant des divertissements. Comment cet épanouissement de la vie mondaine, dans un grand nombre de salons aristocratiques ou bourgeois, — rivaux d'élégance et hospitaliers aux gens de lettres et aux magistrats tout autant qu'aux gentilshommes, — emportait un réel progrès de la réflexion, un sens plus affiné des choses morales, une sorte de culture philosophique, sinon « livresque », au moins expérimentale; c'est ce qu'exprime très bien, quoique avec un peu de solennité mystérieuse, un des docteurs de cette société polie, le fameux chevalier de Méré 3, quand il définit « l'honnête homme ». L'honnête homme, c'est l'homme qui n'est point « avare ni ambitieux, qui ne s'empresse pas pour gouverner et pour tenir la première place auprès des rois », mais dont l'unique visée est de « mériter l'estime » et l'amour du monde. Pour cela, il doit
1. Voir, outre le Dictionnaire des Précieuses de Somaize (éd. Livct), l'ouvrage, pourtant bien incomplet, mais intelligent, de Rœderer, Mémoire pour servir à l'histoire de la société polie en France, P., 1835; — Victor Cousin, La société française au XVlle siècle d'après le GRAND CYRUS ; — Baudrillart, Histoire du luxe, t. IV; — Ch. Giraud, introduction à l'édition des Œuvres mêlées de Saint- Evremond, P., 1865, t. I; — Ch. Livet, Précieux et précieuses (spécialement le chap. sur l'hôtel de Rambouillet), etc.; — ci-dessus, tome IV, p. 82-134; — les histoires de Fléchier, par les abbés Delacroix et Fabre.
Dates approximatives de la période d'éclat des salons principaux du temps : — Hôtel de Rambouillet (1610-1652); hôtel de Condé (1620-1650); hôtels de Nevers, de Créqui, salon de Conrart (1629-1634); salon de Mlle de Scudéry (1652-1700); salon de hi-, de Sablé (1659-1678); salons de Mue de Montpensier, de Mme de Maure, dans les premiers temps après la Fronde; de Mme Cornuel, dont les mots les plus connus sont de l'époque de la Fronde, et qui ne meurt qu'en 1694.
2. Rappelons ici l'influence de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, les romans de Camus, les théories de l'amour platonique et de l'amour « d'âme à âme », par exemple l'attachement (le mot, appliqué aux choses du cœur, est précisément du XVIIe siècle) de Louis XIII pour Mme de Hautefort.
3. Sur lui, voir Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. III.
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« exceller sur tout ce qui regarde les agréments et les bienséances de la vie » ; à quoi ce n'est pas seulement la nature qui le servira, mais l'art, mais la science, une science qui enseigneles moyens de « se communiquer d'une manière honnête et raisonnable 1 », une science fondée sur l'observation tant de la nature humaine en général que des caractères individuels, y compris le sien propre. S'accommoder à autrui suppose qu'on a bien observé et soi-même et les autres. L'étude psychologiqueest, pour l'apprenti honnête homme, l'étude fondamentale et perpétuelle 2.
Le « portrait » dans les salons du XVIIe siècle. —
Du reste, cette curiosité exploratrice de la nature humaine offre une jouissance dont la saveur nous apparaît de plus en plus goûtée, à mesure que le XVIIe siècle avance, par des esprits qui vont en s'épurant. A quel point elle le fut, à une certaine dater, on s'en peut convaincre par cette manie, qui fit fureur entre 1650 et 1660 environ3, des portraits, où l'on décrivait abondam-
1. Voir, dans ses Œuvres (t. I), les discours de l'Esprit, de la Conversation, des Agréments, de la Justesse; les Conversations avec le maréchal de Clérembault, passim; — et, dans ses Œuvres posthumes, le Discours I, de la Vraiehonnêteté.
2. Je ne place pas le cartésianisme, malgré le caractère si nettement idéaliste de sa philosophie, parmi les causes de ce mouvement moraliste, en.
raison de la date où il se produisit (Discours de la méthode, 1637), et surtout de celle où il commença d'agir avec efficacité. (Cf. Brunetière, Jansénistes el Cartésiens, dans le tome IV des Éludes critiques sur l'histoire de la littérature française.)
~2. Fut-ce à Mlle de Scudéry, comme Tallemant des Réaux l'affirme en 1658- Histor., t. VIII, édit. Monmerqué et Paris, p. 59), et comme tous les historiens modernes l'admettent, qu'il faut faire remonter cette « sotte manie »? Et la société précieuse n'eût-elle pas inventé cela sans le Cyrus et la Clélie? J'ai peine à croire qu'à l'hôtel de Rambouillet, déjà, l'esprit sérieux de Catherine de Vivonne ne s'en serait pas avisé; et qu'aussi dans ce salon de Mme Cornuel, la dame accorte et fine, Où gens de bien passent par l'étamine, les portraits ne fussent pas en honneur avant Sapho.
On a prétendu de plus que cette mode trouva des encouragements dans lesexemples de la nation voisine qui, depuis un siècle et demi, servait au goût français de modèle. « Il paraît vraisemblable, dit M. de Boislisle (Ann.-Bulletin de la Soc. de l'Hist. de France, t. XXXIII, 1896), que la grande vogue dont jouirent, au XVIIe siècle, les exercices d'esprit multipliés sous le titre de portraits et decaractères vint de ce que beaucoup de gens lettrés eurent alors connaissance des fameuses Relazioni vénitiennes, où chacun des ambassadeurs de la Sérénissisme République s'appliquait à dépeindre et à décrire les personnages les plus importants de la cour auprès de laquelle il venait de passer ses trois ans réglementaires. » « Mais, ajoute avec raison M. de Boislisle, notre diplomatie n'avait-elle pas la même habitude au moins depuis le XVIe siècle? » Voir, dans le même opuscule, les renseignements réunis par le savant commentateur de Saint-Simon sur les portraits dans les documents diplomatiques, dans les.
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ment, au physique et au moral, tantôt ses amis, tantôt soimême, et qui circulaient manuscrits à travers les salons. Ces portraits n'ont sans doute pas, la plupart du temps, plus de sérieux qu'un petit jeu d'oisifs qui cherchent à s'amuser ensemble quand ils ont épuisé les énigmes, les bouts-rimés et les madrigaux, jeu où la vanité personnelle trouve tout particulièrement son compte. Et assurément il y a bien de la puérilité dans le plus grand nombre des pièces de ce genre qui nous sont parvenues, soit dans la Galerie de Mlle de Montpensier, soit autrement; mais du moins faut-il reconnaître qu'ils indiquent chez les mondains et les mondaines, auteurs de ces essais, un effort méritoire d'attention pour « découvrir l'intérieur » 1 des personnes, et un talent de pénétration qui n'est point méprisable. Il se glisse des traits d'observation morale jusque dans ces confessions passablement indiscrètes où de jolies femmes, comme Mme de Mauny 2, énumèrent et dépeignent avec une complaisance hardie tous leurs « appas » ; — et quand la précieuse « Lérine », écrivant au précieux « Anaxandre » 3, lui apprend qu'il y a jusqu'à neuf sortes d'estime, dont elle « appréhende horriblement de ne pas pouvoir expliquer les différentes manières », — quand Anaxandre réplique en lui déduisant les « douze façons dont on peut soupirer », il ne faut pas trop se moquer de cette « anatomie » et de ces distinctions qui sont, en somme, d'une bonne méthode psychologique. C'est à cette date que s'introduisent ou s'implantent dans la langue française, avec un sens moral nouveau ou agrandi,
rapports politiques (cf. Corresp. administ. de Depping, t. II, p. 32-132), dans l'histoire (cf. les idées de Pellisson, Mém. de Louis XIV, édit. Dreyss, t. I.
p. CLXIV), dans la presse politique et dans les Mémoires.
Il semble bien, du reste, qu'en effet, on commençât déjà, en 1659, à s' « ennuyer » de cet engouement. C'est en !G:j!) que Charles Sorel s'en moque, dans sa Description de l'isle de Portraicture, et Molière dans les Précieuses. (Cf.
Boislisle, op. cit., p. 6; — E. de Barthélemy, préface de la Galerie de Mlle de Montpensier, rééditée par lui en 1860, p. IV, n. 1). Mais c'était pourtant cette année-là même que paraissait le trésor le plus complet de toutes ces productions : le recueil de Portraits fait sous les auspices de Mlle de Montpensier, et qui eut un succès réel. Imprimé d'abord à 30 exemplaires seulement, il fut réimprimé pour le public quelques semaines après; puis en 3° édition et augmenté, la même année, chez Sercy et Barlier (un gros volume de 912 pages). Il reparut en 1663. Et en 1660, 1664, 1667 et 1706, on imprima des recueils analogues contenant les portraits des personnages officiels de la cour.
1. Préface de la Galerie de-AI", de Montpensier.
2. Dans la Galerie de Julle* de Montpensier.
3. Dans le Dictionnaire des précieuses, de Somaize, édit. Livet, t. II, p. 121 et suiv.
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une foule de mots utiles : tour, ménagements, délicat, finesse, démêler, distinguer1, qu'on a été plus tard fort aise d'employer en de plus graves matières et qui ont heureusement enrichi le vocabulaire de l'analyse 2. « Je discerne fort les qualités et les humeurs des personnes que je fréquente », dit d'elle-même, dans un de ces portraits, l'une des plus spirituelles amies de Voiture 3. Jamais, sans doute, ce discernement ne fut plus commun dans le monde qu'aux abords de 1660.
Abondance de la littérature moraliste au XVIIe siècle. — Dans une société où les amateurs eux-mêmes étaient épris de psychologie jusqu'à s'en rendre écrivains, il serait étonnant que les écrivains de profession n'eussent pas suivi les indications du goût mondain. Aussi-bien la littérature moraliste du xvn' siècle n'a-t-elle pas pour seuls représentants les grands noms dont on se souvient aujourd'hui : La Rochefou- cauld, La Bruyère, Nicole. Grand est le nombre des ouvrages de morale parus entre 1600 et 1700, et dont plusieurs méritent au moins une mention dans une histoire de la littérature française. Tels sont le Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1615, 1621, 1624) de l'évêque Nicolas Coëffeteau 4 ; — le grand ouvrage de l'académicien médecin Marin Curean de la Chambre, les Caractères des passions (1640-1662, 5 vol. in-4), suivi, de 1659 à 1667, de l'Art de connaître les hommes 5; — le traité de l'Usage des Passions de Jean-François
1. Voir le P. Bouhours. Entretiens d'Ariste et d'Eugène. --
2. Le mot de moraliste n'est pas dans la premiere édition du Dictionnaire de l'Académie, mais il est, quatre ans auparavant, dans celui de Furetière.
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3. Marguerite Vion, dame de Sainetot (Galerie de Mlle de Montpensier. p. 166).
4. Cf. t. III, p. 402; et l'ouvrage de l'abbé Urbain.
5. Voir des détails sur l'ouvrage et sur l'auteur dans le livre de M. René Kerviler, Le Chancelier Pierre Séguier, 2e édit., 1875. « Pour chacune des passions, la marche qu'il adopte est la même; il leur consacre quelques chapitres : — De l'éloge de la passion et la description de l'homme qui en est possédé; — de la nature de la passion, causes, affinités, rapports intimes, analyse et définition; — du mouvement des esprits et des humeurs; — causes des caractères de la passion » ; étude physiologique, anatomique et médicale. — Le second grand ouvrage de La Chambre devait, en conclusion, indiquer des signes précis pour faire découvrir « chaque inclination, chaque mouvement de l'âme, chaque vertu et chaque vice; et donner ainsi la dernière perfection à l'art de connaître les hommes
Dans cet ouvrage, La Chambre a été vraiment le précurseur de Lavater. Rappelons, pour constater le lien des ouvrages de La Chambre avec le milieu psychologique mondain, que La Chambre soumettait ses ouvrages à Mme de Sablé. A notre aussi que les opinions de La Chambre sur l'âme étaient assez matérialistes (cf.
Kerviler, p. 483). Balzac a décerné à La Chambre moraliste les plus grands éloges : « Si toutes les parties de la philosophie étaient françaises de cette
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Senault, le prédicateur oratorien (1641), — les Peintures Morales du poète jésuite Le Moyne (1643); — le Doctrinal des mœurs (1646) du romancier Marin Le Roy de Gomberville; — la Morale chrétienne du pasteur protestant Moïse Amyraut (1592- 1660, 6 vol. in-8), — tous écrits de très inégale valeur, mais qui peut-être atteignaient plus le grand public que le Traité, autrement remarquable pourtant, des Passions de Descartes 1.
Dans la deuxième moitié du siècle, cette fécondité des moralistes ne se ralentit point. Le succès des Maximes de La Rochefoucauld n'empêche pas Mme de Sablé2 et l'académicien Jacques Esprit 3, après avoir été ses conseillers, de devenir ses émules (Maximes de Mme de Sablé, 1678; Traité de la fausseté des vertus humaines de Jacques Esprit, même année). En 1669 et 1692 paraissent les Conversations et les Maximes du cheva- lier de Méré; de 1680 à 1692 la Morale du monde ou Conversations de Mlle de Scudéry4; de 1692 à 1115, les Essais de morale, le Traité de la conscience, la Morale chrétienne du calviniste La Placette, qu'on a pu appeler un « Nicole protestant » ; en 1692, l'Art de se connaître soi-même, d'un autre protestant, Jacques Abbadie 5. Et d'autres ouvrages encore vaudraient d'être cités, si le succès des livres et l'influence qu'ils ont vraisemblablement exercée n'étaient pas à considérer, dans une histoire littéraire, moins que leur mérite artistique.
sorte, non esset cur Græciæ suos Platones, Xenophontes et Theophrastes invideremus. » (Lettre à Chapelain, 12 mai 1641.) « Jamais l'homme n'a connu l'homme à l'égal de vous. » (Lettre à La Chambre, 13 septembre 1645.) — La Chambre est, a un autre point de vue, un nom important dans l'histoire de la littérature française : il est un des premiers écrivains scientifiques, ou tout au moins, un des premiers grands vulgarisateurs de la science au XVIIe siècle. C'est le témoignage que lui rend Bayle qui voit en lui le plus bel écrivain français qu'aient eu les médecins ».
- 1. Boileau (Sat. sur l'homme, 1667), rappelant les auteurs classiques sur la matière des passions, cite bien Coeffeteau, La Chambre et Senault, mais ne dit mot de Descartes. - --
2. Cf. V. Cousin, Mme de Sablé; Sainte-Beuve, Port-Royal et passim dans les Lundis; Ed. de Barthélémy, Les Amis de la marquise de Sablé; — la Comtesse de Maure.
3. Cf. les ouvrages précédents, et René Kerviler, Le Chancelier Pierre Séguier et son groupe académique.
-- 4. Voir Rathery et Boutron, Mlle de Scudéry, p. 116, et n. 2. — Il y a de ces « Conversations » dix volumes qui, dit V. Cousin, pouvaient « offrir à une jeune femme comme une suite de sermons laïques en quelque sorte, une véritable école de morale séculière tirée de l'expérience de la meilleure compagnie ». Cf., sur Mlle de Scudéry, Ed. de Barthélemy, Sapho, le Mage de Sidon, Xénocrate.
5. Ouvrage souvent réimprimé. On sait que Mme de Sévigné estimait fort la théologie chrétienne d'Abbadie, et le traité de psychologie dont nous parlons fut défendu par Malebranche dans son livre sur l'amour de Dieu.
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Rappelons enfin, pour donner non point une bibliographie complète, mais un aperçu d'ensemble de cette littérature, ces traductions de moralistes étrangers, Pétrarque1, par exemple, ou Balthazar Gracian, ce jésuite espagnol de qui l'Homme de cour 2 remplaça le vieux manuel italien du XV siècle si célèbre sous le nom de ******éea; et ces innombrables traités de civilité, de bienséances, de bonnes manières, qui prétendaient apprendre aux gens du monde non seulement les « gestes, contenances et paroles », mais les « coutumes honnêtes et louables* » : — VHonnête homme de Faret ou l'Art de plaire à la cour, le Lycée de Bardin, l'Honnête femme de Durosé, l'Honnête fille de Grenaille, le Traité de la fortune des personnes de qualité du diplomate François de Callières 5, le Chemin de la Fortune et le livre de la Prudence de Charles Sorel e, et les innombrables petits traités de l'abbé de Bellegarde 7, sur le ridicule, sur la conversation, sur « ce qui peut plaire et déplaire dans le monde ». Ceux-là, aussi « moralistes » dans une certaine mesure, oubliés eux aussi, et encore plus dignes de l'être que ceux dont nous avons parlé précédemment. Mais il convient au moins de connaître l'existence de tous ces travailleurs modestes dans la science des mœurs, pour ne pas nous représenter La Rochefoucauld et La Bruyère comme des inventeurs et comme des isolés. Il y eut avant eux, autour d'eux, après eux, toute une armée « moralisante » S dont ils furent seulement les chefs éminents et dès leur vivant glorieux. Très différents, du reste, l'un de l'autre, et représentant deux variétés bien distinctes, que deux mots — trop modernes, je l'avoue, mais commodes — caractérisent à mon avis mieux que tout : le pro- fessionnel et Xamateur 9.
1. Traduction par Grenaille, 1662; antre traduction, 1673.
2. Traduit en France par divers auteurs de 1615 à 1684.
3. Le Galathée ou la manière et fasson comme le gentilhomme se doit gouverner en compagnie, trad. par J. du Peyrat, 1562, et dont Ch. Sorel parle encore dans sa Bibliothèque française.
4. Sorel, Bibl. franç., éd. de lGlH. p. 53.
5. Également auteur des Mots à la mode (1692), du Bon et du mauvais usage de s'exprimer et des façons de parler bourgeoises (1693), du Bel-Esprit (1695), etc.
6. Voir l'ouvrage très instructif d'Ém. Roy, Charles Sorel (1891), p. 387-392.
7. Né en 1648, mort en 1734.
8. Le mot est du temps.
9. Sur Nicole, voir ci-dessus, t. IV, p. 582 et suiv.
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II. — La Rochefoucauld.
Le grand seigneur, le baron féodal. — Rien assurément, dans les origines et dans toute la première moitié de la vie de La Rochefoucauld, ne semblait préparer ni présager un écrivain futur. S'il arrivait déjà assez fréquemment qu'un gentilhomme de naissance et de condition moyenne condescendît à s'occuper activement de choses intellectuelles, cela était beaucoup plus rare parmi cette partie de la noblesse qu'on appelait les « Grands », c'est-à-dire « les seigneurs de la plus haute qualité du royaume1 ». Or François VI de La Rochefoucauld était de ceux-là. Né, en 1613, prince de Marcillac, devenu, en 1650, duc de La Rochefoucauld, il appartenait à une des rares familles françaises antérieures à la guerre de Cent Ans'.
« Comme les Plantagenets et les Lusignan, les La Rochefoucauld faisaient remonter leur généalogie à la fée Mélusine3. » Fier de cette naissance illustre, qu'il saura au besoin rappeler à Mazarin *, il a de sa race le grand air, — Retz son ennemi en convient, — et le peu d'instruction, — Segrais son ami l'avoue 5. — De bonne heure aussi, il remplit les fonctions ordinaires et traditionnelles de la noblesse. Soldat au sortir de l'enfance, dès l'âge de seize ans nous le trouvons mestre de camp dans le régiment de son nom à l'armée d'Italie. Il est brave, quoi qu'on en ait dit. Volontaire sous les ordres des maréchaux de Châtillon et de Brézé en 1635 et 1636, du maréchal de La Meilleraye en 1639, du duc d'Enghien en 1646, il fait son devoir brillamment à la bataille d'Avein, aux combats de Saint-Nicolas et de Saint-Venant, au siège de Mardick, et il n'eût tenu qu'à lui d'être à vingt-six ans maréchal de camp, s'il n'avait pas rejeté les présents de Richelieu, qu'il considère comme son ennemi. Car, ainsi qu'il convenait encore à un
t. Dict. de VAcadémie, 1694.
2. Voir pour tous ces détails l'excellente Notice biographique de D. L. Gilbert dans l'édition de La Rochefoucauld de la collection des Grands Écrivains (Cf.
3. Duc d'Aumale, list. des princes de Condé, t. V, p. 17.
4. Je suis en état de prouver qu'il y a trois cents ans que les rois de France n'ont point dédaigné de nous traiter de parents. » Lett. au Card. Mazarin, 1648.
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5. Huet, Mémoires, tr. Ch. Nisard, cité par Gilbert, Inlrod., p. xiv.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 2(5
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homme de son rang, il s'était jeté, à peine sorti de l' «- aca- démie », dans l'intrigue. C'était un devoir héréditaire de la bonne noblessel, que de protester contre le ministre, quel qu'il fût, à plus forte raison quand le ministre était Richelieu. A vingt-cinq ans, il avait déjà à son dossier deux exils, —exils loin de la cour, s'entend, non pas hors de France, — et huit jours de Bastille. C'était plus qu'il n'en fallait pour désigner un homme, dans le cas d'un revirement politique, aux plus hautes destinées.
Traits contradictoires. — Pourtant on pouvait sans doute constater déjà que ce jeune grand seigneur, qui faisait si consciencieusement les gestes coutumiers de sa caste, les faisait avec plus de docilité que de vocation. Les qualités intellectuelles l'emportent chez lui sur les qualités actives.
« C'est un très bon soldat, dira plus tard le cardinal de Retz; ce n'est pas un guerrier. » Il est observateur très tôt 2, trop tôt; c'est par là que l'on peut finir, mais quand on a l'étoffe d'un agitateur politique, ce n'est pas par là que l'on commence.
On commence en se jetant tête baissée dans la mêlée des hommes et des choses. Cette fougue éperdue, inconsciente, d'un Cinq-Mars ou d'un Condé, le prince de Marcillac ne l'avait pas, le duc de La Rochefoucauld l'aura moins encore. Il manque de la témérité emportée, de la joie de vivre et de « brouiller », qui est le premier élément de la brutale virtû du baron féodal; il est mélancolique; « son visage, dit-il lui-même, a quelque chose de sombre » ; son tempérament est plutôt « triste », triste et distrait. En agissant, comme en parlant, il s'écoute et il se regarde. Il est timide. Il a un air honteux, une crainte du public telle que la peur d'un discours devant une assemblée l'empêchera de se présenter à l'Académie française. A plus forte raison l'eût-elle empêché de haranguer l'armée ou l'émeute. En outre, il est sensible. Sensible à l'amour, plus que de raison pour un homme d'action, ou, du moins, autrement qu'un homme d'action ne le doit être. C'est pour les beaux yeux
1. Le père de La Rochefoucauld était, du reste, en disgrâce, et y resta jusqu'en 1637.
2. Cf. Mémoires, p. 14. Au retour d'Italie, « je commençai à remarquer avec quelque attention ce que je voyais".
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de Mlle de Hautefort et pour les belles mains d'Anne d'Autriche qu'il se déclare contre le Cardinal. Ce n'est pas la haine, ni l'ambition, c'est d'abord l'amour qui l'engage dans la conspiration. Entre Anne d'Autriche et M"" de Hautefort, il s'était senti « ébloui », avoue-t-il lui-même, « comme un homme qui n'avait presque rien vu », et il avait fait ce qu'elles avaient voulu.
« Au rebours de tant de personnages de son temps, plus habiles ou moins chevaleresques, il entre dans la politique en homme d'imagination, par ce que l'on pourrait appeler l'héroïsme de la galanterie » Il est sensible aussi il la pitié, quoi qu'il en ait dit *, et malgré la réputation qu'il s'est faite. La façon seule dont il en parle aurait dù faire douter de cette dureté prétendue, et certes l'on y sent plus de dépit que de regret d'être accessible à une compassion gênante en affaires. Mais, de plus, sa vie témoigne à l'encontre. D'abord, dans ses affections privées : Mme de Sévigné, et ce témoignage vaut qu'on le compte, loue à satiété le « cœur de M. de La Rochefoucauld pour les siens », qui est une « chose incomparable », cette tendresse « qui le fait adorer >^. Mais aussi dans ses actes publics. « En 1648, abandonné dans une escarmouche et blessé, il empêche qu'on ne fasse passer par les armes les soldats qui avaient lâché pied. »
Et si ce beau mot de lui à M" de Scudéry : « J'espère que la clémence viendra à la mode et qu'on ne verra plus de malheureux » est de sa vieillesse, c'est en 1643 que, chargé de réprimer en Poitou une révolte de paysans, il y met une douceur singulièrement rare au XVIIe siècle. Mais il y avait dans tout cela bien des défauts pour un homme politique, et c'est ce qui parut, lorsque l'aristocratie mécontente vint offrir à La Rochefoucaul**d d'être un de ses chefs.
1. Gilbert, Introd. citée, p. xv. Cf. p. xix cl les Mémoires de La Rochefoucauld, p. 40. Plus tard, dans sa liaison avec Mm" de Longueville, il apportera — il s'en vante, au moins — plus de calcul que de passion. Mais là même il y a bien de la fanfaronnade. Voir Gilbert, p. xxix.
2. Portrait de M. L. R. D. fait par lui-même dans le Recueil de M"° de Montpensier.
1659 : Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l'y être point du tout.
Cependant il n'est, rien que je ne lisse pour le soulagement d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal; car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde. Mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses..
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La Rochefoucauld dans la Fronde. — L'expérience ne tarda pas à montrer qu'il n'était capable, — sinon peut-être d'aucune affaire, comme son ennemi le cardinal de Retz le déclare avec mépris ', — du moins que des besognes de second plan. « Des manières polies et engageantes *, un grand fonds de réflexion, de la finesse, bien qu'un peu subtile, de l'insinuation, un esprit de pénétration et d'habileté 3 » lui permettaient d'exceller dans l'emploi de ce qu'on appelait les « personnes de créance », dans les négociations particulières; mais il n'avait pas ce qu'il fallait pour devenir et pour rester « meneur », pour dominer hommes et événements, et pour en profiter. On vit bientôt s'étaler chez lui « cette irrésolution habituelle », dont le malin cardinal a parfaitement aperçu la cause : une « fécondité d'imagination » déplorable, qui en montrant à La Roche- foucauld tous les avantages comme tous les inconvénients des choses, l'enfonçait dans l'incertitude et dans l'inertie, ou l'amenait au scepticisme et au dégoût. Aussi, parmi les intrigues enchevêtrées de la Fronde, où il fallait se décider vite, évoluer avec désinvolture, saisir l'occasion à la volée, ce « spéculatif » lambin ne brilla pas. Joué par ses adversaires, trahi par ses amis mêmes, La Rochefoucauld ne recueillit de cette longue aventure que des déceptions. Il en sortit en 1653, diminué, humilié, plein de regrets, de dépits et de tristesse.
Heureusement les salons étaient là qui recueillirent ce naufragé illustre. Quand La Rochefoucauld, après trois ans de retraite boudeuse et chagrine dans sa terre de Verteuil, reparut, en 1656, à Paris, non seulement l'hôtel de Rambouillet avait rouvert ses portes, mais d'autres nouveaux cénacles, en grand nombre, rivalisaient avec lui pour donner le ton à la société polie : l'hôtel d'Albret, l'hôtel de Richelieu, les salons de Mlle de Scudéry, de Mme de La Fayette, de Mmc de Maure, de M" de Sablé; c'est à celui-ci surtout que le hasard des amitiés l'attacha 4.
1. Voir le portrait de La Rochefoucauld par Retz, soit dans les Mémoires de Retz, IIe p., chap. vm, éd. Feillet, t. Il, p. 180, soit dans l'éd. de La Rochefoucauld par Gilbert, t. I, p. 13.
2. Gilbert, lntrodu p. XXI.
3. Mme de Motteville.
4. Lui-même, vers 1661, ouvrit son hôtel de la rue de Seine.
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Le Salon de Mme de Sablé. — Précisément ce groupe mondain était des plus propres à réveiller et à développer chez lui les tendances et les aptitudes méditatives que la nature avait si bizarrement placées dans cette tête de grand seigneur et qui avaient gêné La Rochefoucauld dans la vie militante. Le salon de Madeleine de Souvré, marquise de Sablé 1, offrait un caractère de grand sérieux. La maîtresse de la maison, après une vie fort agitée, donnait, comme beaucoup de douairières de son temps, l'exemple d'une maturité apaisée et souverainement respectable 2. Malgré des manies assez ridicules, elle avait évidemment de la « solidité » dans l'esprit, elle goûtait chez les autres la « justesse » plus que l'agrément, et dans cette « cour nombreuse de personnes de tout âge et de tout sexe 3 » qu'elle réunit et retint autour d' elle,— même après sa retraite à l'ombre de Port-Royal, — elle avait su attirer des esprits vraiment éminents dont l'estime lui fait honneur : Cureau de la Chambre., Jean Domat, Arnauld, Pascal. Chez elle, on faisait des petits vers sans doute, pour satisfaire les frivoles et amuser les jeunes femmes, mais on y goûtait encore davantage de plus austères tD tD divertissements : la grammaire, la théologie, la métaphysique, la physique. On y agitait les questions, alors si discutées, de la langue : toutes ces « délicatesses » et ces « mystères 5 » de l'usage qui passionnaient les Vaugelas, les Ménage et les Bouhours.
Le cartésianisme naissant et discuté y trouvait un accueil favorable. On y lisait des mémoires sur les expériences barométriques de Rohault et des gens compétents venaient expliquer aux dames « pourquoi l'eau monte dans un petit tuyau ».
Quand la controverse contre les protestants se ranima, on fit chez Mme de Sablé des conférences sur le calvinisme. Mais surtout on y cultivait la morale. Trouvant moyen d'être, pour sa
1. La Rochefoucauld avait environ quarante-trois ans quand il la connut. Elle avait quatorze ans de plus que lui. Sur Mme de Sablé et son entourage, voir V. Cousin, Mme de Sablé, 4e édit., 1871; et Ed. de Barthélemy, les Amis de la marquise de Sable, 1865 (recueil de lettres des principaux habitués de son salon).
Mme de Sablé demeurait à cette époque place Royale, avec la comtesse de Maure.
Elle se retira en 1659 près du monastère de Port-Royal de Paris.
2. Voir un joli tableau de son salon dans Bourdeau, ouvr. cité, p. 91 et suiv.
3. L'abbé d'Ailly, Préface des Maximes de Mre de Sablé, 1678.
4. Voir ci-dessus, p. 398.
5. Expressions du Sr de Lestang dans sa dédicace à Mme de Sablé d'un traité de la Traduction, 1660 (rapportées par Cousin, ouvr. cité, p. 345-346).
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part, épicurienne et janséniste tout ensemble, la marquise était fort éclectique. La vie de Socrate et celle d'Épictète sont lues en commun dans son salon, lues et discutées, et une certaine marquise de Brégy, dont l'histoire privée n'a rien de stoïcien, en donna son opinion comme les autres. Ce n'est pas seulement la question de l'amour, mais celles de l'éducation et de la guerre qui s'y agitent. Mais sur toutes ces diverses matières, l'on ne se borne pas à causer dans ce cénacle : on écrit. Et quand on écrit, ce n'est pas sous forme de dissertation, de roman ou de portrait.
C'est sous forme de sentences ou maximes. On juge, chez Mme de Sablé, que, comme La Rochefoucauld l'écrira plus tard, « le don des petits esprits est de beaucoup parler sans rien dire; le caractère des grands, de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses ». — Aussi est-ce en des phrases aussi courtes, serrées, et piquantes que possible, que l'abbé Esprit, Plassac de Méré 1, l'abbé d'Ailly, Domat, à l'exemple de Mme de Sablé elle-même, se travaillent à exprimer, soit pour être lues dans son salon, soit même en vue de la publicité, leurs réflexions morales.
La Rochefoucauld moraliste et écrivain. — Dans ce milieu, dont il subit docilement l'influence 2, La Rochefoucauld sentit se réveiller bien vite l'intellectuel qui était en lui. Cet homme d'État mis plus ou moins volontairement à la retraite, cet homme de guerre sans emploi fut vite au fait des occupations favorites de ses amis. D'abord, il écrivit, comme il était naturel, ses Mémoires 3. Il n'était pas alors d'homme politique qui, au sortir des affaires, ne liquidât ainsi son passé. Puis, il écrivit sur la morale. Et sans en chercher plus long, il composa, comme autour de lui tout le monde, de ces maximes si fort à la mode, et dont la manie, écrit-il lui-même 4, « se gagne comme les rhumes ». Bientôt il y excella plus que personne. Et ainsi naquit un des grands auteurs de notre siècle classique : La Rochefoucauld est un produit de la société polie et psychologue.
C'est le commerce de Mme de Sablé qui le conduit à écrire ; c'est
1. Frère du chevalier de Méré.
2. Il écrit à Mme de Sablé : « Vous savez bien que je ne crois qu'à vous sur certains chapitres et surtout sur les replis du cœur. »
3. Pour les Mémoires, voir ci-dessus, t. IV, p. 641.
4. Lettre à Mme de Sablé du 5 déc. 1662.
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le style ordinaire des habitués de son salon qui lui fournit une forme amenée par lui à sa perfection 1.
Mais n'oublions pas que pour le fond aussi il doit beaucoup à ce milieu. Sans doute, il a mis dans les idées de son livre, il est impossible de ne pas le reconnaître, beaucoup de lui. Il y a mis ses rancunes et ses griefs contre une société dont il pensait avoir été maltraité et qui, du reste, méritait largement tout le mal qu'il en dit. Mèlé pendant vingt ans à ce monde d'intrigues, de violences, de cupidités et de fourberies dont la Fronde nous offre le peu édifiant spectacle, il a généralisé ses expériences et ses impressions 2. Assurément on a pu dire que les Maximes étaient encore, et sous une autre forme, ses Mémoires3. J'accorde enfin que la conception morale des Maximes cadre assez avec ce que nous savons ou pouvons soupçonner de l'opinion religieuse de La Rochefoucauld : une incrédulité « épicurienne * », ou « libertine », comme on disait alors, très voisine du matérialisme et de l'athéisme5, et qu'il semble, du reste, avoir partagée avec plusieurs personnes de la haute société de son temps 6.
Mais s'il est juste de reconnaître ce qu'il y a de personnel et de vécu dans cette doctrine de l'amour-propre représenté comme le mobile de tous nos actes et le fond de tous nos sentiments 7, il sied de constater qu'il y a aussi une part notable d'emprunt *.
1. Sur les conseils que La Rochefoucauld demandait et recevait de ses amis, Esprit et 31-1 de Sablé, cf. Hémon, La Rochefoucauld, p. 144-145.
2. Cf. sur ce point Bourdeau, p. 120-121; Hémon, ouvr. cité, p. 1977-200. — Ce dernier auteur racontant la vie de La Rochefoucauld, s'est appliqué, avec un peu d'excès peut-être,à mettre sur chacun des faits de son existence une maxime (voir les - rapprochements les plus vraisemblables, p. 78, 83, 98, 102, 111, 112, 120).
3. « Soit Mémoires, soit Maximes, il ne sort pas de lui-même. Victor Cousin.
Cf. Hémon, ouvr. cité, p. 143.
4. Cf. sur ce point Vinet, Moralistes aux XVIe et XVIIe siècles; de Sacy, Variétés littéraires, morales et historiques, t. I; Bourdeau, p. 156, 173 ; Hémon, p. 206, 213, 216; Perrens, ouvr. cité ci-dessous, p. 205-207.
5. « Il semble que la nature qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections (Max. XXXVI). — La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées : elle? ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes du corps (Max. XLIX). — Il semble que la nature ait prescrit à chaque homme, dès sa naissance, des bornes pour les vertus et pour les vices (Max. CLXXXIX). — La fortune et l'humeur gouvernent le monde (Max. CDXXXV). »
6. Cf. R. Grousset, Œuvres posthumes; Rébelliau, Anne de Gonzague (Revue de Paris, 1896); — et surtout Perrens, Les Libertins en France au XVIIe siècle, 1896.
7. Voir le résumé de la thèse de La Rochefoucauld dans la plus longue des maximes : « L'amour propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi », etc. (Éd. des Grands Écriv., t. I, p. 243.)
8. Bourdeau (ouvr. cité, p. 103) dit bien : « Ce serait une erreur de croire que
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Cette idée de l'empire universel et de l'influence redoutable et invincible de l'amour de soi, on oublie trop, quand on en fait honneur ou reproche à La Rochefoucauld, qu'elle était dans l'air au XVIIe siècle. Elle régnera, incontestée, chez presque tous les penseurs du XVIIe siècle, aussi bien chez le doux Fénelon 1 que chez Molière ; et ni Bossuet ni le protestant Abbadie ne feront difficulté de placer en l'amour-propre l'un le fondement de la mysticité catholique, l'autre celui de la morale protestante. Cette idée avait-elle été, je ne dis pas inventée, — car elle n'est pas nouvelle 2, — mais au moins remise en lumière et en circulation par quelque moraliste ou philosophe du temps? Ou si, tout simplement, elle était imposée à la pensée des « honnêtes gens d'alors » par la doctrine janséniste, dont le succès était à ce moment si vif, et qui, on le sait3, mettait en relief avec une impitoyable énergie la perversion radicale de la nature humaine, le vide de ses efforts vers le bien, et l'intime poison de ses apparentes vertus? « Au temps même où La Rochefoucauld polissait ses épigrammes, Pascal écrivait : « Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie 4. » Toujours est-il qu'il est sûr que cette domination universelle de
l'amour-propre était un des dogmes incontestés de la croyance morale des amis de Mme de Sablé et de Mme de Sablé elle-même'.
Comme l'a démontré Victor Cousin, le livre de Jacques Esprit sur la Fausseté des vertus humaines, quoique publié après les Maximes, est un livre indépendant6, et où l'auteur soutient lui aussi, pour son propre compte, quoique avec moins d'obstination
La Rochefoucauld ait puisé ses sentences uniquement dans son expérience personnelle. on peut soupçonner qu'il a lu Montaigne. Gassendi, Descartes, les Proviciales, etc. »
1. L'observation est de M. Bourdeau, p. 122.
2. C'est ce qu'expose dans une lettre-préface explicative, inspirée du reste par La Rochefoucauld, un de ses amis, Henri de Bessé, sieur de la Chapelle : les Réflexions ne contiennent « autre chose que l'abrégé d'une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l'Église ». - - -
3. Les jansénistes prirent du reste la défense de l'ouvrage de La Rochefoucauld (lettres de Mme de Liancourt à Mme de Sablé; d'un anonyme, dans les portefeuilles de Vallant, etc.).
4. Éd. L. Brunschvicz, pp. 336, 379, 540.
5. Très teintée de jansénisme (Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, et Ed. de Barthélemy, ouvrage cité). - - - -
6. V. Cousin avait seulement tort de faire d'Esprit le maître et l'inspirateur de La Rochefoucauld (Cf. Hémon, p. 149).
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et d'intransigeance, la thèse de l'amour-propre. C'estdu principe de l'amour de soi-même que Domat, un autre familier de la maison1, fera l'un des principes de sa doctrine du droit.
Valeur philosophique de la théorie de l'amourpropre. — Il suit de là que malgré le succès incontestable2 qu'ont eu les Maximes et qui tient surtout à l'ingéniosité piquante et à l'abondance d'arguments de ce plaidoyer contre l'amour-propre. il faut bien se garder d'exagérer l'originalité et la portée philosophique de La Rochefoucauld. C'est bien le grossir et le grandir que d'en faire un conscient du pessimisme. Certes, La Rochefoucauld est très souvent sincère, quand il dénonce l'hypocrisie des vertus et l'égoïsme latent des qualités les plus brillantes : plus d'une fois il avait pu voir de près et éprouver par lui-même ce que l'amour cache de mensonges et ce que le courage recouvre de calculs. Mais qu'il ait pensé avec une pareille et égale sincérité toutes ses maximes, on peut, on doit raisonnablement en douter. D'abord, parce que, comme je l'ai dit, il n'était point le monstre de perversité que de bonnes âmes ont flétri sur la foi de son livre, et que vraiment une pareille philosophie — l'auteur en fût-il même largement inconséquent — impliquerait3 cependant un minimum de sécheresse dans son àme et de férocité dans sa conduite que ne révèlent ni le carac- tère de La Rochefoucauld, supérieur en somme, par l'honnêteté et même par la délicatesse, à celui de plusieurs de ses contem- porains, ni sa conduite privée ou publique.
Ceci encore est à considérer que La Rochefoucauld tenait, en somme, à cette théorie de l'amour-propre assez peu pour l'atténuer considérablement' dans les éditions successives de son livre5. Et en l'atténuant, il la défigure. Ce n'est plus du tout la
1. Sur Domat, voir Sainte-Beuve, Port-Royal, et Loubers. Jean Domat, philo- sophe et magistrat. 1873.
2. On compte jusqu'en 1883. en France, plus de soixante éditions des Maximes.
en Angleterre plus de vingt-quatre traductions.
3. Mme de La Fayette, à une date où elle ne connaissait pas La Rochefoucauld, écrivait à Mme de Sablé après une lecture des Maximes : « Ah! madame, quelle corruption il faut avoir dans l'esprit et dans le cœur pour être capable d'imaginer tout cela! » Ayant connu l'auteur, elle constata sans doute qu'il y avait dans tout cela bien de la fanfaronnade intellectuelle.
4. En particulier sous l'influence de Mme de La Fayette; voir le comte d'Hausson- ville, Mme de La Fayette; Hémon. ouvr. cité, p. 177; Burdeau, p. îrH-Kia.
5. Exemples de ces modifications capitales et qui changent du tout au tout
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même chose de dire que l'amour-propre est le fond de tout ce qui paraît bon dans l'homme, ou d'observer que l'amour-propre en est, quelquefois, l'explication véritable. Dans le second cas, il n'y a qu'une remarque de bon sens; dans le premier, c'est tout un système métaphysique.
Mais pourquoi parler de système? Si nous replaçons, comme j'ai tenté de le faire, le livre de La Rochefoucauld sur le sol littéraire où il a poussé, il me semble qu'on voit assez bien la façon peu systématique dont se produisit ce livre « cruel ».Un jour, on pose en passant ce principe que l'amour-propre est le tout de l'homme. L'est-il vraiment? interroge quelque délicat du cercle. Pour s'en assurer, rien d'autre à faire, quand on a de la méthode et des loisirs comme tous ces philosophes de salon, que d'examiner une à une toutes les manifestations, mauvaises ou bonnes, de l'activité humaine. De cet examen, La Rochefoucauld se charge. Il le fait en conscience, et, le faisant, se pique au jeu, s'échauffe au paradoxe. — Quoi! telle vertu même, si pure, si élevée, si altruiste, serait souillée par un calcul d'intérêt ou d'orgueil? La bonté, par exemple, ce don de soi? — Pourquoi pas? Elle peut n'être qu'un placement habile par lequel « on prête à usure »; une politique « noble et délicate » de se concilier les cœurs par quelques sacrifices opportuns; ou bien encore une paresse de la volonté amollie et une impuissance d'être méchant. — Vous compatissez aux maux d'autrui? Ne serait-ce pas un secret orgueil de n'avoir pas besoin vous-même de leur pitié? — Vous prenez part à leur bonheur? Êtes-vous sûr qu'il n'y ait pas dans votre sympathie l'espoir inavoué de profiter de ce bonheur, ou une sorte de prélibation anticipée des satisfactions sur lesquelles vous comptez à votre tour1?. Et voilà la gageure tenue, le paradoxe démontré, le livre fait : — tour de force ou d'adresse, à le bien
l'esprit du livre : 1665 : L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir l'injustice; — 1678 : L'amour de la justice n'est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir l'injustice.
1665 : L'honnêteté des femmes est l'amour de leur réputation et de leur repos; — 1678 : L'honnêteté des femmes est souvent, etc.
1665 : Il n'y a point de libéralité : ce n'est que la vanité de donner. — 1678 : Ce qu'on nomme vanité n'est le plus souvent que la vanité de donner.
1. Cf. Maximes 236, 237, 463, 582, 620. — Deux de ces maximes (582 et 620) font partie des Maximes que La Rochefoucauld élimina successivement des diverses éditions de son œuvre (voir éd. Gilbert, t. I, p. 239, 399).
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prendre, plutôt que chef-d'œuvre de spéculation profonde, et où il convient mieux d'admirer la souplesse d'un bel esprit subtil que la conviction impérieuse et longuement élaborée d'un penseur.
Mais tout de même une seule idée pour un livre, c'est bien peu. Malgré toute la virtuosité que La Rochefoucauld dépense à multiplier les preuves et à varier les formes de son attirmation unique, la sécheresse de la matière, l'étroitesse du point de vue d'où il voit tout l'homme et toute la vie apparaissent trop, et il résulte vite sur notre esprit, de cette insistance sur la même vérité, une impression d'impatience et de fatigue. On accueille avec plaisir, avec soulagement, les passages trop rares où l'auteur, consentant à perdre de vue son idée fixe, consent à noter quelques autres observations de détail sur la nature humaine 1. Je veux bien que le petit livre de La Roche- foucauld ait été pour certains hommes du monde ce qu'étaient les Essais de Montaigne pour le cardinal Du Perron : — un bréviaire; — encore est-il que si un homme du monde ne s'ins- pirait dans ses entretiens que des Maximes, ou plutôt de la maxime de La Rochefoucauld, il risquerait fort de paraître rabâcher": et s'il ne s'attendait qu'à ce document pour connaître l'humanité, il risquerait fort d'en avoir une idée singulièrement insuffisante. L'amour-propre est le motif réel d'un très grand nombre de nos actions; soit, mais il y en a d'autres : l'imita- tion, par exemple, la coutume, l'inconstance. Ce que je reprocherais à la psychologie de La Rochefoucauld, c'est moins encore d'être immorale et désespérante 3 qu'incomplète, inexacte, un peu puérile, pour trancher le mot. Osons dire, malgré l'irrévérence, que cette philosophie simpliste d'un mondain désabusé, d'un politicien mécontent et d'un « célibataire
1. Telles celles-ci, dans les trente dernières maximes du recueil: « Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté. » •< La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu'on veut corriger. » « Peu d'esprit avec de la droiture ennuie moins à la longue que beaucoup d'esprit avec du travers. » Le reste est consacré à la « thèse ».
2. Il est permis de préférer à la lecture incontestablement monotone des Maximes, celle des Réflexions diverses, qui n'ont été publiées qu'après la mort de La Rochefoucauld, et que l'on insère à présent dans ses œuvres. (Voir, sur la publication de ces Réflexions, le tome 1, p. 271 et suiv., de l'édition (lilbert.)
3. Quant à la question de savoir quelle part de vérité il y a dans les Maximes, voir Vinet, Prévost-Paradol, Nisard, S. de Sacy (ouvr. indiqués à la Bilolioqr. ou dans les notes); et dans Bourdeau le dernier chapitre.
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aigri1 » rappelle vraiment trop les cosmologies de ces magistrats à la retraite et de ces ingénieurs au repos qui pensent avoir, dans une formule très simple, découvert l'explication du mouvement perpétuel et l'énigme du monde.
L'artiste de style. — J'ai dit que, devenu écrivain par le hasard des circonstances, La Rochefoucauld avait accepté docilement la forme de la maxime, alors à la mode. Mais il se réserva d'y apporter du moins toute la variété et l'agrément possibles. Ce grand seigneur improvisé sur le tard homme de lettres lit avec conscience son métier nouveau. Il s'en défend publiquement : c'est la coquetterie traditionnelle. Montaigne aussi, qui ne descendait pas de la fée Mélusine. La préface de la première édition des Maximes eut soin d'avertir qu' « il y a apparence que l'intention de l'auteur n'a jamais été de faire paraître cet ouvrage et qu'il serait encore renfermé dans son cabinet, si une méchante copie, qui en a couru et qui a passé même depuis quelque temps en Hollande », ne l'obligeait de divulguer le vrai original. Le Discours préliminaire était encore plus dédaigneux : « L'esprit (de la personne 'qui l'a écrit), son rang, son mérite le mettent au-dessus des hommes ordinaires, et sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres qu'il n'a pas besoin de composer de livres pour se faire connaître. » Tout au contraire de ces déclarations, il est fort probable que le noble auteur, déjà mis en rapport avec le public par ses Mémoires, ne demandait qu'à renouer connaissance, et qu'il songea, tout d'abord, à l'impression avec l'appréhension salutaire du véritable artiste. Quand on n'écrit que pour son plaisir et celui de quelques amis, « au coin de son feu 2 », on ne se corrige point avec tant de labeur. Or Segrais pouvait, au contraire, donner La Rochefoucauld pour exemple aux personnes « qui, composant pour le public », doivent tendre sans cesse à plus de justesse et d'élégance. « Il m'envoyait, écrit-il, ce qu'il avait fait dans le temps qu'il y travaillait, et il voulait que je gardasse ses cahiers cinq ou six semaines afin de les examiner plus exactement et de juger le tour des pensées et l'arran-
1. Cette dernière expression, très juste, est de M. Bourdeau, p. 185. nT
2. Expression de La Rochefoucauld (lettre à M. Esprit, 1660, éd. Gilbert, t. III, 1re part., p: 131).
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. VII
Armand Colin & Ci. Êditeurs, Paris
PORTRAIT DE LA ROCHEFOUCAULD D'APRÈS UN ÉMAIL DE PETITOT de la Collection de feu le Prince d'Orange, à La Haye
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gement des paroles. Il y a des maximes qui ont été changées plus de trente fois. » Segrais n'exagère pas; la preuve en est dans les quelques manuscrits1 qui nous restent des Maximes.
Tous différents, ils abondent en variantes où se trahit « un vrai auteur5 », très préoccupé de la toilette de son œuvre. Ici 3 c'est le souci de la clarté et de la précision qui se montre : Texte du manuscrit Liancourt : « L'homme le plus simple qui sent persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. »
Copie de 1663: « L'homme le plus simple persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. »
Édition hollandaise de 1664: « L'homme le plus simple persuade mieux que ne fait le plus habile avec toutes les (leurs de l'éloquence. »
Édition de 1663 : « L'homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. »
Là c'est, en outre, le désir d'une forme plus frappante: Manuscrit Gilbert : « La philosophie ne fait des merveilles que contre les maux passés ou contre ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais elle n'a pas grande vertu contre les maux présents. »
Manuscrit Liancourt : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent d'elle. »
Ailleurs un effort visible pour arriver à la simplicité toute brève : telles ces deux maximes (X. et XI des éditions) dont la forme primitive était la suivante : MAX. X (Manuscrit Gilbert) : « Je ne sais si cette maxime que chacun produit son semblable est véritable dans la physique; mais je sais bien qu'elle est fausse dans la morale et que les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires : l'avarice produit quelquefois la prodigalité et la prodigalité l'avarice, etc. »
MAX. XI (Manuscrit Liancourt) : « Comme, dans la nature, il y a une éternelle génération et que la mort d'une chose est presque toujours la production d'une autre, de même il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre. »
Dans l'imprimé, ces appareils de comparaison pédants et qui sentaient quelque peu le style de Thomas Diafoirus, dispa-
1. Voir à la Bibliographie.
2. Max. VIII.
3. Expression de La Rochefoucauld, autre lettre à M. Esprit, ibid., p. 133.
4. Prêts d'arriver : sic. On sait que l'usage du XVIIe siècle ne faisait pas encore une distinction rigoureuse entre près et prêt.
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raissent, et la seconde partie, seule 1, trouve grâce devant un écrivain très correct sans doute, mais gentilhomme de plume, craignant « la régularité gênée d'un docteur qui n'a jamais rien vu que ses livres », et très désireux au contraire que son style respire partout « un certain air de qualité 2 ».
Et ce n'est pas seulement le tour de la pensée qu'il corrige, et la construction de la phrase; c'est, en délicat minutieux, le détail de l'expression, le mot.
Manuscrit Liancourt : « Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété et de l'honneur, il y en a toujours quelque coin qui se montre ». Manuscrit de 1663: « quelque endroit qui se montre ». Notez enfin qu'à ce travail de ciselure l'impression du livre ne mit pas un terme. La Rochefoucauld le poursuit à travers les cinq éditions qui se succèdent jusqu'à sa mort. En 1665, nous venons de le voir, il avait ainsi rédigé la fin de la VIIIe maxime :
« L'homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. »
Il dira en 1618 :
« L'homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point. »
Et voilà bien la forme définitive, cette expression la plus brève en même temps que la plus simple, qui devrait venir la première sous la plume et qui, le plus souvent, ne se laisse atteindre qu'après une longue poursuite.
Les locutions surannées qu'un homme de 1665 pouvait encore laisser échapper, mais qui, à mesure que le siècle avance en politesse, deviennent choquantes, sont soigneusement éliminées.
1. Max. x : « Il y a dans le cœur humain, etc.»; Max. XI : « Les passions en engendrent souvent, etc. ».
2. Ces expressions sont celles du Discours préliminaire (déjà cite) que La Rochefoucauld fit mettre devant sa première édition par un de ses amis. On sait d'ailleurs que la duchesse de Schomberg estimait — sans en faire d'ailleurs un reproche à La Rochefoucauld, tout au contraire — que le livre des Maximes n'était « pas bien écrit en français », et que les phrases en « ressentaient plutôt un homme de cour». Il y a là une nuance qui nous échappe à présent, et, en somme, concision mise à part, j'avoue ne pas voir nettement ce qui distingue La Rochefoucauld écrivain des classiques moins bien" nés » de la deuxième moitié du XVIlIC siècle.
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En 1665 : « La passion fait souvent du plus habile homme un fol et rend quasi toujours les plus sots habiles ». En 1678 : « La passion fait souvent un fou du plus habile homme et rend souvent les plus sots habiles ».
La place des plus petits mots est pesée, et La Rochefoucauld ne dédaigne pas de changer celle des moindres adverbes : « Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amourpropre, — imprimait-il en 1665 et 1666, — il reste bien encore des terres inconnues ». Les éditions suivantes corrigent en : « il y j'este encore bien des terres inconnues ».
Vétilles, sans doute, mais dont la constante habitude est précisément ce qui donne au style de La Rochefoucauld t cette netteté de dessin, cette substantielle solidité, ce relief saillant qui flatte l'œil de l'esprit comme le galbe d'une médaille de Warin ou d'une estampe d'Audran. Et certes, cette attention si scrupuleuse a ses inconvénients. Le mieux est l'ennemi du bien.
La préoccupation de ces économies de mots, que Mme de La Fayette prêchait si spirituellement, mène parfois La Rochefoucauld à l'obscurité 2; et il arrive que la recherche du trait l'induise en des antithèses et des pointes à la Voiture3. Mais ces excès sont rares, et ce que nous savons à présent du travail stylistique auquel s'astreignit pendant plus de quinze ans ce volontaire occasionnel de l'art d'écrire nous prouve seulement à quel point tous les honnêtes gens du XVIIe siècle furent persuadés que c'est « un métier que de faire un livre et qu'il faut plus que de l'esprit pour être auteur 4 ».
1. On en trouvera une bonne étude dans l'ouvrage de M. Hémon.
2.« Nous n'avons pas assez d'esprit. pour suivre toute notre raison.» Mme de Grignan soutenait avec raison qu'on pouvait tout aussi justement renverser les deux termes.
3. « La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre, de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans le même sujet. « L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui attribue et où il n'a non plus de part que le doge à ce qui se fait à Venise. »
4. La Bruyère, chsp. des Ouvrages de l'Esprit.
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III. — La Bruyère.
L'artiste écrivain. — Variété de la composition et du style chez La Bruyère. — Ce respect du lecteur, cette haute idée des obligations de l'écrivain, nous les retrouvons au même degré chez La Bruyère. Et même, il faut bien dire que dans son livre, c'est cela qui tout d'abord saute aux yeux du moins compétent. Le mot d'un critique1, « qu'en lisant avec attention les Caractères, on est moins frappé des pensées que du style », n'est pas tout à fait juste. En le lisant avec attention, au contraire, on est plus frappé du fond que de la forme ; mais il est très vrai que la forme nous attire et nous pique la première. Et assurément c'est un inconvénient pour un moraliste, si, comme le dit La Bruyère lui-même, « on n'écrit que pour être entendu », non pour être admiré; mais il faut avouer qu'il a fait tout ce qu'il fallait pour cela. Très persuadé, en bon « partisan des anciens », trop persuadé peut-être que « tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent2 », il a mis tout en œuvre pour compenser par la nouveauté de l'expression, la banalité, qu'il redoute, d'une matière ressassée. Non seulement il s'est ingénié à « jeter » — comme il le dit encore, et pas trop correctement cette fois — « quelque profondeur » dans ses écrits; mais il a recherché la « finesse », la « délicatesse », la variété du tour. Tantôt — le plus souvent même dans la première édition — ce sont des maximes concises et décisives, à la façon de La Rochefoucauld 3; mais il ne se contente pas, comme le grand seigneur devenu auteur sur son déclin, de ce moule commode; il emploie aussi soit la description longue et minutieuse 4 des vices et des travers considérés en général et in abs-
1. Suard.
2. C'est la première, et c'est la dernière réflexion du chapitre des Ouvrages de l'esprit, sorte d'introduction à la lecture de l'ouvrage, et où l'auteur insinue sur plusieurs points sa profession de foi littéraire et philosophique.
3. « Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire; et s'il y a du péril, avec péril : il inspire le courage ou il y supplée. » (Du mérite personnel, 23.) •< L'ennui est entré dans le monde par la paresse (De l'homme, 101.) -
4. L'incivilité (De l'homme, 8; La jalousie et l'éraulalion (ibid., 85).
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tracto, à là façon des éthopées d'Aristote, — soit la discussion régulièrement dissertante à la manière de Nicole1 ; — soit le « caractère » imité de Théophraste, et où, par une accumulation de détails, le moraliste essaie de dresser un « type » devant nos yeux2; — soit enfin le portrait, pris évidemment sur nature et rappelant de très près un individu réel, dont quelquefois le nom est à peine déguisé3, comme si La Bruyère voulait apporter sa contribution à la galerie qu'avaient si copieusement garnie les confidences des beaux esprits de la Fronde. Ici de courts dialogues4 ; là des apostrophes oratoires à un auditeur fictif 5 ; plus loin des récits, parfois assez développés, qui ont l'air d'apologues ou même d'un petit roman6.
Et de même que dans l'arrangement de chaque article7, de même dans la construction de chaque phrase cette patiente curiosité s'exerce. Pour toutes les figures de mots et de pensées qu'enseignent les rhétoriques, on pourrait citer un exemple des Caractères. Cet écueil ordinaire des gens qui écrivent, je veux dire la monotonie, l'emploi machinal et inconscient de quelques certaines façons de s'exprimer, si vous voulez l'éviter, lisez La Bruyère, « trésor de tours », disait Stendhal, de qui le jeune romantisme ne dédaigna pas d'étudier de très près ce classique Lisez-le encore pour connaîtré les ressources de notre vocabulaire français. Son lexique est bien plus riche que celui de La Rochefoucauld, ou de Bossuet, ou même de Mille de Sévigné; il l'est à peine moins que celui de Molière ou de La Fontaine 9. Il est vrai qu'il ne se contente pas toujours de la pro-
1. Sur l'avarice des vieillards (De l'homme, 113); sur le stoïcisme (ibid., 3).
2. Cf. le portrait du Distrait ou de Menalque, « recueil de fails », comme le dit La Bruyère lui-même.
3. Tels les portraits de Louis XIV, de Condé, de Corneille, de La Fontaine, de Santeuil, de Fontenelle, etc. Pour les Clefs des Caractères, voir l'édit. Servois.
4. Des biens de fortune, 35; De la société, 7; Du mérite personnel, 27; De l'Homme, 35.
5. Des grands, 2; Des biens de fortune, 12, 63; De la société, 66, etc.
6. De la société, 82, 49 ; Des jugements, 28; Des femmes, 18; Des biens de fortune, 79.
7. Sur cette variété voulue, voir la Préface des Caractères : « Je sais que j'aurais péché contre l'usage des maximes, elc. »
8. Henri Beyle, Racine et Shakespeare, p. 307-309
9. Voir le Lexique de la langue de La Bruyère, avec une introduction gramma- ticale, par Ad. Régnier fils (t. III du La Bruyère de la collection des Grands Écrivains), 1878.
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vision de mots que le goût dédaigneux des puristes de son époque limitait un peu chichement. Non seulement il s'amuse par instants à pasticher Montaigne1, mais dans son propre style il glisse, toutes les fois qu'il le peut, quelques-uns de ces mots du XVIe siècle, « signifiants » et colorés, qu'il regrette2 et qu'on n'osait guère écrire, au moins dans un livre, depuis que Vaugelas, les Précieux et les Précieuses avaient posé des règles si strictes de noblesse et de pureté3. C'est ainsi encore qu'il risque des emprunts fréquents aux idiomes techniques, à tous ces mots dont l'Académie française faisait un Dictionnaire à part4 : il emploie fréquemment, volontiers, des mots du Palais ou de la Sorbonne, des termes de chasse, d'arts et de métiers.
Enfin lors même qu'il ne sort pas du vocabulaire de l'usage littéraire, il s'évertue à le renouveler; il essaie, sinon des néologismes, du moins des acceptions nouvelles de mots anciens5. Bref, tout dans sa forme donne l'impression d'un souci amoureux de la forme, de l'effort appliqué d'un artiste écrivain.
L'effort du style. — Que cet effort se" sente trop, cela est hors de doute. Déjà les contemporains de La Bruyère lui faisaient entendre sans ambages que ce style toujours « outré » et qui se « tend sans relâche » n'était le plus souvent que du « jargon 6 ». Et Suard pense là-dessus comme l'abbé d'Olivet, Stendhal comme Nisard. Il est sûr qu'il se dépense quelquefois trop à « vouloir embellir des pensées communes », à donner à des « remarques vulgaires » un tour trop vif et un lustre disproportionné, tantôt par une redondance d'expression qui ne coûte guère à sa fécondité stylistique, tantôt par des étalages d'esprit et des cliquetis de mots qu'un goût délicat ne
1. De la société, 30; De la cour, 54. Notons du reste que ces pastiches étaient à la mode chez les beaux esprits; voir E. Roy, Charles Sorel, p. 258.
- 2. De quelques usages, 73 (édit. Servois, t. II, p. 205-219). d",_U
3. Vieux mots ressuscités par La Bruyère : dru, recru, flaquer, meugler, pécu- nieux, momerie, improuver, querelleux, aventuriers (mots), action (discours), etc.
Mais, respectueux de l'usage, il les imprima en italiques. L
4. Le Grand Dictionnaire des Arts [ou] Dictionnaire universel aes tei,iTte,, des arts et des sciences. (o1/'P
5. De jour à autre; — d'année à autre; — marcher aes epaules, — se rendre .,,<' auelaue chose; — pétiller de goût, etc. -
6. Vigneul-Marville (le chartreux Bonaventure d'Argonne), Mélangés d'histoire et de littérature, 2e éd. (1701), t. I, p. 340 et suiv.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. VII
PORTRAIT DE LA BRUYÈRE GRAVÉ PAR DREVET, D'APRÈS SAINT-JEAN Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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peut pas toujours approuver. Il est sûr, aussi, qu'il lui arrive d'être incorrect, obscur, incompréhensible : plusieurs de ses phrases déroutent les commentateurs 1. Enfin il n'y a pas à nier que souvent, là même où il n'y a ni verbiage, ni mauvais goût, ni obscurité, la phrase, résultat d'un long labeur, garde de son origine je ne sais quel air douloureux, contraint et vieillot. « Entre toutes les différentes expressions, dit La Bruyère 2, qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. Tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. » Oui, sans doute, mais il y a des « hommes d'esprit » qui rencontrent tout d'abord et sans peine cette expression la seule bonne ; lui il la trouve souvent, mais il l'a cherchée; et il y paraît. Et voilà pourquoi son rang (il ne faut pas craindre d'en donner si l'on veut préciser en critique) a été bien marqué par Sainte-Beuve : tout proche des premiers prosateurs de notre âge classique, de Bossuet, de Mme de Sévigné, de Molière, de Saint-Simon, de Fénelon, — tout proche, — mais au-dessous.
Les mérites durables. — Ce qui n'empêche pas, du reste, tout au contraire, que le style de La Bruyère ne donne, encore aujourd'hui, au lecteur tant soit peu artiste un plaisir sinon très haut, du moins très savoureux et piquant. Les qualités qui nous y plaisent ont été dites plus d'une fois 3 : — cette variété, d'abord, dont nous venons de parler, qui s'évertue si joliment, si coquettement pour nous attirer et nous retenir, et qui, importante en toute espèce d'écrits, est essentielle en morale; — cette imagination qui se manifeste par des mots suggestifs ou imprévus 4; — cette concision heureuse, digne de La Rochefoucauld, de petites phrases dont les coups multipliés, et vite assénés sur l'esprit, y laissent une trace 5; — cette façon
1. On nous permettra de renvoyer, pour les textes à l'appui, à la Notice littéraire qui précède l'édition classique Hachette.
2. Chap. des Ouvr. de L'Esprit.
3. Cf. La Harpe, Suard, Henri Beyle, Nisard, Sainte-Beuve, Silvestre de Sacy, E. Faguet, Maurice Pellisson, etc. (Voir à la Bibliographie.)
4. « Le sot est automate, il est machine, il est ressorts; le poids l'emporte., c'est donc au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle; il est fixé et déterminé par sa nature et, si j'ose dire, par son espèce. » (De l'homme, 142.) -
5. « Il y a des âmes sales pétries de boue et d'ordure, etc. De telles gens
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de rejeter à la fin de la phrase, par un procédé bien connu, mais dont l'effet ne manque jamais, le mot important, le trait que rien n'annonce et ne prépare1; — surtout enfin, cette perception concrète des choses, ce discernement ingénieux des ressemblances matérielles, cette vision pittoresque, qu'on n'a peut-être pas encore assez louée. Car c'est la cause la plus réelle peut-être de l'agrément durable de la lecture de La Bruyère que cet art qu'il a de joindre à la formule abstraite d'une idée un détail physique qui la matérialise : « Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune ; elle n'est pas faite à cinquante; on bâtit dans sa vieillesse et l'on meurt quand on est aux peintres et aux vitriers 2 ».
« L'on ne se rend point sur le désir de posséder et de s'agrandir : la bile gagne et la mort approche qu'avec un visage flétri et des jambes déjà faibles, l'on dit : ma fortune, mon établissement 3. »
Et de même ce qui fait, quoique le genre soit démodé, la vitalité de ces « caractères », où, à l'aide de traits recueillis de çà de là, on essaie un peu artificiellement de bâtir un homme, c'est qu'ils sont, comme on dit en peinture, « amusants » ; c'est que, malgré l'élément de convention qui s'y mêle, il y a toujours quelque chose de « vu » ; que parfois même cette part du réel est si large qu'elle donne à ces composés une vraie vie : tel ce Phédon 4 immortel, dans sa tristesse grotesque, que n'eût pas incarnée sous une forme plus saisissante le plus âpre de nos caricaturistes modernes.
Et certes, ce goût, ce soin de peindre juste ne sont pas du pur XVIIe siècle. Sans doute le pittoresque, le réalisme même n'ont point manqué à la richesse, bien plus diverse qu'on ne le croit communément, de notre âge classique5, et à côté de Corneille et de Pascal, il y a eu Scarron et Théophile. Il n'en est pas moins vrai qu'entre 1635 environ et 1700 la recherche de la
ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent. » (De l'homme.)
1. De quelques usages, 31.
2. Des biens de fortune, 40.
3. Ibid., 51.
4. Ibid., 83.
4. Juta., o.J..
5. Cf. A. David-Sauvageot, Le Réalisme et le Naturalisme dans la Littérature et dans l'Art, p. 127 et suiv.; Deschanel. Le Romantisme des classiques.
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couleur matérielle et le regard attentif à la réalité physique sont des exceptions, — exceptions que les maîtres classiques n'autorisent pas lors même que, par cas, leur goût supérieur se hasarde aux plus incontestables audaces, car ces audaces sont par eux si pudiquement voilées, si adroitement fondues que les contemporains ne paraissent pas les y avoir vues et que la postérité est toute surprise de les découvrir. — La Bruyère est le premier écrivain de l'école classique qui tout en acceptant et en défendant, au besoin, les traditions officielles de correction et de noblesse, ne craigne pas d'y manquer, et qui fasse, publiquement, la part très large au souci réaliste. Par ses opinions littéraires, il est, d'ordinaire, le collaborateur et l'associé de Boileau Despréaux; au moins dans l'ensemble son chapitre des Ouvrages de l'esprit parait une succursale de l'Art poétique ; et d'une façon générale, on peut dire qu'il adopte et défend tous les articles essentiels du credo littéraire de la génération à laquelle il appartient par son âge, celle de Bacine, de Boileau, de Bouhours; — mais, par sa pratique, il annonce déjà d'une façon remarquablement nette les tendances des générations suivantes2, celles de Dancourt, de Saint-Simon, de Le Sage, de Montes- quieu, de Marivaux. « Heureux homme que La Bruyère! disait Sainte-Beuve; — son talent regarde deux siècles; sa figure appartient à tous les deux. Il termine l'un; on dirait qu'il commence et introduit l'autre. »
Et c'est aussi à cette conclusion que nous mène en dernière analyse l'étude de la méthode et des idées morales de La Bruyère.
Le moraliste. — La différence entre les « Caractères » de La Bruyère et les « Maximes » de La Rochefoucauld. — Le plan des « Caractères ». —
Mais il convient d'abord de distinguer fortement, à ce double point de vue de la méthode et des idées, le livre des Caractères de celui des Maximes. Ce ne sont plus ici les réflexions bornées d'un frondeur en retraite qui ne veut voir et décrire le monde
1. Je dis d'ordinaire et dans l'ensemble, parce que là aussi, dans les théories littéraires de La Bruyère, il y a un mélange curieux de tendances contradictoires, l'une très conservatrice, et parfois même un peu rétrograde; l'autre novatrice, libérale et large.
2. « Sa manière d'écrire est toute nouvelle », disait Ménage.
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qu'à travers ses expériences et ses mésaventures. Voilà le vrai livre de morale, celui que les gens du moyen âge eussent nommé le « trésor de bonne science », celui où tout le monde, tous les états, tous les âges peuvent trouver leur compte, celui où sont touchées, sinon traitées, toutes les questions auxquelles peut donner lieu la vie sociale : morale, littérature, richesse, femmes, mode, politique, religion. On sent l'observateur consciencieux qui traite vraiment comme une science, délicate et complexe, la connaissance de l'homme et qui ne prétend pas la résoudre par une formule unique, applicable à tous les cas. On sent l'homme qui à cette science a consacré entièrement, religieusement, tous les loisirs d'une vie studieuse1.
D'abord il philosophait dans la solitude et l'indépendance d'un véritable homme de lettres; puis il se trouve appelé, par
1. De cette vie de La Bruyère, il n'y a rien à dire ici que ce qui importe à l'appréciation de son œuvre, c'est-à-dire très peu. Sa biographie est d'ailleurs assez pauvre. Tout ce qu'on en peut savoir a été patiemment réuni et très ingénieusement mis en œuvre par M. Servois dans la Notice biographique de l'édition de la collection des Grands Écrivains. — La Bruyère naît à Paris en 1645, d'une bonne famille bourgeoise. Reçu avocat au Parlement, il abandonne à vingt-huit ans le barreau et achète en 1673 un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. Mais il continue à résider à Paris. En 1684, probablement sur la présentation de Bossuet, il devient l'un des maîtres chargés de l'instruction du jeune duc de Bourbon, petit-fils de Condé. En 1687, il fait imprimer chez le libraire Michallet, auquel il abandonne le profit de l'édition, une traduction des Caractères du moraliste grec Théophraste, suivie des Caractères ou mœurs de ce siècle. Le livre paraît en 1688 avec un grand succès (trois éditions dans la même année). Le succès enhardit La Bruyère; il écrit de nouvelles réflexions et de nouveaux portraits et fait paraitre en 1689, 1690, 1691, 1692, 1694, cinq nouvelles éditions toutes augmentées et remaniées. La première contenait 420 articles ; la dernière 1120 (cf. Notice bibliogr. de M. Servois, p. 125). L'éducation du duc de Bourbon terminée (en 1685), La Bruyère reste attaché au père en qualité de « gentilhomme » de sa maison et apparemment aussi de secrétaire ou bibliothécaire. Il se présente à l'Académie française, inutilement, en 1691. Il est reçu en 1693, grâce à l'appui de Racine et de Boileau, ses amis, et à l'intervention du secrétaire d'État Pontchartrain. Reçu le 15 juin 1693. il prononce un Discours qui fait sensation. C'était le fort de la querelle des Anciens et des Modernes. La Bruyère ne loua que les partisans des Anciens, Racine, Bossuet, etc., et insista sur les louanges de Boileau, dont les victimes étaient nombreuses à l'Académie. De là des attaques très vives, dirigées par le Mercure galant et par Fontenelle contre La Bruyère, qui répond par la publication de son Discours précédé d'une préface assez agressive (1694), dans la 8e édition des Caractères. Quelques jours avant que parût la neuvième, La Bruyère mourut subitement à Versailles, le 11 mai 1696, laissant inachevés des Dialogues sur le Quiétisme, dont l'authenticité à été suspectée; le théologien qui les édita en 1698, Ellies du Pin, se déclarait l'auteur des deux derniers; peut-être avait-il remanié les autres.
Les Caractères furent probablement entrepris vers 1670 (Servois, Notice, p. xcn). -'- -'--- j..
2. Sur le goût de La Bruyère pour la vie intellectuelle retirée, voir chap. du Mérite personnel, 12; des Jugements, 104 et 109, et les renseignements donnés sur lui par Dom Bonaventure d'Argonne, son maladroit ennemi, ouvr. cité, p. 418, n. 6.
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le hasard des circonstances, à voir de près, sur les sommets les plus hauts, la société de son temps. Précepteur du petit-fils de Condé1, hôte de Chantilly, pouvant frayer avec tout ce que la cour, l'armée, l'église, la magistrature, la « ville » comptaient de plus illustre, il a profité de cette situation privilégiée pour « contempler », pour étudier à l'aise ce grand monde qui est alors dans tout son éclat. Il a noté au jour le jour les impressions reçues des hommes et des choses, et ces notes, récoltées au hasard des rencontres, ont fini, en s'accumulant, par faire un amas considérable. Considérable et bizarre, très composite, très bariolé, comme la matière humaine elle-même et comme la vie mondaine qui en avait fourni les éléments. Dans ce « journal de bord », où il y avait de tout, La Bruyère eût sans doute pu, tout comme un autre, mettre de l'ordre, ne prendre que ce qui se fùt adapté avec telle ou telle idée abstraite et dogmatique sur la nature de l'homme ou sur le but de la vie, trier ses matériaux pour composer soit un traité de philosophie, soit un recueil plus réduit et consacré à la démonstration d'une thèse spéciale et restreinte, telle que celle de La Rochefoucauld. C'est ce qu'il ne fit pas. Il se contenta de grouper selon leurs rapports, pour la commodité de la lecture et de la recherche, sous certains titres larges et généraux, les documents de ce long voyage d'exploration psychologique.
Point d'ordre rigoureux et étroitement subdivisé; à tel point même que telle maxime a pu, sans inconvénient, voyager, à travers les éditions successives des Caractères, d'un chapitre à l'autre. Point d'idée unique et dominante, point d'ensemble, point de système; et si les pédants de son siècle lui ont reproché ce désordre comme une incorrection2, si les philosophes du nôtre3 ont blâmé le manque d'unité de son livre comme une
1. La Bruyère avait pour collègues plusieurs jésuites. il était pour sa part chargé de l'histoire, de la géographie et des institutions de la France. Quelquesunes de ses lettres, et d'assez intéressantes, se rapportent à cette instruction.
(Voir l'édition Servois, t. 11.) Intelligent, mais indocile et malfaisant, l'élève ne dut donner que peu de satisfaction au maître.
2. Le Mercure galant (cahier de juin 1693) : « L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. »
3. Taine en particulier (voir à la Bibliographie).
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marque de conception faible, — ni le public de son temps, ni les lecteurs des générations suivantes ne lui en veulent, je gage.
Car ce que le livre a pu perdre en profondeur, il l'a gagné probablement en sincérité et en intérêt, sûrement en exactitude et en richesse. Je veux bien cependant que ceux-là le regrettent qui aiment les thèses et les synthèses, qui goûtent les explications audacieuses et veulent à tout prix des solutions décisives; — mais par contre on saura gré à La Bruyère de sa modestie, et de n'avoir pas cherché à présenter, comme Montaigne, La Rochefoucauld et Pascal, « un corps d'idées liées et précises sur la fin de l'homme, sur ses facultés et sur ses passions », si l'on estime que « ces corps d'idées » sont d'une valeur bien subjective, bien transitoire et contestable, que la meilleure philosophie est celle que chacun se fait soi-même, et le meilleur moraliste celui qui nous offre, non des constructions aventureuses, mais des données positives, des faits bien observés, des expériences qui étendent et nourrissent la nôtre. Au lieu de nous servir les hypothèses de sa philosophie, La Bruyère a préféré nous jeter à pleines mains les résultats de ses enquêtes. Tant mieux.
Le but moral. — Non pas cependant qu'il n'ait un but, s'il n'a pas de système. Et ceci encore le distingue de La Rochefoucauld : — sa conception très élevée du rôle qu'il doit remplir.
— Il est convaincu qu'il peut être utile et il veut l'être, et il ose le dire : « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule. S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre et qu'il y a de l'esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée; il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. » On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction et si « de corriger les hommes est le succès que l'on doit le moins se promettre », c'est pourtant « l'unique fin que l'on doit se pro-
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poser en écrivant ». Il est à craindre que ces ambitions-là n'aient jamais hanté l'esprit de La Rochefoucauld, et que ce portraitiste très désillusionné de l'incurable nature humaine n'eût souri des chimères d'un confrère assez naïf pour croire à la morale une vertu réformatrice.
L'inspiration chrétienne. — Aussi bien y'a-t-il entre La Rochefoucauld et La Bruyère une dernière différence, — la différence de l'incrédule au chrétien.
Non pas, assurément, que les Caractères aient un dessein religieux marqué et une intention d'édification, comme La Bruyère pourtant l'a prétendu, lorsque, dans la Préface apologétique de son Discours à l'Académie, il embrasse vivement l'opinion des « personnes de piété » 1 qui avaient découvert dans son livre une démonstration indirecte du christianisme et un supplément des Pensées de Pascal. La Bruyère eût été bien embarrassé de montrer dans la plupart des réflexions ou des portraits qui composent son ouvrage cette préoccupation, qu'il se laisse attribuer par ses dévots amis, de « démontrer le faux et le ridicule des objets des passions et des attachements humains » et de « rétablir dans les esprits des hommes la connaissance de Dieu ».
En fait il n'avait pas songé d'abord à ce sens de son œuvre; tout au contraire, dans le Discours sur Théophraste 2, qui servait d'introduction à son propre ouvrage comme à sa traduction du moraliste ancien, il spécifiait nettement que son dessein se distinguait tout autant de celui de Pascal que de celui de La Rochefoucauld. La vérité est qu'il ne s'avisa d'adopter cette interprétation 3, que comme une arme excellente contre les attaques de ces ennemis perfides, qui l'accusaient d'une médisance très peu chrétienne et ne craignaient même pas d'intéresser contre cette satire contraire aux « bonnes mœurs. la piété du roi 4 ».
Mais si les Caractères ne sont à aucun titre un ouvrage de
1. Préface du Disc, à l'Académie, édit. Servois, t. II, p. 445-446.
2. Édit. Servois, t. I, p. 29.
3. La préface du Disc, à l'Académie, où se trouve le passage que nous venons de citer, est de 1694,et ce n'est aussi que dans le dernier remaniement (8e édition, 1694) de sa Préface, qu'il parle avec une gravité mystérieuse des - raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres » des Caractères et d'une certaine - suite insensible » des réflexions qui les composent.
4. Article cité du Mercure galant.
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philosophie chrétienne, ils n'en sont pas moins inspirés d'un bout à l'autre d'un spiritualisme très solide et très ardent. Non seulement La Bruyère croit au devoir et à la liberté, mais il est assez profondément convaincu de l'existence de Dieu pour déclarer que « l'athéisme n'est point », que l'incrédulité « libertine » vient du « libertinage » réel des mœurs, et que ceux qui nient Dieu « ne méritent pas qu'on s'efforce de le leur prouver » 1.
Il est chrétien avec autant de sérénité qu'un Nicole ou qu'un Bossuet; par là encore, il porte nettement la marque de ces générations de la bourgeoisie française venues au monde au milieu même du XVIIe siècle, dans le moment où la régénération catholique donnait tous ses effets, et formées dans tous les collèges, qu'ils fussent universitaires, oratoriens ou jésuites, par une éducation éminemment religieuse.
La hardiesse de la. satire sociale dans les « Caractères ». — Et puis, à côté de ces traits qui sont tout à fait du vrai et pur et central « XVIle siècle », des disparates étranges.
Tout d'abord la façon dont il parle des courtisans, des nobles, des « grands » 2. Il est assurément impossible de les mépriser plus, de les honnir, de les ravaler avec plus d'acharnement, et plus d'audace. Quand il parle d'eux, les images les plus violentes, les railleries les plus outrageantes abondent sous sa plume, d'ordinaire si discrète. C'est plus qu'une satire, c'est un réquisitoire, et qui fait songer parfois le le&teur stupéfait aux diatribes de la fin du XVIIIe siècle.
Sans doute ces colères ne sont pas inspirées uniquement par une animosité toute théorique, et par des raisons ou des sentiments de philosophie. Il est incontestable que des rancunes personnelles s'y mêlent. « Domestique » dans une très grande famille, mais où l'on ne ménageait guère ni les avanies, ni même les brutalités aux familiers qu'on estimait le plus, il a dû avoir fort à faire pour se défendre par la fierté et la raideur contre les familiarités dangereuses de ses maîtres. A ce grand monde dont il n'avait pas besoin, — il était enchaîné soit par l'attrait de la grâce élégante qui en rachetait à ses yeux la corruption
1. Voir le chapitre des Esprits forts, passim.
2. Voir, passim, les chapitres du Mérite personnel, des Biens de fortune, de la Ville, de la Cour, des Grands, du Souverain, de l'Homme et de Quelques usages.
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et par les séductions de ces hommes et de ces femmes qui pouvaient, certes, n'avoir « point d'âme », mais qui avaient quelquefois bien de l'esprit, — soit par cette espèce d'attachement de l'observateur aux objets qu'il étudie et qu'il ne peut se décider à quitter. En tout cas il a payé chèrement — l'accent de ses confidences le prouve — la rançon de cette captivité volontaire.
Il a souffert non seulement pour les autres, mais pour lui, des défauts choquants ou odieux de ses maîtres, de leurs injustices, de leurs ignorances, de leur égoïsme naïf et énorme, de leur cruauté ingénieuse et amusée dans la malfaisance, et dès lors il ne serait pas exact d'attribuer à ses invectives la valeur de protestations uniquement intellectuelles contre un état de choses dont l'iniquité lui serait apparue d'une façon abstraite. Il faut tenir compte de la passion intéressée qui s'y mêle 1.
Aussi bien y a-t-il chez lui quelque chose de plus notable encore que cette sévérité pour les « grands », c'est sa sympathie pour les petits. Qu'un homme de mérite et de cœur, susceptible et fier 2, ait frémi de sa servitude et se soit vengé de ses humiliations en médisant de maîtres indignes, on se l'explique; mais qu'il ait eu au moins l'idée de chercher en bas des consolations, qu'il n'ait pas oublié ou méprisé les dessous grossiers et rebutants de la société française autant qu'il en détestait les supériorités vicieuses, qu'il ait découvert le peuple, puis qu'il l'ait estimé et aimé, voilà qui n'est point banal au XVIIe siècle. Et même ce « peuple », dont il est si peu question dans la haute littérature du temps, La Bruyère, quand il en parle, n'est pas exempt de ces illusions optimistes que l'on est tenté de croire propres au siècle suivant. Certes Diderot n'aurait pas désavoué ce parallèle violent3 entre les grands, tout méchants, et l' « homme du peuple, qui ne saurait faire aucun mal », cette glorification presque enthousiaste de la « grossièreté » ingénue et candide, cet hymne en l'honneur du vulgaire, de qui l'impolitesse ne cache qu'un « bon fond », tandis que les dehors brillants des classes élevées recouvrent forcément « une sève maligne et corrompue ».
1. Des Grands, 7, 8, 14, 26, 29, 30, 51, 52; De l'Homme, 15, 155; etc.
2. Sur le caractère de La Bruyère, tous les textes contemporains qui peuvent nous renseigner sont réunis dans la Notice biographique de M. Servois.
3. Des Grands, 25.
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En outre, ce n'est pas uniquement aux personnes ou aux castes qu'il s'attaque. C'est aux institutions. Il ne se contente pas de signaler et de poursuivre les ridicules et les vices attachés à la condition aristocratique ; il bat en brèche le principe même de l'aristocratie : « Nous sortons sans doute tous du frère et de la sœur. Les grands ne doivent point aimer les premiers temps; ils ne leur sont point favorables 1. » Et avec une pénétration singulière il montre l'abdication volontaire de la noblesse toute aux chiens, aux chevaux, aux vins, aux femmes, et abandonnant non seulement les affaires publiques, mais ses affaires privées au Tiers État qui la supplante jusque chez elle, et qui lui fournit des intendants accapareurs comme au roi des ministres tout-puissants. Et de même pour le clergé. La Bruyère songe moins à se railler pour rire « de ce garçon si frais, si fleuri, seigneur d'une abbaye et dix autres bénéfices », qu'à proclamer avec indignation le scandale de ces richesses ecclésiastiques qui insultent à la misère d'innombrables « familles indigentes, sans habits et sans pain » 2. Il a, contre les « directeurs de conscience », toutes les épigrammes ordinaires des satiriques plus ou moins gaulois, mais c'est encore la direction même, c'est-à-dire l'influence du prêtre sur la vie privée, qu'il dénonce avec une vigueur toute laïque 3. Et de même pour la magistrature. Il critique, comme il n'est guère de moraliste qui ne l'ait fait, les faiblesses et les travers des magistrats ; mais ce que les moralistes ne faisaient pas, c'était de blâmer ouvertement la façon défectueuse dont la magistrature se recrutait 4, ce fait qu'il suffît de la « consignation » du prix d'une charge pour faire un juge, qu'il n'y fallût nulle aptitude ou préparation, et que le droit « de décider souverainement des vies et des fortunes des hommes »
se donnât à prix d'argent. Ses observations 5 sur le formalisme de cette justice, qui n'a rien de commun avec l'équité, sur les aberrations singulières de la « conscience des praticiens », sur l'insécurité des innocents qui sentent peser sur eux l'arbitaire, sur la stupidité barbare de la torture, vont bien au delà des
1. Des Grands, 47.
2. Des Biens de fortune, 26.
3. Des Femmes, 42.
4. De quelques usages, 48.
5. Ibid., 41-55.
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plaisanteries traditionnelles des fabliaux et des comédies sur les Perrin Dandin 1.
Et elle s'étend plus loin et monte plus haut, cette franchise courageuse. Elle ose toucher aux fautes et aux erreurs du souverain. Bien entendu qu'elle prend d'abord la précaution de mettre hors de cause la personne même de Louis XIV, et cela, sur un ton d'admiration si chaud 2 que vraiment on peut le croire sincère et admettre que La Bruyère n'imputait pas à l'homme les excès du régime. Il est vrai aussi que c'est moins au monarque qu'aux grands qu'elle reproche d'ordinaire ces excès : c'est, par exemple, aux flatteurs pernicieux qui entourent les trônes qu'elle se plaît à imputer la doctrine révoltante (à laquelle pourtant Louis XIV lui-même adhérait volontiers) de la domination absolue des rois, « sans égards, sans compte, ni discussion3 », sur les personnes et les biens de leurs sujets. Mais ailleurs, l'allusion, l'interpellation au monarque lui-même est bien directe. Vraiment, si l'on avait fait lire à Louis XIV ces passages des Caractères où « la faveur des princes 4 » est appréciée avec tant d'irrévérence, où La Bruyère perce à jour et discrédite ces favoris d'une indignité tellement notoire que la fortune paraît leur être arrivée « comme un accident » dont eux-mêmes ils sont d'abord ahuris; qui, ensuite, « donnent le dernier dégoût aux honnètes gens par leur fatuité et leurs fadaises », et ne parviendront jamais à s'imposera l'opinion publique, écueil fatal de leur fortune scandaleuse; qui enfin « déshonorent sans ressource ceux qui ont pris quelque part au hasard de leur élévation »; — j'imagine que le protecteur, l'inventeur de Barbezieux et de Chamillart, de Villeroy et de Marsin n'aurait pas eu de peine à se sentir touché, et qu'il eût, dans son bon sens, répondu comme son arrière-petit-neveu \JL Louis XVI quand on lui lut le Mariage de Figaro. Des passages comme ceux-là sont difficiles à concilier, il faut qu'on l'avoue,
1. Je ne parle pas des attaques de La Bruyère contre les traitants (voir spécialement le chapitre des Biens de fortune); cela, ce n'était pas une hardiesse.
Ce n'est qu'un peu plus tard que les hommes de finance auront assez de crédit pour essayer de se faire respecter officiellement. (Affaire de la représentation de Turcaret.)
2. Du Souverain, 35.
3. Ibid., 28.
4. Des Jugements, 6, 61; De la Cour, 84; Du Souverain, 17-23.
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avec les belles phrases du portrait de Louis XIV où La Bruyère célèbre en lui un infaillible « discernement des esprits, des talents et des complexions pour la distribution des postes et des emplois » 1.
Et, sans doute, le panégyrique enthousiaste que fait La Bruyère de la liberté athénienne2 n'est point un motif suffisant pour lui attribuer des aspirations républicaines. Il n'y a là, selon toute apparence, que l'admiration fervente de tous les humanistes du XVIIe siècle pour les institutions de l'antiquité classique, et l'on doit se souvenir que Bossuet lui-même a éloquemment glorifié la liberté grecque et romaine. Mais il s'en faut cependant que la foi monarchique de La Bruyère ait la même intensité que celle de Bossuet. Bossuet, tout en admettant la légitimité de toutes les formes de gouvernement, donne sans hésitation la préférence à la monarchie ; La Bruyère, après avoir « parcouru sans la prévention de son pays toutes les formes de son gouvernement, avoue qu'il ne sait à laquelle se tenir », juge qu'il y a « dans toutes le moins bon comme le moins mauvais », conclut que « le plus raisonnable et le plus sûr est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes et de s'y soumettre » 3. Ce royalisme de raison, et nuancé d'une certaine ironie, est fait pour donner à réfléchir, surtout quand on exprime avec autant de gravité et de profondeur que La Bruyère « ce que ce régime, qui mettait un peuple entre les mains d'un homme avait d'inquiétant pour le sens commun »4 : Si c'est trop 5 de se trouver chargé d'une seule famille, si c'est assez d'avoir à repondre de soi seul, quel poids, quel accablement que celui de tout un royaume! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que semble donner une puissance absolue, par toutes les prosternations de ses courtisans? Je songe quelquefois aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique: je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin; je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est entre ses mains et que toute ignorance ne
1. Du Souverain, 35. — Cf. ce que dit La Bruyère de la gloire militaire, et de la sottise de la guerre (Du Souverain, 9; Des Jugements, 119), et qui est aussi fort au moins que le Télémaque.
2. Discours sur Théophraste.
3. Du Souverain, 1.
4. Maurice Pellisson, La Bruyère, p. 91.
5. Du Souverain, 34.
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l'excuse pas; et je me dis à moi-même : Voudrais-je régner?. N'est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d'être né roi?
En somme, quand après une lecture de La Bruyère on rassemble ainsi en un faisceau les réflexions sur la société de son temps qu'il a dispersées — peut-être à dessein — dans son livre; quand on considère ensemble tant d'idées pénétrantes et de sentiments hardis, on ne peut s'empêcher de lui donner une place tout à fait à part au milieu des penseurs du XVUC siècle. Il partage bien des préjugés de ses contemporains; il tient à son milieu et à son temps par bien des liens qu'il ne songe point à couper; et puis, en d'autres moments, on croirait entendre, je ne dis pas Duclos ou Le Sage, mais Voltaire, ou Rousseau, ou Beaumarchais. Ne faisons point de lui un libre penseur, cela est de toute évidence, ni un révolutionnaire. Mais est-ce trop de voir en lui, à beaucoup plus juste titre qu'en Fénelon, Boisguillebert ou Vauban, et avant eux, le précurseur troublé d'une révolution pressentie?
Influence de La Bruyère au XVIIIe siècle. — Et c'est ainsi que la pensée de La Bruyère, tout autant que son style, explique l'influence qu'il eut sur le XVIIIe siècle. Ce ne sont pas seulement les imitations plus ou moins plates des Caractères 1, multipliées par la génération suivante, qui prouvent le retentissement durable et la survie de ce livre ; ce sont les ressouvenirs visibles que les penseurs et les écrivains de tout ordre en laissent voir dans les âges suivants. On a cherché dans les Amusements comiques de Dufresny l'idée première des Lettres persanes, qui sait si elle ne serait pas tout simplement dans une réflexion du chapitre des Biens de Fortune? 2 « Le Sage est du La Bruyère en action », dit avec raison Sainte-Beuve. Mme de Lambert l'imite,
1. On en trouvera une liste abondante dans un appendice de la Notice bibliographique de M. Servois, t. III, p. 179 et suiv. Citons seulement les principaux: Caractères de l'honnéte homme et de l'homme chrétien, 1690; Réflexiom sur les défauts d'autrui, par l'abbé de Villiers, 1690; Nouvelles réflexions, par l'abbé du Vernage, 1690; Les caractères naturels des hommes, par l'abbé Bordelin, 1692; Réflexions sur les défauts ordinaires des hommes et sur leurs bonnes qualités, par l'abbé Goussault, 1692; Portraits sérieux, galants et critiques, par Brillon, 1696; Ouvrage nouveau dans le goût des Caractères de Théophraste et des Pensées de Pascal, par le même, 1697; Suite des Caractères de Théophraste et des mœurs de ce siècle, 1700, chez Michallet, qui essaya de faire passer ce livre pour une œuvre de La Bruyère; le Théophraste moderne, par Brillon, 1700, etc.
2. La réflexion qui porte le n° 7L
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et toutes les femmes cultivées le liront jusqu'au moment où j Rousseau leur fera une morale plus passionnée. L'abbé Tru- blet, qui fut un oracle, le mettait au-dessus de Molière. Le prince de Ligne le prisa comme Vauvenargues, Delille comme Mari- : vaux. Et nous n'aurions pas à nous étonner si en feuilletant les discours politiques de la Révolution française, nous trouvions, dans la bouche de quelque conventionnel lettré, La Bruyère cité à côté de Fénelon, comme l'un des « patriotes » de l'ancien régime à qui le monde nouveau pouvait faire grâce.
BIBLIOGRAPHIE
1. La Rochefoucauld. — A. TEXTES. 1° Manuscrits. — Il paraît n'exister actuellement qu'un seul manuscrit autographe (ou presque complètement autographe) des Maximes, celui que M. Henri Régnier (cf. ci-dessous) appelle le ms. de Liancourt, du château où il se trouve depuis 1870. Plusieurs autres copies, toutes différentes les unes des autres, sont conservées soit à la Bibl. nat. (copie de 1663), soit dans des bibliothèques particulières. — Il n'y a que des copies pour les Réflexions diverses. De plus, un certain nombre de maximes se lisent dans les lettres autographes de La Rochefoucauld, conservées dans les mêmes endroits, spécialement dans les portefeuilles de Vallant. (Voir pour plus de détails la Notice bibliogr. de MM. Ad. et Henri Régnier dans le très important appendice du tome 1 de l'édition des Grands Écrivains.) 2° Imprimés. — Première édition des Maximes, 1665. (Cf. les notices et les notes de l'édition Gilbert, Gourdault et Régnier; et Aulard, Bulletin de la Faculté des lettres de Poitiers, 1883.) La dernière édition publiée du vivant de l'auteur est de 1678. — Réflexions, sentences et maximes morales, avec des notes politiques et historiques par Amelot de la Houssaye, 1714; — avec des observations de l'abbé Brotier, 1789. — Œuvres inédites de La Rochefoucauld, p. par E. de Barthélemy, 1863. — Réflexions, sentences et maximes morales, éd. G. Duplessis, 1853; — éd. Louis Lacour, 1868. — Réimpression de l'Édition subreptice des Maximes, parue à la Haye en 1664, par Alphonse Pauly, 1883. — Éd. Gilbert, Gourdault et Henri Régnier, édition critique des Œuvres complètes de La Rochefoucauld, dans la collection des Grands Écrivains de la France (1868-1883), avec introduction, notices, notes, variantes et lexique.
B. OUVRAGES D'HISTOIRE ET DE CRITIQUE. — Sainte-Beuve, Portraits de femmes (1840) ; Causeries du Lundi, t. XI (1853); Nouveaux Lundis, t. V (1863); La Rochefoucauld et La Bruyère, 1842 ; Port-Royal, passim. — Walckenaer, Mémoires touchant la vie et les écrits de Mme de Sévigné, 1845-65, 6 vol. —
Victor Cousin, La société française au XVIIe siècle; — La jeunesse de Mme de Longueville et Madame de Longueville pendant la Fronde ; — Mme de Chevreuse; — Mme de Sablé (1854-1869). — H. Taine, art. de 1854 dans les Nouveaux Essais de critique et d'histoire. — Alexandre Vinet, Moralistes des XVIe et XVIIe siècles, 1859. — Silvestre de Sacy, Variétés littéraires, t. 1 (sur cet article, voir Sainte-Beuve, Lundis, t. XIV). — G. Levavasseur, La Rochefoucauld, 1862. — Prévost-Paradol, Études sur les
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moralistes français, 1865. — A. Willems, Étude sur la première édition des Maximes (éd. de 1664), 1879, réimprimée dans l'Appendice de l'éd.
Gilbert-Régnier citée ci-dessus. — Comte d'Haussonville, Madame de La Fayette, 1881. — A propos d'un exemplaire des maximes (Rev. des Deux Mondes, 1er sept. 1890). — E. Deschanel, Pascal, La Rochefoucauld, Bossuet, 1885. — Rahstede (H.-G.), Studien zu La Rochefoucauld's, Leben und Werken, Brunswick, 1888. — W. Hasbach, La Rochefoucauld und Mandeville (dans le Jahrbuch de Schmoller, t. I, Leipzig, 1890). — J. Bour- deau, La Rochefoucauld (collect. Hachette des vies des Grands Écrivains français), 1895. — F. Hémon, La Rochefoucauld, 1896.
D. Nisard, Hist. de la littérature française. — Lottheissen, Geschichte der franzôsischen Litteratur im XVIIIten Jahrhundert. — E. Faguet, Les grands maîtres du XVIIe siècle. — Paul Janet, Les caractères et les passions dans la littérature française au XVIIe siècle.
II. Eu Bruyère. — A. EDITIONS. — Première édition (les Caractères de Théophraste traduits du grec avec les caractères ou les mœurs de ce siècle, 1688, in-12). — Huitième et dernière édition publiée du vivant de l'auteur, 1694; neuvième (postérieure de quelques jours seulement à sa mort), 1694.
Éditions de Coste, Amsterdam, 1731 (souvent réimprimée); — de Walckenaer, 1845 ; — de A. Destailleur, 1854; — de Ch. Asselineau, 1871 : — de A. Chassang, 1876.
Édition critique des œuvres complètes (Caractères, Dialogues sur le Quié- tisme, Discours à l'Académie fraI aise, Lettres), par G. Servois, avec introduction, variantes, notices, un commentaire perpétuel (contenant et discutant les Clefs du XVIe et du XVIIIe siècle) et un lexique, Paris, Hachette, 18651878, 3 vol. in-8.
B. OUVRAGES D'HISTOIRE ET DE CRITIQUE. — L'abbé d'Olivet, Éloge de La Bruyère (1729). — Suard, Notice sur La Bruyère (1782), dans le tome II de ses Mélanges littéraires. — Stendhal, Du style (1812), imprimé à la suite de Racine et Shakespeare. — Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I (1836); Nouveaux Lundis, t. 1 (1861) et t. X (1866;, et ouvrage cité (Bibliogr. de La Rochefoucauld, B). — Cabocha, La Bruyère (thèse de doctorat), 1844. —
Walckenaer, Étude et remarques sur La Bruyère et sur son livre (cf. plus haut, l'édition). — Silvestre de Sacy, ouvr. cité (articles de 1845 et 1855).
— Hémardinquer, le commentaire très littéraire de l'édition classique Delagrave. — Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire (article de 1854).
— Vinet, ouvr. cité (Bibliogr. de La Rochef., B). — G. Servois, Notices, notes et appendices de l'édition citée ci-dessus. — Prévost-Paradol, Les moralistes français, 1865. — Edouard Fournier, La comédie de La Bruyère, 1866 (2 vol.); sur ce livre, voir Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. X. —
Rahstede (H.-G.), Ueber La Bruyère und seine Charaktere, biogr.-krit.
Abhandlung, Oppeln, 1886. — E. Allaire, La Bruyère dans la maison de Condé, 1887, 2 vol. — Paul Janet (ouvr. cité ci-dessus). — A. Rébelliau, Notice littéraire dans l'édit. classique Hachette (4e éd., 1896). — Maurice Pellisson, La Bruyère, 1892. — Jules Lemaltre, Figurines (dans le Temps du 30 déc. 1893). — É. Faguet, ouvr. cité ci-dessus.
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CHAPITRE VIII
FÉNELON 1
I. — Les débuts de Fénelon.
Les origines de Fénelon. — François de Salignac de Lamotte-Fénelon est né au château de Fénelon, dans le Périgord, le 6 août 1651. Par sa naissance même il est de la seconde moitié du siècle. Son père s'était marié deux fois. Il est un enfant du second lit, fils chétif et chéri d'un vieillard. Il resta jusqu'à sa douzième année dans le château paternel, confié aux soins d'un précepteur qui devait être, comme nous dirions aujourd'hui, un excellent humaniste. La passion de Fénelon pour l'antiquité semble, d'après sa correspondance, remonter à son éducation même. A part ce trait, son éducation n'eut rien de notable, et un de ses biographes, le P. Querbeuf, observe finement qu'elle n'en fut peut-être que meilleure. En somme nous avons peu de renseignements sur les premières années de Fénelon. La psychologie contemporaine, habituée à chercher le grand homme dans l'enfant, est ici déçue.
Nous savons toutefois qu'il est de haute noblesse. Fénelon a un sentiment très fier de cette naissance et de ce qui lui est dû, indépendamment de ce qui est dû à sa personne et à ses fonctions. En 1694, il écrit à son frère qui sollicitait un honneur
1. Par M. Raymond Thamin, docteur ès lettres, professeur au lycée Condorcet.
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réservé à la haute noblesse : « Vous pouvez dire, ce qui est vrai, que nous avons eu dans notre famille plusieurs gouverneurs de provinces, des chambellans de rois, des alliances avec les premières maisons de nos provinces, un chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, des ambassades dans les principales cours, et presque tous les emplois de guerre que les gens de condition avaient autrefois. C'est sans doute beaucoup plus qu'on n'en demande à bien des gens à qui on accorde les honneurs. Ce qui est encore plus décisif est que Sa Majesté a eu la bonté de me les accorder pour la table et pour les carrosses de nos princes 1. » Il n'était pas alors archevêque, et le titre de précepteur du duc de Bourgogne n'eût pas suffi à lui procurer l'honneur de manger et d'être porté en voiture avec son élève.
Il y a du grand seigneur dans Fénelon, et M. Brunetière oppose ce grand seigneur à Fléchier, le fils de l'épicier de Pernes, à Massillon, le fils du notaire d'Hyères, et à Bossuet, le fils du conseiller de Metz.
Mais si Fénelon appartient à la noblesse, il appartient à la noblesse pauvre. « C'était., dit Saint-Simon, un homme de qualité qui n'avait rien 2. » Sa correspondance de famille est encombrée de comptes visiblement difficiles à régler. Parmi ces comptes, il y a, à la lettre, jusqu'à un compte de blanchisseuse3. Il avoue n'avoir pas de quoi vivre dans un temps où il est précepteur du petit-fils de Louis XIV4. Il veut avant tout faire honneur à ses affaires et ne rien faire perdre à qui que ce soit, et il procède à d'incessantes réductions sur son train de maison. On comprend dès lors que la nomination à l'archevêché de Cambrai, venant mettre un terme à tous ces embarras, ait été accueillie par la famille de Fénelon non seulement comme un grand honneur, mais comme une bonne aubaine, et comme le moyen attendu de tenir enfin son rang. On comprend aussi qu'un certain souci de parvenir se trahisse au moins dans ces confidences entre Fénelon et les siens. Lorsque commence l'affaire du quiétisme, on lui recommande avec soin de ne point
1. Fénelon, lettre du 1) juillet 1694, édit. Lebel, 1820 (tous nos renvois se rapporteront à cette édition), Correspondance, t. II, p. 42.
2. Saint-Simon, Mémoires, édition - Chéruel, 1856, t. I, p. 176.
3. Lettres du 12 janvier 1694, du 6 octobre 1689 et du 31 mars 1691.
4. Lettre du 9 juillet 1694, Correspondance, t. II, p. 45.
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se compromettre1. Mais la dignité et l'élégance de Fénelon ôtent toute apparence mesquine à ces préoccupations et à cette ambition.
Un dernier trait enfin est à relever dans ce que nous savons des origines de Fénelon. Fénelon est un méridional. Facilité, abondance de style, bonne humeur, un certain goût pour la plaisanterie même, confiance en soi enfin, on peut ne pas être méridional et avoir quelqu'un de ces caractères; mais les avoir tous réunis est d'ordinaire une marque d'origine et l'indice d'une certaine latitude. Une lettre de la jeunesse de Fénelon semble échappée de la plume de cet autre méridional, Cicéron.
Un oncle de Fénelon, évêque de Sarlat, venait de lui céder le bénéfice de Carenac. Fénelon raconte à sa cousine, Mme de Laval, son entrée pompeuse dans ce petit bourg du Querci 2. Dans une autre lettre adressée à la même correspondante, il fait le récit amusé d'une cause célèbre à Sarlat et se moque agréablement de « tous les Cicérons de la ville ». Ce n'est pas là une note isolée dans les écrits de Fénelon. On peut rapprocher de la lettre de jeunesse, datée de Carenac, une lettre écrite par Fénelon à l'autre extrémité de sa vie, et qui témoigne de la persistance de ce badinage et de cette liberté d'esprit. Dans une de ses visites pastorales, six semaines avant sa mort, il avait versé en carrosse et failli périr. C'est cette aventure qu'il raconte à Destouches avec enjouement3. Toute la correspondance avec Destouches est d'ailleurs pleine de cette gaîté légère. Il ne faut pas oublier ce trait de caractère de Fénelon, que ses fonctions dissimulèrent sans l'effacer.
A l'âge de douze ans, Fénelon fut envoyé à l'université de Cahors. Il y prit tous les grades nécessaires pour les dignités ecclésiastiques auxquelles il fut par la suite élevé. De Cahors il alla à Paris, au collège du Plessis, où il se trouva sur les mêmes bancs que le futur cardinal de Noailles, dont il ne fut pas toujours l'ami. A l'âge de quinze ans, on lui fit prêcher un sermon qui eut un grand succès. A peu près au même âge, Bossuet avait fait ses débuts oratoires à l'hôtel de Rambouillet. — Un homme préside à cette entrée de Fénelon dans la vie, et guide ses premiers pas;
1. Lettre du 25 juillet 1694, Correspondance, t. Il, p. 16.
2. Lettre du 23 mai 1611, Correspondance, t. II, p. 10.
3. Lettres et opuscules inédits de Fénelon, 1 !S51J.
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c'est son oncle, le marquis Antoine de Fénelon. Il était lié avec M. Olier et, sous son inspiration, avait fondé une association de gentilshommes s'engageant à ne se jamais battre en duel, et à ne jamais servir de seconds dans les duels de leurs amis. Ce grave et pieux marquis arracha le jeune Fénelon aux succès de collège, et le fit entrer dans la maison qu'avait dirigée son ami M. Olier, et que dirigeait alors M. Tronson, maison où régnait, où régna jusqu'à la révolution, au dire de Renan 1, un respectable caractère de modestie et de vertu pratique, à SaintSulpice. Non seulement Fénelon fut élève de Saint-Sulpice, mais il s'attacha tout particulièrement à ce rare directeur qu'était M. Tronson, au point d'avouer à son oncle, avec un mélange d'ingénuité et de subtilité, que quelqu'un désormais était entré plus avant que lui dans sa confidence Les premières fonctions de Fénelon. — Au sortir de Saint-Sulpice, Fénelon nourrit un instant un projet d'apostolat non pas au Canada, comme l'a cru (ce fut un de ses frères qui y alla et y mourut), mais au Levant. Il en parle sur un ton d'enthousiasme et de plaisanterie tout à la fois 4, qui permet de douter que ce projet ait jamais dépassé son imagination. A l'âge de vingt-quatre ans, il esquisse une candidature malheureuse à l'assemblée du clergé de 1(>7;>. Il s'agissait d'être élu député du diocèse de Bordeaux. Saint-Simon nous le représente avec malveillance frappant à toutes les portes et passant des Jésuites aux Jansénistes, ce qui n'est pas vraisemblable de la part d'un élève de Saint-Sulpice. Mais il est certain que Fénelon cherche sa voie, assez indépendant d'ailleurs dans le choix de ses protecteurs pour s'attirer ce reproche de M. de Harlay, archevêque de Paris : « Monsieur l'abbé, vous voulez être oublié, vous le serez 5. » La seule fonction qu'il occupe alors, et qui lui a été confiée par le curé de la paroisse de Saint-Sulpice, consiste à expliquer l'Écriture Sainte au peuple, le dimanche et les jours de fête. « Cette fonction, dit son historien, le cardinal de Bausset, contribua à le faire connaître, et il en retira pour lui-même le plus grand avan-
1. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 211.
2. Lettre sans date, Correspondance, 11, p. 3-6. -..-
3. Bausset, Histoire de Fénelon, t. I, p. 37.
4. Lettre du 9 octobre 1975, Correspondance, t. II, p. 290.
5. Bausset.t. I, p. 51.
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tage. » Il y fit, en effet, son apprentissage de prêtre et de directeur. Il y prit le contact du peuple et y aiguisa sa charité.
Enfin, il fut appelé à la direction du couvent des Nouvellès Catholiques et des Filles de la Madeleine de Traisnel. On utilisait par là, en France même, son ardeur apostolique. L'emploi était délicat et avait été auparavant confié à des ecclésiastiques expérimentés. Or Fénelon n'a encore que vingt-sept ans. La maison des Nouvelles Catholiques contenait surtout des protestantes qu'il s'agissait de rendre catholiques, et de défendre ensuite contre ce qu'on appelait la persécution de leurs parents.
Fénelon en fut pendant dix ans le supérieur et semble avoir réussi dans la tàche difficile qui lui était imposée. Remarquons-le, ce système de conversion plus ou moins libre n'est pas le sien. Il était courant alors. Et, chargé de l'appliquer, il ne peut être responsable que des moyens employés. Or, quoi qu'on en ait dit 1, rien ne prouve, si le bras séculier intervenait indiscrètement dans les conversions, que la faute en ait jamais été à Fénelon. Rien ne prouve davantage, si des secours d'argent ont été donnés — et il ne pouvait en être autrement - à des converties que leur ancien parti excommuniait et que leur famille repoussait, rien ne prouve que de véritables marchandages de conscience aient été pratiqués. Après avoir prêté à Fénelon, par un véritable anachronisme moral, une tolérance impossible chez un prêtre du XVIIe siècle, il ne faut pas non plus le rendre responsable de mœurs et de pratiques qu'il n'aurait pu empêcher, lors même qu'il en eût eu l'idée. Il est à supposer d'ailleurs qu'il usa de préférence, pour attirer les conversions, de ses ressources à lui, de sa parole abondante, de son insinuante dialectique, de son autoritaire séduction.
Un monument de cette dialectique subsiste, le Traité du ministère des pasteurs. A la suite de Bossuet, Fénelon conteste aux pasteurs l'institution divine transmise par l'ordination. Or cet argument portait dans un temps où le protestantisme, n'ayant pas encore trouvé la voie définitive où il devait s'engager, prétendait, comme le catholicisme lui-même, se rattacher au passé, et où la véritable question pendante était de savoir de quel côté
1. Douen, L'intolérance de Fénelon.
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étaient la tradition et l'autorité. La polémique de Fénelon sur cette question n'a pas la hauteur de celle de Bossuet; elle est affable, engageante; et ce traité, comme plus tard presque tous ses ouvrages de controverse et de philosophie, se termine par une prière. C'est ici une prière pour la réunion des dissidents.
La mission de Saintonge. — Les talents de convertisseur de Fénelon, si l'on peut employer une pareille expression, allaient être soumis à une plus redoutable épreuve. L'édit de Nantes venait d'être révoqué. Mais il restait à convertir les protestants demeurés en France. Le plan officiel, qui fut considéré comme d'une psychologie très machiavélique, consistait à contraindre d'abord, à convaincre ensuite. Après les dragons, les missionnaires. Mme de Sévigné, à propos de l'un de ces missionnaires, le P. Bourdaloue, a excellemment défini le rôle qui leur était attribué : « Il s'en va, par ordre du Roi, prêcher à Montpellier, et dans ces provinces où tant de gens se sont convertis sans savoir pourquoi. Le P. Bourdaloue le leur apprendra et en fera de bons catholiques. Les dragons ont été de très bons missionnaires jusqu'ici : les prédicateurs qu'on envoie présentement rendront l'ouvrage parfait » Les moyens doux succédant aux moyens violents apporteraient en même temps comme une marque de la condescendance royale. Nous venons de voir qu'à Bourdaloue fut attribué Montpellier. Fléchier eut la Bretagne.
Fénelon, ce qui témoigne du cas que déjà on faisait de lui, fut envoyé dans les provinces où la réforme était le plus vivace, en Aunis et en Saintonge. Il s'adjoignit des collaborateurs, parmi lesquels l'abbé de Langeron, et un disciple de Bossuet, l'abbé Claude Fleury. Nous verrons bientôt en effet quels sont alors ses rapports avec Bossuet. Ainsi secondé, muni des instructions du ministre Seignelay, il part à la conquête morale de ces deux provinces. Il semble, avec une belle confiance en soi et dans l'attrait qu'exerce la vérité, s'être fait d'abord des illusions sur les difficultés de sa tâche; mais il revint vite de ces illusions, quand il se fut heurté à la fidélité des uns dans leur foi, et surtout à l'hypocrisie des autres. Il est de ceux alors qui comprirent le
1. Lettre du 28 octobre 1685.
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mieux quelle longue entreprise c'était de changer la religion d'un pays, et ce qu'y pouvaient faire l'éducation, les écoles, et un clergé mieux préparé, plus capable de soutenir la comparaison avec le clergé protestant. Il déploya pour sa part un zèle et une ardeur de propagande qui allèrent jusqu'à altérer sa santé, une ingéniosité de ressources unie à l'esprit le plus conciliant, le plus disposé à des concessions que Louis XIV ne ratifia pas toujours. Il ne lui manque que la sympathie pour les persécutés. Il ne voit que leur opiniâtreté. Nous ne lui reprocherons pas d'avoir accepté et peut-être même sollicité la collaboration des dragons, puisque c'était là la méthode admise, presque obligée. Mais on peut lui reprocher d'avoir été trop habile en des matières où l'habileté est presque déplacée.
M. Gazier a publié un mémoire adressé par Fénelon à Seignelay, et où le missionnaire oublie son rôle propre pour conseiller à l'homme d'État toutes sortes de moyens politiques. Parmi ces conseils, il en est un qu'il faut franchement regretter de trouver sous la plume de Fénelon : « Il me paraît qu'il serait très utile de faire imprimer en Hollande, et ensuite de répandre chez les nouveaux convertis, des lettres qui montrassent le ridicule et l'emportement de celles de Jurieu. Afin que ces lettres ne fussent point suspectes, il faudrait qu'elles ne parussent point catholiques. L'envie et la division qui régnent en Hollande entre leurs docteurs rendrait cela très vraisemblable » Et Fénelon va jusqu'à désigner les écrivains protestants que l'on pourrait provoquer à cette trahison. Rien ne peut être argué de plus grave contre le caractère de Fénelon que ces quelques lignes; et, puisque toute étude sur Fénelon est nécessairement depuis quelque temps une étude sur son caractère, nous devions les citer. Cet homme, qui avait un tel don personnel de séduction et qui eùt pu si bien se dispenser d'être habile, aura toujours la faiblesse de le vouloir être. Hàtons-nous d'ajouter que cela n'est qu'un trait d'une nature morale infiniment complexe, et que d'autres faces heureusement nous apparaîtront. Les ennemis de Fénelon, qui s'en tiennent à cette impression fàcheuse et ne vont pas plus loin, n'ont pas, selon la jolie
1. Mémoire indiqué dans Douen, L'intolérance de Fénelon, p. 335.
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expression de Sainte-Beuve 1, pénétré et habité à loisir dans toutes les parties de cette àme aimable.
Les amis de Fénelon. — Pendant les dix années passées aux Nouvelles Catholiques, la situation morale de Fénelon s'est singulièrement accrue. On le sent destiné aux plus hautes fonctions, on parle de lui pour un évêché. De hautes amitiés l'entourent et le protègent. En première ligne, parmi les amis de Fénelon, il faut nommer Bossuet, Bossuet, l'ancien précepteur du dauphin, Bossuet, le véritable chef de l'Église depuis l'assemblée de 1681. Au rapport de Phélipeaux 2, le commensal de Bossuet, Fénelon et son inséparable, l'abbé de Langeron, ne quittaient pas Bossuet, quand il était à Paris, et venaient régulièrement dîner avec lui. Phélipeaux, qui écrit à un moment où les relations de Fénelon et de Bossuet étaient devenues tout autres, juge avec malveillance ces assiduités.
Mais il est hors de doute que Bossuet pendant longtemps rendit en sympathie à Fénelon ce que celui-ci lui témoignait de déférence. Fénelon était son plus brillant disciple. Nous avons dit qu'il reprenait et développait contre les protestants des arguments qui venaient de lui. Sous son inspiration, et pour lui épargner une intervention qui lui répugnait, il écrivait contre Malebrancbe. Nous retrouverons cette réfutation du système du P. Malebranche, qui ne fut pas publiée, parce qu'Arnauld ayant dans l'intervalle porté à Malebranche des coups sensibles, Bossuet ne voulut pas qu'on revînt à la charge et qu'on redoublât l'attaque contre un adversaire qu'il respectait et tenait à ménager. Il n'en avait pas moins provoqué, puis revu lui-même le travail de Fénelon, et cette quasi-collaboration témoigne de l'intimité de leurs rapports.
Son oncle le marquis, qu'il perdit en 1683, et M. Tronson avaient introduit Fénelon chez le duc de Beauvillier, ami de l'un et de l'autre. Ce seigneur avait épousé la seconde fille de Colbert; l'aînée avait été mariée au duc de Chevreuse. Ces deux ménages avaient une grande réputation de vertu. Leur autorité fut accrue par l'amitié de Mme de Maintenon. Et ils formaient à eux cinq, au dire de Saint-Simon, « un sanctuaire qui tenait
1. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 5.
2. Relation de l'origine. du quiétisme, 1732, t. I, 33.
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toute la cour à leurs pieds 1 ». Fénelon fut l'oracle de ce sanctuaire. C'est pour Mme de Beauvillier qu'il écrit le traité de l'Éducation des filles. La troisième fille de Colbert, Mme de Mortemart, devint aussi de ses amies, on n'ose pas dire de ses protectrices, tellement il sut tenir sa dignité de prêtre à l'abri de toute apparence d'intrigue. Tout jeune encore, il est de ceux qui dirigent et qui conseillent. Il faudra la subtilité et les scrupules d'un Sulpicien, d'un M. Tronson, pour scruter, comme il fit dans une lettre écrite à Fénelon, au moment où il fut nommé précepteur du duc de Bourgogne, ce qu'il avait pu entrer d'ambition inavouée dans sa conduite avec ses amis 2. — C'est en écrivant à Mme de Mortemart que Fénelon fit un jour son propre examen de conscience : « Je ne puis expliquer mon fond. Il m'échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c'est que je tiens à moi, et que l'amour-propre me décide souvent. J'agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur, comme je l'ai, quand rien ne me fatigue ni ne m'impatiente dans le commerce 3. » — Ce désir de plaire, ce qu'il appelle l'esprit de complaisance, cet arrangement humain, ce fond qui lui échappe et change à toute heure — rien n'a été écrit de plus pénétrant et de plus vrai, du côté de la sévérité, sur le caractère de Fénelon.
Après les trois sœurs, le frère. Ce même marquis de Seignelay qui avait été l'inspirateur de la mission de Saintonge et qui, à ce titre, avait eu avec Fénelon des relations officielles, sentant venir une mort prématurée, se remit entre ses mains, qui lui furent plutôt rudes. Cette intimité avec Bossuet et avec la famille de Colbert suffisait à Fénelon. Pendant toute cette période, on le voit peu à la cour. Mais il y est connu et comme attendu. Et le duc de Beauvillier ayant été nommé gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689, dès le lendemain 17, il avait proposé et fait agréer au roi l'abbé de Fénelon comme précepteur.
1. Mémoires, t. I, p. 177.
2. Correspondance, t. II, p. 307. -
3. Cité par Crouslé, Fénelon et Bossuet, t. 1. p. 148.
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II. — Le Traité de l'Éducation des filles.
Le traité de l'Éducation des filles est une œuvre de jeunesse, œuvre d'une gravité aimable, d'une nouveauté parfois qui semble s'ignorer, toujours judicieuse d'ailleurs, à la fois sobre et abondante, facile sans laisser aller, « du Xénophon, a dit M. de Sacy, écrit avec une plume chrétienne ». Nous avons dit dans quelles circonstances ce traité fut écrit. Mme de Beauvillier avait huit filles; elle demanda à Fénelon des conseils sur ses devoirs d'éducatrice. Fénelon ne pouvant, remarque M. de Bausset, donner des conseils appropriés à l'âge de chacune d'elles, fut amené à généraliser et à faire un livre. Certains passages prouvent même nettement que la pensée de l'auteur se détache parfois des demoiselles de Beauvillier, et que c'est pour des jeunes filles de condition moins haute, et pour un public de mères plus étendu qu'il écrit. Le traité fut publié en 1689. Mais il avait été composé plusieurs années auparavant.
Cet intervalle mis entre la composition et la publication d'un livre était alors chose commune. Les écrivains du XVIIe siècle n'avaient pas notre hâte d'imprimer. Il est difficile de parler du traité de l'Éducation des filles à cause de ses qualités mêmes.
Le cardinal de Bausset, ayant entrepris de le résumer, y renonça, ne trouvant, dit-il, rien à omettre. Si on ne résume point un recueil de conseils pratiques qui tous ont leur prix, on ne discute point davantage contre la vérité toujours accompagnée de mesure et de grâce, contre un bon sens qui sait être charmant et ne point lasser. Pour faire ressortir certaines tendances, il nous faudra les outrer, et faire dire à Fénelon sur certains points plus qu'il n'a dit. L'éducation des femmes au temps de Fénelon. —
L'éducation des femmes avait été longtemps négligée. Dans un livre du XIVe siècle, qui avait répondu à un état d'opinion (car il avait eu du succès), le chevalier de la Tour-Landry n enseignait à ses filles, pour le présent, que le jeùne et le mépris de la toilette, pour l'avenir, que l'obéissance au mari. Dans l'Institution de la femme chrétienne, ouvrage de l'année 1523,
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Vivès, qui est lettré, mais tout nourri de saint Jérôme et de saint Ambroise, a l'unique souci de la pudeur de la jeune fille à préserver, et ce principe exclusif borne sa pédagogie. Au temps de Fénelon, les idées et les mœurs ne sont déjà plus les mêmes. Le règne des précieuses a eu cette influence de relever l'idée de la valeur intellectuelle de la femme, et par suite celle de l'éducation qui lui convient. Poulain de la Barre vient même d'écrire un livre, dégagé de tout préjugé, sur l'Égalité des deux sexes (1673). L'abbé Claude Fleury, le collaborateur de Fénelon dans la mission de Saintonge et plus tard dans l'éducation du duc de Bourgogne, avait soutenu plus timidement des idées analogues 1. Il y avait donc quelque idée de progrès à réaliser dans l'air, mais combien combattue par une indifférence séculaire et aussi par une réaction qui bat alors son plein contre l'infatuation des précieuses! Les moralistes contemporains de Fénelon, La Bruyère, Malebranche, Nicole, sont sévères pour les femmes, surtout pour celles qui se mêlent de science. En somme, Molière n'a pas forcé la note et a exprimé une opinion qui lui a même survécu. Il faut rappeler cet état d'opinion pour mesurer l'indépendance et la largeur d'esprit de Fénelon. En fait, sauf de brillantes exceptions, comme Mme de Lafayette, Mme de Sévigné et sa fille, Mme de Rochechouart, Mme Dacier, les femmes ne recevaient, pour ainsi dire, aucune instruction.
Mme Guyon passait à huit ans pour en savoir autant que les dames les plus renommées du royaume, ce qui tend à prouver qu'elles n'en savaient pas long. Le couvent n'était qu'une préparation au couvent, et imposait cette méthode à celles qui n'y devaient point rester. Et les progrès seront lents, même après Fénelon.
Tout cela nous expliqué que les exigences de Fénelon ne soient pas grandes. Autrement son peu d'ambition pour l'éducation des femmes aurait de quoi nous surprendre, lorsqu'il demande que l'on apprenne à une fille à lire et à écrire. « Il faudrait aussi qu'une fille sût la grammaire. accoutumez-les seulement sans affectation à ne prendre point un temps pour un autre. » Que penserait Fénelon de nos programmes d'ensei-
1. Traité du choix et de la méthode des éludes, 1686.
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gnement primaire? — Il a un sentiment, auquel notre temps, qui ne refuse cependant rien aux femmes comme instruction, n'a point tout à fait renoncé, tellement la logique gouverne peu nos diverses façons de sentir, à savoir que les femmes doivent garder « une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qui inspire l'horreur du vice ». C'est aussi une marque du temps qu'une certaine défiance à l'égard de la musique. Fénelon pose enfin un principe qui pourrait mener loin, ou plutôt empêcher qu'on aille fort loin en fait d'instruction féminine. « La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s'instruire par rapport à leurs fonctions ; la différence de leurs emplois doit faire celle de leurs études. »
Il faut en lisant Fénelon tenir compte non seulement du temps où il écrit, mais des jeunes filles auxquelles il pense en écrivant. Ce ne sont pas seulement, nous l'avons dit, les demoiselles de Beauvillier, ce sont les filles de la noblesse, et même de la petite noblesse, celles pour lesquelles s'ouvre au même moment la maison de Saint-Cyr, qui n'eût pas été sans doute ce qu'elle a été, si Fénelon n'eût écrit. De là cette place faite à l'économie domestique, au droit même dans une certaine mesure; de là ce souci d'occuper les femmes dans leur intérieur, de là cette crainte d'exalter leur imagination et leur ambition par l'éducation qu'elles reçoivent. Fénelon demande que dès l'enfance on fasse participer la jeune fille au gouvernement du ménage. Il ne perd jamais de vue la réalité pratique. Il a un sentiment très vif, et rare alors, de ce qu'elle contient de poésie, et du charme des existences simples.
Il nous fait penser à Rousseau. Il nous y fera penser davantage tout à l'heure. Disons en attendant, et on ne s'en étonnera pas, que l'éducation religieuse occupe plusieurs chapitres du livre de Fénelon. Une marque du temps encore : il veut qu'on prémunisse les enfants contre les objections des calvinistes.
Par où Fénelon dépasse son temps. — Mais nous avons hâte d'arriver à ce qui dans le livre de Fénelon est original, non seulement par le charme discret et la nuance toujours exacte du sentiment, mais par le fond même et par les idées.
Et c'est tout d'abord cet alerte plaidoyer par lequel s'ouvre le traité, en faveur de l'éducation des filles. La femme a des
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devoirs à remplir « et qui sont les fondements de toute la vie humaine ». Une meilleure éducation l'aidera à les mieux remplir. Puis l'éducation est due aux femmes, sans parler du bien ou du mal qu'elles peuvent faire au public, elle leur est due pour elles-mêmes; elles sont, comme dirait un disciple de Kant, personnes morales, fins en soi. C'est la même idée que Fénelon exprime en langage chrétien. « La vertu n'est pas moins pour les femmes que pour les hommes. elles sont la moitié du genre humain, rachetées du sang de Jésus-Christ et destinées à la vie éternelle. » Fénelon combat ensuite les préjugés favorables à l'ignorance des filles : « L'ignorance d'une fille est la cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait à quoi s'occuper innocemment ». « Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante. » L'instruction protège la femme, loin d'être pour elle un danger.
Elle les protégera d'autant mieux qu'elle sera donnée dans un milieu moins artificiel, au foyer domestique même.
« Gardez auprès de vous votre fille », répond Fénelon à une dame de qualité qui lui avait, comme Mme de Beauvillier, demandé conseil. « Envoyez-moi votre fille, écrivait saint Jérôme à Laeta, je me charge de l'élever. » M. Gréard 1 rapproche ces deux réponses de deux prêtres, qui trahissent un idéal et des fins très différentes. Fénelon veut élever la jeune fille pour la vie, au contact de la vie même. Si un couvent n'est pas régulier, une jeune fille « y verra la vanité en honneur, ce qui est le plus subtil des poisons pour une jeune personne. Le monde n'éblouit jamais tant que quand on le voit de loin, sans l'avoir jamais vu de près et sans être prévenu contre sa séduction.
Ainsi je craindrais un couvent mondain encore plus que le monde même. Si au contraire un couvent est dans la ferveur et la régularité de son institut, une jeune fille de condition y croît dans une profonde ignorance du siècle. Une fille qui n'a été détachée du monde qu'à force de l'ignorer. est bientôt tentée de croire qu'on lui a caché ce qu'il y a de plus merveilleux 2. »
Le Traité de l'Éducation des filles contient en outre beaucoup de conseils qui valent même pour les garçons. Le premier
1. De l'éducation des femmes, p. 22.
2. Avis à une dame de qualité, t. XVII, p. 118-119.
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est de tenir compte à l'enfant de ce qu'il est un enfant et de proportionner nos exigences à sa faiblesse, à sa faiblesse physique qu'il faut protéger contre la fatigue et contre les émotions trop vives, à sa faiblesse intellectuelle, l'enfant ne pouvant arrêter son esprit sur aucun objet, non plus que son corps en aucun lieu. « Le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent : sa lumière vacille toujours. » Il ne faut pas presser l'enfant. « Souvent le plaisir qu'on veut tirer de jolis enfants les gâte. » Redoutez donc l'enfant prodige. Mais il faut traiter l'enfant en enfant, se servir de sa curiosité, « ce penchant de la nature qui va comme au devant de l'instruction », faire appel de même à ses sens et à son imagination. Il faut montrer aux enfants les objets; « par exemple à la campagne, ils voient un moulin et ils veulent savoir ce que c'est; il faut leur montrer comment se prépare l'aliment qui nourrit l'homme; ils aperçoivent des moissonneurs et il faut leur expliquer ce qu'ils font, comment on sème le blé, et comment il se multiplie dans la terre. » Des promenades, des tableaux, des estampes élargiront cette expérience enfantine. — C'est l'idée de nos leçons de choses.
Dans l'éducation du duc de Bourgogne, les pensées morales même ne seront pas présentées abstraitement, mais insinuées par des fables, ou mises en scène grâce à des artifices comparables à ceux que recommande Rousseau. Enfin la religion elle aussi doit être mise à la portée de l'enfant par des comparaisons des récits et des images. « Ne leur proposez rien qui ne soit revêtu d'images sensibles. » Cette psychologie de l'enfant, aboutissant à faire la part des sens et du concret dans l'éducation, voilà au XVIIe siècle une grande nouveauté.
Une autre lui est liée, c'est le souci du plaisir de l'enfant, du plaisir qui le fortifie et l'excite, c'est le respect de ses jeux.
« Laissez donc jouer l'enfant » ; Fénelon ajoute, ce qui est plus grave, « et mêlez l'instruction avec le jeu». Il remarque qu'on a eu le tort jusqu'ici de mettre tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre, tout l'ennui dans l'étude, et tout le plaisir dans le divertissement. Il faut changer cet ordre, il faut rendre l'étude agréable, la cacher sous l'apparence de la liberté et du plaisir, et en tout cas souffrir dans l'étude des interruptions et
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« des saillies de divertissement ». Ainsi Fénelon demande qu'on apprenne à lire aux enfants avec toutes sortes de précautions, en trouvant le moyen de leur faire désirer ces premières leçons.
Qu'on pense que de son temps on apprenait à lire dans le psautier latin, et que cet apprentissage, rendu ainsi comme à plaisir plus laborieux, durait de trois à quatre ans.
Mais Fénelon va jusqu'à vouloir amortir l'effet de toute règle.
Et il conçoit l'éducation morale, ainsi que l'éducation intellectuelle, comme une séduction opérée sur l'âme de l'enfant par d'habiles éducateurs. Il taille à ceux-ci le rôle le plus difficile et le plus délicat. Il faut par tous les moyens en effet rendre agréable à l'enfant ce qu'on exige de lui. Il faut lui rendre agréable la vertu, la piété même. Il ne faut pas agir par la crainte, remède violent comparable au poison. L'autorité engendre des formalités gênantes et récolte l'hypocrisie. C'est du cœur des enfants, c'est de leur confiance qu'il faut tout attendre. Aussi, tandis que des naturels vifs sont capables de terribles égarements, mais reviennent de loin, l'enfant sans cœur n'offre aucune ressource, et ne laisse aucune prise. — Ne dirait-on pas que Fénelon prévoit à quel naturel il aura bientôt lui-même affaire?
— Solliciter la sensibilité de l'enfant en lui témoignant les sentiments qu'on espère de lui, surexciter son amour-propre par l'émulation, c'est-à-dire agir encore sur sa sensibilité, voilà pour Fénelon une méthode préférable à l'emploi de l'autorité. Une formule résume tout ce qui précède, une formule où nous mettons plus peut-être en la lisant que Fénelon n'y a mis en l'écrivant (car nous y mettons tout ce que Rousseau y a mis) : « Il faut se contenter de suivre et d'aider la nature ». Il y a de l'optimisme dans Fénelon, trait de doctrine et de caractère à la fois.
De l'abus qui peut être fait de quelques idées de Fénelon. — Il serait injuste d'attribuer à Fénelon ses propres thèses telles qu'elles ont été exagérées et faussées par ses successeurs. Il est nécessaire pourtant que l'on sache combien rapprochée est la limite au delà de laquelle elles deviennent dangereuses. Cette observation attentive des faiblesses de l'enfant risque de dégénérer en complaisance et en mièvrerie.
Cette confusion du jeu et du travail risque de faire perdre au travail son caractère propre et sa valeur morale. Il n'est pas
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bon que l'effort soit supprimé de l'éducation. Cette réaction contre la méthode d'autorité, justifiée au temps de Fénelon, risque d'aller jusqu'au relàchement de toute discipline. Prendre l'enfant par les sentiments, c'est donner trop de place dans l'éducation à l'habileté individuelle, et faire reposer la moralité de l'enfant sur cette base fragile : une personne humaine. Il peut en résulter dans les rapports du maître et de l'élève un manque de sincérité, le maître faisant de l'affection un moyen d'action, et peut-être aussi l'élève. Pas plus que l'effort il ne faut supprimer la règle de l'éducation. L'emploi de l'émulation est aussi une habileté, et sans doute il ne faut pas faire fi de l'habileté dans l'éducation, mais les moyens habiles ne doivent pas être mis au premier rang.
Revenons à Fénelon, dont il faut répéter que nous faussons la pensée pour la critiquer. Quelques traits dans ce livre de jeunesse nous intéressent à cause de ce qui suivra. « Surtout, dit Fénelon, prévenez les jeunes filles d'une horreur salutaire pour toute singularité en matière de religion. » On ne peut s'empêcher de penser que Fénelon plus tard ne s'est pas défié pour lui de ces singularités en matière de religion, même venant d'une femme.
D'autres fois, nous trouvons au contraire dans le Traité le germe d'idées qui se développeront et auxquelles notre auteur restera fidèle. Déjà il prêche la simplicité des mœurs et pense à l'imposer; déjà enfin la beauté grecque le fascine, et, dans sa pensée, ces belles statues noblement drapées qu'il offre en exemple aux jeunes filles de son temps se revêtent de modestie chrétienne. Les deux antiquités dont il est nourri se pénètrent.
L'auteur du Télémaque s'annonce par ce trait, et par quelques autres, dans l'auteur du Traité. Et il est en revanche, dans le Télémaque, telle page, le portrait d'Antiope, où on a voulu voir l'exemple et l'image venant, selon la méthode de Fénelon, illustrer les préceptes auparavant donnés.
III. — L'Éducation du duc de Bourgogne.
Louis XIV, qui avait reçu une éducation médiocre, tint à ce que son fils, puis son petit-fils eussent. la meilleure qui fût
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possible. Le dauphin avait eu le duc de Montausier et Bossuet; le duc de Bourgogne fut confié au duc de Beauvillier et à Fénelon. Le duc de Beauvillier était gouverneur. « Saint Louis n'eût pas mieux choisi », écrivait Mme de Sévigné à sa fille 1, à propos du choix (JlÛ avait été fait de lui. Il y avait à côté de lui des sous-gouverneurs. De même Fénelon s'adjoignit, quoiqu'un peu plus tard, un lecteur, le fidèle abbé de Langeron, et des sous-précepteurs. Ce furent l'abbé Fleury, qui avait déjà été employé par Bossuet pour l'éducation du dauphin, et l'abbé de Beaumont, un neveu de Fénelon qui suivit sa fortune, qui partagea son exil et qui sera son héritier. « Ces choix sont divins », dit encore M"'c de Sévigné. De ce ministère de l'éducation Fénelon n'était pas le chef (le duc de Beauvillier étant un homme avec qui l'on comptait) mais le véritable inspirateur. Même lui parti, on suivra ses directions et ses conseils.
L'élève. — Parlons maintenant de l'élève. A vrai dire ils étaient trois, les duc d'Anjou et de Berry partageant l'éducation de leur frère ; mais un surtout nous intéresse, l'héritier du trône, le duc de Bourgogne. On ne peut pas ne pas citer l'admirable portrait qu'en a laissé Saint-Simon, un peu chargé en couleur peut-être, et destiné à produire, avec ce que le duc devint, un puissant effet de contraste : « Ce prince naquit terrible et sa première jeunesse fit trembler; dur et colère jusqu'aux der- niers emportements, et jusque contre les choses inanimées; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résis tance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps; opiniâtre à l'excès; passionné pour toute espèce de volupté., enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs ; souvent farouche, naturellement porté à la cruauté; barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommait 2 » En termes plus mesurés, et par voie d'allusion, Fénelon a fait de son élève un portrait qui n'est pas sans ressemblance avec celui de Saint-Simon. En voici quelques traits. C'est Télémaque que Fénelon dépeint. « Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant, il ne s'avisait guère de ce qui pouvait faire
1. Lettres de Mme de Sévigné, édition des Grands Écrivains, t. IX, p. 170.
2. Saint-Simon, Mémoires, t. VI, p. 239.
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plaisir aux autres. Il suivait son goût sans réflexion. Il se regardait comme étant d'une autre nature que le reste des hommes ; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses désirs, et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissait de le contenter ; et les moindres retardements irritaient son naturel ardent. » Sous le nom de Picrochole, dans les Dialogues des Morts, c'est encore le duc de Bourgogne qui est mis en scène avec toutes sortes de suggestions à son adresse. Après la mort du due, le P. Martineau qui, ayant été son confesseur, crut devoir publier un recueil de ses vertus, demanda à Fénelon, pour les joindre aux siens, des renseignements qu'il n'eut pas d'ailleurs la patience d'attendre. Mais nous possédons cette lettre de Fénelon arrivée trop tard, et, malgré l'attendrissement du souvenir dont bénéficie la physionomie du duc, elle confirme l'impression que nous avons déjà de ce caractère impétueux et orgueilleux. L'élève de Fénelon n'était pas un élève facile.
L'éducation. — Sur l'éducation qui lui fut donnée nous possédons un Mémoire du marquis de Louville, gentilhomme de la maison du duc d'Anjou, rédigé en 1696. Louville, il est vrai, en rapporte surtout l'honneur au duc de Beauvillier, dont il était le parent. C'est d'abord une éducation physique capable de calmer le tempérament le plus fougueux. Les exercices de corps les plus violents occupent une partie de la journée.
Louville compare cette éducation à une éducation d'athlète, et il rapporte que le duc de Beauvillier pensait qu'en France, en particulier, où le roi commande les armées, un prince infirme n'est bon à rien. — Quatre heures par jour sont réservées au travail, en deux séances. Et ce qui frappe dans le programme des études, c'est leur caractère utilitaire, professionnel, la profession à exercer étant ainsi la royauté. Ni vers latins ni vers français, parce qu'il est ridicule à un prince, dit Louville, de vouloir passer pour poète. « L'archevêque de Cambrai, ajoute-t-il (car ici il ne peut pas ne pas être mis directement en cause), est persuadé qu'il vaudrait mieux qu'un prince
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fût tout à fait ignorant, en ce qui regarde les belles-lettres ou les arts, que de les savoir d'une manière pédante ; parce qu'il est ridicule à un prince d'être caractérisé par aucune chose que ce puisse être, lorsqu'elle ne convient pas essentiellement à son état : n'y ayant que trois choses, pour ainsi dire, qu'il lui soit permis de savoir à fond, l'histoire, la politique, et commander ses armées. » A ce programme des études essentielles pour un prince il faut ajouter le commerce; et Fénelon faisait procéder à une vaste compilation économique destinée spécialement au duc de Bourgogne et ne devant pas être mise à la portée du public. Si le duc de Bourgogne s'adonna ensuite, plus qu'il n'était nécessaire pour un roi, aux mathématiques, ce ne fut pas la faute de ses maîtres. Louville observe que jamais les princes n'ont été punis pour leurs études « parce qu'ils s'y portent toujours avec plaisir, par le soin qu'on a pris de les leur rendre agréables, et que ce soin-là ne leur est pas à charge ».
L'éducation morale, plus difficile à caractériser parce que pour elle il n'y a pas de programme, semble n'avoir été libérale qu'en apparence : point de punitions humiliantes, point de fouet ni de férules, mais une surveillance étroite, les paroles, même échangées entre les frères, toujours épiées, les amitiés interdites, quelque chose de doucement tyrannique. —
Une éducation religieuse profonde et pénétrante achevait cette prise de possession des âmes : point de superstition, point d'excès de pratiques minutieuses, mais la religion est répandue sur le tout — ce sont les expressions de Louville, — et il ajoute que jamais prince n'a été élevé plus chrétiennement. Il y avait eu, dans la façon de gouverner de nos rois très chrétiens, un certain esprit laïque, entendez par là une certaine indépendance à l'égard du pouvoir spirituel; et Bossuet lui-même, dans l'éducation du dauphin, avait voulu, comme on l'a dit avec force, « former un roi chrétien, mais non pas une sorte d'ecclésiastique couronné ». Il n'est pas sur que cette distinction, qui n'a rien de subtil, ait existé dans l'esprit de Fénelon. Par cette façon de « répandre la religion sur le tout », l'éducation donnée au duc de Bourgogne était la préface d'un gouvernement
1. Crouslé, Fénelon et Bossuet. t. I. p. 200.
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théocratique. Ajoutez l'ascendant extraordinaire de l'homme, qui décuplait la prise des sentiments sur une jeune âme d'ailleurs passionnée. Ajoutez que M. de Beauvillier, qu'il serait injuste d'oublier, et tous ses collaborateurs agissaient, surtout en ce qui concerne la religion, dans le même sens que Fénelon.
Aussi le sentiment religieux arrivait-il à dompter les emportements du prince, et à créer des luttes intérieures où se formait une conscience. Si l'éducation du duc de Bourgogne ne fut pas toujours une éducation de roi, elle fut une admirable éducation de chrétien. Comme un jour Fénelon voulait lui faire avouer une faute qu'il avait commise, il lui demanda de dire la vérité devant Dieu. « Pourquoi me le demandez-vous devant Dieu?
lui dit le prince avec emportement; eh bien! puisque vous me le demandez ainsi, je ne puis pas vous désavouer que j'ai fait telle chose, » C'est Fénelon qui raconte lui-même cette anecdote au P. Martineau. La première communion du prince amena dans son caractère une transformation d'autant plus remarquable que les premières communions n'étaient pas alors entourées de la même pompe qu'aujourd'hui.
Nous voyons mis en œuvre dans cette éducation d'autres moyens recommandés dans le traité de l'Éducation des filles.
Fidèle à cette idée que « tout ce qui réjouit l'imagination facilite l'étude », Fénelon substitue aux thèmes alors en honneur dans l'université, et composés de phrases détachées faites pour fournir à l'élève l'occasion d'appliquer telles ou telles règles, dès thèmes qu'il rédigeait lui-même et qui parfois étaient du La Fontaine mis en prose. De même Fénelon s'adresse au cœur de son élève. « Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne, lui disait l'enfant, et ne suis avec vous que le petit Louis. » Mais un jour le petit Louis s'était oublié jusqu'à répondre à son professeur : « Non, monsieur, non, je ne me laisse pas commander, je sais qui vous êtes, et je sais qui je suis. » Fénelon se retira en silence et le lendemain annonça tristement à son élève qu'il allait demander au roi d'être relevé de ses fonctions de précepteur.
Devant les larmes et les supplications que provoque cette nouvelle, il feint encore d'hésiter, et ce n'est qu'un jour après qu'il fait la paix avec le petit coupable. Le châtiment le plus ordinaire des fautes du duc de Bourgogne consistait dans la solitude et dans la
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froideur qu'on lui témoignait, et qui lui était insupportable.
Fénelon, nous le savons, ne craint pas les artifices en éducation. On connaît l'histoire de l'ouvrier aposté dans une galerie du palais et feignant de s'irriter contre le prince qui s'arrête pour le regarder travailler. C'était pour apprendre au duc à avoir peur de ses propres colères. Une autre fois Fénelon imagine recevoir une lettre de Bayle commentant une médaille dont les deux faces représentaient, sous les mêmes traits, le bon prince et le mauvais prince, et se demandant si cette médaille est celle d'un Néron ou d'un Caligula, dont les premières et les dernières années se ressemblèrent si peu, ou si elle ne serait pas plutôt celle d'un prince contemporain que tout le monde devine. C'est tout de même, pour un archevêque, un singulier collaborateur, même fictif, que l'auteur du Dictionnaire.
Les résultats. — Les résultats de cette éducation sont connus de tous. On se souvient du terrible portrait du jeune duc crayonné par Saint-Simon; voici comment il s'achève : « De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvait comporter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les comprenant immenses, il ne pensa plus qu'à allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyait destiné. » Tous les témoins confirment ce miracle pédagogique. Est-ce d'un miracle pédagogique qu'il faut parler?
Et la nature n'a-t-elle pas sa part dans cette transformation de caractère? Toujours est-il que le résultat ici ressemble trop au but poursuivi pour que l'éducateur présent et même absent n'ait pas eu la sienne. On peut se demander même si Fénelon ne réussit pas trop bien. En 1708, le duc de Bourgogne faisait campagne en Flandre et ne brillait pas par la décision. Fénelon lui fait part des reproches qu'on lui adresse. Et il ajoute, comme s'il avait lui-même quelques scrupules rétrospectifs : « Il me revient qu'on dit que vous vous ressentez de l'éducation qu'on yous a donnée ». « Il est temps d'être homme », lui dit-il encore.
Le duc avait-il donc épuisé toute sa fougue dans sa jeunesse, ou avait-il été trop bien dompté?
Les Fables et les Dialogues. — Les Fables et les Dialogues sont un exemple nouveau de cette méthode insinuante dont
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nous parlions il y a un instant. La morale qui est sous-entendue dans les Fables est une morale de pastorales. Les bergers sont toujours vertueux, et le travail est toujours et trop facilement récompensé. Les bergères y deviennent princesses, mais regrettent leur ancienne condition. Le peintre des bergers d'Arcadie est d'ailleurs le peintre préféré de Fénelon. Les rois en voyage sont ravis « de trouver loin des cours des plaisirs tranquilles et sans dépense ». Nous avons déjà parlé de l'optimisme de Fénelon. C'est en se rapprochant de la nature qu'il cherche la vertu et le bonheur, sentiments qui annoncent non seulement le XVIIIC siècle, mais la fin du XVIIIe siècle. Ces sentiments s'accordent avec le goût passionné de l'antiquité et un singulier don de faire revivre « l'aimable simplicité du monde naissant ». Ce sont les sujets les plus antiques qui l'ont le mieux inspiré. Les Aventures de Mélésichton et celles d'Aristonoüs ont quelque chose de la simplicité homérique.
Les Dialogues des Morts sont visiblement plus négligés. Dans ces dialogues, des morts conversent parfois avec des vivants. Sylla et Catilina morts s'entretiennent avec César vivant. On a plusieurs essais successifs du même dialogue. Mais cette forme négligée, et d'ailleurs d'une étonnante facilité, revêt les idées les plus chères à Fénelon et que nous retrouverons. Les Dialogues constituent un cours de politique à l'usage des rois. Leurs devoirs, les difficultés de leur tâche y sont sans cesse rappelés.
« C'est une étrange chose que de pouvoir tout. » Les conquérants y sont honnis, quoique Louis XIV en ait été un ; et cette question se pose, que le Télémaque soulèvera de nouveau, de savoir jusqu'à quel point le précepteur du petit-fils avait le droit d'attaquer ainsi, par des voies plus ou moins détournées, la gloire du grand-père. Alexandre y est traité d'insensé. La bonne foi règle les rapports des États comme des hommes, même en temps de guerre. M. Crouslé dit avec raison que les Dialogues forment une sorte d'Anti-Machiavel. Dans l'intérieur des États, les rois sont les serviteurs des lois. « Celui qui gouverne doit être plus obéissant à la loi, sa personne détachée de la loi n'est rien. » Et Fénelon laisse entendre que ces lois doivent émaner de la nation, il ajoute : être écrites et immuables.Il y a là un mélange d'idées démocratiques et conservatrices
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que nous retrouverons. Est-il nécessaire de signaler aussi l'influence de l'antiquité? M. Crouslé en signale une autre : le législateur de Fénelon ressemble au fondateur ou au réformateur d'un ordre religieux. On en avait fondé et réformé quelquesuns au XVIIe siècle. Fénelon conçoit la société entière à l'image d'un couvent où la bonne volonté et l'obéissance de tous sont sous-entendues, et facilitent la tâche de ceux qui gouvernent.
Quand on réfléchit que, de précepteur, Fénelon pouvait devenir ministre, ses berquinades politiques prennent un autre caractère. Nos consciences actuelles ont tellement de compartiments que les idées que nous approuverions chez un prêtre et chez un moraliste nous paraissent dangereuses et condamnables chez un homme d'action, chez un homme d'État.
IV. — Le Télémaque.
Voici l'œuvre la plus populaire de Fénelon. C'est un roman, le premier que nous ayons tous lu dans un temps où on aime beaucoup les romans. C'est de plus un roman antique. Pour ces raisons différentes, l'antiquité du sujet et la nouveauté du genre, il plaît à différentes personnes ou il plaît doublement à la même personne. C'est un de ces rares livres sur lesquels le goût des maîtres et le goût des élèves se trouvent d'accord, qu'il n'est pas besoin d'éducation littéraire pour admirer et que cette éducation fait cependant admirer davantage. Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont apprécié en lui un vague parfum de libéralisme politique, la critique du gouvernement de Louis XIV, puis du gouvernement absolu en général. Ces raisons frondeuses de l'aimer ont disparu, et nous ne l'aimons pas moins. C'est un des livres que l'étranger préfère. Un des historiens français de la Russie trouvait récemment le Télémaque dans la sacoche d'un officier russe en campagne au XVIIIe siècle, et cet officier exprimait ainsi son enthousiasme : « Je ne puis dire à quel point ce livre m'a protité; la douceur de son style a éveillé en moi le goût de la poésie, enflammé mon désir d'apprendre, de lire, de lire encore. Par lui, j'ai connu la mythologie, les guerres, les mœurs des anciens. Il a été la pierre angulaire de mon ins-
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traction1 ». Il y a en effet beaucoup de choses dans le Télémaque : des aventures, de la poésie, des souvenirs antiques, des idées modernes, de la politique, de la morale, et par-dessus tout cela une langue d'un charme incomparable, et c'est pour cela qu'il y a tant de façons de s'y plaire. Fénelon a voulu faire un livre qui instruise en amusant, et il a réussi, ce qui est un prodige.
Le Télémaque parut en 1699, et encore fut-ce par l'infidélité d'un copiste. Selon Voltaire, « Fénelon ne fit cet ouvrage que lorsqu'il fut relégué dans son archevêché de Cambrai. Il le composa en trois mois, au milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas combien ce délassement était supérieur à ses occupations2. » Voltaire ajoute, avec des scrupules dignes de l'auteur de la Pucelle : « Il n'eût pas été convenable que les amours de Calypso et d'Eucharis eussent été les premières leçons qu'un prêtre donnât aux Enfants de France ».
Voltaire se trompe sur la date de la composition. Un mémoire adressé par Fénelon au P. Le Tellier établit qu'il avait fait le Télémaque dans un temps où il était charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi le comblait. Cela fait remonter la composition du Télémaque de plusieurs années en arrière. Il est probable, malgré l'opinion du cardinal de Bausset, qui suppose que le Télémaque devait être présenté au duc de Bourgogne à l'époque de son mariage, comme cadeau de noce3, que l'élève de Fénelon en connut les fragments à mesure qu'ils sortaient de la plume de l'auteur. Cela expliquerait en partie le caractère de cette composition, qui fait ressembler le Télémaque à ce que nous appellerions un roman à rallonges. Car Voltaire se trompe encore en disant que le Télémaque a été écrit en trois mois.
Fénelon parle lui-même d'une « narration faite à la hâte par morceaux détachés et à diverses reprises ». Autre erreur de Voltaire : « J'ai vu le manuscrit original, dit-il, il n'y a pas dix ratures ». Or il y a trois manuscrits du Télémaque. Le manuscrit autographe est surchargé de ratures et d'additions. Les deux autres manuscrits sont des copies, toutes les deux revues par l'auteur, corrigées par lui de mémoire, d'une façon plus ou
1.Haumant, Les romans français en Russie (Débats du 20 mai 1896).
2. Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXXII.
3. Histoire de Fénelon, t. III, p. 42.
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moins heureuse. Les premières éditions du Télémaqne furent très imparfaites. L'édition de Versailles, qui fait loi, a été collationnée sur les trois manuscrits. On y a rétabli la division en dix-huit livres qui avait été adoptée par Fénelon, sinon dans le manuscrit original qui n'a pas de divisions, du moins dans les copies revues par lui.
Imitations de l'antiquité. — Il est à la fois inutile et impossible de donner une analyse fidèle du Télémaqne, tellement les histoires s'enchevêtrent. Il n'est pas nécessaire non plus de faire remarquer que les personnages sont antiques, et antique le sujet, imité de l'Odyssée. Pour poursuivre cette démonstration dans le détail, il faudrait tout citer. Les plus célèbres épisodes, les plus pittoresques descriptions sont des imitations. Homère avait décrit la grotte de Calypso. Les adieux d'Ulysse partant pour le siège de Troie au petit Télémaqne font penser aux adieux d'Hector à son fils, dans le même Homère. Des scènes de combat, lutte ou ceste, dans le livre V du Télémaqne sont empruntées à l'Odyssée et à l'Énéide. Quinte-Curce a fourni un modèle à l'histoire d'Aristodème, cet homme vertueux que les Crétois, sur les conseils de Mentor, vont chercher pour en faire un roi. Tout l'épisode de Philoctète est plein de souvenirs de Sophocle. Description de bouclier, descente aux enfers sont lieux communs antiques. Le combat d'Enée et de Turnus est reproduit dans celui de Télémaque et de l'impie Adraste. On trouverait d'autres emprunts visés dans le livre de M. Janet sur Fénelon.
Ajoutez tous les emprunts qu'une édition savante pourrait seule noter, sans être jamais sûre de n'en pas oublier, un vers traduit en passant, un autre dont le souvenir est seulement évoqué, les noms propres forgés avec des noms grecs et présentant un sens facile à deviner, la langue, comme la pensée, toute nourrie de substance antique, la mythologie païenne partout présente, quelque chose du génie grec revivant dans Fénelon comme plus tard dans André Chénier, tout ce qui a fait dire à Voltaire enfin que Télémaque avait l'air d'un poème grec traduit en langue française. Voltaire a tort cependant, et il est faux que le Télémaque soit un poème grec. Les imitations de Fénelon sont des imitations. Il ne croit ni à Vénus, ni à Minerve, et la religion grecque n'est pour lui, selon une expression de Nisard, que la
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religion de l'imagination. Là est la grande différence de ce poème et de ceux de Virgile et d'Homère. Fénelon s'amuse et transforme en fictions, en machines de fable ce qui était pour ses modèles plus ou moins objet de foi. Ce qui est sérieux chez lui ce sont les sentiments nouveaux, c'est la morale, c'est le christianisme dont le reste n'est que l'enveloppe. L'antiquité n'est qu'à la surface, le fond est chrétien ; et ce fond chrétien rend parfois plus belles certaines fables antiques, comme cette descente aux enfers dans laquelle Fénelon a surpassé ses maîtres. Il n'en est pas moins vrai que ces sentiments chrétiens exprimés au travers de fables antiques n'y ont pas leur expression naturelle et normale. Si le Télémaque n'est pas un poème grec, il n'est pas non plus un vrai poème chrétien. Différent de ceux de Virgile et d'Homère, il l'est aussi de ceux de Dante et de Milton. De là à dire que le genre du Télémaque est un genre faux, il n'y a pas loin. M. Brunetière 1 a émis cette appréciation sévère. Mais, plus indulgent pour Télémaque qu'il ne l'est d'ordinaire pour Fénelon, il n'en conclut pas moins que le genre a beau être faux, le charme opère, et (lue quand on aura fait toutes les critiques que l'on peut faire, et on en pourrait faire beaucoup, dit-il, il restera que le Télémaque est une œuvre « d'une élégance et d'une distinction rare, unique en son espèce, un peu au-dessous, mais pas très éloignée de la tragédie de Racine ».
Ni tout à fait ancien ni tout à fait moderne, le Télémaque n'est aussi ni tout à fait de la prose ni tout à fait de la poésie, et cette seconde ambiguïté est, pour une part, un effet de la première.
Littérature exotique et prose poétique ont toujours eu une secrète affinité. Or le Télémaque est le roman exotique d'un temps où l'imagination ne voyageait guère que dans le passé.
Et Fénelon, en fondant la prose poétique, est le précurseur de Bernardin de Saint-Pierre, de Rousseau, de Chateaubriand.
La peinture de l'amour. — Dans le roman du Télémaque la peinture de l'amour tient une grande place. Ce n'est pas seulement parce que c'est une condition du genre. Mais, le Télémaque étant un roman pédagogique, Fénelon tenait à mettre en garde le petit-fils de Louis XIV contre les séductions qu'il était destiné
1. Grande Encyclopédie, article Fénelon.
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à connaître. On lui eût reproché à bon droit de reculer devant ce sujet, outre que son livre y eût perdu en vérité psychologique et en grâce. Le jugement dédaigneux de Bossuet : « ouvrage peu sérieux et peu digne d'un prêtre1 », doit s'entendre du livre entier, et non seulement des épisodes célèbres de Calypso, d'Eucharis et d'Antiope. La méthode pédagogique de Bossuet consistait à aller tout droit au but. Elle ne prenait pas le détour des fables et des romans pour faire entendre ce qu'il convenait de faire entendre. Mais, étant donné le procédé insinuant et enveloppant de Fénelon, s'il traitait de l'amour, et il ne pouvait faire autrement, il devait en traiter comme il l'a fait. Il voulait plaire en effet, et il voulait être écouté. Il présente l'amour sous ses principaux aspects : Calypso, c'est l'amour sensuel, violent et il ne faut savoir qu'il existe que pour le mieux éviter. La tendresse d'Eucharis mériterait quelque retour, si un prince ne se devait à son rang. Antiope enfin, la fille d'Idoménée, c'est, dit finement M. d'Haussonville, « l'amour chaste, et la jeune fille correcte qu'on peut demander en mariage avec le consentement de ses parents2 ». Télémaque marque luimême cette nuance : « J'ai bien reconnu, dit-il à Mentor, la profondeur de la plaie que l'amour m'avait faite auprès d'Eucharis. Cette expérience funeste m'apprend à me défier de moimême. Mais pour Antiope, ce que je ressens n'a rien de semblable. Ce n'est point amour passionné, c'est goût, c'est estime, c'est persuasion que je serais heureux, si je passais ma vie avec elle. » M. d'Haussonville, remarquant que le Télémaque a été composé à une époque où les négociations avec la Savoie étaient entamées pour le mariage du duc de Bourgogne, émet cette supposition que Fénelon voulait préparer l'ardente nature de son élève à une union digne de lui.
Allusions politiques. — La part est difficile à faire, dans le Télémaque, des allusions, et du présent mêlé au passé. Il n'est pas douteux que Télémaque ne soit le duc de Bourgogne luimême. Nous avons déjà fait ce rapprochement. C'est bien l'élève de Fénelon « qui ne connaît que la voix et la main d'un seul homme capable de le dompter ». Mais les autres noms propres
1. Lettre de bossuet à son neveu 18 mai 1699.
2. Haussonville, Le duc de Bourgogne, R. des Deux Mondes, 1er avril 1897.
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du roman sont-ils aussi des pseudonymes, et faut-il reconnaître Louis XIV, ses ministres et même ses maîtresses dans l'œuvre hardie de l'archevêque de Cambrai? Les contemporains de Fénelon n'hésitèrent pas à les reconnaître, et ce fut une des raisons du succès colossal du Télémaque, dont vingt éditions parurent dans la seule année 1699. Il fut considéré comme un roman à clef. Idoménée fastueux et belliqueux, c'était Louis XIV ; le hautain ministre Protésilas, c'était Louvois; Astarbé n'était autre que Mme de Montespan. La coalition contre Idoménée représentait la ligue d'Augsbourg. Tyr était mis pour la Hollande. Fénelon, tout comme La Bruyère, proteste contre cette interprétation de son œuvre : « 11 aurait fallu, écrit-il au P. Le Tellier, dans une lettre déjà citée, que j'eusse été non seulement l'homme le plus ingrat mais encore le plus insensé pour vouloir faire des portraits satiriques et insolents. J'ai horreur de la pensée d'un tel dessein. » Personne n'a le droit de douter de la parole de Fénelon; mais on n'a qu'à achever de prendre connaissance de la lettre à Le Tellier. « Plus on lira cet ouvrage, continue Fénelon, plus on verra que j'ai voulu tout dire, sans peindre personne de suite. » C'est bien cela, il n'a peint personne de suite. Car Louis XIV est aussi bien Sésostris qu'Idoménée. Mais il a tout dit.
Des personnes, venons aux idées : les théories politiques de Mentor pourraient passer pour des rêves de poète ou des réminiscences antiques, si ce roman n'était un roman pédagogique, et partant condamné à dire des choses qui comptent. D'ailleurs nous verrons que Fénelon a repris plus tard les thèses de Mentor. Elles valent donc la peine d'être exposées et discutées.
V. — Les idées politiques de Fénelon.
Les écrits politiques de Fénelon. — Il n'est pas exact de subordonner tout Fénelon à l'homme d'État qu'il a pu à certaine date espérer devenir, lorsque la mort de l'élève de Bossuet eut rapproché du trône son élève à lui, et de le voir toute sa vie obsédé par le rôle d'un Richelieu ou d'un Mazarin1. Je croirais
1. Grande Encyclopédie, article Fénelon.
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plutôt que les théories se sont dessinées dans son esprit idéaliste avant que l'épreuve de la pratique apparût prochaine, et que sa pensée alors s'est trouvée comme liée par elles. Quoi qu'il en soit, l'accord est complet entre le Télémaque et les principaux écrits politiques de Fénelon. On a pu faire entre eux des rapprochements presque textuels1. Et c'est la raison qui nous détermine, devançant légèrement l'ordre des dates, à rapprocher du chapitre consacré au Télémaque l'étude de la politique de Fénelon.
Disons d'abord quels sont ces écrits dont nous parlons. C'est en premier lieu la Lettre à Lonis XIV, si sévère, si violente qu'on a douté de son authenticité. La découverte du manuscrit autographe, à une vente, en 1825, a supprimé ce doute. Mais toutes sortes de questions restent pendantes : fut-elle remise au roi et par qui? Si elle le fut, le ton n'en avait-il pas été au préalable adouci? Enfin à quelle date fut-elle composée? Certaines allusions interdisent de la placer avant l'année 1691, mais aucun renseignement plus précis ne nous est fourni. — L'Examen de conscience sur les Devoirs de la Royauté, connu pendant longtemps sous le titre de Direction pour la Conscience d'un Roi, a été composé à Cambrai pour le due de Bourgogne. Ce n'est plus à un enfant que Fénelon s'adresse. Si l'inspiration est la même que dans le Télémaque, ce sont, cette fois, des conseils de politique concrète. L'Essai politique sur le gouvernement civil n'est pas de la main de Fénelon. C'est le recueil rédigé par le chevalier de Ramsai, ami de Fénelon, des conversations du prélat avec Jacques III, prétendant à la couronne d'Angleterre, qui avait fait un séjour à Cambrai en 1709 et 1710. — Dans les Mémoires concernant la guerre de la succession d'Espagne, Fénelon conseille la paix à tout prix. C'est donc, observe justement M. Janet, Louis XIV qui, dans son obstination à lutter, a été cette fois le chimérique, et c'est lui qui a eu raison. — Enfin, au moment où le duc de Bourgogne parut sur le point de régner, après la mort du premier dauphin, Fénelon et ses amis, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse se réunirent à Chaulnes pour arrêter des plans de gouvernement. Ces plans sont connus sous le nom de Tables de Chaulnes. Ils contiennent incidemment
1. Crouslé, t. I, p. 292 et suiv.
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des. jugements piquants sur les généraux qui commandaient alors nos armées : « Villeroi laborieux, avec de l'ordre et de la dignité. Villars, vif et peu aimé parce qu'il méprise, etc. Harcourt, malade; peu d'expérience, bon esprit. Berwick, arrangé, vigilant, timide au conseil, sec, raide et homme de bien. »
Idées de Fénelon sur la guerre. — Dans tous ces écrits, comme dans le Télémaque, comme déjà dans les Dialogues des Morts, Fénelon est l'ennemi déclaré de la guerre. Et cette opinion ne reste pas chez lui dans le domaine de la théorie pure. Il critique expressément les guerres faites par Louis XIV, et en particulier la guerre de Hollande, « source de toutes les autres 1 ».
Par une vue un peu courte de l'histoire, il fait sortir toutes les guerres de l'orgueil d'un homme, et fait dans le succès la part trop grande au hasard. Il supprime les places fortes, qu'il considère comme des défis et des témoignages de haine : « Le rempart le plus sûr d'un État est la justice, la modération, la bonne foi et l'assurance où sont vos voisins que vous êtes incapables d'usurper leurs terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers accidents imprévus. Mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération, font que votre État ne peut être vaincu et n'est presque jamais attaqué. » Il y a deux siècles que ces lignes ont été écrites, et les événements ont donné aux pacifiques espérances de Fénelon de cruels démentis. Après tout, Fénelon ne fait, comme d'autres généreux utopistes, que déduire les conséquences politiques de l'idée chrétienne de la fraternité : « Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre, tous les peuples sont frères et doivent s'aimer comme tels. »
Dans le supplément à l'Examen de conscience, il s'efforce de donner une forme concrète et pratique à son idéal de paix par l'organisation d'un équilibre européen, fondé sur le respect mutuel d'États à peu près égaux. Ces rêves de Fénelon sont encore les nôtres, mais ne sont que des rêves.
Économie politique de Fénelon. — Louis XIV avait aimé la guerre et le luxe. Le précepteur de son petit-fils ne condamne rien après la guerre autant que le luxe. De peur de luxe,
1. Lettre à Louis XIV.
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l'industrie, dans les Plans de gouvernement comme dans ceux de Mentor, est réduite au nécessaire. La terre bien cultivée nourrira tout le monde. On renverra les gens de la ville à la campagne.
Fénelon est le premier des physiocrates. Il est aussi le premier des libre-échangistes et n'admet aucune entrave au commerce : « Le commerce est comme certaines sources; si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. » En revanche, il réglemente les dépenses de la cour, et même celles des particuliers Mentor avait réglé jusqu'à la nourriture des citoyens, jusqu'à celle des esclaves, retranchant le faste inutile qui corrompt les mœurs. Mentor est aussi un ennemi du vin. Si Fénelon ne pousse pas la réglementation aussi loin que Mentor, c'est par pur respect humain. Il n'a aucune idée de la liberté individuelle, ni des bornes que les règlements ne peuvent franchir sans danger pour le bien public, sans danger même pour l'autorité d'où ils émanent.
Idées de Fénelon sur le gouvernement. — Les idées de Fénelon sur le gouvernement intérieur des États regardent tantôt l'avenir, tantôt surtout le passé. Il n'y a que le présent qu'il ne manque pas une occasion de condamner. « Un roi est fait pour ses sujets, et non les sujets pour le roi », disait le duc de Bourgogne, provoquant à la fois l'admiration et le scandale chez ceux qui l'écoutaient Or on sait de qui il tenait ces leçons. Voilà la doctrine substituée à celle qu'exprimait la formule célèbre : l'Etat c'est moi. Fénelon a, par moments, une idée de l'État et de la nation conçus à part du pouvoir royal. Dans les transes de la guerre de la succession d'Espagne, il a le sentiment que cette guerre, de royale, est devenue nationale, et il demande que la nation tout entière collabore avec celui qui la gouverne, à son propre salut. Comment cette collaboration pourrait-elle s'exercer? C'est ce que Fénelon ne précise pas.
Sans doute il fera revivre les États généraux; mais il limitera surtout l'arbitraire royal par des lois issues d'ailleurs ellesmêmes du législateur suprême qu'est le roi, et par l'existence d'une noblesse rétablie dans toute sa force. Aucun sentiment ici encore de la liberté individuelle. L'État, qui régit les mœurs,
1. Plans de gouvernement. t. XXII. p. 578.
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accapare l'éducation. Mentor enseigne à Télémaque que les enfants appartiennent moins à leurs parents qu'à la république.
Danton dira la même chose. Nul n'a eu en tout cas une notion plus haute que Fénelon des responsabilités du pouvoir, et n'a imposé aux rois des devoirs plus lourds. Il ne leur permet de rien ignorer. L'Examen de conscience a, par les exigences du questionnaire, quelque chose d'accablant pour une conscience royale. Subordonnant enfin la politique à la morale et à la reli- gion, et rappelant, comme autrefois saint Ambroise, qu'après tout le souverain est dans l'Eglise, Fénelon gratifie les rois d'un conseil de conscience qui eût pu devenir un instrument formi- dable de puissance théocratique.
On voit combien complexes sont l'origine et le sens de ces théories politiques. Fénelon n'abandonne rien de la toute-puis- sance royale. Ses préjugés nobiliaires, son conseil de con- science n'ont à coup sur rien de moderne. Ce qui annonce les temps prochains, c'est cette croyance, si répandue au siècle qui suivra Fénelon, qu'une volonté humaine peut en un jour trans- former tout un ordre social. C'est cette conception d'un État absorbant et tyrannique, c'est cette foi dans la bonté humaine et dans la paix universelle dont hériteront l'abbé de Saint-Pierre et Rousseau. Enfin Fénelon a accrédité cette opinion qu'il fal- lait changer quelque chose. Il a été par là l'ancêtre des révolu- tionnaires, et ses idées ont eu le succès qu'ont toujours des idées d'opposition. Il serait injuste de ne pas dire en terminant qu'un souffle généreux les anime et que l'inspiration morale de la poli- tique de Fénelon est toujours supérieure à cette politique même.
VI. — L'Affaire du Quiétisme.
Mme Guyon. — Tout souriait à Fénelon lorsqu'il fit la connaissance de Mme Guyon. Mme Guyon était arrivée à Paris après plusieurs années de prédication errante en Italie et en France.
Ses expériences mystiques avaient été exposées par elle, ou plutôt s'étaient épanchées dans plusieurs ouvrages dont les plus célèbres sont le Moyen court, et les Torrents. Elle enseignait
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que l'oraison est la vie de l'âme et que la véritable oraison con- siste à se laisser emplir de l'effusion divine. Cette passivité de l'âme était comparée au contentement béat de l'enfant qui tette sans même remuer les lèvres. Plus souvent cependant l'idée du « pur amour » était éclaircie par des comparaisons tirées de l'amour humain. Dans cet état, il n'y a plus de vertus pour l'âme, tant elles lui sont devenues naturelles. Ce qui est plus grave, elle ne lutte pas contre la tentation, elle en détourne la vue, et s'approche de plus en plus de Dieu. Ce qui est plus grave encore, un tel état est en fait inamissible. Il y aune partie supérieure de l'àme qui vit en Dieu et qui ignore ce qui peut se passer de vil dans la partie inférieure. — Une des cousines de Mme Guyon, Mme de Maisonfort, l'ayant présentée à Mme de Maintenon, le pur amour parut pendant quelque temps une doctrine d'avenir. Mme de Maintenon ne pouvait se passer de Mme Guyon. Elle avait converti à elle ses amies, et avait même lu au roi le Moyen court, mais sans succès. C'est alors que Fénelon fit la connaissance de Mme Guyon contre laquelle jusqu'ici il avait plutôt des préventions. Mme Guyon, sentit que quelque chose d'important se passait pour elle : « Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas, que son àme était collée à celle de David me paraissaient propres à cette union1 ». Saint-Simon dit la même chose avec une brutale simplicité : « Il la vit, leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama2 ».
Les malheurs de Mme Guyon eurent leur origine dans son succès , même. Sa doctrine se répandait à Saint-Cyr, grâce surtout à M"" de Maisonfort, mêlée à des directions de conscience venant de Fénelon. On y lisait le Moyen court. Godet-Desmarais, évêque de Chartres, diocésain de Saint-Cyr, informé, fit une enquête.
Mme de Maintenon abandonna Mme Guyon. L'orage se préparait.
Et Fénelon déjà se trouvait plus ou moins compromis. C'est alors que Mme Guyon soumit sa doctrine à l'examen d'un juge devant lequel tous s'inclinaient, de Bossuet. Bossuet travailla pendant plusieurs mois. Mme Guyon fut admise à défendre devant lui sa doctrine. L'évêque de Chàlons, M. de Noailles,
1. Vie de Mme Guyon.
2. Mémoires, t. I, p. 1~7.
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et le supérieur de Saint-Sulpice, M. Tronson, lui furent adjoints pour délibérer le jugement qu'on attendait de lui. Leurs conférences eurent lieu dans la maison de campagne de Saint-Sulpice, à Issy. Fénelon, qui s'employait à atténuer la con- damnation qui se préparait, mettait sous les yeux de Bossuet des analyses de mystiques autorisés, l'assurant d'ailleurs, ainsi que M. Tronson, de sa docilité; et il écrivait à Bossuet : « Ne soyez point en peine de moi. Je suis dans vos mains comme un petit enfant C'est alors qu'il est nommé archevêque de Cambrai le 4 février 1695 et, à ce titre, appelé à signer les articles d'Issy. Mme Guyon est censurée et passe désormais dans cette affaire au second plan. En France, où l'on n'aime guère que les femmes dogmatisent, surtout en religion, on a généra- lement été sévère pour elle; on l'est encore. Mais sa doctrine se répandit en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. SainteBeuve, en 1835, constate à Lausanne des traces persistantes de son influencer2. Sa vie et ses écrits servent encore d'aliment reli- gieux à des sectes américaines Schopenhauer a porté sur elle ce jugement : « M" Guyon est une belle et grande âme dont la pensée me remplit toujours de respect 4 1), Les « Maximes des Saints ». — Cependant Bossuet préparait un commentaire des articles d'Issy, qui fut son Instruction sur les états d'oraison. Il voulait même que Fénelon, qui s'y refusa, prît connaissance du manuscrit. Fénelon davança Bossuet et publia un commentaire à lui, sur l'orthodoxie duquel il avait consulté le théologien Pirot5. Ce furent les Maximes des Saints (1er février 1697). La guerre, depuis longtemps sourde, est déclarée entre les deux prélats. Mais avant d'en suivre les péri- péties, il faut s'arrêter sur la doctrine mystique de Fénelon.
Le livre des Maximes. commentaire des articles d'Issy, se donne pour vouloir marquer les bornes que les mystiques ne
1. Lettre de Fénelon à Bossuel. 28 juillet 1694: Correspondance, t. VII, p. 74.
2. Sainte-Beuve, Port-Royal, préface de la rr édition.
3. Voir Guerrier, Mme Guyon, p. 493-496.
4. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, liv. IV, 68. Dans une conférence donnée à Paris, à l'hôtel des Sociétés savantes, le 23 avril 1896. le prof. américain Barrows, l'organisateur du congrès des reli- gions de Chicago, a cité comme gloires spirituelles de la France : Pascal.
.\l'ne Guyon, etc.
5. Voir Urbain, l'Affaire du quiétisme. témoignage de l'abbé Pirol (Revue d'histoire littéraire, 13 juillet 1896).
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doivent pas dépasser. Sur chaque question, Fénelon apporte l'opinion vraie et l'opinion fausse. En réalité, ce livre est une défense du mysticisme, et le soin d'indiquer l'erreur après la vérité permet à l'auteur d'aller beaucoup plus loin du côté mystique dans la définition de cette vérité. On ne trouve pas d'effusions dans ce livre, comme dans ceux de Mme Guyon. Ce ne sont point des expériences personnelles qui s'affirment et se racontent. Fénelon est moins un mystique qu'un théoricien du mysticisme. Fénelon distingue cinq degrés d'amour, selon ce qu'il s'y mêle d'intérêt propre, et trois degrés de perfection. Il y a des justes dont la vertu est fondée sur la crainte « par un reste d'esprit d'esclavage ». Au second degré, l'espérance crée encore un mélange d'esprit mercenaire. « Le troisième est de ceux qui méritent d'être nommés les enfants parce qu'ils aiment le père sans aucun motif intéressé ni d'espérance, ni de crainte. » Ces trois degrés constituent la vie purgative, la vie illuminative et la vie contemplative ou unitive, dans laquelle on demeure uni à Dieu. Fénelon complète la description de ces trois degrés par la supposition du cas impossible. Si Dieu voulait damner les âmes des justes, ces âmes remplies du pur amour ne l'en aimeraient pas moins. La supposition est impossible à cause des promesses; « mais les choses qui ne peuvent être séparées du côté de l'objet peuvent l'être très réellement du côté des motifs' ». Le juste se désire le souverain bien, mais en Dieu et pour Dieu, et comme à son prochain. Fénelon ne nie pas d'ailleurs l'utilité des degrés inférieurs de l'amour, même des plus bas. Il ne faut pas arracher à certaines âmes les motifs intéressés dont elles ont besoin, pas plus qu'il ne faut ôter à l'enfant le lait de sa nourrice.
A un amour pour Dieu encore mêlé d'intérêt correspond, au point de vue de l'intelligence, la méditation. Elle consiste en actes discursifs et s'oppose à la contemplation qui ne raisonne pas. La méditation d'ailleurs fait encore des saints. La même distinction est reprise sous une forme différente et devient la distinction des actes réfléchis et des actes directs. A la différence des actes réfléchis, les actes directs ne laissent même pas de traces dans l'âme. Saint Augustin ne disait-il pas : « L'oraison
1. Maximes des Snilll,', art. II. Cet ouvrage n'est pas dans l'édition Lebel.
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n'est point parfaite quand le solitaire connait qu'il fait oraison Fénelon décrit en outre l'état de pur amour sous le nom (l'état d'indifférence et d'abandon. L'indifférence, supérieure à la simple résignation des justes mercenaires, fait les âmes aussi détachées d'elles-mêmes, pour ce (lui concerne leur intérêt, que de leur prochain. Elles cessent d'être propriétaires d'elles- mêmes. Elles sont désappropriées. C'est le même état encore que Fénelon appelle l'état passif. L'âme, comme une plume bien sèche et bien légère, se laisse emporter à tous les vents de la grâce. Enfin, tous ces états ne sont que l'oraison. Mais Fénelon soutient que l'âme, même dans ces états, doit rester vigilante, et il ne reconnaît pas d'état inamissihle; par là il se sépare des quiétistes, et aussi de Mme Guyon.
De l'opposition d'idées entre Bossuet et Fénelon. —
Il nous sera impossible de suivre dans le détail l'opposition des idées de Fénelon et de Bossuet. Ils semblent parfois fort près de se rencontrer et la discussion a l'air de rouler sur des subtilités. Fénelon triomphe même des concessions de Bossuet, qui fut amené à en faire plusieurs. La condamnation prononcée contre lui ne portera en définitive que sur deux points essen- tiels : sur cette supposition que des âmes pourraient faire à Dieu le sacrifice absolu de leur salut, et sur la définition d'un ôial d'amour désintéressé, alors que des nc/rs d'un tel amour sont seuls reconnus possibles par les rédacteurs du bref.
En réalité Bossuet et Fénelon étaient plus éloignés qu'il ne parait. Et ce qu'il faut dire, c'est qu'il y eut bien entre eux une opposition d'idées et non pas seulement de personnes. Sans doute le débat, surtout quand il se fut envenimé, mit aux prises deux amours-propres, deux hommes enfin. Mais il est indigne de ces deux adversaires de ne voir dans leur querelle que la jalousie et l'ingratitude de l'un, que l'autorité offensée de l'autre, quand même ces motifs bassement humains auraient effleuré leurs con- sciences. Il ne suffit même pas, pour expliquer l'attitude de Fénelon, de parler du sentiment chevaleresque qui l'a poussé à prendre le parti d'une femme que les uns accusaient, et que les autres abandonnaient, quoique ce motif soit déjà d'ordre plus élevé. Car il reste à expliquer que Fénelon ait été son ami, même avant ses malheurs. La vérité est que la doctrine du pur
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amour convenait à la sensibilité de Fénelon, et à sa nature aristocratique en quête d'une piété rare, raffinée, d'une piété pour les âmes d'élite. Il trouva en elle l'idéal moral qu'il cherchait, qu'impliquaient ses directions spirituelles, avec lequel s'accorde, nous le verrons, sa philosophie. Il se donna à cette doctrine de toutes les forces de son âme ; et, si dans le détail il eut le tort de chercher à être habile, s'il temporisa jusqu'à paraître vouloir choisir son heure pour se déclarer, dans le fond des choses il ne fit preuve que d'un attachement à ses. idées poussé, comme l'amour de Dieu, jusqu'à l'oubli de l'intérêt propre. — Quant à la thèse qu'il soutient, si nous la dégageons de l'appareil théologique qu'elle revêt, elle nous apparaîtra plus proche de nous que les mots oubliés de pur amour et de désappropriation ne le laisseraient croire. La théorie du devoir pur et de l'obéissance à la loi par respect pour la loi est la forme moderne de la théorie du pur amour. Les kantiens, comme autrefois les stoïciens, ne sont pas moins paradoxaux que Fénelon. Ils le seraient plutôt davantage, car un Dieu vivant et aimant peut exercer un attrait que se refuse même à exercer ce Dieu abstrait de nos consciences, le devoir. Fénelon pressentit ces affinités philosophiques de sa doctrine et il parle avec sympathie de Marc-Aurèle et d'Epictète1. En établissant, comme nous le faisons nous autres, entre l'histoire de la philosophie et celle de la théologie une séparation radicale, nous appauvrissons la philosophie du XVIIe siècle, et nous ôtons aux discussions théologiques leur sens profond et éternel. Un philosophe contemporain de Bossuet et de Fénelon, Leibnitz, suivait avec intérêt la querelle du pur amour et il offrait sa solution à lui : l'amour de Dieu selon lui ne peut être séparé de notre félicité, non parce qu'elle est un motif, mais parce qu'elle est un résultat de cet amour même2.
Quant aux raisons de Bossuet, elles ressortent également de son tempérament et de ses ordinaires principes. Bossuet défend, - comme toujours, la tradition contre une nouveauté; or il est incontestable que les pères de l'Église avaient cru trouver dans les promesses une heureuse conciliation de l'immolation de soi
1. 3e lettre à M. de Paris, t. V, p. 309.
2. Lettre à M. Magliabecci, juin 1698, ap. Œuvres de Fénelon, t. IV, p. CLXXVIII.
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et de l'intérêt bien entendu. Lactance avait même exprimé ces calculs en des termes où trouvent à redire nos consciences plus délicates. Bossuet, pour sa part, adopte en somme cette psychologie qui fait de l'instinct du bonheur le fond de la nature humaine1. Il se place sur le terrain pratique, et se méfie de la piété idéale des spéculatifs2. Il estime en outre qu'il faut écouter les théologiens qui savent les règles, plutôt que les dévots qui se glorifient d'expériences rares. La nouveauté est pour lui indice d'erreur. « Tout cela, dit-il lui-même en parlant de Mme Guyon, me parut d'abord superbe, nouveau, inouï, et dès là du moins fort suspect3. » A la réflexion, la théorie du pur amour lui parut plus inquiétante encore. Il lui reconnut avec la doctrine condamnée de Molinos une étroite parenté. Quoique les écrits de Molinos n'aient pas été traduits en français, son influence ne s'en était pas moins répandue. Mme Guyon avait des émules4.
Et Bossuet saisit l'occasion de couper court à cette contagion. Dans la théorie du pur amour Bossuet découvrait, par surcroît, le principe auquel, avec la perspicacité d'un adversaire, il acculait l'ennemi qu'il ne cessait de combattre, le protestantisme. Ce principe c'est l'individualisme religieux. L'âme favorisée d'un commerce spirituel avec Dieu n'a plus besoin d'aucun secours, d'aucune tradition. Elle peut se passer de l'Eglise. De plus quelque chose est mis pour elle du même coup au-dessus des dogmes, des pratiques. Mme Guyon retranche sur les prières vocales, n'accorde qu'une importance secondaire aux mortifications extérieures, et dans la confession s'attache surtout à la confession au Dieu intérieur5. Il semble d'ailleurs que les protestants aient eu eux aussi l'instinct de cette parenté, dont Mme Guyon ne se réclamait pas. Godet-Desmarais, dans son approbation du livre de Bossuet sur les États d'oraison, fait allusion à la sympathie témoignée par les protestants au pur amour.
Ce sont des pasteurs qui donnèrent les premières éditions des écrits de Mme Guyon. Et c'est en pays protestant, nous l'avons vu, qu'elle a trouvé des disciples posthumes.
1. Traité de la connaiss. de Dieu, IV, 1 ; 1, 18. Cf. Traité du lib. arbit., 1 et Il.
2. 2e écrit sur les Maximes des saints, X.
3. Relation sur le quiétisme, 11, 3.
4. Reinach, Antoinette Bourignon (Revue de Paris, 15 octobre 1894).
5. Moyen court, III et XVI. u--r
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Le duel de Bossuet et de Fénelon. — Nous nous sommes arrêtés au moment où paraissaient les Maximes des saints et, avec quelque retard, l'Instruction sur les états d'oraison.
Les signataires des articles d'Issy essayent d'abord d'intervenir et d'amener Fénelon à de nouvelles conférences, où, craignant, dit-il, l'emportement de Bossuet dans la discussion, il refuse de se rendre. Fénelon porte l'affaire à Rome; Louis XIV peu après écrivait de sa main au pape Innocent XII, le priant de se prononcer sur ce livre des Maximes des saints qui jetait le trouble dans l'église de France. A quelques jours de là, le 1er août 1697, Fénelon, ayant demandé la permission d'aller défendre son livre à Rome, recevait l'ordre de se retirer dans son diocèse et de n'en plus sortir. Le 3 août, il était en route. De ce jour date l'exil de Fénelon, hier prélat admiré et précepteur adoré. Son opiniâtreté dans la définition d'une subtilité théologique le faisait déchoir des plus hautes espérances.
Cependant les évêques (c'est-à-dire l'évêque de Châlons, devenu archevêque de Paris, l'évêque de Chartres et celui de Meaux) ne se croyaient pas dessaisis par ce fait que la cause était portée devant le Saint-Siège. L'église de France prétendait, même en matière dogmatique, à une certaine indépendance. D'autre part il importait, au point de vue des évêques, d'éclairer la cour de Rome. Ils rédigèrent donc en commun, sous la pression de Bossuet, qui trouvait « faibles » ses deux confrères et disait d'eux qu'ils n'agissaient qu'autant qu'ils étaient poussés1, la Déclaration qui était un véritable acte d'accusation contre Fénelon.
La lutte de Bossuet et de Fénelon fut une merveilleuse escrime où les coups s'échangèrent et se croisèrent avec une surprenante rapidité. Nous ne pourrons même énumérer tous les écrits des deux adversaires. Bossuet avait publié cinq écrits sur les Maximes des saints, puis trois ouvrages latins où il se défendait du reproche de mépris à l'égard des mystiques et des scholastiques qui lui était adressé : Mystici in tuto; Schola in tuto, et Quietismus redivivus. Fénelon répondit par cinq lettres à M. de Meaux. Réplique de Bossuet. Nouvelle lettre de Fénelon.
Tout le procès est repris par Bossuet dans la Relation sur le
1. Lettre de Bossùet à son neveu, 10 juin 1697.
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quiétisme. Fénelon se défend dans la Réponse à la Relation.
Bossuet lance des Remarques sur la Réponse, auquel il sera répondu par une Réponse aux Remarques; et Bossuet enfin adresse un Dernier Éclaircissement a M. de Cambrai.
Fénelon se donne dans cette polémique des attitudes de victime. Il exagère les accusations portées contre lui, pour les rendre odieuses. Il se plaint sans cesse d'être cité ou traduit avec inexactitude. Il voit toute une cabale montée contre lui par Bossuet; et ce reproche a le don d'exaspérer Bossuet1, qui se donne pour un « innocent théologien », le moins politique et « le plus simple des hommes ». Puis il en appelle à chaque instant à Dieu, et ne craint pas de menacer son adversaire de sa justice : « Votre âge et mes infirmités nous feront bientôt comparaître tous deux devant Celui que le crédit ne peut apaiser et que l'éloquence ne peut éblouir2 ». Cependant Fénelon, ce qui a toujours été la meilleure façon de se défendre, attaque à son tour. Bossuet est coupable, d'après Fénelon, de détruire la prééminence de la charité sur l'espérance, de corrompre la contrition parfaite, de compromettre la liberté de Dieu dans sa « promesse gratuite de donner aux fidèles la béatitude éternelle3 ». Enfin Fénelon trouve piquant de reprocher à Bossuet d'avoir enseigné lui-même au dauphin ce pur amour qu'il condamne4.
Contre cette dialectique aux formes multiples Bossuet emploie aussi tous les moyens. Il blesse Fénelon au vif en l'appelant le Montan d'une nouvelle Priscilles5. Fénelon revient onze fois dans la Réponse à la Relation et douze fois dans la Réponse aux Remarques sur cette allusion injurieuse que rien ne justifiait, et où il n'est pas sûr que Bossuet n'ait pas voulu mettre plus de venin qu'il n'en avoue6. Fénelon se plaignait toujours d'être seul, Bossuet riposte par ce cruel mouvement oratoire : « V æ soli : malheur à celui qui est seul, car c'est le caractère de la partialité et de l'erreur7 ». Il ne faudrait pas croire enfin que
1. Bossuet, Relation, VI, 5.
2. Fénelon, Réponse aux Remarques, t. VII, p. 6.
3. Fénelon, 4e lettre en réponse aux Divers écrits, t. VI.
4. Fénelon, 3e lettre en réponse à M. de Meaux, t. VI, p. 364.
5. Bossuet, Relation, XI, 8.
6. Voir Urbain, Compte rendu du livre de Crouslé (Revue d'histoire littéraire, 15 avril 1895).
7. Bossuet, Remarques sur la Réponse, XI, 11, 4.
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Bossuet, malgré la simplicité et l'absence de politique qu'il affecte, se soit interdit aucune arme Les entraînements de la lutte font ainsi descendre au-dessous d'elles-mêmes les plus hautes natures morales.
Sur la querelle de doctrine d'autres contestations s'étaient greffées. Fénelon avait signé les articles d'Issy. Mais sur ces articles, au nombre de trente-quatre, quatre n'avaient ils pas été ajoutés sur la demande expresse de Fénelon, dont la part de collaboration dans l'œuvre de ceux qui se donnaient maintenant pour ses juges se trouverait ainsi grandie? Fénelon le prétend; Bossuet le conteste. — Bossuet avait sacré Fénelon, sur sa demande, dit Fénelon, sur celle de Fénelon, dit Bossuet. — Bossuet enfin se servit dans la lutte de conversations plus ou moins confidentielles de Fénelon. Violation du secret de la confession, dit Fénelon, et l'accusation était grave. Il n'y a pas eu de confession, répond Bossuet. Mais l'obligation du secret s'étend jusqu'aux confidences faites à un directeur en dehors de la confession proprement dite. On nous donne alors à choisir chaque fois entre un mensonge de Fénelon et un mensonge de Bossuet. Nous ne croyons pas être réduits à cette pénible alternative, et nous estimons que le mot de mensonge est un bien gros mot.
L'imagination, surtout quand l'intérêt et la passion s'y ajoutent, suffit à altérer nos souvenirs. Deux témoins d'un même fait ne le racontent jamais de même ; que dire quand ces témoins sont les acteurs eux-mêmes, et que le débat porte sur une parole qui a pu être diversement interprétée par celui qui l'a prononcée et celui qui l'a entendue, et moins peut-être sur la matérialité d'un fait que sur le sens qu'il tenait d'une intention inexprimée? Les nuances qui séparent les récits des deux adversaires ne sont faites du mensonge d'aucun des deux, mais de l'inévitable prévention de l'un et de l'autre. Et si Fénelon a plus d'imagination que Bossuet, disons tout au plus que sa part de prévention a été la plus grande.
Chacun des deux champions avait ses partisans. On était ou meldiste ou cambrésien. Du côté de Fénelon se rangeaient les Jésuites, mais pas avec assez d'unanimité pour que l'ordre pût être compromis. Bourdaloue, par exemple, prêcha contre le pur amour. La Sorbonne, les universités étaient assez partagées.
Les gazettes de Hollande avaient pris le parti de Fénelon. Mais
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Bossuet avait pour lui les évêques. Il avait Mme de Maintenon, d'autant plus àpre qu'elle avait eu une part de responsabilité dans le succès de Mme Guyon. Il avait le roi. Ce fut lui qui obtint la condamnation.
La condamnation de Fénelon. — L'affaire traînait à Rome, et c'est un curieux chapitre de l'histoire ecclésiastique que l'histoire de ce procès, et de toutes les intrigues auxquelles il donna lieu. Bossuet avait envoyé à Home deux hommes à lui, son neveu l'abbé Bossuet, et l'abbé Phélipeaux, son grand vicaire. Fénelon était défendu par l'abbé de Chanterac et par quelques jésuites. Le cardinal de Bouillon, chargé d'affaires du roi de France, était secrètement pour lui. Dans l'antichambre du pape même, chaque parti avait recruté un monsignor. Toutes sortes de moyens sont mis en œuvre pour étouffer, puis pour retarder l'affaire. Le choix des consulteurs, puis des rédacteurs remettait tout en question. Le pape aurait bien voulu n'avoir pas à donner d'avis, du moins à prononcer de jugement. Des actes énergiques de Louis XIV contre les quiétistes, des mesures de disgrâce contre les amis de Fénelon le décidèrent enfin à rendre le décret qu'on attendait de lui (12 mars 1699).
Fénelon, à la nouvelle de sa condamnation, prêcha sur la soumission due à l'autorité des supérieurs. Un mandement confirma cette soumission (9 avril 1699) : « A Dieu ne plaise qu'il soit jamais parlé de nous, si ce n'est pour se souvenir qu'un pasteur a cru devoir être plus docile que la dernière brebis du troupeau, et qu'il n'a mis aucune borne à sa soumission ».
Dans la suite, Fénelon prétendit que sa doctrine était moins condamnée que l'expression qu'il lui avait donnée. La rédaction du bref autorisait cette interprétation. Mais Bossuet s'acharna sur sa victime, et Fénelon but le calice jusqu'à la lie. Les évêques, pour sauvegarder l'indépendance de l'Église gallicane, durent s'associer au jugement pontifical. Il y eut une assemblée générale du clergé. Il y eut des assemblées provinciales, et Fénelon dut être condamné par ses suffragants réunis dans son propre palais. D'autre part un changement de pape inspira peut-être à Fénelon la velléité de recommencer la lutte, mais ce ne fut qu'une velléité. Quant à la légende de l'ostensoir offert par Fénelon à son église cathédrale en commémoration de sa con-
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damnation, elle n'est sans doute qu'une légende; et il y eût eu excès de la part de Fénelon dans cet acte d'humilité. Ce qui est plus certain, c'est qu'il a supporté l'épreuve avec un tact et une dignité d'âme, où il faut un étrange parti pris pour ne voir que de l'adresse. Il a été grandi par elle.
VII. —— Fénelon philosophe.
Fénelon appartient, comme Bossuet, à la lignée des théologiens philosophes. Il n'a pas peur de la philosophie et répond au cardinal de Noailles qui lui reproche de mêler de la métaphysique à la foi chrétienne : « Tous les chrétiens, il est vrai, ne peuvent pas être métaphysiciens, mais les principaux théologiens ont grand besoin de l'être. C'est par une sublime métaphysique que saint Augustin a remonté aux premiers principes des vérités de la religion contre les païens et les hérétiques1. » Fénelon procède en philosophie de saint Augustin, qu'il vient de citer, en même temps que de Descartes. Il a cela de commun encore avec Bossuet, et il a cela de commun avec un philosophe dont on peut presque dire qu'il est le disciple, avec Malebranche.
Réfutation du système de la nature et de la grâce.
— C'est cependant une réfutation d'un livre de Malebranche qui est son premier écrit philosophique. Nous avons dit dans quelles circonstances, et sous quelle inspiration naquit cet écrit. Il ne fut d'ailleurs pas publié. Composé en 1687 ou avant, il n'a été imprimé qu'en 1820. C'est une bonne fortune qu'un ouvrage philosophique et théologique sorti de la collaboration de Bossuet et de Fénelon, non seulement par ce qu'a de piquant le spectacle d'un accord alors si parfait entre eux, mais parce que leur opinion commune représente, à n'en point douter, l'opinion orthodoxe de leur temps. — Le Traité de la nature et de la grâce avait à bon droit fait à Bossuet et à Fénelon l'effet d'une audacieuse nouveauté 2. Sous le nom de volonté générale du Créateur, c'était l'idée de nécessité qui s'emparait du monde de la nature et
1. Ap. Gossclin, Histoire littéraire de Fénelon, 1843, p. 238.
2. Voir ci-dessus, t. IV, p. 545-546.
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même de celui de la grâce. Et cette nécessité s'étendait à Dieu même, si la simplicité des voies, signe éminent de la perfection d'un ouvrage, imposait à son choix le monde le plus simple à réaliser. Tout jusqu'à l'Incarnation se trouvait prédéterminé; la prière humaine devenait inutile et la grâce divine enchaînée.
A cette thèse Fénelon oppose celle de la liberté de Dieu. Dieu n'est pas forcé de créer, ni de créer un monde plutôt qu'un autre. Sa liberté n'est pas gênée par la considération de la valeur différente des mondes qui s'offrent à sa pensée créatrice, car ces différences sont de l'infiniment petit par rapport à lui, et ne peuvent devenir motifs pour lui. La thèse de Malebranche lie si étroitement à Dieu le monde né de sa volonté qu'une sorte de dépendance réciproque est établie entre eux, et que le monde fait comme partie de Dieu. Quant aux volontés géné-
rales, elles n'apparaissent comme un signe de perfection que par une comparaison implicite de l'activité divine et de l'activité humaine qu'épuisent les recommencements et qui ne peut avoir l'œil à tout. Il y a quelque chose de moins géométrique et de plus paternel dans la Providence divine, attentive à nos peines, à nos besoins, à nos prières. En fait, un chrétien ne peut éviter de reconnaître certaines interventions particulières de Dieu dans l'histoire du monde, à moins de substituer à l'interprétation littérale de l'Ecriture une interprétation figurée, méthode dont les Pères sans doute ont usé, mais qui peut mener loin ceux qui en abuseraient. A la vérité, la raison par là empiète sur la foi.
Derrière Malebranche on voit apparaître Spinoza. C'est une « nouveauté profane » enfin (et ce mot emprunté à l'Écriture a un sens redoutable) que de faire de l'Incarnation un épisode nécessaire du plan divin, ce qui revient à prêter au péché d'Adam la même nécessité, ou à mettre l'ordre immuable choisi par Dieu à la merci de la liberté de ses créatures. Quant à la grâce divine, Fénelon admet mal qu'on en sonde les mystères.
Il admet encore moins qu'on semble la subordonner au vouloir humain, ce à quoi aboutissent d'ailleurs tous ceux qui en veulent régler l'action. « Entreprenez donc, dirai-je à l'auteur, si vous le voulez, de sonder le fond de cet abîme des jugements divins; cherchez, si vous l'osez, à découvrir ces voies impénétrables ;
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j'aime mieux dire avec saint Augustin : j'ignore ; et m'écrier avec saint Paul : ô profondeur!. »
Quand cet ouvrage de Fénelon a été connu, on l'a admiré avec excès comme on fait de tout inédit. On l'a mis au-dessus du Traité de l'existence de Dieu, ce qui est injuste. Dans cette réfutation du système de Malebranche, Fénelon fait preuve d'une fertilité et d'une souplesse qui annoncent le polémiste qu'il devait être. Bossuet, en sollicitant ce talent à s'exercer contre Malebranche, ne se doutait guère de l'usage qui devait en être fait plus tard. Mais cette fertilité et cette souplesse sont excessives ici. L'ouvrage est trop long. Fénelon ne fait grâce à Malebranche d'aucun argument, ni d'aucune face du même argument. Il ne laisse rien à deviner, à penser à côté de ce qu'il dit. Il épuise ses propres idées, et nuit à la grandeur même du sujet par trop d'abondance et de subtilité. Disons aussi qu'il le prend d'un peu haut avec Malebranche. Mais c'est l'ordinaire des théologiens, quand ils discutent, de se croire trop facilement les représentants d'une autorité au nom de laquelle ils n'hésitent pas à morigéner et à condamner. — N'allons pas toutefois jusqu'à ne voir dans la Réfutation du P. Malebranche qu'un ouvrage fait sur commande. Une lettre au P. Lamy, qui date de 1709, nous montre Fénelon persévérant dans son opinion sur cette partie du système de Malebranche. Ce qui est plus intéressant, cette opinion était celle qu'il devait avoir, et elle est en conformité avec la philosophie impliquée plus tard dans la doctrine du pur amour. Fénelon adore les mystères plus qu'il ne les sonde. Il limite la raison et subordonne les « actes discursifs ». Malebranche au contraire disait : « De prétendre se dépouiller de sa raison comme on se décharge d'un habit de cérémonie, c'est se rendre ridicule et tenter inutilement l'impossible ». Entre le mysticisme de Fénelon et le rationalisme de Malebranche des désaccords étaient inévitables.
Le « Traité de l'existence de Dieu » — Le Traité de l'existence de Dieu ne nous fera pas voir un autre Fénelon. Et cependant Fénelon doit beaucoup cette fois à Descartes et à Malebranche. Il leur doit tant que ses amis les Jésuites s'en offusquèrent; mais il ne leur emprunte que ce qui en eux sert les tendances de sa propre pensée. — D'après Ramsai, les deux
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parties du Traité de l'existence de Dieu n'étaient que le commencement d'un grand ouvrage que Fénelon avait entrepris dans sa jeunesse et qu'il n'acheva pas. La première partie parut seule du vivant de Fénelon en 1712, et, comme le Télémaque, par l'infidélité d'un copiste. On ne peut s'empêcher de remarquer que Fénelon jouait de malheur avec les copistes. Ce ne fut qu'après sa mort, en 1718, que les deux parties furent réunies.
Le titre donné à cette première partie était : Démonstration de l'existence de Dieu tirée de l'art de la nature. Le succès en fut considérable. Une seconde édition, des traductions en anglais et en allemand parurent presque aussitôt. Cette première partie est encore la partie la plus populaire de l'ouvrage de Fénelon.
L'argument des causes finales y est développé avec une ampleur et une magnificence de langage incomparables. L'inspiration biblique s'y mêle au souvenir de Cicéron et de Virgile.
Mais un philosophe contemporain constaterait l'absence de toute critique dans les fins prêtées au Créateur. Fénelon n'est jamais à court d'explications et prouve vraiment trop'. Fénelon en outre est peu au courant même de la science de son temps.
L'hypothèse de Copernic n'existe pas pour lui. Et ce n'est pas seulement ignorance, c'est incompétence en ces matières. Les précisions scientifiques ne sont pas son fait. — Cette première partie s'achève par l'étude de l'homme, et en particulier de la raison humaine. Est-ce raison humaine qu'il faut dire? Fénelon trouve en lui deux raisons : « L'une est moi-même, l'autre est au-dessus de moi ». Tandis que la raison qui est moi est imparfaite, l'autre est parfaite, éternelle, immuable. « Mais où est cette raison parfaite, qui est si près de moi, et si différente de moi?
où est-elle? Il faut qu'elle soit quelque chose de réel; car le néant ne peut être parfait, ni perfectionner les natures imparfaites. Où est-elle cette raison suprême? N'est-elle pas le Dieu que je cherche? » — Nous tenons ici une des théories philosophiques chères à Fénelon. Elle pénètre jusque dans le Télémaque, où il est question de cette raison éternelle, grand océan de lumière, d'où nos esprits sortent comme de petits ruisseaux et où ils retournent pour s'y perdre.
1. Voir, en particulier, Traité de L'existence de Dieu, 1" partie, chap. II, t. l, p. 34, et chap. Ill, t. I, p. 136.
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C'est cette même théorie que va développer la seconde partie du Traité de l'existence de Dieu. Fénelon y suit Descartes, et part lui aussi du doute méthodique et du cogito. Mais c'est du Descartes transposé dans une âme poétique et religieuse. Les austères déductions du Discours de la méthode y prennent un caractère d'émotion tantôt dramatique, lorsque l'âme est dans les angoisses du doute, tantôt lyrique, lorsque la vérité l'illu- mine. C'est la manière de Malebranche, dans ses Méditations, avec plus d'emphase, une emphase limpide qui est souvent de l'éloquence. Les qualités de dialecticien, sauf dans un chapitre consacré à la réfutation du spinosisme, passent au second plan. L'union de ces qualités avec celles que nous signalons maintenant de préférence n'en a pas moins quelque chose de platonicien, Platonicienne aussi est la doctrine quand elle cesse d'être cartésienne. Mes idées indépendantes « de la vile multitude d'êtres singuliers et changeants », mes idées qui ne sont ni moi ni ce qui m'environne, mes idées sont Dieu ; universelles et immuables elles ont tous les caractères de la divinité. Et peu à peu c'est vers le platonisme de Malehranche que nous inclinons : « C'est dans l'infini que je vois le fini; en donnant à l'infini diverses bornes, je fais pour ainsi dire du créateur diverses natures créées et bornées ».
Cette haute métaphysique, dont il nous est possible de retrouver les inspirateurs, n'en semble pas moins, comme on l'a remarqué 1, sortir du fond de l'âme de Fénelon, tant elle répond aux aspirations de sa pensée et de sa piété. C'est surtout lorsqu'il arrive à Dieu lui-même que ses raisonnements se transforment en élévations et en prières. De ce Dieu il ne peut dire qu'une chose, c'est qu'il est. « L'homme fini et grossier bégaie toujours quand il parle de l'être infini. » « Il est, et toutes choses sont par lui. On peut même dire qu'elles sont en lui. » Ce passage et quelques autres ont pu donner à penser que Fénelon inclinait vers le panthéisme. Mais ce panthéisme n'est que dans les mots, et tient à l'exaltation de sa piété.
« Quand est-ce, reprend Fénelon, quand est-ce que tout moimême sera réduit à cette seule parole immuable : Il est, il est,
l, Rouillier, Histoire (le la phil. cartésienne. 1868, t. II, p. --'0.
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il est ! Si j'ajoute, il sera au siècle des siècles, c'est pour parler selon ma faiblesse, et non pour mieux exprimer sa perfection. »
C'est dans ce caractère ineffable de Dieu d'une part, et d'autre part dans l'anéantissement de l'homme devant Dieu (et ces deux thèses ne sont pas sans lien) que nous retrouvons le théoricien du pur amour. L'homme doit aimer sans raisonner, puisqu'aussi bien sa raison reste en route, impuissante : « Ce n'est point en parcourant la multitude de vos perfections que je vous conçois bien, au contraire. » L'homme en outre doit s'oublier puisqu'il n'est rien. « Périsse tout être qui veut être pour soi-même ou qui veut que quelque autre être soit pour lui!.
Périsse toute volonté monstrueuse et égarée qui n'aime pas l'unique bien pour l'amour duquel tout ce qui est a reçu l'être. »
« Lettres sur divers sujets de métaphysique et de religion ». — Les Lettres sur divers sujets de métaphysique et de religion, dont quelques-unes ont été écrites pour l'édification du duc d'Orléans, reproduisent les mêmes thèses philosophiques. « Rien n'est si étonnant que l'idée de Dieu que je porte au fond de moi-même; c'est l'infini contenu dans le fini. Ce que j'ai au dedans de moi me surpasse sans mesure 1. »
Mais les thèses philosophiques conduisent plus directement encore ici à des conclusions morales et religieuses. De la considération de notre dépendance à l'égard de Dieu est tirée la nécessité du culte. Mais l'essence de ce culte est dans l'amour, selon la pensée de saint Augustin: non colitur nisi amando. Donc la religion chrétienne, seule religion d'amour, est la religion véritable. On voit que nous côtoyons de plus près encore ici les théories qui tiennent au cœur de Fénelon.
Et il est telle page que nous croirions extraite des écrits relatifs au pur amour : « Dieu est le tout, et nous ne sommes qu'un rien, revêtu par emprunt d'une très petite parcelle de l'être. Il faut renverser l'idole. Il faut rabaisser le moi pour le réduire à sa petite place. Il faut que Dieu soit mis en la place que le moi n'avait point de honte d'usurper. Dès qu'on aura posé ce fondement, tout l'édifice s'élèvera comme de lui-même. Dès que vous supposerez que Dieu seul doit d'abord avoir tout notre
1. Lettre II, chap. i, t. I, p. 333.
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amour, et qu'ensuite cet amour ne se répand sur le moi que comme sur les autres biens bornés, à proportion de ses bornes, la religion se trouvera toute développée dans notre cœur 1. »
Nous avons dit ailleurs que la théologie de Fénelon ne devait pas être séparée de sa philosophie. La doctrine du pur amour nous apparaît maintenant, non plus comme un accident dans la pensée de Fénelon, mais comme le centre vers lequel elle tendait, comme ce qui lui donne son originalité et son unité. Encore faudrait-il ajouter aux racines philosophiques de cette doctrine l'optimisme, déjà signalé, de Fénelon. Fénelon est l'adversaire instinctif des Jansénistes. Et peu à peu ainsi, des thèses d'origine et d'apparence différentes se rejoignent et se complètent.
VIII. — Fénelon critique littéraire.
Le talent de Fénelon a toutes les complexités de sa personne.
Nous quittons un philosophe, sur les pas duquel nous nous sommes élevés à la contemplation de la raison impersonnelle.
Nous allons avoir affaire maintenant à un critique littéraire.
Et ne nous attendons pas à ce que cet archevêque, faisant de la critique littéraire, gourmande et dogmatise. C'est au contraire sur un ton de causerie presque inconnu alors qu'il propose ses idées, comme les laissant aller et les abandonnant à leur fortune. Sa manière libre et presque lâchée tient du grand seigneur en même temps que du journaliste. Fénelon, s'il eût vécu de nos jours, n'aurait eu évidemment pour cette forme hâtive et alerte de la production contemporaine, l'article, aucune répugnance. La Lettre à l'Académie est une série d'articles. Il y a aussi en elle, malgré la fraîcheur du goût et la jeunesse des idées, l'accent condescendant d'un vieillard (quoique Fénelon n'eût que 62 ans) apportant à la génération qui le suit les conseils de son autorité et de son expérience. Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, Molière, Corneille, La Fontaine, Racine, Boileau, Regnard, La Rochefoucauld, La Bruyère, orateurs, poètes, moralistes, tous sont morts; et, en 1713, il n'y a pour tenir tête
1. Lettre II, chap. 1, t. I, p. 325.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. VIII
PORTRAIT DE FÉNELON GRAVÉ PAR DREVET, D'APRÈS J. VIVIEN Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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à Fénelon, dans l'Académie, que Fontenelle, qui ne donne pas sa mesure, et Dacier. On conçoit quel prix pouvait avoir, pour les pâles académiciens d'alors, le testament littéraire d'un survi- vant de la grande époque, de l'exilé que l'Académie depuis seize ans n'avait pas revu. Aussi lorsque l'Académie désœuvrée, entre les deux premières éditions du Dictionnaire, cherche de l'occupa- tion et consulte ses membres sur ce qu'elle pourrait bien faire, les indications données par Fénelon dans un court mémoire plurent tant, qu'on le pria de les étendre. Ce fut l'origine de la Lettre à M. Dacier (le secrétaire perpétuel) sur les occupations de l'Académie française. — Les Dialogues sur l'éloquence sont antérieurs à la Lettre, d'une trentaine d'années. Tout autre en est le ton, plus décisif, plus agressif et, peut-être pour cette raison, moins persuasif. Mais sur l'éloquence, qui était le sujet des dia- logues de ce nom, les idées de Fénelon n'ont point changé ; et il est intéressant de retrouver, trente ans après, dans la Lettre, comme l'écho d'un ouvrage ancien, avec ce que l'âge et une grande situation acquise ajoutent à la manifestation des opinions, de mesure et de bienveillance.
L'éloquence sacrée. — La chaire chrétienne, dans laquelle viennent de retentir tant de voix illustres, n'en donnait pas moins asile au mauvais goût et à des abus de tout genre. On y cherchait à plaire plus qu'à convertir. Et c'était un tremplin pour parvenir. La Bruyère est d'accord avec Fénelon sur la plupart des reproches qu'ils adressent aux sermonnaires : « L'on a eu de grands évèchés par un mérite de chaire. L'orateur cherche par ses discours un évèché 1. » Le P. Senault, le P. Rapin font entendre les mêmes critiques. Celui-ci nous dit qu'on voyait « de jeunes prédicateurs sans vertu et sans science monter en chaire, comme monte un comédien sur le théâtre pour y jouer son personnage. On y invitait les amis par billets, on faisait un grand cercle de la parenté et une assemblée d'honnêtes gens pour parer l'auditoire et pour encourager le jeune orateur 2. »
Ces mœurs, qui sont de tous les temps, n'en ont pas moins violemment choqué les grands chrétiens d'alors : Bossuet et Féne- lon. L'abus de l'esprit et des pointes achevait d'ôter au sermon
1. La Bruyère, chapitre de la Chaire.
2. Voir Hurel, Les orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, Didier, 1872, p. LXIX.
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tout caractère évangélique. Fénelon se plaint de la recherche des antithèses, des « batteries de mots », et de « certains bourdonnements de période languissante et uniforme ». La renaissance des études depuis le XVIe siècle avait fait pénétrer, sous forme de citations, trop de littérature profane dans les sermons.
On voyait Martial donner la réplique à Job, Aristote à Tertullien, Mucius Scevola figurer à côté de saint Étienne, Régulus auprès de Jésus-Christ. Le livre de M. Jacquinet sur les Prédicateurs avant Bossuet est plein d'exemples de ce genre. Ajoutez ce que nous appellerions l'abus de la psychologie, des peintures morales d'un caractère tout laïque substituées à la prédication de l'évangile. — A ces pratiques, Fénelon oppose l'idéal d'une simplicité apostolique. Il faut prêcher comme saint Paul. Il n'est pas interdit d'avoir de l'éloquence, mais il ne faut pas la rechercher et ne se fier qu'à elle. Il n'est pas interdit de préparer, quoique Fénelon préfère une improvisation inspirée par la prière; mais cette préparation doit consister à se remplir de la doctrine et de l'esprit des Écritures, et ne doit jamais tendre à parler moins simplement que les Apôtres1.
Fénelon, dans ses sermons, a-t-il réalisé son propre idéal? Il en a du moins eu l'intention. Dans une lettre à l'abbé de Fleury, en 1695, il dit : « Je donne aux prédicateurs l'exemple de ne chercher ni arrangement, ni subtilité et de parler précisément d'affaires; priez Dieu, mon cher monsieur, afin que je ne sois pas une cymbale qui retentit en vain ». Parler d'affaires, comme on l'a remarqué 2, cela signifie ne point parler pour parler. Les sermons les plus connus de Fénelon sont le Sermon pour la fête de l'Épiphanie et le Sermon pour le sacre de l'électeur de Cologne ; le Sermon pour la fête de Sainte Thérèse, et le Sermon sur les avantages et les devoirs de la vie religieuse méritent aussi grandement de l'être. Dans celui-ci, en particulier, Fénelon est moraliste, ce qui était un défaut à ses yeux, et un défaut qu'il n'était pas le seul à reprocher à Bourdaloue. Telles pages, sur les mariages mal assortis et sur le goût de la propriété, sont du Bourdaloue plus fluide et plus gracieux. Mais, s'il s'est démenti lui-même sur ce point, Fénelon, il faut le reconnaître, évite
1. Troisième Dialogue, t. XXI, p. 90-91.
2. Bourgoin, Les Maîtres de la critique au XVIIe siècle, p. 291.
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toute apparence de rhétorique comme les divisions trop accusées et compliquées. Ses qualités sont l'abondance, l'onction et cette séduction qu'il portait partout avec lui. Il veut être simple. Tout au plus pourrait-on dire que vouloir être simple c'est déjà ne l'être pas.
Dans cette entreprise de réformer la chaire chrétienne, Fénelon pense à la dignité du ministère, au caractère sacré de la parole de Dieu que compromettent les fausses élégances et la recherche du succès. Mais il obéit aussi à un idéal esthétique. Bien qu'il ait eu, longtemps après Saint-Sorlin, mais un des premiers néanmoins, le sentiment des beautés même littéraires de l'Écriture 1, c'est chez les Grecs qu'il conseille au jeune prédicateur de chercher des leçons de simplicité. Tandis que Bossuet est plutôt romain, Fénelon est surtout grec. C'est aussi pour des raisons d'art qu'il veut que le ton de l'orateur convienne à son sujet, et que la prédication chrétienne évite les ornements affectés : car « il y a une bienséance à garder pour les paroles comme pour les habits ». C'est pour des raisons d'art que l'art doit s'ellacer.
« L'art se décrédite lui-même et se trahit en se montrant. » La logique intérieure du discours, un ordre tel qu'on ne puisse déplacer aucune partie sans déranger le tout, l'orateur s'oubliant lui-même, et le beau atteint sans y penser, voilà la vraie rhétorique. Il s'agit si bien de l'éloquence en général, et non de l'éloquence de la chaire seulement, que c'est pour ces raisons que Fénelon préfère hautement Démosthène à Cicéron.
Opinions diverses. — De la rhétorique Fénelon passe, dans la Lettre à l'Académie, à d'autres sujets, à tous les sujets.
Mais partout ce même idéal de simplicité et comme de familiarité le poursuit. Il veut même le sublime « familier ». Il préfère « l'aimable au surprenant et au merveilleux ». Le bonhomme Eumée, voilà le héros de son choix. Bien des formes d'art sont en germe dans ces préférences. Mais elles l'ont rendu injuste pour Corneille. Les idées nouvelles ont ainsi leur rançon, et même un Fénelon n'a pas l'esprit également ouvert à tous les genres de beauté. — Ce sont peut-être les mêmes limites de son goût qui expliquent son étrange poétique. Aucun
1. Troisième Dialogue, t. XXI, p. 92.
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sentiment de la poésie française, et en particulier de la rime.
Dans sa correspondance avec La Motte, il faut que ce soit La Motte qui plaide pour la rime les circonstances atténuantes. La poésie de Fénelon, c'est une certaine prose, la sienne, une prose colorée, vivante et imagée. Qu'au XVIIIe siècle ce sentiment de Fénelon ait été partagé, et qu'on y ait pensé qu'en définitive rime et même poésie sont choses inutiles à l'expression de la pensée, cela n'excuse personne; mais cela fait un trait commun de plus entre Fénelon et le siècle aux débuts duquel il assiste.
Méconnaissance toute pareille du génie de notre langue, sur laquelle s'exerce sa manie de réglementation. Il veut inventer des mois comme des constitutions. Il regrette le pittoresque langage du XVIe siècle. « Est-ce un précurseur du romantisme qu'on entend? Non : Fénelon nous ramène à Ronsard ou plutôt à Du Bartas. Cela nous arrive souvent avec Fénelon : il a l'air d'un révolutionnaire et il est effrénément réactionnaire1. » En même temps, quelques restrictions et quelques précautions qu'il indique donnent à penser qu'il pressent tout ce qu'il y a de naturel dans l'évolution d'une langue. Il a trop d'idées pour qu'elles soient toujours d'accord.
Cet archevêque, qui a toutes les audaces, a parlé de la tragédie et de la comédie. Le peintre de Calypso et d'Eucharis croit que l'on réussirait à éviter l'ennui « sans le secours de quelque intrigue galante » (et cette opinion littéraire confirme l'explication que nous avons donnée de la place faite à ces épisodes dans le roman pédagogique du Télémaque). N'eût-il pas été prêtre, on comprendrait qu'il eût préféré l'OEdipe de Corneille sans Dircé, et la Phèdre de Racine sans Aricie. Quant à la comédie, nous estimons, contrairement à une opinion répandue, qu'il en parle avec un grand libéralisme. Il trouve à reprendre dans Molière ce que Boileau lui aussi critiquait; mais il dit le mot essentiel : « Encore une fois, je le trouve grand »; et nous ne comprenons pas que, dans ce jugement si ferme, on puisse ne voir qu'une précaution oratoire. Qu'on pense, pour apprécier toute la largeur d'esprit qu'il suppose, à l'anathème de Bossuet. — Le chapitre de Fénelon sur l'histoire est le plus
1. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 600.
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universellement loué. Sans doute Fénelon y traite l'histoire surtout en genre littéraire, et relègue au second plan l'érudition et la critique qui n'en doivent être que le support. Mais il a le sentiment de la vie, de la couleur locale nécessaire à l'histoire, et aussi de l'enchaînement des événements entre eux. Enfin et surtout, dans l'histoire comme dans la politique, il fait sa place à la « nation entière », partant aux mœurs et aux institutions, toutes conceptions assez neuves.
Querelle des anciens et des modernes. — Le goût de Fénelon pour le passé et ces pressentiments de l'avenir, dont parfois il semble doué, entrent en conflit dans son esprit, lorsqu'il s'agit pour lui d'exprimer un avis sur la querelle des anciens et des modernes. A priori, et quand il raisonne, Fénelon ne trouve rien qui fasse de la supériorité des anciens un dogme. « Il y aurait de l'entêtement à juger un ouvrage par sa date. » Il n'a pas la superstition de l'antiquité, au point de ne pas trouver de défaut chez elle. Il ne goûte pas les chœurs dans les tragédies, parce qu'ils rentrent pour lui dans la catégorie des ornements inutiles.
Mais c'est justement parce qu'il s'abstient d'ordinaire de ce genre d'ornements que l'art antique lui paraît l'emporter. Ainsi un édifice grec « n'a aucun ornement qui ne serve qu'à orner l'ouvrage »; et, pour cette raison, a une beauté supérieure à celle d'un édifice gothique. Simple dans ses moyens, l'art antique peint en outre des mœurs simples; et, si les anciens n'ont pas connu la religion, peu s'en faut que cette ignorance ne soit rachetée aux yeux de Fénelon par la simplicité de leurs mœurs. Homère satisfait à la fois son idéal moral et son idéal esthétique. En fait, dans cette Lettre à l'Académie, tous les exemples de beauté qu'il cite, et il cite abondamment, au courant du souvenir, sont des exemples antiques. Si, théoriquement, il peut paraître hésiter entre les anciens et les modernes, pratiquement il n'hésite pas. Tout le porte vers l'antiquité, sa culture, ses goûts d'artiste et, encore une fois, tout chrétien qu'il est, son idéal moral même. La Lettre à l'Académie est de la même main que le Télémaque, et ne fait, pour une part, que formuler un rêve d'art déjà réalisé.
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IX. — Les dernières années de Fénelon.
« Les Lettres spirituelles ». — C'est un danger, quand on étudie Fénelon, danger auquel nous n'avons pas échappé, de donner trop à l'homme de lettres et à l'homme d'état, et de paraître oublier que c'est d'un prêtre qu'il s'agit. L'écrivain même n'est pas tout entier dans le Télémaque, et la douce familiarité des Lettres spirituelles ajoute à sa gloire littéraire. La correspondance avec le duc de Bourgogne et avec les ducs de Beauvillier et de Chevreuse mériterait, par son ton d'intimité, d'en être rapprochée, si, à côté du directeur ne se montraient parfois le conseiller de gouvernement et l'évêque disgracié.
« Tous ces ouvrages entrent, pour ainsi parler, dans la composition du génie de Fénelon, et nous représentent quelque côté de son miraculeux esprit. Mais Fénelon était prêtre et chrétien avant tout. La piété en lui, c'était l'homme même. Le talent éclate dans tous ses ouvrages. Son âme ne se révèle que dans les Lettres spirituelles. C'est là qu'il faut la prendre sur le fait 1. »
Non que nous devions attendre des Lettres spirituelles beaucoup de confidences sur la personne de Fénelon. Quelques allusions à sa disgrâce, à une entrevue avec le duc de Bourgogne, après cinq ans de séparation 2, quelques retours plutôt sévères sur sa propre vie intérieure, voilà ce que Fénelon livre de luimême, du moins ce qu'il croit livrer. Il professe que la direction « n'est point un commerce où il doive entrer rien d'humain 3 ».
Mais, outre qu'il ne sait pas être impersonnel, les lettres de direction sont de celles où une âme se livre sans le vouloir, et qui sont le mieux faites pour montrer quelle en est la qualité.
Celle de Fénelon sort grandie de cette enquête intime. De cette vie dépensée dans tant de nobles emplois, et dont l'ambition peut-être ne fut pas absente, le dedans apparaît, avec sa douce austérité et son ardente poursuite d'un idéal de détachement absolu. Entre l'homme des Plans de gouvernement et celui des
1. De Sacy, préface de l'édition des Lettres spirituelles de Fénelon, p. IV-V.
2. Lettre au P. Lami, 26 oct. 1701, Corr., t. V, p. 354. Lettres à Mme de Montberon, 26 et 27 avril 1702, t. VI, p. 379, 380.
3. Lettre à Mme de Montberon, 13 oct. 1702, t. VI, p. 395.
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Lettres spirituelles on ne peut pas ne pas imaginer que des luttes intérieures se sont livrées, qui ajoutent l'attrait d'un drame de conscience, drame discret et voilé, à cette figure déjà si complexe et si attachante.
L'absolu détachement, tel est l'idéal de Fénelon pour ses pénitentes comme pour lui-même. Ses directions pratiques expriment et traduisent la doctrine du pur amour, mais en atténuent par mille nuances l'àpreté dogmatique. En apparence, aucun directeur n'est moins exigeant : point de mortification excessive; « la mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté » 1. Surtout point de mortification que l'on choisisse et que l'on arrive à aimer : « Plus on a d'attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l'âme est réellement mortifié 2 ». Point trop de lectures non plus : « Quand Dieu nourrit au dedans, on n'a pas besoin de la nourriture extérieure 3 ». Point de réglementation exagérée : « L'avarice du temps est une vraie imperfection 4 ». Fénelon conseille à un supérieur de couvent de ne point se mettre d'abord dans l'esprit un projet de régularité trop exacte, mais de se faire aimer et de faire sentir qu'il aime Dieu 5. De même Fénelon détourne de tout changement extérieur dans la conduite autre que ceux qui sont nécessaires, ou pour éviter le mal, ou pour se précautionner contre l'humaine faiblesse 6. De même il se défie des états extraordinaires, l'amour-propre se flattant aisément « d'être dans les états qu'on a admirés dans les livres 7 ».
Mais cette direction ne relâche en fait que les liens par lesquels l'homme croit se maîtriser lui-même et gouverner sa propre vertu, parce que ceux-là — moyens allant le plus souvent contre leur fin — ne servent qu'à fortifier le moi et à entretenir une dangereuse confiance dans nos propres forces. A cette méthode morale des menues précautions, par lesquelles nous travaillons peu à peu à notre perfectionnement, Fénelon préfère celle qui consiste à s'abandonner à Dieu. Mais il faut que cet
1. Lettre à une religieuse, sans date, t. V, p. 393.
2. Id., 394.
3. Lettre du 25 déc. 1711, t. Y, p. 389.
4. Lettre à Mme de Montberon, 5 août 1700, t. VI, p. 302.
5. Corr., t. V, p. 364.
6. Corr., t. V, p. 444.
7. Lettre au P. Lami, 25 mars 1707, t. V, p. 355.
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abandon soit complet. Fénelon demande de nous plus qu'aucun autre directeur : il nous demande tout nous-même. Il faut se dépouiller, se désapproprier, se rapetisser, se faire petit enfant, mourir à soi, n'être plus rien : voilà les expressions qui se pré- sentent sans cesse sous sa plume. A ce prix on trouvera la paix. « Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort, elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait dans le tout porterait en paix toutes les croix 1. » Et il ajoute, dans la même lettre, ce qui donne un sens précis et presque physique à cette désappropriation : « Je serais ravi d'apprendre l'entière guérison de vos yeux ; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux qu'aux choses plus extérieures ». La desappropriation se manifeste encore par l'obéissance passive au directeur : « Il faut voir Dieu dans mon indigne personne, ose dire Fénelon, comme vous voyez Jésus-Christ dans ce vil pain que le prêtre tient à la Messe 2 ». Aussi changer de directeur est-il une indo- cilité et une révolte du moi ; c'est « vouloir se rendre maître de la direction à laquelle on devrait être soumis 3 ».
Quelles âmes se soumirent à cette direction dont la douceur même était impérieuse ? Mme de Maintenon en avait fait l'expérience en 1690. Elle avait prié Fénelon de lui faire connaître les défauts qu'il avait pu remarquer en elle. Fénelon s'était acquitté trop bien de sa tâche. Avec la pénétration et la liberté de langage du prêtre, il avait fait de cette dame, à elle-même, le portrait le plus juste qui existe. Et, comme s'il prévoyait ce que deviendraient leurs propres relations, il lui disait : « Quand vous commencez à vous défier, je m'imagine que votre cœur se serre trop 4 ». Venaient ensuite des conseils pressants touchant l'action à exercer sur le roi en vue de la paix et du soulagement des peuples. L'essai de direction semble en être resté là. — Les pénitentes dociles de Fénelon ont été : la comtesse de Gramont, qu'il exhorte à rompre ses relations avec Port-Royal, la marquise de Risbourg, et surtout la comtesse de Montberon. Celle- ci est une scrupuleuse, et toutes les lettres de direction de Fénelon qui lui sont adressées constituent une série de consul-
1. Corr., t. V, p. 387.
1. UU/T., t. V, p. 387. J.
2. Lettre à Mme de Montberon, février 1706, t. VI, p. US.
3. Avis sur l'exercice de la direction, t. VI, p. 76.
4. Corr., t. V, p. 467-468.
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tations contre cette maladie de l'âme. Il voit dans les scrupules un reste de personnalité, et comme l'amour-propre de la piété.
Il faut envisager ses fautes avec paix. Il est utile d'être tenté, et les fautes légères ont même cet heureux effet d'éloigner de nous le risque d'une vertu pharisaïque. L'obéissance — toujours l'obéissance — est d'ailleurs le meilleur remède contre les scrupules, avec la simplicité et le complet oubli de soi. De quelque point qu'il parte, Fénelon arrive toujours à la même conclusion.
Le triomphe de la direction de Fénelon fut la conversion du chevalier de Ramsai. C'était un noble écossais qui, attaché à l'infortune des Stuarts, faisait partie de la petite cour de SaintGermain. Les sceptiques ou, comme on disait, les libertins n'étaient pas rares alors; mais Ramsai était un sceptique d'une espèce particulière encore inconnue, un sceptique inquiet et avide de vérité. Il cherche cette vérité de tous côtés, jusqu'à ce qu'il rencontre Fénelon qui eut l'extrême mérite (ce qui montre une fois de plus tout ce qu'il y avait en lui de pressentiments d'avenir) de comprendre cette âme et de la consoler. « Celui qui n'a point senti tous les combats que vous ressentez pour parvenir à la vérité n'en connaît point le prix. Ouvrez-moi votre cœur. Ne craignez point de me choquer; je vois votre plaie; elle est profonde; mais elle n'est point sans ressource, puisque vous la découvrez. » C'est au chevalier de Ramsai lui-même, devenu auteur d'une Vie de Fénelon, que nous devons d'avoir gardé ces belles paroles et le souvenir de cette cure morale.
Polémique contre les Jansénistes. — Pendant les années qui suivirent sa condamnation, Fénelon évita tout ce qui pouvait le remettre en scène. En 1702 parut le livre du Cas de conscience, dans lequel l'auteur janséniste revenait sur la fameuse question de fait, et prétendait de nouveau que la doc- trine condamnée par le pape n'était pas dans les écrits de Jansénius. Fénelon d'abord se tut. Il n'intervint par son mandement sur le Cas de conscience, où il faisait l'historique de la querelle du jansénisme, qu'en 1704, lorsqu'une nouvelle condamnation de Rome eut défini une fois de plus l'orthodoxie, et en même temps ravivé la lutte. C'était le premier acte public de Fénelon depuis sa propre condamnation. Il fut le point de départ d'une longue polémique, qui occupe sept volumes dans la collection des
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oeuvres de Fénelon. On a reproché cette intervention à Fénelon comme un acte de représailles, et comme une tentative pour reconquérir la faveur royale. Mais ce ne sont encore ici que des intentions soupçonnées qu'on incrimine. En réalité sa nature antipathique à toute raideur, sa doctrine morale (nous l'avons vu), tout destinait Fénelon à devenir l'ennemi des Jansénistes.
Il y avait une autre raison pour lui de prendre parti : son diocèse, dont une moitié était terre d'Empire, était menacé par la propagande janséniste, qui avait un de ses foyers dans les PaysBas Voilà ce qui explique qu'il ait rompu un silence qui, ayant duré cinq ans, avait assez duré. Pouvait-il, à son âge, considérer son rôle de docteur comme terminé, et se taire en face de ce qu'il considérait, quoiqu'à tort peut-être, comme un péril pour la foi. N'eût-ce pas été manquer à son devoir autant qu'à son droit? — Lorsque, quelques années plus tard, la lutte se ranima encore, à propos des Réflexions morales du P. Quesnel, livre d'ailleurs publié pour la première fois depuis longtemps (en 1671), Fénelon se trouva, par la force des choses et de son talent, le protagoniste du parti qu'on appellera bientôt le parti des ultramontains. Il blâme d'ailleurs la dispersion à main armée des religieuses comme une mesure au moins maladroite, et il entretient avec le P. Quesnel une polémique courtoise, l'invitant à venir à Cambrai : « Si nous ne pouvions pas nous accorder sur les points contestés, au moins tacherions-nous de donner l'exemple d'une douce et paisible dispute, qui n'altérerait en rien la charité2 ». En même temps il défend ses amis les Jésuites contre lesquels un mouvement d'opinion se dessine. A l'en croire, la passion contre eux était déjà tellement vive que la haine des Jésuites était la raison décisive pour aimer le jansénisme 3. — Le cardinal de Noailles avait approuvé les Réflexions morales du P. Quesnel, et il se trouvait par là en lutte avec Fénelon, comme dans l'affaire du quiétisme, qu'il essaya même de ressusciter pour faire diversion. Son attitude s'accentua après la bulle Unigenitus, et il était question d'un concile national, où Fénelon eût joué le premier rôle, lorsque
1. Lettre de M. Tronson à Fénelon, mars 1698, Corr., t. II, p. 381.
2. Corr., t. IV, p. 349.
3. Instruction pastorale sur le système de Jansénius, Œuvres, t. XV, p. 120.
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Fénelon et le roi lui-même disparurent, léguant à l'avenir les disputes que cette bulle devait soulever. Quels furent en face de cette revanche offerte contre un ancien adversaire les sentiments de Fénelon? Il estime qu'il se doit à l'Église 1 et il exhorte le roi, par l'intermédiaire de son confesseur, à agir avec décision. Mais, d'autre part, il proteste avec indignation contre tout soupçon de vengeance2, et se déclare sensiblement affligé s'il doit être l'un des exécuteurs d'un homme qui l'a lui-même exécuté. Evidem- ment ses sentiments sont complexes. Il se défend lui-même contre une joie empoisonnée dont il ne veut pas, et il se passe en lui une de ces luttes intestines dont nous parlions plus haut.
Fénelon à Cambrai. — Mais nous devons ici répéter que les disputes religieuses, aussi bien que la politique, nous dissimulent tout un côté de la vie et de l'àme de Fénelon. Il faudrait, comme on l'a fait dans un livre consacré aux dernières années de Fénelon3, vivre avec lui, à Cambrai, dans ce diocèse qui fut d'abord pour lui un lieu d'exil, et où il semble avoir ensuite trouvé cette paix que donnent des devoirs quotidiens à remplir, et par surcroît quelques amitiés fidèles. — Trois amis surtout furent les compagnons de la disgrâce de Fénelon. Ce sont les « trois abbés ». L'abbé de Langeron ne l'avait pour ainsi dire point quitté. Avec lui en Saintonge, avec lui près du duc de Bourgogne, il fut avec lui à Cambrai. C'était le « petit abbé », par opposition à M. de Beaumont que sa grande taille faisait surnommer le « grand abbé ». Le « petit abbé » fut, au dire de Fénelon, la douceur de sa vie; il « avait, avec la vertu la plus exacte, tout ce qui contribue à l'agrément de la société ».
Le « grand abbé », M. de Beaumont, était le propre neveu de Fénelon. Dans l'intimité on l'appelait encore « Panta ». —
Fénelon semble avoir aimé les surnoms. — Il gérait les intérêts matériels de Fénelon, lorsque celui-ci quittait Cambrai.
L'abbé de Chanterac, proche parent de Fénelon et son grand vicaire, l'avait représenté à Rome et, au moment de sa condamnation, lui avait écrit, pour l'exhorter à se soumettre, une lettre digne de celui à qui elle était adressée4. — En outre, le
1. Lettre à l'abbé de Beaumont, Corr., t. II, p. 273.
2. Corr., t. IV, p. 448-9.
3. Emm. de Broglie, Fénelon à Cambrai.
4. Corr., t. X, p. 418.
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palais de Fénelon, sans parler de ses aumôniers, secrétaires, grands vicaires et officiers de service, était le plus souvent plein d'enfants. Le père de Fénelon avait eu quatorze enfants d'un premier mariage et trois d'un second. De là d'innombrables neveux et petits-neveux qui venaient constamment à Cambrai.
Les lettres de Fénelon à l'abbé de Beaumont sont remplies de ce qui concerne ces « non vénérables marmots », ou « ces jeunes péripatéticiens ». François de Fénelon, « Fanfan », fut tout à fait élevé sous les yeux de Fénelon. Il fut la gaîté du palais archiépiscopal.
Ce palais était immense, et c'était un grand personnage que l'archevêque de Cambrai. Les revenus de la manse s'élevaient à la somme considérable de 200 000 livres. Fénelon administrait cette fortune avec un soin minutieux, pour le plus grand bien de ses pauvres. La tenue de sa maison n'en était pas moins d'un grand seigneur. L'abbé Le Dieu, l'ancien secrétaire de Bossuet, le visita en 1704 et, dans le récit fort intéressant qu'il fit de cette visite, il ne tarit pas sur la richesse de l'ameublement. Meaux ne l'avait pas habitué à ces splendeurs. Mais il ajoute en parlant de Fénelon : « Tout est grand chez lui pour le dehors, mais tout parait modeste pour sa personne ». Il nous fait assister au repas de Fénelon, et note scrupuleusement tous les détails du service, comme un vrai secrétaire. On pourrait commenter longuement ce tableau de l'archevêché de Cambrai. Un mélange d'intimité, d'austérité et d'élégance, voilà quel semble avoir été le caractère de la maison, comme celui du maître de maison.
Au moment où Fénelon reçut la visite de l'abbé Le Dieu, Le Dieu nous dit qu'il revenait de voyage. Il multipliait en effet les visites épiscopales, prêchant, confirmant dans les moindres villages, et réussissant à se faire aimer, et la France avec lui, de populations annexées de la veille, flamandes encore par les mœurs et par la langue. Quelques mois après sa condamnation, il écrit à M. Tronson qu'il ne pense qu'à ses fonctions : « Ma santé ne fait que croître dans ce travail, et j'ai soutenu pendant trois mois, en visites, des fatigues dont je me croyais incapable.
Dieu donne la robe selon le froid 1. »
1. Lettre à M. Tronson, 4 oct. 1699, Corr., t. II. p. 384.
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La guerre portée dans ces contrées fournit à la charité de Fénelon de rares occasions de s'exercer, et porta à son comble son autorité. Après Malplaquet, Cambrai se remplit de fuyards.
Fénelon leur donne accès dans son propre palais. Il les nourrit.
Il fait évacuer les séminaires pour y mettre les blessés, les fait soigner à ses frais. Pour les officiers il tient table ouverte, et reçoit jusqu'à 150 personnes à la fois. Il étend, avec une largeur d'esprit et de cœur toute chrétienne, ses libéralités jusqu'aux soldats ennemis, en sorte, dit Saint-Simon, que « le prince Eugène et le duc de Marlborough lui marquèrent sans cesse leur attention en toutes choses, jusqu'à ne point fourrager ses terres, et épargner celles qu'il leur faisait recommander ». Par là ses terres deviennent lieu de refuge pour les paysans, et en même temps fournissent aux armées un blé qui se faisait rare. C'est par ce rôle de providence que Fénelon est entré de son vivant, non seulement dans l'histoire, mais dans la légende.
Une dernière croix lui était réservée. Nous avons déjà fait allusion à ces événements. Six mois après la mort du dauphin, qui avait mis le duc de Bourgogne tout près du trône, et qui avait tourné vers lui et vers Fénelon tous les regards, fait naître toutes les espérances, le duc de Bourgogne mourait à son tour, quelques jours après la duchesse, sa femme, le 16 février 1712.
« Hélas! mon bon duc, écrit Fénelon au duc de Beauvillier, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l'Église et pour L'État. Il a formé ce jeune prince; il l'a orné; il l'a préparé pour les plus grands biens ; il l'a montré au monde et aussitôt il l'a détruit. Je suis saisi d'horreur et malade de saisissement sans maladi1. » Fénelon est frappé à mort, et il ne survivra que peu d'années à son élève. Mais son âme par ce coup a été libérée de la politique, et sa correspondance avec les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, où la direction et la politique se mêlaient étrangement, n'est plus remplie que d'affaires de famille et de piété. Il achève sur lui-même, avant de mourir, son œuvre de détachement absolu. Un accident, qu'il avait d'abord pris gaiement (son carrosse avait versé 2), eut sur sa faible constitution un fatal retentissement. Le 1er janvier 1715 il fut
1. Lettpe du 27 février 1712, Corr., t. 1, p. 550.
2. Voir ci-dessus, p. 436.
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pris d'un violent accès de fièvre. Il se sentit mortellement atteint. La maladie ne devait durer que six jours. Durant ces six jours il ne prit la parole que pour faire des actes d'abandon à la volonté de Dieu. « Cet abandon, dit le pieux auteur du récit de sa mort, cet abandon plein de confiance à la volonté de Dieu, avait été dès sa jeunesse le goût dominant de son cœur. » Il avait, avant de mourir, dicté une lettre pour le confesseur du roi, dans laquelle il assurait n'avoir jamais eu que docilité pour l'Eglise, et pour la personne du roi que « la plus vive reconnaissance et le zèle le plus ingénieux, le plus profond respect, et l'attachement le plus inviolable 1 ».
Histoire de la gloire de Fénelon.— Il y a des gloires immuables et incontestées. La gloire de Fénelon n'est pas de celles-là. Louis XIV l'avait appelé le bel esprit le plus chimérique de son royaume ; et Nisard a donné après coup tous les considérants de ce jugement. D'autre part, entre Louis XIV et notre siècle, Fénelon n'a guère eu que des admirateurs. Mais peut-être tous ces admirateurs n'auraient-ils pas été du goût de Fénelon. L'opinion déroutée par le Télémaque ne vit en lui que l'écrivain d'opposition, la victime de Louis XIV. Elle en fit un précurseur des philosophes, « une espèce d'Homère ou de Platon égaré sur un siège épiscopal2 ». C'est ce Fénelon sentimental qui fut le maître de Jacobi, l'ancêtre de Rousseau et le héros de Marie-Joseph Chénier. Au commencement de notre siècle un autre phénomène se produisit dont bénéficia encore Fénelon. Les défenseurs timides de la religion demandèrent comme protection à son souvenir vénéré. M. de Sacy observe finement que le nom de Fénelon fut alors pour la religion ce que le nom de Henri IV fut pour la monarchie. En défigurant le prince et l'évêque, on abritait sous leur double prestige une double restauration. Mais Fénelon devait expier ce qu'il entra ainsi dans la légende qui se fit autour de son nom, d'étranger à lui-même. Elle eut le sort des contingences politiques et des inexactitudes historiques dont elle était faite; et l'on oublia le Fénelon véritable qui valait mieux que sa gloire.
Cette réaction se serait produite toute seule, mais la publi-
I. Corr., t. IV, p. 595.
2. De Sacy, loc. cit., p. ix.
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cation tardive des Mémoires de Saint-Simon y aida. Saint-Simon éprouve pour Fénelon de l'admiration, mais encore plus d'antipathie. « Ce prélat, écrit-il, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté, elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse.
Il fallait effort pour cesser de le regarder 1. » On sent déjà que l'éloge va se gâter. Plus bas il nous est parlé d'une « domination qui dans sa douceur ne voulait pas de résistance » ; et plus bas encore Saint-Simon ajoute : « Jamais homme n'a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu'au maître ».
Enfin le mot d'ambition revient comme un refrain dans ce portrait, et Saint-Simon cherche dans cette ambition le secret mobile de tout ce qui fut grand dans la conduite de Fénelon.
Saint-Simon a surtout vu le politique dans Fénelon; et sa sévérité a la même base étroite que l'engouement de tout un siècle.
Il semble que l'heure de l'impartialité devrait être venue pour la mémoire de Fénelon. Mais nous nous sommes fait d'un écrivain du XVIIe siècle une certaine idée à laquelle Fénelon ne répond pas. Nous exigeons en outre d'un évêque qu'il ressemble à Bossuet, pour lequel plusieurs en ce temps professent une admiration exclusive. Nous aimons enfin, chez les autres, l'unité de caractère, l'autorité même rude, l'orthodoxie, tout ce qui nous manque en un mot. De là les sévérités de la plupart de nos critiques pour Fénelon. Nous avons déjà dit celles de Nisard. <t Fénelon, écrit à son tour Paul Albert, n'est pas une de ces natures franches, à la Bossuet, qu'on saisit et qu'on embrasse d'un regard, qui satisfait l'esprit, même quand on ne peut les aimer 2. » M. Brunetière parle de son « esprit
1. Mémoires, t. XI, p. 438.
2. La littérature au XVIIe siècle, p. 418.
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énigmatique à soi-même peut-être, naturellement insincère 1 ».
M. Crouslé, dans deux livres d'accent janséniste sur la querelle de Fénelon avec Bossuet, l'immole à son adversaire, sous le poids d'une érudition acharnée. Sainte-Beuve, presque seul, ne lui a pas été nettement hostile.
Ainsi Bossuet et Fénelon sont rivaux de gloire, comme ils l'ont été de doctrine et d'influence. Et il semble encore difficile d'être équitable pour l'un et pour l'autre à la fois. C'est que, outre les raisons historiques qui les ont opposés l'un à l'autre durant leur vie et après leur mort, ils représentent deux formes de génie et deux types moraux : la force et la grâce, la majesté et l'élégance, le besoin de convaincre et le besoin de plaire, l'unité et la complexité de nature, un caractère tout d'une pièce, un caractère et aussi un talent tout en nuances, le respect de la tradition, et l'amour de la nouveauté, le sens commun enfin et le sens propre, comme dirait Nisard. Mais ne peut-on comparer sans préférer, et ne peut-on surtout, en dehors de toute comparaison obsédante avec un écrasant adversaire, se laisser aller au charme qui se dégage de la personne de Fénelon et de ses œuvres?
BIBLIOGRAPHIE
1. Collections deH œuvres. — 1° Œuvres de Fénelon, en 9 vol.
in-4, Paris, Didot, 1787-1792, par l'abbé Gallard et l'abbé de Querbeuf, avec une Vie de Fénelon par ce dernier. — 2° Édition de 1810, en 10 vol. in-8 ou in-12. — 3° Édition de Toulouse, 19 vol. in-12, 1809-1811. - Édition de Besançon, 27 vol., 1827. —5° édition Lebel, 1820-1830, 22 vol. d'oeuvres, 11 de correspondance. — 6° Édition de Saint-Sulpice, 10 vol. grand in-8, Paris, 1851 et 1852, chez Leroux, Jouby et Gaume.
Dans l'édition Lebel, celle à laquelle nous nous sommes référés, les œuvres de Fénelon sont divisées en cinq classes : 1° Ouvrages de théologie et de controverse. Sous ce titre les ouvrages philosophiques occupent les tomes I, II et III. Les tomes IV-IX sont remplis par les écrits relatifs au Quiétisme, à l'exception des Maximes des Saints; les tomes X-XVI, par les écrits relatifs au Jansénisme. — 2° Ouvrages de morale et de spiritualité, comprenant surtout les Sermons et le Traité de l'Éducation des filles (t. XVII et XVIII). — 3° Recueil des mandements (t. XVIII). — 4° Ouvrages de littérature (t. XIX à XXII). — 5° Les Écrits politiques (t. XXII). La correspondance comprend successivement : la correspondance avec le duc de Bourgogne, les lettres diverses, les lettres de direction, et les lettres relatives au Quiétisme.
1. Grande Encyclopédie, article FÉNELON.
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Des Lettres inédites ont été publiées en volumes sous les dates de 1850, 1853, 1863, 1874, ou dans des recueils de sociétés provinciales et étrangères en 1849, 1859, etc. Les dernières qui aient été publiées, d'une authenticité encore contestée, l'ont été par Eug. Ritter, dans la Revue de l'Ens.
supérieur, 15 juillet et 15 septembre 1892. Les éditions particulières du Télémaque, du Traité de l'Existence de Dieu, du Traité de l'Éducation des filles, de la Lettre à l'Académie sont innombrables. — M. de Sacy a publié à part les Lettres spirituelles, Techener, 1856.
II. Biograplie. — Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon, par le chevalier de Ramsai, Londres, 1723. — Abrégé de l'ouvrage de Ramsai par le marquis de Fénelon. — Vie de Fénelon, par le P. Querbeuf. —
Histoire de Fénelon, par le cardinal de Bausset, 1808, se trouve en tête de l'édition Lebel. — Tabaraud, Supplément aux histoires de Bossuet et de Fénelon, Paris, 1822. — Abbé Gosselin, Histoire littéraire de Fénelon, Paris, 1843.
III. Études critiques et divers. — Histoires générales de la littérature, Nisard, Paul Albert, Lanson, Brunetière. — Éloge de La Harpe 1771. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 1850 et 1854, t. II et X. — Frageut, Études sur le XVIIe siècle, 1890. — Bonnel, La controverse de Bossuet et de ~Pénelon sur le quiétisme, Macon, 1850. — Douen, L'intolérance de Fénelon, Paris, 3e édition, 1875. — Algar Griveau, Étude sur la condamnation du livre des Maximes des Saints, Paris, 1878. — Guerrier, Jlme Guyon, sa vie, ses doctrines et son influence, Paris, 1881. — Emmanuel de Broglie, Fénelon à Cambrai, Paris, 1884. — Paul Janet, Fénelon, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1892. — Albert Le Roy, La France et Rome de 1700 à 1715, Paris, 1892. — Crouslé, Fénelon et Bossuet, 2 vol. in-8, 1894. - Bourgoin, Les maîtres de la critique au XVIIe siècle, Paris, 1889. — ~Gréard, Education des femmes, Paris, 1886. — BouiUier, Histoire de la philosophie cartésienne, 3e édition, 1868.
— E. Moët, Bossuetius et Fenelo, quatenus regiorum alumnorum præceptores inter se comparantur (thèse), 1859. — Recherches bibliographiques sur le Télémaque, par M. ***, directeur au séminaire de Saint-Sulpice, 1840. —
Bizos, Fénelon éducateur, 1886. — D'Haussonville, Le duc de Bourgogne; l'éducation (Revue des Deux Mondes, avril 1897). — Brunetière, Grande Encyclopédie, article FÉNELON; Études critiques sur l'histoire de la littérature française, 2e série. — Rich. Mahrenholtz, Fénelon Erzbischof von Cambrai, Leipzig, in-8, 1896. — Il faudrait encore citer d'innombrables chapitres de livres divers, ou articles de revues.
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CHAPITRE IX
LES MÉMOIRES 1
Louis XIV. — Fléchier. — Choisy. — Mmes de La Fayette et Caylus. —
Dangeau. — Villars. — Saint-Simon.
Louis XIV; ses Mémoires. — Lorsqu'un prince a tenu, par système et par tempérament, la place que Louis XIV a occupée dans son siècle, au centre des arts, de la littérature et de la politique, c'est une bonne fortune, en apparence, qu'il ait rédigé ses Mémoires et qu'on puisse espérer de le compter parmi les écrivains de ce genre, où les contemporains de sa jeunesse avaient excellé. On comprend l'ardeur de Voltaire à poursuivre ces Mémoires, lorsqu'ils se dérobaient encore vers 1750 dans le cabinet de M. de Noailles, et sa décision, après avoir mis en campagne son ami d'Argental, de retarder six mois la deuxième édition du Siècle de Louis XIV pour les attendre. L'honneur lui demeure en effet de les avoir fait connaître le premier, quoique par fragments. Et pourtant, quand ils parurent au complet cinquante ans après, dans l'édition du général Grimoard, la déception des lettrés fut grande. Elle s'expliqua et se justifie par les études critiques de M. Dreyss contre lesquelles le bel article de Sainte-Beuve n'a pu prévaloir.
Si, pour le fond, les Mémoires de Louis XIV reflètent sa
1. Par M. Émile Bourgeois, docteur ès lettres, maître de conférences à l'École normale supérieure.
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pensée et son inspiration, la forme du moins, qui n'est pas de lui, ne permet pas de le juger comme écrivain. Pour retrouver sa main, il faut rechercher à la Bibliothèque Nationale trois volumes in-folio de feuillets sur lesquels il nota, en vue de l'œuvre confiée ensuite à d'autres mains, les principaux événements et ses réflexions, de 1666 à 1668. Importante pour l'histoire, cette recherche dans des notes informes que le précepteur du Dauphin, Périgny, réunit en un Journal, et dont il fit les Mémoires, présente pour la littérature peu d'intérêt. Et l'autre partie relative aux événements de 1661 à 1666, rédigée en 1670 par Pellisson, avec une préface sur les travaux de Colbert, est encore plus éloignée de ce qu'on pourrait espérer.
Cette œuvre collective de Périgny et de Pellisson, composée sur l'ordre du Roi, avec des matériaux qu'il avait fournis, qu'il revoyait, nous le savons, dans sa vieillesse, en compagnie de Mme de Maintenon, garde son importance, mais plutôt par son objet que par ses auteurs. Ce fut à dessein que Louis XIV chargea le précepteur de son fils de rédiger ses propres Mémoires, et l'on ne doit pas attribuer au hasard le fait d'y avoir retrouvé mêlés les mémoires d'Arnauld d'Andilly.
Destiné à l'instruction du Dauphin, comme les souvenirs de l'illustre janséniste le furent à l'éducation de ses fils, le travail confié à Périgny avait une portée pratique et morale. Par là il constitue une nouvelle forme de Mémoires dont le roi lui-même donne l'exemple, après les jansénistes, bien appropriée à la littérature de cette seconde partie du siècle. On a rapproché avec raison ce Manuel du Roi, composé pour un enfant de six ans, d'œuvres analogues qui l'ont précédé et peut-être inspiré, les Réflexions politiques de l'abbé de Brianville, le Monarque ou les devoirs du Souverain du P. Senaut (1661), l'Art de régner du P. Lemoine, le Codicille d'or, tiré par Claude Joly de l'Institution du prince d'Erasme. Ce qui importe surtout, c'est de voir l'influence chrétienne qui inspire les œuvres contemporaines, la préoccupation d'étudier l'homme et le roi en général, dénaturer un genre littéraire où l'individualisme, la vie exté- rieure et changeante des sociétés avaient le plus de part. Cette transformation donne la mesure de l'effort tenté en tous sens autour de Louis XIV, et où il s'est plu lui-même.
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Est-ce bien au futur roi de France que Périgny adressait ces réflexions sur le métier de roi, bonnes pour tous les fils de souverains, en France ou ailleurs, ces appels à sa responsabilité, à sa conscience, ces maximes sur l'utilité du travail, de la discrétion, ou, comme on disait alors, du secret? Rien qui fût de nature à préciser le côté particulier de sa tâche, à une date donnée, dans les circonstances spéciales qui pourraient l'aider ou le contrarier : « Le métier de roi est grand, noble et flatteur quand on se sent digne de bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il engage, mais il n'est pas exempt de peine, de fatigues, d'inquiétudes. L'incertitude désespère quelquefois, et, quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer et prendre le parti qu'on croit le meilleur. Quand on a l'État en vue, on travaille pour soi. Le bien de l'un fait la gloire de l'autre. » Voilà le ton et l'esprit de ces Mémoires. Dans une œuvre de ce genre, dont le titre est aussi trompeur que la signature, le récit et ses détails, anecdotes, portraits et souvenirs, la matière même n'est plus que l'accessoire. C'est le précepte qui importe : l'exemple s'y ajoute, et le confirme. On voit bien ce qu'à prendre cette forme de catéchisme royal, les mémoires perdent de vie, de couleur et d'intérêt, et l'on ne voit pas ce qu'ils y gagnent en vérité.
Naturellement, toute la série des exemples est empruntée aux premiers actes du Roi de 1660 à 1670. Outre qu'il était peutêtre téméraire à un prince de s'offrir en exemple à son successeur, dans un temps où l'expérience lui manquait encore, l'audace était plus grande encore de présenter ses actes comme des modèles pour tous les rois en général. De Louis XIV, cette audace ne surprend pas, mais elle inquiète. Je sais bien qu'il a l'excuse de n'avoir pas fourni lui-même ces leçons et leurs preuves. Il les a du moins inspirées, relues, approuvées. Et, de plus, comme il y a toujours moins de gêne à dire du bien des autres que de soi, plus de motifs d'exagérer l'éloge, lorsqu'on est courtisan et qu'on parle du maître, ne faut-il pas se défier de ces moralistes à gages, encouragés à faire de leur roi un modèle?
Ainsi, personne ne contestera à Louis XIV le goût du travail, l'amour de l'ordre et de la régularité, et son dessein proclamé et soutenu de n'être pas roi que de nom, de ne plus séparer le titre
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et la fonction laissée à des ministres qui en abusaient. Mais la réalité n'a pas toujours répondu, quoiqu'il s'en flattât et que ses ministres l'entretinssent dans l'illusion, à cette déclaration de principes. Soit qu'il se perdit, selon Saint-Simon , dans le détail et les infiniment petits, soit qu'on l'y embrouillât à dessein pour lui cacher l'ensemble, le gouvernement lui appartint moins complètement qu'il ne croyait. Il crut aussi ne l'abandonner jamais aux femmes, et la fin de son règne fut avec Mme de Maintenon un long démenti à cette maxime formulée pour ses successeurs. N'a-t-il jamais non plus manqué à la fidélité aux traités qu'il considérait et prêchait comme une vertu monarchique, notamment envers les États de Hollande, dont il incrimine la mauvaise foi répuldicaine? Le précepte était noble, quoique rarement pratiqué. Les collaborateurs du roi, dont l'étranger a le plus blâmé les caprices et les empiétements, ont décidément mauvaise grâce à le présenter comme un modèle de justice et de modération. Qu'un auteur de Mémoires embellisse son rôle et son caractère, il n'y a pas là de quoi surprendre. A la postérité de se défier, et de le démentir. Mais elle ne peut que regretter le mélange de ces faiblesses, après tout excusables, avec cette affectation de moralité qui les rend plus choquantes. La plus grande perte qu'elle eùt faite, c'est la décadence de ce genre littéraire, si français, compromis par ces préoccupations morales et monarchiques. L'esprit classique élimine partout l'exceptionnel, le particulier, la nature pittoresque. « Par lui périt l'histoire », a-t-on dit justement : à plus forte raison les Mémoires sont-ils atteints.
Il en reste cependant quelques-uns, la plupart de femmes ou d'abbés; ils rappellent par leur dessein et leur manière le temps et l'esprit des ruelles, échos ou aliments des conversations dans ces sociétés mondaines qui ont eu leur influence sur le règne et n'ont pas toujours, ni complètement subi ses lois.
Fléchier.— Lorsque Fléchier écrivait (1665) pour M" de Caumartin le récit des Grands Jours d'A uvergne, auxquels il avait assisté avec elle et son mari, il n'était pas entré, comme il fit plus tard par la protection du duc de Montausier, au service de Louis XIV (1668). Il n'avait ni le rang ni l'autorité de l'orateur chrétien, que le roi goûtait, gardait à la cour pour l'entendre,
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en qui Fénelon reconnaissait un maître. Il était encore moins l'évéque zélé qu'il fut à la fin de sa vie, attaché à sa province ecclésiastique, régulier, le modèle des administrateurs et des prêtres, conciliant et doux. A trente-trois ans, il n'était encore, après avoir mené la vie obscure de régent de collège en province, dans la congrégation des Doctrinaires qu'il quitta en 1658, qu'un précepteur au service des grandes familles, abbé de salon, faiseur de vers faciles et coquets, bel esprit, cherchant fortune.
Ami intime de Mme Deshoulières, l'une des dernières précieuses, avec qui il échangeait alors des lettres à son goût, il ne devait trouver que plus tard sa destinée et une réputation plus solide, au temps où l'hôtel de Rambouillet, peut-on dire, le légua au roi.
M. de Montausier, gouverneur du Dauphin, l'attacha au prince comme lecteur. Et l'oraison funèbre qu'il prononça en 1672 de Julie d'Angennes lui procura la place, à l'Académie française, de Godeau, le poète-évèque « précieux », la faveur de la cour, et son principal titre à l'estime des contemporains. Nulle vie, nulle œuvre plus que la sienne n'éclairent davantage la transformation accomplie dans la société et dans les lettres par l'action du souverain et l'émulation de ses sujets à lui plaire.
C'est un signe enfin que les Grands Jours d'Auvergne, après avoir eu la faveur du petit cercle où Fléchier débuta, véritable péché de jeunesse, débris d'un genre abandonné, aient été totalement rayés de la liste de ses écrits. La province, dont ils étaient la satire, s'est montrée plus indulgente que la cour à ces Mémoires, retrouvés en manuscrit par M. Gonod dans la bibliothèque de Clermont, en 1844. C'est cependant la critique de la société et de la vie provinciales, en Auvergne il est vrai, et au XVIIO siècle, qui fait le charme et le prix de cet ouvrage.
La tenue des Grands Jours à Clermont par Messieurs du Parlement, au nombre de seize, et sous la présidence de M. de Novion, assisté de MM. de Caumartin et Talon (31 août 1665 — 4 février 1666) n'est qu'un épisode de quelques mois dans l'histoire administrative du règne. L'épisode a son importance, comme toutes les mesures que prit, après la Fronde, la royauté « pour éteindre à jamais l'esprit de fureur et de rébellion et faire de l'État, selon Voltaire, un tout régulier où chaque ligne aboutit au centre ». Le récit de Fléchier a sa valeur, comme document
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de cette histoire particulière, procès-verbal aussi authentiqueque celui de Dongois, greffier de la cour, et d'une lecture très supérieure. Mais c'est en outre une galerie de portraits, dans le goût de ses lecteurs, d'une touche plaisante et délicate, un recueil de tableaux de mœurs, d'anecdotes où toutes les classes de la société mises en jugement se peignent au naturel.
La noblesse est au premier plan, comme au premier banc des accusés. Loin du roi, du Parlement et de ses archers, défiant les justices locales à l'abri de ses montagnes et de ses bois, dans ce pays rude, « recouvert » de neiges pendant l'hiver, les seigneurs, encouragés par une longue impunité, et l'apparence de droits qui leur restent des temps féodaux, sont à la fois tyrans et criminels. L'un impose à son caprice les viandes que mangent ses paysans, « et s'ils avisent de pratiquer un peu trop l'abstinence, il tourne l'imposition contre ceux qui n'en mangent point ». Royalement, il ajoute aux tailles de son souverain, celles de sa maison, celles « de monsieur, de madame et de tous ses enfants ». Grand justicier, il fait à tout propos emprisonner et condamner les misérables pour les obliger à racheter leurs peines. D'autres, les Canillac, toute une dynastie, la terreur du pays, assassinent aussi aisément les paysans qu'ils abattent à la chasse les lapins et les lièvres. M. d'Espinchal, jaloux de sa femme, l'empoisonne et se venge du page qu'il croit son complice par toute sorte de raffinements monstrueux.
Le marquis de Salers poursuit de sa colère son ennemi, l'enferme dans sa maison, « fait découvrir le toit par ses gens », trouve l'homme tapi dans une chambre, l'avertit de se disposer à mourir, « puis lui fait percer le corps de cent coups, crever les yeux et se retire avec un peu de satisfaction de s'être vengé et beaucoup de remords de son crime ». Ces quelques traits suffisent à faire connaitre l'intérêt du tableau et la manière de l'auteur. A la faveur des guerres civiles, la féodalité s'est réveillée, dans les provinces, des coups que lui avait portés la justice de Richelieu, plus oppressive que bienfaisante ; elle passait des abus de pouvoir aux crimes de droit commun, duels, assassinats, rapts et poisons. Témoin de son châtiment, Fléchier ne trahit ni indignation contre les coupables, ni joie de les voir punis. Il ne juge pas, comme M. de Caumartin : il écrit, et pour
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la femme de son protecteur. Le bon ton l'oblige à l'esprit et lui interdit la colère. Tout l'ouvrage est dans cette note aisée, précise, élégante et contenue. L'art du conteur, toujours voulu et très souvent heureux, consiste même à mêler à ces histoires de brigands, d'aimables récits, amoureux parfois et avec quelque jargon, des souvenirs de promenades champêtres où le bel esprit tient encore salon. Il faut bien que, dans ce milieu brutal, l'écrivain pense aux délicatesses de son public.
Même méthode s'il s'agit de décrire le clergé, ses mœurs et ses excès. Fléchier ne crie pas au scandale, mais il le signale.
Les religieuses de l'Hôtel-Dieu, plus nombreuses que leurs pauvres assurément, oublient de les soigner. Elles leur distribuent de l'eau bénite, et point de remèdes. Les chanoines dans les collégiales désertent les offices et laissent les églises en ruine.
Le curé de Saint-Babel « est galant à contretemps ». Appelé au chevet d'une mourante pour les derniers sacrements, « il s'amuse à gagner une fille qu'il trouvait à son gré dans la maison, et ne se soucie plus du salut de la maîtresse dans le dessein qu'il a contre l'honneur de la servante ». M. le prieur de Saint-Germain donne dans la sacristie de son église les étrivières à un manant avec qui il est en démêlé pour ses fermes.
Tous ces méfaits indignent la bonne madame Talon, mère de l'avocat général, personne pieuse et de rude vertu. Elle donne ses avis à la commission des Grands Jours, qui fait des règlements très sévères pour rétablir l'ordre dans le clergé. La peinture que Fléchier nous a donnée d'elle et de son intervention est, il faut l'avouer, plus plaisante qu'édifiante, mais toujours d'une touche discrète. On dirait une dame Pernelle autoritaire et agissante : sans doute Mme Talon visite les malades, soigne les pauvres, et fonde des associations charitables. Mais elle commande surtout et gourmande à l'hôpital les religieuses négligentes, ou, dans les sociétés qu'elle préside, les dames ses adjointes; fait taire le curé, et impose aux fournisseurs, bouchers, boulangers, des taxes de consommation, véritable intendant de l'Église en jupons.
Dans cette histoire d'abus et de réformes, Fléchier prend son bien partout où il le trouve, dans le monde des juges, comme dans celui des coupables. C'est son droit de conteur
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et son devoir d'écrivain qui se pique de bon goût et d'esprit : « Messieurs des Grands Jours, dit-il assez librement, font dresser des échafauds pour les exécutions, et des théâtres pour les divertissements; ils font le matin des tragédies dans le palais et viennent entendre l'après-dinée les farces dans le jeu de paume; ils font pleurer bien des familles et veulent après qu'on les fasse rire. » La magistrature locale n'est pas davantage épargnée : sa complicité avec la noblesse qu'elle méprise et voudrait égaler, ressort, quoique discrètement. Fléchier s'égaie de ses travers, de ses efforts puérils pour se mettre au ton de Paris et se faire pardonner sa vie provinciale. C'est une satire, sans âpreté, plaisante et impartiale. Par ce tableau des mœurs dans une province reculée, à une époque où la cour et la royauté attirent de préférence l'attention des écrivains, ces Mémoires d'Auvergne constituent une œuvre presque unique.
Le peuple lui-même y paraît, si rarement entrevu au XVIIe siècle, et tel qu'il sera encore au premier soulèvement de la Révolution. La justice, si longtemps attendue, prend aux yeux des paysans la tournure immédiate d'une revanche. Les haines accumulées par la féodalité débordent en revendications, à la première atteinte qu'elle reçoit, fût-elle légale. Déjà dans la province, le bruit court, qui fut le grand mot d'ordre en 1789, que le roi allait détruire la noblesse pour faire uniquement le bonheur de ses peuples. De l'extrême détresse, de l'esclavage parfois le plus dur, les gens du commun s'imaginent passer au premier rang. On dirait que le roi les associe à sa souveraineté, qu'ils y participent déjà : « Lorsque des personnes de qualité, d'esprit et de fort bonnes mœurs, qui ne craignaient pas la plus sévère justice et qui s'étaient acquis la bienveillance des peuples, venaient à Clermont, ces bonnes gens les amusaient de leur protection, et leur présentaient des attestations de vie et mœurs, croyant que c'était une dépendance nécessaire et qu'ils étaient devenus seigneurs. » L'illusion de la revanche n'étouffe pas les bons instincts de gratitude et de justice. Mais elle éveille chez le paysan la passion exclusive qu'à vivre depuis des siècles en commerce unique avec la terre, il a pour elle. « Vous me les rendrez, ces biens », dit-il au seigneur. « Et les Grands Jours? »
Biens aliénés par les ancêtres aux heures de disette, biens con-
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voités, lopins utiles pour arrondir le patrimoine, et qu'on se sent de force à mettre en valeur. Fléchier, assurément, raille et critique ces appétits populaires. Mais il a le mérite de les décrire, et son livre est un lien précieux entre l'époque de la Fronde et la Révolution, témoignage impartial et d'une psychologie très sûre. Il laisse simplement le regret qu'une telle sorte de Mémoires, moins passionnés sans doute, moins vivants que ceux de la Fronde, mais aussi achevés dans leur forme impersonnelle, et plus maniables pour l'histoire dont ils se rapprochent par l'impartialité et la compréhension, n'ait pu se développer au contact de la monarchie.
Choisy. — Les Mémoires de l'abbé de Choisy, les meilleurs et les plus complets de cette époque, font bien voir tout le terrain perdu dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Fils de Mme de Choisy, cette amie de Mmes de Longueville et de Sablé, qui dut initier Louis XIV aux grâces et au savoir de l'honnête homme, François-Timoléon de Choisy fut à la lettre élevé sur les genoux des grandes dames habituées de la ruelle où il naquit en 1644. Sa mère, belle, intrigante et coquette, l'ayant eu sur le tard, aimait à le montrer, parce qu'il la faisait paraître encore jeune. Ses amies cajolaient « le petit monsieur qui venait au logis plusieurs fois la semaine, habillé en fille, les oreilles percées, paré de diamants, de mouches et de mille autres afféteries ». Élevé par toutes ces femmes, il acquérait auprès d'elles l'art de causer et de paraître" avec élégance et tact, sinon des connaissances très solides. En se jouant, il prit ses grades en théologie, mais il demeura bien le plus étrange abbé, le plus singulier élève de la société précieuse. A Bordeaux, où il passa quelque temps « à faire la belle », à Paris, dans sa maison du boulevard Saint-Marceau, il s'obstinait à se parer en femme, scandalisait le curé de Saint-Médard par son déguisement et le luxe qu'il étalait aux offices. Madame de Sancy, c'était le nom qu'il prenait, exclue de la société enfin par la colère du duc de Montausier, mais incorrigible, devint comtesse des Barres, au château de Crépon en Berri, et, à la faveur de son costume, fit tant de dupes et de victimes qu'il lui fallut passer la frontière. A Venise, où l'abbé s'en alla, il se ruina. Dès lors, pour vivre, il prit du service dans l'Église : les cardinaux de Bouillon et de Retz l'atta-
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chèrent au conclave en 1676. En 1683, il se convertit à Rome par les conseils de l'abbé de Dangeau, se fit pardonner par le roi et l'Église ses folies, en partant pour Siam où il reçut la prêtrise. A son retour, Choisy se consacrait aux lettres et aux œuvres d'édification, dans sa retraite des Missions Étrangères.
Dès 1687, il entrait à l'Académie. Si cette consécration d'un talent réduit à des livres de piété comme la Vie de Salomon, à des extraits de l'Écriture Sainte, put sembler hâtive, on se l'explique du moins par la lettre charmante qu'il adressait en cette occasion à Bussy : « Consolez-vous, il faut bien qu'il y ait des ombres dans les tableaux ; les uns parlent, les autres écoutent et je saurai fort bien me taire quand ce sera à vous de parler ». Plus tard, Choisy écrivit des ouvrages historiques d'un médiocre intérêt : Histoire de France sous les règnes de Saint Louis, de Philippe de Valois, du roi Jean, de Charles V (16884695), Histoire de l'Église (1703-1723), la plus considérable de ses œuvres. Quel dommage qu'il n'ait pas employé sa peine, ses souvenirs, ses relations à l'histoire de son temps, plutôt! Il avait eu ce dessein, qu'il n'a pas réalisé. Ce qu'on appelle ses Mémoires ne sont point autre chose que des fragments épars, de son livre seulement ébauché à la gloire de Louis XIV.
« Parler du roi, dit-il quelque part, sera ma basse continue. »
Nul n'a mieux rendu justice aux mérites reconnus de Louis XIV.
Il décrit ses plaisirs, mais aussi ses occupations, le sérieux, la conscience qu'il y apportait. C'est par des anecdotes demeurées classiques et rarement démenties, sans flatteries excessives, par des traits heureusement notés de caractère et de conduite, que Choisy peint le souverain. Le portrait, qui n'est nulle part en pied, se détache cependant avec un relief très suffisant sur l'ensemble de l'ouvrage.
Par les scandales de sa jeunesse, l'abbé, il est vrai, fut longtemps éloigné de la cour. Mais il rattrapa le temps perdu par son adresse à faire causer, le mot est de lui, « les vieux répertoires ». Il ne se donnait pas la mine d'interroger; à peine s'il paraissait écouter. Onle croyait occupé des rois David et Salomon, plutôt qu'attentif aux gestes du grand roi. « Lorsque je tiens quelque Roze, quelque Chamarante qui peut me montrer ce que je cherche, j'en tire toujours quelque chose sans paraître m'en
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soucier. » — « Je laisse jaser la bonne femme du Plessis-Bellière qui ne radote point. J'ai eu cent conversations avec le vieux maréchal de Villeroy et feu le premier. Je tire quelquefois une parole du bonhomme Bontemps, j'en tire douze de Joyeuse et vingt de Chamarante, ravi qu'on aille lui tenir compagnie : il n'y a rien qui délie si bien la langue que la goutte aux pieds et aux mains. » Puis, comme plus tard Saint-Simon, Choisy avait le Journal de Dangeau entre les mains, sous les yeux. On n'est pas enfin pour rien d'un certain monde, même lorsqu'on n'y tient pas sa place. En dehors de la cour que ses extravagances lui ont fermée, l'abbé resta lié avec les amies de sa mère, fréquenta Turenne et Condé, des ministres comme Pomponne et Croissy : autant de moyens de rattraper « pour les fourrer dans son livre beaucoup de choses secrètes ».
Et cela véritablement aurait donné à ses Mémoires une saveur particulière. Il aurait pu, dans un ensemble piquant, réunir et peindre les dessous véridiques d'un grand règne. Il le sentait, affichant « le dessein de passer légèrement sur les événements publics qu'on trouve écrits partout, et de s'arrêter à certaines choses ignorées du commun des hommes ». Son langage aisé, agréable, et la curiosité de son esprit lui constituaient des ressources précieuses pour devenir le chroniqueur de son temps.
L'état dans lequel nous est parvenu son livre prouve qu'il y renonça. Sans la piété du marquis d'Argenson, son parent, attentif à former un recueil de ses papiers, rien ne serait demeuré de ces notes éparses, conservées aujourd'hui à l'Arsenal.
Comme Choisy est mort très âgé, en 1724, à quatre-vingts ans, on ne peut attribuer l'imperfection de ses Mémoires au défaut de temps. Le cœur lui manqua plus que le loisir pour les achever.
Ni son roi, ni son époque, ni lui-même n'avaient de goût pour cette manière qui sentait trop le début du règne, souvenirs de jeunesse à faire oublier comme ceux de sa propre vie. L'abbé d'Olivet, en 1721, prit ces Mémoires comme il les trouva, chez d'Argenson. Avec le manuscrit de l'Arsenal, Petitot les compléta. Tels qu'ils nous sont parvenus, ils expliquent l'arrêt porté par l'auteur contre son œuvre. Ce qui fait à nos yeux leur intérêt et leur charme, ce ton et cet esprit d'une époque antérieure au gouvernement de Louis XIV convenaient mal
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à l'éloge que Choisy voulait faire du roi et de son règne.
C'est par exemple le récit de l'arrestation de Fouquet, trop précis, trop sincère pour plaire à ses juges. Ce sont aussi toutes sortes d'anecdotes sur les prêtres, sur ce bon évèque de Valence venu à Paris pour se faire soigner, arrêté par un exempt dans son hôtel comme faux monnayeur et conduit malgré ses réclamations au Chàtelet. Si peu religieux qu'eùt été longtemps l'abbé, il n'en appartenait pas moins au monde ecclésiastique, et très librement, le jugeait. Nul n'a mieux décrit la façon dont le clergé se mêlait aux intrigues de cour, y ajoutant les siennes, la chasse aux bénéfices, aux évèchés, la poursuite plus mouvementée encore des chapeaux de cardinaux. Si l'Église était un des ordres du royaume, et le premier en tout au XVIIe siècle, le roi, ses ministres et sa cour, en retour, disposaient d'elle comme d'un office public. S'agissait-il de nommer un coadjuteur à Reims, le combat s'engageait entre les Le Tellier pour un des leurs, et M. de Turenne pour son neveu. Le Roi donnait la victoire à son chancelier, tout fier de la défaite d'un prince, bientôt marri de savoir qu'en secret le chapeau avait été promis à Turenne pour son neveu. Et quelle lutte, plus compliquée, savante, infinie à Rome, à Paris, dans les cours étrangères, dans les milieux ecclésiastiques, s'imposa plus tard au duc de Bouillon, pour réaliser cette promesse royale! Elle ne le lassa cependant ni lui, ni ses amis : mêmes intrigues pour obtenir du roi la charge de grand aumônier. A lire dans Choisy tous ces détails, on se croit ramené aux histoires, aux négociations du cardinal de Retz en quête du chapeau. Guidé par l'abbé dans les coulisses, derrière les décors majestueux et la scène où Louis XIV parait entouré de Bossuet, de Bourdaloue et de Fléchier, on retrouve les ambitions, les intrigues des grandes familles, aussi âpres à se disputer les dignités de l'Église que les faveurs royales.
Ce qui rapproche encore Choisy des écrivains de la Fronde, c'est son goût pour les portraits, son talent à les peindre, sa finesse à découvrir par l'analyse le trait essentiel du personnage : dans Fouquet l'ambition, l'avarice chez Le Tellier, la hauteur dans Colbert, l'amour des plaisirs chez Lionne.
L'abbé excelle surtout aux portraits de femmes : il est de leur monde, et presque de leur sexe, par son long déguisement. C'est
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avec délice qu'il retrouve dans ses souvenirs les figures charmantes de Mlle de La Vallière, et d'Henriette d'Angleterre.
Et pour les peindre, il cherche, dans leurs conversations même dont il a été nourri, des tons caressants et doux, une manière délicate et enveloppante, dont elles lui ont livré le secret.
En ce genre, il est vraiment supérieur; on lui pardonne presque l'étrange façon dont il a vécu, pour les ressources qu'elle a fournies, dans le commerce des femmes, à son talent.
Mmc de La Fayette. — Les Mémoires de Mme de La Fayette, ou ce que nous en avons conservé, comme ceux de Choisy, marquent encore la transformation que subit, depuis la Fronde et sous le règne de Louis XIV, ce genre d'ouvrage, s'il n'est pas délaissé. Marie-Madeleine de La Vergne, née en 1634, appartient par son temps, ses amitiés, son éducation et ses talents à la société précieuse. Bien qu'elle ait vécu jusqu'en 1692 et que sa situation auprès d'Henriette d'Angleterre lui eût fait connaître de près Louis XIV et l'époque brillante de son gouvernement, son commerce littéraire avec Huet, Segrais et La Fontaine, son amitié avec La Rochefoucauld ont réglé surtout ses goûts et son existence. Elle demeura dans le ton de ce cercle d'amis et d'écrivains qui se réunissait vers 1657 dans son hôtel de la rue de Vaugirard, en face du petit Luxembourg.
Tandis que de plus grands artistes négligent alors d'appliquer à l'un des genres préférés des ruelles, au roman, les formes de l'art classique, Mme de La Fayette, qui n'est point une artiste, mais une femme du monde tout simplement, reprit ce genre, le transforma, réduisit le Cyrus de Mlle de Scudéry à Zaïde, et fit un chef-d'œuvre écrit et pensé dans la perfection du style mondain. Il semble qu'elle ait voulu appliquer le même effort à cet autre genre délaissé des Mémoires pour l'accommoder au temps nouveau. Elle écrivit une biographie d'Henriette d'Angleterre qui fut publiée après sa mort en 1720, et peut-être des Mémoires de la cour de France dont les deux années 1688 et 1689, éditées en 1731, ne seraient que des fragments.
La Rochefoucauld disait d'elle que c'était la personne la plus vraie qu'il eût connue. Et cela se voit à la manière dont elle juge Louis XIV exposé par ses fautes à une coalition européenne, ses violences contre tous les peuples, même les Suisses.
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Incendies, contributions, pillage, elle dit tout. Mais elle dit aussi les mérites du roi dans une crise que son ambition avait provoquée; on le voit négliger ses plaisirs, ses bâtiments et ses fontaines, les cérémonies et les bals de la cour pour penser à la France et aux affaires d'État. C'est en lui attribuant un sentiment très vif de sa responsabilité et des dangers du royaume que Mme de La Fayette explique le changement total qui se fait, à partir de 1688, dans la cour. Et comme elle était, en même temps que sincère, très fine et point sentimentale, son jugement sur cette crise de 1688 a du poids, et confirme l'opinion d'un juge moins équitable, tel que Saint-Simon, sur la fermeté, le courage, la sagesse du roi dans les revers. A cette époque, c'est un autre roi encore, plus malheureux, que Mme de La Fayette doit juger, le roi d'Angleterre détrôné par son gendre. Elle partage les préventions de ses contemporains contre l'usurpateur; elle plaint le roi légitime, raconte les péripéties dramatiques de sa fuite, félicite Louis XIV de l'avoir bien accueilli et soutenu, quand le pape même, protecteur désigné de ce prince dévot et persécuté pour sa dévotion, l'abandonne. Mais elle ne se fait pas d'illusion sur Jacques II, et note qu'il s'abandonne lui-même aux jésuites dont il est obsédé. Elle rappelle ce mot de l'archevêque de Reims sur lui : « Voilà un fort bon homme; il a quitté trois royaumes pour une messe ». Elle ne se fait pas d'illusion sur son avenir et sur les chances d'une restauration. Toutes ses critiques d'ailleurs sont dans cette manière et sur ce ton, discrètes, et presque impersonnelles. Le récit des faits habile- ment groupés, des anecdotes racontées avec goût, dans un style aisé et naturel; peu de couleur, l'expression toujours atténuée, et comme contenue, soit dans le blàme, soit dans l'éloge, mais un art véritable, dissimulé sous les apparences d'une narration sèche, de conduire le lecteur au jugement qu'elle lui laisse seulement le soin de formuler, et qu'elle a préparé avec équité et finesse. C'est là une nouvelle forme de Mémoires, les seuls qui convinssent à cette époque de mesure, d'ordre, de discrétion imposée ou cherchée, agréables et utiles encore pour peu que l'historien sache interroger le juge qui se dérobe.
Mme de Caylus. — Dans l'œuvre assez analogue de Mme de Caylus, nous n'avons plus des Mémoires, mais des Souvenirs.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 33
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L'auteur, Marthe de Villette de Murçay, nièce, élève et confidente de sa tante Mmo de Maintenon, qui la maria fort mal à treize ans (1686), à un officier abruti par le vin, le comte de Caylus, s'est presque excusée de l'importance qu'elle paraissait se donner, en écrivant ces pages à la fin de sa vie.
Sainte-Beuve, lorsqu'il les étudia, vers 1852, a placé à côté de leur titre discret un sous-titre qui vaut à lui seul un jugement : « Madame de Caylus ou de ce qu'on appelle urbanité. » Pour une femme qui devait tout à Mme de Maintenon, et qu'une liaison trop publique avec Yilleroy avait en 1700 écartée dix ans de la cour, c'était presque un défi à l'opinion que de parler de l'amour à la cour de Louis XIV. Dans ses Souvenirs, consacrés surtout aux maîtresses du roi et des princes, les autres sujets sont au second plan, forment l'accessoire. L'essentiel, c'est l'histoire tout au long, de La Vallière, de Montespan, de Fontanges et de sa tante, qui sert de centre aux intrigues amoureuses des princes et des princesses. Et, malgré tout, ce livre qui aurait pu être un livre de scandale, est un modèle de bon ton, de simplicité et de grâce naturelles. Les mercuriales assez dures de Mme de Maintenon à sa nièce : « Ne vous commettez pas, soyez simple », le changement aussi que fit en elle la nécessité de .veiller à l'éducation de ses enfants, une vie toute de retraite après 1675 au Luxembourg, entre son fils et ses amis, ont eu assurément leur influence sur cette charmante femme, restée fidèle pendant la Régence aux leçons, aux souvenirs de la vieille cour. Cela ne lui a point donné cette plume libre et facile, qui suit et rend sans effort le développement d'une pensée naturellement délicate, cette fermeté de jugement, cette solidité d'esprit qui se rencontre alors chez les honnêtes gens de son monde. Les portraits abondent dans son œuvre, finement observés, sur les originaux qu'elle a vus de près. Point de couleurs trop vives, ni d'appréciations passionnées qui lui auraient paru de mauvais goût : Mme de Caylus, dans le roi, relève et note avec équité les qualités que personne ne lui eùt refusées, le bon sens, la tenue du geste et du langage, la prudence et la réserve. Elle est indulgente même pour Mme de Montespan, à qui elle accorde, pour atténuer le mauvais effet de son orgueil et de ses insolences, une certaine élévation d'esprit, et de l'esprit surtout, le
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privilège des Mortemart reconnu de toute la cour. Si, en retour, elle loue, comme il convient, sa tante, ce n'est pas sans de fines réserves qui laissent voir sa malice et son indépendance.
Elle aime en tout la mesure, dans l'éloge comme dans la critique. « Mon enfance, dit-elle, ne m'empêcha de trouver plus de gloire que de modestie, comme toute la cour », dans les refus obstinés de Mme de Maintenon à s'élever même jusqu'à une place de dame d'honneur, quand elle avait déjà plus que l'honneur, le pouvoir. La nièce démasque, en passant, ce qu'il y avait chez la tante d'orgueil et d'affectation. Pour être discret, le jugement n'en est pas moins précieux.
C'est seulement pour parler du régent et de la duchesse de Berry, que Mme de Caylus se départit de sa réserve. Elle reproduit les vilains bruits de cour qui circulaient sur les soupers où le père et la fille s'enivraient en commun, et cette fameuse séance de peinture où la duchesse de Bcrry posa toute nue devant le duc d'Orléans. Il faut avouer que les personnages prêtaient, qu'au temps où elle écrivait ils lui fournissaient d'autres spectacles, et de plus, lui faisaient la vie assez dure. Et puis, ces tableaux plus crus de touche et d'intention se perdent dans l'ensemble de l'œuvre. C'est par les portraits du grand siècle surtout qu'il faut juger ces Souvenirs. La galerie qu'ils nous ont conservée a d'autant plus de prix qu'en son genre, elle est plus rare. Il y en a de plus riches, celle de de Saint-Simon par exemple, mais d'un tout autre ordre. Les courtisans du grand roi eussent préféré celle de Mme de Caylus.
Dangeau. — Villars.— Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir le Journal de Dangeau. Cette forme chronologique, incolore et sèche, était celle où la crainte de manquer au maître, à la charité chrétienne et aux bienséances, où les préoccupations morales et monarchiques devaient insensiblement réduire les Mémoires.
Il faut que le règne se ferme, pour que la source de cette littérature jaillisse de nouveau. Louis XIV meurt, et cette même année Villars prend la plume. Quoiqu'il pense aux événements antérieurs à 1715, c'est seulement à cette date que le maréchal se décide à tenir un journal de ce qu'il verra et fera. N'est-ce pas la preuve que du vivant de Louis XIV il n'avait pas prévu la composition de son livre? Ses Mémoires parurent au
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moment où le public s'arrachait ceux de la Fronde (1734).
En ce temps auquel Villars était ramené par son tempérament, par sa première éducation dans le monde des précieuses, les grands seigneurs, beaux esprits pour la plupart, affinés par la culture mondaine, se faisaient sans effort écrivains. Fils d'une précieuse et d'Orondate, Villars s'était piqué de bel esprit à son tour : lorsque les affaires lui en laissaient le temps, il se délassait « aux futilités, dit Saint-Simon, de la littérature ».
« C'était un répertoire de romans, de comédies, d'opéras, dont il citait à tout propos des bribes, même aux conférences les plus sérieuses. » Il était entré à l'Académie française.
Son œuvre importante pour l'histoire militaire du xvne siècle a paru d'abord totalement défigurée dans les éditions de 1736, 1758, 1784, puis dans les coliections de Petitot (1828) et de Michaud (1839). Héritier du maréchal, M. de Vogüé a retrouvé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève une copie en fort bel état, revue par l'auteur lui-même jusqu'à l'année 1721, et l'a publiée de 1884 à 1891 pour la Société de l'histoire de France. On peut encore regretter une lacune de vingt cahiers relatifs à l'histoire du XVIIe siècle, qu'il a fallu combler en recourant aux pièces recueillies et employées par Villars à la rédaction de ses Mémoires.
Enfin, le voilà restitué tel qu'il a voulu se présenter à la postérité. S'il demeure, comme l'avait prévu Saint-Simon, porté par l'envie à le défigurer, « un grand nom dans l'histoire par ses succès de guerre et de cour », ses Mémoires ne le diminuent pas.
Saint-Simon; sa famille. — La fortune que Villars fit auprès de Louis XIV, les Saint-Simon l'avaient faite au temps de Louis XIII et par des services moins signalés. Quoiqu'ils fussent de plus ancienne noblesse que les Villars, sinon de la première, petits seigneurs du Vermandois, au titre de Rouvroy Saint-Simon connu dès la guerre de Cent Ans, leur situation avant Claude de Saint-Simon, père de l'écrivain, était plus que modeste, presque réduite à rien par la faute de leurs ancêtres compromis dans la Ligue. Page du roi, comme Villars, Claude de Saint-Simon la refit en quelques années, moins par bravoure que par adresse et par intrigue. De Luynes apprenait à Louis XIII à dresser des faucons : Claude de Saint-Simon servait le goût du roi pour la chasse, lui tenait les chevaux prêts, et « ne bavait
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point dans son cor ». Le métier était lucratif : vingt mille écus en une fois témoignaient de la gratitude royale. Richelieu redoutait ces petits favoris, lorsqu'ils s'ancraient. Il commençait alors à craindre le premier écuyer Baradat, « jeune homme de nul mérite, venu en une nuit comme un potiron ». Il le fit disgracier (2 décembre 1626), et ne s'inquiéta point du successeur que le roi lui donna, « jeune garçon d'assez piètre mine et pire esprit ».
Mais Claude de Saint-Simon, pourvu ainsi à vingt ans de l'aubaine inespérée d'une charge qui rapportait cent mille écus, avait du savoir-faire, et le besoin de remettre la famille sur ses étriers. Il y réussit pleinement et en peu de temps.
Au siège de la Rochelle, où Saint-Simon parut aux côtés du Roi assidument, il était au premier degré de la faveur royale, à portée de protéger, dans la journée des Dupes, Richelieu qui l'avait aidé, membre de l'ordre en 1633, duc et pair en f 6:];). Il s'installait alors dans le magnifique domaine de la Ferté-Yidame.
Cette fortune avait passé d'ailleurs aussi vite qu'elle s'était formée, soit qu'elle ne reposàt sur rien, soit que Richelieu lui retiràt son appui, ou que le favori lui-même l'eût compromise, à force de la vouloir augmenter. Il semble bien qu'appelé au conseil du roi, Claude de Saint-Simon ait jeté les yeux sur les premiers emplois de l'État, et intrigué pour remplacer Chavigny aux affaires étrangères. C'était trop vraiment pour un homme dont le principal mérite en ces années-là avait été d'offrir à Louis XIII le moyen de faire connaître son amour à Mlle de Hautefort. Le cardinal profita de la capitulation peu honorable qu'un oncle, le baron de Saint-Léger, venait de faire au Càtelet (1636) pour envelopper le Premier dans une disgrâce générale de la famille. Claude de Saint-Simon fut exilé dans son gouvernement de Blaye, sollicita de Richelieu vainement son pardon, et, quoi qu'il fit à l'armée de Guyenne en 1638 pour rentrer en gràce par de brillants faits d'armes, il se vit obsti- nément fermer la cour. La mort du Cardinal le rappela à Paris, mais au moment où Louis XIII tombait malade : il n'était plus temps d'exploiter sa faveur encore mal reconquise. Ce fut pour le favori, au lieu de nouvelles espérances qu'il caressait, le dernier coup de la mauvaise fortune. Il attendait de la Régente la charge de grand écuyer vacante depuis la mort de Cinq-Mars :
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elle fut donnée au comte d'Harcourt, marié à une nièce de Richelieu. Claude de Saint-Simon protesta, prétendit que Louis XIII mourant l'avait désigné à Chavigny pour cet emploi, que, par scélératesse, le secrétaire d'État avait omis de mettre son nom sur le brevet, réservant à la reine le plaisir d'y inscrire le nom d'un ami. Éconduit, il résigna de 1643 à 1645 toutes ses charges, grande louveterie, capitaineries générales de Versailles et Saint-Germain, emploi de premier écuyer, et se retira à Blaye, emportant une haine tenace contre Richelieu et ses créatures, surtout contre les princes lorrains qui venaient de lui ravir le fruit de vingt années de patience et d'intrigues.
Pour se venger, quand la Fronde éclata, il se jeta d'emblée dans le parti des Condé : il leur était allié par sa belle-sœur, la marquise de Saint-Simon, dont il épousa la fille, le 7 septembre 1644.
Mais tout aussitôt, il se ravisa lorsqu'il vit Mazarin se rendre maître très aisément des princes, et passa à la cour, refusant de livrer Blaye aux frondeurs. Sa parenté, ses premiers rapports avec les Condé le laissèrent pourtant suspect à la Régence : il n'obtint pas les récompenses qu'il avait espérées de sa fidélité, le rang de « prince étranger au titre de la maison de Vermandois ou le bâton de maréchal ». Il se vengea en déclarant aux Lorrains, aux princes étrangers, parmi lesquels il eût voulu prendre rang, une guerre de préséance et de libelles, en excitant les ducs et pairs contre eux, au nom de leurs privilèges atteints par ces nouveaux venus. Définitivement découragé, en 1660, il renonça à ses ambitions et vécut dans la retraite.
Comme s'il eût conscience désormais qu'après tant d'efforts stériles il ne pouvait plus rien pour la grandeur de son nom, ce fut à d'autres mains qu'il résolut d'en remettre le soin. De sa première femme, morte en 1610, il n'avait qu'une fille, la maréchale de Brissac. Claude de Saint-Simon se remaria à soixante-cinq ans, en 1612, avec la fille du marquis de Hauterive, frère de Châteauneuf, victime comme lui-même de Richelieu, Mlle de Laubespine, jeune, de belle santé et de vertu solide.
Il eut d'elle ce qu'il désirait, en 1615, un garçon à qui confier les destinées de la famille, Louis de Saint-Simon. Son fils ne devait pas plus que sa femme tromper ses espérances, mais il les réalisa d'une tout autre façon qu'on ne l'attendait de lui.
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La vie de Saint-Simon. — L'éducation que Saint-Simon reçut le destinait fort peu, en effet, à l'histoire et aux lettres.
« Il aurait pu autrement, a-t-il dit naïvement, y devenir quelque chose. » Bien qu'il ne payât pas de mine, délicat, malingre, « basset », on voulut faire de lui un gentilhomme accompli. Nous avons conservé le catalogue de sa bibliothèque d'étude : il apprit ce qu'on enseignait alors aux seigneurs et aux princes, le français et le latin, l'histoire, la géographie, les langues étrangères et l'art de la fortification, la philosophie même sous la direction de Malebranche, mais le tout, comme c'était l'usage, pour le profit qu'on pouvait retirer de ces études dans la vie à laquelle on le destinait. A quinze ans, en 1691, il avait hâte déjà de commencer. Il s'ennuyait des maîtres, et se plaisait davantage à l'académie des sieurs de Mesmont et Rochefort, aux leçons de danse qui, si on l'en croit, servirent merveilleusement à lui procurer de beaux succès à la cour. Ardent, passionné jusqu'à la colère, dès l'enfance, Saint-Simon brûlait de satisfaire une ambition dont le feu s'alluma au contact de celle de son père et ne s'éteignit jamais. Le vieillard et l'enfant venu sur le tard pour le venger, pour couronner son œuvre interrompue, s'étaient compris et associés dès le premier jour pleinement.
Dans l'hôtel de la rue des Saint-Pères où s'acheva longuement la vie de Claude de Saint-Simon, où son fils, séparé des gens de son âge, grandissait, resserré, le thème ordinaire des entretiens, auxquels de temps à autre prenaient part des gens de l'ancienne cour, c'était l'histoire de la famille, de ses origines glorieuses au temps des Yermandois issus de Charlemagne, de sa fortune prodigieuse sous le règne précédent, de ses revers aussi, attribués aux manèges des cardinaux Richelieu, Mazarin, des secrétaires d'État, des princes étrangers. Quoique depuis vingt ans cette histoire appartînt au passé, l'ambition, les rancunes, l'orgueil, l'esprit d'intrigue même de l'ancien favori de Louis XIII l'animaient assez pour que son fils l'ait à son tour vécue, avec les mêmes passions, avant de commencer sa propre vie qui devait durer plus de soixante ans au delà.
Tout d'ailleurs le disposait à devenir l'instrument de cette ambition de parvenu déçue, les conseils de sa mère, comme les leçons de son père. Fille d'exilé, mariée à un homme âgé, sans
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se faire valoir, avec peu de zèle pour le service. Des derniers à rejoindre l'armée après les quartiers d'hiver, il est des premiers à la quitter pour reparaitre à la cour et s'attire, en 1696, ce mauvais compliment du roi : « Vous revenez un peu tôt ».
La faute n'était pas grande, mais elle lui fit tort. A la paix de Ryswick, son régiment fut de ceux qu'on réforma. La mesure qui l'atteignait, appliquée à beaucoup d'autres que lui, n'avait pas la proportion d'un châtiment. Son ambition et son orgueil cependant furent atteints. Le dépit le conseilla mal. Il se mit en révolte. Les règlements nouveaux exigeaient que les maîtres de camp à la suite fissent deux mois de service au régiment qu'on leur attribuait. « Pédanterie sauvage », dit le jeune colonel.
Pour ne pas obéir, il allégua des motifs de santé et s'en alla passer ces deux mois d'exil aux eaux savonneuses de Plombières.
Le résultat fut qu'à la reprise de la guerre en 1702, le roi ne le comprit pas dans une grande promotion d'officiers généraux où de plus jeunes, « dont Saint-Simon n'a jamais oublié les noms », furent faits brigadiers. L'injustice lui parut énorme : il quitta l'armée pour toujours, mais non pas dans un mouvement de colère. Il délibéra, consulta ses amis pendant cinq mois. Son ambition calculait très froidement les chances d'avenir : « la réflexion de son âge, l'entrée de la guerre, l'ennui de renoncer à toutes les espérances du métier, d'ouïr parler de guerre, d'avancements de gens qui s'y distinguent, qui s'y élèvent, le retenaient puissamment ». D'autre part, « il y avait bien loin, bien des hasards de fortune à essuyer entre ce qu'il était et le but qui le retiendrait au service. L'injustice qui lui était faite le reculait de beaucoup, et influait sur le délai de tous les autres pas. » Cette délibération de cinq mois nous peint Saint-Simon tout entier, au naturel. A cette heure décisive de sa vie qui fit de lui un mécontent et heureusement le peintre de la cour, la colère ne fut pas en lui le grand mobile. Il savait se contenir quand il fallait.
Le désir de parvenir très vite, la crainte de n'y pas réussir assez, la jalousie de ceux qui parviennent à sa place, voilà la vraie règle de ses actions, et de ses jugements. D'ailleurs, pas le moindre examen de conscience à propos de l'injustice dont il se croit victime, nulle réflexion sur le milieu où il entre tout jeune, nul effort pour s'y accommoder. Bien des fois, par la
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amies, Claude de Laubespine avait reporté sur son fils toute son affection, faite, comme à l'ordinaire, de sollicitude, d'orgueil et d'ambition. Elle prévoyait et disait à l'enfant « la mort prochaine de son père et le danger d'entrer seul dans le monde, de son chef, de ne pouvoir compter ni sur des amis, ni sur des parents ». Elle sut « lui donner un grand désir de réparer tous ces vides ». Saint-Simon n'a rien négligé, sauf l'étude, pour y réussir. Ses maîtres ont eu moins de prise sur lui que ses parents.
On a peine à comprendre comment la forte éducation morale et religieuse qu'il reçut d'autre part dans la maison paternelle put se concilier avec ces préceptes d'orgueil, de haine, d'intrigues, avec cet appel incessant à l'ambition d'un enfant dressé systématiquement à l'art de parvenir. Ce qu'il y a de sûr, c'est que toute la vie, comme le génie de l'écrivain, a été pénétrée de ces influences. Toutes ses disgrâces, et son œuvre tout entière en sont la conséquence et l'expression.
Lorsque son père, en 1691, le présenta à Louis XIV, ce fut pour le placer le plus près possible de la personne royale, de qui dépendait souverainement toute grâce, dans le corps des mousquetaires, et dans la compagnie de Maupertuis, son ami particulier, dont il escomptait les bons offices pour donner au roi une opinion avantageuse dès le début. « Les conséquences en avaient tant de suite! » Un an après, on donnait à SaintSimon une compagnie au Royal-Roussillon, et il achetait, à dix-neuf ans, un régiment de cavalerie. Colonel en trois ans, il avait marché vite. Avait-il justifié par des services signalés cette première faveur? Il faut avouer que non. Sa préoccupation principale au siège de Namur comme à Nerwinde n'est pas de chercher l'action d'éclat, mais l'occasion de faire sa cour. Si les troupes rouges de la maison du roi se refusent à porter les sacs nécessaires aux travaux d'approche, le jeune mousquetaire donne l'exemple pour se faire remarquer. A Nerwinde, il se hâte, après la victoire, d'aller faire son compliment à M. de Luxembourg et lui prête sa lunette d'approche pour qu'il voie la retraite de l'ennemi qu'il a vaincu. Dans ses campagnes du Rhin, pendant toute la guerre, qui en Allemagne fut, il est vrai, peu importante, même attention à se créer parmi les maréchaux de belles relations, à vivre aux camps en grand seigneur, pour
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suite, il a jugé et critiqué le régime militaire institué par Louvois ; jamais il n'en a compris l'esprit et la portée générale. Les petits côtés, les défauts de la règle à laquelle il n'a pas su se plier, « vétilles, pointilles », l'irritent, le gênent, et lui servent de mesure pour juger l'ensemble.
C'est à ce moment qu'il faut le prendre pour le connaître.
Enfant de vieillard, par un effet de l'éducation qu'il a reçue il débute comme un vieillard. On peut s'étonner de le trouver au rang des ducs et pairs qui protestèrent en 1694 contre les prétentions du maréchal de Luxembourg. Il avait en effet dix-neuf ans, Luxembourg était son général; il ne connaissait ni l'affaire, ni les adversaires de Luxembourg. Il prit cependant parti, comme l'eût fait son père. De la prodigieuse fortune qu'en quelques années M. de Saint-Simon avait faite et perdue, un seul bénéfice considérable restait acquis, le principal de l'héritage pour son fils, la duché-pairie, dignité, il est vrai, plutôt que ressource d'avenir. L'ancien écuyer de Louis XIII s'y était attaché désespérément par orgueil, mais par calcul aussi, attentif à n'en rien laisser perdre, prétendant que les pairs étaient les conseillers-nés des rois, au-dessus de tout dans le royaume.
C'était à ses yeux le roc inébranlable où l'on pouvait encore bâtir. Son fils le considéra toute sa vie comme tel : et par la pairie il se crut destiné à restituer dans l'avenir un passé dont il était fier et plus instruit que du présent.
« Les ducs et pairs, disait son père, sont plus obligés que les autres d'être à la cour. » En quittant l'armée, Saint-Simon ménagea la colère du roi, pour demeurer auprès de lui. Il avait eu soin d'ailleurs de se préparer à Versailles des protecteurs.
Son insistance à épouser une fille du duc de Beauvillier, son mariage en 1695 avec une fille du maréchal de Lorges avaient eu pour unique objet de « trouver ce qui lui manquait pour se soutenir et cheminer à la cour ». Le calcul était bon; le sacrifice, qui sans doute lui coûta, d'épouser la petite-fille de Frémont, un financier sans naissance, fut compensé par le rang que sa belle-mère, « applaudie et considérée », et sa jeune femme occupaient dans le cercle royal. Il leur dut le pardon de Louis XIV : peu de temps après sa démission, il fut nommé au coucher pour tenir le bougeoir, « distinction et faveur qui se
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comptait ». Faveur plus grande encore, la duchesse était régulièrement invitée aux rares soupers de Trianon. Entre le maître, sans doute, et le serviteur indocile, la confiance ne revint jamais.
Saint-Simon, du moins, à défaut d'une belle situation à l'armée, garda sa place à Versailles.
Nul n'y a plus intrigué que lui, et longtemps, plus vainement.
Son rêve alors, dans ce centre où aboutissait le gouvernement de la France, fut « d'être élevé à la première dignité de son pays ».
Si on objectait sa jeunesse et le défaut de services, il répondait et racontait qu'au temps de Louis XIII et de la Fronde son père avait sauvé Richelieu et Mazarin, qu'il eût pu être ministre à leur place, tout au moins avec eux, s'ils avaient pratiqué la reconnaissance. Pénétré de son importance, il s'insinuait dans l'intimité des hommes d'État, de Beauvillier, des ministres Chamillart et Pontchartrain, discutait avec eux les affaires publiques et cherchait à se faire valoir. Tous les moyens d'ailleurs lui étaient bons : le chirurgien du roi, Maréchal, étant de ses amis, et les jésuites dont il a dit tant de mal ses protecteurs, c'étaient autant d'accès auprès de Louis XIV. Saint-Simon ne dédaignait pas même les bons offices du valet de chambre Bontemps. L'évêque de Chartres le recommandait à Mme de Maintenon. Mais, tandis qu'il attendait avec impatience l'heure de se mêler aux grandes affaires, il se compromettait dans les petites, persuadé qu'avant tout l'important était de veiller sur la pairie. En 1703, il fit un grand bruit à la cour, monta toute une cabale avec ses collègues, une petite fronde des duchesses contre les princes étrangers, les Lorrains et le grand écuyer surtout.
Leurs femmes ne quêtaient pas à la messe du roi : cela pouvait devenir un privilège, si l'on n'y prenait garde. Saint-Simon, heureusement, veillait. Les duchesses, averties du danger, refusèrent de quêter. Le roi dut intervenir : il ne cacha pas au meneur de l'affaire son déplaisir. Si, dès lors, Saint-Simon apprenait à juger Louis XIV, celui-ci le lui rendait bien : « Il ne s'occupe que des rangs et de faire des procès à tout le monde ».
De la part de tous les deux, il y avait méprise dans leur jugement réciproque : Saint-Simon appréciait le roi d'après la forme de son gouvernement. Le roi ignorait ce qu'il y avait, au fond de ce petit bondrillon, d'ambition, d'ardeur à le servir pour se
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signaler. Si Saint-Simon soutient en effet le droit des duchesses à présenter la chemise à la reine, s'il fait procès à Mme de Lussan soutenue par M. le Duc, ce n'est pas seulement son rang, c'est son bien, ce qui reste des espérances démesurées de son père qu'il défend. Il le fait vivement, avec passion, avec éclat parfois, mais en attendant mieux. Lorsqu'en 1705 Mme des Ursins, depuis longtemps son amie, qui avait voulu le marier, vint d'Espagne en grande faveur à Versailles, il crut profiter d'elle pour procurer à sa femme une charge importante. Il faut voir avec quel soin jaloux il monte la garde autour des relations qu'il s'est créées et qu'il escompte. Si l'abbé de Polignac s'insinue, pour parvenir auprès du duc de Bourgogne, dans les bonnes grâces de Chevreuse et Beauvillier, Saint-Simon prend l'alarme. Il court chez Beauvillier et dénonce l'intrigant : « la charité ne le tient pas renfermé dans une bouteille ».
En 1706, il se crut ambassadeur à Rome : la place lui fut-elle offerte, comme il le prétend, à l'improviste? Eut-il besoin de se vaincre pour l'accepter? Il semble bien qu'à ce moment décisif pour sa fortune, il ait mis en mouvement tous ses amis, Chamillart, le nonce Gualterio, les Beauvillier. Un mois, il demeura en suspens. Les raisons qui le firent écarter définitivement avaient leur valeur : on l'accusa d'être glorieux, frondeur, et plein de vues; on se défiait de son caractère et de son esprit. Ces défauts, à l'entendre, auraient été des prétextes imaginés par Mme de Maintenon, et Dieu sait s'il s'est vengé d'elle! Mais ses protecteurs même, en l'appuyant, ne redoutaient-ils pas ses écarts, lorsque discrètement ils l'enga- geaient, sans s'être donné le mot, ( à n'avoir rien de secret pour sa femme, à la consulter sur tout avec déférence, et à l'avoir à sa table quand il lirait ou ferait ses dépêches ». La duchesse inspirait confiance. Le duc faisait peur, même à ses amis. Le roi eût agréé l'ambassadrice, il refusa l'ambassadeur.
Ce fut le second coup porté aux projets d'avenir du duc et pair. Après l'armée, la diplomatie, les affaires d'État lui demeuraient fermées. Impatient de parvenir, à trente ans, il considérait sa vie comme finie, s'il n'était maréchal ou ambassadeur.
Intrigant, il se crut victime d'une intrigue; il condamna le temps, le règne, le roi qui l'avaient méconnu. Réfugié dans le
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passé, exaltant le règne de Louis XIII, qui avait pris pour lui, par les souvenirs de son père, comme la forme d'une vie antérieure, il se prit à escompter les chances d'une succession que l'âge de Louis XIV pouvait faire espérer. C'est alors qu'il se rapproche du duc d'Orléans, le jour où le roi donne à son neveu le commandement de l'armée d'Italie (1706). Les folies du jeuneduc, sa liaison avec Mme d'Argenton rendirent presque aussitôt cette amitié inutile. Mais il s'était ménagé d'autres avenues : « on se porte toujours sur le futur, quand on n'a pas d'espérance de changer le présent », dit-il un jour au duc de Beauvillier. L'avenir, c'était le duc de Bourgogne, gouvernant avec les amis de Saint-Simon sous le nom de son père incapable, leGrand Dauphin. Lorsqu'à l'armée de Flandre, le duc de Bourgogne eut avec Vendôme des démêlés qui ne furent pas toujours à son honneur, Saint-Simon prit vivement parti pour l'héritier présomptif, afin de faire sa cour. Ce n'était pas le moyen de la faire à Louis XIV que de former ces cabales.
L'année 1709 fut ainsi pour Saint-Simon une année très critique. L'éclat qu'il avait fait contre Vendôme atteignait le Grand Dauphin, démasquait ses propres rancunes, ses intrigues et son ambition. Il se déroba à la colère du roi par un exil volontaire à la Ferté-Vidame. Mais, peu à peu, ses ennemis apprenaient, en son absence, au maître comment ce courtisan le jugeait, « ce qu'il pensait du royaume épuisé, des troupes mal payées, mal conduites, des finances sans ressources, des généraux et des ministres mal choisis, par goût et par intrigue, tout enfin en silence, en souffrance ». Saint-Simon avait pris figure de mécontent; son protecteur Chamillart, disgracié comme lui, ne pouvait plus écarter l'orage. Beauvillier lui-même et Chevreuse, malgré leur correction, devenaient suspects. Un instant, comme il avait fait pour l'armée, et pour les mêmes raisons, SaintSimon fut sur le point de quitter la cour, dégoûté « de ces fortunes de perspective » toujours plus lointaines. Encore une fois son ambition impatiente le servait mal, tandis qu'il accusait les autres de le desservir. Il semble qu'il eût, à la cour comme à l'armée, l'inconscience de ses défauts. Il ne « se sentait en faute de rien » et pourtant, quand il s'expliqua avec le roi, il s'attira cette juste réplique : « Mais aussi, Monsieur, c'est que vous
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parlez, vous blâmez. Voilà ce qui fait qu'on parle sur vous. » A trente-quatre ans se retirer de tout, c'était prématuré ; mais le duc prétendait, « ayant des ailes, voler très haut ». Sa femme, heureusement pour les lettres, lui épargna cette faute décisive : ses amis appuyèrent ses instances, et tous par le même argument : la disproportion de son âge à celui du roi et de ses ennemis; ce que toute sa vie, il avait jusque-là le plus oublié.
Saint-Simon résolut alors un coup de partie, et « mit les fers au feu aussitôt ». Il imagina, pour se rendre agréable au roi, de décider le duc d'Orléans à faire cesser l'affront qu'il faisait à la duchesse sa femme, fille naturelle de Louis XIY, en affichant Mme d'Argenton, à renvoyer cette dame. Il y réussit.
Le roi le sut, et lui fit désormais meilleure mine. Son ambition se ralluma à ce succès. C'est l'époque où il se mit à développer ce qu'on pourrait appeler son programme ministériel, ses plans de constitution. En quelques mois, il était passé du dernier abandon aux plus fortes espérances. Affermi auprès du duc d'Orléans par le mariage qu'il concerta de sa fille avec le duc de Berry, il vit mourir subitement le Grand Dauphin, et s'en réjouit sans vergogne. Cette mort préparait le trône au duc de Bourgogne. Fut-ce alors Beauvillier, premier ministre en exspectative, qui pria son ami d'adresser au futur roi un discours sur ses devoirs, sur l'état de la France et les moyens d'y remédier?
Saint-Simon l'affirme. Il est permis de croire qu'il ne se fit pas prier, sinon par prudence. « Il plaça des amorces sur la route du Dauphin, à Marly, à Versailles, dans les jardins, au palais, pour attirer son attention, l'obliger à se retourner et lui glisser à la dérobée des compliments et des conseils. » Les amorces prirent, et bientôt le valet de chambre Duchesne, « très homme de bien et sûr », introduisait Saint-Simon dans le cabinet du duc de Bourgogne, seul. « Il est difficile d'exprimer ce que je sentis en sortant d'avec le Dauphin. Un magnifique et prochain avenir s'ouvrit devant moi. Je goûtai délicieusement une confiance si précieuse et si pleine dès la première occasion d'un tête-à-tête sur les matières les plus délicates. Je connus avec certitude un changement de gouvernement, par principes. » Précipiter les ministres et la bourgeoisie de la situation où le siècle les avait élevés, rendre leurs places usurpées à la noblesse, surtout aux ducs et
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pairs, tel était le programme de la réforme fondamentale à laquelle Saint-Simon rêvait d'attacher son nom et sa fortune.
Les entretiens se renouvelèrent : « Nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, tout serré, substantiel au fait, au but ». Hommes et choses, tout y passait. Le Dauphin l'interrogeait, lui remettait des mémoires. Comme un ministre au conseil, Saint-Simon venait à l'audience les poches bourrées de papiers « jusque parfois à ne pouvoir cacher l'enflure » ; très fier d'une importance à laquelle le mystère donnait plus de charme encore. Il riait en lui-même, « passant dans le salon, d'y voir force gens qui se trouvaient dans ses poches ». Son goût pour l'intrigue, sa vanité, son ambition se satisfaisaient à la fois. Grand personnage déjà, avec un plan, il formait un parti de gouverne- ment, réconciliait les ducs d'Orléans et de Bourgogne, Beauvillier et Pontchartrain, protégeait Noailles, relevait Chamillart. Il était l'homme du prochain règne. Son rêve avait pris corps. Un vieillard de soixante-douze ans, malheureux et malade, était désormais la seule limite de ce rêve à la réalité.
Et tout s'évanouit , par la mort subite , en peu d'instants, de la duchesse et du duc de Bourgogne. Le réveil fut rude pour Saint-Simon. Quoique, réellement attaché au jeune prince, il ait songé à la perte de l'ami, au bien que la France pouvait attendre de lui, le duc pensait surtout à lui-même.
Ce n'était pas un échec, c'était un effondrement : « A qui saura où j'en étais arrivé, cet état paraitra moins étrange que d'avoir pu supporter un malheur aussi complet ». Et ce cri lui échappe, qui est comme l'écho de la plainte éternelle de son ambition : « J'essuyai ce malheur au même âge où était mon père quand il perdit Louis XIII; au moins en avait-il grandement joui, et moi : « j'ai goûté un peu du miel, et voici que je meurs. »
Avoir tenu ce bien précieux, l'amitié d'un roi, pour en jouir grandement, le perdre en un jour, lorsqu'on n'a vécu que dans cette espérance, cela lui parut la fin de tout. Il voulut partir, se retirer de la cour et du monde, à trente-cinq ans, s'enterrer avec son rêve. Sa femme l'en empêcha, et fit bien. Toute sa vie elle fut sa bonne fée : il a toujours rendu hommage à la sagesse, à l'esprit de conduite, en même temps qu'à la bonne grâce de la duchesse. Alors, elle le sauva véritablement : cinq
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ans après cette perte qui lui semblait irréparable, les circonstances le mettaient au rang où il avait résolu de s'élever.
La transition sans doute fut rude. « La dispersion des dames du palais qu'il fréquentait, la mort du maréchal de Boufflers, de Chevreuse, de Beauvillier, la retraite de Chamillart et de Pontchartrain, plus encore les jalousies qu'avait éveillées sa faveur si vite évanouie », tiennent Saint-Simon à l'écart, isolé jusqu'à la fin de ce long règne. Cependant, sans qu'il s'en doutât, le frère du duc de Bourgogne, le roi d'Espagne lui préparait, en ces années de tristesse, une belle revanche. Lorsque Philippe V eut décidé de rester à Madrid, malgré les appels désespérés de son grand-père, lorsque les puissances européennes ensuite l'y eurent contraint, le duc d'Orléans se trouva désigné comme Régent par sa naissance. Le futur Régent avait de nombreux ennemis : ses droits gênaient l'ambition des bâtards, sa conduite et ses goûts irritaient les dévots de la vieille cour. L'amitié de Saint-Simon, fidèle, active dans la mauvaise fortune, fut dans cette crise décisive particulièrement à son service.
Et de nouveau, voilà notre duc dans la confidence du maître de demain, admis à présenter une seconde fois ses projets de gouvernement, à juger hommes et choses, à décider de l'avenir et de la fortune des courtisans, en passe d'établir la sienne solidement. Il jouit délicieusement de ce bonheur qu'il avait cru à jamais perdu : « Point de discours sur la Régence avec nul autre qu'avec moi ». Si la vieille cour s'agite, autour du duc du Maine, pour disputer à son ami le gouvernement, Saint-Simon gronde et intrigue, présente des mémoires au roi. C'est par ambition autant que par amitié qu'il combat. On le devine à sa rancune implacable plus tard contre ce parti qui pendant une année tint encore en suspens ses plus chères espérances.
Enfin, au mois de septembre 1715, elles se réalisent. Philippe d'Orléans, outre la Régence que lui avait confiée Louis XIV, a pris au duc du Maine la tutelle. Cassant le testament du grand Roi, il a sollicité et obtenu du Parlement une autorité absolue pour neuf années : Louis XV n'a que cinq ans. Saint-Simon est associé à la victoire : il entre au conseil de régence. Il en chasse Desmaretz, « dont il avait juré la perte ». Le plaisir de la vengeance double le prix de ces faveurs. Et la situation paraît
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d'autant plus belle au vainqueur qu'il se croit le confident préféré du nouveau pouvoir, le ministre désigné du Régent.
Et pourtant elle ne le grandit pas, au contraire. La fortune, à quarante ans, lui offrait l'occasion si ardemment souhaitée de prouver ses qualités d'homme d'État. Il manqua à sa fortune, par défaut de sens pratique et de décision. Dans son cahinet, en face de sa table de travail, il était hardi, ferme, porté de tempérament aux solutions les plus radicales: banqueroute pour remédier à la détresse du trésor, États généraux pour reconstituer la France, suppression de la magistrature vénale, proclamation de la tolérance religieuse, projets de révolutionnaire qui sont déjà toute l'histoire de la Constituante. Au conseil, à Versailles, Saint-Simon au contraire est timide, indécis : il hésite à se prononcer. Il craint de se compromettre. Appelé à donner son avis sur les finances, il se réduit à traiter à fond la question de la Grande et de la Petite Écurie. On lui peut trouver des excuses : sous un règne où la moindre hardiesse de pensée était tenue pour un signe de révolte, son ambition avait pris des habitudes de prudence et de réserve qui l'ont paralysée, au moment où elle aurait pu se donner carrière. Pénétré depuis l'enfance de cette idée fausse que l'amitié d'un prince entretenue avec art et par de petits moyens, dans les cours suffisait au succès, que, sans les intrigues de ses ennemis, son père eût égalé Richelieu ou Condé, Saint-Simon, ayant retrouvé dans le duc d'Orléans ce que la famille avait perdu avec Louis XIII, ne fut occupé qu'à défendre contre les courtisans, par de savants calculs, ce bien précieux. Il le conserva, en effet, mais au prix de son autorité, de sa réputation, de sa dignité même. D'autres prirent la première place qu'il ne mérita point : nouvelles et cruelles déceptions dont personne ne fut responsable que lui. Il dénigra Noailles qui travaillait à rétablir les finances, d'Uxelles occupé des affaires de la France, Dubois exclusivement et activement dévoué à celles du Régent. Ses rancunes ont inspiré tous ses jugements, contre Dubois par exemple qu'il cajola, flatta, et combattit en 1720 avec les agents de l'Espagne et le duc de Bourbon, au risque, pour le renverser, de faire tort au Régent. En cinq ans, il avait donné sa mesure : la postérité l'eût oublié, comme ses contemporains le dédai-
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 3'L
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gnèrent, s'il n'avait fourni d'autres titres à son attention.
Une belle ambassade en Espagne en 1721 le vengea un peu des railleries des courtisans, et du public qui le chansonnait.
Elle ne lui vint pas, comme il l'a prétendu, sans aucune sollicitation du Régent, en dehors de Dubois. Dès qu'il apprit le mariage de Louis XV avec l'infante, Saint-Simon demanda au duc d'Orléans l'honneur d'aller chercher la fiancée à Madrid.
Il s'humilia devant le Cardinal, et promit de l'aider à monter encore, jusqu'au rang de premier ministre. Cette mission, qui a été à ses yeux le principal honneur de sa vie, ne lui importait pas seulement comme une satisfaction de vanité : elle devait être l'occasion, fiévreusement attendue, ménagée avec une rare patience, de fonder pour jamais la fortune et la grandeur de sa famille. D'affaires sérieuses à traiter, point : on les confiait à l'ambassadeur du roi à Madrid. Mais des faveurs à recevoir, et des deux cours à la fois. Saint-Simon les eut : « Le roi d'Espagne, écrivait alors Mathieu Marais, a donné la Toison d'or au fils aîné du duc de Saint-Simon, et a fait le cadet grand d'Espagne. Ce sont de beaux présents de noces qui relèveront bien cette maison, et elle en a grand besoin. »
Terminons sur ces mots ce qu'on pourrait appeler la vie publique de Saint-Simon, si l'on ne devait pas hésiter à qualifier ainsi une existence de cour qui a eu pour ressorts principaux l'intrigue et l'ambition, pour objet unique l'avancement d'une famille, aussi récente qu'inutile à l'Etat. En 1723, le Régent meurt d'une attaque d'apoplexie. Saint-Simon le pleure sincèrement, comme il avait fait le duc de Bourgogne : bien vite il court à Versailles saluer le premier ministre qui succède à son ami, dont il s'est à l'avance ménagé les faveurs. L'accueil est bon d'abord : mais une puissance secrète, solidement établie auprès du jeune roi, a fait ce ministre, et ne ratifie pas toujours ses choix. Saint-Simon reçoit un congé discret de l'évêque de Fréjus, et, las de lutter, se retire de la cour. Il y laisse ses fils, l'un duc et pair, M. de Ruffec, chevalier de la Toison d'Or, ambitieux comme lui et très fier de son rang; l'autre, grand d'Espagne; sa fille enfin, princesse de Chimay. Il peut considérer, du point de vue où il s'est toujours placé, sa tâche comme accomplie. C'est à d'autres soins qu'il va consacrer sa longue et
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verte vieillesse pendant trente années où la vanité de tous ses efforts, le vide de ses ambitions, lui ont sans doute apparu par la mort successive de sa femme et de ses trois enfants. « A mon âge, à ma retraite et sans postérité, vous trouverez bon, écrivait-il au duc de Luynes qui lui demandait encore son avis sur des questions de préséance, que j'emploie le loisir de ce peu de temps à quelque chose de moins chimérique et de moins dégoûtant. » Une nouvelle passion, à cinquante ans, le prenait tout entier, ranimant en lui des ardeurs auxquelles l'ambition ne suffisait plus. Ses vieux amis s'étonnaient de le voir s'enfermer alors dans son cabinet de travail de la rue Saint-Dominique, lire, écrire sans relâche, des journées entières. Il s'était fait historien, fiévreusement comme il avait été ambitieux.
Saint-Simon et l'histoire. — « Le goût est né comme avec moi pour la lecture et pour l'histoire », a dit Saint-Simon au début de son œuvre. Rien n'est plus vrai : on a conservé fort heureusement un récit qu'il a composé des obsèques de la Dau- phine en 1690, page d'histoire intéressante par la précision extrême et déjà vivante des détails, surtout par l'âge du narrateur. C'est son premier essai à quinze ans. Quatre ans après, en juillet 1694, au camp de Gimsheim, Saint-Simon commençait à écrire ses Mémoires à l'imitation de ceux de Bassompierre, avec l'intention d'ailleurs de les garder « sous la clef et les plus sûres serrures ». Il les communiqua, en 1699, à l'abbé de Rancé, son ami, par scrupule d'avoir manqué à la charité chrétienne. A cette époque de sa vie où sa pensée était toute occupée des récits glorieux de son père et de son désir de parvenir, l'histoire n'apparaissait en effet à Saint-Simon que comme la servante de son orgueil et de son ambition. Au grand rôle qu'il se croyait réservé, il voulait dès le premier jour des témoins. Puis, dans les combats qu'il livra à la cour contre la fortune, tout au feu de l'action, il cessa peu à peu d'enregistrer les événements de son temps. Croyant faire l'histoire, il ne l'écrivit plus. Il l'abandonna, jusqu'au moment où elle lui apparut comme la consolatrice et l'héritière des passions auxquelles il l'avait, dans sa jeunesse, subordonnée et sacrifiée.
C'est lui-même qui nous a fait encore cette confidence : « Un grand loisir qui tout à coup succède à des occupations conti-
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nuelles de tous les divers temps de la vie forme un grand vide qui n'est aisé ni à supporter, ni à remplir ». Pour combler ce vide, après avoir voltigé quelque temps sans pouvoir se poser encore, Saint-Simon s'arrêta au dessein de reprendre ses études d'histoire et s'y passionna. Ce ne fut pas d'abord à l'histoire contemporaine qu'il s'adressa. Trop dégoûté encore du présent pour y trouver des consolations, ce fut vraiment dans le passé qu'il les chercha. Impuissant à relever, comme il l'avait rêvé, le rôle de la noblesse française dans l'État, il crut du moins travailler à son prestige en recueillant ses titres. Ainsi, ses premiers travaux historiques, sur les maisons d'Albret, d'Armagnac, de Châtillon étaient encore comme une suite de sa vie, une revanche de ses déceptions. Son guide, en ces matières délicates, où la méthode assurément lui manquait, c'était la grande Histoire généalogique du P. Anselme, en permanence sur sa table de travail. Il semble bien qu'entre 1723 et 1730 Saint-Simon ait eu pour principal dessein de pousser lui-même cette œuvre, de l'enrichir d'un grand nombre de charges et de familles que le plan primitif n'avait pas comportées. C'est du moins un projet qu'il a exposé dans une sorte de note écrite en 1731 pour le continuateur auquel il offrait sa collaboration.
Toutes les études de généalogie, de cérémonial et de rang qu'il avait faites ou se réservait de faire, y auraient trouvé leur place, par exemple les Mémoires sur les changements arrivés à la dignité de duc et pair (1643 à 1711), sur les maisons de Lorraine, Rohan et Latour, sur les Usurpations du Parlement contre les pairs, et ces notes qui forment aujourd'hui deux volumes sur les Duchés et Comtés pairies de 1500 à 1730. Ces dernières surtout représentent une grande partie de ses études, après sa retraite de la cour. On commençait dans son entourage à en parler. On s'adressait à lui pour le consulter. Et c'étaient les gens les plus compétents qui l'interrogeaient. Son autorité se justifiait, sinon par le sens critique, du moins par un souci de l'extrême précision qu'il faut relever depuis ses premiers essais jusqu'à ces recherches. Envoyant, vers 1734, au duc de Luynes certaines de ces études, il lui disait : « Que le copiste et vous-même mette bien ses lunettes. Car ces vétilles sont horribles avec les moindres fautes. »
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Mais déjà, et peut-être cette expression de dédain en est-elle la preuve, Saint-Simon se détournait de ce passé lointain pour revenir à une histoire plus passionnante, plus rapprochée, autrement grande. Dangeau l'y avait ramené, comme par hasard. En 1729, le duc de Luynes lui communiqua le manuscrit de cette chronique de la cour et de l'État qui venait d'être déposé à Dampierre. Saint-Simon en avait souvent entendu parler : il ne l'avait point vue, quoiqu'en 1708 Choisy fût venu écrire à la Ferté-Vidame un chapitre de ses Mémoires, ordinairement inspirés de Dangeau. Lorsqu'il l'eut parcourue, son mépris pour l'auteur, sa colère pour l'œuvre incolore et prudente, « fade à faire vomir », éclatèrent. Une vieille jalousie « contre ce personnage en détrempe parvenu par le jeu, l'intrigue et la courtisanerie », à jouir pleinement des faveurs d'un roi qui l'avait toujours, lui, maltraité, se réveilla. Il retrouva Dangeau, « frivole et tout d'écorce », dans ses Mémoires qui le peignaient d'après nature. Il le vit, ce qui était plus grave à ses yeux, léguant à la postérité trompée, comme un exemple et une règle, le culte de Louis XIV. « Il adorait le Roi et Mme de Maintenon ; il adorait les ministres et le gouvernement; son culte, à force de le montrer, s'était glissé jusque dans ses moelles. » Ce culte, « la prodigalité des plus fades et des plus misérables louanges, l'encens éternel et suffoquant jusques des actions du Roi les plus indifférentes, la terreur et la fadeur suprême qui ne l'abandonnent nulle part pour ne blesser personne, excuser tout, principalement dans les généraux, et les autres personnes du goût du Roi, de Mmc de Maintenon, des ministres; toutes ces choses éclatent dans toutes ces pages et dégoûtent merveilleu- sement. » Quand Saint-Simon rencontrait Dangeau vivant, il se contentait de lui rire au nez : « il était bon homme ». Lorsqu'il le retrouva dans ses Mémoires, il le jugea moins inoffensif. Il le prit au sérieux, à partie, et d'une main nerveuse, il saisit sa plume pour le corriger, d'abord à « la diable », puis plus longuement. Tantôt c'étaient des portraits, tantôt des scènes, ou des souvenirs d'intrigues qui lui venaient à la mémoire à propos d'un nom, d'un événement, d'une nomination. Des discussions aussi sur une question de préséance et de cérémonial. Des cris de colère par endroits, le réveil brusque d'une rancune vivace :
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« Voilà bien fadement, salement, puamment mentir à pleine gorge ». A ce jeu, Saint-Simon se passionnait, s'enfiévrait, et peu à peu devenait l'historien de son siècle.
A mesure qu'il lisait, il notait, critiquait, ajoutait. L'idée lui vint de faire copier intégralement le manuscrit de Dangeau, en réservant le recto de chaque feuille pour y faire placer par un copiste ses propres additions. Tout d'abord, il s'était contenté d'une table des matières, avec renvoi aux pages du Journal, dans laquelle il intercalait au fur et à mesure ses commentaires. Sans doute il avait reculé devant la tâche d'une copie aussi étendue que celle d'une œuvre poursuivie cinquante ans jour par jour. Puis, dans l'ardeur de la lutte, il éprouva le besoin d'étreindre plus étroitement son adversaire. Le corps à corps commençait entre l'admirateur de Louis XIV et son juge, étrange association, faite de haine et de critique, dont le résultat ne pouvait être qu'une œuvre de combat. On eût bien étonné Saint-Simon, si on lui eût dit alors que c'était le germe d'une œuvre historique : « Des additions ne sont pas des Mémoires », écrivait-il lui-même, en annotant Dangeau.
Le contact pourtant qui se prolongea, se resserra entre les deux écrivains si différents, l'un débordant de verve, de génie; de rancune et de vie, l'autre, sec, aride, mort, devait, en 1739, au bout de dix ans, donner naissance à une œuvre personnelle, destinée à étouffer le Journal sur lequel elle s'était d'abord greffée. C'est alors que Saint-Simon, revenant au dessein de sa jeunesse, reprit les matériaux et les pages délaissées depuis 1700. Il commença la rédaction de ses Mémoires. Il ne se sépara pas pour cela de Dangeau. Le Journal fut la trame solide, minutieuse, sur laquelle il dessina sa propre biographie, celle de son père longuement, le récit de ses campagnes écrit autrefois sur place, les scènes de la cour, les figures de ses contemporains. Il travailla ainsi, sans relâche, précisant par des recherches ce que sa mémoire ou ses notes lui fournissaient d'incomplet, refondant, comme on peut le constater, les additions, développant, discutant, peignant surtout.
Au moment de la mort de sa femme, en 1743, il avait poussé jusqu'à l'année 1711, à cette époque décisive de sa vie, la plus glorieuse; où il put se croire, par la confidence du duc de Bour-
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gogne, premier ministre. Plus du tiers de son œuvre était achevé : il s'arrêta quelque temps comme pour en examiner la portée. C'est alors qu'il écrivit la Préface. Il semble qu'en lisant cet avis préliminaire on retrouve encore chez l'auteur les scrupules d'une conscience inquiète d'avoir manqué à ses devoirs de charité. C'était le même souci qui avait décidé en 1699 l'ami de l'abbé de Rancé à lui soumettre ses premiers essais. Heureusement, dans ses réflexions sur l'histoire, SaintSimon trouva des motifs de la considérer comme une auxiliaire de la morale et préférable, après tout, à la charité « qui ne permet pas de révéler les mauvais ». Rassuré, il se remit à la tâche, et acheva, en 1745, le règne de Louis XIV, auquel il donna pour conclusion une grande étude sur le roi, son caractère, son gouvernement, ses ministres.
Alors, Saint-Simon s'interrompit encore, comme s'il éprouvait de nouveau le besoin d'assurer, par un nouvel examen, ses procédés et ses conclusions. Reviser les éloges que ses contemporains avaient faits du grand roi, lui disputer ce titre, lorsque quarante ans après sa mort toute l'Europe le lui accordait encore, au moment où Voltaire se préparait à le lui confirmer, a pu sembler à Saint-Simon, malgré ses hardiesses, très délicat.
« Il y a peu d'hommes, écrivait-il en tête de sa conclusion, assez maîtres d'eux-mêmes pour en parler sans haine et sans flatterie, capables de n'en rien dire que dicté par la vérité nue, en bien et en mal. » Pour s'affermir dans ses opinions, il jeta sur le papier, tout d'une haleine, des réflexions sur les rois qui avaient précédé Louis XIV, les comparant à lui de tous points, dans leur caractère, leur éducation, leur vie, leurs exploits, leur gouvernement, leur mort. Le Parallèle des trois premiers rois Bourbons, ce livre singulier où les anecdoctes tiennent plus de place que l'histoire générale, recueil de preuves plutôt que composition historique, vint ainsi s'ajouter à l'œuvre si considérable déjà de l'écrivain, non comme un hors-d'œuvre, mais comme un encouragement à la poursuivre. En l'écrivant à soixantedouze ans, Saint-Simon se donnait de bonnes raisons d'admirer Louis XIII, le héros de son enfance, le protecteur de sa famille, de le mettre décidément au-dessus de Louis XIV, le roi des ministres bourgeois. Et, plus convaincu que jamais de l'exacti-
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tude de ses critiques, il reprit ses Mémoires et les conduisit jusqu'à la mort du Régent, où il parvint en 1751.
Dans cette dernière partie, dont Dangeau, mort d'ailleurs en 1720, avait moins vu les détails que lui-même, il rencontra un nouvel auxiliaire, Torcy. Cet ancien ministre des affaires étrangères, écarté de la diplomatie, avait du moins conservé en 1715 la surintendance des postes, qui lui permit de connaître par des moyens discrets et sûrs les dépêches échangées à travers la France entre les cours étrangères et leurs agents.
De toutes ces pièces, littéralement traduites, il avait fait un recueil que nous avons conservé. La comparaison qu'il faut en faire avec le texte des Mémoires prouve qu'à son tour SaintSimon eut ces pièces et les inséra presque à la lettre dans son œuvre. On pourrait s'étonner qu'il ait si bien connu les secrets de la cour d'Espagne, si l'on ne retrouvait ainsi la correspondance officielle d'Alberoni dans son histoire. Ce qui d'ailleurs n'en diminue pas le prix, mais en éclaire la composition.
Quand il eut achevé cet immense labeur, à soixante-seize ans, Saint-Simon ne croyait pas encore pouvoir se reposer. Il espérait obtenir de Dieu le temps de pousser plus loin encore, jusqu'à la mort du cardinal Fleury, pour épargner à ses lecteurs le regret d'ignorer le sort ultérieur des personnages principaux dont il les avait entretenus. La difficulté de parler d'une époque, où il s'était systématiquement tenu à l'écart, et le défaut de collaborateurs en tout genre ne l'arrêtèrent pas. Ce même effort, soutenu depuis trente ans, lui était devenu comme nécessaire. Il anima sa vie jusqu'à son dernier souffle. Lorsque le vieux duc mourut, le 2 mars 1755, le dernier souhait qu'eût formé son génie, ambitieux jusqu'à la fin, s'était réalisé. Il avait pu rédiger cette suite ou supplément de son œuvre. Moins heureux que lui, nous ne l'avons pas retrouvée : au moins pouvons-nous savoir, si nous ignorons où elle est allée, d'où elle est venue. SaintSimon l'avait conçue et écrite, il nous l'a dit, par un effet de ce besoin naïf, commun à tous les lecteurs de romans, de connaître la destinée, jusqu'au bout, des traîtres ou des héros mis en scène.
Le livre, cependant, qu'il venait d'achever, n'était point un roman. Ce n'était même pas, à son sens, une œuvre littéraire.
« Je n'ai songé qu'à; l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que
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l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'ils en sont la loi et l'âme, » Sa prétention, nettement soutenue depuis le début de l'œuvre jusqu'à ses dernières lignes, c'était d'avoir écrit une histoire, et une histoire contemporaine ou particulière, cette dernière étant, ainsi qu'il l'a définie, « celle du temps et du pays où l'on vit ». Dans sa préface, écrite en 1743, il a exposé, comme un cas de conscience, l'idée qu'il se faisait de l'histoire en général, de son objet et de ses méthodes. L'histoire, récit utile à la pratique de la vie et conforme à la parole chrétienne, « puisque le Saint-Esprit n'a pas dédaigné de l'écrire », ne doit pas s'en tenir à l'exposition toute nue et toute sèche, au risque de devenir un faix inutile et accablant. Il faut que le récit des faits découvre leurs origines, leurs causes, leurs suites et leurs liaisons, ce qui ne peut se faire que par l'exposition des actions des personnages qui ont eu part à ces choses. Autant en serait-il de ces actions, si on s'en tenait à la simple exposition, si on ne faisait connaître quels ont été ces personnages, ce qui les a engagés à la part qu'ils ont eue aux faits qu'on raconte, et le rapport d'union ou d'opposition qu'il y a eu entre eux. Plus donc on a de lumière là-dessus et plus les faits deviennent intelligibles, plus l'histoire devient curieuse et intéressante, plus on instruit, par les exemples, des mœurs et des causes des événements. » C'est donc un devoir et la vraie méthode de rechercher les sources et de première main, « de posséder à fond sa matière par une profonde lecture, une exacte confrontation, une juste comparaison d'auteurs les plus judicieusement choisis et par une sage et savante critique, le tout accompagné de beaucoup de lumière et de discernement ». Enfin, s'il s'agit d'histoire contemporaine, le principal est de « repasser dans son esprit, ce qu'on a vu, manié ou su d'original sans repro- ches, et alors surtout toute aversion, toute inclination, tout amour-propre et toute espèce d'intérêt doit disparaître devant la plus petite et la moins importante vérité qui est l'àme et la justification de toute histoire ». Persuadé qu'elle était aussi l'âme de son livre, Saint-Simon regardait ses Mémoires comme une œuvre d'histoire achevée selon toutes les règles.
Depuis qu'ils ont paru, dans une forme à peu près complète et authentique, en 1830, l'opinion de la postérité a été beaucoup
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moins affirmative que la sienne. Saint-Simon décidément, .même après sa mort, ne devait jamais avoir là fortune à laquelle il prétendait. Si personne ne lui conteste le génie littéraire qu'il eut sans le savoir, et qui le place enfin au premier rang, ses mérites d'historien sont plus discutés, très discutables. Et ce ne sont pas les premiers venus que Lemontey, Montalembert, Chéruel, Lavallée, qui les ont contestés, malgré l'autorité également forte de Sainte-Beuve, de Carné, et la légion de ses admirateurs.
Le jugement mesuré et attentif de M. G. Boissier, les critiques plus âpres de M. É. Faguet n'ont pas mis fin à cette discussion, parce qu'elle repose en somme sur un malentendu. Une œuvre utile à l'histoire n'est pas nécessairement une histoire. Le Régent avait laissé à la postérité un bon exemple qu'elle devrait bien suivre. Il employa Saint-Simon, écouta ses avis, lui laissa même une place d'honneur, mais fit justice de ses prétentions d'homme d'État. Il serait temps que justice fût faite de ses prétentions d'historien, avec la même mesure.
Les Considérations préliminaires de Saint-Simon sur les devoirs et l'utilité de l'histoire, singulier examen de conscience qui est à la fois un acte d'orgueil et un manifeste autant qu'un programme, ne doit pas faire illusion. Lorsqu'il les écrivit, ses Mémoires étaient plus qu'au tiers composés. Et ce ne fut, quoi qu'il en dise, ni dans une intention chrétienne, ni par goût de la vérité qu'il les avait entrepris. La colère, la rancune d'abord, réveillées par la lecture de Dangeau, voilà la véritable origine de ces Mémoires. Saint-Simon sans doute s'est appliqué par la suite à dissimuler la part considérable que le Journal a eu à la naissance, au développement de son œuvre. Comme pour dépister les curieux, il déclara en avoir copié quelques passages dans le manuscrit de Dampierre, sans parler de la transcription in extenso qu'il s'était procurée. Avec la même habileté, il vantait ici le Journal, « si utile à qui voudra écrire solidement pour l'exactitude de la chronologie », et ailleurs il le dénigrait à outrance, « d'une ignorance qui est la grossièreté même ». C'est une mauvaise marque, en somme, pour un ouvrage dont la condition est la sincérité, qu'on, retrouve à sa naissance même l'orgueil, la vengeance et la colère. C'est une tare originelle pour un livre d'histoire.
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- A vrai dire, ce livre est plutôt une autobiographie, ou, en tout cas, une biographie de famille qui commence ainsi : « Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier ». Singulier début pour une œuvre impersonnelle, et qu'on ne s'expliquerait pas si l'on ne savait qu'au moment de passer des additions de Dangeau à un récit composé, le duc et pair revint simplement au dessein formé en sa jeunesse de « parler surtout de lui-même et superficiellement des choses de la cour ». Quand il rédigeait ces premiers cahiers, délaissés pendant quarante années, mais repris, et continués en 1738, Saint-Simon avouait à l'abbé de Rancé son envie « dé satisfaire ses inclinations et passions ». Tout rapporter à soi, et aux siens, mauvaise méthode en histoire, plus fàcheuse encore « si le rapport a pour mesure la haine, l'aversion, ou les amitiés ».
Saint-Simon avait raison de dire que des additions n'étaient pas des Mémoires. Il fit mieux encore de ne s'en pas tenir aux Additions. Mais il est difficile d'accepter comme une histoire vraie de son temps des Mémoires, les plus personnels qu'on ait écrits, œuvre d'orgueil, de passion, continuée dans une heure de colère, achevée de parti pris comme elle avait été commencée.
Saint-Simon se vantait sans doute « d'être homme droit, franc, plein d'honneur et de probité ». « C'est l'amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune », voilà sa conclusion, après cette préface : « J'ai préféré la vérité à tout et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement ». A cette fière déclaration, comment donner un démenti? Et c'est un bien gros mot à prononcer, quoique Saint-Simon ne s'en soit pas fait faute, que celui de mensonge. Aussi s'explique-t-on l'indulgence des critiques qui, le prenant en défaut, l'ont excusé ou par des défaillances de mémoire, des notes mal prises, ou par l'influence de la vieillesse sur ses jugements.
Peut-on nier cependant que, pour nous tromper, Saint-Simon recoure à des supercheries, que la passion même, ni l'âge ne sauraient excuser? Lorsqu'il copie et insère dans son œuvre, sans y changer un mot, de longues pages des NégociatiQns de Torcy, il attribue ses renseignements à ce qu'il aurait appris lui-même du Régent : « Il m'apprit que. » — Que dire encore de ses relations avec l'abbé Dubois? l'a-t-il assez accusé, flétri, non seulement dans sa personne et dans son œuvre, par patrio-
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tisme soi-disant, et pour ce qu'il livrait des intérêts et de l'honneur de la France aux Anglais. Pouvait-il donc avoir oublié qu'au moment décisif où la quadruple alliance se concluait, il avait lié partie avec Dubois pour renverser le maréchal d'Uxelles, au point de déclarer en plein conseil « sa besogne excellente et de la prêcher » ? Il était alors son avocat et son confident, son ami.
A-t-il oublié encore qu'en 1720 il conspirait au contraire contre Dubois avec Law et le duc de Bourbon, ce qu'il appelle dans ses Mémoires « n'être pas bien avec lui »? L'euphémisme est joli.
Et surtout il est impossible que, toujours attentif aux grandes circonstances de sa carrière, il ait perdu le souvenir d'une certaine lettre adressée au cardinal pour obtenir, avec son pardon, l'ambassade d'Espagne. Ses Mémoires n'en parlent pas, omission fâcheuse, tandis qu'ils attribuent à Dubois l'offre du raccommodement, ce qui est grave, invraisemblable et faux.
Parfois, c'est dans les Mémoires même qu'apparaissent des contradictions entre deux passages, inexplicables. Elles sont d'autant plus concluantes qu'elles concernent des personnages contemporains de sa vieillesse, Fleury, par exemple. « Le cardinal Fleury, écrit-il en 1751, ne me cachait rien de ce que j'avais envie de savoir des affaires étrangères dont il me parlait toujours le premier. » C'était une preuve bien forte de « ce tendre attachement » que Saint-Simon lui témoignait dans une lettre de 1732.
Encore un ami sans doute, comme Dubois, qu'il n'a guère ménagé ailleurs, ce Fréjus, comme il l'appelle dans un bel accès de colère contre son ambition. Et faut-il condamner ou son amitié pour un tel intrigant, ou son injustice pour un ami?
Sans doute, Saint-Simon s'est défendu à l'avance contre ces graves reproches. « Je ne me pique pas d'impartialité, je le ferais vainement. On est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent. On l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Dans ces Mémoires, la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté. » Mais qu'il ait pu concilier cette partialité avec la prétention de tout sacrifier à la vérité, et ses rancunes de courtisan avec ses devoirs d'historien, cela est plus étrange encore. Il y a là un secret, un mystère à éclaircir comme celui de sa collaboration avec Dangeau., A qui voudra le découvrir, l'étude de la famille et de la vie de
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Saint-Simon, comparée avec son œuvre, sera d'un précieux secours. Lorsque Saint-Simon jugeait Louis XIV, il disait : « Il était né bon et juste, Dieu lui en avait donné assez pour être un assez bon roi, peut-être même un assez grand roi. Tout le mal lui vint d'ailleurs, de sa première éducation, du poison des louanges et des flatteries, prodiguées par les courtisans. » L'impartialité de Saint-Simon en fait d'histoire, aussi bien que sa vie publique, méritent un même jugement. Il était bon et juste lui aussi, d'une tendresse pour ses parents et sa femme qui ne s'est jamais démentie, d'une piété, d'une honnêteté que ses amitiés firent éclater et d'une rare fidélité à ces amitiés mêmes. Tout le mal vint d'ailleurs, de cette éducation étroite et fausse qui l'habitua, dès l'enfance, à prendre pour règle unique de ses jugements sur le siècle et sur la vie, la carrière d'intrigue de son père, interprétée, embellie par la rancune et la vanité d'un vieillard aigri; de la cour ensuite, où sa conscience s'altéra à la poursuite exclusive, passionnée d'une grandeur qu'on lui avait appris à rechercher par l'intrigue.
C'est dire, en résumé, que sans avoir fait œuvre d'histoire, Saint-Simon a laissé aux historiens une mine précieuse à exploiter, pourvu qu'ils l'exploitent avec de grandes précautions. Choiseul mérite leur reconnaissance, pour avoir en 1700, par un ordre du roi qui fit entrer les papiers de Saint-Simon aux affaires étrangères, prévenu leur dispersion, et peut-être leur perte. Ils y ont, il est vrai, subi quelques outrages de copistes maladroits et assez nombreux entre 1601-1775, de faiseurs d'extraits comme l'abbé Voisenon ou Marmontel, d'audacieux imposteurs comme Soulavie. La surveillance dont on les entoura ensuite, maintenue strictement jusqu'en 1830, devenait à la longue un autre outrage. Être volé d'abord et devenir prisonnier d'État, c'étaient beaucoup d'injustices pour un duc et pair habitué de son vivant à n'en souffrir aucune.
Saint-Simon a été depuis largement vengé par l'autorité que ses admirateurs, définitivement mis en possession par M. Chéruel, en 1856, de ses Mémoires complets, lui ont immédiatement accordée. Écarté du grand siècle par Louis XIV, il y a fait une rentrée triomphale qui n'a pas été à l'honneur de son temps ni de son roi. Et peut-être est-ce la vraie mesure, équitable et définitive
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de la réparation qu'on lui devait, que cette belle édition, entreprise depuis bientôt vingt ans par l'un des maitres de l'érudition française, M. de Boislisle, aussi soucieux que capable de redresser ses erreurs ou de confirmer ses jugements par un chef-d'œuvre de la méthode qui lui a le plus manqué.
Saint-Simon : les Mémoires. — De tous ses rêves vaniteux, celui que Saint-Simon d'ailleurs aurait le dernier formé, c'eût été de voir figurer ses Mémoires au premier rang d'une collection des Grands Écrivains français. Loin de rien espérer de son style, il craignait qu'il ne lui fit tort auprès de la postérité et réclamait d'elle « une bénigne indulgence ». Il avait écrit si vite, emporté par la matière, peu disposé d'ailleurs « à faire jamais un sujet académique », à un âge enfin où le temps lui manquait pour reprendre et refondre ce long ouvrage, écrit ou jeté d'une haleine. Et ce n'étaient pas là des craintes inspirées cette fois par une feinte modestie. S'il se reprochait de mal écrire, son ami de Luynes lui reprochait de parler mal, « de se servir de termes propres à exprimer fortement ce qu'il voulait dire, sans s'embarrasser s'ils étaient bien français ». En son temps, et surtout depuis le siècle de Louis XIV, une certaine toilette de goût et de bienséance était de règle pour présenter au public une œuvre littéraire, fût-ce des Mémoires. Saint-Simon connaissait cette nécessité, quoiqu'il n'eût pas le temps de corriger les « répétitions trop prochaines des mêmes mots, l'abus des synonymes, les mots trop crus, les phrases trop longues ».
Quel bonheur que le temps lui ait manqué!
Son négligé a fait une bonne partie de son succès auprès des romantiques, en 1830, qui le saluèrent comme un des leurs, dans leur joie de le voir piétiner, bousculer les règles plus encore que les gloires du XVIIe siècle. Et, comme ce désordre après tout produit des effets d'art inimitables, qui donc depuis n'y eût pris goût? Les hardiesses en effet sont des trouvailles, les répétitions et les synonymes, des façons de peindre et de définir, les longueurs, très souvent de grands tableaux d'une vie intense ou des morceaux parfois d'une admirable éloquence. En réalité ce que Saint-Simon néglige en écrivant, ce sont les règles, ce n'est point son style. Jamais peut-être pareil effort n'a été dépensé pour donner à l'idée un vêtement qui s'y adapte plus
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complètement. « Je n'ai cherché, dit-il, qu'à bien expliquer ma matière. » Et comme l'idée, chez lui, est toujours enveloppée et formée de passions, de sensations, même, qu'il n'est ni philosophe, ni moraliste, mais surtout observateur et peintre du dehors et du dedans des hommes et des choses, son langage est d'une vie intense, pittoresque, « avec des traits irréparables et ineffaçables », riche en nuances qui n'appartiennent qu'à lui, en expressions qu'il a créées ou retrouvées à la cour, à la halle, dans la vieille langue ou dans celle de son temps, jamais assez nombreuses, assez fortes, assez colorées pour ce qu'il veut rendre, passions, calculs, gestes et mouvements de la machine humaine. Pour caractériser cette puissance de style, il faudrait, en l'élargissant, reprendre la formule de Buffon : « Le style de Saint-Simon, c'est l'homme même », non seulement l'auteur et l'écrivain, mais l'homme en général, dans toute la complexité et la variété de sa nature physique et morale.
Les Mémoires eux-mêmes, si on les considère par le fond, et non plus dans leur langue, donnent une égale impression, très forte, de cette variété débordante que certains critiques ont qualifiée de « monstrueuse » et qui est, selon la remarque de Taine, l'effet d'un génie presque aussi puissant qu'une force naturelle. Pour nous faire apprécier Saint-Simon, Sainte-Beuve et M. G. Boissier nous invitent à faire le voyage de Versailles, à repeupler ses solitudes de tout le monde que l'hôte indiscret et aigri de Louis XIV y a vu, jugé, disséqué, remis en pied, et peint au naturel. C'est un bon conseil, qui en appelle un autre.
Une visite à Versailles, dans ces lieux d'où la vie s'est retirée, ne paraît supportable aux gens habitués par notre temps à une véritable fièvre d'activité qu'à la condition d'être courte. Il ne faudrait cependant pas oublier que ce château royal représente deux siècles de notre histoire, très remplis : ce fut la demeure de Louis XIII, à laquelle son fils par respect ne voulut pas toucher, théâtre de la journée des Dupes qui faillit perdre et confirma pour jamais Richelieu, reconnaissable encore à la. décoration extérieure de. la cour de Marbre. Si le siècle de Louis XIV y a laissé une empreinte ineffaçable, Louis XV et les artistes gracieux qui travaillaient à son service et dans un autre goût ne s'y sont pas fait une moindre place,, plus large.
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même. L'appartement de Mme de Maintenon a disparu ; celui de la Du Barry est demeuré. Et, comme pour avertir le visiteur, les architectes de Louis XV, inaugurant le style qui devait être celui du règne suivant, ont dressé sur la façade, aux deux ailes, ces lourds pavillons aux colonnes corinthiennes, amorces de la transformation qu'ils réservaient à la façade tout entière. Enfin, voici la fenêtre, celle qui éclairait les délibérations du Grand Roi en son conseil, où Marie-Antoinette parut dans la matinée du 6 octobre, pour confirmer aux Parisiens, par sa présence, les promesses de son mari. Pour comprendre Versailles et SaintSimon, ce sont deux siècles de la monarchie qu'il y faut étudier avec ce guide incomparable, et par le détail.
Si l'éducation que le favori de Louis XIII donnait dans la retraite à son fils a eu sur la vie et le jugement de celui-ci des influences fâcheuses, si elle a faussé son caractère et mûri prématurément son esprit, elle lui a du moins fourni de fortes couleurs et des traits accentués pour peindre un roi, une époque disparus depuis cinquante ans. Saint-Simon, jusque par son langage et dans son culte obstinément fidèle à Louis XIII, est demeuré comme le contemporain et le dernier témoin de cette noblesse qui combattit Richelieu et fit la Fronde. Il raconte la journée des Dupes comme s'il y avait pris part. Il en ressent les émotions et les rancunes. Les Mémoires de Bassompierre qu'il avait pris pour modèle, ne font pas revivre mieux que les siens l'esprit de cette noblesse, féodale et intrigante à la fois.
Il n'est pas de Mémoires d'autre part, parmi les meilleurs qu'ait produits la Fronde, dont ceux de Saint-Simon ne puissent sans désavantage être rapprochés. On dirait qu'il a eu sous les yeux les mêmes personnages que Retz, avec la supériorité sur lui de les avoir vus se développer, s'épanouir ou se dessécher, et de pouvoir noter sur leur figure et leur fortune le travail du temps. Il a connu l'éducation et la jeunesse de Louis XIV, l'éclat de sa toute-puissance, la tristesse et la grandeur de son déclin. Mme de Maintenon est toujours demeurée à ses yeux Mme Scarron, et Villars, le fils d'Orondate. Au lit de justice du 26 août 1718, Saint-Simon se réveillera, comme pour une grande journée de la Fronde, au son du tambour des gardes françaises, au bruit des troupes qui se rassemblent, et son cœur se dilatera
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. IX
PORTRAIT DE SAINT-SIMON d'après une peinture originale appartenant à M. Maxime Duval
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« à la vue de ces fiers légistes, de ces bourgeois superbes collés sur leurs bancs du Parlement ». Mauvaise préparation pour juger avec équité et clairvoyance la seconde partie du XVIIe siècle, mais singulier avantage aussi pour qui veut retrouver avec lui la vie et les passions du siècle tout entier.
Au temps de Louis XIV même, au-dessous des personnages dont l'histoire retient le souvenir dégagé des haines et des partis pris de Saint-Simon, il y a toute une foule que lui seul nous a restituée dans le détail et en masse. Les silhouettes particulières, les portraits sont souvent faux et poussés à la charge.
Ce n'en sont pas moins des types d'une société faite, comme les autres, de ridicules et de travers aussi bien que de grandeur. Le tableau de la mort du Dauphin nous la montre dans son ensemble: et voilà Versailles ranimé comme au temps de l'événement : les médecins entassant les remèdes, les valets éperdus, les femmes de chambre criant, le roi à la renverse d'abord, puis courant chez son fils, M"IC de Conti lui barrant la porte, enfin la cour avertie sur le soir, rassemblée par la nouvelle, les dames en déshabillé, et tous les assistants avec des visages vraiment expressifs, qui disaient au premier venu leurs intérêts. SaintSimon a les siens, comme les autres courtisans et intrigants de toutes ces cabales, « qu'il a fortement imprimées dans sa tète».
Il n'a caché ni sa joie de la délivrance, ni la crainte que le prince réchappât, ni même ses remords. Par ses sentiments, nous connaissons ceux de la cour tout entière : car ce n'est pas à lui seul qu'il faut faire le reproche de ces petitesses. « La cour, écrivait La Bruyère, est comme un édifice tout de marbre, je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis. » En somme, c'est l'effet des règles imposées par Louis XIV à son entourage que Saint-Simon a rendu. Il plaint l'oisiveté, l'impuissance de la noblesse ramassée à la cour par la volonté du roi, amusée par sa politique à des futilités. Et par de pareils traits il justifie sa décadence.
Suivons-la avec lui, cette noblesse, après la mort du roi, dans ces Conseils où le Régent lui a restitué, pour se ménager son appui, une part d'autorité. Et nous la retrouvons, comme Saint-Simon lui-même, incapable d'exercer ce pouvoir, débauchée et intrigante toujours, telle qu'elle sera à travers tout le
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 35
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XVIIIe siècle. Auprès du duc d'Orléans qui escompte avec ses confidents, parvenus comme Dubois, ou nobles comme Nancré et Nocé, la mort de son pupille pour recueillir sa succession royale, qui fait la guerre pour rompre les intrigues du roi d'Espagne, nous voyons déjà se nouer les lâches complots des émigrés autour de Monsieur contre Louis XVI.
C'est grand dommage que nous ayons perdu la suite de ces Mémoires où Saint-Simon continuait de noter avec acharne- ment ces figures de courtisans, de généraux, tandis que leur égoïsme et leurs intrigues allaient achever de perdre la royauté et la France dans les aventures de la guerre de Sept ans, Remis et Choiseul au service de Mme de Pompadour. Le tableau eût été achevé, du Versailles de Louis XIII, rendez-vous de chasse confié
à Claude de Saint-Simon, jusqu'aux petits appartements de Louis XV, dont le fils du premier écuyer, malgré sa vertu assouplie déjà par l'ambition auprès de Louis XIV, connaissait le chemin. Tel qu'il est, ce tableau est déjà singulièrement complet, ressemblant, animé. C'est la peinture de la noblesse française, faite par elle-même, aux différents âges où elle figura, pendant deux siècles, au service des Bourbons.
Et ce n'est point tout encore. Dans les rangs de cette noblesse que les habitudes de cour n'ont pas entièrement déformée, on retrouve encore des esprits sains et généreux qui « y puisent au contraire le goût de la solitude et de la retraite, d'un endroit qui soit leur domaine ». Tels Vauban, Bois-Guillebert, et Beauvillier lui-même, qui sut le moyen de s'isoler à Versailles.
Saint-Simon les a connus, défendus, appréciés : à Vauban, dis- gracié par le roi, il rend ce bel hommage « d'avoir été porté dans tous les cœurs français », créant pour lui ce beau mot de patriote, un terme qui sent déjà la Révolution. Puységur, pour lui, a un « cœur et un esprit citoyens », autre éloge, autre terme caractéristique. Ces nobles, touchés de la misère du peuple, en quête des remèdes, sont prêts à recevoir les leçons des philosophes.
Voltaire leur a fait également une place à part, dans son Siècle de Louis XIV. Par D'Argenson, ils se rattachent à cette noblesse qui, en 1750 déjà, se prépare avec cet ami des philosophes, e selon sa prophétie, « à faire par acclamation la Révolution », la nuit du 4 août. Saint-Simon lui-même est des leurs. Par bien des
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côtés, il touche à d'Argenson, son contemporain, qui le traitait « de petit dévot sans génie ». Il a fait, pour ainsi dire, deux parts dans sa vie, l'une d'intrigues de cour, et d'ambition, l'autre de méditation, de retraite, de silence. Tantôt il s'enfuit à la Trappe, conspire avec Beauvillier pour le bien de l'État, tantôt enfin il s'enferme à Versailles dans sa « boutique », un arrièrecabinet sans lumière, recoin de cet appartement que les courtisans préféraient à leurs beaux châteaux de province, à leurs hôtels de Paris. Dans l'obscurité de cette taupinière, le duc et pair que le grand jour de la cour aveuglait sur ses propres défauts, redevient d'une rare clairvoyance sur les maux de l'État.
Contre le gouvernement monarchique il fait un travail de mines et de contremines, applaudit Vauban, Bois-Guilleberf, et prédit « sûrement », avec D'Argenson, la Révolution prochaine.
Mémoires de Bassompierre, de Retz, de La Rochefoucauld, de D'Argenson, toute cette littérature si personnelle, si variée de tons, toujours si française, où la noblesse, avant la Révo- lution, a reflété ses qualités et ses vices, ses ambitions, son impuissance et ses rêves généreux, nous la retrouvons aussi vivante, malgré la différence des temps, aussi complète, malgré l'espace qu'elle embrasse, et avec les même accents, depuis la verve rude d'un gentilhomme de Louis XIII, jusqu'aux utopies humanitaires d'un ministre philosophe du XVIIIe siècle, dans les Mémoires de Saint-Simon. Ils ne sont pas seulement le chefd'œuvre, mais la substance même du genre.
BIBLIOGRAPHIE
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Fléchier. — Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne, édit. GONOD, Clermont, 1844. — Édit. CHÉRUEL, 1865. — Consulter Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XV ; Portraits contemporains, t. V ; — Taine, Essais de critique et d'histoire, p. 1 à 22; — J.-J. Weiss, Essais sur l'histoire de la littérature française, 3e édit., Paris, 1891, p. 190-205.
Choisy. — Mémoires, collection PETITOT, 2e série, t. LXIII. — Consulter en tète de l'ouvrage, dans cette collection, p. 123, 146, la notice de Monmerqué. Antérieurement on a une Vie de l'abbé de Choisy, attribuée à l'abbé d'Olivet (Lausanne, 1748, in-8), un Éloge par d'Alembert, et des
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notes précieuses dans les Mémoires de D'ARGENSON (p. 232 et suiv.). Consulter encore Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. III, p. 331-348.
La Fayette (Mme de). — MÉMOIRES, collection PETITOT, 28 série, t. LXV.
— Édit. ASSE, 1890, in-16. — Édit. FRANCE d'Henriette d'Angleterre, 1882 — Consulter la notice de Monmerqué dans cette collection, puis, au XVIIe siècle, Ménage, Poemata, 1656; Segraisiana, Paris, 1721, pp. 28, 45, 102; - U- de Sevigné, Lettres, passim; — Bussy-Rabutin, Mémoires, édit. Lalanne, I, 262; II, 323, 415; III, 116, 431; IV, 34, 100, 155. — Puis, de notre temps, Sainte-Beuve, Portraits de femmes, 1884, p. 429; Causeries du lundi, t. IX, p. 159-180; — Taine, Essais de critique, 1874, p. 153; — F. Hémon, Revue bleue, 5 avril, 3 mai 1879, 2 oct. 1880; — Arvède Barine, Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1880 ; — Comte d'Haussonville, Madame de Lafayette, 1891, in-16.
Caylus (Mme de). — tre édition par VOLTAIRE, 1770. — Édition RENOUARD, 1806, in-12, dans la collection PETITOT, 2e série, t. LX. —
Édit. CH. ASSELINEAU, 1860, in-8, avec figures par Jacquemart. — La meilleure, qui offre un texte, un commentaire critique, est celle de M. ÉMILE RAUNIÉ, Paris, 1881, in-18 : Souvenirs et correspondance avec des lettres inédites. — Consulter Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. III, p. 44, 60; et Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus, Paris, 1889, in-8.
Dangeau (Journal de). — Publié pour la 1re fois par Voltaire en forme d'extraits : Journal de la Cour, 1 vol., Londres, in-8, 1770. L'édition com- plète, par MM. SOULLIÉ, DUSSIEUX, CHENEVIÈRES, MANTZ, FEUILLET DE CON- CUES et MONTAIGLON, Paris, 1854-1860, 19 vol. in-8.
Villars (Maréchal de). — Mémoires, 1re édition, 1734, 1 vol., La Haye, in-12, Gosse, continuée en 2 vol. par l'abbé de MARGON, les deux derniers volumes entièrement apocryphes. Réimpression sans valeur de cette même édition à Londres, 1739-1758. — Nouvelle édition, non originale encore, rédigée par ANQUETIL sous le titre : Vie du maréchal de Villars écrite par lui-même, Paris, 1784, 4 vol. in-12; réimprimée par CAYX dans la collection • PETITOT, 1828, dans MICHAUD ET POUJOULAT, 1839.
La seule édition à consulter, publiée avec une notice sur le manuscrit authentique de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, estcelle du marquis DE VOGUÉ : Mémoires du maréchal de Villars, Société de l'Histoire de France, Paris, 1884 à 1891, 5 vol. — Consulter la notice placée en tête de cette édi- tion, et Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XIII, p. 33, 108, Saint-Simon• — I. MANUSCRITS. Voir Armand Baschet, Le cabinet du duc de Saint-Simon, pour l'inventaire à la mort de Saint-Simon, p. 117, 144. — 1° 37 vol. in-f° : Mémoires de Dangeau avec des notes et réflexions sur des pages blanches; 2° 11 portefeuilles intitulés : Mémoires de SaintSimon en 172 cahiers, appartenant aujourd'hui à la maison Hachette, le texte authentique des Mémoires, avec la table des matières dressée par Saint-Simon; 3° 2 portefeuilles de Recueils : L'Ambassade d'Espagne (au ministère des Aff. étrangères) ; 4° 7 portefeuilles : Mémoires, faits et écrits par M. le Duc de Saint-Simon sur différentes matières, avec table (ibid.).
II. ÉDITIONS DES MÉMOIRES : A. ÉDITIONS INCOMPLÈTES, 1re édition: L'observateur véridique ou Mémoires de M. le Duç de Saint-Simon, sur le règne de Louis XIV et sur les premières années du règne suivant, Marseille, Mossy, et Paris, 3 vol., 1788, in-8. — Supplément, Paris, Buisson, 1789 (compilation HnMele. tronquée et inexacte de SOULAVIE).
- 2e édition, de SOULAVIE encore : Œuvres complètes de Louis de Saint-Simon pour servir à l'histoire des cours de Louis XIV, de la Régence du duc d'Orléans, avec des notes, des explications et des additions, Strasbourg, Treutel et - Wurtz, 1791, 13 vol. in-8. (Cette édition n'est qu'une adaptation maladroite des extraits qu'avait faits l'abbé de Voisenon.)
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3e édition : Mémoires du duc de Saint-Simon, dans un meilleur ordre et accompagnés de notes par F. LAURENT, Paris, Egron, 1818, 6 vol. in-8.
Cette édition, qui fut reproduite par IIIVERT, 1826, est aussi incomplète et mauvaise que les précédentes, avec le défaut, en plus, du fait de l'auteur d'avoir osé bouleverser l'ordre des matières.
B. ÉDITIONS COMPLÈTES ET AUTHENTIQUES. 1re édition : Mémoires complets du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence, publiés pour la première fois sur le manuscrit original écrit de la main de l'auteur, par M. LE MARQUIS DE SAINT-SIMON, Paris, Sautelet, Mesnier, puis Paulin et Renouard, 1829, 1830, 21 vol. in-8, dont une table, qui n'était pas la table dressée par Saint-Simon et demeurée aux Affaires étrangères. 2e édition : Mémoires du duc de Saint-Simon, publiés par ADOLPHE CHÉRUEL, Paris, 1856-1858, 20 vol. in-8. (Cette édition a en outre été reproduite en 20 vol. in-12, petit texte, chez les mêmes éditeurs.) 3° édition : Mémoires du duc de Saint-Simon publiés par MM. CHÉRUEL ET RÉGNIER fils, avec une préface de Sainte-Beuve, Paris, 22 vol., 1873-1886.
Cette édition, qui contient au t. XX la table des matières de l'auteur, publiée pour la première fois ; au t. XXI un recueil de lettres et documents divers de Saint-Simon, formé par M. de Boislisle ; au t. XXII une table alphabétique due à M. P. Guérin, est actuellement la plus utile à consulter en attendant la fin de la grande édition critique qui se poursuit.
4e édition : Mémoires de Saint-Simon, nouvelle édition collationnée sur le manuscrit autographe, augmentée des additions au Journal de Dangeau, et de notes et appendices, et suivie d'un lexique des mots et locutions remarquables, par A. DE BOISLISLE, Paris (Collection des Grands Écrivains), t. I à XII, 1879-1897. — Le tome XII s'arrête à 1705.
III. ÉDITIONS DES AUTRES ÉCRITS DE SAINT-SIMON. — Écrits inédits de SaintSimon, publiés sur les manuscrits conservés au dépôt des Affaires étrangères, par M. Paul Faugère, 6 vol. in-8, Paris, 1880, 1883. (T. I : Parallèle des trois premiers rois Bourbons.) Papiers inédits de Saint-Simon, Ambassade d'Espayne. Introd. par Édouard Drumont (édition fautive), Paris, 1880, 1 vol. in-8.
IV. Consulter sur Saint-Simon. : Lemontey, Histoire de la Régence, t. I, préface, p. 2. — Sainte-Beuve, 1er article, Causeries du lundi, t. III, p. 270, 273, et ibidem, t. XV, p. 422, 460 (préface de l'édit. Chéruel, in-12); Nouveaux lundis, t. X, p. 256, 280, réponse au livre de M. Chéruel intitulé : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, Paris, 1865, in 8. —
Montalembert, article du Correspondant, 25 janvier 1857, réimprimé dans ses OEuvres, t. VI, p. 405, 507. — Carné, Louis XIV et ses historiens (Rev. des Deux Mondes, 1857). — Amédée Lefèvre-Pontalis, Discours sur la vie et les écrits de Saint-Simon (Correspondant, septembre 1855, prix d'éloquence de l'Académie française). — Anonyme : Le marquis de Dangeau et le duc de Saint-Simon, Revue britannique, mars 1864 (d'après un article de l'Edinburgh Review. — Taine, Essais de critique et d'histoire, p. 199, 251. — J.-J. Weiss, Essais sur l'histoire de la littérature française, p. 207, 246. — E. Faguet, Les grands maîtres du XVIIe s., Paris, in-12, 1894. — A. Chéruel, Notice sur la vie et les mémoires de Saint-Simon, Paris, 1876, in-8, CIX pages. — Chéruel, Saint-Simon et l'abbé Dubois (Rev. historique, t. I, p. 140, 153). — G. Boissier, Saint-Simon, Paris, 1892, in-12. — Armand Baschet, Le duc de Saint-Simon, son cabinet et l'historique de ses manuscrits.
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CHAPITRE X
LE ROMAN 1
De 1660 à 1700.
I. — Le Roman vers 1660.
Influence de l'école classique sur le roman. — Après la grande poussée de 1610 à 1660, marquée par les longs ouvrages de d'Urfé, de Gomberville, de La Calprenède et de Scudéry, le roman, durant la seconde partie du siècle, paraît comme épuisé et décoloré. Il traverse alors une phase de décadence bien plus apparente que réelle. Il se recueille, au sortir de ce premier effort; il met à profit l'expérience du passé; il cherche à s'organiser en vue de l'avenir.
L'école classique de 1660 se montrait violemment hostile au roman, et elle avait pour cela quelques bonnes raisons. Les qualités distinctives qui avaient assuré la vogue des Polexandrc
et des Cyrus étaient de celles dont Boileau devait le plus sévèrement régler on même proscrire l'emploi dans la poésie : hauteur de conception démesurée, surabondance d'inventions compliquées, imaginations débridées, qui sortaient de la nature et de la vraisemblance, grandiloquence ou préciosité du style, rien de cela n'était fait pour trouver grâce devant l'auteur des Satires. De plus le roman tenait à cette époque une place
1. Par M. Paul Morillot, professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Grenoble.
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encombrante dans la littérature, il débordait sur les autres genres, leur prêtait sa substance, les animait de son esprit. A tort ou à raison il accaparait en lui la plus grande part de la poésie du temps : il gênait ainsi le perfectionnement de ces grands genres, qui tenaient si fort au cœur de Boileau, la tragédie, l'épopée, la comédie, modelées sur les chefs-d'œuvre des anciens. Par ses allures prêcheuses et aussi par ses prétentions psychologiques il contrariait également le développement de l'éloquence de la chaire, et de tous les genres « moraux », maximes, portraits, caractères, traités, où va se complaire l'es- prit observateur et sermonneur du siècle. Il était donc un obstacle à tout ce qui s'élaborait et voulait prendre place alors dans la littérature. Aussi fut-il par Boileau chargé de tous les péchés de la prose et des vers, et condamné sans appel. On sait la croisade menée contre les romans héroïques : là était le fort qu'il fallait emporter et détruire. Contre les romans comiques, pas n'était besoin d'un semblable appareil. Par leur cynique effronterie ils avaient été les plus précieux auxiliaires de Boi- leau contre les « grands » romans : il était politique de ménager ces instruments indignes, mais efficaces, d'une juste cause.
D'ailleurs leur absolu mépris des règles ordinaires de la compo- sition, leur incohérence et leur laisser-aller semblaient leur interdire le droit d'aspirer au titre d'œuvre vraiment littéraire : contre eux il suffisait du préjugé qui ravalait au dernier rang toutes les productions d'origine populaire et proprement gauloise. On s'efforça donc d'accabler les romans héroïques sous le ridicule : pour les comiques, on se borna à les ignorer ou à les dédaigner. De toutes façons, le premier âge d'or du roman semble bien passé aux environs de 1665.
Pourtant, en dépit de ces fâcheuses circonstances, on reconnaît à certains signes que l'éclipsé du roman est loin, même à cette époque, d'être complète, et que cet apparent désastre est de ceux qu'on met à profit et qui servent à une revanche future.
On pouvait médire de Cassandre ou de Cyrus, mais on ne pouvait pas faire que le goût du roman, après les vives et profondes satisfactions qu'il venait de recevoir, fût subitement refoulé au fond des âmes, et comme radicalement extirpé de la nature humaine. En fait, on continue en France, après comme avant
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l'arrêt de Boileau, à aimer les romans : il se trouve toujours des auteurs pour en composer et un public pour en lire. D'ailleurs le roman ne risque pas de tarir, il a passé en de bonnes mains qui le conserveront soigneusement : il est, en grande partie du moins, aux mains des femmes, de ces femmes dont se méfiait justement la bourgeoise prudence de Boileau, de ces femmes qui, en matière d'imagination et de sentiment, supportent difficilement une règle, et qui, fidèles sectatrices de la mode, rajeunissent et renouvellent tout ce qu'elles touchent. De Mlle de Scudéry à George Sand, c'est-à-dire à travers deux siècles, il y a plusieurs groupes de femmes, vrais bataillons sacrés (avec Mme de Villedieu, puis Mmc de Tencin, enfin Mme de Staël à leur tète) qui se relaient d'âge en âge pour conserver le précieux dépôt : ce sont les vestales du roman. Elles ne furent jamais plus nombreuses ni plus ardentes qu'à la fin du XVIIe siècle.
Toute une floraison de romancières et de romanciers éclôt sous l'œil bienveillant de Madeleine de Scudéry, vieillie, un peu attristée, mais toujours vaillante. A part quelques œuvres, on pourrait dire à part une seule, ces productions ne valent pas grand'chose : mais, en littérature même, à défaut de la qualité, la quantité a parfois son prix. Et puis on relit encore, et avec passion, les romans de l'âge précédent1. Patru, La Fontaine et bien d'autres restent fidèles au vieux D'Urfé. Mmc de Sévigné se cache pour dévorer La Calprenède, mais elle le dévore. En 1670, Huet, après avoir relu l'Astrée d'un bout à l'autre, publie, sous forme de lettre à Segrais, son enthousiaste et candide Traité de l'origine des Romans ; en 1699, évêque plus que sexagénaire, il trouve encore « admirables » les ouvrages de Mlle de Scudéry, et il adresse à sa vénérable amie une dissertation en règle sur le père de Céladon. Les vieux romans ne sont donc pas morts, et à leurs côtés il en a surgi de jeunes, en grand nombre, qui cherchent à vivre, et qui du moins servent à perpétuer la tradition du genre. Ce qui est vrai, c'est que le roman a considérablement perdu en dignité. Il avait aspiré à être un grand genre : violemment dépouillé de cette prétention, il se borne alors à
1. « Au commencement du XVIIe siècle nous sommes venus aux grands romans d'amour : leur composition, mais non pas leur lecture, a fini vers l'an 1660. (Lenglet-Dufresnoy, De l'usaqe des romans).
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subsister provisoirement au second ou au troisième plan, à l'état d'œuvre frivole et mal définie. Aussi dans la littérature du temps, si exactement divisée en provinces distinctes et autonomes, cherche-t-on en vain le roman; et, comme on ne le trouve pas, on peut croire qu'il n'existe point. Pareille mésaventure est arrivée dans l'Art poétique à la fable, qui, malgré cela, avec La Fontaine, ne s'en portait pas plus mal. Mais cette déchéance même, en privant le roman de toute estampille et aussi de toute réglementation officielles, va lui permettre de se développer plus à l'aise, dans le sens de ses intimes aspirations.
Il s'accomplira en effet, durant les dernières années du XVTI6 siècle et les premières du XVIIIe, un obscur travail de tassement qui ne frappe pas d'abord l'attention, parce que les chefs-d'œuvre ne sont pas nombreux, mais qui n'en est pas moins effectif.
Effort vers la brièveté et la vraisemblance. — En premier lieu les éléments divers, qui composaient le lourd organisme du roman originel, vont se dissocier pour le plus grand profit du genre. Une œuvre comme celle de Gomberville par exemple était trop surchargée de matière, compliquée d'inten- tions, quasi universelle. Cette pesante machine artificiellement jointe va se disloquer; non point complètement, à vrai dire, ni du premier coup : mais il se produira un essai de classification de ces éléments hétérogènes, et sur certains points des ruptures salutaires. On commencera à sentir clairement que tous les romans ne se ressemblent pas et que la Princesse de Clèves, le Télémaque, et la Belle au bois dormant appartiennent à des genres très distincts. Ainsi le roman pourra, beaucoup mieux que par le passé, prendre conscience du but qu'il poursuit et des moyens fort variés dont il dispose : au lieu de s'épuiser à vouloir tout embrasser, il s'exercera en des sens divers, et par cela même il gagnera en précision et en force. Vienne un auteur qui, au sortir de ce nouvel et fructueux apprentissage, refasse la synthèse de tous ces efforts dispersés, et qui montre délibérément la voie à suivre, et le roman moderne se trouvera bien près d'être fondé. Mais en 1660 Le Sage serait venu trop tôt : il fallait que de plus modestes ouvriers lui rendissent la besogne plus facile.
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D'autre part le roman saura profiter des leçons, que lui fournissent l'expérience du passé et celle du présent. Il se gardera désormais de quelques-uns des excès par lesquels il avait compromis son développement, et il tâchera d'acquérir certaines des qualités qui assuraient alors le succès de l'école classique.
Il cherchera à être plus bref. Il est certain que la diffusion de La Calprenède, ou du « bienheureux » Scudéry, ou de leurs émules, avait fini par lasser un peu les lecteurs les plus patienLs.
Parmi les romans qui vont s'écrire de 1665 à 1715 je ne sais si l'on en pourrait trouver un seul qui excède trois volumes 1 : beaucoup en revanche sont contenus en un seul tome, ou même en quelques pages. On reviendra plus tard aux longs romans.
On saura bien assez tôt rouvrir les écluses momentanément fermées : mais du moins il restera acquis, à partir de 1660, qu'en matière de roman la longueur ne fait rien à l'affaire, et que la surabondance n'est pas une condition essentielle du genre.
En même temps qu'il sera court, le roman du temps s'efforcera de se plier, dans la mesure de ses moyens, à cette règle souveraine de la raison, en dehors de laquelle les contemporains de Boileau ne voyaient qu'incertitude et erreur : il recherchera le vraisemblable. Au lieu d'imaginations folles, d'exceptionnelles aventures et de sentiments surhumains, il représentera des événements et des êtres aussi près de la vérité qu'il lui sera possible. Comme ce n'est point là une chose aisée, il n'y réussira qu'à moitié : du moins il en fera le constant objet de ses efforts, et, pour moins risquer de s'égarer, il se contentera le plus souvent d'utiliser, avec plus ou moins d'art, les simples données de la réalité. Ou bien, quand il se haussera au merveilleux, il le fera ouvertement, sans chercher à nous tromper, et jusque dans ce jeu de libre fantaisie il ne s'affranchira jamais complètement des lois de la raison.
Plus de brièveté et plus de naturel, telles sont les deux grandes aspirations du roman de cette époque. Il est pauvre en chefs-d'œuvre, et riche en bonnes intentions. Il est revenu des belles, ambitions de l'âge précédent. Mais, avec moins d'éclat, peut-être a-t-il fait, en somme, une meillevre besogne.
i. Mlle de Scudéry elle-même, dans son dernier roman, paru en 1667, Mathilde d'Aguilar, s'est bornée à un seul volume de 518 pages. C'était une importante concession faite au goût public.
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Symptômes nouveaux : les « Lettres portugaises »
— Il nous est resté un précieux témoignage de cette nouvelle disposition des esprits. En 1669, chez le libraire Claude Barbin, parut une mince plaquette de 182 pages, intitulée Lettres portu- gaises, traduites en français. Quel était l'auteur vrai de ces let- tres? Quel en était le destinataire? Quel en était le traducteur?
On l'ignora longtemps. En 1690, on apprit que la première traduction en était due à Guilleragues, l'ami de Boileau, qui avait su en pareille circonstance « et parler et se taire » à propos; on apprit en même temps que celui auquel étaient adressées ces cinq lettres était un grand seigneur encore vivant, Bouton de Chamilly, comte de Saint-Léger, futur maréchal. Enfin c'est dans notre siècle, en 1810, que M. Boissonade découvrit le nom du véritable auteur de ces lettres, de l'héroïne à la fois obscure et fameuse de ce roman d'amour : c'était une pauvre religieuse franciscaine du couvent de Béja, dans l'Alem-Tejo, en Portugal.
Elle s'appelait Marianna Alcaforada; elle avait connu le jeune et brillant Chamilly, un des officiers français qui avaient accompagné Schomberg durant sa campagne de Portugal, en 1663; elle l'avait aimé; elle avait cru à l'éternité de cette passion; elle avait espéré, sur la foi jurée, retenir Chamilly à la cour de Lisbonne; aussi, quand en 1668 il repartit pour la France, rappelé par des affaires de famille, et peut-être un peu las de cette union, elle exhala sa plainte en quelques lettres vraiment déchirantes, dans lesquelles son amant vit, après coup et à distance, un beau sujet de littérature. Ces pages contenaient en effet tout un roman en raccourci, bien vrai, celui-là, puisqu'il avait été réel- lement vécu. A travers ces lamentations d'une amante délaissée nous sentons passer encore aujourd'hui un grand souffle de passion meurtrie : il y a là une vraie douleur, de vraies larmes, des cris de souffrance et d'amour, qui ne peuvent être feints, des mouvements de style où transparaît l'âme tout entière. Que le traducteur ait un peu arrangé après coup tout cela, il est fort possible : on peut en tout cas assurer qu'il n'a point trahi l'auteur. Le succès de ce petit livre fut immense : on imagina une Seconde partie des Lettres portugaises, puis des Réponses aux Lettres, puis de Nouvelles réponses : tous les beaux esprits, toutes les âmes sensibles s'en mêlèrent, en province comme à
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Paris : de 1669 à 1700 les Lettres portugaises furent réimprimées plus de vingt fois, le plus souvent avec des additions faites pour piquer la curiosité des lecteurs. Pendant longtemps on appela « portugaise » toute lettre d'amour véhémente et passionnée. Sans doute tout n'était pas de bon aloi dans le succès fait aux lettres plus ou moins authentiques de l'infortunée Marianna : il s'y mêla bien un peu de la galanterie et de l'esprit qui étaient à la mode. Le roman épistolaire, qui devait tenir tant de place au siècle suivant, avec les Lettres péruviennes, la Nouvelle Héloïse et les Liaisons dangereuses, n'était pas encore vraiment créé : on ne faisait guère que le pressentir. Mais la vogue des Portugaises à la fin du XVIIe siècle n'en est pas moins un fait digne d'attention. La franciscaine de Béja est la première de ces héroïnes de couvent dont les aventures amoureuses vont défrayer les romans de l'âge suivant. En même temps ce petit livre, si lu aux environs de 1670, est symptomatique. On voulait du court et du vrai dans le roman, comme ailleurs; et il s'est trouvé que quelques lignes écrites par une pauvre fille abandonnée, et traduites par un homme de goût, ont autant remué les cœurs et charmé les esprits que l'avaient fait en leur temps Polexandre et Cyrus.
Segrais et Mlle de Montpensier. Les « Divertissemens de la princesse Aurélie ». — Ce mouvement qui entraîne le roman vers le naturel est d'ailleurs visible dès avant 1660. Sans parler des romans burlesques et des nouvelles comiques, qui jettent une note criarde dans l'ensemble de la production littéraire de l'époque, et qui ont une signification à part, on trouve déjà, à l'intérieur même de ce qu'on peut appeler le roman idéaliste, un goût croissant pour les histoires courtes et vraisemblables. Le grand roman lui-même les avait imprudemment mises à la mode : dans les longues compositions de La Calprenède et des Scudéry, les récits intercalés plaisaient peutêtre autant que la fable principale : souvent même ils étaient plus serrés, mieux ordonnés, partant plus intéressants. Le grand succès des nouvelles espagnoles, arrangées et traduites par maint auteur, avait encore accentué cette sourde réaction contre les grands romans. En 1657 parut chez Sommaville un ouvrage en deux volumes, intitulé les Nouvelles françoises ou les
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Divertissemens de la princesse Aurélie, qui fut très lu, et qui indique bien la crise intérieure par laquelle passait le roman du temps. L'auteur, ou plutôt le metteur en œuvre, était Segrais, qui jadis (en 1648) avait entrepris un long roman, à la façon des Scudéry, une Bérénice laissée inachevée, et qui devait alors avoir le mérite de mettre en honneur un genre plus court. Il était déjà ce qu'il aima toujours à être, c'est-à-dire le confident littéraire des grandes dames, leur conseiller, leur secrétaire, ou leur éditeur responsable, celui qui collaborait en secret et qui signait en public. Pour le moment il était l'homme de confiance de la Grande Mademoiselle, dont l'activité un peu brouillonne ne s'exerçait guère moins dans la littérature que dans la politique.
Les Nouvelles françoises ne sont autre chose qu'un Hexaméron, ou recueil de six histoires, contées six jours de suite par six grandes dames durant une villégiature à la campagne : une clef nous apprend que la princesse Aurélie était Mlle de Montpensier, Frontenie Mme de Frontenac, Gélonide Mme la comtesse de Fiesque, etc., et que le château des Six-Tours, témoin de cette belle joute d'esprit, était le château de Saint-Fargeau, résidence de Mademoiselle. Aurélie, Aplanice, Frontenie, Gélonide, Silerite et Uràlie sont également férues de romans; elles admirent beaucoup l'Astrée, Polexandre, Ariane, Cassandre, l'Illustre Bassa et Cyrus; mais Aurélie se demande pourquoi l'on représente toujours des Grecs, des Persans ou des Indiens. « Le but de cet art étant de divertir par des imaginations vraisemblables et naturelles, je m'étonne que tant de gens d'esprit qui nous ont imaginé de si honnêtes Scythes et des Parthes si généreux, n'ont pris le même plaisir d'imaginer des Chevaliers ou des Princes français aussi accomplis, dont les aventures n'eussent pas été moins plaisantes. » Frontenie proteste, et déclare que les Français aiment mieux les noms d'Iphidamante ou d'Oros- mane que ceux de Rohan et de Montmorency, et le pont de la Bouteresse que celui de Charenton. Gélonide allègue au contraire l'exemple des Espagnols, qui ont fait des nouvelles fort agréables avec des héros nommés Richard ou Laurent : « Il faut trouver, dit-elle, des aventures extrêmement naturelles, tendres et surprenantes, et nous les aimerons autant passées dans la guerre de Paris que dans la destruction de Troie ». Chacune des six inter-
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locutrices raconte, à son tour une histoire, après s'être imposé cette seule règle de « ne rien dire que de véritable ». Toutes les nouvelles sont donc « historiques », et dans la plupart il est question de personnages et d'événements contemporains. Dans l'une la scène se passe à Paris, aux Tuileries; on y parle de Rodogune et de Don Japhet. Une autre, celle qui est intitulée Floridon, relate l'histoire assez récente de Bajazet et de Roxane, d'après le témoignage d'un ancien ambassadeur à Constantinople : elle a fourni, comme on sait, à Racine le sujet de sa tragédie. C'est à ces histoires courtes, vraisemblables, parfois même authentiques et généralement prises dans la réalité récente, que se divertissait la princesse Aurélie, en 1657, à unmoment où les dix volumes de la Clélie n'avaient pas encore achevé de paraître. Ce livre de Segrais, à le considérer absolument, ne vaut pas grand'chose; il mérite pourtant d'être signalé 1, parce qu'il marque un tournant dans l'histoire du genre au XVIIC siècle. La nouvelle ne s'oppose pas encore résolument au grand roman, mais elle s'en sépare déjà, et elle ne tardera pas à le supplanter. Là encore nous allons retrouver le nom de l'honnête Segrais, uni cette fois à celui de sa plus illustre amie, Mme de La Fayette.
II. — Les Romanciers.
Madame de La Fayette. — C'est une des figures les plus intéressantes de l'époque, mais non point des plus faciles à interpréter dans sa complexité un peu mystérieuse. On a beaucoup écrit sur elle depuis un demi-siècle : mais malgré tout elle reste assez énigmatique, et elle exercera longtemps encore, semble-t-il, la pénétrante sagacité des critiques. Ses amis l'appelaient déjà Le Brouillard : d'abord on a cru qu'il s'agissait seulement d'une nuée légère et translucide, dont elle voilait sa per-
1. En 1693, La Bruyère, dans son Discours de réception à l'Académie française, loue dans Segrais le romancier à l'égal du poète : « L'autre. fait des romans qui ont une fin, en bannit le prolixe et l'incroyable, pour y substituer le vraisemblable et le naturel ». Mais, en parlant ainsi, La Bruyère songeait sans doute bien plus à Zayde et à la Princesse de Clèves (attribuées à Segrais) qu'aux Divertissemens de la princesse Aurélie.
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sonne en l'idéalisant : de nos jours on a fini par s'apercevoir que c'était bien une vraie brume qui déjà la cachait à ses contemporains, et qui l'obscurcit encore aujourd'hui en partie à nos yeux.
Née à Paris en 1634, d'un père simple écuyer au service du marquis de Brézé et de la duchesse d'Aiguillon, et d'une mère intéressée, vaniteuse, assez bornée d'intelligence et de cœur, plus pressée de se remarier elle-même que de marier sa fille, Marie Pioche de La Vergne semble avoir eu une de ces jeunesses un peu tristes qui laissent un arrière-goût de mélancolie, dont une âme fière ne se défait jamais complètement. Aucun orage ne vint pourtant troubler ces premières années : trop jeune pour être emportée dans le tourbillon de la Fronde, Mlle de La Vergne, à défaut d'engagements plus tendres, se contenta des platoniques et un peu ridicules hommages de Ménage, ce pédant galantin, qui se croyait obligé de brûler pour toutes ses belles écolières.
Sous ce maître exact et sous quelques autres elle étudia le grec, le latin et l'italien : elle affina son goût, elle fortifia surtout en elle cette imperturbable et divine raison qui devait être, selon l'expression de Mme de Sévigné, « sa vertu principale ». Elle parut dans les salons à la mode, elle fréquenta quelque peu chez les Précieuses, et mérita par là de figurer un jour dans le Diction- naire de Somaize, sous le nom de Féliciane. Le roman n'entra dans sa vie qu'en 1655, quand elle avait vingt-deux ans, et ce roman ne fut pas heureux. Elle épousa alors, sans grand entraîne- ment, mais aussi, semble-t-il, sans répugnance, un grand seigneur auvergnat, le comte de La Fayette, qui l'emmena aussitôt dans ses terres, et dont nous savons seulement ceci : qu'il était « doux et honnête, quoique peut-être bête », dit une chanson : qu'il adorait sa femme et qu'il en était aimé (c'est elle qui l'a écrit à Ménage, dans les premiers temps de son mariage); qu'il en eut deux enfants, et qu'ensuite il disparut absolument de sa vie, oublié de tout le monde et de celle à qui il avait donné son nom.
On a récemment découvert, à l'étonnement général, que ce trop discret mari, dont on avait perdu la trace dès 1660, n'est mort qu'en 1683, et que par conséquent Mme de La Fayette est devenue veuve seulement aux approches de la cinquantième année : ce qui a beaucoup dérangé l'idée qu'on avait l'habitude de s'en
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faire. Pourquoi cette longue séparation? Pourquoi ce divorce complet de deux existences qui ne semblaient point si mal assorties? Quel drame intime, encore ignoré de nous, a pu amener cette rupture? Ou bien ne fut-ce là que l'effet de quelque grave incompatibilité d'humeur, ou d'une funeste lassitude?
Ni Mme de La Fayette, ni ses amis, ni sa plus tendre correspondante, Mme de Sévigné, n'ont jamais daigné nous en instruire, et le mystère de cette vie brisée est demeuré à peu près impénétrable. On sait seulement que, tandis que le mari restait confiné au fond de sa province, la femme vivait à Paris, mêlée aux sociétés littéraires et mondaines du temps, fort bien en cour auprès de la duchesse d'Orléans, dont elle était devenue la confidente, fort recherchée des auteurs à la mode comme Ménage, Huet, Segrais et La Fontaine, très estimée d'ailleurs pour la sûreté de son goût et la noble indépendance de son caractère.
On sait aussi (et c'est de ce côté sans doute qu'il faut chercher l'explication de bien des choses) qu'elle avait contracté de bonne heure avec un personnage illustre, avec le duc de La Rochefoucauld, une liaison dans laquelle, suivant un mot de Mme de Sévigné, il ne paraissait que de l'amitié, mais où il y avait sans doute un peu plus. Liaison connue de tous, et autorisée par le monde : quand La Rochefoucauld mourut, tout Paris plaignit l'amie cruellement frappée; quand ce fut le tour de l'obscur M. de La Fayette, personne ne songea à consoler la femme. Il est bien difficile de dire quels fruits produisit cette précieuse association de deux caractères et de deux esprits si différents : lui, le grand seigneur déçu, aigri, blasé, un peu cynique, mais stoïque et fier malgré tout; elle, blessée aussi par la vie, mais soutenue par une philosopbie indulgente et douce, et plus capable au fond de vraie résignation. « Il m'a donné son esprit, avait-elle l'habitude de dire, mais j'ai réformé son cœur. » Il serait curieux de surprendre à la fois dans la Princesse de Clèves et dans quelques-unes des Maximes, la trace de cette double et réciproque influence.
Tel fut le roman, assez mystérieux, de la vie de Mme de La Fayette : l'amie de La Rochefoucauld nous y apparaît mélancolique et grave, d'une sensibilité souffrante et refoulée par les dures leçons de l'expérience. Pourquoi faut-il que des témoi-
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LES ROMANCIERS
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gnages, parfaitement authentiques d'ailleurs 1, soient venus, non point bouleverser de fond en comble, mais altérer sur certains points, et en somme amoindrir quelque peu l'idée que nous aimions à nous en faire?
Mme de La Fayette ne s'est pas en effet bornée à pleurer en une prose délicate et sous le voile d'ingénieuses fictions son bonheur détruit : elle a été aussi une femme de tête, fort entendue en affaires, très soucieuse de ses propres intérêts, et sachant se pousser dans le monde. Un paquet de lettres, découvert il y a une vingtaine d'années dans les archives de Turin, nous la montre mêlée à toutes les intrigues de la cour de Savoie, jouant le rôle d'agent diplomatique secret au service de la duchesse régente, Jeanne de Nemours, et servant d'intermédiaire habile entre Louvois et cette princesse, alors brouillée avec son propre fils : dans cette correspondance adressée à Lescheraine, secrétaire particulier de Mme Royale, Mme de La Fayette est souple, avisée, fertile en expédients, experte en finesses de toutes sortes, et elle semble assez mériter le jugement que portait sur elle l'ambassadeur de Savoie, dépité d'avoir affaire à une aussi insaisissable rivale : « C'est un furet qui va guettant et parlant à toute la France. » D'autre part nous savons qu'elle fut une mère aussi industrieuse qu'elle était complaisante amie, et qu'elle s'épuisa en démarches pour bien établir ses deux fils.
Sous ses dehors romanesques et quelque peu languissants elle se révèle donc à nous comme femme d'action, et même à l'occasion femme d'intrigue, sœur cadette des Longueville et des Chevreuse de l'âge précédent. Tel est l'envers de son caractère, et ce double visage, auquel nous ne nous attendions pas, nous déconcerte un peu aujourd'hui. Pourtant il n'y a pas lieu, semble-t-il, de tirer de cette découverte, ainsi qu'on l'a fait, de trop sévères conclusions, ni d'en accabler l'auteur de la Princesse de Clèves. Cela ne prouve-t-il pas seulement que, tout en possédant l'imagination du cœur, elle a eu aussi à un degré éminent la vive intelligence de certaines réalités? Y a-t-il rien là d'absolument incompatible, surtout chez une femme? N'est-ce point d'ailleurs un des caractères essentiels du roman de
1. A. D. Perrero, Lettere inedite di Madama di La Fayette. Turin, 1880.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 36
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l'époque, que ce trop parfait alliage du raisonnable avec le chimérique?
Cette femme, au cœur souffrant et à l'esprit lucide, mais au demeurant solide et vraie, ainsi qu'en ont témoigné tous ses amis, a exercé une assez grande influence sur le développement du roman en France, et a donné l'œuvre qui convenait le mieux à l'époque. Elle l'a fait bien à son insu, sans y prendre garde, et ce n'est point là son moindre mérite. Personne n'a possédé moins de prétentions littéraires que Mme de La Fayette. Elle se défendait d'être auteur avec la même vivacité que d'autres auraient mise à en revendiquer le titre. Elle a même déployé une certaine obstination à répudier la maternité de ses œuvres les meilleures et les plus authentiques. Mademoiselle de Montpensier parut en 1662 chez Barbin, sans nom d'auteur; Zayde fut publiée en 1670 sous le nom de Segrais, qui y eut bien quelque part, mais qui ne l'écrivit assurément pas tout seul. En 1678, quand on mit en vente la Princesse de Clèves dont le public faisait déjà grand bruit, Mme de La Fayette prit la peine d'écrire à Lescheraine : « Je vous assure que je n'ai aucune part dans ce livre et que M. de La Rochefoucauld, à qui on l'a voulu donner aussi, y en a aussi peu que moi. Pour moi je suis flattée qu'on me soupçonne et je crois que j'avouerais le livre si j'étais assurée que l'auteur ne viendrait jamais me le redemander. Je le trouve très agréable, bien écrit. » Mais cette protestation ne semble avoir fait illusion à personne, et, bien qu'il soit assez étrange de vouloir en remontrer sur ce point à la principale intéressée, tous les critiques de notre temps, sauf un seul assez mal placé pour bien juger la chose, se sont accordés à infliger à M"" de La Fayette cette gloire qu'elle mettait son point d'honneur à décliner. Que l'amie de La Rochefoucauld soit vraiment l'auteur de la Princesse de Clèves, il y a une foule d'arguments précis et de raisons morales, trop longues à exposer ici, qui le démontrent.
Mais pourquoi s'en être aussi vivement défendue? Peut-ètre éprouvait-elle la crainte d'offenser Jeanne de Nemours en s'avouant l'auteur d'un livre où un duc de Nemours jouait un rôle assez répréhensible. Sans doute aussi elle avait le noble désir de savourer, à l'abri des flatteurs, de vraies et sincères louanges, adressées à l'œuvre et non à l'auteur, au lieu du plat
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tribut qu'on n'eût pas manqué de lui offrir. Et puis n'était-elle pas une grande dame, et n'aurait-elle pas cru déroger en s'abaissant aux mesquines ambitions littéraires d'un Ménage ou d'un Segrais ? N'était-elle pas dans toute la force du terme une femme « honnête homme », selon le goût de son ami La Rochefoucauld, c'est-à-dire une femme qui ne se piquait de rien, qui était fort capable d'écrire la Princesse de Clèves, mais très peu soucieuse d'en être crue l'auteur?
Ses premiers romans. — Sa première œuvre, une courte nouvelle parue en 1662, la Princesse de Montpensier, passa presque inaperçue. Elle s'y montrait pourtant déjà tout entière, avec son goût pour le fin et pour le vrai en toutes choses. Au lieu d'aller choisir ses héros parmi les Romains, les Turcs ou les Mèdes de convention, chers à sa vieille amie, Mlle de Scudéry, elle les avait pris assez près d'elle, en France, à cette cour des Valois dont le jeune Louis XIV faisait alors revivre les élégances et les galanteries. Ces personnages ont bien vraiment existé; ils s'appellent le duc d'Anjou, le prince et la princesse de Montpensier, le duc de Guise, le comte de Chabannes. Les aventures dans lesquelles ils sont jetés sont imaginaires, ainsi que l'auteur a la précaution de nous en prévenir à la première page de son livre, mais elles sont vraisemblables : ce sont des aventures de cœur auxquelles la nature humaine est toujours et partout exposée. Il s'agit en effet d'un drame domestique, de la souffrance intime d'une femme romanesque et délaissée, qui se laisse imprudemment aller à oublier ses devoirs, et qui meurt, dans la fleur de l'âge, après avoir perdu « l'estime de son mari, le cœur de. son amant et le plus parfait ami qui fût jamais ». Tous ces rôles sont traités avec une légèreté de touche vraiment nouvelle dans le roman français : la femme n'est point trop coupable, ni le mari trop ridicule, ni l'amant trop odieux : quant au quatrième personnage, à ce pauvre comte de Chabannes, passionné et discret dans son amour, conseiller prudent et toujours mal écouté, ami fidèle jusqu'à l'héroïsme, Mme de La Fayette en a fait un type curieux, où l'on trouve par avance comme une timide ébauche du don Guritan de Ruy Blas et même (qui le croirait?) du de Rion de l'Ami des femmes.
En somme ce petit récit, d'une contexture un peu mince, et
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d'une conclusion assez gauche, écrit en un style indolent et souple, contient une innovation heureuse qui va être féconde en résultats : on y voit l'histoire d'une femme et non pas d'une jeune fille; le roman de la princesse de Montpensier a commencé précisément où finissait celui des Mandanes et aussi des Cathos de l'âge précédent, c'est-à-dire au mariage. Voilà qui changeait de l'éternelle bergerie héroïque.
Zayde, qui parut huit ans plus tard (1670) sous le nom de Segrais, est une œuvre charmante, mais d'un tour moins personnel. On y sent un peu trop la main de celui qui avait rédigé les Divertissement de la Princesse Aurélie. En quoi a pu consister cette collaboration, qu'on a niée. mais qui semble pourtant bien évidente? Segrais nous a dit lui-même qu'il avait eu part « à la disposition du roman, où toutes les règles de l'art sont observées avec une grande exactitude ». Tel est bien en effet le reproche que l'on peut faire à Zayde, habillée encore à la mode espagnole, et surchargée d'ornements un peu surannés.
Au lieu de la courte et dramatique narration de la Princesse de Montpensier, on trouve une série d'histoires enchevêtrées, avec des imbroglios héroïques ou galants, des reconnaissances, des enlèvements, des naufrages, des bracelets perdus, des colliers retrouvés, enfin tout l'appareil ordinaire des romans de Mlle de Scudéry. Mais l'ensemble est fondu avec assez de goût et ne dépasse pas un volume : on ne se casse pas la tête à suivre ces intrigues. Telle est la part de Segrais, et il est juste de lui rendre hommage de cette modération relative qu'il avait apprise à l'école de la Grande Mademoiselle. En revanche il semble bien n'avoir pas été pour grand'chose dans le style, dont l'élégance naturelle et la grâce aisée décèlent la grande dame bien plus que l'homme de lettres1. C'est aussi à M"10 de La Fayette que nous devons, à n'en pas douter, ces jolies et fines analyses de sentiments dont l'auteur a relevé la banalité de la fable : Consalve et Zayde, Alphonse et Bélasire, Alamir et Féline ne sont pas seulement des cavaliers d'un mérite accompli et des princesses d'une merveilleuse beauté : ils sont aussi des
1. Boileau a dit de Mme de La Fayette, qu'elle était la femme « qui avait le plus d'esprit et qui écrivait le mieux ». il est vrai que le dédain que professait Boileau pour les femmes en général ôte un peu de son prix à cet éloge.
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psychologues fort experts, qui ont étudié l'âme humaine, non point trop dans la Carte de Tendre, mais peut-être aussi dans le Traité des passions de Descartes, ou même à l'occasion dans les Maximes de La Rochefoucauld : les scènes de séduction, de brouille, de réconciliation sont menées avec beaucoup d'art : les divers sentiments des personnages sont très finement analysés.
L'Histoire d'Alphonse et de Bélasire est notamment d'une mélancolie exquise. Nous y retrouvons M' de La Fayette avec ses inquiétudes morales, ses scrupules infinis, sa science consommée du cœur humain. C'est par ces détails charmants, semés çà et là dans l'œuvre, que vaut vraiment Zayde.
« La Princesse de Clèves. » — La Princesse de Clèves a une bien autre portée. Publiée seulement en 1678, sous le couvert commode du nom de Serrais, cette œuvre fut composée à loisir pendant les années qui précédèrent, Mme de La Fayette n'ayant jamais connu la hâte fiévreuse des auteurs de profession, mais ayant toujours écrit avec nonchalance, au gré de ses fantaisies et de ses sentiments. Dès 1672 Mme de Sévigné parle de la Prin- cesse de Clèves en des termes dont il est bien difficile de contester sérieusement l'exactitude1. En décembre 1677, Mlle de Scudéry, dans une lettre à Bussy, nous dit que le roman est terminé. Ce fut donc pendant les six ou sept années qui suivirent la publication de Zayde que M"": de La Fayette élabora lentement ce roman, où elle mit le meilleur de son génie. Elle était parvenue au moment décisif de sa carrière. Elle avait passé cette première crise du mariage d'où elle était sortie veuve sans l'être, mais du moins indépendante et respectée. Elle s'était dégagée aussi de beaucoup de liens qui l'attachaient aux salons des Précieuses. D'autre part elle n'était pas encore arrivée à cette époque où, malade et attristée, elle devait pleurer des affections disparues et attendrir par sa mélancolie le cœur de Mme de Sévigné. Elle avait alors une quarantaine d'années; elle avait vaillamment refait son existence; elle vivait dans la plus grande intimité intellectuelle et morale avec l'auteur des
1. « Ce chien de Barbin me hail parce que je ne fais pas de Princesses de Clèves et de Montpensier. » (Lettre du 16 mars 1672.) On a supposé que la Princesse de Clèves avait été substituée dans ce texte à Zayde par le chevalier Perrin, soit par mégarde, soit pour donner plus de piquant à la lettre.
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Maximes. En même temps elle était activement mêlée à beaucoup des intérêts de la politique et du monde. Ayant acquis de la sorte une grande expérience des sentiments et des affaires, elle n'avait plus à demander de conseils à Ménage ou à Segrais.
C'est en elle-même qu'elle trouva la matière et la forme de l'œuvre longtemps rêvée.
Le sujet est trop connu pour qu'il soit nécessaire de l'exposer tout au long : la Princesse de Clèves pourrait s'intituler comme tel de nos romans modernes : Cœur de femme, ou comme tel autre : Une vie. C'est la peinture de ce que peut apporter d'épreuves à une âme la double fatalité du dehors et du dedans, celle des circonstances extérieures et celle des penchants intimes, dont le poids est parfois si lourd à porter. C'est en somme, dans toute la force du terme, un roman, c'est-à-dire une œuvre qui déroule devant notre imagination un lambeau de nos destinées possibles.
L'auteur y a fait montre d'un art merveilleux. Si l'on dépouille l'action du cadre historique dans lequel elle se déploie (tableau de mœurs de cour au temps de Henri II) et d'un récit épisodique, qui fait un peu longueur (l'histoire de Mme de Thémines), il reste un drame court et poignant, drame tout intime, dont il est aisé de suivre la marche pathétique. Voici d'abord le prologue : le mariage de la belle, austère et sensible Mlle de Chartres avec le prince de Clèves, gentilhomme accompli, fort amou- reux de sa femme, mais incapable de lui inspirer une passion égale à la sienne : union selon le monde, pleine de malentendus et de périls : alors revient de Bruxelles à la cour l'irrésistible duc de Nemours. Voici maintenant les péripéties : le bal du Louvre, où le roi fait danser Nemours avec la princesse et où Mme de Clèves, émue et troublée, se laisse aller encore qu'innocemment à la fatale inclination de son cœur; puis le bal chez la maréchale de Saint-André, auquel la princesse ne va pas, parce que Nemours ne doit pas s'y rendre; puis encore le portrait dérobé, qu'elle n'ose point réclamer; enfin la subite et claire conscience qu'elle prend du danger couru, ses terreurs, ses remords d'honnête femme qui ne veut point faillir, et la noble résolution qu'elle forme, au lit de mort de sa mère, de se sauver à tout prix. Alors se place cette admirable scène, vraiment unique, je crois, dans notre littérature, et qui suffit à
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assurer la gloire de ce petit livre, la scène de l'aveu : la femme éperdue, succombant presque à la honte et à la douleur, mais, nouvelle Pauline, puisant dans la générosité de son âme assez de vaillance pour oser remettre à son mari le soin de son honneur encore intact; lui, désespéré, martyrisé dans son amour, mais fier et digne, tendre encore, et s'efforçant de chasser les soupçons qui l'obsèdent : tous deux idéalisés et grandis par le sacrifice, héros et victimes à la fois de l'honneur conjugal, auquel ils ont immolé leur commun bonheur.
Jamais le roman n'avait encore parlé un pareil langage : l'auteur avait trouvé le secret de fondre la grandeur morale d'un Corneille avec la sensibilité passionnée d'un Racine, et cela dans le cœur de personnages bien français, parfaitement naturels et vrais. Après cette scène culminante, on sent que la catastrophe est proche : un rien l'amène, une fausse apparence, qui semble accuser la princesse, et qui porte le dernier coup à l'âme déjà blessée à mort de M. de Clèves : il meurt sans se plaindre, consolé et apaisé, mais il laisse sa femme en face de l'irréparable passé. La princesse, mûrie par l'épreuve, n'hésitera pas devant le devoir suprême qu'il lui reste à accomplir : elle achèvera de vaincre son cœur, elle refusera d'épouser Nemours. Elle se retire du monde et finit dans la prière et dans les bonnes œuvres une vie minée par d'aussi cruelles émotions.
Telle est, brièvement résumée, la substance de ce roman vraiment exquis auquel aucun des autres romans du siècle ne saurait être comparé. Dans ce mince volume, dont la longueur n'excède pas celle de tel épisode du Cyrus, et où tout est écrit simplement, sans artifice, sans apprêt, en un style d'une tendresse et d'une mélancolie pénétrantes, Mme de La Fayette a mis beaucoup de cette vérité humaine que le roman d'alors réclamait au même titre que la tragédie. « Ce que j'y trouve surtout (écrivaitelle à Lescheraine dans la fameuse lettre où, pour mieux se défendre d'avoir fait la Princesse de Clèves, elle se donnait le malin plaisir de la juger elle-même et de la louer), ce que j'y trouve surtout, c'est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit : il n'y a rien de romanesque ni de grimpé; aussi n'est-ce pas un roman, c'est proprement des mémoires, et c'était, à ce que l'on m'a dit, le titre du livre;
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mais on l'a échangé. » Non, ce n'est pas un roman comme on l'entendait alors, mais c'en est bien un cependant par cette « parfaite imitation de la manière dont on vit », par ce large et fécond réalisme qui est ici le support même de l'œuvre. Une des raisons qui empêchaient Mm de La Fayette d'avouer un pareil livre, provenait peut-être de ce qu'elle y avait trop mis d'ellemême et qu'elle n'osait pas s'y reconnaître en public. Nous retrouvons dans les angoisses de Mlle de Chartres beaucoup des souffrances morales qui ont torturé l'àme de Marie de La Vergne, beaucoup de ses désenchantements, et des fatalités qui ont pesé sur sa vie : tout cela est très visible, et transparaît sous la fiction; mais tout cela aussi est transposé, idéalisé, rêvé à nouveau, et purifié de toute mesquine considération personnelle.
Cela explique en même temps pourquoi cette histoire déjà vieille est restée, en dépit des ans, un des plus jeunes et des plus vivaces parmi nos romans, les modes d'écrire et de se vêtir ayant changé depuis deux cents ans, mais non pas le cœur humain. S'il fallait chercher à la Princesse de Clèves un pendant dans la littérature romanesque de ces deux derniers siècles, c'est au petit livre de Benjamin Constant que l'on serait infailliblement amené à penser, à Adolphe, qui lui est bien inférieur, mais qui provient des mêmes sources : même confession douloureuse d'une âme brisée par la vie, même analyse aiguë et cruelle des déceptions que peut apporter à un cœur une trop grande complaisance pour ses propres faiblesses; mais combien, malgré ces rapports, la Princesse de Clèves est d'une inspiration plus noble et d'une saveur moins amère! Combien la moralité en est plus haute! Mme de La Fayette était d'un temps où la littérature ne croyait pas avoir rempli sa tâche si elle n'avait pas cherché, en même temps qu'à plaire, à donner quelque utile enseignement. Or M. et Mme de Clèves nous sont l'un et l'autre un bel exemple d'attachement désespéré au devoir à travers tous les périls et tous les orages. Tous deux, par la vaillance qu'ils déploient, elle à remonter une pente fatale et à avouer sa faiblesse, lui à vaincre les justes ressentiments de son amour, nous donnent l'impression d'une incomparable grandeur morale. La conclusion même de cette triste aventure, la solitude où Mme de Clèves enferme à jamais ses regrets, la résolution
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qu'elle prend d'oublier auprès de Dieu ce qui a tant troublé son cœur nous sont comme une indication du remède que l'on peut trouver à de telles souffrances, et que -11-11 de La Fayette, isolée et déçue, devait effectivement chercher vers la fin de sa vie. Une longue lettre que lui adresse son directeur de conscience, le vertueux Du Guet, consolateur spirituel de bien des âmes en peine, nous la montre déjà sur le chemin de la conversion, et disposée à dissiper les nuages « dont elle avait essayé de couvrir la religion ». Un peu plus tard, quelques mois avant sa mort, elle écrivait à son fidèle ami Ménage : « Je me soumets sans peine à la volonté de Dieu : c'est le Tout-Puissant, et de tous côtés il faut enfin venir à lui. » Elle avait su donner à sa vie le même épilogue qu'à son roman.
Les chefs-d'œuvre, ainsi qu'on l'a dit spirituellement, ne commencent jamais par être des chefs-d'œuvre, ils le deviennent.
La Princesse de Clèves, à son apparition, fut louée, mais ne fut pas jugée à son prix : on en vanta la délicatesse, l'élégance, le tour mondain, qualités en somme secondaires, mais on en méconnut généralement la haute et fière moralité. Bussy-Rabu- tin daigna approuver la première partie, mais critiqua vive- ment la seconde : que Mme de Clèves ait pu résister à Nemours, cela paraissait inadmissible à ce don Juan vaniteux et cynique: qu'elle ait osé, dans sa détresse, se confier à son mari, cela lui semblait pure « extravagance ». Et ce qu'il y a de piquant, c'est que Mme de Sévigné, tout amie qu'elle fût de Mme de La Fayette, partagea l'avis de son impertinent cousin, et que tous les deux songèrent, plus ou moins sérieusement, à refaire ce roman en collaboration. Yalincour, l'ami de Racine et de Boileau, sous des formes moins vives, ne fut pas plus indulgent : la scène de l'aveu ne trouva pas non plus grâce devant lui, et il le dit clairement dans des Lettres à la marquise de X. sur le sujet de « la Princesse de Clèves », qui sont un des plus curieux spécimens de la critique littéraire au XVIIe siècle. Les partisans de Mme de La Fayette ripostèrent, mais sans beaucoup d'à-propos, par la plume de l'abbé de Charnes, dans la Conversation sur la critique de « la Princesse de (-'lèves ». Seul le jeune Fontenelle, âgé alors de dix-neuf ans, Fontenelle, d'esprit déjà lucide et de cœur non encore trop desséché par la géométrie, sut dire à peu près, dans
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le Mercure de France de mai 1678, quel était le mérite si nouveau et si singulier de ce petit livre : il osa trouver la scène de l'aveu admirable et bien préparée; l'œuvre entière lui avait paru si charmante qu'il avait quitté son Euclide, lui, le moins romanesque des hommes, pour la lire quatre fois de suite.
Mme de La Fayette eùt désiré sans doute pouvoir défendre directement son œuvre contre les injustes critiques qui l'assaillaient : ne le pouvant pas, à cause du mystère dont elle avait voulu s'entourer, elle eut recours au seul moyen qui lui restât : elle composa, sans le signer et même sans le publier, un autre petit roman de quelques pages, qu'elle dut faire lire autour d'elle, et qui était, dans sa pensée, destiné à expliquer et à justifier l'autre. Tel est certainement le but de la Comtesse de Tende : on y voit encore une femme mise dans l'absolue nécessité d'avouer à son mari qu'elle a aimé un autre que lui. Mais ici les circonstances ne sont plus les mêmes : il s'agit non plus d'une inclination involontaire et presque innocente, mais d'une faute plus réelle, qu'il est impossible de dissimuler longtemps.
L'amant est mort, la comtesse elle-même va mourir : elle supplie son mari de sauver l'honneur du nom et de pardonner.
Confession éminemment dramatique, mais moins touchante et moins noble que celle de M"10 de Clèves : tout ce qu'il y avait de généreuse et sublime folie dans cet aveu spontané fait place ici à la honte et au remords trop naturels d'une femme qui s'est placée dans un mauvais cas. La défense était maladroite autant que l'attaque était injuste : mieux vaut oublier la Comtesse de Tende pour goûter pleinement la Princesse de Clèves.
Le roman prétendu historique à la fin du XVIIe siècle.
— Peut-être pourrait-on inscrire encore au nombre des romans de Mme de La Fayette ses ouvrages purement historiques, sinon les Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689, nomenclature assez sèche de quelques événements contemporains, du moins cette jolie et incomplète Vie d'Henriette d'Angleterre qui tient du roman autant que de l'histoire. Le fond du récit est bien réel, puisqu'il s'agit d'événements connus de la France entière : une partie du livre fut écrite avant 1669 sous les yeux mêmes de Madame, principale intéressée, et on peut presque dire avec sa collaboration ; la seconde le fut quinze ans plus tard.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. V, CH. X
PORTRAIT DE MME DE LA FAYETTE GRAVÉ PAR DESROCHERS
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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L'auteur n'a retenu de cette biographie bien authentique que les parties vraiment romanesques, c'est-à-dire l'histoire des amours de Madame (avec Guiches et Vardes, avec Louis XIV lui-même) et celle de sa mort, qu'avait si magnifiquement célébrée Bossuet.
Celle qui, vers le même temps, écrivait Zayde et la Princesse de Clèves a montré dans la Vie de Madame une égale finesse d'ana- lyse, une sensibilité aussi charmante, un style d'une ordon- nance aussi pure et d'une écriture aussi délicate. Roman et histoire trouvaient donc à la fois leur compte dans ce petit livre, et cette alliance intime de deux genres, destinés à se recher- cher et à se combattre tour à tour, n'est pas un des faits les moins intéressants de la littérature de cette époque.
L'histoire, au XVIIe siècle, n'étant pas encore constituée et n'ayant pas une claire conscience de son but, ne pouvait défendre, comme elle le fait aujourd'hui, son domaine : aussi était-elle envahie par les autres genres, qui pillaient ses ressources et les employaient à leur propre usage. Les moralistes la faisaient servir à l'enseignement des princes. Les romanciers l'utilisaient de même pour l'amusement du public : ils empruntaient, retranchaient ou ajoutaient sans vergogne. Les plus scrupuleux, comme Boursault, dans la préface du Prince de Condé, prenaient la peine d'avertir loyalement leurs lecteurs : « Tous les endroits qui concernent la guerre sont vérités, mais non ceux où l'amour a quelque part. » Mais le plus grand nombre, tout en se permettant d'étranges libertés avec les faits, se piquaient malgré tout d'une rigoureuse exactitude et faisaient parade de leur érudition. A la vérité M"" des Jardins avoue bien qu'elle « ajoute çà et là quelques ornements à la simplicité de l'histoire » et qu'elle « imagine quelques entrevues secrètes, et quelques discours amoureux », mais ce ne sont là, d'après elle, que des inventions absolument vraisemblables, et par cela même vraies, bien qu'irréelles, selon la fameuse théorie que professera plus tard Alfred de Vigny sur la vérité dans l'art : de plus elle a grand soin de citer toujours ses réfé- rences, et de nous renvoyer tout le long des Annales yalanles et des Anecdotes ou Histoire de la Maison Ottomane aux textes mêmes où elle puise les éléments de son récit. Ainsi donc l'histoire est devenue l'humble auxiliaire du roman, qui daigne s'en
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servir pour des fins supérieures. Elle n'a pas même le droit de se plaindre, et, s'il lui arrive de réclamer, on lui répondra avec arrogance que le roman, en donnant aux femmes une large part dans la conduite de la politique, est bien plus véridique que l'histoire elle-même, qui néglige systématiquement et injustement ce puissant ressort des affaires humaines : le roman est donc une histoire plus perspicace et plus complète 1. Dès la fin du XVIIe siècle, Bayle, en esprit avisé, dénonçait avec beaucoup de clairvoyance les inconvénients d'une semblable confusion. Il protestait contre toutes ces prétendues histoires secrètes, qui pullulaient de son temps, et dont les auteurs voulaient faire accroire qu'elles étaient puisées dans des manuscrits authentiques : « Par là, disait-il, on répand mille ténèbres sur l'histoire véritable, et je crois qu'enfin on contraindra les puissances à donner ordre que les nouveaux romanistes (romanciers) aient à opter : qu'ils fassent ou des histoires toutes pures ou des romans tout purs ; ou qu'au moins ils se servent de crochets pour séparer l'une de l'autre la vérité et la fausseté 2. »
Bayle avait bien raison de se plaindre au nom de l'histoire ainsi saccagée; mais à cette confusion, volontairement entretenue, le roman devait sans doute trouver de grands avantages, à en juger par le flot innombrable d'œuvres conçues sur un semblable plan. De 1665 environ jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, c'est-à-dire jusqu'à la constitution définitive du roman moderne, la littérature fut absolument encombrée d'histoires, de nouvelles, d'annales, d'anecdotes, de mémoires, invariablement qualifiés de secrets, de galants et surtout de véritables. Tous les auteurs, à les en croire, rivalisent alors d'exactitude et de fidélité historiques; ils ont tous la prétention d'être à la fois savants et galants, érudits et enjoués 3. L'histoire entière a été fouillée dans ses recoins les plus obscurs, et dans ses monuments parfois les plus contestables, pour fournir des aliments toujours variés à la curiosité romanesque. D'ailleurs
1. Telle est la théorie paradoxale que développe Gordon de Percel au deuxième chapitre de l'Usage des romans (Amsterdam, 1734). Il est vrai que l'année suivante il devait soutenir sous son vrai nom (Lenglet Dufresnoy) une thèse toute contraire dans un autre livre : l'Histoire contre les Romans, 1135.
2. Bayle, Dictionnaire, art. NIDHARD.
3. Voici, par exemple, un - titre - fort caractéristique : l'Érudition enjouée ou Nouvelles sçavantes, satyriques et galantes, par Mme Petit-Dunoyer. Paris, 1703.
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tous les sujets traités peuvent se ramener à trois ou quatre groupes, correspondant aux divisions essentielles de l'histoire générale.
Le cycle antique est relativement pauvre : les Ariane, les Cassandre, les Cyrus et les Clélie avaient un peu épuisé la matière : et puis les railleries de Boileau avaient jeté quelque discrédit sur les héros latins ou macédoniens : on n'osait pas courir le risque de paraître ridicule, à la suite de Mlle de Scudéry. Cela n'empêchait pas Mme Durand-Bedacier d'écrire les Belles Grecques ou Histoire des plus fameuses courtisanes de l'antiquité, ni Mme de Villedieu, de composer les Annales galantes de la Grèce, de romancer l'histoire d'Ovide dans les Exilés, de raconter avec force invraisemblances les Amours des grands hommes (c'est-à-dire de Solon, Socrate, Jules César, Caton d'Utique, Alcibiade et Lysandre) et de tracer le Portrait des faiblesses humaines dans l'antiquité, à savoir chez les deux Livie, Périclès, Lycurgue et Paul Émile.
Mais de pareils jeux d'esprit vers cette époque ne plaisaient plus qu'à moitié. Le cycle français est de beaucoup le plus considérable : il s'y agit de personnages et d'événements empruntés à l'histoire nationale, et qui par cela même intéressaient davan- tage le public. La simple énumération de ces nouvelles ou romans serait interminable. Il nous est resté de nombreux volumes d'anecdotes ou d'histoires secrètes de la cour de presque tous les rois de France, depuis Philippe Auguste, jusqu'à celui que les pamphlétaires appelaient le Grand Alcandre (Louis XIV), en passant par Henri II, dont le temps a été l'âge d'or de la galanterie. A côté de ces rapsodies historico-romanesques il faut signaler une prodigieuse quantité de monographies galantes sur tel ou tel personnage marquant de la cour des Capétiens, des Valois ou des Bourbons, notamment sur le Comte de Dunois, Marie de Bourgogne, Marguerite de Valois, Mlle de Tournon, MyXa d'Alençon, la Duchesse de Nemours, la Duchesse de Bar, la Comtesse de Chateaubriand, le Brave Crillon, le Prince de Condé, etc. C'est dans cette catégorie que les nouvelles de Mme de La Fayette trouveraient leur place.
Enfin on peut comprendre dans un troisième cycle tous les romans dont le sujet est emprunté à l'histoire plus ou moins
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authentique des pays étrangers, par exemple de l'Angleterre ("/m'Ù' d'A n!J/eteITe, le Comte de Warwick, etc.), de la Suède (Gustave Wasa), et même de l'Afrique (Nouvelles afriquaines), de l'Inde (Crémentine, histoire indienne) et de la Perse (Anec- dotes persanes). Dans ce nombre, l'Italie et surtout l'Espagne, dont l'influence avait été et allait redevenir si grande sur le roman français, fournissent un notable contingent (les Frati- celles. Don Carlos, Mémoires de la Cour d'Espagne). Il faut noter à part les très nombreuses histoires turques ou maures : les Anecdotes de la Cour ottomane, les Mémoires du Sérail, Inès de Cordoue, les Galanteries grenadines étaient particulièrement appréciés des lecteurs qui venaient de goûter les tendresses de Zayde. Ce n'est pas Chateaubriand qui a le premier mis à la mode les Abencerages. c'est Mme de Villedieu, aux environs de 1680. Aucune de ces œuvres ne mérite d'être tirée de l'oubli : la forme en est généralement médiocre, le fond vide et monotone, malgré l'apparente diversité des sujets. Cette littérature n'est intéressante que par la tendance qu'elle manifeste.
Madame de Villedieu et le groupe féminin. — Dans ce flot d'auteurs, aujourd'hui si peu connus, les femmes occu- pent une place importante. A partir de ~Mlle de Scudéry, elles opèrent, pour ainsi dire, une mainmise sur le roman. Cela n'a pas été sans quelques inconvénients, dont le plus grave a con- sisté dans un indéniable affaiblissement de la valeur littéraire des œuvres pour un temps assez long : mais les avantages semblent, tout compte fait, avoir encore été supérieurs. Outre que la tradition, confiée à de telles mains, ne risquait point de se perdre, le roman, à être traité par des femmes, y gagnait aussi en finesse d'impression et en fertilité d'imagination, c'est-à-dire en romanesque, ce qui est bien à considérer.
Presque toutes les romancières de 4665 à 1750 (ne pourrait-on pas dire jusqu'à nos jours?) ont été des femmes à qui les orages du cœur n'ont pas manqué, et qui ont fait l'expérience parfois douloureuse des passions qu'elles ont décrites : quelques-unes ont même mené une vie d'aventures tout à fait en dehors de l'ordre commun. Tout cela n'est-il pas au moins une garantie de sincérité? Le plus parfait spécimen de l'espèce est assuré- ment Marie-Catherine-Hortense des Jardins, surtout connue
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sous le nom de Mme de Villedieu (1640-1683). « C'est une personne, dit Tallemant, qui toute petite avait beaucoup de feu. »
Elle le fit bien voir. Elle s'enfuit presque enfant de la maison paternelle à la suite d'une intrigue avec un jeune cousin : après avoir erré un peu partout, elle se montre à Paris en compagnie d'un capitaine d'infanterie; puis elle passe quelque temps dans un couvent (comme fera plus tard Claudine de Tencin); elle épouse ensuite un vieux marquis moribond; enfin elle revient au cousin du début, s'adonne à la boisson et meurt à quarante-trois ans, épuisée par cette vie de désordre. Laide, au dire de Tallemant, mais charmante malgré tout, semble-t-il, étourdie, spirituelle, elle a tenu une assez grande place dans la société parisienne pendant vingt ans. Elle a beaucoup écrit et sur tous les sujets; elle a fait un Récit en prose et en vers de la Farce des Précieuses qui a couru tout Paris; elle a fait jouer par la troupe de Molière des tragédies qui ont suscité mainte polémique; elle a publié deux volumes de vers qui ne sont pas trop mauvais; elle a surtout livré à la curiosité publique force romans, mi-précieux, mi-érudits, où elle utilisait et défigurait l'histoire, ancienne et moderne, mais où elle montrait un souci nouveau de la vraisemblance et de la brièveté : La Bruyère en cite deux, les Annales galantes et le Journal amoureux, dont raffolaient les dames sensibles de son temps. Parmi cette trentaine de petits romans échappés de la plume de Mme de Villedieu, il en est un que personne, je crois, n'a jamais signalé et qui vaut tous les autres : c'est l'histoire de sa vie, arrangée, transposée, romancée, mais remplie d'une foule de détails intéressants que l'on sent exactement observés : les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière peuvent être, non pas égalés, mais du moins comparés au Page disgracié de Tristan et surtout à la si jolie Vie de Marianne que devait écrire Marivaux au siècle suivant. Dans une autre des nouvelles de Mme de Villedieu, l'Illustre Parisienne, histoire galante et véritable, l'héroïne est fille d'un riche banquier de la rue Saint-Denis. Le roman cherchait donc sa pâture non seulement dans les données de l'histoire plus ou moins bien interprétées, mais encore dans le réalisme bourgeois de la vie contemporaine. Aussi cette folle Mme de Villedieu a-t-elle joué en somme un rôle assez important
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dans l'histoire du roman : au siècle suivant, on réimprimera souvent et on relira les douze volumes de ses œuvres. L'abbé de Voisenon, dans ses Anecdotes, fera d'elle cet éloge mérité : « C'est elle qui avec raison a fait perdre le goût des grands romans ».
Autour de Mme de Villedieu, ou immédiatement derrière elle, on pourrait citer tout un groupe de romancières auxquelles elle a frayé la voie (ainsi que Mme de La Fayette), et qui transmettent l'héritage du roman à leurs imitatrices de l'âge suivant, à Mme de Tencin, Mme de Graffigny, Mme Riccoboni, Mme de Genlis et enfin à Mme de Staël. Ce sont par exemple Catherine Bernard la parente de Corneille, la protestante Mme Petit-Dunoyer, la romanesque Mlle de La Force, la comtesse d'Aulnoy, auteur de ces jolis Mémoires de la Cour d'Espagne où Victor Hugo a puisé plus d'un trait de Hernani et de Ruy Blas; Marguerite de Lussan cette spirituelle aventurière, la comtesse de Murat, Mme de Gomez, Mme Durand-Bedacier, Mlle Lhéritier, Mlle de La Roche Guilhem, Mlle de Xaintonge, la comtesse de Fontaines, connue encore aujourd'hui par une agréable nouvelle : la Comtesse de Savoie (1726), etc. Sans doute ces dames sont fort loin, les unes et les autres, d'avoir été des Marie de La Fayette ou des George Sand : il y a beaucoup de verbiage et de frivolité dans leur œuvre. Elles ont pourtant servi avec zèle une cause qui était loin d'être gagnée encore à cette époque : elles ont beaucoup aimé le roman, l'ont beaucoup cultivé, et, en somme, elles l'ont fait vivre. Elles ont été des ouvrières obscures et utiles, qu'il serait injuste de trop dédaigner.
Les Annalistes et les Mémorialistes : Courtilz de Sandras. — A côté de cette vaillante cohorte féminine, celle des romanciers paraît moins serrée et même, il faut bien l'avouer, moins brillante. Courtilz de Sandras vaut à peine Mme de Villedieu, ce qui n'est pas dire beaucoup, et Hamilton, malgré ses charmantes qualités, est loin d'égaler Mme de La Fayette.
On pouvait reprocher à Mme de Gomez, à MIIIC de Lussan et à beaucoup d'autres le désordre romanesque de leur vie : elles s'étaient toutes plus ou moins brûlées à ces passions dont elles faisaient dans leurs livres la subtile analyse. Mais aux roman-
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ciers masculins, à quelques-uns du moins, on peut faire un reproche plus grave : ils font parfois œuvre de scandale et ils rabaissent la littérature au pamphlet. Telle a été trop souvent la préoccupation dominante du mieux doué et du moins oublié d'entre eux, Gatien Sandras, sieur de Courtilz (1644-1712), type achevé de l'aventurier de lettres. Après avoir été capitaine dans les armées du Roi, il était passé en Hollande, et là avait publié plusieurs libelles contre la France; en même temps d'ailleurs il se réfutait lui-même, toujours prêt à vendre sa plume au plus offrant. Rentré en France, il y avait continué sa misérable industrie de pamphlétaire anonyme, et avait fini par être emprisonné à la Bastille, pendant neuf ans : après quoi il était retourné en Hollande terminer son orageuse carrière. Il faut faire deux parts dans son œuvre. L'une contient une demi-douzaine de compilations scandaleuses sur les Intrigues amoureuses de la Cour de France ou sur les Conquêtes amoureuses du grand Alcandre. Les titres en disent assez : ces livres, tous parus à Cologne, ne sont que d'éhontés et vulgaires pam phlets, comme il s'en publia tant à l'étranger durant la seconde moitié du règne de Louis XIV. Mais Sandras, infatigable écrivassier, a composé au moins quinze autres ouvrages, les uns à prétentions purement historiques comme une Vie de Turenne, un Testament de Colbert et une Histoire de la guerre de Hollande, les autres d'une fantaisie plus libre, et qui lui ont valu de nos jours, assez justement, un semblant de célébrité : ce sont les Mémoires de Monsieur L. C. D. R. (le comte de Rochefort) et surtout les Mémoires de M. d'Artagnan, capitaine lieutenant de la première compagnie des Mousquetaires du Roy, contenant quan- tité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand (Cologne et Amsterdam, 1700, 3 volumes). C'est une œuvre confuse, enchevêtrée, qui tient fort mal les promesses du titre, mais qui du moins est vive et amusante, l'auteur ne reculant devant aucune invention, on peut même dire devant aucune supercherie, pour se faire lire. Son d'Arta- gnan, personnage très authentique sur les mémoires duquel il a sans doute travaillé, est déjà sous sa plume le pittoresque soldat de fortune, hâbleur et rusé, incomparable batailleur, mêlé à toutes les intrigues publiques et privées de la monarchie : à ses
HlSTOIRE DE LA LANGUE. V. 37
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côtés sont Athos, Porthos, et Aramis, les fidèles mousquetaires de M. de Tréville : contre lui, l'artificieuse Milady. Alexandre Dumas a trouvé ces personnages, et bien d'autres, tout crayonnés déjà dans le livre du vieux Sandras : il n'a eu qu'à les toucher de sa baguette magique, pour leur donner la vie et l'éclat qui les transfigurent aujourd'hui à nos yeux.
Les autres romanciers de cette époque n'ont pas eu, tant s'en faut le même mérite. A peine peut-on citer de Mailly, Vanel, Serviez, Née de La Rochelle, Baudot de Juilly, Grégoire de Challes, auteurs soit d'histoires secrètes à intentions scandaleuses, soit de romans pseudo-historiques traités dans le goût de Mme de Villedieu , soit même de nouvelles bourgeoises et satiriques, mais toujours vraisemblables et tirées de la vie réelle. Serait-ce faire montre de trop de sévérité envers un fort spirituel écrivain que de ranger parmi cette troupe un peu mêlée Bussy-Rabutin lui-même, l'auteur d'une Histoire amou- reuse des Gaules, qui, parue dès 1665, a devancé toutes les annales galantes et les mémoires secrets qui ont pullulé depuis?
Le cousin de Mme de Sévigné valait mieux assurément que Courtilz de Sandras : mais sa scandaleuse chronique n'est-elle pas à la source de toute cette pauvre littérature?
Hamilton : les « Mémoires du chevalier de Gramont ». — De même on doit peut-être rattacher à cette classe de romanciers un écrivain bien supérieur à tous ceux qui vien- nent d'être nommés, et dont l'œuvre exquise émerge de cet amas généralement médiocre. Les Mémoires du chevalier de Gramont (1713), connus aussi sous le nom d'Histoire amoureuse de la cour d'Angleterre, forment, à cinquante ans de distance, un curieux pendant au livre de Bussy-Rabutin et encadrent brillamment, pour ainsi dire, toute cette littérature de mémoires galants et d'anecdotes secrètes. A vrai dire ils la surpassent infiniment par l'intérêt du récit, par le tour personnel et délicat du style, par le charme singulier qui s'en dégage.
L'auteur, Antoine Hamilton (1646-1720), appartient du reste à la race facilement reconnaissable des écrivains de tempérament, et non pas de métier. Gentilhomme écossais pauvre et fier, demeuré fidèle à la cause de son roi, Hamilton fit deux longs séjours en France : il y vint d'abord dans sa jeunesse
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pendant le premier exil des Stuarts, de 1649 à 1GHO, puis il s'y installa définitivement après 1088, avec Jacques II détrôné.
Dans l'intervalle, il avait souvent franchi le détroit pour venir prendre sa part des élégances des salons parisiens. Aussi cet Anglais de bonne race s'est-il merveilleusement acclimaté dans notre pays, au point de devenir pour nous un auteur national, et le plus pur représentant de l'esprit français. Ce fut son beau-frère, le chevalier de Gramont, qui décida de sa vocation.
Par ses qualités et par ses défauts Gramont incarnait merveil- leusement le type du gentilhomme français à cette époque.
Élégant, fringant, bien fait de sa personne, spirituel, fort igno- rant d'ailleurs, effronté, batailleur, joueur, très entreprenant à la guerre comme en amour, il avait obtenu un grand succès à la cour de Charles II où Louis XIV l'avait exilé à la suite de quelque fredaine. Ses airs degages. ses impertinences même avaient émoustillé et conquis la froide Albion. Hamilton fut sous le charme, comme tous ses compatriotes. Il commença par lui donner sa sœur, que Gramont faillit oublier d'épouser: puis après avoir longtemps joui de la société de cet incompa- rable beau-frère, qu'il ne se lassait point d'admirer, il lui vint.
quand il avait plus de soixante-cinq ans, l'idée de rédiger par écrit les complaisants souvenirs de jeunesse que lui confiait encore Gramont, alors octogénaire.
Hamilton écrivit donc les Mémoire dl' Gramont. mémoires d'une exactitude assez peu rigoureuse, j'imagine, vu l'éloignement des temps, la spirituelle fatuité du narrateur, l'indulgente amitié de l'écrivain, mais mémoires fort piquants qui foisonnent d'anecdotes « secrètes et galantes » sur la société anglaise, et sur maint personnage historique. En dehors de cet attrait de curiosité, l'intérêt en est assez mince : car nous nous soucions assez peu des faits et gestes du petit-maître qui fut Gra- mont, de ses succès en amour non plus que de ses bonheurs au trictrac : tout cela nous paraît aujourd'hui bien vide : mais malgré tout ce diable d'homme se montre à nous si vivant, si remuant, si plein d'a-propos et de reparties, que nous finissons presque par l'aimer, à la façon d'un héros de roman. Et à côté de lui. que de jolies silhouettes, le fidèle Brinon, le valet de chambre Termes, Mme Chesterfield, M11" Price, M"" Blague,
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et toutes ces beautés anglaises rogues ou avenantes, autour desquelles papillonne Gramont, sans y brûler toujours ses ailes! Il y a dans ce livre toute une galerie de portraits que l'auteur a dessinés d'un crayon parfois malicieux, mais toujours juste et fin. D'ailleurs ici, tout est dans la manière plutôt que dans la matière, et la façon de conter vaut mieux que le conte lui-même. Le récit est toujours charmant, pimpant, d'une fraîcheur et d'une élégance exquises : l'esprit français, si vif, si clair, un peu superficiel peut-être, s'y joue à chaque ligne.
L'histoire du tripot de M. Cerise, par exemple, où Gramont se fait si joliment dépouiller de ses pistoles, et celle du bel habit brodé que lui dérobe son valet, peuvent figurer parmi les meilleures narrations écrites dans notre langue. En cela consiste le vrai mérite de ce livre, qui, assez pauvre de pensées et de sentiments, vaut surtout par le détail et par la forme. Les Mémoires de Gramont sont donc moins à vrai dire un roman qu'un conte où nous nous laissons çà et là distraire aux fleurs du chemin.
D'ailleurs, Hamilton est resté toute sa vie l'homme des petits vers et des contes ingénieux. On sent en lui le contemporain de Perrault et le prédécesseur immédiat de Voltaire.
III. — Les conteurs.
Le conte : comment il se sépare du roman proprement dit. — Conte et roman avaient en effet grandi côte à côte d'une vie de plus en plus distincte, depuis une cinquantaine d'années : ou plutôt le conte s'était lentement séparé du roman, avec lequel il avait été quelque temps confondu.
En effet qu'est-ce qu'un conte, au sens vrai du mot? C'est, semble-t-il, un court roman, c'est-à-dire une nouvelle, mais à laquelle personne ne croit, ni l'auteur, ni le lecteur, et qui plaît seulement soit par le piquant du style, soit par l'extravagance spirituelle des situations, soit par l'apologue caché qu'elle renferme, soit par l'intention satirique ou philosophique. Il faut donc que le conte soit fondé sur une invention, sinon absolument invraisemblable, du moins dont l'irréalité soit toujours présente.
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D'un roman on peut croire, et dans une certaine mesure on croit toujours, qu'il est arrivé : mais d'un conte on ne pensera jamais cela. J'aurais pu être M. de Clèves, ou le chevalier des Grieux : il ne me vient pas à l'idée que je puisse être Gargantua, ou le Petit Poucet. Les enfants, il est vrai, croient à ces histoires : mais, alors ils y prennent un plaisir tout différent de celui que nous goûtons aujourd'hui à les relire. Cendrillon est un vrai roman pour eux, un conte pour moi.
De tout temps il a existé des conteurs : il suffit de citer Lucien et Apulée chez les anciens, Rabelais et Des Periers chez nous. Mais il y a eu une période, vers le commencement du XVIIe siècle, où la vogue prodigieuse de l'Astrée, et de toutes les chevaleries et bergeries qui ont suivi, avait comme absorbé les diverses variétés de production romanesque, au point d'ôter au conte sa vie propre. A part deux ou trois œuvres isolées, comme les Voyages dans les États de la Lune et du Soleil, par Bergerac, et quelques pages perdues dans la trivialité des romans comiques, - c'est dans les grands romans du temps qu'il faut chercher la fantaisie, condition essentielle du conte. Il y a dans l'Astrée une fontaine merveilleuse, dans Polexandre une île enchantée, qui relèvent du conte et non du roman. Mais à mesure que le roman s'est efforcé de devenir plus vraisemblable, et de s'en tenir aux strictes données de la réalité historique ou bourgeoise, le conte, tenu à l'écart de semblables œuvres, a cherché à se constituer un domaine à part, où il pût se développer au gré de son caprice. Les circonstances, d'ailleurs, y prêtaient : on a souvent remarqué que, pour s'épanouir librement, le conte, comme l'idylle, avait besoin d'une époque malheureuse et troublée, à laquelle il apporte le soulagement de sa fantaisie consolante : c'est aux heures sombres du règne du grand roi que le conte va refleurir dans tout son éclat.
Le conte mythologique : la « Psyché » de La Fontaine.
— Dès 1669 pourtant, il s'affirme avec La Fontaine. Le « bonhomme », ainsi qu'on sait, raffolait des romans : Astrée et Cléopâtre, Ariane et Polexandre le ravissaient toujours d'aise malgré sa barbe déjà grise et malgré leurs attraits un peu fanés : à soixante-trois ans il mettra le petit Ragotin en comédie, et, à soixante-dix, la bergère du Lignon en tragédie lyrique. Mais, si
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féru qu'il fût de romans, il eût été sans doute assez peu capable d'en composer un, et il ne semble pas qu'il y ait jamais songé.
Il était pour cela trop inhabile à se fixer, à faire œuvre suivie.
à vivre de longues heures un même personnage : il était trop indolent, trop distrait, trop peu sensible aussi : son roman eiit vite tourné à la galanterie ou à la satire : c'est pourquoi, au lieu d'être un romancier, il fut un conteur. Tel est en effet le trait caractéristique de son talent. Conteur exquis et vraiment unique, il l'a été dans toutes ses œuvres; dans ses Fables où le conte, quoi qu'il en ait dit, tient une si grande place que la morale ne vient qu'après, « au moins mal » que peut l'auteur ; dans ses Contes en vers, si pimpants et si lestes, d'une si jolie langue, mais par malheur d'une si inconsciente grivoiserie; dans ses petits poèmes mythologiques comme les Filles de Minée ou Philémon et Baucis; enfin dans une œuvre qui ne compte pas parmi ses meilleures mais qui demeure pourtant une des plus agréables et des plus curieuses, les Amours de Psyché et de Cupidon.
Il a lui-même ingénument signalé quelques-unes des difficultés qu'il a rencontrées dans l'exécution de son œuvre, et qu'il a imparfaitement surmontées. « J'ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu'en aucun autre qui soit sorti de ma plume. Je ne savais quel caractère choisir : celui de l'histoire est trop simple; celui du roman n'est pas encore assez orné, et celui du poème l'est plus qu'il ne faut. Mes personnages me demandaient quelque chose de galant; leurs aventures, étant pleines de merveilleux, me demandaient quelque chose d'héroïque et de relevé. J'avais donc besoin d'un carac- tère nouveau et qui fût mêlé de tous ceux-là : il me le fallait réduire dans un juste tempérament. » Ce juste tempérament, ce lieu où devaient se rencontrer des caractères aussi divers, a été le badinage : « Il a fallu badiner depuis le commencement jusqu'à la fin : quand il ne l'aurait pas fallu, mon inclination m'y portait. » Tel est le savant mélange d'où est sortie la Psyché de La Fontaine : il y a en elle de l'histoire ou de la légrende, puisque le sujet en est emprunté à la mythologie, à l'une de ces fables milésiennes qu'Apulée avait illustrées; il y a aussi du roman comique ou plutôt badin, si l'on s'en tient à l'intrigue
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même, aux aventures, aux principaux personnages; il y a enfin du poème, si l'on considère les descriptions semées dans l'ouvrage, les échappées fantaisistes qui illuminent le fond. Il y a de tout cela, et encore, pour brocher sur le tout, du symbole, pour qui voudra rechercher la signification philosophique du vieux mythe. Le tout est joliment présenté dans un cadre moderne, le voyage des quatre amis Ariste, Acante, Gélaste et Polyphile (on sait quels sont les illustres originaux désignés par ces surnoms), un jour d'automne, à Versailles, pour admirer les embellissements du lieu. Le sentiment de l'antique est à peu près absent d'une composition aussi bigarrée : on sent trop que La Fontaine en use avec la mythologie un peu comme Scarron avait fait avec sire Jupin et dame Junon, c'est-à-dire avec assez peu de respect; mais aussi que de grâce, que d'esprit, que de malice dans le joli récit de la faute et de la punition de Psyché!
Quel piquant intérêt dans les conversations des quatre amis sur le rire et les pleurs! Quel mélancolique et tendre accent dans le bel hymne à la Volupté qui termine l'ouvrage et transforme en haute poésie ce simple badinage! Sans doute ces éléments fort disparates ne sont pas parfaitement bien fondus ensemble, et l'artifice d'une pareille œuvre reste visible. Certains critiques l'ont reproché à La Fontaine. « Quand il imite la Psyché d'Apulée, il n'atteint qu'un style faux, à demi naïf et à dont fade. Son roman est une pastorale de courtisans modernes habillés à la grecque, occupés à disserter longuement et à sou- rire mignardement 1. » Jugement bien sévère, et qui s'applique mal à cette œuvre de vive et libre fantaisie. Psyché n'est point un vrai roman auquel on puisse demander une composition régulière et une parfaite vraisemblance : c'est un conte, sinon très simple et très naïf, du moins agréable et plaisant. L'auteur de Psyché a eu le mérite de remettre en honneur le conte en prose, négligé depuis un demi-siècle, et qui est d'un tour si français. S'il n'a pas complètement réussi lui-même, il a certainement frayé la voie à d'autres. « Si Peau d'âne m'était conté, disait-il, j'y prendrais un plaisir extrême. » Il semblait ainsi faire appel à quelqu'un qui vint narrer, avec plus de naï-
1. Taine, La Fontaine et ses fables.
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veté qu'il n'eût su le faire lui-même, les vieilles histoires de ma mère l'oye. Mais quand Perrault les contera, La Fontaine, mort depuis deux ans, ne sera plus là pour les écouter.
Les contes des fées : Charles Perrault et son groupe. — Charles Perrault est né à Paris en 1628, d'un père tourangeau, avocat au Parlement. Ils étaient quatre frères, tous quatre actifs, intelligents, et doués des talents les plus divers.
Pierre, l'aîné, fut avocat et financier. Claude, de médiocre médecin devint, comme on sait, un excellent architecte : c'est à lui qu'on doit la colonnade du Louvre et le jardin des Tuileries. Nicolas, docteur en Sorbonne, fut un théologien assez estimé et se lança dans le jansénisme. Charles enfin, le plus jeune, après avoir reçu une forte instruction et beaucoup étudié ces auteurs anciens dont il devait médire plus tard, fut d'abord avocat, comme son père et son frère aîné, puis commis des finances au service de Colbert. Il fit alors partie avec Chapelain, Cassagne et l'abbé de Bourzéys de cette petite académie qui devait devenir l'Académie des inscriptions et belles-lettres; puis, en 1671, il fut appelé d'un commun suffrage dans la grande, l'Académie française, dont il se montra jusqu'à la fin un membre exact, scrupuleux et zélé. Ce n'est que dans la seconde partie de sa vie qu'il se décida à se faire auteur (car ses essais de jeunesse peuvent être aisément négligés) : c'est lui qui souleva en pleine Académie, au grand scandale de Racine, de Boileau et de La Fontaine, la fameuse querelle des anciens et des modernes, où il n'employa pas toujours, non plus que ses adver- saires, les meilleurs arguments, mais où il fit très bonne figure jusqu'au bout, et conserva en somme les honneurs de la guerre.
Cet érudit aimable, ce parfait galant homme, se plaisait aux récits simples et aux moralités indulgentes. Il commença par mettre en vers un de nos anciens fableaux, et non pas des meilleurs, qui avait déjà tenté Boccace et Chaucer, et que La Fontaine avait dédaigné : La marquise de Salusses ou la patience de Grisélidis (1691) : il en fit un petit poème élégant, agréable sujet de lecture pour l'Académie ou pour les salons du temps.
En 1694 parurent encore dans une bibliothèque étrangère (Recueil de pièces curieuses et nouvelles, La Haye, Adrien Moët- jens) deux autres pièces en vers : l'une était les Souhaits ridi-
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cules, tirés d'un vieil apologue déjà traité par Marie de France; l'autre, plus célèbre, était Peau d'âne, vieille légende populaire, transmise d'aire en âge sur les lèvres des nourrices. Perrault n'avait plus qu'un pas à faire pour trouver définitivement sa voie : heureusement il le fit, presque sans y prendre garde. Il continua à puiser dans le fonds populaire, mais il dépouilla ces récits des petites fanfreluches poétiques dont il avait d'abord été tenté de les orner, et qui en masquaient trop la naïveté : il les écrivit en prose. Dans le Recueil Moetjens de 16% et de 1697 parurent successivement la Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, la Barbe bleue, le Maistre chat ou le Chat botté, les Fées, Cendrillon ou la petite pantoufle de verre. Biquet à la houppe, le Petit Poucet, sans nom d'auteur. Il les réunit bientôt tous en un petit volume de 230 paires, chez Barbin (1697), qu'il publia sous le nom de son fils, P. Darmancour (Perrault d'Ar- mancour), âgé de dix ans. Ces huit ou dix courtes histoires sont, en un sens, le chef-d'œuvre de notre littérature romanesque, puisqu'elles sont assurées de plaire toujours à travers les âges, et de ne jamais manquer de lecteurs, tant qu'il y aura des enfants dans notre France.
On a fait de longues et savantes dissertations pour essayer d'expliquer quelle est l'origine des contes en général, et de ceux de Perrault en particulier. On s'accorde à peu près à reconnaître dans la prodigieuse diversité apparente des contes slaves, germaniques, celtiques ou autres la marque d'une même gestation initiale : ils seraient tous venus d'une source commune, très ancienne, voisine de l'enfance de l'humanité. Qu'ils aient une origine aryenne, ou plus particulièrement hindoue, ou qu'ils proviennent de ce qu'on a appelé une patrie mixte, c'est ce qu'il est difficile d'établir d'une façon indiscutable. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que l'on peut suivre à travers les siècles et les littératures la transformation mythologique de certains courants légendaires. On a donné de Peau d'âne, de la Belle au bois dor- mant, du Petit Chaperon rouge et de presque tous les contes de Perrault des interprétations cosmiques curieuses, mais en somme assez embrouillées, où l'on voit toujours le Soleil (le roi de Peau d'âne, le prince Charmant, Barbe-Bleue, etc.) poursuivant l'Aurore (Peau d'âne, la Belle endormie, la femme
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de Barbe-Bleue, etc.) et finissant généralement par tout inonder de ses rayons. Cendrillon aussi, le Chat botté et jusqu'à Riquet à la houppe sont ingénieusement ramenés à quelque mythe lumineux.
Charles Perrault, par bonheur, ne s'est point douté de tout cela, et c'est précisément ce qui fait le charme de ses petits récits. Il a puisé ces histoires autour de lui, dans le peuple, dans les familles, dépositaires des vieilles traditions nationales héritées des ancêtres. Il les a recueillies sur la bouche des mères endormant leurs nourrissons, et il ne s'est pas embarrassé de savoir quels rapports elles pouvaient avoir avec les antiques Védas. Le sous-titre du livre, Contes à la mère Loye, n'a rien de mythique. Qu'il s'agisse de la reine Pédauque de Toulouse, qui était « largement pâtée » comme une oie, ou bien qu'il s'agisse de quelque mère oie d'un antique fableau, contant des histoires à de jeunes oisons qui l'écoutent émerveillés, ma mère Loye, qui est représentée dans une vignette de l'édition princeps sous les traits d'une vieille filandière, est de bonne race française. Perrault a pu lire Béroalde de Verville, Bonaventure des Periers, Noël du Fail et Rabelais, peut-être Boccace, mais il n'a pas été chercher plus loin : il est fort douteux qu'il ait même connu les Nuits facétieuses de Straparole, et le Pentameron du chevalier Basile, où se trouvaient déjà traités quelquesuns de ses sujets. Il a conservé à ses contes un caractère purement national.
Il a surtout eu le bon goût de les traiter en toute simplicité.
La signature qui est au bas de la préface du volume semble indiquer qu'ils ne sont pas de lui, mais de son petit garçon.
Personne assurément ne sera tenté de prendre à la lettre une semblable affirmation. Qui sait pourtant si Perrault, qui adorait les enfants, ne s'est pas fait répéter à nouveau par son fils ces contes cent fois racontés, et s'il ne leur a pas conservé quelques traits authentiques de cette naïve rédaction? On le dirait presque à considérer la netteté un peu. sèche du style, le tour vraiment simple du récit. Tout y est joli et charmant, et pourtant il ne s'y trouve pas d'esprit, j'entends qu'il n'y a pas de cet esprit d'auteur qui se surajoute à l'esprit naturel des choses.
On y découvre même, à défaut de fantaisie personnelle, une
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logique instinctive, qui se fait sentir jusque dans l'emploi du merveilleux : on a fort ingénieusement remarqué que les fées de Perrault étaient cartésiennes et qu'elles se gardaient bien de faire sortir le carrosse de Cendrillon d'un autre objet que d'une citrouille, qui en annonce déjà la rondeur : de même que les chevaux du carrosse sortent de vulgaires souris, quadrupèdes comme eux. Il se trouve de plus dans ces récits un réalisme bourgeois fort savoureux, particulièrement accessible à l'enfance : il faut voir Peau d'âne prendre sa farine, Qu'elle avait fait bluter exprès Pour rendre sa pâte plus fine.
Son sel, son beurre et ses œufs frais, Et pour bien faire sa galette S'enfermer seule en sa chambrette,
non sans s'être d'abord « décrassé » les mains, les bras et le visage, et avoir bien vite lacé le beau corps d'argent qu'elle avait revêtu. C'est par cette extrême simplicité de ton, par cette logique dans le merveilleux, par cette fidèle observation du détail familier, que ces contes sont pour les enfants de vrais romans, bien supérieurs aux l'si/chr et aux Mdtrone (ïiïphrse dont l'art apprêté peut être goûté des seuls lettrés, fort peu naïfs, comme chacun sait.
La moralité de ces contes leur ajoute encore un prix tout particulier. Je ne parle pas de ces médiocres « moralités » en vers que Perrault a négligemment jetées, à la fin de chaque récit, et qui semblent avoir été faites bien plus pour l'amusement des salons que pour celui du petit Darmancour : ainsi l'histoire du Chaperon rouge met en garde les jeunes filles contre les loups doucereux qui pourraient les manger, celle de hi Belle au bois nous fait entendre
Que souvent de l'hymen les agréables nœuds Pour être différés n'en sont pas moins heureux.
Et qu'on ne perd rien pour attendre.
et ainsi de suite : ce sont là jeux d'esprit qui pouvaient plaire aux amies de Perrault, mais dont aujourd'hui nous nous soucions peu. La muette moralité qui ressort des récits mêmes est bien plus intéressante. Qui sont-elles, ces fées merveilleuses, les
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unes jeunes et belles, fadettes bienfaisantes, qui se penchent avec amour sur nos berceaux, les autres vieilles, édentées, jalouses, éternels trouble-fête de toutes nos joies, sinon, comme l'étymologie l'indique (fata ou fatua, du même radical que fari et fatum), les fatalités innées de notre nature, les penchants instinctifs qui se partagent notre être, qui se le disputent, qui le tirent en sens divers, les bons pouvant toujours cependant, si nous sommes habiles et de sang-froid, l'emporter sur les mauvais? A les interpréter ainsi, et sans qu'il soit besoin d'y découvrir aucun mythe solaire, les contes de Perrault offrent une ample matière à philosopher, et l'on n'est pas peu surpris de trouver presque dans ce cadre, en apparence puéril, un humble pendant aux Destinées de Vigny. Mais à ne considérer les fées, les ogres, les baguettes magiques, et les bottes de sept lieues que par le dehors, et par l'enchantement que tout ce merveilleux procure à l'imagination, les contes de Perrault exercent encore sur les jeunes lecteurs une bienfaisante influence : ils leur montrent un idéal, qui pour être un peu trop simple et naïf, n'en est pas moins consolant : ils inclinent les âmes à en goûter plus tard un plus noble. En attendant, que de pleurs essuyés avec l'histoire de Cendrillon ou du Petit Poucet, que de souffrances bercées, que de petits cœurs rassérénés !
Aussi ne faut-il pas en sourire : les fées, avec les anges gardiens, sont la religion des enfants.
Sans proclamer emphatiquement avec Théophile Gautier que « Peau d'âne est le chef-d'œuvre de l'esprit humain, quelque chose d'aussi grand dans son genre que l'Iliade et l'Énéide », il convient de faire au conte une place honorable dans l'histoire du roman. D'ailleurs l'œuvre de Perrault n'a pas été en son temps une tentative isolée : quand elle parut, elle se trouva satisfaire le goût bien déclaré du public. En effet, vers la fin du XVIIe siècle, se manifeste pour les féeries un engouement qui coïncide avec le développement anormal du roman historique, et aussi avec les inquiétudes menaçantes qui assombrissaient les esprits.
A côté des romans de chevalerie s'étaient peu à peu glissés dans la Bibliothèque bleue des contes populaires, qui annonçaient déjà ceux de Perrault. Chez la marquise de Lambert, chez la duchesse d'Épernon, chez Mlle d'Orléans, sœur du futur régent,
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dans bien d'autres salons encore, on composait, on lisait des contes de fées. A peu près en même temps que les Contes de ma mère Loye, paraissaient (1696), dans les Œuvres mêlées de Mlle L'H*** (Mlle Lhéritier de Villaudon), quelques jolies histoires dont l'une, les Aventures de Finette, l'adroite princesse, a mérité d'être souvent réimprimée parmi les œuvres de Perrault. Puis ce furent la Reine des fées de Preschac, les Contes des fées de la comtesse de Murat, de la comtesse d'Aulnoy, de Mlle de La Force.
de Mme d'Auneuil, etc. En 1699, l'abbé de Villiers (Entretiens sur les contes de fées) s'élevait contre ce débordement de féeries.
Ce qui n'empêcha pas les contes de pulluler, et de remplir peu à peu les quarante et un volumes in-8° du Cabinet des fées. La traduction des Mille et une Nuits, donnée par Galland de 1701 à 1708, n'avait fait que précipiter le mouvement. Hamilton, luimême, prit la plume pour conter à son tour des histoires qui fussent dignes de la Lampe merveilleuse et des Trois bossus de Bagdad. Il composa le Bélier, conte en vers et en prose, l'Histoire de Fleur d'Épine, sa plus jolie trouvaille en ce genre, Zénéyde, les Quatre Facardins, etc. Mais il y a en tout cela trop d'esprit, et trop peu de naïveté : cela ne vaut pas les simples histoires qu'avait jadis racontées à son père le petit Darmancour.
Le conte moral ou le roman d'éducation : le « Télémaque » de Fénelon. — De Cendrillon à Télémaqne, qui parut vers le même temps (1699), il y a moins loin qu'on ne pourrait le croire : il y a simplement la distance qui sépare le conte merveilleux, fait pour amuser l'imagination, du conte moral, destiné à former la raison et le cœur 1. L'un et l'autre sont nés du démembrement du roman primitif, qui aspirait à être universel et à satisfaire tous les goûts. Déjà, du tronc du roman d'aventures s'était détaché l'élément surnaturel pour constituer un sous-genre à part; de même va se détacher aussi l'élément moral, ou plutôt moralisant, qui tenait une assez grande place dans les œuvres de D'Urfé, de Gomberville et même de Mlle de
1. Fénelon d'ailleurs nous a montré lui-même le lien qui unit les deux genres, en composant ses Fables, où l'on trouve à côté d'épisodes poétiques (comme les Aventures d'Aristonoüs) de vrais contes de fées (comme l'Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante).
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Scudéry. En effet, la grande affaire de Silvandre, de Polexandre, de la sage Clélie elle-même, n'était pas de sentir ni d'agir; ils par-, laient surtout, ils dissertaient, ils prêchaient. Cette dissociation: d'éléments divers s'opérera pour le plus grand profit de deux genres, qui gagneront à mieux préciser leur objet et à mieux, connaître leurs propres ressources. Le roman d'éducation et le conte moral sont nés de là.
En composant les Aventures de Télémaque, Fénelon continuait, peut-être à son insu, l'œuvre d'un autre évêque, Pierre Camus, contemporain de François de Sales et de D'Urfé, et auteur d'un grand nombre de romans pieux, destinés à l'édification de ses ouailles. Mais combien se ressemblaient peu ces deux prélats, et leur œuvre littéraire! L'évêque de Bellev, tout imbu du mauvais goût et de la galanterie de l'époque, s'efforçait de mettre dans ses romans religieux la plus grande somme d'amour possible, pour gagner plus sûrement le cœur de ses lecteurs, et n'aboutissait qu'à faire des œuvres confuses, bizarres et ridicules. Au contraire, l'archevêque de Cambrai, dont le talent si souple avait été formé à l'école du grand siècle, et qui, jusqu'au milieu de ses chimères, conservait toujours son goût délicat et son aimable raison, a réussi, autant qu'il était possible, dans l'entreprise malaisée qu'il tentait. Son Télémaque, écrit pour le duc de Bourgogne, est assurément le meilleur des romans de ce genre, et reste un des livres marquants d'un siècle fécond en chefs-d'œuvre. Sans doute il n'a pas pu échapper aux défauts inhérents à tous les romans d'éducation : il manque à certaines des conditions essentielles du genre romanesque.
On sent trop que les axentures dont Télémaque fait le récit ou dont il est le héros ne nous intéressent guère par elles-mêmes,, mais ne sont imaginées que pour servir à la démonstration de quelques vérités morales.
L'auteur semble avoir vu lui-même la faiblesse d'une pareille conception et il a tâché d'y remédier, au moins mal qu'il a pu.
Il s'est efforcé de glisser au second plan, dans son livre, autant de romanesque que le lui permettaient le sujet traité et la robe qu'il portait. On trouve même, semé prudemment à travers l'ouvrage, et traité d'une plume chaste et discrète, du véritable amour, où l'auteur n'a pu s'empêcher de verser un peu de la
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tendresse de son cœur. Mais là n'était pas son but : Télémaque ne veut être qu'un roman d'éducation, et avant tout le manuel de gouvernement d'un prince qui peut bientôt être appelé à régner. L'imitation apparente de l'Odyssée et de l'Énéide, l'ingénieux remploi d'une foule de souvenirs antiques habilement enchâssés dans un cadre nouveau, ne doivent point faire perdre de vue le caractère très moderne de l'ouvrage et l'intention politique dont il est plein. Les conseils, les allusions sont à toutes les pages; tellement visibles, qu'on fit bien sentir à Fénelon qu'elles avaient été comprises. Ainsi entendues les Aventures de Télémaque se trouvent inaugurer dans l'histoire du roman un sous-genre nouveau, celui du roman politique ou philosophique, qui va fleurir au siècle suivant. Un élève de Fénelon, le chevalier de Ramsay, publiera en 1731 les Voyages de Cyrus ; l'abbé Terrasson, professeur de philosophie grecque et latine au Collège de France, donnera, en 1731, Séthos, Histoire et Vie tirée des monuments anecdotes de l'ancienne Égypte ; l'abbé Barthélemy en 1788 fera son fameux Voyage du jeune Anacharsis en Grèce. Mais ces descendants littéraires de Fénelon, surtout les deux derniers, ont un peu négligé le point de vue politique et moral pour verser du côté de l'érudition agréable. Ceux qui vont continuer vraiment le genre déjà illustré par Télémaque, ce seront les philosophes du XVIIle siècle. Ce sera l'ennuyeux Marmontel, quand il rédigera pour notre usage le cours de philosophie sociale que débite Bélisaire à l'empereur Justinien. Ce sera aussi, en un sens, Voltaire lui-même, quand il nous racontera les amusantes et suggestives pérégrinations de Candide et de Pangloss : mais là, le cadre de la légende ou de l'histoire a fait place à celui de la fantaisie pure. Il n'y a pas moins un lien secret qui unit entre eux tous les contes ou romans philosophiques du XVIIIe siècle.
De quel air Bossuet eût triomphé, s'il eût pu prévoir qu'à un Fénelon pouvait naturellement succéder un Voltaire!
IV. — Le Roman vers iyoo.
État du roman au commencement du XVIIIe siècle.
— Telle est la fortune du roman en France pendant la période
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qui correspond à l'épanouissement de notre littérature classique.
Le roman, qui n'est pas admis à la dignité de genre régulier, comme l'oraison funèbre ou la tragédie, jouit du moins, grâce à la demi-défaveur dont il est l'objet, d'une précieuse indépendance. Il continue à vivre, ce qui est quelque chose, et à vivre libre de toute contrainte gênante, à se développer dans le sens de ses aspirations propres : ce qui est un gage presque assuré de prochaine revanche.
La Fontaine et Perrault dégagent de l'ancien fatras romanesque le conte, mythologique ou populaire, genre badin, léger, spirituel, tout à la fois malicieux et naïf, épris de réalité et débordant de fantaisie, sachant prendre cent visages au gré de nos auteurs : c'est une veine bien française, qui est enfin retrouvée et qui désormais ne se perdra plus : le XVIIIe siècle sera l'âge d'or du conte. De son côté Fénelon allège aussi le fond un peu lourd du roman primitif des éléments purement didactiques qui l'encombraient : morale, philosophie, politique, science pourront dès lors être traitées à part sous une forme spéciale, qui prendra le nom de roman pédagogique ou d'éducation : genre faux, a-t-on dit, mais genre nécessaire, semblet-il, si l'on songe au succès des Robinsons et de tant d'autres.
Reste donc le vrai roman, celui qui n'a d'autre ambition que celle de nous plaire par la représentation de la vie, par l'évocation imaginaire d'un fragment de destinée possible : or ce roman, qui contient en lui l'essence même du genre romanesque, accomplit de sensibles progrès pendant cette période, en apparence assez peu brillante, qui va de 1660 à 1715. Il s'attache à la vraisemblance et à la brièveté ; il s'efforce lui aussi « de ne plus quitter la nature d'un pas » ; monographies sentimentales, nouvelles historiques, mémoires plus ou moins authentiques, toutes ces compositions de médiocre valeur, au milieu desquelles émergent ce pur chef-d'œuvre, la Princesse de Clèves, et deux ou trois autres livres estimables, sont du moins une excellente école pour le roman, qui y apprend à ne pas sortir hors de ses limites naturelles. C'est une époque de transition, laborieuse et féconde, plus remplie de bonnes intentions que de beaux résultats. En effet, ce qui manque le plus aux romanciers du temps, ce sont des sujets dignes d'être traités.
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En vain fouillent-ils tous les recoins de l'histoire et mettent-ils à profit les Mémoires les plus secrets, c'est toujours, ou peu s'en faut, sous des noms variés, la même aventure qu'ils nous servent : qu'il s'agisse de Don Carlos ou du prince de Condé, de Périclès ou du Grand Turc, les galanteries, les jalousies, les bonnes fortunes ou les insuccès amoureux de ces héros ne changent guère ; tous ces caractères se ressemblent, ou du moins sont ramenés à deux ou trois types. Quand on a lu n'importe lequel de ces romans, on les connaît tous. A cette vraisemblance factice, monotone et décolorée, qui fait l'unique fond de ces œuvres, il était nécessaire d'ajouter un peu de ce réalisme dont aucun roman ne peut se passer, et qui consiste dans l'observation directe de la vie, saisie sur le fait, et non pas à travers les livres. Cet apport nécessaire, qui va vivifier le roman, et lui faire enfin produire tous ses fruits, lui sera fourni par quelques-uns des genres classiques, alors sur la pente de la décadence. D'ailleurs, tous les accroissements successifs qui vont porter le roman à un si haut point de prospérité pendant tout le XVIIIe siècle proviendront du démantèlement de l'ancienne citadelle classique : comédie, tragédie, éloquence de la chaire, ode lyrique même, enrichiront de leur dépouille l'œuvre de Le Sage, de Marivaux, de Prévost, de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Ce mouvement d'évolution et, pour ainsi dire, de transfusion commence dès les premières années du siècle : mais il ne s'agit guère alors que de la comédie, et de ce genre « moral », illustré par les Caractères de La Bruyère.
Influence de la comédie. — Après Molière un profond changement s'était insensiblement opéré dans la comédie. La comédie de caractères semblait pour un temps épuisée : non pas, ainsi que le prétendra Voltaire 1, parce qu'il n'y a dans la nature humaine qu'une douzaine tout au plus de caractères vraiment comiques, et que Molière ne laissait rien à faire à ses successeurs, mais pour d'autres raisons plus certaines : parce que, Molière mort, personne ne se trouvera de taille à continuer son œuvre, et aussi parce que le goût du siècle à son déclin s'éloigne de la peinture de l'homme « général » pour s'attacher chaque
1. Siècle de Louis XIV, chapitre des Beaux-Arts.
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jour davantage à celle des mœurs contemporaines. En effet, au lieu d'un Harpagon, d'un Tartuffe, ou d'un Alceste, c'est-àdire de créations d'une large et profonde humanité, la comédie nous offre des bourgeois et des bourgeoises ridicules, entichés de noblesse ou d'argent, des marchandes à la toilette, des aventurières du demi-monde, des financiers éhontés, des laquais en passe de devenir des sous-fermiers, des chevaliers à la mode à la recherche de mariage fructueux, etc., c'est-à-dire non plus des types généraux représentant quelque trait permanent de l'humaine nature, mais des spécimens, très bien observés et fort amusants, des diverses conditions qui constituaient la société du temps. Les pièces de Regnard (même le Joueur et le Distrait), celles de Dancourt, si vives, si piquantes, d'un tour si parisien, celles de Dufresny, d'un comique plus doux, toutes celles de la comédie italienne, dont il nous reste de si jolis échantillons dans le recueil de l'Arlequin Gherardi, sont remplies de semblables silhouettes, et foisonnent de traits de satire dirigés contre des personnages de cette espèce. En d'autres termes, ce sont des comédies de mœurs, et le butin d'observations dont elles sont enrichies est une provision toute prête pour le roman en quête de matière. Déjà du temps de Scarron, le roman avait fait plus d'un emprunt au théâtre : mais à cette époque, la comédie étant encore grossière et bouffonne, très peu habituée à l'observation exacte des ridicules, le roman avait versé lui-même du côté de la fantaisie burlesque ou de la trivialité bourgeoise. La comédie des successeurs de Molière, beaucoup plus exacte et plus fine, va susciter le roman de mœurs. En effet, dès 1715, les analogies deviennent frappantes entre les deux genres : telles pages de Gil Blas ou de la Vie de Marianne sembleront détachées d'une scène de Regnard ou de Dancourt : on y retrouvera le mouvement du dialogue, les gestes et les attitudes des personnages, l'allure dramatique du style, rapide et très en dehors, enfin tout ce qui est la marque distinctive de la comédie : d'ailleurs Le Sage a écrit Turcaret avant Gil Blas, et Marivaux le Jeu de l'amour et du hasard avant la Vie de Marianne : chez eux, ainsi que dans l'ordre naturel des choses, la comédie a précédé le roman.
Influence des « Caractères » de La Bruyère. — Un autre voisinage a profité aussi au roman, celui du « genre moral »,
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qui a de si grandes affinités avec lui. Déjà, au temps de 31116 de Scudéry, portraits et maximes avaient passé sans effort dans le roman : vers la fin du siècle ces formes déjà vieillies font place à une autre plus variée et plus vive, celle des « caractères » : à M'" de Montpensier et au duc de La Rochefoucauld a succédé Jean de La Bruyère. De même que la comédie, les « caractères » vont devenir le champ d'études de ce réalisme exact et tempéré qui est un des signes nouveaux de la littérature de l'époque : ils ne seront guère autre chose qu'un immense répertoire de mœurs, c'est-à-dire des travers, des manies, des tics, des gestes, des goûts, des usages, des préjugés, qui distinguent l'homme moyen de 1688 : le tout non pas classé et étiqueté comme dans un traité de morale, mais diversifié et mêlé de mille manières, et réparti en une foule de combinaisons différentes, qui vivent, qui se meuvent, qui se colorent à nos yeux et prennent des figures humaines. Regardons-les défiler, ces silhouettes animées, qui se glissent les unes derrière les autres d'un pas si alerte.
Souvent nous ne les entrevoyons que de profil ou même de dos : nous conservons la vive impression d'une ligne, d'un trait mis en lumière, mais l'image a aussitôt disparu. D'autres fois aussi l'homme s'arrète un instant, nous pouvons le contempler un peu, nous apercevons des détails, nous pénétrons dans son for intérieur, nous devinons alors à moitié son histoire. D'où viennent les Gnathons, les Gitons, les Phédons, les Celses, les Mopses, les Onuphres et les Arfures? D'où ils viennent et où ils vont, l'auteur ne nous le dit pas toujours : mais à les voir ainsi faits, la mine luisante ou le teint hâve, gonflés par la richesse ou creusés par la pauvreté, égoïstes féroces, ou sots importants, ou hypocrites raffinés, à les regarder monter en carrosse, ou se moucher, ou cracher, ou entrer à l'église, ou se mettre à genoux, nous imaginons volontiers les romanesques aventures au milieu desquelles se sont formés leurs caractères, et qui les attendent encore à chaque pas dans la vie. Dans le caractère d'Onuphre il y a quatre ou cinq romans en germe, indiqués d'un trait rapide, et dont le faux dévot, si minutieusement analysé par l'auteur, serait le héros. Dans le chapitre Des femmes, on trouve en trois pages un vrai roman en raccourci : c'est l'histoire d'Émire, la belle insensible, qui après avoir
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repoussé les hommages des amants les plus passionnés, se consume, le cœur dévoré de jalousie et la raison égarée : qu'Emire vive à la cour des Valois et s'appelle la comtesse de Chateaubriand, et qu'une femme d'esprit écrive son histoire, non pas en trois pages, mais en trois cents, et nous aurons une « nouvelle » plus ou moins historique, comme il y en a eu un si grand nombre à cette époque. Les ennemis de La Bruyère lui reprochaient aigrement de n'avoir mis entre les morceaux de son livre d'autre lien que le fil de la reliure : vienne un auteur qui couse entre eux ces lambeaux épars avec du fil de roman, c'est-à-dire qui les ajuste un peu, les coordonne, et les groupe autour d'une intrigue quelconque, et l'on aura, sinon un roman de Balzac, du moins un roman de Dufresny ou, ce qui vaut mieux, un roman de Le Sage.
Les « Amusemens sérieux et comiques » de Dufresny.
— Les Amusemens sérieux et comiques (1699) de Dufresny ne sont guère autre chose. Ce Dufresny était un joyeux garçon, viveur, bohème, dépensier, toujours à court d'argent : il avait quelques bonnes raisons de croire qu'il descendait de Henri IV, ce qui ne l'empêcha pas, un jour de détresse, d'épouser sa blanchisseuse à qui il devait trente pistoles. Un pareil homme, aussi peu soucieux de mettre de l'ordre dans son existence, était bien incapable d'en mettre dans sa littérature. De fait, il a écrit quelques jolies comédies, alertes et spirituelles, mais qui valent plus par le détail que par l'ensemble. Il a composé de même un petit roman, d'un tour dégagé et impertinent : ce sont les Amusemens sérieux et comiques. Mais, en réalité, est-ce bien un roman? C'est une série de douze chapitres, de douze « amusements », comme les a intitulés l'auteur, où nous trouvons un peu de tout : quelques pittoresques peintures du Paris d'alors, de l'Opéra, des promenades, de l'Université, des tripots de jeu, des cercles bourgeois, avec de plaisantes silhouettes qui viennent animer le fond du tableau, des scènes de comédie détachées, des lambeaux de récits, et surtout maintes réflexions satiriques sur le mariage, sur les femmes, sur la société tout entière : c'est un véritable pot-pourri, assez agréable, où l'auteur se moque un peu de nous et de lui-même, comme faisaient jadis Scarron et Furetière. Pourtant Dufresny a voulu se piquer de quelque
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régularité dans cet ouvrage, et il a imaginé un motif assez heu- reux pour relier les uns aux autres ces fragments épars; à partir du troisième « amusement », il introduit un Siamois, tombé des nues au milieu du chaos bruyant de la rue SaintHonoré, et il en fait son compagnon de voyage à travers la ville et la cour. Ce Siamois se fait expliquer ce qu'il voit, et il dit en même temps l'impression que font sur son âme peu civilisée les spectacles qu'il a sous les yeux; il s'étonne souvent, il admire quelquefois, mais surtout il raille finement ces mœurs si différentes des siennes, et non pas meilleures ni plus raisonnables.
Ce Siamois, en tant que héros de roman, nous intéresse peu; il n'a pas de caractère ni de figure; on ne sait qui il est; on l'oublie au détour d'un chapitre, et on le retrouve sans savoir pourquoi au chapitre suivant; il n'est pas un homme, mais un artifice de composition. Pourtant, tel qu'il est, il vaut la peine d'être noté : il annonce les Persans de Montesquieu, les Huions de Voltaire, les Natchez de Chateaubriand, et, d'une façon générale, tous les bons sauvages que nos philosophes vont appeler si souvent en témoignage contre notre civilisation.
Prochaine renaissance du grand roman. — Dufresny est à peine un romancier. Mais celui qui devait redonner au roman son sang et sa gloire va bientôt venir. Il fallait un homme, élevé à l'école du siècle de Louis XIV, héritier direct de Molière, de La Bruyère et en général de tous les grands réalistes de l'âge classique : moins grand qu'eux pourtant, et moins artiste, mais aussi plus affranchi des règles trop étroites qui avaient favorisé certains genres aux dépens de certains autres, et gêné pendant cinquante ans les libres efforts du roman.
Il fallait aussi que cet homme, soit par la faute de son génie, soit par celle des circonstances, se détournât de la comédie, où le portaient naturellement ses goûts, pour se rejeter du côté du roman, et faire profiter ce genre, encore neuf, des ressources qui s'accumulaient et se gaspillaient hors de lui. Il commencera par réunir d'une main nonchalante et maladroite les éléments épars, et par les jeter pêle-mêle dans le premier cadre venu, emprunté aux Espagnols, dont la vogue alors renaissait : c'est le Diable boiteux (1707). Puis, enhardi par le succès, décidément brouillé avec la haute comédie, il consacrera à une œuvre
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de longue haleine, patiemment élaborée pendant vingt-cinq ans, tous les trésors d'observation qu'il aura puisés dans les livres et surtout dans la vie : cette fois il n'imitera directement personne, il sera lui-même, et il écrira le roman humain et vrai que l'on attendait depuis longtemps et qui assure définitivement la victoire du genre : c'est Gil Blas, qui commence à paraître en 1715. Là aboutissent les efforts d'abord magnifiques et confus, puis laborieux et utiles du roman du XVIIe siècle : par son style, par sa philosophie, par beaucoup de ses racines, Gil Blas tient étroitement à la littérature classique d'où il est sorti. Mais là aussi se manifeste clairement pour la première fois la maîtrise d'un genre nouveau, que les théoriciens de l'école classique avaient ignoré ou du moins méconnu, et qui s'affirme, se constitue sur des bases solides, prend conscience de son être et de son domaine propres, et se taille orgueilleusement sa part dans les autres genres qui l'étouffaient. Le trait le plus caractérisque de toute la littérature du XVIIIe siècle sera peut-être cette marche en avant, ininterrompue et triomphante, du roman.
BIBLIOGRAPHIE
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Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Philippe de France, duc d'Orléans, Amsterdam, 1720. — Œuvres de Madame de Villedieu. 12 volumes, Paris, chez Barbin, 1702. — Mémoires de la Cour d'Espagne, par Madame D***, Paris, 1799. — Mémoires de M. d'Artagnan, capitaine lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du Roy, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand, 3 volumes, Amsterdam, chez P. Rougé, 1700. —
Mémoires de la vie du comte de Gramont, contenant particulièrement l'histoire amoureuse de la cour d'Angleterre sous le reigne de Charles II, Cologne, chez Marteau, 1713. — Les Amours de Psyché et de Cupidon, par M. de La Fontaine, Paris, chez Barbin, 1669. — Histoires ou contes du temps passé, avec les moralitez. Contes de ma mère loye, Paris, chez Barbin, 1697 (Le pri-
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vilège est au nom du sieur P. Darmancour). — Cabinet des fées, ou Collection choisie des contes de fées et autres contes merveilleux, 41 volumes, Amsterdam (Paris), 1785-1789. — Suite du quatrième livre de l'Odyssée d'Homère, ou les aventures de Télémaque, fils d'Ulysse, Paris, chez Barbin, 1699 (édition interrompue après la page 208). — Les Aventures de Télémaque par La Mothe Fénelon, première édition conforme au manuscrit de l'auteur, avec un discours sur la poésie épique par Ramsay, Paris, chez Estienne et Delaulne, 1717. — Les Amusemens sérieux et comiques, Paris, 1699. — Le Diable boiteux, Paris, chez Barbin, 1707. — Le Diable boileux (édité par M. Anatole France), Paris, 1878.
Critique. — Sur la littérature romanesque en général : D. Huet, Traité sur l'origine des romans (avec Zayde), Paris, 1670. — Gordon de Percel, De l'usage des romans, où l'on fait voir leur utilité et leurs différens caractères, avec une bibliothèque des romans, Amsterdam, chez la V de Poilras, 1734. — Abbé Lenglet du Fresnoy (ou Gordon de Percel), l'Histoire justifiée contre les romans, Amsterdam, 1735.
Sur la littérature romanesque de 1660 à 1715 : — Louandre, Les conteurs français au XVIIe siècle (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1874).—H. Koerting, Geschichte des franzôsischen Romans im XVII. Jahrhundert, 2 vol.
Leipzig et Oppeln, 1886. — A. Le Breton, Le roman au XVIIe siècle, Paris, 1890..— F. Brunetière, Le roman an XVIIe siècle (Revue des Deux Mondes, 1890). — P. Morillot, Le roman en France de 1610 jusqu'à nos jours, Paris, 1894. — Paul Janet, Le roman en France (Journal des Savants, avril 1895).
Sur les Lettres portugaises : E. Asse (Préface de l'édition des Lettres portugaises), Paris, 1873.
Sur Segrais : Brédif. Segrais, sa vie et ses œuvres (thèse), Paris, 1863.
Sur Mme de La Fayette : Mme de Sévigné, passim (voir l'index de l'édition Monmerqué). — Taine (article dans les Essais de critique et d'histoire).
— Sainte-Beuve (article dans les Portraits de femmes). — Domenico Perrero, Lettere inedite di Madame di Lafayette (Russegnn settimanale, 30 mars 1879), Turin. — Arvède Barine, Madame de La Fayette d'après des documents nouveaux (Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1880). — Félix Hémon, Une enquête littéraire (Rev. polit, et lilter., 3 mai 1879). — La vraie Madame de la Fayette (ibid., 2 oct. 1880). — D'Haussonville, Mme de la Fayette (Collection des grands écrivains français, Paris, 1891).
Sur Mme de Villedieu : Tallemant des Réaux, Historiettes (t. VII de l'édition Monmerqué et Paulin Paris). — B. Hauréau, Histoire littéraire du Maine, IV.
Sur Courtilz de Sandras : Niceron, Mémoires, II. — Jean de Bernières, Le Prototype de d'Artagnan (Revue polit. et littér., 10 mars 1888).
Sur Hamilton : Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, I. — Sayous, Histoire de la littérature française à l'étranger depuis le commencement du XVIIe siècle. — Taine, Histoire de la littérature anglaise, III, 1.
Sur Perrault et les contes de fées : Walkenaër, Lettres sur les contes de fées, Paris, 1862. — H. Husson, La chaîne traditionnelle, Paris, 1874. —
André Lefèvre, Essai sur la vie et les œuvres de Ch. Perrault. — La mythologie dans les contes de Perrault (en tête de l'édition des Contes). — Arvède Barine, Les contes de Perrault (Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1890).
Sur Fénelon (Télémaque) : Ramsay, Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon, Paris, 1723. — Paul Janet, Fénelon, Paris, 1894.
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CHAPITRE XI
LA LITTÉRATURE ÉPISTOLAIRE AU XVIIe SIÈCLE1
I. — Les divers moments et les divers groupes.
La France devait avoir une littérature épistolaire, et fort originale, si du moins les qualités qui plaisent dans toute lettre, naturel, vivacité, amabilité expansive, sont précisément celles qu'on ne dénie guère à la société française. Les autres peuples, par leurs poètes, leurs orateurs, leurs philosophes ou leurs historiens, nous égalent ou nous surpassent ; ont-ils eu, auront-ils jamais leur Sévigné?
Et, d'autre part, cette littérature devait briller dès le XVIIe siècle, puisque dès lors se forme et se propage en France l'esprit de société, et jeter à cette époque un éclat qui plus tard sera peut-être atteint, mais non dépassé, puisque alors surtout cet esprit régna et rayonna dans sa jeune nouveauté. Avant cet âge, en France du moins, les salons n'existent pas, les cercles ne sont pas constitués, les causeries mondaines et les correspondances, ces causeries à distance, sont à tout moment interrompues et interceptées par la guerre civile et religieuse : en un mot le terrain manque où puisse s'épanouir la tige épistolaire.
Après cet âge, elle ne cessa pas sans doute de produire, mais
1. Par M. Émile Trolliet, professeur au collège Stanislas.
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sous des souffles venus de la politique, de la philosophie ou même de l'étranger, ses nouvelles floraisons perdirent en fraîcheur et en attrait ce qu'elles gagnaient en variété. Par moments, je le reconnais — peut-on oublier les lettres d'une Lespinasse ou d'une Eugénie de Guérin? — elle s'enrichit ou se rajeunit d'une sève de passion ou de mysticisme, mais jamais plus qu'au siècle de Mme de Sévigné elle ne fut purement et pleinement française, elle n'eut le charme, le sourire, la lumière.
Les divers moments. — Mais si dans l'histoire de la littérature épistolaire en France, le XVIIe siècle reste la page inimitable, cette page a des alinéas de mérite inégal. Le chef-d'œuvre, en tout, est toujours précédé d'ébauches imparfaites, sinon infructueuses. Pour faire une Sévigné il faut plusieurs Voiture et plusieurs Sablé, de même que Corneille suppose quelques Garnier et quelques Mairet, et que les Camus et les Godeau sont la rançon antérieure et peut-être obligatoire des Bossuet et des Fénelon. Comme tous les autres genres, le genre épistolaire, dans tout le cours du XVIIe siècle, connut donc diverses étapes ou divers moments, quatre au moins.
Dans le premier quart ou le premier tiers du siècle — ici, on le conçoit, des dates précises ne répondraient pas à la réalité, et si les frontières qui séparent ces diverses périodes existent réellement, elles sont toutefois et forcément un peu flottantes et insaisissables — les lettres les plus intéressantes sont écrites par des hommes d'action. Qu'ils soient des chefs d'État comme Henri IV et Richelieu, des chefs d'école comme Malherbe, ou des fondateurs d'ordre monastique et charitable, comme saint François de Sales, saint Vincent de Paul, ils ne songent point dans leur correspondance à faire œuvre d'art, mais à continuer et à compléter par elle leur œuvre gouvernementale, littéraire ou chrétienne. Pour eux, la lettre n'est pas le but, mais le moyen.
Dans le deuxième quart du siècle apparaît la génération des épistoliers de l'hôtel de Rambouillet. Ils travaillent une lettre comme un joyau. Ils font d'elle, non un fragment de vie, mais un morceau de style.
Dans la troisième partie du siècle, le style précieux fait place au style de l'honnête homme. Les diverses correspondances, comme alors la poésie, le théâtre ou l'éloquence, vivent de
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naturel et de simplicité. Simplicité courte et sèche chez BussvRabutin, simplicité pétulante et débordante chez Mme de Sévigné, qui a bien pu écrire une ou deux lettres avec une plume trempée tout exprès dans l'encrier des précieuses, mais qui a mis dans toutes les autres, sans presque le vouloir et le savoir, tout le trop-plein de son cœur maternel et tout le pétillement de son spirituel génie. Avec elle et sa génération, la littérature épistolaire du siècle a son midi et son après-midi radieux.
Puis ce fut le couchant. La représentation d'Esther (1689) semble clore la période d'éclat et ouvrir la période de repentir, qui se prolongea jusqu'à la mort du roi et à la retraite de Mme de Maintenon (1715). L'ennui se glisse dans les correspondances comme la défaite dans les armées et la dévotion dans les âmes.
Le bon sens triomphe toujours, mais c'est le bon sens timide et désenchanté d'une Maintenon, non plus la raison vive et souriante d'une Sévigné. Aux lettres de la séductrice succèdent les lettres de l'institutrice. Pourtant il a sa grandeur, ce crépuscule pensif d'un beau siècle épistolaire. Sur les ruines et les tombes s'élève la maison de Saint-Cyr, asile pour la jeunesse, espoir pour le lendemain.
Les divers groupes. — Mais ces divisions d'ordre chronologique, qui marquent, entre les divers recueils de lettres, des dissemblances réelles, n'atteignent pas encore les différences les plus essentielles et les plus profondes. Celles-ci tiennent moins à l'époque où vécurent les auteurs de toutes ces correspondances, qu'à leur profession, leur situation, leur monde, leur groupe. Tel style épistolaire, tel rôle dans la société, d'autant que la diversité de la vie sociale éclate plus manifestement et plus complètement dans les lettres que dans toute autre production de l'esprit. La tragédie, la comédie, l'éloquence, par là même qu'elles s'adressent à des hommes assemblés et en représentation, nous livrent un ensemble plutôt que des distinctions et des détails. Toute œuvre qui est destinée au grand public est une synthèse plutôt qu'une analyse. Bien plus, les Maximes, les Caractères, les Mémoires, tout en nous faisant pénétrer dans la vie mondaine et la vie privée du siècle, nous le montrent sous des points de vue intéressants, pénétrants, mais anguleux, limités, et trop intentionnels pour être toujours exacts.
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Seules, les diverses correspondances en sont un écho complet et fidèle; complet, car de toutes les régions de cette société sont partis un ou plusieurs paquets de lettres ; fidèle, car ceux même qui étaient des épistolaires précieux étaient sincères dans leur erreur, traduisant naïvement un défaut raffiné.
C'est ainsi que la variété des recueils qui survivent aujourd'hui nous rend la variété des groupes qui vécurent alors. Ces groupes surgissent de la pénombre, un à un : celui des rois et des politiques; celui des grands écrivains; celui des saints et des évêques, des jansénistes et des jésuites, tous pasteurs d'âmes en ce siècle croyant; celui des indépendants, qui dans ce concert chrétien jettent une note sceptique, ou au contraire dans ce concert de fêtes jettent une note pénitente; celui des mondains, qui est nécessairement le plus riche et le plus complexe et qui se subdivise lui-même en deux camps, le camp du bel esprit et le camp du naturel; enfin, par-dessus tous ces groupes, un couple, un couple féminin et incomparable, Mme de Sévigné et Mmo de Maintenon.
Le groupe des rois et des politiques. — Le premier de ce groupe, par la date, mais aussi, semble-t-il, par ses brillantes qualités d'esprit et de style, c'est Henri IV. D'autres ont pu écrire des lettres d'un mérite égal aux siennes, mais sans y mettre une égale séduction. Il prend les cœurs comme il prenait les villes, en se jouant et en courant. Il y a dans ses lettres une bonne grâce contagieuse et comme un élan d'àme irrésistible.
Elles ont l'accent de la bravoure; elles sonnent déjà la victoire.
« Hâte, cours, viens, vole : c'est l'ordre de ton maître et la prière de ton ami 1. » Est-ce le Béarnais qui parle ainsi, ou Don Diègue? Le Béarn est d'ailleurs sur le chemin de l'Espagne; et voilà qu'en un sens Henri IV est sur le chemin de Corneille
Celles de Louis XIV n'ont pas un entrain pareil, mais peutêtre qu'elles ont encore plus d'intérêt historique, et même littéraire. Elles complètent la figure de ce roi, et donnent le ton du règne. La justesse d'esprit et de langage caractérise toute la correspondance de Louis XIV comme toute la littérature de
1. Lettre à M. de Batz, 12 mars 1586.
2. Sur l'importance politique des lettres de Henri IV, voir ci-dessus, t. III, p. 5G3.
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son temps; et s'il y a du Corneille dans les lettres de l'aïeul, il y a du Racine dans celles du petit-fils. Mais pas plus chez le roi que chez le poète, la bienséance n'exclut la variété et la vie.
Louis XIV sait tour à tour dans ses lettres réprimander avec mesure, récompenser avec affabilité, complimenter avec une exquise courtoisie, — la courtoisie lui était naturelle comme à Henri IV la chevalerie—; ailleurs rencontrer le sourire, le détail plaisant, le trait pittoresque 1; ailleurs enfin dépêcher, en un billet laconique, toute une déclaration de guerre, motivée en cinq mots qui sont autant d'arguments, décisifs comme une sentence et foudroyants comme une invasion2. On sait la haute conception qu'avait Louis XIV de son métier de roi : de là tour à tour dans ses lettres la fierté quand il parle à un ennemi au nom de la France, la perspicacité quand il parle à un allié au nom de deux royaumes. Relisons sa correspondance avec son petit-fils, le roi d'Espagne3; c'est là surtout, peut-être, qu'on saisit toute la distance qui sépare un Louis XV d'un Louis XIV, qui eut des lacunes dans son esprit, des intolérances dans son gouvernement, des fautes dans sa vie, mais qui n'a jamais permis à ses faiblesses d'attenter à sa fonction et à des femmes de supplanter le roi.
Cette fière maîtrise de pensée et de style, Richelieu l'avait déjà, même dans sa correspondance, si l'on en juge du moins par les lettres, qui souvent sont signées Louis XIII, presque toujours sont rédigées par Richelieu. Ici Richelieu est tout, la plume et l'esprit, la main et la tète. Ce ministre est l'inspirateur et le roi n'est que l'élève. On reconnaît à toute ligne le génie impérieux du cardinal. Il a le ton d'autant plus autoritaire qu'il ne tient pas de la naissance son autorité. Telle lettre est sur ce point bien significative. M. de Toiras tenait dans l'île de Ré contre les Anglais : Louis XIII et Richelieu lui écrivent4 de ne se rendre à aucun prix. Or, la lettre, qui est de la main de Richelieu, est menaçante pour les « gens assez làches » qui parlent de capituler, tandis que les quelques mots que Louis XIII ajoute de
1. Lettre à Mme de Maintcnon (4 novembre 1696).
2. Lettre au duc de Savoie, Victor-Amédée (septembre 1703).
3. Philippe V et la cour de France, par A. Baudrillart, 2 vol., passim.
4. Lettre du 28 septembre 1627.
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sa propre main sont encourageants pour « les braves gens » qui endurent tant pour le roi. La lettre laisse deviner le justicier, et le post-scriptum ferait croire que Louis XIII, dit le Juste, avait en partie la cordialité, le cœur de son père. Mais plus Richelieu commandait à tous en maître, plus il était lui-mème le serviteur de l'État. Il gouvernait, mais en se sacrifiant le premier à son idéal de gouvernement, admirable d'unité et de grandeur. Qu'on relise à ce propos les lettres 1 adressées par Richelieu au roi ou aux ambassadeurs au lendemain de la Journée des Dupes, et l'on y verra que s'il tenait à son poste, c'est qu'il tenait à son œuvre nécessaire à la France, à cette fonction qui usait le fonctionnaire, mais sauvait le pays.
Dans ce groupe politique et diplomatique, qui trouvons-nous encore au XVIIe siècle? Derrière Richelieu, le chef de file, se présentent à nous Hugues de Lionne, dont les dépêches ont tant de précision forte et lumineuse ; le comte d'Avaux, au goût si peu sûr, mais au patriotisme éclairé et ardent2: le comte de Guilleragues qui, d'après Boileau, son ami, savait, en vrai diplomate, tour à tour parler et se taire3, mais qui aussi savait écrire avec finesse et penser avec originalité4; le marquis de Feuquières et le cardinal d'Estrées, ambassadeurs de Louis XIV, l'un en Suède et l'autre à Rome, et qui, dans une langue discrète, mais vive et instructive, renseignaient leur maître ou sur la cour taciturne et à demi barbare de Charles X5, ou sur la cour du pape, semée d'intrigues et de guets-apens6. Et qui encore dans ce groupe d'hommes d'action dont le chef de chœur est Henri IV? Quelques glorieux soldats, entre autres Condé; derrière le vainqueur d'Ivry marche le vainqueur de Fribourg. Les lettres de Condé sont d'un écrivain excellent, hôte et ami des grands écrivains.
Moins humanistes, Catinat et Vauban laissent voir, dans leurs lettres ou rapports, plus d'humanité et aussi plus de patriotisme; et à ce double titre, ils méritent d'être relus.
Le groupe des grands écrivains. — Ce groupe est fort nombreux. Ces écrivains sont une élite sans être une mino-
1. Lettres du 12 et du 17 novembre 1630.
2. Lettre du 29 août 1646.
3. Boileau, Épître V.
4. Lettre du 9 juin 1684.
5. Lettres du 26 avril 1676, du 24 janvier 1680.
6. Lettre du 29 juin 1688.
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rité. Malherbe, Descartes, Corneille, Pascal, Retz et La Rochefoucauld, Racine, Boileau et La Fontaine, Bossuet et Fénelon, La Bruyère et Saint-Simon, tous les classiques du XVIIC siècle, sauf Molière, ont laissé des lettres. Elles sont d'un grand prix.
Si elles ne nous montrent pas tout le génie de leurs auteurs, elles nous en donnent en partie l'explication et la genèse.
Ce génie est particulièrement étudié en d'autres chapitres de cet ouvrage : je me bornerai donc ici à résumer d'une part ce que l'histoire psychologique des grands écrivains doit à leur correspondance, d'autre part ce que l'histoire de la littérature épistolaire au XVIIe siècle doit aux lettres des grands écrivains.
Est-il vrai de dire que les lettres de chacun d'eux, beaucoup mieux que toutes les autres œuvres, nous montrent non « l'auteur », mais l' « homme »? C'est ici, je crois, qu'il faut se garder de toute exagération. En quoi les requêtes besogneuses de Corneille nous traduiraient-elles les vrais sentiments du poète qui fit le Cid, plutôt que le Cid? En quoi les exhortations bourgeoises adressées par Racine à son fils nous livreraientelles l'homme qui était sous le tragique, plutôt que Phèdre? Il semble, au contraire, que ces deux poètes ne sont eux-mêmes que lorsqu'ils ne sont pas prisonniers de la réalité prosaïque, si touchante que puisse être la misère de l'un, et si attachante la simplicité de l'autre. Dix vers de Corneille et de Racine peuvent nous en dire plus long sur leur nature intime que toutes leurs lettres, eussions-nous de l'un et de l'autre la correspondance complète. Quelque bien qu'on puisse penser et dire des lettres familiales écrites par Racine dans les dernières années de sa vie, il faut reconnaître qu'elles nous livrent un génie mutilé, tandis qu' Athalie nous offre à la même époque un génie intact et achevé.
-. Ces lettres de la vieillesse et de la retraite n'en dévoilent pas moins chez l'auteur de Britannicus tout un coin d'âme pieuse et pénitente, comme les lettres de la jeunesse et de la période mondaine nous révèlent, celles datées d'Uzès, un bel esprit sentimental, et celles dirigées contre Port-Royal un bel esprit mordant, qui aurait pu devenir méchant. Et de même, les lettres de Corneille accusent les côtés naïfs et gauches de son génie. Celles de Malherbe sont bien d'un chef d'école qui professe, même en
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prose, une haute idée de soi1; celles de Descartes, d'un fondateur de doctrines, qui peut badiner un moment, mais alors même garde le goût du silence méditatif et des problèmes psychologiques. Les lettres de Pascal nous apprennent qu'il fut apôtre dans sa famille et avec ses amis 2 tout en l'étant dans ses écrits.
Par les siennes Paul de Gondi laisse percer le masque du comédien sous le chapeau du cardinal, et l'originalité de l'écrivain sous l'ingéniosité du politique. La Rochefoucauld garde l'habitude de la sobriété, même dans un genre qui ne l'exige pas comme les Maximes. La correspondance de Boileau nous montre son àme droite et son humeur chagrine; celle de La Fontaine, son penchant vers la galanterie, qui, chez Voiture, tournait à la manière, et chez lui tourne en grâce; celle de La Bruyère et celle de Saint-Simon, l'honnête résignation du premier, la sourde révolte du second. Enfin, les lettres de Bossuet et de Fénelon furent le plus souvent pour tous les deux comme un prolongement de la chaire ou du confessionnal.
Ainsi, les lettres de ces écrivains complétaient ou préparaient leur œuvre, et si elles ne dévoilent pas dans leur âme des régions très nouvelles ni très profondes, — la discrétion est partout au XVIIe siècle, même dans les genres qui sont indiscrets par essence, — elles montrent les régions connues sous une clarté plus directe et plus précise. Mais si elles sont instructives pour la postérité, elles étaient déjà efficaces pour les contemporains.
Elles assurèrent et redressèrent le goût épistolaire. Elles créèrent un courant parallèle à celui inauguré par les lettres d'un Balzac et d'un Voiture, et qui devait définitivement exclure ou absorber le premier. Elles apprirent à écrire, non pour bien dire, mais pour dire quelque chose. Elles mirent à la mode le sérieux dans le fond et le naturel dans le style. Si le mot d'ordre, en fait de justesse, vint du roi, il vint aussi des rois de la pensée.
Le groupe religieux. — Il vint surtout des grands chrétiens du siècle. Si François de Sales a un faible pour l'image fleurie et le diminutif gracieux, même dans ses lettres de direction monastique, elles n'en sont pas moins d'un apôtre ardent et au besoin énergique. Des lettres d'un Vincent de Paul, même
1. Lettres du 10 de septembre 1625, du 14 d'octobre 1626, etc.
2. Voir surtout les lettres à ses sœurs et à Mlle de Roannez.
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tout soupçon de rhétorique a disparu. Il n'est pas bien disant, mais bienfaisant. Il ne songe pas à glaner de jolies comparaisons, mais à faire sa moisson de pauvres pour les secourir et de pécheurs pour les sauver. Il va les chercher dans les coins les plus sordides de la société et dans les pays les plus reculés du monde. Pour soulager les misérables, il a les petites sœurs, et pour catéchiser les gentils, il a les missionnaires. A cette double armée de collaboratrices et de collaborateurs, il souffle la passion de la charité et le mépris du style. Par ses conseils il les détourne1 de toute vaine et théâtrale éloquence, et aussi par son exemple.
Il leur écrit des lettres rudes de langage, mais sublimes de prosélytisme : souvent même le sublime passe du fond à la forme.
Vincent de Paul a des trouvailles et des familiarités saisissantes qui devancent les peintures rapides et colorées d'un Bossuet 2.
Par son appétit d'humilité et d'apostolat, sainte Chantal fut la digne émule de ces deux saints. Elle a dans ses lettres des images poétiques comme en avait son illustre ami, l'évêque de Genève, tandis qu'on y trouve aussi cet accent de vérité qui devait rendre si vivantes les lettres de son illustre petite-fille, Mme de Sévigné 3. La lettre 4 où elle dit quel fut l'état de son àme, lorsqu'elle apprit la mort de saint François de Sales, fait songer à la lettre 5 où Mme de Sévigné nous dépeint la douleur de Mme de Longueville apprenant la mort de son fils. Du reste, sa folie de la Croix ne supprimait pas en elle ce fonds de raison et de bon sens pratique qui devait rester un héritage de famille.
Quand elle conseillait à sa fille d'épouser M. de Toulongeon qui avait « quelque quinze ans » de plus que la fiancée, mais de « grands appointements du Roi », elle devançait sans doute la mère de Mme de Grignan, qui dut, par des arguments de cette sorte, persuader à sa fille d'épouser une brillante situation plutôt qu'un homme jeune et séduisant.
Moins raisonnables et moins soumises à l'ordre social ou ecclésiastique sont les lettres des jansénistes : on y reconnaît au contraire à chaque ligne l'obstination invincible et l'exaltation
1. Lettre à un missionnaire (1638).
2. Lettres à M. du Coudray, 16 février 1634, à M. Martin, 26 novembre 1655.
3. Lettre à sa fille, 1622; à une religieuse.
4. Lettre du 20 février 1623.
5. Lettre du 20 juin 1672.
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héroïque des pieuses âmes réfugiées à Port-Royal. Toutefois, il faut se garder de croire qu'il n'y ait eu dans l'entourage des Solitaires que rigidité et stoïcisme. Si dans ses lettres le grand Arnauld garde le ton d'un lutteur et le style d'un ascète, le doux M. Hamon, celui qui aimait et qu'aimait le « petit Racine », fut un élégiaque dans les siennes, comme son jeune ami l'était dans ses vers. Une Jacqueline Pascal écrit ses lettres dans l'ivresse du sacrifice, mais une Gilberte Pascal (Mme Périer) a une plume moins emportée.
La correspondance des jansénistes est en général apostolique, celle des jésuites est le plus souvent académique. Ainsi le P. Rapin (1621-1687) et le P. Bouhours (1628-1702) ont du goût, de la finesse, de l'élégance, peu de préoccupations austères et saintes. Ils songent moins souvent à la conversion des pécheurs qu'à la conversion des modernes au goût antique. Comme avec ces deux esprits honnêtes, mais superficiels, qui brillèrent dans les collèges de jésuites, au milieu des salons et au seuil des académies, nous sommes loin de cette grappe d'âmes qui poussait, dans la solitude de Port-Royal, sur la vigne du Seigneur!
Faut-il encore nommer dans ce groupe l'abbé de Choisy (1644-1724), encore moins apostolique et plus amoureux de l'élégant et du joli; Fléchier, qui est, au contraire, dans ses lettres, beaucoup plus évangélique que dans ses Oraisons funè- bres; sœur Louise de la Miséricorde, dont les lettres écrites au moment de ses adieux au monde sont d'une émotion péné- trante? On y entend le cri suprême de l'oiseau timide et blessé, on y surprend 2 les mélancolies de l'âme qui veut mourir au monde et ne le peut encore sans quelque regret. « Tout le monde part à la fin d'avril; je pars aussi, mais c'est pour aller dans le plus sûr chemin du ciel. » Bossuet triomphait non sans peine de ces hésitations. Elle est bien touchante cette plainte de la colombe, malgré elle emportée par l'aigle vers les cimes du renoncement.
Le groupe des indépendants. — N'est-elle pas déjà elle-même de ce groupe des indépendants, la douce et pauvre
1. Lettre du 8 février 1674.
2. Lettre du J'J mars II/jl.
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délaissée qui a le courage de marcher seule vers l'automne ou l'hiver du cloître, tandis que Louis et toute la cour continuent d'avancer vers l'été des amours et des plaisirs? Elle en est aussi, mais de toute autre façon, cette Ninon de Lenclos (1620-1705) qui, la cinquantaine venue, se réfugia, non dans un couvent, comme les illustres pécheresses de l'époque, mais dans une aimable et commode philosophie. Des égarements passionnels ou même de l'incrédulité fanfaronne, on peut revenir; du sensualisme bien aménagé, jamais; il est déjà un repos. Les lettres de Ninon sont d'une langue claire, facile, exacte, un peu grise et sans vif attrait. L'attrait était sans doute dans la personne, et Ninon devait mieux causer qu'écrire. Et si les absents trouvaient des grâces exquises aux lettres qu'ils recevaient d'elle, c'est qu'en la lisant ils la revoyaient, et avec elle revoyaient leur jeunesse.
Tel Saint-Évremond (1613-1103), son principal correspondant, son confrère dans l'égoïsme délicat, son condisciple dans l'élégante et voluptueuse école d'Épicure, Saint-Évremond, un indépendant, celui-là, et doublement, par son exil autant que par sa nature. Indépendant, il l'est en tout ou semble l'être. En religion, d'abord : il est libertin quand tout son siècle est chrétien. En politique : il est royaliste quand la mode est à la Fronde, et il chansonne Mazarin quand le ministre, par la paix des Pyrénées, a retourné l'opinion en sa faveur. En critique : il est pour Attila lorsque le public est pour Alexandre et pour Andromaque; il respecte, il idéalise le crépuscule de Corneille, quand Paris, dans l'attente d'un soleil levant, sourit à la jeune gloire de Racine Et pourtant n'est-il point lui aussi prisonnier — qui ne l'est pas? — de quelque chose ou de quelqu'un? des admirations qu'avait eues sa jeunesse, des fréquentations que connut son exil? Mais, tout de même, s'il est en partie captif de son passé ou de son groupe, il ne l'est pas du règne : l'influence de Louis ne l'a pas touché. Et ses lettres sont par là d'une intéressante originalité. En outre, elles sont piquantes. L'auteur y glisse plus d'une fois2 des récits amusants, des peintures satiriques : c'est encore l'auteur des Académistes.
1. Lettres an comte de Lionne, à Corneille.
2. Lettres à M. le comte d'Olonne, à Mme la duchesse Mazarin.
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Douce satire, du reste, sans amertume, mais non sans humour, comme si, datées d'Angleterre, ces lettres voulaient mêler à l'esprit français quelque chose de l'esprit britannique.
Né en France, Saint-Évremond pense parfois comme un Anglais; né en Irlande, Hamilton (1646-1720) a plutôt le tour d'esprit des Français. Il passa d'ailleurs en France la plus grande partie de sa vie, amené et ramené par l'exil des Stuarts.
Jeune, il vint avec Charles II; homme fait, avec Jacques II.
Saint-Évremond a plus de pénétration, Hamilton plus de pétillement. Sa prose mousse, et souvent en jolis vers, ses lettres étant pour la plupart agrémentées de rimes. Mais Hamilton veut avoir encore plus d'esprit qu'il n'en a. La mousse est chez lui un peu artificielle. Comme tout étranger, — l'origine se retrouve toujours, en quelque point, — il retarde sur le goût contemporain : il fait de la préciosité trente ou quarante ans après qu'elle est morte à Paris. Ses finesses cherchées et travaillées ramènent Hamilton au groupe de Balzac et de Voiture; mais sa galanterie mi-sensuelle et mi-ironique le rapprochait de Voltaire : il est tour à tour un attardé ou un précurseur.
Ne font-ils pas aussi partie du groupe des indépendants, l'original marquis de Lassay, qui traversait en philosophe de folles aventures, et le génial marquis de Racan qui protestait en plein règne des précieuses contre le style guindé, et en pleine tyrannie des règles contre les « sottises régulières »? Il disait très justement : « J'estime qu'un peu de négligence sied bien dans les lettres que les personnes de notre profession écrivent à leurs amis familiers » ; et c'est à Ménage d'un côté, et de l'autre à Chapelain, ces deux gardiens du purisme et du pédantisme, que Racan confiait naïvement ces rêves de naturel et de rusticité. Ces simples ont seuls de si audacieuses ironies.
Indépendant, ce Nicolas Poussin, pour qui la cour était un ennui, ses fonctions à la cour un fardeau, et Paris un exil; cet artiste intellectuel qui, dans ses lettres si curieuses, nous donne l'explication de ses tableaux, la genèse de son talent; ce peintre cartésien et virgilien qui, tout comme un Boileau et un Racine, mais avant eux ', était épris d'un beau naturel et raisonnable, d'une perfection simple et savante.
1. Lettres du 20 mars 1642, du 20 août 1645, du 24 novembre 1647.
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Indépendant, mais de façon plus superficielle, — car s'il raffinait dans le « burlesque » et non dans le « précieux », il n'en raffinait pas moins, — ce trivial et fantaisiste Scarron, dont les lettres sont fertiles en plaisanteries et en verve. Mais dans le ménage Scarron, ce n'était pas le mari qui, quoi qu'il en pût croire et en fit accroire, devait avoir la réputation épistolaire la plus justifiée et la plus définitive.
Indépendant encore ce trio, célèbre sans être précisément illustre : Guy Patin (1602-1672), Patru (1604-1681), Maucroix (1619-1708), un médecin, un avocat, un chanoine, tous trois représentants de la bourgeoisie libérale et lettrée, car les chanoines eux-mêmes étaient des lettrés, des libéraux, tout pénétrés de l'esprit bourgeois. N'avaient-ils pas collaboré à la Satire Mënippêt"* Et si l'ami de La Fontaine était moins mordant que Pierre Le Roy, il était à l'occasion aussi gaulois que lui, ce qui ne l'empêchait pas d'être un parfait chrétien. C'est lui qui aida l'auteur des Fables à bien mourir 1. Il était aussi un ingénieux critique, qui ne suit et n'impose aucune doctrine, mais soumet à ses amis des remarques fines et personnelles 2.
Comme Maucroix, Patru était l'ami de La Fontaine et de Despréaux, et, comme eux, il inclinait vers la simplicité et l'exactitude. Sa lettre sur la réception de la reine Christine de Suède à l'Académie française, outre qu'elle est pleine de renseignements curieux, respire le naturel et la franchise. Tel détail, dans sa précision et sa nudité, nous en dit long sur le caractère de cette reine du Nord, capricieuse et savante, et tel autre sur l'importance qu'avait le protocole, dès cette visite, la première qu'un souverain étranger ait faite à notre Académie 3. Patru est toutefois un secrétaire fidèle plutôt qu'un peintre et un écrivain.
Au milieu de ses quelques amis et de ses nombreux livres, il vécut isolé, probe et droit.
On en peut dire autant de Guy-Patin, qui lui aussi eut d'excellents amis et d'innombrables livres; et il aimait inviter les vivants au milieu des portraits des morts'. Mais ce médecin
1. Lettre du 14 février 1695.
2. Lettre du 29 avril 1706.
3. Lettre à M. d'Ablancourt (1658).
4. Lettre à M. Falconet (2 décembre 1650).
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n'avait pas le même tempérament que cet avocat. Guy-Patin était plus agressif, plus frondeur, plus mécontent, en paroles du moins, car, pour l'esprit, il l'avait plutôt conservateur. Il est bien le type du bourgeois parisien qui, de tout temps, eut la tète révolutionnaire et le jugement étroit. Il y avait déjà un badaud dans cet homme d'esprit. Touche-t-il à la politique, il est routinier autant que satirique. Touche-t-il à la religion, il déteste le pape et va à la messe; il ne croit pas aux sorciers, et croit aux diables; il est impie plutôt qu'irréligieux; il est une sorte de voltairien avant Voltaire, et d'anticlérical avant la lettre.
Épistolaire d'ailleurs savoureux, personnel, fécond en expres- sions énergiques et pittoresques. Richelieu est mis en bière, il dira: « Il est en plomb, l'éminent personnage » : Bussy-Rabutin est mis en prison, il dira: « On lui a donné un pourpoint de pierre ». Par son style, encore plus que par ses idées, Guy-Patin fait alors et tout de même figure d'indépendant.
Le groupe mondain. — Les épistolaires dont nous allons parler ne sont pas seulement du monde, ils sont le monde : ils ne le coudoient pas, ils le constituent. Leurs loisirs comme leurs inclinations leur permettent de créer, d'entretenir l'esprit de société et d'en faire pour eux leur raison de vivre, leur vie même. Ils s'occupent en effet à la vie mondaine, à la causerie mondaine, et par suite aux correspondances mondaines.
Parmi eux sont d'abord les habitués et les contemporains de l'hôtel de Rambouillet, autrement dit les « précieux ». Mais par cela même qu'ils faisaient de chacune de leurs lettres ou une leçon de rhétorique, ou un exercice de bel esprit, ou une succes- sion de « sentences » et de « portraits », ils appartiennent à d'autres chapitres que celui de la « littérature épistolaire ». Ici donc je n'ai pas à apprécier un Ralzac ou un Voiture, Mme de Montausier ou Mme de Sablé, Mlle de Montpensier ou Mlle de Scudéry, enfin ceux ou celles dont le talent, le rôle et le genre d'œuvres relèvent d'une autre rubrique ou d'une autre critique que la mienne. Je me borne à signaler au passage, parmi les épistolaires de transition, quelques figures charmantes et fémi- nines : M"" de Schomberg, si délicate, Mme Cornuel, si piquante, ou la comtesse de Maure si ardente, si exigeante même en amitié, et très jalouse, en vraie Italienne qu'elle était. N'oublions
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pas non plus ce dogmatique et intéressant poitevin, le chevalier de Méré, qui avait le tort sans doute de mettre en formules car ses lettres mêmes sur ce point sont de vrais traités — le naturel, la justesse, la bienséance, et de prêcher le style simple et discret en un style tendu et surchargé, un « chien de style », comme disait Mme de Sévigné1, mais qui avait bien raison d'appeler « fausses beautés » les « beautés d'éclat », et de commencer ainsi à ruiner leur crédit. Et j'arrive à Bussy-Rabutin et à ses correspondants, à Mme de Sévigné et à ses amis, c'est-à-dire au cœur du sujet, au centre du groupe. Il semble, en effet, qu'autour de ces deux noms se soit concentré tout l'éclat des épistolaires mondains au temps de Louis XIV. Le génie de Mme de Sévigné a pour ainsi dire fait ombre sur tous ceux qui n'ont pas eu commerce de lettres avec elle, tandis qu'au contraire il a rayonné sur tous ceux qui l'ont approchée ou lui ont écrit.
Lirait-on leurs lettres si les siennes n'existaient pas? Ce n'est pas sùr, celles de Mme de La Fayette mises à part. Elle ne les a pas seulement charmés par son inimitable talent : elle a immortalisé le leur. Elle a prêté beaucoup de sa gloire, même à Hussy-Rabutin, qui, pourtant, se figurait bien, lui qui destinait ses lettres aux temps futurs, qu'un jour il serait l'introducteur de sa cousine auprès de la postérité.
II. — Bussy-Rabutin et ses correspondants.
Bussy-Rabutin. Son caractère; sa personnalité égoïste et vaniteuse. — Dans la vie de Bussy-Rabutin, la vanité joua toujours le premier rôle, à moins que ce ne fut le second. Le vrai protagoniste ici fut peut-être encore l'intérêt 2.
1. Lettre à Mme de Grignan, 24 novembre 1679.
2. Roger de Rabutin, comte de Bussy, naquit le 13 avril 1618. à Epiry, près d'Autun. Son inclination, autant que sa naissance, l'engagea dans la carrière des armes. 11 hérita de son père la charge de lieutenant général du Nivernais (1645), puis, ayant vendu celle-ci, il acheta celle de mestre de camp général de la cavalerie (1655). Il se distingua dans la première Fronde, sous les ordres de Condé, dans la seconde, en compagnie de Turenne. et particulièrement à la bataille des Dunes (1649). Mais sa malignité et ses écrits l'ayant desservi auprès du roi, il fut mis à la Rastille (1665), et exilé dans ses terres (1666). En 1682 seulement, il obtint de reparaitre à la cour, mais le roi, même alors, lui faisant froide figure, il revint en Bourgogne, et mourut à Autun le 9 avril 1693.
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Grande destinée manquée, a-t-on dit en parlant de cet homme; mais à qui la faute, sinon à Bussy lui-même? Son véritable ennemi fut son caractère présomptueux et dénigrant. Par ses impertinences satiriques il déplut à Turenne, et compromit sa fortune militaire; par ses impertinences scandaleuses il déplut au roi, et compromit sa fortune politique ; et par ses calomnies (portrait de Mme de Sévigné dans l'Histoire amoureuse des Gaules), il a compromis en partie sa réputation d'honnête homme auprès de la postérité.
Et cependant les Mémoires s'ouvrent ainsi : « Lorsque j'entrai dans le monde, ma première et ma plus forte inclination fut de devenir honnête homme ». Et Bussy eut en effet la civilité, l'urbanité des manières, la culture d'esprit, tout le côté intellectuel de l'honnête homme; mais le côté moral, déjà fort pauvre au XVIIe siècle, il le dessécha encore, il le vida de toute humanité et de tout idéal. Si étroite en effet, si peu élevée était sa conception de « l'honnête homme », qu'elles ne lui interdisait même pas de s'abaisser aux requêtes humiliantes. L'exilé écrivit lettres sur lettres soit au roi, soit au confesseur du roi, soit à tous ceux qui étaient en faveur, pour implorer ou son rappel, ou un emploi, ou même de l'argent. Un possesseur de bénéfice ecclésiastique meurt-il, il demande le bénéfice pour son fils qui était dans les ordres. Une charge est-elle vacante à la cour, il la demande pour lui. Racine et Boileau venaient d'être nommés historiographes du roi : Bussy sollicite qu'on les dépossède de cette fonction en sa faveur1. L'intérêt, le calcul, il le met en tout, il le mêle à tout; à l'amitié : « Je marche du même pas que mes amis, et, comme dit le maréchal de Gramont, j'ai toujours la balance en main pour peser ce qu'on donne d'amitié, afin d'en rendre autant2 » ; à la religion : « Je m'en vais faire mon devoir et prier Dieu qu'il me donne ce qui m'est nécessaire, soit pour mon salut, soit pour ma fortune 3 »; aux oraisons funèbres : « Je perds donc un ami puissant qui m'aurait servi, ou pour le moins mon fils : j'en suis au désespoir4 ».
Comment, avec une telle pléthore de sens pratique et une
1. Lettre au roi (novembre 1690).
2. Lettre à Mme de Scudéry (16 août 1671).
3. Lettre au P. Rapin (9 avril 1675).
4. Lettre sur la mort du Turenne (août 1675).
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telle absence de sentiments désintéressés, un tel mélange de l'utile au divin, de l'argent à la religion, à la mort et au salut, de telles marques d'un égoïsme incarné, inconscient, et parfois impudent, comment Bussy-Rabutin a-t-il pu provoquer de vives sympathies, d'ardentes amitiés dans la société de son temps, les provoquer et les garder? C'est que l'exil le grandit au lieu de le diminuer, qu'il apparut plus séduisant de loin, et que sa disgrâce fut en somme pour sa réputation une vraie fortune. Lui-même ne le reconnaît-il pas lorsqu'il écrit à la première page de ses Mémoires : « Les malheurs qui me sont arrivés ayant rendu ma vie plus considérable »? C'est que surtout, peut-être, ces défaillances de dignité, ces lacunes d'âme qui nous étonnent, ne surprenaient pas trop ses contemporains, qui, pour la plupart, lui ressemblaient, comme lui courant après les places dans ce monde-ci, et ne cherchant dans la religion qu'un placement pour l'autre monde ; c'est que, dans cette société si brillante du XVIIe siècle, à part quelques vrais chrétiens ou quelques vrais sages, tous ces hommes fort polis, mais fort durs, — retournons le mot de La Bruyère, — trouvaient naturel de ne voir dans le roi que matière à avancement, et dans le prochain que matière à concurrence et à butin; c'est que Bussy est représentatif de son temps et de son monde, justement par sa sécheresse de cœur, comme aussi par la justesse et la solidité de son esprit, car il est temps, après les défauts de l'homme, de signaler les mérites de l'écrivain.
Sa correspondance; psychologie et critique; la critique littéraire dans les lettres au XVIIe siècle. — Ces mérites avaient été reconnus et récompensés, et même devancés par l'Académie française qui avait élu l'auteur de L'Histoire amoureuse des Gaules dès 1665, à la veille même de sa disgrâce, ce qui fut pour lui un bonheur autant qu'un honneur, car un peu plus tard l'exil même, lui interdisant toute résidence à Paris, l'aurait privé de la distinction académique, et cette distinction, au contraire, allait parer son exil. Elle fut d'ailleurs justifiée, sinon par l'Histoire amoureuse, sinon même par les Mémoires, qui sont une complaisante autobiographie, plutôt qu'une équitable contribution apportée à l'histoire générale, du moins par la Correspondance, qui commence où s'arrêtent les Mémoires, c'est-
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à-dire avec l'exil, en 1666, et offre beaucoup plus d'intérêt que les deux écrits précédents. En effet la disgrâce ne fut pas pour Bussy une inutile leçon. Nous avons dit qu'en l'éloignant, elle le grandissait aux yeux de ceux qui restaient; bien plus, elle l'améliorait, sinon moralement, du moins intellectuellement. Loin de Paris, il ne devint ni plus noble ni plus tendre; mais loin des coteries, il fut moins étroit et plus personnel dans ses jugements.
Judicieux, Bussy-Rabutin l'est dans ses lettres, sinon avec profondeur, du moins avec clairvoyance et nuance. Pour s'en convaincre qu'on relise quelques-unes de ses lettres, ou à Mme de Sévigné ou à Mme de Scudéry, deux correspondantes qui l'interrogeaient, le consultaient, le poussaient sur des questions morales ou sentimentales, sur la mort, sur la sincérité de telle ou telle conversion, sur l'amitié, sur l'amour. Elle est sans doute très éloquente, la lettre de la marquise sur la mort de Turenne ; mais, de leur côté, les remarques de Bussy sur le même sujet ne sont pas indignes d'attention 1. Ailleurs, la demi-conversion du roi et la demi-retraite de Mme de Montespan provoquent de la part de Bussy des réflexions dépourvues d'indulgence, mais non de bon sens et de sagacité 2.
Raisonnable, peu enthousiaste, peu susceptible d'admiration irréfléchie et contagieuse, lui qui est loin de la contagion, tel apparaît Bussy dans ses lettres. Avec tout Paris, Mme de Sévigné parlant du passage du Rhin, crie au merveilleux : Bussy fait remarquer avec calme que le Rhin était mal défendu par les Hollandais et que, bien plus difficilement, Alexandre avait passé le Granique 3. Une lettre de Bussy après une lettre de Mme de Sévigné, c'est après l'effusion chaleureuse une douche d'eau glacée, c'est après l'optimisme la note sévère et incisive, sinon pessimiste. Il est bien rare, en effet, que Bussy aille jusqu'au pessimisme. Il est sec sans être amer ; il est froid sans être misanthrope. Il connaît, ne fût-ce que par expérience personnelle, les mauvais côtés de l'homme; mais les bons ne lui échappent pas non plus. Elles étaient à demi sincères, croyons-le, les louanges que, du fond de son exil, il adressait à Louis XIV, ce roi qu'il
1. Lettre du 11 août 1675.
2. Lettre du 22 avril 1675.
3. Lettre du 26 juin 1672.
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aimait peu, ou à Turenne, ce général qu'il avait beaucoup raillé.
S'il n'avait pas assez d'âme pour admirer, il avait assez d'intelligence pour comprendre.
Son intelligence lui donnait même parfois du charme. Jolie en effet autant que juste, cette réponse à Mme de Scudéry qui lui écrit que chaque jour Mmc de Grignan perdait sa beauté tandis que Mme de Sévigné gardait la sienne en dépit de l'âge : « Ce n'est pas seulement le bon tempérament de Mme de Sévigné qui la fait encore belle, c'est aussi son bon esprit. Je crois que quand on a la tête bien faite, on en a le visage plus beau. »
Cette phrase porte bien sa date. Tout le XVIIe siècle ne pensait-il pas que la beauté était surtout une résultante de l'équilibre, de l'ordre, de l'harmonie? Cette pensée dirigeait toute la critique du temps, et celle en particulier de Bussy; car si dans ses lettres il touche à des questions d'ordre sentimental ou moral, il y porte souvent aussi des jugements littéraires. Il est le critique attitré de toute une partie de la société, et presque du « Tout-Paris » de l'époque. Ses appréciations sont attendues avec autant d'impatience que, deux siècles plus tard, les Causeries du lundi de Sainte-Beuve. Il est en quelque sorte le premier en date des « lundistes » littéraires. Ses lettres tiennent lieu de la critique professionnelle encore absente. Boileau est en effet un satirique ou un législateur : il formule des préçeptes généraux, des vues d'ensemble; il s'attarde peu à la critique de détails sur tel ou tel livre. Quant à ces deux feuilles, la Gazette rimée de Loret ou de Robinet, et le Mercure de France de Boursault ou de Visé, elles admiraient sans motifs ou dénigraient sans mesure. La vraie chronique des livres et du théàtre est surtout dans les lettres du temps. Au XVIIIe siècle encore, la correspondance de Voltaire sera comme un vaste feuilleton littéraire, pour toute l'Europe. Or au XVIIe, Bussy-Rabutin — Balzac et Saint-Evremond avaient d'ailleurs commencé — fut pour un petit coin de l'Europe une sorte de petit Voltaire. Un livre vient-il d'être publié, par exemple La Princesse de Clèves, tous les correspondants se demandent : « Qu'en dira Bussy? » et pendant plusieurs semaines toutes les lettres 1 reçues à ses châteaux de Bussy ou de Chaseu —
1. Lettres d'avril à juin 1678.
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c'étaient là ses deux résidences les plus habituelles — se terminent par ce refrain : « Avez-vous lu la Princesse de Clèves?» Tant que l'oracle de Bourgogne n'a pas parlé, tout le Paris mondain est inquiet. Enfin il expédie son jugement dans une lettre adressée à Mme de Sévigné 1 et, pour tous, ce jugement fait loi. On ne le discute même pas, et la cousine répondant au cousin commence ainsi : « Votre critique de la Princesse de Clèves est admirable. »
On voit l'autorité littéraire de Bussy : était-elle justifiée? En partie, non. Bussy a le jugement sûr, mais limité. La sécheresse de l'homme déteint sur le critique. Les trouvailles du cœur lui échappent. Ainsi, dans le roman de Mme de La Fayette, ce qu'il blâme est ce qu'il faut peut-être le plus admirer : l'aveu que la princesse fait de son amour à M. de Clèves lui-même. Bussy trouve cette confidence extravagante. C'était en effet une nouveauté pour l'époque et une hardiesse pour tous les temps, mais une hardiesse d'âme, un élan de confiance, un triomphe de la chasteté qui, pour résister à l'amour et à l'amant, en appelle au mari lui-même. Bussy protesta au nom du bon sens, de la raison. C'est bien le cas de lui retourner la phrase célèbre de son contemporain : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »
Donc, là où le cœur est en jeu, Bussy ne voit qu'à demi ou voit mal; mais pour toutes les œuvres qui relèvent surtout de l'esprit, de l'observation, de l'expérience, Bussy saisit avec lucidité et apprécie avec finesse. Un des premiers il reconnut le génie de Molière qu'il ne craint pas de mettre, contre l'opinion du temps 2, au-dessus de Térence si goûté d'un Boileau, d'un Fénelon ou d'un La Bruyère. Aux Caractères de cet écrivain il a prédit un succès durable, motivant sa prédiction3. Si, comme tout son siècle, il n'échappa pas toujours à l'influence de l'époque, s'il a trop confondu dans une égale admiration Voiture, Benserade, et La Fontaine, i! ne craint pas de défendre spirituellement ce dernier contre Furetière, et dans une lettre adressée à Furetière lui-même 4.
1. Lettre du 20 juin 1678.
2. Lettre du 24 août 1672.
3. Lettre du 10 mars 1686.
4. Lettre du 4 mai 1686.
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Intéressantes par le fond, les lettres de Bussy le sont aussi par le style. Bussy écrit avec netteté et justesse. C'est une langue exacte, adéquate à l'idée. Ni trop peu, ni trop. C'est le pur français du temps. Bussy écrit le français comme César écrivait le latin : c'est pour eux moins un privilège d'écrivain qu'un signalement de patricien. Qu'on lise une lettre de Mme de Sévigné après une lettre de Bussy, celle par exemple où elle aussi plaide pour La Fontaine et contre Furetière, et l'on verra toute la différence qu'il y a, dans le style, entre le goût et le don.
Les correspondants de Bussy-Rabutin. — Intéres- santes, ces lettres le sont aussi par ceux et celles qui les attendent, et qui y répondent. Bussy avait nombre de correspondants ou correspondantes. Tous et toutes ne méritent pas l'attention, mais quelques-uns et surtout quelques-unes sont dignes d'une mention très particulière. Du côté des hommes nous trouvons d'abord les trois ecclésiastiques dont nous avons déjà parlé : le P. Rapin, le P. Bouhours, et l'abbé de Choisy; surtout dans leurs lettres adressées à Bussy, ils se montrent tous les trois de parfaits humanistes. Apparaît aussi dans cette correspondance ce duo de parfaits honnêtes gens : le marquis de Termes et La Bruyère, l'un avec son style net et sans prétention, l'autre avec son style précis, peut-être trop travaillé, moins à sa place dans les Lettres que dans les Caractères. Se détache enfin parmi les visages d'hommes la figure si curieuse de cet Italien qui traverse à la fois le groupe Bussy et le groupe Sévigné, de ce Corbinelli, qui avait le culte d'Horace et par suite le culte de la mesure, de la proportion, du ne quidnimis, et qui, du style de Bussy-Rabutin, donnait cette heureuse définition : « Vos paroles, comme dit Pétrone, sont de la couleur de vos pensées, et ne sont pas plus vives ni plus fortes » Du côté des femmes saluons d'abord Mme de Sévigné, mais pour l'écarter, car outre qu'elle est partout hors concours, nous la retrouverons tout à l'heure. Saluons aussi la fille de Bussy, Mme de Coligny, qui avait un joli esprit; la belle-sœur de l'évêque de Meaux, Mme Bossuet, qui avait bien de la délicatesse; la sœur de Tour- ville, Mme de Gouville, qui avait bien de la verve; enfin ces trois
1. Lettre du 11 février 1678.
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grandes amies du solitaire : Mme de Scudéry, Mme de Montmorency, MIUO de Maisons. Celle-ci, la plus jeune, la plus tardive, apparaît dans la vieillesse de Bussy comme un dernier sourire, et, pourrait-on dire, comme un dernier « flirtage », car si le mot n'existait pas encore en France, nous avions déjà la chose.
Elle était un peu sa cousine, et un peu sa voisine, habitant Autun, mais dans un couvent où elle s'était retirée après la mort de son mari. Elle était jolie, et Bussy lui aurait voulu dire des douceurs 1, mais aussi elle était pieuse, et Bussy lui écrivait, à la fois envieux et contrit : « Vous serez plus haut en paradis que moi. » Elle répondait avec bonne grâce et non sans esprit. Mais l'esprit était surtout le partage de Mme de Montmorency : des trois, c'était la plus piquante. La plupart de ses lettres finissent sur un trait plaisant. Elle voltige de détail en détail, de faits divers en faits divers. Elle excelle à cueillir dans la corbeille mondaine une poignée de nouvelles intéressantes pour le banni. « Je ne compte mes lettres que sur le pied de gazette 2 », disait-elle : c'était du moins une gazette amusante, découpée en petits alinéas, très fragmentée, très curieuse.
Mme de Montmorency écrivait comme elle vivait : en courant.
La candide Mme de Scudéry était toute scandalisée de la savoir « le matin à la Charité et l'après-dinée avec Mme d'Olonne 3 ».
La Parisienne d'alors mêlait déjà les plaisirs aux aumônes. Elle mêlait aussi la vanité au sentiment. Si Mme de Montmorency cultive à distance l'amitié de Bussy, c'est moins par épanchement de cœur que par satisfaction d'amour-propre. Elle est flattée d'être distinguée par un homme célèbre, capable de dispenser à d'autres la célébrité. Elle porte le classement, la hiérarchie dans les choses de sympathie. « Vous êtes ma première amie 4 », lui répond Bussy : alors elle est ravie, moins, semble- t-il, d'avoir la première place dans le cœur de l'ami que d'être un jour en vedette dans la correspondance de Bussy-Rabutin.
Celui-ci paraît-il la négliger, elle le boude, cesse brusquement tout envoi de lettres, puis, au bout d'un certain temps, renou-
1. Lettres des 3 juillet 1687-11 décembre 1690.
2. Lettre du 12 novembre 1672.
3. Lettre de Mme de Scudérv (7 février 1678).
4. Lettre du 26 juillet 1678.
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velle avec l'absent un commerce qui aura tout le « ragoût » d'une nouveauté. En somme, tète légère, mais plume finement taillée. Elle était une de ces « femmelettes » dont parle PaulLouis Courier.
Avec Mra'î de Scudéry, on ne songe pas au style, tellement le fond est attachant, et même original. Original dans la famille des Scudéry, car tandis que le frère était emphatique, et la sœur maniérée, l'épouse n'est que modestie et simplicité. Original dans le XYUC siècle, si peu porté à la sentimentalité et à la rêverie. Or )ll11e de Scudéry a le cœur tendre et mélancolique.
Les affaires de cœur sont en effet sa grande affaire. Peu gâtée par la nature — elle était laide, — par la vie — elle était pauvre, — par l'amour — le poète gentilhomme devait être bien égoïste et bien insupportable, — elle se veut rattraper et consoler par l'amitié. Mais là encore elle n'est qu'à demi satisfaite, vu que Bussy est bien sec. Son cœur n'en devenait ni plus froid ni plus avare. Elle trouvait naturel de donner beaucoup et de recevoir peu, et disait très gentiment : « Dans l'amitié, il n'est pas question de sexe : et je serais fort fâchée de recevoir plus de marques de la vôtre que vous n'en recevriez de la mienne. Voilà un des privilèges de nous autres dames pas belles, et il faut avouer que c'est peut-être le seul. Nous disons en tendresse tout ce qui nous plaît, sans que cela scandalise 1. » La passion déçue tourne en amertume; mais la tendresse déçue tourne en résignation. C'est une résignée que Mme de Scudéry. Sa destinée est médiocre, elle ne s'en plaint pas, mais au contraire s'en félicite : « La pauvreté se cache à Paris dans le tumulte. Je suis assez bien logée, pas trop mal meublée, j'ai quelquefois une robe neuve, toujours des bougies pour éclairer ceux qui me viennent voir, et du bois pour ies chauffer. Le reste va mal, mais il n'y a que moi qui en souffres 2.» Quelle charmante femme ! Pour elle enfin, le moi n'est pas tout et les autres existent. De toutes les femmes qui ont tenu une plume au XVIIe siècle, c'est la moins égoïste. Avec cela, très instruite, sans une once de pédantisme. « C'est ma bellesœur qui est savante », disait-elle : ce qui ne l'empêchait pas
1. Lettre du 29 avril 1672.
2. Lettre du 6 mars 1071.
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d'aimer et de conseiller la lecture : « On dira tout ce qu'on voudra du grand livre du monde, il faut en avoir lu d'autres pour savoir profiter de celui-là 1. »
On voit que sans chercher les « pensées », Mme de Scudéry les trouvait, et non seulement judicieuses, mais profondes, celle-ci par exemple : « Hélas! Monsieur, que l'on vit peu et que l'on est mort longtemps 2! » C'est que, loin de duper l'esprit, le cœur l'éclairé souvent. Dans ce concert de lointaines admiratrices dont l'exilé entend les voix, Mme de Scudéry met une note aussi personnelle que touchante; et certainement, de toutes les correspondantes de Bussy-Rabutin, elle serait la plus captivante et la plus exquise. si Mme de Sévigné n'existait pas.
III. — Mme de Sévigné, ses enfants et ses amis.
Sa biographie, qui n'est qu'une biographie d'âme. —
Mme de Sévigné n'a d'autre histoire que celle de son cœur et de son esprit. Elle fut spectatrice d'événements importants, mais n'y joua aucun rôle. Toute sa vocation, toute sa destinée fut d'être une femme, une mère, une grande dame; et si, par surcroît, elle fut un grand écrivain, c'est surtout pour avoir fourni entièrement, mais uniquement, sa tàche féminine. Les autres femmes vraiment illustres de notre histoire ont voulu pour la plupart faire œuvre patriotique, ou pédagogique, ou sociale; elles ont été guidées par un rêve national comme Jeanne d'Arc, politique comme Mme Roland; elles ont tracé un programme d'éducation comme Mme de Maintenon, un programme civique comme Mme de Staël, un programme passionnel comme George Sand; elles ont eu enfin, à côté de leur vie privée, une vie publique, une vie littéraire, une vie humanitaire. Toute l'existence de Mme de Sévigné est intime, mondaine aussi, mais jamais officielle. Cette femme naquit, charma, aima, mourut : toute sa mission tient en ces quatre mots, comme toute sa biographie est constituée par les quelques dates suivantes.
1. Lettre du 21 janvier 1671.
2. Lettre du 3 novembre 1679.
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Le 5 février 1626, Marie de Rabutin-Chantal naquit à Paris; le 4 août 1644, elle épousa le marquis Henri de Sévigné; dans l'automne de 1646, la marquise devint mère d'une fille, et au printemps de 1648, mère d'un fils; le 6 février 1651, elle devint veuve; le 29 janvier 1669, elle maria sa fille au comte de Grignan; le 5 février 1671, elle se sépara de sa fille qui alla rejoindre son mari à Grignan, en Provence; et désormais les seules dates qui compteront vraiment pour Mme de Sévigné — et en conséquence pour nous, puisque c'est par ces dates que se rouvre ou se clôt pour un temps sa correspondance la plus intéressante — seront les jours de revoir ou d'adieu entre la mère et la fille. Quatre fois la fille revint dans le Nord, en 1674, en 1676, en 1677 et en 1680; et trois fois la mère alla dans le Midi, en 1672, en 1690 et en 1694 : de ce dernier voyage, elle ne devait plus revenir, et mourut chez sa fille le 17 avril 1696.
La mère. — Elle mourut chez sa fille, et pour sa fille. On peut le dire, on continuera de le dire, car lors même qu'elle ne serait pas morte de la petite vérole 1, contractée au chevet de sa fille malade, mais d'une « fièvre continue », elle n'en aurait pas moins consacré ses derniers soins à cette fille, comme elle lui avait voué sa vie tout entière. Les dernières lettres 2 de Mme de Sévigné sont remplies des inquiétudes provoquées par la mauvaise santé de Mme de Grignan. La mère persiste à s'oublier pour
1. Voir, sur ce point, une brochure publiée par M. Le Mire (1896, Picard et fils, Paris), qui fit l'objet d'une communication à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L'auteur de cette publication y veut établir que Mme de Sévigné n'est pas morte de la petite vérole, mais « a succombé à des accès de fièvre continue ». S'il en est ainsi, comment expliquer que les dernières lettres qu'ait écrites Mme de Sévigné, et les premières que ses enfants ou amis aient écrites après sa mort, laissent toutes entendre qu'avant la courte maladie finale elle était « en parfaite santé »? La « fièvre continue » ne tenait donc pas depuis longtemps. Il est vrai que ces lettres ne parlent pas non plus de petite vérole, et ne donnent nulle part le nom de la maladie qui emporta Mme de Sévigné; d'où il s'ensuit que cette maladie fut probablement mal définie par les médecins et mal connue de l'entourage. Mais s'il fut imprudent à M. de Saint-Surin de vouloir, au début de notre siècle, la dénommer « petite vérole », il l'est non moins à M. Le Mire de l'appeler « fièvre continue » ou « fièvre typhoïde », seconde hypothèse qu'il propose à la fin de sa brochure. M. Le Mire est plus convaincant lorsqu'il essaye de prouver que Mme de Sévigné n'a pas été inhumée précipitamment dans une fosse recouverte de maçonnerie — fable qui remonterait au commencement de notre siècle, — mais bien dans le caveau de la famille des Grignan, et qu'ainsi ses restes n'échappèrent pas en 1793 à la profanation des violateurs du tombeau.
2. Lettres du 20 septembre 1695, du 25 janvier, du 4 et du 27 février 1696.
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ne songer qu'à la guérison de cette personne qui lui est si chère ; elle cherche des remèdes; elle fait appel à des médecins; elle dit: « Nous sommes si malades, car je parle toujours au pluriel », comme si elle eût désiré partager tout avec sa fille, même la maladie. Le désir se transforma en réalité; le pluriel par sympathie devint un pluriel en fait ; les soucis, les tristesses tournèrent ou « en petite vérole » ou « en fièvre continue » ; et cette mère mourut vraiment de l'amour maternel, comme elle en avait vécu.
Cet amour fut sa vraie vie. Certes, Mme de Sévigné connut d'autres sentiments. Elle aima le monde et les livres, elle aima ses amis, elle aima son mari, et, semble-t-il, vivement, car si le marquis de Sévigné fut un assez mauvais sujet, il savait, comme pas un, mettre flamberge au vent, et ne devait pas déplaire à sa femme, toujours séduite, malgré son solide bon sens, par l'aventure, le romanesque et les beaux coups d'épée. Je crois que, sans pouvoir beaucoup l'estimer 1, elle se sentait pour lui involontairement une demi-admiration, la raison protestant en vain chez elle contre l'imagination ; je pense qu'après la mort de cet infidèle et brillant mari, qui périt à la suite d'un duel, elle le pleura sans effort, sans « grimace », en dépit des insinuations de Bussy, et je ne suppose pas, malgré qu'on l'ait dit, que Mme de Sévigné n'ait chéri si tendrement sa fille que pour avoir mis en réserve un fonds de tendresse, du temps de son époux : les riches natures, en fait d'affection, n'économisent jamais, et plus elles donnent, plus il leur en reste. Pour la même raison, elle aima non moins vivement son fils; et sur ce point encore son cœur fut injustement soupçonné de parcimonie. Ce fils est-il en danger, dans l'expédition de Candie ou sur les bords du Rhin, elle parle de lui avec angoisse 2. « Enfin, il est parti, j'en ai pleuré amèrement; j'en suis sensiblement affligée; je n'aurai pas un moment de repos pendant tout ce voyage; j'en vois tous les périls, j'en suis morte. » Est-il à ses côtés, elle parle de lui avec effusion 3. Sans doute, elle ne le
1. Dans les Mémoires de Conrart se trouve cette phrase : « On disait aussi qu'il y avait cette différence entre son mari et elle, qu'il l'estimait et ne l'aimait point, au lieu qu'elle l'aimait et ne l'estimait point. »
2. Lettre du 18 août 1668; lettres du mois de juin 1672.
3. Lettre du 21 juin 1671 ; lettres du mois de décembre 1675.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 40
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suit pas en pensée, jour par jour, heure par heure : c'est qu'étant homme, il appartient au roi autant qu'à elle, et que c'est à Louis XIV plus qu'à elle d'assurer sa fortune, son avenir.
Elle n'en fut pas moins pour lui une mère aimante autant qu'aimable. Mais pour sa fille seule elle fut une mère unique.
Aux autres, elle donna beaucoup; à sa fille elle donna le nécessaire et le superflu. Sans priver son fils, elle avantagea sa fille de tous les côtés, en tendresse, en dévouement et en argent. Sans tarir les diverses sources d'affection qui coulaient en elle, elle les fit dériver en ce fleuve profond : l'amour qu'elle avait pour sa fille.
Donc, le premier caractère de cet amour est d'être, non pas précisément exclusif, comme on l'a dit, mais absorbant. Tout le trop-plein des Rochers déborde au gouffre de Grignan. Souvent furent à sec la bourse du gouverneur de Provence ou le cœur de la gouvernante : mais toujours les vides furent comblés par la cassette généreuse de la châtelaine bretonne, les aridités furent inondées et fécondées par le perpétuel jaillissement de la tendresse ou, pour mieux dire, de la passion maternelle.
Un autre caractère de cet amour est en effet d'être passionnel.
La plupart des signes de la passion s'y rencontrent. Il naît en partie de la beauté physique : Mme de Sévigné ne cache pas qu'elle aime en Mme de Grignan « la plus jolie fille de France1 », et Arnauld d'Andilly lui reproche, non sans raison, d'aimer en « jolie païenne 2 ». Il se nourrit de l'aspect des lieux où fut l'objet aimé : « Je ne sais où me sauver de vous; notre maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. La Provence n'est point obligée de me rendre à vous, comme CGS lieux-ci doivent vous rendre à moi3. » Il a la superstition des dates qui se répondent : « Il y a aujourd'hui bien des années, ma chère bonne, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses. il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie : vous partîtes pour la Provence, et vous y êtes encore4. » Enfin — et ce fut là son excuse pour ce qu'il eut de trop terrestre — il fut
1. Le mot est de Bussy-Rabutin.
2. Lettre du 29 avril 1671.
3. Lettre du 26 mars 1671.
4. Lettre du 5 février 1674.
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essentiellement inquiet et douloureux. Tant que sa fille est absente, Mme de Sévigné n'a pas un moment de vrai repos et de pleine joie. Elle ne put s'habituer aux séparations, qui lui furent toujours cruelles. Toutes les étapes de la voyageuse qui la quitte sont pour elle autant de stations d'un chemin de croix intérieur.
Les pluies de la Bourgogne, la montagne de Tarare, la fureur du Rhône, le pont d'Avignon : tout lui est occasion de souffrir.
Les nombreuses lettres qui suivent les divers départs sont pleines de larmes. Et de ces pleurs nul étalage : elle en rougit devant les hommes. « Il faut cacher ses faiblesses devant les forts 1 »; elle s'en confesse devant Dieu comme d'un péché; elle demande seulement à sa fille de les aimer et de les respecter 2.
Touchante prière, qui prouve que dans cette douleur maternelle, Mme de Sévigné dépouilla toute vanité, et que si son amour pour sa fille fut trop idolâtre et trop humain, il fut purifié et grandi par la souffrance même, et aussi par le sacrifice.
Car s'il eut les autres signes de la passion, un du moins lui manqua : l'égoïsme. Il fut exigeant, dit-on. Exigeante, une femme qui vit assez pauvrement à Livry et aux Rochers pour que le comte et la comtesse de Grignan, à Aix ou à Marseille, puissent mener un train princier et jeter l'argent par les fenêtres; exigeante une mère qui, adorant les lettres de sa fille, la supplie pourtant de ne pas se fatiguer à écrire, de ménager sa santé, et même sa « paresse », et qui trouvant dans ces lettres un mot d'affection, le fait ressortir, s'en fait une joie, une parure, en vit toute une semaine! Et si les réunions de la mère et de la fille se passaient souvent en querelles, en irritations mutuelles, en orages, faut-il en accuser les exigences de la mère ou les froideurs de la fille? La vérité est que de l'excès de son amour Mme de Sévigné fut la première et l'unique victime. Il fit sa souffrance et, par là même il fit, ou du moins, acheva son génie.
Il lui a dicté les pages les plus simples et les plus sublimes, les moins souvent citées et pourtant les plus dignes de l'être. Sans lui, elle nous eût donné une histoire du siècle charmante et vivante : par lui, elle nous donne en plus une histoire du cœur maternel, si vraie que toutes les mères se reconnaîtront. Il fait
1. Lettre du 27 mai 1675.
2. Lettre du 24 mars 1671.
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de la correspondance de Mme de Sévigné, non plus seulement un recueil inimitable de dialogues piquants et de récits délicieux, mais un incomparable écrin de douleurs et de larmes.
La femme. — Et cependant, même avant qu'elle eût à écrire à sa fille absente, Mme de Sévigné avait exprimé dans quelques-unes de ses lettres les craintes du cœur et ses alternatives de joie et de tristesse. Qu'on se rappelle les lettres qu'elle adressa au marquis de Pomponne pendant le procès de Fouquet. Pomponne avait été banni dans ses terres comme familier du surintendant. Mme de Sévigné renseigne donc l'exilé sur le sort de l'accusé. Prise entre ses deux amis disgraciés, elle est inquiète de ce qui arrive à l'un et de ce qu'elle va apprendre a l'autre; elle est émue de l'émotion qu'elle reçoit et de l'émotion qu'elle donne. Tout ce groupe de lettres des mois de novembre et décembre 1664, reconstitue pour nous toutes les péripéties, non seulement de l'affaire qui se passe devant le tribunal, mais aussi du drame qui, par contre-coup, se joue dans l'àme de la narratrice, drame qui a pour actes les diverses journées de l'interrogatoire, pour dialogues les enquêtes des juges et les réponses de l'accusé, pour héros celui qui est sur la sellette, et pour traitres — est-ce assez féminin! — tous ceux qui l'accablent de preuves; pour « scène à faire » celle où la correspondante peut, le visage masqué, observer de près le visage du prisonnier; pour dénouement enfin la non-condamnation à mort, et ce cri de soulagement de la spectatrice : « Louez Dieu, monsieur, et le remerciez; notre pauvre ami est sauvé ».
La spontanéité de ce cri trahit toute la sincérité des sentiments de Mme de Sévigné pour ses amis. Elle partageait leurs souffrances comme leurs joies; et même, dans leur mauvaise fortune, elle les sent plus près de son cœur. Elle courtisait leurs malheurs, sympathisait à leurs douleurs. Un d'entre eux est-il frappé d'un deuil cruel? Il faut voir avec quelle délicatesse, quelle effusion, elle lui parle, lui écrit, recommande à sa .fille de lui écrire, car toujours, même à travers ses amis, elle voit sa fille, mais enfin elle les voit aussi. Le jeune duc de Longueville est tué : Mme de Sévigné aussitôt sent et nous fait sentir, dans une lettre admirable, le coup porté à la mère La Roche-
1. Lettre du 20 juin 1672.
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foucauld meurt : elle souffre de la perte qu'elle fait, mais aussi de la perte plus grande que fait Mme de La Fayette 1. Si l'aristocratique marquise n'avait pas précisément la bonté, la charité évangélique, elle avait la fidélité, la loyauté, une généreuse vivacité de sentiments, une perpétuelle disposition à l'abandon, à la cordialité. Cordiale, voilà ce qu'elle est surtout. Son cœur débordait sur ses enfants, sur ses amis, sur tout son monde.
Éprouve-t-elle une douce ou forte émotion, elle ne peut la garder; il faut qu'elle la communique : elle l'expédie au château de Grignan, elle l'expédie au château de Bussy; elle plaint ceux qui sont loin de Paris de « n'avoir personne à qui parler » de la mort de M. de Turenne. Cordiale et confiante, elle procède d'abord par sympathie et non par antipathie. Le comte de Grignan se défie de l'évêque de Marseille; elle lui écrit : « Pourvu que vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu'il ne l'est pas. Hien n'est plus capable d'ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance : il suffit souvent d'être soupçonné comme ennemi, pour le devenir; la dépense en est toute faite, on n'a plus rien à ménager 2. »
Cordiale, mais non banale. Elle n'aimait pas tout le monde ; mais à ceux qu'elle aimait, elle se livrait facilement et entièrement. Elle savait être piquante, mais sans être méchante; dans ses lettres, comme dans sa conversation, elle lançait le mot spirituel ou même gaulois, jamais le mot amer ou rancunier. Elle était trop franche pour garder un ressentiment. A Bussy, qui l'avait calomniée, elle écrit une lettre sans réticences, se soulage le cœur en l'accablant de reproches, puis lui pardonne., et des torts de son cousin ne se souvint plus 3.
Cette franchise de relations, cette affabilité des manières , cette expansion de l'âme et de tout l'être, ce rayonnement de l'intelligence qui était en harmonie avec le rayonnement du visage, cette fleur de vivacité qu'elle avait dans l'esprit et cette fleur de jeunesse qu'elle avait sur le teint, tout cela, relaté par ses contemporains et deviné à travers ses lettres, explique comment Mme de Sévigné fut si remarquée dès qu'elle se produisit
1. Lettre de 17 mars 1680.
2. Lettre du 28 novembre 1670.
3. Lettre du 26 juillet 1668.
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dans le monde, fut si recherchée de cette société qu'elle aimait elle-même, fut enfin si regrettée lorsqu'elle mourut 1, et comment cette femme était un des charmes de son siècle, en même temps qu'elle en était un écho.
Elle est un témoin, un peintre du siècle, non un juge. — Un des échos les plus vivants, les plus directs, les plus authentiques, le plus authentique peut-être que nous aient transmis les écrits du temps. Les autres épistoliers, ou auteurs de Mémoires, soit qu'ils n'eussent pas, comme Mme de Sévigné, ce don qu'elle avait à un degré prodigieux de se prêter à autrui, de prêter continuellement aux bruits du siècle le clavier de son âme, soit qu'ils aient transformé ou déformé ces bruits dans un intérêt personnel ou politique, soit qu'ils aient voulu arranger les événements en vue d'un parti, ou leur attitude en vue de la postérité, sont, à tout prendre, par impuissance, par calcul ou par vanité, des historiographes de leur temps moins véridiques que Mme de Sévigné. Celle-ci ne transforme rien, elle transmet.
Elle ne juge pas, elle écoute. Elle ne dit pas ce qu'il faut penser de tel homme ou tel acte : elle dit ce qu'on en pense dans son milieu, dans son groupe. Elle est donc, à vrai dire, l'écho d'un écho, mais sincèrement et absolument fidèle.
Cette fidélité même a failli desservir la réputation de Mme de Sévigné, et refroidit çà et là notre admiration, notre culte pour elle. Nous ne pouvons oublier les lettres moqueuses et cruelles sur les rebelles et les pendus de Bretagne 2, les lettres ironiques et légères sur le supplice d'une Brinvilliers ou d'une Voisin3, le mot enthousiaste sur les dragons transformés en missionnaires, et sur la révocation de l'Édit de Nantes 4; et parfois nous sommes tentés de nous dire que cette femme, si charmante, n'était ni clairvoyante ni tolérante ; qu'elle aimait beaucoup les siens, mais n'aimait pas l'humanité; qu'elle pleurait facilement, mais n'était pas pitoyable aux vrais malheureux; qu'elle avait les yeux en larmes, mais le tœur en dureté.
Non! Il n'est pas dur : il est seulement dupe, et prison-
1. Voir toutes les lettres qui arrivèrent à Grignan, après sa mort, avril et mai 1696.
2. Lettres du 11 septembre 1675 et du 5 janvier 1676.
3. Lettres du 17 juillet 1676 et du 23 février 1680.
4. Lettre du 28 octobre 1685.
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nier. Il est captif des préjugés de race, d'éducation et de milieu.
Mme de Sévigné est titrée, elle est du grand monde, elle est du grand siècle. Elle ne devance pas son temps, elle le raconte.
Elle ne fait pas l'opinion, elle la subit. Elle n'est qu'un réceptacle, le réceptacle des impressions et des idées de sa caste et de son temps. Là où elle étonne et risquerait de nous affliger, il faut accuser ce temps, non surtout elle-même qui ne se pique pas de sortir de son rôle de femme, de telle sorte que là même où il y a lacune, il y a charme encore. Justement parce qu'elle n'a aucune vanité philosophique et critique, elle est d'une époque qui ne fut pas toujours belle une image toujours candide, quoique très consciente et parfois même très malicieuse. Elle parle en contemporaine de gens qui ont cru à la royauté de droit divin, à une société privilégiée, à une religion d'Etat; mais rien ne prouve qu'un ou deux siècles plus tard elle n'eût traduit dans ses lettres des façons de penser plus larges et plus humaines : ce qui prouve même le contraire, c'est son esprit ouvert, dépourvu d'obstination et d'entêtement — elle revient plus d'une fois le lendemain sur ses appréciations de la veille, et avoue naïve- ment qu'elle s'est trompée, — c'est son âme impressionnable, malléable, docile à tous les courants, et surtout aux plus rai- sonnables, aux plus équitables, aux plus pacifiques. Celui qu'elle aime le mieux parmi les jansénistes, c'est Nicole, parce qu'il est le moins excessif; et de Nicole, ce qu'elle adore, c'est le traité sur les moyens d'entretenir la paix entre Ir,,,, hommes 1.
Du reste, partout où les préventions de son monde et de son siècle ne peuvent entraver sa perspicacité, elle a le coup d'œil lucide et très sûr. Dans une physionomie elle attrape toujours le détail significatif, le signalement du caractère et de l'âme 2.
Elle peint les hommes, et aussi les choses. Sa correspondance est comme un miroir exact et limpide, tantôt égayé par les divertissements, les ballets, les sourires de la cour, tantôt assombri par les morts, les deuils, les cérémonies funèbres.
Aux jours de paix, ces lettres ressemblent à un programme de
1. Lettre du 7 octobre 1671.
2. Voir les lettres du 10 déc. 1664, du 21 février 1689, des 9, 12, 16 août 1675, du 26 avril 1671, etc., où se trouvent des silhouettes rapides ou des portraits achevés du roi. de Turenne, de l'archevêque de Reims, de Vatel, etc.
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fêtes; au lendemain des batailles, elles ressemblent à un nécrologe : comme le règne, elles prennent successivement toutes les teintes et tous les tons. Faillible comme juge, Mme de Sévigné est infaillible comme témoin, comme reflet. Elle n'a reflété que les splendeurs, dit-on; et devant les laideurs, elle a fermé les yeux. Pas toujours. Sans doute elle n'a pas la pénétration aiguë de son ami La Rochefoucauld, mais outre qu'elle est plus impartiale, elle a su, elle aussi, entrevoir le « dessous des cartes ». Elle écrit un jour à sa fille : « Vous pensez que l'on s'adore en cet endroit-là; tenez, voyez : on s'y hait jusqu'à la fureur. vous pensez que la cause d'un tel événement est une telle chose : c'est le contraire; en un mot, le petit démon qui nous tirerait le rideau nous divertirait extrêmement 1 ». Ce « petit démon » fut plus d'une fois Mmc de Sévigné elle-même.
Ses appréciations littéraires. — Elle inaugure la critique « impressionniste ». — Telles étaient ses impressions de spectatrice. Quelles furent ses impressions de lectrice?
Car elle aimait à lire autant qu'à regarder. A Paris, elle observait le train du siècle; mais à Livry, aux Rochers, elle vivait en compagnie des livres. Elle la trouvait douce, et aussi salutaire.
Elle la recommandait à sa fille et à sa petite-fille. Elle, qui de ses deux maîtres, Chapelain et Ménage, avait pris tout le savoir, mais en laissant tout le pédantisme, devenait à son tour une institutrice, une initiatrice, pour [Françoise d'abord, puis pour Pauline. Mère ou aïeule, elle servait de guide à ses jeunes lectrices, elle leur traçait un riche et varié catalogue de livres où elle mêlait le latin, l'italien et le français; les Vies des Saints, les romans et les poèmes; l'Arioste, Bossuet, Cléopâtre et les Petites Lettres 2, persuadée que tout est « sain aux sains », comme elle le disait elle-même, et que « le mal des lumières ne peut se corriger qu'en acquérant plus de lumières encore », comme devait le dire une autre femme illustre dans les lettres, Mme de Staël. Donc, au hasard de ses souvenirs, au gré de ses admirations, de ses émotions, de ses intuitions, sans doctrine arrêtée, mais aussi sans étroitesse, sans pruderie, sans fausse timidité, elle indiquait des sources, elle ouvrait des horizons, elle
1. Lettre du 24 juillet 1675.
2. Lettres du 11 janvier, du 15 janvier, du 8 février 1690.
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éveillait des idées, de telle sorte que, sans être une pédagogue, elle est tout de même une éducatrice.
Ce qu'elle lisait ou conseillait de lire, elle l'appréciait souvent d'un mot, pas toujours juste, mais presque toujours intéressant.
On a pu relever nombre de jugements erronés, portés par elle sur les écrivains du temps; on a pu dire qu'elle ne mettait à leur vraie place ni les œuvres ni les auteurs, puisqu'elle semblait préférer Nicole à Pascal, les dernières tragédies de Corneille à Andromaque et à Bajazet, les sermons de Bourdaloue à ceux de Bossuet, les romans de La Calprenède à celui de Mme de La Fayette. Le fait est qu'elle ne vaut rien pour classer, étiqueter, donner des prix et des accessits, mettre au point un palmarès.
Elle jugé trop souvent d'après les souvenirs de sa jeunesse, ou les rêves de son imagination. Il n'en reste pas moins que la plupart des appréciations littéraires de Mme de Sévigné sont pleines de signification et de suc. Là encore, elle ne juge pas, à vrai dire, mais elle suscite des idées, elle trouve des points de vue.
Quand elle dit : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé, ce n'est pas pour les siècles à venir 1 », elle se trompe évidemment, mais à demi seulement; car si l'auteur de Bérénice, de Bajazet, de Phèdre, n'avait, en composant ses tragédies, songé à la Champmeslé, souffert par la Champmeslé, eût-il peint ses amantes si délicieuses et si douloureuses? Mme de Sévigné se trompait sur le résultat, mais non sur la genèse de la création poétique. Se trompe-t-elle quand elle dit des fables de La Fontaine : « Cela est peint 2 », soulignant ainsi leur vrai mérite qui est leur ressemblance avec la vie, et quand, à propos du même La Fontaine, elle dit ailleurs 3 : « Il y a de certaines choses qu'on n'entend jamais quand on ne les entend pas d'abord »?
Ces choses-là. M™' de Sévigné les entend toujours et d'abord.
Elle les pénètre vivement et rapidement. En fait de critique, comme d'ailleurs en tout, son premier mouvement est presque toujours le bon. Elle admira d'abord beaucoup la Princesse de Clèves. Puis, Bussy-Rabutin ayant parlé, elle crut devoir, par défiance d'elle-même, condescendre à l'opinion du critique
1. Lettre du 16 mars 1672.
2. Lettre du 27 avril 1671.
3. Lettre du 14 mai 1686.
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attitré. L'impression de la femme n'en avait pas moins raison contre la décision du juge. Elle sent immédiatement l'attrait poétique ou éloquent des belles-œuvres; elle ne s'attache pas à définir, à expliquer, à comparer: elle saisit avec son esprit, aime avec son âme, juge non d'après les règles et les doctrines, mais d'après son plaisir, et s'il est vrai que Bussy-Rabutin inaugurait la critique dogmatique, on peut dire qu'elle-même inaugure la critique impressionniste. Mme de Sévigné est une intuitivede génie.
Ses réflexions morales; ses convictions religieuses.
— Cette intuition, elle la porte dans les problèmes de la morale, et les mystères de la religion; car si Mme de Sévigné fait de la critique sans le savoir, elle fait aussi de la philosophie et même de la théologie sans le vouloir; et tout intéressante qu'elle soit dans ses aperçus littéraires, elle l'est plus encore dans ses continuelles excursions sur le terrain moral ou religieux. La lettre célèbre sur la représentation d'Esther mérite sa réputation : mais que d'autres, moins connues, sur le spectacle du monde, sur la représentation de la vie, sur le rôle de la Providence, seraient plus dignes de l'être! Avec celles-ci nous faisons connaissance, non plus seulement avec le cœur et l'esprit de Mme de Sévigné, mais avec son âme.
C'était une âme réfléchie, quoique expansive et communicative, et qui, après avoir feuilleté beaucoup de livres, aimait à lire en soi. A la cour, elle feuillette le livre du monde; mais, rentrée à son hôtel Carnavalet, elle revoit non seulement les manières, les gestes, les costumes, le mouvement, les apparences de la vie, mais aussi la vie même, et sous le « paraître » elle a cherché « l'être »; et dans sa correspondance, à la suite d'un récit, d'un tableau, se glisse souvent la considération morale, la conclusion religieuse. A Livry, aux Rochers, elle dévore Pascal, La Rochefoucauld, Nicole, mais quand le livre est fermé, quand elle fait sous ses grands arbres ses longues et coutumières promenades, elle repense aux Pensées, elle refait à son tour des Maximes, elle digère le « bouillon » des Essais.
Cette mondaine avait une forte vie intérieure; cette châtelaine avait une tour d'ivoire toute peuplée de méditation.
C'était une âme, sinon grande et forte, du moins vibrante à tout souffle, éloquente sur tout sujet. Éloquente, elle le fut cent
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fois sur l'amour maternel : « Aimez, aimez. Pauline;, tâtez, tâtez un peu de l'amour maternel ». Elle le fut sur l'amitié, sur les passions, sur les vieilles et vivaces passions qu'elle compare à un bouillon de vipères; sur l'amour même, « l'autre », comme elle l'appelait; puis sur les diverses saisons de la vie, sur la jeunesse, « si aimable qu'il faudrait l'adorer, si l'âme et l'esprit étaient aussi parfaits que le corps » ; sur la vieillesse, l'âge où il faut « tâcher de regagner du côté des bonnes qualités ce qu'on perd du côté des agréables » ; puis et surtout sur la mort, car cette contemporaine des Oraisons funèbres d'un Bossuet, d'un Mascaron ou d'un Bourdaloue en a fait plus d'une dans ses lettres, qui trouvent alors des accents sublimes, s'il s'agit d'un Turenne ou d'un Louvois, et des notes touchantes, s'il s'agit d'un parent, d'un inconnu, d'un jeune homme; tel ce jeune marquis de Blanchefort, disparu « en un moment comme une fleur que le vent emporte » et qui fut l'occasion comme le sujet de la dernière lettre que nous ayons de Mme de Sévigné; et toutes ees lettres de mort écrites par la marquise rendent un beau son ou un. son attendri, plutôt qu'un son triste et lugubre, tellement cette femme était vie et santé.
C'était en effet et enfin une âme de santé, plutôt que de sainteté : la morale de ses amis les jansénistes l'effrayait; la piété des dévots lui déplaisait. Plus raisonnable que les seconds, plus confiante que les premiers, elle avait foi, non à un Dieu puéril ou à un Dieu terrible, mais à un Dieu Providence. Oh!
que la Providence revient souvent dans ses lettres, à propos des faits les plus humbles comme les plus retentissants! Ici, c'est le canon de M. de Turenne « chargé de toute éternité là c'est « la balle qui a sa commission » ; ailleurs c'est « la mort qui attend sur le Rhône 1 ». Tantôt la Providence frappe et tantôt elle épargne 2, mais toujours, au jugement de Mmo de Sévigné, elle fait bien ce qu'elle fait. Cette amie de la Fronde n'est pas une frondeuse contre Dieu. Elle se fie à lui, elle se repose en lui. D'une part elle croit à l'intervention continuelle et déterminative de Dieu; d'autre part elle croit à la liberté de l'homme, ou agit comme si elle y croyait. Comment expliquer
1. Lettre du 26 février 1690.
2. Lettre du 12 août 1675.
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cette contradiction? Elle ne s'en soucie pas. Elle aussi ne voit que les « deux bouts de la chaîne », sans s'inquiéter de l'anneau central. Ce n'est pas une raisonneuse, et cette absence de prétention philosophique est un de ses plus grands charmes. Elle est cordiale avec Dieu comme avec les hommes. Cette religion de la Providence, qui fut le fond de toute sa religion, assura la sérénité de sa vie, comme celle de sa mort. Le comte de Grignan écrivait qu'elle avait « envisagé la mort, avec une fermeté et une soumission étonnantes ». Elle mourut comme meurent les simples de cœur, cette femme de tant d'esprit et d'un si beau génie.
Son génie d'écrivain; son amour de la nature; son imagination sensible et verbale. — C'est qu'en effet ce mot de génie vient tout de suite à la pensée dès qu'on lit une lettre de Mme de Sévigné. De tous les recueils de lettres que nous a laissés le XVIIe siècle, le sien est le seul qui donne cette impression qu'il est génial, qu'il devait être, qu'il ne pouvait être autrement, et que son auteur était né tout exprès pour le composer et nous l'offrir. Ne semble-t-il pas au contraire que la vraie vocation de Balzac et de Voiture était plutôt d'écrire, l'un des dissertations et l'autre des madrigaux? Quant au style de Bussy-Rabutin et de Mme de Maintenon, serait-il autre s'ils avaient eu à écrire, l'un des précis critiques, et l'autre des catéchismes pédagogiques.
Seule Mme de Sévigné était « de toute éternité » appelée à écrire des lettres. Elle fait une lettre à peu près comme La Fontaine fait une fable. Le mot « d'épistolier », appliqué surtout à Balzac, n'est pas très juste : aUXVllC siècle, pas d'épistolier, à vrai dire; mais une seule épistolière, comme il n'y avait qu'un seul « fablier».
« C'est proprement un charme! » On peut le dire des lettres de l'une comme des fables de l'autre. Charmeresse, en effet, l'amie de Fouquet, la cousine de Bussy et des Coulanges, la mère de « la belle Madelonne », la grand'mère de Marie-Blanche, de Pauline et du « petit marquis », charmeresse tour à tour pour des causes différentes, mais toujours à peu près au même degré.
« Je répondis à tout, car j'étais en fortune », dit-elle dans sa lettre sur la représentation d'Esther 1 : cette « fortune » a duré cinquante ans. Dès ses premières lettres jusqu'à ses dernières, elle
1. Lettre du 21 février 1689.
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est en veine, en beauté, en état de séduction. On ne peut la lire un quart d'heure sans recommencer à l'aimer. Vainement, à notre époque triste et maladive, nous serions tentés — j'avais cette tentation, avant de l'avoir relue récemment — de dire un peu de mal de cette femme si optimiste, si bien portante, de cette « grosse mère-la-Joie 1 », de cette « Notre-Dame de Livry 2 » : notre méchante intention ne tient pas contre la bonne grâce de la marquise. Bien vite elle nous reconquiert tout entiers, à force d'aisance, d'abandon, de naturel.
Le naturel : telle est la plus frappante, la plus saillante qualité de son style. Naturel à parler de soi : pas d'inconsciente vanité ou de trop consciente modestie, mais une sincérité qui fait plaisir, un enjouement qui fait sourire. Naturel « à ne se piquer de rien 3 », à fuir l'exagération, le trop d'originalité. M" de Sévigné, comme Éliante, eût aimé Alceste pour sa franchise, mais non pour ses « rubans verts ». Elle évitait le rare, le singulier, elle tenait à la politesse, à la civilité. Cette femme était un « honnête homme ». Naturel dans le style, qui n'a rien de fabriqué, de tortillé, de guindé, qui court et trotte, avec la « bride sur le cou », libre de toute tyrannie et presque toujours pur de toute préciosité.
« Pas si pur que cela, a-t-on dit : souvenez-vous de la lettre sur le mariage de Mademoiselle : on la dirait datée de l'hôtel de Rambouillet. » Celle-là, et même quelques autres, gardent en effet des traces de l'esprit précieux. Mais elles sont l'exception parmi toutes ces lettres datées des Rochers, de Livry, de Grignan, de Vichy ou de l'hôtel Carnavalet. Cette riche collection est ça et là piquée de quelques fleurs artificielles : elles ont été parfois citées comme les plus brillantes du parterre, mais à tort : Mme de Sévigné n'est jamais si brillante que lorsqu'elle ne le fait pas exprès. Dans son parterre ce sont les fleurs naturelles qui jettent le plus d'éclat.
L'éclat de la vie, le mouvement de la vie, voilà encore ce qui nous captive, nous fascine et nous entraîne dans la correspondance de Mme de Sévigné. D'autres ont le naturel, discret et
1. Le mot est de M. Jules Lemaître.
2. Le mot est de Mme Du Deffand.
3. L'expression est de Saint-Simon.
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réservé, comme, par exemple, son amie, Mme de La Fayette : mais elle, l'avait impétueux et débordant. Ce torrent de sympathie et d'esprit qui s'échappait continuellement de la femme, rejaillissait sur son style. Ce style est toujours en verve, en jet, en jeu. Mme de Sévigné est toujours en scène : bien plus, elle y met les autres. Elle fait voir leurs gestes et entendre leur voix.
Que de dialogues pris sur le vif, dans cette correspondance!
Que de fragments d'entretiens rapportés, ou mieux encore inventés, car alors ils sont plus vrais que la réalité même, ayant la vérité des caractères! Que de bouts de scènes dignes de Molière, et glissant tout à coup la comédie dans les récits les plus graves ou les cérémonies les plus officielles 1 !
Si elle observe la société comme Molière, elle regarde la nature comme La Fontaine. Elle sait distinguer un paysage d'un autre, un vert d'un autre, une « feuille qui pousse » d' « une feuille qui chante » , et le « triomphe du mois de mai » des « beaux jours de cristal de l'automne ». Elle aime Livry, les Rochers, moins encore en propriétaire qu'en spectatrice, et même parfois en rêveuse. On a peut-être trop dit que l'amour de la nature était chez elle une jouissance toute physique. Ses yeux étaient pris d'abord, mais l'âme elle-même finissait par être atteinte, surtout au lendemain des douloureuses séparations.
« J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue ici : une grande solitude, un grand silence, un office triste, des ténèbres chantées avec dévotion (je n'avais jamais été à Livry la semaine sainte), un jeûne canonique, etune beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée : tout cela m'a plu. Hélas ! que je vous y ai souhaitée 2. » N'est-ce point l'âme qui parle ici, et avec une mélancolie provoquée sans doute par une absente, mais alimentée aussi par le cadre et le paysage ! Du reste, quand on va aux Rochers, on admire ces jardins, ces bosquets de la marquise qui sont restés élégants et corrects, en dignes émules de Versailles, et dignes contemporains de Le Nôtre ; et ce n'est d'abord aux yeux du visiteur qu'une nature moyenne et riante, aux lignes arrêtées et au cadre limité. Mais, que de la terrasse du
1. Lettre du 3 janvier 1689.
2. Lettre du 26 mars 1671.
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château on regarde à l'horizon; et là-bas, vers l'ouest, on aperçoit un balancement d'arbres touffus, tout un rideau de feuillage, toute une ceinture de forêts; et le site prend soudain de l'ampleur, de l'indéterminé, de l'au delà. Eh bien, ce site rappelle — et peut-être créa — l'imagination de Mme de Sévigné; cette imagination est sans doute objective, s'attachant d'abord aux détails précis et pittoresques; mais bientôt elle s'élargit, et dégage du rêve et de la sensibilité. Cette mère était tour à tour ou en même temps capable de peupler un pays connu par l'image d'un être absent, ou de deviner un pays encore inconnu à travers la présence d'un être cher. Les Rochers lui rendaient à demi sa fille: et sa fille lui découvrait à demi tout le charme de Grignan.
Si elle imagine des formes sensibles, elle invente aussi des formes verbales. L'invention verbale est peut-être encore sa faculté dominante, don suprême qui mettait en lumière, en œuvre, en rapport, tous ses autres dons. Le style est chez elle une création perpétuelle de mots: ou, si elle ne crée pas beaucoup de termes nouveaux, du moins elle les rajeunit tous par la place où elle les met, le sort qu'elle leur fait. Elle les prend de toutes parts, dans les conversations, dans les livres, dans ses voyages, au fonds breton ou au fonds bourguignon et provençal, et aussi dans cette autre province lointaine, encore moins fréquentée des gens du XYUe siècle, le Moyen Age : et les ayant recueillis, elle les égrène bellement à travers son œuvre, unissant ainsi le trésor local et gaulois au trésor parisien et français, et faisant de sa langue un des vocabulaires les plus reluisants et les plus parlants que nous ayons. Tous ces mots ont en effet chez elle de la couleur, des teintes, un timbre de voix, une physionomie, la physionomie même de Mm de Sévigné.
Tant mieux, car c'était la plus expressive et la plus mobile des physionomies. Ces mots, comme ce visage, sont tantôt piquants, médisants : des trouvailles d'esprit; tantôt saisissants, profonds : des trouvailles de douleur; tantôt sensés, judicieux : des trouvailles de raison. Ce style est l'image de cette figure : du rire et des larmes sur un fonds persistant de gaieté et de santé.
Cette figure n'était pas régulièrement belle : mais elle avait la beauté de l'intelligence et de la vie. Tel ce style qu'anime encore le feu de l'àme. Mme de Sévigné, citant un billet cava-
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lièrement tourné, écrit par son père, ajoute : « Il était joli, mon père 1 ». Et sa fille donc! Elle fut «jolie », non en un seul billet, mais en des milliers de lettres. Et le cousin Bussy avait beau se trémousser; même en fait de style, il resta toujours de la branche cadette. La branche aînée, avec Marie de RabutinChantal, marquise de Sévigné, garda tout le génie de la famille.
Correspondances de Mme de Grignan, de Charles de Sévigné, de M. et Mme de Coulanges, de Mme de La Fayette. — Comme elle était généreuse, Mme de Sévigné semble avoir passé quelques parcelles de ce génie à ses enfants et à ses amis, mais, dans le trajet, il devint talent. En effet, tous ses correspondants écrivent avec distinction ou avec agrément, mais sans vive originalité de La Fayette toujours exceptée) : leurs lettres nous sont pourtant d'un réel intérêt, par ce qu'elles ajoutent à ce que nous savions déjà sur Mme de Sévigné et à ce que nous désirions connaitre d'eux-mêmes.
Ce désir n'est satisfait qu'à demi par celles qui nous restent de Mme de Grignan. Elles sont en petit nombre, sans être d'ailleurs bien significatives. Elles nous éclairent peu sur cette véritable énigme qu'est encore pour nous le cœur de cette fille qui fut tant adorée de sa mère. Jusqu'à quel point fut-elle digne ou indigne de ce culte? Fut-elle égoïste, froide, sèche, dépourvue de toute tendresse, comme le disent quelques-uns? Fut-elle, comme le soutiennent quelques autres, une passionnée en dedans, discrète mais sûre, profonde en ses affections? Les premiers rappellent que Saint-Simon vit en elle un « esprit aigre, altier, dominant », mais Saint-Simon est-il souvent un observateur impartial? Les seconds citent sur elle et sa mère ce mot de Joseph de Maistre : « Si j'avais à choisir entre la mère et la fille, j'épouserais la fille et puis je partirais pour recevoir les lettres de l'autre », mais Joseph de Maistre est-il réputé lui aussi pour l'infaillibilité de ses jugements? D'une part on allègue contre Mme de Grignan qu'elle sacrifia sa fille aînée, MarieBlanche, et sous prétexte qu'elle était laide, la contraignit à la vie religieuse; qu'elle négligea d'abord l'éducation de Pauline, et ne l'entreprit ou ne la continua que sur l'exhortation pres-
1. Lettre du 6 août 1675.
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santé de Mme de Sévigné. Lors du mariage de son frère, elle refusa longtemps d'écrire à sa belle-sœur parce qu'elle était seulement de noblesse de robe, et après l'union de son fils avec la fille d'un riche traitant, fortune et bonne fortune pour les chàtelains endettés de Grignan, elle s'excusa de cette alliance, disant à travers les salons « qu'il fallait bien de temps en temps du fumier sur les meilleures terres ». Enfin, dernier grief, elle n'était pas au chevet de sa mère mourante. D'autre part, ses défenseurs font remarquer que sa conduite indifférente, intéressée ou dédaigneuse envers ses enfants, sa belle-sœur ou son gendre n'était pas une exception au XVIIe siècle, trop souvent mené par des questions d'argent ou d'orgueil, que son absence au moment de la mort de sa mère s'explique par la maladie dont elle était atteinte elle-même, et que ses regrets sincères, au sujet de cette mort survenue le 17 avril 1696, sont exprimés f dans une lettre fort touchante adressée le 28 avril au Président de Moulceau. Cérémonieuse plutôt que touchante, réplique l'autre parti; et ce qui laisse croire à des formules de tristesse plutôt qu'à la tristesse même, c'est que plusieurs phrases de la lettre du 28 avril reparaissent mot pour mot dans une lettre écrite le 15 juillet à M. de Pomponne, comme si celle-ci était rédigée d'après un ancien brouillon au lieu d'être dictée par une douleur encore récente. Comment Mme de Simiane, qui a brûlé les lettres de sa mère, et pour cause sans doute, n'a-t-elle pas détruit la seconde de ces lettres d'affliction, qui fait douter de la sincérité, même de la première?
Ainsi parlent et ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas Mme de Grignan. La vérité est peut-être entre ces deux opinions, ou plutôt à côté. Il semble bien, autant qu'on peut le deviner à travers les nombreuses confidences de la mère et les quelques lettres de la fille, que celle-ci ait eu l'esprit malade plutôt que le cœur sec, l'àme mécontente de soi et des autres plutôt qu'égoïste; qu'elle ait ignoré surtout l'art du bonheur pour elle et pour les personnes qui l'entouraient; qu'elle ait eu des goûts au-dessus de la réelle portée de son intelligence, et c'est pour cela qu'elle fut moins éclairée que troublée par le cartésianisme, doctrine pourtant sereine; qu'elle ait eu des rêves en dehors de ceux qu'elle pouvait réaliser, et c'est ainsi que tourmentée de
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grandes ambitions et de rares désirs, elle a négligé souvent les obligations et les affections de tous les jours. Elle les trouvait sans doute trop simples et trop mesquines en regard de son idéal. Écrire aux amis de sa mère sur la mort de cette mère, ce fut pour elle une tâche, et secondaire, au lieu d'être une émotion, une consolation, tandis qu'écrire sur le traité de Y Amour de Dieu1 de Fénelon, ce n'était pas le nécessaire, l'ordinaire, mais le distingué.
Une personne distinguée, et guindée vers les hauteurs, voilà ce qu'elle fut avant tout. L'ambition du mieux lui fit oublier ce qui était bien et ce qui était bon. La prétention au sublime glaça en elle ses dons de nature, qui existaient. Elle sait écrire : toutes ses lettres le prouvent; elle sait narrer, elle sait peindre, elle sait juger, et même elle sait penser (voir sa description de Mazargue 2, ses portraits de la princesse de Savoie et de la duchesse de Bourbon3, son appréciation sur le Télémaque4, et certaines de ses « maximes » qui ne sont pas sans délicatesse, celle-ci, par exemple : « Il est plus poli d'admirer que de louer »); mais ce qu'elle ne sut pas faire, ce fut de mettre à profit ses diverses aptitudes, de mettre en pratique ces admirables préceptes qui étaient cependant de son « père » Descartes : « Tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l'ordre du monde. Ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. »
Autant la fille avait pris la vie par le mauvais côté, autant le fils était facile à vivre, et facile à aimer. Quel aimable garçon!
Du frère et de la sœur, c'est l'homme qui a la grâce, et je ne crois pas du tout qu'il faille ajouter : c'est la femme qui avait pris ou reçu toute l'intelligence maternelle. Charles de Sévigné était sans doute très indolent, sans prétention — comme sa divine mère, — mais les lettres ou fragments de lettres que nous avons de lui montrent assez qu'il avait l'esprit juste, droit, et même le sens poétique, si rare dans ce monde-là. Il adorait Virgile, il demandait grâce pour les naïvetés d'Homère,
1. Cet écrit de M' de Grignan a été publié d'abord par Fréron dans l'Année littéraire, 1768.
2. Lettre du 5 février 1703.
3. Lettre du 5 janvier 1697.
4. 1704.
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que sa sœur nommait des « grossièretés » ; il savait distinguer, et même mieux que sa mère, entre le style d'un Nicole et le style de Pascal; et surtout il savait aimer, il aimait aimer. La lettre qu'il écrivit à sa sœur après la mort de Mme de Sévigné est une des pages les plus exquises et les plus touchantes que nous ait laissées le XVIIe siècle : désintéressement, simplicité parfaite, modestie sincère, tendresse d'âme, tout cela constitue un petit chef-d'œuvre de cœur, presque unique pour l'époque. Charles de Sévigné servit quelque temps avec bravoure sur le Rhin et dans les Pays-Bas, et, sans ménager son sang, il dissipait follement son argent; puis, rentré en Bretagne, il se maria et devint un gentilhomme campagnard, et finit en gentilhomme mystique. Sa vie n'a pas d'histoire, mais eut le bonheur. Il l'avait mérité.
Quelqu'un qui lui ressemble un peu, c'est son cousin Emmanuel de Coulanges, celui qui formait avec sa femme un ménage toujours charmant, toujours errant, et presque toujours séparé, mais séparé sans être désuni. L'un et l'autre étaient si aimables qu'ils étaient le plus souvent chez des amis, mais pas chez les mêmes en même temps, et de là s'écrivaient des lettres non tendres mais gentilles. La gentillesse : tel est en effet l'attrait d'Emmanuel de Coulanges, l'attrait et l'écueil, car s'il plaisait naturellement, il s'y efforçait aussi. Il avait de l'esprit, mais surtout il en faisait. Il faisait même des vers galants, qu'il semait à travers ses lettres. Ils nous semblent aujourd'hui avoir la quantité plus que la qualité. Mais, enfin, Coulanges était un ami sincère et un causeur brillant : et ses lettres 1 laissent encore deviner ce qui attirait dans le causeur et retenait dans l'ami. A tout prendre, sa femme lui est supérieure. Elle était mondaine sans être légère, chrétienne sans être sermonneuse.
La sûreté de ses relations et la vivacité de son esprit lui valaient des amitiés de choix, celle par exemple de la marquise de Villars, qui lui écrivait de Madrid des lettres si curieuses 2 sur la cour et les coutumes espagnoles, celle surtout de Mme de Sévigné, dont elle sentait toute la supériorité, et dont elle sentit toute la perte.
1. Voir, pour les lettres de M. et Mme de Coulanges, la correspondance de Mme de Sévigné, passim.
2. Lettres du 14 décembre 1679, du 9 février 1680, etc.
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Mais des amies de la marquise, celle qui écrivait encore le mieux, c'était évidemment Mme de La Fayette. Elle seule était digne de donner la réplique à Mme de Sévigné. Moins jaillissante, elle était aussi fine, et peut-être plus ; moins riche d'imagination, elle était plus personnelle et plus réfléchie dans ses jugements; et nous parlerions plus longuement de ses lettres, si elle n'était sans rivale dans un autre genre, et étudiée à ce titre dans une autre partie de cet ouvrage.
IV. — Madame de Maintenon et ses élèves.
Sa destinée ; son caractère. — Mme de Maintenon !
Celle-là, contrairement à Mme de Sévigné, fut un personnage officiel, sinon politique, exerça une certaine influence sur les affaires de l'État, non par ambition personnelle, mais par nécessité, par sa présence seule, par le rang même qu'elle occupait près du trône, ne régna jamais à la place de Louis XIV, comme on l'avait dit, mais fut toutefois pendant trente ans la première confidente, sinon la première conseillère du roi, et parvint au sommet des dignités et de l'autorité, après être partie des bas-fonds de l'indigence et de l'humiliation, car c'est elle surtout, bien plus qu'une Henriette de France, qui laisse voir dans sa vie « toutes les extrémités des choses humaines ». Elle était la moins romanesque des femmes et sa destinée fut un roman. Née dans une prison ', elle devait être un jour recherchée, respectée et redouté.e dans la plus brillante cour du monde; petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, le champion et le poète du protestantisme, elle accepta la main de l'homme qui voulut porter le coup le plus terrible aux protestants; mariée d'abord à un bouffon, et à un infirme, elle épousa ensuite le plus
1. Françoise d'Aubigné vint au monde dans un cachot de Niort (27 novembre 1635), et fut recueillie par la sœur de son père, Mme de Villette. Au retour d'un voyage en Amérique où son père l'avait emmenée, et sous la contrainte d'une autre parente, Mme de Neuillant, elle abjura le protestantisme (1648). Elle se maria à Scarron (1652), devint veuve (1660); fut nommée gouvernante des enfants du roi et de Mme de Montespan (1669); obtint en 1675 la propriété de la terre de Maintenon avec le titre de marquise; épousa secrètement Louis XIV (1684); fonda St-Cyr (1686); s'y retira définitivement à la mort du roi (1715); y mourut le 17 avril 1717.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. XI
MME DE MAINTENON ET SA NIÈCE MLLE D'AUBIGNÉ D'APRÈS LA PEINTURE DE FERDINAND Musée de Versailles
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majestueux des rois, réputé pour « le plus bel homme de son royaume » ; et après avoir vécu dans l'incertitude du lendemain, aux confins de la domesticité, et par des rétributions, des gages, des aumônes, elle vieillit et mourut dans un asile sûr, au milieu de son œuvre durable, honorable et charitable.
Cet asile, cette œuvre furent d'ailleurs la conséquence et la récompense de tout son passé, car si tout semblait inattendu et même antithétique dans les diverses situations qu'elle traversa, tout fut rationnel et logique dans la conduite qu'elle ne cessa d'y tenir. On devine, à travers la fluctuation des événements, un unique idéal et comme une boussole unique. On dirait que sur ce bateau où elle monta dès l'âge de cinq ans pour aller en Amérique avec son père et sa mère, sur cette nef flottante qui emportait la petite huguenote à la recherche d'une fortune improbable et vers un redoutable inconnu, elle rêva désormais la sécurité, la paix, le port. Et vers ce port désiré, elle navigua toute sa vie ; et ce port n'était pas, quoi qu'on en ait pu dire, la puissance politique et la gloire humaine, mais la considé ration du côté des hommes et le repos du côté du ciel. Elle ne semble pas avoir eu ces projets arrêtés, ces visées lointaines, cet esprit de dissimulation et de domination que lui ont prêtés des plumes passionnées ou calomniatrices, elle ne paraît même pas avoir sollicité et souhaité les hautes dignités qui vinrent au-devant d'elle, et si elles étaient expliquées et justifiées par son mérite, elles prévinrent pourtant le plus souvent ses démarches et ses désirs. Ce n'est pas d'honneurs qu'elle avait soif, mais d'honorabilité. Ce n'est pas au brillant qu'elle aspirait, mais au solide. Conduire le char de l'État lui importa toujours assez peu : mais mener sa barque vers l'endroit tranquille et retiré où elle pourrait s'assurer le lendemain dans ce monde et assurer son salut pour l'autre, fut son vrai souci.
Non ambit, sed secedit, pourrait-on dire. Elle est guidée non par sa passion, mais par la prudence, non par des idées, des engouements ou des ressentiments, mais par un intérêt d'ordre utilitaire et un intérêt d'ordre chrétien. Au fond, ses ennemis la grandissaient en voulant la desservir. Mme de Maintenon ne fut pas. une femme ambitieuse, mais une femme pratique : de là je ne sais quelle froideur persistante dans l'estime,
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le respect et même l'admiration qu'elle nous inspire. Nous l'aimerions mieux tenant plus à la gloire et moins au profit, plus au rôle et moins à la place. Que n'eût-elle, avec toute sa raison, un grain d'excès et de folie, et nous serions séduits.
Mais soyons justes : Saint-Cyr fut une œuvre de sentiment et de charité autant que de bon sens et d'éducation. Avec Saint-Cyr l'enthousiasme et la joie apparaissent enfin dans cette âme réglée et cette vie austère. A Saint-Cyr, Mme de Maintenon n'est pas seulement sensée, dévouée, — où ne le fut-elle pas? — mais elle est aimante, confiante, ardente, ardente au point de s'y tromper d'abord de méthode, — heureuse faute! — et ce qu'elle y mit de son cœur finit par toucher le nôtre.
Ce qui fait l'intérêt et la matière des lettres de Mme de Maintenon. — Telle nous apparaît cette femme dans sa correspondance, dont le premier mérite est de nous éclairer, de nous rendre une physionomie obscurcie ou dénaturée par de ténébreuses insinuations ou de mensongères accusations. En vain les doutes émis par la Palatine sur la vertu de Mme Scarron, et par Saint-Simon sur le désintéressement de Mme de Maintenon, étaient fortifiés comme à plaisir par les falsifications de texte d'un La Beaumelle; ce texte rétabli a semblé du coup rétablir la vérité, et fut la meilleure réponse aux perfidies d'une rivale, aux préventions d'un adversaire, aux fourberies d'un éditeur.
Et maintenant, même après la lecture des lettres authentiques de Mme de Maintenon, la lumière est-elle faite sur tous les points obscurs d'une vie si longue et si remplie, d'une physionomie si complexe et si discrète? Non, certes, car d'une part Mme de Maintenon n'a pas tout dit dans les lettres qui nous restent d'elle, et d'autre part nous n'avons pas toutes les lettres qu'elle a écrites.
Saurons-nous jamais, par exemple, quels étaient au juste ses sentiments pour le roi, et ceux du roi pour elle à l'époque de leur mariage secret? Les lettres qu'elle dut, en plusieurs circonstances, écrire au roi nous manquent toutes, et celles qu'elle écrivit alors à divers correspondants sont avares de confidences, sinon de renseignements. C'est qu'en effet, par pudeur naturelle ou circonspection acquise, Mme de Maintenon, même lorsqu'elle écrit à son confesseur, même lorsqu'elle raconte sa conscience, ne raconte pas tout son cœur. Une lettre écrite de
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Fontainebleau à l'abbé Gobelin 1 nous montre, il est vrai, dans ce cœur, le « bonheur » succédant à « l'agitation » ; et la cause de cette inquiétude, puis de cette félicité, nous la conjecturons; c'est l'union débattue, puis l'union arrêtée entre la gouvernante et le roi. Mais cet extraordinaire hymen, qui des deux le projeta le premier? Qui en eut d'abord l'idée? Est-ee le roi qui le proposa à la femme vertueuse dont il ne pouvait vaincre les résistances? Est-ce l'honnête femme qui parla d'amour légitime, lorsqu'on lui parlait d'amour coupable? Et, dans le désir de l'un, quelle fut la part de l'estime, de la tendresse? Et dans le « bonheur » de l'autre, faut-il voir un besoin d'âme satisfait, ou un splendide rêve réalisé, ou plutôt une merveilleuse mission acceptée de Dieu! Mystère sur tout cela. Soit que Mme de Maintenon ait été trop réservée, soit que nous soyons trop peu renseignés, sa psychologie sentimentale nous échappe en grande partie.
Mais si la sensibilité de Mme de Maintenon nous reste à demi inconnue, son intelligence, son caractère, son rôle reparaissent nettement à nos yeux, à mesure que nous avançons dans la lecture de ses Lettres et de ses Entretiens. Les premières lettres, écrites à des parents ou à son directeur de conscience, nous révèlent une bourgeoise doublée d'une chrétienne, également attentive aux soucis de la terre, de la famille, et du ciel; plus tard, les lettres écrites à des évèques, à des diplomates, à des généraux, à des reines, nous montrent jusqu'à quel point elle s'occupa des affaires de l'Église et s'intéressa aux affaires de l'État; et les lettres qui, durant tout le cours de sa vie, lui furent inspirées par son amour de l'enfance et sa science de l'éducation, nous font connaître successivement la gouvernante du duc du Maine, la créatrice des asiles de Maintenon et de Rueil, la fondatrice de Saint-Cyr; de telle sorte que cette correspondance, cette œuvre écrite, qui nous retrace l'histoire d'une âme tout en contribuant à l'histoire du siècle, se partage naturellement, par les matières qu'elle traite, en trois parties : d'abord les lettres familiales et personnelles, puis les lettres qui ont trait aux questions religieuses ou patriotiques, enfin toutes les pages laissées ou dictées par l'éducatrice.
1. Lettre du 20 septembre 1683.
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Lettres familiales et personnelles. — L'esprit de famille de Mille de Maintenon se manifeste surtout dans les lettres qu'elle écrit à son propre frère, Charles d'Aubigné, aussi compromettant qu'elle était de bonne compagnie, aussi remuant qu'elle était circonspecte, aussi peu stable dans les divers postes où elle le fit arriver qu'elle était attachée fermement aux siens.
Sans cesse elle le grondait. Ce fut son premier élève. Le sentant peu dévot, et si peu chrétien, elle travaillait à faire de lui tout au moins un honnête homme. « Adieu; je voudrais avoir donné un bras et que vous fussiez le plus honnête homme de France. » Mais, en dépit des « prônes de la sœur », le frère ne cessait de mécontenter tout le monde et d'être mécontent de toutes choses. L'aventurier aurait trouvé naturel de bénéficier de cette prodigieuse aventure qui le faisait beau-frère du roi de France.
Et sans cesse la nouvelle reine le rappelait à la modération, à la possession de soi, aux vertus sociales et humaines, rappel qui fait autant d'honneur à l'une que peu à l'autre. Vivant, elle l'aima toujours, le dirigea continuellement et, mort, le pleura sincèrement, heureuse qu'après une vie irrégulière il eût paru faire une fin chrétienne.
Dévouée comme sœur, elle l'était aussi comme parente.
Elle protégea les Yillette qui avaient autrefois abrité sa jeune misère. Elle leur écrivait des lettres affectueuses, expansives même. Son cousin Philippe de Villette, ayant fait merveille au combat naval des îles Lipari, elle lui adresse ce mot chaleureux, un mot à la Sévigné : « Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, vous savez que les femmes aiment les braves ». Et le fils et la fille — celle-ci était la future Mme de Caylus — de ce valeureux cousin furent toujours l'objet de la tendre et parfois tyrannique sollicitude de Mme de Maintenon.
Mais la plus intime de ses correspondances est encore celle qui est adressée à son confesseur, l'abbé Gobelin. C'est qu'ici l'affaire du salut est en jeu, laquelle fut toujours pour Mme de Maintenon la grande affaire. Ces lettres sont comme une anticipation du confessionnal. La pénitente y consulte son guide spirituel dans toutes les crises difficiles qu'elle eut à traverser pendant une période de dix années (1614-1684), c'està-dire depuis le moment où elle fut remarquée de Louis XIV
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jusqu'au jour où elle fut épousée par lui. Et si le roi la remarquait, c'est que Dieu l'appelait; femme du roi, elle se sentait la servante de Dieu. Elle obéissait à sa foi, plus encore à une sorte de vocation, de prédestination. Elle se croyait l'instrument du ciel. Et cette persuasion dirigea la plupart de ses actes, dont quelques-uns, douteux au jugement humain, ne sont explicables qu'à une conscience mystique.
Lettres qui ont trait aux affaires religieuses et politiques. — C'est qu'en effet, dans cette femme si raisonnable, il y avait un coin de mysticisme. Ne fut-elle pas d'abord séduite par les théories ou rêveries de Mme Guyon et de Fénelon?
N'offrit-elle pas à l'une un asile à Saint-Cyr, et à l'autre une collaboration dans son œuvre éducatrice? Et si elle finit par se séparer d'eux, laissant partir l'un pour l'exil, l'autre pour la prison, c'est qu'ayant des mystiques la confiance absolue en Dieu, elle avait trop de bon sens pour aliéner comme eux l'énergie, la volonté, et aussi trop d'esprit pratique pour ramener la religion à une sorte de désintéressement extatique, et bien plus angélique qu'humain. La froideur, non subite, mais pro- gressive de Mme de Maintenon pour Fénelon s'explique par cette différence essentielle et profonde qui persistait sous une affinité, réelle aussi, mais plus superficielle. Toutes les lettres qu'elle écrit à cette époque et qui touchent à ce sujet prouvent bien que si elle n'empêcha pas la disgrâce de l'archevêque de Cambrai, ce n'était point pour faire sa cour au roi, mais c'était parce qu'il y avait harmonie sur ce point entre sa raison et la raison du maître.
La même harmonie explique l'attitude de Mme de Maintenon à l'époque de la révocation de l'Édit de Nantes. Pamphlétaires et même historiens ont vivement reproché à la petite-fille d'Agrippa d'Aubigné de n'avoir rien fait pour prévenir la per- sécution des protestants, bien plus de l'avoir conseillée et pré- parée. Et ils citent à l'appui de leur assertion ce mot qui est dans une lettre écrite par Mme de Maintenon en 1C81 1 : « Si Dieu conserve le roi, il n'y aura pas un huguenot dans vingt ans ». Et pourtant cette parole prouve simplement qu'elle pré-
1. Lettre du 6 avril 1681.
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voyait la révocation, qu'elle se trompait avec le roi et avec tout le siècle, mais nullement qu'elle ait elle-même entraîné le monarque vers une erreur intolérante et vers l'acte despotique et impolitique. Il y marchait tout seul par sa propre nature, par son rêve d'absolutisme, son désir de réaliser l'unité en tout, par toute la direction de son règne et toute la conception de ses devoirs de roi. Il y eut évidemment accord entre elle et lui, mais non influence d'elle sur lui. Et sans doute, elle aurait pu, elle aurait dû même influer sur le roi, dans le sens de la clémence et de l'équité ; elle aurait eu une belle page dans l'histoire en sauvant de l'oppression et de l'exil ses anciens coreligionnaires; mais, pour prendre en face de Louis XIV cette attitude hardie et généreuse, elle avait trop de timidité dans le caractère, trop peu de chevalerie dans l'âme — elle a peut-être quelque chose de la sainte, mais rien de l'héroïne, — enfin, et son mysticisme reparaît ici, un trop vif penchant à ne voir les événements que du point de vue surnaturel. Convertie au catholicisme, elle y avait trouvé la paix de la conscience et l'espérance du salut. Pourquoi, de ce double gain intérieur, priverait-elle les futurs convertis?
Toutefois la condition nécessaire de ces profits spirituels était la sincérité de l'abjuration. Mme de Maintenon le savait et le disait. Elle écrivait dans une lettre du 4 septembre 1687 : « L'état de ceux qui abjurent sans être véritablement catholiques est infâme », et quinze ans auparavant, dans une lettre 1 écrite à son frère alors gouverneur d'Amersfort, place des Pays-Bas, elle lui donnait ce conseil : « Je vous recommande les catholiques, et je vous prie de n'être pas inhumain aux huguenots.
Il faut attirer les gens par la douceur. Jésus-Christ nous en a montré l'exemple. » Nous citons ces lignes parce qu'elles montrent bien toute la pureté d'intentions de Mme de Maintenon, et nous expliquent comment plus tard elle pourra approuver la révocation, mais non les mesures oppressives dont elle fut suivie. Cette modération qu'elle voulut porter dans l'application d'un arrêt qui n'était pas modéré, nous la retrouvons encore dans la Réponse qu'elle écrivit en 1697 à un mémoire touchant
1. Lettre du 27 septembre 1672.
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la manière la plus convenable de travailler à la conversion des protestants. Il semble donc que dans toutes les affaires religieuses le rôle de Mme de Maintenon, sans être du tout héroïque ni libéral, fut pourtant plutôt humain et pacifique.
Et de même dans les affaires politiques, elle porta peu le souci de sa propre grandeur ou de la grandeur de l'État. mais beaucoup au contraire un désir de sécurité et de paix. Il n'est pas vrai qu'elle ait dirigé longtemps le ministère par ses créatures. Si elle a contribué à la nomination d'un Chamillart, c'est qu'elle le sentait honnête homme, sans apercevoir qu'il était incapable.
Elle avait des lacunes d'intelligence politique bien plus que des excès de politique ambition. Il n'est pas vrai, d'autre part, que pendant une dizaine d'années elle ait dirigé tout le rovaume d'Espagne par son amie la princesse des Ursins. La correspondance échangée entre les deux femmes prouve au contraire que si l'une voulait tout mener, à Madrid, le roi aussi bien que la reine, l'autre à Versailles écrivait tout sous l'influence et presque la dictée du maître, et que si la favorite espagnole rêvait grand pour elle et pour son pays d'adoption, la favorite française bornait ses rèves à la tranquillité pour sa vieillesse et à la paix pour la France. Cette paix, elle l'aurait même acceptée à des conditions humiliantes. Sur ce point encore, elle fut trop peu sensible à la gloire humaine. Elle oublia trop ce que demandaient et la dignité de sa propre situation et l'honneur d'une grande nation. Là surtout, ce n'est pas d'ambition qu'il faut l'accuser, mais au contraire de trop d'effacement et de quelque mesquinerie. Non qu'elle manquât de patriotisme : elle suivait avec inquiétude la marche des armées et attendait avec angoisse le sort des batailles. La lettre 1 qu'elle écrivit la veille de la bataille de Denain à une dame de Saint-Cyr est sur ce point très significative; et quand nous voyons, à la voix de sa directrice, tout un couvent se prosterner devant les autels pour implorer la protection du Dieu des armées, nous songeons malgré nous à Moïse tendant les bras sur la colline vers le céleste allié, tandis que Josué se bat dans la plaine; et voici que Mme de Maintenon, retrouvant sa vraie tâche, retrouve aussi sa grandeur.
1. Lettre du 24 juillet 1712.
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Mme de Maintenon à Saint-Cyr : ses vertus et ses lacunes d'éducatrice. — C'est qu'à Saint-Cyr Mme de Maintenon est vraiment chez elle, tandis qu'à Versailles elle n'est que chez le roi. A Saint-Germain, à Fontainebleau, à Marly, elle se sent en exil, et comme en pénitence : son cher couvent, voilà sa maison, sa joie, son salaire. Elle eût préféré souvent être la dernière à Saint-Cyr plutôt que la première au Louvre. Son rêve sous les vêtements de pourpre et d'or, était d'être habillée en tourière 1. Son front, mal fait pour la couronne, avait la nostalgie de la coiffe de lin. Quelle tristesse pour elle, lorsque, forcée de suivre le roi en campagne, elle se prive de ses coutumières et familières visites à Saint-Cyr, hygiène et délices de son âme! Du siège de Namur, elle écrit : « Enfin j'espère faire d'aujourd'hui en quinze la récréation à vos côtés et entourée de mes chères filles » 2. Toute la cour dont se soit jamais enorgueillie cette prétendue dominatrice est une cour de nonnes et de fillettes. N'écrit-elle pas : « Jugez de mon plaisir, quand je reviens, le long de l'avenue, suivie de cent vingt-quatre demoiselles 3 »?
Du reste, Mme de Maintenon n'avait pas attendu Saint-Cyr pour aimer l'enfance. Elle avait chéri les enfants de Louis XIV et de Mme de Montespan, et ce fut d'abord cette affection vigilante et douce qui lui valut l'amitié du roi : le père fut touché lorsque l'homme était encore indifférent et même plutôt froid.
Que le duc du Maine ait une souffrance et voilà sa gouvernante dans la douleur; qu'il ait une maladie : la voilà dans les larmes; qu'il se porte bien : elle le trouve délicieux4. Jamais elle ne
pourra congédier de son cœur cet enfant et plus tard, quand il sera emprisonné pour avoir pris part à la conspiration de Cellamare, sa vieillesse s'attendrira encore sur le sort du cher prisonnier.
Elle choyait encore le duc du Maine à Versailles, que déjà elle rêvait d'avoir un plus grand nombre d'élèves. Son rêve prit diverses formes et traversa divers essais. Le premier fut l'asileouvroir de Maintenon, où elle apprenait à travailler à des petites
1. Lettre du 8 janvier 1680.
2. Lettre du 12 juin 1693.
3. Lettre du 7 avril 1685.
4. Lettres du 21 juillet 1674, 8 mai 1675.
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filles pauvres ; le second fut l'école de Rueil où, de concert avec Mme de Brinon, elle leur apprenait à lire, à écrire et à compter.
Le troisième fut la pension de Noisy qui s'ouvrit gratuitement à cent jeunes filles ; enfin le rêve allait se précisant et s'élargissant ; les cent jeunes filles devenaient deux cent cinquante, et le 2 août 1686, Noisy, plus que doublé, se transporta à Saint-Cyr.
Les essais faisaient place à l'œuvre.
L'art, l'éloquence, la poésie, tout concourait à l'affermir et à l'embellir. L'art : ce fut Mansard qui édifia l'hospitalière et pieuse demeure; l'éloquence : Fénelon composait de mystiques allocutions ou instructions pour Saint-Cyr; la poésie : pour Saint-Cyr, Racine composait des tragédies et des cantiques. Ces débuts de Saint-Cyr furent son âge d'or, qui dura jusqu'aux représentations d'Esther (janvier et février 1689); puis vint l'âge de pénitence, qui assombrit la représentation d'Athalie (5 avril 1691) ; et, l'expiation continuant, le pensionnat se transforme en monastère régulier (1er décembre 1692). Puis, ce fut l'âge de raison, car ce n'est pas précisément en deux périodes qu'il convient de partager l'histoire de Saint-Cyr sous Mlle de Maintenon, c'est plutôt en trois. Avant Esther, c'est l'excès du divertissement; après Esther, c'est pendant trois ou quatre ans l'excès de la mortification ; puis ce fut la période ou méthode du juste milieu.
La méthode qui triompha et persista à Saint-Cyr est en effet caractérisée par la modération, le bon sens, l'absence et la crainte de tout raffinement. Dans ses lettres aux dames de Saint-Louis, dans ses Entretiens avec les maîtresses, dans ses Instructions aux classes, dans ses Conversations, ses Proverbes, ses Maximes, Mme de Maintenon poursuit surtout et en tout le péché de subtilité, le péché d'esprit. Ouvrons les Instructions ou Entretiens à n'importe quelle page, et nous trouvons partout la critique de l'exagération et l'apologie de la mesure. Voici une maxime qui revient cent fois sous des formes différentes : « Soyez raisonnables, ou vous serez malheureuses ». Est-elle assez du siècle de la Raison, la directrice de Saint-Cyr? Donc, au nom de la Raison, pas trop de dévotion : il faut mieux soigner son mari que d'aller à vêpres; pas trop de pudibonderie : pourquoi rougir au mot de mariage? pas trop d'éloquence :
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laissez l'éloquence aux prédicateurs; pas trop de scrupuleuse et pénétrante casuistique : laissez la casuistique aux confesseurs; au nom de la Raison, pas trop de raisonnement. Les raisonneuses, les discoureuses, les frondeuses, Mme de Maintenon ne peut les souffrir.
Mais jusqu'à présent cette éducation apparaît surtout négative. On voit de quoi elle s'abstenait, se garait : de quoi vivaitelle? Sur quoi était-elle fondée? sur l'esprit de bonté, de sincérité, d'équité. MIIIO de Maintenon a des pages exquises consacrées à la douceur, premier des attraits pour la femme et sa plus naturelle vertu ', à l'art de prévenir ou d'atténuer les punitions 2.
Plus encore, mieux encore, elle insiste sur la nécessité de la franchise : « Ne leur faire jamais d'histoires dont il faille les désabuser quand elles ont de la raison, mais leur donner le vrai pour vrai, le faux comme faux »; sur le sentiment de la justice 3, sur le devoir et le plaisir de la charité. C'est en plein air, en pleines misères que .\1'"0 de Maintenon apprenait à ses filles la charité; elle les emmenait avec elle au taudis du misérable, au grabat de l'infirme, au chevet du mourant. C'est ainsi qu'à Saint-Cyr entrait un souffle de pitié.
Qu'y manquait-il désormais? la poésie. Depuis Esther, SaintCyr se déliait par trop des poètes. Il fallait donner congé à la cour, mais non pas à la muse; au spectacle, si l'on veut, mais non au livre. Sans doute on gardait de Racine les Cantiques spirituels et les chœurs de ses deux tragédies sacrées : mais pourquoi pas Iphigénie ou Monime? Craignait-on d'éveiller en ces jeunes filles le sentiment de l'art et de la beauté? Sans doute on commandait à un Boyer ou à un Duché de nouvelles pièces bibliques : mais pourquoi laisser à la porte l'auteur de Polyeucte?
Craignait-on de leur donner l'appétit du martyre 4? Et d'autre part, proscrire le traité de l'Amour de Dieu de Fénelon, soit; mais il fallait se nourrir et s'inspirer de son traité de l'Éducation des Filles, et l'on aurait vu que l'éducateur ecclésiastique avait, sur plusieurs points, des vues plus larges et plus profondes que l'institutrice laïque, car ce qui frappe à Saint-Cyr, c'est que
1. Entretien avec la classe verte, 1704.
2. Instruction aux Dames de Saint-Cyr, 1702.
3. Lettres à M. l'abbé de Brisacier, septembre 1694.
4. Lettre de janvier 1690.
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l'éducation étant assez humaine — nous l'avons montré plus haut, — l'instruction n'y dépassait pas celle des couvents.
Mme de Maintenon ne les estimait pas, et voilà qu'elle les imitait, par peur du rêve. Elle oubliait qu'il ne faut pas toujours s'en tenir au juste milieu, et qu'en pédagogie, comme en tout, c'est parfois le superflu qui est le nécessaire.
Et si d'un côté elle limitait leur intelligence, de l'autre elle brisait leur volonté. Sous tant d'avis, de recommandations, de règles, la personnalité de ses élèves était étouffée. Elle leur disait trop de se mortifier, de s'amortir, de s'éteindre. L'humilité n'est peut-être qu'une vertu stérile. Et puis, ce qui est plus grave, elle leur désenchantait d'avance la vie, le monde, le mariage, de telle sorte qu'avec son ascétisme sans ferveur et sans illusion, une sorte d'ascétisme protestant, elle risquait de ne faire ni des saintes ni des mères. Lasse des hommes, dégoûtée de la cour, buvant à Versailles son calice d'ennui jusqu'à la lie, elle assombrissait le printemps de toutes ces jeunes filles par la mélancolie de son automne et bientôt par les glaces de son hiver.
Sans doute, tant que les souvenirs d'Esther laissèrent malgré tout dans les âmes des semences de grâce et de poésie, tant que le contact d'un Racine, d'un Fénelon, d'un Bossuet, versa sur le terrain de Saint-Cyr de la lumière et de la fécondité, Mme de Maintenon put voir se lever autour d'elle tout un cortège de collaboratrices et de disciples, toutes intelligentes, originales, et très personnelles dans leur égale piété : M'"9 de Fontaine, Mme de Maisonfort, Mme de Glapion, Mmc de Veilhan, M1"6 de Belval, et cette Mlle d'Aumale dont les lettres ont tant d'agrément, et cette Mme de Caylus dont les souvenirs ont tant de piquant, enfin toute cette première et riche floraison de SaintCyr naissant. Mais dans la suite, après la mort de Mme de Main- tenon, dans tout le cours du XVIIIe siècle, qu'a-t-il produit? plus rien. Où est sa trace dans l'esprit français, dans la société française, dans la famille française? Aucune. C'est que la fondatrice, tout en faisant dans son système d'éducation une légitime et large place à la raison, à la morale, à la vertu, avait trop amoindri la part de la tendresse et de l'Idéal.
Le style de Mme de Maintenon. — « Elle avait un langage doux, juste en tout points, et naturellement éloquent et court. »
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On cite souvent cet éloge de Saint-Simon : c'est qu'en effet il parait d'autant plus équitable qu'il vient d'un ennemi, et qu'il dit en trois ou quatre mots tout ce qu'il faut dire. En effet le style de Mme de Maintenon est surtout caractérisé par une certaine justesse unie, sans discordance, sans préciosité, sans pédantisme, mais non sans vivacité. Si les premières lettres, celles écrites par la gouvernante, sont d'une monotonie un peu triste et d'une langue plutôt sèche et pénible, celles de la reine ou de l'éducatrice semblent plus animées, plus vivantes, plus riches de sève, de personnalité et de sensibilité. On y retrouve toujours la simplicité et la concision, mais étoffées par l'observation, enrichies par le maniement même des grands intérêts et des grandes questions, et çà et là échauffées d'un feu intérieur, d'une vie latente qui s'échappait de temps en temps, en expressions amères, énergiques, « éloquentes ». Elle dira des jeunes filles de Saint-Cyr : « J'aime jusqu'à leur poussière » ; de la cour : « Ce n'était que danses, ris et emportements de plaisir, et presque tous se contraignaient et avaient le poignard dans le cœur »; d'elle-même : « Je crois que si on ouvrait mon corps après ma mort, on trouverait mon cœur sec et tors comme celui de M. de Louvois ». Et ce style ailleurs est remarquable par une pénétrante lucidité, une merveilleuse précision. En deux mots, elle peint son élève, le duc du Maine : « Il est plein de discernement, qu'il tient du roi, et de dénigrement, qu'il tient des Mortemart ». En trois antithèses, elle définit tout le caractère d'une de ses collaboratrices : « Je voudrais que Mme de Brinon fut moins éloquente et plus régulière; qu'elle connût moins le monde et mieux les devoirs de son état; qu'elle fût moins visitée au dehors et plus accessible au dedans ». Le dedans, voilà ce qu'elle décrit continuellement, et toujours avec une sagacité rare. Elle scrute les consciences, elle détaille les caractères, elle dissèque les cœurs : elle en fait l'analyse et même l'anatomie.
Elle pèse les péchés de toute sa pieuse colonie. Elle est le premier confesseur de Saint-Cyr. Et que de confessions elle nous a dévoilées, elle qui n'était pas tenue au secret comme les aumô- niers, que de portraits intimes elle nous a laissés! Si nous connaissons si bien toute sa pieuse phalange d'auxiliatrices, n'estce point parce qu'elle-même, au courant de son œuvre, nous a
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livré tous les détours de leurs âmes subtiles, si longtemps rebelles au mot d'ordre de simplicité.
Et maintenant, que manque-t-il à ces portraits? le coloris, le rayonnement. Ce style, comme cette pensée et cette méthode d'éducation, n'est pas touché du rayon. Ce style, comme ce « cœur tors », ne s'épanouit pas, ne s'illumine pas. Il n'est pas teint et nuancé tour à tour des grâces de la femme, de cette femme qui pourtant était ou avait été très belle; des sourires de la jeunesse, de cette jeunesse qui pourtant était là, riante, inspiratrice; de l'éclat et des couleurs de la nature, qui cellelà, il est vrai, n'était pas présente, ou en tout cas, n'était jamais regardée. Il semble bien que Mme de Maintenon soit morte sans soupçonner que la nature existait. Et c'est pourquoi son style a la psychologie sans le pittoresque, la pénétration sans la poésie.
Et c'est ainsi que la littérature épistolaire du XVIIe siècle, si brillamment inaugurée par la raison enjouée d'un Henri IV, et qui avait jeté encore plus d'éclat avec la raison passionnée d'une Sévigné, semblait non pas précisément se refroidir, mais pâlir avec la raison abstraite d'une Maintenon.
BIBLIOGRAPHIE
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Consulter Guadet, Henri IV, sa vie, son œuvre et ses écrits, 2° éd., Paris, 1882. — Louis XIV, Œuvres, publiées par le général Grimoard, 1806, 6 voL in-12. (Lettres particulières aux t. V et VI.) Consulter A. Baudrillart, Philippe V et la cour de France, 2 vol. in 8. — Richelieu, Lettres, instructions et papiers d'État, publiés par D. Avenel, 1853-63. Consulter Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VII. — D'Avaux, Lettres du comte d'Avaux à Voiture, publiées par A. Roux, Paris, 1858. — Feuquières, Lettres inédites des Feuquières, 5 vol. in-8, 1845-46. — D'Estrées, voir les Œuvres de Louis XIV, t. VI. — Guilleragues, Ambassades du comte de Guilleragues, Paris, 1687, in-12. — Condé, voir Correspondances de La Rochefoucauld, du cardinal de Retz, de Bussy-Rabutin. Mémoires de Lenet, passim. — Catinat, Mémoires et correspondance, 3 vol. in-8, 1819. —
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Bussy-Rabutin et ses correspondants. — Bussy-Rabutin, Mémoires, suivis de l'Histoire amoureuse des Gaules, éd. Lalanne, 2 vol. in-12.
— Correspondance, éd. Lalanne, 6 vol. in-12. Consulter Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. III. — Le P. Rapin, le P. Bouhours, l'abbé de Choisy, le marquis de Termes, Mme de Coligny, Mme de Gourville, Mme Bossuet, Mme de Maisons, Mme de Montmorency, Mme de Scudéry, voir Correspondance de Bussy-Rabutin (passim).
Mme de Sévigné, ses enfants et ses amis. — Mme de Sévigné.
Voir pour l'histoire détaillée des diverses éditions le t. XI de l'édition Monmerqué; éd; de La Haye et Rouen (1726), 2 vol. in-12; éd. du chevalier de Perrin (1734), 4 vol. in-12; (1754), 8 vol. in-12; éd. Monmerqué (éd.
des Gr. Écr.), Paris, 1862, 14 vol. in-8. Lettres inédites de Mme de Sévigné, publiées par Capmas, 1876, 2 vol. in-8. Sur Mme de Sévigné, consulter Sainte-Beuve, Portraits de femmes; Gaston Boissier, Mme de Sevigné; Gréard, L'éducation des femmes par les femmes; Brunetière, Études critiques, t. I; Faguet, Les grands maîtres du XVIIe siècle; Jules Lemaître, Figurines, dans la sixième série des Contemporains; Vallery-Radot, Mme de Sévigné (Coll. des classiques populaires); Félix Hémon, Cours de littérature, t. X. — Mme de Grignan, Charles de Sévigné, M. et Mme de Coulanges, Corbinelli, voir pour leurs lettres la correspondance de Mme de Sévigné (passim). Consulter Paul Janet, Les lettres de Mme de Grignan,
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(Revue des Deux Mondes, 1er et 15 sept. 1884). — Félix Reynaud, Les défauts de la comtesse de Grignan, « Un procès à reviser », Marseille, 1895. —
Mme de La Fayette, Œuvres de Mmes de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Paris, 1825, 5 vol. in-8. Consulter le comte d'Haussonville, Mmode La Fayette.
Mme de Maintenon et ses élèves. — Mme de Maintenon, éd. La Beaumelle, falsifiée, 1752 et 1756; éd. Lavallée, Paris, 1854 et suiv., 8 vol.
in-18; éd. Geoffroy, Mme de Maintenon d'après sa correspondance authentique, 1887, 2 vol. in-12. Sur Mme de Maintenon, consulter Mme de Caylus, Souvenirs authentiques; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VIII et XI; Gréard, Extraits de Mme de Maintenon, avec introduction, in-12; Jacquinet, Mme de Maintenon dans le monde et à Saint-Cyr, Choix de ses lettres et entretiens, in-12; De Noailles, Hist. de Mme de Maintenon, 4 vol., 1848-58; Brunetière, Questions de critique; De Boislisle, Scarron et Fr. d'Aubigné (Revue des questions historiques, juillet et octobre 1893); A. Baudrillart, Philippe V et la cour de France, ouvr. cit.
Parmi les recueils des Lettres choisies du XVIIe siècle, précieux à consulter, soit pour l'heureux choix des lettres, soit pour l'introduction générale et les notices particulières, nous citerons ceux de Lanson, de Jacquinet, du R. P. Chauvin.
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CHAPITRE XII
L'ART FRANÇAIS AU XVII SIÈCLE DANS SES RAPPORTS AVEC LA LITTÉRATURE'
Introduction.
C'est l'honneur de Voltaire d'avoir marqué la place des belles- lettres dans l'histoire générale d'un grand peuple et d'une grande époque. Le chapitre XXXII du Siècle de Louis XIV, en ouvrant, après les vastes tableaux de la guerre et de la politique, une perspective cavalière sur le domaine de l'esprit et du goût, a consacré, dans un brillant raccourci, l'union désormais indissoluble des choses de la guerre et de la paix, de l'action et de la pensée, de l'histoire et de la littérature) Depuis, l'étude des arts n'est pas devenue moins indispensable à l'histoire proprement littéraire. Cette seconde union, conséquence logique de la première, peut à la rigueur se réclamer aussi de Voltaire, puisqu'au tableau des lettres il avait fait succéder une esquisse des beauxarts. Mieux encore : il avait groupé tous les arts sous un titre commun. Le terme de « Beaux-Arts » lui sert à désigner les produits de la plume comme ceux du pinceau; s'il les distingue, il ne les sépare pas. Heureuse synthèse, dont sans doute l'historien est redevable à l'encyclopédiste.
Toutefois, sur les arts proprement dits, les lacunes chez
1. Par M. Samuel Rocheblave, docteur ès lettres, professeur à l'École des Beaux-Arts.
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Voltaire sont énormes; et les erreurs passent les vérités. La faute n'en est imputable ni à lui ni même à son temps. L'art du XVIIe siècle était fort goûté, fort admiré au XVIIIe siècle; mais l'histoire en était peu connue. Voici seulement une quarantaine d'années que les archives parlent; et peu à peu, à leur clarté, s'illumine une histoire naguère indécise et flottante. Le moment est venu où l'on peut, sans trop de présomption, marquer les caractères généraux d'un art plus célèbre que véritablement connu, et signaler au passage les ressemblances fraternelles qu'il offre avec la littérature du même temps. Ces ressemblances et ces caractères échappent davantage, pour des raisons déjà exposées plus haut, au siècle précédent.1 Art et littérature, alors également en voie de formation, oscillent sans avoir trouvé leur équilibre. D'ailleurs, sur l'art du XVIe siècle, bien des points restent encore à fixer. Enfin les arts et les lettres ne nous offrent alors qu'en de rares rencontres ces rapports de langage, ce parallélisme du développement qui frappent au contraire dans le siècle suivant, et cela dès les premières années de ce siècle.
C'est un fait significatif que la pointure ait trouvé sa voie peu après que la poésie avait affermi la sienne, et que la vogue commençante de Vouet soit contemporaine des dernières années de Malherbe.) Entre le peintre et le poète il n'y avait du reste aucun rapport. Mais l'œuvre de l'un comme de l'autre était bien, pour des raisons analogues, le résultat d'une longue période de préparation, de tâtonnements, et chacune marquait le point de départ d'un grand développement rectilignet.† Depuis l'établisse-\
ment d'artistes italiens à Fontainebleau, d'une part, et le manifeste de la Pléiade, d'autre part (deux faits de même ordre et d'analogue portée), il n'avait pas fallu moins de cinquante à soixante-quinze années pour que l'esprit français dégageât de ses nouveaux modèles le type d'art qui satisfit ses aspirations confuses. Pénétrés d'une même vénération pour l'antiquité ou pour tout ce qui se réclamait d'elle, les artistes, à l'envi des poètes, se cherchaient des ancêtres. Leur choix allait être décisif : car ces ancêtres, où les trouver exactement? Les artistes n'hésitèrent pas. Et, croyant voir fleurir en Italie la pure tradition
1. Voir ci-dessus, t. III, p. 23.
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et le grand goût de l'antiquité, c'est Bologne, c'est Rome qu'ils adoptèrent pour leur nouvelle patrie. Florence, la ville de Léonard et de Michel-Ange, ne les attira pas un seul instant; la magie du Titien ne détourna pas un seul de leurs regards vers Venise. Rome même, la Rome qu'ils recherchaient, était à peine celle de Raphaël : c'était plutôt celle de Jules Romain. Bologne seule, la Bologne des Carrache, des Académies et de l'éclectisme, résumait réellement pour nos artistes l'idéal du grand art et la perfection de l'enseignement. Double raison qui fixa leur choix.
Pendant ce temps nos écrivains demandaient leurs modèles à Platon, à Sophocle, à Euripide, à Virgile, à Tite-Live, à Cicéron.
Telle fut l'erreur initiale du XVIIe siècle artistique. Tandis que l'antiquité littéraire étalait aux écrivains français le trésor de ses authentiques chefs-d'œuvre, l'antiquité artistique, ignorée pour toutes sortes de raisons majeures, ou connue seulement par des spécimens de sculpture dont aucun n'est exempt de quelque grave défaut, ne se révélait aux yeux de nos artistes que sous les espèces d'un art de décadence. Pendant que nos écrivains puisaient à la véritable antiquité, nos peintres et nos sculpteurs puisaient à la fausse. Et cette méprise eut toutes les conséquences qu'elle pouvait comporter. Il en fut de cet art, comme il en serait d'une littérature qui se modèlerait presque uniquement sur Lucain, Sénèque le Tragique et sur les improvisateurs-déclamateurs de l'école impériale.
On verra dans les pages qui suivent comment cet art, quoique le plus souvent inférieur pour la pureté aux chefs-d'œuvre littéraires dont il est le contemporain, se place cependant à côté de ces chefs-d'œuvre pour la traduction claire et transposée qu'il offre de certains états d'esprit exprimés par la littérature.
On s'apercevra peut-être que, tout imité qu'il soit, il ne laisse pourtant pas d'être lui-même, et que certaines parties en sont malgré tout demeurées originales; bref, qu'il est resté français sous l'occupation italienne. On verra, enfin, qu'il a tendu de toutes ses forces à être une organisation, à se régir en vertu d'une doctrine. Sa marche a été celle de la littérature, celle des institutions, celle du gouvernement, celle de la France entière.
L'aspiration à la règle et à l'unité — si rare et même si étrange en art — a été chez lui ressentie, réalisée, imposée, avec une
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sûreté dont la perfection a quelque chose de mécanique. C'est peu de dire que l'esprit classique a dominé dans l'art du XVIIe siècle, surtout vers sa fin : il y a triomphé, il s'y est étalé avec la sécurité que donne l'absence d'adversaire. Toutefois il faut distinguer les temps. En art comme en littérature, s'il est excessif d'opposer ce qui a suivi 1660 à ce qui a précédé (car rien ne s'est développé après 1660 qui ne fût en germe avant cette date), il faut cependant établir une démarcation très nette entre la génération qui s'est formée avant le gouvernement personnel de Louis XIV, et celle qui s'est formée après. Le sentiment de cette différence profonde dictait naguère à un historien de talent le meilleur livre que nous ayons sur l'art français dans la première moitié, du XVIIe siècle1. Quant à nous, pour plus de clarté, nous distinguerons trois moments : 1° l'art en liberté, ou l'art avant la fondation de l'Académie Royale (1600 à 1648) ; — 2° l'Académie Royale et l'élaboration de la doctrine (1648 à 1610 environ); — 3° enfin, les résultats de la doctrine, ou le triomphe de l'unité dans le dernier tiers du siècle.
I. — L'art français avant la fondationde l'Académie Royale (1600-1648).
L'activité artistique au début du XVIIe siècle. —
Malherbe avait sonné le départ des lettres en quelques odes retentissantes. Les arts suivirent l'élan général. Une ère nouvelle ne semblait-elle pas s'ouvrir? La victoire au dehors, la paix au dedans garantie par la tolérance religieuse, allaient permettre à tous les arts de refleurir.
Henri IV était bâtisseur. Soit instinct dynastique, soit vanité, il aimait la construction, ce signe extérieur du pouvoir, cette preuve de la possession légitime. Si le Béarnais était toujours pauvre pour les poètes, dont l'utilité lui paraissait médiocre, il ne lésinait pas avec les architectes qui découpaient en pierre son monogramme à la suite de celui des Valois, sur les murailles
» 1. Henri Lemonnier, L'art français au temps de Richelieu et de Mazarin. —
Nous disons ici, une fois pour toutes, tout ce que nous devons à cet ouvrage excellent. Le lecteur, au surplus, ne s'en apercevra que trop, surtout dans la première partie de cette étude.
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du Louvre. Il logea, dans ce palais même, les artistes qu'il lui fallait avoir sous la main. L'impulsion était donnée. Le branle se communiqua aux arts de proche en proche. De l'apprenti au « maître », et des corporations aux « peintres du roi », aux « architectes du roi », logés en son Louvre, la vie artistique se transmettait sans interruption, circulant comme une sève déjà modifiée dans ses ramifications supérieures par la greffe étrangère, mais assez nationale encore pour supporter un mélange qui ne l'altérait pas jusqu'en ses secrètes profondeurs.
Le roi mort, l'activité poursuit sa marche. Elle la poursuit, d'ailleurs, à la gloire du roi. Tantôt c'est le monument que la nation reconnaissante élève à sa mémoire par les soins de Francheville et de Jean de Bologne, première grande œuvre où le sentiment dynastique s'affirme avec solennité. Tantôt c'est la Place Royale, une création de Henri IV, qu'on inaugure avec un luxe de fêtes dont le bruit se répand jusqu'à l'étranger. Puis c'est la vie de cour, sous la régence d'une italienne, en attendant les fiançailles d'un roi enfant qui fourniront aux artistes cent motifs touchants ou gracieux. Pendant ce temps l'opulente bourgeoisie, éprise de confort, plante pignon sur rue. Son luxe, qui n'était que cossu, tend à se faire artistique, élégant. Les paroisses, à leur tour, puisent largement à leur bourse qu'une recrudescente piété enfle toujours davantage; et de riches corporations, comme celle des orfèvres, font aux artistes des largesses inusitées.
Vienne le moment où, sous un roi majeur, un grand ministre dirige souverainement le vaisseau de l'État, comme le montre une curieuse estampe de Van Passe 1; vienne surtout celui où le génie de nos écrivains paraîtra dans sa gloire, et l'art, désor- mais, tiré de ses tâtonnements, deviendra plus riche de sens, plus clair d'intentions, et traduira plus fortement, les aspirations variées et précises de ce qu'on appelle l'esprit public.
L'esprit public et les directions générales de l'art.
— Où va cet esprit, entre 1625 et 1640? Quelles directions suit-
1. Estampe de la collection Hennin (XXV, 30) : Louis XIII et Richelieu dans une barque. La légende porte :
« Va, navire; ne crains : ton pilote est un Dieu.
« Jamais ancre ne fut.en un plus Riche Lieu. »
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il, durant ces années où les faits capitaux se pressent : réduction de La Rochelle, lutte contre l'Espagnol, création de palais, construction de couvents et d'églises, érection d'un tribunal littéraire, apparition du premier chef-d'œuvre de la poésie dramatique, et du premier chef-d'œuvre de la prose philosophique?
Il va tout d'abord au grand, à l'héroïque; c'est là le courant le plus fort. La génération de Corneille se trahit à ce signe. Le Cid fait époque chez elle parce qu'elle s'y reconnaît. Cette grandeur, au reste, à force de « sortir de l'ordre commun », sort parfois de la nature. Elle n'exclut ni l'emphase, ni l'excès du raisonnement, ni l'excès du sentiment. L'abstraction psychologique, la métaphysique amoureuse, la rhétorique, la sentimentalité tantôt froide et tantôt douceâtre sont souvent les accompagnements obligés de cette grandeur. Si c'est le règne du Cid, c'est non moins celui de l'Astrée, des romans, de l'hôtel de Rambouillet, des ruelles, de l'italianisme enfin. Est-ce à dire que le sérieux ou le grave fasse défaut à l'esprit public? Il éclate, au contraire, dans la profondeur du sentiment religieux et dans les variétés harmonieuses de ce sentiment, qui se déploie librement de saint François de Sales à Saint-Cyran. Il n'éclate pas moins dans cet amour de l'ordre, de la déduction philosophique, qui dicte au plus religieux des esprits rationalistes ce traité gros de contradictions fécondes, le Discours de la Méthode.
Mais ce n'est pas tout. Sur ces traits fortement marqués plus d'un accident vient jeter sa bigarrure. Le réalisme, la fantaisie, le picaresque, le gaulois, le bouffon, poussent encore dru à travers l'héroïsme, l'abstraction et le raisonnement. Le Berger Extravagant semble faire la nique à l'Astrée, et Cyrano à Descartes. Verve de vieille France, turlupinade d'outre-monts, esprit de fronde avant la Fronde, tout cela s'épanouit dans la littérature indépendante et « grotesque » pour aboutir soit au réalisme littéraire, soit au libertinage. Rien de plus bariolé, et, au fond, de plus national que ces contrastes.
L'art du même temps en otfre-t-il de pareils? Des contrastes aussi forts, évidemment non. Les écarts de la littérature sont toujours plus intrépides que ceux de l'art, pour cette raison que l'une ne parle qu'à l'esprit, tandis que l'autre parle aux yeux, bien plus faciles à offenser. On ne conçoit guère par exemple
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une sculpture « burlesque », et une architecture « libertine ».
Mais, si l'on tient compte de la sagesse relative à laquelle sont tenus les arts de la forme, et si l'on prend garde surtout à leur signification, on ne fera nulle difficulté de reconnaitre à l'art français sous Louis XIII une souplesse analogue à celle de la littérature, et une identité pareille dans ses principales directions. L'esprit classique est déjà là en puissance; mais il n'est pas encore fixé. L'art tend à une sorte d'ordre et d'unité : il n'y est point parvenu encore. De là la variété, l'imprévu, la saveur, conséquences de la liberté.
L'architecture Louis XIII. — L'architecture en offre une première preuve. Louis XIII, en effet, ne fut pas moins bâtisseur que son père. Son règne fut dès le début, dit Félibien, « un temps de fécondité monastique ». Paris se couvrit alors d'hôtels particuliers, de couvents et d'églises. Ainsi s'affirmait la puissance de la haute bourgeoisie et celle du clergé, régénéré par le concile de Trente. Le pouvoir royal ne marquait pas moins sa force par tant de constructions dues soit au monarque, soit à son ministre. le Palais du Luxembourg, le pavillon des Cariatides au Louvre, le Palais-Cardinal, la Sorbonne, les châteaux de Richelieu et de Rueil, le premier Versailles, sans parler des embellissements de Paris, places, portes, quais et promenades. Toutes ces œuvres, palais, hôtels, églises, furent exécutées par une légion d'architectes, parmi lesquels on peut distinguer en quelque sorte deux générations : l'une qui, par Salomon de Brosse (né vers 1565) et par les Métézeau, donne la main aux architectes de la Renaissance française et à l'école de Philibert de l'Orme:— l'autre qui, par François Mansard († 1666), Le Mercier († 1654) et Le Vau († 1670), donne la main aux constructeurs de l'époque Louis XIV. Le Mercier, l'architecte attitré de Louis XIII et du cardinal, l'auteur du pavillon des Cariatides, du château de Richelieu, du Palais-Cardinal et du premier Versailles, peut représenter comme une transition, ou une fusion entre plusieurs styles.
C'est qu'en effet, entre 1625 et 1640 environ, il y a lutte de tendances. D'une part c'est l'ordonnance classique, les « ordres», isolés ou superposés, et couronnés par l'inévitable fronton, dont la pensée s'impose à l'artiste pour toute construction « de
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style », grâce aux ouvrages théoriques de plus en plus en autorité de Palladio, de Scamozzi, de Vignole, et de leurs disciples.
De l'autre, c'est la coupole récemment importée d'Italie dont la mode va faire fureur; sans parler de la construction en bossage et des colonnes renflées et annelées (en attendant les colonnes torses), d'une origine analogue. A côté de ces deux courants, qui tendent à se rejoindre, et qui se rejoindront en effet, un troisième apparaît, très fort au début, et qui paralyse momentanément les deux autres : la construction française, l'hôtel français à la bourgeoise, conçu non pour la façade, mais pour l'usage et les commodités de la vie. Tels sont l'hôtel dit de Sully, l'hôtel de Bretonvilliers, l'hôtel Lambert, demeures de financiers ou de parlementaires, d'un extérieur parfois massif et peu engageant, d'un luxe intérieur solide et sévère, d'un aménagement qui disait à la fois le présent et le passé. Les modifications du bâtiment s'y réglaient pas à pas sur les exigences des mœurs. Si la « chambre bleue » d'Arthénice, avec la nouveauté de son alcôve, annonçait la littérature des ruelles, la création de la « galerie », indépendante de « l'appartement » proprement dit, annonçait une nouvelle vie sociale, celle des réceptions et des causeries debout, terminées par une légère collation. Tel est l'hôtel purement français. Au dehors, rien pour l'apparat. Une porte cochère flanquée de deux colonnes ou de pilastres surmontés d'armes exprimées en pierre; pas de balustrade italienne; ni balcons, ni loggias; le mur nu, où s'accusent aux étages les accents de la construction, où la pierre blanche encadre souvent de ses lignes robustes la brique rougeàtre; des toits très hauts, fortement inclinés et revêtus d'ardoise, comme il sied en nos climats. La Place Royale offre encore un excellent spécimen de cette architecture. Il fallait qu'elle fût bien chère à nos artistes pour que Le Mercier y revînt quand il bâtit le Versailles de Louis XIII. (Il est vrai que ce Versailles ne devait être qu'un pavillon de chasse, un pavillon royal s'entend.) Quand on a jeté les yeux sur le tableau qui représente le Versailles primitif, tel qu'il était encore en 1664 1, on sent tout ce qu'il y a d'indigène dans le style simple du « château français
1. Le château de Versailles vers 1664, peinture du musée de Versailles (n° 765).
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Louis XIII », et l'on mesure toute la distance qui le sépare du Versailles fastueux de Louis XIV et d'Hardouin-Mansart.
Si l'architure civile résista, malgré tout, à l'invasion pseudoclassique et italienne, il n'en fut pas de même pour l'architec- ture religieuse. S'il y eut là un essai de lutte, il fut court. Deux tentatives, l'une voulue, l'autre plutôt instinctive, sont pourtant à signaler, fort intéressantes l'une et l'autre : la première, à Saint-Eustache, où le langage des « ordres » s'applique à traduire une conception gothique; la seconde à Saint-Etienne-du- Mont, où la modification des formes suit pas à pas celle de l'esprit public, et produit un tout composite et harmonieux. De telles exceptions, par malheur, sont rares. Nul architecte ne veut plus être « gothique ». Ce terme est tombé en décri. Pendant les guerres de religion la pratique d'un art trop savant s'est d'ailleurs perdue. La vue des gélises italiennes a fait le reste.
C'est à qui maintenant donnera dans la mode nouvelle, surtout lorsque le père Martellange (1569-1641) aura mis à la portée de tous le style en faveur, le « style jésuite ».
Ce ne seront plus désormais que portails à « ordonnances », décorés de niches, de statues, ou de pyramides à l'étage supé- rieur, et plaqués sur un vaisseau parfois encore gothique (comme à Saint-Gervais), jamais étroitement liés, en tout cas, à cette façade pompeuse. Le fronton païen encadre des sculptures chrétiennes. A l'intérieur, l'élévation médiocre des voûtes, le triomphe de la plate-bande, le règne fréquent de corniches intérieures dépourvues d'utilité constructive, et placées là comme des superstitions de style; la froide ouverture des baies qu'aucun véritable vitrail ne colore de son mystère; l'étalage enfin d'un luxe nouveau d'autels, de tableaux et de sculptures à effet, tout annonce, dans l'architecture qui part de l'église de l'Oratoire (1630) et de Saint-Paul-Saint-Louis (1641) pour aboutir au Valde-Gràce (1668) et à la dernière chapelle de Versailles (1699- 1710), tout annonce une imitation, une importation étrangères, en même temps qu'un changement notable dans l'esprit religieux et dans l'extérieur du culte.
Pour quelques-unes de ces églises qui sont d'aspect grave et invitent au recueillement (comme Saint-Paul-Saint-Louis), combien semblent calculées en vue d'une cérémonie officielle! On
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ne prend point part au culte, on y assiste; on y est en « représentation ». Tout est calculé pour qu'on y soit vu, et qu'on y tienne sa place. L'édifice n'étant pas immense et n'abritant pas une foule en ses recoins obscurs, l'église est beaucoup moins que jadis la maison du peuple. Elle est bien plutôt le rendezvous d'une classe riche qui aime ses aises et qui les apporte jusque dans son hommage à Dieu. Comparée à l'ancien vaisseau gothique, l'église jésuite est comme une sorte de salon reli- gieux. Et sans doute ceci est d'une grande signification : ce qui .se réintègre là, dans un décor nouveau, c'est le sentiment de la valeur sociale de l'Église et de sa fonction dans une monarchie de droit divin. Mais les rangs y semblent trop hiérarchiquement marqués; les « classes dirigeantes », comme nous disons, s'y sont réservé presque toutes les places. Plus de raisonnement que d'élan, plus de « cérémonie » que de dévotion véritable, voilà ce que semble avoir abrité une architecture de calcul et de décence. Le clergé d'alors, si grave, si sincère, semble avoir rallié à sa foi la qualité des esprits, ou les esprits de qualité, plutôt que la quantité des âmes. La foule, l'immense foule, est visiblement demeurée hors de ses prises. Et quant à ces autres âmes ou trop roides ou trop molles, également difficiles à satisfaire à cause du trop d'ascétisme ou du trop d'amour, les unes voulant se guinder en Dieu et les autres s'y fondre, il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur la parure mondaine du Val-deGrâce pour voir pourquoi elles ont dù lui échapper aussi, pour se réfugier les unes dans l'obscurité d'une cellule, les autres dans le « désert » de Port-Royal-des-Champs.
La sculpture. — Moins uniforme en son développement, la sculpture, dans la première moitié du siècle, est intéressante par une variété qui approche du contraste. Les sculpteurs peuvent en effet se ranger en deux groupes. D'une part, ceux qui, formés en Italie ou subissant chez nous l'influence des œuvres italianisantes de Fontainebleau, y acclimatent la sculpture soi-disant classique, ou allégorique (tout cela ne fait guère qu'un à cette date); d'autre part, les artistes de tradition française qui, sou- tenus par l'exemple des modèles flamands ou par les vieilles pratiques de notre art provincial, n'ont eu d'autre idéal que le culte du vrai, et n'ont vouiu voir, observer et rendre que ce que
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la nature réelle montrait à leurs yeux. Placés côte à côte dans les salles du Louvre réorganisées par un éminent historien 1, les spécimens de ces deux sculptures nous saisissent par leur éloquente antithèse. Ici c'est Pierre Francheville, de Cambrai — Francheville italianisa jusqu'à son nom, — qui représente la mode nouvelle par un Orphée déhanché, un David théâtral et bellâtre. A côté, François Anguier inaugure le mauvais mélodrame classique avec son tombeau de Jacques de Souvré où le héros, penché comme le Gaulois blessé, expire sans cause apparente, étalant la structure herculéenne d'un corps décou-.
vert jusqu'au bas-ventre.
Rien de plus opposé à cette manière que les statues tombales, bustes ou personnages en prière, exécutés par les artistes de tradition française. Beaucoup sont anonymes. Qu'importe? Le sculpteur qui a taillé dans le marbre ce Charles Lejay, maître des requêtes au Parlement de Paris, avec ses gros yeux en saillie, son regard de myope, sa barbiche à la Vouet et son cou de taureau; l'auteur du buste de Guillaume du Vair, un magistrat de vieille roche, à la barbe tombante sur un grand col, aux lèvres minces et serrées; celui de Thomas Briçonnet, ce visage gras de vieillard qui fait la lippe, et qui écarquille des yeux jadis perçants; ces auteurs, quels qu'ils soient, étaient bien les descendants de nos vieux « imagiers », des observateurs de l'homme et des psychologues du ciseau, aimant leur temps et studieux d'en éterniser l'âme. Et de même, l'auteur anonyme de cette Duchesse de Retz, agenouillée, en cornette, col tuyauté, mains jointes, un chapelet à la ceinture, la robe à gros plis bouffant sous le corsage en pointe, quel accent de vérité n'a-t-il pas imprimé sur ce visage flétri! On pourrait énumérer beaucoup d'autres œuvres, où la simplicité de l'attitude, la force du sentiment, la sûreté de l'exécution sont autant de sujets d'étonnement. Des « fondeurs » illustres, un Guillaume Dupré avec ses médaillons de bronze, un Jean Warin, avec son buste de Louis XIII si précis et si parlant dans sa sécheresse exquise, ne procèdent pas d'un autre esprit.
Enfin nous aurons montré jusqu'à quelle hauteur historique
1.M. Louis Courajod, conservateur de la sculpture moderne du Louvre, et dont la mort prématurée (en 1896) a été pour l'art français la plus cruelle des pertes.
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pouvait s'élever cette sculpture, tout en demeurant réaliste avec scrupule, quand nous aurons encore cité les fameuses statues de bronze qui décoraient le Pont au Change, le Louis XIII, le Louis XIV enfant et l'Anne d'Autriche de Simon Guillain.
L'exécution de ces trois incomparables morceaux se place entre 1639 et 1647. Simon Guillain, qui, dans d'autres œuvres, sacrifia parfois au « style », a montré par celle-ci de quel caractère aurait pu être empreinte notre sculpture française, si, moins défiante d'elle-même, elle ne s'était pas obstinée à chercher le « grand » ailleurs que dans la nature observée et sentie.
Mais, à l'heure même où l'on coulait les bronzes de Guillain, l'entraînement hors des voies nationales devenait général. Des Saints, des Apôtres selon la formule d'outre-monts peuplaient les autels, les portiques, les coupoles. Les Hercule et les Mars se nichaient dans les tombeaux d'architecture classique, et y faisaient pendant à des Religion et à des Piété. Et non seulement les Anguier, artistes toujours un peu hybrides, tournaient à l'art nouveau ; mais des talents plus sûrs d'eux-mêmes, comme un Sarrazin, ou d'anciens réalistes, comme Gilles Guérin et Jean Warin, se laissaient séduire à leur tour, et les œuvres de leur maturité allaient démentir celles de leur jeunesse.
La peinture : Vouet. — La peinture, de son côté, offre, sinon des contrastes aussi marqués que la sculpture, du moins des divergences attachantes. Non pas qu'elle ait essayé de résister à la séduction italienne : mais du moins fit-elle des façons avant de verser uniformément dans le « grand style ».
Le tempérament fut d'abord, chez nos peintres, plus fort que la pédagogie naissante. Il y eut même des dissidences méritoires.
Au début, c'est le Carrache français, Simon Vouet, qui mène tout le chœur. Vouet, acclamé maître par les Italiens euxmêmes, créé c Prince de l'Académie de Saint-Luc », ne revient de la péninsule, après quatorze ans de succès et de triomphes, que pour recevoir, en 1627, le titre de premier peintre du roi, avec la mission de régénérer notre École, c'est-à-dire de la boloniser. Vingt ans il règne sur la peinture, produisant avec une incroyable fécondité des tableaux de tout genre, donnant l'exemple de l'allégorie avec son Louis XIII protégeant la France et la Navarre, ralliant à ce genre bâtard et facile ceux
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que la turbulente fougue de Rubens avait effarés quelques années auparavant, peignant du même pinceau coulant, clair et froid des sujets religieux, historiques, décoratifs, noyant l'émotion sous l'improvisation, et la vérité dans le convenu.
Il connut d'abord tous les succès, car il venait à son heure. Une cour à moitié italienne s'engouait de sa peinture au même titre que des poètes italiens, dont elle faisait ses délices. Elle retrouvait en Vouet, croyait-elle, le « gran-gusto » qu'elle admirait dans l'Arioste et le Tasse, pendant qu'elle applaudissait aux concetti français de nos Voiture. La vogue de la grande peinture égala celle des petits vers. Le roi, enclin aux arts ', prit de Simon Vouet des leçons de pastel, et fit le portrait de son maître. Toute la cour à son exemple alla s'instruire, soit chez le premier peintre, soit chez sa femme Virginia, une italienne de Vellétri. La. « manière » de Vouet semblait devoir s'imposer à toute la peinture française.
Le Sueur, Poussin, Ph. de Champaigne. — Et pourtant, parmi les élèves sortis de l'atelier de Vouet on compte Le Sueur, on compte Poussin, on compte Le Brun. Le Brun ne peut passer pour avoir renié son maître, quoiqu'à vrai dire Vouet ait plutôt préparé que véritablement formé son talent. Nous dirons ciaprès comment il devint ce qu'il fut. Quant aux deux premiers, ils offrent sous leur vêtement d'emprunt des traits si exclusivement français, qu'on ne peut les méconnaître pour des contemporains de saint François de Sales, de Descartes et de Corneille.
Comment le peintre de Saint-Bruno ne ferait-il point songer à l'auteur de l'Introduction à la vie dévote? n'a-t-il pas insinué dans l'art cette tendresse religieuse qui s'exprimait alors dans la littérature avec la fraîche ingénuité d'un sentiment tout neuf? Ce rayon d'un christianisme doux sans être mou, et suave sans être alangui, Le Sueur l'a fixé sur quelques toiles exquises; et il se trouve avoir fixé en même temps pour les historiens du sentiment religieux en France, un instant fugitif et précieux, celui où, suivant une expression de Pascal, Dieu fut « sensible au
1. Dans un curieux passage du Prince (chap. XII), Balzac loue à la fois l'art nouveau et les goûts de Louis XIII : « A moins que d'être Scythe, on ne peut blâmer le roi d'avoir les sens qui ont le plus de commerce avec l'esprit naturellement très purs, et de s'en être acquis la dernière perfection par l'art et la, discipline. On ne le peut blâmer de voir et d'ouïr avec science, d'avoir les mains adroites et ingénieuses, et de pouvoir figurer sur une toile un combat ou une siège qu'il viendra de faire. »
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cœur ». La piété que respire la partie religieuse de son œuvre ne ressemble pas à l'extase espagnole, aux ravissements presque amoureux d'un Murillo; elle ne ressemble pas davantage à l'ascétisme sublime de Port-Royal, qui est un stoïcisme de ce côtéci de la croix; encore plus, est-il besoin de le dire, s'éloignet-elle de la religiosité déjà régnante, et des « agenouillements » dont l'élégance exclut si fort l'idée de contrition. Ni l'élan des sens charmés, ni la tension hautaine du ressort intellectuel, ni le goût des étalages mondains n'ont inspiré ces tableaux d'une si particulière onction. La communion de l'âme avec son Dieu, une félicité tempérée d'humilité et une foi dont la joie rayonnante se voile de larmes très douces, voilà ce que dit l'art simple et profond d'un Le Sueur. Et voilà ce que Vouet était par-dessus tout incapable de lui apprendre. Si Le Sueur tient quelque chose de son maître, c'est un certain art de composition, dans les tableaux à figures nombreuses, comme le Saint Paul à Éphèse, qui du reste n'est pas de son meilleur pinceau. Quant au reste, il ne pouvait le tenir que de lui-même. Sa peinture, eût-elle mieux valu s'il avait vu l'Italie, dont sa destinée le préserva? on n'oserait l'affirmer. Quant à sa pensée, elle ne pouvait que perdre à s'approcher trop de la pensée des plus grands, sans en excepter Raphaël lui-même.
Poussin par contre, le peintre cornélien, n'apportait rien en Italie qui ne dût s'y développer conformément à son génie.
Quand ce normand vit Rome, il y reconnut sa patrie; il ne la quitta un instant que sur l'ordre de son roi, pour la retrouver avec délices, s'y confiner, y mourir, y être enseveli. Il n'était pourtant rien moins qu'Italien. C'était par l'esprit un pur Français de France; mais par l'âme c'était un contemporain des Romains de Corneille, quelque chose comme le légataire universel de ces sentiments antiques que nos écrivains se transmettaient depuis trois générations, de Du Bellay à Montaigne, de Montaigne à Balzac, et de Balzac à l'auteur de Cinna, d'Horace et de Pompée. L'âme de Poussin, c'est la plus belle création classique du XVIIe siècle français. Et cela non seulement par le goût de Poussin pour les cadres, les êtres et les formes antiques, par le sens de leur auguste grandeur comme de leur beauté sereine : mais encore par son goût de la pensée, par
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l'amour de l'analyse, enfin par tout ce qu'il y a de psychologie dans sa peinture. Ce sont partout des opérations de l'esprit qui ont conduit les opérations de la main.
Envisagés sous ce rapport, tous les grands tableaux de Poussin sont autant d'affirmations d'une puissante doctrine. Toute sa vie il a justifié son credo artistique, qu'on pourrait ainsi formuler : Cogitavi, ergo pinxi. On a fait maintes fois remarquer comment l'idée principale, toujours fortement exprimée vers le centre de ses tableaux, se décompose jusqu'aux deux extrémités en détails précis qui la complètent, la soutiennent et la développent en la nuançant. Les compagnes de Rebecca suggèrent une dissertation sur les variétés de l'attention 1, les degrés de la curiosité : quiconque a bien regardé le tableau sent venir la page au bout de sa plume. Le Testament d'Eudamidas, les Bergers d'Arcadie, sont des « leçons » admirablement parlantes.
Qu'il traite des sujets d'histoire et de mythologie, des Bacchanales ou des scènes de la Bible, la marque française de Poussin est dans cet appel adressé à la faculté pensante du spectateur par un art qui d'ordinaire se contente de produire l'illusion.
Il a pourtant son charme aussi, mais un charme grave, celui des lointaines évocations. C'est un charme auquel chaque génération écoulée ajoute quelque chose, comme elle fait aux chefsd'œuvre de la littérature qui ne sont pas assez étroitement localisés dans le temps pour qu'on ne puisse les attirer à soi, ou les reculer de soi, dans la perspective mouvante des idées géné- rales. Tel est précisément le cas de Poussin, qui demeure le type du classique par le caractère à la fois très personnel et très impersonnel de sa peinture. Est-elle antique? est-elle moderne? Vêtements, expression, gestes, couleur même, rien qui date, rien qui accuse une préoccupation de modernité, ou, comme nous disons, d'actualité. Cette peinture est hors du temps, subducta temporis arbitrio. Ce qui contribue encore à cet effet et en augmentera toujours la puissance, c'est la nature de ses modèles. Ces modèles sont des statues. Cette peinture s'est inspirée de l'art précis et « arrêté » par excellence, celui qui n'a qu'un geste et une silhouette générale pour traduire un sentiment.
1. Voir Ch. Blanc, École française, t. I, N. Poussin.
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Et, justement, Poussin est de son temps par ce souci de ne pas mettre son temps dans son œuvre. On l'a souvent rapproché de Corneille, et avec raison. Corneille aussi a mis des statues au théâtre. Et il n'est pas sûr que le grand philosophe qui faisait de l'animal un automate, n'ait pas fait de l'homme non pas précisément une statue, mais un beau mécanisme, une sorte de machine à penser. Ainsi, par ce culte de l'idée pure, du pensé, du général, et aussi (ce qui est un peu l'inverse, mais rien n'est plus logique que certaines contradictions), par l'amour du précis, du géométrique, et du définitif dans l'abstrait, Poussin, comme esprit, fraternise avec les plus grands esprits de son temps.
Comme artiste il n'est l'élève d'aucun maître; et il devait être, forcément,un maître sans élèves. Son vrai nom, en France comme sur le Monte-Pincio, est le Solitaire.
C'est encore un solitaire que ce Flamand francisé qui, après avoir décoré des châteaux royaux, devint le peintre de la foi janséniste, et fut inscrit par la Mère Angélique sur le nécrologe de Port-Royal. Philippe de Champagne 1, compatriote et disciple de Jansénius, s'était lié en France avec Poussin dès 1623; il florissait sous Louis XIII en même temps que Le Sueur; il peignait son fameux Cardinal de Richelieu l'année même où Poussin, rappelé malgré lui de Rome, faisait, au Louvre, sa preuve d'inaptitude aux ouvrages de commande 2. Moment unique dans l'histoire de notre peinture que celui où trois grands artistes reflétaient, dans leurs toiles convaincues, les aspects les plus sérieux de l'âme française! Ce sont trois rayons divergents partis d'un même foyer. Ici, la foi candide; là, la pensée philosophique ou plutôt païenne (car les saints du Poussin sont des « héros » antiques, et son Jésus-Christ est de la famille de Jupiter); là enfin, c'est la ferveur secrète et contenue de l'ascète, c'est cette victoire sur la chair qui brille dans le regard radieux de Catherine de Sainte-Suzanne.
Mais ces maîtres avaient ouvert à leur art des voies trop austères pour n'être pas seuls à les parcourir. La foule, à la suite de Vouet, s'engagea dans les sentiers battus et faciles. Ce fut un double malheur. Car, non seulement la pensée de ces
1. Né en 1602 à Bruxelles, mort en 1674, à Paris.
2. Fin de 1640, début de 1641.
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maîtres était infiniment plus haute que celle des artistes contemporains, mais leur art était plus varié. Il est remarquable que tous trois, en peignant de préférence des sentiments ou des pensées, n'aient point négligé la nature inanimée. Et ce point leur serait à lui seul une originalité. Le Sueur n'est pas seulement le peintre de saint Bruno ; il est encore celui des paysages de la Grande-Chartreuse, largement sentis, largement rendus. Champagne, à qui Lallemant, son maître de Nancy, reprochait une étude trop exacte de la nature, a été un admirable paysagiste 1 ; il a su placer ses Pères du Désert dans une nature assortie à leurs sentiments. Poussin enfin, l'inventeur de cette grande et noble chose, le « paysage héroïque », a su monter ou abaisser le ton de ses bois, de ses vallées et de ses architectures suivant le « mode » dans lequel il peignait ses personnages. Si l'ensemble tenait du rêve, le détail tenait de la réalité : « Je le voyais fréquemment, raconte Vigneul-Marville, au milieu des ruines de l'ancienne Rome, dans la campagne ou sur les bords du Tibre, esquissant un paysage qui lui plaisait; et l'ai rencontré avec un mouchoir rempli de pierres, de mousse ou de fleurs qu'il portait chez lui pour peindre d'après nature ».
L'art français et la nature. — On ne tirera ici aucun argument du fait que Claude Gelée, le peintre de la lumière, et le Guaspre, le continuateur de Poussin dans le paysage historique, sont, l'un compatriote de Callot, l'autre fils d'un Français domicilié à Rome. Car ils furent sans influence en France : ce sont des Français d'Italie, comme Champagne est un Flamand de France. Il n'est pas inutile pourtant de signaler au passage l'impression profonde que nos artistes étaient alors capables de ressentir en face de la nature. L'art n'est pas encore confiné dans l'atelier. Il a ses promeneurs, ses voyageurs, ses rêveurs.
L'histoire d'un Claude Lorrain qui, saisi par les jeux que font la lumière et l'ombre dans un paysage, plante à proximité sa tente et y passe sa vie, est digne d'être retenue.
En France, d'ailleurs, la nature est encore aimée dans la première partie du siècle. Les citadins vivent plus près d'elle qu'ils ne feront après. La « maison de campagne » n'est pas
1. Voir la curieuse étude de M. Gazier : Philippe et J.-Baptiste de Champagne, dans la collection des Artistes célèbres (Librairie de l'Art, 1893).
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méprisée pour la maison de ville; on y passe une partie de l'année. Ce n'est pas encore le temps où, pour exiler un sujet français, on l'envoie dans « ses terres ». Les romans portent la marque de ce goût. Mainte description sincère, fraîche parfois, relève d'une note agreste les fadeurs d'une allégorie interminable. Il se trouve encore des gens, quand ce ne serait que ce fou de Cyrano, pour écouter les bruits de la végétation et pour déclarer que « le bouleau ne parle pas comme l'érable, ni le hêtre comme le cerisier 1 ». La sympathie humaine ne s'adressait pas à l'homme seulement. On pouvait encore s'intéresser sans déchoir à ses « aumailles » et à son « haras » ; on pouvait prendre plaisir, suivant les vers charmants de Vauquelin 2, A voir les bœufs, ayant achevé leur journée, Ramener la charrue à l'envers retournée.
Les paysans, ces paysans qui seront pour La Bruyère l'objet d'une découverte pathétique, les villageois, les artisans, les gueux même, n'étaient pas encore ces « magots » qu'un art aristocrate a rayés de ses papiers. La preuve en est dans les tableaux des frères Le Nain, ces peintres attitrés des petites gens, dont sans doute ils sortaient eux-mêmes. Le Vieux joueur de fifre, le Forgeron, l'École champêtre, et les autres scènes exécutées par les trois frères dans un touchant esprit de communauté qui les rend aujourd'hui indiscernables, ont une saveur de terroir qui classe très haut ces « bambochades », comme on les appelait alors. Et la preuve que de telles œuvres étaient goûtées, c'est que l'Académie royale à peine fondée appelait à elle et recevait le même jour les trois frères Le Nain, si pauvres et si modestes qu'ils fussent, tant était grande leur réputation. L'époque de Versailles est encore loin de nous.
La gravure. — Callot et Bosse. — Enfin, il était encore un art populaire, en qui revivait le vieil esprit de France, et où la classe moyenne aimait à retrouver son portrait en raccourci, je veux dire la gravure. L'estampe, dès le début du règne de Louis XIII, prend une originalité et une valeur de document considérables. Elle reflète en miniature, en traits souvent
1. Histoire comique des États et Empire du Soleil.
2. Mort en 1607.
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gauches, mais d'une précision singulière, toutes les directions et les variations de cet esprit public dont les grandes œuvres de l'art n'accusent que les plus générales. C'est merveille de voir les transformations que subissent les faits ou les idées en traversant les instantanés de l'eau-forte. Car les graveurs d'alors ne sont pas de simples copistes. Rarement gravent-ils d'après un tableau, un portrait. Le plus souvent ils burinent ce qu'ils ont dessiné eux-mêmes; leurs planches sont des compositions originales. La victoire d'hier, le fait divers d'aujourd'hui, les scènes de la rue, les « cris de Paris », les métiers, les costumes, et aussi les allégories d'almanach, les saisons, puis les fêtes consacrées, les saints que chôme l'artisan, tout est bon au graveur d'estampes. Il est un nouvelliste à sa façon; il fait de la gazette au cuivre. Et soit qu'il arrondisse ses gestes, qu'il « stylise » sa composition, soit qu'il s'abandonne à sa verve, on peut être sûr qu'il a le public pour complice. Combien sont-ils à tenir ainsi tout l'entre-deux qui sépare la caricature de la grande composition? Ils foisonnent. Beaucoup sont anonymes; une vingtaine ont des noms, deux sont des esprits originaux, Callot et Bosse. Le premier est un maître dans son art; le second un robuste talent. Et quels peintres de mœurs !
En feuilletant l'œuvre énorme de Jacques Callot et d'Abraham Bosse, on assiste à la résurrection d'une société que ni la peinture, ni la sculpture ne nous rendent, et que la littérature romanesque et grotesque ne nous figure qu'en partie. Chez l'un, avec ces seigneurs prompts à se camper sur un pied, à faire « arser » leur épée, avec ces dames à masques et à manteaux, ces bouffons de comédie italienne, ces gueux aux loques épiques, ces bataillons aux lances fourmillantes, et ces arbres-potences ployant sous leur charge macabre, l'évocation est pittoresque, picaresque, fantastique et poétique au sens créateur du mot. Ce que Callot décrit, il l'a vu, mais il le décrit comme s'il l'avait rêvé. Rien qui donne moins l'impression de la réalité vraie que ses compositions les plus étudiées d'après nature. Voyez ses immenses planches sur le siège de l'Ile de Ré, sur la prise de La Rochelle : c'est un vent d'épopée qui enfle les voiles des galères royales ; le moindre soldat se cambre comme un maître d'armes : un irréel charmant plane sur toute cette précision
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voulue d'ingénieur. Il y a chez Callot, serait-on tenté de dire, du Watteau mousquetaire. C'est un graveur de cape et d'épée, plus représentatif à lui seul de l'esprit romanesque de son temps, que tout le clan de littérateurs irréguliers pris ensemble.
Bosse, par contre, c'est l'observateur réfléchi, posé; c'est l'artiste bourgeois qui grave au miroir. En ses planches respire une prose saine, un peu lourde parfois et volontiers doctorale (comme celle d'un Balzac), mais substantielle et juste comme l'idée qu'elle exprime. On ne peut comprendre la bourgeoisie sérieuse et probe d'alors, quand on n'a point étudié ces planches graves et fortes où sa vie est résumée : le Mariage à la ville, le Contrat, le Retour du baptême, l'École, l'Atelier. C'est chez lui seul que l'on trouve la description exacte des lieux et des mœurs, ici le théâtre de Gaultier-Garguille, et là la Galerie du Palais. Ses satires sont encore des scènes réelles, dont le titre trahit une intention de moraliser : Les femmes à table en l'absence de leurs maris, Les Vierges sages, Les Vierges folles.
Rien de plus recueilli que son Benedicite, où le laquais debout joint les mains comme les enfants de tout âge assis autour de la large table. L'allégorie elle-même devient chez Bosse un tableau de mœurs. Que fera-t-il d'un sujet comme les Quatre Éléments? deux demoiselles et deux jeunes seigneurs, vêtus à la dernière mode, qui tiendront la première un fruit, la seconde un oiseau, le troisième une coupe remplie à la fontaine, le quatrième une mèche d'artifice. Et pourtant, c'est ce même Abraham Bosse qui, renonçant à son style de tous les jours, si excellent, s'avise, lui aussi, de nous donner un Louis XIII en Hercule !
La contagion du « style » gagnait jusqu'aux meilleurs.
Combien rapides. furent ses progrès, c'est encore ce que la chronologie des estampes nous fait toucher du doigt. Dès la mort de Henri IV un essai d'idéalisation naïve fournit ce thème : le roi-héros ravi au ciel, ses vertus symbolisées par des femmes, son pouvoir par un costume antique. Le type du Bourbon déguisé en empereur romain est désormais trouvé. Que les poètes et les orateurs enrichissent maintenant l'idée; que la tendresse populaire s'éveille en faveur d'un jeune roi; que ce roi, dès sa majorité, ait à triompher de « l'hydre de l'hérésie » et qu'il aille réduire Nîmes, Casal, Montauban ou La Rochelle;
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que le patriotisme et le sentiment religieux s'exaltant l'un par l'autre, fournissent aux artistes apportant d'Italie un style « héroïque » tout prêt, et voilà déjà créé un des procédés les plus caractéristiques du futur « grand style Louis XIV », c'est à savoir la traduction en langage héroïque et pompeusement « romain » de tous les actes de la royauté.
Ce premier procédé en entraîne fatalement un autre. De l'allégorie « héroïque » à l'allégorie mythologique il n'y a qu'un pas. L'histoire et la fable, qui commencent à se mêler si communément dans la littérature, se mêleront de même dans la peinture. L'allégorie devenant une langue que romanciers, poètes et peintres parlent avec une facilité croissante, on ne s'arrêtera plus là. Les êtres réels, les modèles du peintre prendront plus d'élégance à revêtir dans l'art un déguisement : toutes les Catherines seront changées en Arthénices.
Enfin, comment un art qui se complaît non dans la traduction exacte, mais dans la transposition amplifiée de la réalité, comment un siècle qui a conscience de sa grandeur naissante et qui s'aime jusqu'à l'adoration, n'éprouveraient-ils pas le besoin d'élargir toujours cette représentation qui le flatte? Il faut des surfaces pour développer ces allégories, de hauts plafonds pour y faire siéger un Olympe. Ainsi l'échelle de l'œuvre d'art, si l'on peut ainsi parler, va s'accroissant toujours : hier crayon de Dumonslier, aujourd'hui portrait en pied, demain toile de Rigaud; hier bataille gravée sur cuivre, simple plan de cadastre avec quelques personnages au premier plan, aujourd'hui tableauxplans du château de Richelieu 1 en attendant les panoramas de Van der Meulen. Prestige du roi, importance de la cour, dimension et nombre des œuvres d'art, tout suit une progression irrésistible. L'art de Louis XIV, si différent sous beaucoup de rapports de l'art de Louis XIII, est dès lors presque tout entier en puissance dans l'art Louis XIII. Pour qu'il devienne tout ce qu'il tend à être, c'est-à-dire pour qu'il élimine les principes de liberté et de variété qu'il contient encore, un pas reste à franchir. Il faut qu'une pédagogie donne force de doctrine et valeur d'idéal à ces formes d'art créées par la mode, les habi-
1. Versailles, Salle des Tableaux-plans.
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tudes littéraires et les instincts d'une certaine société. Il faut que l'art ait un centre, et une doctrine ; qu'il soit enfin un « pouvoir », organisé comme tous les pouvoirs de l'État.
Cette œuvre sera celle de l'Académie royale de Peinture et Sculpture, fondée d'abord dans un autre but, mais devenue bientôt, par la force des choses et par la volonté d'un homme, un instrument tout-puissant d'unité.
II. — L'Académie royale et l'élaboration de la doctrine (1648 à 1670 environ).
Académie et maîtrise. — « Une académie en peinture?
Pourquoi ? » Ainsi se serait exclamé, paraît-il, le Président Molé avant de sanctionner une rupture décisive, et d'ailleurs peu légale, entre l'antique « maîtrise » et l' « Académie royale ». L'exclamation du vieux parlementaire prouvait son bon sens ; elle prouvait aussi qu'il ne connaissait ni son temps, ni l'esprit nouveau des artistes de ce temps. Molé était un homme d'autrefois.
L'heure n'était plus, en art, aux institutions de l'ancienne France, à ces corporations souvent étroites, jalouses, mais en somme libres et maîtresses chez elles, qui, agissant dans l'exercice de leur droit strict, rachetaient quelques inconvénients par la cohésion salutaire qu'elles maintenaient à tous les degrés entre l'art et le métier. Où finissait le métier, où commençait l'art, chez les « maîtres » peintres et sculpteurs? Une telle question n'avait pas de sens, à une époque où le mot « artiste » ne faisait pas encore antithèse au mot « artisan », et n'était guère que synonyme d'industrieux, d'adroit. En réalité, art et métier se confondaient, ou se continuaient harmonieusement, chacun des deux étant indispensable à l'autre : et c'était l'honneur de la maîtrise de pouvoir, aux jours de fête, encadrer ses derniers apprentis d'hommes réputés, d'un Vouet, d'un Guillain, d'un Buyster, d'un Le Sueur. La faveur royale cependant établit bientôt une première démarcation. Parmi tous ceux qui briguaient le titre de « peintre du roi », de « sculpteur du
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roi », il s'en trouva qui, loin de faire honneur à la corporation de cette charge flatteuse, en prirent occasion pour la renier et se placer au-dessus d'elle. Ce mouvement s'accentua très vite.
Tout semblait convier les artistes à une indépendance qui flattait leur amour-propre. Appartenir au roi, loger en ses palais, toucher une pension sur le trésor, voilà qui les relevait singulièrement aux yeux de leurs confrères.
Ajoutez l'immunité des charges, des petites exigences et menues vexations que toute corporation exerce envers ses membres. Ajoutez encore cette attraction du pouvoir royal qui attire tout à soi, et qui détermine par là même un courant universel de centralisation. Joignez enfin l'ambition légitime des artistes, l'idée de plus en plus relevée qu'ils se font de leur « mission », depuis que le pouvoir les comble de faveurs et de prévenances, depuis que ces grands noms d'Antiquité, de Renaissance, provoquent, à propos de leurs œuvres, les plus flatteuses comparaisons. Si les rois de France sont désormais des Alexandre, des Auguste, des Mécène ou des Médicis (et c'est là ce que chantent les poètes), pourquoi les artistes ne seraientils pas des Parrhasius, des Lysippe, des Raphaël, des Jules Ro- main, des Carrache, ou, pour parler comme le siècle, des « Jules » et des « Annibal »? Encore quelques années, et Le Brun sera désigné couramment sous le nom d'Apelle, Girardon sous celui de Phidias; tandis que Mignard recevra le surnom, plus surprenant encore, de Mignard « le Romain ».
Quoi d'étonnant si des artistes animés de cet esprit voulurent se soustraire à ce qu'ils appelaient les odieuses persécutions de la maîtrise ? Le peintre du roi portait l'épée au coté; fallait-il qu'il se commît avec des ouvriers? De là ce complot d'un petit groupe dont sans doute Le Brun fut l'âme 1, cet appel des artistes à la protection du pouvoir, et l'empressement du pouvoir à « émanciper » l'art, — en le prenant sous sa tutelle.
L'acte de fondation est du 20 janvier 1648.
Scission entre l'art et le métier. — De ce jour, l'art est devenu, en France, chose de gouvernement. De ce jour, par le contrat signé entre un roi de dix ans, et quelques artistes ambi-
1. Voir H. Lemonnier, ouvr. cité, partie II, chap. II et III; et Henry Jouin, Charles Le Brun, le chapitre sur l'Académie.
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tieux de tenir une place relevée dans l'état, prit fin la communication (lui malgré tout n'avait cessé de relier jusque-là les parties supérieures de l'art aux parties inférieures. Une hiérarchie allait s'ensuivre. Une distinction fondamentale s imposait, dès 1 abord, entre ce qui dans l'art est réputé noble, et ce qui ne l'est pas. La même distinction, à la même heure, entre le langage noble et le langage bas, s'imposait à la littérature et lui fournissait le point de départ d'une nouvelle carrière. Ainsi fut accompli l'acte capital qui, depuis deux siècles et demi, domine toute l'histoire de l'art français : acte qui, toujours diversement apprécié, surtout en ces dernières années, passé tour à tour pour « une charte d'affranchissement », pour « l'acte le plus libéral et le plus glorieux du règne de Louis XIV », et pour « un guetapens tendu à nos artistes par la royauté ». Entre ces opinions excessives, il y a place pour une autre, que représente un éminent artiste avec sa grande autorité. Il faut évidemment exclure toute idée de préméditation du pouvoir, puisque l'initiative vint des artistes. Mais l'affranchissement n'en était pas moins dangereux. « On eùt fort étonné un maître de Sicyone — écrivait pour des artistes un grand artiste — et les grands maîtres florentins, en leur parlant de l'art et de l'industrie comme de deux choses séparées. Les fondations de Louis XIV, qui avaient pour but d'ennoblir les arts, eurent pour conséquence de créer dans les arts eux-mêmes et dans le personnel qui les cultivait une profonde scission 1. »
C'était justement cette scission dont s'applaudissait l'Académie naissante. Sa joie ne connut pas de bornes. Chacun de ses membres se vit déjà, grâce à la faveur royale, comme un grand seigneur de l'art. Aussi rien ne peut rendre la dévotion sincère, naïve, du nouveau corps à son nouveau maître. Les mots de docilité, de soumission, seraient faux ici, car ses désirs volèrent toujours au-devant de ceux du roi; l'Académie n'avait rien non plus de courtisan ni de servile: c'est bien un culte, un dévouement religieux qu'elle avait pour le monarque, son fondateur, son bienfaiteur. Lui seul avait tiré ces artistes de leur humilité sociale pour les placer au niveau des grands corps de l'État,
1. Eug. Guillaume, Théorie du Dessin, p. 272. (Didier, 1895.)
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pour les mettre de pair avec l'Académie française. Tant que vivra Louis XIV, les membres de l' « Académie royale » ne seront pas revenus de leur éblouisseinent. De tels sentiments expliquent le caractère de l'art qui va suivre.
Gomment des artistes aussi enthousiastes et aussi sincères n'auraient-ils pas consacré le meilleur de leur talent à exalter les glorieuses actions du plus glorieux des rois ? On sent de quoi ils étaient capables, à lire de quel ton un des leurs, le peintre Henri Testelin, secrétaire, rappelle, longtemps après, les débuts de l'Académie 1.
Après ce pompeux préambule, Testelin aborde une question importante, celle « des occupations » de l'Académie royale. Au XVIIe siècle, tout était aux « Académies » ; il y en eut de toute sorte, jusqu'à des Académies de danse et de spectacles. C'était peu de les créer; il fallait les occuper. Il fallait que ces « occupations », tout en étant nobles (et en cela la danse et les spectacles réglèrent leur pas sur la musique, la peinture, et la littérature), leur fussent propres et particulières. Or, la logique française aidant ici le goût classique, aucun de ces arts ne démêla son bien dans l'ensemble sans vouloir par là même définir son domaine, le circonscrire, le séparer des autres, bref,
1. « Les arts de peinture et de sculpture ont toujours été en très grande considération dans le monde, comme les plus célèhres histoires le témoignent. Mais sans m'arrêter à représenter les honneurs dont ils ont été favorisés chez toutes les nations les plus polies, et par les princes les plus augustes de l'Europe, je ne parlerai présentement que de l'établissement de l'Académie royale que l'on a érigée en leur faveur sous le règne de Louis XIV en 1648. Jusqu'alors la qualité de peintres et de sculpteurs avait été comprise avec les barbouilleurs, les marbriers et polisseurs de marbre, en une mécanique société, sous le fameux nom de maitrise, dont cet établissement a heureusement fait la séparation. En effet, comme les arts de peinture et de sculpture peuvent être considérés en deux parties, la science et l'art, l'une noble et spéculative, l'autre pratique, il a été très judicieux de les distinguer en deux corps, en l'un ordonner des jurés pour l'examen et préparation des matières qui s'y emploient, d'en régler la disposition selon leurs bonnes ou mauvaises qualités, qui est la fin pour laquelle la maitrise a été établie à Paris seulement. A l'égard de la partie spéculative, il a aussi été convenable de l'exercer librement et noblement, les génies ne devant point être contraints dans la pratique des beaux-arts : c'est pourquoi ils sont nommés libéraux. Il a donc été très à propos, et c'est avec beaucoup de justice qu'on a formé ce collège académique, en y établissant comme des classes ou degrés avec des recteurs ou professeurs pour régenter sur l'éducation des étudiants, et les élever en la connaissance de la théorie et de la pratique de ces belles et honorables professions. » Sentiments des plus habiles peintres sur la pratique de la peinture et de la sculpture, mis en table de préceptes, avec plusieurs discours académiques ou conférences tenues sur l'Académie royale desdits arts en présence de M. Colbert (etc.), par Henri Testelin, professeur et secrétaire de l'Académie. — Paris, Mabre-Cramoisy, 1680, Préface.
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sans établir entre les diverses branches des arts, au lieu de la sympathique communication qu'on pouvait attendre, des séparations et des barrières destinées à les exclure les uns des autres, ou à constituer dans le même art une échelle de noblesse.
De là est née la hiérarchie des genres. L'Académie royale ne pouvait, sans mentir à son titre, se refuser des « occupations » indépendantes de la pratique même de son art.
Les « occupations » de l'Académie. — Son organisation. — L'École de Rome. — Ces occupations, elle les entrevit dès le début, mais ne put d'abord les pratiquer libre- ment, tenue en échec qu'elle fut par la concurrence de la maî- trise. Enfin Louis XIV prend le pouvoir. Tout change. Colbert devient le « protecteur » de l'Académie royale ; Le Brun, l'homme de Colbert, passe au premier plan. Il est nommé « premier peintre du roi » on 1662, et en 1663 chancelier à vie. C'est cette année-là que les artistes appellent l'année de « la grande restauration ». De nouvelles lettres patentes confirment et élargissent celles de 1648, augmentent le nombre des membres, établissent une organisation strictement hiérarchique. Le roi « accorde à quarante de l'Académie de pointure et sculpture les mêmes privilèges qu'à ceux de l'Académie française ». Il est institué un directeur, un chancelier, quatre recteurs, douze professeurs, un secrétaire, un trésorier. D'autre part, l'Académie commence à « être attachée d'un certain collier ». Le protecteur et le vice-protecteur ont la haute main sur elle; les intendants de Sa Majesté ont leurs entrées aux assemblées et droit de présidence. La reconnaissance de l'Académie redouble. Elle établit « un jour solennel dans l'année à l'honneur du roi, et afin de célébrer la mémoire de l'établissement de l'Académie, dans laquelle solennité chacun des Académiciens s'est obligé d'apporter de nouveaux et meilleurs morceaux de leurs ouvrages pour les exposer à la vue du public. Sa Majesté a trouvé ces exercices si agréables qu'elle en a autorisé l'usage, ordonnant des pensions pour les officiers de l'Académie et une somme considérable pour les prix proposés aux étudiants 1. » On voit ici poindre l'idée des Salons avec leurs récompenses.
1. H. Testelin, op. cit, H. Lemonnier, op. cil.
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En même temps germe tout naturellement une autre idée, celle de l'École de Rome. Par là seulement s'assurera la tradition. Vaguement élaborée depuis 1664 1, la question de l'École de Rome est résolue au commencement de 1666. Le 11 février, les statuts sont publiés. Le 6 mars, Charles Errard, nommé recteur de la nouvelle École, vient en séance prendre congé de l'Académie royale, et se présente escorté des douze pensionnaires qui le suivent à Rome.
Les « occupations » de l'Académie sont dès lors toutes tracées. Non seulement elle doit enseigner la pratique de l'art, mais elle doit rechercher et formuler une doctrine qui maintienne cet art en son esprit, et qui en assure la continuité. Elle veut fixer l'esthétique de l'artiste, comme l'Académie française fixe la langue, et comme Boileau va fixer la poésie. Tel sera l'objet spécial d'une institution banale en apparence, de très longue portée au fond, dont Le Brun va jouer en doctrinaire de génie, les Conférences 2.
Les Conférences. — La doctrine de l'Académie. —
L'antiquité. — Deux objets se sont imposés dès le début des Conférences (en 1661) à l'étude de l'Académie, pour en tirer les préceptes de la doctrine : l'antique et le Poussin. Ce n'est pas qu'on ne disserte aussi sur Raphaël, Titien, Véronèse : mais les jugements qu'on en porte, tous « éclectiques » et conformes à l'esprit des maîtres de Bologne, fournissent moins de préceptes proprement dits que de considérations. Celui des trois qui fournit le plus à la pédagogie c'est Raphaël; et encore sous ce rapport n'est-il guère envisagé autrement que Poussin ou l'antique. L'absence de conférences sur les Carrache peut étonner : mais si ce n'est nulle part leurs œuvres elles-mêmes, c'est par-
1. H. Jouin, Ch. Le Brun, chap. VI, L'Académie de France à Rome.
2. H. Testelin, op. cit. Un jour de réunion solennelle, la distribution achevée, et toute la compagnie paraissant en un profond silence, le secrétaire prit la parole; et, s'adressant à Colbert : « Monseigneur, dit-il, l'Académie se voyant dans le calme que Votre Grandeur lui a procuré en affermissant son établissement et dissipant les obstacles qu'on y avait voulu opposer, elle juge ne pouvoir mieux employer la tranquillité de ses assemblées qu'à s'entretenir sur le raisonnement de sa profession, pour tâcher d'en bannir les erreurs, et d'élever les étudiants par des règles assurées. Pour cet effet, elle a résolu de reprendre l'exercice des conférences que ces obstacles lui avaient fait discontinuer, et, pour ne point perdre le temps à disposer l'ordre des matières, elle trouve plus à propos d'entrer d'abord dans l'examen des choses mêmes par la considération de quelques ouvrages, ou par la lecture des auteurs qui en ont écrit. »
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tout leur esprit. Nous verrons tout à l'heure qu'ils étaient hautement avoués pour maîtres. Ce qu'il faut retenir avant tout, c'est le choix de l'antique pour la figure isolée, et du Poussin pour la composition à plusieurs figures.
Le chef-d'œuvre de la statuaire antique est, pour l'Académie, le Laocoon, et, dans le Laocoon, la figure centrale, celle du père. Le sculpteur Van Obstal, un Flamand francisé1, avait l'assentiment de tous les confrères quand il déclarait, le samedi 27 juillet 1667, que « de toutes les statues qui sont restées jusqu'à présent, il n'y en a point qui égale celle de Laocoon 2 * Aujourd hui que la connaissance de la vraie statuaire grecque nous a rendus plus difficiles, nous n'accepterions pas la définition. Et sans aller peut-être jusqu'aux sévérités de quelquesuns 3, nous penserions avec les meilleurs juges que cette sculpture trop expressive, qui fait crier la chair et n'exprime que la sensation, est déjà un art de décadence et constitue un modèle dangereux. Van Obstal, dira-t-on, n'en pouvait juger autrement que son siècle, autrement que l'âge précédent, autrement que ne fit encore l'âge suivant jusqu'au début du XIXe siècle. L'erreur est donc vénielle en soi. Il est vrai. Mais l'erreur devient de conséquence, si l'on en prétend tirer une esthétique. Et Van Obstal la tire en effet. Simple artiste dans son atelier, il eût pu admirer fort le Laocoon sans trop de risque : professeur, conférencier, parlant devant une « Académie », il est tenu de raisonner son admiration, d'apporter ou d'inventer des principes à l'appui, bref, de faire œuvre de doctrine. Qui dit Académie, dit recherche des règles. Il en faut en art; qui le nie? Ceux-là sont capables de les dicter qui possèdent le don de pensée avec le don de création. Mais la règle d'art tirée par le praticien d'une observation même vraie; mais tout le calcul de « moyennes » qui s'ensuit, et toute la déduction symétrique qu'entraîne après soi le professorat, vers quel idéal cela peut-il bien conduire, à la suite d'un esprit médiocre? On le voit de reste en lisant les pages de Van Obstal, sur lesquelles nous aurions déjà passé, s'il ne s'agis-
1. Né à Anvers entre 1594 et 1599, appelé à Paris par Sublet de Noyers sur l'ordre de Richelieu. Y travailla et y fut comblé d'honneurs. Mourut en 1668.
2. Le texte esl de Félibien. Mais il a valeur officielle (Félibien était rédacteur attitré de l'Académie), et il reproduit exactement les idées de l'orateur.
3. Voir Max. Collignon, Sculpture grecque, t. 11, p. 551.
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sait que de Van Obstal lui-même ; mais il s'agit du système d'enseignement alors adopté, et, au fond, de tout l'académisme.
Il faut donc insister. Le Laocoon représente, pour le xvne siècle, « un homme de qualité. Sa taille est belle, grande et noble.
Sa tête a toutes les qualités qui représentent une personne de condition. Si les mouvements que la douleur cause sur tout son visage n'en avaient pas changé les traits, on y verrait les marques les plus belles et les plus naturelles d'un honnête homme. » «. Et parce que les bras longs et robustes, les coudes bien articulés sont les signes d'une personne de probité, et que les jambes fermes et nerveuses sont un témoignage d'un grand cœur, l'ouvrier n'a pas manqué de lui donner des caractères si convenables à celui qu'il a voulu représenter » L'orateur passe ainsi en revue les diverses parties du corps, et jusque dans les « hanches relevées, la poitrine large et les épaules hautes » de Laocoon, il trouve « les marques d'un grand courage et d'un homme de bien ».
Traitant ensuite du visage, et voulant en expliquer les contractions savantes, Van Obstal parle du cerveau, « cette glande » qui agit sur les nerfs « émus et échauffés » ; il parle des esprits logés en ce cerveau et dont le mouvement communique à la chair une vibration passionnée. « Étant vraisemblable que l'horreur, la crainte, la tristesse, la douleur et le désespoir se saisirent tout ensemble et dans le même moment de l'esprit de Laocoon,. toutes ces diverses passions doivent être exprimées dans cette figure. » Or l'analyse des contractions du nez, de la bouche, des sourcils, fournissant à Van Obstal toute la gamme des émotions qu'il s'agissait de représenter, il conclut que cette tête est une merveille d'art 2.
1. Sur la figure principale du groupe de Laocoon, conférence de Gérard van Obstal, du 2 juillet 1667. (H. Jouin, Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, p. 19-26. Paris, Quantin, in-8, 1883.) - -
2. « Enfin, dit pour lui Félibien dans une péroraison des plus curieuses, cette statue est si accomplie que tout le monde demeura d'accord que c'est sur ce modèle que l'École de Rome. a puisé comme dans une source très pure la plus grande partie de ses belles connaissances. Et les peintres qui travaillaient du temps de Raphaël et de Jules Romain, ne se lassant jamais de considérer cet ouvrage et d'en faire leur principale étude, donnèrent lieu à Titien d'en faire une raillerie lorsqu'il fut à Rome. Car étant, comme tous les autres peintres de la Lombardie, plus amoureux de la beauté du coloris que de la grandeur du dessin, et se moquant de cette affection si particulière que les peintres de Rome témoignaient avoir pour cette statue, il fit un dessin que l'on voit gravé en bois,
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L'approbation, dit Félibien, fut unanime : « Il n'y eut personne qui ne convînt que c'est sur ce modèle qu'on peut apprendre à corriger même les défauts qui se trouvent d'ordinaire dans le naturel; car tout y paraît (dans le Laocoon) dans un état de perfection et tel qu'il semble que la nature ferait tous ses ouvrages, s'il ne se rencontrait des obstacles qui empêchent de leur donner une forme parfaite ».
Ainsi s'exprime Van Obstal. Sébastien Bourdon va renchérir encore et pousser à bout le système. Dans une conférence Sur l'étude de l'antique, prononcée à trois ans de là1, il souhaitait que étudiant, après avoir dessiné d'après nature, fit de son dessin un second trait sur papier à part. Pourquoi? Pour « qu'en faisant cette deuxième opération le jeune dessinateur cherchât. à donner à sa figure le caractère de quelque figure antique, de l'Hercule Commode par exemple (nous voici déjà loin de Laocoon!), ou bien de telle autre statue dont il se sentirait plus particulièrement affecté et qui serait plus fraîchement imprimée dans sa mémoire : qu'il vérifiât ensuite, le compas à la main, si ce qu'il avait dessiné d'après nature était dans les mesures que donnait l'antique, et, supposé qu'il différât en quelque endroit, il exhortait l'élève à se corriger et à s'assujettir à des mesures dont on pouvait d'autant plus sûrement lui répondre, qu'elles sont justes, et n'ont rien d'arbitraire dans l'antique ».
Voilà donc la nature tenue de ressembler à l'antique, et à vrai dire, exclue de l'art, puisque toutes les différences qu'elle offre avec l'antique sont proscrites de l'art comme autant d'erreurs.
Conclusion logique d'une pédagogie à outrance, et aussi d'un culte plus superstitieux que raisonné. Tout à l'heure le visage de Laocoon était le dernier mot de l'expression antique; mainte-
où, sous la figure d'un singe avec ses deux petits, il représente l'image de Laocoon, voulant faire entendre par là que les peintres qui s'attachaient si fort à cette statue n'étaient que comme des singes, qui, au lieu de produire quelque chose d'eux-mêmes, ne faisaient qu'imiter ce que d'autres avaient fait avant eux. »
Une telle critique, venant d'un tel artiste, eût fait réfléchir tout autre qu'un entêté d'École romaine. Mais à cette date quelque chose de bon peut-il venir de Lombardie ?
On voit germer ici la fameuse question du dessin et de la couleur, qui commence à s'agiter déjà sous Le Brun. qui com-
1. Le 5 juillet 1670. (Jouin, ouvr. cité.)
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. il Il-
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nant, la loi des proportions, le « canon », est le tout de la sculpture. Après quoi il n'y a plus qu'à imiter au lieu de produire, et à fabriquer au lieu de créer. Encore si l'on faisait un choix! Voir dans la statuaire de Polyclète l'œuvre d'un certain « canon », c'est voir juste; mais le canon de l'Hercule Commode! mais celui d'une antique prise au hasard! comme si les vrais étalons de la sculpture grecque n'avaient pas varié avec la sculpture elle-même, comme si les proportions de Polyclète étaient celles de Lysippe! Il est vrai qu'on ne connaissait guère alors ni Lysippe, ni Polyclète. Mais si l'erreur est excusable en soi, que penser d'une doctrine fondée sur cette erreur?
Il faut bien l'avouer, Poussin lui-même n'avait pas peu contribué à engager notre école dans cette voie. Il en avait sauvé les inconvénients parce qu'il était Poussin; mais au fond, comme l'a très bien dit M. Lemonnier, « le système de Poussin n'était supportable qu'avec Poussin ». De là vient que ce maître sans élèves égara plus qu'il ne guida ceux qui voulurent, bon gré mal gré, le proposer en exemple. On tira alors de sa doctrine tout ce qui pouvait la trahir. On eut les procédés de Poussin sans son âme, et ses superstitions sans sa foi.
C'est de Poussin que vient le « compas » recommandé par Sébastien Bourdon. Ne vit-on pas, sur la fin de ses jours, le vieux maître guider le peintre Mosnier parmi les antiques, et mesurer avec un respect religieux, le compas à la main, les moindres restes de sa divine antiquité? Il mourut un an trop tôt pour être, parait-il, le premier directeur de l'école de Rome1.
Sa haute pensée eût sans doute corrigé chez les élèves ce que certaines pratiques pouvaient amener de mécanique dans l'exécution. En tout cas il n'eût pas manqué de relever de son génie un enseignement qui, après lui, allait se donner en son nom à l'Académie; et cela sous les auspices de Le Brun, le dernier homme capable de le continuer.
La pédagogie et Poussin. — Qu'admire-t-on en effet chez Poussin? quelles parties de son art propose-t-on en exemple?
Le Brun le loue de ce que, dans un de ses plus fameux tableaux, les Israélites recueillant la manne dans le désert, ses person-
1. Voir H. Jouin, Charles Le Brun, chap. VI.
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nages rappellent, l'un le Laocoon, l'autre la Niobé, tel vieillard Sénèque, tel jeune homme le Lantin, cet autre l'un des Lutteurs Médicis, une jeune fille la Vénus de Médicis, un homme l'Hercule Commode 1. Voilà pour les formes. S'agit-il de détailler l'idée du peintre, d'en développer les intentions cachées? Ce vieillard qui regarde en haut, et ce jeune homme qui regarde en bas lui paraissent offrir le résumé d'une psychologie. Voici mieux : la jeune fille qui tend sa robe à la manne qui tombe représente « la délicatesse et l'humeur dédaigneuse du sexe qui croit que toutes choses lui doivent arriver à souhait ». Quant à cette vieille femme qui embrasse sa fille et lui met la main sur l'épaule, « c'est bien une action des vieilles gens qui embrassent avec force ce qu'ils tiennent, craignant toujours qu'il ne leur échappe ». Ainsi, tout devenant matière à démonstration et à « leçon », les intentions déjà multiples de Poussin s'augmentent de celles qu'on lui prête, et il en advient de ses tableaux comme d'une belle page d'auteur ancien que gâte par son commentaire un professeur de rhétorique trop zélé.
Ce n'est pas que Le Brun n'ait parfaitement démêlé tout ce qu'a de littéraire l'art de Poussin. Construction de l'ensemble, ordonnance générale, distribution des groupes, clarté du langage, variété d'expression dans l'unité d'action, et même péri- péties dans une seule scène, Poussin a tout cela, en poète et en historien non moins qu'en peintre. Le rapprochement de la peinture à la Poussin avec l'histoire d'une part, et la poésie dramatique de l'autre, est établi par Le Brun avec une grande sûreté : « Pour ce qui est d'avoir représenté des personnes dont les unes sont dans la misère pendant que les autres reçoivent du soulagement, c'est en quoi ce savant peintre a montré qu'il était un véritable poète, ayant composé son ouvrage dans les règles que l'art de la poésie veut que l'on observe aux pièces de théâtre. » C'est déjà, comme on le voit, la célèbre question ut pictura poesis qui se pose, c'est-à-dire l'unité de principe momentanément imposée aux arts les plus différents, en vertu d'un
1. Conférence du samedi 5 novembre 1667. (H. Jouin, Conférences, p. 48-66.) — Le 3 décembre 1667, dans les Aveugles de Jéricho, de Poussin, Séb. Bourdon s'applaudira, de même, de retrouver le Gladiateur, l'Apollon et la Vénus de Médicis. Voilà une Vénus bien placée auprès du Christ.
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adage antique qui repose lui-même sur un contresens. Ce contresens est d'ailleurs une création de l'esprit classique, et l'on peut dire qu'il a fait époque dans l'art 1. Le Brun devait le formuler, puisqu'il a pu déjà le lire sur les toiles de Poussin. Mais sa netteté d'esprit allait encore ici desservir l'art, comme tout à l'heure sa subtilité : car le moyen, en adoptant pour point de départ une peinture aussi exceptionnellement parlante, de ne point faire trop raisonner l'art, et de ne point lui ravir tout son charme en lui prescrivant à l'avance le détail de ses effets?
La théorie de l' « expression ». — Un pas de plus, et nous touchons aux conséquences extrêmes de la doctrine. Car c'est le propre d'une pédagogie fondée sur des principes fixes de tirer les règles des règles, et de se multiplier en se subdivisant.
On a statué déjà sur la forme et la proportion des figures, sur l'art de grouper, de composer, sur les attitudes, sur le vêtement, sur le degré de participation de chaque figure particulière à l'action générale. On a prononcé le mot de poésie, on a argué du poème dramatique, en attendant qu'un plus avisé que les autres découvre dans un tableau bien fait la règle des trois unités 2.
Ne pourrait-on maintenant trouver un principe qui réglât une fois pour toutes la traduction des passions par le jeu de la physionomie? Le Brun avait mis l'Académie sur la voie en traitant de « l'expression » chez Poussin. Reste à systématiser ses observations, à les appuyer d'une part d'arguments empruntés à la médecine, d'autre part d'arguments empruntés à la philosophie, et la théorie de « l'expression générale et particulière » ne laissera rien à désirer.
1. On s'excuserait d'avoir à souligner ce contresens fameux, si d'autre part il n'était encore accrédité. Horace n'a jamais dit que « la poésie est une peinture » (et quand même il l'eût dit!). Il a dit que telle poésie, comme telle peinture, demandait à être regardée de près, telle autre à être regardée de loin.
C'est une tout autre idée, et aussi juste que la première est fausse :
Ut pictura, poesis erit quae, si propius stes, Te capiat magis, et quaedam, si longins abstes.
(DE ARTE POET., 361-362.)
2. Henri Testelin, Conférence sur l'expression générale et particulière. : « un peintre se doit restreindre à ces trois unités, à savoir : ce qui arrive en un seul temps; ce que la vue peut découvrir d'une seule œillade; et ce qui se peut représenter dans l'espace d'un tableau où l'idée de l'exposition se doit rassembler à l'endroit du héros du sujet, comme la perspective assujettit tout à un seul point. » (H. Jouin, p. 154.)
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Henri Testelin s'en acquittera à merveille 1. Et tout comme le médecin explique les mouvements de la face par le jeu des muscles et des nerfs, tout comme le philosophe rapporte les émotions exprimées par le visage à deux passions générales, l'appétit concupiscible et l'appétit irascible, de même le peintre orateur déduira toute la théorie des « expressions » dans l'art d'un mouvement fondamental du visage qui est musculaire par son mécanisme et philosophique par sa signification. De là ce qu'on pourrait appeler la théorie du sourcil.
Ce n'est point par gageure, c'est le plus sérieusement du monde qu'Henri Testelin nous explique d'abord (un peu à la façon de Molière) ce qu'est « une action du corps qui exprime les passions de l'âme » 2. Après une définition, dont la concision égale la clarté, Henri Testelin délibère sur le siège de l'âme, que les uns placent dans la glande appelée « pinéale », au centre du cerveau, et que les autres placent au cœur. Il adopte une opinion moyenne (toujours l'éclectisme!) d'après laquelle l'âme recevrait l'impression des passions dans le cerveau, et en ressentirait les effets au cœur. Cette dernière opinion est appuyée sur les mouvements extérieurs des sourcils. Car, « comme il y a deux appétits dans la partie sensitive de l'âme, il y a aussi deux sortes de mouvements qui y ont un parfait rapport; les uns s'élèvent au cerveau, et les autres inclinent vers le cœur. Le mouvement du sourcil qui s'élève au cerveau exprime toutes les passions les plus douces; celui qui incline du côté du cœur représente celles qui sont les plus farouches et les plus cruelles ; mais à mesure que les passions changent de nature, le mou-
1. Voir note précédente. Cette conférence est un peu postérieure (6 juin 1675).
Mais elle ne contient rien qui ne fût en germe dans les conférences de Le Brun antérieures à 1670.
2. C'est, dit-il, « le mouvement de quelque partie; et ce mouvement ne se fait que par le changement des muscles, lesquels ne se meuvent que par l'entremise des nerfs qui les lient, et qui passent au travers d'eux; les nerfs n'agissent que par les esprits qui sont contenus dans les cavités du cerveau, et le cerveau ne reçoit ces esprits que du sang, qui, passant continuellement par le cœur, fait qu'il se réchauffe et se raréfie de telle sorte, que le plus subtil monte et porte au cerveau certains petits airs ou vapeurs, lesquels passant par une infinité de petits vaisseaux dont le cerveau est rempli, s'y spiritualisent; d'où ils se répandent aux autres parties par le moyen des nerfs, qui sont comme autant de petits filets ou tuyaux qui portent ces esprits dans les muscles plus ou moins, selon qu'ils en ont besoin pour faire l'action à laquelle ils sont appelés; ainsi le muscle qui agit le plus reçoit le plus d'esprits, et par conséquent devient enflé plus que les autres. »
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vement des sourcils change de forme; car pour exprimer une passion simple, les mouvements sont simples; si elle est violente, ils le sont aussi. De plus [il y aj deux sortes d'élévation du sourcil : quand il s'élève par le milieu il marque des mouvements agréables ; mais lorsqu'il élève sa pointe au milieu du front, il représente de la tristesse et de la douleur. »
C'est en ces termes que Testelin « établit le principe » des mouvements expressifs en général. Il déduit ensuite, avec la plus grande facilité, les contractions de la bouche et du nez de celles du sourcil. Passant ensuite aux applications, il nous apprend comment peut se représenter un sentiment donné, l'admiration par exemple, ou l'estime : « L admiration se peut représenter par le corps droit, les bras serrés, les mains ouvertes, les pieds proches l'un de l'autre et en même situation «. Voici maintenant le portrait de l'estime: « Les sourcils seront avancés sur les yeux et pressés du côté du nez, l'autre partie étant un peu élevée, l'œil fort ouvert et la prunelle élevée, les muscles et les veines du front un peu enflés et celles qui sont au bout des yeux, les narines serrées tirant vers la partie d'en bas; les joues seront médiocrement enfoncées à l'endroit des mâchoires, la bouche entr'ouverte, les coins tirant en arrière, la tète avancée et un peu penchée sur l'objet. »
Ces deux exemples nous dispenseront de parler du rire, « où les sourcils s'élèvent vers le milieu de l'œil, pendant que les yeux se ferment » ; du désir, où « la langue paraîtra sur le bord des lèvres, le visage enflammé, etc. ». Dans ce catalogue des recettes pour figurer les expressions et les sentiments, il ne manque rien, sinon l'expression et le sentiment. Est-ce en se reportant à une « table de préceptes » que Léonard a trouvé le sourire de sa Joconde, Michel-Ange la détresse de son Prisonnier, Raphaël le recueillement de ses Vierges, Albert Durer le poignant mystère de sa Mélancolie?
Mais ce n'est point à Testelin qu'il faut s'en prendre : c'est à Le Brun, c'est à l'Académie, c'est à son temps enfin et à cet esprit de classicisme qui devenait invinciblement comme le moule même des choses, dont les plus fugaces n'échappaient point à son étreinte. C'est parce qu'on était épris du général, et du moral, et de l'abstrait en même temps que du clair et du
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réglé, qu'il a fallu en art trouver des principes qui parussent répondre à ces diverses exigences. Et comme la nature, première institutrice du peintre, ne fournit jamais que du concret, de l'individuel et de l'accidentel, il a fallu opérer, sur la représentation figurée de l'homme, le même travail qu'un architecte pour jardins allait opérer à Versailles sur les formes de la nature végétale. Partout, à l'Académie royale, nous voyons cette « nature choisie », qui en littérature fournira des merveilles, et cette « nature forcée » qui n'a produit de chefs-d'œuvre qu'en parterres. Une aspiration hautaine guide les coryphées de cet art dans les régions supérieures qu'ils parcourent en triomphateurs; les régions moyennes, celles de l'enseignement et de la tradition, sont rattachées aux premières par un réseau de préceptes où maille à maille tout s'enchaîne suivant une règle immuable; dans les régions inférieures, à l'usage des « étudiants », règnent les tableaux synoptiques de Testelin, qui sont les manuels du fabene académique. Ce que Le Brun a tiré de Poussin, Sébastien Le Clerc le tirera de Le Brun 1. L'art sera ainsi à son tour nanti de son dogme. Et, du haut en bas de l'échelle, jusqu'à la fin du siècle, il en ira de même dans l'art qu'ailleurs. C'est partout une étonnante, une effrayante certitude.
Les « poétiques » de l'art. — Dufresnoy et Molière.
— Il ne faut pas s'étonner qu'un art si sùr de lui ait eu de très bonne heure sa poétique. Tandis qu'il faudra à la littérature quarante ans d'Académie française et un demi-siècle de critique pour qu'un Boileau, reprenant et complétant l'œuvre d'un Malherbe, assure désormais la législation du Parnasse, moins de vingt années suffisent aux beaux-arts pour dégager et formuler leur doctrine.
L'Art poétique de Boileau est de 1674. La « poétique » de l'Académie royale est déjà parfaitement fixée dès les années 1667-1668; et, si l'on considère que la compagnie n'a d'existence assurée que depuis 1655, que ses travaux actifs ne commencent réellement qu'avec Colbert, et spécialement avec la « grande restauration » de 1663, on conclura que sa pensée ne connut jamais le moindre doute. Elle n'eut guère qu'à observer
1. Caractères des Passions, gravés sur les dessins de l'Illustre M. Le Brun, par S. Le Clerc (sans date). Album.
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et à isoler, une à une, les règles qu'elle appliquait jusque-là d'instinct, ou d'imitation, sans trop les raisonner, depuis que l'éducation des peintres se faisait en Italie. Elle ne connut même pas cette lutte contre le « faux goût » qui occupa toutes les premières années de Boileau. Le Brun, certes, fut pour beaucoup dans cet accouchement rapide d'une doctrine hier encore demeurée dans le vague : mais s'il en hàta l'éclosion, il n'en modifia point la nature. La doctrine vivait d'une vie latente; il ne lui restait qu'à voir le jour.
A la rigueur, donc, les conférences sont comme un art poétique en prose et diffus. Mais il ne manqua pas même à l'art du XVIIe siècle un et même plusieurs « arts poétiques » en vers, qui précédèrent celui de Boileau, et qui offrent avec le sien des analogies où se trahit toute la force de l'esprit classique. Nous ne parlerons ici, et brièvement, que de deux, les seuls importants à nos yeux. L'un est d'un peintre, l'autre d'un écrivain; l'un est en latin, et il a, chose digne de remarque, le peintre pour auteur. L'autre est le poème bien connu, et si contradictoirement apprécié, sur la Gloire du Val-de-Grâce, de Molière.
L'auteur du premier, Dufresnoy, ne fit pas partie de l'Académie, mais seulement parce qu'il ne le voulut pas. Étroitement lié avec Mignard, qui demeura très longtemps l'homme de la maitrise pour faire pièce à Le Brun, il refusa à Le Brun d'entrer dans « son » Académie, et mourut peu de temps après 1. Il laissait à Mignard, qui venait d'achever la coupole du Val-de-Grâce, un poème sur la peinture, de Arte graphica, œuvre longtemps polie et caressée, qu'il n'avait pu se résoudre cependant à publier lui-même. Mignard s'en fit l'éditeur, de Piles le traducteur et le commentateur 2. Presque aussitôt Molière, piqué sans doute, comme ami et admirateur de Mignard, des éloges outrés que Charles Perrault accordait à Le Brun dans son emphatique poème sur la Peinture 3, écrivait à son tour la Gloire du Val-de-Grâce, poème qui contient, il est vrai, dans
1. Né en 1611, mort en 1665.
2. « Caroli Alfonsi du Fresnoy, pictoris, de Arte grafica liber. Lutetiæ Parisiorum, apud Claudium Barbin., MDCLXVIII », in-12 de 36 p. (Le privilège est de 1667.) La traduction du peintre Roger de Piles est aussi de 1668 : « L'art de la Peinture de Charles Alphonse du Fresnoy, traduit en français avec des remarques nécessaires et très amples. » (Paris, in-8, Nicolas l'Anglois.)
3. La Peinture, poème, à Paris, chez Frédéric Léonard. MDCLXVIIl, in-4.
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sa deuxième partie, une description exacte du procédé de la fresque 1, et un éloge enthousiaste de Mignard, mais dont la première partie est en réalité (Charles Blanc l'a bien vu) un véritable traité de peinture. Les idées générales de ce court traité (v. 35-242) sortent directement du poème de Dufresnoy; un grand nombre d'expressions, des tirades presque entières en sont traduites. Or qui dit Dufresnoy dit Mignard, qui l'aima jusqu'à le faire collaborer à ses œuvres; et qui dit Dufresnoy, dit encore Poussin, dont Dufresnoy s'inspira longuement durant les nombreuses années qu'il passa à Rome presque aux côtés et sous l'inspiration du maître. On ne saurait donc séparer Dufresnoy de Molière, dans l'histoire du « poème didactique d'art » en France, pas plus qu'il ne faut isoler ceux-ci de Poussin et de l'Académie, qu'ils interprètent et prolongent à leur manière.
Dufresnoy, peintre presque inconnu en France à cause de la rareté de ses œuvres, latiniste savoureux et concis — parfois même obscur, — mériterait une petite étude, que nous regrettons de ne pouvoir lui consacrer ici. Quant au poème du Valde-Gràce, quelques réserves qu'on puisse faire sur sa doctrine, il étincelle de beautés poétiques et neuves, justement dans cette première partie, qui a été si contestée. Si la langue en a paru à quelques-uns pénible et peu claire; si Boileau lui-même, tout en déclarant ce poème le plus régulier et le mieux versifié de Molière, trouve qu'il sent plutôt l'huile que la fresque 2, c'est faute d'avoir suffisamment entendu le langage particulier de l'art sous les termes dont Molière se sert pour en dépeindre les effets. Mais si d'une part on a sous les yeux le poème de Dufresnoy ; si de l'autre on a quelque idée nette des caractères du grand art au XVIIe siècle, toute obscurité disparaît : la plénitude du sens, l'heureuse trouvaille de l'expression frappent partout,
1. Ce procédé n'a du reste pas été employé par Mignard. La coupole du Valde-Grâce est une - peinture murale -, que tout le XVIIe siècle, je ne sais pourquoi, a baptisée « fresque ».
2. Au dire de Brosselte. Voir le Molière des Grands Écrivains, t. IX, p. 530, et toute la Notice, qui est excellente. Les éditeurs ont eu notamment le mérite de supposer un rapport entre la publication successive de ces divers poèmes, et surtout entre les deux derniers. Ils auraient même pu affirmer, ce que nous ne craignons pas de faire, que le poème de Molière est une véritable riposte à Perrault, et une éclatante défense de Mignard, en réponse à certaines insinuations, bien accueillies en haut lieu. Mignard, du reste, avait donné à Le Brun les meilleures raisons de le haïr cordialement.
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et, quelque redevable que soit évidemment Molière à l'original latin ou à un conseiller tel que Mignard, son lecteur n'en demeure pas moins saisi de tout ce qu'il y a de génial dans cette langue nouvelle que Molière crée comme en se jouant.
Les préceptes généraux. — Les deux poèmes procèdent du même esprit. Toutes les règles du peintre, toute son esthétique, sont tirées de celles que présentent à ses yeux l'antiquité, ou, plus exactement, la double antiquité dont le XVIIe siècle a le culte : l'antiquité gréco-romaine, et cette antiquité plus moderne qui est l'art italien issu de la Renaissance. Ce double idéal — également faux, il est inutile de le rappeler — se fond, non sans harmonie, dans une doctrine parfaitement rigoureuse quoique vague, et dont les analogies avec les doctrines littéraires sont d'une surprenante précision. Qui croirait que, pour toute la pédagogie générale, un poème sur la Peinture sortît presque textuellement de l'Epître aux Pisons?
Le premier vers pose le principe ut pictura poesis erit, et le développe Entre ces deux arts ce sera une émulation fraternelle, si bien que tout ce que la poésie juge indigne d'elle, la peinture devra se l'interdire. Quel sera le sujet? Toujours conforme à un texte ancien (c'est-à-dire fourni par l'une des deux antiquités énoncées ci-dessus), il sera noble avant tout, et, autant que possible, contiendra quelque chose de piquant et d'instructif, « retegens aliquid salis et documenti ». Pour les personnages, il faut qu'à l'exemple des néologismes d'Horace, ils soient adroitement dérivés d'un modèle grec, « membrificatio græco Deformata modo ». L'ouvrage entier offrira les beautés du poème tragique, « tragicæ. lege sororis ». Et la nature, qu'en fait-on? On nous dit de consulter son enseignement magistral (scrutali summa magistræ Dogmata naturæ), mais cette pompeuse formule n'est ici que pour la bienséance, rien ne venant l'éclairer, et tout concourant à la contredire 2.
Molière, de son côté, nous apprend, dans la première motiié de son poème, quelles sont « les trois nobles parties » de l'art
1. De Arte gr.
« Ut pictura poesis erit; similisque poesi Sit pictura refert par æmula quæque sororem, Alternantque vices et nomina: muta poesis Dicitur hæc, pictura loquens solet ilia vocari. » (v. 1-4.)
2. Vers 7-8, 52-3, 69-72, 81-85, 102-3, etc.
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de peindre. Ces parties, qui répondent à l'Invention, la Disposition et l'Élocution dans l'art d'écrire, sont l'Invention, le Dessin et le Coloris. La coupe (coupole) du Val-de-Grâce en offre naturellement le modèle. Molière, par un artifice délicat, a déduit de l'œuvre d'un ami toute la théorie de son art. Il faut donc, comme Mignard, savoir composer un tout « assaisonné du sel de nos grâces antiques ». Il faut que le dessin soit « dans la manière grecque et dans le goût romain » ; qu'il prenne d'un sujet « la brillante beauté » seulement, pour en « séparer la faible vérité », Et, formant de plusieurs une beauté parfaite, Nous corrige par l'art la nature qu'on traite 1.
On voit assez que, sans avoir assisté aux leçons de Van Obstal et de Sébastien Bourdon, Dufresnoy et Molière s'entendent assez avec eux sur les dogmata naturæ magistræ.
On n'est pas moins frappé des analogies qu'offre « l'imitation de la nature » ainsi entendue avec celle que pratiquent, sur des modèles autrement naturels et « choisis », un Boileau, un Racine, un La Fontaine et enfin un Molière.
Le « grand art ». — L'idéal romain. — Il en sera de même pour ce qui est du « grand art », auquel Molière consacre les plus remarquables passages de son poème. Sans doute Molière parle peinture et n'entend parler que peinture quand il nous explique « l'union de la grâce et des proportions », et qu'il détaille en véritable artiste les effets de cet accord :
Les contrastes savants des membres agroupés, Grands, nobles, étendus et bien développés, Balancés sur leur centre en beauté d'attitude, Tous formés l'un pour l'autre avec exactitude, , Et n'offrant point aux yeux ces galimatias Où la tête n'est point de la jambe, ou du bras.
C'est au peintre seul qu'il s'adresse, quand il lui recommande Les nobles airs de tête amplement variés, Et tous au caractère avec choix mariés.
C'est un effet de « peinture » qu'il poursuit en voulant partout Ces belles draperies De grands plis bien jetés suffisamment nourries.
1. La Gloire du Val-de-Grâce, vers 83, 105-111.
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et aussi quand il prescrit, tout comme un Le Brun et un Testelin, de rendre sensibles et distinctes à l'œil « toutes les passions » ; de montrer Les mouvements du cœur peints d'une adresse extrême Par des gestes puisés dans la passion même, Bien marqués pour parler, appuyés, forts et nets, Imitant en vigueur les gestes des muets 1.
Cependant on pourrait disputer si Molière nous expose là une théorie artistique ou une théorie littéraire, s'il a voulu dégager dans ces vers l'esprit de la grande peinture ou définir l'esprit de la grande littérature, que dis-je? l'esprit même de son temps, partout reflété dans les œuvres de tout ordre. Cette loi des proportions, des savants contrastes, et des compositions habilement soutenues, logiquement développées, est-elle particulière à la peinture, et n'est-elle pas la loi commune de toutes les productions de l'esprit? Ces « nobles airs de tête » rappellentils plus à nos yeux les portraits de Rigaud, et de Mignard, qu'ils n'évoquent dans notre imagination la silhouette d'un Louis XIV, des héros de la tragédie racinienne, et des personnages qui animent sans les agiter les romans de Mme de La Fayette? Cette « beauté des contours observés avec soin », Point durement traités, amples, tirés de loin, n'est-elle pas encore plus dans la manière de nos écrivains que de nos artistes? Ces « belles draperies », aux « grands plis bien jetés », ne flottent-elles pas plus majestueusement encore sur la prose d'un Bossuet que sur l'Alexandre triomphant d'un Le Brun? et tous « ces mouvements du cœur » qui doivent être marqués par des gestes « appuyés, forts, nets », comme ceux des « muets », n'appartiennent-ils pas à cette mimique un peu, beaucoup convenue, mais claire, précise, raisonnée, arrangée pour exprimer l'inexprimable, qui de l'épopée à la tragédie, et de la tragédie au roman, et de toute la littérature à toute la peinture, poursuit, par des voies analogues, un but commun, c'est à savoir l'analyse et la traduction d'impressions morales par une savante adaptation de l'extérieur et des attitudes? N'y reconnaît-on point, par avance, cette « sensible peinture » qui sera, pour
1. La Gloire du Val-de-Grâce, vers 114 à 150, passim.
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aller au cœur, « la route la plus sûre »? Nous parle-t-on ici esthétique, ou psychologie? S'agit-il de coupole et de grand art, ou de convenances que doit réaliser la haute comédie, la tragédie, l'épopée, le lyrisme, tous les « grands genres » littéraires en un mot?
A ces rapprochements généraux on pourrait joindre beaucoup de rapprochements particuliers, dont au surplus la foule ne servirait que d'embarras. Qu'importe en effet? On voit nettement pourquoi, avant Boileau, Dufresnoy et Molière parlent comme Boileau, parfois jusqu'à faire croire que Boileau les a copiés.
C'est que leur modèle est à la fois artistique et littéraire. C'est
qu'ils appliquent à une antiquité de convention, et inconsciem- ment rapprochée de la littérature classique régnante, des principes qui font merveille dans cette littérature. C'est, enfin, que ce qu'ils n'empruntent pas à Horace, ils le tiennent du goût de leur temps, et que l'un comme l'autre devait servir à Boileau pour formuler, sur une matière voisine de la leur, des principes d'une étroite parenté avec leurs principes.
Enfin, littérateurs et artistes n'ont pas seulement un culte commun; ils ont aussi une aversion commune : celle du moyen 1 âge. L'ignorance et l'injustice de Boileau, à ce sujet, l'avaient amené jusqu'à la méconnaissance du grand œuvre littéraire du XVIe siècle. Cette orgueilleuse littérature ne voulait se connaître d'ancêtres que dans l'antiquité, et prétendait dater d'elle-même.
Ainsi des arts. Tout ce qui est gothique, c'est-à-dire tout ce qui fut français, est tombé dans le plus profond mépris. Nos artistes rougissent de leurs devanciers. L'art gothique, chez les plus modérés, n'a le choix qu'entre deux épithètes : grossier ou déraisonnable. Les plus fins et les plus « artistes » de nos écrivains, sur la fin du siècle encore, La Bruyère et Fénelon, n'en jugeront pas autrement 1 ; Dufresnoy n'y voit que barbarie 2 ; Molière parle avec un suprême dédain
1. « On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture : on a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait introduit, pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien. Ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles.. (La Bruyère, Caract., Des ouvrages de l'esprit.) (Cf. Fénelon, Dialogues sur l'éloquence.
Lettre sur les occup. de l'Acad., chap. x. etc.)
2. De Arte graphica, v. 238 et suiv.
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Du fade goût des ornements gothiques, Ces monstres odieux des siècles ignorants, Que de la barbarie ont produits les torrents, Quand leur cours, inondant presque toute la terre, Fit à la politesse une mortelle guerre 1.
D'un commun accord, c'est, en art, la rupture complète avec le passé. Fait regrettable, et gros d'incalculables conséquences.
La patrie intellectuelle des artistes français n'est plus en France, elle est hors de France, en Italie, à Bologne ou à Rome, suivant les tempéraments. C'est Bologne qui guide réellement les artistes; mais c'est Rome, à cause de son grand nom, qui inspire les poètes. En elle se résume un triple idéal, antique, artistique et religieux. L'influence naissante de l'ultramontanisme, dont l'histoire est désormais liée à l'histoire morale de notre pays, revêt alors, pour commencer, les espèces artistique et littéraire. C'est la patrie de Jules Romain que Molière, si peu ultramontain d'ailleurs, apostrophe en ces termes : Et toi, qui fus jadis la maîtresse du monde, Docte et fameuse École, en raretés féconde, Où les arts déterrés ont, par leur digne effort, Réparé les dégâts des Barbares du Nord, Source des beaux débris des siècles mémorables, O Rome, qu'à tes soins nous sommes redevables, De nous avoir rendu, façonné de ta main, Ce grand homme (Mignard) chez toi devenu tout Romain 2 !
Pour qu'un écrivain si français de goût et d'esprit fût monté à ce diapason, il fallait que l'entraînement vers l'art nouveau fût irrésistible. Il l'était en effet. Le grand fleuve du classicisme épandait partout sa majesté sans obstacle. Et désormais, en art comme en littérature, en politique comme en religion, nous n'aurons plus, trente années durant, qu'à voir se dérouler le flot après le flot, et nous assisterons à un spectacle sans second dans l'histoire, le triomphe de l'universelle unité.
1. La Gloire du Val-de-Grâce, v. 84-88. -.
1. La Gloire au Val-de-Grâce, v. S4-ï>ï>.
2. Id., v. 227-234. Plus bas, sont loués Jules (Romain), Annibal (Carrache), Raphaël, Michel-Ange, « ces Mignards de leur siècle! » (276-277.) Mêmes modèles chez Dufresnoy, avec la supériorité donnée à Annibal (De Arte graph., 503, 520-1).
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III. — L'unité dans l'art (dernier tiers du siècle).
Louis XIV, Colbert et Le Brun. — « Lex una sub uno », dit une petite composition de Sébastien Le Clerc, où l'on voit un soleil à son zénith illuminer la plaine. La devise artistique du dernier tiers du siècle semble avoir été : Ai-s una sub uno.
Ce chef unique, quel est-il? C'est évidemment Le Brun.
Durant vingt-six années, de 1661 à 1690, il est le seul maître du chœur. Mais qui dit Le Brun dit Colbert, et qui dit Colbert dit le roi. Non qu'il n'y eût entre le roi et son ministre de légères divergences d'opinion sur le choix de certains travaux. Toutefois, si Colbert soutenait justement les intérêts du Louvre contre ceux de Versailles, il n'y eut jamais désaccord entre le serviteur et son maître, sur le caractère de l'art qui convenait à la maison de France, et sur l'opulente grandeur que celle-ci devait étaler partout. Rien n'étant plus marqué que les goûts fastueux du prince, rien d'autre part n'étant plus ambitieux que l'emblème qui semble avoir plané sur son éducation entière 1, avant qu'il l'arborât plus tard pour y conformer toutes ses actions, un voit comment, en dernière analyse, ni le goût du temps, ni l'action de Le Brun, ni le contrôle incessant de Colbert ne suffisent à expliquer entièrement le caractère de l'art qu'on a si justement dénommé « l'art Louis XIV ». Pour en découvrir l'essence première, il faut remonter jusqu'à la personne du roi. Ailleurs, sur les lettres par exemple, son action personnelle, quoique très sensible, est loin d'avoir été aussi directe, et surtout aussi universelle. En art au contraire, à partir d'une certaine date, tout converge vers le roi comme vers le but naturel de l'artiste. Il est donc tout naturel que l'art porte ses couleurs, reflète ses goûts et revête en quelque sorte sa livrée. Au surplus, ses
1. Je trouve l'emblème du soleil appliqué à la famille royale, longtemps avant que Douvrier le popularisât, dans le livre curieux d'éducation composé par Gomberville pour le roi, et richement illustré par Pierre Dnret, paru en 1646 : « DOCTRINE DES MŒURS tirée de la philosophie des Stoïques, représentée en cent tableaux et expliquée en cent discours pour l'instruction de la jeunesse. — Au ROI. » — A Paris, pour Pierre Daret. De l'Imprimerie de Lovys Sevestre, M. DC. XLVI (in-f°). — L'achevé d'imprimer est du 14 mai 1646.
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chaînes sont les plus dorées du monde. Louis XIV alimente le travail des artistes, en leur livrant l'organisation de ses fêtes et la décoration de ses palais ; il immobilise la tradition en l'enfermant dans une hiérarchie d'institutions savamment étagées. Il tient enfin tout ce monde en bride par la volonté d'un homme dont le génie est frère du sien, et qui apporta dans l'administration des arts un don d'ubiquité royale, par Le Brun.
Depuis que l'art français s'était italianisé, il avait laissé le fond pour l'apparence, et gagné en facilité tout ce qu'il avait perdu en sérieux. Il tendait à l'étalage, au décor. Poussin, quittant pour le Louvre son ermitage du Monte-Pincio, avait été épouvanté de la désinvolture de nos improvisateurs. Ce défaut était donc invétéré déjà quand Louis XIV prit les rênes du pouvoir. Et il plaisait d'autant plus que, certaines qualités françaises n'ayant pu faire autrement que de demeurer dans ces imitations italiennes, nos artistes avaient le double avantage de rappeler cette Rome tant célébrée et de l'emporter en même temps sur elle au moment de son incontestable décadence. La déplorable fécondité de Le Brun, revenant d'Italie avec des cartons débordants, portant dans sa tète toute la mythologie et toute l'allégorie, outillé pour entreprendre du jour au lendemain n'importe quelle « grande peinture » sur n'importe quel sujet, un tel exemple n'était pas pour nous porter remède.
La vie de cour et l'art de cour firent le reste. Que fallait-il à ce roi tout-puissant sur les artistes, jeune, beau, galant, marié d'hier, épris de gloire, amoureux de tous les grands spectacles de la guerre et de la paix, nourri d'orgueil héréditaire, et capable de résolutions extrêmes contre le sujet téméraire qui voudrait l'éblouir de son luxe? Des fêtes, des représentations, des spectacles, où il pourrait paraître lui-même avec la supériorité de ses avantages et de ses talents. Il suit d'ailleurs la tradition des règnes précédents. Le premier Versailles, le Palais-Cardinal, le château de Richelieu sont les étapes d'un faste qu'il faut continuer en le dépassant. Les merveilles de Vaux-le-Vicomte seront éclipsées elles-mêmes. La cour et les palais royaux deviendront le rendez-vous de tout ce que la France compte de peintres, de sculpteurs distingués : et s'il est de par le monde un grand artiste que la France puisse envier, cet homme sera le pensionné,
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l'obligé, le courtisé de Louis XIV, jusqu'au jour où il puisse à son tour se faire courtisan et vienne admirer de près cette Majesté généreuse. Marie de Médicis avait mandé Rubens au Luxembourg. Louis XIV déplacera Le Bernin, chose plus malaisée. Il obtiendra du pape que cet universel ouvrier de décadence, qui surpassait alors les plus grands en renom (et sous l'autorité morale duquel Louis XIV avait voulu un instant placer la naissante École de Rome), quitte son Italie pour Paris, au risque de nous faire plus de mal à lui tout seul que Home et Bologne réunies.
Tel est le maître, tel est le cadre dont il s'entoure, telles sont les voies qu'il ouvre à l'art, à son art.
Par une de ces rencontres uniques dans l'histoire, il se trouve à point un Molière, un Lulli, un Quinault pour impro- viser, sur un geste, la trame, la musique et les vers d'une comédie-ballet, ou d'une féerie ; pendant qu'un Le Brun en dresse les décors, qu'un Bérain en dessine les grotesques, qu'un Israël Silvestre, un Sébastien Le Clerc, en éternisent le souvenir par la gravure. Le divertissement de la Princesse (f ÉU<h\ avec ses transparentes allusions; les Plaisirs (10, l'île enchantée, la tragédie-ballet de Psyché, sont de royales débauches d'art, que Louis XIV seul pouvait dépasser encore dans les six journées dont se forma le divertissement de 1674, au retour de la conquête de la Franche-Comté, et dans les fêtes de 1682, dernier éclat d'une joie qui va bientôt s'assombrir. Les descriptions d'un Félibien 1, le prodigieux recueil de gravures en trente tomes in-folio, connu sous le nom de « Cabinet du Roi » et l'œuvre d'un Lepautre (pour nommer un seul graveur entre dix) font revivre à nos yeux cette cour que nos artistes intitulent dès 1662 « la plus belle cour de l'Europe 2 ».
Ainsi l'a voulu Louis XIV, pour ses plaisirs d'empereur romain. Cet empereur a d'ailleurs plusieurs incarnations qui toutes fournissent à l'art d'admirables thèmes. Il est Apollon le plus souvent, et « le Phébus aux crins dorez » de La Fontaine n'est pas mal simulé par la rutilante perruque « de cheveux, de
1. Les divertissements de Versailles donnés par le roi à toute sa cour, au retour de la conquête de la Franche-Comté en l'année M. DC. LXXIV (in-5°, 1676).
2. Gravure de Lepautre, représentant la Cour à Fontainebleau (1662).
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laine et de soie », dont le monarque charge sa tête. Roi-Soleil, vêtu de rayons et constellé d'escarboucles, il éblouit la cour du double éclat de sa jeunesse et de son déguisement dans le Ballet de La Nuit, qu'il danse en 1653 à l'âge de quinze ans. Que ne vont point tirer de là nos artistes? C'est « Apollon, présentant Louis XIY à la France » ; c'est le nec pluribus impar de nos médailleurs, plus tard remplacé par une devise nouvelle : se ipsum solus indical. C'est Apollon sous les traits du roi, causant familièrement avec la troupe des Muses. Le thème est inépuisable. Gràce aux arts, Louis peut vivre son rêve olympien comme il ferait une vie naturelle.
Il est donc Apollon, à moins qu'il ne soit Alexandre. Il sera le premier en temps de paix, le second en temps de guerre. Les Batailles d'Alexandre sont si peu à l'honneur de l'Alexandre macédonien, que Le Brun, tout scrupuleux archéologue qu'il fût pour l'époque, a fait figurer aux côtés du triomphateur les colossales orfèvreries des Gobelins, reproduites avec une exactitude documentaire. Mais le fils de Philippe n'avait qu'un Apelle; Louis XIV en a plusieurs, et Mignard dispute à Le Brun son privilège. Le premier n'avait qu'un Lysippe : voici une légion de fondeurs ou de statuaires, qui rivalisent de zèle à multiplier l'image idéalisée du roi, Warin, Coysevox, Girardon, Desjardins, sans parler du Bernin et des autres. Au lieu d'un seul Pyrgotèle enfin, Louis XIV a les Mauger, les Molart, les Loir, ces exquis frappeurs de médailles, qui écrivent en bronze son histoire métallique. Quant aux graveurs, ils forment une telle légion qu'on ne saurait ici la passer en revue.
Tous les arts gravitent donc autour du roi, comme des satellites autour de l'astre central. Sous quelque forme qu'apparaisse le monarque, qu'il soit le traditionnel roi de France au manteau fleurdelysé 1, ou Apollon se délassant parmi les nymphes 2, ou Alexandre sur son char, ou Auguste, ou César3, ou encore l'Her-
1. Portrait de nigaud.
2. Apollon chez les Nymphes (la Grotte de Thétys), grand groupe en marbre par Girardon, Regnaudin, Gaspard Marsi et Guérin (Versailles). Cette allégorie fut inventée par Ch. Perrault, dessinée par Claude Perrault et sculptée par leurs amis. (Mémoires de Ch. Perrault, liv. III): « Apollon qui va se coucher chez Thétys, après avoir fait le tour de la terre, pour représenter que le roi vient se reposer à Versailles après avoir travaillé à faire du bien à tout le monde ».
3. Tableaux de Le Brun, statues de Coysevox à Rennes, à Paris, etc.
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cule du monde chrétien 1, l'art l'épie, l'admire et le traduit sous ces diverses faces. A peine enregistre-t-on çà et là quelque timide protestation 2.
Et qu'on ne croie pas qu'il s'agisse ici seulement de ce que l'on pourrait appeler l'art officiel. Sous Louis XIV presque tout l'art est officiel. Aussi est-il exclusivement un art de décor dans sa forme, et un art d'apothéose dans son esprit. La charité du roi est matière à médailles 3; s'il pousse la bonté jusqu'à recevoir Le Brun en audience publique, c'est cette scène que l'on propose aussitôt en sujet de prix aux élèves de l'Académie royale 4; s'est-il montré à Tholuys, le sujet du bas-relief pour le prix de Rome est le Passage du Rhin 5. Que sera-ce, lorsque l'acte célébré comme le plus grand du règne aura été accompli, la Révocation de l'Édit de Nantes! Il faut avoir eu certaines planches sous les yeux pour concevoir à quelle extrémité a pu passer la plus sincère, la plus fatale des adulations.
Eût-il voulu en user d'autre sorte avec le prince, l'art en eût été fort empêché. Louis XIV n'intervenait pas, de sa personne, dans les affaires de l'Académie. Mais Colbert, le « protecteur » de l'Académie, administrait là comme ailleurs. De là cette hiérarchie des dignités, cette organisation savante des prix, des concours, des solennités. De là ces pompeuses séances annuelles, toujours présidées par le protecteur, où une discussion soigneusement réglée comme par le protocole, aboutissait à l'établisse-
1. Estampe anonyme, reproduite dans Le Grand Siècle, par Émile Bourgeois.
p. 94. Voir encore H. Jouin (Ch. Le Brun, p. 253).
2. Je n'en connais que deux. L'une, d'intention très délicate, de La Bruyère (Discours de réception à l'Académie) : « Provinces éloignées?, provinces voisines, ce prince humain et bienfaisant, que les peintres et les statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur. » — L'autre, nette et plate, formulée au nom du bon sens par l'abbé Michel de Marolles, dans son Livre des peintres et graveurs (réimprimé chez P. Jannet par G. Duplessis, 1855).
— Le Brun, Bernin, Yarin, l'habillent à l'antique; Mignard l'habille ainsi, quand il est à cheval, Les bras uuds et les pieds presque nuds bien en mal, Sans étrieux encor, ce qu'on tient héroïque.
— Je ne l'entens pas bien, n'aimant que trop l'histoire.
Pour dépeindre au public le prince tel qu'il est, Faut-il estre menteur, sans y prendre intérest?
Quel tort la vérité ferait-elle à sa gloire?
3. Reproduite par Émile Bourgeois, Le Grand Siècle, p. 57.
4. 4 avril 1667. (Procès-verbaux de l'Académie.)
5. 1672. (H. Jouin, Conférences, p. 109.)
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ment d'un principe que l'on « consignait sur le registre » et auquel Colbert donnait son assentiment. Le violer dorénavant, n'était-ce pas manquer à l'autorité du ministre? Toute la pédagogie dont nous avons parlé plus haut, est sortie de cet étiquetage méthodique, pratiqué au nom de l'autorité, et destiné à fixer la tradition. Cette tradition était d'ailleurs assurée de vivre grâce à l'École de Rome, qui fournissait le roi de tableaux et de statues pour ses palais, et l'Académie d'agréés, c'est-à-dire de futurs académiciens. L'art évoluait ainsi dans un cercle fermé, et non seulement à Paris, mais même en province. Croirait-on que l'Académie eût en.France le monopole de l'enseignement du dessin? Toute ville qui voulait établir chez elle cet enseignement, s'adressait à l'Académie royale, qui lui envoyait un de ses maîtres pour la diriger; les copies d'âpers l'antique des élèves parisiens étaient copiées à leur tour en province, et l'école nouvelle vivait sur des imitations d'imitations. De plus, professeur détaché dans une ville s'engageait à « porter en ladite ville copie des lettres patentes, statuts et règlements de ladite Académie' ».
Lully, dans un autre art, possédait le même monopole. C'était le temps où tous les musiciens de France tenaient dans la Chambre du Roy, et où l'on ne pouvait jouer du violon à Perpignan sans en payer quelque chose au surintendant de la musique. Lully fit taire jusqu'aux marionnettes de Brioché e permettaient de chanter sans son autorisation.
Cependant l'art, coupé de l'indu était un roi sans sujets. Son élévation subite pouvait lui coûter la vie, s'il n'attirait à sa suite le cortège d'ouvriers d'art qui avait fait justement la force de la maîtrise.
Colbert sentit le danger. Il voulut ressusciter d'un coup les industries d'art, d'un coup les grouper ensemble et les placer droit dans le sillage de l'Académie. Projet hardi s'il en fut. Dire qu'il réussit serait trop peu dire. Du jour au lendemain, les Gobelins devinrent la manufacture universelle, la fourmilière aux cent travaux d'art, aux ouvriers et aux élèves sans nombre.
Tapissiers, ébénistes, chimistes, doreurs, marqueteurs, orfèvres, ciseleurs, graveurs, remplirent les bords de la Bièvre du bour-
1. 11 avril 1676. (Procès-verbaux, à propos du projet qu'eut un instant Coysevox de quilter Paris pour diriger l'École de Lyon. Voir H Jouin, Coysevox).
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HIST. DE LA LA LANGUE & DE LA LITT. FR. J
LOÙIS XIV VISITANT LA 1 TAPISSERIE CONSERVÉE A LA M (d'après une planche extraite de « LES TAPISSERIES DÉCORATIVES
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T. V, CH. XII
1 OCTURE DES GOBELINS m.
NATIONALE DES GOBELINS OUBLE » par GUICHARD et DARCEL; BAUDRY et O, éditeurs) à
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donnement de leurs ateliers, tous travaillant dans le même esprit, sur des modèles de même style, au même grand œuvre.
Là encore, hiérarchie à tous les degrés, du directeur à l'apprenti et aux « Écoles »; mais cette fois le filet avait gardé dans ses mailles tous les succédanés de l'art, et la maîtrise, atteinte dans ses sources vitales, n'avait plus qu'à mourir. Ce qu'elle fit.
Le rêve de Colbert, ou plutôt le rêve de son maître était donc accompli, à condition de trouver l'homme qui, placé à la tête de ce double et formidable engrenage, l'Académie royale el les Gobelins, les manœuvrât avec résolution. Cet homme « se rencontra », comme dit Bossuet, parce qu'il fut dans la destinée de Louis XIV de ne jamais manquer de l'homme nécessaire.
Le Brun fut cet homme. Recteur à vie de l'Académie royale, directeur des Gobelins, il eut dans la main tous les pouvoirs.
Comme administrateur (administrateur à la Louis XIV, s'entend) nul ne fut plus remarquable. Il avait la hardiesse, la promptitude, l'unité dans les desseins. Assez habile pour tourner un obstacle, assez fort pour l'emporter d'assaut: persuasif quand il ne voulait pas imposer sa volonté, qui courbait tout, c'était à l'Académie un président de débats incomparable, aux Gobelins un metteur en branle sans égal. Il aimait l'autorité. Il la portait dans toute sa personne. Il en faisait montre quelque- fois, et l'on regrette qu'à l'occasion il ait cru devoir morigéner, par superstition envers Poussin, un homme tel que Philippe de Champagne; cependant il fit rarement abus d'autorité. Il n'en eut pas besoin. Chef indiscuté, il reçut trop de marques de respect des plus grands artistes durant sa vie, et trop de marques de regrets après sa mort, pour qu'on puisse voir en lui un tyran de l'art. Il n'en fut que le grand maître. L'homme avait des qualités, qui le mirent très près sinon du cœur de Louis XIV, du moins de ses prédilections. Des goûts pareils rapprochaient le maître et le sujet. On a pu dire avec vérité que Le Brun aimait à peindre tout ce que Louis XIV aimait à voir. Aussi le roi le traite-t-il avec une bonté particulière. C'est peu qu'il le reçoive en audience publique et lui prodigue les paroles les plus flatteuses. Il le mande à son armée, il veut montrer Alexandre à son Apelle. Colbert emmène Le Brun en chaise de poste, l'artiste voit le roi « le pot en tète et la cuirasse sur le dos », le suit
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devant Cambrai sous sa tente, assiste à cheval, à ses côtés, à la reddition de la garnison, reçoit son « embrassade royale » et part, précédé d'ordres qui le font partout recevoir comme un plénipotentiaire 1.
L'artiste est chez lui universel. Sous son crayon de Protée, l'idée royale prendra mille formes et se variera suivant l'art qui doit l'incarner, car Le Brun n'est pas seulement peintre : il est dessinateur pour sculpteurs, dessinateur pour tapissiers, dessinateur pour orfèvres, dessinateur pour architectes. Il est le pourvoyeur de toutes les formes qui vont peupler lambris, cours et jardins ; il est non pas un décorateur, il est le décorateur. Comme tel il a un monopole, lui aussi. Nulle forme ne s'exprime plus dans l'art royal que d'après les cartons qu'il en a fournis, ou qu'il a retouchés à son goût sur le modèle qu'en a présenté l'auteur. On n'invente plus : on traduit Le Brun ou l'on se traduit soi-même d'après ses corrections. Tout cela, accepté sans objection, voire avec reconnaissance, élève Le Brun à une hauteur de puissance qu'aucun artiste en aucun temps n'a connue. Le Brun est alors tout l'art, comme Louis XIV est toute la royauté. Qu'écrit La Bruyère, un des hommes les plus avertis et les moins dupes de son temps? « Un poète est un poète, un musicien est un musicien; mais Racine est Racine, Lully est Lully, et Le Brun est Le Brun. »
Caractères généraux de l' « art Le Brun », ou de l' « art Louis XIV ». — Ce qui lui manque. — Quels sont les caractères généraux de cet art? On les devine. Encore n'est-il pas inutile de les marquer avec quelque précision. On est d'abord frappé de ce qui lui manque. Et c'est déjà le définir que de montrer tout ce qu'il exclut.
D'abord la nature.
L'horizon de la peinture s'est singulièrement rétréci depuis Poussin. Nous n'avons même plus le « paysage historique », qui entourait l'homme d'une nature vraie, quoique héroïque et oratoire. L'art Louis XIV ne compte pas un seul paysagiste vraiment digne de ce nom. L'étude de la nature n'est représentée à Versailles que par les vues qui remplissent tout le second plan des
1. H. Jouin, Charles Le Brun, p. 274.
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tableaux de Van der Meulen. Lui seul fait exception. Encore peut-on dire que la vue des places fortes prises par le roi était nécessaire dans un panorama d'histoire, et que l'artiste n'aurait point si bien peint ces lumineux horizons — ceux de sa patrie d'ailleurs, — s'il ne les avait observés d'un œil tout flamand.
Les fonds de Van der Meulen sont remarquables; si remarquables, qu'on regrette pour lui que l'exigence officielle l'ait détourné de sa vraie vocation. Mais ce n'est pas à l'école française qu'il faut faire honneur de ces paysages. Qui donc, chez nous, lui eût donné ce sens de la nature? A cette heure la litté- rature, quoique infiniment plus riche et variée que l'art, compte aussi des sources taries. La Fontaine n'est qu'une originale exception. Qui le goûtait alors par le côté qui nous enchante aujourd'hui? On cite encore Mme de Sévigné. Sa « nature » estelle donc si naturelle? La rusticité de ses descriptions est-elle d'un sérieux aloi? Son esprit se joue aux scènes du printemps et de l'été; son cœur ne s'y prend guère. Si l'on compare la fameuse lettre sur les bois du Buron aux accents de Ronsard sur la forêt de Gastine, on sentira quelle fut, sur cet article, du XVIe siècle au XVIIe, la déperdition de sincérité. Sous l'oripeau mythologique, on sent battre chez Ronsard et chez ses amis l'amour vrai, presque sensuel, de la nature notre nourrice. Le lait de l'antiquité avait fait merveille sur ces jeunes cerveaux.
Mais par la suite le sentiment ne se conserve qu'à la faveur des mots; la passion s'en est retirée. Seul, La Fontaine était assez païen et assez moderne tout ensemble pour écrire sur la nature des vers destinés à être d'ailleurs incompris jusqu'à Rous- seau. Nos artistes n'avaient donc pas d'yeux pour la nature.
En avaient-ils au moins pour la vie? Pas davantage.
Le temps des Le Nain et des Bosse était bien passé. Louis XIV ne voulait de « magots » d'aucune sorte. En vain l'exemple de Molière conviait-il à l'observation de ces mœurs moyennes que lui-même crayonnait en artiste de génie. La bourgeoisie, les petites gens, les scènes de la vie de tous les jours n'avaient pas assez de « style », n'offraient pas une assez « illustre matière » pour tenter un peintre. Les choses populaires, les sentiments généraux d'une nation, l'histoire passée de la France, ses légendes naïves ou fières, l'héroïsme d'autrefois, tout cela ne l'intéressait
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pas davantage. Le dédain des artistes s'accordait avec celui des littérateurs pour renier tout ce passé vieillot, suranné, « gothique » pour tout dire. Fénelon écrit encore, à la date de 1714 : « à peine nous sortons de la barbarie! »
Ni pittoresque, ni observateur, ni réaliste, ni national, ni historique, au vrai sens du terme, voilà d'abord ce que n'est pas l'art Louis XIV. A-t-il par contre de la gravité? Conserve-t-il, du moins dans l'art religieux, cette profondeur du sentiment ou ce sérieux de la pensée qu'on admire dans Le Sueur et dans Poussin? A côté des décorateurs à outrance, pourrait-on signaler des jansénistes de la forme qui, infidèles peut-être à la nature réelle, n'en fussent que plus épris d'art, suivant l'idéalisme austère qui faisait Pascal s'écrier : « Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux! » Un tel art, alors que hasardeux et abstrait, n'eût point été pour surprendre, par ces temps de latent mysticisme. A défaut de cette note sévère, on pouvait espérer du moins que les Bossuet et les Bourdaloue trouveraient leurs égaux en peinture. Or, tout au plus trouvons-nous dans l'art religieux, des Fléchier et des Massillon; et encore! Les uns peignent des tableaux « de piété » dans ce style dévotieux, fleuri, qui est un affadissement pour l'âme et un mensonge pour l'esprit; d'autres étalent le savant tapage d'une mise en scène théâtrale; d'autres, corrects et froids, prêchent une élégante indifférence; d'autres enfin, fougueux à bon escient, tourmentent les corps et font saillir les muscles, en des scènes à la Jouvenet.
Partout le procédé, nulle part la conviction. L'art religieux est devenu un genre que tous possèdent sur le bout du doigt, et qu'ils pratiquent avec une redoutable facilité. Mignard, l'éclectique par excellence en ces sujets, compose une Madeleine dans le style du Guide et réussit dans sa gageure au point de mystifier Le Brun. Le Brun, lui, porte dans le même sujet des qualités toutes profanes ; sa célèbre Madeleine ne prêche guère l'édification. Qui donc s'abstiendrait à leur suite de prouver qu'il peut, tout comme un autre, traiter des sujets religieux ou bibliques?
Jusqu'aux portraitistes s'en mêleront. Largillière et Rigaud peindront des Portement de Croix et des Adoration de Bergers ; il faut voir avec quelle conviction!
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Voilà sous quels dehors, bien faits pour choquer, se présentait alors l'art religieux. Rares furent pourtant les protestations, tant le faux goût était comme l'atmosphère naturelle que respiraient artistes et public. L'art religieux n'a de religieux que le nom; il est tout profane, sinon profané 1. La source même en est corrompue. La Bruyère, s'il n'a osé nettement le dire, semble l'avoir du moins bien indiqué dans cette phrase, où l'on aurait tort de ne voir que le jugement d'un philistin : « Que les saletés des Dieux, la Vénus, le Ganymède et les autres nudités du Carrache aient été faites pour des princes de l'église, et qui se disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse en est la preuve 2 ». Sans doute grondait-il aussi tout bas quand il voyait ces mignardises religieuses que Mignard avait surtout contribué à mettre à la mode, ces portraits de femmes qui emprun- taient au déguisement religieux je ne sais quelle équivoque nouveauté. De fait, la religion gagnait-elle beaucoup à ce qu'on vît Anne d'Autriche peinte en « Vierge », M" de Maintenon en « Sainte Françoise-Romaine », ou encore les bâtards de Louis XIV réunis avec leur gouvernante en « Sainte Famille » ?
Par contre, un tel art explique à merveille le chapitre de La Chaire de La Bruyère, et les Dialogues sur l'Éloquence de Fénelon. Il trahit cette décadence du sentiment religieux, qui s'accéléra encore quand la grande voix de Bossuet ne se fit plus entendre. Il offre les mêmes caractères que la piété de la haute société d'alors, piété plus officielle que sincère : et en nous représentant une dévotion de style, de pompe, et d'apparat mondain, il est indiscret peut-être, il n'est pas menteur.
Ce qu'exprime cet art. — L'architecture. — On voit assez ce que n'a pas l'art Louis XIV. Ce qu'il exprime ne frappe pas moins les yeux. Avant tout c'est la majesté, la solennité.
Épris du grand par-dessus toute chose, il a peut-être confondu parfois le grand avec le grandiose, et la noblesse avec l'emphase. Mais cette pointe d'exagération qu'il porte dans sa qua-
1. Fontenelle (Œuvres, III, p. 61) : « Il se répandit alors dans la société française un esprit qui semblait vouloir renouveler le paganisme. » Cf. Taine, La Fontaine et ses fables (2e partie, ehap. III) : « On vit alors le spectacle le plus extraordinaire et le plus ridicule, la poésie séparée de la religion,. un ciel païen introduit dans un monde chrétien », etc.
2. De quelques usages.
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lité dominante, a je ne sais quel air héroïque qui complète sa physionomie. Cet art s'est fait de son rôle une idée très haute.
Ce n'est pas seulement à son siècle qu'il parle, c'est à tous les siècles. Il ne daigne s'occuper que d'immortalité. De parti pris, avec un choix de moyens résolus et savamment calculés, il travaille à cette « chose pour toujours » dont parle Thucydide. Tout lui dit que la nation est parvenue à l'un de ces sommets, où ses moindres gestes intéressent l'humanité. L'art veut saisir ces gestes, fixer ces attitudes qui, du plus loin que l'œil les découvrira, porteront jusqu'au fond de l'âme cette impression de calme dans la puissance et de profusion dans la grandeur, à laquelle se reconnaissent les époques souveraines. Chaque art tient ce discours avec la langue qui lui est propre; et tous les arts, mariés en certains lieux choisis, au Louvre, à Versailles, à Marly, unissent leur voix d'une harmonie si forte, si soutenue, que nous l'entendons encore, bien qu'après deux siècles tout soit fait pour y fermer nos oreilles.
En architecture, deux dispositions prédominent, plus saisissantes à elles seules que toutes les démonstrations : la ligne horizontale, qui s'étend au loin comme un gigantesque cordeau d'étiquette, et « l'ordre colossal », qui, en doublant la hauteur des colonnes, fait rêver de proportions surhumaines chez les habitants de pareilles demeures. Tel le Louvre de Claude Perrault, lequel, fait à noter, n'est pas un architecte. Tel le Versailles de Jules Hardouin Mansart, qui développe à perte de vue son alignement rectiligne, sans que des saillies suffisantes en rompent la monotomie. Décor uniforme, il est vrai, et dont plus d'un détail manque de logique. Et pourtant rien ne prévaut contre l'impression d'ensemble. Dans les deux palais royaux comme dans l'Hôtel des Invalides, on ne peut qu'être saisi par la nature des idées qu'a exprimées l'artiste, et par l'accent dont il les a prononcées. L'ordre, la régularité, la durée s'y sont affirmées d'un air qui est celui du siècle même, celui de sa littérature, celui de ses hommes, celui de ses actes. C'est le triomphe de ce que Sainte-Beuve appelait « l'éternel-solennel ».
L'allégorie. — La peinture et la littérature. — Autre est l'expression de la peinture, parce qu'autres aussi sont ses moyens. Comment décorer dignement l'intérieur de ces palais
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superbes, sinon en y évoquant tout ce qui peut flatter le rêve de grandeur dont une cour polie fait ses délices? Comment animer ces vastes plafonds sans y faire planer une fiction aérienne?
Tout ce que le monde des formes contient de noble, de fier, d'héroïque, et aussi de galant, d'aimable et d'ingénieux, toutes les inventions des artistes anciens, à quelque antiquité qu'ils appartiennent, seront mises à contribution, pour traduire, ou plutôt pour transposer, sur un ton encore plus noble, la plus noble des réalités. La peinture sous Le Brun, c'est l'allégorie perpétuelle. Comment en serait-il autrement? Tout a conspiré à ce résultat, et la poétique littéraire, et l'effort des artistes vers un certain grand art, conforme au goût des écrivains et des gens du monde. Faut-il rappeler Boileau et ses préceptes les plus précis? L'orage est « Neptune en courroux », l'Écho « une nymphe en pleurs ». A Rocroy, « Bellone et Mars » font cortège à « Condé-Alcide » ; à Namur, la plume du chapeau de Louis XIV devient « un astre redoutable » qui attire à ses rayons « Mars et la Victoire ». Ne sait-on pas que le génie, d'après Charles Perrault, consiste à voir des « Néréides » sur les « plaines humides », des sylvains et des nymphes dans une forêt, Pendant qu'aux mêmes lieux le reste des humains Ne voit que des chevreuils, des biches, et des daims 1 ?
Voilà ce qu'était devenue pour les lettrés cette mythologie qui fut, à l'époque de la Renaissance, « comme une foi de l'imagination 2 ». Elle s'était réduite au « merveilleux », à un merveilleux tout de procédé, que la mode, d'ordinaire changeante, consolida au contraire en le colorant d'actualité. Sous la plume des écrivains, les femmes devinrent des Iris, des Nymphes, des Déités : elles en revêtaient volontiers les attributs, les costumes.
Comment les peintres n'auraient-ils pas profité, eux aussi, d'une mode qui autorisait toutes les hardiesses de leurs allégories les plus cherchées? Ce n'est point la fantaisie des artistes qui a déguisé Mlle de Montpensier en Minerve, Mme de Monaco en déesse, la duchesse de Brissac en Vénus désarmant l'Amour,
I. Le Génie, Épître à Fontenelle.
2. M. Petit de Julleville.
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Mme du Plessis-Bellière en Artémise. Par contre, lorsque Mlle de Scudéry, au tome X de la Clélie, décrit une fête romanesque, où l'on voit un lion majestueux protégeant de sa griffe toutepuissante un écureuil poursuivi par une couleuvre, il semble qu'elle invente, et faiblement. Elle ne fait pourtant que décrire une sculpture de Vaux, qui réunissait sous cette forme courtisanesque les armes parlantes du roi (le lion), de Fouquet (l'écureuil), et de Colbert (la couleuvre). Nous comprenons alors que « Valterre » est le pseudonyme de Vaux-le-Vicomte, et qu'en « Méléandre », l'homme noir, il faut voir l'artiste que Louis XIV allait enlever à Fouquet, Le Brun.
Ainsi la peinture, sollicitée à la fois par la littérature et par le goût général, abonde dans l'allégorie, parce que là elle est à son aise, et qu'elle y peut déployer toutes ses ressources.
Une autre raison l'engage dans cette voie : le désir de soustraire aux variations des modes passagères, des figures destinées à rester. Peindre la réalité telle quelle, c'est l'exposer à être dépaysée, surannée plus tard. Si belle soit-elle, elle datera.
Rien ne choque plus l'esprit de ce temps que la pensée qu'on puisse juger autrement qu'il ne juge. C'est le siècle des choses établies une fois pour toutes. Le même instinct guide ici, dans leur erreur la plus capitale, les artistes comme les écrivains.
Émanciper l'œuvre d'art de ce qu'elle a d'actuel, d'accidentel, c'est, croient-ils, la consacrer au temps. Dans toute l'œuvre décorative de Le Brun, il n'y a pas un seul épisode. De là ces « convenances » artistiques qui en définitive aboutissent au convenu. Mais l'excuse du convenu (si toutefois le convenu peut jamais avoir une excuse), c'est qu'il est, en son principe Iiiii moins, un effort vers l'absolu. Et c'est bien à ce but, en définitive, que tendent tous les arts au XVIIe siècle; ils quittent leur costume naturel, pour en adopter un emblématique; ils sortent volontairement de leur temps, pour être plus facilement de tous les temps. Ainsi le voulait cet esprit classique, que la peinture et la sculpture représentent d'ailleurs assez faiblement.
Il est à remarquer, en effet, que les modèles littéraires de cet art sont empruntés à ce que la littérature du XVIIe siècle a de moins parfait. Pratique-t-il certaines maximes de Boileau? on peut être sûr que ce sont les plus contestables. Son Antiquité
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V. CH. XlÍI
FRONTISPICE - DE LA 1ère ÉDITION DU DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE (1694)
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n'est pas celle du meilleur Corneille ou du meilleur Racine, celle d'Horace ou de Britannicus : elle sort du roman, du Cyrus ou de la Clélie. Son Histoire n'est encore que de la Fable, toute pleine qu'elle est, comme les tragédies de Corneille vieillissant, de faux héroïsme, de boursouflure et de déclamation. Ainsi, avec du Despréaux médiocre, du mauvais Corneille et du meilleur La Calprenède, on figurerait assez l'équivalent littéraire de cet art, à condition d'y ajouter encore, à doses variables, du Charles Perrault, du Quinault, un peu du Fénelon peintre d'Eucharis, et enfin du La Motte en quantité considérable.
Or, la plupart de ces auteurs, grands et sains dans leur ensemble, auraient pu fournir le modèle précisément contraire. Qui a mieux senti, traduit la divine antiquité, que l'auteur de la Lettre sur les occupations de l'Académie française? Quia mieux répudié le faux goût de la décadence italienne que l'auteur de l'Art poétique : laissons à l'Italie De tous ces faux brillants l'éclatante folie!
Mais l'art devait, malgré tout, préférer « le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile » Il ne ressemble à nos grands auteurs classiques que par leurs petits côtés, et ne rappelle, de leur goût si ferme, que les communes erreurs. Sous ce rapport reçut-il ou donna-t-il davantage? Il est difficile de se prononcer.
Ces échanges d'un art à l'autre échappent à une évaluation exacte. On peut cependant, croyons-nous, avancer que « l'art Le Brun », point de mire de tous les panégyriques dès la reprise des travaux de Versailles (1664 ou 1665), a risqué d'être, s'il n'a été réellement pour la plupart des littérateurs, une école de mauvais goût. Est-ce trop se risquer que d'y voir la source de plusieurs méprises que Charles Perrault énoncera victorieusement dans ses Parallèles? En tout cas, il n'a pas tenu à Le Brun et à ses collaborateurs que l'art ne fit perdre le sens de la vraie antiquité, vers le temps de la querelle des Anciens et des Modernes. L'entreprise d'un La Motte, d'arranger Homère, paraît toute naturelle quand on considère la peinture; et s'il faut s'étonner d'une chose, c'est que grâce à l'art l'idée n'en soit pas venue plus tôt.
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Nos artistes n'auraient-ils donc vu dans l'antiquité qu'une mine à travestissements? Il serait, après tout, excessif de le croire. Et nous ne disons pas que, en sculpture surtout, la décence, l'harmonie des formes, et une grâce relevée de noblesse n'en procèdent assez directement. Si la plupart de nos artistes s'en sont tenus à l'académisme, d'autres sont sortis de la banalité en relevant leur imitation d'une pointe de verve ou d'esprit. Ces qualités, il ne faut point évidemment les chercher dans la sculpture décorative, officielle, même funéraire (surtout funéraire), au tombeau d'un Mazarin ou d'un Colbert. Mais la mollesse de Girardon a su parfois être fine, comme la mâle fougue de Puget a su être éloquente, voire pathétique. Quant à Coysevox, peut-être que, moins surchargé de toutes sortes de besognes, moins obligé de produire pour lui-même et de « fabriquer » pour Le Brun, il nous eût évoqué une spirituelle et française antiquité, sœur pour la grâce et pour le piquant de celle de La Fontaine. Parmi les diverses antiquités que le grand siècle a connues et fait revivre (et il y en a bien cinq ou six légèrement différentes sous un même air de famille), la plus personnelle, la plus nôtre en quelque façon, est celle que l'aimable Polyphile a créée à son usage pour embellir les pages de Psyché et du Songe de Vaux. Païenne comme un hymne à toutes les exquises voluptés, menteuse comme un songe sorti de la porte d'ivoire, vraie comme l'éternelle illusion, cette antiquité a nom poésie ; et la vie qui l'anime est celle d'un esprit alerte, aiguisé, qui « subtilise un morceau de matière ». Il Y a de cet esprit-là chez le Polyphile Coysevox, quand il baptise d'un charme tout français le sujet hellénistique de la Nymphe à la coquille. Il y en a plus encore dans ce portrait « antiquisé » de la duchesse de Bourgogne en Diane chasseresse, tant la vérité y est fondue avec l'allégorie, tant la personnalité et la vie transpirent à travers ce marbre immatériel : L'herbe l'aurait portée; une fleur n'aurait pas Reçu l'empreinte de ses pas.
L'exemple d'une telle sculpture ne sera pas perdu pour l'àge suivant. Mais par le fait nous y sommes déjà. La sculpture de 1710 n'est plus celle de 1690, et les hommes comme Coysevox
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(1640-1720) risquent de nous tromper en ce qu'ils appartiennent à plusieurs générations.
Conclusion. — Revenons à « l'art Le Brun », puisque c'est lui qui marque l'apogée de la doctrine, et le parfait accord de la doctrine avec les œuvres, sans dissonance d'aucune sorte.
Il semble qu'on en puisse voir maintenant le fort et le faible, en même temps que, de ce point du siècle, on saisisse plus facilement la marche parallèle de la littérature et de l'art. Mêmes aspirations, mêmes évolutions ici et là. Dès le début du siècle, c'est la même soif de discipline, l'établissement des mêmes règles soutenues par de puissantes institutions, la même marche raisonnée, volontaire, vers l'unité. Mais, tandis que la littérature puisait à la vraie antiquité, l'art puisait à la fausse; tandis que l'une s'affermissait sur des principes également tirés de la raison universelle et de l'esprit proprement français, l'autre échafaudait sur des bases contestables une théorie plutôt étrangère et com- posite; tandis que l'une s'épanouissait en vrais chefs-d'œuvre, l'autre faisait montre d'une trompeuse grandeur. L'art Le Brun couronna ce monument grandiose et vain, véritable colosse aux pieds d'argile. Le grand art Louis XIV, s'il faut trancher le mot, c'est une décadence qui s'est prise pour un âge d'or.
Le monde entier l'a prise aussi pour cela, car on sait que le style Louis XIV a fait école hors de France; et l'on ne peut s'étonner de voir des étrangers s'y méprendre, quand des Français s'y sont mépris si longtemps eux-mêmes. Les apparences, à vrai dire, y aidaient. Des analogies extérieures, on l'a souvent remarqué, expliquent l'art par la littérature, les complètent l'un par l'autre et ont ainsi incliné les esprits à établir entre les deux une parité qui a longtemps été chez nous article de foi. Or, il est vrai qu' « une tragédie de Corneille est ordonnée comme un édifice de Lemercier, et que ses personnages expriment les sentiments qui se lisent dans les portraits de Philippe de Champagne ». Il est vrai encore que « Racine observe la symétrie classique aussi exactement que Mansart 1 ». Mais il serait faux de croire que la religion de Bossuet respire dans les tableaux de Le Brun et de Mignard; que Racine, Molière, La
1. G. Larroumet, Au théâtre de Bacchus (Lecture à l'Institut).
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Fontaine, et même Boileau (sauf toutefois le Boileau de l'Ode sur la prise de Namur) comptent en art des émules. Deux choses, entre autres, ont manqué à l'art pour qu'il en fût ainsi. La première est cette harmonieuse fusion qui, opérée de bonne heure dans notre littérature classique entre le paganisme et le christianisme, ne fut jamais dans les arts plastiques qu'un hybride amalgame. La seconde est que les lettres travaillaient pour l'avancement de l'esprit humain — et par conséquent pour la France, — tandis que les arts ne travaillaient qu'à l'avancement de l'idée (royale, et se détournaient de plus en plus de la nation. Aussi « l'art Louis XIV », chose essentiellement dynastique, d'ailleurs unique comme réussite historique, a-t-il eu, et aura-t-il de tout temps les ferveurs d'une certaine catégorie d'esprits, assez étroits ou assez puissants pour ne rien voir que sous la perspective de l'unité. Mais ceux-là sont sans doute des politiques, ou des idéologues, plus que des artistes. Sans avoir à réfuter ici les enthousiasmes, d'ailleurs jugés aujourd'hui, d'un Chateaubriand, d'un Joseph de Maistre ou d'un Victor Cousin sur l'art Louis XIV, on peut accorder que cette unité artistique, réalisée dans la peinture, la sculpture et l'architecture, par la baguette magique d'un chef de chœur universel, fut en effet un spectacle grandiose, digne en tout point du roi qui pouvait se l'offrir, et digne sans doute d'être célébré par toutes les trompettes de la Renommée si ce jour sans précédent eût pu avoir un lendemain.
Mais « l'unité » fut passagère. On la croit généralement de plus longue durée qu'elle ne fut. Elle n'embrasse tout au plus que vingt-cinq années environ, les vingt-cinq grandes années du grand règne, du lendemain de 1661 à la veille de 1690 environ, date de la mort de Le Brun. En 1687, Le Brun achevait ses derniers travaux à Versailles, avec les Salons de la Guerre et de la Paix. La galerie d'Apollon, l'escalier des Ambassadeurs, la galerie des Glaces, les merveilles des Gobelins racontaient sa gloire. Et c'est à ce moment précis que son f astre décline. Mignard grandit à l'horizon et menace. Louis XIV se lassa-t-il un beau jour de cette pompe uniforme? Fut-ce chez.
lui vieillesse, sagesse ou versatilité?
Tout changeait d'ailleurs autour de notre artiste, qui connut à la fin la tristesse, et pour un peu se fût cruellement survécu.
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De multiples indices annonçaient la rupture prochaine de l'unité.
A l'Académie, pendant une maladie du maître, des professeurs, d'ordinaire plus sages, avaient « semé des maximes absurdes tirées de l'école de Lombardie ». L'enflure romaine fatiguait; on avait appétit de couleur, pour varier. On voulait au moins changer d'apprêt. En littérature, la phrase courte et caustique de La Bruyère répondait à un nouveau besoin du goût. Un réalisme, discret encore, mais piquant, parfois même sérieux, se glissait partout, à la faveur de cet art du portrait, où excellèrent toujours nos artistes et nos écrivains, et qui fut en réalité la sauvegarde de notre peinture et de notre sculpture. Il faut s'arrêter devant les tableaux de Claude Lefèvre, un élève de Le Brun pourtant, devant la sculpture iconique de Girardon, de Coysevox, ou devant les morceaux décoratifs du premier des Coustou, pour comprendre dans quelle direction vont souffler les vents nouveaux. Dès lors, l'art Le Brun, quoiqu'il se soutienne encore quelque temps après la mort de son protagoniste, participe à la fausseté de toute cette fin de siècle. La littérature est déjà, suivant le mot de Michelet, « tout régence en dessous », et Watteau, qui concourt pour le prix de Rome en 1709, est déjà en 1712 sur le seuil de l'Académie.
BIBLIOGRAPHIE
Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, 1666-1688, 2 vol. in-4; — Procès-verbaux de l'Académie royale, publiés par A. de Montaiglon, 1875 et suiv., in-8. — L. Vitet, L'Académie royale de peinture et de sculpture, 2e édit., 1880, in-8. — H. Lemonnier, L'art français au temps de Richelieu et de Mazarin, 1893, in-12. — L. Courajod, Les origines de l'art moderne (brochure), 1894, in-8. — Henri Jouin, Charles Le Brun, 1890, in-4; — Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, 1883, in-8; — Coysevox, 1883, in-12. — L. Vitet, Eustache Lesueur. — H. Bouchitté, Le Poussin. — L. Lagrange, Pierre Puget, 1868, in-8. — Dans les Artistes célèbres, monographies des Champaigne, de Callot, de Bosse. — Dans l'Histoire générale publiée sous la direcLion de MM. E. Lavisse et A. Rambaud, articles de M. André Michel aux tomes V et VI (avec une Bibliographie générale).
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CHAPITRE XIII
LA LANGUE DE 1660 A 17001
I. — Vues générales. — Les successeurs de Vaugelas. — Les hommes et les œuvres.
On sera peut-être étonné de me voir porter mon étude sur les travaux obscurs des Richelet et des Thomas Corneille, à l'heure où il semble que c'étaient Racine, Boileau, Bossuet, Molière, La Fontaine, qui régnaient sur la langue. Assurément nos grands écrivains, une fois que, devenus classiques, ils furent lus et étudiés par tous, ne laissèrent pas d'exercer leur influence sur le développement de la langue. Mais on voudra bien se souvenir que pour être les classiques des enfants ils durent attendre qu'il y eùt des classes de français; ils n'eussent pu, avant 1700, être que les modèles des adultes. Or, c'est la génération qui les suivit, et non la leur, qui les plaça au rang où nous les mettons. Leurs contemporains, tout frappés qu'ils fussent de leur génie, les confondaient presque encore avec d'autres que nous avons complètement oubliés.
En outre, de même qu'on considérait alors les productions littéraires, quelles qu'elles fussent, comme soumises à des règles esthétiques supérieures, générales et constantes, de même on estimait que le langage devait y observer un usage et des lois
1. Par M. Ferdinand Brunot, maître de conférences à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
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qui dominaient les inspirations individuelles. La conception d'aujourd'hui, qu'un Bossuet avait le droit de plier le français à ses fantaisies ou même à ses besoins légitimes, eût surpris Bossuet tout le premier. Dire que Molière a péché contre la langue nous paraît presque une niaiserie de pédant. Des hommes, pourtant assez insoumis à l'esprit de règle, le lui ont reproché de son temps. A la fin du XVIIe siècle, il ne faut jamais l'oublier, ce n'est pas Racine qui règle la langue, c'est Bouhours. Au lieu que le grammairien observe dans Britannicus ou dans Phèdre les exemples des règles qu'il donnera, il y cherche les fautes contre l'usage qu'il représente. Et c'est Racine qui lui demande de les y chercher. Tous ne le considèrent pas comme un grand écrivain, et c'est en échange d'une flatterie que La Bruyère a lancé ce proverbe: « écrire comme Bouhours ». Mais, en ce qui concerne le langage, lui et les siens sont des arbitres indiscutés : Dicunt jus. Ceux qui ont fait la langue littéraire classique, ce sont eux.
Apparition de la grammaire logique. La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660). — C'est le premier en date des livres que j'ai à étudier, c'est aussi le premier en valeur. Lancelot l'a écrit, mais Arnauld l'a pensé, et on sait qu'il pensait. Le titre dit : Grammaire générale et raisonnée. Il ne faut pas comprendre par là que la grammaire d'Arnauld fût polyglotte, ni qu'elle fournît pour la morphologie et la syntaxe l'équivalent du lexique de Calepin. Port-Royal a fait pour les langues latine, grecque, italienne, espagnole, des méthodes séparées. Celle-ci n'en est ni un amalgame ni un résumé. C'en serait bien plutôt l'introduction. S'il est fait allusion à des faits appartenant aux langues savantes ou vulgaires : hébreu, grec, latin, italien, espagnol, voire allemand (p. 426, 134), c'est que de toutes l'auteur s'efforce de dégager des principes communs, et les définitions des parties essentielles du langage 1. Raisonnée, l'œuvre d'Arnauld l'est doublement,
1. Ayant posé, dit Lancelot dans sa préface, des questions sur des difficultés.
de langage à un de mes amis, qui ne s'était jamais appliqué à cette sorte de science, cela a esté cause qu'il a fait diverses reflexions sur les vrays fondemens de l'Art de parler, dont m'ayant entretenu dans la conversation, je les trouvay si solides que je fis conscience de les laisser perdre, n'ayant rien veu dans les anciens Grammairiens, ny dans les nouueaux, qui fust plus curieux ni
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d'abord en ce qu'elle cherche à expliquer les faits au lieu de les exposer; et en outre parce qu'elle tâche de retrouver au terme de son analyse, derrière les formes variables des langues, la raison universelle réglant les principes du langage.
L'originalité du livre éclate dès que l'auteur entre dans sa véritable matière, et s'efforce de démontrer avant tout que la diversité des mots qui composent le discours repose sur la diversité des opérations de l'esprit 1. Les définitions particulières, obtenues le plus souvent par l'examen du rôle des mots, sont en général remarquables aussi, même quand on peut les contester. La plus connue est celle du verbe : un mot qui signifie l'affirmation ou l'affirmation de quelque attribut avec désignation de la personne, du nombre et du temps. Il y en a d'autres qui valent la peine d'être relevées, comme celle de l'article, celle de l'infinitif, celle du relatif, « dont la fonction propre, parmi les autres pronoms, est de faire que la proposition dans laquelle il entre puisse faire partie du sujet ou de l'attribut d'une autre proposition ». Arnauld ne se borne pas à donner ces définitions; il les établit, quelquefois longuement, en discutant ses prédécesseurs (p. 93), et c'est même là le principal de son livre : arriver à faire comprendre le rôle permanent et essentiel des parties d'oraison et de chacun des éléments qu'elles renferment. Il est vrai que chemin faisant il a expliqué quelques règles, mais c'est encore pour définir. Ainsi dans le très remarquable chapitre où il a examiné la règle de Vaugelas « qu'on
plus juste sur cette matiere. C'est pourquoy j'obtins encore de la bonté qu'il a pour moy, qu'il me les dictast à des heures perduës, et ainsi les ayant recueillies et mises en ordre, j'en ay composé ce petit Traité. 1. L'esprit, dit Arnauld, conçoit, juge et raisonne. Cette troisième opération n'étant qu'une extension de la seconde, il suffit de considérer les deux premières. Or l'homme ne parle guère pour exprimer simplement ce qu'il conçoit, mais pour dire ce qu'il juge. La proposition la plus simple, la terre est ronde, est un jugement. Cette proposition enferme un sujet, terre, dont on affirme; un attribut, ronde, qui est ce qu'on affirme, et de plus la liaison entre ces deux termes, est. Les deux premiers termes sont des conceptions, le troisième est proprement l'action de notre esprit et la manière dont nous pensons. Il n'y a ainsi à proprement parler dans la pensée que deux sortes d'éléments : les objets de nos pensées, et les manières de notre pensée, dont la principale est le jugement, mais auquel il faut ajouter les autres mouvements de notre âme : désirs, commandement, interrogation, etc. D'où la distinction générale des mots, dont les uns signifient les objets de nos pensées, les autres la forme et la manière de nos pensées, quoique souvent ils ne la signifient pas seule, mais avec l'objet. Les mots de la première sorte sont les noms, les articles, les pronoms, les participes, les prépositions et les adverbes. Ceux de la seconde sont les verbes, les conjonctions, et les interjections.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. XIII
PORTRAIT D'ANTOINE ARNAULD
GRAVÉ PAR MASSARD D'APRÈS J. B. DE CHAMPAIGNE
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ne doit pas mettre le relatif après un nom sans article » (p. 75 et s.). Il y trouve, et ne s'en cache pas, « l'occasion de parler de beaucoup de choses assez importantes pour bien raisonner sur les langues », en particulier sur l'indéterminé et le déterminé.
Au reste les règles ainsi examinées ne sont pas nombreuses, pour la raison que la grammaire d'Arnauld n'a pas de syntaxe.
En somme, c'est surtout une logique du langage; une sorte de guide philosophique pour l'étude des langues particulières; ce n'est pas une grammaire proprement dite.
Sur beaucoup de points Arnauld dépasse ses prédécesseurs J.-C. Scaliger et Sanchez; il voit plus juste et plus loin 1, et son petit opuscule porte l'empreinte d'un esprit extraordinairement puissant, habitué aux raisonnements abstraits et exercé à la méthode philosophique.
Arnauld dut s'apercevoir lui-même de son originalité. Une correspondance rapportée par Sainte-Beuve 2 nous conte qu'il consulta l'Académie. Sur les points d'usage, il lui fut répondu.
Sur la nature du verbe, du relatif, de l'infinitif, on lui laissa voir qu'on n'avait pas d'opinion, ou plutôt qu'on ignorait que ces questions dussent être encore débattues.
Malgré ces qualités éminentes, l'œuvre de Port-Royal me semble avoir été plus nuisible qu'utile.
D'abord, après une courte période, où la méthode de Vaugelas régna seule, l'influence d'Arnauld commença à se faire sentir. Régnier-Desmarais, tout grammairien officiel qu'il fùt de l'Académie, en est déjà imprégné. Et bientôt toutes les recherches tournèrent de l'observation à la spéculation philosophique déductive 3. L'école historique de Ménage et de Du Cange, vaincue, céda à. l'école rationaliste. Ce cartésianisme linguis-
1. On peut cependant dans son œuvre apercevoir bien des taches.C'est une imagination puérile que de considérer l'invention du pronom de la première personne comme inspirée par le désir de ne pas se nommer soi-même, « ce qui eût eu mauvaise grâce» (39). C'est une inadvertance que d'affirmer qu'on commande fort rarement au singulier. Dans les « petites écoles» de Port-Royal peut-être, les élèves étant de Petits Messieurs, à la cour aussi, mais ailleurs? Il est faux aussi qu'on ne dise pas j'aurois eu avec un participe : j'aurois eu gagné (128). J
- 2. Port-Royal, III, p. 465.
3. Port-Royal semble toujours supposer les langues inventées suivant un plan déterminé en vue d'une fin (voir p. 39, 42, 107, etc.). On y trouve des phrases comme celle-ci : « Les hommes ont trouvé qu'il esloit bon d'inventer encore d autres inflexions ».
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tique a été certainement une cause de retard pour le développement de la science.
En ce qui concerne la langue elle-même, on pouvait s'attendre à ce qu'un livre qui ramenait tous les faits linguistiques à une fin raisonnable, et qui était ainsi aux antipodes de celui de Vaugelas, en balancerait heureusement l'influence, en essayant d'arracher la langue aux caprices sans raison, ou contre raison de l'usage courtisan. Il n'en fut rien. Si Lancelot s'est plaint que Vaugelas eût trouvé trop souvent nos façons de parler d'autant plus belles qu'elles sont contraires à la grammaire et à la raison, la Grammaire générale n'entreprend nullement de soutenir celles-ci contre lui. A un ou deux néologismes près : connotation, désembarrasser, le style en est châtié. Les règles, là où il y en a, sont conformes à celles des « Remarques » ; on refuse d'accepter une exigence de Malherbe, mais c'est que Yaugelas ne la considère pas comme incontestable (p. 136).
Il est visible qu'Arnauld s'est pénétré de la doctrine courante et qu'il entend s'y conformer 1. Il conteste à Yaugelas des explications incomplètes ou erronées (62, 65, 75), il ne lui conteste nulle part ce qu'il eût pu ou dû lui contester, sa conception même de la langue et de la grammaire. Il y a plus. Comme il admet pour le français les règles promulguées, et qu'il explique tout, il en arrive à expliquer et à justifier des règles qui existaient à peine en fait. On en verra un frappant exemple dans le chapitre des participes. Arnauld fait effort pour démontrer que le rôle logique du participe passé est différent dans j'ay aimé la chasse, et dans la chasse qu'il a aymée; dans le premier cas aimé étant gérondif, tandis qu'il est participe passif dans le second. Ces erreurs n'étaient rien, mais les conséquences en devaient être très malheureuses. Car elles devaient créer un état d'esprit plus fâcheux encore que celui que Vaugelas avait rendu commun. Avec lui au moins la fantaisie grammaticale, ne dépendant que de l'usage, restait sujette au changement.
Bientôt on la raisonnera, et sans en rien retrancher là où elle paraîtra contraire à la raison, on la fondera en raison partout où on le pourra par des subtilités plus ou moins spécieuses ;
1. Voir p. 37, sur le pluriel des noms, p. 86, sur la distinction des adverbes et des prépositions, p. 75, sur qui commençant une période.
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de sorte que l'instrument qui eût pu arracher la langue à de sottes tyrannies, manié par l'école grammatico-philosophique, servira dans le siècle qui suivra à l'asservir tout à fait.
Les continuateurs de Vaugelas. — Ménage était né à Angers, le 15 août 1613, de Guillaume Ménage, avocat du roi, et de Guione Ayrault, sœur de P. Ayrault, lieutenant criminel.
Il cultiva d'abord le droit, devint avocat au Parlement, puis, après un séjour à Paris, rentra à Angers, où son père voulut lui transmettre son office. Mais, dégoûté de la chicane, le jeune homme, encouragé par l'évèque d'Angers, préféra la vie ecclésiastique. Bientôt pourvu de quelques bénéfices, en particulier du doyenné de Saint-Pierre d'Angers, il commença à s'appliquer à l'étude des lettres; Retz, encore coadjuteur, l'appela ensuite auprès de lui. En 1648, l'héritage de son père, dont il était l'aîné, le mit en possession d'une assez belle aisance; il l'augmenta encore en obtenant le prieuré de Montdidier, qu'il résigna bientôt à l'abbé de la Vieuville, en échange d'une rente de 4 000 livres. Sa situation fut bientôt telle que Mazarin et Colbert le chargèrent de faire un rôle des gens de lettres, « comme celui qui les connoissoit le mieux, et qui avoit correspondance, non seulement avec ceux de Paris et des provinces, mais aussi avec les estrangers ». La Requête des Dictionnaires l'empêcha toujours d'être de l'Académie. En 1684, la compagnie le rejeta encore, quoique Montmor opinât flu' « il fallait le condamner à en être, comme on condamne un homme qui a déshonoré une fille à l'épouser ». En revanche, l'Académie de la Crusea l'avait reçu, et il tenait lui-même à Paris le mercredi une mercuriale, dont les réunions et les décisions furent célèbres. De grands personnages : le prince de Guéméné, Montausier, étaient de ses amis. La reine Christine l'invita et vint à sa rencontre. Ses différends avec d'Aubignac, Cotin, Boileau, de Salo, Bouhours, Baillet, sont parmi les querelles retentissantes de l'histoire littéraire. Mis par une chute dans l'impossibilité de sortir, il en vint à tenir cercle tous les jours, et, malgré la fréquence des réunions, sa maison ne cessait pas d'être fréquentée par une société de lettrés et de gens d'esprit, qui venaient jouir de sa conversation, émaillée de bons mots, d'anecdotes, soutenue par une science peu commune, variée
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par une correspondance ininterrompue avec tous les savants de l'Europe. Ménage mourut en juillet 1692.
Il laissait, imprimés ou manuscrits, une ample variété d'ouvrages, des poésies grecques, latines et françaises, des traités en italien, en latin, en français, sur toutes sortes de sujets : philologie ancienne, italienne, française, histoire, droit, belles-lettres1.
Dans cette grande œuvre, la part. faite à la langue française est considérable. Elle comprend : 1° Les Origines de la langue française (Paris, Courbé, 1650), dont l'édition complète ne parut qu'après la mort de l'auteur, en 1694; 2° dans les Miscellanea (1652) la Requeste des Dictionnaires, pamphlet déjà publié antérieurement par l'abbé de Montreuil; 3° les Poésies de Malherbe avec des notes (1666), dont une édition refondue parut en 1689; 4° des Observations sur la langue françoise (Paris, 1672), revues et corrigées en 1673; 5° une seconde partie ajoutée à ces Observations, en 1676; des ouvrages manuscrits : Origines des façons de parler provinciales franeoises, et Observations sur Rabelais.
Ménage a été longtemps considéré comme le type de l'étymologiste ridicule; ses fantaisies ont même jeté sur les recherches de ce genre un discrédit dont elles ne se sont pas encore relevées en France, même dans la partie de la société où l'on devrait savoir qu'il est né depuis lui une nouvelle science. Je ne me propose pas de réhabiliter sa méthode. Tirer mouton de montone, et montone de mons, montis, sous prétexte « que le mouton paît sur les montagnes », ajouter à au venu de ab, successivement e, puis ec, en alléguant la raison qu'on évite ainsi la rencontre des voyelles, et supposer que c'est par ce procédé qu'on a composé la préposition avec, ce sont là des erreurs qui prouvent que l'imagination remplaçait encore chez lui la règle, et qu'il n'avait pas pris conscience des lois véritables du langage.
Il est arrivé par là aux résultats les plus grotesques. Mais si Ménage a ignoré notre science positive, il avait du moins, il faut le lui reconnaître, diverses qualités du linguiste. Sa curiosité était très grande et son érudition très variée et très vaste.
Elle a fait que ses Observations, avec leur caractère historique,
1. On en trouvera l'énumération en tôle du tome 1 du Menagiana (Paris. 1720), à la suite de la notice biographique assez complète à laquelle j'emprunte les quelques renseignements qui précèdent.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. V, CH. XIII
PORTRAIT DE MÉNAGE GRAVÉ PAR P. VAN SCHUPPEN, D'APRES DE PILLES Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
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sont à part des « Remarques » ordinaires. Elle eùt pu et dû faire mieux encore. Ayant des notions sérieuses de divers patois, ami du savant Du Cange, connaissant, comme lui, la langue des époques antérieures, non pas seulement celle du XVIe siècle, de Ronsard, de Jodelle, de Du Bellay, mais celle de Coquillart, d'Alain Chartier, et en remontant plus haut encore, celle des chartes, des Lapidaires, d'Huon de Méry, de Villehardouin, etc., Ménage eùt pu apporter d'utiles corrections aux règles que l'on imaginait de son temps, empêcher peut-être la grammaire nouvelle de s'élaborer en dehors et souvent en dépit de la tradition de la langue. Ménage a plusieurs fois senti combien les décisions arbitraires de ses confrères étaient en contradiction avec l'esprit et les tendances marquées de l'idiome. Il en a même parfois averti M. de Yaugelas qui lui « fesoit l'honneur de lui communiquer ses remarques devant que de les envoyer à son Imprimeur (0., I, 117) ». Dans ses Origines et ses Observations sur Malherbe surtout, il se montre assez favorable aux archaïsmes.
Il trouve que ire, grande fois, parentage, etc., pourraient être conservés et ajoute même « que les mots anciens employez sans affectation rendent les vers et plus merveilleux et plus majestueux ». Quant aux néologismes, comme on le verra plus loin par les reproches du P. Bouhours, il resta convaincu jusqu'au bout que ce n'était point un crime contre la langue d'oser en risquer un qui était nécessaire, non seulement pour exprimer une chose nouvelle, mais pour donner aux choses des noms plus beaux et plus significatifs que ceux qu'elles avaient (0., II, 119).
Toutefois, en grammaire au moins, jamais il n'a pris position, et on ne saurait l'en excuser en supposant qu'il s'est senti trop faible pour lutter seul contre l'Académie et le monde.
Sans doute on l'a moqué, et, comme à ses petits vers, on s'en est pris à sa fréquentation des vieux auteurs. Mais son autorité n'en était pas moins très grande, et il le savait. S'il n'a pas joué son rôle, ce n'est pas qu'il ne l'a pas osé, c'est qu'il ne l'a pas compris. Aussi précieux qu'érudit, il mêlait en effet à la curiosité des vieux textes et à l'instinct scientifique un goùt raffiné de puriste, et était épris autant que personne des grâces du jour et des convenances de l'usage. De la sorte, et quoique ses opinions diffèrent parfois très sensiblement de celles de ses
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contemporains, il n'a pas été un homme d'opposition, mais seulement un dissident, et encore un dissident par intermittences, qui se prend lui aussi à légiférer avec la même rigueur arbitraire que ceux qu'il combat.
Bouhours. — La vie et l'œuvre du P. Bouhours sont maintenant bien connues, grâce au travail de M. Doncieux1. Il était né à Paris, le 15 mai 1628, d'une famille de bourgeoisie parisienne; il étudia au collège de Clermont, devint en 1644 novice chez les jésuites, dans leur maison de Saint-François-Xavier, puis après une année de scolasticat, commença à enseigner au collège de Clermont. Obligé d'interrompre pendant quatre ans, il rentra dans la vie enseignante comme régent de rhétorique à Bourges. On le retrouve ensuite à Rouen en 1660, précepteur du fils de M. de Longueville. Il prononce ses vœux en 1662. La même année, Colbert ayant sollicité de la compagnie deux Pères pour les envoyer comme missionnaires à Dunkerque, qui venait d'être rachetée à l'Angleterre, Bouhours il, est envoyé, et quelque temps après rédige un mémoire sur l'état de la ville qui attire l'attention du ministre. Celui-ci l'appelle auprès de son fils aîné, le marquis de Seignelay, et désormais le voilà fixé à Paris; sa carrière de professeur est à peu près terminée, il commence celle d'homme du monde et d'homme de lettres. A ce moment, chaque salon à Paris avait son genre, et chaque genre son salon. Celui que fréquenta particulièrement Bouhours s'ouvrait tous les lundis, chez le président Lamoignon; Pellisson, Fleury, Guy-Patin, Ménestrier, et surtout le P: Rapin en étaient des habitués. Il allait aussi chez Mlle de Scudéry, où son esprit, naturellement porté vers la délicatesse, trouvait à se répandre et à s'affiner encore. Ce fut en 1668 seulement qu'il débuta réellement, à propos de l'affaire de la Bible de Mons par la Lettre à un seigneur de la Cour et une Lettre aux Ecclésiastiques de Port-Royal. Cette polémique le mit déjà en pleine lumière. Quand, en 1671, il eut donné les Entre- tiens d'Ariste et d'Eugène, il fut célèbre. Ce livre eut un succès immense; les diverses éditions de Paris, de Grenoble, de Lyon, et de Hollande en furent « enlevées avec avidité ». C'était un
1. Un jésuite homme de lettres au XVIIe siècle. Le P. bouhours, Paris, 1886.
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dialogue, dont le fond très bigarré devait plaire par sa variété même aux hommes et aux femmes du temps. Il débute par des réflexions sur la mer, et se termine par un exposé de l'art des devises. Un des entretiens (le deuxième) concerne la langue française, et, il faut bien le dire, même dans ce sujet aride, l'auteur avait su montrer de la grâce et de l'agrément. Ses adversaires eux-mêmes l'accordaient1. Quant à la doctrine, elle laisse beaucoup à désirer. Non seulement Bouhours y montre déjà ses défauts, mais le meilleur de sa science est pris presque mot pour mot d'Estienne Pasquier; il emprunte même à Le Laboureur quelques-unes des considérations qu'il présente sur la langue de son temps. Barbier d'Aucour ne manqua pas de relever ces emprunts dans la piquante critique qu'il fit du livre sous le titre de Sentiments de Cléante sur les Entretiens d'Ariste et d'Eugène 2, et Montfaucon de Villars 3 eut beau défendre Bouhours de l'accusation de plagiat; le succès de la censure balança le succès des Entretiens. En vain le jésuite blessé essaya-t-il de faire supprimer le livre ; les éditions de Hollande continuèrent à le répandre, et ce fut son adversaire que Colbert appela pour jouer auprès du marquis d'Ormoy le rôle que Bouhours avait joué auprès de son autre fils.
En 1674, il donna son livre des Doutes. où un gentilhomme de province propose à l'Académie un certain nombre de questions que lui ont suggérées ses lectures. Cette fois, ce fut Ménage qui prit ombrage de certaines critiques contre des décisions insérées dans ses Observations sur la langue. Dans sa deuxième édition, il releva vertement les erreurs de son adversaire, et une guerre acharnée commença. Bouhours répondit à Ménage dans ses Remarques ; celui-ci riposta dans le deuxième volume de ses Observations. Il suffit d'en lire l'index au mot Bouhours pour comprendre à quelle colère ces futiles discussions avaient poussé les adversaires. Les querelles des érudits latiniseurs n'avaient rien produit de plus vif que ces « livres de furie », comme
1. Sentiments de Cléante, 1671, p. 6.
2. Paris, P. Le Monier, 1671. Les éditions postérieures sont plus complètes.
- 3. De la Délicatesse, Paris, Barbier, 1671, anonyme. Pour défendre Bouhours, l'auteur soutient qu'il a montré de la largeur d'esprit en empruntant à un adversaire des jésuites; quant à Le Laboureur, il semble qu'il dût se trouver très honoré d'être pillé par un homme de la valeur de Bouhours.
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dit Mme de Sévigné 1, qui n'empêchèrent point du reste une réconciliation solennelle. « Et in his pectoribus, cum vulnus ingens fuerit, cicatrix non fuit. »
Il y a heureusement dans les Remarques autre chose que des injures. C'est là, avec les Doutes, le livre essentiel du P. Bouhours, celui où il montre le mieux sa méthode et donne sa mesure. Pendant longtemps du reste, Bouhours se reposa sur ce succès, ou du moins réserva à des travaux de polémique religieuse les loisirs que lui laissait sa vie mondaine. Toute- fois, il revint aux lettres, dont la Vie de saint Ignace ne le distrayait que par ordre, et il donna la Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit (1687), puis, les Pensées ingénieuses des anciens et modernes (1689). C'est, malgré les désagréments que lui attira la mésaventure galante d'une de ses pénitentes, l'époque de son apogée. Non seulement il est un des chefs de son ordre, mais il protège Racine et couvre Boileau. En 1692 parurent les Remarques nouvelles sur la langue françoise, adressées à Regnier Desmarais. Les fautes qu'il y reprend ont pour la plupart été rencontrées dans la version de Mons, mais le livre n'a pas pour cela un caractère polémique. Il est essentiellement dogmatique et complète heureusement le volume de 1675 2. Il mourut le 27 mai 1702.
Bouhours a été incontestablement, quels que fussent les éloges adressés à Ménage par quelques-uns de ses disciples, le maître de grammaire de sa génération, le successeur, sinon l'égal de Vaugelas. Les statuts des jésuites l'empêchaient d'être de l'Académie, il était mieux que cela, comme le lui montra un jour un questionneur, qui, en le sentant se dérober, s'écria : « Academiam tu mihi solus facis ». Non seulement, dans son ordre, il était considéré comme le correcteur attitré, qui revoyait le style des écrits de toutes sortes, de ceux du P. Maimbourg et de ceux du P. Bourdaloue (Doncieux, o. c., 69); mais de toutes les régions du monde lettré on venait vers lui en consultation.
Saint-Evremond et Bossuet s'accordaient pour en faire cas. Le président Lamoignon lui soumettait ses discours d'apparat.
Racine lui envoyait des pièces à correction, demandant de mar-
1. Lettres, V, 61. - -.
2. Il y eut une riposte de Thoynard (voir ci-dessous, Bibliographie, 1693).
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quer les. fautes qu'il pouvait avoir faites dans la langue, dont il était un des plus excellents maîtres.
Et cependant l'art d'un si grand homme ne s'inspire d'aucune nouvelle formule ; sa science ne s'appuie sur aucune nouvelle méthode. On dit qu'ayant fait la découverte d'une belle règle, il s'écria modestement : « Non nobis, Domine, sed nomini tuo da gloriam ». En réalité il avait un inspirateur plus direct, c'était Vaugelas. C'est en le suivant avec scrupule, en consultant, comme le maître l'avait enseigné, l'usage des gens qui parlaient et qui écrivaient bien, sauf à donner à ces derniers un peu plus d'importance que Vaugelas ne leur en donnait, en visant au même but, savoir d'atteindre à la clarté et à la netteté parfaite, que Bouhours a trouvé les belles distinctions et les finesses qui ont fait sa gloire. On ne peut nier qu'il n'ait fait avancer la langue dans la voie où il la conduisait; il a ajouté à Vaugelas, il a souvent substitué sa règle aux siennes; il n'est malgré tout que son disciple. Dans l'histoire de la langue il a fait époque, il ne fait pas date.
Thomas Corneille. — La vie de Thomas Corneille ayant été étudiée ailleurs, il me suffira de rappeler que, jusqu'en 1680, elle avait été consacrée au théâtre. Ses travaux grammaticaux s'échelonnent de 1687, époque où il donna ses notes sur les remarques de Vaugelas, à 1704, où il servit de secrétaire à l'Académie pour l'édition critique qu'elle voulait faire du même livre. Entre temps, il avait composé son gros Dictionnaire, dont il sera parlé ailleurs. La publication de l'Académie ne peut être considérée comme son œuvre, il ne reste donc à proprement parler au compte de Th. Corneille que les deux volumes de 1687. L'auteur lui-même nous a expliqué comment ils ont pris naissance.
Une partie de l'Avertissement1 donne une idée très exacte de
1. « Dès le temps que les Remarques commencèrent à paroître, dit-il, elles avoient déjà quelque chose qui n'étoit pas généralement reçû, certaines phrases qui étoient bonnes alors, ont encore vieilli depuis, et le scrupule qu'elles m'ont fait naître m'ayant fait chercher le sentiment des Scavans pour fixer mes doutes, j'ay lu avec un soin très particulier les Observations de Monsieur Ménage, et les Remarques nouvelles du Père Bouhours, que je reconnois tous deux pour mes Maîtres. C'est sur les décisions de ces deux excellents hommes que j'ay combattu quelques endroits de M. de Vaugelas. J'ai rapporté ce qu'ils ont écrit, et comme un mot engage quelquefois à parler d'un autre, j'ai profité de leurs observations pour expliquer dans mes Notes ce qu'ils m'ont appris. Je
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la part qu'a prise Th. Corneille dans la composition de ses notes, et il serait superflu d'y chercher la trace de ses doctrines personnelles. Sa méthode est celle de Vaugelas : ne rien créer, s'informer seulement, et décider par soi-même le plus rarement possible. Il semble toutefois que dès ce moment les sources où l'on va chercher le bon usage ne sont plus tout à fait les mêmes.
Les courtisans et les femmes sont beaucoup moins souvent invoqués; ils cèdent la place aux gens savants en la langue, qui ne sont pas, il est vrai, exclusivement des écrivains; le nom de M. Miron, invoqué dans l'Avertissement, le dit assez.
Les publications académiques. — L'Académie, on le sait, ne s'est jamais décidée à publier une grammaire française, mais comme elle se rendait compte de l'utilité qu'il y aurait à en posséder une, elle tenta, une fois que le Dictionnaire lui eut donné des loisirs, de donner ou de faire naître des livres qui en tinssent lieu.
Le premier en date de ces livres, ce sont les Remarques et décisions de l'Académie françoise par M. L. T. (l'abbé Tallemant, 1693). « Les officiers de l'Académie, dit l'auteur, ayant esté faits au sort selon la coustume, M. L. T. fut chargé dé tenir la plume au second Bureau pendant les trois mois, avril,
me suis encore servi d'un autre secours qui m'a été généreusement prêté par M. l'Abbé de la Chambre. Il m'a fait la grace de me confier un Exemplaire des Remarques de M. de Vaugelas, sur lesquelles feu M. Chapelain, à qui cet exemplaire appartenoit, a écrit les siennes. J'ai joint à tant de lumières celles que monsieur Miron a bien voulu me prester. Il juge si bien de toutes choses, et il a le goût si fin et si délicat sur tout ce qui fait la beauté de notre Langue, qu'on hazarde peu à suivre ce qu'il approuve. Je l'ai consulté sur les façons de parler les plus douteuses, et son avis m'a presque toujours déterminé touchant le parti que j'avois à prendre. Ces notes n'étoient encore qu'ébauchées quand Messieurs de l'Académie Françoise me firent l'honneur de me recevoir dans leur Corps. L'avantage que j'ai eu depuis ce temps-là d'entrer dans leurs conférences, a beaucoup contribué à me donner l'éclaircissement que je cherchois sur mes doutes. Je les ai engagez plusieurs fois à s'expliquer sur ce qui m'embarrassoit, et sans leur dire ce que j'avois envie de scavoir, j'ay souvent appris en les écoutant de quelle manière il falloit parler. Il est certain qu'avec la diligence qu'on y apporte, le Dictionnaire sera en état d'être donné entier dans fort peu de temps. Il m'a éclairci sur beaucoup de choses trop scrupuleusenent décidées par Monsieur de Vaugelas. Par exemple, parmy les phrases que l'on y emploie sur le verbe commencer, je l'ai trouvé indifféremment construit avec la preposition de, et avec la preposition à, commencer de faire, commencer à faire. Il en a esté ainsi de plusieurs autres façons de parler,, il seroit trop long de les marquer toutes. Cependant il y en a quelques-unes, sur lesquelles j'ay parlé de moy-mesme. Quoy que j'aye tâché de ne rien dire, qui ne m'ait paru avoir l'appui de l'Usage, je ne me suis point attaché à mes propres sentimens, et ne cherchant qu'à m'instruire, je ne me ferai jamais une honte d'en changer. » >
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mai et juin » ; et plusieurs Académiciens « ayant destiné leur assiduité à ce second Bureau » on y examina en particulier certains doutes sur la langue. Le livret publié est le procèsverbal des discussions de cette commission. Il n'a pas un caractère officiel. On y voit bien qu'un jour d'embarras le premier bureau fut consulté ; néanmoins l'abbé reçut l'ordre de se nommer; les Remarques ne sont pas, malgré le titre, l'œuvre de la compagnie 1.
Il en est autrement des Observations publiées en 1704 sur les Remarques de Vaugelas, œuvre des deux bureaux réunis et que Thomas Corneille mit au net. La compagnie, en réimprimant un « ouvrage né dans son sein », voulait « marquer les changements arrivez depuis cinquante ans ». Toutefois ces deux livres ne peuvent être séparés et durent avoir, presque, la même autorité.
Ils sont faits, du reste, suivant la même méthode. C'est toujours, dans l'un et dans l'autre, l'usage qui règne en maître; la logique, qui jouera bientôt si grand rôle, lui est encore résolument sacrifiée, et on voit revenir de temps en temps le refrain de Vaugelas : « Il faut avouer qu'on ne peut gueres donner de raison de l'usage ». Encore est-il qu'on use, pour constater cet usage, d'une méthode bien singulière. Elle consiste à recueillir les voix. Je ne discute pas sur l'ignorance grammaticale de certains de ces grammairiens jurés, quoique les deux livres, surtout celui de Tallemant, en fassent voir des exemples surprenants.
Mais même si tous ceux qu'on appelait à voter eussent été compétents, comment la seule présence d'une minorité qui doutait n'avertissait-elle pas que ce qu'on condamnait était, sinon bon, au moins tolérable? Quelquefois, il est vrai, l'opposition de quelques-uns a amené la compagnie à dire qu'elle approuvait ceci sans blâmer cela !. Et c'est par là sans doute que s'explique ce libéralisme relatif que l'Académie montre dans ses décisions.
Mais sa supériorité, à cet égard, sur les grammairiens, qui est réelle, eût pu et dû être très grande. Le remarqueur isolé était
1. Le premier bureau avait également préparé un travail. M. de Choisy tenait la plume, mais la compagnie ne jugea pas à propos d'en permettre l'impression, « parce qu'il l'avoit écrit de ce style gai, libre dont il a écrit son Voyage de Siam.
(d'Olivet., Hist. de l'Ac., 1730, 62).
2. Voir dans Tallemant, p. 137, sur c'est eux et ce sont eux. Cf. les Observations dans l'édition de Vaugelas par Chassang, t. I, 266.
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constamment exposé à prendre pour loi ses propres préférences, et à croire que ceux-là parlaient mal, qui parlaient autrement que lui et ses connaissances, tandis que la compagnie constituait une société, aux réunions de laquelle on venait peu nombreux, c'est vrai, assez nombreux cependant pour qu'il n'y eût pas toujours unanimité. ,
Les deux livres de l'Académie ont, en outre, le grave, défaut d'être, même réunis, très incomplets. Dans le second, dont Vaugelas est la base, ne sont naturellement traitées que des questions déjà posées par le célèbre grammairien. Dans le premier, qui est très mince (171 pages), d'une grosse impression et d'un très petit format, une partie de la place est prise aussi par ces mêmes questions1. Le bureau en a examiné d'autres, relatives à toutes les parties de la grammaire, dont plusieurs sont tout à fait intéressantes, mais elles sont en petit nombre.
Regnier-Desmarais. — On sait pourquoi on s'arrêta là.
« La Compagnie, dit d'Olivet, n'alla pas loin dans l'examen des doutes sur la langue, sans juger qu'un ouvrage de système et de méthode ne pouvoit être conduit que par une personne seule ; qu'au lieu de travailler en corps à une Grammaire, il falloit en donner le soin à quelque Académicien, qui, communiquant ensuite son travail à la Compagnie, profitât si bien des avis qu'il en recevroit, que par ce moyen son ouvrage, quoique d'un particulier, pût avoir dans le Public, l'autorité de tout le Corps » (63). On se reposa donc sur Hegnier-Desmarais dont on savait qu'il étudiait la matière à fond, y employant, suivant ses propres expressions, tout ce qu'il avait pu acquérir par cinquante ans de réflexions sur la langue, par quelque connaissance des langues voisines, et par trente-quatre ans d'assiduité dans les assemblées de l'Académie, où il avait presque toujours tenu la plume, et il fut chargé en 1701 de dresser le corps d'une grammaire. En 1706 parut en effet chez J.-B. Coignard le Traité de la grammaire françoise. Il devait être suivi de trois autres, dont deux tout grammaticaux. L'auteur se proposait d'y faire voir de quelle sorte « il faut lier ensemble toutes les parties du Dis-
1. Voir, p. 27, sur : c'est un des plus grands parleurs qui fut jamais; p. 66, sur : ont-ils pas fait; p. 70, sur : recouvert et recouvré; p. 82, sur: vesquit ou vescut; p. 98, sur les participes; p. 106, sur: lors de, etc.
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HIST. DE LA LANGUE & DE LA LlTT. FR. T. V. CH XIII
FRONTISPICE DE LA GRAMMAIRE DE RÉGNIER-DESMARAIS (1706)
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cours pour en faire une construction régulière », ensuite de parcourir les différentes façons de parler que l'usage a affranchies des règles de la grammaire. Mais les suites promises ne parurent pas. Le traité de Regnier-Desmarais, pour volumineux qu'il soit, est donc très incomplet. La première partie, la moins considérable (p. 1 à 136), étudie la prononciation et l'orthographe; la seconde (p. 137 à 746) est « divisée en autant de traitez qu'il y a de parties d'oraison », et dans chaque traité l'auteur, « après qu'il a examiné la nature et les propriétés de chaque partie d'oraison, entre dans le détail de tout ce qui regarde l'employ, soit par rapport aux règles de la grammaire, soit par rapport à l'usage » p. 2-3). Dans toute cette étude des parties du discours, dont l'auteur s'efforce de pénétrer et de définir la nature, l'inspiration de Port-Royal est très sensible 1; mais Regnier a manqué de profondeur et d'originalité, quelquefois même de justesse d'esprit.
Il eût en outre pu gagner beaucoup de place en supprimant une foule de rapprochements inutiles; il s'embarrasse de vieilles classifications qui n'ont point de lieu en français, comme celle des cas des noms; il revient sur des sujets déjà traités; s'égaie dans des digressions anecdotiques, comme l'histoire de la princesse Margot, s'attarde dans des discussions, pour conclure ensuite lui-même qu'elles sont plus curieuses qu'utiles, et que la Langue n'y est point intéressée (p. 246) 2. Bref je ne serais point étonné que Fénelon ait surtout pensé à lui quand il demandait qu'on se bornât à une méthode courte et facile.
L'inconvénient le plus grave de ce développement c'est qu'il est inégal. Dans le traité du verbe, les formes sont à peu près étudiées seules, la syntaxe étant réservée au livre de la construction, qui n'a pas été achevé. En somme, il est certain qu'on a dit, à la suite du P. Buffier, trop de mal de l'œuvre de Regnier, dont certains chapitres, celui des pronoms, celui des prépositions, par exemple, sont très substantiels. Mais telle qu'elle était, elle ne réalisait pas le dessein qu'on s'était proposé.
Après comme avant elle, une grammaire complète de la langue restait à faire. Malgré tant de théoriciens on n'avait pas abouti, et c'était fâcheux. Car on- avait si fort poussé aux subtilités
1. Regnier critique cependant son modèle, p. 241 et suiv. Cf. p. 267.
2. Voir d'autres excuses à la fin du chapitre (les pronoms, p. 340.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 47
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qu'il devenait souhaitable qu'un travail d'ensemble fixât officiellement celles qu'on acceptait, de façon à arrêter ceux qui seraient tentés d'en chercher d'autres.
Les publications de second ordre. Alemand, Andry de Bois-Regard, Bellegarde. — On ne sait à peu près rien de la vie de Louis-Augustin Alemand, sinon qu'il était né à Grenoble1, après 1647, et qu'après avoir abjuré le protestantisme, il se fit recevoir docteur en médecine à Aix. N'ayant pas réussi à entrer dans la médecine de la marine, il vint à Paris, où il fut avocat au Parlement. Il est mort à Grenoble en 1728. Il a écrit divers ouvrages historiques et médicaux. C'est de lui qu'estle livre intitulé : Nouvelles observations ou guerre civile des françois sur la langue, paru en 1688 2. Il eut également la bonne fortune d'obtenir de M. l'abbé de la Chambre, qui avait déjà donné à Thomas Corneille les notes de Chapelain, un manuscrit inédit de Vaugelas, qu'il publia en 1690 sous le titre de Nouvelles Remarques, et qu'il accompagna de ses observations Alemand a lu les grammairiens ses prédécesseurs, qu'il se plaît à mettre aux prises, il a dépouillé attentivement les textes des écrivains, surtout depuis l'époque de Voiture, où il place la première réforme de la langue, et il apporte sur les points en litige des exemples curieux ; c'est par là plus que par les solutions qu'il donne lui-même que ses publications se recommandent. Son érudition était si réelle, son indépendance si marquée envers les « preux en langue vulgaire », qu'il se faisait lire , qu avec plaisir *.
Andry de Bois-Regard n'est autre que le célèbre doyen de la Faculté de médecine, dont les querelles firent tant bruit au commencement du XVIIIe siècle. Né à Lyon, en 1658, il étudia d'abord dans cette ville, puis à Paris, au collège des Grassins, où, après avoir fait sa théologie, il rentra comme professeur.
En 1689, il se fit connaître par une traduction du Panégyrique
1. Nouv. Rem. de Vaug., p. 178.
2. L'Académie en arrêta l'impression, assimilant le livre à un dictionnaire. -
3. J'ai déjà eu l'occasion de dire en parlant de Vaugelas que, contrairement à l'opinion d'Alemand, les remarques contenues dans ce manuscrit n'étaient point un nouvel ouvrage que Vaugelas préparait, mais bien, pour la majeure partie au moins, des observations qu'il avait cru devoir écarter. Alemand n'a pas su, ni peut-être voulu reconnaître ce caractère; et il a montré là un défaut grave de critique.
4. Cf. Goujet, Bibl. fr., 163.
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de Théodose le Grand, par Pacatus, et entra en lutte avec Boubours, en publiant contre lui les Sentiments de Cléarque sur le Dialogue d'Eudoxe et de Philanthe, qui renferment peu de choses intéressantes pour nous.
En 1689, il donna sans nom d'auteur des Réflexions sur l'usage présent de la langue françoise, puis il s'appliqua à la médecine.
Pourtant, avant de s'engager dans cette carrière nouvelle, où nous n'avons pas à le suivre, il publia encore en 1693 une suite à ses « Réflexions ». Ces ouvrages sont de caractère dogmatique, cependant Andry a pris soin de défendre les auteurs des traités de morale que le P. Bouhours avait si fort attaqués; ce qui lui valut une réplique de la part de Vichard de Saint-Réal, dans son livre De la Critique (Lyon, Anisson, 1691). Andry nous apprend moins qu'Alemand sur la pratique des auteurs, mais il a de très bonnes remarques, qui ne sont que chez lui seul ; La Touche, qui était bon juge, pensait déjà qu'il avait fait d'assez bonnes découvertes (Art de bien parler, Avt de la 2e partie), et il s'en est servi à plusieurs endroits. Quiconque voudra étudier cette époque devra le faire aussi.
Je ne m'arrêterai pas à la masse des grammairiens d'occasion qui voulurent profiter de l'attention qu'on donnait au langage pour en dire à leur tour leur sentiment, et essayèrent de mar- cher sur les traces des maîtres. On en trouvera la liste dans la notice Libliographique qui suit ce volume. Un des plus connus est ce Nicolas Bérain, dont la première remarque, relative à la substitution de ai à oi, là où on prononçait è, est restée célèbre1.
La partie dogmatique de son livre n'est qu'un amas de préceptes tout à fait élémentaires relatifs à la forme des mots et à l'orthographe. Alcide de Saint-Maurice est bien supérieur à Bérain, qu'il précède d'un an (1674). Il y a dans ses « Remarques » peu de nouveauté, mais un effort réel pour mettre en ordre les règles de la nouvelle grammaire, et plusieurs chapitres, en -particulier celui du verbe, se lisent avec fruit. Marguerite Buffet, dont on recherche encore le petit livret (1668), n'a fait à peu près que compiler Vaugelas. Elle enseignait
1. Bérain est d'une ignorance qui rappelle Périon. Il lire sans vergogne canif de culler, comme couleau de gladius, et garant de autor, et croit en cela suivre Ménage, dont on a dit non sans raison qu'il n'était que le singe:
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aux dames; elle a pris un soin particulier de recueillir les décisions concernant la chasteté du langage. Madelon et Cathos eussent encore appris quelque chose à son école. Bary (1616), d'Aisy (1685), le P. Lamy, ne sont non plus que des copistes; le dernier emprunte presque tout à Port-Royal. Rien de bien original non plus dans la Manière de parler la langue françoise selon ses différents styles, par André Renaud. C'est une poétique et une rhétorique, suivies de quelques appréciations sur les ouvrages relatifs à la langue. L'auteur n'a pas de doctrine propre. En réalité tous les ouvrages de cette sorte peuvent être négligés ici; ils ont été sans autorité et sans influence.
II. — Les résultats. — La nouvelle grammaire.
Confirmation des règles de Vaugelas. — Une grande partie des auteurs dont je viens de parler ne font que répéter Vaugelas. Les uns se posent nettement en glossateurs, les autres, en bien des pages, ne sont que ses copistes.
Il ne serait pas sans intérêt de suivre la destinée des Remarques qui sont acceptées. D'abord, quand c'est l'Académie qui accepte, le fait est important en soi, puisque la règle prend par là un caractère officiel
En second lieu, tout en gardant la doctrine, les nouveaux maîtres ont parfois une manière nouvelle de l'appuyer. Voyez la règle relative à la locution : de la façon que j'ay dite. Vaugelas condamnait bien ceux qui employaient le féminin. Mais Thomas Corneille et l'Académie fondent le même jugement sur une analyse du que qui leur est propre (II, 83; cf. : I, 166, 168).
On corrige Vaugelas. — D'abord il devait arriver, et il arriva que des tours ou des formes, encore bons en 1647, parurent ensuite surannés, ou mauvais pour quelque autre raison 2.
1. Très souvent l'Académie se borne à ratifier en quelques mots : « on n'a rien. trouvé à dire sur cette remarque », « on a été de l'avis » ou « du sentiment » de M. de Vaugelas (I, 309, 51, 87, 103, 106, 136, 137; II, 176, 250).
2. Dans ce qui suit j'ai employé un certain nombre d'abréviations : V. = Vaugelas, édit. Chassang; Th. Corn. = Th. Corneille (dans le même livre); Lam. =
Lamothe le Vayer, Lettres sur les Remarques, édit. originale; Mén., O. = Ménage, Observations; B. = Bouhours (je cite par R. ses Nouvelles Remarques, par Sui.
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C'est ainsi que je vais, quoique employé par les gens qui savaient écrire, n'en gardait pas moins un air de mot provincial ou du peuple de Paris, autour de 1647. Son rival je vas fut encore défendu par Patru, mais unanimement condamné par Chapelain, Bouhours, Thomas Corneille et l'Académie (V., I, 83-87). Même décision pour die, vaincu par dise; pour cueillira, supplanté par cueillera (V., II, 38-36, 259-262).
Inversement Vaugelas avait combattu des innovations qui furent acceptées.
Malgré l'habitude qui se répandait de plus en plus de citer un chapitre.
ou de désigner un roi par le nombre cardinal : chapitre neuf, Henri quatre, Vaugelas avait défendu l'usage de la chaire et du barreau, qui tenait pour : chapitre neuviesme, Henry quatriesme. Il était appuyé, chose rare, par La Mothe le Vayer, mais Ménage, Bouhours, l'Académie lui donnèrent tort.
(I, 215-217, Lam., 47). Il affirmait que de toutes les manières d'employer pour que aucune n'était bonne. Andry commença par tolérer cette conjonction, puis finit par reconnaître qu'elle était tout à fait en usage. (Refl.
443, Sui., 261.) Ensuite, malgré son grand talent, Vaugelas avait donné des règles fausses.
Dans nombre de cas, il ne s'agit que d'une erreur de rédaction. Par exemple, quand il a dit que pas et point s'omettaient devant que, alors qu'il signifie sinon que : Je ne feray que ce qu'il vous plaira; il y a visiblement inadvertance, comme l'observe Th. Corneille, que signifiant ici sinon.
(V., II, 126-131.) Mais souvent la critique est plus pénétrante et met en lumière des erreurs d'observation. A commencer par la même règle, Ménage remarque que si un subjonctif suit le que, pas ou point reparaissent. Cela devait donc être dit. Et Thomas Corneille, renchérissant, expose d'autres cas où que n'est pas suivi d'un subjonctif, et où on emploie cependant pas ou point dans la phrase principale.
On lui conteste de même la remarque qu'il a faite des cas où on peut employer lequel au nominatif. Un auteur a beau commencer une narration considérable, il emploie qui et non pas lequel (I, 206-210).
Ses raisonnements sur l'influence du mot tout, en ce qui concerne l'accord du nombre dans la phrase tous ses honneurs, toutes ses richesses, et toute sa vertu s'esvanoüirent, ne sont pas exacts (II, 88-90). Voir aussi la raison qu'il donne pour expliquer qu'on ne peut pas dire : il s'y portera avec affection; celle que vous m'avez tesmoignée; même s'il s'agissait de choses matérielles, le démonstratif ne vaudrait rien.
Il y a des règles particulièrement chères à Vaugelas, qui sont ainsi rebutées. Je citerai celle de l'accord avec le génitif. S'il est vrai que souvent le génitif « donne la loy au verbe », c'est généraliser trop que de dire qu'il la lui donne toujours. L'auteur des Remarques eût dû lui-même s'en apercevoir, puisqu'il constate que la plus grande part régit toujours le
les Remarques de 1692 (édit. de 1693); par D. les Doutes, par Entr. les Entretiens d'Ariste et d'Eugène; A. de B. = Andry de Bois-Regard (je cite par Refl. ses Réflexions, par Sui., la Suite de ses Réflexions, 1693); Barb. d'A., Sent. de Cl. = Barbier d'Aucour, Sentiments de Cléante, 1671; Rich., Fur., Ac. = les Dictionnaires de Richelet, de Furetière, de l'Académie: M. Buf. = MargueriLe Buffet.
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singulier. Si sa règle était générale, on ne pourrait pas dire : la plus grande part des hommes se laisse emporter à la coustume (1, 109-110). Sa théorie des synonymes et des approchants a éprouvé les mêmes revers.
La Mothe avait déjà observé que dans le cas où deux mots étaient parfaitement synonymes, au lieu de chercher s'il fallait répéter les particules, l'article, etc., devant chacun d'eux, mieux valait en supprimer un. C'est le sentiment du P. Bouhours et de toute son époque. On n'emploie pas de synonymes parfaits, et dès lors cette « nouvelle et infaillible » règle n'a plus d'application (I, 347-350).
Je pourrais ajouter un grand nombre d'exemples, qui montreraient avec quelle liberté, malgré la déférence que tous les grammairiens témoignaient pour le maître commun, ils se sont dispensés de le suivre, lorsqu'ils le croyaient en défaut. Le livre des Remarques est donc sorti de leurs mains confirmé, mais corrigé aussi ; je voudrais essayer maintenant de montrer dans quel esprit.
Quelques accès de libéralisme. —Il est incontestable que sur un certain nombre de points les solutions adoptées sont plus libérales que celles de Vaugelas.
Prochain, voisin, avaient été déclarés incapables de recevoir jamais ni comparatif, ni superlatif. Mais Chapelain soutenait qu'on pouvait dire : Nous sommes fort voisins; Thomas Corneille est de son sentiment, et l'Académie, allant plus loin, reconnaît comme très correct : on ne scauroit estre plus voisins que nous le sommes. Il perdit courage quand il vit la mort plus prochaine (I, 175-176). — Cy joint aux substantifs était relégué dans le style le plus bas; cet homme cy était une expression dont « on ne devoit pas vouloir se servir ». Chapelain en montra l'utilité. Le P. Bouhours, Andry, Thomas Corneille et l'Académie furent de son sentiment (Vaug., II, 68). Qui répété, pour signifier : les uns, les autres, était signalé comme fort employé, mais indigne des bons écrivains. Th. Corneille acceptait encore cette décision; l'Académie juge au ocntraire que l'expression étant courte, fait une peinture plus vive dans le style soutenu (I, 121). Ménage avait averti Vaugelas (éd. de Malh., II, 165) que aller avec le gérondif se pouvait très bien dire, même en dehors du cas où il s'agit d'un mouvement local. Vaugelas n'en avait pas moins condamné la construction. Défendu par La Mothe et d'autres, elle fut sauvée par l'Académie (I, 313-315). Sous prétexte d'éviter une confusion, Vaugelas écartait par ce que en trois mots, dans le sens de par les choses que ; ainsi dans cette phrase : Il m'a adouci cette mauvaise nouvelle par ce qu'il me mande de la bonne volonté qu'en cette occasion le Roy a témoignée pour vous. Andry discute cette proscription (Vaug., I, 472, et A. d. B., p. 349.) En syntaxe, mêmes refus de ratifier certaines prescriptions trop étroites. On se souvient des distinctions faites entre les cas où on doit employer il est, et ceux où il est mieux de dire il y «; ni Andry, ni Thomas Corneille, ni l'Académie n'ont consenti à recevoir ces règles (Vaug., II, 19-21, A. d. B., 215 et 711) ; ils n'acceptent pas non plus qu'on ne puisse pas dire le malheureux qu'il estoit, à l'imparfait, aussi bien que
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le malheureux qu'il est, au présent (I, 236-238). La fameuse règle de l'accord de tout, combattue en partie par Ménage, qui soutenait que ils sont tous estonnez était fort correct, passa. Mais non toutefois sans que l'Académie l'amendât, en retranchant une des exceptions les plus saugrenues, suivant laquelle il fallait dire les dernières figues estoient tout autres, mais : j'ay veu l'estoffe, elle est toute autre (I, 179-18,).
Nouvelles exigences. — Toutefois ces exemples ne doivent pas tromper. Ce n'est pas pour ôter des épines à la nouvelle grammaire qu'on a fait effort, c'est pour les mettre plus nombreuses et les enchevêtrer.
A. — D'abord certaines règles deviennent beaucoup plus impératives.
Vaugelas préférait hampe à hansle. L'Académie n'accepte plus que le dernier (V., II, 336). Il trouvait parce que meilleur que pour ce que ; celuici est mis hors d'usage (I, 117-118). Il s'était arrêté sur le point de condamner l'emploi de la troisième personne du verbe dans une phrase telle que celle-ci : si c'était moi qui eût fait cela, retenu par le sentiment d'une personne très savante (Chapelain?); Th. Corneille hésita encore. Mais l'Académie fit la règle et rendit obligatoire l'accord de personne (I, 171).
Je ne nie pas qu'il soit, quoique moins élégant, était toléré par Vaugelas.
La négation est proclamée obligatoire dans la proposition secondaire (I, 104). Quoiqu'il fût mieux de ne pas mettre ou devant soit, les poètes n'étaient pas trop blâmés d'en user, lorsqu'il leur fallait une syllabe.
L'Académie condamne cet excès d'indulgence, « la poésie ne sauroit autoriser ces sortes de négligences contre la langue » (I, 92), etc., etc.
B. — Ensuite et surtout on ajoute à Vaugelas. De ses règles sortent des règles nouvelles, scions d'un arbre en pleine sève. Ainsi on trouve dans les Remarques une observation sur il y en a cent de tuez, et relative à l'emploi de la préposition de dans cette locution. Après en avoir jugé à peu près comme Vaugelas, l'Académie ajoute : « Il faut remarquer que la particule de ne se met que devant des noms adjectifs ou des participes, et non pas des substantifs. On dit fort bien : Il y en eut vingt de pris, et on ne dit pas il y en eut vingt de prisonniers » (I, 286). Je n'ai pas cru devoir classer ces règles, nées à propos du texte de Vaugelas, à part celles que l'imagination raisonneuse ou l'observation des grammairiens nouveaux à produites d'elle-même. On les trouvera toutes réunies dans le chapitre qui suit.
QUELQUES RÈGLES NOUVELLES PARMI BEAUCOUP : A. Noms substantifs. — Outre qu'on continue à déterminer le genre des substantifs, on cherche à arrêter la liste de ceux qui n'ont qu'un nombre, soit le singulier comme ail, bestail, faim, fièvre, merci, réputation, sang (Mén., O., I, 291-297), soit le pluriel, comme anccstres, pleurs (Ib., 289), gens (Ib., 60).
On examine aussi des formes suspectes : tyranne (Ib., 75), madrigaux (B., D., 126), chevau-léger (Mén., O., I, 270), édil ou édile (A. d. B., Sui., 62).
B. Adjectifs. — On détermine ceux d'entre eux qui peuvent recevoir un régime : Peut-on dire, victorieux des ans, impatient du joug, ambitieux d'honneur? Ménage est pour l'affirmative (0., I, 396), Bouhours pour la négative (D., 112, et R., 517). Ce dernier prononce également que intrépide
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aux menaces, incurable aux remèdes, insatiable de biens ne se disent point (R., 191). Andry voudrait qu'il fût permis de dire passionné de, sinon en parlant de choses quelconques, du moins quand il s'agit d'une femme (Refl., 367). Prest à et prest de commencent à se distinguer. On n'écrit pas encore comme aujourd'hui; du moins Bouhours recommande de toujours employer prest de, quand on veut dire : sur le point : vous estes prest de jouir du bonheur éternel (Sui., 179). Andry cherche à établir la règle qui veut que l'adjectif, quand il y a comparaison, se fasse précéder de aussi, alors que la phrase est positive, de si dans les cas où elle ne l'est pas. Ex. : les vœux que je fais pour une santé aussi importante que la sienne, et non : si importante (Refl., 78). Cette règle, mal vue par le P. Bouhours, est reprise par Th. Corneille (V., I, 139).
C. Pronoms. — 1° Personnels. Comme il reste usuel de dire parler à lui, Andry imagine qu'il y a un sens plus fort dans ce tour ancien que dans le tour nouveau : lui parler, qui commence à s'introduire (Sui., 5). Lui est un relatif propre à l'homme ; on ne le dit point en parlant d'un cheval, sauf au datif : on lui a donné de l'éperon, mais on ne dirait pas : ce cheval fait tout ce qu'on veut dès qu'on est sur lui (Th. Corn.; V., I, 177). Elle donne lieu à une observation analogue : aux cas obliques, elle ne convient pas à la chose, on ne s'en sert que dans quelques cas: a) si la chose est personnifiée; b) quand elle est entrelacée dans la période; c) quand « la phrase qu'on employe a rapport d'elle-mesme aux personnes » ; en ce cas elle peut finir le discours ; ex. : il ne faut pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre si hardiment en société avec elle. « Cette locution entre en société, qui regarde directement les personnes, fait que austérité jouit en quelque sorte des droits de la personne » (B., Rem., 388).
En ne se met pas avec agir: il agit mal, non : il en agit mal (B., R., 181).
Au contraire, il faut dire s'en tenir, au sens de se fier, se contenter (A. D. B., Ai/^194). On dit bien n'en pouvoir plus, s'en prendre à quelqu'un. Ainsi cette phrase ne vaut rien : Hobbes se prend à ses subtilitez (de la théologie) de la division de l'Église. Pourtant en n'y serait pas bien, il fallait tourner autrement (B., Sui., 122-125).
2° Réfléchis. — On emploie soy quand on parle en général : on aime mieux dire du mal de soy, que de n'en point parler. Au contraire on dira : c'est un homme qui parle de luy sans cesse. En pareil cas, soy ne se met que pour éviter l'équivoque, ou pour parler de l'extérieur de quelqu'un : il est propre sur soy. Quand il s'agit d'une chose, on met d'ordinaire soy : Cette figure porte avec soy le caractere veritable d'une passion forte et violente. Mais ici on pourroit dire avec elle. Toutefois luy ne convient pas si généralement à la chose que elle. Enfin on dit toujours parfaite de soy, et non parfaite d'elle (B., Rem., 287 et s.). — De soy ne peut se rapporter à un pluriel que s'il s'agit de choses. (Th. Corn.; V., I, 275); soy-mesme se dit comme soy en général. D'une personne particulière soy mesme et luy mesme se disent presque également, sauf qu'au nominatif on met toujours luy mesme. Quand il est question d'une chose, on met toujours soy mesme (Id., ib.).
3° Possessifs. — Son, sa, ses doivent être remplacés par en, au nominatif et à l'accusatif, s'ils ne se rapportent pas à une personne, à une collectivité comme église, ou à une chose spirituelle, telle que vertu, vérité. On ne dit pas : je connais cette fièvre, ses accès sont longs (Port-R., 63; Bouh., Sui., 356).
4° Relatifs. — Les constructions latines, si chères au moyen français, sont définitivement condamnées. Bonhours blâme : Dans la conduite de l'armée, dont il étoit très capable et très instruit des Loix divines et humaines
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(B., D., 436); Andry, de son côté, relève cette phrase : lesquels, s'ils vivaient, la République subsisteroit (Refl., 329).
D. Verbes. — On proscrit comme populaires certaines formes :je buray, tu buras, (M., O., I, 271), je préverrai (A. d. B., 448). Mais c'est la syntaxe des verbes surtout qui préoccupe les théoriciens. Un de leurs soucis et une de leurs prétentions est de séparer définitivement intransitifs et transitifs.
Sont condamnés : éloigner qq. c., dans le sens de s'éloigner de quelque chose (Mén., O., I, 283); la fièvre le prit (A. d. B., Réfl., 282); dépouiller quelque chose, sauf en poésie et dans la locution dépouiller le vieil homme (B., Sui., 107), etc. Au contraire, on admet renoncer la foy, quoiqu'on dise renoncer à quelque chose (A. d. B., 11).
Dans nombre de cas la syntaxe donne lieu à des distinctions. Ainsi commander régit le datif quand on commahde effectivement : il commande aux chevaux-légers de pousser les ennemis; il régit l'accusatif lorsqu'il s'agit d'un pouvoir ordinaire de commander : Artaignan commande les mousque- taires (Mén., O., I, 131); satisfaire gouverne l'accusatif quand il s'agit de la personne directement : satisfaire les gens ; mais s'il s'agit des passions de la personne, comme de son avarice, de son ambition, il faut mettre le datif : satisfaire à son ambition (A. d. B., 628); suppléer ne veut point d'à après soi lorsqu'il signifie donner, mettre, accorder, comme par exemple : suppléer ce qui manque (A. d. B., Sui., 348). Si participer signifie entrer en partage, il faut mettre à, s'il signifie tenir de la nature ou de la qualité d'une chose, il faut de (Id., Sui., 225). Conspirer à se dit là où la volonté n'a point de part : Tout conspire à son bonheur. Conspirer quelque chose se dit d'un complot, toujours en mauvaise part (Id., Sui., 45).
Pour les temps, Ménage aborde la difficile question du double parfait des intransitifs, et il dégage une différence essentielle : savoir que il a sorti signifie il est sorti et revenu, tandis que il est sorti implique que l'on n'est pas revenu. C'était s'approcher beaucoup plus de la vérité que les théoriciens de Faction et de l'état, qui n'ont fait qu'embrouiller pour plusieurs siècles l'évolution si simple de la langue.
Andry exige des concordances plus strictes entre les temps des propositions principales et ceux des propositions dépendantes. Il demande qu'on dise : Au jour du jugement on ne demandera pas ce que nous aurons lu, au lieu de ce que nous avons lu (Sui., 174). Et encore : J'ai consulté de fort honnêtes gens, et j'ai été surpris de voir que leurs sentiments ne s'accordaient point avec les miens. Selon ce docteur, s'accordoient est une faute (Ib., 374).
C'est le commencement de ce système qui va de plus en plus triompher au détriment de la langue, et qui peu à peu amènera à considérer, dans ces sortes de cas, moins les nuances de l'idée et les exigences du style, que les rapports purement extérieurs des formes grammaticales.
Les modes avaient été à peu près négligés par Vaugelas. Bouhours étudie divers cas douteux. Pour les propositions concessives, il pose en règle qu'il faut le subjonctif dans celles qui commencent par quelque, l'indicatif dans celles qui commencent par tout : Toute/fausse qu'elle est, quelque fausse qu'elle soit (Sui., 288 ; cf. Dout., 176). Ménage avait déjà demandé le subjonctif dans toutes celles qui commençaient par quoy que, bien que, 4amr que, malgré l'autorité de d'Ablancourt, qui, à l'exemple des Anciens, se servait encore de l'indicatif (0., I, 183). Thomas Corneille, lui, subtilise sur les complétives. Comme il reste trace de l'ancien usage qui permettait d'employer le subjonctif après croire, il essaie de trouver des nuances et de déterminer les cas où le subjonctif reste possible. Suivant lui, je crois exigerait toujours l'indicatif : je croi que tu ne peux m'accuser; la 2e et la 3e personne s'accommoderaient des deux modes : tu crois que je suis ou que je sois de ses amis (Vaug., II, 93). Andry renchérit encore. Il estime que
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dans l'interrogation : croyez-vous qu'il le fera? le futur implique une persuasion que l'action n'aura pas lieu, tandis que si on dit qu'il le fasse, on est réellement dans le doute (Refl., 143). Ménage avait observé que il me semble se fait toujours suivre de l'indicatif, tandis qu'au contraire il semble admet également le subjonctif (0., I, 180). Et Th. Corneille le suit en cela (V., I, 93); mais Andry voudrait imposer l'indicatif. Ce qui est vrai de on diroit, n'est pas vrai de il semble (Refl., 651).
E. Adverbes. — Ménage et Bouhours s'entendent pour distinguer adverbes et prépositions, et malgré leur animosité habituelle, se félicitent mutuellement d'avoir séparé définitivement autour préposition de alentour adverbe (Mén., O., I, 277; B., D., 156). Depuis longtemps on taillait dans la forêt des vieux adverbes, les nouveaux théoriciens achèvent d'en abattre encore quelques-uns : devant ne doit plus se dire pour le temps, on dit devant moy, mais avant ma présence (A. D. B., Befl., 73) ; par suite devant hier n'est plus du bon usage (Rich., 1680). Davantage peut bien s'employer, mais non se faire suivre de que (A. d. B., Réfl., 147); tant y a est réputé familier (B., Sui., 311); tant seulement de même (Mén., O., I, 398).
F. Prépositions. — C'est ici surtout que l'imagination des grammairiens s'exerce : suivant Bouhours, on tient un éventail à la main, un van entre les mains (Sui., 29; cf. A. d. B., Sui., 68). Être au hasard est bien, si on ajoute par exemple : de perdre la vie; autrement il faut en hasard (A. d. B., Refl., 248). Suivant Ménage on dit : en Poitou, en Saintonge, ou dans le Poitou, la Saintonge, mais jamais dans le Lyonnois, le Vandomois; il est indifférent de dire dans le Maine, ou au Maine, mais en Maine est exclu (O., I, 259 et s.) ; Penser en quelqu'un est considéré comme plus fort que penser à (A. d. B., Refl. 381 ; B., Sui., 72). Même observation pour se fier en (A. d. B., Sui., 111). En comparaison est déclaré meilleur que à comparaison (A. d. B., Sui., 191). Par terre est distingué de à terre, le premier se disant de ce qui, étant déjà à terre, tombe de sa hauteur, le second de ce qui, étant élevé au-dessus de terre, tombe de haut (Id., Sui., 1). D'après doit être substitué à après, dans toutes les expressions telles que peindre d'après nature (B., Sui., 200). Proche se construit sans de devant un nom avec article : proche l'église Saint-Antoine; devant un mot sans article d'une syllabe ou deux il faut toujours de : proche de moy (A. d. B., Réfl., 446). Ménage déclare que ce n'est plus une question et qu'il faut dire : sur peine de la vie (0., I, 273); Andry l'admet, mais il veut au contraire qu'on dise : sous peine de mort (Sui., 353). Sur le soir doit céder la place à vers le soir, qui est mieux (A. d. B., Refl., 702). Il faut enfin abandonner au regard de qui n'est plus guère employé (de Call., Bon et m. usage, 174), mais garder moyennant, qui est bon, quoiqu'il fasse mal au cœur à quelques personnes délicates (B., Sui., 115).
G. Conjonctions. — On en sacrifie encore quelques-unes : certes, qui est provincial (Marg. B., N. O., 37); combien que, qui est hors d'usage (Rich.); à raison que, moins bon que à cause, ou parce que (A. d. B., Sui., 4). Mais c'est surtout à régler l'usage de celles qui restent qu'il s'agit de s'appliquer.
Qu'y a-t-il de moins considérable qu'un et et qu'un que mal ménagés dans le discours, dit Bouhours? et cependant il ne faut que cela pour défigurer la plus belle période du monde. Ainsi dans cet exemple : C'est un tour ingénieux. et qui forme l'esprit insensiblement au goust et au sentiment des bonnes choses, et au dégoust et à l'aversion des mauvaises (B., D., 258). Il en est de même des phrases où les si sont mal dispensés. Elles ne plaisent guère. Ex. : Je suis si fort touché que si j'étois capable de vous donner les loüanges qui vous sont deuës (Ib.).
H. Construction des phrases. — 1. Des anacoluthes. Il faut éviter tout ce qui y ressemble ; ainsi cette phrase : Mais, ne pouvant vaincre la résolution
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de Naboth, ce refus luy causa un chagrin étrange (B., D., 151). S'abstenir même de dire : Les Princes pourroient passer pour pauvres, ou pour de simples particuliers, en les comparant à Salomon (Ib.). Le gérondif est en l'air.
Andry, marquant un pas décisif dans la réglementation de la syntaxe du verbe, l'astreint à n'avoir qu'une sorte de régime, ou une proposition, ou un nom, mais non comme jusque-là un nom d'abord et une proposition ensuite, ou inversement. Il blâme : « Je réponds de vostre liberté et que vous n'aurez point à souffrir le faste des Macédoniens (cité par B., Sui., 172).
2. De la netteté. — Il ne faut pas, dans une même période, mettre de suite deux il ou deux luy, qui se rapportent à des choses diverses. Ex. : Il semble qu'il expose l'homme sur un grand et magnifique théâtre et qu'il luy donne ce qu'il desiroit avec une magnificence qu'il n'auroit osé espérer (B., D., 195; cf. Sui., 220 ').
Il est nécessaire de se garder avec soin des mauvais arrangements, qui créent des équivoques. Bouhours attaque des phrases comme celle-ci : Il les conduit tous à la fin à laquelle ils sont destinez par des voyes infaillibles (Sui., 154; D., 198 et s.). Et Barbier d'Aucour s'amuse à son tour de certaines périodes du Père : On a représenté une femme fort laide, qui vouloit être aimée, par un épouvantail (Sent. de Cl, 360 et sv.).
Un pronom mal placé arrête le lecteur. Vaugelas lui-même a écrit : Quand il n'est pas auxiliaire, la pluspart tiennent qu'il n'est jamais participe, et toujours gérondif (Th. Corn., II, 146). La négation semble dans cette phrase porter aussi sur le second terme.
C'est une faute du même genre, alors qu'un verbe principal régit deux infinitifs, dont le premier est un pronominal, de placer le pronom se devant le verbe principal, d'où il a l'air de commander également les deux infinitifs. Il ne faut pas écrire : Il se vient justifier et répondre aux accusations (Th. Corn., II, 85).
Enfin, il n'est pas jusqu'à la dimension des périodes qui ne doive être mesurée avec soin, si on ne veut rebuter le lecteur. Une des règles générales de rhétorique, dit Bouhours, est que les plus longues périodes ne passent point quatre membres, de sorte qu'une période de six membres est quelque chose, à mon gré, d'aussi monstrueux que seroit un homme qui auroit quatre mains et quatre pieds (D., 220; cf. Barb., S. de Clé., 365-366 et A. d. B., Sui., 186).
3. De la variété. — Vaugelas avait engagé à ne pas répéter les mêmes mots, dans le cas où cela n'était pas nécessaire; on renchérit. Bouhours compte le nombre de fois que Voiture laisse passer dans une page le mot honneur (D., 236). Le même trouve que deux datifs de suit-e sont à éviter s'il n'y a pas changement d'article, comme ici : A moins que Dieu ne leur fasse la grâce de renoncer à cette attache à leur sentiment (Rem., 276). Andry fait la guerre aux phrases embarrassées de de « qui sont des plus désagréables » : Les Juifs estoient jaloux de la gloire de la loy de Moïse. Il poursuit la répétition vicieuse de celles, avec, que, comme, mais, avoit, car : Ne traitez point avec moy avec ces soumissions et ces prieres. Quelles mesures prendriez-vous autres que celles que celuy que je defends a prises? (A. d. B., Refl., 570 et sv. Cf. Sui., p. 312 et sv.). Et Bouhours dans la Suite de ses
1. Il y a dans les Remarques posthumes de Vaugelas, une observation sur le même sujet. Cela peut paraître puéril, mais il faut se rappeler les exemples qu'on trouve dans les auteurs les plus classiques, Corneille ou Molière : Tout le spectacle se passe sans qu'il (le berger) y donne la moindre attention, mais il se plaint qu'il (le spectacle) est trop court, parce qu'en finissant il (le berger) se sépare de son adorable bergère (MaL im., II, 6).
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Remarques revient à ce sujet, en félicitant son prédécesseur d'avoir fait une recherche si exacte de toutes ces négligences.
4. De la sobriété. — Vaugelas avait été obligé de soutenir Balzac et ses constructions d'apparence pléonastique : « Quand je ne serois pas vostre ami, comme je suis. » Il allait là contre une tendance qui fut plus forte que lui. Même des disciples aussi fidèles que Marguerite Buffet, qui, en général, ne font guère que le copier, l'abandonnent sur ce point (Nouv.
obs., p. 108). Il était évidemment de bon ton de chercher dans le style tout ce qui pouvait paraître redondant, et de l'élaguer sans pitié. La même précieuse dit d'une manière générale : « Les termes superflus, quelques élégants qu'ils puissent estre, ne sont jamais bien receus. Ils sont condamnez de tous ceux qui font profession de bien parler la langue françoise, par exemple de vouloir dire : cet homme est riche et opulent, l'un a la mesme signification que l'autre ; par consequent, il ne faut que l'un ou l'autre ; autrement : nous estions environ dix ou douze dans cette compagnie. Il faut dire, nous estions dix ou douze. Environ ne vaut rien, étant inutile (Nouv. obs., p. 103). Elle enseigne ainsi à retrancher : ne dites pas : il a signé ce contract de sa main, mais : il a signé ce contract (Ib., 116), ni : il vous a attendu quatre heures durant, mais quatre heures (111), etc.
Toute l'école de Bouhours suit cette doctrine, si fort en opposition avec les habitudes du XVIe siècle : vivre sa vie, ressusciter d'entre les morts, n'estre bon à rien qu'à estre jetté, ne servir que luy seul, sont des phrases vicieuses : vivre, ressusciter, n'estre bon qu'à estre jetté, ne servir que lui disait la même chose (B., Sui., 333). Barbier d'Aucour lui-même est dans ces sentiments, et raille la vieille locution qui n'a pas cessé d'être l'objet de la haine des puristes : descendre en bas (Sent. de Cl., 359).
Dans ces conditions les synonymes ne devaient guère être ménagés.
Vaugelas les admettait encore; c'étaient, à ses yeux, comme les coups de pinceau successifs du peintre; et, dans ces vues, il réglait minutieusement la syntaxe des particules, articles, prépositions, etc., devant les synonymes aussi bien que devant les équipollents. Mais, après lui, on abandonne et ses règles et la manière d'écrire un peu lâche qui les rendait nécessaires. Nous avons vu ce qu'en pensait La Mothe le Vayer. Ne dites pas, observe après lui M. Buffet : Cette personne est fort propre et ajustée, mais fort propre (Nouv. obs., p. 105). Ni : Cette femme a un désir et une envie de vous parler, l'un est superflu (Ib., p. 116; cf. 105, 110, 111, 114). Bouhours ramasse des exemples de redoublements inutiles (D., 241 ; cf. Entret., 61). Andry ne tolère les synonymes que quand ils enchérissent sur d'autres ou qu'ils éclaircissent le discours (Réfl., 656). Et ainsi se forme peu à peu cet état d'esprit qui a amené La Bruyère à formuler l'axiome célèbre : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne ».
Rien peut-être, à mon avis, n'est mieux en opposition avec les usages reçus jusque-là, ni plus caractéristique de la langue et du style classiques.
Du reste il faut ajouter qu'à cette haine des redondances s'allie chez Bouhours et les siens, une haine égale des ellipses. D'abord sont à proscrire toutes celles qui donnent à la phrase quelque apparenèe d'irrégularité. Ainsi : Minerve, qui avoit eû un soin tout particulier des interests d'Ulisse, prit celuy d'obtenir de Jupiter un broüillard épais (Sui., 91). On ne voit pas du premier coup que celuy représente soin. De même c'est mal parler que de dire : S'ils ne se connoissent, eux mesmes et les autres, se connoissent régit bien eux mesmes, mais non pas les autres (D., 133).
C'est encore un tour incorrect que : Un déluge de corruption dans toutes ses actions et ses mouvements, toutes ne pouvant pas se rapporter à mouvements (Sui., 284). Comparez enfin cette phrase : Je luy dis ce que Dieu
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nous dit dans l'Écriture, et les plus grands Saints dans leurs écrits (D., 178).
On pourrait croire Andry moins sévère, quand il autorise cette expression : Les puissances ecclésiastiques et les seculières (Sui., 181), que Bouhours condamne. Mais lui-même a un chapitre sur les répétitions nécessaires 547) et un autre sur les retranchements vicieux (595).
Il n'est guère que Barbier d'Aucour qui, parmi les théoriciens, ait senti quelle lourdeur fastidieuse ces retours du même mot allaient donner au style. Et il reprend chez son adversaire quelques périodes, peut-être écrites régulièrement, mais qui sont en effet insupportables : CharlesQuint disoit que, s'il voulait parler aux Dames, il parleroit italien, que s'il vouloit parler aux hommes, il parleroit françois, que, s'il vouloit parler à son cheval, il parleroit allemand, que s'il vouloit parler à Dieu, il parleroit espagnol. A moins que d'être délicat, ajoute le spirituel avocat, on n'aimera point cette harmonie, et si le P. Bouhours se montre si scrupuleux à répéter les mots, c'est qu'il connait moins l'esprit que les termes de la règle (357). On sait comment, malgré cette protestation, la lettre prévalut sur l'esprit, chez les grammairiens postérieurs.
Caractères de la nouvelle grammaire. — On a pu, chemin faisant, noter et apprécier les caractères principaux de la grammaire nouvelle. Peut-être seulement, à travers ce sec résumé, ne peut-on voir sur quelles subtilités d'analyse elle se fonde. Pour s'en donner une idée, il suffira de se reporter à la remarque de Vaugelas sur la phrase : c'est une des plus belles actions qu'il ayt jamais faites, et de lire les gloses qui s'y rapportent 1. On peut comparer à ce raisonnement les discussions sur le genre qu'il convient de donner au pronom représentant personnes dans des phrases un peu longues (Id., I, 60-61), ou encore les dissertations sur les fameuses règles des participes (Men., O., I, 46; B., Rem., 518; A. d. B., Refl., 353). L'imagination remplace là peu à peu l'observation, et même la logique, sur laquelle on croit cependant s'appuyer.
Aussi rien d'étonnant que pareille méthode conduise à de fàcheux résultats, à une surcharge de règles épineuses, particulières à l'excès, souvent contradictoires. Sans doute Malherbe et Vaugelas avaient déjà versé dans ces abus; toutefois l'un et
1. C'était déjà, comme dit Chapelain, une des observations les plus démêlées du volume. L'Académie se contente d'ajouter qu'on dit également bien : c'est un des plus grands parleurs qui fut jamais, et c'est un des plus grands parleurs qui ayent jamais esté. Mais Thomas Corneille, reprenant la question après Ménage, à force d'analyses et de comparaisons, arrive à établir plus finement que « quand la comparaison est exprimée par un nom adjectif joint au substantif pluriel, comme c'est une des plus belles actions, s'il suit un que ou qui avec un verbe, ce verbe doit être mis au pluriel ; mais si la comparaison n'est exprimée qu'après le nom substantif pluriel, comme c'est une des choses qui a le plus contribué, ce relatif qui demande le verbe suivant au singulier (Vaug., I, 256 et suiv.)
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l'autre étaient moins impérieux, ou du moins ils ne l'étaient qu'au nom de l'usage, et là où ils croyaient de bonne foi le mettre en règles. Leurs successeurs sont incontestablement plus prétentieux. On sait comment Bossuet leur donnait imprudemment le droit de l'être : « Vous êtes, disait-il à l'Académie, un conseil réglé et perpétuel dont le crédit, établi sur l'approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l'usage et tempérer les dérèglements de cet empire trop populaire ». Les livres qui se publient, par respect, n'osent pas encore se nommer autrement que Remarques ou Observations; en réalité leurs auteurs sentent bien qu'il y a dans leur œuvre une part de création personnelle, et ils n'en imposent pas moins leurs « remarques » comme des lois. Même en dehors des publications académiques, les mots de « décidé, décision » reviennent à chaque instant. On vote et l'opinion de la majorité est réputée règle de la langue.
Le plus célèbre de ces votes est celui que l'Académie émit le 3 juin 1679, par lequel il fut décidé qu'on ne déclinerait plus les participes actifs. Il y a d'autres exemples analogues. A partir de cette époque commence en réalité une nouvelle période dans l'histoire de la langue, celle où des hommes, tout en jugeant les questions en scolastiques, bien moins d'après l'usage que d'après la tradition et les textes, sont reconnus et sacrés interprètes de l'usage. En un siècle, l'empire de la langue a passé des écrivains à des théoriciens professionnels. Il est facile de montrer et de blâmer l'abus qu'ils ont fait de leur autorité. Mais ces excès étaient inévitables. Il n'est pas une classe d'hommes qui se voyant déférer du consentement général un empire sans contrôle, ne soient portés bientôt à le rendre tyrannique. Les professeurs de cette nouvelle science, les prêtres de ce nouveau culte n'ont pas échappé à la loi générale. Ils ont une autre excuse, ils ont voulu immobiliser ce qui est de sa nature mobile; c'est qu'une grande littérature une fois née, on ne pouvait plus guère arguer contre le français que du manque de fixité. Ses défenseurs ont voulu lui donner ce qui lui manquait. L'émancipation se fût faite sans doute sans ce sacrifice. Mais un vague instinct disait au public qu'on avançait ce mouvement désiré au prix d'un peu de liberté. On paya avec goût la rançon.
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III. — Les résultats (suite).
Le Dictionnaire et les Dictionnaires.
Coup d'oeil en arrière. — Le premier dictionnaire français, j'entends par là le premier dictionnaire donnant exclusivement les mots français, sans traduction en une autre langue, est le dictionnaire de Richelet, qui parut en 1680. Mais, avant cette date, il existe un grand nombre de dictionnaires françaislatins ou français-étrangers.
Sans pouvoir examiner un à un les dictionnaires du XVIe siècle, je dirai seulement qu'ils sont de deux ordres, les uns destinés aux Français qui étudient le latin, les autres aux étrangers qui veulent apprendre la langue française.
Ces derniers sont souvent de simples recueils de poche, assez analogues aux guides qu'on emporte aujourd'hui encore en pays étranger. Mais beaucoup ont une importance plus grande; ils sont faits pour ceux qui lisent, et on y trouve une foule de termes non courants, relevés dans-Jes auteurs, voire dans les poètes néologues, si bien qu'on trouve en eux, pour l'étude de la langue du temps, une source sinon très pure, du moins très abondante. Parmi ceux-là je citerai le Dictionaire ou Promptuaire françois-flameng, de Melléma, publié à Anvers en 1589.
Les recueils français-latins sont aussi de valeur très inégale.
Il y a quelques petits livrets insignifiants. Mais, même pour les classes, on faisait très complet, le latin devant être su tout entier. Le plus important de tous ces dictionnaires et aussi un des premiers est celui de Robert Estienne : Dictionaire françois- latin, contenant les motz et manieres de parler françois, tournez en latin, 1539. A. P. Comme le Dictionnaire latin-françois paru l'année précédente, il est fait pour « la jeunesse qui est sur son commencement et bachelage de literature ». Point d'exemples tirés des auteurs. Où Estienne les eût-il pris? Point de définitions non plus. Mais un choix judicieux d'expressions montrant les mots dans plusieurs sens, propres et figurés. Malgré des lacunes et des défauts, le livre d'Estienne resta le modèle du livre classique en ce genre, et les principaux recueils du XVIC siècle
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n'en sont que des réimpressions, retouchées, enrichies, toujours.
fidèles à la langue courante, et comme ignorantes de la langue artificielle que s'étaient faite les écrivains. Melléma, qui voulait permettre à ses lecteurs d'entendre Du Bartas, est plus littéraire que Jean Thierry, qui ne songeait en vérité qu'à enseigner intégralement le latin.
Les dictionnaires de 1600 à 1660. — Si on met à part le Dictionnaire très ample de la langue espagnole, par Pallet et le Dictionnaire françois italien de Canal (1603), c'est encore par une édition transformée de l'œuvre de Robert Estienne,.
que s'ouvre la série lexicographique du XVIIe siècle. Je veux parler ici du Thresor de Nicot 1, paru en 1606. La partie française y est singulièrement augmentée; il y a des explications el1 français du sens des mots, des observations grammaticales, sur les genres, la prononciation, l'orthographe, l'étymologie. Mais le dictionnaire de Nicot n'est pas le dictionnaire de la langue de son temps. Il ne renferme pas tous les mots du XVIe siècle, tant s'en faut, il en garde encore beaucoup, l'auteur non seulement n'ayant pas songé à faire disparaître ceux qui étaient tombés en désuétude depuis Robert Estienne2, mais en conservant d'autres, de parti pris, qu'il savait archaïques, et qu'il lui paraissait pour cela utile d'expliquer 3. En outre, il s'en faut bien que tous les mots alors vivants s'y trouvent, il en est une foule que, sans raison valable, Nicot a écartés, ou qu'il a omis 4.
Le dictionnaire de Cotgrave 5, qui parut en 1611, est une
1. Le titre exact est : Thresor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne, auquel entre autres choses sont les mots propres de marine, venerie et faulconnerie, cy-devant ramassez par Aimar de Ranconnet. Reveu et augmenté en ceste derniere impression de plus de la moitié; par Jean Nicot, vivant conseiller du Roy, et M" des Requestes extraordinaire de son hostel. A Paris, chez David Douceur, 1606. Ce livre a fait l'objet d'un travail de M. Lanusse :De Joanne Nicotio philologo, Gratianopoli, 1893. On y trouvera, consciencieusement étudiés, les défauts et les qualités du livre. Ce n'était pas la première transformation que Nicot faisait subir à l'œuvre d'Estienne, déjà revisée par ThierryL'édition du Dictionnaire françois latin, publiée par Jacques du Puy, en 1573, et plusieurs fois réimprimée, porte son nom. -
2. Degaster, se deliberer, disparer (disparaître), etc.
3. Je citerai antan, greigneur, endementiers, grever, enherber.
4. Athéisme, solécisme, géométrie, archevêque, catégorie, épithète, adoptif, fugitif, inséparable, mémorable, fécond, alliage, lavage, bonnetier, fendeur, grondeur, singerie, sonnerie, verrerie, chatouilleux, nuageux, colleter, philosopher, dogmatiser, barbariser, latiniser, exact. -
5. A Dictionarie of the French and English Tongues, compiled by Randle Cotgrave, London, Adam Islip, 1611.
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œuvre capitale 1. On y trouve des mots qu'on chercherait vainement ailleurs : bicque, causerie, charbonneux, clignotement, coloration, constitutif, déchi- rant, dépenaillé, émarger, exproprier, immangeable, imperforation, incongelable, inculper, incurie, inflexibilité (employé par Bossuet), interversion, irrespectueux, etc.
On y trouve surtout enregistrés quantité de termes qui vont se maintenir dans la langue, et que les recueils antérieurs ne connaissent pas : appreciateur, armateur, armorial, babeurre, bagatelle, basard, belle-fille, bequilles, bigarreaus, botanique, brouhaha, bucheron, burlesque, bouffissure, cafardise,cagnard, campagnard, canonicat, carguer, carton, cervelet, chanceux, chiffon, chafouyn, chuumine, clientelle, colleter, cochere (porte), qui n'est - que dans Danet, colossal, contact, concis, coquet, culte, complaisant, dada, debarrasser, desbourser, desgobiller, desgrossir, desmenagement, desgueniller, desubuser, desintrressé, destromper, dévolution, dilatable, disgracier, dodu, droguer, dispensaire, effronterie, éliminer, embarras, émissaire, équilibré, equippée, esquisse, esquisser, esquiver, facture (= note), fadeur, filtrution, frugal, griffonner, hableur, homonyme, impie, incendie, incontestable, incom- petent, indecrotable, indiquer, insurmontable, insurger, intarissable, intelligent, intercepter, intimément, intolerance, invectiver, inverse 2, etc.
Mais, en revanche, il cite pêle-mêle une foule de mots qui n'étaient pas ou qui n'étaient plus dans la langue littéraire.
Ceux de Rabelais et ceux de Ronsard, les mots dialectaux, vul- gaires, les vieux, les écorchés du latin ou du grec, il recueille tout, sauf à donner parfois une courte indication relative à la provenance 3.
1. Dans l'intervalle avait paru le Tesoro de las tres languas de Hierosme Victor, 1606; et le Tesoro de las dos lenguas francesa y española de César Oudin. Paris, 1607; ainsi qu'un Dictionnaire françois allemand latin. tres utile aux Allemans Genève, 1610, cité par Stengel, Verzeichniss, n° 57. Je n'ai pas eu entre les mains ce dernier ouvrage. C'est peut-être la 1re édition de celui qui est cité p. 755, note 2.
2. Cette liste, comme plusieurs de celles qui suivront, s'arrète aux mots commençant par j. Bien que j'eusse des observations isolées sur nombre de mots qui viennent après, et que j'aie pensé devoir les citer quelquefois, je me suis cru autorisé à citer de préférence la partie du vocabulaire pour laquelle j'ai fait une comparaison minutieuse et systématique des lexiques. Des conclusions fondées sur le dépouillement des lettres A, B, C, D, E, F, G, H, I, m'ont paru devoir être à peu près les mêmes que celles où conduirait un dépouillement total; d'autres pourront reprendre la tâche où je l'ai laissée; si j'avais choisi à travers tout le lexique on n'eût pu compléter qu'en recommençant tout.
3. Je citerai : s'alouser, alterquer, acarer, acaser, acomparager, -- amasse-miel, chasse-crainte, chasse-ennui, chasse-erreur, chasse-fievre, chasse-mort, chasse-nue chasse-pape (terme des dernières guerres civiles), collauder, cressiner, dougé, doux-amer, doux-glissant, emulissemenl, s'embadurnoser, esclop (tholosain), esclaire- tout, fier-humble, infrasquer, indulgentieux, ingambé, ingargouillat, inidoine, inscrophiez (Rab.), incosimité (Id.), jectigation, mansuet, etc , etc.
HISTOIRE DE LA LANGUE. V. 48
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Nous ne pouvons que nous féliciter que Cotgrave ait suivi cette méthode, tout en regrettant qu'il n'ait pas coté les endroits où il avait relevé tant de mots rares, comme il en avait d'abord eu l'intention. Ses compatriotes ne pouvaient non plus qu'être satisfaits de posséder un recueil si vaste, ceux du moins qui voulaient lire nos écrivains. Mais pour les Français du temps, et l'auteur s'en rendait compte, son livre n'était nullement le lexique de l'usage1.
Entre 1611 et 1635, aucune grande œuvre lexicologique à signaler2. En 1636, le P. Monet, jésuite, publie l'Invantaire des deus Langues françoise et latine, assorti des plus utiles curiositez de l'un et de l'autre Idiome. (Lyon, chez Ant. Pillehotte, la veuve de Cl. Rigaud et Phil. Borde, in-f°.) On a d'autres recueils de lui, celui-ci est à la fois le plus volumineux et, à différents égards, le plus intéressant. Monet est le premier à donner beaucoup de mots assez nouveaux : avant-gout (qui manque encore à Richelet), * bigarreau, * bilan, * bucheron, * carabin, complimant, consultant, * conviction 3, * decrediter, * deferance,
1. Dans un Avertissement « au favorable lecteur François, I. Loiseau de Tourval, parisien, s'en explique ainsi : « Il te suplie bien fort, si tu trouves icy quelques mots qui te sonnent mal auz oreilles, ou mesme qui ny ayent encore iamais sonné, de croire, qu'ilz ne sont point de son invention, mais recueilliz de la multitude et diversité de noz Auteurs, que possible tu n'auras pas encore luz, et qui, tant bons que mauvais, desirent tous d'estre entenduz.
Il pouvoit bien citer le nom, le livre, la page, et le passage; mais ce n'eut plus icy été un Dictionaire, ains un Labirinte. Permis à qui voudra d'en user, ou de les laisser; Bien entendu, toutefois, que ce ne seroit pas le pis qui nous pût arriver, que de remettre suz certains mots sur-annez, que nous avons mieuz aimé laisser perdre, quoy que très propres et significatifs; Et autres de notre propre' cru, bien que de divers terroirs, allans plutôt mandier chez les Étrangerz pour nous exprimer, ou bien nous taisans dutout, ou parlans par un long contournement de paroles, que d'ouvrir un peu la bouche pour en prononcer quelques-uns qui sembloyent trop revesches pour la douceur du palais de nos Damoiselles, ou grater l'oreille delicate de Messieurs noz Courtisans de ce temps cy. »
2. Les livres qu'on peut citer sont sans importance. Exceptons Dan. Matras, Le petit Dictionnaire françois-danois, Copenhague, 1628 (Bib. Maz., 44 136; nomenclature intéressante par les termes familiers qu'elle renferme; [Anon] Dictionaire françois-alleman-latin avec une brieve instruction de la prononciation Genève, Jacob Staer, 1628; et surtout : P. Monet, Abrégé du parallèle des langues françoise et latine, Lyon, veuve J. Abel, 1624. A. P. (avis daté de Lyon, 30 mars 1620). Sa Table des langues françoise et latine, Lyon, J. Caffin, 1632, est tout élémentaire.
(Bib. Nat. X. ++. 1383).
3. Je marque par des caractères gras tous les mots que je cite, dont on ne connaît pas d'exemple antérieur à celui qui est rapporté ici. Les mots précédés d'un astérisque sont ceux qui ne sont pas signalés avant le XVIIe siècle. En se reportant aux listes données p. ~775, 800, 801, 802, on pourra avoir un tableau assez ample du mouvement néologique au XVIIe siècle.
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*derangemant, * desabuser, * desagreablemant, * disgracié, * fastucus, *gene- reusemant (1630), * halte, imaginable, impatroniser, * impénitance, * indé- çance, inespérémant, intemperie, irréconciliable, irresolu, * isoler.
Enfin on en trouve, chez lui, qui manquent aux dictionnaires les plus complets, Oudin, Richelet, Furetière, l'Académie. Citons cartable, desharnachement (repris par le P. Pomey), desaccointance, * effectuellemenl (Peir., Let. à Dup., I, 184). Mais il s'encombre de mots surannés :
ains, avesprer, aconsuivre, bloutre, bobeliner, bragard, brodure, buquer, chaloir (Fur. : « vieux mot »), chiqueté, cogitation, colomb, desaccointer, dedication, delire (= deligere), depris, desappetissance, deshait, etc., que Nicot gardait. Il en a d'autres que son devancier lui-même avait laissés tomber : bellique, bouteroue, carrousser, infamation, inhonneste, etc. 1.
Après Monet vient Antoine Oudin Il a la même importance comme lexicographe que comme grammairien. Non seulement il perfectionne les lexiques franco-italiens et franco-espagnols de son père, mais il y ajoute des œuvres nouvelles, riches d'information et originales : ses Recherches italiennes et françoises (1640), et ses Curiositez françoises pour servir de supplément aux dictionnaires. Le deuxième de ces ouvrages a pu être réimprimé avec fruit à la suite du Dictionnaire de l'ancien langage françois de Lacurne de Sainte-Palaye. C'est une source unique pour les expressions triviales ou même populacières, qu'on trouve dans certains textes et dont l'explication est donnée là. Dans ses recueils Oudin est très complet; il est seul à enregistrer certains mots : * brancade (troupe de forçats attachés à la chaîne), dadais, desbridement, divertissement, * doucher, duumvirat, * exorbitance (qu'on lit dans Chap., Let., II, 720); estiver (qui se trouve dans La Framboisière, Œuvres, 1661) ; eslochement = effondrement (que Dupleix signalait comme devant être français, Lum. de Mat. de Morg., 295); grimauderie (Peir. à Dup., 1,215); heurtade(quise rencontre dans Chapelain, Let., 1,528) ;peregrinité(Rabelais, aussi d. Charp., Excell. de la l. fr., 811); * poetastre (Chap., Let., II, 388).
Il donne aussi des mots nouveaux que les lexicographes ont recueillis après lui, mais que ni Monet ni Nicot n'avaient donnés
1. Voir encore de Monet le Nouveau et dernier Dictionnaire des langues françoise et latine. Paris, Cl. le Bau, 1645, in-4°.
2. Entre les deux je ne vois guère d'intéressant à signaler que le Grand Dictionnaire françois-flamen publié à Rotterdam, 1636, 4° (Bib. Maz., 10205), et un recueil partiel, assez complet, mais bien archaïque : P. Roi. Ogier, Invantaire des particules françoises et esclaircissement de leurs divers usages réduits au parallele de la langue latine. La Flèche, Griveau, 1641.
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auparavant, et dont quelques-uns étaient alors si rares qu'on n'en a pas jusqu'ici trouvé d'exemples antérieurs dans les textes :
* capricieusement (1640) ; * desblay (1642) ; * deseoulourer (1642) ; * desa- greement (id.); deplorable (qui est dans Malherbe); * desabillé (subst.,
1642); * destachement (1642); * disneur (id.) ; docilement (id.); * esluder; embryon (qui est dans Chapelain, I, 392); * errata (1642); escarpoulette (emprunté au commencement du siècle, mais qui manque encore à Richelet); expectative (Let. de Peir. à Dup., 1, 343); * fatuité1 (encore contesté par Bouhours, D., 7); * fourberie (1640); galimatias (que Chapelain, Let., 1, 284, emploie après Montaigne et Malherbe); * gazettier (Chap., Let., 1, 278); * gazette (1642), * glaciere, etc.
Il en cite qui étaient chez Cotgrave :
* delectable, * detergent, * éliminer, * emissaire, * enmitoufflé, * equipée, * esquisse, frottée, ou chez Monet : bouteroue, brifaud, canage, et qui ne sont pas dans les autres lexiques.
Mais précisément Oudin est trop complet. Il sait la langue de son temps, il la sait trop tout entière, il se rappelle que grimelin est dans Mlle de Gournay, que chiquet, folichon se disent dans la ville. Il garde de vieux mots, tels que : tribouiller, bellique, dodeliner, emperiere, desaccointer, desaccorder, desaise, despit (adjectif; cf. Vaug., II, 483); diamantin (encore dans Chap., Let., I, 587), excuseur, infrequence, immisericordieux.
C'était un excellent interprète pour étrangers. Pour les Français, il n'a rien fait qui fùt l'équivalent de sa Grammaire rapportée au langage du temps2.
Le P. Pajot, de la compagnie de Jésus, a donné à la Flèche, en 1643, un Dictionnaire nouveau françois-latin,. enrichi de plusieurs façons de parler communes et ordinaires qui ne se trouvent point aux autres3. Il est vrai que ce recueil est assez ample, comme le prétend le titre, beaucoup moins cependant que celui d'Oudin. Et d'autre part il manque de critique. Dans ses Jugements des savants, Baillet dit que ce Père « savoit le François comme un étranger nouvellement entré dans le
1. Ce mot avait existé au XlV. siècle.
2. A signaler cependant la très curieuse préface de ses Curiositez, où il attaque non seulement les écrivains, mais les grammairiens tels que Martin, et Samuel Bernard, qui ont rempli leurs ouvrages d'un grand nombre d'antiquailles, capables de donner de la répugnance.
3. Cette édition, qui est à la Bibl. Mazarine, n° 10 171, porte le nom de Dernière édition. Je n'ai pas trouvé la première, non plus que le bibliographe de la Compagnie de Jésus, Sommervogel.
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Roïaume ». Et l'abbé Goujet souscrit à ce jugement, peut-être un peu sévère. En tout cas Pajot ne pouvait pas être un guide.
J'en dirai autant de Duez, dont les travaux méritent l'estime, mais dont ni la grammaire ni les dictionnaires ne sont au courant1.
En somme, de toutes les œuvres parues jusque-là, aucune n'était le dictionnaire que l'on attendait. C'étaient surtout des livres d'étudiants, ce n'étaient pas des guides pour les écrivains.
Quelques-uns des auteurs avaient de l'usage, ils connaissaient les difficultés qui venaient de s'élever sur le langage ; mais ils n'avaient pas à proprement parler de doctrine, ni par suite d'autorité.
Depuis 1660. — Dans le nombre des lexiques publiés jusqu'en 16802, il en est quelques-uns qui méritent une mention : d'abord le petit livre de Montmeran sur les synonymes, qui a le mérite d'être aussi peu puriste que possible; le lexique du P. Gaudin, surtout riche en phrases et en expressions (1664); enfin et surtout le Dictionnaire royal du P. Pomey (1664), qui contient un grand nombre de mots et de locutions alors nouvelles; l'auteur en cite lui-même dix-sept cent soixante dans sa préface3. Toutefois ce n'était pas là un moyen de se recommander aux Aristarques du temps, et sa curiosité ne valut au P. Pomey que le reproche d'entasser sans discernement et sans choix. Et c'était le pire qu'on pût lui faire à une époque où il s'agissait moins d'abondance que de goût.
1. Voir le Dictionnaire françois-allemand-latin, Amsterdam, Louis Elzevier, 2e édit., 1650, et le Dictionnaire italien-françois et françois-italien, Lcyde, 1659, J. Elzevier. — De 1643 à 1660 les publications lexicologiques sont peu importantes : voir J. César de Bernières, Étymologie des mots françois qui tirent leur origine de la langue grecque, en forme de dictionnaire, 1644, Paris, in-12 (Bibl.
Nat., X, 1332). — F. Morel, Diclionariolum latino-greco-gallicum, avec les mots selon l'ordre des lettres, Rouen, 1658. — Le P. Maunoir, Dictionnaire françois- breton-armoricain, Quimper-Corentin, in-8° (Bib. Nat., D., 5095). — Le P. Delbrun, Le grand apparat françois, avec le latin, recueilli de Ciceron, Tolose, 1657, 2e éd.
2. On trouvera la liste des lexiques publiés en France, depuis 1660, dans la Bibliographie qui suit cet article. A l'étranger, il importe de signaler surtout le travail de Guy Miege : Dictionnaire anglois et françois, Londres, Dawks, 1677, et le Dictionnaire françois-italien, imprimé au château de Dullier, en Suisse, la même année, où M. Livet a trouvé nombre de mots cités pour la première fois (voir son Lexique de Molière).
3. Il y a dans Pomey des mots qui ne sont ni dans Cotgrave, ni dans Monet, ni dans Oudin, ni dans Danet, Richelet, Furetière ou l'Académie : par exemple, conventionnellement. Pomey est l'auteur de différents autres ouvrages de grammaire.
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Le Dictionnaire de Richelet. — Richelet 1 avait déjà publié son Dictionnaire de rimes, lorsqu'il entreprit de donner un Dictionnaire français proprement dit 2. Une lettre de Patru à Maucroix 3 nous apprend comment ce gros ouvrage put être achevé en quinze ou seize mois. Patru fut prié de crayonner des exemples dans ses propres plaidoyers, pendant que Richelet dépouillait d'Ablancourt. Cinq ou six auteurs vivants, « pour avoir le plaisir et l'honneur d'être cités eux-mêmes », fournirent des extraits. Rapin et Bouhours, en particulier, « s'y jetèrent à corps perdu ». Et on eut ainsi les exemples du bel usage qui font l'originalité de ce dictionnaire et ont assuré son succès.
Patru en fit une revision. Richelet eut vraisemblablement pour sa part la définition des mots et la mise en œuvre du tout, de sorte que, malgré les collaborations, c'est bien à lui que reviennent les éloges et sur lui que retombent les critiques que son livre a provoqués. Je n'insisterai pas ici sur les gaillardises qu'on lui a reprochées et qui sont en assez grand nombre, surtout dans la première édition. Il ne s'est pas refusé non plus d'avoir de l'esprit aux dépens de gens qu'il n'aimait point : abbés, moines, chanoines, témoin la définition du prédicateur.
Les Normands, les Dauphinois ne lui agréaient pas mieux.
Enfin certains confrères sont visés dans divers articles. Voyez plutôt au mot épicier.
Mais ces malices, peut-être déplacées, tout en donnant au livre de Richelet le caractère d'un « livre satyrique et contraire aux bonnes mœurs », ne lui ôtent pas le mérite qu'il doit à des qualités très sérieuses. Il y a des oublis, toutefois le recueil contient l'essentiel ; les définitions sont en général assez justes, accompagnées souvent de remarques utiles; l'ordre, à l'intérieur des articles, est le plus naturel, l'auteur commençant par les sens propres pour passer aux figurés; enfin les exemples dont
1. Né en Champagne, à Cheminon-la-Ville, en 1631, mort le 23 novembre 1698. Ont paru de lui, outre le célèbre Dictionnaire de rimes : la Versification françoise ou l'Art de bien faire, et tourner les vers (Paris, 1671, in-12); Commencements de la langue françoise, ou Grammaire tirée de l'usage et des bons auteurs (Paris, 1698, in-12); Connaissance des genres françois (Paris, 1694, in-12).
2. Il parut à l'étranger, parce que, comme nous le verrons, l'Académie s était fait donner Dar Drivilège un monopole.
3. Ell a été publiée par M. Livet, dans sa réimpression de l'Histoire de l'Aca- démie de Pellisson et d'Olivet (II, 50).
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il a été parlé plus haut éclaircissent l'emploi des mots et offrent des modèles de style choisis en général avec beaucoup de discernement. Quelques notions grammaticales, ajoutées dans les cas difficiles, sur la forme ou la syntaxe des mots, complètent cet ensemble, dont un contemporain a pu dire qu'il « est excélent » (Manière de parler, 543).
Le même ouvrage ajoute qu' « il n'en est pas de plus propre à former à la pureté et à l'exactitude du français ». Ce qui a valu à Richelet cette appréciation si flatteuse, c'est la rigueur qu'il a montrée dans l'examen des mots qu'il entendait recevoir.
Évidemment sa méthode n'est pas inflexible. Il accepte des mots, les uns techniques, les autres vieux, les autres triviaux, que l'Académie et Furetière rejetteront : brode, chauffeur, chiffler, contractuel (Patru, Plaid. 12), culotin, démeublement, dissecteur, dogmatiseur, s'entrerépondre (d'Abl., Apoph., 1664, 189); s'entre-plaider (Id., ib., 266). Il en accepte aussi d'autres, très nouveaux, qui manquent pareillement à ses confrères : * le bien-dire (Boss., Par.
de Dieu, 2); * cayotisme (Saint-Évrem. dans Trévoux); * capricieusement (Oudin, 1640); * censurable (Pasc.. Prov, 3) ; * chronologue (Perr. d'Abl., César, Préf.; le mot est aussi dans l'A.); * complaisamment, * critiqueur (Cotgrave) ; * déisme (Pasc., Pens., 22) ; * débrutaliser (Mad. de Rambouillet); * dépedantiser, * dépedantiser, * docilement (Oud., 1642); * drôlement, flic, flac (Scar., Jod. duel.); déchainement (Bourd., Pas., 3°, 1re p.); explicatif (1617, Guillebert, Patru, Disc. pour les urbanistes).
Aussi ne faut-il pas tirer de conclusions trop serrées des faits que je vais signaler.
Toutefois il est certain que Richelet a fait un choix.
1° Il omet ou exclut tout à fait des mots donnés comme vieux par Furetière et l'Académie, ou au moins par l'un des deux : arroi, atourner, besson, cadène, cautèle, chartre, chevir, chicheté, chinfreneau, contumélie, contumélieux, chatonner, encharger, exultation.
Il omet ou exclut aussi des mots anciens ou triviaux, patois, que ces deux recueils conservent sans observation : s'accagnarder, augée, numaille, bigne, blanc-signé, boute-tout-cuire, brouée, cagnard, cas (adj.), cahute, caillebotte, cavillation, chevalier d'industrie,
1. Le mot porte cette note : « Le mot de « déposteur » n'est pas bien établi, et il ne se dit que parmi les gens de guerre, mais comme il abrège et qu'il est commode, on espère qu'il s'établira. » D'autres sont précédés d'une croix.
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chicheté, cogne-festu, consulairement, cossu, dégobillis, délinquer, déstourber, encharger, (s')épouffer, érafler, escarpolette, exultation, fiancer quelqu'un (dans le sens de se fiancer à quelqu'un), etc.
2° Il rebute ou ignore des néologismes qui seront acceptés par les mêmes lexiques : a). Les uns sont signalés avant 1680 : * anecdotes (Balz., Mél. hist., I, 509); * barioler (voir H. D. T.); * bénéficiaire (Ib., 1609); * bijoutier (qui aime les bijoux, Retz, Mém., III, 143); * bombarder (Cotgr., 1611); *bondissant (Boss., Or. fun. de Condé); * bridon (Cotgr., 1611); * brusquer (se dit tous les jours d'après Bouh., Rem., p. 302); * caracoler (Oud., 1642); * chafouin (Cotgr., 1611); * chaumine (Cotgr., 1611); * clairière (La Font., Psyché, 2); * clientèle (Cotgr., 1611); * cloistrer (Cout. de Lux., 1623); * colossal (Cotgr., 1611); * commandite (Ordon., XIX, 96, 1673); * crou- pier (Scar., R. com., II, 1); * déblai (Oud., 1642); * décampement (Ablanc., Apopht., 1664, 230) ; * décolorer (Oud., 1642) ; * défroque (Cotgr., 1611);* dépendamment (Boss., Con. de Dieu, 4, 11); * dessaisissement (Oud., 1642); * diflicul- tueux (mot de conversation, dit B., Nouv. Rem., 294); * discernement (Corn., Cin., II, 1); * disparate (Chap., Let., II, 625); * dissertation (Balz., Œuv., 1665, 283); * district (Cotgr., 1611), * douanier (Ib.); * effervescence (Sév., Let., 1202); * entresol (Oudin, 1642); * épistolaire (Balz., I, 554); état-major (Guillet, Art milit., 29); explicitement (Boucher, Tr. de la rel. chr., 1628); * grade (Cotgr., 1611); * griveler (1620, Chron. bord., H. D, T.); * grisaille (Monet, 1636); * globule (Pasc., Pens., 25); * historiette (Bouh., Rem. nouv., 292, « fait depuis quelques années »); * plénipotentiaire (Chap., Let., I, 622); * satiriser (Mol., Imp. de Vers., sc. 3).
Les autres ne sont pas signalés avant Furetière (1690), qui en donne le premier exemple : * chacone, * charmille, * charronnage, * cloisonnage, * concluant, * concurremment, * contestable, * continuateur, * contre-ordre. * controversiste, * convulsif, * coulamment, * coupole, * credibilité, * débâcle, * dépareiller, * déposant, * dépossession, * désincorporer, * désinfatuer, * diffamant, * duperie, * effervescence, * élastique, * élision, * éraflure, * excédent, * exhumer, * factice, * fac- tionnaire, * inaction, * incontestablement, etc.
3° Enfin il néglige ou refuse d'accepter dans le beau langage des mots qui étaient incontestablement en usage, mais qu'il jugeait ou trop techniques, ou trop latins, ou simplement trop rares, et qu'on trouve dans les Dictionnaires de Furetière et de l'Académie :
ambulatoire, baldaquin, balourd (également omis par Nicot et Monet); barlong, * baroque, * battologie bladier (riche en blé), boucanier, * clandesti- nité (l'Ac. dit qu'il est du Palais), confabulation, dédicatoire, érafler, escar- polette, exigu, factorerie, idéal, identité, idiome, idiotisme, ignée, iliaque, illuminatif, illusoire, immatériel, immiscer, impassible, implicite, incompréhensibilité, inclus, indigeste, inhumation, inscrire, inspecteur, instiller, intègre, intellect, intercaler, intervention.
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Le caractère du lexique de Richelet se marque, il me semble, assez bien par ces différents traits. Il y a dans son livre bon nombre d'omissions involontaires. En outre, les auteurs en ont rejeté avec soin tout ce qui ne paraissait pas suffisamment conforme au bon usage. Ils ont moins voulu donner quelque chose de complet que donner quelque chose de choisi. L'esprit de l'œuvre n'est pas très différent de l'esprit académique, peutêtre même est-il plus exclusif1.
Le Dictionnaire de Furetière. — Furetière était né en 1620, à Paris; il fut avocat, puis procureur fiscal de l'abbaye de Saint-Germain, devint abbé de Chalivoy et prieur de Pruines.
En 1662, il entra à l'Académie. Tout le monde connaît son Roman bourgeois. Sa grande tàche fut cependant son Dictionnaire, auquel il travailla plus de quarante ans, mais qu'il n'eut pas la joie de voir paraître, car il mourut en 1688, et l'ouvrage ne fut imprimé qu'en 1690 !.
Il lui causa de terribles démêlés avec ses confrères. Du jour où en 1684 il eut obtenu un privilège lui permettant d'imprimer un Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de tous les arts et sciences, l'Académie se crut menacée dans la jouissance du monopole, qu'elle s'était fait donner en 1674, « portant défense à tous imprimeurs et libraires d'imprimer aucun dictionnaire nouveau de la langue française, sous quel titre que ce pût être, avant la publication de l'Académie françoise, ny pendant les vingt années du present Privilège ». Le débat commença le 22 décembre 1684. On reprochait au confrère infidèle d'avoir frauduleusement obtenu d'insérer dans son ouvrage tous les mots, tant anciens que modernes, alors que Charpentier, nommé rapporteur, avait appuyé sa demande de privilège, parce qu'il ne s'agissait que d'un dictionnaire « des arts et des sciences, qui n'estoit d'aucun prejudice à celui de la Compagnie » (Marty Laveaux, Reg., I, 236). Il semble qu'à ce moment un sérieux essai de conciliation ait été tenté par Furetière, offrant
1. On notera que l'édition de 1694 a été expurgee encore, et qu'on n'y retrouve plus nombre de termes conservés par la première.
2. Il publia du moins son Essai d'un dictionnaire universel contenant généra- lement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, specifiez dans la page suivante, Paris, 1684, in-4.
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soit de fondre son œuvre dans celle de la Compagnie, soit « de se restreindre aux arts et sciences, relations, étymologies », à l'exclusion des termes communs de la langue (Extr. des reg.
du conseil privé, dans Asselineau Fact., II, 7). Mais l'Académie voulut poursuivre juridiquement la suppression du privilège, et elle exclut Furetière le 22 janvier 1685 (d'Ol., Hist. de l'Ac., éd. Livet, p. 42) à l'unanimité moins une voix, sans doute celle de Racine, sur vingt présents.
Le condamné se vengea par des pamphlets, où ses adversaires furent cruellement malmenés. L'Académie ne crut pas de sa dignité de riposter, mais certains de ses membres ne gardèrent pas autant de calme. On connaît les épigrammes de La Fontaine; Charpentier publia de son côté un Dialogue de M. D. de l'Académie françoise et de M. L. M., avocat au Parlement. Toutes ces invectives nous apprennent peu de chose. Le résultat de tant de colères fut que les volumes de Furetière durent paraître à l'étranger, mais ils parurent, chez Arnout et Reinier Leers, à la Haye et Rotterdam (1690).
Le Dictionnaire de Furetière est une véritable encyclopédie, riche en faits et en renseignements de toutes sortes, si bien qu'il a servi de base au vaste recueil qui s'appelle le Dictionnaire de Trévoux, et qui fut, au XVIIIe siècle, pour un autre camp, une sorte d'Encyclopédie. Il ne s'agit donc pas de l'apprécier ici dans son ensemble, mais seulement comme œuvre et comme instrument lexicologique. Même sous ce rapport, on ne saurait nier. qu'il ne soit d'un grand intérêt. Je ne crois pas qu'on puisse le considérer comme tout à fait personnel. Furetière s'est inspiré en plus d'un endroit des cahiers de l'Académie; il n'en reste pas moins qu'il a fait autre chose qu'elle1.
D'abord, soit qu'il ait vu le défaut essentiel du plan adopté par ses confrères, soit que l'extension même de son livre l'y obligeât, il a adopté l'ordre alphabétique. En outre, ses définitions, tout en laissant souvent à désirer, sont nombre de fois soignées et justes. Les mots anciens, tout en étant signalés comme tels,
1. Je ne puis entreprendre de démontrer ici cette proposition, qui me paraît.
devoir être acceptée par tous ceux qui ont pratiqué les deux ouvrages, et ont eu à se reporter constamment de l'un à l'autre. Il y a une foule d'articles où le texte de l'Académie a été conservé par Furetière, presque sans changement.
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ne sont pas exclus ; les mots modernes sont expliqués par des étymologies, qui, si elles empruntent beaucoup à Ménage, viennent ailleurs de Du Cange, et dont la masse est moins ridicule qu'on ne pourrait croire.
Ce sont déjà là des avantages. Le Dictionnaire de Furetière en a un autre, c'est d'être très complet : je veux dire qu'il renferme nombre de mots qui ne sont pas dans l'Académie et qu'il n'est pas rare de trouver à l'intérieur des articles, des expressions, des phrases, des proverbes, voire des acceptions propres ou figurées des mots que l'Académie n'indique pas et qui sont utiles ou même nécessaires à connaître On verra la preuve de ce que j'avance ici dans l'étude comparative que je fais plus loin du Dictionnaire de l'Académie 2.
Le succès de Furetière fut considérable. Une lettre de Racine à Boileau du 28 septembre 1694 nous rapporte que le 24 aoùt de cette année, le jour même où M. de Toureil venait offrir au roi le Dictionnaire de l'Académie, Leers, libraire d'Amsterdam, présentait au roi et aux ministres une nouvelle édition de Furetière, qui fut fort aimablement reçue.
Le Dictionnaire de l'Académie. — On a raconté, dans le précédent volume, pourquoi ce laborieux ouvrage avait été entrepris, et comment il n'avait pas pu être terminé avant la mort de Vaugelas. Ces lenteurs, par une suite de circonstances, faillirent tourner à une totale impuissance.
Vers 1670 surtout, il est très visible que le travail, à peu près abandonné depuis la mort de Vaugelas, avait cessé d'intéresser la plupart des académiciens. Les séances étaient souvent interrompues, et attiraient peu de monde. A chaque instant on délibère sur la manière d'avancer le Dictionnaire. Mais le 26 janvier 1673, on rejeta encore une fois la proposition de s'assembler les jours de fête (Reg., I, 58). Le 28 janvier 1675, le
1. Dans l'édition de 1701, donnée par Basnage, on a prétendu mettre Furetière à la mode, et on en a enlevé beaucoup de mots qui sans doute étaient considérés comme faisant tache.
2. Il y a des ombres à ce tableau. On verra plus loin que l'Académie donne des mots qui ne sont pas dans Furetière. Celui-ci a même laissé de côté d'autres mots, qui se trouvent jusque chez Richelet : dame, exclamatif, déchirement (desapprouvé par Bouhours, Enlr., mais soutenu par Barbier d'Aucour, p. 60). définitoire (que le Dictionnaire général cite comme trouvé pour la première fois chez RicheleL), étourderie. Mais la liste de ses oublis est fort courte, et il s'agit souvent de mots ou très spéciaux ou très contestés.
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30 mai 1676, nouveaux débats. Il est décidé qu'on tiendra séance en remplacement des jours de fête, et qu'on formera trois bureaux (Reg. I, 142); toutefois ces séances sont désertées, et dans le mois qui suit, c'est à peine si quatre ou cinq fois le minimum de douze membres peut être atteint pour les trois bureaux.
En outre, une nouvelle interruption est causée par la discussion des cahiers d'orthographe (Reg., I, 122). On revient au dictionnaire, mais de revision en revision, on avance si peu que le 2 janvier 1676 deux bureaux reprennent en main l'un la lettre A, le second la lettre B (Reg., I, 132).
Il est visible à toutes ces hésitations, à ces retours successifs vers des lettres déjà rédigées, qu'on se rendait compte de l'imperfection de l'œuvre. Ainsi, le 13 février 1677, l'A et le B étaient revus, les cahiers arrangés par M. de Mézeray, et le 13 mai de la même année on discutait de nouveau sur la forme à donner au Dictionnaire.
En 1692, l'œuvre devait paraître 1. Elle était annoncée en librairie par le Livre commode des adresses de Paris. On procéda encore à une dernière revision. Puis on discuta longuement la préface de l'abbé Régnier (Reg., I, 331), et on adopta une épître parmi toutes celles qui étaient proposées.
Bref, ce ne fut que le 24 août 1694 que les volumes furent présentés au roi. Ce jour-là, l'Académie paraît avoir été délivrée plutôt que satisfaite, ou en tout cas avoir éprouvé plus de plaisir que d'orgueil. Il n'est pas fait mention de cette démarche solennelle dans les Registres.
En fait, le succès fut fort médiocre. « Jamais livre n'a été plus universellement désapprouvé que celui-là », dit un adversaire.
Divers pamphlets parurent, qui contenaient d'assez justes critiques 2. Quant au public, il paraît avoir reçu l'œuvre si long-
1. Depuis longtemps une partie des feuilles étaient composées et tirées. Partie de ces feuilles a été conservée. (Voir à l'Arsenal, B. L. 816, a.) En 1687, sous prétexte de faire le public juge du différend avec Furetière, on en publiait en Allemagne une reproduction in-4° : Le grand Dictionnaire de l'Académie françoise (Première partie), suivant la copie imprimée à Paris, chez Petit. Francfort, Fréderic Arnaud, 1687.
2. L'apothéose du Dictionnaire de l'Académie et son expulsion de la région céleste. Ouvrage contenant cinquante remarques critiques sur ce dictionnaire.
Auxquelles on en a joint cinquante autres sur divers célèbres auteurs. La Haye, Arnout Leers, imprimeur, 1696.
Le Dictionnaire des Halles ou Extrait du Dictionnaire de l'Académie fran-
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temps promise avec une grande froideur et une indifférence presque complète. Ce n'est qu'après assez longtemps que le Dictionnaire de l'Académie fit autorité, et pour des raisons autres que sa valeur propre.
1° Le premier défaut est dans le plan même : les mots sont, comme on sait, rangés par racines. Le 13 mai 1671, M. Quinault avait bien, avec quelques autres, fait remettre en question cette disposition, déjà adoptée. On se décida à la conserver pour plusieurs raisons : 1° parce que ce plan était celui des cahiers de Mézeray et de Vaugelas, et qu'après trente-sept ans de travail uniforme on ne pouvait donner semblable marque de légèreté; 2° parce que cet ordre fait voir la richesse de la langue; 3° qu'il épargne beaucoup de peine, et de définitions, qu'il faudrait répéter aux composés et dérivés ; 4° qu'il faudrait recommencer tout, et que l'ouvrage serait une toile de Pénélope; 5° qu'enfin une si célèbre compagnie devait prendre une route nouvelle qui ne fût point frayée par des gens du commun et qui distinguerait son ouvrage de tant de petits dictionnaires qui sortent tous les jours en foule des collèges 1 (Reg., I, 164-165).
Qui ne voit la faiblesse de ces arguments 2? Les deux seuls qui aient quelque apparence, le deuxième et le troisième, ne tiennent pas devant l'examen, et ce qui a vraiment décidé l'Académie, c'est le désir d'aboutir. Il est impossible de ne pas juger qu'elle lui a sacrifié une des seules qualités que le Dictionnaire pût avoir : la commodité. Obliger tous ceux qui avaient à s'en servir à faire chaque fois un petit travail grammatical pour rap-
çoise, Bruxelles, Fr. Foppens, 1696, in-12. L'auteur est un puriste intransigeant, qui eût voulu voir disparaitre non seulement les expressions inconvenantes, mais les familières : rire dans sa barbe, prendre la balle au bond, être comme l'oiseau sur la branche.
L'enterrement du Dictionnaire de l'Académie. Ouvrage contenant la réfutation de la réponse de M. de M. et deux cent quinze remarques critiques, tant sur l'Epitre et la Préface, que sur les trois premières lettres du Dictionnaire, A, B, C, 1696.
1. Il s'en faut bien que ce plan soit suivi avec une rigueur absolue. Ainsi atourner est à sa place alphabétique, et non au simple tour. Carreau, carrelage, etc., renvoient à quarré, non carrefour. Enclin renvoie à incliner, et incliner à déclin. Il ne semble pas qu'on ait vu leur parenté avec clin, cligner.
Excrément n'est pas reporté à croître, sous lequel se trouve excrescence.
2. Les exemples amusants fourmillent. Cherchez meusnier, vous lisez « voyez moudre ». A moudre, « voyez meule ». D'encanailler, on doit se reporter à canaille; de canaille à chien, et à chien on ne trouve pas trace d'encanailler.
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porter les mots à leurs primitifs, ou les réduire à ne trouver jamais que du deuxième coup, en passant souvent d'un volume à l'autre, c'était exclure le livre de l'usage courant. Les critiques du temps ont eu beau jeu à compter les déconvenues des chercheurs. De dep à det 300 mots renvoyés, de im à in g 95 !
2° Il est incontestable aussi que les définitions sont souvent peu exactes. Ex. : « anemone : fleur printanniere qui vient d'oi- gnon. » « Voici, dit l'Enterrement, de ces définitions riches qui sont bonnes, en ce qu'elles se communiquent à d'autres choses qu'à celles qui sont définies. J'ai ouï dire, ce me semble que la tulipe est une fleur printanniere qui vient d'oignon. »
Il n'était pas suffisant non plus de dire que le goujon est un petit poisson qu'on prend ordinairement à la ligne; qu'une boîte est une espèce de vase à couvercle, et un cas un terme de grammaire.
3° Il s'en faut bien que le Dictionnaire de l'Académie passe en revue toutes les acceptions d'un mot. Ainsi à gouvernante, il oublie de mentionner que le mot se dit d'une femme ou servante qui a soin du ménage d'un homme veuf ou garçon.
Furetière le note. Qu'on compare les deux recueils au mot hau- teur, on verra que celui de l'Académie néglige l'emploi figuré de ce mot, au sens de profondeur. Furetière donne avec raison un exemple : qu'on ne peut pas sonder la hauteur des jugements de Dieu, les secrets de la providence, qu'il faut se contenter d'en admirer la hauteur. Au mot lutte je ne trouve pas mention de l'expression de bonne lutte, expliquée dans le livre rival, et qui méritait de l'être dans ces phrases : « Vous avez perdu de bonne lutte, vous êtes roi de la fève de bonne lutte. » A mar- mousets, on a négligé cette manière de dire proverbiale : il fera demain feste, les marmousets sont aux fenestres. Et il en est ainsi fort souvent; c'est dans ce genre d'expressions surtout que l'énumération de Furetière est plus complète, peut-être parce que l'Académie a voulu exclure des façons de parler réputées trop basses.
4° Il est plus grave et plus intéressant pour nous de trouver dans le Dictionnaire des phrases contraires à ce bon usage dont il s'agissait de donner le code. Or on a relevé : arpenter le ter-
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roir de tel village, alors que l'Académie distingue ailleurs, après Vaugelas : terrain, territoire et terroir. Le château commandait à la ville, au lieu de commandait la ville, comme l'exige avec raison le P. Bouhours (Entr., 289). Quoi est défini : particule qui tient lieu du pronom relatif lequel, laquelle, dans les cas obliques, tant au singulier qu'au pluriel. Or il était déjà de doctrine à ce moment que quoi ne s'employait qu'en parlant de choses inanimées, et en outre que quoi ne pourrait pas tenir lieu de pronom relatif au pluriel. Ressembler, avec le régime direct, comme dans il ressemble le chien dit jardinier, est un tour archaïque, etc. Ces fautes, légères en soi, étaient graves, parce que la Compagnie semblait donner de l'autorité aux tours qu'elle acceptait.
5, Enfin, ce qu'il importe de constater surtout, le tableau du vocabulaire français dressé par l'Académie est très incomplet. Assurément, on ne serait pas embarrassé de citer des mots qu'elle a recueillis et qui ne se trouvent ni dans Richelet ni dans Furetière. Tels sont :
~affectif (blâmé par Bouh., Sui., 26), * baqatelier (Racine, Let., 9), * balsamique, cailloutage, *caïque, *carabinier, *cenobitique, *champignonniere, chirurgical, *decomposition, *desgradution (de la couleur), *enthousiasmer, *episodique, * spieglerie, *exaggerateur, 'esyourderie donné comme nouveau par Bouh., Rem. 350), *exprimable, *fadeur, * galanteries (= petits présents), *héroīsme, ignoble, *inefficacité, invalider, *perceptible (encore blâmé par A. d. B., Sui., 238); « rivalité, verglacer.
Mais cette liste pût-elle s'allonger beaucoup, et cela n'est pas, les concurrents de l'Académie, Furetière du moins, n'en reprendraient pas moins encore l'avantage. D'abord admettons pour un moment la méthode de l'Académie, et considérons le recueil de Thomas Corneille comme faisant le complément indispensable de son œuvre. Assurément il répare beaucoup d'omissions ou d'exclusions1. Thomas Corneille, qui semble avoir travaillé assez
1. On retrouve chez lui nombre de mots, qui n'étaient pas dans l'Académie et que donnaient Richelet et Furetière : * appresteur, » bilandre. *berme, *bidon.
brandebourg, brisans, calquer, * caramel, *carenage, *coloriste, *comparse, * corpo- rifier, * deluter, * demaigrir, * esquisser, * évolution, * fillration, * homonyme.
horaire.
En voici d'autres que ne donnait pas Richelet, mais que Thomas Corneille donne comme Furetière: *bambou, *bazar, *berne, *bief *biroye, *bleuir, * boyer, *branchies, *bronche, * caecal, calamité, calange, *cambiste, capsuiaire, *carguer, cassaille, catafalque, ceinte, » celacée, chambrer, charcutis, chevunce, clergie,
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vite, a travaillé consciencieusement. Et il se rencontre qu'on trouve dans les quatre volumes que forment son Dictionnaire 1 et celui de l'Académie réunis ce que Furetière ne donnait pas2.
Mais combien ce cas est rare auprès du cas contraire! C'est dans Furetière seul que je relève : * blanc-seing (provincial), *bouderie, * capon (terme de collège), casse-teste, *catalectique, *chorus, *compotntion (Chap., Let., II, 304), *contrejour, *contreporte, *convergent, * creole, crevaille, *cristallisation, crochuer, * deficit, * defricheur, * deicide, * delarder, * départager, * deplorablement, *dépolir, * diffusion, *divergent, *domesticilé, *dulcifier, *epopée, * failli, * ferrailleur, * gaz, *generique, *idiopathie, ignition, iléon, immanent, imperitie, impropriété, inauguration, incinération, incidence, * incompressible, incredibilité, incrée, indéchiffrable, insciemment, insolation, insolite, *instigatrice, isnel, intersection, *intégrant; intentionnel, invulnérable, * polémiqué, * rudanier.
Aucun ne se trouve ni dans l'Académie, ni dans Thomas Corneille. J'en dirai autant de ceux qui vont suivre, et que cependant Richelet avant Furetière contenait déjà : bibus, *botanique, boucon, *boudeur, *bouffissure, *capitan, * cartonnier (fabricant de cartons), *casse-noisette, *copropriétaire, *dada, * debarrasser, *debredouiller, *decousure, *dégringoler, * divertissant, gasconisme, * humaniser, *impénétrabilité, *inapplication, inobservation, * sournois 3.Or ici il ne saurait être question de principes. Ce n'est pas parce que cristallisation était technique, capon populaire, caver vieux, qu'ils pouvaient être exclus du recueil de Thomas Corneille. Il était fait précisément pour les mots dans ces conditions. Ils paraissent avoir été simplement oubliés4.
* coca, * colorant, *comité, * contact, * decanat, *déficit, * delestage, delicoter, *dental, deplantoir, *desopilatif, *détonation, *devers, * dispensaire, équipe- ment. * ethopée.* excentricité, * flibustier, * fecule, * granulation, * hygrometre.
1. Dans certains exemplaires il est numéroté à la suite de l'Académie, t. III et IV. -
2. Je citerai comme exemple les mots : bordoyer, bossoir, brassoir, bretter *briquet, caniveau, casilleux (verre cassant), chantourner, chevanton, chlorosis, contrepcnle, dame jane, debaclage, delardement, etc., qui ne sont pas dans Furetière.
3. A ces exemples, on pourrait en ajouter d'autres, de mots recueillis par Oudin, ou par Monet, et qui ne figurent pas dans les recueils académiques : bredouilleur (O.), caver (ib.), desentraver (ib.), entrechat (ib.), fratricide (ib.), deraidir (ib.), devoilement (Monet). -
4. En présence des grands lexiques, que je viens d'étudier, les autres travaux lexicologiques peuvent être négligés. Je signalerai cependant un curieux livret: la Porte des sciences ou recueil des termes et des mots les plus difficiles à entendre, par D. C. S. D. S. S. Paris, 1682 (Bib. Maz. 44,657). C'est un recueil de termes souvent barbares : acicrologie (diction impropre), consintion (discours
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Tendances générales des lexiques et des lexicographes. — N'ayant aucune donnée positive pour juger si un mot a été éliminé de parti pris ou simplement omis par les lexiques, j'ai dû, en dressant les listes qui précèdent, citer pêle-mêle. Mais, en ce qui concerne l'Académie tout au moins, son plan même met ses intentions hors de doute. Si elle a rejeté toute une partie du vocabulaire français dans le recueil technique de Thomas Corneille, c'est que, comme le dit la Préface, elle a entendu « se retrancher à la langue commune, telle qu'elle est dans le commerce des lionnestes gens, et telle que les orateurs et les poëtes l'employent, ce qui comprend tout ce qui peut servir à la noblesse et à l'elegance du discours ». C'était la consécration de toutes les théories reçues depuis Malherbe et Vaugelas. Je les ai expliquées et jugées antérieurement en détail. Les puristes les plus connus de la fin du siècle n'ont rien inventé. Qu'ils s'appellent Bouhours ou de Caillières, ils appliquent, chacun dans la mesure de son intelligence ou de son inintelligence particulière, la méthode reçue.
« Nostre langue, dit Bouhours, rejette non seulement toutes les expressions qui blessent la pudeur et salissent tant soit peu l'imagination; mais encore celles qui peuvent être mal interprétées (Entr., 1671, p. 68). « Les mots (des arts), qui ne sont pas receus généralement et que le commun du monde n'entend point, on s'en doit abstenir dans le discours familier et encore plus dans les livres qui sont écrits par toutes sortes de personnes » (Sui., 96) 1. Voilà pour les mots plébéiens, inconvenants, ou
mal construit), parelion (qui ne sert de rien au sujet), miclonisme (ce qui se fait par la risée amère et le geste), etc.
Le Dictionnaire général et curieux, publié à Lyon, en 1685, chez P. Guillemin, par de Rochefort, est une encyclopédie, qui n'a rien d'intéressant pour nous.
Au contraire, le Nouveau Dictionnaire françois-latin, de Danet, Paris, de Laulne, 1683, est à consulter. L'auteur dit dans sa Préface : - J'ai Lasché d'éviter les mots barbares, de distinguer en diverses significations ceux qui sont équivoques, de marquer ceux qui sont vieux et hors d'usage, et ceux qui sont si nouveaux que l'usage n'en est pas encore assez établi. » Tout cela est exacL Les remarques de Danet sur la prononciation, sur le caractère élevé ou familier des mots, les éclaircissements qu'il fournit d'un certain nombre d'expressions montrent que, tout en s'appliquant au latin, il avait profité des travaux faits sur le français. 1 Mentionnons encore le travail du P. Guy Tachard : Dictionnaire françois-latin, Paris, 1689, in-4°. Il est très inférieur au précédent.
1. Cf. A. d. B. Sui., 208: « Rien n'est de plus mauvais goût que de mettre des mots latins dans une phrase française pour remplacer un mot qu'on ne trouve pas ». Cf. de Caill., Bon et m. us., 1693, p. 140, et Des mots à la mode,
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techniques. Pour les vieux mots, s'ils sont tout à fait sortis de l'usage, ils sont comme s'ils n'avaient jamais été : «Je ne voy pas, dit le même, de différence entre faire un mot et en renouveler un qui ne se dit plus, et qui est à notre égard comme s'il n'avait jamais été. » (D., p. 13.) Quant à ceux qui traînent un reste de vie, on s'en garde, comme, d'un ridicule. Ils ont bonne grâce dans le burlesque. Ailleurs ils sont « comme ces habits antiques dont on ne se sert guère que dans le carnaval ou sur un théâtre pour faire rire ». (Man. de parl., 509. Cf. Du bon et du mauv.
usage, 1693, p. 139.) On cite, et on a raison de citer le passage de La Bruyère : Ains a péri;. certes est beau dans sa vieillesse. maint est un mot qu'on ne devoit jamais abandonner, etc. (De quelques usages.) Mais ces regrets n'empêchent pas La Bruyère d'écrire « régulièrement », et d'admirer combien on écrit régulièrement depuis vingt années. Il n'y a guère, parmi les grammairiens, que Ménage qui ait eu le courage de se servir de quelques-uns de ces termes, de même qu'il a hardiment signé quelques néologismes. Et il a été blâmé de l'une comme de l'autre de ces audaces'. L'idéal commun est de purifier toujours. Et le mérite de l'Académie est d'avoir travaillé à un « si utile retranchement ». Mlle de Gournay avait, cinquante ans auparavant, comparé plaisamment le repas auquel la nouvelle école conviait le monde à une belle table bien nette, où il ne serait servi que de l'eau claire. Bouhours reprend cette métaphore ironique et en fait un aphorisme : « Le beau langage ressemble à une eau pure et nette qui n'a point de goust. » (Entr., 55.) On peut s'attendre à ce que des hommes si enclins aux retranchements soient peu portés aux créations. Et de fait, sauf le cas où il faut exprimer une chose toute nouvelle (Bouh. D., 53), ils soutiennent qu'il n'est jamais permis à un auteur de hasarder un néologisme. Je ne pense, pas, dit Bouhours, qu'aucun particulier ait le droit d'établir un mot nou-
2e édit., 92. « Un galant homme ne laisse jamais deviner par ses discours qu'il ait une profession particulière, et c'est ce qu'un homme d'esprit a bien exprimé en disant qu'un honneste homme n'a point d'enseigne. » -'-
1. « Il s'est laissé si fort. préoccuper, dit la Manière de parler, en faveur de certains mots qui ne paraissent que comme des monstres et des avortons de notre langue, que, quoiqu'ils aient vieilli ou même qu'ils soient morts, il prétend les renouveler et les ressusciter, et l'autorité de Nicod ou de J. du Bellay l'emporte dans son esprit sur. celle de Vaugelas ou même de l'Académie (511). »
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veau. Cela n'appartient qu'au public, c'est à lui à les recevoir, et à leur donner cours dans le monde (Ib., p. 48). C'est dans la conversation que naissent d'ordinaire les termes nouveaux; ils y demeurent, quand ils ne périssent pas un peu après leur naissance. Un mot inventé est semblable à un enfant exposé; mais pour un enfant exposé qui fait fortune, il y en a mille qui sont malheureux. Jusqu'à ce que le sort en ait décidé, il les faut « marquer d'italique, à l'exemple de MM. Pellisson et d'Ablancourt qui ont écrit urbanité en lettre italique, au lieu que M. Ménage n'aime pas ce caractère ». (Man. de parl., 519.) Au reste, ils doivent être toujours suspects de mauvaise affectation, dit de Caillières, et il a fait un livre pour mettre en garde le public contre ces aventuriers 1, livre qui fait partie d'une sorte d'encyclopédie des usages2.
Influence de ces travaux et de ces théories. — 1° Ont été condamnés, comme vieillis par un ou plusieurs grammairiens et ont disparu, pour un temps au moins, de la langue littéraire :
atourner (Fur. Ac. : vieux; exclu par R.); alrabile (B.. D., 44, exclu par Fur. et A.); baguenauder (Ac. : bas, exclu par R.); brehaiyne (Rich. :
terme injurieux); carrousse (Rich., Fur., A.: bas); chatonner (A. : vieux); chausse moins bon que bas (M. Buf., 0., 68); cheoir (« un homme du
1. Le livre de de Caillières eut un si grand succès que Boursault en reprit l'idée dans une comédie.
2. Ce sont surtout quelques espèces de dérivés auxquels s'en prennent les épurateurs. D'abord les mots en ment: Bouhours voit bien qu'ils sont commodes, mais il ne les conteste pas moins : prosternement, brisement, abrègement, reservement, enivrement, ne lui plaisent point (D., p. 16). Les substantifs en leur, malgré des réticences, sont également condamnés : « Des écrivains illustres ont fait murmurateur, coronateur, assassinateur, ou du moins les ont fait revivre. Je loue leur zèle, bien loin de blàmer leur hardiesse. Je demande seulement si ces mots entreront dans le Dictionnaire de l'Académie (Ib., 13-14). » Un peu plus d'indulgence pour les privatifs commençant par in : « Je leur conseille, dit Bouhours, de dire encore inexact, inexactitude, intimidation, incontradiction, qu'un de nos grammairiens approuve; incorrect, dont se sert un nouvel auteur; ineloquent; et indiligenl, dont Montaigne s'est servi; incoupable que j'ai vu dans l'histoire d'un voyage fait aux Indes, enfin inconduite, que j'ai lu quelque part.
(Sui., 138.) » Mais la vraie particule française est des et non in, qui dans la plupart des mots latins a le sens de dans (D., p. 29). A éviter particulièrement les adjectifs formés de in et de able, sauf impitoyable, qui est bon. « Et on admire vraiment Ménage, qui a la force de digérer l'intemperature, l'infran- gible, l'inforçable, l'inscrutuble, l'inguerdonné. l'interminé, de Nicod, sans parler de l'inteirompu de M. Pascal, de l'inconvertible des sieurs de Royaumont et de Marsilly, de l'injudicieux de je ne sais qui, qu'il ne nomme point, et qu'il appelle très judicieux. » (D., 18-19. Cf. Man. de parl., 512 et Ménage, 0., I, 299.) Bouhours eût dû ajouter qu'un certain Pierre Corneille, digne rival de ce Pascal, avait osé dire invaincu, tout comme le XVIe siècle, mais il savait que l'Académie avait accepté sans trop de répugnance cette hardiesse.
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monde ne s'en sert pas » (Bon u., 58); chiche (« ridicule », M. Buf., N. obs., 58); contumélie (Fur. A. : vieux); combien que (« hors d'usage », Richel.); croustilleux (Bon u., 190) ; deconfire (Man. de parl., 513); au demeurant (M. Buf., N. obs., 74); discord (« mauvais, même en vers »; B., Th. Corn., Ac. dans Vaug., II, 234, M. Buf., N. o., 54) ; escient (« hors d'usage; mentir à son escient est bas », Th. Corn., Vaug., I, 90); non fait (encore accepté par Alc. de St-Maur., blamé par Th. Corn., Ib., II, 176); galantiser (bas, Richel.); se gausser (populaire, Bon u., 28); hautésse (B., D., 8); heur (bas et peu usité, Rich.); hobereau (n'est pas trop du bel usage; B., Ent., 1671, p. 105); imposturer (Id., N. rem., 316); marri (un peu ancien, M. Buf., O. 44 et 133); mesaise (A. d. B. R., Sui., 193); obscurcissement (B., Entr., cf. Barb. d'A., Clénnte, 60); punisseur (exclu des lexiques depuis Richelet); parapres (B., D., 45); au regard de (de Cail., Bon u., 174); tant seulement (Men. O., I, 398) : reciprocation (encore dans Fur.); regard (pour son — de Cail., Bon u., 1693, 173); reliques (= restes, dit des choses profanes, Balz., Soc. chrest., x° disc.; cf. Men. O. 1, 204); rengregement (vieux d'ap. Fur. et l'Ac.) ; ressentiment (= reconnaissance. De Cail. Bon u., 200; Bouhours en 1675 l'acceptait encore); tracasser (« n'est pas du style noble » B., D., 8); violentement. (désavoué par Dupleix, qui l'attribue à une faute d'impression, Lum. d. M. de M., 295).
En outre, certains mots conservés ont été privés d'un sens qu'ils avaient eu. Ex. :
air, dans bel air (décrié parmi ceux qui parlent bien, B., Entr., 125, cf. de Cail, Mots à l. m., 1692, 72-76); debonnaire (peut bien se dire de la vertu chrestienne, mais non de Socrate par exemple; on doit dire que Socrate avait de la douceur, de la bonté, contrairement à l'avis de l'auteur de « la fausseté des vertus humaines, » qui en use comme Montaigne; B., Sui., 59); droiture (qui n'a lieu qu'au figuré, B., Sui., 254); habile (qui ne se dit plus guèrès pour docte et savant, Id., ib., 102); hau-
tesse (qui se trouve dans des livres fort estimés en un sens qui met en peine le P. Bouhours : toute la hautesse et l'éclat du monde, D., 8); maniere (de la belle —, abandonné au peuple, Id., Entr., 92), etc.
2° Nombre de termes ont été combattus par les grammairiens, et leur opposition a contribué sans doute à en empêcher la réussite. Je citerai : desoccupation. (B., D., 33); elevement (B., D., 15); inamenable (Id., ib., 20); impécunieux (Id., ib., 18, cf. Richelet); inamissibilité (Man. de pari., 514) : incharitable (B., D., p, 23, cf. A. d. B., Sui., 159); indisputable (Balz., II, 226; Richelet : ce mot ne se dit pas); invaincu (B., D., 50; Man. de pari., 514, Richel.); quitterie (Sorel, Con. d. b. l., 440); temporisement (B., D., 66, Man. de pari., 515); turbulemmênt (B., D., 46); turbuleusement (B., D., 46); vénusté (Ib., 6, Ménage le trouvait très beau, 1, 365).
Néanmoins la sévérité des puristes a été en fait moins grande qu'on ne le croit généralement, et. qu'ils ne le croyaient euxmêmes1. On est tout étonné, quand on fait un relevé semblable
i. Il est à noter que l'Académie a été accusée de trop d'indulgence pour les expressions populaires, triviales ou même obscènes. Le Dictionnaire des Halles
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à celui que j'ai fait pour servir de base à ce chapitre, du nombre considérable des mots nouveaux qui entrent dans les recueils les plus fermés. On a vu plus haut que Furetière, Richelet, l'Académie même en admettent, chacun de leur côté. En voici toute une liste qu'ils enregistrent tous trois sans réserves ni protestations. De tous ces mots le Dictionnaire général ne connaît pas d'exemple avant le XVIIe siècle 1.
alcôve (Trist. l'Herm., 1648; Mén., O.; Pom.) ; anachronisme (Balz., I, 767); apologiste (Pasc., Prov., 2); armateur (Cotgr., 1611); associé (Pom.), attitude (Oudin, 1653), aveuglément (Oudin, 1642, avait paru au XVe siècle); baccalauréat (Richelet); bagarre (Oud., 1642); balustrade (Oud., 1652); bamboche (Rich.); bandit (O., 1640); barbon (Balzac); baromètre (Richel.); bavolet (Cotgr., 1611, O.); belle-fille (Id., O. Pom.); béquille (Id. O.); bévue (Id., O.; cf. A. d. B. Sui., 20); bilieux (Oud., 1642; Pom.); binocle (le P.
Chérubin, 1678); bivouac (Mén. O.); blanquette (Cotgr., 1611, O.); boiser (Richel.); bombe (Oud., 1642); boulingrin (Richel.); bourrique (Oud., 1642); boursiller (Cotgr., 1611, O., 1642); bou-rimé (Dulot, 1648); bravoure (Pomey, Gaudin, encore jugé gascon par Sorel, Con. des bons livres, 1673, p. 457); bretteur (Richel.); brigadier (Oud., 1642); brouhaha (Cotgr., 1611, O.); brouillamini (Delb., Rec., 1627; cf. Mol. B. gent., II,4, O.); brûle-pourpoint (Richel.); brûlot (Oud., 1642); busquer = chercher (Peir., Let., 81, O.); cabaler (Merc. fr., 1617; Chap. Let. II, 98); café (1633, Th. d'Arcos); cagneux (Oud., 1642); calèche (Bréb. Luc. trav., 1656); campagnard (Cotgr., 1611, O.); canonicut (Cotgr., 1611); cantine (Richel.); carafe (Oud., 1642); caressant (Oud., 1642); carrelage (Richel.); cascade (Mén., O. 1650); caser (Richel., 1680); cassonade (Cotgr., 1611, O.); castagnettes (Cotgr., 1611, O.); casuiste (Cotgr., 1611, O.); cautionnement (Delb., Rec., 1616); cavalièrement (Oud., 1642); céladon (Astrée, 1610); céleri (Richel.); censé (Cotgr., 1611); cervelet (Cotgr., 1611, O.); chamarrure (Cotgr., 1611, O.); charmant (Corn. Cid., I, 1); chasselas (Richel.), chaumière (Furet., Rom. bourg., II, 39); chiffon (Cotgr., 1611); chiffonnier (Oud., 1632) ; chocolate (Spon., 1671); choquant (Mol., Fem. sav., I, 3); chronologique (Richel.); chut (Scarr., Virg.
tr., 2, O.); circonvallation (Voit., Let., 123) ; clair-obscur (Félib., Pr. d'archit., 1676); coiffeuse (Richel.); colorier (Felib., Pr. d'archit., 1676); coloris (Oud., 1642); communiant (Richel.) ; complimenter (Oud., 1642) : complimenteur (La Font. Fab., VIII, 10); concevable (Corn., Héracl., V, 7); concis (Cotgr., 1611, O.); confessionnal (Pasc., Prov., 7); considérablement (Maucr., Schisme, 1); consternation (Cotgr., 1611); contrevérité (Richel.); coquet (Cotgr., O.); coquetterie (La Rochef., Max., 107); cortège (Oud., 1642); croustilleux (Richel.); cuirassier (subst., Rich., 1670); cuistre (Sorel, Franc., 1622); culte (Cotgr., 1611); début (Oud., 1642); décimateur (Richel., 1680); défilé (Rotr., Belis. 3, 1); délire (Oud., 1642); débaptiser (Théoph., II, 158); débar-
est tout entier fait d'extraits qui doivent faire éclater ce vice, qui lui a aussi été reproché ailleurs.
1. J'ajoute entre parenthèses le 1er exemple donné par le Dictionnaire général, ou trouvé par moi, et quelquefois ensuite les lettres initiales des lexicographes qui ont recueilli le mot avant Richelet : Men. O. = Ménage, Origines, 1650; Pom. = Pomey ; O. = Oudin, Recherches, 1642-43; Cotg., Cotgrave, French-english dictionarie, 1611. Je suis obligé, en raison des contradictions, de suivre l'orthographe moderne.
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quement (Oud., 1642); désenrhumer (Richel.); désentéter (B., 1674. Rem.
nou.) ; dégriser (Sév., 152) ; dégobiller (Cotgr., 1611) ; dégourdissement (Oud., 1642); dégoûtant (Id.); dégrossir (Cotgr., 1611, O.); désintéressement (Pasc., Prov., 16; cf. B., Entr., 2); démâter (Richel., 1680); démélé (subst.
Mol., Mar. f., 2); déménagement (Cotgr., 1611, O.); désobligeant (Mol., Crit. de l'E. d. F., 6); désorienter (Chapel., 1662); déparler (Scarr. dans Richel.); drille (Scarr., Virg. trav., 12); ébéniste (Richel.); entêtement (Marol., 1649); époque (Davity, 1636); ériger (encore critiqué dans les Let. de Phyllarque, I, 337); exigible (Patr., Plaid., 3); extravagamment (Voit. cité par V. le Duc, Bibl., 471); fatigant (Richel.) ; ferrailler (Richel.); filouter (Pasc., Prov., 6); friponner (D'Abl., Apoph., 1664, p. 187); funéraire (Richel., 1680); fusion (Oud., 1653); futilité (Mol., F. sav., III, 2); gobelotter (Richel.); griffonnage (Gomb., Epigr., 2, 75); hablerie (Chap., Let., II, 50); havresac (Richel.); hongrer (Per. d'Abl., 1667); immanquable (Sorel, Con. d. b. l., 1673, p. 427); immanquablement (Chap., Let., I, 348, « pour parler stilo novo »); s'impatienter (Boss. Panég., 2); impénitence (Mon., 1630, O.); impitoyablement (Rochef., 1658); impromptu (Mol.); incartade (Corn., Ment., I, 4; cf. And. de B. Sui., 160); incendie (Cotgr., 1611, appr. par Vaugelas); incognito (Corn., Ment., I, 5); inconcevable (J. Oliv. dans Delb., Rec., 1617); inconsolable (Cotgr., 1611; Mon. O.); incontestable (Cotgr., 1611, O.); indécrottable (Cotgr., 1611, O.); indépendance (Mon., 1630, O.); indienne (Mol., Bourg. gent., I, 2); indifférence (Corn., Mél., 1629); indiquer (Cotgr., 1611); indispensable (Boss., Hist. des var., 7); infamant (Patru, Plaid., 5); infériorité (Oud., 1642); insolvabilité (Delb., Rec., ex. de 1671); insomnie (Richel.); insoutenable (Balz., II, 583); insurmontable (Cotgr., 1611, O.); intarissable (Id., O.); intelligent (Id., O.); intercepter (Id., O.); intrépidité (La Roch., Max., 217); intrigue (Cotgr., 1611); irréligion (Fr. de Sales, d.
Dochez); nouvelliste (1620, Binet, Œuv. spir.); pantomime (Chap., Let., I, 469); pasquinade (Ib., II, 524); primatie (Ib., I, 670); rabat (Monet, Parall., 1628); respectable (n'est pas dans les Lexiques, mais est accepté par Bouh., Sui., 161. Cf. de Cail., Mots à l. m., conv. 1); réussite (Avert. de Mol., en tête de l'Ec. des F.; cf. B., Sui., 153); soucoupe (Oud., 1642); virtuel (Chap., Let., II, 132).
Il faut ajouter que les plus puristes ont accepté, sans trop de scrupules, qu'un assez grand nombre de mots prissent des acceptions nouvelles, entrassent dans des expressions jusque-là inconnues ou qu'ils croyaient telles. En voici quelques exemples :
air est tout à fait du bel usage : il a l'air d'un homme de qualité, il a bon air, méchant air (B., Entr., 1671, 125) ; attraper la perfection se dit élégamment (A. d. B., Sui., 12, accepté par Fur. et A.); bonhomme se dit rarement en bonne part, il marque un vice d'esprit (A. d. B., Sui., 27, le sens courant au XVIIe siècle était celui de vieillard); briller dans la conversation (B., Entr., 95); brillant est nouveau et élégant dans un mérite brillant (Id., Sui., 113); chapitre entre avec grâce dans des expressions comme : sur le chapitre de la guerre (Id., Entr., 94); creuser, employé au figuré, se dit tous les jours malgré Andry (Id., Sui., 365); défaire, est bon au sens de faire perdre contenance : il ne faut rien pour le défaire (Id., Entr., 99, accepté par l'A.); détruire est devenu un beau mot en devenant métaphorique : détruire une personne dans l'esprit d'une autre (Id., Entr., 90); déchaisnement est commun au figuré. C'est un — horrible contre
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luy (Id., Entr., 96); avoir des égards (Id., Entr., 84, cf. Sorel, N. l. fr., 1671, 400); prendre des engagements (Id., ib., 93); entesté de quelqu'un, de quelque chose (Sorel, Con. d. l., 1671, 372; cf. Id., Entr., 97); essentiel (B., Entr., 102); évaporé (qui est au figuré dans le Cyrus, suiv. Sorel, Con. d. b. livres, 1671, 361, accepté par Fur. et l'A.); imposer dans le sens d'inspirer le respect (accepté par l'A.); façons (faire des ―), (B., Entr., 91); fascheux (dans le sens d'importun, Id., ib., 101); juste, « on ne disait pas au temps de CoefTeteau et de Malherbe, raisonner juste, parler juste, chanter juste, un esprit juste, un discours juste» (Id., ib., 85); ménager « est un des mots qu'on a le plus fait valoir; on dit se ménager avec quelqu'un, ménager ses amis (ne pas leur être importun), ménager la faiblesse d'une personne, il n'y a plus rien à ménager avec luy; les figures, les couleurs sont bien ménagées (Id., ib.); misérable en parlant d'un ouvrage sans mérite (Id., ib , 101); naissance, il a une heureuse naissance pour les affaires (B., Entr., 103); sur ce pied, sur le pied d'amant (Id., Ib., 98, Sorel, Con. d.
b. l., 1671, 403, 372); tout d'une pièce, c'est un homme — (Id., ib., 97); serré (=avare; accepté par Fur. et l'A. d'après Mol., Au., II, 4) ; touché, il y a des endroits bien touchez (B., Entr., 102).
Si incomplètes que soient ces listes, elles me paraissent suffisantes pour établir ce que je posais plus haut. Même en retranchant tous les mots qui sont déjà dans Cotgrave, et qui peuvent être considérés comme ayant été formés, sinon recueillis au XVIe siècle, il en reste encore bon nombre, auquel les plus puristes, l'Académie ou Richelet, ont fait bon accueil, et qui sont vraiment nouveaux. Ces mots sont de toute provenance, en majorité cependant de formation française 1.
Fixation du sens des mots. — Le jugement porté sur le travail des grammairiens serait très incomplet, si on ne tenait compte de l'effort qu'ils ont fait, à la suite de Malherbe et de Vaugelas, pour préciser le sens des mots, souvent avec une rigueur excessive, car là aussi ils poursuivent leur rêve de fixité, mais souvent aussi avec une grande finesse, et pour le plus grand profit de la langue. En dehors même des dictionnaires, on trouve une foule de termes ainsi définis : démarche emporte d'ordinaire au figuré une idée de soumission (A. d. B., Sui., 57); durant ne peut pas s'employer dans la phrase se rencontrer durant une saison, parce qu'il signifie la durée et rencontrer une action d'un moment (Barb. d'A., Sent. de Cl., 63); équipage a une autre signi-
1. On relève aussi dans la fin du siècle un certain nombre de mots que les prédécesseurs avaient condamnés comme vieux ou bas : désireux (blâmé par Balzac, app. par Mén., II, 448); nonchalamment (Vaug., I, 380); notamment (Ib., II, 65); partant (Ib., I, 360); faire pièce (Ib., I, 433);poitrine (Mén., O., 1675, 231); à présent (Art de bien parl., p. 4); superbe (subst. Mén., O., 122, et Vaug., I, 92); au surplus (Vaug., II, 106); taxer (Ib., I, 355); je n'en puis mais (Vaug., I, 240, appr. par Ménage, O., II, 122). e,
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flcation sur mer que sur .terre. Sur terre il signifie tout ce qui est nécessaire pour s'entretenir honorablement. Sur mer il ne signifie que les gens du vaisseau (B., Sui., 355); fondre, dans l'une de ses significations qui tient de l'actif, se dit proprement des choses animées ou qui paraissent animées, qui sont visibles et qui ont du corps. Ainsi on le dira de la pluie, non du vent (B., Sui., 103, cf. de Villafr., Rem. sur les n. obs. du P. B., 34); juste, en tant qu'adjectif, ne signifie pas autre chose qu'équitable; on ne peut donc pas dire : Joseph, son mari, étant juste (justus) (B., Sui., 336; cf. de Villaf., ib., 10); journalier ne peut signifier un mouvement réglé de chaque jour; il signifie une chose déréglée et inconstante : les armes sont journalières (Barb. d'A., Cléante, 65); langueurs ne signifie pas des maladies et des infirmités en général (B., Sui., 125); lapider, dans le sens propre, n'est bon qu'à exprimer le supplice des criminels ou le martyre des saints, mais on ne peut pas dire : Les vignerons s'étant saisis d'eux, battirent l'un, tuèrent Vautre, et en lapidèrent un autre (B., Sui., 139); marécageux ne se dit que du lieu, on dit une plante, un oiseau de marécage (A. d. B., Sui., 192); grand parleur renferme deux choses, un défaut et une habitude. Qui dit grand parleur dit un homme qui parle trop, et qui parle en l'air (B., Sui., 250); perturbateur ne se dit pas avec toutes sortes de choses : perturbateur du repos public est bien, perturbateur du peuple ne vaut rien (Id., ib., 144, combattu par A. d. B., Sui., 260); peuple, pris pour une république, renferme tous les ordres de l'État; au pluriel il signifie nation; mais, joint à foule, il ne marque guère que la populace. Dans le peuple il n'y a point de gens de qualité, il peut y en avoir dans la multitude (B., Sui., 218);politesse, comme tendresse et droiture sont élégants dans le figuré, et barbares dans le propre. Nous disons la politesse du style, la tendresse du cœur, la droiture de l'âme. Mais nous ne disons pas la politesse des perles, la tendresse du pain, la droiture d'une colonne. Au contraire il y a des termes qui ne sont bons que dans le figuré, comme fraicheur. Et M. de Balzac n'y faisait pas réflexion quand il disait : « dans la fraischeur de la blessûre qui vous cuisoit » (Id., D., 101); prolixité, prolixe ne valent guère dans le sérieux, sauf peut-être en y ajoutant une épithète comme ennuyeuse. Encore langueur ennuyeuse serait-il mieux (Id., Sui., 214) ; rupture n'est point en usage dans le propre, sinon en chirurgie. Il ne se dit que des personnes (Id., Sui., 227); tempérant, comme intempérant sont renfermés dans ce qui regarde le boire et le manger (Id., Ib., 357); tronqué (ne se dit pas au propre, en parlant de soldats mutilés, A. d. B., Sui., 378).
On s'est tout particulièrement attaché à distinguer les synonymes : attache est très différent d'attachement; le premier va aux sentiments tendres du cœur, on assure de son attache un inférieur ou un égal. Attachement marque un dévouement respectueux et s'adresse aux supérieurs (A. d. B., Sui., 409) ; relever le prix est bien dans le figuré, par exemple : relever le prix de la victôire, mais dans le propre on doit dire augmenter le prix des marchandises (B., D., 74); avis va d'ordinaire au reproche et à la réprimande, ou du moins à une instruction qui regarde les mœurs : on dira donc avertissement, non avis au lecteur, comme on disait autrefois (Id., Sui., 342) ; il y a une distinction entre barbare et sauvage, tous les sauvages sont barbares à notre égard, mais tous les barbares ne sont pas sauvàges, ainsi des Turcs (Ib., 177); bonnes actions s'entend de tout ce qui se fait par un principe de vertu, nous n'entendons guère par bonnes
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œuvres que certaines actions particulières qui regardent la charité (Ib., 311); décrier va directement à l'honneur, décréditer au crédit (Ib., 265); deshonneste est contre la pureté, malkonneste contre la civilité (I., 86); on échape d'un danger, d'une bataille, on rechape d'une maladie (Ib., 177); on emporte le butin, on remporte la victoire (Id., D., 88); on ne dit pas la foi, mais la fidélité d'un chien (Barb. d'A., S. de Cl., 339); un gros seigneur, c'est un homme qui a une grosse fortune ; un grand seigneur, c'est un homme de haute naissance (A. d. B., Sui., p. 111); un homme de cour signifie un homme souple et adroit, mais faux et artificieux ; un homme de la cour, c'est un courlisan (Bouh., Sui., 5); intestin ne se dit que dans le figuré; interne que dans le physique; intérieur que dans le moral (A. d. B., Sui., 152); maison des champs est la même chose que maison de campagne, mais le second est plus noble (B., Sui., 130); il y a la même différence entre négoce et négociation qu'entre négociant et négociateur (Id., ib., 105); nüe et nuée ne se disent pas indifféremment; le premier se dit plus pour marquer un météore plus particulier : voilà une nuée qui menace; le second dans un sens plus vague : un oyseau qui se perd dans les nües (Ib., 305). Quand on parle d'une coutume, on dit observation, mais en fait de religion on écrit observance (Nic. Ber., N. Rem., 74); originel est moins noble que d'origine (A. d. B., Sui., 216); s'oublier n'a pas le même sens que s'oublier soi-même, pourtant le second est quelquefois pris en mauvaise part (B., Sui., 142); paroistre se dit généralement de tout ce qui tombe sous la vue, et qui se fait voir; apparoistre ne se dit guère que des esprits ou des spectres (Ib., 169, cf. A. d. B., Sui., 223); passer sur le ventre à tennemy implique qu'on le fait à dessein; sur le ventre de l'ennemy, qu'on le fait sans y penser (A. d. B., Sui., 6) ; promenade est quelque chose de plus naturel ; promenoir tient plus de l'art; on peut dire le cours est une belle promenade ; on ne dit pas : la plaine de Grenelle est un beau promenoir (B., Sui., 186); rechercher, quand il n'est pas réduplicatif de chercher, s'emploie d'ordinaire pour marquer l'attache qu'on a à une chose, comme rechercher les honneurs; chercher ne se dit guère que des choses qu'on cherche avec les yeux ou avec la main, ou dont on tâche de se souvenir (A. d. B., Sui., 309); relasche ne se prend guère qu'en bonne part, relaschement se prend toujours en mauvaise part (B., Sui., 309); au reste répond au caeterum des Latins, et du reste à de caetero (Id., Ib., 266); renonciation ne s'emploie guère qu'au palais, renoncement se dit en matière de morale (Ib., 336); sembler est plus fort que ressembler, il va à cette ressemblance parfaite qui fait prendre l'un pour l'autre (A. d. B., Sui., 332) ; tout d'un coup et tout à coup ne sont pas indifférents. On dira : on ne parvient pas tout d'un coup au plus haut point, mais un cyprès tomba tout à coup (B., Sui., 69); on dit à Paris vacations en parlant de la cessation des juridictions, et vacances en parlant de celles des colléges (Mén., O., I, 134); vénéneux et vénimeux se disent également : on tire d'excellens remèdes des serpens les plus vénéneux, les plus vénimeux, mais vénéneux ne se dit pas dans le figuré (B., Sui., 239).
Beaucoup de ces distinctions étaient fragiles, erronées même.
Un grand nombre cependant se sont conservées. Elles n'ont pas peu contribué à donner au lexique français cette netteté et cette précision qui a rendu tant de gens indulgents pour sa pauvreté. Le souci de clarté que montrent les grammairiens n'est évidemment qu'une forme de l'esprit général de la race. Ils ont
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suivi un courant. Il n'en est pas moins vrai qu'à leur tour ils ont contribué à inspirer aux écrivains et plus généralement au public le sentiment et le désir du mot exact, au sens bien défini.
Ils ont rendu par là un incontestable service. Nous verrons tout le siècle suivant le reconnaître, et avec raison.
IV. — Les résultats (suite). L'orthographe officielle.
A peu près abandonnée à la fin du XVIe siècle, la cause de la réforme intégrale de l'orthographe était bien compromise, car tout ajournement était contre elle : de nouveaux livres imprimés à l'ancienne mode s'accumulaient de jour en jour, dont le sacrifice devenait de plus en plus impossible. Malherbe s'attacha peu à cette représentation de la langue. S'il eût professé la même haine pour les archaïsmes d'écriture que pour les archaïsmes lexicographiques, peut-être, sans aller jusqu'à la rénovation de Meigret, eût-on cependant abandonné tout le fatras de lettres inutiles qui surchargeait les mots; mais soit qu'il redoutât l'aventure, soit qu'il s'intéressât peu à ces questions, celui qui réformait tout sembla ignorer qu'il y avait là aussi quelque chose à changer, et une belle occasion fut encore perdue.
Les hommes qui reprennent à ce moment la cause en mains sont obscurs; c'est Poisson 1, c'est Simon 2, c'est ce Godard3, dont j'ai eu l'occasion de parler déjà. Plus important est le P. Monet. Déjà dans son Parallèle, en 1625, il suit une orthographe simplifiée, dont il a justifié l'adoption en tête de son Invantaire de 1636. Toutefois Monet n'est pas, tant s'en faut, un révolutionnaire. Tout en disputant par endroits, comme
1. L'alfabet nouveau de la vrée et pure ortographe françoize. L'auteur proscrit y, ph, u après q, supprime le redoublement des consonnes, crée un signe pour ch.
2. La vraye et ancienne ortographe françoise restauree, de E. Simon, docteur médecin. Sauf la suppression de II après q et l'assimilation de en à an, il n'y a rien de pratique dans son système.
3. Voir t. IV, 787. Godard, dans sa Langue françoise, propose de remplacer s muette par un accent circonflexe; de supprimer h dans théâtre, cholere. Mais son audace a des intermittences : il accepte factieux, ambitieux, et second, tout en prononçant segond. Il ne croit pas du reste à la possibilité d'une écriture phonétique « à cause de la variété de voix et de sons, dont notre langue abonde ».
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Meigret, contre messieurs les zélateurs étymologiques, en fait il se contente de laisser tomber des lettres « surnuméraires » que souvent l'usage supprimait déjà. Il écrit devoir, sauoir, debarquer. Mais il garde plus tost, pesche, poids, etc. L'autre grosse innovation tentée par lui consiste dans la substitution de an à en : invantaire, gouvernemant, ampire, ampoigner, etc.
Elle provoqua de longs débats.
Somaize nous a raconté comment, dans les salons, la question de l'orthographe fit un moment quelque bruit 1. On décida « que l'on diminueroit tous les mots et que l'on osteroit toutes les lettres superflues ». Somaize nous a conservé une longue liste de mots ainsi réformés. J'y relève : tête (teste), prôner (prosner), auteur (autheur), défunt (deffunct), di-je (dis-je), présentiment (pressentiment), seûrté (seureté), solennité (solemnité), tréze (treize), étoit (estoit), vû (veu), grans (grands), entousiàme (entousiasme), jûner (jeusner), àge (aage), catéchîme (catéchisme), conaît (connoist), calité (qualité), vieu (vieux), éfets (effects), indontable (indomptable), atten (attend), pié (pied).
C'était, somme toute, hardi, mais comme il fallait s'y attendre dans cette Académie de robe longue, peu systématique.
Si l'accent circonflexe était substitué à s muette, si ait remplaçait oit, pourquoi ces inconséquences : étoit, être? Pourquoi pas était, être ?
Après 1660. — Les phonélistes. Dans cette seconde période on voit paraître des novateurs plus aventureux. Le plus connu, bien obscur aujourd'hui, est ce Louis de l'Esclache 2, dont les conférences philosophiques et religieuses en français ont eu un succès très grand à Paris, et qui en 1668, alors qu'il était encore un homme à la mode, ne dédaigna pas d'écrire ses Veritables regles de l'orthographe francèze, ou l'art d'aprandre en peu de tams à écrire côrectement 3. Bien entendu son système est qu'il faut écrire comme on prononce. Pour appuyer ce dogme, il
1. Les trois réformatrices auraient été Roxalie (Mme Le Roy), Silénie (M"e de Saint-Maurice) et Didamie (Mlle de la Durandière). Leur conseiller était Claristène (Le Clerc?).
2. Lesclache, s'il a été maltraité par Goujet (Bibl. fr., I. 95-96), a eu l'honneur d'être nommé par La Bruyère (Ch. de la ville, 284, 12, éd. Serv.). C'est le Lisippe de Somaize. Voir Ch. Urbain dans la Rev. d'Hist. litt. de la France, 1894, p. 353.
3. Lesclache a été réfuté par deux adversaires. Voir à la Bibliographie, à la date de 1669.
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n'apporte, il est vrai, aucune idée nouvelle. Mais il s'attaque hardiment aux plus graves des objections ordinaires. A la première, savoir que les enfants ne pourront plus lire les livres imprimés à l'ancienne mode, il répond : « ceus qui auront été instruis selon céte métôde, n'auront pas de péne à lire ces livres; car l'ortôgrafe ï ét an partie conforme à la prononsiasion, et on leur fera conétre les defaus de l'autre partie, an leur montrant à lire comme l'on parle. Ajoûtons que ces livres sont ou bons, ou mauvais. S'ils sont bons, on an fera bien-tôt une segonde imprésion, qui côrigera les defaus de la première; mais, s'ils sont mauvais, letams, qui nous doit être très cher, ne doit pas être amploïé à leur lecture (p. 39). » A ceux qui prétextent les équivoques qui vont naître, il riposte qu'on les écartera par la suite du discours (p. 44-45). Aux tenants de l'étymologie, il oppose l'argument de Meigret, qu'une lettre n'apprend rien à ceux qui savent, et encore moins à ceux qui ne savent pas (51-52). Il écrit : choze, roze, dezirer; axion, tra- duxion; calilé, catriéme, de finision, propozision, antandre, antre, tams, juja, gajure, teologie, métôde, crétien, fransaize. Il substitue f à ph (p. 31), parlés, aimés à parlois, aimois, rejette y, écarte les doubles consonnes qui ne se prononcent pas.
Cependant il n'ose pas proposer un signe nouveau; il attaque l'usage, mais seulement pour le corriger « come il faut côriger les defaus d'un portrait par son original ». Et il conserve, malgré les contradictions, des lettres diverses pour marquer les mêmes sons, quand elles représentent bien la prononciation. Il admet ainsi cierge, ciboire, ciel, cilice, cité, cinq à côté de signe, siège, etc. ; celebre, certificat, auprès de secrétaire, secours. Ce n'est pas un esprit absolu 1.
A tout prendre, on peut en dire autant de son contemporain
1. Voir à la Bibliographie. « Je ne doute pas, dit-il dans l'Avis important, que si l'on pouvêt treuver le moyen de randre l'ecriture conforme à la parole, avec une tèle modéracion qu'on pût suivre des principes asurés et des règles constantes, sans tomber dans aucune absurdité et sans rien changer inutilement, il faudrét sanz doute le prandre pour plusieurs rêzons : 1° afin de savoir l'ortographe avec plus de facilité, et avec plus de certitude; 2° afin de ne pas être obligé d'aprandre le Grec et le Latin pour seulement ortografier; 3° parce que c'est une choze indubitable que tout le monde an lira mieux, et que l'on ne pourra prononcer mal ; 4° pour randre la langue francèze plus universèle par la facilité que tous les étrangers treuveront dans la lecture de nos livres. »
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Lartigaut. Il a publié en 1669 : Les progrês de la veritable orto- grafe 1.
Dans ce livre, les nouveautés ne manquent pas; quoiqu'il ne présente qu'un signe 1 destiné à marquer l'accent médiocre : écrit. C'est dans l'e final surtout qu'il s'écarte de la tradition. Il le retranche à la fin des noms : geni, athé, à la fin des adjectifs : impi, fidèl, util, quand ils sont au masculin. Il écrit Corneil.
Même liberté avec les consonnes, dans les mots qui ne font qu'un : avan propos, toute fois, gran chambre.
Mais en revanche il montre ailleurs bien de la timidité. Il garde gu devant e, i (p. 140-144), écrit tuëz, louëz, à côté de bontés, prospérités. Outre ces contradictions, il fait toutes sortes de concessions sur la doctrine, accorde qu'on garde tout ce qui sert aux distinctions grammaticales, par exemple n des troisièmes personnes du pluriel. « Si c'est un mal, il est sanz remède, car celui que l'on y pourêt aporter serêt toujour pis que le mal même. » Mais la plus curieuse et la plus importante restriction qu'il apporte à son système, c'est qu'il écarte l'idée de reproduire la prononciation populaire. Loquendum ut multi, scribendum ut pauci, dit une devise insérée dans son livre.
Quand on dit qu'il faut écrire comme l'on parle, cela se doit « antandre comme l'on parle parmi les savans; non paz comme on parle dans les hales ou danz la place Maubert. Sinon il faudrait dire : Je (l'é sla dvant vous. Un ome docte peut-il s'imaginer des absurdités si grosières ? » Ainsi on veut bien faciliter l'écriture à tous, mais à condition que tous apprennent d'abord à parler. Ce phonétisme singulier porte bien la marque de son temps. Meigret ne connaissait pas ces déférences pour l'usage.
Les réformateurs modérés. — Un des premiers est Chifflet, dont la grammaire, grâce à l'usage que l'auteur a fait de Vaugelas, peut avoir eu une certaine influence 2. Ménage aussi a essayé de
1. Ce livre a été réédité l'année suivante sous le titre de : Principes infaillibles et regles assurées de la juste prononciation de nôtre Langue. Sans aucun changement.
2. Il écrit un pour ung ; ils aimoint = aimoient ; medisans = mesdisans; supprime d dans ajoûter, avertir, aveu, avocat ; b dans omettre ; i dans montagne, gagne, Espagne; c dans lit, edit, fait ; h dans escole, colere, Baccus, estomac. Il voudrait régulariser l'emploi de s dans des, en la doublant, chaque fois qu'elle doit être prononcée : « Mais je n'oserois, ajoute-t-il, commencer le premier un si grand changement en notre ortographe, quoy que cela seroit extrêmement commode, et bien facile à faire si les maistres de la langue l'autorisoient. »
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simplifier. Il écrit ataquer, cors, de tans en tans, seu, veu, c'ust esté ; il serait d'avis surtout qu'on reformât l'abus de x, et qu'on ne l'employât que pour cs : apoplexie, vexation, ou de gs, exhaler, exercice, exil 1. Bérain est célèbre pour avoir proposé la substitution de ai à oi, plus tard adoptée2. Mais un des plus décidés est Richelet, qui, dans son avertissement, s'en est expliqué : « Touchant l'orthographe, dit-il, on a gardé un milieu entre l'ancienne et celle qui est tout à fait moderne et qui défigure la langue. On a seulement retranché de plusieurs mots les lettres qui ne rendent pas les mots méconnoissables quand elles'en sont otées, et qui, ne se prononçant pas, embarrassent les Étrangers et la plupart des Provinciaux. On a écrit avocat, batistère, batême, colére, mélancolie, reçu, revuë, tisanne, tresor, et non pas advocat, baptistere, baptême, cholere, melancholie, receu, revue, ptisane, thresor. Dans la mesme vuë on retranche l's qui se trouve apres un e clair, et qui ne se prononce point, et on met un accent aigu sur l'e clair, qui accompagnait cette s : si bien que présentement on écrit dédain, détruire, répondre, et non pas desdain, destruire, respondre. On retranche aussi l's qui fait la silabe longue, et qui ne se prononce point, soit que cette s se rencontre avec un e ouvert, ou avec quelque autre lettre, et on marque cet e ou cette autre lettre d'un circonflexe qui montre que la silabe est longue. On écrit apôtre, jeûne, tempête, et non pas apostre, jeusne, tempeste. Cette dernière façon d'ortographier est contestée. Néanmoins, j'ai trouvé à propos de la suivre, si ce n'est à l'égard de certains mots qui sont si nuds lorsqu'on en a oté quelque lettre qu'on ne les reconnoit pas. A l'imitation de l'illustre monsieur d'Ablancourt, Préface de Tucidide, Apophtegmes des Anciens, Marmol, etc., et de quelques auteurs célèbres, on change presque toujours l'y grec en i simple. On retranche la plu-part des lettres doubles et inutiles qui ne defigurent pas les mots lorsqu'elles en sont retranchées. On écrit : afaire, ataquer, ateindre, dificulté, et
1. Du Cange lui a rapporté que dans les manuscrits français qui sont au-dessus de 400 ans, il n'y a guère que ces sortes de mots qui soient écrits par un x (O., 1, 238).
2. C'est la première remarque de son livre : Si l'on peut écrire comme l'on parle. La notation ai se trouve déjà au XVIe siècle. Elle est dans Maupas, en 1638 .(p. 31 sq.). Chifflet note je parlais, et nous avons vu que les précieuses écrivaient : gâtait.
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non pas affaire, attaquer, difficulté. Chacun se conduira là-dessus comme il trouvera à propos.
L'orthographe officielle. — Comme on vient de le voir, des membres influents de l'Académie, tel d'Ablancourt, étaient partisans d'une simplification de l'orthographe. Irson, dans un passage curieux de sa « Nouvelle Methode » (p. 118-121), cite parmi eux Balzac, Vaugelas, du Ryer, Pellisson, Chapelain, de Scudéry, Priezac et Gomberville. Mais aucun d'eux, pas même ceux qui ont écrit de grammaire, n'a pris soin de mettre en doctrine ce qui n'était sans doute que tendance. Corneille, peutêtre sous l'inspiration de son frère Thomas, avait été plus dogmatique, et en tête de l'édition de ses œuvres de 1663, il a placé un avertissement qui contient un programme véritable 1.
Non seulement, à l'exemple des Hollandais, il sépare l'i et le l'u et le v, mais il propose d'utiliser les deux formes d's : s et ~⌠, pour distinguer les cas où cette consonne est muette et allonge la syllabe, comme dans arrefle. Dans les formes où elle n'allonge pas, il la supprime : j'arrétois. Il classe les diverses sortes d'e : e simple, qui servira pour nos terminaisons féminines, é aigu qui servira pour les latines, et le troisième, è grave, qui peut s'employer pour les élevées : après ; il discute la double l, etc.
Les décisions prises au début des réunions académiques n'encourageaient ni ne contrariaient ces velléités. Elles étaient contradictoires. Le projet de Chapelain disait bien qu'on s'en tiendrait à l'orthographe reçue, pour ne pas troubler la lecture commune, et n'empêcher pas que les livres déjà imprimés ne fussent lus avec facilité. Mais il ajoutait : qu'on travaillerait pourtant à ôter toutes les superfluités qui pourraient être retranchées sans conséquence. (Pell., éd. Liv., J, p. 103.) Comment la compagnie pouvait-elle venir à bout de concilier deux tendances si différentes? Il le fallut pourtant, quand le travail
1. On le trouvera dans le Corneille de l'édition des Grands Écrivains (I, 5). Le grand poète donne d'abord ses raisons : « L'ufagc de noftre langue eft à present fi épandu par toute l'Europe, principalement vers le Nord, qu'on y voit peu d'Eftats où elle ne foit connuë ; c'est ce qui m'a fait croire qu'il ne feroit pas mal à propos d'en faciliter la prononciation aux Eftrangers, qui s'y trouvent fouvent embarrassez par les divers fons qu'elle donne quelquefois aux mefmes lettres. Les Hollandois m'ont frayé le chemin, et donné ouverture à y mettre diftinction par de différents Caractéres, que jufqu'icy nos imprimeurs ont employé indifféremment. »
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du dictionnaire fut sérieusement repris. Frappée du désordre de l'écriture, l'Académie affichait la prétention d'adopter une orthographe unique, obligatoire pour ses membres, qu'on tâcherait ensuite de faire recevoir par le public. Sur l'initiative de Perrault, le lundi 8 mai 1673, — la date mérite d'être notée, — on décida l'élaboration de cette orthographe officielle1. C'est Mézeray qui fut chargé de rédiger le projet de traité. Il apporta bientôt son travail et on put s'occuper de la revision, du 14 août au jeudi 12 octobre de la même année. Perrault, les deux abbés Tallemant, Boyer, Segrais, Doujat, Regnier, Pellisson et Bossuet l'examinèrent, avec plus ou moins d'attention. Le dernier y mit un soin scrupuleux. Non seulement il revoit avec soin le
détail, mais il motive fortement la résolution qu'a prise la compagnie : 1° « De suivre l'usage constant de ceux qui scauent écrire ; 2° de tascher de rendre autant qu'il se pourra l'usage uniforme; 3° de le rendre durable ». Il fait une critique très vive de « la fausse règle qu'on a voulu introduire d'écrire comme on prononce », justifie le maintien des lettres dites étymologiques, de celles qui servent à distinguer les mots, enfin de celles même qu'on est habitué à voir, en donnant pour raison qu'on ne lit point lettre à lettre, mais que la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l'œil et sur l'esprit, de sorte que quand cette figure est considérablement changée, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables.
En somme, le cahier manuscrit circula, sans qu'aucun de ceux qui le virent proposât de simplification sérieuse. Certains membres même appliquant à l'orthographe le déplorable procédé dont on usait en grammaire, prétendaient distinguer par l'écriture des mots en réalité uniques, mais qui avaient plusieurs sens. Doujat voulait qu'on écrivît dauphin, poisson, et
1. « M. Perrault, chancelier, a proposé qu'il seroit bon que la compagnie convinst et demeurast d'accord autant qu'il se pourroist de l'orthographe qui depuis 40 ou 50 ans avoit esté fort corrompue par des demy savants et estoit devenue presque arbitraire. La compagnie ayant trouvé la proposition fort raisonnable et mesme nécessaire, surtout pour le Dictionnaire, a chargé M. de Mezeray de dresser des observations et des regles les plus exactes qu'il pourra sur l'orthographe. Elle a aussy resolu que chaque particulier de la Compagnie sera tenu et obligé de suivre l'ortographe dont elle sera demeurée d'accord, et que l'on se servira des voyes d'insinuation qui seront jugées les plus propres pour la faire recevoir par le public. » (Signé Conrart.) Reg., éd. M.-Laveaux, I, 62-63.
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daufin, homme. Il trouvait qu'on pourrait retenir le c pour faire différence entre un lict et il lit, etc.
Le texte de Mézeray, avec les annotations, revint à son auteur, qui, fut chargé d'en faire une première édition. Elle fut soumise à l'Académie. Puis une commission la revisa, et soumit enfin les Cahiers de remarques à la compagnie. Après un dernier examen, ils devaient constituer les Observations de l'Académie françoise touchant l'orthographe 1. L'opuscule, tel qu'il nous est parvenu, est très important : depuis l'époque où il fut distribué, les règles qu'il donne ont suhi bien des modifications, beaucoup ont été abrogées ; il n'en est pas moins le premier code de l'orthographe française.
Dès le début, dans une sorte d'avant-propos général, l'Académie décide nettement en faveur de la tradition : « Généralement parlant, la Compagnie préfère l'ancienne orthographe, qui distingue les gens de Lettres d'avec les Ignorans, et est d'avis de l'observer partout, hormis dans les mots où un long et constant usage en a introduit une différente » (p. 2). L'ancienne orthographe pèche quelquefois en lettres superflues, quand elle conserve des lettres originelles déjà représentées dans le mot par une autre lettre. Par exemple, on ajoute à tort une l à faulx, à aulne, qui ont déjà un 1l représentant cette l.
Mais cet abus ne va point contre l'emploi des lettres qui servent à marquer l'origine. Ainsi le g de vingt, encore qu'il ne se prononce pas, doit se conserver; on ne saurait appeler ces sortes de lettres superflues (p. 3).
D'après ces principes, elle garde le ph : philtre, phase, phanatique, cosmographe ; le ch : chœur, charactere ; l'y : dynastie, gymnastique, hydre, mystere. Elle rejette le circonflexe pour représenter s, et maintient : ~fresle, gresle, troisiesme (69). Elle tient au z de prez, cruautez, aimez (95), à l'e de veu, veuë, teu, cheute (66 et sv.), au d d'advocat, advis (16), à l's de mesdisant, mesprendre (23-24). Mais ce n'est pas seulement à l'étymologie
1. Le texte primitif de Mézeray est conservé à la Bibliothèque nationale, les deux rédactions des cahiers le sont également. M Marty-Laveaux a publié la seconde, sous ce titre : Cahiers de remarques sur l'orthographe françoise.
Paris, Jules Gay, 1863. Cette édition renferme en outre tout ce qui peut être utile pour comparer les trois textes et étudier les remaniements successifs de l'œuvre.
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grecque et latine que l'Académie se montre favorable, c'est aussi à la tradition purement française, ou à ce qu'elle croit être la tradition. Elle estime nécessaire l'y de toy, finy, celuy, et les semblables (93) ; le sç de sçavoir et de sçavant, « quoy que plusieurs croient qu'ils viennent de sapere. Quand mesme cette origine seroit vraye, l'usage l'a emporté » (78). De même, èncore que la lettre finale des noms, soit singuliers, soit pluriels, en aux, en eux et en oux, se prononce comme une s, néantmoins il les faut escrire par un x (92).
On serait plus indulgent pour ce système, si l'Académie, au lieu de se montrer conservatrice, se fût nettement déclarée réactionnaire, et, allant jusqu'au bout de la doctrine, eût hardiment restitué partout où c'était possible l'écriture primitive, ou prétendue telle. Passe pour x finale, si cette x eût été généralisée, si on eût écrit aussi foux, coux, moux, je faux, je vaux, je meux. Mais partout ici c'est s qu'il est prescrit d'employer.
Qu'attendre en effet en ce sens d'une compagnie dont toutes les décisions devaient s'autoriser de l'usage? Dans la déclaration même qui est en tête du volume, je l'ai rappelé tout à l'heure, l'exception est faite : « on suivra l'orthographe ancienne, hormis dans les mots où un long et constant usage en a introduit une différente. » Et les rédacteurs se mettent courageusement à déterminer ces cas spéciaux. Comme on peut le penser, il y en a à foison, et chaque article prend la forme que devra prendre désormais toute grammaire française : on écrit tous les mots d'une telle sorte, sauf cependant les suivants qu'on écrit d'une autre. Ex. :
Il faut conserver le ph dans les mots qui viennent du grec.
Exceptez fiole, faisan, parafe, frenetique (7).
On garde aussi ch aux mots qui en grec ont un chi, comme chile, chœur, choriste. — On ne met cependant plus une h à colere, escole, escolier, camomille (8-9).
Toute autre consonne que le g ou l'm se double après la préposition a. Exemples : abbattre, accabler, addresser, affriander, allaiter, annexer, appaiser, arranger, assaisonner, attacher.
Exceptez : aborder, aboucher, aboutir, adosser, aligner, anéantir (12 et sv.).
Quand la préposition e est devant toute autre consonne que
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devant une f, on met après elle une s devant la première lettre du mot simple : eschancrer, eslever, esmerveillé. Exceptez : edenler, emonctoire, emousser, enerver (17-18).
L est double à tous les temps et personnes presents des verbes en eler : j'attelle, je sautelle. Il en faut néanmoins excepter quelques-uns, comme celer, reveler, geler, qui font au présent : je cele, je revele (37) ; l et t sont ordinairement doubles dans la dernière syllabe du mot finissant en e féminin : il y a néanmoins quelques mots qui n'ont qu'une l et qu'un t : eresypele, zele, epithete, squelete, assiete, empiete, interprete (38-40).
Nulle consonne n'est double après l'o dans les mots radicaux, soit au commencement, soit ailleurs. Exemples : bestiole, consoler, capriole, desoler, démolir, drole, folie. (53). Exceptez follement, molle, amollir, banderolle, bricolle, colle, coller, collet, collier, collerette, décoller (56).
Item n ne se double pas dans acrimonie, admonester, conso- nance, dissonant, démoniaque, cone, colonie. Mais il se double dans donner et ses composez, estonner et les siens, honneur, hon- neste et ses dérivés, sonner et ses composés, tonner, personne, et tous les mots qui se forment des noms terminez en on : bonne, bonnace, actionner, empoisonner, etc.
Il est juste d'observer que dans la première édition du Dictionnaire on admit quelques simplifications. Des lettres grecques furent sacrifiées : rheume devint rhume, charactere = caractere.
Des lettres doubles furent réduites aux simples dans bande- role, bricole, bonace ; desprendre, descourager, d'autres encore perdirent leur s. En revanche on y rencontre dauphin, chyle, recepte, aggrandir, allaicter, tandis que les Cahiers donnaient daufin, chile, recette, agrandir, allaiter. Les améliorations ne sont ni systématiques ni fort nombreuses. Et l'orthographe que Régnier Desmarais enseigne et justifie dans son long traité (Traité de la grammaire francoise, p. 75) est, à de minimes différences près, celle des Cahiers.
En somme pas une fois, d'un bout à l'autre des écrits académiques, ne se montre le moindre désir d'apporter dans le chaos orthographique un peu de clarté et de logique. On i refuse de s'engager même dans les voies déjà frayées. Cer- 1 tains membres visiblement n'étaient pas fâchés que l'ortho-
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graphe fût à ce point difficile. Elle distinguait « les gens de lettres d'avec les ignorants ». Régnier et Pellisson critiquèrent cette phrase; ils la trouvaient un peu offensante, et jugeaient que « si on ne se distinguoit que par là, ce seroit peu de chose ».
On se contenta de supprimer les mots et les femmes, qui venaient après, pour ne blesser personne. Mais le reste demeura, et il traduit bien la pensée de cette aristocratie. Une orthographe compliquée devait être, pour ceux qui la posséderaient, une marque d'élégance; on s'occupa peu qu'elle fût une gêne 1.
Dans ces conditions je fais peu de cas, je l'avoue, du libéralisme que l'Académie montre à quelques endroits : il est bien vrai qu'elle admet assez souvent qu'on puisse orthographier de deux manières. Ainsi elle donne toute une liste de dérivés, qu'on peut écrire avec ou sans s : desbander ou debander (22; cf. p. 65). Elle dit ailleurs : « Quelques-uns orthographient sujet et sujection, soupir, et soutenir, à côté de subjet, souspir (29-30. Cf. 86, 87, 62, etc.) « Le livret débute même par cette profession : « La première observation que la compagnie a cru devoir faire est que, dans la Langue Française, comme dans la plupart des autres, l'orthographe n'est pas tellement fixe et déterminée qu'il n'y ait plusieurs mots qui se peuvent escrire de deux différentes manières qui sont toutes deux également bonnes; et quelquefois aussi il y en a une des deux qui n'est pas si usitée que l'autre, mais qui ne doit pas estre condamnée. »
Mais qu'importe cette réserve, dont les effets ne pouvaient être que minimes et passagers? Si on laissait là matière à quelques discussions ultérieures pour les grammairiens, l'ère de la liberté n'en était pas moins close, du moment que l'idée qu'il y a une orthographe correcte était proclamée et appliquée. Et on a vu quelle était la tendance de cette orthographe. Depuis qu'elle règne, elle a discrédité et faussé la grammaire, elle a pesé lourdement sur toutes les études, détournant souvent l'éducation,
1. Il y a d'autres défauts dans l'opuscule que j'analyse, et d'abord des inadvertances : p. 20, desmonter, desnouër; p. 21, demonter, desnouër. Mais elles eussent pu disparaître dans une publication définitive. Il est certain aussi qu'on a cédé quelquefois à la manie de Doujat. On écrit lacs et las d'amour, tout en se rendant compte que le mot est le même dans les deux cas (88). Mais ce sont là de bien petits défauts auprès des autres.
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comme en Chine, de son véritable objet; elle a gêné les progrès de la langue à l'extérieur, et dans une certaine mesure contrarié au dedans le progrès social, en donnant à des individus médiocres, formés à écrire « sans fautes », une supériorité apparente, que beaucoup de ceux qui se croient les plus indépendants des préjugés respectent encore comme une marque de bonne éducation.
V. — L'opposition.
Protestations contre les nouvelles doctrines. — Bien que les principes sur lesquels s'appuyaient les remarqueurs semblassent définitivement et universellement établis depuis Vaugelas, ils rencontraient encore des incrédules et des adversaires. Un des plus obscurs, mais non des moins vigoureux, est Courtin, dans son Traité de ht pa>ress<> (Paris, Élie Josset, 1677).
Il aperçoit tout ce qu'il y a, dans les prétendues lois des auteurs, de remarques, d'imagination personnelle, là où on prétend énoncer des lois objectives : « S'ils disent quelque chose d'avan- tage (que ce que les autres ont dit avant eux), ce n'est qu'en les censurant, et alors mesme ce n'est que l'opinion, ou peutestre la vision d'un seul homme qu'ils opposent à l'imagination d'un autre homme.
« Ceux qui ne veulent que l'usage disent que c'est ce qui se pratique par la plus saine partie de la Cour; et comme on leur représente que cette saine partie de la cour mène bien loin, les autres qui se tiennent uniquement à l'autorité, soutiennent pour eux que cette saine partie se doit entendre de celle qui parle et écrit selon la plus saine partie des auteurs. Que si on leur demande qui sont ces auteurs, ce seront, selon eux, les auteurs des Remarques sur la Langue françoise. Et si on leur fait voir qu'ils ne s'accordent pas entre eux, chacun répond hardiment : c'est moi qui suis l'ortodoxe, qui ay trouvé le fin, le délicat, qui veux desabuser le public (I, 144 et s.). »
Ce qu'il faudrait consulter, ce serait la raison, « à savoir le rapport que l'esprit trouve qu'un terme ou une expression
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ont avec des principes établis, certains et immuables (156).
Dix ans après, c'est le calviniste Leclerc, qui d'Amsterdam, en rendant compte de l'édition de Vaugelas donnée par Thomas Corneille, se demande si à tous ces travaux la langue française n'a pas plus perdu que gagné 1.
Contrairement à ce qui s'est passé à Home, en France, dit-il, quand on a commencé à cultiver la langue française, on ne s'est pas mis à étudier plus qu'auparavant. Ils ont fait consister le bel esprit à entretenir agréablement une femme dont les lumières bornées se trouvaient à peu près de la même étendue que les leurs. Cependant l'usage de ces gens-là n'a pas moins été la règle de la langue française, que s'ils avaient été très savants, et qu'ils se fussent appliqués avec soin à l'étudier. Les auteurs les plus estimés ont cru les devoir imiter, particulièrement en notre siècle, où l'on s'est fait une règle d'écrire comme on parle.
Cette conduite de la nation française a ôté à notre Langue l'abondance des mots, et des phrases, la force de l'expression, et la cadence majestueuse des périodes que l'on remarque dans les langues grecque et latine 2.
Ce n'est pas qu'on veuille nier qu'elle ne se soit embellie à quelque égard, ou blâmer ceux qui suivent l'usage moderne.
Mais on soutient, qu'à tout compter elle a plus perdu qu'elle n'a gagné.
Saint-Evremond, avec des phrases plus prudentes, insinue qu'il a pour l'avenir des craintes qui semblent bien, malgré
1. Bibl. univ., 1687, t. VII, p. 182.
2. Pour reconnaitre combien elle est appauvrie il suffit de lire Amyot. Et Leclerc continue : « Ceux qui écrivent s'apperçoivent souvent qu'ils auroient Besoin de ces mots qui ont vieilli, ou qui vieillissent, quoi que dans la conversation on ne s'en apperçoive point, parce qu'on ne fait pas difficulté de redire plusieurs fois le même mot. Il en est de même des phrases que des mots. Il étoit autrefois permis d'en transposer un peu l'ordre, de mettre le verbe à la fin, et de retrancher les articles. Outre cela nous n'osons pas prendre la même hardiesse à l'égard des métaphores, que l'on remarque dans nos bons auteurs du siecle passé. « Notre Langue est devenue à cet égard non seulement chaste, mais même précieuse, si j'ose m'exprimer ainsi. J'avoue que nous avons quelques mots et quelques phrases, que l'usage a introduites depuis quelques années, mais on reconnaîtra que ces phrases et ces mots sont en très petit nombre, en comparaison de ceux que nous avons perdus, comme on le verra d'abord en comparant un de nos vieux Dictionnaires avec les nouveaux. » Enfin si on doute encore, il n'y a qu'à essayer de traduire quelques pages d'un dictionnaire grec ou italien. Ce qu'on appelle l'ordre naturel d'une phrase,. rend souvent notre langue plate et languissante, comme l'a montré l'abbé Danet.
Vossius nous l'a déjà reproché. Mais dames et cavaliers n'entendraient rien à la moindre transposition.
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toutes les réserves, inspirées par le présent : « J'avoue qu'on n'a pas le même droit contre MM. de l'Académie; Vaugelas, Ablancourt, Patru, ont mis notre langue dans sa perfection; et je ne doute point que ceux qui écrivent aujourd'hui ne la maintiennent dans l'état où ils l'ont mise. Mais si quelque jour une fausse idée de politesse rendoit le discours faible et languissant; si un trop grand attachement à la Pureté produisoit enfin de la Sécheresse; si pour suivre toûjours l'ordre de la pensée, on ôtoit à notre Langue le beau tour qu'elle peut avoir, et que la dépoüillant de tout ornement, on la rendit barbare, pensant la rendre naturelle; alors ne seroit-il pas juste de s'opposer à des corrupteurs, qui ruïneroient le bon et véritable stile, pour en former un nouveau aussi peu propre à exprimer les sentiments forts que les pensées délicates? » (Les vérit. œuvres, 2e éd., III, p. 322.) Quelques pages plus haut il est plus net, sur un point au moins : « On peut disputer à MM. de l'Académie, dit-il, le droit de régler nôtre langue comme il leur plaît. Il ne depend pas des auteurs d'abolir de vieux termes par dégoût, et d'en introduire de nouveaux par fantaisie : tout ce qu'on peut faire pour eux, c'est de les rendre maîtres de l'usage, lors que l'usage n'est pas contraire au jugement et à la raison (320). »
Bayle ne pouvait guère ne pas être avec les protestataires. Il s'en est expliqué plusieurs fois. Admettant sincèrement certaines réformes qui allaient en effet à rendre la langue plus nette et plus sincère 1, il insère au contraire dans sa préface même, des réserves très significatives 2.
1. Bayle a eu soin d'éviter les vraies fautes : savoir les équivoques, les vers, et l'emploi dans la même période d'un on, d'un il, de pour, de dans avec différents rapports : de faire qu'un il au commencement d'une période se rapporte non à un cas oblique, mais à un nominatif de la précédente, etc.
2. « L'oserai-je confesser? Le style est une autre cause de ma lenteur : il est assez négligé; il n'est pas exempt de termes impropres, et qui vieillissent, ni peut-être même de barbarismes; je l'avoué, je suis là-dessus presque sans scrupules. Mais en récompense je suis scrupuleux jusqu'à la superstition sur d'autres choses plus fatigantes. Les plus grans maîtres, les plus illustres sujets de l'Academie françoise se dispensent de ces scrupules, et nous n'avons guere que trois ou quatre écrivains qui ne s'en soient pas gueris. C'est donc pour moi une grande mortification, de ne me pouvoir mettre au-dessus de ces vetilles qui font perdre beaucoup de tems, et qui gâtent même quelquefois les agrémens vifs et naturels de l'expression, quand on la corrige sur ce pied-là. Je suis si peu capable de secouër ce pesant joug, qu'au cas qu'on rimprime ce Dictionaire, mon principal soin sera très assurément de rectifier selon les loix rigoureuses de nôtre Grammaire toutes les fautes de langage qui sont demeurées dans cette édition. » (Préf. de la 1re éd., p. iv.)
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decrite. Il s'y fourre je ne scai quel complot, et cette machination ne vient pas tant des lecteurs qui sont auteurs, que de ceux qui ne le sont pas. Ceux-ci se donnent tout le plaisir de critiquer, sans sentir la peine de composer. Ceux qui sentent cette peine sont plus indulgents envers les mots. »
On recueillerait çà et là d'autres plaintes contre la nouvelle tyrannie. Barbier d'Aucour s'écriait déjà, dans sa critique du P. Bouhours, que resserrement, déchirement, obscurcissement, attiédissement, enivrement étaient bons, puisqu'ils exprimaient les différents états du cœur humain, ce qui est le principal objet de la morale. Et il ajoutait : Les personnes habiles trouvent des mots nouveaux fort raisonnables, pleins de sens, ils les proposent, les hasardent pour tâcher d'enrichir la langue.
Y a-t-il là de quoi s'écrier publiquement : Bon Dieu! quelle façon de parler! quel langage! Cela m'est insupportable 1! »
(Sent, de Cl., 85.) Les jansénistes souffraient de leur côté impatiemment une contrainte qui les eût empêchés, pour de simples raisons de forme, de traiter commodément des plus hautes matières.
Arnauld défend plusieurs hardiesses dans l'Avertissement de la Ve dénonciation du péché philosophique 2. Et Nicole écrit moins timidement (Ess. de morale, VIII, let. 90e à M. Filleau de la
1. Andry lui-même fait des réflexions analogues : « On peut se servir quelquefois de vieux mots, et pourvu qu'on en use sobrement, ils donnent au discours une force et une noblesse que les nouveaux n'y sauroient donner. » (Préf.; cf. p. 84 et 275.) Cf. encore 21-22.. S'il ne falloit garder que les meilleurs mots, et abolir tous les autres, on se verroit bientost réduit à des redites continuelles. On appauvriroit nostre langue et l'on ne pourroit plus s'exprimer que par des circonlocutions, ce qui est le plus grand defaut d'une langue. »
2. « J'ai encore un mot à dire sur les mots de philosophisme et philosophistes dont je me sers dans cette Dénonciation. Je ne crois pas qu'on en soit choqué.
Car s'il est jamais permis de faire de nouveaux mots, c'est quand ils nous épargnent de longues circonlocutions, pour exprimer les choses dont on a à parler souvent. On peut dire que le genre humain en est convenu, parce que cela est conforme à l'inclination qu'ont les hommes d'abréger les discours.» (Et il s'appuie sur l'exemple de quiétisme, quiétistes.) « Il y a aussi un mot que je sais bien qui n'est pas encore en usage. C'est celui d'advertence. Mais le besoin que j'en ai eu pour bien faire entendre une chose essentielle à la matière que je traitois, me l'a fait hasarder, comme le même besoin fit inventer autrefois le mot d'inamissibilité. Ce dernier a passé, et tout le monde s'en sert maintenant : peut-être que cet autre passera aussi, ou qu'au moins on le laissera entrer dans les discours dogmatiques, s'il n'est pas sitôt reçu dans les discours ordinaires. Car il faut avouer qu'on ressent plus le manquement qu'a notre langue de certains mots, quand on traite des matières de science, que quand on parle ou qu'on écrit les choses de la vie civile. »
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Puis, dans les notes très développées des articles Poquelin et Gournay, il dit nettement ce qu'il pense du régime auquel on soumet la langue. Après avoir prononcé, lui aussi, que Molière se donnait trop de liberté d'inventer de nouveaux termes, et de nouvelles expressions, qu'il lui échappait même fort souvent des barbarismes, il ajoute : « Prenez bien garde qu'on ne blâme ici que l'excès de sa liberté, car au fond, l'on ne nie pas qu'il ne s'en servit bien souvent d'une manière très heureuse, et qui a été utile à notre langue. Il a fait faire fortune à quelques phrases, et à quelques mots, qui ont beaucoup d'agrémens.
« On ne peut contester légitimement aux bons auteurs le droit de forger de nouveaux mots, puisque sans cela les langues seroient toûjours pauvres, steriles, languissantes.
« On doit donc generalement parlant demeurer d'accord, que Molière avoit le droit d'enrichir de nouveaux termes les matieres du théâtre où il avoit acquis une si grande réputation. »
Voilà pour le droit qu'a au néologisme notre « langue disetteuse ». Sur le chapitre des archaïsmes, Bayle ne s'exprime pas moins fortement : « Tout bien considéré, dit-il, cette Demoiselle n'avoit pas autant de tort qu'on se l'imagine, et il seroit à souhaiter que les auteurs les plus illustres de ce temps là se fussent rigoureusement oposez à la proscription de plusieurs mots qui n'ont rien de rude, et qui serviroient à varier l'expression, à éviter les consonances, les vers et les équivoques. La fausse déli- catesse à quoi on lâcha trop la bride, a fort apauvri la langue.
Les meilleurs écrivains s'en plaignent, je dis les auteurs qui sont le moins incommodez de cette indigence, et qui trouvent dans le fond fertile de leur genie de quoi la réparer. Voiez les reflexions de M. de La Bruyère. Quelques-uns d'entre eux donnent mille bénédictions à M. l'Evêque de Meaux, à M. l'Evêque de Nîmes, et à telles autres plumes du premier étage, lorsqu'ils les voient se servir de quelque terme vieillissant. Cela le réhabilite, et le rajeunit, c'est au moins une barriere qui prévient la prescription et qu'on peut oposer aux chicaneries des puristes.
Notre langue doit beaucoup aux écrivains qui disent certes en prose, et qui se commettent pour luy dans leurs ouvrages. La source du mal n'est pas toute entiere dans cette inconstance des langues vivantes, que les anciens ont éprouvée et très bien
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Chaise) : « Rien n'est plus faux que la régle que M. de Vaugelas semble vouloir établir, qu'on ne peut faire de nouveaux mots, puisqu'il reconnaît dans ses Remarques que quantité de mots qui n'étaient point autrefois en usage y sont devenus depuis. Il est donc avantageux, pour enrichir les langues vivantes, que des personnes judicieuses soient un peu plus hardies à se servir de nouveaux mots et de nouvelles phrases. Il y a bonheur et malheur. Les uns passent et d'autres ne passent pas. Mais les gens d'esprit doivent être plus portés à leur être favorables que contraires. C'est ce qui rend les langues belles et abondantes, comme il est arrivé de la grecque. »
On voit donc que Fénelon n'était pas seul à trouver qu'il y avait lieu d'enrichir la langue, et à juger qu'on l'avait gênée et appauvrie depuis environ cent ans, en voulant la purifier. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler longuement les éloges qu'il donne au vieux langage, l'estime qu'il fait des termes propres, et l'avis qu'il énonce d'en faire hardiment de nouveaux, à l'exemple des anciens et des Anglais, « en prenant de tous côtés », à condition de confier à des personnes d'un goût et d'un discernement éprouvé le choix des termes qui seraient à autoriser.
S'il ajoute des réserves, ce n'est que sur la mesure à garder, mais il revient résolument, aussitôt après, à son dessein : « Un terme nous manque, nous en sentons le besoin; choisissez un son doux, et éloigné de toute équivoque, qui s'accommode à notre langue, et qui soit commode pour abréger le discours. Chacun en sent d'abord la commodité. Quatre ou cinq personnes le hasardent modestement en conversation familière, d'autres le répètent par le goût de la nouveauté; le voilà à la mode. C'est ainsi qu'un sentier qu'on ouvre dans un champ devient bientôt le chemin le plus battu, quand l'ancien chemin se trouve raboteux et moins court (Let. à l'Ac., ch. III). » Ce projet fut, bien entendu, tenu pour un des plus chimériques de cet esprit hasardeux. Il est moins original cependant, comme on voit, qu'on ne le croit généralement. Plusieurs des écrivains qui pensaient, dans divers camps, s'étaient plaints de la gêne où Fénelon constate qu'on a fait tomber la langue.
Résistances tacites. — A tout prendre, si les protestations n'ont pas été plus nombreuses, c'est que beaucoup des
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écrivains, comme le dit Bayle, se sont affranchis, sans en rien dire, des prescriptions qui pesaient sur eux. Un certain nombre d'entre eux y étaient dans une certaine mesure autorisés par les puristes eux-mêmes; c'étaient d'abord les écrivains « comiques, satiriques et burlesques » que Yaugelas avait déjà mis hors de cause. Quand le genre eut produit Molière, il fallut bien reconnaître qu'il avait sa noblesse, et on se retourna contre lui, en lui demandant compte de n'avoir pas évité le jargon et le barbarisme. Mais il eût eu les textes pour lui. Cela est si vrai que Racine lui-même n'a pas gardé, dans les Plaideurs, les scrupules qu'il montrait ailleurs. La Fontaine eût pu exciper d'une tolérance analogue; il composait dans un genre non classé, qui ne commença d'exister qu'après lui et par lui. Comme Molière, et plus que lui, il eût sans doute été indépendant par caractère, il se trouvait être en outre, par profession, à peu près libre. Aussi sa langue est-elle justement le contraire de la langue poétique 1 du temps; une grande partie de son charme est faite de toutes les audaces que l'on condamnait. Il faut en dire autant des lettres que des comédies ou des fables. Faites ou non pour le public, elles participent des libertés de la conversation. Et cela explique que Chapelain lui-même s'en donne librement, et emprunte, compose, comme Mme de Sévigné ou Bussy, avec le goût seulement et la grâce en moins. Voilà déjà bien des gens hors des règles! Et il faudrait mettre avec eux les auteurs de mémoires, les érudits, les écrivains scientifiques.
Or à cette première classe viendrait s'ajouter encore celle des hommes qui, ayant plus souci des choses que des mots, ou tout au moins, ayant des choses à dire, se sont un peu élargis, quand les règles leur paraissaient trop étroites. Nous en avons vu quelques-uns en revendiquer le droit. D'autres, comme Bossuet ou Pascal, se sont licenciés sans en rien dire, lorsqu'il le fallait. Les archaïsmes du premier sont très nombreux : accoiser (Saint Ben., lOG'i, tre partie); attenter (= tenter, Var., X.); intem- périe (= désordre moral, Henr. de Fr., 1669) ; liesses (Mund. gaudeb., 1664, 2e p.); quasi (Souffr., 1661, 2e p.); soùlé (d'opprobres., Hon.. 1660, péror.).
Il y a aussi des latinismes à foison dans ses œuvres : adultérer les ouvrages de Dieu (Dem., 1653, 2e p.); angeliser (1e Assompt., 2); * apprehensif ( timide, Purif., 1re p.); confidents (adj. = à qui l'on se confie;
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Saint Joseph, Depositum, 1656, 2e ex.); elargir (= accorder, Pentec., 1654, 2e p.)1 ; excrement (= excroissance. Intégr. de la Pen., 1662, 3e p.); illustre (= clair, Henr. d'Angl., 1670); iterer (Pâques, 1685, esq.); locution (= langage, saint Paul, 1657, 2e p.); médiocrité (= esprit de mesure, Justice, 1666, 1re p.); prestance (= praestantia, Concept., 1652, 1re p.); se rappeler de (se revocare ab, Martha, 1665, 2° p.); regime (Purif., 1662, 2e p.); sapience (Just., 1666); vastité (Touss., 1669, 3e part.).
Pascal, lui, risque, dans les Pensées, des phrases comme celle-ci : toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes.
(Pens., Hav. I, 1.) Il garde le dogmatiste et le partant de Montaigne (Ib., VI, 13, III, 15), emploie sencoiffer (Ib:, III, 2 bis), figurantes, pour répondre à figurées (Ib., XV, 3 bis), etc.
Et Massillon, Bourdaloue ne se sont pas plaint non plus à l'occasion un mot dont ils avaient besoin. Malgré la censure de Bouhours, le style jésuite prend parfois les licences du style janséniste.
On comprend pourquoi je ne puis pas poursuivre cette revue.
Il est hors de mon sujet d'étudier quel usage chacun de nos écrivains a fait de la langue ; c'est affaire à ceux qui analysent leur talent d'analyser aussi leurs moyens d'expression. Je voulais marquer seulement que, pour des causes diverses, nombre de ceux que nous comptons comme les plus grands ne se sont pas astreints à une régularité toute passive.
En outre, parmi ceux que leur genre et leur tempérament portait à accepter la contrainte, encore en est-il que leur génie a défendus au moins de la servilité. M. Marty-Laveaux a démontré (Lex. de Rac., Préf.) que le plus considérable d'entre eux, Racine, s'il n'est pas un inventeur de mots, a du moins conservé dans ses tragédies un grand nombre de termes familiers, qui paraissaient d'un emploi hardi, et qu'il a créé nombre d'expressions neuves, d'alliances de mots et de tours de phrase inconnus.
Il y a mieux : on peut citer des mots ou des expressions condamnés par des grammairiens, qui ont réussi malgré eux 1.
édification (d'un temple, B., D., 100); éclatant (M. Buf., O., 188) ; envier quelqu'un (A. d. B., Sui., 72); inaccoutumé (je doute si on pourroit le dire avec Pascal., Man. de pari., 513); infaisable (B., D., 19); infériorité (blâmé par la Man. de pari., 515); indispensablement (Sorel, Con. d. b. l, 427); mutation (Man. de parl., 515); occasionner (encore écarté par Richelet et
1. Je cite le grammairien qui a désapprouvé, et je garde l'orthographe moderne.
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l'A., blâmé par A. d. B., Sui., 423); offenseur (B., D., 50; Man. de parl., 514); paysagiste (B., Sui., 92. « La Mesnardière étant Lecteur du Roy, dit un jour dans sa chambre le mot de paysagiste. La question ayant été portée.à l'Académie, elle décida tout d'une voix que c'étoit un mot du jargon des peintres, qui étoit bon dans des ouvrages spéciaux »); pro- sateur (B., D., 13) ; pruderie (barbare, signifie la prudhommerie, Sor., Con.
d. b. l., 440); prurit (Dupleix, Lum. de M. de Morg., 331); rapprochement (B., D., 66); recruter (dur et barbare, De Cail., Bon. u., 158); religionnaire (Balz., II, 246); resserrement (B., D., 16); sçavoir faire (Id., Entr., 97); réfléchir (au sens de faire réflexion, blâmé par B., éd. 1682, p. 170); se donner des airs importants (blâmé par De Cail., Mots à l. m., 75); être bien en cour (Id., Bon. u., 72) ; aller à l'encontre (Ib., 15) ; exercer une vengeance (A. d. B. n'admet que exercer sa vengeance, Sui., 73) ; tournure d'esprit (à laisser aux précieux, B., N. rem., 316).
Enfin tout ce que les grammairiens ont déclaré hors du bon usage, pour être familier ou vieilli, ne s'en est pas toujours trouvé perdu. Nombre des mots ainsi en danger sont parvenus à revivre, sans toujours reprendre cependant le rang qu'ils avaient.
acabit (Nic. Ber., N. rem., 243, M. Buf., O., 55); s'accoter (Ead., 29); adulateur (Man. de parl., 513); arrogance (M. Buf., 42); avorter (Mén., O., I, 273); bouger (fort rude, M. Buf., 33); bref (n'est plus bon pour enfin.
A. de B., Sui., 31, De Cail., Bon u., 172-173) ; bru (mot de province, Mén., O., I, 267); cadavre (B., Sui., 139); cajoleur (pour galant, ne vaut rien, M. Buf., 80); calvitie (je doute qu'on pût le dire avec M. Ménage, Man. de parl., 513); certes (« commence à vieillir », Richel.; ne se dit plus dans la conversation que par les Gascons, mais s'écrit encore, B., Sui., 83); cheminer (B., Sui., 166, cf. A. d. B., Sui., 34); chiche (ridicule, M. Buf., 58); clystère (mot de province, Mén., O., I, 264); congrès (il faut dire l'Assemblée de Nimègue et non pas le congrez, De Caill., Bon u., 159); estre bien en cour (n'est pas du bon usage, Ib., 72); courroucé (ne peut se dire de quelqu'un, M. Buf., 60); courtois, affable, ne sont plus guères dans la conversation des gens du monde (De Caill.; Bon u., 173); d'autant que (Th. Corn., II, 2); défunt (des gens du monde ne disent point qu'un homme est deffunct. De Caill., Bon u., 32); délice (c'est un délice est mal; dire il est délicieux, M. Buf., 31); délivre (est de la campagne, Furet., Th. Corn.) ; désireux (a fort vieilli, malgré Vaugelas, B., R., 370); dessert (façon de parler bourgeoise, il faut dire le fruit. De Caill., Bon u., 40); dévaler (un homme du monde ne s'en sert pas; Id., ib., 58); diabolique (est italien, suivant Balzac, II, 678); engen- drer (B., Sui., 203; cf. Discuss. du sr de Villafranc, p. 7); enivrement (B., Sui., p. 16); entrefaites (sur ces —, B., Sui., 117); sébahir (provincial pour s'étonner, M. Buf., 50); esquiver (moins bon qu'échaper (M. Buf., 65); exigu (drôlatique et burlesque, Fur. A.); faire figure (les personnes intelligentes l'évitent jusque dans la conversation, B., Entr., 2°, p. 138); faiseur (peu de mots sont plus bas, B. d'Auc., Cléante, 1776, p. 333) : si fait (dur et mal poli, De Cail., Bon u., 146) ; fastidieux (je doute si on pourroit le dire avec M. Fleury; Man. de parl., 513); fermeté de style (je doute qu'il soit françois, B., D., p. 9); force gens (ne se dit plus que dans le langage familier, B., Rem., 306); fraischeur (n'est bon que dans le propre, B., D.,
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101); fléchir, inflexible (au propre ne valent rien, Id., ib., 31); gaillard (est un terme du langage des halles pour dire gai, Barb. d'A., Cléante); gentil (mot burlesque ; en sa place, quand on parle sérieusement, on dit joli, Richel., Dict.); goûter (dans le sens de collation est bourgeois, De Cail., Bon u., 43); fréquenter qqn (vieille façon de parler ridicule; il faut dire : je ne voy plus ces gens-là, M. Buf., 51); improbation (j'aurois de la peine à m'en servir, B., D., 18); inepte (mot tout latin, comme aptitude, est du langage familier, B., Rem., 217); infester (n'est pas reçu, Richel.); indécis ne se dit point des personnes (B., Sui., 134); je suis tout joyeux (commence à n'être plus du bel usage, De Cail., Bon u., 177); je me suis laissé dire (affecté, Id., ib., 145) ; loin de (mal pour bien loin de, M. Buf., 115); naguère (vieux, Mén., O., I, 163); nuisible (ridicule, M. Buf., 81); opérations (de guerre, il faut dire actions ou entreprises, De Cail., Bon u., 158); outré (rude et ancien pour affligé, M. Buf., 44); passionnément (N.
Bér., 254); plaisanterie (on le trouve fort commun, Sorel, Con. d. b. liv., 440) ; priser (pour abîmer, M. Buf., 67); tournure (donner une bonne —, métaphore à rendre au métier d'où elle est tirée (De Caill., Bon u., 96); sçavoir (= scilicet; il y a des personnes qui le veulent bannir du haut style, A. d. B., Sui., 330); suave (ne se dit plus, B., Rem., 32b); volon- tiers (M. Buf., 67); ambitionner cet honneur (M. Buf., 73); faire figure (les personnes intelligentes l'évitent jusque dans la conversation, B., Entr., 1671, p. 138); avoir bonne façon (est bourgeois, Bon u., 165); être indigne de quelque chose (ne se dit plus, M. Buf., 70); je suis tout joyeux quand je vous vois (De Caill., Bon u., 177); avoir des ménagements (les plus savants dans la langue ne peuvent ouïr qu'avec peine cette façon de parler, B., Entr., 119); à merveille, à miracle (M. Buf., 184, 186); prince des philosophes (B., D., 108).
Enfin, voici toute une liste de mots nouveaux, ignorés de l'Académie, de Richelet, et même de Furetière, qui se rencontrent dans les textes. Et ces textes ne sont pas tous, on le verra, des lettres, ou des bouffonneries.
bannissable (Mol., Mar. for., sc. 6); bibliopolaire (Chap., Let., I, 142); billebaude (Sév., 539); bistouriser (Gherard, Th. ital., I, 263); blondasse (SaintSim., III, 377); bobinette (Perrault, Chap. rouge); bonlif (Peiresc, Let. à D., I, 252) ; bourle (Mol., Bourg. g., III, 13); bourriche (Voit., Let., 108); brigan- deur (Malh., Bienf. de Sen., VII, 2); cadédis (Corn., Ill. com., III, 4); cadichon (Sév., 126); camaraderie (Ead., Let., 188); camuson (Id., 739); cantonade (Gher., Th. ital., Préf.) ; capricant (Mol., Mal. im., II, 6) ; capuchonner (d'Aub., Frag. dans Delb., Mat.); caquetoi (Scarr., Virg. trav., 4); carrosse (Sév., 1095); catholicité (d'Aub. et Guy Patin, 17 nov. 1662); cati (La Br., Car., 6); catonnerie (Scarr., VII, 89); centonier (Charp., Excel, de l. l. fr., I, 232); causal (Boss,, Con. de D., I, 13); causant (Pasc., Pens., I, 1); chipotage (Mme de Simiane, dans Sév., 151); chuchillement (La Font., Cont., Roi Candaule); circonvaller (Chap., Let., I, 552); citeur (Fur., Rom. bourg., II, 16); citramontain (Chap., Let., II, 714); clausule (Peir., Let. à D., I, 74, 1626); clinamen (Fénel., Ex. de D., I, 3); clinique (Lecl., Hist. de la médec. dans Trévoux, 1696); clopin-clopant (La Font., Fab., XII, 12); congulable (1628, Planis de Campy, dans Delb., Rec.) ; cocufier (cf. tartufier; Mol., Sgan., 16); coéternité (1618, P. Coton, dans Delb., Rec.) ; coexistence (cité au XVIe s., recréé par Bossuet dans 1er Avert. à Jurieu, I, 1) ; comateux (1616, J. Duval, dans
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Delb., Rec.); communicatrice (Boss., Relat. s. le quiét., II, 8); compatissant (Fénel., Tél., 14); compensatoire (Peir., Let. à D., I, 321); complexe (Boss.
dans Delb., Rec.); conformiste (Id., Var., 13); conjungo (Th. Corn. D. César d'Avalon, I, 4); consécrateur (Boss., Quiét., avant-prop.); constellé (Mol., Am. med., III, 6); contraignant (Mol., F. sar., I, 2; contre-critique (Id., Impr., 5); contredanse (Mém. de Bassomp., III, 274, 15 nov. 1626); cooptation (Chap., Let., I, 385); coquefredouille (Sorel, Franc., 83); costume (Felib., Princ. d'arch., 1676) ; court-vêtu (La Font., Fab., VII, 10) ; cousi-cousi (Scarr., Virg. trav., 5); crédibilité (Balz., I, 905); criant (Massill., Causes de nos rech , 3) ; crincrin (Mol., Fach., III, 5) ; crucifiant (Massill., Mot. de conv., 31) ; culebutin (Scarr., Virg. tr., 2) ; dandinant (Saint-Sim., 6, 448) ; dansant (Sév., 499); débarbariser (Chap., Let., I, 268) ; débrouilleur (Scarr., Virg. trav., 5) ; déchiffrable (Pasc., Pens., VII, 23); déconcertement (Saint-Sim., II, 409); déconstiper (Gher., Th. ital., 2, 395); décontenancement (Sev., 511); décréditement (La Br., 12); décrochement (Scarr., Rom. com., I, 20); dédition (Peir., Let. à D., I, 169); dédupper (Chap., Let., I, 634); dégronder (Gherard., Tk.
ital., I, 429); déicide (Boss., Hist. un., II, 21); délâcher (Chap., ut.. I, 394); délustrer (Mme de Mottev., Mém., Portr. de la reine); démarquiser (Scarr., Marq., 3, 2); dépalisser (La Quint., 1690, Jard. fruit.); dépoter (Scarr., Rom. com., II, 7); dépromettre (Mol., Pourc., II, 6); déracher (Chap., Let., I, 50); déraper (Peir., Let. à D., I, 112); désabusement (cf. Bouh., Sui., 141, qui approuve le mot); désattrister (Mol., Et., 2, 3) ; désautoriser (Peir., Let.
à D., I, 238); désembarrasser (Scarr., V. trav., IV); désespérant (Bourdal., Exkort., char. env. l. prison, 2) ; désinfection (Tamis., Relat. de la désinf.
~de Montpel., 1630); démarcher (Peir., Let. à D., I, 509); despotisme (Fénel., Dir. pour la consc. d'un roi); désunissant (Boss., États d'or., 9); détectant (Peir., Let., I, 145); détrompement (Mme de Mott., Mém., IV, 34); devergon- dement (Sév., 663); dialogiste (Huet dans Trévoux) ; digladation (Chap., Let., I, 17); directorat (Mén., Obs. sur Malh.); discréditement (La Bruy., 12); divergence (P. Cher., Dioptr. ocul., p. 157, 1671); diviniser (Fr. de Sales, dans Dochez); duègne (La Font., Let., 5, sept. 1663); dulcifiant (Mol., Méd.
m. lui, 2, 4); dyspepsie (Id., Mal. im., 3, 5); étioler (La Quintin. d. Trév.) ; écrivaine (Chap., Let., I, 504) ; édificatif (Chap., Let., I, 51) ; égoutture (Liger, Nouv. m. rust.); épigramatiser (Chap., Let., I, 294); étager (Dacier, Sur Hor. d. Trév.); estompe (Mém. de l'Ac. des Sc., IV, 660); excitant (Pasc., Prov., 18); exégèse (Cl. Chast., Martyrol.) ; élumbe (Chap., Let., I, 390) ; énixe (Ib., II, 300) ; expectorer (Ib., II, 348) ; expectoration (Saint-Sim., IX); extemporané (Chap., Let., I, 256) ; extincteur (Dufresny, Dédit., sc. 6) falbalas (cité par de Cail. Mots al. m., 168); farniente (Sev., 557); félicitation (d'Aub. l'em- ploie comme génevois en 1623; Th. Corn. avec des réserves analogues, dans Vaug., Rem., I, 213); foiblet (Chap., Let., II, 372); fériats (Dup., Let., 1624, I, 33); furer (Chap., Let., II, 687); guimbarde (Muse norm., 1625, d. Delb., Rec.); gasconesque (Peir. à D., Let., I, 823); généraliser (Abb. de Saint-P., Mem. s. les proc., 31); grammairienne (Balz., II, 106) ; griffonnerie (Chap., Let., I, 397); grivois (Domin., Fil. sav.); gnose (Boss., Nouv. Myst., III, 1); gravéolent (Balz., Let., Mel. hist., 592, 642) ; gravéolence (Chap., Let., I, 264); hombre (La Br., 7); homageable (Peir. à D., I, 593); helléniste (le P. Labbe, dans Delb., Rec.); hydrostatique (D. Papin Rec. de div.
p., 70, 1695); helluon (Chap., Let., I, 338); halluciné (J; Duval, d. Delb.
Rec., 1611); implexe (Corn., Cinna, Ex.); impoli (Sénecé); importantissime (Chap., Let., I, 351); incorporé (sans corps, Chap., Let., I, 690); indestruc- tible (Leibn. dans Trévoux); individuation (de Cheval., Cours de ph., 1655); inadversion (Scarr., Virg., V); incurie (Cotgr., 1611); inflexibilité (Cotgr., 1611); invérisimilitude (Chap., Let., II, 521); infriponnable (Scarr., D.
Japh., I); in quarto (Boil., Lut.); inséparabilité (Descartes, Médit., 3);
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intact (Saint-Sim., VII, 341); intermédiaire (Ph. Born., Conf. d. nouv. ord.
de L. XIV, 1678); interrupteur (La Br., 5); inversable (Gher., Th. ital., III, 57.1); invisibilité (Balz., Let. inéd., 142); ironisé (Boisrob., Epist., 1647); jurisprudent (Chap., Let., I, 448); nénie (Chap., Let., I, 385); octuagénaire (Reg. de l'Académie, lundi 23 juillet 1673); prodrome (préface. /b., II, 398); producteur (Ib., II, 670); rébarbciratif (La Font., Flor., 7); résolutif (= qui prend des résolutions. Boss., Just., 1666, 2e p.); réussir (= résulter; Boss., Dem., 1660, 1re ex.); retardation (Loret, Mus. hist., 29 j.
1658); réussible (Chap., Let., II, 709); sécession (Peir. à D., Let., I, 200); sélectes (Balz., Mél. hist., 564); sonorité (Chap., Let., II, 786); statiste (Ib., 1, 396).
Il faudrait faire suivre cette énumération d'un tableau analogue des irrégularités qu'on rencontre dans les écrivains, par rapport à la nouvelle grammaire. La matière ne manquerait certes pas. Mais je ne puis la condenser assez pour donner ici un tableau qui suffise, et je me vois, en attendant un livre que j'ai en préparation, obligé de renvoyer soit aux Lexiques des Grands Ecrivains, soit au recueil où M. Haase a réuni les principaux faits.
Tout ce qui précède ne va pas à nier l'immense influence des grammairiens. Si elle avait été moindre, il eût fallu faire ce chapitre tout autrement. Je devais observer seulement que leur autorité n'avait pas été absolue, parce qu'elle ne pouvait pas l'être. Mais elle ne fera que grandir, et si la langue, de 1660 à 4700, n'est pas encore tout à fait la leur, celle de la génération qui suivra va le devenir.
VI. — Latin et français.
Continuation de la lutte avec le latin. L'affaire des inscriptions. — Les véritables défenseurs de la langue française dans cette période sont les grands écrivains qui l'ont « illustrée », comme on eût dit cent ans plus tôt, de leurs chefsd'œuvre. Rien ne valait Phèdre, le Tartufe, ou un sermon de Bossuet pour mettre hors de conteste les qualités de la langue dans laquelle ces pièces étaient écrites. C'est par là que le français a triomphé. Il serait injuste toutefois de ne pas rappeler au moins les noms de ceux qui, en face des derniers latiniseurs,
se sont constitués ses apologistes.
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L'abbé Goujet, dans sa Bibliothèque franroise 1, a traité assez en détail de cette forme de la guerre des Anciens et des Modernes. Le premier de ceux-ci est Louis Le Laboureur, bailli de Montmorency, qui adressa à M. de Montmort, maître des Requêtes, une dissertation sur les avantages du français, opposé au latin. M. le baron de Sluse, chanoine de l'église SaintLambert, de Liège, y ayant répondu dans deux lettres latines écrites à M. Samuel Sorbière, Le Laboureur, après avoir riposté, réunit le tout et l'imprima sous ce titre : Avantages de la langue françoise sur la langue latine. Paris, Guil. de Luyne, 1669. A. P. 1.
Quelques années plus tard, la discussion se ranima à propos de l'érection d'un arc de triomphe à Louis XIV. Il y fallait des inscriptions. Devaient-elles être en français ou en latin? Il ne s'agissait que de quelques lignes, mais la circonstance était importante. L'avis de Colbert était qu'on les fit en français.
Perrault et la majorité de l'Académie, qui avait été chargée de faire l'inscription française en l'honneur de Richelieu, pendant que l'Université s'occupait de la latine, soutenait que c'était faire affront à la langue française que de la croire indigne de célébrer les conquêtes du Roi. D'un autre côté, les sectateurs du latin avaient pour eux la tradition; ils la défendirent.
Ce ne furent d'abord que de petites escarmouches. Santeul, le P. Commire attaquèrent la nouveauté qu'on prétendait intro duire 3. Puis Desmarest de Saint-Sorlin intervint dans la dis- pute par un ouvrage qu'il intitula : La comparaison de la langue
1. T. I, p. 9 et suiv.
2. La plus intéressante de ces dissertations est certainement la seconde, où Le Laboureur traite particulièrement de la richesse du vocabulaire français et des avantages de notre construction directe. Malheureusement, comme tous les autres modernes, il cite à côté de Descartes, ses propres vers, ou la Clélie, ou la Pharsale de Brébeuf. Mais il y a des observations assez fines. Dans la troi- sième dissertation, je signalerai un très curieux passade à rapprocher du texte postérieur que M. Souriau a trouvé dans Louis Racine, et qui est relatif à la coupe du vers français. Le Laboureur montre que, contrairement à l'apparence et au préjugé, la césure du vers français alexandrin est très mobile, et ne se trouve nullement fixée après la 6e syllabe. Il en donne la preuve, en scandant quelques vers, parmi lesquels les suivants, de Nicomède (p. 303-312) : -
Seigneur, — je crains pour vous — qu'un Romain vous écoute; Et si Rome savoit de quels feux — vous brûlez, Bien loin de vous prêter l'appuy — dont vous parlez, Elle s'étonneroit de voir — sa créature A l'éclat de son nom — faire une telle injure.
3. V. J. Bapt. Santolii opéra, éd. sec., Paris, 1638, 170, 212 et s-
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et de la poësie françoise avec la Grecque et la Latine (Paris, 1670, in-8°) ; il y ajouta cinq ans plus tard sa Défense de la poësie et de la langue françoise, avec une épître en vers dithyrambiques à Ch. Perrault (Paris, 1675, in-8°). Le deuxième de ces opuscules n'est guère qu'une préface, suivie de pièces de vers, auxquelles il fut répondu assez vivement par Santeul et par d'autres, en latin et en français. Le premier ne renferme qu'un chapitre qui, à proprement parler, traite de la comparaison des langues, c'est le troisième, et il est à peu près vide d'arguments et de faits (V. p. 11).
Dans la séance du 12 décembre 1675, le directeur de l'Académie ayant invité les membres à lire quelques pièces de leur composition pour honorer la cérémonie, ce jour-là publique, et à laquelle Colbert avait daigné assister, Charpentier lut un morceau de prose, dans laquelle il entreprit de prouver que les inscriptions devaient être en langue française. Son discours, disent les Registres, fut fort beau, et contenta toute l'assistance (éd. M.-Lav., I, 131). C'est sans doute, pour le fond au moins, un des discours qui composent la « Deffense de la langue fran- çoise. », que Cl. Barbin acheva d'imprimer le 2 mars 1676.
Ce fut encore Santeul qui répondit, dans une élégie latine ironique, que le marquis de Robias d'Estoublon traduisit en vers français. Mais Charpentier trouva un adversaire plus redoutable dans le père jésuite Lucas qui, le 25 novembre 1676, prononça dans la chapelle du collège de Clermont, en faveur du latin, une « action y qui fut, suivant les propres termes de Charpentier, « grande, noble, applaudie de tout son auditoire composé de dix ou douze évesques, de plusieurs conseillers d'Estat et de tout ce qu'il y a de plus exquis dans le monde spirituel » (Cf. Santeul, II, 33). On prit occasion, à l'Académie, de la réception de M. le président de Mesmes (23 déc. 1676), pour répondre solennellement à cette attaque solennelle. Le premier qui parla fut Tallemant le jeune, mais il « chercha moins à persuader ses auditeurs qu'à les entretenir agréablement1 ». Et Charpentier y ajouta un discours où il essayait de défendre la langue du reproche d'instabilité en « justifiant la nation de
1. Son discours est dans le Recueil de 1698, p. 295-307.
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~l inconstance dont on l'accuse ordinairement 1 ». L'abbé de Marolles intervint à son tour2. Les latinistes de leur côté préparaient des répliques. Charpentier, après quelque retard, se décida à reprendre la question dans un gros livre qui reste le principal monument de cette querelle : De l'excellence de la langue françoise. Paris, veuve Bilaine, 1683.
Ce livre, diffus, gagnerait beaucoup à être plus court. On en pourrait retrancher entre autres deux cents pages du second volume relatives à l'inscription égyptienne du roi Rhamsès.
En outre, parmi les arguments donnés, il en est, cela va sans dire, de bien mauvais, par exemple celui-ci, que la prose française est supérieure à la latine, parce qu'il s'y mêle moins souvent des vers (690 et sv.). Il y a de véritables sophismes, ainsi quand l'auteur soutient, après Le Laboureur et Houhours, que la construction directe française est incomparablement supérieure à la libre construction latine (630). Il a beau ajouter qu'on ne se lasse pas plus de la voir toujours répéter, qu'on ne se lasse de voir lever le soleil. C'est là une image, non une raison. Néanmoins son plaidoyer n'est pas négligeable, et aux arguments donnés par les apologistes du XVIe siècle, il en ajoute de nouveaux, qui ont leur valeur 3.
1. V. Charp., de l'Excell. de la l. fr., p. 3 et p. 11. Il est probable que ce discours fait le fond du chapitre de ce livre qui commence à la page 745.
2. Considérations en faveur de la Unique françoise, juill. 1677, in-4°.
3. D'abord on oppose en vain la tradition : l'usage ne peut pas empêcher d'accepter une nouveauté avantageuse (53). Le latin, si on veut l'écrire purement, ne se prête pas à l'expression de certaines idées modernes; en histoire, par exemple, on pèche contre le bon sens, d'appliquer le nom de charges qui ne sont plus à des charges qui ne leur ressemblent pas, ou qui leur ressemblent mal. En religion de même. N'est-ce pas une dérision d'appeler Cererem l'hostie sacrée (723)? On dit que toutes les sciences s'enseignent en latin, mais ne peuvent-elles s'enseigner en français? Cela est démontré faux par l'expérience (273). Et que résulte-t-il de cette vieille erreur? C'est qu'on apprend les langues au lieu d'apprendre les choses, témoin les médecins, grands latinistes et médiocres guérisseurs, soucieux surtout de cacher certaines choses qui ne seraient peut-être pas regardées avec assez de respect, si elles étaient divulguées (291). La langue latine n'inspire point les sciences d'elle-même; la savoir et être savant sont deux choses très différentes. Beaucoup font de leur cervelle une boutique de phrases latines, qui ne pavent que cela; de sorte qu'elle est aussi bien la langue des ignorants que celle des savants (800). Que de niaiseries ce vêtement dissimule! Pour les écrits français, on pénètre le fond des pensées, on voit presque les idées pures. C'est dommage que Vida n'ait pas dit en français, que lorsque Jésus-Christ sortit du Jourdain, après avoir été baptisé, les Anges apportèrent des serviettes blanches pour l'essuyer! Mais tout cela passe à la faveur des belles expressions latines (1076-1081).
Nous n'avons ni Virgile, ni Cicéron. D'abord cela est.discutable, et puis il en était de même à Rome un an avant leur naissance (153). Si on y eût soutenu
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Le français et l'Église. — Le concile de Trente n'avait pas interdit absolument les traductions des Livres saints ni la lecture de ces traductions; mais, ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, les uns prétendaient rester fidèles à sa pensée, en s'opposant de toutes leurs forces au développement de cette littérature, les autres, en y poussant, soutenaient au contraire qu'ils ne faisaient que profiter d'une liberté définitivement accordée sous certaines garanties.
C'est dans la deuxième moitié du XVIIe siècle que le débat sur ces matières se renouvela, bien que la première partie eût vu paraître diverses traductions importantes, de Marolles, de Véron, de Godeau, etc. Trois occasions principales renouvelèrent la
qu'il ne se produirait jamais d'Homère et de Démosthène en latin, que fût-il advenu de cette langue qu'on admire tant (153)? Au reste, si le français ne peut mettre personne en comparaison de ces génies, les néo-latins le peuvent-ils?
Ont-ils, eux. un Virgile (217)? Ils ne l'auront jamais, puisque dans une langue morte, ils ne peuvent être que des imitateurs, et qu'une grande découverte pour eux est de retourner un hémistiche de leur maître, acerbo funere mersil pour funere mersit acerbo (218, 234). Au reste, tandis qu'il est impossible qu'on égale jamais les anciens dans une langue qu'on n'a pas le droit de créer, il suffit pour démontrer que la nôtre est capable de chefs-d'œuvre égaux aux antiques, de vingt ligues qui vaillent n'importe quel passage latin ou grec. Et ces morceaux existent, donc les œuvres peuvent exister (151).
Que manque-t-il du reste à notre langue? La prononciation en est aussi douce que celle du latin, déguisée complètement par les modernes (283). Elle possède une telle clarté et une telle netteté, que dans les traductions, où on la trouve trop longue, elle fait l'effet d'un vrai commentaire (462). Le rythme de la phrase, quoique différent, vaut celui du latin (500). En outre notre français est significatif, sonore, éloquent, raisonné, chaste, délicat. Plus tempéré que le latin, il est plus proche du goût attique (610 et s.). Si, malgré tous ces avantages, il sert à quelques-uns à produire des sottises, les langues anciennes n'ont pas échappé à ce mauvais sort, mais les pièces de ce goût qui nous sont parvenues nous ont paru respectables par leur antiquité, comme un matelot échappé seul d'un naufrage, qui devient un personnage de considération (600 et s.).
On annonce que les belles œuvres qu'elle pourra produire périront, en raison du changement qui survient nécessairement aux langues vivantes. Mais la langue latine aussi a été vivante. Si nous la voyons fixe, c'est en raison de l'éloignement. Considérée dans toute l'étendue de sa durée, elle est au contraire très changeante. Étudiée dans Virgile et Horace, elle paraît constante, le français le sera de même, si on compare Malherbe et Coeffeteau (367 et s.). Le français est aujourd'hui dans sa perfection. C'est, prétend-on, signe de mort prochaine, car le latin a ainsi péri à son apogée. Historiquement, l'argument est faux (630 et s.). Du reste la politique seule garde les empires de périr.
Quant aux langues, si elles disparaissent, c'est faute de livres, qui les rendent immortelles. On dit que le latin ne s'oubliera jamais, c'est grâce aux œuvres des génies. Il n'a aucune vertu d'immortalité en soi. Donnons à notre langue par nos productions le même avenir (356 et sv.). Enfin, la raison suprème qu'on allègue est que la langue latine est universelle. Mais elle est beaucoup moins répandue à l'intérieur du royaume que la française, et le peuple illettré ne peut pas être privé de tout connaître, même les victoires de ses rois (1024).
Quant au dehors, il n'est pas vrai de dire que le français soit renfermé dans les limites de nos provinces, il est enseigné et su dans la plupart des pays étrangers à l'égal des langues illustres de l'antiquité (258 et sv.).
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controverse : l'affaire du « Messel » de Voisin (1660), l'affaire du Bréviaire romain (1687), et surtout l'affaire des Évangiles jansénistes. Ce n'est pas ici le lieu de les raconter par le menu. Dans l'une et dans l'autre il semblerait, à ne considérer que certains livres ou certaines pièces, que la question en était encore au point où elle se trouvait cent ans avant. Qu'on consulte la Collectio quorumdam gravium autorum, qui sacrae scripturae, aut divinorum officiorum in vulgarem linguam translationes damnarunt de Doni d'Attichi (chez Vitré, 1661), ou le recueil analogue du jésuite Ledesima paru à Cologne, en 1674 : De divinis scripturis, quavis passim lingua non legendis. Qu'on se reporte au bref du pape du 7 février 1661 1, ou à la déclaration de la Sorbonne du 4 janvier de la même année 2. Qu'on jette seulement les yeux sur l'épigraphe du livre de Ch. Mallet, De la lecture de l'Écriture sainte en langue vulgaire' : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jettez pas les perles devant les pourceaux. » Ce sont les mêmes violences et les mêmes anathèmes que ceux qu'on lançait aux réformés.
D'autre part, s'il est vrai que Voisin n'a jamais prétendu que l'office dût être dit en français, si Arnauld n'a jamais affirmé
1. « Nos,. quemadmodum novitatem islam perpetui Ecclesiae decoris deformatricem, inobedientiae, temerilatis, audaciae, seditionis, schismatis,. pro- ductricem abhorremus, et detestamur; ita Missale praedictum Gallico idiomate a quocumque conscriptum, vel in posterum aliàs quomodolibet conseribeodum, et evulgandum, motu proprio, et ex certa scienlia, ac matura deliberatione nostris, perpetuo damnamus, reprobamus, et interdicimus, ac pro damnato, reprobato, et interdicto haberi volumus, ejusque impressionem, lectionem, et retentionem universis, et singulis utriusque sexus Christi fidelibus eujuscuinque gradus, ordinis, conditionis, dignitatis, honoris, et praeeminentiae, licet de illis specialis, et individua mentio habenda foret, existant, sub poena excommunicationis latae senteatiae ipso jure incurrendae perpetuô prohibemus. » 7 feb. 1661.
2. Dans cette déclaration, elle dit qu'elle n'a jamais eu dessein de donner permission à aucun des siens, d'approuver les versions de la Sainte Écriture, des Bréviaires, des « Messels » et autres livres quelconques de l'office de l'Église, ou de prières de dévotions, qui s'impriment sous l'autorité des évêques, de toutes lesquelles choses elle a défendu respectivement l'approbation, particulièrement en 1548, 1567, 1607, 1620, 1641 et autres années.
Elle a député quatre personnes de son corps, pour aller trouver les illustres évêques de l'Église de France assemblés à Paris, et leur remontrer combien la Faculté a en horreur ces sortes de versions, et avec quelle conscience elle a toujours marché sur les pas de ses prédécesseurs, qui, s'opposant aux nouveautés des siècles passés dès leur naissance, ont condamné par avance cette démangeaison, qui se renouvelle de temps en temps, et qui n'est déjà que trop enracinée dans l'esprit de quelques-uns, de traduire la Sainte Écriture et l'office de l'Eglise en toutes sortes de langues, comme tout le monde pourra connaître par la censure des propositions d'Érasme.
3. Rouen, 1679.
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que la lecture de l'Écriture était « nécessaire » au chrétien, il n'en reste pas moins que sur le fond, je veux dire sur l'utilité qu'il y avait à faire suivre et comprendre à tous les offices, sur le profit que devraient retirer les fidèles de la lecture de l'évangile en dehors de l'église, les opinions des nouveaux « hérétiques » se rapprochaient très sensiblement de celles des anciens 1.
Et cependant il serait faux de soutenir que l'état de la question fût resté le même. Un progrès sensible avait été fait, en faveur des langues vulgaires. Les jésuites leur étaient hostiles, et réussirent parfois à entraîner la cour de Rome 2. Mais dans le clergé français, des idées plus modérées prévalaient souvent. Si l'assemblée du clergé condamna le Missel de Voisin, les grands vicaires de Paris en avaient autorisé l'emploi. Et quand l'official eut proscrit le Bréviaire romain, la Sorbonne, qui était intervenue dans la première affaire, refusa d'intervenir. Il y avait des prélats qui jugeaient, qu'à faire condamner ces sortes d'ouvrages la catholicité remportait « des avantages semblables à ceux qui se rompent les bras en voulant donner un coup de poing ».
L'évêque de Reims ne comprenait pas ce que voulaient dire ces censures, alors qu'à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, on se voyait obligé de distribuer des livres saints, en langue qu'ils comprissent, à un million de nouveaux convertis 3.
1. Voyez en particulier son livre sur la Défense des Versions, contre la sentence de rOfficial de Paris du 10 avril 1688 — avec l'avocat du public contre la requeste du promoteur du III May, soi-disant imprimé à Cologne, chez Nie. Schouten, en 1688, p. 48 et s. - -- 1 '!- --
2. La Constitution Unigenitus condamne diverses propositions relatives à ce sujet : 80, Celle (la lecture) de l'Écriture sainte, entre les mains même d'un homme d'affaires et de finances, marque qu'elle est pour tout le monde; 82 : Le Dimanche qui a succédé au Sabbat doit être sanctifié par des lectures de piété, et surtout des saintes Écritures. C'est le lait du Chrétien, et que Dieu même qui connaît son œuvre, lui a donné. Il est dangereux de l'en vouloir sevrer; 83 : C'est une illusion de s'imaginer que la connoissance des mystères de la Religion ne doive pas être communiquée à ce sexe par la lecture des Livres saints. 84 : C'est la fermer aux Chrétiens (la bouche de J.-C.), que de leur arracher des mains ce livre saint, ou de le leur tenir fermé, en leur ôtant le moyen de l'entendre; 86 : Lui ravir (au simple peuple) cette consolation d'unir sa voix à celle de toute l'Église, c'est un usage contraire à la pratique apostolique et au dessein de Dieu.
3. C'est au sujet de l'affaire de 1688 qu'il écrit : « Je soutiens aussi qu'il est très pernicieux d'insinuer aux nouveaux convertis qu'on doit avoir horreur de toutes les traductions de l'Écriture sainte, des offices Ecclésiastiques et des Pères. Cette proposition qui tend à priver les fidèles de la lecture et de l'intelligence de l'écrivain est insoutenable, car elle est contraire à l'écriture ellemême et à la tradition. Je ne vois pas d'ailleurs comment on peut accorder cette sentence du sieur Chéron, avec l'ordre que M. l'arch. de Paris a donné depuis la révocation de l'édit de Nantes, pour l'impression de plus de cinquante
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Il y a mieux, c'est l'Assemblée même du clergé, qui sentit la nécessité d'une nouvelle traduction, et qui la provoqua, trouvant que celle de Louvain était trop archaïque. Or, somme toute, ce qui fut reproché au Nouveau Testament de Mons, ce n'était pas d'être en français, c'était de rendre mal et inexactement le texte de la Vulgate. Cela est si vrai que les jésuites eux-mêmes en vinrent à donner leur version. (Paris, L. Josse, 1698.) On comprend qu'à partir de ce point, la question ne nous intéresse plus. Elle ressortit à l'histoire religieuse. Des concessions plus ou moins étendues — accordées du reste de mauvaise grâce — ne changeaient plus rien à ce fait que le latin demeurait la langue de l'Église, et que l'Écriture était écartée du nombre des livres courants. J'ajouterai cependant que les discussions sur les versions eurent une très grande influence sur le développement intérieur de la langue française. Jamais style ne fut plus examiné que celui de ces versions. Pendant que Bouhours et les jésuites étaient accusés de faire parler Jésus-Christ à la Rabutine, Port-Royal, qui avait cependant tout tenté pour que sa traduction ne fût ni trop élégante ni trop simple, se vit reprocher un langage de ruelles1. Et ces critiques ne portaient pas seulement sur le caractère général du style; tout le détail des mots, très important en ces matières, fut pesé et criblé, avec une attention qu'on n'apportait pas ailleurs.
Les Remarques nouvelles du P. Bouhours (1692) portent presque toutes sur le Nouveau Testament de Mons, et celui du P. Quesnel fut dénoncé à l'Académie aussi bien qu'au Saint-
mille exemplaires du N. T. et des pseaumes, qui ont été distribués par ses soins par tout le royaume. »
1. V. le P.Annat, Remarques sur la conduite qu'ont tenue les jansenistes en l'impression du N.-T., imprimé à Mons. Paris, Muguet, 1668, p. 22 : « Leur traduction, à ce que disent ceux qui ont voulu. prendre la peine de la cribler au crible de l'Académie, est aussi bien censurable pour les défauts du langage que pour ses infidélitez, tant on y trouve de pailles, de gravier, et de semblables ordures, qui empeschent la pureté dont ils se vantent. » Cf. la Lettre d'un docteur en théologie, p. 16 : « MM. de Port-Royal me pardonneront, si je leur dis que le génie de nostre Langue ne consiste pas dans certaines façons de parler, qui devien- nent de temps en temps à la mode. Par exemple, nous avons vu le mot d'effectivement naistre, pour ainsi dire, et mourir de nos jours. Le car enfin n'a pas vingt ans sur la teste; et il-a fait un si grantl progrès, qu'on a vû de grands Prédicateurs dire dès la seconde période de leur Ave Maria, car enfin. » Cf.
p. 22 : « MM. de Port-Royal ne scavent-ils pas que ce mot d'illustre ne se dit guères que par ceux qui affectent la réputation et la gloire de bien parler, ou plutost de parler à la mode? »
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Siège1. Ces examens minutieux eurent pour résultat de préciser le sens et l'emploi d'un très grand nombre de mots, pour le plus grand bien de la langue.
A l'extérieur. — Le français dans la diplomatie. —
J'aurai l'occasion, dans un des articles suivants, d'étudier avec quelque détail la diffusion de notre langue à l'étranger. Je ne voudrais ici que présenter quelques observations relatives à l'adoption du français dans les relations diplomatiques internationales.
Il est bien vrai de dire qu'à la fin du XVIIe siècle notre langue était très répandue dans les diverses cours d'Europe. Charpentier en rapporte dans son Excellence de la langue françoise plusieurs preuves intéressantes. En septembre 1679, en Danemark, l'envoyé de Pologne a une audience du roi, lui parle latin, et en reçoit une réponse en français (263). A la Haye, en mai 1680, don Balthasar de Fuen-Major, envoyé extraordinaire d'Espagne, à la première audience des Etats-Généraux, harangue en français, et le sieur d'Odik, qui présidait comme député de Zélande, lui réplique dans la même langue.
En Pologne, les choses semblent s'être passées assez régulièrement de même, si on en croit une très curieuse lettre adressée à Charpentier, par l'évêque de Beauvais, qui y avait longtemps représenté le roi 2.
1. V. le Nouveau Testament du P. Quesnel dénoncé à l'Académie françoise, 1713, in-12 (sans nom ni lieu), 111 p. On lit p. 3 : « MM. de Port-Royal seroient eux-mêmes bien fâchés qu'on crût pouvoir simplement apprendre dans leurs ouvrages à bien vivre, et non à bien penser, à bien parler, à bien écrire. Ces écrivains, peut-être un peu trop à votre préjudice, Messieurs, se sont en quelque sorte rendus les Arbitres du bel esprit et du beau langage. » Cf. p. 15 : « Le terme de fécondité est appliqué à Saint Joseph contre l'usage. On le dit de la femme, non du mari; p. 19 : le mot d'asservissement n'est pas françois; p. 22 : on ne peut pas dire : Rien de si propre à Jésus-Christ que de sauver en détruisant le péché par sa grâce. Le verbe sauver demande ici un régime, etc. »
Je dois à l'obligeance de mon collègue M. Gazier la communication de ce petit livre, comme de toutes les pièces imprimées et manuscrites relatives à ces diverses affaires, dont l'ensemble est si rare à Tencontrer.
2. « Après l'élection du roy de Pologne d'aujourd'huy, dit-elle, tous les ministres principaux, qui se trouverent à sa cour, luy firent leurs compliments en françois, et dans toutes leurs audiances ils ne traitterent leurs affaires avec luy qu'en nostre langue. M. le cardinal Bonvisi, qui estoit pour lors nonce du Pape en ce pays-là, M. le comte de Schafgots qui estoit ambassadeur de l'empereur, M. le baron Auverbeq, ambassadeur de M. l'Électeur de Brandebourg, les envoyés du Roy de Dannemark, de M. l'électeur de Baviere, et M. Stratman, ambassadeur de M. le duc de Neubourg, ne se servoient point d'autre langue que de la nostre dans le,urs audiances publiques. M. Hyde, ambassadeur du roy d'Angleterre pour tenir sur les fonts de baptesme au nom du roy son maître.
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Tous ces faits sont très caractéristiques, assurément, mais on est allé trop loin en prétendant que de cette époque date l'usage d'employer exclusivement le français dans les traités et les négociations. Le traité de Nimègue n'a pas fait date à cet égard, comme on le croit généralement. Ce qui a pu induire en cette erreur, c'est une extension excessive donnée à un texte des Négociations de Nimègue, qui ne dit rien de pareil. Le voici : « L'on s'apperceut à Nimegue du progrès que la Langue Françoise avoit faite dans les païs étrangers; car il n'y avoit point de maison d'ambassadeurs, où elle ne fust presque aussi commune que leur langue naturelle. Bien davantage, elle devint si necessaire, que les ambassadeurs, Anglois, Allemans, Danois, et ceux des autres nations, tenoient toutes leurs conferences en François. Les deux ambassadeurs de Dannemarck convinrent mesme de faire leurs dépesches communes en cette langue, parce que le comte Antoine d'Oldenbourg parloit bon allemand et n'entendoit point le Danois, comme son Collegue. De sorte que, pendant tout le cours des Négotiations de la Paix, il ne parut presque que des Ecritures Françoises, les Etrangers aimant mieux s'expliquer en François dans leurs Mémoires publics que d'écrire dans une langue moins usitée que la françoise 1. »
On peut rapprocher d'autres passages 2. Mais tout cela ne prouve rien, sinon que, notre langue étant familière à tous ces négociateurs, il leur paraissait commode de s'en servir dans leurs relations officielles, comme dans leur commerce privé, leurs femmes même l'entendant toutes, sauf la marquise de los Bal- basses.
Si tout porte à croire que les Français étaient satisfaits de cette circonstance, rien n'établit qu'ils aient pensé à ériger en règle l'usage que les étrangers voulaient bien accepter. Je vois
un des enfants du Roy de Pologne, ne parla jamais que françois dans toutes ses audiances. Et M. Palavicini qui est nonce du pape en ce pays-là ne se sert que de nostre langue. Et Sa Majesté polonoise qui sçait la finesse de nostre langue, qui l'escrit et qui la parle avec beaucoup de politesse, a toujours respondu en François à tous ces Ministres-là, et dans toutes les cours ou j'ay esté, la langue françoise est la langue ordinaire dont on se sert. » (Lettre adressée à Charpentier, de Gournay, le 22 may 1682; dans l'Excel. de la l. fr., :W:; et sv.).
1. [Limojon de Saint-Didier], Histoire des negotiations de Nimegue, Paris, Guill.
de Luyne, 1680, p. 125.
2. Par exemple, celui où il est conté que le marquis de los Balbasses, ambassadeur d'Espagne, répondit en français à un compliment des gentilshommes français (122).
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bien dans la même relation qu'ils refusent au début d'autoriser les députés danois à donner leur pouvoir en danois, si les Français le donnent en français, mais ils admettent parfaitement que, suivant l'usage, les Français le donnant en français, les Danois le donnent en latin (55-56). Vis-à-vis des Pays-Bas, ils ne font aucune objection à ce que les États publient une réponse à la fois en français et en flamand (27 juil. 1678, p. 238). Les ambassadeurs de l'Empire présentent sans observation une réponse aux États-Généraux en latin (10 juin 1678). Enfin, et ce fait suffit à lui tout seul à ruiner la légende, si les traités avec les Pays-Bas et l'Espagne sont en français, le traité signé avec l'Empire (j'ai pu le constater sur l'original même aux Archives du ministère des affaires étrangères) est en latin 1.
BIBLIOGRAPHIE
I. Ouvrages modernes. — Si on veut étudier la langue des différents auteurs, on trouvera des secours dans les Lexiques, malheureusement de valeur inégale, de Corneille, Racine, Sévigné, La Rochefoucauld, La Bruyère et La Fontaine, publiés à la suite de leurs œuvres dans la collection des Grands Écrivains. On y ajoutera le Lexique de Corneille par M. Godefroy et celui de Molière par M. Livet, qui a heureusement remplacé le travail vieilli de Génin. En outre les dictionnaires du français moderne de Littré et de Hatzfeld, Darmesieter et Thomas fournissent pour cette période une source presque inépuisable de renseignements.
La grammaire a été moins étudiée. Voir en tête des Lexiques dont je parle plus haut des introductions grammaticales. Il y en a une, mais peu systématique, en tête de l'édition des OEuvres oratoires de Bossuet par l'abbé Lebarq (Desclée, De Brouwer et Cie, Paris et Lille, 1890). On possède sur Pascal un bon travail de M. Haase : Bemerkungen zur Syntax Pascal's (Ztschft. fūr fr. Spr. u. Lit., IV, 95). Il n'y a pas d'autre travail d'ensemble que la Syntaxe française du XVIIe siècle par Haase, parue en allemand à Oppeln, en 1888, et qui va. paraître en français à Paris. (Les références exactes seront données dans l'édition française.) Pour l'orthographe et pour la prononciation, j'ai déjà indiqué les ouvrages de Didot et Thurot. On peut y ajouter le début de la Grammatik der neufr.
Schriftsprache de Koschwitz, 1889 et s.
Relativement à l'histoire des doctrines, il y a eu très peu de travaux.
Voyez dans la Zeitschrift fūr französisehe Sprache und Litteratur de 1897 le mémoire de Marie Minckwitz sur la grammaire du XVIIe siècle. Comparez-y le livre de Doncieux cité dans l'article. Baret a publié à Lyon, en 1859, un travail sur Ménage, sa vie et ses écrits. Wüllenweber a donné une brochure : Vaugelas und seine Commentatoren (Berlin, 1877; Progr. der Soph.
Realschule). Enfin la suite des Dictionnaires a fait l'objet d'un opuscule de
1. Cf. Corpus dipl. de Dumont, 5 fév. 1679, Limoj. de St-Didier, II, ib., 136, et Allou, Essai sur l'universalité de la langue française, Paris, 1828, 382 et suiv.
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Roderic Schwartze : Die Woerterbūcher der fr. Sprache vor dem Erscheinen des Dict. de l'Academie, Iéna, 1875, Diss. Le livre de M. Ernest Bouvier : Des perfectionnements que reçut la langue française au XVIIe siècle, Bruxelles, 1853, rappelle trop les concours d'éloquence. Il ne peut pas servir de base à des recherches.
II. Ouvrages anciens. — Je réunis ci-dessous, exceptionnellement, dans un ensemble, les principaux ouvrages relatifs à la langue française, qui ont paru en France entre 1660 et 1706. Ce catalogue n'empêchera pas de se reporter au Chron. Vcrzeichniss de Slengel, déjà cité, qui donne les ouvrages parus à L'etranger, mais qui pour des raisons de méthode, laisse de côté beaucoup de ceux que je mentionne ici.
1660. [Lancelot et Arnault], Grammaire générale et raisonnee, contenant les fondemens de l'art de parler, expliqués d'une maniéré claire et naturelle Paris, P. Le Petit, in-12 (Privil. du 26 août 1659; achevé d'imprimer le 28 avril 1660).
1661 1. A. de Montmeran, Synonimes et épithètes françoises, recueillies et disposées selon l'ordre de l'alphabet, 2e édit., reveuë, augmentée et corrigée de nouveau. Paris, chez Jean Guignard, in-12 (Bib. Mazar., 20216 A).
1662.*2 Delaunay (Joannes), Linguae gallicae tyrocinium. Aureliac, Aegid. ~Dolot. S. —* Piatus (Joh.), Atrium linguae gallicae, Argentorati, in-8. S.
1663. Coppier, Lyonnois, Essays et définitions des mots, où sont comprises plusieurs belles et elegantes dictions latines et grecques. Lyon, in-8.
1664. Raillet [Philippus, Triumphus linguae gallicae, in-8. Lugduni, in platea des Terreaux, apud ipsum authorem, Bibl. nat., X, 1239, in-12. — Pomey [le P.], Dictionnaire royal des languis françoise et latine. Lyon, in-4. Bibl. mazar., 10172. — [Gaudin , Nouveau Dictionnaire français et latin Limoges, Martial Barbou, ltHH, in-4. (Le Privilège porle que le livre est composé par le P. I. G. D. L. C. D.I.) — * Telles [S.], Gallicae linguae grammatica singulari methodo couscripta. Argentorali. in-8. S. — [Anon.], Lu politesse de la langue françoise pour parler purement et ecrire nettement, Paris, Warin, 1664.
1665. * De Mirabeau (J.-A.), Grammatica gallica brevis guidem et succinctu. Argentorati, G. Andr. Dolhoplius et Joli. Eberh. Zetzner, in-8. S. —
D'Argent [I.], Traité de Cortographe françoise dans su perfection, iu-12.
Bibl. nat., X, 1274.
1667 3. De Bleigny, maitre écrivain juré, L'orthugraphe françoise. Paris, Gilles André, in-12. Bibl. Ste-Genev., X, 301. — Richelet, Dictionnaire de rimes dans un nouvel ordre. Paris, in-12. — Sorel (Ch.), Bibliotheque fran- çoise, ou le choix et l'examen des livres francois qui traitent de l'eloquence.
Paris, in-12.
1668. Juliani, La nomenclature et les dialogues familiers enseignant parfaitement les langues françoise, italienne, et espagnole. Paris, Est. Loyson, in-12. Bibl. nat., X, 1413. A la suite les Proverbes divertissant et les heures de récréation. — De l'Esclache (Louis), Les véritables régies de l'orthographe francèze. Paris, Laur. Rondet, in-12. Bibl. nat., X, 1275. Bibl.
1. A cette date parait le grand Dictionnaire des Précieuses, bientôt suivi de la Clef des ruelles, dont j'ai parlé dans l'article précédent.
2. Je marque d'un astériuque les livres que je n'ai pas vus. S., dont je fais le titre de celui-ci, signifie qu'il est cité dans Stengel, Chron. Verzeichniss fr.
Grammaliken.
3. A cette date parait le livre de Le Laboureur : les Avantages de la langue françoise sur la latine; je le néglige ici, comme tous ceux qui sont du même genre. Voyez les p. 800 et s.
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Ste-Genev., X, 360 Rés. — Buffet (Marguerite), Nouvelles observations sur la langue françoise. avec les eloges des illustres scavantes. Paris, J. Cusson.
Bibl. mazar., 20223 A. — Du Truc (Louis), Le genie de la langue françoise, Strasbourg. Bibl. de M. Livet, à Aix-les-Bains.
1669. Lartigaut, Les progres de la véritable ortografe. Paris, Laurent Ravenau, in-12. Bibl. nat., X, 1278. Maz., 43993. — Filz, Méthode courte et facile pour apprendre les langues latine et françoise. Paris, J.-B.
Coignard, in-12. Bibl. Ste-Genev., X, 281. — [Anon.], Traité de l'orthographe, où l'on examine par occasion les regles qu'a donnees M. de Lesclache. Paris, J. Talon, Bibl. Ste-Genev., X, 363, in-12. — * Les deux visages de nostre langue, pour la rendre facile aux estrangers, Paris. S. — Mau- conduit (de), Traité de l'orthographe où l'on examine par occasion les regles qu'a données M. de Lesclache. Paris, Jacques Talon., in-12. Bibl. nat., X, 1276.
— *Mey (Alex.), Grammatica gallicana, Lyon, in-8. S. — [Anon.], La veritable ortographe françoise opposée à l'ortographe imaginaire du sieur de Lesclache, in-12.
1670. Lartigault, Us principes infaillibles. de la juste prononciation.
Paris, Bibl. Mazar., 44622.
1671. Bouhours (le P.), Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène. Paris, Séb.
Mabre-Cramoisy. — [Barbier d'Aucour], Les sentiments de Cléante.
Paris, P. Le Monnier. — Sorel (P.), De la connoissance des bons livres.
De la maniere de bien parler et de bien écrire en nostre Langue. Paris, And.
Pralard, in-12. —Chaulmer (O.), Nouveau dictionnaire des langues latine et françoise dans leur pureté. Paris, Soc. des imprimeurs, in-4, Bibl. nat., X, 1395. — Richelet (P.), La versification françoise ou l'art de bien faire et de bien tourner les vers. Paris, Est. Loyson, in-12. Bibl. St. Gen., Y. 996, Rés. Nat., Y, 4331 B.
1672. Mossant de Brieux, Les origines de quelques coutumes anciennes et de plusieurs façons de parler triviales, Paris, in-12. Bibl. Ste-Genev., X, 402 Rés. — Ménage, Observations sur la langue françoise, Paris, Cl. Barbin, in-12. — [Anon.], La grammaire françoise donnant l'intelligence de cette langue pour la scavoir parler et écrire, sans autre étude précédente que d'avoir appris à lire, Paris, Fréd. Léonard, in-12, Bib. de l'Ars., 717 A. B. L.
Ste-Genev., X, 341. — [Alc. de St.-Maurice], Remarques sur les principales diflicultez que les estrangers ont en la langue françoise, Paris, Est. Loyson, in-12, Bibl. nat., X, + 1312.
1673.. Macé (J.), La politesse de la langue françoise pour parler puremant et ecrire nettemant. Paris, in-12, Bibl. Mazar., 44767.
1674. D'Aisy (Fr.), Nouvelle méthode de la langue françoise. Paris, Est. Michallet, in-12. (Le nom est dans le privilège.) Bib. nat., X, 1205. —
Bouhours (le P.), Doutes sur la langue françoise proposez à Messieurs de l'Academie françoise par un gentilhomme de province, Paris, Seb. Mabre Cramoisy, in-i2. — Id., Remarques nouvelles sur la langue françoise, in-4.
— Besnier (Pierre), La réunion des langues. Paris, in-4, Bibl. Mazar., A. 11362.
1675. [Berain (Nicolas)], Nouvelles remarques sur la langue françoise Rouen, in-12.
1676. Bary (René), Les secrets de nostre langue. Seconde partie de la rhétorique françoise. Lyon, in-12, Bibl. Mazar., 20235. — Ménage, Observations, 2e partie. Paris, Cl. Barbin. 1
1678. [Manconduit], Nova grammatica gallica qua. quivis alienigena facil- lime. linguam gallicam. possunt addiscere, Paris, in-8. Bibl. de M. Livet.
— Du Otoux (Louis Ch.), Vocabulaire françois. pour l'usage de la jeunesse de Strasbourg. Strasbourg, Fréd. Wilh. Schmuk, in-8. Bib. nat., 1417A.
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1680. Richelet (P.), Nouveau dictionnaire françois,. Genève 1, Widerhold, in-4. — Thomasini (J.B.), Triplicis grammaticae pars prima Lib. I, theoriam linguae gallicae complectens, Paris, chez l'auteur et chez Nicolas le Gras, in-8, Bibl. Ste-Genev., X, 434.
1681. Patru, Remarques sur les Remarques de Vaugelas, dans ses Œuvres.
Paris, in-4, tome II. — D'Allais (Denis Vairasse), Grammaire methodique.
Paris, chez l'auteur, au bas de la ruë du Four. Bibl. nat., X, 1206 A, in-12.
1682. D.C.S.D.S.S., La porte des sciences, ou recueil des termes et des mots les plus difficiles à entendre. Paris, in-8, Bibl. Mazar., 44657.
1683. Catherinot, Les doublets de la langue française, Bourges, Bib.
Mazar., 19075, 27e pièce.
1684. [Anon.], Les veritables principes de la langue françoise pour la sçavoir écrire, et parler en peu de temps. Paris, P. de Laulne, Bibl. nat., X, 1207, in-12.
— Thresor des trois langues, francese, espagnole et basque. Bayonne, Ant.
Fauvet, in-8, Bibl. nat., X, 1241 E. — Furetière (Ant.), Essai d'un dictionnaire universel, in-4, Bibl. nat., X. 1345. — Danet (l'abbé P.), Grand dic- tionnaire françois et latin. Paris, Vve de Cl. Thibout et Pierre Esclassan.
1685. [D'Aysy (Franç.)], Le genie de la langue française, par le sieur D***.
Paris, Laurent d'Houry, in-12, Bibl. nat., X, 1299. — Rochefort, Dictionnaire general et curieux, contenant les principaux mots et les plus usités en la langue françoise. Lyon, in-fol., Bibl. nat., X, 1385.
1687. Perger (Antoine), Volkommene franzôsische Grammatig. Parfait: grammaire françoise expliquée en langue allemande. Paris, Th. Guillain, Bibl.
nat., X, 1243, in-8. — [Ruau], La vraye methode d'enseigner la langue françoise aux étrangers expliquée en latin. Paris, in-8. Bibl. mazar., 44564. —
J.-H. (Jean Hindret), L'art de bien prononcer et de bien parler la langue françoise, in-12. Bib. nat., X, 1269. — Corneille (Thomas). Remarques sur la langue françoise de M. de Vaugelas,. avec des notes de Th. Corneille, 2 vol. in-12.
1688. Alemand (Louis-Augustin), Nouvelles observations ou guerre civile des françois sur la langue. Paris, J.-B. Langlois, 1688.
1689. A. D. B. (Andry de Boisregard), Réflexions sur l'usage present de la langue françoise. Paris, Laurent d'Houry. A.-P.
1690 2. [Alemand], Nouvelles remarques de M. de Vaugelas sur la langue françoise, ouvrage posthume. Paris, Guil. Desprez, in-8. — Faretière 2 (Ant.), Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, chez Arnout et Regnier Leers. 3 vol. in-fo.
1691. Vichard de Saint-Réal (César), De la critique (Réponse à Andry de Boisregard). Lyon, in-12.
1692. Mauger (Claude), Petit Dictionnaire ou Dialogues françois et anglois. In-12, Rouen. Bibl. de M. LiveL — Richelet (Pierre), Dictionnaire de rimes dans un nouvel ordre. Paris, Florentin Delaulne, in-8.
Bibl. nat., Yc 32175. — [De Caillères (François)], Des mots à la mode et des nouvelles façons de parler. Paris, Cl. Barbin. — Milleran (René), La nouvelle grammaire françoise avec le Latin. Marseille, Henri Brebion, 2 vol. in-8. Bibl. nat. X, 1208, in-12. — Bouhours (le P.), Remarques nouvelles sur la langue françoise. Paris.
1693. [De Caillères (François)],. Du bon et du mauvais usage dans les
1. Quoique cet ouvrage ait été imprimé à Genève, il a été fait à. Paris; il est entièrement français, comme on l'a vu dans l'article.
2. C'est sans doute en 1689 que parut à Berlin, « nach dem Parisichen Exemplar., in-8, la Grammaire royale françoise et allemande de Des Pepliers, qui a eu une multitude d'éditions jusqu'au commencement de ce siècle. V. Stengel, o. c., p. 58.
3. Je mentionne Furetière pour le motif que j'ai donné au sujet de Richelet.
On a vu quelles raisons empêchaient que l'œuvre parût en France.
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manières de s'exprimer, Des façons de parler bourgeoises, et en quoy elles sont differentes de celles de la Cour. Paris, Cl. Barbin. — De Villafranc (pseudonyme de Nic. Thoynard), Discussion de la suite des Remarques du P. Bouhours, in-12. Bibl. Mazar., 20 238 f.
1694. [Anon.] (Dangeau), Essais de grammaire, contenus en trois lettres d'un Academicien. Paris, J.-B. Coignard, in-4. Bibl. nat., X, 1209. — Académie françoise, le Dictionnaire de l', Paris, Vve J.-B. Coignard, 2 vol. in-fo. —
M. D. C. (Thomas Corneille), Dictionnaire des arts et des sciences. Paris, Vve J.-B. Coignard, 2 vol. in-fo. — A. D. B. R., Suite des réflexions critiques sur l'usage present de la langue françoise. Paris, in-12. — [Renaud André], Maniere de parler la langue françoise selon ses différens styles, avec la critique de nos plus célébres écrivains en prose et en vers et un petit Traité de l'orthographe et de la prononciation françoise. Lyon, in-12.
1695. L'apothéose du Dictionaire de l'Academie et son expulsion de la region céleste. La Haye, Arnout Leers. — [De M.], Réponse à une critique satyrique intitulée l'apothéose du Dictionnaire. Bib. Mazar., 20254A. — L'enterrement du Dictionnaire de l'Académie, s. 1., in-12. — L'Abbé de Bellegarde, Réflexions sur l'elegance et la politesse du style. Paris, in-12.
1696 1 [Anon.], Dictionnaire des halles. Bruxelles, Foppens, in-12. Bibl.
nat., X. 1376.
1697. * De Templery, seigneur du Leven-lès-Berre, Entretien sur la langue françoise à Madonte, in-12.
1698. Richelet, Les commencements de la langue françoise ou grammaire tirec de l'usage et des bons auteurs. — Suite du génie de la langue francoise.
Paris, Laurent d'Houry, in-12. Bibl. Ste-Genev., X,385. — M. l'abbé Lallemant, Remarques et décisions de l'Academie françoise, Paris, J.-B. Coignard.
1701. Maunory, Grammaire et dictionnaire françois espagnol. Paris, 1701. Bibl. de M. Livet.
1702. * [Anon.], Explication de l'art de la grammaire. Strasbourg. S.
1703. [Anon.], Le sort de la langue françoise (par le Sr de Lionnière. Paris, Vve de Cl. Barbin, in-12. Bibl. nat., X, 1319) (c'est une première ébauche informe d'une histoire de la langue). — [Anon.], Inslitutio linguae gallicae.
Lugduni, 1703. Bibl. de M. Livet. — Frain du Tremblay, Traité des langues, où l'on donne des principes et des regles pour juger du mérite et de l'excellence de chaque Langue et en particulier de la langue françoise. Paris, J.-B. Delespine, in-12. Bibl. nat., X, 1191.
1701. Observations de l'Académie françoise sur les remarques de Vaugelas, in-4. Paris.
1705. Mauger (Laurent), Nouvelle grammaire françoise contenant les principes et les règles que l'on peut donner à l'Usage et à l'Orthographe de la langue françoise. Rouen, Jacq. Besongne, Bibl. nat., X, 1210.
1706. Regnier Desmarais (François-Séraphin), secrétaire perpétuel de l'Académie françoise, Traité de la grammaire françoise, Paris, in-4°.
1. C'est en 1696 qu'un réfugié français, de La Touche, fit paraître à Amsterdam, in-12, son Art de bien parler françois. C'est un ouvrage très important, dont la première partie forme une grammaire, dont la seconde est une compilation méthodique des observations faites par les contemporains. La première édition se trouve à la Bibl. Ste-Genev., X, 366.
A la même date, l'abbé Choisy avait recueilli son Journal de l'Académie françoise, mais il ne fut imprimé qu'en 1754.
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ONT COLLABORÉ A CE VOLUME :
MM. BERNARDIN (N.-M.), docteur ès lettres, professeur au lycée Charlemagne.
BOURGEOIS (Émile), docteur ès lettres, maître de conférences à l'École normale supérieure.
BOURGOIN (Auguste), docteur ès lettres, professeur au lycée Condorcet.
BRUNOT (Ferdinand), docteur ès lettres, maître de conférences à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
DEJOB (Charles), docteur ès lettres, maître de conférences à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
DOUMIC (René), professeur au collège Stanislas.
LE BRETON (André), professeur adjoint à la Faculté des lettres de l'Université de Bordeaux.
MORILLOT (Paul), professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Grenoble.
RÉBELLIAU (Alfred), docteur ès lettres, bibliothécaire à l'Institut.
ROCHEBLAVE (Samuel), docteur ès lettres, professeur à l'École des BeauxArts.
THAMIN (Raymond), docteur ès lettres, professeur suppléant au Collège de France.
TROLLIET (Émile), professeur au collège Stanislas.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 1
MOLIÈRE ET LA COMÉDIE AU TEMPS DE MOLIÈRE Par M. ANDRÉ LE BRETON.
I. — La vie de Molière.
Molière et son siècle, 1. — Sa première jeunesse, 3. — Années de. province, 5. — Retour à Paris, 8.
II. — Origines littéraires du génie de Molière.
Ses emprunts, 13. — Molière et la comédie italienne, 14. — Molière et la tradition gauloise, 18. — Sa véritable école : la vie, 22.
III. — Système dramatique de Molière.
Extrême diversité de son œuvre, 24. — Les cumédies-ballets, 26. — La fantaisie dans le théâtre de Molière, 29. — Son dédain, de l'intrigue dramatique, 31. — Ses dénouements, 34. — La libre ~imitation de la vie, 36.
IV. — La peinture des mœurs dans Molière.
La cour, 38. — La ville, 42. — La province, 46. — Le créateur de vivants, 49. — Les personnages, 53.
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V. — Le comique dans Molière.
Sa gaîté, 57. — Ce qu'il y a de douloureux dans son rire, 58. — Comment il évite d'humilier en nous l'homme, 60.
VI. — La philosophie de Molière.
Les droits de l'instinct, 62. — Sages tempéraments de sa doctrine, 64. —
Le rêve d'Alceste, 65.
VII. — Auteurs comiques contemporains de Molière.
Boursault, 67. — Hauteroche, 68. — Montfleury, 69. — Quinault, 71. —
Baron, 71.
Bibliographie, 72.
CHAPITRE II RACINE ET LA TRAGÉDIE AU TEMPS DE RACINE Par M. N.-M. BERNARDIN.
La tragédie romanesque et Quinault, 73.
I. — Vie de Racine.
La famille et la jeunesse de Racine, 77. — Les tragédies profanes de Racine, 79. — Les dernières années de Racine. Ses tragédies sacrées, 82. — II. — Sur quels modèles et de quels éléments Racine a formé son système dramatique, 85.
III. — Les tragédies profanes de Racine.
La poétique dramatique de Corneille et celle de Racine, 90. — Le plan des tragédies de Racine, 92. — Racine et les trois unités, 98. — Pourquoi le théâtre de Racine est si émouvant, 99. — Les amantes et les amants dans le théâtre de Racine, 101. — Les mères, les politiques, 107.
IV. — Les tragédies religieuses de Racine.
Esther, 110. — Athalie, 113. — Le chœur dans Esther et dans Athalie, 118.
— Insuccès d'Athalie à Saint-Cyr, 120. — Les tragédies religieuses de Duché de Vancy, de l'abbé Boyer et de Brueys, 121.
V. — La langue et le style de Racine.
La langue de Racine, 124. — Le style de Racine, 127.
VI. — Les rivaux et les successeurs de Racine.
Les rivaux de Racine. — Thomas Corneille, 139. — L'abbé Boyer, 141. —
Pradon, 141. — Les successeurs de Racine. -. Mme Deshoulières. — Boursault. — La Chapelle. — Fontenelle. — Mlle Bernard, 143. — Deux disciples de Racine : Campistron et La Grange-Chancel, 145. — La Fosse et Longepierre essaient timidement de renouveler la tragédie, 148.
,:- L'Opéra, et Quinault.
Conclusion, 152.
Bibliographie, 154.
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CHAPITRE III BOILEAU La Critique littéraire pendant le règne de Louis XIV.
Par M. AUGUSTE BOURGOIN.
I. — Boileau.
Biographie de Boileau, 156. — Caractère de Boileau, 162. — Tour d'esprit de Boileau, 166. — Boileau poète, 172. — Boileau ouvrier de poésie, 174. — Les Satires. Le fond, 180. — Le satirique social, 181. — Le satirique moral.
Les Épîtres. Le Lutrin, 182. — Le satirique littéraire, 187. — L'Art poétique, 191. — Polémique avec Perrault, 202. — Conclusion, 204.
II. — La Critique littéraire sous le règne de Louis XIV.
Saint-Évremond, 207. — Sa biographie, 209. — Son portrait moral et physique, 210. — Son tour d'esprit, 211. — Ses ouvrages, 213. — La critique littéraire et dramatique, 215. — Ce qui lui a manqué, 216.
Bibliographie, 218.
CHAPITRE IV LA FONTAINE Par M. RENÉ DOUMIC.
Biographie, 222. — L'épicurien de mœurs, 225. — L'épicurisme intellectuel, 229. — Premières œuvres. L'influence des anciens, 231. — Les Contes, 235. — Les Fables. Conception générale de la fable, 238. — La nature, 241. — Les animaux, 242. — La comédie du dix-septième siècle, 246.
— La comédie humaine, 249. — La morale de La Fontaine, 252. — La conception de la vie, 254. — Le style, la langue, la versification, 256.
Bibliographie, 259.
CHAPITRE V BOSSUET Par M. ALFRED RÉBELLIAU.
I. — La vie.
Les origines et l'éducation, 260. — Bossuet à Metz. L'étude de la Bible et des Pères, 262. — Débuts de la controverse et de la prédication, 264. —
Bossuet à Paris de 1659 à 1669, 264. — Bossuet précepteur du Dauphin.
Interruption de ses travaux personnels (1670-1680), 267. — Travaux en vue de l'instruction du Dauphin. La culture classique de Bossuet, 268. — La vie à la cour durant cette période. L'homme, 271. — Bossuet évêque de Meaux : Première période (1682-1692). Les grands ouvrages de controverse historique, 274. — Reprise de la prédication, 276. — Administration diocésaine, 277. — Bossuet évêque de Meaux : Deuxième période (1693-1704). —
I. Correspondance spirituelle, ouvrages mystiques, projet de réunion des Luthériens, etc., 278. — II. Les dernières luttes : Ellies du Pin, Caffaro, Fénelon, le Probabilisme, Richard Simon, les Jansénistes, 279.
II. — Les Œuvres.
Œuvres pastorales, catéchétiques ou administratives. Écrits de droit canonique et de controverse gallicane, 286. — Ouvrages relatifs à la Bible.
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Bossuet et l'exégèse, 287. — Écrits relatifs aux Pères de l'Église. Ellies du Pin et Richard Simon. Bossuet et la tradition, 292. — Écrits mystiques.
Bossuet et le Quiétisme, 294. — La Relation sur le Quiétisme, 296. — Instructions sur les États d'Oraison, 298. — La correspondance spirituelle. Bossuet directeur, 299. — La controverse contre les protestants, 302. — L'Histoire des Variations, 303. — Les Avertissements, 306. — Écrits relatifs à la morale.
Bossuet dans les disputes de la Grâce, 309. — Les Maximes et Réflexions sur la comédie. Le Traité de la concupiscence. Le Traité du libre arbitre, 310. Ouvrages composés en vue ou à propos de l'instruction du Dauphin, 312.
— Les ouvrages d'histoire. L'Histoire de France pour le Dauphin, 313. —
Le Discours sur l'Histoire universelle, 314. — Les ouvrages de philosophie.
La Logique et le Traité des Causes, 318. — Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Bossuet philosophe et cartésien, 318. — La Politique tirée de l'Écriture Sainte, 321. — Les œuvres oratoires. Les manuscrits des Sermons, 324. — Les idées dans la prédication de Bossuet, 327. — Les Panégyriques et les Oraisons funèbres, 330. — Le succès de Bossuet orateur, 331. — Le style de Bossuet, 332. — Le plan et l'ordonnance, 333. —
Les mots, les phrases, le ton, 335.
Bibliographie, 341.
CHAPITRE VI BOURDALOUE Les Sermonnaires au XVIIe siècle.
Par M. CHARLES DEJOB.
L'éloquence de la chaire avant le X\'IIC siècle, 344.
I. — La prédication au X VIIe siècle.
Goût du siècle pour la prédication, 347. — Préparation des prédicateurs, 349. — Défauts transitoires, 353.
II. — L'Oraison funèbre au XVIIe siècle.
Difficultés de l'oraison funèbre, 355. — Qualités nécessaires dans l'oraison funèbre, 357. — Mascaron et Fléchier supérieurs à Bourdaloue dans l'oraison funèbre, 358.
III. — Sermons de Bourdaloue.
Défauts de Bourdaloue, 361. — Caractère pratique de l'éloquence de Bourdaloue, 362. — La morale de Bourdaloue, 367. — Dialectique et style de Bourdaloue, 370. — Pourquoi Bourdaloue plut si fort à ses contemporains, 371.
IV. — Massillon.
Injustice de notre époque pour Massillon, 373. — Ses réels défauts, 375.
— Qualités solides de Massillon. Ses grands succès oratoires, 377. — L'esprit chrétien de Massillon, 381. — Candeur de Massillon, 384.
V. — Théories de Fénelon sur la prédication, 385.
VI. — Effets de la prédication au XVIIe siècle, 387.
Bibliographie, 393.
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CHAPITRE VII LES MORALISTES La Rochefoucauld et La Bruyère.
Par M. ALFRED RÉBELLIAU.
I. — Le milieu moraliste.
Le goût du XVIIe siècle pour la psychologie morale. Causes historiques, 394. — Le portrait dans les salons du XVIIe siècle, 396. — Abondance de la littérature moraliste au XVIIe siècle, 398.
II. — La Rochefoucauld.
Le grand seigneur, le baron féodal, 401. — Traits contradictoires, 402. — La Rochefoucauld dans la Fronde, tOL — Le Salon de Mme de Sablé, 405.
— La Rochefoucauld moraliste et écrivain, 406. — Valeur philosophique de la théorie de l'amour propre, 409. — L'artiste de style, 412.
III. — La Bruyère.
L'artiste écrivain. Variété de la composition et du style chez La Bruyère.
410. — L'effort du style, 418. — Les mérites durables, 419. — Le moraliste. La différence entre les Caracteres de La Bruyère et les Maximes de La Rochefoucauld. Le plan des Caractères, 421. — Le but moral, 424. —
L'inspiration chrétienne, 425. — La hardiesse de la satire sociale dans les Caractères, 426. — Influence de La Bruyère au XVIIIe siècle, 431.
Bibliographie, 432.
CHAPITRE VIII FÉNELON Par M. RAYMOND THAMIN 1. — Les débuts de Fénelon.
Les origines de Fénelon, 434. — Les premières fonctions de Fénelon, 437.
— La mission de Saintonge, 439. — Les amis de Fénelon. 441.
II. — Le Traité de l'Éducation des filles.
L'éducation des femmes au temps de Fénelon, 443. — Par où Fénelon dépasse son temps, 445. — De l'abus qui peut être fait de quelques idées de Fénelon, 448.
III. — L'Éducation du duc de Bourgogne.
L'élève, 450. — L'éducation, 451. — Les résultats, 454. — Les Fables et les Dialogues, 454.
IV. — Le Télémaque.
Imitations de l'antiquité, 458.— La peinture de l'amour, 459. —Allusions politiques, 460.
V. — Les idées politiques de Fénelon.
Les écrits politiques de Fénelon, 461. — Idées de Fénelon sur la guerre, 463. — Économie politique de Fénelon, 463. — Idées de Fénelon sur le gouvernement 464.
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VI. — L'Affaire du Quiétisme.
Mme Guyon, 465. — Les Maximes des Suints, 467. — De l'opposition d'idées entre Bossuet et Fénelon, 469. — Le duel de Bossuet et de Fénelon, 472.— La condamnation de Fénelon, 475.
VII. — Fénelon philosophe.
Réfutation du système de la nature et de la grâce, 476. — Le Traité de l'existence de Dieu, 478. — Lettres sur divers sujets de métaphysique et de religion, 481.
VIII. - Fénelon critique littéraire.
L'éloquence sacrée, 483. — Opinions diverses, 485. — Querelle des anciens et des modernes, 487.
IX. — Les dernières années de Fénelon.
Les Lettres spirituelles, 488. — Polémique contre les Jansénistes, 491. —
Fénelon à Cambrai, 493. — Histoire de la gloire de Fénelon, 496.
Bibliographie, 498.
CHAPITRE IX LES MÉMOIRES Louis XIV. - Fléchier. — Choisy. — Mmes de La Fayette et Caylus.
Dangeau. — Villars. — Saint-Simon.
Par M. ÉMILE BOUHGEOIS.
Louis XIV; ses Mémoires, 500. — Fléchier, 503. — Choisy, 508. — Mme de La Fayette, 512. — Mme de Caylus, 513. — Dangeau. Villars, 515. — SaintSimon; sa famille, 516. — La vie de Saint-Simon, 519. — Saint-Simon et l'histoire, 531. — Saint-Simon : les Mémoires, 542.
Bibliographie, 547.
CHAPITRE X LE ROMAN DE 1660 A 1700 Par M. PAUL MORILLOT.
I. — Le Roman vers 1660.
Influence de l'école classique sur le roman, 550. — Effort vers la brièveté et la vraisemblance, 553. — Symptômes nouveaux : les Lettres portugaises, 555. — Segrais et Mlle de Montpensier. Les Divertissemens de la princesse Aurélie, 556.
II. — Les Romanciers.
Madame de La Fayette, 558. — Ses premiers romans, 563. — La Princesse de Clèves, 565. — Le roman prétendu historique à la fin du XVIIe siècle. —
Madame de Villedieu et le croupe féminin, 574. — Les Annalistes et les Mémorialistes : Courtilz de sandras, 576. — Hamilton : les Mémoires du chevalier de Gramont, 578.
III. — L es Conteurs.
Le conte : comment il se sépa lu roman proprement dit, 580. — Le
conte mythologique : la Psyché de La Fortaine, 581. — Les contes de fées: Charles Perrault et son groupe, 584. — Le conte moral ou le roman d'éducation : le Télémaque de Fénelon, 589.
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IV. — Le Roman vers 1700.
État du roman au commencement du XVIIIe siècle, 591. — Influence de Ja comédie, 593. — Influence des Caractères de La Bruyère, 594. -* Les Amusemens sérieux et comiques de Dufresny, 596. — Prochaine renaissance du grand roman, 597.
Bibliographie, 598.
CHAPITRE XI LA LITTÉRATURE ÉPISTOLAIRE AU XVIIe SIÈCLE Par M. ÉMILE TROLLIET.
I. — Les divers moments et les divers groupes.
Les divers moments, 601. — Les divers groupes, 602. — Le groupe des rois et des politiques, 603. — Le groupe des grands écrivains, 605. — Le groupe religieux, 607. — Le groupe des indépendants, 609. — Le groupe mondain, 613.
II. — Bussy-Rabutin et ses correspondants.
Bussy-Rabutin. Son caractère : sa personnalité égoïste et vaniteuse, 614.
— Sa correspondance; psychologie et critique; la critique littéraire dans les lettres au XVIIe siècle, 616. - - Les correspondants de Bussy-Rabutin, 620.
III. — îl- de Sévigné, ses enfants et ses amis.
Sa biographie, qui n'est qu'une biographie d'âme, 623. — La mère, 624.
— La femme, 628. — Elle est un témoin, un peintre du siècle, non un juge, 630. — Ses appréciations littéraires. Elle inaugure la critique impres- sionniste, 632. — Ses réflexions morales; ses convictions religieuses, 634. —
Son génie d'écrivain; son amour de la nature; son imagination sensible et verbale, 636. — Correspondances de Mme de Grignan, de Charles de Sévigné, de M. et Mme de Coulanges, de Mme de La Fayette, OiO.
IV. — Madame de Maintenon et ses élèves.
Sa destinée; son caractère, 644. — Ce qui fait l'intérêt et la matière des lettres de Mme de Maintenon, 646. — Lettres familiales et personnelles, GiS.
— Lettres qui ont trait aux affaires religieuses et politiques, 649. — Mme de Maintenon à Saint-Cyr : ses vertus et ses lacunes d'éducatrice, 652. — Le style de Mme de Maintenon, 655.
Bibliographie, 657.
CHAPITRE XII L'ART FRANÇAIS AU XVIIe SIÈCLE DANS SES RAPPORTS AVEC LA LITTÉRATURE Par M. SAMUEL ROCHEBLAVE.
Introduction, 660.
I. — L'art français avant la fondation de l'Académie royale (1600-1648).
L'activité artistique au début du XVIIe siècle, 663. — L'esprit public et les directions générales de l'art, 664. — L'arehitecture Louis XIII, 666. —
La sculpture, 669. — La peinture: Vouet, 671. — Le Sheur, Poussin.
Ph. de Champaigne, 672. — L'art français et la nature, 676.— La gravure.
— Callot et Bosse, 677.
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II. — L'A cadémie royale et l'élaboration de la doctrine (1648 à 1670 environ).
Académie et maîtrise, 681. — Scission entre l'art et le métier, 682. —
Les « occupations » de l'Académie. — Son organisation. — L'École de Rome, 685. — Les Conférences. — La doctrine de l'Académie. — L'antiquité, 686. — La pédagogie et Poussin, 690. — La théorie de l' « expression », 692. — Les « poétiques » de l'art. — Dufresnoy et Molière, 695. —
Les préceptes généraux, 698. — Le « grand art ». — L'idéal romain, 699.
III. — L'unité dans l'art (dernier tiers du siècle).
Louis XIV. Colbert et Le Brun, 703. — Caractères généraux de l' « art Le Brun », ou de l' « art Louis XIV ». — Ce qui lui manque, 710. — Ce qu'exprime cet art. — L'architecture, 713. — Conclusion, 719.
Bibliographie, 721.
CHAPITRE XIII LA LANGUE DE 1660 A 1700 Par M. FERDINAND BRUNOT.
I- — Vues générales. — Les successeurs de Vaugelas. — Les hommes et les œuvres.
Apparition de la grammaire logique. La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660), 723. — Les continuateurs de Vaugelas, 727. —
Bouhours, 730. — Thomas Corneille, 733. — Les publications académiques, 734. — Regnier-Desmarais, 736. — Les publications de second ordre, Alemand, Andry de Bois-Regard, Bellegarde, 738.
II. — Les résultats. — La nouvelle grammaire.
Confirmation des règles de Vaugelas, 740. — On corrige Vaugelas, 741.— Quelques accès de libéralisme, 742. — Nouvelles exigences, 743. — Quelques règles nouvelles parmi beaucoup, 743. — Caractères de la nouvelle grammaire, 749.
III. — Les résultats (suite). — Le Dictionnaire et les dictionnaires.
Coup d'œil en arrière, 751. — Les dictionnaires de 1600 à 1660, 752. —
Depuis 1660, 757. — Le Dictionnaire de Richelet, 758. — Le Dictionnaire de Furetière, 761. — Le Dictionnaire de l'Académie, 763. — Tendances générales des lexiques et des lexicographes, 769. — Influence de ces travaux et de ces théories, 771. — Fixation du sens des mots, 775. — L'orthographe de 1600 à 1660, 780.
IV. — Les ~resultats (suite). — L'orthographe officielle.
Après 1660, 779. — L'orthographe officielle, 783.
V. — L'opposition.
Protestations contre les nouvelles doctrines, 789. — Résistances tacites, 794.
VI. — Latin et français.
^rajtinuation 4e la lutte avec le latin. L'affaire des inscriptions, 800. — , -le f ^^I^^BM^^Église,&Q4.— A l'extérieur ; le fpOTyais4ans la diplomatie, 808..
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TABLE DES PLANCHES
CONTENUES DANS LE TOME V
(Dix-septième siècle. Deuxième partie : 1661-1700).
Pl. I. — PORTRAIT DE MOLIÈRE. 12-13 Pl. II. — PORTHAIT DE RACINE. 84-85 Pl. III. — PORTRAIT DE BOILEAU. 156-157 Pl. IV. — ESTAMPE ALLÉGORIQUE EN REGARD DU FRONTISPICE DES « OEu- vres diverses du sieur D. » (Boileau DCSPRÊAUXJ 176-177 1 Pl. V. — PORTRAIT DE LA FONTAINE. 224-225 Pl. VI. — PORTRAIT DE BOSSUET 272-273 Pl. VII. — DEUX PAGES DU MS. DES SERMONS DE BOSSUET. 324-32" ♦ Pl. VIII. — PORTRAIT DE BOURDALOUE. 368-369 F Pl. IX. — PORTRAIT DE LA ROCHEFOUCAULD. 404-405 « Pl. X. — PORTRAIT DE LA BRUYÈRE. 424-425 » Pl. XI. — PORTRAIT DE FÉNELON. 494-493 Pl. XII. — PORTRAIT DE SAINT-SIMON. 544-545 Pl. XIII. — PORTRAIT DE Mme DE LA FAYETTE. 568-569 F Pl. XIV. — PORTRAIT DE Mme DE SÉVIGNÉ. 624-625 1 Pl. XV. — PORTRAITS DE Mme DE MAINTENON EI DE SA NIÈCE Mlle D'AUBIGNÉ. 644-645 R Pl. XVI. — LOUIS XIV VISITANT LA MANUFACTURE DES GOBELINS. 708-709 1 Pl. XVII. — FRONTISPICE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DU DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 716-717 Pl. XVIII. — PORTRAIT D'ANTOINE ARNAULD. 724-725 » Pl. XIX. — PORTRAIT DE MÉNAGE. 728-729 » Pl. XX. — FRONTISPICE DE LA GRAMMAIRE DE REGNIER-DESMARAIS. 736-737 à
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française des Origines à 1900 ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lottres do l'Université de Paris.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1760)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
L'ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule le 5 et le 20 de chaque mois.
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française des Origines à 1900 ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
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L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
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Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661 1700)
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Paris, 5, rue de Mézières
L'ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule le 5 et le 20 de chaque mois.
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française des Origines à 1900
ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
pubukf. sii.\ Dinr.ciioN DI:
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie 1661-1700)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
1 ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule ys et le 20 de chaque mois.
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Histoire de la Langue
et de la
a Ir f 0 Littérature française
des Origines à 1900 ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à t* Faculté des lettres de l'Université de Paris.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
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Revue pour les 0 0 jeunes filles
La Revue pour les jeunes filles qui entre dans sa quatrième année a déjà groupé,
tant en France qu'il l'Étranger, une large clienlèle de jeunes lectrices. Elle a fait également la conquête d'un grand nombre d'écrivains en renom qui n'eussent peutêtre jamais songé, sans elle, à ce grand et charmant public féminin, de curiosité si prompte, d'esprit si pénétrant et de si fraîche imagination.
Des études historiques et littéraires et une rubrique « La Vie publique » entretiennent les lectrices de ce qu'il faut connaître du passé, ainsi que des principaux événements de l'histoire d'aujourd'hui, nationale et étrangère. Une « Revue des Revues françaises » et une « Revue des Revues étrangères » les tiennent au courant, chaque mois, du mouvement contemporain. Des traductions d'œuvres caractéristiques leur font connaître les littératures étrangères. Les questions pratiques : hygiène, tenue de la maison, modes, etc., ne sont pas non plus négligées.
Les jeunes filles étrangères y trouveront un moyen excellent d'étudier notre langue et de se tenir au courant de notre littérature.
PRINCIPAUX COLLABORATEURS :
Arvède Barine.
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La Revue pour les jeunes filles paraît le 5 et le 20 de chaque mois depuis le 5 juin 1895. :
ABONNEMENTS :
FRANCE, Un an 26 fr.
— Six mois 14 fr.
COLONIES ET UNION POSTALE, Un an. 32 fr.
— — Six mois, t., fr.
Les abonnements partent du 1er de chaque mois.
On s'abonne dans les bureaux de la Revue, 5, rue de Mézières, Paris, dans toutes les Librairies et dans tous les bureaux de poste de France et de l'Étranger.
Les numéros de la Revue pour les jeunes filles sont en vente chez tous les Libraires de France et de l'Étranger, au prix de 1 IV. 25.
EN VENTE : les Tomes I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII et IX. Chaque volume de 700 pages, broché, 7 fr. 50; relié toile. 10 fr.
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Histoire générale - Du IVe Siècle à nos jours PUBLIÉE sors LA DIRECTION DE MM.
Ernest LAVISSE Membre de l'Académie française. Professeur à la Faculté des lettres de Paris,
Alfred RAMBAUD Professeur d'histoire moderne et contemporaine à la Faculté des lettres de Paris.
L'Histoire générale, publiée sous la direction de MM. ERNEST LAVISSE et ALFRED RAMBAUD, avec la collaboration d'historiens que recommandent tous à un degré éminent leurs travaux spéciaux ou leurs ouvrages antérieurs, formera environ 12 volumes grand in-8° raisin de 800 à 1 000 pages; elle mènera le lecteur de la chute de l'Empire romain jusqu'au temps présent, embrassant l'histoire de tous les peuples qui ont eu un rôle dans les grandes révolutions de l'humanité. On y verra apparaître, à leur heure d'importance dans l'histoire générale, les peuples de l'Asie septentrionale et méridionale, de l'Extrême-Orient, de l'Amérique et de l'Afrique. Le même plan, la même méthode régneront dans tout le cours de l'ouvrage, aussi bien pour les périodes contemporaines, Révolution française, Empire napoléonien, Restauration, Révolutions de 1830, de 1848, de 1870, que pour les périodes dites du moyen âge et des temps modernes.
EN VENTE : TOME Ier : Les Origines (395-1095). Un volume in-8°, broché 12 fr.
TOME II : L'Europe féodale, les Croisades (1095-1270). 12 fr.
TOME III : Formation des grands États (1270-1492) 12 fr, TOME IV : Renaissance et Réforme; les nouveaux tes 12 fr.
TOME V : Les Guerres de Religion (1539-1648). 12 fr.
ToMEVt Louis XIV (1643-1715). 12 fr.
TOME VII : Le XVIII Siècle (1715-1788) 12 fr.
TOME VIII: La Révolution française (1789-1790). 12 fr.
TOME IX : Napoléon (1800-1815) 12 fr.
Chaque volume avec reliure amateur, doré en tête, 16 fr.
Le TOME X, Les Monarchies constitutionnelles (1813-1847), parait, comme tout l'ouvrage, en fascicules à 1 franc, depuis le 5 juin 1897.
CONDITIONS DE VENTE : L'Histoire générale parait par fascicules de 80 pages, à raison de un fascicule par quinzaine, le 5 et le 20 de chaque mois.
Prix du fascicule : 1 franc.
On peut souscrire aux douze volumes formant l'ouvrage entier, chez les Éditeurs Armand COLIN et G,,, ou chez tous les Libraires de France et de l'Étranger, au prix de 144 fr.
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Vient de paraître :
La Jeunesse de Napoléon, par M. ARTHUR CHUQUET. Un volume in-8° cavalier de 500 pages, avec 3 planches hors texte, broché 7 50 Avec la précision et la rigueur accoutumées de sa méthode, le savant historien nous expose successivement l'état de la Corse au moment de sa réunion à la France, le tableau de la famille Bonaparte et l'enfance de Napoléon en Corse, son éducation à Brienne et à l'École militaire, ses premières garnisons, ses congés dans l'île natale. Le récit, fortement appuyé sur des documents inédits, est extraordinairement vivant et de l'intérêt le plus soutenu.
Par son ampleur et sa solidité, le magistral ouvrage de M. Arthur Chuquet se place au premier rang des études si nombreuses que notre temps a consacrées à Napoléon.
Vient de paraître : La Face de la Terre (Das Antlitz der Erde), par M. ED. SUESS, professeur de géologie à l'Université de Vienne (Autriche), correspondant de l'Institut de France ; ouvrage traduit de l'allemand et annoté sous la direction de M. EMMANUEL DE MARGERIE, avec une préface par M. MARCEL BERTRAND, de l'Académie des Sciences', professeur à l'École nationale supérieure des Mines.
Paraît en 4 fascicules in-8°, de plus de 200 pages chacun, à raison d'un fascicule par mois, à partir du 5 novembre 1897.
Prix du fascicule 5 » On peut dès maintenant se procurer l'ouvrage complet en un volume broché de 840 pages, avec 2 cartes en couleur et 122 figures, au prix de 20 » Cet ouvrage résume l'œuvre de tout un siècle. Il donne l'état des connaissances acquises sur le globe que nous habitons; il montre, pièces en mains, que l'ère des tâtonnements est passée et que les grands traits de la physionomie terrestre nous sont maintenant connus. C'est l'œuvre d'une prodigieuse érudition, mais si bien fondue et si lumineusement exposée, - que chaque fait devient un argument, et que les problèmes viennent d'eux- mêmes se poser et en partie se résoudre sous les yeux du lecteur.
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PAGES CHOISIES DES GRANDS ÉCRIVAINS
Pages choisies de Balzac (G. LANSON). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile 4 â Pages choisies de Chateaubriand (S. ROCHEBLAVE, lauréat de l'Académie française). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile. 4 » Pages choisies de Cicéron (PAUL MONCEAUX). Un vol. in-18 jés., broché, 3 fr 50; relié toile. 4 » Pages choisies d'Alexandre Dumas (11. PARIGOT). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50 ; relié toile. 4 » Pages choisies de Gustave Flaubert (G. LANSON). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile 4 » Pages choisies de Théophile Gautier (PAUL SIRVEN). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile 4 » Pages choisies de Guizot (Mme GUIZOT DE WITT). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50 ; relié toile. 4 ) Pages choisies de J.-M. Guyau (A. FOUILLÉE, membre de l'Institut). Un vol.
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in-18 jésus, broché, 3 fr. ; relié toile. 350 Pages choisies de George Sand (S. ROCHEBLAVE). Un vol. in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile. 4 » Pages choisies d'Adolphe Thiers (G. ROBERTET). Un vol. in-18 jésus, broché, 3 fr. ; relié toile. 3 50
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Pages choisies de Jules Claretie (BONNEMAIN). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile 4 » Pages choisies d'Edmond et Jules de Goncourt (GUSTAVE TOUDOUZE).
Un vol. in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile.. 4 Pages choisies de Pierre Loti (BONNEMAIN). Un vol. in-18 jésus, broché,3 fr.50; relié toile 4 » Pages choisies de Tolstoï (R. CANDIANI). Un vol. in-18 jésus, broché, 3 fr.50; relié toile. 4 » Pages choisies d'Émile Zola (GEORGES MEUNIER). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile 4 )
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et de la
Littérature française des Origines à 1900
ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661 1700)
Armand Colin & Cie, Éditeurs Paris, 5, rue de Mézières
L'ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule le 5 et le 20 de chaque mois.
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française des Origines à 1900 ORNÉE DE PLANCHES HORS TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE l* Ptutoitsour à la Faculté des lettres de l'Université de Pari*
TOME V
Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661 1700)
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L'ouvrage complet formera 8 volumes. — Il parait un fascicule le 5 et le 20 de chaque mois.
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ORNÉE DE PLANCHES HOR3 TEXTE EN NOIR ET EN COULEUR
Pum.iLi: H>I> i.v i)ini:i:iION DI:
L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres .\0 l'Université de Paris.
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Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
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Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
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L. PETIT DE JULLEVILLE Professeur à la Faculté des lettres de l'Université do Paris.
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Dix-septième siècle (Deuxième partie : 1661-1700)
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Vient de paraître : , Histoire politique de l'Europe contemporaine. Évolution des partis et des formes politiques (1814-1896), par M. CH. SEIGNOBOS, maitre de conférences à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
Un vol. grand in-8° do 800 pages. 12 »
Avec reliure amateur. 16 »
Cet ouvrage est divisé en trois parties. La première partie est remplie par l'histoire de la politique intérieure des États européens. L'auteur y suit l'ordre chronologique. Après une description sommaire de l'Europe de 1814, telle que l'ont faite les restaurations territoriales du congrès de Vienne, il étudie séparement et successivement l'histoire intérieure de chacun des États de l'Europe.
Dans la seconde partie, M. Seignobos a groupé quelques phénomènes politiques communs à différentes sociétés européennes : ce sont les transformations des conditions matérielles de la vie politique et l'action des partis internationaux (catholique et socialistes révolutionnaires).
La troisième partie est consacrée aux relations extérieures entre les Etats : il s'agit de marquer pour chaque période les traits capitaux et d'expliquer comment se sont transformées les relations entre les Etats et la distribution des territoires et des influences.
TABLE DES CHAPITRES
INTRODUCTION. — L'Europe en 1814.
I. Histoire intérieure des K(a(s. —
L'Angleterre jusqu'à la réforme de 1832. L'Angleterre entre les deux réformes, 1832-1867.
L'Angleterro democrotique. — La France : La monarchie censitaire. La République et l'Empire démocratique. La République parlementaire.— Les Pays-Bas (Belgique et Hollande). — La Suisse. —
L'Espagne et le Portugal. — L'Italie : Les États italiens. Le royaume d'Italie. — L'Allemagne avant l'unité. — L'Empire d'Autriche sous le régime absolutiste. — Le royaume de Prusse avant Guillaume Ier. — Formation de l'unité allemande. —
L'Empire allemand. — Le régime constitutionnel en
Autriche. — Les Pays Scandinaves. — L'Empiro russe et la Pologne. — L'Empire ottomau. — Les Nations chrétiennes des Balkans.
II. Les phénomènes internationaux.
— Transformation des conditions matérielles de la vie politique. — L'Église et les partis catholiques.
— Les partis révolutionnaires internationaux.
III. Histoire extérieure. — L'Europe sous le régime Metternich, 1815-30. — Rivalité de l'Angleterre et de la Russie, 1830-51. — Période do l'influence française, 1854-70. — La prépondérance do l'Allemagne et la paix armée. — Conclusion : L'évolution générale de l'Europe.
La France d'après les Cahiers de 1789, par M. EDME CHAMPION. Un volume in-18jésus, broché. 3 50
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Septième Annales de Géographie, année.
Recueil bimestriel, paraissant le 15 des mois de janvier, mars, mai, juillet, septembre et novembre de chaque année; publié sous la direction de MM. P. VIDAL DE LA ÏÎLACIIE, L. GALLOIS et EMM. DE MARGERIE, assistés d'un Comité de patronage. Chaque numéro (120 pages in-8", avec cartes) se vend séparément 4 f,.
Bibliographie annuelle 5 fr.
ABONNEMENT ANNUEL (de Janvier) : France 20 rr. 1 Colonies et Union postale 25 fr.
Les Annales de (^'-otji npliic s'occupent à la fois des questions de géographie générale et d'éludes régionales. Les principaux articles sont accompagnés de cartes spéciales, dressées p iti, I*atjtetit- lui-iiième et revu par l'auicur lui-même et revues tvec soin. Dirigées par des savants français, elles ont offert » a leurs lecteurs des travaux scientifiques et originaux sur notre pays; elles font également place aux articles et aux communications des savants étrangers et s'honorent de compter comme collaborateurs et correspondants des représentants autorisés de la science géographique dans les autres pays.
Les Bibliographies des années précédentes (3 volumes) se vendent chacune, 10 fr.
En vente, les six premières aimées des Annales de Géographie. Chaque année forme un volume avec cartes en couleur, croquis et gravures. Prix de chaque volume (Les quatre premières années ne se vendent pas séparément), broché 20 fr.
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Revue politique et parlementaire [Cinquième année), paraissant le 10 de chaque mois; publiée sous la direction de M. 'MARCEL FOURNIER, agrégé des Facultés de tD tD droit, lauréat de l'Institut. Prix du numéro. 3 fr.
ABONNEMENT ANNUEL (de Janvier ou de Juillet) : France 25 fr. 1 Colonies et Union postale. 30 fr.
• La Revue politique et parlementaire publie chaque mois des articles critiques et documentés sur les projets de propositions de loi émanant ou pouvant émaner de l'initiative gouvernementale ou parlementaire. Ces articles sont l'œuvre de membres du Parlement, de membres de l'Insti-iit, professeurs, fonctionnaires, publicistes, etc., possédant tous une compétence spéciale. — Elle publie des Variétés sur les questions politiques, historiques, économiques, etc., à l'ordre du jour en France et a l'étranger. Chaque fascicule contient une chronique de la politique extérieure, et des chroniques étrangères sur tous les pays d'Europe, sur les principaux pays d'Amérique, sur l'Égypte et certains pays d'Afrique, sur l'Australie, sur le Japon, la Chine et l'Inde. Ces chroniques sont rédigées par des hommes politiques on des publicistes étrangers. Enfin, la Itcmc politique et parlementaire publie des revues des principales questions politiques et sociales, etc.
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t Nouveautés-Etrennes i8g8 Le Roi des Jongleurs. Texte et dessins de A. ROBIDA. Un volume in-4°, avecreliure très artistique, fers spéciaux, tranches dorées. 10 » Scènes et Épisodes de l'Histoire d'Allemagne, par CH. SEIGNOBOS. Un volume in-4° de grand luxe, illustré de 40 compositions inédites, hors texte, de G. ROCHEGROSSE et ALF. MUCHA, broché, 30 fr. ; avec reliure amateur. 45 » Album historique, publié sous la direction de M. ERNEST LAVISSE, pur M. A. PARMENTIER.
TOME Il : Fin du Moyen âge (XF* et XVI0 siècles). Un volume in-l,, orné de 2000 gravures, broché, 15 fr. ; relié toile, tranches dorées 20 » Le TOME l, précédemment paru, est en vente aux même scondiLions.
Album géographique, par MM. MARCEL DUBOIS el CAMILLE GUY.
TOME II : Régions tropicales. Un volume in^°, orné de 450 gravures, broché, 15 fr. ; relié toile, tranches dorées 20 » Le TOME 1, précédemment paru, est en vente aux mêmes conditions.
Album de timbres-poste Armand Colin et Cie. to Europe. 700 gravures, 3000 timbres décrits. Un volume in-4° oblong, relié toile 6 » Histoire générale, publiée sous la direction de MM. ERNEST LAVISSE et ALFRED UAMBAUD.TOME IX : Napoléon (1800-1815). Un volume in-8°, broché. 12 » TOME X : Les Monarchies constitutionnelles (1815-1847). Un vol. in.So, br.. 12 » Chaque volume, avec reliure amateur 16 » Les 8 tomes précédemment parus sont en vente aux mêmes conditions.
Histoire de la Langue et de la Littérature française, publiée sous la direction de M. PETIT DE JULLEVILLE.
TOME 11: : Seizième siècle.
TOME IV : Dix-septième siècle (1" partie — 1601-1660).
Chaque volume in-So, avec planches hors texte en noir, broché. 16 » Avec reliure amateur 20 » Les 2 tomes précédemment parus, illustrés de planches hors texte en couleur, sont en vente aux mêmes conditions.
Revue pour les jeunes filles, paraissant deux fois par mois. Chaque trimestre forme un volume. - TOMES VII, VIII et IX. Chaque volume in-8° de 700 pages, broché, 7 fr. 50; relié toile ! 10 » Les 6 volumes précédemment parus sont en vente aux mêmes conditions.
Le Petit Français illustré, paraissant le samedi. Année i897 (Neuvième année). Un volume grand in-S., de 630 pages, broché, 6 fr. ; relié toile, tranches dorées 9» Les 8 premières années sont en vente aux mêmes conditions.
Bibliothèque du Petit Français. Volumes illustrés, in-18 jésus, brochés, 2 fr. ; reliés toile, tranches dorées 3 » Histoire d'un honnête garçon, par JEANNE LEROY. L'Apprentie du capitaine, par PIERRE PERBAULT.
Tante Dorothée, par MARIE DELORME. Le Portefeuille rouge, par GUY TOMEL.
36 volumes précédemment parus sont en vente.
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Revue pour les 0 0 jeunes filles
La Revue pour les jeunes filles qui entre dans sa troisième année a déjà groupé, tant en France qu'à l'Étranger, une large clientèle de jeunes lectrices. Elle a fait également la conquête d'un grand nombre d'écrivains en renom qui n'eussent peulêtre jamais songé, sans elle, à ce grand et charmant public féminin, de curiosité si prompte, d'esprit si pénétrant et de si fraîche imagination.
Des études historiques et littéraires et une rubrique « La Vie publique» entretien- nent les lectrices de ce qu'il faut connaître du passé, ainsi que des principaux événements de l'histoire d'aujourd'hui, nationale et étrangère. Une « Revue des Revues françaises » et une « Revue des Revues étrangères » les tiennent au courant, chaque mois, du mouvement contemporain. Des traductions d'oeuvres caractéristiques leur font connaître les littératures étrangères. Les questions pratiques : hygiène, tenue de la maison, modes, etc., ne sont pas non plus négligées.
Les jeunes filles étrangères y trouveront un moyen excellent d'étudier notre langue et de se tenir au courant de notre littérature.
PRINCIPAUX COLLABORATEURS :
Arvède Barlne.
Georges Beaume.
Th. Bentzon.
Jean Bertheroy.
Dr Caroline Bertillon.
Jean Blaize.
Paul Bonnefon.
Maurice Bouchor.
Henri Bousquet.
R. Candiani.
V. Charbonnel.
G. Colomb.
Maurice Croiset.
Mary Darmesteter.
'- Gaston Deschamps.
Roger 'Dombre.
Louis Dumur.
Alfred Ernst.
Augustin Filon.
Anatole France.
Gabriel Franay.
Judith Gautier.
Emile Gebhart.
Ferdinand Hérold.
Frantz Jourdain.
G. Labadie-Lagrave.
Augusta Latouche.
Henri Lavoix.
Ch. Le Goffic.
Jules Legras.
André Lemoyne.
Paul Margueritte.
Masson-Forestier.
Pierre Mille.
Jacques Naurouze.
A. Robida.
Maurice Rollinat.
Edouard Rod.
J.-H. Rosny.
Ch. de Rouvre.
Francisque Sarcey.
Jeanne Schultz.
André Theuriet.
Guy Tomel.
Gabriel Vicaire.
Francis Viélé-Griffin.
Charles Wagner.
Colette Yver, etc., etc.
La Revue pour les jeunes filles paraît le 5 et le 20 de chaque mois depuis le 5 juin 1895.
:
FRANCE, Un an ZCfr.
— Six mois 14 fr.
COLONIES ET UNION POSTALE, Un an. 32 fr.
— — Six mois. t., fr.
Les abonnements partent du 1er de chaque mois. tr"s, dans toutes On s'abonne dans les bureaux de la Revue, 5, rue de Mézières, Paris, dans toutes les Librairies et dans tous les bureaux de poste de France et de l'Étranger.
Les numéros de la Revue pour les jeunes filles sont en vente chez tous les Libraires de France et de l'Étranger, au prix de 1 fr. 25.
EN VENTE : les Tomes I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII et IX. Chaque volume de 700 pages, broché, 7 fr. 50; relié toile, 10 fr.